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EURIPIDE

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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE I

40 exemplaires sur papier de Hollande. 10 de Chine.

$ Whatman.

Tous ces exemplaires sont numérotés et paraphés par Véiiteur,

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A ♦'-V ». 4

LECONTE DE LISLE

EURIPIDE

Traduction nouvelle.

TOME PREMIER

TcA'RJS

-phon.se

LEMERRE,

ÉDITEUR

27-Î"

1, PASSAGE cHoiseut, sy-)!

M DCCC LXXXIV

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I HÉKABÊ

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HÈKABE

Le Spectre de Polydôros.

Hékabè.

Choeur des Femmes captives.

polyxénê.

Odysseus.

Talthybios,

Une Servante.

Agamemnon.

polymêstôr.

LE SPECTRE DE POLYDOROS.

E viens, quittant la caverne des morts et les

portes de Tobscurité habite Aidés, loin des

Dieux, moi, Polydôros, de Hékabè la Kis-

séenne et de Priamos mon père. Et celui-ci,

quand la Ville des Phryges fut en danger de tomber

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4 HÉKABÈ.

SOUS la lance hellénique, plein de crainte, m'envoya secrètement de la terre troïque dans les demeures de son hôte thrèkien Polymèstôr, qui ensemence l'excellente plaine khersonésienne et dirige de la lance son peuple ami des chevaux. Et mon père lui envoya secrètement, avec moi, un or nombreux, afin que, si, un jour, les murailles d'ilios étaient renversées, ses enfants vivants ne fussent point misérables. Et j'étais le plus jeune des Priamides, et c'est pourquoi on m'éloigna d'Ilios, ne pouvant, de mon jeune bras, porter ni bouclier ni épée. Tant que nos murailles restèrent debout, que les tours de la terre troïque ne furent point entamées et que Hektôr mon frère prospéra par sa lance, je grandis, malheureux ! tel qu'un enfant nourri avec soin, auprès de rhomme thrèkien, de l'hôte paternel. Mais, quand Troia et l'âme de Hektôr eurent péri, quand les foyers paternels eurent été détruits, quand mon père lui-même, auprès de l'autel consacré aux Dieux, fut tombé, égorgé par l'enfant souillé de meurtres d'Akhilleus, Thôte paternel me tua, malheureux ! à cause de mon or, et me jeta dans le bouillonnement de la mer, afin de posséder seul l'or dans ses demeures. Et je reste gisant sur le rivage je suis repris par la mer agitée et roulé par le flux et le reflux des flots innombrables, non pleuré, non enseveli. Et maintenant je me précipite vers Hékabè, ma mère bien-aimée, hors de mon corps que j'ai quitté, et habi- tant l'air, depuis trois jours que ma mère misérable est venue de Troia sur cette terre khersonésienne. Et tous les Akhaiens, arrêtant les nefs, sont assis tranquilles sur les rivages de la terre thrèkienne, car le fils de Pèleus, Akhilleus, apparu au-dessus du tombeau, a retenu toute l'armée hellénique que l'aviron marin menait vers la

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HÉKABÈ. 5*

patrie. Et il demande que Polyxénè, ma sœur^ lui soit offerte en récompense et comme une chère victime tom- bale. Et il l'aura^ et des hommes armés ne lui refuseront pas ce don, et la destinée veut que ma sœur meure en ce jour. Et ma mère verra les deux cadavres de ses deux enfants^ le mien et celui de la vierge malheureuse ; car, afin d'avoir un tombeau, j'apparaîtrai dans les petites lames du bord, sous les pieds d'une esclave, ayant demandé aux Puissances souterraines d'avoir un tombeau et d'être rendu aux mains de ma mère. J'obtiendrai ainsi tout ce que je souhaite. Mais il faut que je m'éloigne de la vieille Hékabè qui sort de la tente d'Agamemnôn, épou- vantée par mon spectre. Hélas I ô mère, qui, chassée des demeures royales, as vu le jour de la servitude, que tu es malheureuse I Autant, certes, que tu fus heureuse autre* fois ! Quelqu'un des Dieux t'accable ainsi, en retour de l'ancienne félicité.

HÉKABÈ.

Menez, ô enfants, la vieille femme devant les demeures I Menez, en la soutenant,votre compagne d'esclavage, votre reine autrefois, ô Trôiades I Saisissez, portez, conduisez, soulevez ma vieille main. Appuyée sur vos bras comme sur un bâton, je m'efforcerai de hâter la marche pesante de mes membres. O éclair de Zeus, ô nuit obscure I Pour- quoi suis-je donc éveillée par des épouvantes et par des pSpectres nocturnes ? O terre vénérable, mère des songes aux noires ailes, je repousse avec horreur cette vision nocturne qu'un songe m'a montrée au sujet de mon enfant gardé dans la Thrèkè et de Polyxénè ma chère fille. J'ai

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6 HÉKABÈ.

connu, j'ai compris cette vision terrible ! O Dieux souter- rains, puissiez-vous avoir sauvé mon enfant, le seul, l'ancre de ma famille, qui habite la Thrèkè neigeuse sous la garde de l'hôte paternel I 11 y aura quelque chose de nouveau; celles qui gémissent diront quelque chant lamentable. Jamais mon esprit n'a frémi ni tremblé ainsi sans repos. rencontrerai-je, ô Trôiades, l'âme divine de Hélénos ou de Kasandra pour qu'ils m'expliquent ces songes ? Car j'ai vu une biche tachetée, violemment et lamentablement arrachée de mes genoux, égorgée par l'ongle sanglant d'un loup. Et j'ai eu cette autre terreur : le spectre d'Akhilleus s'est dressé au faîte de son tom- beau, et il demandait en récompense quelqu'une des Trôiades accablées d'innombrables maux. O Daimones^ détournez ceci de ma fille, loin de ma fille, je vous en conjure I

LE CHOEUR.

Hékabè, je me hâte de venir à toi, quittant les tentes de mes maîtres, le sort m'a envoyée, je suis devenue esclave, ayant été chassée de la ville d'Ilios que les Akhaiens ont conquise par la lance. Je n'allégerai aucun de tes maux, et je t'apporte le fardeau d'un lourd message, et je serai pour toi, ô femme, un héraut de dou- leurs, car il a plu au synode des Akhaiens que ta fille fut offerte en victime à Akhilleus. Tu sais qu'il s'est montré, sur le faîte de son tombeau, sous des armes d'or, et qu'ar- rêtant les neft prêtes à traverser la mer et dont les voiles étaient déjà tendues, il a crié ceci : allez-vous, Danaens, laissant mon tombeau sans récompense? Alors, une tumultueuse discorde éclata, et l'armée guerrière des Hellènes se partagea en deux pensées contraires, les uns

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HÉKABÈ. 7

voulant qu'on offrît une victime au tombeau, et les autres ne le voulant pas. D'un côté, Agamemnon, plein de zèle pour toi et honorant le lit de la Bakkhante pro- phétique, et, d'un autre côté, les deux Thèséides, sortis d'Athènes, soutenaient un avis différent; mais tous étaient unanimes à vouloir qu'on honorât par un jeune sang le tombeau d'Akhilleus, disant qu'on ne devait point préférer le lit de Kasandra à la lance d'Akhilleus. Et les efforts de ces pensées contraires se balançaient, jusqu'à ce que le Laertiade, subtil, rusé, plein de douces paroles et flattant le peuple, eut persuadé à l'armée de ne point repousser le plus vaillant de tous les Danaens en faveur d'une victime esclave, afin qu'aucun mort ne pût dire, debout auprès de Perséphona, que les Danaens étaient partis des plaines de Troia, ingrats envers les Danaens morts pour les Hellènes. Et Odysseus viendra bientôt arracher la jeune fille de ton sein et de tes vieilles mains. Va I cours aux temples, aux autels, jette-toi aux genoux d' Agamem- non, invoque tous les Dieux, les Ouranides et les Souter- rains. Car il faut, ou que tes supplications te sauvent de la perte de ta malheureuse enfant, ou que tu te résignes à voir la vierge rouler devant le tombeau, empourprée par le sang qui ruissellera, éclatant, de son cou paré d'or.

HÉKABÈ.

Hélas I misérable que je suis I Que dirai-je ? Quel en pousser, quelle lamentation ? Malheureuse d'une misérable vieillesse et d'un esclavage insupportable I Hélas sur moi I Qui me défendra? Quelle race, et quelle ville? Le vieillard est parti, les enfants sont partis ! aller ? Ici, ou ? irai-je ? Quel Dieu, quel Daimôn me viendra en aide ?

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8 HÉKABÈ.

O Trôiades, qui m'annoncez de tels maux, qui m'apportez ces maux horribles, vous m'avez tuée, vous m'avez perdue I Il n'y a plus pour moi de vie heureuse à la lumière du jour. O pied misérable, mène-moi, mène la vieille femme vers cette tente. O fille ! ô enfant d'une mère très malheu- reuse, sors, sors des demeures ! Entends la voix de ta mère, ô fille, et sache ce qu'on dit de ton âme !

POLYXÉNÈ.

Mère, mère! Pourquoi cries-tu? Que veux-tu m*an- noncer en me faisant sortir des demeures, effrayée comme un oiseau }

HÉKABÈ.

Hélas sur moi, fille I

POLYXÉNÈ.

Pourquoi ces paroles fatales ? Ce sont de mauvais pré- ludes pour moi.

HÉKABÈ.

Hélas I hélas sur ton âme !

POLYXÉNÈ.

Parle ! ne cache rien plus longtemps. J'ai peur, j'ai peur, mère ! Pourquoi gémis-tu donc ?

HÉKABÈ.

o fille, fille d'une mère lamentable !

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HÉKABÊ. 9

POLYXÉNÈ.

Que vas-tu m'annoncer ?

HÉKABÊ.

La volonté unanime des Argiens est que tu sois tuée sur le tombeau par le fils du Pèléide.

POLYXÉNÈ.

Hélas sur moi 1 Parle, mère, expIique*moi ce malheur horrible.

HÉKABÈ.

Enfant, je te dis une nouvelle affreuse. On m'annonce le suffrage des Argiens contre ton âme.

POLYXÉNÈ.

O mère qui as souffert tant de maux cruels, ô très mal- heureuse mère dont la vie est lamentable, quelle calamité très amère et inexprimable un Daimôn soulève-t-il encore contre toi > Ton enfant ne t'appartient plus ; je ne parta- gerai plus ta servitude ni les misères de ta vieillesse I Et tu me verras, malheureuse ! telle qu'un petit fauve nourri sur les montagnes, telle qu'une triste génisse, arrachée de tes mains, égorgée, envoyée vers Aidés, sous la terre noire je serai couchée avec les morts. Et c'est toi que je pleure avec des gémissements lamentables^ ô mère malheureuse I Et je ne pleure point ma vie qui n'est qu'opprobre et misère; car mourir m'est une plus grande félicité !

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lO HÉKABÈ.

LE CHOEUR.

Voici qu'Odysseus vient en hâte, Hékabè, t'annoncer quelque nouvelle.

ODYSSEUS.

Femme, je pense, certes, que tu sais la décision de l'armée et le suffrage qui Ta emporté. Je parlerai pour- tant. Il a semblé bon aux Akhaiens que ta fille Polyxénè fut égorgée sur le haut tertre du tombeau d'Akhilleus. Ils nous commandent de conduire la jeune vierge, et le fils d'Akhilleus ordonnera le sacrifice et sera le sacrificateur. Sais-tu ce qu'il te reste à faire } fais-le. Ne te laisse pas arracher de force à ta fille et ne tente pas de lutter contre moi. Connais ta faiblesse et la présence de tes maux. Certes, il est sage de conformer sa pensée à ses maux.

HÉKABÊ.

Ah ! ah I un grand combat se prépare donc, plein de sanglots et de larmes I En effet, je ne suis pas morte quand j'aurais mourir, et Zeus ne m'a pas fait mourir, et il me conserve, malheureuse I afin que je voie des maux plus grands encore I Mais, s'il est permis à des esclaves de demander à des hommes libres des choses qui n'affligent ni ne mordent leur cœur, il te faut répondre après avoir écouté ce que nous avons à te demander.

ODYSSEUS.

Cela t'est permis. Interroge. Je ne te refuse pas ce délai.

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HÉKABÈ. II

HÉKABË.

Tu sais quand tu vins pour épier Ilios, vêtu de haillons, tandis que des gouttes de sang tombaient de tes yeux sur ton menton >

ODYSSEUS.

Je saisj et cela n'a pas peu touché mon cœur.

HÉKABÈ.

Or, Hélène te reconnut et ne le confia qu'à moi.

ODYSSEUS.

Je me souviens que j'étais tombé en un grand danger.

HÉKABÊ.

Et tu embrassas humblement mes genoux.

ODYSSEUS.

Au point que ma main était presque morte dans ton péplos.

HÉKABË.

Et qu'as-tu dit alors, quand tu étais mon esclave ?

ODYSSEUS.

Toutes les paroles imaginables pour ne pas mourir.

HÉKABÈ.

Donc, je t'ai sauvé et t'ai fait sortir de notre terre ?

ODYSSEUS.

C'est ainsi, certes, que je vois encore la lumière de Hèlios.

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IZ HÉKABÈ.

HÉKABË.

Or, n'agis-tu pas avec méchanceté en conseillant ceci, quand, ayant reçu de moi ce que tu avoues, tu me rends, autant que tu le peux, le mal pour le bien > Oh I que vous êtes une race ingrate, vous tous qui désirez les honneurs d'Âgorètes populaires I Que ne m'étes-vous inconnus, vous qui vous souciez peu de blesser vos amis, pourvu que vous captiez par vos paroles la faveur de la multitude I Mais, sous quel vain prétexte, ont-ils décrété le meurtre de cette enfant ? Quelle nécessité les pousse à égorger des êtres humains sur un tombeau, il convient d'égorger plutôt des bœufs ? Est-ce Akhilleus qui, à son tour, veut tuer ceux qui l'ont tué, et demande, au nom de la justice, le meurtre de celle -ci > Mais elle ne lui a fait aucun mal. C'est Hélène dont il devait vouloir regor- gement sur son tombeau, car c'est elle qui l'a perdu en le menant à Troia. S'il faut qu'une captive meure qui soit belle entre toutes, cela ne nous concerne pas, car la Tyndaris est la première par la beauté, et elle n'a pas été moins funeste que nous. Je parle d'abord, combattant pour la justice, mais, d'autre part, écoute ce que tu dois me rendre, à moi qui te le redemande. Comme tu l'avoues, tu as, en te prosternant, touché ma main et ma vieille joue. A mon tour, je touche ta main et ta joue et te demande la grâce que je t'ai accordée alors, et je te supplie ! n'arrache pas mon enfant de mes mains ! ne la tuez pas ! C'est assez de ceux qui sont morts ! C'est par elle que je me réjouis encore et que j'oublie mes maux ! Elle est ma consolation, ma ville, ma nourrice, le bâton qui me sert à marcher ! Il ne faut pas que les puissants usent mal de leur puissance, ni que les heureux pensent qu'ils

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HÉKABÈ. 13

seront toujours heureux. Moi aussi j'étais autrefois, et maintenant je ne suis plus, et un seul jour m'a enlevé tout mon bonheur. O cher menton, respecte-moi, aie compassion ! et, de retour vers l'armée Akhaienne, aver- tis-la, dis-lui qu'il est haïssable de tuer des femmes que vous avez d'abord épargnées en les arrachant des autels et dont vous avez eu pitié. Il y a parmi vous, en ce qui concerne le sang, une même loi pour les hommes libres et pour les esclaves. Tu les persuaderas par ton autorité, si ce n'est par tes paroles, carie même discours a une force inégale, venant d'un homme sans réputation ou d'un homme illustre.

LE CHOEUR.

Il n'est point de nature d'homme si inexorable qui ne répandît des larmes en entendant tes sanglots et tes lamen- tations profondes.

ODYSSEUS.

Hékabè, sois avertie, et que, dans ton coeur, la colère ne te fasse point regarder comme un ennemi celui qui parle sagement. A la vérité, je suis prêt à te sauver la vie que je te dois, et je le dis encore ; mais je ne désavouerai pas les paroles prononcées devant tous les Akhaiens. Troia étant prise,* il faut donner ta iille en sacrifice au premier homme de l'armée, puisqu'il la demande. C'est un malheur pour la plupart des villes qu'un homme illustre et plein de courage ne reçoive rien de plus que les lâches. Mais Akhilleus est digne d'honneurs, lui qui est mort héroïquement pour la terre de la Hellas. Or, n'est-il

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14 HÉKABÊ.

pas honteux de se servir d'un ami vivant et de l'oublier quand il est mort ? Soit I mais que dira chacun, si on assemble une autre armée et si une nouvelle guerre se prépare? Combattrons-nous, ou préfèrerons-nous vivre, en voyant que le mort n'est point honoré? Pour moi, du moins, peu me suffirait pendant ma vie, mais je voudrais que mon tombeau fût honoré, car c'est une récompense qui dure à travers les temps. Si tu prétends subir des maux déplorables, apprends ceci de moi : il y a parmi nous de vieilles femmes non moins malheureuses que toi, et des vieillards et de jeunes épouses privées de jeunes époux très vaillants dont la poussière Idaienne couvre les corps. Supporte ces maux. Pour nous, si c'est à tort que nous honorons l'homme brave, on ne nous repro- chera que cette ignorance; mais vous, Barbares, ne traitez point vos amis en amis, n'honorez point ceux qui sont morts bravement, afin que la Hellas prospère et que vous subissiez des destinées conformes à vos pensées.

LE CHOEUR.

Hélas I hélas I qu'être esclave est une chose misérable I Qu'il est amer, dompté par la force, d'endurer ce qu'on ne devrait pas supporter I

HÉKABÈ.

O fille, certes, mes paroles se sont dissipées en l'air, vainement dites au sujet de ton meurtre ; mais toi, si tu as plus de puissance que ta mère, exhale toutes les voix du rossignol et tente de te sauver de la mort. Tombe lamentablement aux pieds d'Odysseus, et persuade-le. Tu

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HÉKABÈ. If

as une raison à donner, car lui aussi a des enfants, et il doit avoir pitié de ton sort.

POLYXÉNË.

Je te vois, Odysseus, cachant ta main droite sous ton vêtement et détournant le visage, afin que je ne puisse toucher ton menton. Sois sans crainte. Tu recules devant le Zeus des suppliants, mais je te suivrai, puisqu'il le faut et puisque je désire être morte. Si je ne le voulais pas, je paraîtrais lâche et amie de la vie. Car pourquoi vivrais-je, moi dont le père fut, certes, roi de tous les Phryges ? Ce fut le premier bien de ma vie. Puis, je fus nourrie de belles espérances et fiancée à des rois, qui rivalisaient à Tenvi pour mes noces et se disputaient à qui m'offrirait la demeure et le foyer j'irais. Malheureuse I j'étais la maîtresse des femmes Idaiennes, enviée parmi les vierges et l'égale des Déesses, excepté en immortalité, et mainte- nant je suis esclave ! Certes, ce nom d'esclave me fait désirer la mort, n'y étant point accoutumée. Peut-être aussi aurai-je un maître cruel qui m'achètera à prix d'ar- gent, moi, la sœur de Hektôr et de tant d'autres frères, et qui, me contraignant de pétrir le pain dans les demeures, me forcera, traînant de tristes jours, de balayer la demeure et de manier la navette I Un esclave, acheté au hasard, souillera mon lit que des rois avaient jugé digne d'eux 1 Non, certes4. J'abandonne la lumière que voient mes libres yeux et je livre mon corps au Hadès. Emmène- moi donc, Odysseus, emmène-moi et tue-moi, car il n'y a plus pour nous ni espérance, ni confiance, et je ne crois plus en des jours meilleurs. Et toi, mère, ne t'oppose à rien, ni en paroles, ni en actions, et conseille-moi plutôt

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l6 HÉKABÈ.

de mourir, avant de subir des choses honteuses et indignes de moi. Quiconque n'y est pas habitué, supporte ses maux, mais il souffre de mettre son cou sous le joug, et il serait plus heureux d'être mort que vivant, car une vie ignominieuse est une grande calamité,

LE CHOEUR,

Il est beau et glorieux parmi les mortels d'être d'une race illustre, mais une haute naissance est un plus grand honneur encore pour ceux qui en sont dignes.

HÉKABÈ.

Fille, tu as bien parlé, mais qu'il y a de douleurs dans ces nobles paroles ! S'il faut prouver votre reconnais- sance au fils de Pèleus et vous garder de tout blâme, ne tuez pas celle-ci, Odysseus ! Emmenez-moi au bûcher d'Âkhilleus, tuez-moi, ne m'épargnez pas, moi qui ai enfanté Paris dont les flèches ont frappé le fils de Thétis et l'ont fait périr.

ODYSSEUS.

.Le spectre d'Akhilleus n'a point demandé aux Akhaiens que tu périsses, ô vieille femme, mais bien celle-ci.

HÉKABÈ.

Mais, au moins, tuez-moi en même temps que ma fille. Une libation de sang plus abondante sera ainsi offerte à la terre et au mort qui la veut.

ODYSSEUS.

Il suffit de la mort de ta fille ; aucune autre mort n'est

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HÉKABÈ. 17

nécessaire, et plût aux Dieux que nous ne dussions point celle-là I

HÉKABÊ.

Certes, il faut que je meure avec ma fille.

ODYSSEUS.

Quoi! ai -je donc des maîtres ici ?

HÉKABÊ.

Je in*attacherai à elle comme le lierre au chêne I

ODYSSEUS.

Non, si tu obéis à de plus sages que toi.

HÉKABE.

Sache que je ne me séparerai jamais volontairement de cette enfant.

ODYSSEUS.

Et moi, certes, je ne m'en irai point sans l'emmener.

POLYXÉNÊ.

Mère, obéis-moi. Et toi, fils de Laertès, respecte la juste colère d'une mère. O malheureuse, ne lutte point contre les forts. Veux-tu donc rouler contre terre, et que ton vieux corps soit violemment meurtri, et que tu sois arrachée outrageusement de mes jeunes bras ? C'est ce que tu soufiriras, et cela n'est pas digne de toi. O mère bien-aimée, donne-moi ta très douce main, approche ta

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l8 HÉKABÊ.

joue de ma joue, puisque je ne verrai jamais plus, puisque je vois pour la dernière fois la lumière et l'orbe de Hèlios î Tu recueilles mes dernières paroles, ô mère, toi qui m*as enfantée, et je m'en vais sous la terre !

HÉKABÉ.

O ma fille ! et moi je resterai esclave à la lumière I

POLYXÊNÈ.

Et moi, non fiancée et sans les noces qui m'étaient dues...

HÉKABÈ.

o enfant, tu es digne de compassion, mais que je suis malheureuse !

POLYXÉNË.

Et je serai couchée en bas, dans le Hadès, séparée de toi!

HÉKABË.

Hélas sur moi ! Que faire ? finir ma vie >

POLYXÊNÈ.

Née d'un père libre, je mourrai esclave 1

HÉKABÈ.

Et moi, privée de cinquante enfants !

POLYXÊNÈ.

Que dirai-je en ton nom à Hektôr et à ton vieil époux ?

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HÉKABÈ. 19

HÉKABÈ.

Dis que je suis la plus malheureuse de toutes les femmes.

POLYXÉNÈ.

O poitrine, ô mamelles qui m'avez doucement nourrie!

HÉKABË.

O enfant ! ô destinée funeste et hâtive !

POLYXÉNt.

Sois heureuse, ô mère ! Et toi, Kasandra !

HÉKABÈ.

Le bonheur est pour d'autres, mais non pour ta mère.

POLYXÉNÈ.

Sois heureux aussi, Polydôros, mon frère, qui es chez les Thrèkiens amis des chevaux I

HÉKABÈ.

S'il vit du moins; car j'en doute, tant je suis malheu- reuse en toute chose I

POLYXÉNÈ.

Il vit, et il fermera tes yeux après ta mort.

HÉKABÈ.

Certes, la douleur m'a tuée avant que je sois morte.

POLYXÉNÈ.

Emmène-moi, Odysseus, ayant enveloppé ma tête d'un

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20 HÉKABÈ.

péplos, car, avant d'être égorgée, mon cœur est consumé par les lamentations de ma mère et je la déchire par mes gémissements. O lumière 1 car il m'est encore permis de prononcer ton nom, mais il n'est plus rien de commun entre nous, si ce n'est le peu de temps qui me reste entre l'épée et le bûcher d'Akhilleus.

HÉKABÊ.

Hélas I je défaille, et mes membres se rompent. O ma fille, embrasse, tends-moi la main, donne I Ne me laisse pas sans enfants I O amies, je suis perdue I Puissé-je voir en cet état la Lakainienne,sœur des Dioskoures, Hélène ! elle qui, par ses beaux yeux, a détruit honteusement l'heureuse Troia !

LE CHOEUR.

Strophe /.

Vent, vent marin, qui portes sur la mer gonflée les nefs rapides qui parcourent les flots, me pousseras-tu, mal- heureuse que je suis? Vers quelle demeure irai-je pour y être esclave > Vers quel port de la terre Dôride, ou de la Phthia l'on dit que l'Apidanos, père des eaux les plus belles, engraisse les plaines ?

Antistrophe L

Irai-je, malheureuse, conduite par l'aviron qui fend la mer, mener une vie lamentable dans l'Ile où, ayant germé pour la première fois, le palmier et le laurier tendirent à la bien-aimée Lato les rameaux sacrés, offrande à l'en- fantement divin ? Chanterai-je avec les vierges Dèliennes la couronne d'or et les flèches de la Déesse Artémis?

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HÉKABÈ. 21

Strophe II.

Dans la ville de Pallas, peindrai-je sur le péplos cou- leur de safran les chevaux attelés d*Athanaia au beau char > Ou, sur les toiles bien tissées, aux trames fleuries, broderai-je en teintes variées la race des Titans que le KronideZeus a enveloppée d'un feu flamboyant?

Antistrophe IL

Hélas ! hélas sur moi, sur mes enfants 1 Hélas sur mes aieux, sur la terre de la patrie qui est tombée dans la fumée noire, en proie à la lance des Argiens ! Et me voici esclave sur la terre étrangère, ayant quitté l'Asia conquise par TEurôpa, et n*ayant échangé le Hadès que pour le lit d*un maître !

TALTHYBIOS.

Jeunes filles Trôiades, trouverai-je Hékabè qui^ autrefois, était reine d'Ilios ?

LE CHOEUR.

La voici devant toi, Talthybios, couchée le dos contre terre, enveloppée de son péplos.

TALTHYBIOS.

O Zeus I que dire ? Dirai-je que tu regardes les hom- mes, ou qu'ils sont le jouet d'un mensonge vain ceux qui croient en une race de Daimones, ou que le hasard seul mène toutes choses parmi les mortels } Celle-ci n'était- elle pas reine des Phryges qui possédaient tant d'or ? N'é-

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22 HÉKABÊ.

tait-ce point la femme de Priamos grancf et heureux > Et voici que sa ville a été renversée par la lance, et qu'elle est esclave, vieille, privée d'enfants, couchée contre terre et souillant de poussière sa tête malheureuse. Hélas I hélas I moi aussi je suis vieux, mais que je meure avant de tomber dans l'opprobre qui humilie I Relève-toi, ô malheureuse I Soulève ton flanc et redresse ta tête toute blanche !

HÉKABË.

Ah ! qui es-tu, toi qui ne laisses pas mon corps étendu contre terre > Qui que tu sois, pourquoi me troubles-tu dans ma douleur i

TALTHYBIOS.

C'est moi, Talthybios^ héraut des Danaens. O femme, Agamemnon m'envoie vers toi.

HÉKABÈ.

O très cher, a-t-il plu aux Akhaiens que tu vinsses pour m'égorger aussi sur le tombeau ? Que tu m'apporte- rais là une chère nouvelle I Hâtons-nous I hâtons-nous 1 Emmène-moi, vieillard.

TALTHYBIOS.

Femme, je viens à toi afin que tu ensevelisses ta fille morte. Les Atréides et le peuple Akhaien m'envoient.

HÉKABË.

Hélas sur moi ! Que vas-tu dire ? Tu n'es donc pas venu

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HÉKABÈ. 23

pour ma mort, mais pour m'annoncer un malheur ? Tu as péri, ô enfant, arrachée à ta mère, et moi, me voici, par toi, privée d*enfants I O malheureuse que je suis ! Com- ment Ta vez-vous tuée? Est-ce en la respectant, ou en l'ou- trageant? L'avez-vous tuée en ennemis, vieillard ? Parle, quoique tu ne doives pas dire de bonnes paroles.

TALTHYBIOS.

Femme, tu veux donc que je pleure deux fois de pitié sur ton enfant, car mes yeux se mouilleront en racontant son malheur, comme déjà ils se sont mouillés auprès du tombeau lorqu'elle mourait ? La foule entière de l'armée Akhaienne était réunie devant le tombeau pour le meurtre de ta fille, et le fils d'Akhilleus ayant pris Polyxénè par la main, la plaça sur le haut tertre. Et j'étais là, et des jeunes hommes Akhaiens, choisis et illustres, le suivaient afin de contenir de leurs mains le tressaillement de la victime. Et le fils d*Akhilleus, ayant en main une pleine coupe d'or, en faisait des libations à son père mort, et il me fit signe de demander le silence à toute l'armée des Akhaiens. Et, m'étant avancé, je dis au milieu d'eux : Faites silence, Akhaiens ! Que tout le peuple soit en silence ! Silence I taisez'vous ! Et je fis que la multitude fut immobile, et il parla ainsi : O fils de Pèleus, ô mon père, reçois ces libations expiatoires, évocation des morts I Viens, afin de boire le sang noir et pur de la jeune vierge, que nous t'offrons, l'armée et moi. Sois-nous bienveillant I Accorde, nous de détacher de nos poupes les cables des nefs, et, qu'ayant obtenu un heureux retour d'Ilios, nous puissions tous rentrer dans la patrie ! Il parla ainsi, et toute Tannée s'unit à sa prière. Puis, saisissant la poignée de

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26 HÉKABÊ.

dans l'eau de mer, apporte-le ici, afin que je lave ma iille par de suprêmes ablutions, ma fille fiancée sans fiancé et vierge sans être vierge, et que je l'expose comme elle en est digne. Mais comment > Je ne le puis. Je le ferai cepen- dant, autant que possible, ayant demandé quelques orne- ments aux captives qui, assises près de moi, habitent dans ces tentes, si, toutefois, quelqu'une a pu dérober à nos maîtres nouveaux quelque chose de ses demeures. O belles demeures ! ô maisons autrefois heureuses ! ô Pria- mos très heureux en enfants et qui possédais d'innom- brables et brillantes richesses I et moi, la vieille mère ! dans quel néant nous sommes tombés, privés de notre ancien orgueil ! Nous glorifierons-nous donc maintenant. Tun de ses riches demeures, l'autre de sa renommée parmi les citoyens > Tout cela n'est que néant, vains rêves et jactances. Celui-là seul est heureux à qui, chaque jour, i^ n'arrive rien de funeste.

LE CHOEUR.

Strophe.

Le malheur devait m'atteindre, ma perte était certaine du jour Alexandros coupa les sapins Idaiens afin de naviguer sur la mer gonflée vers le lit de Hélène, la plus belle de celles qu'éclaire Hèlios éclatant d'or.

Antistrophe,

Les peines et les nécessités plus puissantes que les peines s'enchaînent en cercle. Le malheur commun, venu de la démence d'un seul, a frappé la terre du Simoïs, et les maux ont succédé aux maux. La querelle, pour laquelle

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HÉKABÈ. 27

le Bouvier jugea sur Tlda entre trois filles des Bienheu- reux,

Èpode.

A été décidée par la lance, par le carnage et par la ruine de nos demeures. Mais une jeune Lak'ainienne, ver- sant d'abondantes larmes, gémit aussi dans ses demeures auprès de TEurotas au beau cours, et une mère, dont les enfants sont morts, porte sa main sur sa tète blanche et se déchire la joue avec ses ongles ensanglantés.

UNE SERVANTE.

Femmes, est Hékabè qui est si malheureuse, celle qui, par ses maux, l'emporte sur tous les hommes et sur toutes les femmes, et à qui personne ne disputera cette couronne >

LE CHOEUR.

Qu'est-ce, ô malheureuse aux paroles sinistres ? Tes mauvaises nouvelles ne dormiront donc jamais ?

LA SERVANTE.

J'apporte cette nouvelle douleur à Hékabè ; mais, au milieu de tant de maux, il n'est pas facile à la bouche des mortels de pronojicer des paroles de bon augure.

LE CHOEUR.

La voici qui sort des demeures. Elle parait à propos pour t*entendre.

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28 HÉKABÈ.

LA SERVANTE.

O très malheureuse maîtresse, et plus encore que je ne le dis, tu es perdue, tu n'es plus, bien que voyant encore la lumière. Sans enfants, sans époux, sans ville, tu es perdue «ans ressources.

HÉKABÈ.

En cela tu ne dis pas une chose nouvelle, et tu la dis è qui le sait. Mais pourquoi m'apportes-tu le cadavre de Polyxénè dont la sépulture devait être célébrée par tous les Akhaiens >

LA SERVANTE.

Elle ne sait rien I Elle croit que je porte Polyxénè qu'elle pleure ; elle ne songe pas à de nouveaux malheurs.

HÉKABÈ.

Hélas 1 malheureuse que je suis I M'apporterais-tu ici la tète furieuse de la prophétique Kasandra ?

LA SERVANTE.

Celle que tu nommes est vivante, et tu ne pleures pas celui-ci qui est mort ! Vois ce cadavre nu I Vois s'il te semble un prodige et si tes espérances sont trompées.

HÉKABÈ.

Hélas sur moi ! Certes, je vois mon fils Polydôros mort, lui qu'un homme Thrèkien me gardait dans ses demeures I Malheureuse I je suis perdue, je ne suis plus. O fils I ô fils I hélas I hélas I Je pousse un cri furieux pour ces maux qui me viennent d'un Daimôn funeste I

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HÉKABÊ. 29

LA SERVANTE.

Connais-tu donc enfin la destinée de ton fils, ô mal- heureuse >

HÉKABË.

Ce que je vois est incroyable, incroyable et nouveau, toujours nouveau I Des maux suivent sans cesse d'autres maux I Jamais je ne connaîtrai un seul jour sans larmes et sans gémissements 1

LE CHOEUR.

O malheureuse, nous souffrons des maux terribles, terribles I

HÉKABË.

O fils ! fils d'une malheureuse mère, par quelle mort as-tu péri, par quelle destinée es-tu gisant, et par quel homme i

LA SERVANTE.

Je ne sais. Je l'ai trouvé sur les bords de la mer.

HÉKABË.

Est-ce le flot de la mer qui Ta rejeté sur le sable uni, étant tombé sous une lance sanglante > Hélas sur moi I Je comprends mon songe et la vision de mes yeux, le spectre aux ailes noires qui ne m'a point quittée I ô fils, c'était toi qui n'étais plus à la lumière de Zeus I

LE CHOEUR.

Qui donc Ta tué? Saurais-tu le dire, ô divinatrice par les songes >

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^O HÉKABÈ.

HÉKABË.

C'est mon hôte, mon hôte, le cavalier thrèkien, à qui le vieux Priamos l'avait confié en secret.

LE CHOEUR.

Hélas I Diras-tu qu'il l'a tué pour avoir son or ^

HÉKABË.

Choses sans nom, qu'on ne peut dire, qui surpassent les prodiges impies et intolérables ! est désormais la justice hospitalière > O le pire des hommes, comme tu as sans pitié déchiré la peau et tranché les membres de cet enfant avec le fer de Tépée I

LE CHOEUR.

o malheureuse ! Qu'un Daimôn pèse lourdement sur toi et t'accable d'affiictions entre tous les mortels ! Mais je vois Agamemnon, notre présent maître. Amies, taisons- nous promptement.

AGAMEMNON»

Hékabè, pourquoi tardes-tu à mettre ta fille aii tom- beau, après qu'il m'a été demandé par Talthybios qu'au- cun des Argiens ne la touchât. Or, nous l'avons laissée et nous ne l'avons point touchée, mais je m'étonne que tu tardes autant. Je viens te chercher, car tout est prêt là-bas, et tout est bien, s'il peut y avoir quelque chose de bien en ceci. Ah ! quel est ce Troien mort que j'aperçois

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HÉKABË. ^I

dans les tentes ? Les vêtements qui enveloppent le corps m'apprennent que ce n'est pas un Argien.

HÉKABÈ.

Malheureux I et je le dis de moi-même, malheu- reuse Hékabè I que ferai-je i Tomberai-je aux genoux d' Agamemnon, ou supporterai-je mes maux en silence >

AGAMEMNON.

Pourquoi me toumes-tu le dos, et te lamentes-tu, et ne me dis-tu pas ce qui est arrivé i Qui est celui-ci >

HÉKABÈ.

Si, me regardant comme une esclave et une ennemie, il me repoussait de ses genoux, je n'aurais fait qu'ajouter à mes maux.

AGAMEMNON.

Certes, je ne suis pas divinateur, et, si je ne t'entends, je ne puis rien savoir de tes desseins.

HÉKABÊ.

Peut-être vois-jeen lui un ennemi, quand il ne l'est pas.

AGAMEMNON.

Si tu veux que. je ne sache rien de ceci, soiti Pour moi, en effet, je n'en veux rien savoir.

liÉKABË.

Sans lui je ne pourrais venger mes enfants. Pourquoi hésiter? La nécessité est d'oser, que je réussisse ou non.

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^2 HÉKABÊ.

Agamemnon I Je te supplie par ces genoux, par ton men- ton, par ta droite heureuse I

AGAMEMNON.

Que désires-tu > La liberté > Tu le peux.

HÉKABÈ.

Non, certes. Pourvu que je me venge d'un mauvais, je veux être esclave toute ma vie !

AGAMEMNON.

Enfin que demandes-tu de moi ?

HÉKABÈ.

Aucune des choses auxquelles tu penses, ô Roi ! Vois- tu ce mort sur qui je verse des larmes >

AGAMEMNON.

Je le vois, mais je ne comprends pas ce que tu veux dire.

HÉKABÈ.

Je Tai enfanté autrefois, je Tai porté sous ma ceinture !

AGAMEMNON.

Est-il donc un de tes enfants, ô malheureuse !

HÉKABÈ.

Ce n'est point un des Priamides qui sont morts sous Ilios.

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HÉKABÊ. 53

AGAMEMNON.

As-tu donc eu d'autres enfants que ceux-là, femmes

HÉKABË.

Certes, et inutilement, comme il paraît par celui-ci.

AGAMEMNON.

donc était-il, quand la Ville périssait ?

HÉKABÈ.

Son père, craignant qu'il mourût, l'avait éloigné.

AGAMEMNON.

l'envoya-t-il, seul, de tous ses enfants?

HÉKABÈ.

Sur cette même terre il a été retrouvé mort.

AGAMEMNON.

Était-ce vers l'homme qui commande à cette terre, vers Polymèstôr >

HÉKABÈ.

11 lui fut envoyé, ayant la garde d'un or funeste.

AGAMEMNON.

Qui l'a tué ? Quelle a été sa destinée >

HÉKABÈ.

Qui ? assurément c'est l'hôte thrèkien qui l'a tué.

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34 HÉKABÊ.

AGAMEMNON.

O malheureuse I A-t-il désiré s'emparer de Tor ?

HÉKABË.

Cela arriva dès qu'il eut appris la ruine des Phryges.

AGAMEMNON.

Tas-tu trouvé, ou qui a apporté ce cadavre >

HÉKABÈ.

Celle-ci l'a trouvé sur le bord de la mer.

AGAMEMNON.

En cherchant, ou en faisant autre chose?

HÉKABË.

Elle allait chercher de l'eau pour les ablutions de Polyxénè.

AGAMEMNON.

L'hôte, semble-t-il, l'ayant tué, l'a jeté hors de la demeure.

HÉKABË.

Certes, il l'a jeté à la mer après l'avoir ainsi déchiré.

AGAMEMNON.

o malheureuse, tu as souffert des maux sans mesure 1

HÉKABË.

Je suis perdue^ Agamemnon, il ne me manque aucune douleur.

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HÉKABÈ. 3f

AGAMEMNON.

Hélas, hélas! quelle femme a été aussi malheureuse?

HÉKABÈ.

Aucune, à moins que tu ne nommes la misère elle- même. Mais sache pourquoi je tombe à tes genoux. Si je te semble avoir justement souffert, je me résignerai ; sinon, venge-moi d'un homme, le plus impie des hôtes, qui, ne redoutant ni les Souterrains ni les Ouraniens, a commis l'action la plus odieuse, lui qui s'est assis tant de fois à ma table, et à qui j'ai donné l'hospitalité plus souvent qu*à mes autres amis. Or, ayant tout reçu de moi et accepté la garde de mon fils, il l'a tué I Et, s'il voulait le tuer, il ne l'a pas même jugé digne d'un tombeau , et il Ta jeté à la mer! Mais si nous sommes esclaves et faibles, les Dieux sont forts et la loi qui les domine eux-mêmes est forte, et c'est par elle que les Dieux existent, et c'est elle qui détermine pendant la vie le juste et l'injuste. Si cette loi qui repose en toi est violée, si les meurtriers de leurs hôtes, qui méprisent les choses sacrées des Dieux, ne sont point châtiés, il n'y a plus aucune justice parmi les hommes. Tiens ceci en honte, respecte-moi, aie pitié de moi, et, comme le peintre qui s'éloigne un peu, vois, contemple mes maux. J'étais reine autrefois, et mainte- nant je suis ton esclave; j'avais autrefois de nombreux enfants, et maintenant je suis vieille, sans enfants, sans ville, la plus malheureuse des vivants! Hélas sur moi, malheureuse! Pourquoi t'éloignes-tu de moi? Je vois que je n'obtiendrai rien! O malheureuse que je suis! Pour- quoi, nous mortels, nous efforçons-nous d'acquérir toutes les sciences et les désirons-nous, au lieu de nous empres-

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^6 HÉKÀBÈ.

ser plutôt de nous perfectionner dans celle de la per- suasion qui est la seule reine des hommes, afin de pouvoir persuader et obtenir à la fois? Et comment espérerait-on encore être heureux? D'une part, mes nombreux enfants, je les ai tous perdus, et, d'autre part, je m'en vais, esclave vouée à l'opprobre, et je vois la fumée qui monte au- dessus de ma ville I Cependant, peut-être est-il vain de mettre ici Kypris en avant; mais la chose sera dite auprès de ton flanc est couchée ma fille, l'inspirée de Phoibos , celle que les Phryges nomment Kasandra. Comment prouveras-tu, ô Roi, que ces nuits te sont douces? Quelle gratitude auras-tu à ma fille des baisers très doux qu'elle te donne dans son lit, et quelle gratitude auras-tù pour moi à cause d'elle? Car la plus grande reconnaissance naît chez les vivants de l'amour qu'ils goûtent dans l'obscurité des nuits. Écoute maintenant. Tu vois ce mort; en le protégeant tu protégeras celui qui s'est allié à toi. Je n'ai plus qu'une parole à dire. Plût aux Dieux que j'eusse une voix qui sortît de mes bras, de mes mains, de mes pieds, de mes cheveux, par l'art de Daidalos ou de quelque Dieu, afin que tout cela pût s'atta- cher à la fois à tes genoux en pleurant et en te parlant à la fois I O Maître I ô la plus grande lumière des Hellènes I laisse-toi persuader, tends une main vengeresse à la vieille femme, quoiqu'elle ne soit plus rien; mais, cependant, fais-le, car il appartient à un homme généreux de soutenir la justice et de châtier les mauvais toujours et partout.

LE CHOEUR.

C'est une chose étrange que la façon dont tout arrive aux mortels, et que cette loi de la nécessité qui change «n

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HÉKABÈ. 57

amis ceux qui étaient ennemis et en ennemis ceux qui se voulaient le plus de bien.

AGAMEMNON.

Pour moi, Hékabè, j'ai compassion de ton enfant et de tes misères et de tes supplications. Au nom des Dieux et de la justice, je veux que ton hôte impie soit châtié, pourvu que, tout en te servant, Tarmée ne m'accuse pas d'avoir médité la mort du Roi thfèkien pour l'amour de Kasan— dra. Car il est une pensée qui me trouble : l'armée estime que cet homme est un ami, et que ce mort est un ennemi. Or, si celui-ci t'est cher, il n'en est pas de même pour l'armée. D'après cela, songe que tu as en moi un ami qui compatit à tes peines et prêt à te venir en aide, mais non si je suis blâmé par les Akhaiens.

HÉKABÈ.

Hélas I nul n'est libre parmi les mortels : l'un est esclave des richesses, Tautre de la fortune; la multitude, ou la lettre des lois, contraint cet autre d'agir contre sa pensée. Mais puisque tu as peur et que tu accordes à la multitude plus qu'il ne lui est dû, je te délivrerai de cette crainte. Sache donc que je médite un dessein terrible contre l'homme qui a tué celui-ci -, mais ne prends point part à mon action. Si quelque tumulte s'élève parmi les Akhaiens et s'ils veulent secourir l'homme thrèkien subissant le châtiment qu'il souffrira bientôt, réprime-les , sans me paraître favorable. Quant au reste, aie confiance ; je ferai tout pour le mieux.

AGAMEMNON.

Comment? Que feras-tu? Tueras-tu le Barbare, ayant

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^8 HÉKABÈ.

saisi une épée de ta vieille main, ou par le poison } Qui t'aidera? De quelle main te serviras-tu? prendras-tu des amis?

HÊKABE.

Il y a dans ces tentes de nombreuses Troiennes.

AGAMEMNON.

Parles-tu des captives, butin des Hellènes ?

HÉKABË.

Avec elles je châtierai mon meurtrier.

AGAMEMNON.

Et comment des femmes triompheraient-elles des mâles?

HÉKABÈ.

Le grand nombre est terrible, et, à Taide de la ruse, il est invincible.

AGAMEMNON.

Il est terrible, sans doute, mais je me défie de la race féminine.

HÉKABÈ.

Quoi ! des femmes n'ont-elles pas tué les fils d'Aigyptos ? Des femmes n'ont-elles pas entièrement dépeuplé Lemnos de mâles? Ne pense pas ainsi, et que cela soit. Envoie en sûreté cette femme à travers l'armée, et toi, Rapprochant de l'hôte thrèkien, dis-lui : Hékabè, qui fut autrefois

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HÉKABÈ. 39

reine d'Ilîos, non moins dans ton intérêt que pour elle- même, t'appelle, toi et tes enfants, car il fiiut que tes enfants aussi sachent ce qu'elle veut te dire. Toi, cependant , Agamemnon , suspends la sépulture de Polyxénè nouvellement égorgée, afin que le frère et la sœur, double souci de leur mère, reposent, l'un près de l'autre sous la terre, ayant été consumés par le même feu.

AGAMEMNON.

U en sera ainsi. A la vérité, si l'armée pouvait mettre en mer, je ne pourrais t'accorder cette faveur; mais puisqu'un Dieu ne nous envoie pas des vents propices, il faut rester, en attendant que nous puissions naviguer. Que ceci réussisse donc I car il est bon pour tous, pour chacun et pour la cité, que le mauvais soit puni et que le juste soit heureux.

LE CHOEUR.

Strophe I.

O Patrie ilienne, tu ne seras plus dite la Ville impos* sible à prendre, tant les Hellanes, tels qu'une nuée, t'ont couverte de toutes parts, t* ayant dévastée par la lance ! Ta couronne de tours a été rasée et tu as reçu la miséra- ble souillure de la cendre I Malheureuse I Je ne rentrerai plus en toi I

Antistrophe /.

J'ai péri au milieu de la nuit, quand, au sortir du repas, le doux sommeil est répandu sur les yeux, quand l'époux, ayant mis fin aux chants, aux sacrifices et aux danses,

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40 HÉKABÈ.

était couché sur son lit, laissant la pique suspendue au pieu, et ne voyant pas la multitude sortie des nef^ envahir Troia Iliade !

Strophe II.

Et moi, je pressais de bandelettes les boucles de mes cheveux, je regardais dans Téclat profond des miroirs d'or, au moment de m'étendre sur mon lit. Et voici qu'un bruit s'éleva par la Ville, et que ce cri retentit dans Troia : O enfants des Hellanes, quand retournerez-vous dans vos demeures, après avoir renversé la citadelle d'Ilios >

Antistrophe II.

Ayant quitté mon doux lit, et vêtue d'un simple péplos, comme une jeune Dôrienne, je me prosternai en vain, malheureuse, devant la vénérable Artémis! Et, mon époux étant mort, j'ai été entraînée, regardant au loin la mer salée et ma ville, après que la nef se fut mise en marche pour le retour et m'eut arrachée de la terre d'Ilios. Malheureuse ! dans ma douleur je perdis tout courage.

Èpâde.

Maudissant Hélène, la sœur des Dioskoures, et le funeste Paris, le bouvier de l'Ida, dont l'hymen, ou plutôt quelque fléau vengeur, m'a dépossédée de mes demeures et me fera périr loin de la patrie I Qu'elle ne rentre jamais dans la demeure paternelle !

POLYMËSTOR.

O le plus cher des hommes, Priamos I Et toi, très chère

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HÉKABÈ. 41

Hékabè, je pleure en vous voyant, toi et ta ville et ta fille qui vient d'être tuée. Hélas I rien n*est sûr : ni la gloire, ni une constante prospérité ; et les Dieux confondent et troublent toutes choses, afin que, dans cette ignorance, nous les adorions. Mais à quoi servent des lamentations qui n'apaisent point les maux? Pour toi, ne me reproche point mon absence, car, lorsque tu es arrivée ici, j'étais sur les frontières de la Thrèkè ; et, dès mon retour,, je mettais déjà les pieds hors de mes demeures, quand je rencontrai l'esclave qui m'apportait tes paroles. Je les ai entendues, et je suis venu.

HÉKABË.

J'ai honte, Polymèstôr, de te regarder en face, plon- gée que je suis en de tels maux. Toi qui m'as vue heu- reuse, j'ai honte, dans Tétat je suis, de fixer les yeux sur toi. Ne pense pas, Polymèstôr, que ce soit par mal- veillance pour toi. 11 est d'usage, d'ailleurs, que les femmes ne regardent pas les hommes en face.

POLYMÈSTÔR.

Certes, je ne m'étonne point. Mais que me veux-tu } Pourquoi m'as-tu fait sortir des demeures ?

HÉKABÈ.

Je veux apprendre à toi et à tes enfants quelque chose qui me concerne. Ordonne à tes compagnons de se reti- rer de ces tentes.

POLYMÈSTÔR.

Allez! Je suis en sûreté, seul, ici. Tu es, en eiFet, mon

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42 HÉKABÈ.

amie, ecrarmée des Akhaiens m'est bienveillante. Dis-moi donc en quoi un ami heureux peut venir en aide à des amis malheureux, car je suis prêt à le faire.

HÉKABÈ.

Dis-moi d'abord si mon fils Polydôros, que tu as reçu de mes mains et de celles de son père, est toujours vivant ! Je te demanderai ensuite d'autres choses.

POLYMËSTÔR.

Certes I Et, en cela du moins, tu es heureuse.

HÉKABÈ.

O très cher, que tu parles bien et d'une manière digne de toi !

POLYMÈSTÔR.

Que veux-tu encore apprendre de moi ?

HÊKABË.

Se souvient-il encore de moi qui l'ai enfanté ?

POLYMËSTÔR.

Certes, et il voulait même venir ici en secret vers toi

HÉKABÈ.

Et l'or qu'il possédait quand il vint de Troia, est-il sauf ^

POLYMÈSTÔR.

Sauf, assurément, puisqu'il est gardé dans mes demeu- res.

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HÉKABÈ. 43

HÊKABË.

Conserve-le donc, et ne désire pas les choses qui te sont confiées.

POLYMÈSTÔR.

Non, non I Puissé-je jouir uniquement de ce que je possède, ô femme I

HÊKABE.

Sais-tu maintenant ce que je veux te dire, ainsi qu'à tes enfants ?

POLYMÈSTÔR.

Je ne sais. Tu vas me l'apprendre.

HÉKABÊ.

Puisses-tu aimer mes paroles autant que je t'aime I

POLYMÈSTÔR.

Que devons-nous donc savoir, moi et mes fils }

HÉKABÈ.

Qu'il y a d'anciens dépôts d'or des Priamides.

POLYMÈSTÔR.

Est-ce ce que tu veux faire savoir à ton fils?

HÉKABÈ.

Certes ! et par toi seul, car tu es un homme pieux.

POLYMÈSTÔR.

En quoi fallait-il donc que mes fils fussent présents ?

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44 HÉKABÈ.

HÉKABË.

Il esc meilleur qu'ik le sachent, tu venais à mourir.

POLYMÊSTÔR.

C'est bien dit et plus sage.

HÉKABË.

Sais-tu est le temple d'Athana Iliade ?

POLYMÊSTÔR.

L'or est-il là> Mais quel signe l'indique ?

HÉKABÈ.

Une pierre noire qui monte au dessus de terre.

POLYMÊSTÔR.

As-tu encore quelque chose à me dire à ce sujet ?

HÉKABË.

Je veux que tu sauves les richesses que j'ai emportées de Troia.

POLYMÊSTÔR.

sont-elles? Les tiens-tu cachées sous ton péplos?

HÉKABÈ.

Elles sont sous ces tentes, parmi la foule des dépouilles.

POLYMÊSTÔR.

Ces tentes, sont-elles ? Je ne vois que la station des nefs akhaiennes.

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HÉKABÈ. 4f

HÉKABË.

Je parle des tentes réservées aux femmes captives.

POLYMÈSTÔR.

Mais sont-elles sûres ? Ne s'y trouve-t-il point d'hom- mes?

HÉKABÊ.

Aucun Akhaien ne s'y trouve ; nous les habitons seules. Glisse-toi dans ces demeures, ( car les Argiens veulent délier les nefs et retourner de Troia chez eux ) afin qu'ayant accompli ce qu'il faut que tu fasses, tu rega- gagnes avec tes enfants le lieu tu gardes mon fils.

LE CHOEUR.

Tu n'as pas encore subi, mais tu vas subir ton châti- ment. Comme celui qui, précipité, tombe dans une mer sans rivages, tu tomberas dans la mort, toi qui as tué I L'expiation terrible, due par la justice et par les Dieux, ne frappe jamais en vain. La route que tu as prise te trompera et te mènera dans le Hadès mortel, ô malheu- reux, et ce n'est pas par une main guerrière que tu perdras la vie.

POLYMÈSTÔR.

Hélas sur moi I Malheureux ! je suis aveugle, j'ai perdu la lumière des yeux I

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46 HÉKABÈ.

LE DEMI-CHOEUR.

Amies, avez-vous entendu cette lamentation du Thrè- kien?

POLYMËSTÔR.

Hélas sur moi I Encore I O meurtre lamentable de mes enfants I

LE DEMI-CHOEUR.

Amies, il arrive de nouveaux malheurs dans les tentes !

POLYMÈSTÔR.

Mais non 1 vous ne fuirez pas d'un pied rapide, car je brberai de mes coups le fond de ces tentes !

LE DEMI-CHOEUR.

Voilà le trait qui part de sa lourde main I Voulez- vous que nous nous précipitions I C'est le moment de venir en aide à Hékabè et aux Troiades.

HÉKABË.

Va I Brise, enfonce les portes, n'épargne rien I Jamais plus tes yeux ne brilleront dans tes prunelles, jamais tu ne verras vivants tes enfants que j'ai tués !

LE CHOEUR.

As-tu donc renversé le Thrèkien, ô maîtresse ? As-tu dompté ton hôte, et vraiment fait ce que tu dis ?

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HÉKABÈ. 47

HÉKABË.

Tu le verras bientôt devant ces demeures, aveugle et marchant d'un pied aveugle et vacillant ; et tu verras les cadavres de ses deux enfants que j*ai tués à Taide des courageuses Trôiades. 11 a payé ce qu'il me devait. Vois 1 il sort des tentes I Mais je m'en vais ; je me déroberai au Thrèkîen tout bouillant d'une colère irrésistible.

POLYMESTÔR.

Hélas sur moi ! aller > m'arrêter ? aborde- rai-je, en marchant sur mes mains et mes pieds comme une bête sauvage des montagnes > Quelle route prendre > Celle-ci, ou celle-là, afin de saisir ces Iliades tueuses d'hommes qui m'ont perdu > Misérables, misérables filles des Phryges ! oh ! les maudites I Dans quel enfonce- ment se blottissent-elles pour m'échapper > Halios I puisses-tu guérir la paupière sanglante et aveugle de mes yeux et me rendre la lumière I Ah I ah I Silence I silence ! j'entends la marche furtive de ces femmes. me jette- rai-je pour m'emplir de chair et d'os, pour faire un festin de bétes féroces et venger ma ruine par leur destruction > Ah 1 malheureux ! vais-je, abandonnant mes enfants à ces Bakkhantes du Hadès, pour qu'elles les mettent en pièces > pour qu'elles donnent en pâture aux chiens cet égorgement sanglant, ou qu'elles les dispersent en lam- beaux sur les montagnes } m'arrêter > marcher ? tourner? Et, comme une nef qui serre ses voiles de lin à l'aide des manœuvres, m'élancer pour garder mes enfants sur leur lit funeste l

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4$ HÉKABÈ.

LE CHOEUR.

O malheureux, que de maux intolérables tu subis, et qu'il est lourd le Daimôn qui te châtie cruellement pour les choses honteuses que tu as faites I

POLYMESTÔR.

Ahl ah! ahl ô race thrèkienne, possédée d'Ares, armée, portant la lance, ayant de beaux chevaux I O Akhaiens ! O Atréides 1 Je pousse des cris terribles I Oh I par les Dieux, venez, accourez! Quelqu'un m'cntend-il? Nul ne viendra-t-il à mon aide? Des femmes m'ont tué, des femmes esclaves I J'ai souffert des choses horribles. Hélas sur mon malheur 1 De quel côté me tourner? aller? Volerai-je à travers l'Ouranos, jusqu'à la haute demeure Orion, ou Seirios,fait jaillir les flammes de ses yeux? Ou plutôt, malheureux, plongerai-je dans le gouffre noir du Hadès ?

LE CHOEUR.

Il est pardonnable de renoncer à la vie quand on est en proie à des maux qu'on ne peut supporter.

AGAMEMNON.

J'ai entendu un cri et j'accours, car Èkhô, la fille reten- tissante du rocher des montagnes, a retenti avec bruit à travers l'armée. Si nous ne savions pas que les tours des Phryges sont tombées sous la lance des Hellènes, ce bruit nous eût pénétrés d'une grande terreur.

POLYMESTÔR.

o très cher Agamemnon, car je t'ai reconnu à la voix, vois ce que je souffre !

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HÉKABÈ. 49

AGAMEMNON.

Ah I O malheureux Polymèstôr, qui t'a perdu? Qui a ensanglanté tes paupières et t'a rendu aveugle ? Qui a tué ces enfants? Certes, quel qu'il soit, celui-là était grande- ment irrité contre toi et tes enfants.

POLYMÈSTÔR.

Hékabè, à l'aide des femmes captives» m'a perdu et plus que perdu !

AGAMEMNON.

Que dis-tu ? Et toi, as-tu fait ce qu'il dit? Toi, Hékabè, as^tu osé cette action inouïe?

POLYMËSTÔR.

Hélas sur moi! Que répondras-tu? Est-elle donc h, tout près? Dis-moi elle est, que je la saisisse, que je la décrire de mes mains, que je fasse saigner sa peau !

AGAMÈMNÔN.

Que veux-tu faire ?

POLYMÈSTÔR.

Par les Dieux I je t'en conjure! iaisse»moi jeter ma main furieuse sur elle I

AGAMEMNON.

Arrête! Rejette de ton cœur ce désir barbare. Parle, afin que, vous écoutant tour à tour, je juge avec équité l'action qui t'a valu ce châtiment.

I 4

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fO HÉKABfe.

POLYMÈSTÔR.

Je vais parler. II y avait un certain Polydôros, le plus jeune des Prîamides, enfant de Hékabè, et que son père Priamos, prévoyant la destruction de Troia, m'avait con- fié pour être nourri dans mes demeures. Je l'ai tué. Mais pourquoi l'ai-je tué ? Juge si je Tai fait avec prudence et sagesse. J'ai craint que cet enfant, ton ennemi, rebâtît Troia et la repeuplât, et que les Akhaiens, apprenant qu'un desPriamides vivait encore, conduisissent une nou- velle flotte vers la terre des Phryges, et vinssent ensuite dévaster les plaines thrèkiennes, et que, comme mainte- nant, les voisins des Troiens souffrissent des maux de ceux-ci. Or, Hékabè, ayant appris la mort de son fils, m'a amené ici sous prétexte de m'apprendre qu'il y avait des coffres d'or des Priamides enfouis dans Ilios; et elle m'a amené dans ces tentes, avec mes enfants, afin, disait- elle, qu'aucun autre ne sût ces choses. Et, ployant les genoux, je me suis assis au milieu d'un lit, et les jeunes filles troiennes étaient assises, les unes à droite, les autres à gauche, comme auprès d'un ami. Et les unes louaient le tissu èdônien de mes vêtements en l'exposant à la lumière de Hèlios, et les autres admiraient ma lance thrèkienne, et elles me laissèrent bientôt sans péplos et sans lance. Celles qui étaient mères berçaient mes enfants dans leurs bras, et, les faisant passer de mains en mains, les éloignaient de leur père. Puis, (le croiras-tu?) après d'amicales pa- roles, saisissant brusquement des épées cachées sous leurs péplos, elles percèrent mes enfants, et d'autres me sai- sirent en ennemies par les mains et les pieds. Et comme je relevais la tête, désirant secourir mes enfants, elles me retenaient par les cheveux. Et j'agitais les mains, malheu-

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HÉKABÈ* fl

reux 1 et la multitude des femmes me réduisait à l'impuis- sance. Enfin, ajoutant à ces maux un mal plus affreux, elles firent une chose terrible. Saisissant leurs agrafes, elles percèrent et ensanglantèrent les malheureuses pru- nelles de mes yeux. Puis, elles s'enfuirent à travers les tentes. Et moi, me ruant comme une bête féroce, je pour- suivis ces chiennes meurtrières, et, comme un chasseur, je tâtais tous les coins de la tente, frappant et renversant tout. Voilà ce que j'ai souffert, pour te plaire et pour avoir tué ton ennemi, Agamemnon I Mais, pour n'en pas dire plus long, j'exprimerai en peu de mots tout ce qu'on a déjà dit en mal des femmes, dans le passé, le présent et l'avenir : ni la mer ni la terre ne nourrissent une pire race-, et il le sait bien, quiconque les a connues dans tous les temps I

LE CHOEUR.

Ne t'emporte pas ainsi, et, parce que tu souffres, n'ac- cuse point la race entière des femmes, car, si quelques- unes d'entre nous sont mauvaises, d'autres sont dignes qu'on les envie.

HÉKABÈ.

Agamemnon, il serait bon que, parmi les hommes, la langue ne l'emportât jamais sur les actions, mais que les bonnes actions amenassent toujours les bonnes paroles, et les mauvaises actions \çs mauvaises paroles, et que le mal ne pût jamais bien parler. A la vérité, ils passent pour sages, ceux qui usent ainsi habilement de la parole ; mais leur habileté a un terme, et ils périssent misérablement, et aucun d'eux n'a encore évité cette destinée. C'est à toi que je dis cela, Agamemnon ; et je répondrai maintenant

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5*2 HÉKABÊ.

à celui-ci. Tu dis avoir tué mon fils afin d'épargner un double travail aux Akhaiens et à Agamemnon ; mais, ô le plus mauvais des hommes, il n'y a jamais eu d'amitié entre les Barbares et les Hellènes, et il ne peut en exister. Or, dans quel intérêt as-tu donc montré un tel zèle ? Est-ce en vue de quelque alliance ou de quelque parenté? Par quelle raison ? Craignais-tu que, passant de nouveau la mer, ils vinssent ravager les productions de ta terre ? A qui penses-tu persuader cela? Si tu voulais être véridique, c'est ton avidité, c'est son or qui a tué mon fils. Car, enfin, dis-nous ceci : Pourquoi, quand Troia était heu- reuse, quand la ville était ceinte de tours, quand Priamos vivait, quand la lance de Hektôr florissait, lorsque tu nourrissais cet enfant dans tes demeures, pourquoi, puis- que tu voulais être utile à Agamemnon, n'as-tu pas tué mon fils alors, ou ne l'as-tu pas amené, vivant, aux Argiens > Mais, dès que notre lumière s'est éteinte , dès que la fumée de la Ville a démontré la victoire de nos ennemis, tu as tué l'hôte de ton foyer I Par surcroît, écoute les autres preuves de ta méchanceté : Si tu étais l'ami des Akhaiens, ne devais-tu pas apporter cet or, qui n'est pas tien, mais celui de mon fils, et le donner à ceux-ci qui manquent de tout et qui vivent loin de la terre de la patrie depuis si longtemps? Mais tu ne l'as point laissé échapper de ta main, et tu le gardes encore dans tes demeures. Et, cependant, si tu avais nourri mon enfant, comme tu le devais, et si tu l'avais sauvé, que ta gloire eût été grande I C'est dans le malheur que les vrais amis se révèlent, car la prospérité a toujours des amis. Si tu manquais de richesses, mon fils, heureux, n'eût-il pas été un grand trésor pour toi? Mais voici que, maintenant, tu ifas plus cet ami, et que cet or et tes enfants te sont

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HÉKABÈ. 5*5

enlevés, et que toi-même tu subis une destinée semblable. Je te le dis donc, Agamemnon, si tu secours cet homme, on te dira aussi mauvais que lui, car tu seras favorable à un hôte qui n'a été ni pieux, ni fidèle à ceux qui avaient droit à sa fidélité, ni religieux, ni juste ; et nous dirons que tu te réjouis du mal. Mais je ne veux point outrager mes maîtres.

LE CHOEUR.

Hélas 1 hélas ! Que les bonnes actions inspirent toujours de bonnes paroles aux vivants 1

AGAMEMNON.

Certes, il m'est dur de juger et de condamner, mais il le faut. Ayant pris ceci en main, je ne puis m'en dessaisir sans honte. Il me semble, sache-le, que ce n'est ni pour moi, ni pour les Akhaiens, que tu as tué ton hôte, mais pour garder son or dans tes demeures. Tu parles ainsi favorablement de toi-même, à cause des maux que tu subis. Peut-être, chez vous, est-il permis de tuer son hôte ; mais, pour nous Hellènes, cela est odieux. Si je jugeais que tu n'es point coupable, comment ne serais-je point blâmé? Je ne le puis. C'est pourquoi, puisque tu as osé commettre le crime, résigne-toi au châtiment.

POLYMÈSTÔR.

Hélas sur moi I Vaincu par une femme esclave, je m'humilierai donc devant qui est plus faible que moi !

AGAMEMNON.

N'est-ce pas justice, puisque tu as fait cela ?

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^4 HÉKABÈ.

POLYMÈSTÔR.

Hélas sur moîl Hélas sur mes enfants et sur mes yeux I Malheureux I

HÉKABË.

Tu souiFres ! Et moi, penses-tu que je ne souffre pas à cause de mon enfant?

POLYMÈSTÔR.

Tu te plais à m'insulter, ô toi qui es capable de tout!

HÉKABË.

Ne dois-je pas me réjouir de t'avoir châtié ?

POLYMÈÏSTÔR.

Non! quand la mer t'aura...

HÉKABË.

Quand elle m'aura emportée sur une nef vers la mer hellénique?

POLYMÈSTÔR.

Quand elle t'aura engloutie, tombée de la mâture.

HÉKABË.

Qui me contraindra de sauter dans la mer?

POLYMÈSTÔR.

Tu monteras de toi-même au mât de la nef.

HÉKABË.

Avec des ailes? ou de quelle autre façon?

\

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HÉKABÈ. ff

POLYMÈSTÔR.

Tu deviendras une chienne aux yeux enflammés.

HÉKABË«

Comment sais-tu que je changerai de forme ?

POLYMËSTÔR.

Dionysos^ le prophète, Ta dit aux Thrèkiens.

HÉKABË.

Et à toi, nVt-il point prédit les maux que tu souffres?

POLYMÈSTÔR.

Dans ce cas, jamais tu ne m'aurais pris à tes ruses.

HÉKABÈ.

Et, alors, dois-je vivre, ou mourir ?

POLYMÈSTÔR.

Tu mourras, et ta tombe sera nommée. . .

HÉKABÈ.

D'un nom qui rappellera ma forme? ou de quel autre ?

POLYMÈSTÔR.

La tombe d'une chienne malheureuse, et ce sera un signe pour les marins.

hÉKABÈ.

Peu m'importe, puisque Je me suis vengée de toi.

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HÉKABÈ.

POLYllfcSTÔR

Et ta fille Kasandra aussi doit mourir.

HÉKABÈ.

Je crache, et je te renvoie ces maux I

POLYMÈSTÔR.

C'est l'épouse de celui-ci, la fatale gardienne de sa demeure, qui la tuera.

HÉKABË.

Puisse la Tyndaris n'être jamais en proie à cette démence !

POLYMÈSTÔR.

Et toi-même, Agamemnon, elle lèvera la hache sur ta tête.

AGAMEMNON.

Es-tu insensé? Veux-tu courir au devant du châtiment?

POLYMÈSTÔR.

Tue I Mais un bain sanglant t'attend dans Argos.

AGAMEMNON.

Serviteurs, entrainez-le loin d'ici !

POLYMÈSTÔR.

Mes paroles te font souffrir?

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HÉKABÈ. 5*7

AGAMEMNON,

Ne lui fennerez-vous point la bouche?

POLYMÊSTÔR.

Fermez-la ! Tout est dit.

AGAMEMNON.

Allez I Jetez -le, aussi promptement que possible, sur quelqu'île déserte, puisqu'il a une telle audace de langue. Pour toi, Hékabè, ô malheureuse! va ensevelir tes deux morts. Vous, Trôiades, il faut que vous retourniez aux tentes de vos maîtres, car je sens déjà les vents favora- bles à notre retour dans nos demeures* Puissions-nous naviguer heureusement vers la patrie-, et, délivrés de nos travaux, puissions-nous retrouver nos demeures pros- pères!

LE CHŒUR.

Amies, allez aux ports et aux tentes, essayer les tra- vaux de la servitude, car c'est une dure nécessité.

FIN DE HÉKABÈ.

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II

ORESTES

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11

ORESTES

Elektra.

Hélène.

Hermioné.

Choeur des Femmes argiennes,

Orestès.

Ménélaos.

Tyndaréôs.

Pyladès.

Un Messager.

Apollon.

Un Phryge.

ÉLEKTRA.

L n'est aucune chose si terrible à dire, aucun

mal, aucune calamité envoyée divinement,

dont la nature de Thomme ne supporte le

poids. Car l'heureux Tantalos, de Zeus,

et je ne rappelle point ceci pour insulter à sa

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02 ORESTES.

fortune craignant le rocher qui va tomber sur sa tète, pend dans Tair^ et subit ce châtiment, dit-on, parce que, étant homme et partageant avec les Dieux l'honneur d'une table commune, il eut une langue sans frein, faute très honteuse. Il engendra Pëlops, de qui est Atreus, auquel la Déesse, filant sa laine en une trame fatidique, réserva la discorde, afin qu'il fît la guerre à son frère Thy estes. Mais quel besoin ai-je d'énumérer ces choses abominables? Atreus, ayant égorgé ses enfants, les lui servit dans un festin. D'Atreus car je tais les événe- ments intermédiaires est l'illustre s'il est illustre Agamemnon, et Ménélaos, d'une mère Krétoise, Aéropè. Et Ménélaos épousa Hélène haïe des Dieux ; et le Roi Agamemnon, par un mariage célèbre chez les Hellè- nes, épousa Klytaimnestra, de qui sont nées trois vierges, Khrysothémis, Iphigénéia et moi, Elektra, et un mâle, Orestès, enfants d'une mère très scéléfate qui, ayant enveloppé son mari d'un tissu inextricable, le tua. 11 ne sied pas à une vierge d'en dire la cause. Je laisse à tout autre le soin de découvrir ce secret. Mais pourquoi faut- il que j'accuse Phoibos d'injustice > En effet, il poussa Orestès à tuer la mère qui l'avait enfanté, ce qui n'est pas digne de louange auprès de tous. Cependant il l'a tuée, ne désobéissant point au Dieu ; et moi, j'ai pris ma part du meurtre, autant qu'une femme le peut, ainsi que Pyladès qui a commis cette action avec nous. Et, depuis, le misérable Orestès languit, consumé d'un mal cruel ; et il gît étendu sur son lit, et le sang de sa mère l'agite de fureurs *, car je crains de nommer les Déesses Euménides qui le terrifient. Ce jour est le sixième depuis que ma mère a été égorgée et que son cadavre a été purifié par le feu. Et, pendant ces jours-ci, Orestès n'a pris aucune

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ORESTES. 63

nourriture et n'a point baigné son corps; mais, enveloppé de ses vêtements, quand son corps est soulagé de son mal, recouvrant Tesprit, il pleure, et, quelquefois, rapide, il saute de son lit, comme un cheval hors du joug. Et il a été décrété que les Argîens ne nous recevraient ni sous leur toit ni à leur foyer, et que nul ne parlerait aux matricides ; et ce jour est celui la ville des Argiens décidera, par son sufirage, s'il faut que nous mourions lapidés ou que nous ayons le cou tranché par l'épée aiguisée. Mais nous avons quelque espoir de n'être pas rois à mort. En effet, Ménélaos revient de Troia dans sa patrie. Étant entré dans le port naupléien, il aborde le rivage, ayant longtemps erré dans ses courses vagabondes depuis Troia. Et il a envoyé avant lui, dans la demeure, la désastreuse Hélène, pendant la nuit, de peur que ceux dont les fils ont péri sous llios, la voyant venir pendant le jour, ne lui jettent des pierres. Or, elle est dans la demeure, pleurant sa sœur et les calamités de sa famille. Cependant, elle a quelque consolation de ses douleurs. La vierge que Ménélaos laissa dans la demeure quand il navigua vers Troia, et qu'il confia à ma mère pour être élevée par elle, Hermionè, amenée de Sparte, réjouit Hélène et lui fait oublier ses maux. Je regarde de tous côtés sur le chemin afin de voir arriver Ménélaos, car nous n'avons que de faibles secours à attendre de tous les autres. Si nous ne sommes sauvés par lui, la chose est sans ressources pour la malheureuse maison.

H-ÉLÉNÊ.

O enfant de Klytaimnestra et d'Agamemnôn, depuis si

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64 ORESTES.

longtemps vierge, Ëlektra, comment , ô malheureuse, toi et ton frère, le misérable Orestès, avez-vous tué votre mère? Je ne suis point souillée en te parlant, car je renvoie ce crime à Phoibos. Cependant, certes, je gémis sur la destinée de Klytaimnestra, ma sœur, que je n*ai point vue depuis que j'ai navigué pour Ilios, entraînée par une destinée envoyée par la colère divine ; et, privée d'elle, je gémis sur vos calamités.

ÉLEKTRA.

Hélène, que te dirai-je, à toi qui vois de tes yeux les calamités de la race d'Agamemnôn ? Pour moi, sans dor- mir, je reste assidûment auprès de ce mort malheureux, car il est mort, à voir sa faible haleine ; mais je n'insulte point à ses maux. Et toi, qui es heureuse, et ton heureux mari, vous venez à nous qui sommes misérables.

HÉLiNÈ.

Depuis combien de temps est-il couché sur ce lit ?

ÉLEKTRA.

Depuis qu'il a versé le sang materne!.

HÉLÈNE.

O malheureux ! Et sa mère, comme elle a péri I

ÉLEKTRA.

II en est ainsi, et je suis désespérée de nos maux.

HÉLÈNE.

Par les Dieux î m'accorderas-tu une chose, ô vierge ?

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.Ol^ESTÈS. 6f

. (LEKTRA*

Autant que je le pourrai» occupée que |e suis auprès de mon frère.

HÉLÈNE.

Veux tu te rendre pour moi au tombeau de ma sœur >

tLEKTRA.

De ma mère» dis*tu > Pour quelle raison }

HÉLÈNE.

Pour y porter les prémices de ma chevelure et mes libations funèbres.

ÉLEKTRA.

Ne t'est-il donc point permis d*atler au tombeau de tes amis?

HÉLÈNE.

Je rougis de me montrer aux Argîens.

ÉLEKTRA.

Tu es sage bien tard» après avoir honteusement aban* donné ta demeure.

HÉLÈNE.

Tu parles bien, mais ce que tu dis n'est pas bienveillant pour moi.

ÉLJEKTRA. .

Quelle hpnte te possède donc devant les Mykènaiens;? 5

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66 ORESTES,

HÉLÈNE.

Je crains les pères de ceux qui sont morts sous Ilios.

ÉLEKTRA.

En effet, tu es violemment accusée par toutes les bou- ches d'Argos.

HÉLÈNE.

Ote-moi donc cette crainte en me rendant ce service,

ÉLEKTRA.

Je ne pourrais regarder le tombeau de ma mère.

HÉLÈNE.

Cependant, certes, il est honteux de faire porter ceci par des servantes.

ÉLEKTRA.

Pourquoi n'envoies tu pas ta fille Hermionè >

HÉLÈNE.

11 n'est pas honnête à des vierges de paraître dans la foule,

ÉLEKTRA.

Elle montrerait sa gratitude à la morte qui Ta élevée,

HÉLÈNE,

Tu as bien dit; je t'obéirai, jeune fille, et j'enverrai ma fille, car, en effet, tu as bien parlé. O fille, Hermionè,

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ORESTES. 67

sors devant les demeures. Prends dans tes mains ces offrandes funéraires et mes cheveux, et, te rendant au tombeau de Klytaimnestra, rëpands-y du miel mêlé avec du lait et l'écume du vin, et, debout au faite du tertre, dis ceci : Ta sœur Hélène t'offre ces libations funé- raires, n'osant approcher de ton tombeau, dans sa terreur de la foule argienne. Et demande lui d'être bienveillante pour moi, pour toi, pour mon mari, et pour ces deux malheureux qu'un Dieu a perdus. Et promets lui toutes les offrandes funéraires qu'il convient que je fasse à ma sœur. Va, ô fille, hâte-toi, et, ces offrandes déposées sur le tombeau, souviens-toi de revenir très promptement.

ÉLEKTRA.

O Nature, quelle calamité tu es parmi les hommes, et combien tu es salutaire à ceux en qui tu es bonne ! Avez* vous vu comm'e elle a coupé les pointes de ses cheveux pour conserver sa beauté > Certes, elle est la même femme qu'elle était auparavant. Que les Dieux te haïssent, toi qui m'as perdue et celui-ci et toute la Hellas ! O malheu- reuse que je suis ! Mais voici que mes chères compagnes viennent se joindre à mes lamentations. Peut-être réveil- leront-elles de son sommeil celui-ci qui repose, et mouilleront-elles mes yeux de larmes, quand je verrai mon frère en démence.

(LEKTRA.

o très chères femmes, avancez d'un pied silencieux, ne faites point de bruit ni de cris. Votre amitié m'est

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6S ORESTES.

douce, mais ce me serait une douleur que celui-ci fût réveillé.

Strophe /.

Taisez-vous ; taisez-vous ! Ne laissez qu'une trace légère, ne faites point de bruit ni de cris. Allez loin, là, loin de moi et du lit.

LE CHOEUR.

Voilà, j'obéis.

ÊLEKTRA,

Hélas I hélas 1 ô chère, parle-moi aussi doucement que le son de la syrinx faite de roseau léger.

LE CHŒUR.

Voici que je parle d'une voix douce et basse, comme dans la demeure. .

tLEKTRA.

Bien ainsi. Parle bas, approche doucement, douce-* ment, et di3-moi pourquoi tu viens. Celui-ci, gisant $ur ce lit, s'est endormi enfin, bien tard. ' .

LE CHOEUR.

Antistrophe /. Comment est-il } Réponds-nous, ô chère 1

ÉLEKTRA.

. Que dirai-je de sa fortune oi( de son malheur Hl res- piré encore, à la vérité,, mais il gémit iàiblement. .

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.OKîSTÉS. 69

.IE CHOEUR.

Que dis-tu > O malheureux 1

. tLEKTKA.

Tu le perdras, si tu chasses de ses paupières le très doux charme qui le possède.

LE CHOEUR,

Oh ! le malheureux , à cause des actions exécrables commandées par les Dieux I O malheureux ! hélas I que de peines I

tLEKTRA»

Injuste, il ordonna donc des choses injustes, Loxias, quand, sur le trépied de Thémis^ il commanda le meurtre exécrable de ma mère î

LE CHOEUR.

Strophe II. Vois-tu ? son corps remue sous ses vêtements.

ÊLEKTRA.

C'est toi, ô malheureuse, qui, en criant, Taç arraché au sommeil.

LE CHOEUR.

Je pensais qu'il dormait.

ÉLEKTRA.

Loin de nous et dés demeures 1 Retourne ton pied, ne fais pas de bruit.

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70 ORESTES.

Il dort. Tu dis vrai.

LE CHŒUR.

ÉLEKTRA.

LE CHOEUR.

Vénérable, venerable Nyx, Déesse qui apportes le som- meil aux hommes fatigués^ viens de TÉrébos 1 Viens, viens, Ailée I dans la demeure agamemnônienne , car, à cause de nos douleurs, à cause de nos calamités, nous péris- sons, nous périssons !

tLEKTRA.

Vous faites du bruit* Ne voulez-vous pas, silencieuse- ment, taire le son de votre voix en veillant auprès du lit, et lui permettre les tranquilles délices du sommeil, ô chères I

LE CHOEUR»

Antistrophe //. Dis! quelle sera la fin de ses maux?

ÉLEKTRA.

Mourir, mourir ! Quelle autre, en effet ? Il n*a aucun désir de nourriture.

LE CHOEUR.

Sa mort est donc certaine?

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ORESTES. 71

(LEKTRA.

Phoibos nous a égorgés en nous ordonnant le meurtre misérable et impie d'une mère parricide.

LE CHOEUR*

Action juste, à la vérité, mais mauvaise.

ÉLEKTRA.

Tu es morte, tu es morte, ô mère qui m'as enfantée I Tu as tué le père ainsi que les enfants issus de ton sang. Nous périssons, nous sommes morts, nous périssons I Toi, tu es déjà parmi les morts ; et la plus grande partie de ma vie s'en va dans les gémissements, les sanglots et les larmes nocturnes, car, sans mari et privée d'enfants, je traîne ma vie, misérable à jamais 1

LE CHOEUR.

Vois, vierge Élektral Approche, de peur que ton frère soit mort sans que tu le sactic». 1 m'inquiète, en effet, par son peu de souffle.

ORESTËS.

Cher apaisement du sommeil, ô remède à nos maux, combien tu es venu à propos et doucement à moi 1 O vé- nérable oubli des douleurs, ô Divinité secourable aux malheureux ! Mais d'où suis-je venu ici } Comment y suis-je arrivé? Car )'ai tout oublié, étant privé de ma raison première.

ÉLEKTRA.

. O très cher, combien ton sommeil m'a réjouie I Veux-tu que je soulève ton corps et que je le redresse }

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72 OKESTÉS.

ORESTES.

Certes, prends moi, prends moi I Essuie sur ma misé- rable bouche et sur mes yeux ce reste d'écume.

* ÉLEKTRA.

C'est un doux service, et je ne refuse pas soigner de mes mains de sœur les membres fraternels.

ORESTÈS.

Mets ta poitrine contre ma poitrine, écarte de ma face ma chevelure hérissée, car c'est à peine si je vois de mes yeux.

ÉLEKTRA.

O tête malheureuse aux cheveux souillés, que tu es hérissée, non baignée depuis si longtemps 1

uKESTÈS.

Étends-moi de nouveau sur ce lit. Quand le mal de ma fureur cesse, je suis sans force et mes membres languis- sent.

ÉLEKTRA.

Voilai Le lit est cher au malade; le repos en est fati- gant, mais cependant nécessaire.

ORESTÈS.

Redresse-moi de nouveau, retourne mon corps. Les malades sont impatients à cause de l'angoisse <le leur esprit. . ^ .

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ORESTES. 7J^

ÊLEKTRA.

Ne vcux-tu pas poser aussi tes pieds à terre et liiai^cTier lentement, pa$ à pas i Tout changement est une chose agréable.

ORESTËS.

Très bien. Ceci a l'apparence de la santé, en effet, et Tapparence est bonne quand la réalité manque.

tLEKTRA.

Écoute, ô tête fraternelle, pendant que les Erinnyes te laissent la raison.

ORESTËS.

Que diras-tu de nouveau } Si c'est quelque chose d'heureux, ce me sera agréable; mais s'il s'agit de quelque malheur, j'ai assez de souffrances.

ÉLEKTRA.

Ménélaos arrive, le frère de ton père. Ses nefs ont abordé le port deNauplia.

ORESTÊS.

Que dis-tu? Il vient comme une lumière sur mes maux et sur les tiens, lui, un de notre race, et qui a reçu des bienfaits de notre père.

ÉLEKTRA.

Il arrive, et, pour preuve de mes paroles, il ramène avec lui Hélène des murailles de Troia.

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74 ORESTES,

ORESTES.

S'il eût échappé seul, il serait plus enviable; s'il ramène sa femme avec lui, il revient avec un grand fléau.

ÉLEKTRA.

Tyndaréôs a engendré une race de filles déshonorées et infâmes dans toute la Hellas.

ORESTÈS.

Ne sois donc point semblable à ces mauvaises femmes, car tu le peux, non seulement par tes paroles, mais aussi par tes sentiments.

ÉLEKTRA.

Hélas, ô frère ! Ton œil est troublé I Tu étais sain d'esprit, et te voilà subitement redevenu furieux 1

ORESTÈS.

O mère 1 je te supplie î N'excite point contre moi les Filles à face sanglante, chevelues de serpents I Les voici ! elles accourent, elles se jettent sur moi 1

ÉLEKTRA.

Reste, ô malheureux, tranquille sur ton lit ; tu ne vois rien en effet.

ORESTÈS.

O Phoibos, elles vont me tuer, ces Déesses terribles à face de chien, aux regards de Gorgô, sacrificatrices des morts 1

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ÔRESTÈS. 7^

ÉLEKTRA.

Je ne te lâcherai point, maïs, t'enveloppant de mes bras, je t'empêcherai de faire des bonds furieux.

OKESTËS*

Lâche-moi, toi qui es l'une de mes Erinnyes et qui me saisb par le milieu du corps pour me jeter dans le Tar- taros!

ÉLEKTRA.

O malheureuse que je suis 1 Quel secours invoqueraî-je, puisqu'une Divinité nous est ennemie >

ORESTÈS.

Donne-moi cet arc de corne, présent de Loxias, à l'aide duquel Apollon m'a ordonné de chasser les Déesses, si elles m'épouvantaient de leur rage furieuse.

ÉLEKTRA.

Un des Dieux peut-il être blessé par une main mortelle?

ORESTÈS.

S'il ne s'éloigne de mes yeux. N'entendez-vous pas, ne voyez-vous pas les flèches ailées qui s'envolent de l'arc qui frappe sûrement? Ah 1 ah 1 Qu'attendez-vous? Montez de vos ailes à la cime de l'Aithèr et accusez les oracles de Phoîbos. Ahl pourquoi suis-je défaillant? Pourquoi ce souffle haletant de mes poumons ? m'élançai-je de mon lit?.** Enfin, hors de la tempête, je revois le calme I Soeur, pourquoi pleures-tu en te cachant la tête dans ton

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76 ORHSTÉS.

pëplos ? J'ai honte de t'infliger une part de mes maux et de causer à une vierge la souffrance que je subis. Puisses-tu ne pas être flétrie à cause de mes maiix 1 Tu as consenti, mais le meurtre maternel n^a été commis que par moi. Mais j'accuse Loxias qui m'a poussé à cette action très impie, en me rassurant par des paroles, et non en réalité. Je pense que mon père, si je l'avais interrogé en face pour savoir si ma mère devait être tuée par moi, m'aurait conjuré, par mon menton, de ne point enfoncer Tépée dans la gorge de qui m'a enfanté, puisque lui-même n'en devrait pas revenir à la vie, et que moi, malheureux, j'en devais être accablé de tant de maux. Mais, maintenant, découvre ta tête, 6 sœur, et cesse de pleurer, bien que nous soyons misérablement affligés. Quand tu me vois défaillir, soutiens et console mon esprit troublé et déses- péré; mais, quand tu pleures, c'est ^ moi de te rassurer tendrement. Ces services mutuels conviennent entre amis. O malheureuse, rentre donc dans la demeure, donne au sommeil tes paupières en proie aux veilles, prends de la nourriture et baigne ton corps ; car si tu m'abandonnes, ou si tu prends quelque maladie en restant toujours auprès de moi, nous sommes perdue. En effet, je n'ai que toi seule pour soutien, et, comme tu le vois, je suis abandonné par tous les autres.

ÉLEKTRA.

Cela ne sera point : je veux vivre et mourir avec toi, car îl en est de même pour tous deux. Si tu meurs, moi, femme, que ferai-je? Comment me sauverai-je, seule, sans frère , sans père , sans amis > Mais, s'il te semble ainsi, il faut obéir. Recouche-toi donc sur ton lit et

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ORESTES. 77

chasse ces terreurs qui t'en arrachent* Reste étendu sur ce Ht, car, bien que n'étant point malade, si on se croit tel, il en résulte angoisse et tourment pour les mortels*

LE CHOEUR.

Strophe L

Hélas, hélas ! O rapides, ailées, furieuses Déesseè, qui, dans les larmes et les gémissements, célébrez des fêtes non semblables aux Thiases, noires Euménides qui volez par le large Aîthèr, expiatrices du sang, vengeresses du meurtre, je vous supplie, je vous supplie, laissez le fils d'Agamemnôn oublier sa rage insensée et furieuse I O malheureux, que de tourments tu t'es attirés en recueil-* lant l'oracle rendu par Phoibos du haut du Trépied, sur le sol et dans le sanctuaire est, dit-on, le nombril de la terre I

Antistrophe /.

O Zeus ! quelle pitié espérer } Quel est ce combat du meurtre qui te travaille^ malheureux, et dans lequel un Daimôn multiplie tes larmes en faisant apparaître dans la demeure le sang de ta mère, qui te tourmente > Je me lamente, je me lamente I Une grande fortune n'est point stable parmi les mortels. De même qu'un Daimôn déchire la voile d'une nef rapide, de même il engloutit cette fortune en de profondes misères, comme dans les flots violents et dévorateurs de la mer. Quelle autre famille,, en effet, que celle des Tantalides, issue de noces divines, me faut-il honorer ?

Mais voici que le Prince, que le Roi Ménélaos approche.

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73 ORESTES.

A réclat qui le revêt, on voit bien qu'il est du sang des Tantalides. O toi qui as conduit une armée de mille nefs contre la terre Asia, salut 1 Tu jouis déjà d'une heureuse fortune, puisque tu as obtenu, à Taide des Dieux, ce que tu désirais.

MÉNÉLAOS.

Ô demeure 1 d'une part, je te retrouve avec joie, en revenant de Troia ; et, d'autre part, je gémis à ta vue, car, jamais, dans le monde entier, je n'ai vu une autre demeure enveloppée de plus lamentables calamités. En effet, j'ai appris la destinée d'Agamemnôn et la mort que lui a donnée sa femme, en approchant du promontoire maléien. Le divinateur des marins m'a tout annoncé du milieu des flots, le prophète Glaukos, Dieu véridique ; et, m'étant apparu, il m'a dit ceci : Ménélaos, ton frère gît mort^ il est tombé mort dans le bain suprême préparé par sa femme. Et il nous a fait verser d'abon- dantes larmes, à moi et à mes marins. Ayant abordé la terre de Nauplia, et, déjà ma femme se rendant ici, lorsque j'espérais entourer de mes chers bras Orestès, fils d'Agamemnôn, et sa mère, tous deux heureux, j'ai appris d'un pêcheur le meurtre impie de la Tyndaréenne. Et maintenant, ô jeunes filles, est le fils d'Agamemnôn qui a osé commettre cette action terrible? C'était un petit enfant encore aux bras de Klytaimnestra quand je quittai la demeure en partant pour Troia, Je ne le recon- naîtrais pas, si je le voyais.

ORESTÈS,

Ménélaos, je suis cet Orestès que tu demandes, et je te

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ORESTES. 79

révélerai moi-même mes misères. Mais, avant tout, je presserai tes genoux en suppliant, et, bien que privé de rameaux, je répandrai les prières de ma bouche. Sauve- moi I Car tu arrives quand je suis en proie à mes maux les plus cruels.

MÉNÊLAOS.

O Dieux ! que vois-je > Est-ce un mort que je vois >

ORESTÈS.

Tu dis vrai. Je ne vis plus, en effet, à cause de mes maux, bien que je voie la lumière.

MÉNÉLAOS.

Que ta chevelure est souillée et hérissée, ô malheureux !

ORESTËS.

Ce n'est pas mon apparence, ce sont mes actions qui me tourmentent.

MÉNÉLAOS.

Que tu regardes avec des yeux farouches sous tes paupières sèches !

OKESTÉS.

Mon corps s'est évanoui, mais le nom qui m'est me reste.

MÉNÉLAOS,

Oh ! combien tu m'apparais déGguré, contre mon attente I

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80 ORESTES. '

. ORESTES.

C'est moi qui suis l'égorgeur de ma malheureuse mère.

MÉNÊLAOS.

Je l'ai appris. Épargne-toi de raconter ce malheur.

' ORifSTÉS,

Je te l'épargne ; mais le Daimôn est prodigue de maux pour moi,

MÉNÉLAOS.

Que t'arrive-t-il ? Quel mal te tourmente }

ORESTÈS.

La conscience, par laquelle sens que j*ai fait une action horrible.

MÉNÉLAOS.

Que dis-tu ? Qui est sage parle clairement et non obscu- rément.

ORESTÊS.

Une très grande tristesse me consume,

MÉNÉLAOS,

C'est une Divinité terrible, mais elle est exorable.

ORESTtS.

Et les fureurs vengeresses du sang de ma mère,

MÉNÉLAOS.

Quand as-tu commencé à être furieux ? Quel jour >

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ORESTES. Si

ORESTES.

Depuis le jour j'ai chargé d'un tertre ma malheu- reuse mère.

MÉNÉLAOS.

Etais-tu dans la demeure, ou près du bûcher ^

ORESTÈS.

C'était la nuit, et je veillais pour recueillir ses osse- ments.

MÉNÉLAOS.

Quelqu'un était-il pour soutenir ton corps }

ORESTÊS.

Pyladès, qui avait accompli avec moi le meurtre san- glant de ma mère.

MÉNÉLAOS.

Par quels spectres es-tu ainsi tourmentée

ÔRESTÊS.

11 me semble voir trois Filles semblables à la Nuit.

MÉNÉLAOS.

Je sais de qui tu parles, mais je ne veux pas les nommer I

ORESTËS.

Elles sont sacrées, en effet, et tu évites sagement de les nommer.

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82 . ORESTES.

MÊNÉLAOS.

Elles te tourmentent à cause du meurtre de ta .mère ?

ORESTËS.

C'est la persécution dont je suis tourmenté misérable- ment.

MÉNÊLAOS.

Il n'est pas injuste que ceux qui ontcommis des actions terribles subissent des peines terribles.

ORESTÈS.

Mais j'ai une excuse dans ce malheur...

MÉNÉLAOS.

Ne parle point de la mort de ton père, car ce ne serait point une juste raison.

ORESTËS.

Phoibos, qui m'a ordonné d'accomplir le meurtre de ma mère.

MÉNÉLAO«.

Il ne connaît donc ni l'honnête ni le juste >

ORESTËS.

Nous sommes soumis aux Dieux, quels que soient les Dieux.

MÉNÉLAOS.

Et, après cela, Loxias ne te secourt point dans tes maux?

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ORESTES. 83

ORESTES.

11 attend ; les Dieux sont ainsi.

MÉNÉLAOS,

Combien de temps y a-t-il que ta mère a expiré ^

ORESTÈS.

Ce jour est le sixième. Le bûcher sépulcral est encore chaud.

MÉNÉLAOS.

Que les Déesses ont été promptes à te réclamer le sang de ta mèrel

ORESTÈS.

J'ai été pour ceux que j'aime un ami inhabile, mais sincère.

MÉNÉLAOS.

A quoi t'a servi d'avoir vengé ton père >

ORESTËS.

A rien encore; mais je dis qu'attendre c'est être inactif.

MÉNÉLAOS.

Et que ressentent pour toi les citoyens, depuis que tu as fait cela ?

ORESTÈS.

Je leur suis odieux, tellement qu'ils ne me parlent pas.

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84 ORESTES.

MÊNÊLAOS.

N'as-tu point, selon les lois, purifié tes mains de ce sang?

ORESTËS.

Je suis chassé des demeures dont je m'approche.

MÉNÉLAOS.

Quels citoyens veulent te chasser de cette terre >

ORESTÊS.

Oiax, qui impute à mon père un crime devant Troia,

^ÉNÉLAOS.

Je comprends : on te châtie du meurtre de Palamèdès.

ORESTÈS.

Je n'y ai point pris part, et cependant je suis irrévoca- blement perdu.

. MÉNÉLAOS.

Quel autre encore ? Est-ce quelqu'un des amis d'Ai* gisthos }

ORESTËS,

Ceux-ci m'accablent d'outrages, et la Ville leur obéit maintenant.

MÉNÉLAOS.

La Ville te permet-elle de porter le sceptre d'Aga- memnôn?

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ORESTES, 8f

ORESTES.

Comment I 11$ ne me permettent seulement pas de vivre 1

MÉNÉLAOS.

Que font ils? Peux-tu me le dire avec certitude?

ORESTËS.

Une sentence sera rendue contre moi en ce jour.

MÉNÉLAOS.

Seras-tu exilé de cette ville, mis à mort, ou non ?

ORESTÈS.

Je serai mis à mort, lapidé par les citoyens.

MÉNÉLAOS.

Pourquoi ne fuis-tu pas hors des frontières de cette terre?

ORESTËS.

Je suis environné de toutes parts d'hommes armés.

MÉNÉLAOS.

Par tes ennemis, ou par la force argienne ?

ORESTËS.

Par tous les citoyens : il faut que je meure, pour tout dire en un mot.

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86 ORESTES.

MÉNÉLAOS.

O malheureux tu en es venu au dernier point du malheur !

ORESTÉS.

En toi mon espérance a un refuge contre mes maux. Toi qui es heureux, fais part de ta félicité à tes amis malheureux ; ne jouis pas seul des biens que tu possèdes, mais partage nos peines à ton tour; et les bienfaits que tu as reçus du père, rends-les à ceux auxquels il te faut les rendre. Les amis qui ne se montren point tels dans le malheur, sont amis de nom, mais point en réalité.

LE CHOEUR.

Voici que le Spartiate Tyndaréôs approche d'un pas senile, couvert d'un péplos noir, et lugubrement rasé à cause de sa fille.

ORESTÈS.

Je suis perdu, Ménélaos I Voici que Tyndaréôs vient à nous, lui dont je redoute grandement le présence à cause de ce que j'ai fait. Il m'a nourri tout petit enfant, et il me couvrait de baisers, portant dans ses bras le fils d'Aga- memnôn, et Léda faisait de même, et tous deux m'hono- raient non moins que les Dioskoures. O cœur malheureux ! O mon âme 1 Quelle gratitude leur ai-je rendue ! Quelles ténèbres répandrai-je sur ma face? De quelle nuée m'en- velopper pour échapper aux yeux du vieillard ?

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ORESTES. 87

TYNDAKÉÔS.

OÙ, verrai-je le mari de ma fille, Ménélaos } Tandis que je versais des libations sur le tombeau de Klytaim- nestra, j'ai appris qu'il était arrivé dans Nauplia, avec sa femme, sain et sauf après tant d'années. Conduisez-moi, car je veux le saluer, en me tenant à sa droite, cet ami que je revois après un si long temps.

MÉNÉLAOS.

O vieillard, salut! toi dontZeus a possédé le lit.

TYNDARÉÔS.

Salut à toi, ô Ménélaos, mon parent par alliance I Ah I quel malheur de ne point connaître les choses futures I Ce Dragon matricide, que je hais, lance devant les demeu- res des éclairs empestés. Ménélaos, peux-tu parler à cette tête scélérate ?

MÉNÉLAOS.

Pourquoi non ? Il est fils d'un père qui m'était cher.

TYNDARÉÔS.

Est-il de lui, tel que le voilà ?

MÉNÉLAOS.

Il est de lui ; et, s'il est dans le malheur, il doit être respecté.

TYNDARÉÔS.

Tu es devenu Barbare, étant resté longtemps parmi les Barbares.

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88 ORESTES.

MÉNÊLAOS,

Il appartient aux Hellènes de respecter toujours un parent.

TYNDAKÉÔS.

Mais aussi de ne pas vouloir être au dessus des lois.

MÉNÉLAOS.

Toute chose imposée est une servitude pour les sages.

TYNDARÉÔS.

Aie donc cette pensée ; moi, je ne la partagerai jamais.

MÉNÉLAOS.

C'est que la colère, unie à la vieillesse, n'est point une chose sage.

TYNDARÉÔS.

Avec celui-ci, quelle lutte de sagesse peut-on engager? Si les actions bonnes ou mauvaises sont évidentes pour tous, qui, de tous les hommes, a été plus insensé que celui-ci, qui n'a pas respecté ce qui est juste et ne s'est point conformé à la loi commune des Hellènes ? Après qu' Agamemnon eut rendu Tâme, frappé à la tête par ma fille, crime abominable que je n'approuverai jamais, il fallait que celui-ci poursuivît le meurtre par une juste accusation et chassât sa mère des demeures. 11 eût ainsi mérité d'être loué de sa modération dans cette calamité, et il eût respecté la loi, et il serait resté pieux. Mais, maintenant, il a subi le même Daimôn que sa mère.

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ORESTES. 89

car, la jugeant coupable avec justice, il est devenu pire qu'elle en la tuant. Je t'interrogeras seulement sur ceci, Ménélaos : Si la femme qui partagera le lit de celui- ci le tue, et si le fils tue la mère, et si le fils de ce dernier venge le meurtre par le meurtre, quand viendra la fin de ces crimes } Nos pères antiques ont décidé sagement en ceci : Ils ne permirent pas à qui avait versé le sang, de se montrer aux yeux des citoyens ni de venir à leur ren- contre ; mais ils voulurent qu'il expiât par l'exil, et non qu'il fût tué à son tour. En effet, autrement il y en aurait toujours un destiné à la mort, pour avoir le dernier souillé ses mains. Pour moi, je hais les femmes impies, et ma fille la première, elle qui a tué son mari. Je n'approuverai jamais Hélène ta femme, ni ne lui parlerai, et je ne te louerai pas d'être parti pour Troia à la recherche d'une mauvaise femme ; mais je défendrai la loi autant qu'il me sera possible, et j'attaquerai ces mœurs sauvages et féroces qui perdent toujours les nations et les cités. Qu'as-tu éprouvé, ô malheureux, quand ta mère découvrit ses mamelles en te suppliant > Pour moi, qui n'ai point vu cette chose lamentable, je baigne mes vieux yeux de larmes, malheureux que je suis I D'ailleurs, un fait con- firme mes paroles : tu es haï des Dieux, et tu es châtié, à cause de ta mère, par tes fureurs et par tes épouvantes. Qu'ai-je besoin d'autres témoins pour des choses que je puis voir> Donc, sache, Ménélaos, qu'il ne te faut point, contre la volonté des Dieux, secourir celui-ci ; laisse-le lapider par les citoyens, ou tu n'entreras pas sur la terre Spartiate. Ma fille, en mourant, a été justement châtiée, mais il n'était point permis qu'elle mourût par celui-ci. J'ai été un homme heureux en toutes choses, excepté en filles ; pour ceci je ne suis pas heureux.

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CO ORESTES.

LE CHOEUR,

Quiconque est heureux dans ses enfants, et n'a point subi à cause d'eux des malheurs éclatants, est digne d'envie.

ORESTfcS.

O vieillard, je redoute de parler contre toi, puisque je vais affliger ton âme. Je suis impie à la vérité, ayant tué ma mère, mais, d'autre part, je suis pieux, ayant vengé mon père. Donc, qu'il ne soit point question dans mes paroles de ta vieillesse qui me trouble quand je parle I De la sorte, je rentrerai dans la droite voie. Cependant, je respecte tes cheveux blancs. Que me fallait-il faire > Mets en regard ces deux choses : mon père m'a engendré, et ta fille m'a enfanté, de même qu'un champ reçoit d'un autre la semence, car il n'y a point d'enfant sans un père. J'ai donc pensé que je me devais avant tout à celui qui m'avait engendré plutôt qu'à celle qui m'avait nourri. Mais ta fille je n'ose la nommer ma mère par une union volontaire et illégitime est entrée dans le lit d'un autre homme. Je m'accuse en l'accusant ; cependant, je parlerai. Aigisthos était son mari clandestin dans la demeure. Je l'ai tué. Puis, j'ai tué ma mère, commettant ainsi une action impie, mais vengeant mon père. Quant à tes menaces de me faire lapider, écoute ce que j'ai fait pour toute la Hellas : si, en effet, les femmes en venaient à ce point d'audace de tuer leurs maris en cherchant un refuge auprès de leurs enfants et en voulant exciter la pitié par la vue de leurs mamelles, le meurtre de leurs maris ne leur semblerait plus rien, grâce à quelque pré- texte que ce soit. Pour moi, ayant commis cette action

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ORESTES. 91

affireuse, comme tu la nommes, j'ai détruit cette coutume. Plein d'une juste haine, j'ai fait périr ma mère, elle qui a trahi un homme absent et chef des armées de toute la Hellas, et qui n'a point gardé son lit sans souillure. Comme elle se sentait en faute, elle ne s'est point châtiée elle-même ; mais de peur de l'être par son mari, elle l'a égorgé et a tué mon père. Par les Dieux I c'est à tort que je nomme les Dieux dans une cause il s'agit d'un meurtre si j'eusse approuvé en silence le crime de ma mère, qu'eût fait de moi celui qui est mort ? Dans sa haine ne m'eût-il pas fait tourmenter par les Érinnyes ? Si les Déesses sont les vengeresses de ma mère, ne le sont- elles pas de celui qui a subi un plus grand outrage } Toi, ô vieillard, qui as engendré une nouvelle fille, c'est toi qui m'as perdu ; c'est à cause de son audace, que, privé de mon père, je suis devenu matricide. Vois 1 Tèlémakhos n'a point tué la femme d'Odysseus ; mais elle n'a pas substitué un autre homme à son mari ; elle est restée chaste dans sa demeure. Vois-tu Apollon qui, siégeant au nombril de la terre, révèle aux mortels des oracles très certains, et à qui nous obéissons en toutes choses, quoiqu'il ordonne ? C'est en lui obéissant que j'ai tué ma mère. Pensez qu'il est impie, et tuez-Ic. C'est lui qui a failli, et non moi. Que fallait-il que je fisse ? Un Dieu ne suffit-il pas pour me laver de la souillure que je rejette sur lui ? Qui pourra échapper désormais, si celui qui a tout ordonné n'empêche pas qu'on me tue ? Ne dis pas que cette action n'a pas été juste, mais, plutôt, qu'elle a été malheureuse pour nous qui l'avons commise. La vie est bonne aux mortels dont le mariage est heureux ; mais ceux qui ne tombent pas bien sont malheureux dans la demeure et au dehors.

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gZ ORESTES.

LE CHOeUR.

Toujours les femmes ont été une cause de malheur dans la destinée des hommes.

TYNDARÉÔS.

Puisque tu es d'une telle insolence, et que tu ne cèdes pas à mes paroles, et que tu me réponds ainsi, de façon à pénétrer mon âme de douleur, tu ne m'enflammes que davantage à presser ta mort. J'ajouterai ce beau don à ceux dont je suis venu orner le tombeau de ma fille. Je pars pour me joindre à la multitude convoquée des Argiens, et j'exciterai la Ville, qui le veut déjà, à ce que vous receviez le châtiment de la lapidation, toi et ta sœur. Elle encore, plus que toi, mérite de périr, elle qui t'irrita contre ta mère en te rapportant des paroles hostiles, des songes envoyés par Agamemnon et le lit adultère d'Ai- gisthos. Que les Dieux souterrains la poursuivent de leur haine, car, sur la terre même, elle leur était odieuse, jusqu'à ce qu'elle eut embrasé la demeure d'un feu plus ardent que celui de Hèphaistos I Ménélaos, je te dis ceci, et je ferai ce que je dis : Si tu considères mon ressen- timent et notre alliance, ne défends pas celui-ci de la mort contre les Dieux, mais permets aux Citoyens de le lapider, ou tu ne marcheras pas sur la terre Spartiate. Souviens-toi de ce que tu entends, et ne choisis pas des impies pour amis, en reniant des amis pieux. Vous, ser- viteurs^ emmenez-moi hors de la demeure.

ORESTÈS.

Va donc ! afin que nous poursuivions notre entretien,

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ORESTES. 95

en échappant à ta vieillesse. Ménélaos, vas-tu, agitant çà et ta pensée et plongé dans des préoccupa- tions contraires ?

MÉNÉLAOS.

Laisse. En y réfléchissant, je ne sais de quel côté me tourner.

ORESTÊS.

Ne prends donc pas de résolution. Écoute-moi d'abord» tu te décideras ensuite.

MÉNÉLAOS.

Parle 1 tu as bien dit. 11 est un moment le silence vaut mieux que la parole, et un moment la parole est préférable au silence.

ORESTÈS.

Je parlerai donc. Les longs discours l'emportent sur les discours plus brefs et sont plus clairs à comprendre. Ne me donne rien de tes biens, Ménélaos, mais rends-moi ce que tu as reçu de mon père. Je ne parle pas de richesses ; mes richesses sont que tu me sauves la vie, ce que j'ai de plus cher. J'ai mal agi, mais, en retour de ce mal, il convient que j'obtienne de toi, même quelque chose d'injuste. En effet, mon père Agamemnon, ayant injustement rassemblé toute la Hellas, partit pour Ilios, n'ayant point failli par lui-même, mais afin de réparer la faute et l'iniquité de ta femme. 11 faut me rendre un ser- vice en retour d'un service. Il a exposé véritablement son corps pour toi, luttant, dans le combat, afin que tu reprisses possession de ta femme, ainsi qu'il convient

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94 ORESTES.

d'amis à amis. Rends-moi donc ce que tu as reçu de lui, en travaillant, non pas dix années, mais un seul jour, pour me sauver. Quant au sacrifice de ma sœur à Aulis, je te l'abandonne ; ne tue pas Hermionè, car tu as le droit d'exiger plus de moi, tel que je suis, et je dois t'accorder davantage. Mais accorde ma vie à mon mal- heureux père, et celle de ma sœur si longtemps vierge, car, mort, je laisserai la maison paternelle cans eniànt. Diras-tu : Cela est impossible? C'est justement dans l'ad- versité que des amis doivent porter secours à leurs amis. Quand le Daimôn est favorable, qu'est-il besoin d'amis ? En effet, un Dieu qui veut nous venir en aide suffit. Tous les Hellènes pensent que tu aimes ta femme, et ce n'est point pour te flatter que je dis cela.iC'est par elle que je te supplie. O malheureux à cause de mes maux I A quoi en suis-je venu ! Mais que ne doi$-je pas subir ? C'est pour toute ma famille, en effet, que je supplied O frère de mon père, ô oncle, songe qu'il écoute ceci sous la terre des morts, que son âme vole au-dessus de toi et te dit ce que je te dis. Je te parie ainsi au milieu des larmes, des gémissements et des calamités, et je demande la vie, ce que tous recherchent, car je ne suis pas le seul.

LE CHOEUR.

Et moi aussi je te supplie, bien que je sois femme, de venir en aide à ceux qui souffrent, car tu le peux.

MÉNÉLAOS.

Orestès, certes, je respecte ta tête et je veux te venir en aide dans tes maux. En effet, il convient de prendre sa part des maux de ses parents, si un Dieu en donne les

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ORESTES. Çf

forces, en mourant pour eux et en tuant leurs ennemis ; mais je demande aux Dieux de pouvoir agir ainsi. J'arrive, en effet, sans compagnons, avec ma lance seule et une petite troupe d'amis qui ont survécu, et après avoir erré au loin au milieu d'innombrables peines. Nous ne pour- rions donc combattre victorieusement Argos pélasgique ; mais que nous le puissions par des paroles persuasives, nous avons cette espérance. Comment vaincre de si grands obstacles avec les efforts d'un si petit nombre } Il est insensé de le vouloir. Quand le peuple se soulève et entre en fureur, c'est comme si on voulait éteindre un feu violent ; mais si on cède, en se relâchant et en atten- dant le moment favorable, peut-être sa fureur s'exhalera- t-elle; et, quand il aura apaisé son esprit, vous pourrez aisément obtenir de lui ce que vous voudrez. En effet, la pitié est en lui, autant qu'une grande colère, ce qui est très précieux pour attendre le moment favorable. Je vais tenter, pour toi, de persuader à Tyndaréôs et à la Ville de contenir leur colère. La nef qui roidit violemment les cordes de la voile est submergée, mais elle se redresse si on relâche la corde. Les Dieux haïssent les colères vio- lentes, et les citoyens les haïssent aussi. Il me faut donc, je le dis sagement, te sauver par la prudence et non en voulant contraindre de plus puissants que nous. Je ne te sauverai point par la force des armes, comme tu le penses peut-être. 11 n'est pas aisé, en effet, d'ériger, à l'aide d'une seule lance, des trophées sur les maux qui t'acca- blent. Jamais, certes, nous n'aurions été aussi humbles en face des Argiens ; mais, en ce moment, il est nécessaire que les sages soient les esclaves de la fortune.

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96 ORESTES.

ORESTES.

Homme qui n'es bon à rien, si ce n'est ï combattre pour une femme 1 ô très lâche à venger tes amisi tu fuis, te détournant de moi 1 Les bienfaits d' Agamemnon sont vains. Tu seras donc sans amis, ô père, dans l'adversité ! Hélas sur moil Je suis trahi, je n'ai plus aucune espé- rance d'échapper au supplice réservé par les Argiens, car en cet homme était mon unique salut. Mais je vois le plus cher des mortels, Pyladès, qui revient en hâte de chez les Phôkéens. O douce vue I Un homme qui nous est fidèle dans l'adversité est plus doux à voir que, sur la mer, la sérénité du ciel aux marins.

PYLADËS.

Je suis venu en hâte à travers la Ville, comme je le devais, ayant appris l'assemblée des citoyens, et je l'ai vue de mes propres yeux. Ils se sont assemblés contre toi et contre ta sœur, et ils sont prêts â vous tuer à l'instant. Qu'y a-t-il ? Qu'as-tu? Que fais-tu, ô le plus cher de mes égaux en âge, de mes amis, de mes parents? Car tu es tout cela pour moi.

ORESTÊS.

Nous sommes perdus, pour te dire tous mes maux en une parole.

PYLADÊS.

Tu nous entraîneras tous ensemble, car tout est com- mun entre amis.

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ORESTES. 97

ORESTES.

Ménélaos est très inique envers moi et envers ma sœur.

PYLADÈS.

Il est naturel que le mari d'une mauvaise femme soit mauvais lui-même.

ORESTÈS*.

Son arrivée m'a rendu le même' service que s'il n'était pas venu.

PYLADÈS.

Il est donc vraiment venu dans ce pays ?

ORESTÈS.

Il est venu après un long temps, mais il s'est montré très promptement infidèle à ses amis.

PYLADÈS.

Et vient-il, ramenant sur sa nef sa très mauvaise femme ?

ORESTÈS.

11 ne l'a poinframenée; c'est elle qui Ta ramené ici.

PYLADÈS.

Oil est cette femme qui, seule, a fait périr tant d'Akhaiehs >

ORESTÈS.

Dans mes demeures, s'il m'est permis de les nommer miennes.

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98 ORESTES.

PYLADÈS.

Et toi, quelles paroles as-ta dites au frère de ton père ?

ORESTÈS.

Qu'il ne nous laissât pas égorger par les citoyens, moi et ma sœur.

PYLADËS.

Par les Dieux 1 qu'a-t-il dit à cela ? Je désire le savoir.

ORESTÊ&.

Il a été sans franchise, comme les mauvais amis ont coutume d'être avec leurs amis.

PYLADËS.

En usant de quel prétexte ? Sachant ceci, je saurai tout.

ORESTÈS.

Il est venu le père qui a engendré ces excellentes filles.

PYLADES.

Tu veux dire Tyndaréôs } Il était peut-être irrité contre toi à cause de sa fille ?

ORESTÊS.

Tu as compris : Ménélaos a préféré Talliance de celui- ci à celle de mon père.

PYLADES.

Et il n'a pas osé te venir en aide dans tes peines l

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ORESTES. 99

ORESTES.

Ce n'est pas on homme de guerre, mais il est brave avec les femmes.

PYLADfeS.

Tu es donc au comble de tes maux, et il te faut mourir >

ORESTÊS.

n faut que les citoyens donnent leurs suffrages au sujet du meurtre.

PTLADES.

Que décideront-ils ? Parle. Je suis plein de crainte.

ORESTES.

Je mourrai ou je vivrai. Les plus grandes choses s'expri- ment brièvement.

PYLADÊI.

Fuis-donc I Quitte la demeure avec ta sœur.

ORESTËS.

Ne vois-tu pas? Nous sommes gardés de toutes parts.

PYLADES.

rai vu les places de la Ville enveloppées d*armes.

orestU.

Noos sommes envdoppés comme une ville assiégée par des ennemis*

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lOO ORESTÈSV

RYLADÊS.

Maintenant, dèmande-moi ce qui m'àrriVe, car moi aussi je suis perdu.

ORESTÈS..

Par qui ? Ton mal sfajouteralt à mes maux.

PVLADÈS.

Mon père Strophios, irrité, m'a. chassé des demeures; et m'a exilé.

ORESTÈS,

T'accuse-t-il d'un crime privé ou d'un crime public contre les citoyens >

PYLADÈS,.

Parce que j'ai accompli avec toi le meurtre de ta mère, il dit que je suis souillé.

ORESTÈS..

O malheureux, mes maux doivent donc aussi t'accabler?

PYLADiS.

Je ne suis pas tel que Ménélaos; il nous faut supp porter ces calamités. ...

ORESTlS.

Ne crains-tu pas qu'Argos ne veuille te tuer comme moi >

PYLADËS.

II. ne lui àppartient^pas deme:punir,.mais:bien au pays des Phôkéens. \ .. .

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ORESTES^ ÏOl

La multitude est terrible quand ellea des chefs mauvais.

PYLADËS.

Mais quand elle ^na de bons, elle veut^toujoucs xe qui est bien.

ORESTÊS.

Soit! Il faut parler à la multitude.

PYLADÈS.

De quelle chose si nécessaire >

ORESTËS.

Si, allant aux citoyens,. je leur disais...

PYLADËS.

Que tu as fait une chose juste > ^

ORESTËS.

N'est-ce pas en vengeant mon père ?

PYLADËS.

Prends garde qu'ils te saisissent avec joie.

ORESTÊS.

Mourrai-je donc en silence, frappé de terreur? -

•PYLADÈS.

. CelaestJâchcu . •:

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I02 ORE^TÈS.

ORESTtS*

Comment ferai-je donc }

PTLADtS.

Si tu restes, as-tu quelque chance de salot?

ORESTÊS.

Je n'en ai pas.

PYLADlS,

Mais, en allant devant les citoyens, as-tu quelque espoir

d'être sauvé?

ORESTÊS,

Cela se peut» la fortune aidant.

PYLADËS.

Cela vaut donc mieux que de rester*

ORESTËS.

J'irai donc.

PYLADÊS.

Si tu meurs, tu mourras ainû plus glorieusement.

ORESTES.

CerteSj ma cause est juste.

PYLADES.

Souhaite seulement qu'elle paraisse telle aux citoyens.

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ORESTtS. 103

ORESTES.

Tu dis bien. J'éviterai ainsi d'être accusé deltcheté*

PYLADËS.

Mieux qu'en restant.

ORESTÊS.

Quelqu'un peut-être aura pidé de moi...

PYLADËS.

Ta bonne naissance est une grande chose.

ORESTÊS.

En déplorant le meurtre de mon père,

PYLADÈS.

Tout cela est évident.

ORESTÈS.

Allons ! Car il est lâche de mourir sans gloire.

PYLADÈS.

J'approuve ceci.

ORESTlS.

Le dirons-nous à ma sœur^

PYLADÈS.

Non 9 par les Dieux 1

ORESTtS.

Il y aurait des larmes.

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I04 ORESTES.

PYLADËS.

Ce serait un mauvais présage. .

ORESTÈS.

Ainsi, il vaut mieux se taire.

PYLADÉS.

Tu gagneras du temps.

ORESTËS.

J'ai une seule inquiétude...

PYLADËS.

Qu'est-ce encore >

ORESTÈS.

C'est que les Déesses me contraignent d'être furieux.

PYLADÈS.

Mais moi, je prendrai soin de toi.

ORESTÈS.

Il est pénible de toucher un homme malade.

PYLADÈS.

Non à moi, pour toi.

ORESTÈS.

Prends garde de partager ma foreur^

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ORESTES. *IOf

PYLADËS.

Qu'importe.

ORESTES.

Tu n'hésites doitc pas !

PYLADËS.

L'hésitation ^t uq grand mal entre amis.

ORESTÈS.

Va donc, ô gouvernail de mon piedl

PYLADÈS.

J'aurai chèrement soin de toi.

ORESTËS.

Mène-moi au .tombeau de mon père.

PYLADËS.

Pourquoi cela ?

ORESTËS.

AfiQ.que je le supplie .de me sauver^

PYLADËS.

Certes, ceci est juste.

ORESTËS.

,Mais que je ne voie pas le tombeau de ma mère 1

PYLADËS.

Elle éjtai.t jton .ennemie. Mais hSte-toi» de peur que le

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ro6 ORESTES.

suffrage des Argiens te condamne. Appuie à mes flancs tes flancs affaiblis par ton mal, car je te porterai à travers la Ville, sans souci de la multitude et sans honte. mon- trerai-je, en effet, que je suis ton ami, si je ne viens pas à ton aide dans l'affreuse calamité tu te trouves?

ORESTÉS.

C'est bien cela : il faut avoir des amis et non pas seule- ment des parents. Un homme qui sympathise avec nous, fût-il étranger, est un ami qui vaut mieux que mille parents.

LE CHGEUK.

Strophe.

Ces grandes richesses et cet éclat qui montrait tant d'orgueil par toute la Hellas et sur les bords du Simoïs ont changé pour les Atréides, à cause de Tantique cala- mité de leur famille, quand la querelle de la Toison d'or amena pour les Tantalides ces repas très lamentables et regorgement de nobles enfants ; d'où le meurtre, expiant le meurtre par le sang versé, ne s'est point arrêté aux deux Atréides.

Àntistropke.

Ce qu'on nomme une action honorable n'est point de frapper d'une main armée de l'épée le corps qui nous a conçus, et de lever à la lumière du soleil le fer noir de sang. Au contraire, commettre de tels crimes est une impiété insensée et une démence de scélérats. Dans l'épouvante de la mort, la misérable Tyndaride cria : -—

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ORESTtS. 107

Fils I tu oses une action impie en tuant ta mère I Crains, voulant honorer ton père, de te couvrir d'une infamie étemelle 1

Êp6Je.

Quel mal plus grand, quelle plus grande cause de larmes et de pitié sur la terre que le meurtre d'une mère ? Celui qui a commis ce crime, le fils d*Agamemn&n, rou- lant de tous côtés des yeux farouches, est agité de fureurs, devenu la proie des Ërinnyes à cause de ce meurtre. Ohl le malheureux, quand, voyant le sein de sa mère hors de ses vêtements dorés, il la tua pour venger son père !

ÉLBKTRA.

Femmes, le malheureux Orestès s'est-il éloigné de cez demeures, en proie ï la fureur infligée par les Dieux ?

LE CHaUR.

Non, mais il est allé à l'assemblée Argienne, afin d'en- gager, pour sa vie, le combat par lequel il vous faut vivre ou mourir.

tLEKTRA.

Hélas sur moil Qu'a-t-il fait? Qui lui a conseillé cela?

LS CHOlUll.

I^Iadès. Mais voici un messager qui nous dira prompte- ment ce qui a été hit de ton firère.

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70S ORESTES.

J.E M ESS AG EK..

O malheureuse, ô lamentablefille du Strafège Agamem- non, maîtresse Élektra, entends la triste nouvelle que je viens t'apporter.

•ÉLEKTRA^

Hélas, hélas I Nous sommes perdus, tes paroles le disent clairement. Tu es venu, comme il est manifeste, en mes- sager de malheurs.

1IE3SACER.

Il a été décidé en ce jour, par le suffrage des Pélasges, que vous seriez mis à mort, ton frère et toi, ô malheu- reuse !

ÉLEKTRA.

Hélas sur moi 1 Ce que je craignais depuis longtemps et dont l'attente faisait que je me consumais dans les larmes est enfin arrivé ! Mais quelle discussion, quelles paroles parmi les Argiçns nous ont condamnés et jugés à mort? Dis, ô vieillard, .serai-je lapidée, ou rendraî-jeJ'es* prit par Je fer, partageant les calamités de mon frère ?

LE MESSAGER.

A la vérité, je sortais -des cliamps et f entrais dans la VilICj voulant savoir -ce qui vous concernait, toi et Orestès; car j'ai toujours été attaché à ton père, et ta famille m'a nourri, et, bien que pauvre, je suis dévoué à c^ux que j'aime. Je vois la multitude arriver et s'asseoir sur la hauteur où, dit-on^ Danaos, pour Je jugement -de sa querelle avec Aigyptos, réunit le premier le peuple en une assemblée publique. Voyant cette foule réunie, j'in-

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ORFSTÈS. 109

tcrrogeai un des^ citoyens : Qu'y a-t-îl de nouveau dans Argos > A-t^n appris quelque nouvelle des ennemis, qui inquiète la ville des Danaïdes? Et il me répondit r Ne*vois-tu pas Orestès qui vient ici combattre pour sa- vie? En effet, je vois ce spectacle inattendu : (et plût aux Dieux que je ne l'eusse jamais vu!) Pyladès et ton frère venant ensemble, l'un triste^ et languissant de son mal, et l'autre, tel qu'unfrère, prenant part aux dou- leurs de son ami et calmant sa souffrance comme on fait pour un enfant. Lorsque la multitude des Argiens fut toute réunie, un héraut, se levant, dit : Qui veut parler ? H s'agit de décider si le matricide Orestès doit mourir ou* non. Cela dit, se leva' Talthybios qui ravagea la Phrygiè avec ton père. Toujours soumis aux puissants, il prononça, des paroles ambiguës, louant ton père à la vérité, mais blâmant ton frère, et' entremêlant avec adresse des paroles perfides, et disant qu'il s'établissait de mauvaises coutumes entre parents, et regardant afvec bienveillance les amis d'Aigisthos. Telle est, en effet, éette espèce d'hommes; les hérauts s'empressent toujours vers- le plus heureux, et celui-là est leur ami, qui estpuis- sant et compte parmi les chefs de la cité. Le roi Diomèdès parla après lui. Il ne voulait pas qu'on vous tuât; ni toi, ni ton frère, mais qu'en vous punissant par l'exil on satisfit à la piété. Et les uns acclamèrent ce qu'il avait dit,> et les autres le blâmèrent. Et après lui se leva un homme à. la langue sans frein, puissant' pas son audace, Argien quoique n'étant pas d'Argos, s'étant imposé, fort par le tumulte et l'audace ignorante de la parole, et capable de jeter les citoyens, par ses conseils, en de mauvaises révo* Ibtions. En effet, quand un homme éloquent" et animé de mauvais sentiments, persuade la multitude, c'est un grand

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no ORESTES.

malheur pour la cité; tandis que ceux qui donnent tou- jours de sages conseils, néme quand ce n'est pas immé- diatement, sont néanmobs utiles plus tard. C'est d'après ceci que nous devons juger le chef de la cité, car la posi- tion est la même pour l'orateur et pour celui qui est en possession du pouvoir. Or, il poussait le peuple à te lapi- der, ainsi qu'Orestès ; et Tyndaréâs suggérait ce qu'il avait à dire à celui qui conseillait de vous tuer. Un autre se leva qui le contredit. Son aspect n'est pas beau, mais c'est un homme courageux, venant rarement à la Ville et 1^ l'Agora, et travaillant lui-même son champ. Il est de ceux qui, seuls, sauvent la cité. Or, il est habile à discu- ter, quand il le veut, et il est intègre et mène une vie irréprochable. Et son opinion a été que le fils d' Agamem- non, Orestes, devait être couronné, ayant voulu venger son père en tuant une femme mauvaise et impie» dont le crime ferait que personne désormais ne voudrait s'armer et aller combattre loin de sa demeure, si ceux qui restent en garde des choses domestiques les corrompent en souillant le lit nuptial des hommes. Et il sembla i tous les bons qu'il avait bien dit, et nul autre ne parla ensuite. Mais ton frère s'avança et dit : O vous qui possèdes la terre d'Inakhos, Pélasges autrefois et puis Danaïdes, c'est en vous vengeant, non moins que mon père, que j'ai tué ma mère. En effet, s'il est permis aux femmes de tuer leurs maris, vous recevrez promptement la mort, ou vous devrez être esclaves de vos femmes, et vous ferez ainsi le contraire de ce qu'il faut que vous fassiez. Maintenant que celle qui a trahi le lit de mon père est tuée, si i^otts m'infligez le supplice, la loi est abolie, et nul n'évitera la mort, et une telle audace ne sera plus rare* Mais il. ne persuada pas l'assemblée, quoiqu'ayant bien parlé ; et le

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ORESTES. HI

mauvais homme, orateur de la multitude, qui avait con- seillé de vous tuer, toi et ta soeur, l'emporta. C'est à peine si le misérable Orestès a pu obtenir de ne pas mourir lapidé ; mais il a promis qu'en ce jour il se tuerait de sa propre main, ainsi que toi. Pyladès l'a reconduit en pleu- rant hors de l'assemblée, et ses amis l'ont accompagné, gémissants et désolés. Tu vas voir quelque chose d'affreux et de lamenuble. Prépare une épée ou un lacet pour ton cou, car il te faut quitter la lumière. Ni ta bonne nais- sance ne te servira, ni le Pytfaien Phoibos siégeant sur le Trépied. Il vous a perdus.

LE CHOEUK.

O malheureuse vierge, tu restes le visage baissé vers la terre, et muette, bien que tu doives bientôt éclater en gémissements et en lamentations 1

ÉLBKTRA.

Stroph.

O Pâasgia I Je commence ma lamentation en enfonçant noes ongles blancs dans mes joues ensanglantées et heur- tant ma tète, ce qui est k la belle jeune Déesse des morts sous la terre. Que la terre Kyklôpéenne gémisse i grands cris, le fer ayant rasé vos tètes à cause des calamités de la demeure I La compassion, la compassion est due à ceux qui vont mourir, à ceux qui furent autre- fois les Stratèges de la Hellas.

Antistrophi. Elle s'ea est allée, elle s'en est allée, elle a péri, toute

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112 ORESTES.

la race des enfants de Pélops, dont la prospérité était enviée autrefois par les Bienheureux 1 La jalousie divine l'a renversée, ainsi que la sentence haineuse et meurtrière de la Cité.. Hélas ! hélas ! Races malheureures et lamen- tables des mortels ! Voyez comme la Moire est venue contre toute attente ! Les maux succèdent sans relâche aux maux, et toute la vie des mortels est instable.-

Que je puisse m'élancer vers cette Pierre, masse déta- chée de rolympos et qui roule en tourbillonnant, suspen- due par des chaînes d'or entre l'Ouranos et la terre, afin de crier mes lamentations au vieux père Tantàlos qui a engendré les aieux de ma famille qui a subi tant de maux depuis que Pélops, poussant la course rapide de ses quatre cavales, tua Myrtilos en le précipitant dans la lùer, dans les flots écumeux de Géraistia, le long des rivages 1

De tomba sur notre famille Texécration lamentable, le prodige fatal de l'Agneau à la Toison d'or, venu du Fils de Maia et dans les troupeaux d'Atreus nourricier de chevaux. De la discorde qui détourna le char ailé de Halios, afin que délaissant la voie occidentale de rOuranos, il retournât vers Aôs sur un seul cheval. Et, alors, Zeus dirigea la course dés sept Péléiades dans' un autre chemin, et il fit succéder les meurtres aux meurtres parmi les Atréides, et le repas qui porte le nom de Thyestès, et le lit adultère de la perfide Krétoise Aéropa'; et; enfin, le malheur de mon père et les miens par la misérable destinée de notre maison.

LE CllOEUR.

Voici ton frère qui approche, condamné par le suffrage de^mort; et le plus fidèle des-hommes, Pyladès^ tel qu'un

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ORESTES. 113

frère^ marchant avec sollicitude à son côté^ soutient son corps malade.

ÉLEKTRA.

Hélas sur moi I Frère, je gémis en te voyant au bord de la tombe et près du bûcher funéraire. Hélas sur moi de nouveau I Te voyant de mes yeux pour la dernière fQis, je perds l'esprit !

ORESTÊS.

N'accepteras-tu pas en silence, et sans lamentations de femme, ce qui est résolu } Ces choses sont lamentables, mais il te faut supporter nos fortunes présentes.

ÉLEKTRA.

Et comment me tairai-je, puisque nous ne devons plus voir, malheureux que nous sommes, la lumière du Dieu >

ORESTÈS.

Ne me tue pas. Je suis assez malheureux de mourir de la main des Argiens ; laisse nos maux présents.

ÉLEKTRA.

O malheureux Orestès, à cause de ta jeunesse, de ta destinée et de ta mort prématurée I II te fallait vivre, et tu n'es plus désormais I

ORESTES.

Par les Dieux, que tu ne m'amollisses pas, en me faisant pleurer au souvenir de nos maux !

I 8

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114 ORESTES.

ÉLEKTRA.

Nous allons mourir ! Se peut-il que nous ne déplorions pas nos maux ? La chère vie est une chose digne d'être pleurée, en effet, pour tous les mortels.

ORESTÊS.

Ce jour est maître de nous ; il faut préparer les lacets ou aiguiser Tépée de notre propre main.

ÉLEKTRA.

Frère, tue-moi donc, afin qu'aucun des Argiens ne me tue, en outrageant ainsi la race d' Agamemnon.

ORESTÈS.

C'est assez du meurtre de ma mère. Je ne te tuerai point. Meurs de ta propre main, et comme tu le voudras.

ÉLEKTRA.

Soit I II ne manquera rien à ton épée. Mais je veux entourer ton cou de mes bras.

ORESTÈS.

Charme-toi de ce vain plaisir, si, toutefois, il est agréable d'entourer de ses bras ceux qui vont i la mort.

ÉLEKTRA.

O très cher, toi qui reçois de ta sœur ce désirable et très doux nom de frère, et qui n'as qu'une âme avec elle !

ORESTÈS.

Tu me feras pleurer. Oui I ]• veux répondre à tes

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ORESTES. Ilf

caresses. Malheureux que je suis, pourquoi en rougirais-je? O sein d'une sœur ! O embrassements chers I Entre nous, malheureux, ces paroles doivent tenir lieu d*enfants et de lit nuptial !

ÉLEKTRA.

Hélas I Qu'une même épée, s'il se peut, nous tue, et qu'un même tombeau de cèdre nous reçoive I

ORESTÈS.

Ceci serait très doux, mais tu vois comme nous sommes privés d'amis qui nous réunissent dans le tombeau. Le lâche Ménélaos, traître à mon père, n'a rien dit pour toi, n'a rien fait pour que tu ne meures pas, n'a pas même montré son œil; mais, dans Tespoir du sceptre, il a craint de sauver ses amis. Allons I mourons courageusement et dignes d' Agamemnon. Pour moi, je prouverai à la Ville la bonté de ma race en me frappant de l'épée dans le foie. Il faut que tu oses faire comme moi. Et toi, Pyladès, préside à notre immolation; puis, dispose nos cadavres comme il convient, et, nous portant au tombeau de notre père, ensevelis-nous ensemble. Salut I Tu le vois, je vais faire ce que j'ai résolu.

PYLADÈS.

Arrête ! Je te blâme pour la première fois, si tu as espéré que je vive, toi mort.

ORESTÉS.

Pourquoi faut-il que tu meures avec moi ?

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Il6 ORESTES.

PYLADÈS.

Tu me le demandes? Comment vivrais-je sans ton amitié ?

ORESTES.

Tu n'as pas tué ta mère, comme j'ai tué la mienne, malheureux I

PYLADÈS.

Mais j'ai agi avec toi, et il me faut subir la même des- tinée.

ORESTÈS.

Conserve ta vie à ton père, ne meurs pas avec moi. En effet, tu as une patrie, et je n'en ai plus. Tu as la demeure paternelle et un port assuré de richesses. Tu es privé, il est vrai, des noces de cette malheureuse que je t'avais fiancée, honorant ainsi notre amitié ; mais prends une autre femme pour en avoir des enfants, car il n'est plus d'alliance désormais entre nous. Sois heureux, toi qui m'es cher entre tous mes égaux en âge, car il t'est permis d'être heureux, et non plus à nous, car les morts n'ont plus de joie.

PYLADÈS.

Certes, tu es loin de penser comme moi. Que ni la fertile terre ni le splendide Aithèr ne reçoivent mon sang, si, te trahissant, je t'abandonne, afin de me sauve- garder I J'ai tué avec toi, je ne le nierai pas, et j'ai con- seillé tout ce dont tu es puni ; donc, il me faut mourir avec toi et avec celle-ci. En effet, lui ayant été fiancé, je la regarde comme ma femme. QUe dirais-je d'honorable^

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ORÎSTÈS. 117

étant retourné dans la terre Delphique, dans l'Acropole des Phôkéens, moi qui, avant que vous fussiez malheureux, étais votre ami, et qui ne le suis plus, maintenant que vous êtes malheureux ? Cela ne sera point, et vos peines seront les miennes. Mais, puisque nous devons mourir, cher- chons quelque moyen de perdre Ménélaos avec nous.

ORESTÊS.

O très cher, que ne puis-je mourir en voyant cela !

PYLADÊS.

Obéis-moi donc, et retarde le coup de Tépée.

ORESTÈS.

Je le retarderai, si je puis de quelque façon me venger de mon ennemi.

PYLADËS.

Tais-toi donc, car je me fie peu aux femmes.

ORESTÊS.

Ne crains rien de celles-ci ; elles sont nos amies.

PYLADËS.

Tuons Hélène! Quelle amère douleur ce sera pour Ménélaos !

ORESTÈS.

Comment? Je suis prêt, s'il y a moyen.

PYLADÉS.

En l'égorgeant. Elle se cache dans la demeure,

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Il8 ORESTES.

ORESTES.

Certes, elle scelle tout de son cachet.

PYLADÊS.

Mais elle n'aura rien désormais, car elle est fiancée au Hadès.

ORESTÈS.

Mais comment faire ? Elle est entourée de Barbares.

PYLADÈS.

Lesquels ? Je ne redoute aucun Phryge.

ORESTÈS.

Ils sont faits pour garder des miroirs et des parfums.

PYLADÊS.

Elle est donc revenue ici en possession des délices TroienneS ?

ORESTÈS.

Certes ; la Hellas lui est une trop petite demeure.

PYLADÈS.

L'esclave n'est rien en face d'un homme libre.

ORESTÈS.

Si je puis faire cela, je ne refuse point de mourir deux fois.

PYLADÈS.

Ni moi, certes, si je te venge !

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ORESTES. 119

OKESTÊS.

Parle, et mène à bonne fin ce que tu dis.

PYLADÊS.

Entrons dans la demeuré, comme pour y mourir.

ORESTÈS.

Je comprends ceci, mais non pas le reste.

PYLADÈS.

Nous nous lamenterons devant elle au sujet des maux que nous subissons.

ORESTÊS.

Afin qu'elle en pleure, bien que s'en réjouissant dans Pâme.

PYLADÈS.

Et nous aussi, alors, nous aurons les mêmes sentiments qu'elle.

ORESTÈS.

Ensuite ? Comment terminerons-nous le combat ?

PYLADÈS.

Nous aurons des épées cachées sous nos péplos.

ORESTÈS.

Mais comment la tuer devant ses serviteurs ?

PYLADÈS.

Nous les disperserons çà et dans les demeures.

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I20 ORESTES.

ORESTES.

Et il faudra tuer celui qui ne se taira pas.

PYLADÈS. '

Ensuite l'occasion elle-même nous enseignera ce qu'il faudra faire.

OKESTÊS.

Tuer Hélène, voilà notre symbole I

PYLADÈS.

Tu as compris. Maintenant, écoute comme mon projet est excellent. Certes, si nous tournions Tépée contre une femme vertueuse, le meurtre serait infâme ; mais, par ce châtiment, nous vengeons toute la Hellas, ceux dont elle a tué les pères, et les pères dont elle a tué les enfants, et les femmes qu'elle a privées de leurs maris. Ce sera une grande joie, et l'on allumera le feu devant les Dieux, en les priant de nous rendre heureux parce que nous aurons tué une mauvaise femme. On ne te nommera plus matri- cide, si tu la tues ; mais, laissant ce nom pour un meilleur, tu seras dit le meurtrier de Hélène qui a fait mourir tant d'hommes. Non, il n'est point permis que Ménélaos soit heureux, et que ton père, toi et ta sœur, vous mouriez, et ta mère... mais sur ceci je me tais, car ce n'est pas bon à dire ni qu'il possède ta demeure, ayant recouvré. sa femme grâce à la lance d'Agamemnôn. Que je ne vive plus si je ne tire contre elle mon épée noire I Mais, si nous n'accomplissons le meurtre de Hélène, mourons après avoir incendié ces demeures. Nous ne serons pas frustrés de l'un de ces deux honneurs, ou de mourir glo- rieusement, ou d'être glorieusement sauvés. . .

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ORESTES. 121

LE CHOEUR*

La Tyndaride est digne de la haine de toutes les femmes, elle qui a déshonoré son sexe.

ORESTES.

Ah I Rien de meilleur qu'un ami sûr, ni la richesse, ni la tyrannie; et il est insensé de préférer la multitude à un noble ami. C'est toi, en effet, qui as trouvé notre ven- geance contre Âigisthos. Tu étais avec moi dans le danger, et, maintenant encore, tu me donnes la vengeance contre mes ennemis et tu ne t'éloignes point de moi. Mais je cesserai de te louer, car il est pénible d'être trop loué. Pour moi, quand je devrais rendre l'âme, je désire tout faire pour que mes ennemis meurent, pour perdre à mon tour ceux qui m'ont trahi, et pour que ceux qui m'ont rendu malheureux gémissent aussi. Je suis le fils d'Aga- memnôn qui, jugé digne, commanda à la Hellas, et qui, n'étant pas un tyran, posséda cependant la puissance d'un Dieu. Je ne le déshonorerai pas par une mort servile, mais je rendrai l'âme en homme libre, et je me vengerai de Ménélaos. Nous serions heureux si nous pouvions accomplir une seule chose, si un salut inespéré nous arri- vait, si nous pouvions tuer sans mourir nous-mêmes. Car, il m'est doux d'exprimer ce que je désire par des paroles ailées, et d'en réjouir mon cœur gratuitement.

ÉLEKTRA.

Frère, je pense avoir trouvé ton propre salut, le sien, et le mien en troisième lieu.

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122 ORESTES.

ORESTES.

Tu exprimes la providence divine I Mais qu'est-ce ? Car je sais la prudence de ton esprit.

ÉLEKTRA.

Écoute donc; et toi^ sois attentif.

ORESTÊS.

Parle, car dans l'attente même d'un bien il y a quelque volupté,

ÉLEKTRA.

Tu connais la fille de Hélène ? Je te demande ce que tu sais.

ORESTÈS.

Je connais Hermionè que ma mère a élevée.

ÉLEKTRA.

Elle est allée au tombeau de Klytaimnestra.

ORESTÈS.

Pourquoi faire? Quelle espérance suggères-tu ?

ÉLEKTRA.

Elle va répandre des libations sur le tombeau, au nom de sa mère.

ORESTÈS

Soit ! En quoi ce que tu dis peut-il servir à notre salut?

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ORESTES. 123

ÉLEKTRA.

Saisissez-la comme otage, quand elle reviendra.

ORESTÊS.

Quelle aide y a-t-il pour nous trois dans ce que tu dis?

ÉLEKTRA.

Hélène une fois tuée, si Ménélaos veut agir contre toi, contre celui-ci et moi, car l'amitié nous unit en un seul, dis-lui que tu vas tuer Hermionè ; et tiens Tépée sur la gorge de la vierge. Et si Ménélaos, voyant Hélène gisante dans le sang, te sauve pour que sa fille ne soit pas tuée, rends la vierge à son père. Mais si, ne pouvant refréner sa violente colère, il veut te tuer, frappe la gorge de la jeune fille. Je pense cependant que, tout d'abord violemment irrité, il apaisera son cœur, car il n'est ni hardi, ni courageux. Telle est ma certitude de salut. J'ai dit.

ORESTÊS.

O toi, qui possèdes un cœur d'homme dans un très beau corps de femme, combien tu es digne de vivre plutôt que de mourir I Pyladès, seras-tu donc privé d'une telle femme, malheureux, qui te réserve, si tu vis, un heureux mariage i

PÎLADËS.

Que cela soiti Qu'elle entre dans la ville des Phôkéens, honorée de belles noces I

ORESTÊS.

Mais quand Hermionè reviendra-t-elle dans la demeure ?

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124 ORESTES.

Car, pour le reste, tu as bien parlé, si nous avons la chance de nous saisir du petit chien d'un père impie.

ÊLEKTRA.

Je pense qu'elle doit être près de la demeure, car voici déjà longtemps qu'elle est partie.

ORESTÈS.

Très bien. Toi, soeur Élektra, reste devant la demeure pour recevoir la vierge à son arrivée, et vois si, avant que le meurtre soit accompli, quelque compagnon, ou le frère de notre père, nous prévient en venant vers les demeures. Crie dans la maison, ou, heurtant les portes, parle à haute voix dans l'intérieur. Nous, entrons et armons nos mains de L'épée pour ce dernier combat, ô Pyladès, car tu m'aides dans tous mes travaux. O toi qui habites les demeures de la nuit noire. Père ! ton fils Orestès t'appelle. Viens en aide à nous qui te prions, car c'est pour toi, malheureux que je suis, que je subis des maux injustes, et que je suis trahi par ton frère, parce que j'ai fait une action juste. Je veux saisir et tuer sa femme. Sois donc notre allié pour cela.

ÉLEKTRA.

o Père, viens enfin, si tu entends sous la terre tes enfants qui t'appellent et qui meurent pour ta cause I

PYLADÈS.

O parent de mon père, Agamemnon ! exauce aussi mes prières, sauve tes enfants !

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ORESTES. I2f

ORESTES.

J'ai tué ma mère...

PYLADÊS.

Moi, j'ai conduit l'épée.

ÉLEKTRA.

Et moi, je Tai exhorté et j'ai dissipé sa crainte.

ORESTËS.

C'était pour te venger, Père I

ÉLEKTRA.

Moi non plus je ne t'ai point trahi !

PYLADÈ^.

Entends donc ces reproches et tes enfants I

ORESTÊS.

Je t'offre la libation de mes larmes.

ÉLEKTRA.

Et moi celle de mes lamentations.

PYLADÊS.

Cessez, et agissons. En effet, si les prières pénètrent sous la terre, il nous entend. Et toi, ô Zeus ancêtre I et toi. Justice vénérable I donnez-nous le succès, à celui-ci, à celle-ci et à moi ! Ceci est une seule cause, un seul combat pour tous trois. Ils doivent vivre ou mourir ensemble.

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120 ORESTES.

ÉLEKTRA.

Strophe.

O chères Mykènides^ qui êtes les premières sur la terre des Pélasges d'Argos !

LE CHOEUR.

Pourquoi élèves-tu la voix, ô vénérable ? Car ce nom te reste encore dans la ville des Danatdes.

ÉLEKTRA.

Que quelques-unes d'entre vous restent tournées vers la voie des chars, et les autres vers la route de la demeure.

LE CHOEUR.

Pourquoi m'ordonnes-tu cela ? Dis-le moi, chère.

ÉLEKTRA.

J'ai la crainte qu'il vienne quelqu'un vers la demeure dans une intention de meurtre, qui nous suscite maux sur maux.

l^^ DEMI-CHOEUR.

Allez I Hâtons-nous I Moi, je vais surveiller ce sentier, vers le soleil levant.

2"*** DEMI-CHOEUR.

Et moi, celui-ci qui regarde l'occident.

ÉLEKTRA.

Portez les pupilles de vos yeux de ce côté, et puis du côté opposé.

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ORESTES, 127

I"" DEMl-CHOEUR.

Nous faisons comme tu l'ordonnes.

ÉLEKTRA.

Atttistrophe.

Dirigez maintenant vos pupilles de tous les côtés, à travers les boucles de vos cheveux.

anie DEMI-CHOEUR.

Qui est celui-ci, sur le chemin? Quel est cet homme campagnard qui erre autour de la demeure ?

ÉLEKTRA.

Nous sommes perdues, ô chères I II révélera aux enne- mis les bêtes féroces cachées et armées.

\^^ DEMWCHOEUR.

Sois sans crainte, ô chère I La route est déserte, que tu ne croyais pas telle.

ÉLEKTRA.

Et vous? qu*y a-t-il? Tout est-il sûr de votre côté? Donnez-moi une bonne réponse. N'y a-t-il rien devant les demeures?

2™* DEMI-CHOEUR.

Ici les choses vont bien ; mais, toi, observe de ton côté. Aucun des Danaïdes ne vient à nous.

I*' DEMI-CHOEUR.

Je dis de même : de ce côté il n'y a aucune foule.

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123 ORESTES.

ELEKTRA.

Allons I Je vais donc heurter les portes du son de ma voix. Pourquoi tardez-vous, vous qui êtes dans les demeu- res, à sacrifier la victime pendant que tout est tranquille ? Ils n'entendent pas ! ô jnalheureuse à cause de mes maux I Leurs épées sont-elles devenues impuissantes contre la beauté I Bientôt quelque Argien armé va se ruer à l'aide vers la demeure. Regardez mieux encore I Ce n'est pas le lieu de se reposer. Les unes et les autres, portez vos yeux de tous côtés, ici et là.

LE CHOEUR.

Nous changeons d'endroit, et nous surveillons de toutes parts.

HÉLÈNE

Hélas ! Pélasgienne Argos, je péris misérablement I

ÉLEKTRA.

Entendez-vous i Les hommes mettent la main au meur- tre. C'est le hurlement de Hélène, comme il m'est permis de le supposer.

LE CHOEUR.

O puissance de Zeus, puissance étemelle de Zeus, viens en aide à nos amis !

HELENE.

MénélaosI je meurs, et tu n'es pas pour me secourir!

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ORESTES. 129

ÉLEKTRA.

Tuez, massacrez, égorgez, frappez I Enfoncez les épées ï deux tranchants dans cette femme qui a abandonné son père et son mari, et qui a fait mourir des milliers de Hellanes autour des tourbillons de Skamandros, tant et tant de larmes ont coulé à cause des traits armés de fer !

LE CHOEUR.

Taisez-vous, taisez-vous! J'entends sur la route un bruit qui accourt vers la demeure.

£lektra.

O très chères femmes, Hermionè arrive au milieu du meurtre ! Cessons nos clameurs. Elle vient tomber dans les rets. Excellente proie, si elle peut être prise ! Restez avec un air tranquille, et que la couleur de votre visage ne révèle pas ce qui s'est fait. Moi, j'aurai les yeux som- bres, comme ne sachant rien des choses accomplies. O vierge, tu reviens, après avoir couronné le tombeau de Klytaimnestra et versé les libations funéraires ?

HERMIONË.

Je viens, ayant accompli une expiation ; mais la crainte m'a saisie d'avoir entendu, encore éloignée, des cris dans les demeures.

ÉLEKTRA.

Quoi? Ce qui nous arrive est digne de lamentation. » 9

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IJO ORESTES.

HERMIONË.

Parle-mieux. Annonces-tu quelque malheur nouveau >

ÉLEKTRA.

Cette terre a résolu de nous faire mourir, Orestès et moi.

HERMIONË.

Que cela vous soit épargné, à vous qui êtes mes parents !

ÉLEKTRA,

Cela est résolu; nous sommes sous le joug de la nécessité.

HERMIONË.

Est-ce à cause de cela qu'on pousse des cris dans la demeure?

ÉLEKTRA.

Suppliant, tombé aux genoux de Hélène, il crie...

HERMIONË.

Qui } Je ne sais rien de plus, si tu ne parles.

ÉLEKTRA.

Le malheureux Orestès, pour n'être point tué, et pour moi.

HERMIONË.

C'est donc pour une cause légitime que la demeure retentit ainsi?

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ORESTES. IJT

ÉLEKTRA.

Quelle plus juste cause y aurait-il à des clameurs } Mais, va t prends part aux supplications de tes amis ; pros- terne^toi devant ta bienheureuse mère, pour que Méné- laos ne nous voie pas morts. O toi, qui as été élevée par les mains de ma mère, aie pitié de nous et allège nos maux I Cours à ce combat, je t'y précéderai *, car en toi seule est notre dernier terme de salut.

HERMIONÊ.

Voici que j'entre à la hâte dans la demeure. Soyez $auvés autant qu'il est en moi.

ÉLEKTRA.

o vous, amis, qui, dans la demeure, êtes armés de l'épée, ne saisirez-vous pas la proie >

HERMIONÊ,

Hélas sur moi I Qui sont ces hommes que je vois }

ORESTÊS.

11 faut te taire. Tu apportes notre salut, et non le tien«\

ÉLEKTRA.

Saisissez I saisissez I Approchez l'épée de sa gorge,' soyez calmes, afin que Ménélaos sache qu'il a trouvé des hommes et non de lâches Phryges, et qu'il subisse ce qu'il faut que les lâches^ subissent. Allons, chères ! faites

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Ip ORESTES»

« beaucoup de bruit et criez devant les demeures, de peur que l'accomplissement du meurtre ne frappe les Argiens d'une violente terreur, de sorte qu'ils accourent à l'aide vers les demeures royales, avant que j'aie vu de mes yeux Hélène égorgée et couchée sanglante dans la demeure, ou qu'un des serviteurs m'ait apporté quelque nouvelle, car, bien que j'en connaisse quelque chose, je ne sais pas tout clairement.

LE CHOEUR.

La vengeance des Dieux est tombée justement sur Hélène, car elle a rempli toute la Hellasde larmes à cause du très funeste Paris Idaien qui attira les Hellènes à Ilios. Mais les portes de la demeure royale retentissent. Taisez- vous 1 C'est un des Phryges qui sort. Nous saurons de lui ce qui se fait dans les demeures.

LE PHRYGE.

Échappé à la mort, j'ai fîii l'épée des Argiens, sur mes chaussures Barbares, traversant les toits de cèdre des chambres nuptiales et les triglyphes Doriques, loin, loin, 6 terre, terre, dans ma fuite Barbare 1 Hélas, hélas I fuirai-je. Étrangères ? M'envolerai-je dans les hauteurs de l'Aithèr blanc, ou sur la mer que fait rouler Okéanos à tête de taureau, qui enveloppe la terre de ses bras ?

LE CHOEUR.

Qu*y a*t-il, serviteur Hélène, tête Idaïenoe^

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ORESTES. Ij}

LE PHRYGE.

Ilios, Uiosl Hélas sur moi I ô Ville» reine de la grasse Phiygiè, mont sacré de l'Ida, combien par des chants funèbres et d'une voix Barbare, je te pleure, renversée à cause de celle qui est née d'un œuf de cygne, de la fille si belle de Lèda, de la funeste Hélène, cette Ërinnys des murailles Apollôniennes, hélas 1 Lamentations, lamenta- tions I malheureuse Dardania, terre des chevaux de Ganymèdès qui couche avec Zeus I

LE CHOEUR,

Dis-npus clairement les choses qui se sont faites dans les demeures, car je ne puis rien conjecturer avec certi- tude de ce que tu viens de dire.

LE PHRYCE.

Ailinon 1 Ailipon! Cest ainsi que les Barbares commen- cent leurs plaintes lamentables, hélas ! hélas ! d'une voix asiatique, lorsque le sang des rois est répandu sur la terre par les épées de fer d'Aidés. Afin de te dire chaque chose, deux lions jumeaux Hellanes sont entrés dans la demeure. L'un eut pour père celui qu'on nommait le Stratège, et l'autre est fils de Strophios, artisan de ruses, semblable à Odysseus, et silencieusement perfide, mais fidèle à ses amis, hardi au combat, habile à la guerre et dragon meur- trier. Qu'il périsse, à cause de sa tranquille prudence, malfaisant qu'il est I Ils vinrent auprès du throne de |a femme qu'épousa l'archer Paris ; et, les yeux mouillés de larmes, humbles, ils se tinrent, celui-ci d'un côté, et celui-là de l'autre, et prêts à agir. Et ils jetèrent leurs mains suppliantes autour des genoux de Hélène* Et les

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1^4 ORESTES.

serviteurs Phryges s'empressèrent d'accourir, et ils se demandaient Tun et l'autre, avec inquiétude, s'il n'y avait pas quelque embûche. Et il semblait aux uns qu'il n'y en avait pas, et il semblait aux autres qu'ils voyaient la fille de Tyndaréôs enveloppée dans les rets du dragon matricide.

LE CHOEUR.

Et toi, donc étais-tu alors ? Étais-tu déjà en fuite, dans ta terreur ?

LE PHRYCE.

Par hasard, selon la coutume Phrygienne, j'agitais çà et l'air près de la chevelure de Hélène, avec un cercle bien garni de plumes, et devant sa joue, selon la mode Barbare. Et elle tordait de ses doigts le lin du fuseau, et elle laissait tomber les fils à terre, désirant composer avec le butin Phrygien des ornements de lin et des vêtements de pourpre pour le tombeau de Klytaimnestra. EtOrestès parla ainsi à la femme Lakainienne : O fille de Zeus, quitte ton siège pour venir à celui de l'antique foyer du bisaïeul Pélops, afin d'entendre mes paroles. ^^Et il l'em- menait, et elle le suivait, sans prévoir ce qu'il allaltfaire. Et le perfide Phôkéen, son compagnon, faisait autre chose: Ne sortirez-vous pas d'ici, lâches Phryges I Et il les enferma ici et dans la demeure, les uns dans les écuries des chevaux, les autres à l'extérieur, nous disper- sant tous loin de la maîtresse.

LE CHOEUR.

Qu'çst-il arrivé de lamentable après cela?

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ORESTES. l^^

LE PHRYGE.

Mère Idaïenne, mère toute puissante I Hélas, hélas ! O calamités sanglantes et impies, que j'ai vues de mes yeux dans les demeures royales I Ayant tiré et tenant en mains les épées cachées sous leurs péplos pourprés, cha- cun d'eux regarda tout autour, de peur qu'il y eût quel- qu'un. Et, alors, comme des sangliers montagnards, se retournant contre la femme, ils disent : Meurs 1 Meurs! Ton mauvais mari te tue, lui qui a trahi le Fils de son frère afin qu'il mourût dans Argos. Elle cria : Hélas sur moi ! Et, jetant son bras blanc contre sa poitrine, elle frappa sa tête d'un coup lamentable, fuyant çà et et courant sur ses sandales d'or. Mais Orestès, avançant ses chaussures Mykèniennes, la saisit par les cheveux, et, lui courbant le cou sur l'épaule gauche, se préparait à lui enfoncer l'épée noire à travers la gorge.

LE CHOEUR.

donc étaient, afin de la secourir, les Phryges dans la demeure i

LE PHRYCE.

Nous enfonçons avec des leviers, en poussant des cla- meurs, les portes et les cloisons nous étions retenus, et nous accourons à l'aide, de tous les bouts de la maison, ceux-ci avec des pierres, ceux-là avec des traits, et d'au- tres avec l'épée nue en mains. Contré nous vient Pyladès, irrésistible, semblable au Phryge Hektôr, ou tel qu'Aias au casque à triple aigrette, que j'ai vu aux portes de Priamos. Et nous engageons la mêlée des épées. Mais alors il devient manifeste combien, nous Phryges, nous

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1^6 ORESTES.

sommes inférieurs à la lance de la Hellas dans la mêlée d'Ares. L'un fuit, l'autre tombe mort, celui-ci reçoit une blessure» celui-là supplie» cherchant un refuge contre la mort, et nous fuyons tous dans les ténèbres ; et les uns tombaient morts, et les autres gisaient mourants. Et la malheureuse Hermionè arriva dans la demeure au moment ou la mère lamentable qui l'enfanta tombait égorgée. Mais eux, tels que des Bakkhantes sans thy rses qui courent sur le faon montagnard, la saisirent de leurs mains; et, de nouveau, ils frappèrent la fille de Zeus. Mais celle-ci, ô Zeus! ô terre 1 ô lumière! ô nuit! soit par des enchan- tements, soit par un art magique, soit enlevée par les Dieux, s'échappa de la chambre, disparut de la demeure 1 Ce qui est arrivé après cela, je ne le sais plus, car j'ai précipité mon pied fugitif hors des demeures. Mais Ménélaos a inutilement souffert des peines et des maux sans nombre pour ramener de Troia sa femme Hélène.

LE CHOEUR.

Un nouvel événement succède à celui-ci, car je voiS| devant les demeures, Orestès, armé de l'épée, qui vient d'un pas précipité.

ORESTÊS.

est-il celui qui a fui mon épée hors des demeures }

LE PHRYGE.

Je t'adore, Roi I en me prosternant à la manière Bar- bare.

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ORESTES. 137

ORESTES.

Ceci ne se passe pas à Ilios, mais sur la terre Argienne.

LE PHRYGE.

Partout il est plus doux aux sages de vivre que de mourir.

ORESTËS.

N*as-tu point crié vers Ménélaos pour qu'il vînt à raide?

LE PHRYGE.

C'était plutôt pour appeler à ton secours, car tu étais plus digne d'être secouru.

ORESTÈS.

La fille de Tyndaréôs a donc péri justement ?

LE PHRYGE,

Très justement) eût-elle eu une triple gorge pour mourir.

ORESTÊS.

Tu me flattes par peur, mais tu ne penses pas ainsi.

LE PHRYGE.

Pourquoi non> NVt-elle pas fait périr également la Bellas et les Phryges }

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138 ORESTES.

ORESTES.

Jure, sinon je te tuerai, que tu ne dis pas cela pour me plaire.

LE PHRYGE.

Je jure par mon âme, ce qui est mon serment le plus sacré.

ORESTÈS.

N'était-ce pas ainsi qu'à Troîa le fer était la terreur des Phryges >

LE PHRYGE.

Éloigne cette épéel De près elle menace, par ses éclairs, d'une mort terrible.

ORESTÈS.

Crains-tu d'être changé en pierre, comme si tu voyais Gorgô ^

LE PHRYGE.

Je crains bien plus de mourir, car je ne connais pas la tête de Gorgô.

ORESTËS.

Étant esclave, tu crains la mort qui t*affiranchira de tes maux>

LE PHRYGE.

Tout homme, bien qu'esclave, se réjouit de voir la lumière.

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ORESTES. 139

ORESTES.

Tu parles bien ; ta prudence te sauve. Mais rentre dans la demeure.

LE PHRYGE.

Tu ne me tueras donc pas?

ORESTÈS.

Tu as ta grâce.

LE PHRYGE.

Voilà une belle parole.

ORESTÈS.

Mais je changerai peut-être de résolution.

LE PHRYGE.

Cette parole^ci n'est pas belle.

ORESTËS.

Tu es un insensé^ si tu penses que je voulusse ensan* glanter ton cou, car, toi, tu n'es ni homme, ni femme. Pour vous, c'est afin que vous ne jetiez pas de clameurs que je suis sorti des demeures, car, dès qu'Argos aurait entendu vos cris, elle se soulèverait *, mais, pour Mené» lacs, je ne le crains pas à portée d'épée. Qu'il vienne, fier de ses blonds cheveux sur ses épaules! Car, s'il amène daas cette demeure des Argiens rassemblés, afin de venger le meurtre 4e Hélène, et s'il ne veut pas me sauver, ainsi

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140 ORESTES*

que ma sœur et Pyladès qui a commis ceci avec moi, il verra deux cadavres, sa fille vierge et sa femme !

LE CHOEUR.

Hélas, hélas 1 Fortune! La famille des Atréides est en proie à un combat nouveau et terrible.

!«*■ DEMI-CHCEUR.

Que ferons-nous? Annoncerons-nous cela dans la Ville ? ou bien, resterons-nous muettes?

2>nc DEMI-CHOEUR.

C'est le plus sage, chères.

l^' DEMI-CHOEUR.

Voici, devant les demeures, voici une fumée qui monte dans Tair et qui annonce quelque chose*

2™« DEMI-CHOEUR,

Ils allument des torches, comme s'ils allaient embraser les demeures Tantaléiennes, et ils ne cessent pas de tuer.

LE CHOEUR*

Le Daimôn marque aux hommes le terme qu'il veut. C'est une grande force. Cette maison est tombée dans le sang, par la volonté d'un Daimôn vengeur, à cause <lu meurtre de Myrtilos, précipité de son char. Mais je vois Ménélaos venir «a hâte vers la demeure, ayant appris

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ORESTES. 141

peut-être ce qui s'est accompli. Fermez promptement les portes aux verroux, Atréides, qui êtes dans la demeure I L'homme prospère est terrible contre ceux qui sont dans l'adversité^ comme tu y es maintenant^ Orestès 1

MÉNÉLAOS.

Je viens^ ayant appris les actions cruelles et auda- cieuses de deux lions, car je ne les appelle pas des hom- mes. J'ai entendu dire de ma femme qu'elle n'était point morte, mais qu'elle a disparu ; vain bruit qu'un homme saisi de terreur m'a annoncé. Mais ce sont des inven- tions du matricide, et une grande dérision. Que quel- qu'un ouvre la demeure I J'ordonne aux esclaves d'en- foncer les portes, afin de sauver au moins ma fille des mains de ces hommes souillés de meurtres, et que je retrouve ma malheureuse femme. Il faut qu'ils meurent de ma main ceux qui ont tué ma femme I

ORESTÈS.

Holà I toi I ne touche point de tes mains les portes closes. Je te parle, Ménélaos, dont l'arrogance est comme une tour, ou bien je te briserai la tête du haut de ce créneau, la fracassant avec la corniche des toits antiques, excellent ouvrage. Les portes sont bien fermées aux ver- roux ; elles résisteront à tes efforts, et tu n'entreras pas dans la demeure.

MÉNÉLAOS.

Ah I qu'est-ce que cela ? Je vois la splendeur des flam- mes, et, dU sotomet des demeures^ comme le faite des

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142 ORESTES.

tours, des hommes qui tiennent Tëpée sur la gorge de ma fille!

ORESTÈS.

Veux-tu m'interroger, ou m'ëcouter }

MÉNÉLAOS.

Ni l'un ni l'autre ; mais il me faut t'écouter, je le vois.

ORESTÊS.

Je vais tuer ta fille, si tu veux le savoir.

MÉNÉLAOS.

Ayant tué Hélène, tu ajoutes le meurtre au meurtre !

»

ORESTÈS.

Que ne l'ai-je pu, non trompé par les Dieux !

MÉNÉLAOS.

Tu nies avoir tué, et tu dis cela pour m'outrager.

ORESTÈS.

Certes, c'est avec regret que je le nie. Que n'ai-je pu...

MÉNÉLAOS.

Faire quoi ? En effet tu me remplis de terreur.

ORESTÈS.

Précipiter dans le Hadès la souillure de la Hellas.

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ORESTES. 143

MÉNÉLAOS.

Rends-moi le corps de ma femme^ afin que je la mette au tombeau.

ORESTËS.

Demande aux Dieux ; moi, je tuerai ta fille.

MÊNÉLAOS.

Le matricide accomplit meurtre sur meurtre I

ORESTËS.

Je venge mon père, que tu as trahi pour qu'il mourût.

MÉNÊLAOS.

Le meurtre de ta mère ne te suffit donc pas >

ORESTÈS.

Je ne me lasserai jamais de tuer les mauvaises femmes.

MÉNÊLAOS.

Et toi, Pyladès, as-tu pris part à ce meurtre >

ORESTÈS.

Son silence l'affirme. Il suffit que je le dise.

M^NÉLAOS«

Mais non impuni, à moins que tu ne fuies sur des ailes.

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144 ORESTES.

ORESTES.

Nous ne fuirons pas, mais nous mettrons le feu aux demeures.

MÉNÉLAOS.

Vas-tu donc dévaster les demeures paternelles ^

ORESTES.

Afin que (u ne les aies pas ; et j'égorgerai celle-ci dans le feu.

MËNÉLAOS.

Tue donc, et, si tu le fais, je t'en châtierai.

ORESTËS.

Cela va être fait.

MËNÉLAOS.

Hélas I hélas I ne le fais pas 1

ORESTËS.

Tais-toi donc, et supporte patiemment une juste cala- mité.

MÉNÉLAOS.

Et toi! est-il juste que tu vives ?

ORESTIS.

Et que je commande k cette terre«

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ORESTES. I^J*

MÉNÉLAOS.

A laquelle >

ORESTES.

A TArgos Pélasgique.

MÉNÉLAOS.

Tu toucherais les vases d'eau lustrale >

ORESTÈS.

Pourquoi non, en eiFet ?

MÉNÉLAOS.

Et tu sacrifierais les victimes avant le combat }

ORESTÈS.

Et toi, es-tu digne de le faire >

MÉNÉLAOS.

Mes mains sont pures.

ORESTÈS.

Mais non tes pensées.

MÉNÉLAOS.

Qui te parlerait ?

ORESTÈS.

Quiconque aime son père.

I K

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146 ORESTES.

MÉNÉLAOS.

Mais celui qui honore sa mère ?

ORESTËS.

Celui-là est heureux.

MÉNÉLAOS.

Donc, tu ne Tes pas.

ORESTfeS.

En effet, les mauvaises femmes ne me plaisent pas.

MÉNÉLAOS.

Ecarte cette épée loin de ma fille.

ORESTÉS.

Tu mens.

MÉNÉLAOS.

Vas-tu donc tuer ma fille ?

ORESTÉS.

Tu ne mens plus.

MÉNÉLAOS.

Hélas sur moi 1 Que ferai^je ?

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ORESTES. 147

ORESTES.

Va, et persuade aux Argiens...

MÉNÉLAOS.

Que leur persuaderai-je >

ORESTES.

Que la cité ne nous fasse pas mourir.

MÉNÉLAOS.

Ou vous tuerez ma fille >

ORESTÈS.

Cela est ainsi.

MÉNÉLAOS.

O malheureuse Hélène I

ORESTÉS.

Ne suis-je pas aussi malheureux ?

MÉNÉLAOS.

Je t'ai ramené ta victime de chez les Phryges...

ORESTÉS.

Plût aux Dieux qu'il en fût ainsi !

MÉNÉLAOS. .

Ayant subi d'innombrables fatigues.

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148 ORESTES.

ORESTES.

Mais non pour moi.

MÉNÉLAOS.

J'ai cruellement souffert I

ORESTES.

Tu ne m'as été d'aucun secours.

MÉNÉLAOS.

Tu l'emportes sur moi.

ORESTÈS.

Tu t'es pris toi-même dans ta méchanceté. Mais, allons, Élektra, incendie ces demeures ! Et toi, Pyladès, le plus sûr de mes amis, brûle l'entablement de ces murailles !

MÉNÉLAOS.

O terre des Danaens fondateurs d'Argos cavalière I n'accourez-vous pas en armes à l'aide i Car celui-ci fait violence à toute la Cité, afin de vivre, après avoir accom- pli le meurtre abominable de sa mère I

APOLLON.

Ménélaos, apaise ton cœur irrité. Moi, Phoibos, le fils de Lètô, je suis devant toi et je te parle. Et toi, qui, armé, menaces cette jeune fille, Orestès, arrête, afin d'apprendre ce que je viens te dire. En effet, Hélène, que tu désirais tuer, irrité contre Ménélaos, et qui t'a échappé,

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ORESTES. 149

est cette étoile que vous voyez dans les profondeurs de TAithèr. Elle est sauvée, et tu ne Tas point tuée. C'est moi qui l'ai sauvée et ravie à ton épée par Tordre du père Zeus. Étant fille de Zeus, il faut qu'elle vive immor- telle, et elle siégera dans les profondeurs de l'Aithèr auprès de Kastôr et de Polydeukès, et favorable aux marins. Toi, Ménélaos, prends une autre femme pour épouse dans ta demeure, puisque les Dieux, à cause de la beauté de celle-ci, ont suscité tant de meurtres entre les Hellènes et les Phryges, afin de débarrasser cette terre d'une multitude d'hommes arrogants. Voilà pour ce qui regarde Hélène. Toi, Orestès, il faut que tu fran- chisses les frontières de ce pays et que tu habites Parrha - sios pendant le cycle d'une année. Et elle empruntera son nom à ton exil^ et elle sera appelée Orestios par les Azaniens et les Arkadiens. De tu iras dans la ville des Athènaiens ou tu rendras raison du meurtre de ta mère aux trois Euménides. Les Dieux seront juges de ta cause et rendront le vénérable jugement sur la colline d'Ares, tu dois vaincre. Et il est dans la destinée que tu épouses Hermionè, celle môme sur la gorge de laquelle tu tiens l'épée levée ; et Néoptolémos, qui pense l'épou- ser, ne l'épousera jamais. Son destin est de mourir par une épée delphique, quand il viendra me demander de venger son père Akhilleus. Donne à Pyladès, à qui tu l'avais déjà fiancée, ta sœur en mariage, et leur vie future sera heureuse. Ménélaos, laisse Orestès commander dans Argos, et retourne régner sur la terre Spartiate, et pos- sède la dot de la femme qui t'a fait subir jusqu'à ce jour des travaux innombrables et incessants. Je concilierai son différend avec la Cité, puisque je l'ai contraint moi-même de tuer sa mère.

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IJ'O ORESTES.

ORESTES.

O prophète Loxias, tu n'étais donc pas un faux divina- teur dans tes oracles, mais un véridique I Cependant je craignais d'avoir pris pour ta voix celle de quelque Dai- môn entendu. Mais tout finit bien, et j'obéirai à ta parole. Voici que j'affranchis Hermionè de la mort, et je l'épou- serai, quand son père me la donnera.

MÉNÉLAOS.

o fille de Zeus, Hélène, salut I Je te dis heureuse d'ha- biter la demeure bienheureuse des Dieux. Orestès, je te donne ma fille pour femme, Phoibos l'ordonnant. Mari de bonne race d'une femme bien née, sois heureux, ainsi que moi qui te la donne 1

APOLLON.

Allez donc, chacun nous l'envoyons et cessez vos querelles.

MÉNÉLAOS.

11 faut obéir.

ORESTÈS.

Et moi aussi j'obéis. Je me conforme à notre destinée^ Ménélaos, et à tes oracles, Loxias I

APOLLON

Allez donc, et honorez la Paix, la plus belle des Déesses. Pour moi, traversant le pôle des astres éclatants, je con- duirai Hélène aux demeures de Zeus, où, auprès de Hèra et de Hèbè, la femme de Hèraklès, elle sera Déesse pour les hommes^ toujours honorée de leurs libations, et

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ORESTES. Ifl

veillant sur la mer, avec les Tyndarides, fils de Zeus, au salut des marins.

LE CHŒUR.

O très vénérable Victoire, accompagne toujours ma vie, et ne cesse pas de me couronner I

FIN D'ORESTÈS

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Ill

LES PHOINISSIENNES

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Ill

LES PHOINISSIENNES

I OKASTÈ.

Le P aidagôgu e.

a ntigonè.

polyneikès.

Etéoklès.

Kréôn.

m é noikeus.

Teirésias.

Le C h oe u r.

o idipous.

Un Messager.

Un autre Messager.

lOKASTÈ.

toi, qui traces la route parmi les astres de rOuranos et qui sièges sur un char d'or, HèliosI Toi, qui roules la flamme avec tes chevaux rapides^ quel rayon funeste tu as envoyé sur Thèba, le jour Kadmos, ayant quitté la

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I5'6 LES PHOINISSIENNES.

terre Phoinissienne, vint dans ce pays! Lui qui, après avoir épousé autrefois la fille de Kypris, Harmonia, en- gendra d'elle Polydôros de qui naquit, dit-on, Labdakos, et de celui-ci Laios. Pour moi je suis appelée fille de Ménoikeus, et Kréôn est mon frère, de la même mère. On me nomme lokastè. Mon père, en effet, m'a donné ce nom, et Laios m'épousa. Me possédant depuis longtemps dans sa demeure et n'ayant point d'enfants, il alla inter- roger Phoibos et lui demanda que nous eussions des enfants mâles dans nos demeures, et celui-ci lui répondit : O toi, qui commandes aux bons cavaliers Thèbaiens, n'ensemence pas malgré les Dieux le sillon des enfants, car, si tu engendres un fils, ce fils te tuera, et toute la famille s'en ira dans le sang 1 Mais lui, cédant à la volupté et poussé par l'excès de vin, engendra notre fils ; et, après avoir engendré, reconnaissant son erreur, et se souvenant de l'oracle du Dieu, donna l'enfant aux pasteurs afin qu'ils l'exposassent dans la prairie de Hèra, à la cime du Kithairôn, après avoir percé ses talons de fers aigus, d'où vient que la Hellas le nomme Oidipous. Et les pas- teurs de Polybos, l'ayant recueilli, le portèrent dans la demeure et le remirent aux mains de leur maîtresse qui confia le fruit de mon accouchement à des mamelles de nourrice, et elle persuada à son mari qu'elle l'avait enfanté. Et déjà mon fils était devenu homme aux joues florissantes, et, soit qu'il comprît tout de lui-même, soit qu'il eût été averti par quelqu'un, ilserendit à la demeure de Phoibos pour découvrir ses parents, en même temps que Laios, mon mari, s*y rendait aussi, afin de connaître si son fils exposé était encore vivant. Et ils se rejoignirent au lieu la route de la Phôkis se coupe en trois. Et le conducteur de Laios commanda ainsi à Oidipous : O

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LES PHOINISSIENNES. I J'y

Étranger, cède le chemin au Roi. Mais lui marchait en silence et avec fierté. Et les sabots des chevaux rougirent de sang ses pieds... Mais qu'est-il besoin de raconter ce qui est en dehors de nos maux ? Or, le fils tua le père, et, se saisissant du char, il le donna à Polybos qui l'avait nourri. Mais, comme la Sphinx opprimait la Ville, et mon mari n'étant plus, Kréôn mon frère fit proclamer qu'il me marierait à celui qui comprendrait l'énigme de la Vierge rusée. Et il arriva que mon fils Oidipous comprit l'énigme de la Sphinx, et il devint ainsi le maître de ce pays, et il reçut en récompense le sceptre de cette terre. Et le malheureux, sans le savoir, épousa sa mère qui, sans le savoir, coucha avec son fils. Et j'ai conçu de mon fils deux enfants mâles, Étéoklès et' l'illustre Force de Poly- neikès, et deux filles. Son père nomma l'une Ismènè, et l'autre, qui était l'aînée, je la nommai Antigone. Mais quand il sut que mon lit était à la fois celui de sa mère et de sa femme, Oidipous, accablé de tous ces maux, leva une main meurtrière contre ses yeux et les creva avec des agrafes d'or. Dès que la joue de mes fils fut ombragée, ils enfermèrent leur père afin que cette calamité fût oubliée, mais toutes les ruses étaient vaines pour cela. Il est vivant dans les demeures, mais irrité de cette destinée, il pro- fère des imprécations très impies contre ses enfants et souhaite qu'ils déchirent cette famille avec le fer aigu. Et ceux -ci, craignant que les Dieux n'accomplîssent les impré- cations s'ils habitaient ensemble, convinrent que le plus jeune, Polyneikès, s'exilerait d'abord volontairement de cette terre, et qu'Étéoklès, restant, posséderait le sceptre de ce pays et le céderait à son tour dans une année. Mais, une fois assis au banc du commandement, Étéoklès ne céda point le throne, et il chassa de cette terre Polyneikès

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IJ'8 LES PHOINISSIENNES.

exilé. Et celui-ci, étant parti pour Argos et ayant fait alliance de famille avec Adrastos, a réuni et amène une nombreuse armée d'Argiens, et il vient contre la Ville aux sept portes elle-même, et il redemande le sceptre paternel et sa part de cette terre. Et moi, afin de dénouer cette contestation, j'ai persuadé mon fils de venir à son frère, sur la foi donnée, avant de toucher la lance. Le messager envoyé dit qu'il doit venir. Mais, ô toi, qui habites les splendides retraites de TOuranos, Zeus, sauve- nous et fais se réconcilier mes enfants I II ne faut pas, en effet, que tu permettes, si tu es sage, que le même monel soit toujours malheureux.

LE PAIDAGÔGUE.

O toi, Antigone, qui es un noble rejeton de ton père dans ces demeures, puisque ta mère, émue de tes prières, t'a permis de quitter la chambre des vierges et de monter au plus haut de la demeure afin de voir l'armée des Argiens, arrête-toi pour que j'examine le chemin, depeur que quelque citoyen n'apparaisse dans le sentier, et pour qu'un blâme honteux ne nous soit pas adressé, à moi comme esclave, et à toi comme reine; et je te dirai tout ce que j'ai vu et appris des Argiens quand je suis allé porter la foi publique à ton frère, et quand, l'ayant quitté, je suis revenu ici. Mais aucun des citoyens n'approche desdemeures. Gravis donc les antiques marches de cèdre, et regarde la plaine, et, vers le cours de l'Ismènos et la source Dirkè, combien est nombreuse l'armée des en- nemis.

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LES PHOINISSIENNES. If9

ANTIGONÈ.

Tends donc, tends donc ta vieille main à la jeune fille, du haut des marches, afin de m'aider à lever les pieds.

LE PAIDAGÔGUE.

Voici ma main, prends-la, Vierge. Tu es montée à propos, car l'armée Pélasgique se met en mouvement et se divise par troupes.

ANTIGONË.

O vénérable fille de Lato, Hékata ! Toute la plaine res- plendit d'airain.

LE PAIDAGÔGUE.

Ce n'est pas timidement que Polyneikès vient sur cette terre; mais il retentit de nombreux cavaliers et d'innom- brables hoplites.

ANTIGONË.

les portes sont-elles verrouillées et les barres d'airain sont-elles bien adaptées aux murailles de pierre construi- tes par Amphiôn ?

LE PAIDAGÔGUE.

Sois rassurée. La Ville est bien fortifiée à l'intérieur ; mais regarde le premier, si tu veux savoir qui il est.

ANTIGONË.

Quel est celui-ci, dont la cime du casque est blanche et qui porte aisément au bras un massif bouclier d'airain ?

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l6o LES PHOINISSIENNES.

LE PAIDAGÔGUE.

C'est un chef, ô maîtresse.

ANTIGONÈ.

Qui est-il ? D'où est-il i Dis, ô vieillard. Comment se nomme-t-iU

LE PAIDAGÔGUE.

On dit qu'il est Mykènaien d'origine, et il habite le marais de Lernaia. C'est le roi Hippomédôn.

ANTICONÊ.

Ohl qu'il est fier et terrible d'aspect, et semfilable àun géant de la terre ! Des étoiles sont peintes sur son bou- clier. 11 ne ressemble pas à la race des mortels.

LE PAIDAGÔGUE.

Vois-tu ce chef qui traverse l'eau de Dirkè ?

ANTIGONÈ.

Ses armes sont étranges, étranges I Quel est celui-ci i

LE PAIDAGÔGUE.

C'est le fils d'Oineus, Tydeus. Il porte l'image d'Ares Aitôlien sur la poitrine.

ANTIGONÈ.

Est-ce lui, ô vieillard, qui a épousé lasœurdelafemme de Polyneikès> La couleur de ses armes est étrange, à demi Barbare.

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LES PHOINISSIENNES. l6l

LE PAIDAGÔGUE.

En effet, ma fille, tous les Aitôliens portent le long bou- clier et sont habiles à lancer les longues piques.

ANTIGONÈ.

Mais toi, ô vieillard, comment sais-tu si bien ces choses ?

LE PAIDAGÔGUE.

J'ai vu et remarqué les signes de leurs boucliers, en ponant la foi publique à ton frère, et, en les regardant, je reconnais ceux qui en sont armés.

ANTIGONÈ.

Quel est celui-ci qui passe autour du tombeau de Zèthos, chevelu de boucles, à l'air orgueilleux et jeune d'aspect ? C'est un chef, car une multitude armée |e suit et l'entoure.

LE PAIDAGÔGUE.

C'est Parthénopaios, fils d'Atalantè.

ANTIGONÈ.

Qu'Artémis, qui court sur les montagnes avec sa mère, le dompte et le tue de ses traits, lui qui vient contre ma ville pour la dévaster !

LE PAIDAGÔGUE.

Qu'il en soit ainsi, ô enfant I Cependant ils viennent avec justice sur cette terre. Je crains que les Dieux ne l'observent que trop bien.

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102 LES PHOINISSIENNES.

ANTIGONE.

Mais est celui qui, par une mauvaise destinée, est de la même mère que moi ? O très cher vieillard, dis est Polyneikès ^

LE PAIDAGÔGUE.

Il est debout auprès d'Adrastos, contre le tombeau des sept filles de Niobè. Le vois-tu >

ANTIGONt.

Je vois, mais non clairement. Je vois cependant quel- que ressemblance de sa figure et de sa taille. Plût aux Dieux que je pusse, comme un nuage qui vole, traverser Tair pour courir vers mon frère I Je jetterais mes bras autour de son cou très cher, du cou de ce malheureux exilé, après un si long temps I Comme il resplendit sous ses armes d'or, vieillard ! Il resplendit, pareil aux rayons de Hèlios au matin !

LE PAIDAGÔGUE.

Il viendra dans ces demeures, sur la foi publique, afin de te combler de joie.

ANTIGONÈ.

Mais, ô vieillard, quel est celui qui mène un char aux chevaux blancs, il est assis >

LE PAIDAGÔGUE.

C'est le divinateur Amphiaraos, ô maîtresse. Les victi- mes sont avec lui, qui sont vouées à la terre qui aime le sang.

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LES PHOINISSIENNES. 163

ANTIGONE.

O fille de Halios à la splendide ceinture, Sélanaia! Lumière à l'orbe d'or ! Comme il mène son char avec modération, et comme il excite ses chevaux d*un fou et léger! Mais est Kapaneus qui menace si insolemment la Ville >

LE PAIDAGÔGUE.

Il examine l'accès des tours et mesure les murailles de la base au sommet.

ANTIGONÈ.

lo! Némésis! tonnerres au retentissement horrible de Zeus, et feu de la foudre ! Réprimez cette arrogance sans frein! Celui-ci livrera les femmes thèbaiennes captives à Mykèna et au trident Lernaien, et imposera le joug de la servitude aux eaux de Poseidon et d'Amymonè. Que je ne subisse jamais, jamais, la servitude, ô vénérable, ô fille aux cheveux d'or Zeus, Artémis !

LE PAIDAGÔGUE.

O fille, entre dans la demeure et reste sous ton toit vir- ginal, puisque tu as eu la satisfaction de ton désir, ayant vu ce que tu désirais voir. En effet, depuis que le tumulte a envahi la Ville, une multitude de femmes vient vers les demeures royales. La race des femmes est naturellement malveillante, et les plus petites choses excitent chez elles beaucoup de paroles. La volupté des femmes est de dire du mal les unes des autres.

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164 LES PHOINISSIENNES.

LE CHOEUR.

Strophe I.

Abandonnant la mer Tyrienne, je suis venu de l'Ile Phoinissienne, récompense choisie de Loxias, esclave de Phoibos dans son temple, il habite sous les sommets neigeux du Parnasos, après avoir navigué à travers la mer Ionienne, sur les plaines stériles qui roulent autour de la Sikélia, et Zéphyros pousse dans l'Ouranos ses souffles au beau bruit strident.

Antistrophe /.

Choisie dans ma ville comme le plus beau don à Loxias, je suis venue sur la terre Kadméienne des illustres Agéno- rides, envoyée vers les tours fraternelles de Laios. Com- me les offrandes dorées, je suis devenue servante de Phoibos, et l'eau de la source Kastalia m'attend afin de baigner ma chevelure, délices virginales, dans les adora- tions de Phoibos.

Êpôde.

O pierre flamboyante, qui resplendis d'une double lumière sur les cimes de Dionysos Bakkhéien, et toi, vigne, qui, chaque jour, fais jaillir l'abondance du raisin florissant ! Antres divins du Dragon, sommets d'où regar- dent les Dieux, sacré mont neigeux I Plaise aux Dieux que, sans crainte, je sois un chœur dansant de l'immor- telle Déesse, loin de Dirkè, dans les vallées de Phoibos, est le nombril de la terre I

I Strophe II.

Mais voici que le cruel Ares arrive devant nos murailles

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LES PHOINISSIENNES. lôf

et allume la rage guerrière contre cette ville. Puisse cela ne pas être ! En effet, les douleurs sont communes entre amis, et si cette terre fortifiée de sept tours doit souffrir, ces maux accableront aussi le pays Phoinissien. Hélas I hélas ! les enfants d*Iô-Porte-Corne ont le même sang, et je partage leurs maux.

Antistrophe II.

Mais, autour de la Ville, l'épaisse nuée des boucliers est pleine d'éclairs, image de la sanglante mêlée qu'Ares doit bientôt porter aux enfants d'Oidipous, désastre en- voyé par les Érinnyes. O Argos Pélasgique, j'ai peur de la force et de la vengeance divines. En effet, il ne se rue pas armé pour un combat injuste, celui qui réclame ses demeures.

POLYNEIKÊS.

Les gardiens des portes m'ont ouvert facilement les barrières, et je suis entré dans la Ville; aussi je crains que, m'ayant reçu dans leurs rets, ils ne me renvoient pas sans verser mon sang. C'est pourquoi mes yeux doivent se tourner ici et là, de peur de quelque embûche. Mais, la main armée de cette épée, je me rassurerai sur mon audace. Holà I Qui va > Suis-je donc effrayé d'un bruit ? Tout semble péril, en effet, aux audacieux quand ils mettent le pied sur une terre ennemie. Certes, je me fie à ma mère qui m'a persuadé de venir sur la foi d'un traité, et cependant je ne m'y fie pas non plus. Mais voici une aide. En effet, il y a, ici près, des foyers d'autels et une demeure habitée. Allons I je renfoncerai l'épée dans la gaine obscure, et j'interrogerai celles-ci qui sont devant les demeures, et qui elles sont. Femmes étran-

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l66 LES PHOINÏSSIENNES.

gères, dites I de quelle patrie êtes-vous venues dans les demeures helléniques ?

LE CHŒUR.

La terre Phoinissienne est la patrie qui m'a nourrie ; les petits-fils d'Agènôr m'ont envoyée ici comme un don choisi de victoire offert à Phoibos. Au moment l'illus- tre fils d'Oidipous allait m'envoyer vers l'oracle vénéra- ble et les autels de Loxias, les Argiens assiégèrent la Ville. Mais toi, à ton tour, réponds-moi, dis qui tu es et pourquoi tu viens vers les tours aux sept portes de la terre Thèbaienne.

POLYNEIKÊS.

Mon père est Oidipous fils de Laios ; lokastè, fille de Ménoikeus, m'a enfanté ; et le peuple Thèbaien me nom- me Polyneikès.

LE CHOEUR.

O du sang des fils d'Agènôr, de mes maîtres, par qui je suis envoyée, je te révère, prosternée à tes genoux, ô Roi, selon la coutume de ma patrie. Tu viens après un long temps sur la terre de la patrie. O vénérable maîtresse, viens, accours, ouvre les portes ! N'entends-tu pas, ô mère qui as enfanté celui-ci ? Que tardes-tu à sortir des hautes chambres et à serrer ton fils dans tes bras ?

lOKASTÊ.

O jeunes filles, ayant entendu la voix Phoinissienne, du fond de ces demeures, je me traîne ici d'un pied trem-

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LES PHOINISSIENNES. 167

blant de vieillesse. O fils, après un long temps, après beaucoup de jours, je vois ton visage I Presse entre tes bras la poitrine de ta mère, donne tes joues que je les embrasse, couvre mon cou des boucles de tes cheveux noirs I Oh ! oh I te voilà enfin, contre toute espérance et toute attente, dans les bras de ta mère ! Que te dirai-je } O fils, ô mon fils, comment, par mes mains, par mes paroles, par ma joie multipliée qui t'enveloppe, prou- verai-je le ravissement de mon ancien bonheur ? O fils, ô mon fils, combien regretté de tes amis, combien regretté de Thèba, tu as quitté la maison paternelle, envoyé en exil par l'injure d'un frère I C'est pour cela qu'en pleurant je coupe mes cheveux blancs dénoués en signe de deuil, et que, non plus vêtue de vêtements blancs, ô fils, je me couvre de ces noirs péplos! Et le vieillard aveuglé, au fond de la demeure, versant toujours des larmes de regret sur le couple disjoint, se jette sur l'épée pour se tuer de sa propre main, court au toit pour se pendre au lacet, déplorant les imprécations jetées contre ses enfants, et, se lamentant et gémissant, se cache toujours dans les ténèbres. Mais toi, ô fils, j'ap- prends qu'uni par le mariage à une étrangère, tu goûteras la joie des enfants dans une alliance étrangère : lamenta- bles noces pour ta mère et pour la race de Laios I Et moi, je n'ai point allumé pour toi la lumière des noces, comme il convient à une heureuse mère ! L'Ismènos n'a point donné ses eaux pour célébrer les bains hyménaiens, et l'entrée de l'épouse n'a point été chantée à travers la ville de Thèba ! Que tout ceci périsse, quelle qu'en soit la cause, ou le fer, ou la discorde, ou ton père, ou le Dai- môn qui a envahi outrageusement la demeure d'Oidipous, car le poids douloureux de ces malheurs est tombé sur moi I

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l68 LES PHOINISSIENNES.

LE CHŒUR.

C'est une chose terrible pour les femmes d'enfanter avec douleur, et pourtant toute la race des femmes aime ses enfants.

POLYNEIKÉS.

Mère, je suis venu vers mes ennemis imprudemment et par prudence à la fois ; mais la nécessité contraint tous les hommes d'aimer leur patrie, et qui dit autrement se berce de paroles et dissimule sa pensée. Mais j'ai tellement craint et redouté que mon frère me tuât par ruse, que je suis entré dans la Ville, l'épée à la main^ et regardant de tous côtés. Une seule raison me rassure, la trêve et la foi qui m'a fait entrer dans les murs paternels. Je suis venu, en pleurant beaucoup, revoir après un long temps les demeures et les autels des Dieux et les gymnases j'ai été élevé et l'eau de Dirkè. Repoussé contre toute justice loin de tout cela, j'habite une ville étrangère, ayant une source de larmes dans les yeux. Mais car la douleur amène la douleur je te vois la tête rasée et couverte de vêtements noirs. Hélas sur mes maux I Quelle chose lamentable, ô mère, que la haine domestique! Et qu'il est difficile de se réconcilier! Que fait dans les demeures mon vieux père qui ne voit que les ténèbres? Et que font mes deux sœurs > Sans doute elles gémissent sur mon exil malheureux.

lOKASTÈ.

Quelque Dieu funeste a perdu la race d'Oidipous. Il a commencé, en effet, par mon enfantement illégitime ; il a fait que ton père m'a épousée par malheur et que tu es

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LES PHOINISSIENNES. 169

né. Mais pourquoi ces paroles } II faut supporter les choses fatales. Comment te demander... je crains que ce que je veux savoir ne te déchire Tâme, et cependant j'en ai le désir.

POLYNEIKËS.

Demande, n'omets rien. Tout ce que tu veux me plaira aussi.

lOKASTË.

Je t'interrogerai donc sur ce que je veux d'abord savoir. Être exilé, est-ce un grand mal }

POLYNEIKËS.

Très grand, plus, par le fait, qu'on ne peut dire.

lOKASTÈ.

Comment ? Quel est le malheur des exilés }

POLYNEIKËS.

C'est un très grand malheur. L'exilé n'a plus la liberté de parler.

lOKASTÈ.

Ceci est d'un esclave de ne pouvoir dire ce qu'il pense.

POLYNEIKËS.

Il faut subir les inepties des puissants.

lOKASTË.

II est amer d'être insensé avec les insensés.

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J70 LES PHOINISSIENNES.

POLYNEIKÉS,

Mais, dans notre intérêt, II faut subir cette servitude contre nature.

lOKASTÈ.

Mais l'espérance nourrit les exilés, dît-on.

POLYNEIKÈS,

Ils sont flattés par ses yeux souriants, mais ils tardent à être exaucés.

lOKASTË.

Le temps ne montre-t-il pas que ces promesses sont vaines >

POLYNEIKÈS.

Elles ont un certain charme qui adoucit les maux.

lOKASTË.

Mais comment vivais-tu, avant de trouver à te nourrir par tes noces >

POLYNEIKÈS.

Parfois, j*en avais pour un jour, parfois, je n'avais rien.

lOKASTÈ.

Les amis et les hôtes de ton père ne venaient-ils pas à ton aide^

POLYNEIKÈS.

Soyons heureux 1 il n'y a plus d'amis quand on est mal- heureux.

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LES PHOINISSIENNES. I7I

lOKASTÈ.

Est-ce que ta bonne naissance ne te porte pas haut >

POLYNEIKËS.

C'est un mal de ne rien avoir. Ma naissance ne me nourrit pas.

lOKASTÈ.

La patrie, à ce qu'il semble, est très chère aux mortels.

POLYNEIKES.

Tu ne saurais dire combien elle est chère.

lOKASTÈ.

Comment es-tu venu à Argos > Dans quel dessein ?

POLYNEIKES.

Loxias avait adressé à Adrastos un certain oracle.

lOKASTÈ.

Lequel > Que dis-tu > Je ne puis comprendre.

POLYNEIKES.

Lui ordonnant de marier ses filles à un sanglier et à un lion.

lOKASTÈ.

Mais qu'y avait-il de commun, fils, entre toi et ces bétes sauvages ?

POLYNEIKES.

Je ne sais. Un Daimôn m'appelait à cette destinée.

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172 LES PHOINISSIENNES.

lOKASTÈ. Le Dieu est sage. Mais comment t'es-tu marié ?

POLYNEIKÊS.

C'était la nuit, et j'arrivai au vestibule d'Adrastos.

lOKASTÊ.

Cherchant un lit, ou errant comme un exilé ?

POLYNEIKÊS.

Certes, ainsi. Ensuite vint un autre exilé.

lOKASTÊ.

Qui était celui-ci ? Un malheureux aussi >

POLYNEIKÊS.

Tydeus, qu'on dit d'Oineus.

lOKASTÊ.

Pourquoi Adrastos vous trouva-t-il semblables à des bétes sauvages }

POLYNEIKÊS.

Parce que nous en vînmes au combat pour nos lits.

lOKASTÊ.

Et, par cela, le fils de Talaos comprit la divination >

POLYNEIKÊS.

Et il nous donna ses deux filles à tous deux.

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LES PHOINISSIENNES. I73

lOKASTÈ.

Es^tu heureux de ces noces, ou malheureux ?

POLYNEIKfeS.

Mes noces sont irréprochables jusqu'à ce jour.

lOKASTÈ.

Mais comment as-tu persuadé à une armée de te suivre ici?

POLYNEIKÊS.

Adrastos jura ceci à ses deux gendres, à Tydeus et à moi, car celui-ci était mon beau-frère, qu'il nous ramène- rait l'un et l'autre dans notre patrie, et moi d'abord. Beaucoup de chefs Danaens et Mykènaiens m'accompa- gnent, m'apportant un triste secours, mais nécessaire, car je mène une armée contre ma patrie. Mais j'atteste les Dieux que c'est contre mon gré que j'ai fait la guerre à des parents très chers. II t'appartient, ô mère, de mettre fin à ces maux, en réconciliant des frères chers l'un à l'autre, en me délivrant de mes peines ainsi que toi-même et la Ville entière. Il y a une parole antique et très-connue, que je dirai cependant : les richesses sont ce qui existe de plus honoré par les hommes ; elles possèdent la plus grande puissance entre toutes les choses humaines. C'est à cause d'elles que je viens ici, conduisant d'innom- brables lances ; car, pauvre, un homme de bonne race n'est plus rien.

LE CHOEUR.

Voici Etéoklès qui se rend à la réconciliation. Ton devoir, mère lokastè, est de parler de façon que tu réconcilies tes fils.

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174 ^^S PHOINISSIENNES.

ÉTÉOKLÈS.

Mère, me voici. C'est pour te plaire que je suis venu. Que faut-il que je fasse ? Que quelqu'un commence à parler. J'ai cessé de ranger les citoyens et les lignes égales des troupes autour des murailles afin d'entendre de toi les propositions pour lesquelles j'ai permis que celui-ci vînt, sur la foi de la trêve, ec que tu le reçusses dans les murs.

lOKASTÈ.

Arrête. La hâte n'amène pas toujours la justice, et les lentes paroles donnent lieu à de sages effets. Apaise ton œil farouche et ce souffle de colère. Tu ne vois pas, coupée à la gorge, la tête de Gorgô, mais ton frère qui est devant toi. Et toi, aussi, Polyneikès, en te tournant vers ton frère, tu parleras mieux et tu entendras mieux ses paroles. Je veux vous avertir sagement tous deux : quand un ami, irrité contre un ami, le rencontre et le regarde les yeux dans les yeux, il ne doit considérer que la chose pour laquelle il vient et ne se rappeler aucun des maux passés. La parole est à toi d'abord, fils Polyneikès, car tu as amené l'armée des Argiens, ayant souffert des injures, ainsi que tu le dis. Qu'un Dieu soit votre juge et vous réconcilie !

POLYNEIKÈS.

Le langage de la vérité est simple ; les choses justes se passent d'interprétations compliquées et pèsent de leur propre poids ; mais l'injustice, malade en elle-même, a besoin de remèdes subtils. Pour moi, j'ai considéré la demeure paternelle, mes intérêts et ceux de celui-ci. Voulant échapper aux imprécations qu'Oidipous a criées

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LES PHOINISSIENNES. l'y)

autrefois contre nous, je suis sorti volontairement de cette terre, laissant celui-ci régner dans la patrie pour une année, afin de posséder moi aussi la puissance à mon tour, et d'éviter ainsi d*en venir à la haine et au meurtre, et de causer ou de souffrir des maux qui s'accomplissent d'habitude. Mais celui-ci, ayant consenti et juré par les Dieux, n'a rien fait de ce qu'il a promis, et il possède seul la puissance et ma part des demeures. Et, maintenant, je suis prêt, si je recouvre mes biens, à renvoyer l'armée hors de cette terre et à gouverner ma demeure à mon tour, et à le laisser régner un temps égal, à ne point ravager ma patrie, et à ne point approcher les échelles des tours massives pour les escalader ; ce que je ferai si justice ne m'est point rendue. J'atteste les Dieux que j'ai agi avec équité, ayant été dépouillé de ma patrie contre tout droit. Telles sont simplement les choses, mère, sans paroles superflues, et qui doivent suffire, ce me semble, à tous les esprits, intelligents ou grossiers.

LE CHOEUR.

Bien que je n'aie pas été élevée dans la Hellas, il me semble, cependant, que tu as parlé sagement.

ÉTÉOKLËS.

Si les mêmes paroles étaient belles et sages pour tous, il n'y aurait ni difficulté ni dissension parmi les hommes ; mais rien n'est semblable que les noms, et les choses diffèrent. Pour moi, mère, je parlerai sans rien cacher. Je voudrais aller jusqu'au lever des astres de l'Ouranos, et sous la terre, si je le pouvais, afin de posséder la Tyrannie, la plus grande des Déesses. Je ne veux donc pas, ô mère^ céder un tel bien à un autre, mais plutôt le con-

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176 LES PHOINISSIENNES.

server pour moi. C'est une lâcheté, en effet, de renoncer à une grande chose pour une moindre. En outre, j'aurais honte que celui-ci, étant venu en armes pour dévaster cette terre, obtînt ce qu'il demande. Ce serait un opprobre pour Thèba si, par terreur des lances Mykèniennes, j'abandonnais à celui-ci le spectre qui m'appartient. Il ne devait pas venir en armes pour cette réconciliation, car la parole vient à bout de tout, aussi bien que le fer des ennemis. Si, par un autre moyen, il veut habiter cette terre, soit ; mais je ne veux pas cesser de régner, lorsque je le puis, pour être jamais son esclave. Donc, haut les flammes, haut les épées I Attelez les chevaux, emplissez les plaines de chars, car je ne céderai point ma tyrannie. Si, en effet, il faut violer la justice, il est très beau de la violer pour la tyrannie. Dans les autres choses que l'équité soit respectée.

LE CHOEUR.

Il ne convient pas de bien parler dans les causes déshonnétes ; cela n'est pas bien, c'est chose amère pour la justice.

lOKASTË.

O fils Etéoklès, il n'y a pas que les maux qui soient attachés à la vieillesse, et l'expérience peut enseigner plus de sagesse que la jeunesse. Pourquoi, fils, as-tu le violent désir de la pire des Déesses, de l'Ambition ? N'agis pas ainsi, car c'est une Déesse injuste. Elle est entrée dans beaucoup de familles et de villes heureuses, et elle en est sortie avec la ruine de ceux qui se sont servis d'elle. Tu es insensé à cause d'elle. Il est plus beau de respecter l'égalité qui unit les amis aux amis^ les villes

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LES PHOINISSIENNES. lJ^

aux villes» et les alliés aux alliés. Un droit égal est, en effet, une loi naturelle entre hommes, et celui qui est moindre se dresse en ennemi de qui est plus élevé, et il prépare le jour de la lutte. Car l'égalité a donné aux hommes les mesures et les poids et a constitué le nombre. La nuit aux paupières obscures et la lumière de Hèlios parcourent également le cercle de Tannée, et aucune d'elles, vaincue, n'envie l'autre. Ainsi donc» le jour et la nuit servent aux hommes *, et toi, tu ne souffres pas que celui-ci partage également la demeure et tu ne lui accordes point sa part > Alors, est la justice ? Pourquoi honores-tu au delà de tout la tyrannie, cette brillante injustice, et penses- tu qu'il est si beau d'être regardé et honoré > Certes, cela est bien vain. Veux tu éprouver tant de soucis, toi qui possèdes tant de choses dans ta demeure > Qu'est-ce que l'abondance, si ce n'est à peine un nom ? Ce qui est nécessaire suffit aux sages. Ce n'est point par eux-mêmes que les mortels possèdent les richesses. Elles viennent des Dieux et nous en prenons soin, et, quand ils le veulent, ils les reprennent. La fortune n'est pas stable et dure un jour. Allons ! si je t'interrogeais, si je t'offrais l'alternative de régner ou de sauver la Ville ? Dirais-tu que tu veux régner ? Mais si celui-ci l'emporte sur toi, si les lances des Argiens disper- sent l'armée des Kadméiones, tu verras cette ville des Thèbaiens domptée, tu verras de nombreuses vierges captives enlevées de force par les hommes ennemis. Ainsi, cette richesse que tu veux posséder sera funeste à Thèba, et tu ne seras qu'un ambitieux. Voilà ce que je te dis. Et, à toi, Polyneikès, je déclare ceci : Adrastos t'a imposé une reconnaissance imprudente, et tu es venu en insensé assiéger ta patrie. Mais quoi ? Si tu prenais cette

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178 LES PHOINISSIENNES.

ville, et plaise aux Dieux que cela n'arrive point, comment érigerais-tu des trophées de victoire ? Comment célébre- rais-tu des sacrifices, ayant vaincu ta patrie } Comment inscrirais-tu sur les dépouilles, aux bords de l'Isménos : Polyneikês, ayant incendié Thèba, a consacré ces boucliers aux Dieux. Qu'il ne t*arrive jamais, ô fils, de remporter une telle victoire sur les Hellènes I Si, au contraire, tu es vaincu, et si celui-ci l'emporte, comment retourneras-tu dans Argos, laissant ici mille et mille morts ? Quelqu'un dira alors : Qh ! quelles malheureuses fiançailles, Adrastos I Et il ajoutera : A cause des noces d'une seule jeune fille, nous périssons I Tu tentes un double malheur, fils, d'être privé de tes biens, ou de tomber au milieu de tes alliés. Renoncez, renoncez à ces excès 1 Des deux côtés le mal en est très cruel.

LE CHOEUR.

O Dieux, détournez ces malheurs et rendez la paix aux fils d'Oidipous 1

ÉTÉOKLËS.

Mère, il ne s'agit plus de lutter de paroles ; le temps passe inutilement, et ton zèle est vain. Je n'accepte, en effet, que les conditions que j'ai faites : que je possède le sceptre et que je sois roi de cette terre. Cesse donc tes longs avertissements. Et toi, sors de ces murailles, ou tu mourras I

POLYNEIKÊS.

Par qui ? Qui est assez invulnérable, ayant tiré l'épée mortelle contre mol^ pour échapper à une mort égale }

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LES PHOINISSIENNES. I79

ÉTÊOKLËS.

Il est devant toi, et non loin. Vois mes mains!

POLYNEIKÈS.

Je les vois. Mais la richesse est lâche et aime la vie.

ÉTÉOKLËS.

Et c'est pour combattre un homme de rien que tu viens avec tant de guerriers ?

POLYNEIKËS.

Un chef prudent vaut mieux qu'un audacieux.

ÉTÉOKLÉS.

Tu es arrogant, te fiant à la trêve qui te garantit de la mort.

POLYNEIKÈS.

Je te demande de nouveau le sceptre et ma part de cette terre.

ÉTÉOKLÈS.

Je ne rendrai rien. J'habiterai seul ma demeure.

POLYNEIKÈS.

En gardant plus que ta part?

ÉTÉOKLÈS,

Certes I Et sors de cette terre.

POLYNEIKÈS.

O Autels des Dieux paternels I

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l8o LES PHOINISSIENNES,

ÉTÉOKLËS.

Que tu viens renverser.

POLYNEIKËS.

Ëcoutez-moi !

ÉTÉOKLÈS.

Qui t'écoutera, toi qui portes la guerre dans ta patrie^

POLYNEIKÊS.

O temples des Dieux portés par des chevaux blancs I

ÉTÉOKLËS.

Qui te haïssent.

POLYNEIKÊS.

Je suis chassé de ma patrie I

ÉTÉOKLËS.

N'es-tu pas venu pour m*en chasser i

POLYNEIKÊS.

Et injustement, ô Dieux I

ÉTÉOKLËS.

Invoque les Dieux à Mykèna, non ici.

POLYNEIKÊS.

Tu es un impie.

ÉTÉOKLËS.

Mais non un ennemi de ma patrie, comme toi.

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LES PHOINISSIENNES. l8l

POLYNEIKÈS.

Toi^ qui me chasses après m'avoir dépouillé ?

. ÉTÉOKLÊS.

Et qui, de plus, te tuerai I

POLYNEIKÈS.

O Père, entends-tu ce que je soufFre?

ÉTÉOKLËS.

Certes, car il entend ce que tu fais.

POLYNEIKÈS.

Et toi, mère >

ÊTÉOKLÈS.

11 ne t'est pas permis de nommer ta mère.

POLYNEIKÈS.

o Ville!

ÊTÉOKLÈS.

Va I invoque dans Argos Teau de Lernè I

POLYNEIKÈS.

J'irai, ne sois pas en peine. Toi,. mère, je te remercie.

ÊTÉOKLÈS.

Sors de cette terre I

POLYNEIKÈS.

J'en sortirai ; mais accorde-moi de voir mon père.

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%

^

182 LES PHOINISSIENNES.

ÉTÉOKLÊS.

Tu ne pourras l'obtenir.

POLYNEIKËS.

Ou les vierges mes soeurs.

ÉTÉOKLÊS.

Tu ne les reverras jamais.

POLYNEIKÈS.

O sœurs I

ÉTÉOKLÊS.

Pourquoi les appelles-tu, étant leur pire ennemi >

POLYNEIKËS.

Mère, salut à toi I Sois heureuse I

lOKASTÈ.

Certes, je suis heureuse en effet, fils 1

POLYNEIKÈS.

Je ne suis plus ton fils.

lOKASTÈ.

Je suis accablée de maux.

POLYNEIKËS.

Car il me fait injure.

ÉTÉOKLÊS.

Et moi aussi je suis outragé.

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LES PHOINISSIENNES. iSj

POLYNEIKËS.

te tiendras-tu devant les tours ?

ÉTÉOKLÈS.

Pourquoi me demandes-tu cela >

POLYNEIKËS.

Je me tiendrai en face de toi pour te tuer.

ÉTÉOKLËS.

Le même désir me possède,

lOKASTÉ.

O malheureuse I Que faites-vous, ô fils ?

ÉTÉOKLËS.

Le fait lui-même te l'apprendra.

lOKASTÈ.

Vous n'échapperez donc pas aux imprécations de votre père?

ÉTÉOKLËS.

Que toute la demeure périsse !

POLYNEIKËS.

Bientôt mon épée ensanglantée ne restera pas oisive I J'atteste la terre qui m'a nourri et les Dieux I Qu'ils soient témoins des maux que je subis injustement, exilé de cette terre comme un esclave, comme si je n'étais pas du même père aussi, d'Oidipous I O Cité ! s'il t'arrive

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184 LES PHOINISSIENNES.

quelque malheur, ce n'est pas moi, mais lui qu'il faut en accuser, car je suis venu malgré moi, et, malgré moi, je suis chassé de la patrie. Et toi, Roi Phoibos, gardien des voies publiques, et vous, mes égaux, et vous, images des Dieux à qui sont offertes des victimes, et vous, demeures, «salut! Car je ne sais s'il me sera permis de vous parler jamais plus ! Cependant, mon espérance ne sommeille pas encore, et je me fie aux Dieux pour qu'ayant tué celui-ci je puisse régner sur la terre de Thèba I

ÉTÉOKIÈS,

Sors de cette terre I Vraiment, ton père t'a donné le nom de Polyneikès par une prévoyance divine, car c'est un nom de querelle.

LE CHOEUR.

Strophe,

Quand le Tyrien Kadmos vint dans ce pays, une génisse accomplissant l'oracle, y laissa tomber son corps, la prophétie lui ordonna d'habiter les plaines fertiles des Aônes, le beau cours des eaux de Dirka baigne les champs fleuris aux sillons profonds, la Mère, unie à Zeus, enfanta Bromios que le lierre flexible enveloppa tout enfant et couvrit de l'ombre de son vert feuillage, ornement joyeux des vierges Thèbaiennes et des femmes Eviennes dans les danses de Bakkhos.

Antistrophe.

Là, le Dragon sanglant d'Ares, cruel gardien, surveil- lait de la lumière de ses yeux errant çà et là, les cours d'eau vive et. les vertes prairies ; et, venant à la source

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LES PHOINISSIENNES. iSf

purificatrice^ d'une pierre lancée par son bras le tua en frappant sa tète ensanglantée. Et par les conseils de Pallas fille sans mère de Zeus, il sema dans la terre les dents de la Bète, sous les profonds sillons, et la terre en fit jaillir une moisson d'hommes armés que le fer et le carnage rendirent à la chère terre qu'ils arrosèrent de leur sang, elle qui les avait fait naître aux souffles de l'Aithèr.

Êpôde.

Et toi, autrefois de l'Aieule lô, Épaphos, ô rejeton de Zeus, je t'appelle, je t'appelle de ma voix Barbare et de mes prières Barbares I Viens I viens sur cette terre que tes descendants ont fondée, et que les deux Déesses, la chère Perséphassa et la divine Damatèr, Gaia reine et nourrice de toutes choses, ont possédée. Envoie à l'aide de cette terre les Déesses qui portent des flambeaux ! En effety tout est facile aux Dieux.

ÉTÉOKLËS.

Va, toi, et amène le fils de Ménoîkeus, frère de ma mère lokasté, en lui disant que je voudrais conférer avec lui de mes intérêts privés et du salut public, avant déran- ger l'armée et d'en venir au combat. Mais sa présence épargne cette fatigue à tes pieds. En effet, je le vois qui vfent vers ma demeure.

KRÉÔN.

J'ai, certes, parcouru beaucoup d'endroits, désirant te voir. Roi Étéoklès. J'ai fait, en te cherchant, le tour des murailles Kadméiennes et approché les sentinelles.

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l86 LES PHOINISSIENNES.

ÉTÉOKLËS.

Moi aussi, je désirais te voir, Kréôn, car j'ai tenté une vaine réconciliation dans l'entretien que j'ai eu avec Polyneikès.

KRÉÔN.

J'ai appris qu'il s'enfle plus haut que Thèba, appuyé sur l'alliance d'Adrastos et de son armée. Mais il faut remettre cela au jugement des Dieux. Il est des choses plus pressantes que je suis venu te dire.

ÉTÉOKLËS.

Quelles sont ces choses? Je ne comprends pas tes paroles.

KRÉÔN.

Il nous est venu un transfuge des Argiens.

ÉTÉOKLËS.

Apporte-t-il quelque nouvelle de ce qu'ils font >

KRÉÔN.

Il dit que l'armée des Argiens va envelopper à l'instant de troupes épaisses la Ville de Thèba.

ÉTÉOKLËS.

Alors la Ville des Kadméiens doit donc aussi leur oppo- ser des hommes armés.

KRÉÔN.

Où? Comme un jeune homme^ ne vois-tu pas ce qu'il te faut voir?

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LES PHOINISSIENNES. 187

ÉTÉOKLËS.

Au-deli de ces fossés pour combattre promptement,

KRÉÔN.

Le peuple de cette terre est peu nombreux, et ils sont innombrables.

ÉTÉOKLÈS.

A la vérité ils sont courageux en paroles.

KRÉÔN.

Argos a quelque renom parmi les Hellènes.

ÉTÉOKLËS.

Rassure-toi ; bientôt j'emplirai les plaines de leur car- nage.

KRÉÔN.

Je le voudrais sans doute ; mais je vois que ceci coû- tera beaucoup de peine.

ÉTÉOKLËS.

Certes, je ne retiendrai pas mes troupes derrière les murailles.

KRÉÔN.

Mais la victoire est entièrement l'œuvre de la prudence.

ÉTÉOKLËS.

Veux-tu donc que je me tourne vers quelque autre voie?

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l88 LES PHOINISSIENNES.

KRÉÔN.

Toutes, quelles qu'elles soient, plutôt que d'engager le combat au hasard.

ÉTÉOKLÊS.

Si nous nous jetions sur eux, pendant la nuit^ par sur- prise ?

KRÉÔN.

Oui, si l'événement trompant ton espoir, tu pouvais revenir ici en sûreté.

ÉTÉOKLÊS.

La nuit est également favorable aux uns et aux autres, mais elle vient davantage en aide à qui ose.

KRÉÔN.

. Si tu es défait, les ténèbres de la nuit sont terribles.

ÉTÉOKLÊS.

Ferai-je l'attaque pendant leur repas ?

KRÉÔN.

Peut-être y aura-t-il surprise, mais il faut vaincre.

ÉTÉOKLÊS.

Le courant de Dirkè est profond à passer.

KRÉÔN.

Il n'est rien de mieux que se bien garder.

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LES PHOINISSIENNES. 189

ÊTÉOKLËS.

Mais quoi ! si nous abordions l'armée des Argiens avec nos chevaux ?

KRÉÔN.

Toute leur armée est entourée de tous côtés d'un enclos de chars.

ÉTÉOKLÊS.

Que ferai-je donc ? Livrerai-je la Ville à Tennemi >

KRÉÔN.

Certes, jamais. Mais réfléchis si tu es sage.

ÊTÉOKLÈS.

Quel est donc le dessein le plus sage >

KRÉÔN.

Ils ont sept hommes, dit-on, à ce que j'ai appris >

ÉTÉOKLËS.

De quoi sont-ils chargés? Ces forces sont petites.

KRÉÔN.

De commander autant de troupes qui assiégeront les sept portes.

ÉTÉOKLËS.

Que ferons-nous donc > car je n'attendrai pas jusqu'à désespérer.

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190 LES PHOINISSIENNES.

KRÉÔN.

Choisis aussi sept hommes pour les opposer à ceux-là aux portes.

ÉTÉOKLËS.

Afin qu'ils commandent les troupes ou pour combattre seuls?

KRÉÔN.

Avec les troupes. Et choisis ceux qui sont les plus braves.

ÉTÉOKLÈS.

Je comprends ; afin qu'ils repoussent l'ascension des murs.

KRÉÔN.

Joins d'autres chefe à ceux-ci, car un seul homme ne voit pas tout.

ÉTÉOKLÊS.

Faut-il choisir l'audace ou la prudehce >

KRÉÔN.

L'une et l'autre ; car, seule, l'une ou l'autre ne vaut rien.

ÉTÉOKLÊS.

Cela sera fait. En parcourant l'enceinte aux sept tours, je placerai les chefs aux portes, comme tu le dis, oppo- sant aux ennemis leurs égaux en courage. Ce serait un long retard de dire le nom de chacun quand les ennemis campent sous les murailles. Mais je m'en vais pour ne

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LES PHOINISSIENNES, I9I

point rester oisif. Plaise aux Dieux que j'aie mon frère pour adversaire, que je le combatte et que je le tue de ma lance, lui qui vient renverser ma patrie I Mais c'est à toi de t'inquiéter de célébrer les noces de ma sœur Antigone et de ton fils Haimôn, si la fortune tourne mal pour moi. Je confirme en partant cette alliance déjà accordée. Tu es le frère de ma mère ; à quoi bon parler davantage } Traite-la dignement pour toi et pour moi. Quant à mon père s'aveuglant dans son délire, je ne l'ap- prouve pas. II nous tuera par ses imprécations si la des- tinée le veut. Une seule chose reste à faire, c'est de savoir du divinateur Teirésias s'il a quelque oracle à révé- ler. J'enverrai son fils Ménoikeus qui a le nom de ton père, conduire ici Teirésias, Kréôn. 11 viendra de bon gré te parler. Pour moi, j'ai blâmé devant lui l'art de la divina- tion, et je crains qu'il en soit irrité. Mais j'ordonne à la Ville et à toi, Kréôn, si ma cause est victorieuse, que le cadavre de Polyneikès ne soit jamais enseveli dans la terre thè- baienne, et de faire mourir quiconque l'aura enseveli, fùt- ilde nos amis. Je veux te dire ceci. Maintenant, je vous ordonne, serviteurs, de m'apporter toutes mes armes afin que j'aille au combat avec la justice victorieuse. Nous invo- querons la Précaution, la plus tutélaire des Déesses, pour qu'elle sauve la Ville.

LE CHŒUR.

Strophe,

O très lamentable Ares, pourquoi te réjouis-tu du sang et de la mort dissonnantes dans les fêtes de Bromios ? Au milieu des belles danses tu ne ceins jamais tes boucles des

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192^ LES PHOINISSIENNES.

couronnes de fleurs de la jeunesse, ni . tu n'élèves, aux sons du lotoS) le chant par qui dansent les Kharites. Mais, avec les porteurs d'armes, tu pousses l'armée des Argiens contre la race de Thèba, et tu excites une danse qui est en dissonance avec les flûtes. Tu n'es pas agité par la fureur du thyrse et tu ne sautes pas en rond couvert de peaux de faon ; mais, sur les chars et parles freins tu diri- ges les quadriges des chevaux, et, sur les bords de l'Is- ménos, tu fais s'agiter les cavaliers, poussant les Argiens contre la race issue de la terre et leur foule armée et por- tant le bouclier contre nos murailles de pierre. C*est Eris, une Déesse terrible, qui a médité ces maux contre les rois de cette terre, les lamentables Labdakides I

Antistrophe,

O bois aux beaux feuillages, plein de bêtes fauves! Kithairôn, délices neigeuses d'Artémis 1 Tu n'aurais jamais nourrir le fils de lokastè, destiné à la mort, Oidipous, Tenfant rejeté de la demeure et marqué des agrafes d'or I Et la Vierge oiseau, le monstre montagnard, la Sphinx, n'aurait jamais venir, deuil de cette terre, avec ses très lamentables chants, elle que le souterrain Aidés envoya vers nos murs, et qui, de ses quadruples serres, enlevait la race de Kadmos dans la lumière inaccessible de TAithèr ! Une autre querelle s'éleva entre les enfants d*Oidipous, dans les demeures et dans la Ville. Ce qui n'est pas honnête, en effet, ne le sera jamais, ni cet en- fantement impie d'une mère, ni cet opprobre d'un père !

Èpôde.

Tu as enfanté, ô terre, tu as enfanté autrefois, comme je l'ai appris de la Renommée Barbare, comme je l'ai

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LES PHOINISSIENNES. I93

appris dans mes demeures» une race, illustre honneur de llièba^ née des dents du Dragon à l'éclatante crête rouge et nourri de bêtes fauves. Autrefois les Ouranides vinrent aux noces de Harmonia, et les murailles de Thèba et ses tours, aux sons de la kithare et de la lyre d'Am- phiôn, s'élevèrent entre deux fleuves, dans la prairie ver- doyante d'herbes que baignent Dirkè et l'isménos. Et lô, l'Aieule cornue, enfanta les princes des Kadméiens ; et cette Ville, ajoutant les uns aux autres d'innombrables biens, se dressa sous les plus hautes couronnes d'Ares.

TEIRÉSIAS.

Mène-moi plus avant, fille, car tu es l'œil de mon pied aveugle, comme l'étoile du marin. Ici, précède-moi, posant mon pied sur un sol uni, de peur que je trébuche, car ton père est faible. Garde dans ta main de vierge ces sorts que j'ai recueillis, observant les augures des oiseaux sur le siège sacré je prophétise. Fils Ménoikeus, de Kréôn, dis-moi quel chemin il faut encore faire dans la Ville jusqu'à ton père, car mes genoux sont fatigués, et j'avance avec peine, ayant déjà beaucoup marché.

KRÉÔN.

Prends courage ! tu as porté ton pas auprès de tes amis, Teirésias. Soutiens-le, fils, car le petit enfant et le pied d'un vieillard ont besoin habituellement de l'appui d'une main étrangère.

TEIRÉSIAS.

Soit ! Nous voici. Pourquoi m'as-tu appelé si prompte- ment, Kréôn ?

I. 13

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Î94 LES PHOINISSIENNES.

KRÉÔN.

Je ne l'ai pas encore oublié. Mais ranime tes forces, reprends haleine, et chasse la fatigue de la route,

TEIRÉSIAS.

Sans doute je suis accablé de fatigue, étant arrivé ici, hier, de la terre des Erekhthides. En effet, il y avait une guerre contre Eumolpos, et j'ai fait que les Kékropides ont été glorieusement victorieux, et je possède cette cou- ronne d'or, comme tu vois, que j'ai reçue en prémices des dépouilles ennemies.

KRÉÔN.

Je veux que ta couronne victorieuse soit regardée comme un présage, car, ainsi que tu le sais, nous som- mes assaillis par une tempête guerrière de Danaïdes, et un grand danger est sur Thèba. Le Roi Etéoklès, couvert de ses armes, marche déjà à la bataille Mykènide ; mais il m'a ordonné de savoir de toi ce que nous avons à faire pour sauver la Ville.

TEIRÉSIAS.

Pour ce qui concerne Etéoklès, j'aurais la bouche close et je tairais mes oracles; mais sur toi, puisque tu veux savoir, je parlerai. Depuis longtemps déjà cette tetre est en peine, Kréôn, depuis que Laios a engendré des en- fants malgré les Dieux et a fait naître le malheureux Oidi- pous mari de sa mère; et le déchirement sanglant de ses yeux est l'œuvre des Dieux et un enseignement à la Hellas. Les fils d'Oidipous ont voulu pendant longtemps cacher ces choses, comme s'ils tentaient d'échapper aux Dieux ;

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LES PHOINISSIENNES.

^91

mais ils se sont trompés en insensés. En n'honorant point leur père et en ne lui donnant point la liberté de sortir, ils ont très irrité le malheureux homme ; et il a jeté sur eux de funestes imprécations, souffrant qu'il est et acca- blé d'outrages. Que n'ai-je point fait et dit à cause de cela> J'ai encouru la haine des fils d'Oidipous. Mais, Kréôn, la mort est près d'eux, et elle leur viendra par la main l'un de l'autre, et les morts sans nombre couchés sur les morts confondront les lances Argiennes et Kad- méiennes et rempliront d'un deuil amer la terre deThèba. Et toi, ô misérable Ville, tu seras renversée aussi, si quel- qu'un n'obéit pas à mes paroles. Car ce qu'il y avait de mieux à faire c'était qu'aucun des fils d'Oidipous ne fût ni roi, ni citoyen de cette terre, parce qu'ils étaient en proie aux Daimones et devaient renverser cette Ville. Mais, puisque le mal l'a emporté sur le bien, il ne reste qu'une seule chance de salut. Cependant, comme il n'est pas sûr pour moi de parler, et comme le remède qui doit sauver la Ville amènerait une cruelle destinée à ceux que le sort désignerait, je m'en vais, salut ! Je subirai, s'il le faut, ce que tous devront subir, car que ferai-je?

Reste ici, vieillard.

KRÉÔN.

TEIRÊSIAS.

Ne me retiens pas.

KRÉÔN. '

Reste \ pourquoi me fuis-tu >

TEIRÉSIAS.

La fortune te fuit, mais non moi.

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196 LES PHOINISSIENNES.

KRÉÔN. Dis le salut de la Ville et des citoyens.

TEIRÉSIAS.

Tu veux maintenant, et, cependant, bientôt tu ne vou- dras plus.

KRÉÔN.

Comment ne voudra is-je pas sauver la terre de la patrie

TEIRÉSIAS.

Tu sauras donc maintenant mes oracles. Mais je veux savoir, avant tout ceci, est Ménoikeus qui m'a conduit ici.

KRÉÔN.

11 n'est pas loin ; il est auprès de toi.

TEIRÉSIAS.

Qu'il s'en aille loin de mes oracles.

KRÉÔN.

C'est mon fils, il est de moi ; il taira ce qu'il faut taire.

T4CIRÉSIAS.

Tu veux donc que je parle, lui présent ?

KRÉÔN.

11 se réjouira d'apprendre ce qui sera notre saiut.

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LES PHOINISSIENNES. I97

TEIRÉSIAS.

Sache donc par mes oracles ce qu'il faut que vous fiis* siez pour sauver la ville des Kadméiens : Il te faut égorger ton fils Ménoikeus pour ta patrie, puisque tu provoques cette destinée.

KRÉÔN.

Que dis-tu > Quelle parole as-tu dite, ô vieillard ?

TEIRÉSIAS.

Ce qui est fatal et ce qu'il faut que tu fasses.

KRÉÔN.

Oh ! que de malheurs en peu de paroles !

TEIRÉSIAS.

Pour toi, certes, mais un glorieux salut pour ta patrie.

KRÉÔN.

Je n'ai pas entendu, je n'ai pas compris. Que la Ville se sauve elle-même !

TEIRÉSIAS.

Cet homme n'est plus le même ; il change de pensée.

KRÉÔN.

Va ! va-t'en ! Je n'ai que faire de tes oracles.

TEIRÉSIAS.

La vérité n'est-elle plus, parce que tu es malheureux }

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igS LES PHOINISSIENNES.

KRÉÔN.

Je te supplie par tes genoux, par tes cheveux blancs!

TEIRÉSIAS.

Pourquoi me supplies-tu ? Tu veux conjurer des maux inévitables.

KRÉÔN.

Tais-toi I ne dis pas cela aux citoyens.

TEIRÉSIAS.

M'ordonnes-tu de commettre une injustice > Je ne me tairai pas.

KRÉÔN.

Que me feras-tu donc ? Tueras-tu mon fils >

TEIRÉSIAS.

D'autres se chargeront de ce soin ; mais moi, je par- lerai.

KRÉÔN.

Mais d'où vient que ce malheur tombe sur moi et sur mon fils ?

TEIRÉSIAS.

Tu fais bien de m'interroger et d'en venir aux explica- tions. Il faut que celui-ci soit égorgé dans l'antre le Dragon, de la terre, veillait sur les eaux de Dirkè, et qu'il donne son sang en libation à la terre, à cause de l'antique colère d'Ares contre Kadmos, en expiation du meurtre du Dragon de la terre. En faisant cela,

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LES PHOINISSIENNES. I99

VOUS aurez Ares pour allié. Si le sol reçoit fruit pour fruit et sang pour sang, la terre vous sera propice, elle qui, autrefois, a enfanté une moisson d'hommes aux casques d'or ; et il faut que celui-ci meure, qui est de cette race et issu des dents du Dragon. Toi et tes enfants vous êtes le seul reste pur de cette race, par ta mère et tes ancê- tres mâles. Les noces de Haimôn empêchent qu'il soit sacrifié, n'étant plus vierge, car, bien qu'il n'ait pas atteint le lit nuptial, il est cependant fiancé. Mais si ce jeune homme meurt, voué à la Ville, il sauvera la terre de la patrie. Et il donnera un retour amer à Adrastos et aux autres Argiens, couvrant leurs yeux d'une ombre fatale et rendant Thèba illustre. Choisis entre ces deux sorts, l'un ou l'autre, de sauver ton fils ou la Ville. Pour ce qui dépend de moi, tu sais tout. Mène-moi dans ma demeure, fille. Quiconque se livre à la divination est insensé. S'il dit des choses pénibles, il est odieux à ceux par lesquels il est consulté ; s'il parle faussement par compassion, il viole les droits des Dieux. Il fallait que Phoibos seul révé- lât les oracles, lui qui ne craint personne.

LE CHOEUR.

Kréôn, pourquoi te tais-tu ? Pourquoi garder le silence? Je ne suis pas moins stupéfaite que toi.

KRÉÔN.

Que dire ? Je parle assez clairement. En effet, jamais je n'en viendrai à ce point de malheur de sacrifier mon fils i la Cité. La nature de tous les hommes est d'aimer leurs enfants, et aucun d'eux ne donnerait son propre fils à

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200 LES PHOINISSIENNES.

tuer. Personne n'aura à me louer d'avoir tué mes enfants. Pour moi, étant dans la maturité de la vie, je suis prêt à mourir en expiation pour la patrie. Allons, fils ! avant que toute la Ville les connaisse, laisse ces mauvais oracles des Divinateurs, et fuis promptement hors de cette terre ; car il ira aux sept portes, tout dire aux princes, aux stra- tèges et aux chefs des troupes. Si nous prenons Tavance^ c'est le salut pour toi; si tu tardes, nous sommes perdus, tu seras tué.

MÊNOIKEUS.

Oix fuirai-je ? Vers quelle cité ? Vers quel hôte }

KRÉÔN.

tu seras le plus loin de cette terre.

MÊNOIKEUS.

Il te convient de le dire et à moi d'obéir^

KRÉÔN.

Traverse Delphis,

MÊNOIKEUS.

faut-il, père, que j'aille ensuite ^

KRÉÔN,

Dans le pays Aitôlien,

MÊNOIKEUS. . .

; Et, de là, fuirai-je }

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LES PHOINISSIENNES. 20I

KRÉÔN.

Sur la terre des Thesprôtes.

MÉNOIKEUS.

Dans le sanctuaire de Dôdônè ?

KRÉÔN.

Tu m'as compris.

MÉNOIKEUS.

Sous quelle protection ?

KRÉÔN.

Le Daimôn te protégera.

MÉNOIKEUS.

Quelle quantité d'argent aurai-je ?

KRÉÔN.

Je te fournirai de l'or.

MÉNOIKEUS.

Tu as bien parlé, père. Va donc. Moi, j'irai vers ta sœur lokastè, dont j'ai trait les mamelles quand j'étais privé de mère, et, l'ayant saluée, j'irai et sauverai ma vie. Mais, va, pars, et ne me sois pas un empêchement. Femmes, que j'ai bien dissipé la crainte de mon père en le trompant par mes paroles, afin d'accomplir ce que je veux I En m'éloignant, en privant la Ville d'une heureuse fortune, il me prostitue à la lâcheté. Certes, cela est par- donnable à un vieillard ; mais je ne mériterais pas de

I

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202 LES PHOINISSIENNES.

pardon, si je trahissais la patrie qui m'a engendré. Sachez- le donc : j'irai, je sauverai la Ville, je donnerai mon âme en mourant pour cette terre. Ne serait-il pas honteux, tandis que ceux-ci, non contraints par les oracles et la fatalité divine, sont debout sous le bouclier et ne refusent pas de mourir en combattant devant les tours pour la patrie, que moi, trahissant mon père, mon frère et ma ville, je sortisse comme un lâche de cette terre? Partout je vivrais je serais regardé comme un lâche I Non I Par Zeus qui est dans les astres, et par le sanglant Ares qui a fait rois de ce pays ceux qui sont nés des dents semées dans la terre 1 Mais j'irai, et, debout sur le sommet des murailles, dans l'antre noir du Dragon, je me tuerai de ma propre main, et je délivrerai cette terre. Ma résolution est dite. Je pars, faisant par ma mort, un présent honora- ble à la Ville. J'affranchirai cette terre la ruine. En effet, si chacun, faisant tout ce qu'il peut de bien, l'ac- complissait pour la patrie commune, les cités subiraient de moindres maux et seraient heureuses à l'avenir.

LE CHOEUR.

Strophe,

Tu es venue, tu es venue, ô Ailée, enfantement de la terre et de la souterraine Ekhidna, pilleuse des Kadméiens, lamentable, funeste pour beaucoup, vierge à demi, bête terrible, aux ailes furieuses et aux ongles déchirant la chair I Autrefois, des bords Dirkaiens, enlevant de jeunes enfants, tu apportais à leur patrie de sanglantes douleurs, avec un chant lugubre et une Érinnys désastreuse. Il est

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LES PHOINISSIENNES. lOj

altéré de sang celui des Dieux qui fit cela. Les gémisse^ ments des mères, les gémissements des vierges jetaient dans les demeures une voix lamentable, un chant lugubre, qui retentissaient de l'un à l'autre par la Ville. Mais ces clameurs étaient semblables aux gémissements du ton- nerre, toutes les fois que la Vierge ailée enlevait un homme de la Ville.

Antistrophe.

Enfin, envoyé par le Pythien, le malheureux Oidipous vint dans la terre Thèbaienne dont il fut d'abord la joie, puis la douleur. Après l'illustre victoire de l'Énigme, le malheureux contracta avec sa mère de funestes noces ; et il souilla la Ville, et il la jeta dans le sang, et, par ses imprécations, il poussa ses fils à un exécrable combat. Nous admirons, nous admirons celui-ci qui va à la mort pour la terre de la patrie, laissant le deuil à Kréôn, mais devant illustrer d'une glorieuse victoire les murailles aux sept tours de cette ville. Plaise aux Dieux que nous de- venions mères aussi et que nous ayons des enfants bien nés, chère Pallas, toi qui tuas le Dragon d'une pierre lancée par Kadmos, le poussant à cette action qui causa cette peste daimonienne et dévastatrice de cette terre 1

LE MESSAGER.

Holàl Qui est aux portes de la demeure? Ouvrez! faites sortir lokastè. Holà I holà ! Tu es en retard, mais, cependant, sors, écoute, illustre femme d'OidipousI Cesse tes gémissements et tes larmes de tristesse.

lOKASTÈ.

O très cher ! viens-tu m'annoncer quelque calamité }

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204 LES PHOINISSIENNES.

La mort d'Etéoklès auprès de qui tu te tiens toujours^ écartant les traits de l'ennemi > Que viens-tu enfin m'an- noncer de nouveau? Mon fils est-il mort, ou vivant? Dis- le moi.

LE MESSAGER.

11 vit. Ne crains rien. Je viens te délivrer de tes craintes.

lOKASTÈ.

Et comment l'enceinte aux sept tours se comporte- t-elle ?

LE MESSAGER.

Elle est inébranlée. La Ville n'est pas pillée.

lOKASTÈ.

Les lances Argiennes en sont-elles venues à l'assaut ?

LE MESSAGER.

On en est venu au combat; mais l'Arès des Kadméiens Ta emporté sur la lance Mykènaienne.

lOKASTÈ.

Par les Dieux ! Dis une seule chose : Que sais-tu de Polyneikès ? Je suis inquiète de savoir s'il voit la lumière.

LE MESSAGER.

Jusqu'ici chacun de tes fils encore.

lOKASTÈ.

. Sois heureux ! Mais^ comment, en combattant aux portes

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LES PHOINISSÏENNES. 20f

et du haut des tours, avez-vous repoussé les lances Argiennes > Dis, afin que, dans la demeure, j'aille réjouir le vieillard aveugle par la nouvelle du salut de la Ville.

LE MESSAGER.

Après que le fils de Kréôn, qui est mort pour cette terre, debout sur le haut des tours, s'est plongé son épée noire dans la gorge, sauvant ainsi le pays, ton fils a rangé les sept troupes et les chefs aux sept portes, pour les défendre contre les lances argiennes, et il a opposé les cavaliers aux cavaliers et les hoplites aux porteurs de boucliers, afin que chaque portion des murailles fût secourue de près. Alors, du haut de la citadelle, nous avons vu l'armée des Argiens, portant ses boucliers blancs, quitter le Teumèsos. Puis, auprès du fossé, elle a rejoint en courant la Ville de la terre Kadméienne. Le Paian et les trompettes sonnèrent en même temps de leur côté et sur nos murs. Et d'abord, Parthénopaios, le fils de la chasseresse, ayant pour signe, au milieu de son bouclier de famille, Atalanta perçant et domptant de sa flèche lancée le sanglier Aitôlien, conduisait contre la porte Nèita sa troupe hérissée de boucliers. Vers la porte Proîtida venait le divinateur Amphiaraos, portant des vie* times sur son char et n'ayant point de signes orgueilleux sur ses armes modestes. Vers la porte Ogygia venait le roi Hippomédôn, ayant pour signe, au milieu de son bou- clier, Argos couvert d'yeux, dont les uns s'ouvrent avec le lever des astres et les autres se ferment à leur déclin, comme il me fut permis de le voir, Hippomédôn mort. A la porte Homoloïs se tenait Tydeus, ayant sur son bou- clier une peau de lion aux poils hérissés ; et dans sa main droite il portait une torche, comme le Titan Prometheus,

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2o6 LES PHOINISSIENNES.

pour incendier la Ville. Ton fils Polyneikès conduisait Ares contre la porte Krènaia. Pour signe, les rapides cavales Potniades, sur son bouclier, bondissaient, habile- ment mues par des ressorts sous la poignée du bouclier, et elles semblaient furieuses. Ayant un souffle de guerre non moindre que celui d'Ares, Kapaneus conduisait sa troupe contre la porte Elektra. Les figures de fer de son bouclier représentaient un géant de la terre soutenant toute une ville sur ses épaules, arrachée de ses fonde- ments par des leviers, signe de ce que notre Ville doit subir. Et Adrastos était à la septième porte, portant au bras gauche un bouclier empli des cent vipères peintes de l'Hydre, jactance Argienne ; et ces dragons enlevaient dans leurs mâchoires, du milieu des murailles, les enfants des Kadméiens. Il m'a été permis de voir chacun de ces signes en portant le mot d'ordre aux chefs des troupes. Et, d'abord, nous avons combattu avec les arcs et les flèches, et les frondes qui frappent de loin, et les frag- ments de rocher. Et, comme nous l'emportions, Tydeus cria, et ton fils aussi : O enfants des Danaens, avant d'être percés par les traits, que tardez- vous à vous ruer contre les portés, cavaliers, armés à la légère et conduc- teurs de chars ? En entendant sa voix, nul ne resta oisif, mais beaucoup tombèrent la tête écrasée, et vous eussiez vu beaucoup des nôtres aussi, précipités sur le sol devant les murs, comme des sauteurs, arroser la terre aride d'un fleuve de sang. L'Arkadien, fils d'Atalanta, et qui n'était pas Argien, se ruant contre la porte comme un tourbillon, demanda en criant dufeu et une hache, comme pour renverser la Ville; mais Périklyménos, fils du Dieu de la mer, réprima sa fureur en lui lançant à la tête une pierre arrachée d'un créneau, et qui aurait empli un cha-

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LES PHOINISSIENNES. 207

riot. Et il écrasa sa blonde tête, et il rompit les sutures des os, et il ensanglanta aussitôt ses joues rouges. Et il ne reviendra pas vivant vers sa mère, la Nymphe du Maina- los, illustre par son arc. Ton fils, voyant cette porte bien défendue, alla vers une autre, et je le suivis. Et là, je vois Tydeus et ses guerriers pressés, dardant jusqu'aux ^ites des tours tant de lances Aitôliennes, que les nôtres fuyaient, abandonnant le sommet des créneaux ; mais, tel qu'un chasseur, ton fils les rallie et les ramène sur les tours. Ayant réparé cette défaite, nous nous hâtons vers une autre porte. Mais Kapaneus, comment dirai-je sa fureur > Il approchait, portant une longue échelle, et son arrogance était telle qu'il criait que le feu secré de Zeus lui-même ne l'empêcherait pas de renverser la Ville du haut des citadelles. Et, disant cela, il montait, bien qu'ac- cablé de pierres, et, se couvrant tout le corps de son bouclier, il gravissait les échelons glissants. Et déjà il franchissait le sommet des murs, quand Zeus le frappa de la foudre. Et la terre retentit, et tous furent épouvantés. Et ses membres étaient dispersés au loin, comme par une fronde, du haut de l'échelle, et sa chevelure était em- portée dans rOuranos, et son sang baignait la terre. Ses mains et ses pieds tournaient comme la roue d'Ixiôn, et son cadavre consumé tomba sur le sol. Adrastos, ayant vu que Zeus lui était ennemi, fit retirer l'armée Argienne loin du fossé ; et les nôtres, à leur tour, voyant le signe favorable de Zeus, se ruèrent, cavaliers, hoplites et con- ducteurs de chars, à coups de lances, à travers l'armée Argienne. Et là, tous les maux se réunirent. Et ils mou- raient et tombaient des chars, et les roues et les essieux sautaient, et les cadavres s'amassaient sur les cadavres. Donc^ en ce jour^ nous avons empêché la ruine de nos

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2o8 LES PHOINISSIENNES.

tours. Cette Ville sera-t-elle aussi heureuse à l'avenir? Cela concerne les Dieux. Mais aujourd'hui c'est un des Dieux qui l'a sauvée.

LE CHOEUR.

11 est beau de vaincre ; mais si les Dieux avaient eu un dessein meilleur encore, j'en serais heureuse.

lOKASTË.

Les Dieux et la fortune ont bien fait. Mes fils sont vivants et la ville est sauve; mais Kréôn, semble-t-il, expie malheureusement mes noces et les maux d'Oidipous. Il est privé de son fils, et ce qui est heureux pour la Ville lui est cruel. Mais poursuis, dis-moi ce qu'après cela mes fils ont résolu de faire.

LE MESSAGER.

Laisse le reste. Jusqu'ici tu es bien partagée.

lOKASTË.

Tu m'inspires des soupçons en disant cela. N'omets rien.

LE MESSAGER.

Désires-tu plus que le salut de tes fils?

lOKASTfe.

Je veux savoir si je suis aussi heureuse en tout le reste?

LE MESSAGER.

Renvoie-moi-, ton fils n'a point de porteur d'armes.

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LES PHOINISSIENNES. 209

lOKASTÈ.

Tu me caches quelque malheur et tu l'enveloppes de ténèbres.

LE MESSAGER.

Je ne dirai rien de mauvais, après ce qui est heureux pour toi.

lOKASTÊ.

Tu parleras, à moins que tu ne t'enfiiies dans TAithèr.

LE MESSAGER.

Hélas I hélas I Pourquoi ne m'as-tu point permis de par- tir, après une bonne nouvelle > Pourquoi me forces-tu à t'annoncer des malheurs ? Tes fils méditent une action très honteuse ; ils vont engager un combat singulier, à l'écart de toute l'armée. Ils l'ont dit ouvertement aux Argiens et aux Kadméiens, ce qu'ils n'auraient jamais dire. Le premier, Etéoklès, debout sur une haute tour, ordonnant le silence, a dit à l'armée : O chefs de la terre de Hellas et chefe des Argiens qui êtes venus ici, et toi, peuple de Kadmos, ne rendez plus vos âmes, ni pour Polyneikès, ni pour moi. Moi-même, je courrai ce danger, et, seul, je combattrai mon frère. Et, si je le tue, je gou- vernerai mon pays, et, si je suis vaincu, je lui livrerai la Ville. Pour vous, quittant le combat, vous retournerez sur la terre Argienne, ne laissant point votre vie ici ; et, pour ce peuple, c'est assez de morts. Il parla ainsi, et ton fils Polyneikès, se ruant hors des rangs, applaudit à ces paroles. Et tous les Argiens, ainsi que le peuple de Kadmos, murmuraient favorablement, comme s'ils pen- saient que cela était juste. Et un traité fut conclu à ces I. 14

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2IO LES PHOINISSIENNES.

conditions, et les chefs, au milieu des deux années, unirent leurs serments qu'ils s'y conformeraient. Déjà, les deux jeunes hommes du vieux Oidipous couvraient leurs corps d'armures d'airain, et ils étaient aidés par leurs amis; le roi de ce pays parles chefs Kadméiens, et l'autre parles chefs des Danaïdes. Et ils étaient debout, resplendissants, sans changer de couleur, et pleins de la fureur de lancer la pique l'un contre l'autre. Et leurs amis, s'approchantde l'un et de l'autre, enflammaient leurs cœurs par ces paro- les : Polyneikès, c'est à toi d'ériger une statue à Zeus en signe de trophée et de donner une grande gloire à Argos I Et à Etéoklès à son tour : En ce jour tu com- bats pour la patrie. Victorieux, tu posséderas le sceptre. Ils parlaient ainsi, les exhortant au combat. Et les divi- nateurs égorgaient des brebis, et ils observaient l'ardeur du feu et les déchirures des viscères humides, et les jets de lumière qui indiquent un double augure, le signe de la victoire et de la défaite. Donc, si tu as quelque remède, ou de sages paroles, ou des incantations qui charment, va ! éloigne tes fîls de ce combat cruel, car le danger est grand, et le prix amer de ce combat ne sera pour toi que des larmes, étant privée en ce jour de tes deux fils.

lOKASTÈ.

O ma fille Antigone, sors des demeures I Notre destinée présente ne te permet plus de rester dans les danses ni dans l'assemblée des vierges. Il te faut empêcher deux hommes courageux, tes frères, qui vont à la mort, de s'entretuer.

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LES PHÔINISSIENNES. 211

ANTIGONE.

O mère qui m'as enfantée, quelle nouvelle affreuse annonces^tu par ces cris à tes amis devant les demeures?

lOKASTÊ.

O fille, tes frères meurent !

ANTIGONE.

Comment dis-tu ?

lOKASTÊ.

Ils vont engager un combat singulier.

ANTIGONÈ.

Hélas sur moi ! Que dis-tu, mère ?

lOKASTÈ.

Rien d'heureux I Mais suis-moi.

ANTIGONÈ.

où, ayant quitté ma chambre virginale ?

lOKASTÈ.

Au milieu de l'armée.

ANTIGONÈ

J'ai honte de me montrer au milieu de la foule.

lOKASTÈ.

Ce que tu as à faire ne s'inquiète pas de la pudeur.

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212 LES PHOINISSIENNES.

ANTIGONE.

Alors, que ferai-je ?

lOKASTÈ.

Tu apaiseras la querelle de tes frères.

ANTIGONE.

En faisant quoi, mère ?

lOKASTË.

En te prosternant avec moi devant eux.

ANTIGONÈ.

Mène-moi au milieu des deux armées. Il ne faut point tarder.

lOKASTÈ.

Hâte-toi, hâte-toi, fille ! En effet, si je préviens le com- bat de mes fils, je verrai encore la lumière, mais, s*ils sont morts, je tomberai morte avec eux I

LE CHOEUR.

Strophe,

Hélas I hélas I Je frémis d'horreur, mon cœur frémit ! La pitié , la pitié me saisit tout le corps pour cette mère malheureuse. De ses deux fils lequel versera le sang de l'autre ? Hélas I à cause de ces calamités, ô Zeus, ô terre 1 Lequel frappera de mort, à travers l'armure, la gorge et l'âme fraternelles ! Sur quel cadavre gémirai-je }

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LES PHOINISSIHNNES. Jï^

jlntistrophe.

Hélas! Terre, Terre I Deux bétes féroces, deux âmes sanguinaires vont commettre un meurtre sanglant, en frappant de la lance ennemie. Malheureux I Ils n'ont point été arrêtés par la pensée d'un combat singulier. Dans un beuglement barbare, gémissant et pleurant, je chanterai la lamentation qui plaît aux morts. Voici venir rinstant du meurtre. Ce jour décidera de l'événement. Ce meurtre abominable est aux Érinnyes. Mais je vois Kréôn qui vient tristement vers ces demeures. Je cesserai de gémir.

KRÉÔN.

Hélas sur moi I Que ferai-je ? Dois-je pleurer sur moi, ou sur la Ville qu'enveloppe une telle nuée qui la jette dans l'Akhérôn 1 Mon fils, en effet, est tombé mort pour la patrie, laissant un nom glorieux, mais devant être pleuré par moi. L'ayant enlevé de l'antre du Dragon il s'est tué de sa propre main, malheureux, je l'apporte dans mes bras, et toute la demeure se lamente. Je viens, vieux moi-même, chercher ma vieille sœur lokastè, afin qu'elle lave et dispose mon fils qui est mort. Il faut, en effet, que le vivant rende des honneurs aux morts et res- pecte pieusement le Dieu souterrain.

LE CHOEUR.

Ta sœur est sortie des demeures, Kréôn, et la jeune fille Antigone accompagne sa mère.

KRÉÔN.

Où? Pour quelle cause? Apprends-le moi.

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^14 LES PHPINISSIENNES.

LE CHOEUR.

Elle a appris que ses fils devaient se battre en combat singulier au sujet de la demeure royale.

KRÉÔN.

Comment dis-tu ? Ne m'inquiétant que du cadavre de mon fils, je ne suis point venu pour apprendre cela.

LE CHOEUR.

Ta sœur est partie depuis longtemps. Je crois, Kréôn, que le combat mortel entre les fils d'Oidipous est déjà fini.

KRÉÔN.

Hélas I J'en vois la preuve dans l'œil attristé et sur le visage de ce messager qui vient et qui nous annoncera tout ce qui s'est fait.

LE MESSAGER.

Malheureux que je suis I Que dirai-je, et quelles choses lamentables?

KRÉÔN.

Nous sommes perdus 1 Tu commences ton récit sous de mauvais auspices.

LE MESSAGER.

Hélas ! malheureux que je suis I Je le crie de nouveau, car j'apporte la nouvelle de grandes calamités I

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LES PHOINISSIENNES. 2tf

KRÉÔN.

Viens-tu ajouter de nouveaux malheurs à tous les autres^

LE MESSAGER.

Les fils de ta sœur ne voient plus la lumière, Kréôn !

KRÊÔN.

Hélas I hélas I Tu annonces un grand désastre pour moi et pour la Ville.

LE MESSAGER.

O demeure d'Oidipous, le sais-tu > Les fils d'Oidipous sont également frappés de mort I

LE CHOEUR.

Au point qu'elle verserait des larmes, si elle pouvait sentir I

KRÉÔN.

Hélas I ô calamité très misérable I ô malheureux à cause de ces maux 1 Oh I malheureux que je suis I

LE MESSAGER.

Et si tu connaissais ceux qui ont suivi 1

KRÊÔN.

Comment pourraient-ils être plus tristes que ceux-là ?

LE MESSAGER.

Ta sœur est morte avec ses deux fils I

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)l6 LES PHOINISSIENNES.

LE CHOEUR.

Chantez! chantez douloureusement I Frappons notre tête de nos mains blanches !

KRÉÔN.

6 malheureuse lokastè I Quelle fin de ta vie et de tes noces tu as subie à cause de Ténigme de la Sphinx I Mais, enfin, comment le meurtre des deux frères s'est-il accom- pli, ainsi que l'eifet des imprécations d'Oidipous ? Dis-le moi.

LE MESSAGER.

Tu sais sans doute nos succès sous les murailles de la Ville > L'enceinte des murs n'est pas tellement éloignée que tu ne saches tout ce qui s'y passe. Donc, après que les jeunes fils du vieil Oidipous eurent couvert leurs corps d'armes d'airain, ils s'avancèrent au milieu des deux ar- mées, comme pour le combat ou la retraite. Et, regardant vers Argos, Polyneikès pria ainsi : O vénérable Hèra ! car je suis tien, m'étant allié à Adrastos par mes noces avec sa fille et habitant sa terre, accorde-moi de tuer mon frère et de rougir de son sang ma droite victorieuse ! Je te demande une couronne impie qui est de tuer mon frère ! Beaucoup pleuraient, tant cette calamité était terrible, et ils se regardaient les uns les autres avec des yeux attristés. Mais Etéoklès, regardant la demeure de Pallas armée d'un bouclier d'or, pria ainsi : O fille de Zeus 1 accorde-moi d'enfoncer de ma main et de mon bras une lance victorieuse dans la poitrine de mon frère et de le tuer, lui qui vient pour dévaster la patrie ! Quand il eut ainsi parlé, la trompette tyrrhénienne, telle qu'une torche, ayant sonné le signal du sanglant combat, ils se

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LES PHOINISSIBNNES. llj

ruèrent l'un contre l'autre avec un élan terrible, et, comme des sangliers aiguisant leurs défenses cruelles, ils engagèrent le combat, les lèvres souillées d'écume. Et ils s'attaquaient avec leurs lances, mais ils se couvraient de leurs boucliers ronds, et le fer retombait inutile. Si l'un voyait l'oeil de l'autre dépasser le haut du bouclier, il diri- geait sa lance au visage, désirant le prévenir ; mais ils cachaient habilement leurs yeux sous les boucliers, afin que la lance restât inutile. Et ceux qui regardaient étaient plus inondés de sueur que les combattants, à cause de la crainte qu'ils ressentaient pour leurs amis. Étéoklès, heur- tant une pierre du pied, posa une jambe hors du bou- clier ; alors Polyneikès, voyant cette place offerte au fer, la perça de la lance argienne, et toute l'armée des Argiens poussa des exclamations ; mais Étéoklès, déjà blessé, voyant l'épaule de son frère découverte dans cet effort, s'efforça d'enfoncer violemment sa lance dans la poitrine de Polyneikès, et rendit la joie aux citoyens de la ville de Kadmos ; mais il rompit la pointe de sa lance. Alors, pour suppléer cette perte, il recula, et, saisissant une roche, il brisa la lance de Polyneikès par le milieu. Étant ainsi privés de leurs lances l'un et l'autre. Ares était égal entre eux. Donc, saisissant les poignées de leurs épées, ils s'at- taquèrent de près, et, heurtant leurs boucliers, ils com- battirent à grand bruit en tournant l'un autour de l'autre. Mais Étéoklès, par une pensée imprévue, usa d'une feinte thessalienne qu'il avait apprise pendant qu'il habitait ce pays. Cessant l'attaque, il ramène en arrière son pied gauche, et, portant en avant son pied droit, il enfonce son épée à travers le nombril jusqu'aux vertèbres du dos. Et le malheureux Polyneikès, les flancs affaissés, tombe tout sanglant. Alors Étéoklès, fîer et victorieux, et jetant

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2l8 LES PHOINISSIENNES.

son épée sans plus songer à se garantir, voulut le dépouil- ler ; mais ceci le perdit, car Polyneikès déjà tombé, respirant encore et ayant gardé le fer en main dans sa chute, à peine vivant, enfonça son épée dans le foie d'ÉtéokIès. Et tous deux tombèrent Tun sur l'autre en mordant la terre et sans remporter la victoire.

LE CHOEUR.

Hélas I hélas I Combien je gémis sur tes malheurs, Oidipous I Un Dieu vient d'accomplir tes imprécations I

LE MESSAGER.

Maintenant, écoutez les malheurs qui ont suivi. Tandis que ses enfants tombés quittaient la vie, la malheureuse mère arrivait en hâte avec sa fille, et, les voyant mortelle- ment blessés, elle gémit : O fils I je suis venue trop tard à votre aide ! Et se jetant tour à tour sur eux, elle se lamentait sur ses fils et pleurait la douloureuse peine de ses mamelles, et la sœur gémissait comme la mère : O protecteurs de la vieillesse de ma mère, ô frères très chers, qui me ravissez mes noces ! Étéoklès, exhalant de sa poitrine un souffle lamentable, entendit sa mère, et, lui tendant sa main débile, ne put parler, mais lui témoigna son amour par ses yeux en larmes. Et Polyneikès, respirant encore, regarda sa sœur et sa vieille mère et dit ceci : Je meurs, mère, mais j'ai pitié de toi, de ma sœur et de mon frère mort, car je Tai aimé, bien qu'il soit devenu mon ennemi, d'ami qu'il était. Ensevelissez- moi, mère, et toi, sœur, dans la terre de la patrie et apaisez la Ville irritée. Quoique j'aie perdu ma demeure, que j'obtienne au moins un peu de la terre de la patrie ! Mère, abaisse mes paupières avec ta main I Et il porta

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LES PHOINISSIENNES. 219

la sienne à ses yeux. Salut I Déjà les ténèbres m'enve- loppent 1 Et tous deux exhalèrent en même temps leur malheureuse vie. Et la mère, voyant cette calamité, vaincue par la douleur, arracha Tépée du cadavre et accomplit une action horrible, car elle s'enfonça le fer à travers la gorge et tomba entre les deux chers morts en les serrant l'un et l'autre dans ses bras. Alors une contes- tation s'éleva entre les armées. Nous soutenions que mon maître avait vaincu, et eux soutenaient que c'était Poly- neikès, et les chefs étaient divisés. Et les uns disaient que Polyneikès avait le premier frappé de la lance, et les autres que la victoire n'appartenait à aucun des deux morts. Pendant ce temps Antigone s'éloigna de l'armée ; et ils se ruèrent au combat. Par une heureuse prévoyance, la race de Kadmos était restée sous le bouclier, et nous nous jetâmes aussitôt sur l'armée argienne non encore en armes. Et nul ne soutint l'attaque, et les fuyards emplirent la plaine, et le sang des cadavres tombés sous les lances coulait à torrents. Après que nous eûmes vaincu, les uns élevèrent en trophée une statue à Zeus, les autres enle- vaient les boucliers des Argiens tués, et nous emportâmes les dépouilles dans la Ville. Et d'autres, avec Antigone, ont porté ici les trois cadavres, afin que leurs amis se lamentent. Tel a été ce combat, très heureux et très ^al- heureux à la fois pour la Ville.

LE CHOEUR.

Cette calamité de la demeure royale ne nous est plus révélée seulement par les oreilles; car nous pouvons contempler, devant les demeures, les trois cadavres de

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220 LES PHOINISSIENNES.

ceux-ci qui, par une commune mort, sont descendus dans les ténèbres.

ANTIGONÈ.

Ne voilant plus mes joues délicates couvertes de mes cheveux bouclés, ne craignant plus de montrer, sous mes paupières, la rougeur de mon visage coloré de pudeur virginale, dénouant les bandelettes de ma chevelure et les liens de ma robe couleur de safran, je mène en me lamen- tant la pompe des morts. Hélas 1 hélas sur moi I ô Poly- neikès, que tu as bien répondu à ton nom I Hélas I O Thèba, ta querelle, ou, plutôt, ce monceau de meurtres, a perdu la maison d'Oidipous, noyée dans un sang cruel, dans un sang lamentable. Quelle plainte, quelle lamenta- tion des Muses unir à mes larmes en déplorant ta ruine, ô demeure, tandis que j'apporte ici ces trois corps qu'a- nimait un même sang, mère et fils, joie de TÉrinnys qui perdit toute le race d'Oidipous, quand celui-ci comprit dans sa sagacité l'énigme de la cruelle Sphinx prophéti- que qu'il tua > Hélas I ô père ! Quel Hellène, quel Bar- bare, quel homme illustre des temps anciens, issu d'un noble sang, a subi des maux aussi grands que les tiens > O malheureuse, combien je gémis lamentablement ! Quel oiseau, posé sur la cime d'un chêne ou d'un sapin, unira son gémissement à mes plaintes, privée que je suis de ma mère, accompagnant ainsi les lamentations que je répands, moi qui dois passer tout le temps de ma vie solitaire dans les larmes? Qui pleurerai-je > Pour lequel couperai-je d'abord les prémices de ma chevelure ? Sur les mamelles maternelles qui m'ont allaitée, ou sur les lamentables bles- sures de mes deux frères ? Hélas I hélas I sors de ta demeure avec tes yeux aveuglés, ô vieux père I Montre Oidipous

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LES PHOINISSIENNES. 221

et sa vieillesse misérable, toi, qui, dans la demeure, ayant infligé à tes yeux les noires ténèbres, traînes ta longue vie 1 M'entends-tu, toi qui erres dans la demeure, ou qui réchauffes ton vieux pied misérable dans ton lit >

OIDIPOUS.

Pourquoi, ô vierge, par tes plaintes lamentables, por- tant hors de mon lit et des chambres obscures mon pied d'aveugle, m'attires-tu à la lumière, moi, vain simulacre d'air, ombre souterraine, songe fugitif >

ANTICONÈ.

Père, tu vas recevoir une triste nouvelle : tes fils ne voient plus la lumière, ni ta femme qui sans cesse pre- nait soin d'appuyer et de guider ton pied d'aveugle. O père, hélas sur moi I

OIDIPOUS.

Hélas sur moi à cause de mes maux I Ceci me fait gémir et lamenter I Mais comment ces trois âmes ont-elles quitté la lumière > O fille, parle.

ANTIGONH.

Je te le dis avec douleur, non en blâme^ ni pour t'ou- trager : par les épées, par le feu et par les cruels combats, ton funeste Daimôn s'est rué sur tes fils ! ô père I Hélas I

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222 LES PHOINISSIENNES.

OIDIPOUS.

Hélas I hélas I

ANTICONÈ.

Pourquoi gémis-tu ?

OIDIPOUS.

O mes fils !

ANTICONÈ.

Tu gémirais plus profondément, si voyant le char à quatre chevaux de Hèlios, tu contemplais de la lumière de tes yeux les cadavres de ces morts !

OIDIPOUS.

A la vérité, le malheur de mes fils est manifeste ; mais, ô fille, par quelle destinée ma malheureuse femme a-t-elle péri?

ANTICONÈ.

Répandant devant tous ses larmes lamentables, elle venait présenter en suppliante ses mamelles à ses fils. Mais, à la porte Elektra, dans la prairie qui nourrit le lotos, elle trouva ses fils qui, tels que des lions élevés ensemble, venant de combattre, gisant dans le sang de leurs blessu- res, versaient la froide et sanglante libation qu'Ares offre au Hadès. Ayant arraché Tépée de l'un des cadavres, elle l'enfonça dans son corps et tomba sur ses deux fils. Le Dieu, quel qu'il soit, qui a fait cela, ô Père, a, en ce jour, amassé toutes les calamités de notre demeure î

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LES PHOINISSIENNES. 22^

LE CHOEUR.

Ce jour a été le commencement de maux sans nombre pour la demeure d'Oidipous. Plaise aux Dieux que la vie lui soit désormais plus propice 1

KRÉÔN.

Mettez fin aux lamentations. Il est temps de songer à la sépulture. Toi, Oidipous, écoute ceci : ton fils Etéoklès m'a donné le commandement de cette terre, comme une dot à Haimôn, fiancé de ta fille Antigone. Je ne te per- mettrai donc plus d'habiter cette terre, car Teirésias a dit clairement que cette ville ne serait jamais heureuse tant que tu habiterais ce pays. Va donc I Je ne te dis point cela comme un outrage, et je ne suis point ton ennemi, mais je crains que ton Daimôn ne porte malheur à cette terre.

OIDIPOUS.

O Destinée I Dès le commencement tu m'as fait misé- rable et malheureux. Avant même que je fusse au jour hors du sein de ma mère, Apollon prophétisa à Laios que je serais le meurtrier de mon père. O malheureux ! à peine né, le père qui m'avait engendré ordonne que je sois tué, certain que je suis son ennemi, car il était fatal qu'il pérît par moi. Il me livre comme une misérable proie aux bétes sauvages, moi qui désirais les mamelles de ma mère. Je suis sauvé. Plaise aux Dieux que le Kithairôn s'engloutisse dans les gouffres profonds du Tartaros, lui qui ne m'a, point fait périr ! Le Daimôn me livre en esclave à Polybos. Et, après avoir tué mon père, malheureux que je suis, j'entre dans le lit de ma malheureuse mère, j'en- gendre des fils qui sont mes frères, et je les perds en leur

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224 LES PHOINISSIENNES.

jetant les imprécations que j'avais reçues de Laios t En efFet> je ne suis pas tellement insensé que j'aie attenté à mes yeux et à la vie de mes enfants, sans que quelque Dieu m'y ait poussé. Que ferai-je donc, malheureux que je suis? Qui conduira mes pieds d'aveugle? Est-ce celle qui est morte ? Vivante, je le sais, elle l'eût fait. Est-ce le beau couple de mes fils ? Ils ne sont plus désormais. Suis- je assez jeune pour trouver moi-même ma nourriture? Par quel moyen ? Pourquoi me tuer ainsi, Kréôn ? Tu me tues en effet si tu me chasses de ce pays. Cependant je n'entourerai pas tes genoux de mes bras suppliants -, je serais un lâche. Certes, je ne trahirais pas ainsi ma hau- teur d'âme, bien que la fortune me soit mauvaise.

KRÉÔN.

Tu as bien dit, en refusant de toucher mes genoux, car je ne te permettrai pas d'habiter ce pays. Mais il faut por- ter un de ces morts dans la demeure. Quant à celui-ci qui est venu avec des étrangers pour renverser sa patrie, quant au cadavre de Polyneikès, jetez-le non enseveli hors des confins de cette terre I Ceci sera proclamé à tous les Kadméiens : Quiconque sera saisi couronnant ce mort ou le couvrant de terre, subira la mort. Qu'on le laisse non pleuré, non enseveli et la pâture des oiseaux carnas- siers. — Toi, ayant cessé de pleurer ces trois morts, rentre dans la demeure, Antigone, et respecte les mœurs d'une vierge, en attendant le jour qui vient le lit de Haimôn t'attend.

ANTIGONÊ.

O Père ! de combien de maux nous sommes accablés I Combien je gémis sur toi plus que sur les morts ! En effet,

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LES PHOINISSIENNES. 22f

de tous les malheurs il n'en est aucun qui soit moins pesant que les autres, et tu es entièrement malheureux, Pèrel Mais .je te demande, à toi, nouveau tyran, pourquoi tu outrages mon père en le chassant de cette terre, et pourquoi tu établis cette loi pontre un malheureux mort >

KRÊÔN.

C'est la volonté d'Etéoklès, non la mienne.

ANTIGONÈ.

Elle est insensée ; et tu es insensé aussi, toi qui lui obéis.

KRÊÔN.

Comment? II n'est pas juste d'exécuter les ordres reçus?

ANVIGONË.

Non, s'ils sont mauvais et impies.

KRÉÔN.

Quoi ? Ce n'est pas avec justice qu'il sera livré aux chiens ?

ANTIGONÈ.

Vous le frappez d'un châtiment illégitime.

KRÉÔN.

Non, car il a été l'ennemi de cette ville, ne l'élant pas de naissance.

. ANTIGONÈ.

C'est aussi pourquoi il a livré son sort à la fortune.

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220 LES PHOINISSIENNES.

KRÉÔN.

Et il doit être privé de sépulture.

ANTICONÊ.

Pour quel crime, s'il réclamait sa part de cette terre >

KRÉÔN.

Cet homme, sache-le, ne sera pas enseveli.

ANTIGONE.

Moi je Tenseveliraî, bien que la Ville le défende.

KRÉÔN.

Tu t'enseveliras donc toi-même auprès de ce mort >

ANTIGONÉ.

Certes, il est glorieux à deux amis d*étre couchés côte à côte.

KRÉÔN.

Saisissez-la, et conduisez-la dans la demeure.

ANTIGONÉ.

Jamais I Je ne quitterai pas ce cadavre.

KRÉÔN.

Vierge, un Dieu a commandé ce que tu blâmes.

ANTIGONÉ.

Il y a aussi ce commandement, de ne point insulter aux morts.

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LES PHOINISSIENNES. 227

KRÉÔN.

Que nul ne verse sur celui-ci une humide poussière !

ANTIGONE.

Par ma mère lokastè que voilà, je t'adjure, Krfôn I

KRÉÔN.

Tu fais d'inutiles efforts, tu n'obtiendras point cela.

ANTIGONÈ.

Permets-moi au moins de laver ce cadavre.

KRÉÔN.

C'est une chose défendue aux citoyens.

ANTIGONË.

Permets que j'enveloppe de bandelettes ces cruelles blessures.

KRÉÔN.

' Tu n'honoreras ce mort d'aucune manière.

ANTIGONÈ.

O très cher, je baiserai du moins ta bouche I

KRÉÔN.

N'accrois pas ton malheur en attristant tes noces.

ANTIGONË.

Vivante, épouserai-je jamais ton fils?

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228 LES. PHOINISSIENNES,

KRÉÔN«

Certes, par nécessité. Comment fuiras-tu ces noces?

ANTIGONE.

Cette nuit fera de moi une des Danaïdes.

KRÉÔN«

Voyez de quel crime elle menace audacieusement I

ANTIGONÈ.

J'en atteste ce fer, j*en jure par cette épée.

KRÉÔN.

Mais pourquoi désires-tu ainsi être afiranchie de ces noces ? . .

ANTlGONÊ.

Je fuirai seule avec mon père très malheureux.

RRÊÔN.

Ta pensée est généreuse, mais quelque peu insensée.

ANTIGONÈ.

£t je mourrai avec lui, afin que tu en saches davantage.

KRÉÔN.

Va I Tu ne tueras pas mon fils. Quitte cette terre.

OlDIPOUS.

O fille, je te loue à cause de ton dévouement.

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LES PHOÎNISSIENNES. 2f2^

ANTIGONt.

' Maïs sr je me oiariaië, si tu partais seul, père? - -

OIDIPOUS.

Reste heureuse. Je subirai patiemment mes maux.

ANTIGONÈ.

Et qui s'inquiétera de toi, aveugle que tu es, père }

OIDIPOUS.

Je tomberai ma destinée est de tomber.

ANTIGONÈ. - '

oil donc est cet Oidippus à k célèbre énigme?

OIDIPOUS.

Il n'est plus. Un seul jour m'a glorifié, un seul jour m'a perdu. .

ANTIGONÈ.

Ne faut-il donc pas que je partage tes maux > .

OIDIPOUS.

L'exil d'une fille avec un père aveugle est honteux.

ANTIGONÈ.

Cela n'est pas honteux pour . une fille modeste, mais honorable, père! ..•....'

OIDIPOUS.

Conduis-moi donc, afin que je touche le corps de ta

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230 LESPHOINISSIENNES.

ANTIGONE.

La voici. Touche de ta main la très chère vieille femme.

OIDIPOUS.

O mère I ô très malheureuse épouse I

ANTIGONÈ.

Elle gît lamentablement, ayant subi tous les maux en- semble.

OIDIPOUS.

sont les cadavres d'Etéoklès et de Polyneikès >

ANTIGONË.

Ils sont tous deux étendus là, Tun près de l'autre.

OIDIPOUS.

Pose ma main d'aveugle sur leurs malheureux visages.

ANTIGONE.

Voici. Touche de ta main tes fils morts.

OIDIPOUS.

O chers cadavres, malheureux fils d'un malheureux

père!

ANTIGONÈ.

O Polyneikès, nom qui m'est très cher !

OIDIPOUS.

Maintenant l'oracle de Loxias, ô fille, est accompli.

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LES PHOINISSIENNES. 2^1

ANTIGONE.

Quel est cet oracle? Vas-tu annoncer de nouveaux malheurs ?

OIDIPOUS.

Je dois mourir en exil^ à Athèna.

ANTIGONE.

> Quelle tour Attique te recevra ?

OIDIPOUS.

Le sacré Kolônos, demeure du Dieu qui fit le cheval. Mais, allons I Conduis ton père aveugle, puisque tu désires être la compagne de son exil.

ANTIGONË.

Partons pour ce malheureux exil. Donne ta chère main, mon vieux père ! Je te dirigerai, comme le vent qui pousse les nefs.

OIDIPOUS.

Voici que je pars, fille ! Conduis mes pas, ô malheu- reuse!

ANTIGONE.

Je suis, je suis très malheureuse entre toutes les vierges Thèbaiennes I

OIDIPOUS.

poser mon vieux pied } Donne-moi un bâton, ô fille !

ANTIGONE.

Ici, ici, viens 1 Pose le pied ici, père, toi dont les for- ces sont un songe.

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232 LîS PHOINISSIEKNES,

OIDIPOUS.

Hélas I hélas! Pour un misérable exil je suis chassé, vieux, de la patrie I Hélas! hélas! je subis des maux afireux 1

ANTIGONÉ.

Pourquoi dis-tu que tu souffres ? La justice ne voit pas les mauvais et ne châtie pas les fautes des mortels.

OlDIPOUS.

/ Je suis celui qui m'élevai à une haute sagesse victo- rieuse, quand je devinai l'énigme obscure de la Vierge.

ANTICONË.

Tu rappelles ta victoire sphingienne ? Cesse de racon- ter ton ancienne prospérité. Cette malheureuse calamité t'attendait, d'être exilé de ta patrie et de trouver la mort au hasard. Laissant les larmes du souvenir aux chères vierges, je vais loin de la terre de la patrie, errante, contre la coutume des vierges I

OlDIPOUS.

- O générosité du coeur I

ANTICONÈ.

', Certes, au miKeu des malheurs de mon père, ceci me glorifiera. Misérable par moi-même, et par l'opprobre de mon frère mort et non enseveli, hors des demeures, le malheureux, lui qu'il me faut, ô père, couvrir de terre, dussé-je mourir !

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LES PH0INÎ5-SIENNÉS. 2^^

-ÔIDIPOUS.

Va vers tes coippagnes.

ANTICONÈ.

Je suis rassasiée de lamentations.

OIDIPOUS.

Va prier aiix autels.

ANTICONÈ.

Ils sont rassasiés de mes maux.

OIDIPOUS.

Va est le sanctuaire de Bromios, inaccessible, sur les montagnes des Mainades.

AJNTICONÈ.

Celui pour qui, vêtue de la nébrîde kadméienne, j'ai dansé autrefois les danses sacrées sur les montagnes de Séméla > J'ai rendu un honneur stérile aux Dieux I

OIDIPOUS.

O citoyens de l'illustre patrie, voyez ! Je suis cet Oidi- pous qui devinai l'illustre Enigme, qui étais un très grand homme, et qui, seul, réprimai la tyrannie de la Sphinx sanguinaire! Maintenant, couvert d'ignominie et misérable, je suis chassé du pays. Mais pourquoi gémir et pleurer en vain > Il faut qu'un mortel subisse la destinée envoyée par les Dieux.

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^34

LES PHOINISSIENNES.

LE CHOEUR.

O très vénérable Victoire, puisses-tu posséder toute ma vie et ne pas cesser de la couronner 1

FIN DES PHOINISSIENNES.

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IV

MÈDÉIA

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IV

MÈDÉIA

La Nourrice de Mèdéia.

Le Paidagôgue.

Mèdéia.

Le Choeu r.

Kréôn.

Iasôn.

AlGEUS.

Un messager.

Les Fils.

LA NOURRICE»

:lut aux Dieux que la nef Argô n'eût point volé vers la terre de Kolkhôs, à travers les Symplégades bleues, que le pin coupé ne fût jamais tombé dans les bois du Pèlios et que la main des homipes très illustre^ qui partirent afin d'enlevep

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238 MÈDÉIA.

la Toison, d'or pour Pélias ne l'eût jamais muni d'avirons I Ma maîtresse Mèdéia, en eflFet, n'eut point navigué vers les tours de la terre d'Iôlkos, le cœur frappé du désir d'Iasôn ; elle n'eût point poussé les filles de Pélias à tuer leur père, et elle n'habiterait point cette terre Korin- thienneavec son mari et ses enfants, ayant plu aux citoyens de ce pays elle est arrivée dans sa fuite, et n'ayant rien refusé en toute chose â lasôn. Ceci est à la vérité la plus grande sécurité du mariage, que la femme ne soit pas en désaccord avec son mari. Mais, maintenant, toutes choses sont ennemies et les plus chères affections sont malades. Ses propres enfants et ma maîtresse ayant été trahis par lui, lasôn se couche dans un lit royal, et il épouse la fille de Kréôn qui commande sur cette terre. Mais la malheu- reuse Mèdéia, en proie à cet outrage, lui crie le serment qu*il a juré, invoque la main qu'il lui a donnée pour preuve de sa foi, et prend les Dieux pour témoins de la recon- naissance de lasôn. Elle gît sans nourriture, abandonnant son corps aux douleurs, se consumant sans relâche dans les larmes, depuis qu'elle connaît l'injure qui lui est faite par son mari. Et, ne levant plus les yeux et ne détournant point sa face de terre, elle se tait, pareille à un rocher, ou telle que le flot marin, quand elle est consolée par ses amis, à moins que, penchant son cou blanc, elle ne pleure en elle-même son père bien aimé, la terre de la patrie et les demeures abandonnées pour venir ici avec son mari qui maintenant l'a en mépris. La malheureuse sait par sa propre calamité ce que c'est de n'avoir point abandonné la terre de la patrie. Elle hait ses enfants et ne se réjouit point de les voir. Je crains qu'elle médite quelque nou- veau dessein, car sa pensée est Violente et ne supportera pas l'outrage. Je la connais, et je crains, qu'elle se perce

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MÊDÉIA. 239

]e foie d'une épée aiguë, étant entrée en silence sous le toit est son lit, ou même qu'elle tue la jeune fille royale et celui qu'elle épouse, s'attirant ensuite quelque plus grand malheur. Elle est violente, en effet, et celui qui encourt sa haine ne . chantera pas facilement le Paian. Mais ses enfants approchent, revenant de la course gym- nastique, ne sachant rien des maux de leur mère, car une jeune âme n'a point coutume de s'attrister.

LE PAIDAGÔGUE.

Vieille esclave de la demeuredema maîtresse, pourquoi te tiens-tu solitaire devant les portes, roulant des malheurs dans ton esprit ? Comment Mèdéia veut-elle rester seule et sans toi >

LA NOURRICE.

Vieillard, compagnon des enfants de lasôn, les choses douloureuses aux maîtres sont des calamités pour les bons serviteurs et déchirent leur cœur. Moi, j'en suis arrivée à ce point de douleur que le désir m'a prise, étant venue ici^ de dire à la terre et à l'Quranos les désirs de ma maî- tresse.

LE PAIDAGÔGUE.

La malheureuse n'a donc pas encore cessé de gémir ^

LA NOURRICE.

: Que tu es simple t Son mal n'est qu'au commencement et non encore au milieu.

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24^ M È D É I A .

LE PAIDAGÔGUE.

Oh I rinsensée I s'il convient de dire cela de ses maîtres Combien elle ignore ses plus récents malheurs I

LA NOURRICE.

. Qu'est-ce, ô vieillard ? Ne tarde pas à me le dire.

LE PAIDAGÔGUE.

Rien, je me repens de ce que j'ai dit.

LA NOURRICE.

Par ton menton I ne cache rien à ta co-esclave. Je gar- derai le silence sur ceci, s'il le faut.

LE PAIDAGÔGUE.

J'ai entendu quelqu'un qui disait feignant de ne pas entendre et m' étant approché du Jeu de dés, les vieillards s'asseoient, auprès de la fontaine sacrée de Peirènè que le maître de cette terre, Kréôn, avait décidé qu'il chasserait ces enfants avec leur mère hors de la terre Korinthienne. Si cette rumeur est vraie, je ne sais ; mais je voudrais qu'elle ne le fût pas.

LA NOURRICE.

Et lasôn supportera-t-il que ses enfants subissent cela^ bien qu'il soit en querelle avec leur mère ?

LE PAIDAGÔGUE.

Les anciennes alliances le cèdent aux nouvelles, ,>et Kréôn n'est pas l'ami de cette famille. . . . >

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MÊDÉIA. 241

LA NOURRICE.

Nous périssons donc si nous ajoutons un nouveau mal- heur au premier^ avant que nous ayons épuisé celui-ci.

LE PAIDAGÔGUE.

Pour toi, car il n'est pas bien que la maîtresse sache ces choses reste tranquille et n'annonce pas cette nou- velle.

LA NOURRICE.

O enfaints, entendez-vous quel est votre père pour vous ? Je ne demande pas qu'il périsse, car il est mon maître ; mais, cependant, il est mauvais pour ses amis.

LE PAIDAGÔGUE*

Qui n'est tel parmi les mortels ? Apprends-tu pour la première fois ceci que chacun s'aime beaucoup plus qu'it n'aîme son prochain, celui-ci justement, celui-là en faveur de soa propre intérêt, puisque un père, à cause d'un nouveau mariage, n'aime plus ses enfants >

LA NOURRICE.

Entrez dans la demeure, enfants. Ce sera bien, en effet.. Mais toi, tiens-les grandement séparés de leur mère et ne les mène pas à cette mère irritée dans son cœur. Je l'ai vue les regarder de ses yeux de taureau farouche, comme si elle méditait quelque chose, et elle ne cessera d'être furieuse avant de s^être ruée sur quelqu'un. Plaise aux Dieux que ce soit sur un ennemi, et non sur un ami I

16

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242 MÊDÉIA.

MÈDÉIA.

Hëlas ! Malheureuse que je suis et misérable à cause de mes peines 1 hélas sur moi I Comment périrai-je enfin 1

LA NOURRICE.

C'est cela même, chers enfants I Votre mère agite son cœur et sa fureur. Entrez très promptement dans la demeure-, ne vous montrez pas à ses yeux, ni n'approchez. Prenez garde à cet esprit farouche et à la nature terrible de cette âme violente. Allez, rentrez promptement. Cette nuée de cris lamentables s'enflammera bientôt d'une plus grande fureur. Que ne fera pas ce cœur qui respire la haine, implacable, en proie aux douleurs >

MËDÉIA.

Hélas ! hélas ! Je souffre, malheureuse I Je souffre de maux dignes de grandes lamentations. O enfants exécrés d'une mère funeste, périssez avec votre mère, et que toute sa famille périsse I

LA NOURRICE.

Hélas sur moi, malheureuse I En quoi tes enfants parta- gent-ils les fautes de leur père? Pourquoi les hais -tu > hélas ! enfants, combien je suis violemment tourmentée de la crainte que vous subissiez quelque malheur I Les âmes des tyrans sont cruelles. Dociles en peu de choses et com- mandant en beaucoup d'autres, ils déposent difficilement leurs colères. Il est mieux d'être accoutumé à vivre dans l'égalité. Pour moi, que ne puis*je vieillir, sinon dans la grandeur, du moins en sûreté ; car si le nom de la modéra-

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MÈDÉIA. 243

tion est excellent à prononcer, il est bien meilleur pour les mortels d'en faire usage, et les choses qui passent la mesure ne leur sont d'aucune utilité ; mais quand les Dieux s'irri- tent, ils répandent de plus grandes calamités sur les demeures.

LE CHOEUR.

J'ai entendu la voix, j'ai entendu la clameur de la mal- heureuse Kolkhide. Elle n'est pas encore apaisée. Mais renseigne-nous, ô vieille femme I car j'ai entendu des cris dans la demeure aux doubles portes, et je ne me réjouis pas, ô femme, des calamités de cette demeure qui m'est devenue chère.

LA NOURRICE.

Cette demeure n'est plus, elle s'est évanouie. Le lit des tyrans, en effet, a reçu lasôn, et ma maîtresse consume sa vie dans sa chambre nuptiale, et son âme n'est consolée par aucune parole amie.

MÈDÉIA.

Hélas I hélas ! Plût aux Dieux que la flamme ouranienne se ruât sur ma tête ! Quel intérêt, en eifet, ai-je à vivre plus longtemps? hélas! hélas 1 Affranchie par la mort, puissé-je abandonner la vie 1

LE CHOEUR.

Strophe.

Avez-vous entendu, ô Zeus, ô terre, ô lumière, la cla- meur que poussé cette épouse malheureuse? Quel insa- tiable désir du lit nuptial, ô insensée, hâte ainsi l'heure de

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244 MÈDÉIA.

ta mort? Ne souhaite pas cela, et si ton mari désire un nouveau lit, ne t'en irrite pas. Zeus ea tirera vengeance pour toi. Ne te consume point à pleurer sans mesure ton compagnon de lit.

MÈDÉIA.

O grande Thémis et vénérable Artémis, voyez ce que je souffre après avoir lié mon exécrable mari par un grand serment. Plaise aux Dieux que je puisse les voir un jour, lui et répouse, écrasés dans ces demeures mêmes, eux qui ont osé m'outrager I O Père, ô Ville, que j'ai abandonnés honteusement, après avoir tué mon frère I

LA NOURRICE.

Entendez-vous ce qu'elle dit ? Elle invoque ainsi Thémis qui voue aux Erinnyes, et Zeus qui est le gardien des ser- ments des hommes. Ce qui apaisera la colère de ma maî- tresse ne sera pas peu de chose.

LE CHOEUR.

j4nttstrophe.

Plut aux Dieux qu'elle parût à nos yeux et qu'elle enten- dît nos paroles afin de calmer la colère terrible et la fureur de son âme ! Que mon zèle bienveillant ne manque pas du moins à mes amisi Va vers elle, chère, etamène*la hors des demeures et répète-lui nos paroles. Hâte-toi, avant qu'il n'arrive quelque mal à ceux qui sont dans la demeure, car sa douleur se rue avec violence.

LA NOURRICE.

J^ le ferai, mais je crains de ne point persuader ma maîtresse. Cependant je prendrai cette peine pour vous

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MÈD^IA. 24f

plaire, quoique, telle qu'une lionne qui vient 4e mettre bas, elle soit irritée contre ses serviteurs quand un d'eux s'approche pour lui parler. On ne serait point dans Ter* reur en nommant insensés et imprudents les anciens hommes qui inventèrent les hymnes dans les fêtes et les festins, ces chants qui réjouissent la vie, car personne n'a trouvé le moyen d'adoucir par le chant uni à la vibration des cordes lyriques les tristes chagrins des mortels, d'où viennent les meurtres et les événements lamentables qui ruinent les demeures. C'est ainsi qu'il eût fallu guérir les mortels parla musique. Ou sont les festins joyeux auxquds sert le chant > La joie du festin sufBt à la volupté des mortels.

LE CHOEUR.

J'ai entendu la clameur lugubre de ses lamentations. Elle pousse des cris aigus et douloureux contre celui qui a trahi son lit, contre l'homme funeste qui l'a épousée. Elle invoque, à cause des outrages dont elle souffre, la fille de Zeus, gardienne du serment, Thémis, qui l'amena dans la Hellas située en face de Kolkhôs, par une naviga- tion nocturne, à travers les détroits salés et difficiles de la mer.

MËDÉIA

Femmes Korinthiennes, je suis sortie de la demeure 4fin que vous ne me blâmiez pas. Je sais, en effet, qu'il y a beaucoup de mortels, comme je l'ai vu de mes yeux ou comme je l'ai entendu dire de ceux qui me sont étran- gers, qui^ les uns par orgueil, et les autres par leurs habi- tudes 4>aisiblçs, se sont acquis un mauvais renom .et une

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246 MÈDÉIA.

réputation de lâcheté. La Justice, en.eifet, n'est pas dans les yeux des hommes, et, avant de bien connaître le cœur d'un homme, on le hait tout d'abord, sans qu'il ait fait aucune injure. Mais il faut qu'une étrangère se conforme aux coutumes de la Cité, et je n'approuve pas un citoyen qui déplaît aux autres par arrogance ou à cause de son ignorance. Mais le malheur imprévu qui me frappe a perdu mon âme, et je meurs, et privée de la volupté de la vie, je désire mourir, amies I Celui dans lequel j'avais placé tous mes biens les plus beaux, mon mari, est devenu le pire des hommes. De tous ceux qui respirent et ont une pensée, nous, femmes, nous sommes les plus misérables. Il nous faut d'abord acheter un mari à grand poids d'ar- gent et accepter un maître de notre corps. Et ceci est un plus grand mal encore, et il y a grand danger à connaître si le mari est bon ou mauvais, car le divorce n'est pas chose honnête pour les femmes, et nous ne pouvons répudier notre mari. Mais il faut que celle qui accepte de nouvelles habitudes et se soumet à de nouvelles lois, soit divinatrice pour savoir quel sera son mari, ce qu'elle n'a pu apprendre par elle-même. Si, ayant éprouvé heureu- sement ceci, nous avons un mari qui porte le joug de bon gré, notre vie est digne d'envie. Sinon, il vaut mieux mou- rir. Un homme, quand la vie domestique lui pèse, sort et délivre son âme de l'ennui avec quelque ami ou l'entretien de ses égaux en âge ; mais nous, la nécessité nous con- traint de ne regarder que dans notre propre cœur. Us disent que nous vivons dans les demeures à l'abri de tout péril et qu'eux combattent avec la lance ; mais c'est mal penser, car j'aimerais trois fois mieux me tenir sous le bouclier que d'enfanter une seule fois. Cependantle même discours ne convient pas également à vous et à moi. Vous

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MÊDÉIA. 247

avez une cité et une demeure paternelle et les facilités de Ja vie et l'entretien de vos amis ; et moi, abandonnée et exilée, je suis outragée par un mari qui m'a arrachée de la terre Barbare, et je n'ai ni mère ni frère, ni parent, afin que je puisse me reposer au port dans cette tempête. Je voudrais donc obtenir seulement ceci de vous : S'il me vient à l'esprit quelque moyen de me venger du mari qui m'inflige ces maux, et de celui qui lui donne sa fille, et de celle-ci qui l'épouse, c'est de vous taire. Car la femme est, en toute autre chose, pleine de crainte, lâche au com- bat et n*osant regarder le fer ; mais, quand elle est outra- gée en ce qui concerne son lit nuptial, il n'y a point d'âme plus cruelle que la sienne.

LE CHOEUR.

Je ferai ainsi, car c'est avec justice, Mèdéia, que tu te vengeras de ton mari. Je ne m'étonne point que tu gémis- ses sur ta destinée. Mais je vois Kréôn, maître de cette terre, qui s'approche et apporte de nouveaux desseins.

KRÉÔN.

Toi, Mèdéia, à l'œil farouche et furieuse contre ton mari, j'ordonne que tu sois exilée, chassée de cette terre, emmenant avec tes toi deux fils, et sans retard, car c'est moi qui suis l'arbitre de ceci ; et je ne rentrerai pas dans la demeure avant de Savoir chassée hors des frontières de ce pays.

MËDÉIA.

Hélas ! hélas ! Je suis perdue, malheureuse I Mes enne- mis ouvrent déjà toutes leurs voiles, et je n'ai aucun refuge

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248 MÈDÉ1A.

contre ce malheur. Maïs, cependant, je te demanderai, Kréôn, bien que je sois traitée outrageusement, pour qud motif tu me chasses de cette terre.

KRÉÔN«

Je te crains ; il n'est nul besoin de paroles détournées. Je crains que tu fasses à ma fille quelque mal irrémédtaUe. Plusieurs motifs s'unissent pour me causer cette crainte. Tu es rusée et habile en beaucoup de mauvaises embû- ches, et tu te plains d'être privée du lit de ton mari. J'ai appris, ainsi qu'on me l'annonce, que tu menaces d'un malheur moi, ma fille et le fiancé. Je le préviendrai avant d'en souffrir. Il me convient mieux d'encourir maintenant ta haine que de gémir quand le mal sera fait.

MËDÉIA.

Hélas I hélas I Ce n'est pas maintenant pour la première fois, mais souvent, Kréôn, que ce qu'on pense de moi m'a nui et m'a causé de grands maux. Jamais il ne faut qu'un homme d'un sens droit ait souci d'élever des enfants trop sages. Outre qu'ils acquièrent ainsi, en effet, la réputation de paresse, ils excitent l'envie haineuse des citoyens. En donnant des pensées neuves et sages aux personnes gros- sières, vous semblez inutile et sans sagesse ; et si vous êtes tenu pour plus illustre que ceux qui passent pour habiles et sages, vous semblerez dangereux dans la Cité. Moi, j'ai subi cette destinée. Étant sage, j'ai été haïe des uns, à charge aux autres, d'un esprit contraire pour ceux là, et déplaisante à d'autres encore. Et cependant je ne suis pas sage outre mesure. Tu crains donc de souffrir de moi quelque mal > Ne crains pas qu'il t'arrive rien de tel de ma part, Kréôn, ni que j'attente aux hommes royaux.

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MÈD£IA. 249

Quelle injustice, en effet, m'as-tu faite } Tu as donné ta fille à celui vers qui ton cœur fa poussé; Mais je hais mon mari. Pour toi, je pense, tu as agi sagement. Et maintenant je n'envie pas tes prospérités. Faites ces noces, vivez bien et heureusement, mais permettez que j'habite cette terre ; car, bien qu'outragée, je me tairai, soumise à ceux qui sont plus puissants que moi.

KKÉÔN.

Tu dis des paroles douces à entendre, mais j'ai peur que tu ne médites quelque malheur dans le fond de ton âme, et moins encore qu'auparavant je me fie en toi; car, quand une femme, et de même un homme» est prompte à la colère, on s'en garde plus facilement que lorsqu'elle est muette et sage. Sors donc très rapidement, et cesse de tant parler. Ceci est résolu ; et tu n'useras d'aucun art qui te fasse rester parmi nous, étant mon ennemie.

MÈDÉIA.

Par tes genoux, par ta fille récemment mariée !

KKÉÔN.

Tu perds tes paroles; tu ne me persuaderas jamais.

MËDÉIA.

Et tu me chasseras I et tu ne respecteras pas mes prières I

KRÉÔN«

Je ne t'aime pas plus que ma famille.

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2fO MÈDÉIA.

HËDÈIA.

O patrie, combien je me souviens de toi avec déses- poir 1

KRÉÔN.

Outre mes enfants, ma patrie aussi m'est très chère.

MÈDÉIA.

Hélas I hélas I Que Tamour est un grand mal pour les mortels I

KKÉÔN.

Selon, je pense, ce qu'en décide la fortune.

MÊDÉIA.

Zeus ! Puisse l'auteur de mes maux ne pas t'échapper !

KRÊÔN.

Va, insensée ! et délivre-moi de mes inquiétudes.

MÊDÉIA.

C'est moi qui suis tourmentée d'inquiétudes, et je n'en manque pas.

KRÉÔN.

Tu seras bientôt chassée de force par la main de mes serviteurs.

MÊDÊIA.

Que cela ne soit pas ! Je t'en conjure, Kréôn !

KRÉÔN.

Tu causeras du trouble, semble-t-il, ô femme 1

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MÈDélA. 2fl

MÊDÉIA.

Je fuirai, mais ce n'est pas ce que je demandais de toi.

KRÉÔN.

Pourquoi donc résister, et ne sors-tu pas de ce pays i

MËDÊIA.

Permets-moi de rester ce seul jour, afin de délibérer sur le lieu je me réfugierai et chercherai un asile à mes enfants, puisque leur père ne s'inquiète en rien de ses fils. Prends-les en pitié, car toi aussi tu as des enfants. Il t'est naturel d'être bienveillant. Je n'ai souci ni de moi, ni d'aller en exil, mais je pleure sur eux qui subissent une destinée mauvaise.

KRÉÔN.

Mon cœur n'est point tyrannique par nature, et j'ai déjà beaucoup perdu, vaincu par la pitié ; et maintenant encore je fais une faute, je le vois, femme I Cependant que cela soitl Mais je te le déclare : si la lumière du Dieu vous trouve demain, toi et tes enfants, dans les limites de cette terre, tu mourras. Maintenant, s'il te faut rester, reste ce seul jour. Tu ne pourras faire, en effet, le mal que je crains.

LE CHOEUR.

Malheureuse femme ! Hélas! hélas I malheureuse ii cause de tes douleurs. iras-tu ? Quel hôte, quelle demeure, quelle terre t'affranchira de tes maux ? Dans quelle terri- ble tempête de malheurs un Dieu t'a-t-il conduite, Mèdéia ^

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^f2 MÈDÊIA.

MÈDtlA.

Les malheurs me tiennent de tous côtés 1 qui dira le contraire^ Mais les choses ne seront pas toujours telles; ne le croyez pas encore. Il reste aux nouveaux mariés des combats à soutenir, et de grandes épreuves à leurs pa- rents. Penses-tu que je l'eusse jamais interpellé de flat- teuses paroles, si ce n'avait été pour quelque profit ou pour quelque embûche? Je ne lîii aurais parlé, ni ne Tau- rais touché de mes mains. Mais il en est arrivé à ce point d'ineptie que, lorsqu'il lui était permis de renverser mes desseins en me chassant de cette terre, il m'accorde de rester un jour encore, et pendant lequel je ferai mourir trois de mes ennemis, le père, la jeune fille et mon mari. J'ai, pour ces morts, plusieurs voies à suivre, et je ne sais, amies, laquelle je prendrai d'abord. Ou j'incendierai la demeure nuptiale, ou, étant entrée secrètement sous le toit est dressé le Ht, je leur enfoncerai Tépée aiguë dans le foie. Mais une seule chose m'arrête : je suis surprise entrant dans la demeure et préparant mon des- sein, je mourrai en prêtant à rire à mes ennemis. Le meil- leur est de suivre la voie dans laquelle je suis très habile et de les tuer par les poisons. Soitî Les voici morts. Quelle cité me recevra? Quel hôte m'offrira, pour me sauver, une terre sûre et une demeure fidèle ? Non 1 J'at- tendrai encore un peu de temps, et si quelque refiige sûr s'offre à moi, j'entreprendrai ces meurtres par ruse et secrètement. Mais si une destinée inévitable me pousse, 2iyant saisi l'épée, et quand même je devrais mourir, je les tuerai et j'irai jusqu'à l'extrême violence de l'audace. Non! par ma mahresse Hékatè, que je révère le plus encre toutes et que j'ai choisie pour auxiliaire, et qui habîDe la

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MÈDÉIA. 2^3

retraite de mon foyer I aucun de mes ennemis ne se réjouira impunément des douleurs qui déchirent mon âme. Je leur ferai d'amères et tristes noces, une amère alliance^ et je leur rendrai amer mon exil hors de cette terre. Allons ! Mèdéia, n'épargne aucun des arts que tu connais. Délibère et ourdis, va vers l'action terrible. C'est maintenant qu'il faut agir courageusement. Vois ce qui t'est réservé. Il ne cdhvient pas que tu sois en risée aux Sisyphides et à la fiancée delason, toi qui es née d'un noble père et qui descends de Hèlios. Tu es habile, et nous» femmes, nous sommes, par notre nature, très inha^ biles au bien, mais les plus ingénieux artisans de tous les maux.

LE CHOEUR.

Strophe /.

Le cours des fleuves sacrés remonte, la Justice et toute chose sont renversées, les desseins perfides sont parmi les hommes, et la foi des Dieux n'est plus. La renommée a changé au point qu'on loue mon sexe, l'honneur est accordé à la race des femmes ; une mauvaise réputation ne pèse plus sur elles.

Antîstrophe L

Les Muses cesseront de célébrer notre perfidie dans les anciens chants. Ce n'est pas, en effet, à notre esprit que Phoibos, qui mène les hymnes, a donné le chant divin de la lyre ; car, à notre tour, nous aurions chanté un hymne contre le sexe mâle. Une longue suite de généra^- tions a beaucoup à dire sur les hommes autant que sur nous*

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2f4 MÈDélA.

Strophe IL

Tu as navigué, d'une âme furieuse, loin de la demeure paternelle, franchissant les doubles rochers de la mer, et tu habites une terre étrangère ton lit est veuf, ô mal- heureuse I et tu es exilée, chassée ignominieusement de ce pays.

Antistrophe IL

L'honneur du serment s'en est allé, et la pudeur ne subsiste plus dans la grande Hellas, mais elle s'est envolée dans l'Aithèr. Et pour toi, malheureuse, la demeure pa- ternelle, vers laquelle tu criais dans tes misères, n'est plus ; et une autre reine, plus puissante dans ton lit, com- mande dans les demeures.

lASÔN..

Je n'ai pas reconnu aujourd'hui pour la première fois, mais souvent, combien une violente colère est un mal intraitable. En effet, tu pouvais habiter cette terre et cette demeure, en obéissant avec patience aux ordres de ceux qui sont plus puissants que toi, et, grâce à tes paroles insensées^ tu es chassée de cette terre. Je ne m'en inquiète en rien. Ne cesse jamais de dire que lasôn est le pire des hommes ; mais considère comme un grand avantage que les paroles que tu as dites contre les Rois ne soient punies que par l'exil. Pour moi, j'ai toujours tenté de calmer la colère des Rois irrités, et je voulais que tu restasses ici ; mais tu n'as pas renoncé à ta démence, et tu parles tou- jours injurieusement des maîtres, et c'est pour cela que tu es chassée de ce pays. Néanmoins, tu ne manques

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MÊDÉIA, iff

point encore d'amis, et je viens pour ton bien, femme, de peur que tu sois renvoyée indigente avec tes enfants, ou que tu manques de quelque chose. L'exil entraîne avec soi beaucoup de maux, et, bien que tu me haïsses, je ne pourrais jamais te vouloir du mal.

MËDÉIA.

O le plus scélérat des hommes I car je dois donner le plus outrageant des noms à ta lâcheté, tu es venu à moi comme un ennemi des Dieux, de moi-même et de toute la race des hommes. 11 n'y a ni fermeté ni courage à regarder en face des amis qu'on a outragés,^ et l'impu- dence est le plus grand des vices chez les hommes. Cependant, tu as bien fait de venir, car je soulagerai mon cœur en t'injuriant, et tu gémiras d'entendre mes paroles. Mais je commencerai par le commencement. Je t'ai sauvé, comme le savent tous les Hellènes qui montèrent avec toi la nef Argô, envoyé que tu étais pour mettre sous le joug les taureaux qui soufflaient des flammes, et pour ensemen- cer le Champ mortel. Et après que j'eus tué le Dragon vigilant qui gardait la Toison d'or en l'enveloppant de ses replis répétés, je te rendis la lumière du salut. Moi-même, ayant abandonné mon père et ma demeure, je vins avec toi à lolkos Pèliotide, plus empressée que sage. Et je tuai Pélias de la façon la plus lamentable qui soit de mourir, par ses propres filles ; et je te délivrai de toute crainte. Et, couvert de mes bienfaits, ô le plus scélérat des hom- mes, tu m'as trahie, et tu as pris un nouveau lit nuptial, quand tu avais déjà des enfants I Si, en effet, tu n'avais pas eu encore d'enfants, tu serais pardonnable d'avoir désiré ce lit. Mais la foi du serment s'en est allée, et je sais'si tu penses, ou que les Dieux qui régnaient alors

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2f6 MÊDélA.

ne régnent plus, oo que de nouvelles lois sont étabCes maintenant parmi les hommes, puisque tu as conscience de t'être parjuré envers moi. Hélas I vois cette main que tu as tant de fois pressée, et ces genoux vainement embras- sés par un homme perfide ! Hélas I j'ai perdu toute espé- rance ! Mais, allons ! je te parlerai comme à un ami^ n'ayant cependant rien de bon, certes, à attendre de toi ; je te parlerai, car, ainsi interrogé, tu n'en seras que plus couvert de honte. Maintenant, de quel côté me tournerai- je } Vers la demeure de mon père et ma patrie que j*ai trahie en venant ici ? Vers les misérables filles de Pélias ? Certes, elles me recevraient bien dans leurs demeures, elles dont j'ai tué le père 1 Voilà ma destinée. Je suis odieuse à mes amis domestiques, à qui je n'aurais faire aucun mal, et c'est pour toi que je m'en suis fait des ennemis. Et, en retour de ces bienfaits, tu m'as rendue la plus heureuse femme de la Hellas; et malheureuse que je suis ! je possède en toi un fidèle et admirable mari I Telle- ment, que je vais fuir, exilée de ce pays, privée d'amis, seule avec mes enfants abandonnés. Certes, ce sera une illustre renommée pour un nouvel époux, que ses fils soient mendiants et vagabonds, ainsi que moi qui t'ai sauvé I O Zeus ! pourquoi as-tu donné aux hommes des signes certains pour reconnaître l'or vrai de l'or &iu, tandis qu'il n'est aucun signe visible qui fasse reconnaître le méchant parmi les hommes }

LE CHOEUR.

La colère est chose terrible et plus difficile à guérir qu'une querelle entre amis.

lASÔN.

Il faut, sembl)e<^il, que je ne sois pas inhabile à parler

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MÈDÉIA. 2f7

mais que, tel qu'un prudent conducteur de nef, je sache plier les voiles pour échapper, ô femme, à ton éloquence eHrénée ! Puisque tu exagères par delà toute mesure tes bienfaits, je pense, moi, que Kypris, seule, parmi les Dieux et les hommes, m'a donné une heureuse navigation. A la vérité ton esprit est subtil, et c'est un récit qui te serait odieux de dire comment Erôs, à l'aide de ses flèches inévitables, t'a contrainte de me sauver. Mais je n'insis- terai pas outre mesure sur ceci. Quant à l'aide que tu m'as prêtée, cela n'est point faux, bien qu'en retour de mon salut tu aies recueilli de plus grands bienfaits que ceux que j'ai reçus de toi, comme je le prouverai. D'abord, tu habites la terre de la Hellas au lieu d'un sol Barbare, et tu as connu la justice et la protection des lois au lieu de la violence. Tous les Hellènes reconnaissent ton intelli- gence, et tu as acquis la gloire ; mais, si tu habitais aux extrêmes limites de la terre, il ne serait nullement parlé de toi. Qu'il n'y ait ni or dans mes demeures, ni chant plus beau que celui d'Orpheus, si une illustre fortune n'y est jointe 1 J'ai dit ce que j'ai fait pour toi, puisque tu as engagé ce combat de paroles. Pour les noces royales que tu me reproches, je prouverai d'abord qu'en ceci j'ai été prudent et modéré, et, enfin, un grand ami pour toi et pour mes enfants. Mais reste calme. Étant venu ici de la terre d'Iolkos, traînant avec moi d'innombrables embarras inextricables, quelle destinée plus heureuse pouvais-je trouver que d'épouser la fille d'un roi, quand j'étais exilé? Non, comme tu m'en blâmes, que ton union me soit odieuse, ni que je sois blessé du désir d'une nouvelle épouse, ni par ambition d'une postérité nombreuse ; les enfants qui me sont nés me sufBsent, et je ne me plains pas ; mais, ce qui est très préférable, pour vivre dans I 17

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2f8 MÊDÉIA.

le bien-être, sans souffrir de Tindigence, sachant que le pauvre est évité par tous ses amis, et pour élever mes enfants d'une façon digne de ma famille. Et si j'engendrais des frères aux enfants nés de toi, ce serait pour les mettre au même rang, les unir en une seule famille, et vivre heu- reux. Qu'as-tu besoin, en effet, d'enfants ? Et je suis inté- ressé à ce que mes enfants vivants soient aidés par mes enfants futurs. Est-ce mal penser ? Tu ne le dirais pas, si ces noces ne t'ulcéraient. Vous êtes ainsi, vous, femmes : tant que votre lit est sauf, vous croyez tout posséder ; mais si quelque accident arrive à votre lit nuptial, vous prenez en haine ce qu'il y a de meilleur et de plus beau. Il eût fallu que les hommes pussent engendrer des enfants par un autre moyen, et que la race des femmes n'eût pas été. Ainsi, aucun mal n'eût existé pour les hommes.

LE CHOEUR.

lasôn, tu as fort bien orné ton discours ; mais, contre ton opinion, je dirai néanmoins que tu me parais avoir agi injustement envers ta femme trahie.

MÈDÉIA.

Certes, je suis en dissentiment avec le plus grand nombre des mortels. Pour moi, quiconque, étant injuste, est habile à bien dire, est digne du plus grand châtiment; car, en ornant son iniquité par sa parole, il osera toutes les perfidies, et il sera peu sage. Ne sois donc pas mainte- nant spécieux en paroles envers moi, ni habile à bien dire. Un seul mot te confondra : Il te fallait, si tu ne méditais point le mal, me persuader avant d'accomplir ces noces, et non te cacher de tes amis.

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MÈDÉIA. 2f9

lASON.

Certes, tu m'aurais admirablement aidé, si je t'avais déclaré ces noces, toi qui, maintenant, ne peux même réprimer la violente irritation de ton âme I

MÈDÉIA.

Ceci ne t'inquiétait point ; mais tu as pensé que ton mariage avec une femme Barbare n'amènerait pas pour toi une vieillesse glorieuse.

lASÔN.

Sache bien ceci : ce n'est pas pour la possession d'une femme que j'ai voulu le mariage royal que j'accomplis maintenant, mais, comme je te l'ai dit déjà, pour te pro- téger et engendrer à mes enfants des frères de race royale, soutiens de ma famille.

MÈDÉIA.

Je ne suis point touchée d'une félicité douloureuse, ni de richesses qui me déchireraient le cœur I

lASÔN.

Sais-tu que tu feras d'autres vœux et que tu seras plus sage > Les biens ne te sembleront plus cruels, et, quand tu seras heureuse, tu ne te croiras plus infor- tunée.

MËDÉIA.

Outrage-moi, puisque maintenant tu as un asile ; mais moi, abandonnée, je vais fuir de cette terre.

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26o MÈDÉIA.

lASÔN. C'est toi qui Tas voulu ; n'accuse personne autre.

MÈDÉIA.

En quoi faisant } Est-ce en épousant un autre homme, en te trahissant ?

lASÔN.

En poussant des imprécations impies contre les Rois.

MËDÊIA.

C'est moi qui, dans ta demeure, ai subi des impréca- tions.

lASÔN.

Je ne lutterai pas plus longtemps sur ceci avec toi ; mais si, dans ton exil, tu veux recevoir quelque secours de mes biens pour toi et pour tes enfants, parle. Je suis prêt à te l'offirir largement et à envoyer des symboles à mes hôtes qui te seront bienveillants. Si tu refuses, tu agiras en insensée, femme 1 mais, si tu apaises ta colère, tu en recueilleras de meilleurs avantages.

MËDÉIA.

Je n'userai pas de tes hôtes ; je n'accepterai rien, et tu ne me donneras rien, car les dons du méchant n'apportent aucun profit.

lASÔN.

Cependant, j'atteste les Dieux que je veux vous venir en aide, à toi et à tes enfants. Mais mes bienfaits ne te plai- sent point et tu repousses tes amis avec insolence. C'est pourquoi tu n'en gémiras que davantage.

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MÊDÉIA. 261

HÊDÉIA.

Va 1 Tu es saisi par le désir de ta nouvelle épouse, étant retardé loin de ses demeures. Êpouse-la. Peut-être, et que ceci soit dit à l'aide d'un Dieu I regretteras-tu un jour les noces que tu vas célébrer !

LE CHOEUR.

Strophe /.

Quand l'amour possède violemment les hommes, il ne leur laisse ni vertu, ni bonne renommée ; mais si Kypris nous possède avec modération, aucune Déesse n'est plus agréable. Jamais, ô maîtresse, ne me lance de ton arc d'or une flèche inévitable trempée dans le désir I

Antistrophe /.

Que je possède la modération, ce plus beau don des Dieux ! Que jamais la terrible Kypris, me déchirant le cœur, à cause d'un autre lit, ne me jette dans les luttes aveugles et dans les querelles insatiables ; mais que, res- pectant les unions paisibles, elle choisisse les épouses avec sagacité !

Strophe II.

O Patrie, ô ma demeure I Que je ne sois jamais exilée, traînant une triste et pauvre vie en de misérables soucis ! Que je sois auparavant domptée par la mort, oui 1 par la mort, avant de voir un tel jour 1 Car il n'est pas un plus grand malheur que celui d'être privé de la terre de la patrie I

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262 MÊDÉIA.

Antistrophe IL

Nous l'avons vu, nous n'en parlons pas d'après des récits étrangers : ni la Cité, ni aucun ami n'a eu pitié de tes maux très cruels. Qu'il périsse misérable, celui qui n'honore pas ses amis et ne leur ouvre pas un cœur pur 1 Celui-là ne sera jamais mon ami.

AIGEUS.

Mèdéia, salut I Nul ne sait un meilleur commencement pour parler à ses amis.

MÊDÉIA.

V

Salut à toi, fils du sage Pandiôn, Aigeus. D'où viens-tu sur cette terre ?

AIGEUS.

Je viens de quitter l'Oracle antique de Phoibos.

MÈDÉIA.

Pourquoi es-tu allé au Nombril fatidique de la terre >

AIGEUS.

J'allais demander comment je pourrais engendrer des enfants.

HÈDÉIA.

Par les Dieux 1 tu traînes encore ta vie sans enfants ?

AIGEUS.

Je suis sans enfants par la volonté d'un Daimôn.

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MÈDÉIA. 263

MËDÉIA.

As-tu une femme, ou vis-tu ignorant le mariage ?

AIGEUS.

Je ne suis pas ignorant du lit nuptial.

MÊDÉIA.

Que t'a donc dit Phoibos au sujet des enfants ?

AIGEUS.

Des paroles trop savantes pour être comprises d'un homme.

MÊDÉIA.

M'est-ii permis de connaître l'oracle du Dieu ?

AIGEUS.

Assurément, puisqu'il demande un esprit subtil.

MÊDÉIA.

Qu'a-t-il donc répondu ? Parle, s'il est permis de l'ap- prendre.

AIGEUS.

De ne pas retirer le pied de l'outre.

MÈDÉIA.

Avant d'avoir fait quoi, ou d'être arrivé en quel pays ?

AIGEUS.

Avant d'être revenu au foyer paternel.

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264 MÊDÉIA.

MËDÉIA.

Et quel besoin t'a fait naviguer vers cette terre >

AIGEUS.

Il y a un certain Pittheus, roi de la terre Troizénienne.

MÊDÉIA,

Fils très pieux de Pélops, dit-on.

AIGEUS.

Je veux lui faire part de l'oracle du Dieu.

MÈDÊIA.

En efiet^ c'est un homme sage et très habile en de telles choses.

AIGEUS.

Et c'est le plus cher de tous mes hôtes.

MËDÉIA.

Sois heureux, et obtiens ce que tu souhaites !

AIGEUS.

Mais pourquoi tes yeux et ton visage sont-ils ainsi ternis ?

MËDÉIA.

Aigeus, mon mari est le pire de tous.

AIGEUS.

Que dis-tu ? Raconte-moi entièrement ton chagrin*

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MÈDÉIA. 26^

MÊDÉIA,

lasôn me fait injure, n'ayant reçu de moi aucun mal.

AIGEUS.

Par quelle action? Dis-le moi sans réserve.

MÈDÉIA.

Hors moi, il a une autre femme, maîtresse de sa demeure.

AIGEUS.

A-t-il osé cette très honteuse action }

MÊDÉIA.

Certes, sache-le : je suis méprisée, moi qui étais aimée auparavant.

AIGEUS.

Est-il en proie à un autre amour, ou a-t-il pris ton lit en haine ?

MÊDÉIA.

Certes, il estsaisi d'un grand amour; il n'est plus fidèle à ce qu'il aimait,

AIGEUS.

Qu'il s'en aille donc, si, comme tu le dis, il est infidèle I

MÈDÉIA.

11 a désiré obtenir l'alliance des Rois.

AIGEUS.

Et qui lui fait ce don? Achève ton récit.

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!l66 MÈDÉIA.

MËDÉIA.

Kréôn, qui est le maître de cette terre Korinthienne.

AIGEUS.

Assurément^ femme, il t*est pardonnable de gémir.

MËDÉIA.

Je suis perdue^ et, par surcroît, je suis chassée de cette terre.

AIGEUS.

Par qui ? Tu m'apprends un nouveau malheur.

MËDÉIA.

Kréôn me chasse et m'exile de la terre Korinthienne.

AIGEUS.

Et lasôn le permet ? Je n'approuve pas cela non plus.

MËDÉIA.

Non pas de paroles, mais de cœur il le désire. Je t'im- plore par tes joues, par tes genoux, je me fais ta sup- pliante, aie pitié, aie pitié de moi malheureuse I Ne me laisse pas exilée, abandonnée, mais reçois-moi, comme un hôte, dans ton pays et dans tes demeures ! Que ton désir d'avoir des enfants soit exaucé par les Dieux, et puisses- tu mourir heureux 1 Tu ne sais pas combien il te sera pro- fitable de m'avoir rencontrée. Je ferai que tu ne man- queras pas plus longtemps d'enfants et que tu aies une nombreuse postérité. Je connais de tels philtres.

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MÊDëlA. 267

AIGEUS.

Je suis prêt, pour beaucoup de raisons, à te faire cette grâce, ô femme I D'abord, par piété pour les Dieux, et, ensuite, à cause de cette promesse que j*aurai des enfants. Mais voici ce que je puis : Si tu viens dans mon pays, je m'efforcerai de te protéger par mon hospitalité, car je suis juste. Mais je te déclare seulement, femme, que je ne veux pas t'emmenèr de cette terre. Si tu viens de toi-même dans ma demeure, tu y resteras en sûreté, et je ne te livrerai à personne. Échappe-toi donc seule d'ici. Je veux être, en effet, irréprochable devant mes hôtes.

MÊDÉIA.

Que cela soit I Mais si tu m'en donnais ta foi, tout serait au mieux pour moi et par toi.

AIGEUS.

N'as-tu pas confiance ? Quelle est ton inquiétude ?

MÈDÊIA.

J'ai confiance, mais la famille de Pélias et de Kréôn est mon ennemie. Si tu te lies à moi par un serment, tif ne permettras que ceux qui le veulent m'enlèvent de ton pays ; mais, si tu ne t'engages qu'en paroles, sans jurer par les Dieux, il se peut que tu deviennes l'ami de mes enne- mis et que tu cèdes aux réclamations des hérauts ; car j'ai peu de force, et les richesses et la demeure royale sont ï ceux-ci.

AIGEUS.

Tu montres, par tes paroles, une grande prévoyance, ô

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208 MÈDÉIA.

femme I Mais, s'il te plait ainsi, je ne refuse pas de le faire. Ce sera, en effet, pour moi, une chose très sûre, si fc puis opposer quelque prétexte à tes ennemis, et ton inté- rêt en sera plus certain. Nomme donc les Dieux.

MÊDÉIA.

Jure par la Terre et par Hèlios père de mon père, et ajoute à la fois toute la race des Dieux.

AIGEUS.

Que dois-je faire ou ne pas faire } Dis I

MÊDÉIA*

Jure que tu ne me chasseras jamais toi-même de ta terre, et que, si quelqu'un de mes ennemis veut m'emme- ner, jamais tu ne le permettras, tant que tu vivras.

AIGEUS.

Je jure, par la Terre et par la splendide lumière de Hèlios et par tous les Dieux, de faire ce que tu me demandes.

MËDÉIA.

C'est assez. Et quel châtiment subiras-tu si tu te par- jures ?

AIGEUS.

Ce qui est infligé aux mortels impies.

MËDÉIA.

Pars heureux 1 Tout est bien. Pour moi, avant de me rendre dans ta cité, j'accomplirai ici ce que je prépare et ce que j'ai résolu.

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MÈDÉIA. 269

LE CHŒUR.

Que le Conducteur, fils de Màia, te ramène dans ta demeure, ô Roi ! Que tout ce que tu agites dans ton cœur s'accomplisse, Aigeus, car tu t'es montré à moi comme un homme bien I

MÊDÉIA.

O Zeus I Justice, fille de Zeus ! Lumière de Hèlios I Maintenant, amies, je serai glorieusement victorieuse de mes ennemis, et je suis en bonne voie. Maintenant j'ai l'es- poîr de châtier mes ennemis. Cet homme, en effet, m'est apparu comme un port dans mes plus grandes peines, et j'y attacherai le cable de ma nef, dès mon arrivée dans la Ville et dans la citadelle de Pallas. Mais je te dirai tous mes desseins. Écoute des paroles non faites pour plaire. Ayant envoyé un de mes serviteurs, je prierai lasôn de venir vers moi, et je le recevrai par de flatteuses paroles, et je lui dirai que tout me plaît, et que je loue le mariage royal par lequel je suis trahie, et que ses résolutions sont utiles et honnêtes. Je lui demanderai que mes enfants restent ici, non pour abandonner mes fils dans le pays de mes ennemis, pour y être outragés, mais afin de tuer par ruse la fille du Roi. Je les enverrai, portant dans leurs mains des présents à Tépouse, pour qu'on ne les chasse pas de cette terre : un léger péplos et une couronne d'or. Et quand la jeune fille en aura orné son corps, elle mourra misérablement, ainsi que tous ceux qui la toucheront, tant j'aurai pénétré ces présents de poisons. Mais, ici, je m'interromps*, je gémis en pensant à l'action que je dois accomplir : car je tuerai mes enfants, et personne ne me

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I'JO M È D É I A .

les arrachera. Puis, ayant anéanti toute la famille de lasôn» je quitterai cette terre, expiant par Texil le meurtre de mes très chers enfants, ayant osé le plus impie des crimes. Mais je ne puis supporter d'être la risée de mes ennemis. Soit I Quel profit ai-je à vivre > Je n'ai ni patrie, ni de- meure, ni refuge contre mes maux. J'ai failli quand je quittai les demeures paternelles, m'étant laissée persuader par les paroles d'un Hellène, qui sera châtié avec l'aide d'un Dieu. En effet, il ne reverra jamais vivants désor- mais les enfants qu'il a eus de moi \ et la nouvelle épouse ne lui en donnera pas, car il faut qu'elle périsse miséra- blement de mes poisons. Que nul ne me juge lâche, faible et insensible I Je suis terrible à mes ennemis, et bienveil- lante pour mes amis. Ceux qui sont tels ont une vie très glorieuse.

LE CHOEUR.

Puisque tu nous confies cela, dans ton intérêt et par respect pour les lois des mortels, je t'exhorte à n'en rien faire.

MÈDÉIA.

Cela ne se peut autrement; mais vos paroles doivent être pardonnées, à vous qui ne subissez point mes maux.

LE CHOEUR.

Et tu oseras tuer tes enfants, femme >

MËDÉIA.

C'est ainsi que le cœur de mon mari sera le plus cruel- lement déchiré.

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MÈDÉIA. 271

LE CHOEUR.

Et tu seras ainsi la plus malheureuse des femmes.

MÈDÉIA.

Soit I Toutes les paroles sont désormais superflues. Toi, va ! et amène lasôn. En toutes choses tu m'as été fidèle. Ne dis rien de ce que j'ai résolu, si tu aimes ta maîtresse, et si tu es née femme.

LE CHOEUR.

Strophe /.

Heureux les Érekhthides, fils des Dieux heureux, nour- ris de l'illustre sagesse d'une terre sacrée et inviolable, marchant avec joie dans un air resplendissant, où, autrefois, dit-on, la blonde Harmonia a enfanté les Muses Piérides I

Antistrophe L

Où, dit-on, Kypris, puisant dans le Kèphisos au beau cours, rafraîchit le pays des douces haleines des vents, et, couronnant toujours sa chevelure de bandelettes de roses parfumées, donne pour compagnons à la sagesse les amours alliés à toutes les vertus.

Strophe IL

Comment la Ville des fleuves sacrés, la terre protec- trice, te recevra-t-elle avec les autres, toi, meurtrière impie de tes enfants ? Vois le meurtre de tes enfants, vois le crime que tu as accompli I Non I par tes genoux, nous t'en supplions toutes, ne tue pas tes enfants I

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272 MÈDÉIA.

Antistrophe IL prendras-tu l'audace de ton esprit, de tes mains et de ton cœur, contre tes enfants, et d'oser contre eux cette action horrible? Comment, en jetant les yeux sur tes enfants, soutiendras-tu sans pleurer la vue de ce meurtre > Non, tu ne pourras, d*un cœur implacable, souiller ta main meurtrière dans le sang de tes enfants prosternés suppliants à tes genoux !

lASÔN.

Je viens, demandé par toi ; et bien que tu sois irritée contre moi, cependant ma bienveillance ne te manquera pas. J'entendrai la nouvelle chose que tu veux de moi, femme.

MÈDÉIA.

lasôn, je te prie de me pardonner les paroles que j'ai dites. 11 est juste que tu supportes mes colères, car nous nous sommes rendu l'un à l'autre beaucoup de services. J'ai raisonné avec moi-même, et je me suis blâmée en ces termes : Malheureuse, pourquoi m'irriter comme une insensée contre ceux qui me sont bienveillants, et me ren- dre l'ennemie des maîtres de cette terre et de mon mari qui fait une chose utile pour nous en épousant la jeune fille royale et en procréant des frères à mes fils? Ne renoncerai-je pas à ma colère? Pourquoi m'affliger, quand les Dieux sont favorables ? N'ai-je pas des enfants, et ne sais-je pas que nous sommes exilés de cette terre, et sans amis ? En agitant ces pensées dans mon esprit, j'ai reconnu que j'étais en proie à une grande démence et injustement irritée. Maintenant, donc, je t'approuve, et tu me semblés sage d'avoir accompli cette alliance pour nous. J'étais

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MÉDÉIA. 27 J

insensée ! li fallait m'associer à tes desseins, y aider, me tenir près du lit nuptial et servir ton épouse avec joie. Mais je ne veux pas mal parler de nous ; nous sommes telles que nous sommes, des femmes. 11 ne convenait donc pas de te faire semblable aux méchants ni d'opposer la dé- mence à la démence. J*avoue et je dis que je pensais mal alors ; mais j*envisage maintenant plus sagement les choses. O enfants, enfants I venez, laissez les demeures, accourez, saluez votre père avec moi, parlez-lui et réconciliez-vous, n'ayant plus, ainsi que votre mère, de haine pour vos amis. La paix est entre nous, et la colère est apaisée. Prenez ma main droite. Hélas sur moi I Que le souvenir de ce que je pense en secret me tourmente I O fils, longtemps vivants encore, me tendrez-vous ainsi vos chers bras? Malheureuse que je suis I Je ruisselle de larmes et suis pleine de crainte. En renouant avec votre père, après une si longue querelle, j*inonde mon tendre visage de larmes.

LE CHOEUR.

Et mes larmes s'échappent aussi de mes paupières gon- flées. Plaise aux Dieux qu'il n'arrive pas maintenant quel- que plus grand malheur I

lASÔN.

Je te loue de ceci, femme, et ne te blâme point. Il est naturel qu'une femme ressente de la colère contre un mari qui accomplit de nouvelles noces ; mais ton cœur a changé en mieux, et tu as connu à la fin une meilleure pensée. Ceci est d'une femme prudente. Pour vous, enfants, votre père, avec l'aide des Dieux, et avec sollici- tude, a tout préparé pour vous. Je pense, en effet, que vous serez un jour, sur la terre Korinthienne, les premiers I 18

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274 MÊDÉIA*

ainsi que vos frères. Croissez I votre père et quelque Dieu bienveillant feront le reste. Que je vous voie, bien élevés, parvenir à la puberté et l'emporter sur mes ennemis! Mais toi, pourquoi ces larmes coulent-elles de tes paupières gonflées ^ Pourquoi, détournant tes pâles joues, n'accueilles-tu pas mes paroles avec joie }

MÈDÉIA.

Ce n'est rien. Je songeais à ces enfants.

lASÔN.

Rassure-toi I je pourvoirai à tout pour eux.

MÈDÉIA.

Je le ferai. Je ne doute nullement de tes paroles ; mais la nature de la femme est faible et facile aux larmes.

lASÔN.

Pourquoi donc, malheureuse, gémis-tu sur ces enfants?

MÈDÉIA.

Je les ai enfantés, et quand tu leur souhaitais une heu- reuse vie, j'étais émue de pitié en songeant qu'il n'en serait rien peut-être. Mais je ne t'ai dit qu'une part des choses pour lesquelles j'ai voulu te parler. Je te dirai le reste. Puisqu'il plaît aux Rois de me chasser de cette terre, et qu'il est mieux pour moi, je le reconnais, de ne pas être un embarras à toi et aux maîtres de ce pays, si je l'habitais, car je passe pour être une ennemie de ta famille, je m'en irai d'ici en exil. Mais prie Kréôn que mes enfants soient élevés de ta main et ne soient point renvoyés de cette terre.

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MÈDÉIA. 275*

lASÔN,

Je ne sais si je le persuaderai^ mais je le tenterai cependant.

MËDÉIA.

Mais toi, du moins, ordonne à ta femme de demander k son père que mes enfants restent sur cette terre.

lASÔN.

Je le veux assurément, et je pense que je la persuaderai, car elle aussi est une femme.

MËDÉIA.

Et moi aussi je t'aiderai en ceci. Je lui enverrai des présents qui surpassent en beauté tout ce qu'il y a chez les hommes, un fin péplos et une couronne d'or, que mes fils lui porteront. Mais il faut qu'un de mes iserviteurs m'apporte promptement ces ornements. Elle sera heu- reuse, non en une seule chose, mais en toutes, ayant pour mari un homme excellent, et possédant des orne- ments qu'autrefois Hèlîos, le père de mon père, donna à ses descendants. Enfants, prenez dans vos mains ces dons nuptiaux et portez-les à l'heureuse épouse maîtresse. Elle recevra des dons qui ne doivent point être dédaignés.

lASÔN.

Mais pourquoi, ô insensée, laisser tes mains vides de ceci } Penses-tu que la demeure royale manque de péplos et d'or? Garde cela, ne le donne pas. Si, en effet, cette femme croit que je suis de quelque prix, elle me préfé- rera aux richesses, je le sais assurément.

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276 M È D É I A .

MÊDÉIA.

Ne me dis pas cela. On affirme que les présents flé- chissent même les Dieux, et Tor est plus puissant sur les hommes qu'une multitude de paroles. La fortune lui est favorable et un Dieu l'exauce aujourd'hui. La nouvelle épouse commande, et je rachèterais l'exil de mes enfants et de ma vie, et non pas seulement avec de l'or ! Entrez donc dans les riches demeures, ô fils I priez comme des sup- pliants ma maîtresse, la nouvelle femme de votre père. Conjurez-la, afin que vous ne quittiez point cette terre, et offrez-lui ces ornements, car il est très important qu'elle reçoive ces présents de ses propres mains. Allez très promptement, et rapportez à votre mère la bonne nou- velle que tout s'est bien passé, ce qu'elle désire.

LE CHOEUR.

Strophe L

Maintenant je n'ai plus aucun espoir que ces enfants vivent plus longtemps. En effet, ils vont à la mort. En recevant cette couronne d'or, la malheureuse épouse recevra sa ruine. Elle posera de ses propres mains sur sa blonde chevelure l'ornement du Hadès.

Antistrophe /.

Le divin éclat du péplos et de la couronne d'or artiste- ment travaillée l'éblouira, et c'est pour les morts qu'elle va se parer. Elle tombera dans le piège, et elle y trouvera la Moire mortelle. Elle n'échappera pas à sa perte.

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MÈDÉIA. 277

Strophe IL

Et toi, ô malheureux I ô époux fatal, gendre des Rois I Sans le savoir, tu prépares à tes enfants la fin de leur vie et une mort lamentable à ta femme. Malheureux I Com- bien tu es déchu de ton ancienne fortune !

Antistrophe IL

Je gémis aussi sur ta douleur, ô misérable mère, qui vas tuer tes enfants à cause de ton lit nuptial injustement abandonné par ton mari qui s*est uni à une autre femme I

LE PAIDAGÔGUE.

Maîtresse, tes fils sont délivrés de Texil ; et, de ses pro- pres mains, l'Épouse royale a reçu tes présents. Par là, tes fils sont en sûreté.

MÈDÊIA.

Hélas !

LE PAIDAGÔGUE.

Pourquoi restes-tu troublée, quand tout se passe heu- reusement ? Pourquoi détournes-tu ta joue, et ne reçois-tu pas mes paroles avec joie >

MÈDÉIA.

Hélas I hélas !

LE PAIDAGÔGUE.

Ces plaintes ne concordent pas avec ce que je t^anr nonce.

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278 ^ MÈDÉIA.

MÈDÉIA.

Hélas I encofe hélas I

LE PAIDAGÔCUE.

Tal-je annoncé quelque chose de malheureux, sans le savoir ? Ai-je été trompé par l'espérance d'une heureuse nouvelle ?

MÈDÉIA.

Tu as annoncé ce que tu devais annoncer ; je ne t'en blâme point.

LE PAIDAGÔCUE.

Pourquoi donc baisses-tu les yeux et répands-tu des larmes ?

MËDÉIA

La fatalité m'y contraint, vieillard, car les Dieux et moi nous avons pris une résolution funeste.

LE PAIDAGÔCUE.

Rassure-toi I certes, à l'aide de tes enfants, tu revien- dras un jour ici.

MÈDÉIA.

Auparavant, malheureuse que je suis I j'en ferai sortir d'autres I

LE PAIDAGÔCUE.

Tu n'es pas la seule qui ait été séparée de ses enfants. Il faut que les mortels supportent le malheur avec patience.

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MÈDÉIA. 279

MÈDÉIA.

Je ferai ainsi. Mais rentre dans la demeure, et prépare pour les enfants ce qui leur est nécessaire chaque jour. O fils> fils I vous avez désormais une cité, une demeure dans laquelle, sans moi, malheureuse, vous habiterez tou- jours, privés de votre mère I Et moi, j'irai, exilée, sur une autre terre, avant d'avoir joui de vous, de vous avoir vus heureux, de vous avoir mariés, d'avoir orné vos lits nuptiaux et vos fiancées, et d'avoir, pour vous, allumé les flambeaux. Oh I malheureuse que je suis à cause de ma présomption I O fils, je vous ai donc élevés en vain ! C'est en vain que je me suis tant fatiguée et consumée de soucis, et souffert les cruelles douleurs de l'enfantement I Certes, autrefois, malheureuse, j'avais mis de grandes espérances en vous, afin d'être nourrie par vous dans ma vieillesse, et, morte, d'être ensevelie de vos mains, chose désirée par les hommes. Et maintenant cette chère espé^ rance n'est plus ! Car privée de vous, je traînerai une vie triste et cruelle. Et vous, de vos chers yeux, vous ne verrez plus votre mère, et vous connaîtrez une autre existence. Hélas! hélas! Pourquoi me regardez-vous, enfants! Pourquoi me souriez-vous de ce suprême sourire^ Hélas I Que ferai-je } Le cœur me défaille, femmes, en voyant le regard joyeux de mes enfants. Je ne pourrai pas ! Que mes premiers desseins soient oubliés ! J'emmè- nerai mes fils hors de cette terre. Qu'est-il besoin de pu- nir leur père par leur propre malheur, et de me faire à moi-même tant de mal } Non I je ne ferai jamais cela I Je renonce à mes desseins. Mais quoi ! Puis-je souffrir d'être un objet de risée en laissant mes ennemis impunis ? Il faut agir. Oh I que je suis lâche de livrer mon cœur à ces fai- blesses ! Enfants, entrez dans les demeures. Pour celui à

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28o MÈDÈIA.

qui il serait impie d'assister à mes sacrifices, cela le regarde^ Je n'amollirai pas ma main. Ah 1 ne fais pas cela, mon cœuri Laisse tes enfants, misérable I Épargne-les! Ils te réjouiront vivants, là-bas. Non ! par les Vengeurs souterrains du Hadès ! jamais je ne laisserai mes enfants i mes ennemis, pour en être outragés. Il est absolument nécessaire qu'ils meurent. Et, puisqu'il le faut, je les tuerai, moi qui les ai enfantés. Cela est résolu et sera fait. Déjà, la couronne en tête et vêtue du péplos, la royale fiancée meurt, je le sais bien. Mais puisque je prends cette voie très funeste, et que je vais leur faire prendre un chemin plus funeste de beaucoup, je veux mes enfants encore une fois I Donnez, ô fils, donnez à votre mère votre main à baiser. O très chère main I ô très chère bouche! Pré- sence, noble visage de mes fils I soyez heureux, mais là- bas ! Ici, votre père vous a ravi le bonheur. O doux embrassement! ô peau délicate! ô très douce haleine de mes enfants I Allez ! sortez 1 je ne puis vous voir plus longtemps, je suis vaincue par mes maux. Je sais quel crime je vais commettre, mais ma colère est plus puis- sante que ma volonté, et c'est la plus grande cause des maux des hommes.

LE CHOEUR.

Souvent j'ai entrepris des raisonnements plus subtils et des recherches plus hautes qu'il n'appartient à la race féminine d'en entreprendre ; mais c'est qu'il y a, en effet, pour nous, une Muse qui nous pousse à étudier la sagesse, non pas toutes^à la vérité^ car on en trouve peu sur beaucoup ; mais l'esprit des f^mes n'est pas étranger

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MÈDËIA. 281

aux Muses. Et je dis que ceux d'entre les hommes qui n'ont point connu les noces et n'ont point engendré d'enfants, sont plus heureux que ceux qui en ont eu. En effet, ceux qui sont sans enfants, dans leur ignorance de ce que les fils apportent de douleur et d'amertume aux hommes, n'en ayant point, sont affranchis de beaucoup d'angoisses. Pour ceux qui ont une chère postérité d'en- fants dans leurs demeures, je les vois consumés par les soucis pendant toute leur vie : d'abord, la tâche de les élever honnêtement, puis l'existence assurée qu'il faut leur laisser, et, par surcroît, enfin, le doute de savoir si on se donne ces peines pour des bons ou pour des méchants, ce qui est incertain. Et je dirai le dernier des maux qui frappe tous les mortels : en supposant même qu'on leur donne d'abondantes richesses et qu'ils parviennent à la puberté, et qu'ils soient excellents, la mort les arrache à leurs parents et les emporte dans le Hadès. Pourquoi donc, au milieu de tant de douleurs, les Dieux infligent- ils aux hommes la plus amère de toutes à cause de leurs enfants.

MÈDÉIA.

Amies, depuis longtemps anxieuse des événements amenés par la fortune, j'attends de savoir comment s'ac- complira là-bas ce que j'ai tenté. Mais je vois venir un des serviteurs de lasôn. Son souffle haletant indique qu'il va nous annoncer quelque nouveau malheur.

LE MESSAGER.

O toi, qui as commis un crime horrible et impie, Mèdéia, fuis, fuis ! ne néglige ni char naval, ni char ter- restre!

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282 MËDËIÂ.

MËDÉIA.

Qu'est-îl donc arrivé, qui me force à fuir?

LE MESSAGER.

La fille royale et Kréôn qui Ta engendrée sont morts de tes poisons.

MËDÉIA.

Tu m'apportes une très heureuse nouvelle I Tu seras désormais compté parmi mes bienfaiteurs et mes amis.

LE MESSAGER.

Que dis-tu I Es-tu dans ton bon sens ? N*es-tu pas insen- sée, femme, toi qui, apprenant que le foyer royal est dévasté, te réjouis et ne trembles pas de telles choses ?

MËDÉIA.

J'aurais beaucoup à dire en réponse i tes paroles ; mais ne t'irrite pas outre mesure, ami, et raconte comment ils ont péri. Tu me charmeras deux fois, s'ils ont subi une mort très cruelle.

LE MESSAGER.

Après que tes deux fils furent arrivés avec leur père et entrés dans la demeure nuptiale, nous nous réjouissions, nous, serviteurs, qui compatissions i tes maux, car une rumeur se répandit aussitôt, que toi et ton mari aviez apaisé votre ancienne dissension. L'un baisait la main, l'autre la tête blonde de tes enfants •, et moi, tout joyeux, je suivais tes fils dans la chambre des femmes. La mai- tresse que nous servons maintenant au lieu de toi, avant de voir le couple de tes fils, jeta un regard tendre sur

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MÈDélÂ. 283

lasôn, puis, elle baissa les paupières et détourna sa joue blanche, ayant horreur des enfants qui entraient. Mais ton mari s'efforça de calmer la colère de la jeune fille en disant ceci : Ne sois pas Tennemie de tes amis, renonce à ta colère, tourne la tête de ce côté et regarde les amis de ton mari comme les tiens. Accepte ces pré- sents, et prie ton père qu'il affranchisse, en ma faveur, ces enfants de l'exil. Pour elle, dès qu'elle eut aperçu les ornements, elle ne persévéra pas et promit tout à son mari ; et, avant que tes enfants et leur père fussent sortis des demeures, elle revêtit le péplos aux couleurs variées, et, posant la couronne d'or autour de ses boucles, elle arrangea sa chevelure devant un brillant miroir, en sou- riant à la vaine image de son corps. Et puis, se levant du trône, elle se promenait dans les demeures, marchant délicatement de son pied blanc, heureuse de ces présents et se regardant souvent et longtemps par derrière. Mais bientôt, ce fut un spectacle horrible : changeant de cou- leur, reculant, tremblant de tous ses membres, à peine put-elle s'appuyer au throne pour ne pas tomber contre terre. Une vieille servante, pensant qu'elle était saisie de la fureur de Pan ou de quelque autre Dieu, poussa un hurlement ; mais, voyant une écume blanche sortir de sa bouche, et ses yeux se renverser, et le sang ne plus res- ter dans son corps, alors elle fit succéder un grand cri à son hurlement. Aussitôt, l'une court vers la demeure de son père, et un autre vers son nouvel époux, afin d'an- noncer le malheur de la jeune femme. Toute la maison retentit de courses multipliées. Pendant le temps qu'un rapide coureur met i atteindre la borne dans la course de six plèthres, elle resta muette et les yeux fermés -, puis la malheureuse s'éveilla avec un profond gémissement, car

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284 MÊDÉIA.

un double mal la tourmentait. En effet, la couronne d*or posée autour de sa tête faisait jaillir un feu qui dévorait toutes choses, et le fin péplos, présent de tes enfants, rongeait la blanche chair de la malheureuse. Se levant du throne, elle s'enfuit, enflammée, et elle secouait çà et sa tête et sa chevelure, désirant arracher la couronne; mais Tor en feu adhérait invinciblement à sa tête, et, après qu'elle eut secoué sa chevelure, le feu n'en brûla que davantage. Et elle tomba contre terre, vaincue par son mal et difficile à reconnaître, si ce n'est par son père. Elle n'avait plus ni les yeux brillants, ni la face belle. Et le sang ruisselait de sa tête, mêlé au feu, etses chairs tom- baient de ses os comme des larmes de poix, sous les mor- sures invisibles du poison. Horrible spectacle! Et tous craignaient de toucher le cadavre, et sa destinée nous servait d'avertissement. Mais son malheureux père, igno- rant ce malheur, entra brusquement etse jeta sur la morte, et il cria aussitôt, et, entourant le corps de sa fille de ses bras, il le baisait en lui parlant ainsi : O malheureuse fille, quel Dieu t'a si indignement perdue, et m'envoie au tombeau, vieux et privé de toi > Puissé-je mourir avec toi, ma fille I Ayant mis fin à ses lamentations et à ses san- glots, voulant relever son vieux corps, il resta attaché au léger péplos, comme le lierre aux rameaux du laurier. Et la lutte était horrible, et quand il voulait redresser un genou ,elle le ramenait en arrière ; et quand il s'efforçait, elle détachait les chairs du vieillard de ses os. Enfin le malheureux s'éteint et rend l'âme, dompté par son mal. Tous deux gisent morts, la fille et le vieux père I calamité digne d'être pleurée 1 Pour ce qui te concerne, c'est ce dont je ne puis parler. Tu trouveras toi-même le moyen d'éviter le châtiment. Je ne pense pas aujourd'hui pour la

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MÈDÉIA. 28f

première fois que la vie humaine n'est qu'une ombre. Et je dirai sans crainte que ceux qui passent pour sages parmi les hommes, que les plus grands parleurs, sont les plus atteints de démence. Aucun des mortels n'est heu- reux. Par l'abondance des richesses il se peut que l'un soit plus fortuné que l'autre, mais jamais heureux.

LE CHOEUR.

Un Daimôn semble devoir infliger, en ce jour, et avec justice, des maux sans nombre à lasôn. O malheureuse 1 combien nous avons pitié de ta mauvaise destinée, fille de Kréôn, toi qui es partie, à cause des noces de lasôn, pour les demeures du Hadès I

MÈDÉIA.

Amies, j'ai résolu de tuer très promptement mes enfants et de quitter cette terre, et de ne point tarder afin de ne point les livrer à quelque autre qui les tuerait d'une main plus cruelle. Il est nécessaire qu'ils meurent, et je les tuerai moi-même, moi qui les ai enfantés. Allons I arme- toi, mon cœur ! Pourquoi tarderais-je à accomplir ce mal cruel mais nécessaire > Et toi, misérable main, saisis Tépée, saisis-la ! Va vers la triste borne de la vie, ne sois pas lâche, ne te souviens pas de tes enfants, et qu'ils te sont très chers et que tu les as enfantés. Pour un seul jour, oublie tes fils ; tu gémiras après ! Je les tuerai, et ils me sont chers assurément, et je suis une femme malheureuse I

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286 MÈDËIÂ.

LE CHOEUR.

Strophe,

O Terre, ô Rayon de Hèlios qui illumines toutes choses 1 regardez, voyez cette misérable femme, avant qu'elle porte sur ses fils une main parricide et sanglante. Ils sont issus de ta race d'or, Hèlios, et il est horrible que le sang des Dieux soit versé par les hommes ! O divine Lumière, arrête, réprime-la I Chasse des demeures cette misérable Ërinnys sanglante envoyée par les Daimones funestes I Anthtrophe,

En vain tu as porté, en vain tu as enfanté cette chère race, ô toi qui as franchi le détroit inhospitalier des Sym- plégades bleues ! Malheureuse, quelle cruelle colère s'est emparée de ton cœur et y fait succéder la fureur du meur- tre ? C'est une souillure fatale aux mortels que le sang des proches répandu sur la terre, et c'est à cause du par- ricide que de justes calamités font divinement irruption dans les demeures.

I^' ENFANT.

Malheur à moi I Que ferai-je ? iuirai-je la main de ma mère?

ENFANT.

Je ne sais, très cher frère ! nous périssons I

LE CHOEUR.

Entendez-vous, entendez-vous la clameur des enfants ? O misérable, ô malheureuse femme I Entrerai-je dans la demeure? Je chasserai la mort loin de ces enfants.

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MÈDÉIÂ. 287

LES ENFANTS.

Par les Dieux, au secours I II est temps, car déjà Tépée est sur nous.

LE CHOEUR.

Misérable 1 tu es donc de rocher ou de fer, toi qui, par une destinée parricide, as tranché cette moisson d'enfants que tu as enfantés ? J'ai entendu dire qu'une seule femme, autrefois, a porté la main sur ses chers enfants, Inô, rendue furieuse par les Dieux, quand la femme de Zeus la chassa, délirante, de ses demeures. Mais la malheureuse, à cause du meurtre impie de ses enfants, se jeta dans la mer du haut de la côte marine, afin de mourir avec ses deux fils. Que peut-il désormais arriver de plus horrible ? O lamenta- bles noces des femmes, combien vous avez apporté de maux aux hommes 1

lASÔN.

Femmes, qui êtes debout auprès de la maison, Mèdéia, qui a commis des actions atroces, est-elle dans les demeu- res? A-t-elle pris la fuite > Il faut qu'elle se cache sous terre, ou qu'elle enlève son corps ailé dans la profondeur de l'air, à moins qu'elle veuille être châtiée, à cause de la famille royale. Se flatte-t-elle, après qu'elle a tué les prin- ces de cette terre, de fuir impunie de ces demeures ? Mais je ne m'Inquiète point d'elle autant que de mes fils. En effet, ceux qu'elle a outragés se vengeront d'elle ; mais je suis venu pour sauver la vie de mes enfants, de peur que les proches de Kréôn leur fassent quelque mal, en expiation de l'horrible meurtre commis par leur mère.

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288 MÈDËIA.

LE CHOEUR.

O malheureux I Tu ne sais, lasôn, à quel comble de maux tu en es venu. Si tu le savais, tu ne dirais pas cela.

lASÔN.

Qu'est-ce donc ? Veut-elle me tuer aussi ?

LE CHOEUR.

Tes enfants ont péri de la main maternelle.

lASÔN.

Hélas sur moi ! Que dis-tu } Comme tu me fais mourir, femme I

LE CHOEUR.

Sois désormais certain que tes fils sont morts I

lASÔN.

les a-t-elle tués ? Dans la demeure ou au dehors >

LE CHOEUR.

Ouvre les portes I tu verras le meurtre de tes enfants.

lASÔN.

Serviteurs, tirez promptement les verrous, enlevez les barrières, afin que je voie mon double malheur, mes fils égorgés, et que je la châtie de ce meurtre.

MÈDÉIA.

Pourquoi frappes-tu et ébranles -tu ces portes, cherchant

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MÊDËIA. 289

les cadavres et moi qui les ai faits tels ^ Cesse ce travail. Si tu as besoin de moi, dis ce que tu veux, car tu ne m'attein- dras jamais de la main. Hèlios, le père de mon père, m'a donné ce char qui me protège contre une main ennemie.

lASÔN.

O détestée I ô femme en horreur à tous les Dieux et à la race entière des hommes et à moi I qui as osé percer de répée les fils que tu as enfantés, et me faire mourir en me privant de mes enfants I Et tu as fait cela I et tu oses regar- der Hèlios et la terre, après avoir commis ce crime abomi- nable I Puisses-tu périr 1 Maintenant je redeviens sage ; car j'étais insensé alors, quand, d'une demeure et d'une terre Barbares, je t'amenai dans une famille hellène, afireuse calamité, traîtresse à ton père et à la terre qui t'a nourrie I Mais les Dieux avaientmis en moi une pensée funeste. En effet, après avoir tué ton père auprès des autels, tu es montée sur la nef Argô ornée d'une belle proue. Tu as commencé ainsi. Puis, m'ayant épousé et m'ayant donné des fils, tu les as tués à cause des noces et du lit. Il n'est aucune femme Hellène qui eût jamais osé faire cela. Mais, avant cela, je t'avais jugée digne d'être ma femme, par une union terrible et qui m'est funeste, toi, lionne et non femme, et qui as une nature plus cruelle que la Tyrrhé- nienne Scylla I Mais je t'accablerais en vain de mille outra- ges, tant ton impudence naturelle est grande. Puisses-tu périr, ô très abominable, souillée du meurtre de tes enfants! Pour moi, il me faut pleurer ma mauvaise desti- née, moi qui ne jouirai point de mes noces nouvelles, ni des enfants que j'ai engendrés et élevés, que je ne pourrai plus voir vivants et que j'ai perdus I

I «9

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IÇO MËDÉIA.

MÈDÉIA.

Je pourrais longuement répondre à cela, si le PèreZeus ne savait ce que tu as reçu de moi, et ce que tu m'as rendu en retour. Mais il n'était pas dans ta destinée, ayant méprisé mon lit, de passer une heureuse vie en m'outra- géant. Et ni la jeune fille royale, ni Kréôn qui a fait ce ce mariage ne devaient me chasser impunément de cette terre. S'il te plaît de m'appeler Lionne etScylIa qui habite le détroit Tyrrhénien, j'aurai du moins déchiré à mon tour ton cœur, comme il est juste.

lASÔN.

Toi aussi tu gémis, et tu partages mes maux.

MÈDÊIA.

Il en est ainsi, sache-le 1 mais ma douleur m'est douce^ si tu ne peux la railler.

lASÔN.

O fils I quelle mauvaise mère vous avez eue I

MÈDÉIA.

O fils I c'est par la perfidie paternelle que vous avez péril

lASÔN.

Certes, ce n'est point ma main qui les a tués.

MÈDÉIA.

Ce sont tes nouvelles noces et l'injure que tu m'as faite.

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MÈDÉIA. 291

lASÔN.

Tu as donc résolu de les tuer, à cause de mon mariage ?

MËDÉIA.

Penses-tu que ce soit une faible offense pour une femmes

lASÔN.

Pour une femme modeste ; mais tout est offense pour toi.

MÊDÊIA.

Ik sont morts, et c'est ce qui te déchire.

lASÔN.

Ils sont désormais des Daimones terribles sur ta tête.

MÈDÉIA.

Les Dieux savent qui a été cause de ce malheur.

lASÔN.

Certes, ils connaissent ton cœur abominable.

MËDÉIA.

Tu m'es odieux ! J'ai horreur de tes paroles amères.

lASÔN.

Et moi des tiennes. Notre séparation est facile.

MÈDÉIA.

Comment } Que faire ? Je la désire ardemment.

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292 MÈDÉIÂ.

lASÔN.

Permets que j'ensevelisse ces morts et que je les pleure.

MÊDÉIA.

Non, certes I Je les ensevelirai de ma main dans le bois sacré de la Déesse Hèra, sur le promontoire, afin qu'aucun de leurs ennemis ne puisse les outrager en violant leur tombeau. Et j'instituerai une fête solennelle et des sacrifices sur CQ,tte terre de Sisyphos, à cause de ce meurtre impie. Et moi, je vais habiter la terre d'Érekh- theus, chez Aigeus, fils de Pandiôn. Pour toi, comme il est juste, tu mourras misérablement, frappé à la tête par les épaves de la nef Ârgô, après avoir vu la fin lamentable de tes noces.

lASÔN.

Que l'Érinnys de tes enfants égorgés te fasse périr, et la Justice vengeresse du meurtre I

MÈDÉIA.

Quel Dieu, ou quel Daimôn, t'écoutera, parjure et vio- lateur de l'hospitalité ?

lASÔN.

Ah I scélérate I meurtrière de tes enfants !

MÈDÉIA.

Va dans la demeure, et ensevelis ta femme 1

lASÔN.

J'y vais, privé de mes deux fils I

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MÊDÉIA. 29^

MËDÉIA.

Il ne suffit pas que tu te lamentes y attends aussi la vieillesse.

lASÔN.

O très chers enfants I

MËDÉIA.

A leur mère, certes ; mais non à toi.

lASÔN.

Et tu les as tués I

MÈDÉIA.

Pour te désespérer.

lASÔN.

Hélas sur moi I O malheureuse, je désire embrasser encore la bouche chère de mes enfants 1

MÈDÉIA.

Tu les appelles maintenant, tu les embrasses, et tu les repoussais naguère.

lASÔN.

Par les Dieux ! permets-moi de toucher le corps déli- cat de mes enfants 1

MÈDÉIA.

Cela ne se peut. Tu laisses échapper de vaines paroles.

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294 MÊDÉIA.

lASON.

Zeus I Tu l'entends I tu vois comment je suis repoussé, de quels maux je suis accablé par cette lionne, par cette exécrable meurtrière de ses enfants I Mais, autant qu'il m'est permis, je me lamente, je pousse des cris 1 Je prends à témoins les Dieux, que tu m'empêches de toucher de mes mains et d'ensevelir morts mes fils, que tu as égorgés. Plût aux Dieux que je ne les eusse jamais engendrés pour les voir tués par toi 1

LE CHOEUR.

Dans rOIympos, Zeus est le dispensateur des destinées innombrables. Les Dieux, contre nos espérances, accom- plissent beaucoup de choses, et ne font point arriver celles que nous attendions. Un Dieu amène toujours des événements imprévus. Tel est celui-ci.

FIN DE MÊDÉIA.

"^^ ^

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V

HIPPOLYTOS

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HIPPOI^YTOS

Aphrodite.

HîPPOLYTOS.

Serviteurs.

Choeur des femmes troizèniennes.

La nourrice.

Phaidra.

Un Messager.

Thèseus.

Un autre Messager.

Artémis.

APHRODITE.

E suis la Déesse Kypris, bien connue et non ' sans gloire parmi les hommes et dans TOura- Zj>^ nos. Entre tous les vivants qui habitent de la r ^^Tn mer aux bornes atlantiques et voient la lumière de Hèlios, j'honore ceux qui respectent ma puissance

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ZgS HIPPOLYTOS.

et je renverse ceux qui se dressent contre moi. En effet, il est aussi de la nature des Dieux de se réjouir d'être honorés par les hommes. Et je montrerai prompte- ment la vérité de ces paroles. Le fils de Thèseus, d'une Amazone, Hippolytos, nourri par le sage Pittheus, seul parmi les citoyens de cette terre de Troizènia, dit que je suis la pire des Daimones, et il méprise le lit nup* tial et fuit les noces. Mais il honore la sœur de Phoibos, Ârtémis, fille de Zeus, et il la tient pour la plus grande des Daimones. Et, suivant toujours la Vierge dans la verte forêt, il détruit les bêtes sauvages à l'aide des chiens rapides, et il se livre à un commerce trop haut pour un homme. Je n'envie point ces choses à celle-ci. Pourquoi, en effet? Mais je châtierai Hippolytos, en ce jour même, de m'avoir outragée. J'ai déjà tout préparé pour cela, et j'y aurai peu de peine. Étant sorti un jour de la demeure de Pittheus, pour voir célébrer les mystères sacrés sur la terre de Pandiôn, la noble femme de son père, Phaidra, l'ayant vu, fut saisie par moi d'un violent amour dans son cœur. Avant de venir sur cette terre de Troizènia, elle éleva sur la roche de Pallas, d'où on voit ce pays, un temple à Kypris; et, bçûlant d'amour pour un absent, elle voulut, en l'honneur de Hippolytos, que ce temple fut appelé de ce nom, dans l'avenir. Mais, après que Thèseus eut quitté la terre Kékropienne, s'exilant en expiration du meurtre des Pallantides, il vint ici par mer avec sa femme, afin d'y subir une année d'exil ; et c'est ici que la malheureuse, gémissant et percée des aiguil- lons de l'amour, périt dans le silence. Et aucun de ses serviteurs ne connaît son mal. Mais il ne faut pas que cet amour soit vain. Je le révélerai à Thèseus, et il deviendra manifeste. Et celui qui est mon ennemi, son père le tuera

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HIPPOLYTOS. 299

par ses imprécations^ car le Dieu marin Poseidon a pro- mis à Thèseus de les exaucer, et de ne point laisser inac- complies trois de ses demandes. Pour Phaidra, bien qu'elle soit illustre, elle périra cependant. £n effet, je m'inquiète moins de la perdre que de me satisfaire en châtiant mes ennemis. Mais je vois venir le fils de Thèseus, quittant les fatigues de la chasse. Je sortirai d'ici. Un nombreux cor- tège de serviteurs le suit et célèbre par des hymnes la Déesse Artémis. Il ne voit pas, en efiet, les portes ouvertes du Hadès, et que voici son dernier jour.

HIPPOLYTOS.

Suivez, suivez-moi, en chantant la Fille ouranniene de Zeus, à qui nous sommes chers 1

LES SERVITEURS.

Vénérable, vénérable, très auguste I salut, race de Zeus! Salut, ô fille de Lato et de Zeus, Artémis, la plus belle des vierges, qui habites dans le vaste Ouranos la noble demeure de ton père, la demeure resplendissante d'or de Zeus 1

HIPPOLYTOS.

Salut, ô très belle, la plus belle des vierges qui habi- tent rolympos, Artémis I ô maîtresse, je te donne cette couronne tressée dans une prairie non foulée, que le fer n'a jamais touchée, jamais pasteur n'a osé paître ses troupeaux, vient seule l'abeille printanière, et que la pudeur féconde de sa rosée I Celui qui n'a rien appris par l'étude, et à qui la nature elle-même a enseigné la

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500 HIPPOLYTOS.

sagesse en toutes choses également, peut seul cueillir ces fleurs, ce qui n'est point permis aux mauvais. O chère maîtresse, reçois donc, de ma main pieuse, cette cou- ronne pour ta chevelure dorée 1 En effet, à moi seul ce don a été accordé entre les mortels : je t'accompagne, je te parle, et j'entends ta voix, bien que je ne voie point ton visage, et je finirai ma vie ainsi que je l'ai commen- cée.

UN SERVITEUR.

Roi 1 car les Dieux seuls doivent être nommés maîtres, veux-tu recevoir de moi un bon conseil }

HIPPOLYTOS.

Très sûrement; sinon, je ne serais point sage.

LE SERVITEUR.

Sais-tu donc quelle loi oblige les mortels ?

HIPPOLYTOS.

Je ne la connais pas ; mais sur quoi me questionnes-tu ^

LE SERVITEUR.

C'est de haïr l'orgueil et ce qui déplaît à tous.

HIPPOLYTOS.

Très bien. En effet, quel homme plein d'orgueil n'est odieux?

LE SERVITEUR.

Et l'affabilité, au contraire, ne plaît-elle pas?

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HIPPOLYTOS. 301

HIPPOLYTOS.

Certes I et on en tire profit avec peu de peine.

LE SERVITEUR.

Penses-tu que ceci soit vrai aussi parmi les Dieux }

HIPPOLYTOS.

Oui, puisque les hommes reçoivent leurs lois des Dieux.

LE SERVITEUR.

Pourquoi donc ne salues-tu pas une véritable Déesse }

HIPPOLYTOS.

Laquelle ^ Prends garde que ta bouche n'oiFense I

LE SERVITEUR.

Celle-ci, Kypris, qui préside à tes portes.

HIPPOLYTOS.

Je la salue de loin, étant pur.

LE SERVITEUR.

Cependant, elle est vénérable et illustre parmi les mor- tels.

HIPPOLYTOS.

Chacun des Dieux et des hommes s'occupe de qui lui plaît.

LE SERVITEUR.

Heureux, si tu étais sage autant qu'il faut Tétrel

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302 HIPPOLYTOS.

HIPPOLYTOS.

Aucun des Dieux qu'il faut honorer dans la nuit ne me plaît.

LE SERVITEUR.

O enfant) il est nécessaire d'honorer les Daimones.

HIPPOLYTOS.

Allez, compagnons. Entrez dans la demeure, et préparez la nourriture. Une table pleine est agréable après la chasse. Il convient d'étriller les chevaux, afin qu'ayant bien mangé, je puisse les atteler au char et les exercer à l'aise. Pour ta Kypris, je lui souhaite beaucoup de joie.

LE SERVITEUR.

Pour moi, car il ne convient pas d'imiter les jeunes hommes, dans le sentiment que doit exprimer un esclave, j'adore tes images, ô maîtresse Kypris 1 Mais il faut par- donner à la jeunesse impétueuse qui se laisse entraîner contre toi en paroles insensées. Feins de ne pas enten- dre celui-ci. Il sied aux Dieux d'être plus sages que les hommes.

LE CHŒUR.

Strophe /.

Il est une roche fameuse d'où coule une eau d'Okéanos, et qui fait jaillir une source puisent les urnes. Une de mes compagnes y lavait des vêtements pourprés qu'elle étendait ensuite sur le dos du rocher chauffé par Hèlios. C'est par elle que j'ai appris que ma maîtresse...

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HIPPOLYTOS. 303

Antistrophe] L

Était couchée^ consumée, sur son lit douloureux, dans ses demeures, et couvrait de voiles légers sa tête blonde. Et j'ai su que ce jour était le troisième, depuis que, par sa bouche ambroisienne, elle gardait son corps pur du blé de Damatèr^ voulant, dans son mal caché, en venir au terme de sa vie malheureuse.

Strophe IL

Sans doute, ô jeune femme, tu délires, divinement frap- pée, soit par Pan, soit par Hèkata, soit par les vénéra- bles Korybantes, ou par la Mère qui erre sur les monta- gnes. Peut-être as-tu offensé Diktynna qui se réjouit des bêtes fauves, et souflfires-tu ainsi pour avoir négligé d'of- frir les gâteaux sacrés ? Car elle vole aussi sur la mer, par dessus la terre et les tourbillons de la mer salée.

Antistrophe II.

Quelque femme, dans tes demeures, couchée clandes- tinement dans ton lit, charme-t-elle PEupatride, ton mari, prince des Érekhthides ? Ou quelque marin a-t-il navigué de la Krèta jusqu'à ce port très hospitalier, apportant des nouvelles à la Reine, et, à cause de la tristesse qu'elles lui ont causée, reste-t-elle liée sur son lit ?

Èpode.

L'ennui chagrin et morose hante, en effet, l'humeur irritée des femmes, dans les douleurs de l'enfantement ou dans le désir charnel. J'ai senti autrefois cette vapeur courir dans mon ventre, et j'ai invoqué alors Artémis qui darde des flèches, la Déesse ouranienne qui vient en

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304 HIPPOLYTOS.

aide à celles qui enfantent ; et elle m'a toujours été favo- rable, avec le consentement des Dieux. Mais voici, devant les portes, la vieille nourrice qui porte Phaidra hors de la demeure. Un triste nuage pèse sur ses sourcils. Mon cœur désire savoir pourquoi, et ce qui blesse ainsi le corps flétri de la Reine.

LA NOURRICE.

O misères des mortels I ô maux lamentables! Que ferai-je pour toi } Que ne ferai-je pas ï Voici la claire lumière que tu demandais, voici l'Aithèr. Ton lit doulou- reux est maintenant hors de la demeure. Tu parlais tou- jours, en effet, de venir ici. Mais tu te hâteras bientôt de retourner dans la demeure, car tu changes promptement, et rien ne te contente. Rien de ce que tu as ne te plaît, et tu préfères ce que tu n'as pas. Il est plus facile d'être malade que de guérir ceux qui souffrent. L'un est simple, en effet, et l'autre joint à l'inquiétude de l'esprit la fati- gue des mains. Toute la vie des hommes est pleine de douleur, et il n'est point de relâche à leurs maux ; mais s'il est quelque chose de plus doux que la vie, les ténè- bres l'enveloppent et nous le cachent. Nous aimons éper- dument cette lumière qui resplendit sur la terre, à cause de notre inexpérience d'une autre vie; et, ne sachant rien de ce qui se passe sous la terre, nous nous effrayons de vaines fables.

PHAIDRA.

Soulevez mon corps, redressez ma tête I Amies, mes membres vont se dissoudre. Servantes, soutenez mes belles mains ! Cette bandelette pèse à ma tète. Otez ! Laissez aller ma chevelure sur mes épaules.

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HIPPOLYTOS. ^Of

LA NOURRICE.

Sois courageuse, enfant, et n'agite point péniblement ton corps. Tu supporteras plus facilement ton mal avec du repos et un noble courage. 11 est fatal que les hommes soient accablés de maux.

PHAIDRA.

Hélas t hélas ! Puissé-je, d'une source vive, puiser une eau pure, et la boire, et couchée sous les peupliers noirs, me reposer dans une verte prairie I

LA NOURRICE.

O enfant, que dis-tu ï Ne dis pas ceci devant la foule; ne répands pas ces paroles pleines de démence.

PHAIDRA.

Menez-moi sur la montagne I J'irai vers la forêt et vers les pins, les chiens tueurs de bêtes sauvages courent et s'élancent sur les cerfs tachetés. Par les Dieux I je vou- drais, de mes clameurs, exciter les chiens, et brandir auprès de ma chevelure blonde la pique thessalienne, en serrant dans ma maiii le trait aigu I

LA NOURRICE.

o fille, d'où vient que tu agites de telles pensées } Pourquoi t'inquiéter ainsi de la chasse } Pourquoi désires- tu de claires fontaines } Auprès de la demeure, en effet, coule une source d'eau vive tu peux boire.

PHAIDRA.

Maîtresse de la maritime Limna et des gymnases hippir I do

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3o6 HIPPOLYTOS.

ques^ Artemis I que ne suis-je dans tes plaines, domptant les chevaux Vénères !

LA NOURRICE.

Pourquoi jeter de nouveau cette parole insensée > Naguère, ayant gravi la montagne, tu étais transportée du désir de la chasse; et, maintenant, tu veux diriger tes chevaux sur le sable, le long de la mer I C'est aux divina- teurs de dire quel est celui des Dieux qui te tourmente et qui trouble ton esprit, ô enfant I

PHAIDRA.

Malheureuse I Qu'ai-je fait ? erré-je, privée de rai- son } Je délire, je suis tombée dans Fembùche d'un Daî- môn 1 Hélas I hélas I malheureuse ! Nourrice, couvre de nouveau ma tête. J'ai honte des paroles que j'ai dites. Couvre 1 Les larmes jaillissent de mes yeux qui se détour- nent de honte. En retrouvant ma raison, je suis accablée de douleur. La démence est un mal -, mais il vaut mieux mourir, ne sentant point son mal.

LA NOURRICE.

Je couvre ta tête. Quand la mort couvrira-t-elle aussi mon corps ? Une longue vie m'a enseigné beaucoup de choses. 11 convient, en effet, aux mortels de ne former entre eux que des amitiés modérées qui ne vont point jusqu'à la moelle de l'âme, des affections faciles à rompre, qu'on peut rejeter ou resserrer. Mais la douleur d'une âme qui souffre pour deux est un lourd fardeau ; et je souffre ainsi pour celle-ci. On dit avec vérité que les pas- siQns de la vie nuisent plus qu'elles ne charment, et qu'elles

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HIPPOLYTOS: 307

troublent grandement la santé. Ainsi, j'approuve moins ce qui est excessif, que cette parole : Rien de trop I et les sages penseront comme moi.

LE CHOEUR.

Vieille femme, fidèle nourrice de la Reine Phaidra, je vois ses lamentables maux ; mais nous ne savons quel est son mal caché, et nous voudrions t'interroger, et le savoir de toi.

LA NOURRICE.

Je ne sais, bien que l'ayant demandé. Elle ne veut point me le dire.

LE CHOEUR,

Tu ne sais donc pas l'origine de ses maux ?

LA NOURRICE.

De même que toi. Elle se tait sur tout cela.

LE CHOEUR.

Comme elle est malade, et comme son corps est lan- guissant !

LA NOURRICE.

Pourquoi non ? Voici le troisième jour qu'elle reste sans nourriture.

LE CHOEUR»

Est'Ce à cause de son mal, ou veut-elle mourir ?

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joS HIPPOLYTOS.

LA NOURKICE*

Elle veut mourir ; elle s'abstient de nourriture pour en finir avec la vie.

LE CHOEUR.

Il serait étrange que ceci plût à son mari 1

LA NOURRICE.

Elle cache son mal ; elle nie qu'elle soit malade.

LE CHOEUR.

Mais n'en est-il pas certain^ en regardant son visage ?

LA NOURRICE.

Il n'est pas ici ; il est loin de cette terre.

LE CHOEUR.

Mais toi, que ne te sers-tu de la violence, afin de con- naître son mal et la cause de sa démence }

LA NOURRICE.

J'ai tout tenté, et rien ne ip'a servi. Cependant, je ne renoncerai point à ma sollicitude, et tu peux rester et être témoin de ce que je suis pour ma maheureuse mai- tresse. Allons I ô chère enfant, oublions toutes deux ce que nous avons déjà dit. Apaise^toi, dissipe la tristesse de ton front et de ta pensée ; et moi, laissant les voies je t'ai suivie à tort, je te dirai de meilleures paroles. Si tu soufires de quelque mal caché, voici des femmes qui tenteront aussi de calmer ta douleur. Si ton mal peut être révélé ï des hommes, parle 1 afin qu'on le fasse

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HippoiYTos; 309

connaître à des médecins, £h bien I pourquoi te taire ^ II ne faut pas te taire, fille ! mais, plutôt, me blâmer si je parle mal, ou obéir à mes paroles, si elles sont bonnes* Dis quelque chose, regarde ici* Oh I malheureuse que je suis 1 Femmes, nous prenons d'inutiles peines, et nous sommes aussi loin du but qu'auparavant. Déjà, elle n'était pas touchée de mes paroles; or, maintenant, elle n'y obéit pas. Mais sache-le cependant, fusses-tu plus tenace que la mer, si tu meurs, tes enfants sont trahis et n'auront point de part à la richesse paternelle. Non I par la royale Amazone cavalière qui a enfanté un bâurd pour être le maître de tes fils, et qui a de libres pensées. Et tu le con- nais bien, c'est Hippolytos 1

PHAIDKA.

Hélas sur moi !

LA NOURRICE.

Ceci te touche }

PHAIDRA.

Tu me perds, nourrice I Je te supplie par les Dieux de te taire désormais sur cet homme.

LA NOURRICE.

Tu vois I tu penses sagement, et cependant tu ne veux pas venir en aide à tes fils et conserver ta vie.

PHAtDRA,

J'aime mes fiUI mais c'est une autre destinée qui me tourmente.

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5IO HIPPOLYTOS;

LA NOURRICE.

O enfant^ tu as les mains pures de sang.

PHAIDRA.

Mes mains sont pures, mais mon esprit est souillé.

LA NOURRICE.

Est-ce une souillure qui te vient de quelque ennemi ?

PHAIDRA.

Un ami cause ma perte, malgré lui, et malgré moi*

LA NOURRICE.

Thèseus a-t-il commis quelque faute envers toi }

PHAIDRA*

Que ne Tai-je jamais offensé moi-même I

LA NOURRICE.

Quelle est donc cette chose terrible qui te pousse à mourir }

PHAIDRA.

Laisse-knoi être coupable ! je ne le suis pas envers toi.

LA NOURRICE.

Tu ne le voudrais pas assurément ; mais je ne vivrai que par toi»

.PHAIDRA*

Que faîs-tu ? Me veux-tu faire violence en saisissant. ma main)

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HIPPOLYTOS, 511

LA NOURRICE*

Et tes genoux aussi que je ne lâcherai point.

PHAIDRA*

Malheur à toi, ô malheureuse, si tu apprends ces maux 1

LA NOURRICE.

Y-a-t-il pour moi un malheur plus grand que celui de te perdre ?

PHAIDRA.

Tu périras. Cependant ceci peut finir à ma gloire.

LA NOURRICE.

Et tu me caches ces choses glorieuses, malgré mes sup- plications ?

PHAIDRA.

Cest que je médite une fin honorable à des choses honteuses.

LA NOURRICE.

Cest pourquoi, en les disant, tu n'en seras que plus honorée.

PHAIDRA.

Va-t'en, par les Dieux I Lâche ma main.

LA NOURRICE.

Non, certes I puisque tu ne me donnes point le prix qui m*est dû.

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JIÎ HIPPOLYTOS.

PHAIDRA,

Je te le donnerai, car je respecte la sainteté de tes mains suppliantes.

LA NOURRICE.

Je me tairai donc. C'est à toi de parler.

PHAIDRA.

O mère malheureuse, de quel amour tu as aimé I

LA NOURRICE.

Elle aima un taureau, ma fille I Pourquoi parles-tu de cela^

PHAIDRA.

Et toi, malheureuse sœur, épouse de Dionysos I

LA TfOURRICE.

o fille, qu'est-ce donc } Tu outrages tes parents I

PHAIDRA.

Et je meurs la troisième, et combien malheureuse !

LA NOURRICE.

Certes, je suis frappée de crainte 1 tendent ces paroles?

, PHAIDRA.

C'est de cela que je suis malheureuse, et non récem- ment.

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HIPPOLYTJOS. 31}

{.A NOURRICE*

Je ne sais rien de plus de ce que je veux apprendre.

PHAIDRA.

Hélas ! Que ne peux-tu dire toi-même ce qu'il me faut direl

LA NOURRICE.

Je ne suis pas un divinateur, pour connaître clairement les choses obscures.

PHAIDRA.

Qu'est-ce que les hommes appellent aimer?

LA NOURRICE.

Ce qu'il y a de plus doux, ô enfant I et de plus amer à la fois.

PHAIDRA.

Four moi, je n'en ai éprouvé que cette dernière part.

LA NOURRICE.

Que dis-tu I O ma fille, aimes*tu quelque homme?

PHAIDRA,

Quel qu'il soit, le fils de l'Amazone. ••

LA NOURRICE.

Parles-tu de Hippolytos î

PHAIDRA.

Tpi seule l'as ooouné 1

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514 HIPPOLYTOS.

LA NOURRICE.

. Hélas sur moi I Qu*as-tu dit, ma fille> Ah 1 je suis per- due 1 Femmes, ceci est intolérable ; je ne supporterai plus la vie ; le jour m'est odieux et je hais la lumière ! Je rejette et j'abandonne mon corps; je cesserai de vivre, je mourrai I Salut I Je ne vis plus désormais. Les plus ver- tueuses aiment donc le mal malgré elles ? Kypris n'est donc pas Déesse ? Elle est donc plus qu'une Déesse, s'il est quelque chose de plus grand, elle qui a perdu Phaidra, sa famille, et moi-même!

LE CHŒUR.

As-tu entendu, as-tu entendu la Reine avouer son mal lamentable et inouï ? Que je meure, ô chère, avant d'ac- complir ce que tu as médité dans ton esprit I Hélas sur moi I hélas I hélas I O malheureuse à cause de ces maux ! ô misères, qui nourrissez les hommes! Tu es perdue, tu as mis en lumière des choses affreuses. A combien de jours tels que celui-ci es-tu condamnée ! Quelque chose de nouveau va s'accomplir dans ce palais. Il n y a plus à douter sur qui doit tomber la calamité envoyée par Kypris, ô malheureuse enfant de la Krèta 1

PHAIDRA.

Femmes Troizénienne^, qui habitez le vestibule de la terre de Pélôps, déjà, bien des fois, pendant les longues nuits, j'ai réfléchi en moi-même à ce qui corrompt la vie des hommes. Et il me semble que ce n'est point par la nature de leur esprit qu'ils font le mal. Beaucoup, en effet, pensent sagement. Mais il faut considérer ceci : nous savons et nous connaissons le bien, mais nous ne le faisons pas, les uns par paresse, les autres parce qu'ils

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HIPPOLYTOS. ^IJ'

préfèrent l'agréable à l'honnête. Les plaisirs de la vie sont nombreux : les longs entretiens, l'oisiveté, ce mal qui charme, et la honte. Celle-ci est de deux sortes : Tune qui n'est point un mal, et Tautre qui est une calamité dans les demeures. Si la raison de l'une ou de l'autre était manifeste, elles ne seraient pas nommées du même nom. Sachant donc cela dès longtemps, aucun charme ne peut m'en distraire, à ce point que j'en pense différemment. Mais je te dirai le chemin qu'a pris mon esprit. Après que l'amour m'eut blessée, je cherchai par quel moyen je pourrais le supporter le plus honnêtement. Dès lors, je commençai donc à taire et à cacher mon mal -, car il n'y a point à se fier à la langue qui sait fort bien blâmer les pensées des autres hommes, mais qui s'attire à elle-même des maux sans nombre. Et je pris la résolution de suppor- ter courageusement cet amour insensé, et de le vaincre par la chasteté. Enfin, ne pouvant ainsi triompher de Kypris, il me sembla que le mieux était de mourir. Per- sonne ne blâmera ce dessein. Puisse-t-il m'arriver, en effet, que mes bonnes actions ne restent point cachées, et que ma honte n'ait point de nombreux témoins. Je savais que cet amour et mon mal étaient infâmes, et je savais aussi que j'étais femme, et que la femme est odieuse à tous. Qu'elle périsse très honteusement, celle qui, la première, souilla son lit avec d'autres hommes I C'est par les nobles familles que ce mal s'est répandu parmi les femmes. Quand les choses honteuses, en effet, plaisent à ceux qui sont bien nés, elles doivent sembler bonnes aux mauvais. Je hais aussi les femmes qui sont chastes en paro- les, et montrent en secret une audace déshonnête. Com- ment, ô maîtresse Kypris née de la mer I osent-elles regar- der la face de leurs maris, et n'ont-elles pas horreur des

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3l6 HIPPOLYTÔS.

ténèbres complices de leur faute, et ne craignent-elle$ pas d'entendre crier le toit de leur demeure } Voilà ce qui me tue, amies 1 afin que je ne puisse jamais déshonorer mon mari et les enfants que j'ai enfantés, et afin que, florissants et parlant en liberté, ils habitent la Ville des illustres Athènaiens et se glorifient de leur mère. Car rhomme, quelque audacieux qu'il soit, devient esclave, qui a conscience des crimes de son père ou de sa mère. On dit qu'un seul bien est d'un prix égal à celui de la vie, c'est un cœur juste et honnête. Au moment fatal, le temps manifeste les hommes pervers, comme le miroir le visage d'une jeune fille. Puissé-je ne jamais être comptée parmi eux 1

LE CHOEUR.

Ah 1 combien la sagesse est belle partout, et qu'elle .obtient une gloire excellente parmi les mortels !

LA NOURRICE.

Maîtresse, ton malheur, à la vérité, m'a donné une crainte terrible ; mais je reconnais maintenant que j'étais insensée. Chez les hommes, les secondes pensées sont plus sages que les premières. Ce que tu éprouves n'a, en efiet, rien d'étrange ni de déraisonnable. La colère d'une Déesse s'est ruée sur toi. Tu aimes! Quoi de surprenante Tu partages cela avec d'innombrables mortels. Et, à cause de cet amour, dois-tu faire périr ton âme ? Certes, désor- mais, personne n'aimera, s'il est nécessaire de mourir pour avoir aimé. Kypris, en efiet, est invincible, quand elle se précipite avec violence. Elle traite doucement qui 4ui cède; mais quand elle trouve un coeur arrogant et fier, comment pense$-tu qu'elle s'en saisit et qu'elle le dompte ^

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HIPPOLYTOS. 517

Kyprîs vole dans TAithèr, et plonge aux flots de la mer* Toutes choses naissent d'elle. Elle fait germer et donne Tamour par qui nous sommes tous engendrés sur la terre. Tous ceux qui possèdent les choses écrites par les anciens^ et ceux qui se livrent assidûment à l'étude des Muses, savent de quelle façon Zeus, autrefois, désira Sémélè ; ils savent comment la splendide Eôs enleva Képhalos parmi les Dieux, à cause de son amour pour lui. Cependant ces Dieux habitent toujours dans l'Ouranos, et ils ne fuient point loin des autres Dieux, et ils subissent, je pense, la destinée qui les contraint. Et toi, tu ne subirais pas celle- ci > Tu aurais être engendrée par ton père à certaines conditions et sous la puissance d'autres Dieux, si tu ne te soumets pas à ces lois. Combien penses-tu qu'il y ait d'hommes sains d'esprit qui, voyant leur lit nuptial souillé, feignent de n'en rien voir ? Et combien de pères qui vien- nent en aide aux amours coupables de leurs enfants ? Parmi les habiles précautions des hommes, celle-ci est sage de cacher les choses déshonnêtes. Il ne faut pas que les mortels mènent une vie trop sévère, de même qu'il ne leur sied pas de trop orner le toit de la demeure. Dans la calamité tu es tombée, de quelle façon penses- tu te sauver ? Mais si tu as encore plus de bien que de mal, étant mortelle, cela est heureux pour toi. O chère enfant, chasse donc tes pensées mauvaises, cesse d'outra- ger; car vouloir s'élever au-dessus des Daimônes n'est rien moins que les outrager. Supporte courageusement ton amour. Un Dieu l'a voulu, et mène à bonne fin le mal qui te consume. 11 y a des incanutions et des paroles calmantes. Il se rencontrera un remède à ton mal. Certes, les hommes seraient lents à inventer quoi que ce soit, si, nous autres, femmes, ne trouvions des secrets.

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3l3 HIPPOLYTOS.

LE CHOEUR.

Phaidra, ce qu'elle dit est ce qu'il y a de plus utile dans ton malheur présent ; mais je t'approuve cependant, quoique ma louange te soit plus odieuse sans doute que ses paroles, et plus cruelle à entendre.

PHAIDRA.

C'est cela, ce sont les trop belles paroles qui détruisent les villes bien constituées et les familles. Il ne faut pas dire ce qui est agréable aux oreilles, mais cela seul qui mène à la gloire.

LA NOURRICE.

Pourquoi parler si magnifiquement? Tu n'as pas besoin de belles paroles de cet homme. Il faut m'expliquer très promptement ce que tu ressens, afin que je dise directe- ment ce qui te concerne. Si ta vie n'était pas jetée en un si grand péril, si tu étais une femme saine d'esprit, jamais, pour satisfaire ton désir voluptueux, je ne te conduirais jusque-là. Mais aujourd'hui, la plus grande tâche est que je sauve ta vie; et pour cela rien qui coûte.

PHAIDRA.

O paroles horribles 1 Ne fermeras-tu pas ta bouche ? Ne cesseras-tu pas de prononcer des paroles aussi hon- teuses ?

LA NOURRICE.

Honteuses à la vérité ; mais meilleures pour toi que si elles étaient honnêtes. Et la chose qui te sauvera vaut mieux que le renom pour lequel tu te glorifies de mourir.

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HIPPOLYTOS. 519

PHAIDRA.

Par les Dieux J je t'en supplie, tes paroles sont dou- ces mais honteuses, ne va pas au delà ! En eifet, j'ai soumis honnêtement mon âme à cet amour ; mais si tu veux embellir ce qui est honteux, je tomberai dans le mal que je fuis, et j'y périrai.

LA NOURRICE.

S'il te semble ainsi, il ne failûic pas faillir ; mais si tu as failli, obéis-moi, et accorde-moi cette seconde grâce. J*ai dans la demeure des philtres qui apaisent le désir. La pensée m'en vient à l'esprit. Sans qu'il y ait rien de hon- teux pour toi, et sans que tu en perdes la raison, ils te délivreront de ce mal, si tu n'es pas lâche. Mais il faut quelque signe de celui que tu aimes, quelque morceau de ses vêtements, pour faire un seul désir de deux amours.

PHAIDRA.

Se sert-on de ce philtre en onction, ou faut-il le boire >

LA NOURRICE.

Je ne sais. Permets que je te vienne en aide, ma fille, et non que je te réponde.

PHAIDRA.

Je crains que tu ne sois que trop habile pour moi.

LA NOURRICE.

Tu crains tout. Que redoutes-tu ?

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320 HIPPOLYTOS.

PHAIDKA.

Que tu révèles quelque chose de moi au fils de Thèseus.

LA NOURRICE.

Laisse-moi faire, ô enfant ! je mènerai tout au mieux. -* Seulement, ô maîtresse Kypris née de la mer, aide- moi I Pour les autres desseins que je médite, il me suffira d'en avertir les amis qui sont dans la demeure.

LE CHOEUR.

Strophe /.

Érôs, Érôs t qui verses le désir par les yeux, faisant pénétrer la suave volupté dans les âmes de ceux que tu assièges, ne me sois jamais ennemi, et ne viens point furieux contre moi I Ni le feu, en effet, ni le trait des astres supérieurs, ne sont tels que celui d'Aphrodita, que tu lances de tes mains, Ërôs, ô fils de Zeus!

Antistrophe /.

En vain, en vain, à Pisa et dans les temples Pythiques de Phoibos, toute la terre de la Hellas multiplie regorge- ment des bœufs, si nous ne révérons pas Erôs, tyran des hommes, fils d'Aphrodita, qui tient les clefs des très chers lits nuptiaux, et qui prodigue les calamités aux mortels, quand il se rue sur eux.

Strophe IL

Kypris enleva sur une nef, hors des demeures, la jeune fille Oikhalienne, vierge et ignorant les noces; et, telle

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HIPPOLYTOS. 521

qu'une bakkhante du Hades, elle la donna au fils d'Alkmèna, au milieu du meurtre, de Tincendie et du sang. Oh I qu'elle fut malheureuse à cause de ces noces!

Antistrophe //.

O murailles sacrées de Thèba I ô source de Dirka I vous pouvez attester aussi que la venue de Kypris est cruelle I Elle a consumé, en effet, du feu de la foudre, la mère de Bakkhos engendré par Zeus à qui elle s'était fatalement unie; car Kypris brûle tout de son souflle furieux, et s'en- vole comme une abeille !

PHAIDRA.

Taisez-vous, ô femmes 1 Je suis perdue !

LE CHOEUR.

Qu'est-il arrivé de terrible dans tes demeures, Phaidra?

PHAIDRA.

Arrêtez ! que je sache ce qu'on crie Ià*dedans.

LE CHOEUR.

Je me tais ; mais ceci est de mauvais augure.

PHAIDRA.

Hélas sur moi I hélas I hélas ! Oh ! malheureuse que je suis!

LE CHOEUR.

Quel cri pousses-tu? Quelles paroles dis-tu ? Apprends- nous quel bruit soudain épouvante ton âme, ô femme I

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522 HIPPOLYTOS.

FHAIDRA.

Je suis perdue I Debout auprès des portes, écoutez le bruit qui s'élève dans la demeure.

LE CHOEUR.

Tu es auprès de la porte, et le bruit de la demeure arrive jusqu'à toi. Dis-moi, dis-moi quel malheur est arrivé,

PHAIDRA.

Le fils de la cavalière Amazone, Hippolytos, crie et pousse des imprécations terribles contre ma nourrice.

LE CHOEUR.

J'entends, mais je ne puis saisir clairement. La voix vient jusqu'à toi à travers les portes.

PHAIDRA.

Il la nomme hautement une machination de malheurs, une entremetteuse qui trahit le lit de son maître.

LE CHOEUR.

Hélas 1 Que de maux I Tu es trahie, chère I Quel conseil te donnerais-je ? Le secret est révélé, tu es perdue !

PHAIDRA.

Hélas, hélas I

LE CHOEUR.

Trahie par tes amis!

PHAIDRA.

Elle m'a perdue, en révélant mon mal, par amitié et pour me guérir, mais non honorablement.

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HIPPOLYTOS. 323

LE CHOEUR.

Comment donc ? Que feras-tu, souffrant des maux incu- rables?

PHAIDRA.

Je ne sais qu'une seule chose, c'est qu'il me faut mourir 1 C'est Tunique remède à mes maux.

HIPPOLYTOS.

O Terre ma mère I O lumières de Hèlios I Quelle parole abominable ai-)e entendue }

LA NOURRICE.

Tais-toi, ô enfant ! avant que quelqu'un t'entende.

HIPPOLYTOS.

Non ! je ne puis taire les choses horribles que j'ai enten- dues.

LA NOURRICE.

Je te supplie par ta belle main droite!

HIPPOLYTOS.

Ne touche pas ma main, ne touche pas mon péplos I

LA NOURRICE.

Oh ! par tes genoux I ne me perds pas !

HIPPOLYTOS.

Comment te perdrai-je, si, comme tu le dis, tu n'as point mal parlé ?

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3H

HIPPOLYTOS,

LA NOURRICE.

Ce que j'ai dit, ô enfant, ne devait pas être révélé.

HIPPOLYTOS.

Cependant, les choses honnêtes n'en sont que plus honorables à dire.

LA NOURRICE.

O fils, ne viole pas ton serment I

HIPPOLYTOS.

La bouche a juré, mais non mon cœur.

LA NOURRICE.

o enfant, que vas-tu faire ? Tu vas perdre tes amis.

HIPPOLYTOS.

Je les renie! Aucun coupable, n'est mon ami.

LA NOURRICE.

Pardonne! Il est de la nature humaine de se tromper^ ô fils !

HIPPOLYTOS.

O Zeus ! pourquoi as-tu fait naître à la lumière les femmes, cette calamité des hommes? Si tu voulais créer la race humaine, il ne fallait pas la faire naître des femmes. Les hommes, suspendant dans tes temples l'or, le fer ou l'airain, auraient acheté des enfants au prix chacun les aurait estimés, et ils auraient habité leurs demeures sans enfants et sans femmes. Maintenant, aussitôt que nous voulons amener cette calamité dans nos demeures, nous épuisons tous nos biens. D'où il est manifeste qu'une

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HIPPOLYTOS, 32^

femme est une grande calamité, c'est que le père, qui Ta engendrée et élevée, l'envoie ailleurs, avec une dot, afin d'en être débarrassé. Celui, au contraire, qui reçoit dans sa demeure cette ruine, se réjouit, couvre d'ornements la très funeste idole, la pare de péplos, le malheureux I et consume tout le bien de sa famille. Il lui est inévitable, s'il s'est allié à des personnes illustres, de sembler se réjouir d'un amer mariage; ou, s'il a rencontré une bonne union et des parents indigents, il faut cacher sa misère sous un air d'aisance. Le mieux est d'avoir dans sa de» meure une femme nulle par sa simplicité. Je hais une femme savante. Que je n'en aie au moins jamais une dans ma demeure, qui en sache plus qu'il ne convient I Kypris féconde les savantes en dépravation ; mais une femme simple, en raison de son peu d'intelligence, est exempte d'impudicité. Il faudrait qu'il n'y eût point de servante auprès des femmes, et qu'elles fussent servies par des bêtes muettes, afin qu'elles ne pussent parler à personne, et que personne ne pût leur répondre. Mais, maintenant, dans les demeures, les mauvaises femmes forment de mau- vais desseins que les servantes portent au dehors. Ainsi, ô tête scélérate, tu es venue à moi pour ourdir l'oppro- bre du lit sacré de mon père, ce dont je me purifierai dans des eaux courantes, en les répandant dans mes oreilles. Comment serais-je donc impur, moi qui, pour avoir entendu tes paroles, crois avoir cessé d'être pur ? Sache bien ceci, femme : c'est ma piété qui te sauve. En, effet, si tu ne m'avais surpris et lié par un serment fait aux Dieux, je n'aurais jamais pu me retenir de tout dire à mon père. Mais, maintenant, aussi longtemps que Thèseus sera absent de ses demeures et de cette terre, je m'éloi- gnerai^ et ma bouche gardera le silence. Je verrai, quand

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326 HIPPOLYTOS.

mon père sera revenu, comment ta maîtresse et toi vous le recevrez, et je reconnaîtrai ton audace dont j'ai déjà goûté. Puissiez-vous périr I Jamais je ne me rassasierai de haïr les femmes, même quand on me reprocherait dédire toujours la même chose. Elles sont toujours, en efTet, cruelles et mauvaises. Que quelqu'un leur enseigne la chasteté, ou qu'il me soit permis de toujours m'élever contre elles I

LE CHOEUR.

Malheureuses I O misérables destinées des femmes I Par quelles ruses, par quelles paroles, dénouerons-nous le nœud de cette affaire }

PHAIDRA.

Je reçois un châtiment mérité. O terre I O lumière ! fuirai-je cette calamité ? Amies, comment cacherai-je mon mal } Quel Dieu viendra à mon aide ? Quel homme me secourra, ou prendra part à mon impiété ! Le malheur de ma vie est devenu inextricable ; je suis la plus malheu- reuse des femmes 1

LE CHOEUR.

Hélas, hélas I C'en est fait. Les ruses de ta servante n'ont pas réussi, ô maîtresse 1 et tout va mal.

PHAIDRA.

O la pire des femmes, ô ruine de ceux qui t'aiment, que m'as-tu fait? Que Zeus, qui est mon père, te frappe et t'extermine de sa foudre I Ne t'avais-je pas dit, prévoyant

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HIPPOLYTOS. 327

ceci, de te taire sur ce qui me cause maintenant une amère douleur ? Tu n'as pu te taire, et je mourrai désor* mais déshonorée I Mais il me faut user de nouvelles ruses. Celui-ci, en effet, ayant le cœur plein de colère, m'accu- sera de tes fautes devant son père ; il dira ces malheurs au vieillard Pittheus, et il remplira toute cette terre de paroles très honteuses pour moi. Puisses-tu périr, toi et quiconque s'empresse d'exciter ses amis à faire le mal malgré eux I

LA NOURRICE.

Maîtresse, tu as droit de me reprocher mes fautes. Ce qui te ronge,, en eflFet, trouble ton jugement ; mais si tu veux écouter, j'ai de quoi te répondre. Je t'ai nourrie, et je te suis dévouée. En cherchant des remèdes à ton mal, j'ai trouvé ce que je ne cherchais pas. Si la chose m'avait réussi, je passerais pour très sage. On juge, en effet, de notre sagesse, d'après l'événement.

P41AIDRA.

Est-il juste, et te suflBt-il envers moi, après que tu m'as égorgée, d'avouer ta faute ?

LA NOURRICE.

Nous discourons outre mesure. Je n'ai pas été pru- dente ; mais, cependant, après tout ceci, ma fille, tu peux encore être sauvée.

PHAIDRA.

Assez de paroles I Tu m'as déjà mal conseillée et pous> sée au crime. Fuis d'ici ! et songe à toi. Je m'inquiéterai seule de ce qui me regarde. Pour vous, ô filles bien nées

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328 HIPPOLYTOS.

de Troizènia I accordez seulement à mes prières de garder le silence sur ce que vous avez entendu.

LE CHOEUR.

Je jure par la chaste Artémis, fille de Zeus, de ne jamais rien révéler de tes maux.

PHAIDRA.

Tu as bien parlé. Pour moi, j'ai trouvé un unique remède à mon malheur, afin d'assurer une vie honorable à mes enfants et me sauver moi-même, après le coup qui me frappe. Jamais, en effet, je ne déshonorerai la race Krètoise, ni ne paraîtrai devant Thèseus, pour sauver mon âme, souillée de crimes honteux.

LE CHOEUR.

Veux-tu donc accomplir un irréparable malheur ?

PHAIDRA.

J'ai résolu de mourir. Comment? j'y songerai.

LE CHOEUR.

Parle mieux.

PHAIDRA.

Et toi, donne-moi de bons conseils. Je réjouirai Kypris qui me perd, en renonçant aujourd'hui à la vie, vaincue par un amour cruel. Mais, morte, je ferai le malheur d'un autre, afin qu'il sache qu'il ne lui faut point s'enorgueillir de mes maux. En prenant sa part de mon mal, il appren- dra à être plus modeste.

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HIPPOLYTOS. 529

LE CHOEUR.

Strophe l

Plût aux Dieux que je fusse sous de hautes cavernes, et qu'un Dieu fît de moi un oiseau ailé, dans le troupeau volant des oiseaux! Je serais emportée bien au-dessus des flots de l'Adrièna, et de Teau de TÉridanos, les trois malheureuses jeunes filles, dans leur pitié pour Phaéthôn, versent des larmes, étincelantes d'ambre, diaphane dans l'eau pourprée de leur père.

Antistrophe L

Et j'irais au rivage, qui abonde en fruits, des Hespérides harmonieuses, le Maître de la mer pourprée barre la route aux marins, et arrête la limite vénérable de l'Ouranos que soutient Atlas ; des sources ambroisiennes cou- lent dans la demeure de Zeus, et la terre divine verse les délices aux Dieux.

Strophe IL

O nef Krètoise, aux blanches ailes, qui, par les flots bruissants et salés de la mer, amenas ma maîtresse, de ses demeures heureuses, vers la volupté de noces malheureu- ses I En efiet, de l'une à l'autre contrée, ou de la terre de Krèta, un mauvais augure vola vers l'illustre Athèna. Mais ils lièrent les câbles tordus au rivage de Mounykhos, et descendirent sur la terre ferme.

Antistrophe IL

C'est pourquoi Aphrodita l'a frappée au cœur de l'hor- rible mal d'un amour coupable, et, accablée de cette affreuse calamité, elle susprendra au toit nuptial un lacet

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350 HIPPOLYTOS-

auquel elle attachera son cou blanc^ révérant ainsi un Daimôn fatal, et préférant une bonne renommée, enchâs- sant de son cœur un cruel amour I

UN MESSAGER.

Hélas I hélas I Accourez tous, vous qui êtes près d'ici I Ma maîtresse, la femme de Thèseus, vient de se pendre 1

LE CHOEUR.

Hélas I Hélas I C'en est fait I La femme royale n'est plus ; elle s'est pendue !

LE MESSAGER.

Ne vous hâterez-vous point ? Quelqu'un n'apportera-t-il pas une épée pour couper le nœud qui serre son cou }

l^ DEMI-CHOEUR.

Amies, que ferons-nous } Nous faut-il rentrer dans les demeures, pour délivrer notre maîtresse du lacet qui l'étrangle >

11® DEMl-CHOEUR.

Pourquoi? Les jeunes serviteurs ne sont-ils pas là? Il n'est pas sûr, dans la vie, de se mêler de tant de choses.

LE MESSAGER.

Redressez et étendez ce malheureux cadavre, lamen- table gardien des demeures en l'absence de mon maître !

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HIPPOLYTOS. 331

LE CHOEUR.

Elle est morte, la malheureuse I à ce que j'entends. On étend déjà le cadavre.

THÈSEUS.

Femmes, savez-vous quels sont ces cris dans les demeures ? Une violente rumeur d'esclaves est parvenue jusqu'à moi. A mon retour de TOracle, ma famille ne m'accueille pas, les portes ouvertes, dignement et joyeusement. Est-il arrivé quelque chose à la vieillesse de Pittheus > A la vérité, son âge est déjà avancé ; mais, cependant, il n'aurait quitté mes demeures qu'à mon grand chagrin.

LE CHOEUR.

La destinée ne t'a point frappé dans les vieillards, Thèseus 1 Ce sont de plus jeunes morts qui t'accableront de douleur.

THÈSEUS.

Hélas sur moi ! La vie a-t-elle été enlevée à mes enfants >

LE CHOEUR.

Us vivent; mais leur mère est morte très lamentable- ment.

THÈSEUS.

Que dis-tu? Ma femme est morte? Comment?

LE CHOEUR.

Elle s'est suspendue au lacet qui l'a étranglée.

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33^ HIPPOLYTOS.

THESEUS.

Accablée de douleur, ou pour quelque autre malheur >

LE CHOEUR.

Je n'en sais pas plus. J'arrive moi-même dans les demeures^ Thèseus 1 afin de gémir sur tes maux.

THÈSEUS.

Hélas I hélas I Pourquoi ma tête est-elle couronnée de ce feuillage, puisque je subis de tels maux au retour de rOracle> Ouvrez les battants des portes, serviteurs! dénouez les attaches, afin que je voie le cruel spectacle de ma femme qui, par sa mort, me fait mourir !

LE CHŒUR.

Hélas ! hélas I O malheureuse par tant de maux ! Par ce que tu as souffert, et par ce que tu as accompli, tu as ren- versé cette demeure 1 Hélas I hélas I Quelle audace I Par une action impie tu as osé te tuer violemment de tes propres mains 1 Qui donc, ô malheureuse , a détruit ta vie ?

THÈSEUS.

Hélas sur moi, à cause de ces maux, les plus cruels que j'aie subis I O Destinée, que tu es accablante pour moi et pour mes demeures 1 Ceci est une souillure infligée par quelque Alastôr, ou, plutôt, un mortel écroulement de ma vie. O malheureux I je contemple une telle mer de maux, que je ne pourrai plus jamais surnager, ni surmonter les flots d'une telle calamité I Et toi, ô femme, quel nom puis-je à bon droit donner à ta destinée. En effet, comme un oiseau qui s'envole des mains, d'un bond

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HIPPOLYTOS, 333

rapide tu es partie pour le Hadès. Hélas I hélas 1 hélas I que ces maux sont lamentables I Cette vengeance des Daîmones me poursuit depuis longtemps, à cause des fautes d'un de mes aïeux.

LE CHOEUR.

De tels malheurs, ô Roi, n'arrivent pas qu'à toi ; et, de même que beaucoup d'autres, tu as perdu une épouse illustre.

THÊSEUS.

Je veux descendre sous la terre, dans les ténèbres souterraines I Je veux être mort dans l'obscurité, puisque je suis privé de ta très chère vie 1 car, bien plus que toi- même, c'est moi que tu as perdu I Par qui apprendrai-je d*où vient la révolution mortelle qui est entrée dans ton cœur, ô femme ? Quelqu'un me dira-t-il ce qui s'est passé, ou ma demeure royale renferme-t-elle vainement une foule de serviteurs ? Hélas sur moi, malheureux, à cause de toi 1 Quel deuil je vois dans mes demeures, que je ne puis ni dire ni supporter 1 Je suis perdu 1 ma maison est vide, mes enfants sont orphelins 1

LE CHŒUR.

Tu nous as quittées, tu nous as quittées, ô chère, ô la meilleure des femmes qu'ait vues la lumière de Hèlios et Sélana qui illumine la nuit étincelante! Malheureux! quelle calamité sur ta demeure I Mes paupières s'emplissent de larmes répandues sur ta destinée ; mais je suis épouvantée du malheur qui va s'en suivre I

THËSEUS.

Ah! que veulent dire ces tablettes suspendues i sa

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334 HIPPOLYTOS.

chère main ? M'annoncent-elles une nouvelle calamité? La malheureuse m'aurait-elle écrit ses volontés, ou ses demandes, au sujet de notre lit nuptial et de nos enfants ? Rassure-toi, malheureuse I nulle autœ femme n'entrera plus dans la demeure et dans le lit de Thèseus. Mais le signe gravé dans l'anneau d'or de celle qui ne vit plus charme mes yeux. Allons ! que les liens du cachet soient rompus, afin que je voie ce que ces caractères veulent me dire I

LE CHŒUR.

Hélas ! hélas I Un Dieu contraire nous envoie une nou- velle suite de malheurs I Après ce qui s'est passé, puissé- je ne plus vivre I Hélas 1 la famille de nos maîtres est perdue 1 Hélas ! elle n'est plus ! O Daimôn, si cela se peut, ne détruis pas cette demeure, mais entends mes prières, car, de même qu'un divinateur, je prévois, en ceci, un mauvais augure.

THÈSEUS.

Hélas sur moi I Un malheur tel que je ne puis ni le supporter, ni le dire, s'ajoute au premier 1 Oh I malheureux que je suis I

LE CHOEUR.

Qu'est-ce > Dis ! s'il convient que je le sache.

THÊSEUS.

Elles crient, elles crient, ces tablettes abominables ! fuirai-je cet écrasement de maux ? Je péris, malheu- reux que je suis, en face de la plainte qui s'élève de cet écrit !

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HIPPOLYTOS. 33f

LE CHŒUR.

Hélas ! les paroles que tu prononces sont un présage de calamités !

THËSEUS.

Certes, je ne puis retenir plus longtemps, derrière les portes de ma bouche, ce malheur horrible. O Ville, Ville ! Hippolytos a osé attenter par la violence à mon lit nuptial, au mépris de l'œil vénérable de Zeus I Mais, ô Père Poseidon, qui m'as promis d'accomplir trois de mes vœux, accomplis en un contre mon fils, et qu'il n'échappe pas à ce jour, si tu m'as fait de sûres promesses I

LE CHOEUR.

o Roi I par les Dieux, retire cette imprécation ! Tu comprendras bientôt que tu t'es trompé. Obéis-moi.

THÈSEUS.

Cela ne se peut. En outre, je le chasserai de cette terre. Il sera frappé de l'une de ces deux destinées : ou Poseidon l'enverra mort dans les démeures du Hadès, en accomplissant ainsi mes imprécations; ou, chassé d'ici et vagabond sur la terre étrangère, il traînera misérablement sa vie.

LE CHOEUR.

Mais voici venir à propos ton fils lui-même, Hippolytos. Contiens ta colère, 6 RoiThèseus I et nourris de meilleurs desseins pour ta famille.

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536 HIPPOLYTOS.

HIPPOLYTOS.

Ayant entendu tes cris, père, je suis venu très prompte- ment. Cependant, je ne sais pourquoi tu gémis, et je désirerais l'apprendre de toi. Ah ! Qu'est-ce que ceci ? Père, je vois ta femme morte I C'est une cause de grande surprise. Comme je la quittais, il y a peu de temps, elle voyait encore la lumière. Que lui est-il arrivé ? Comment a-t-elle péri ? Père I je veux le savoir de toi. Tu te tais ? Mais, dans la douleur, il ne convient pas de garderie silence ; car le cœur, qui désire tout apprendre, est avide même au milieu des maux. Cependant, certes, il n'est pas juste, père, que tu cache tes malheurs à tes amis et à celui qui est quelque chose de plus qu'eux.

THÊSEUS.

O hommes, qui errez en tant de choses, pourquoi enseigner tant d'arts, pourquoi inventer et découvrir toutes choses, tandis qu'il en est une que vous ne con- naissez ni ne possédez encore, et qui est d'enseigner la sagesse à qui en manque I

HIPPOLYTOS.

Ce serait un sophiste habile, celui qui aurait le pouvoir de contraindre à la sagesse ceux qui ne sont pas sages. Mais, père, ce n'est pas le temps de discuter subtilement; et je crains que ta langue, à cause de tes maux, ne passe la mesure.

THÊSEUS.

Hélas! Il fallait un signe certain aux hommes pour reconnaître leurs amis, et distinguer le véritable du faux. Et il faudrait que tous les hommes eussent deux voix. Tune véridique, et l'autre telle qu'elle est, afin que celle qui est

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HIPPOLYTOS, 337

menteuse fût réfutée par celle qui est sincère ; et alors nous ne serions plus abusés.

HIPPOLYTOS.

Quelqu'un de tes amis m'aurait-il calomnié dans ton oreille, et suis-je accusé, bien que je ne sois coupable d'aucun crime î Certes, je suis stupéfait I car tes paroles, égarées hors de toute raison, me troublent moi-même.

THÈSEUS.

Hélas I l'esprit humain n'ira-t-il pas? sera le terme de son audace et de sa témérité > Si, en effet, son audace croît avec les générations, si le dernier venu est pire que celui qui l'a devancé, il faudra que les Dieux ajoutent une autre terre à celle-ci, qui contienne les mauvais et les pervers. Regardez celui-ci, qui est de moi, qui a souillé mon lit, et qui est manifestement convaincu, par cette morte, d'être le plus grand des scélérats ! Ainsi souillé, lève donc la face devant ton père I Et c'est toi qui vis avec les Dieux, comme le meilleur des hommes ? C'est toi qui es chaste, et pur de tout mal } Je ne croirai plus désormais à ta jactance, imputant ainsi aux Dieux d'ignorer et de se tromper. Vante-toi donc, use de fraude, en ne te nourrissant que de choses sans vie ; prends Orpheus pour maître, délire, et repais-toi des fumées de toute science ; tu es saisi dans le crime ! Je conseille à tous de fuir ceux qui ressemblent. Leurs paroles sont magnifiques et leurs pensées honteuses. Celle-ci est morte. Penses-tu que cette mort te sauve } Tu es accusé par cette mort même, ô le pire des hommes I Quel ser- ment, quelles paroles pourraient l'emporter sur ces tablettes, et te disculper ? Diras-tu qu'elle te haïssait, et

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3^8 HIPPOLYTOS.

qu'un bâtard est toujours odieux aux enfants légitimes ? Il fallait qu'elle tînt la vie à bien peu de prix, pour sacrifier ce qu'il y a de plus doux, à sa haine pour toi. Peut-être diras-tu que l'impudicité est naturelle aux femmes, et non aux hommes ? Mais je connais des jeunes hommes qui ne sont en rien plus invulnérables que les femmes, quand Kypris trouble leur jeune coeur ; mais la nature virile qu'ils possèdent, leur sert en ceci. Maintenant, pourquoi réfuter tes paroles, quand voici ce cadavre, le plus sûr des témoins ? Retire-toi donc très promptement, exilé de cette terre, et ne te rends pas dans Athèna divinement fondée, et ne reste point dans les confins de la terre que commande ma lance. Si, en efivst, je souffrais cette injure, Sinis risthmiqye nierait qu'il a été tué par moi. et m'accu- serait de m'être vanté, et les roches Skeirônides de la mer ne diraient plus que je suis terrible aux pervers 1

LE CHŒUR.

Je ne saurais dire qu'aucun mortel soit heureux, quand de telles révolutions s'accomplissent.

HIPPOLYTOS.

Père, ta colère et l'ébranlement de ton âme sont terri- bles. Cependant l'affaire qui se prête à de belles paroles n'est pas honorable, si on l'examine. Je suis inhabile à parler devant la multitude. Devant mes égaux en âge et un petit nombre d'auditeurs, je serais plus habile. Et ceci a sa raison d'être; car ceux qui parlent le mieux à la multi- tude ne sont nullement estimés des sages. Cependant, il est nécessaire que je parle, puisque le malheur m'est arrivé. Et d'abord, je commence par la première attaque dont je devrais être accablé, et à laquelle je devrais n'avoir

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HIPPOLYTOS. ^39

rien à répondre. Vois cette lumière du jour, et vois la terre ! Quoi que tu dises, il ne s'y rencontre aucun homme plus chaste que moi. Avant tout, je sais, en effet, honorer les Dieux, et j'ai des amis qui veulent être justes, qui auraient honte qu'on leur demandât de mal faire ou de venir en aide, dans leurs mauvais desseins, à ceux qui en méditent de tels. Je ne me ris pas de mes amis, père I je suis le même pour les présents et pour les absents ; et si je suis innocent de quelque chose, c'est de ce dont tu me crois convaincu. En eflFet, jusqu'à ce jour, mon corps est pur de tout contact impudique. Je n'en sais que ce que j'en ai entendu dire ou vu par la peinture, et je n'ai point le désir de voir ces choses, ayant l'âme vierge. Peut-être ma chasteté ne te persuadera-t-elle pas ; mais il te faut montrer comment je me suis corrompu. Le corps de celle- ci l'emportait-il, par la beauté, sur toutes les femmes ? Ai-je espéré devenir maître de ta demeure, en te succédant dans ton lit? J'aurais été insensé et absolument sans raison. Est-il donc doux aux hommes chastes de comman- der > Non, certes, à moins que la monarchie n'ait cor- rompu le cœur de ceux à qui elle plaît. A la vérité, je voudrais être le premier, et vaincre dans les combats helléniques ; mais être le second dans la Cité, et toujours vivre heureux avec d'excellents amis. Il m'est permis de gouverner aussi la chose publique, et le danger absent cause une plus grande joie que la tyrannie. J'ai omis une seule de mes preuves; mais tu as entendu toutes les autres. Si j'avais un témoin tel que moi, si celle-ci voyait la lumière, je me défendrais, et tu reconnaîtrais les coupa- bles par les faits, après avoir tout examiné. Maintenant, par Zeus, vengeur du serment ! et par la terre je marche ! je jure que je n'ai jamais touché ta femme, que

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340 HIPPOLYTOS.

je n'en ai jamais eu ni le désir^ ni la pensée. Certes 1 que je périsse, sans nom, infâme, exilé de la patrie, sans foyer, fugitif et vagabond sur la terre ; que ni la terre, ni la mer, ne reçoivent mes chairs mortes, si je suis un scélérat I Pour celle-ci, je ne sais si la crainte Ta poussée à se tuer. H ne m'est point permis d'en dire plus. Elle a gardé l'apparence de la chasteté, bien qu'elle n'ait pas su rester chaste. Moi, qui ai la chasteté, j'en ai usé plus malheureusement.

LE CHOEUR.

Tu as suffisamment réfuté cette grave accusation, en faisant serment par les Dieux.

THÈSEUS.

Est-ce un Épôde, ou un magicien, qui se flatte de fléchir mon âme par sa douceur, après avoir couvert son père d'opprobre ?

HIPPOLYTOS.

Je suis étonné d'une chose en toi, père I En effet, si tu étais mon fils, et si j'étais ton père, certes, je t'aurais tué, et non puni de l'exil, si tu avais osé attenter à ma femme I

THÈSEUS.

Comme tu as bien parlé I Mais tu ne mourras pas aussi aisément, en vertu de cette loi que tu t'appliques. Une prompte mort, en effect, est très agréable à l'homme malheureux. Mais, errant, exilé loin de la patrie, tu traîneras une misérable vie sur la terre étrangère. C'est ce qui est à l'homme impie.

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HIPPOLYTOS. 541

HIPPOLYTOS.

Hélas sur moi I Que feras-tu ? Tu n'attendras pas du temps une preuve contre moi ? Tu me chasseras de cette terre?

THÊSEUS.

Par delà la mer et les limites atlantiques, s'il m'était possible, à cause de la haine dont je poursuis ta tête !

HIPPOLYTOS.

Tu n'examineras rien, ni par le serment, ni par les preuves, ni par les divinations? Tu me rejetteras de cette terre, sans me juger ? ^

THÈSEUS.

Sans qu'il soit besoin des sorts, cette tablette t'accuse par un témoignage certain, et je me soucie peu des oiseaux qui volent au-dessus de notre tête.

HIPPOLYTOS.

O Dieux ? Pourquoi fermé-je encore la bouche, si je me perds par vous que j'honore? Non, certes 1 car je ne persuaderais pas ceux qu'il me faut persuader, et je viole- rais inutilement le serment que j'ai juré.

THÈSEUS.

Ah ! que ta fausse vertu me tue ! Ne t'en iras-tu pas au plus tôt de la terre de la patrie?

HIPPOLYTOS.

irai-je, malheureux que je suis? Dans quelle de- meure hospitalière entrerai-je, exilé pour un crime ?

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54^ HIPPOLYTOS.

THESEUS.

Tu recevras l'hospitalité de ceux qui se réjouissent d'accueillir les corrupteurs des femmes, et de prendre part aux crimes domestiques.

HIPPOLYTOS.

Hélas I hélas I la douleur me pénètre jusqu'au foie, et je pleure de te sembler coupable.

THÈSEUS.

Il te fallait gémir et prévoir, lorsque tu méditais d'at- tenter à la femme de ton père.

HIPPOLYTOS.

O demeures, plût aux Dieux que vous pussiez élever la voix et témoigner si je suis un homme coupable I

THÈSEUS.

Tu en appelles à des témoins muets; mais celui-ci, bien que sans voix, prouve que tu es coupable.

HIPPOLYTOS.

Hélas I Plût aux Dieux qu'il me fût permis de me con- templer moi-même en face, afin de pleurer sur les maux sans nombre que je subis !

THÈSEUS.

Tu t'es beaucoup plus inquiété, en effet, de t'honorer toi-même que de faire preuve envers tes parents de la piété que tu leur devais.

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HIPPOLYTOS. 345

HIPPOLYTOS.

O mère très malheureuse I O naissance amère ! Puisse aucun de mes amis n'être jamais bâtard I

THËSEUS.

Que ne Tarrachez-vous d'ici, serviteurs ! Ne m'avez - vous pas entendu ordonner depuis longtemps qu'il soit envoyé en exil ?

HIPPOLYTOS.

11 gémira, celui d'entre eux qui me touchera ! Chasse- moi toi-même d'ici, si telle est ta volonté.

THÊSEUS.

Je le ferai, si tu n'obéis pas à mes paroles, car je n'ai aucune compassion de ton exil.

"hlPPOLYTOS.

Cela est décidé, parait-il. O malheureux I je sais et ne puis dire ce que je sais I O la plus chère des Déesses, fille de Lètô, avec qui j'ai habité, compagne de mes chasses, je fuirai donc l'illustre Athèna I Je vous salue, ô Ville et terre d'Erekhtheus I O sol de Troizènia, qui donnes de si douces joies à la jeunesse, salut I Je vous regarde et vous parle pour la dernière fois! Venez, ô jeunes hommes de cette terre, mes égaux par l'âge, saluez-moi, emmenez- moi de ce pays. Jamais vous ne trouverez un autre hom- me plus chaste que moi, bien que je ne semble point tel à mon père.

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544 «IPPOLYTOS.

LE CHOEUR.

Strophe /.

Certes, la prévoyance des Dieux, quand elle s'impose à ma pensée, m'ôte mes inquiétudes ; mais à peine pensée je l'avoir comprise, que j'y renonce en voyant les misères et les actions des mortels. Ils vont, en effet, de vicissi- tudes en vicissitudes, et l'existence des hommes est tou- jours soumise à d'innombrables changements.

Antistrophe /.

Plaise à la divine Moire de m'accorder une fortune et une vie heureuses, et un cœur libre de peines 1 Que ma renommée ne soit ni illustre, ni méprisable ! et, variant du jour au lendemain mes mœurs faciles, que je mène une heureuse vie partagée I

Strophe IL

Mais je n'ai plus l'esprit tranquille, depuis que je vois, contre mon espérance, l'astre resplendissant d'Athana exilé dans un autre pays, à cause de la colère de son père. O sable du rivage de la patrie I O halliers des montagnes, où, à l'aide des chiens rapides, il tuait les bêtes sauvages, compagnon de la chaste Diktyna !

Antistrophe IL

Tu ne monteras plus désormais sur un char attelé de cavales Vénètes, poussant sur la plage de Limna tes che- vaux exercés à courir d'un pied sûr ! Ta cithare, dont les cordes vibraient toujours sur le chevalet, se taira dans la

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HIPPOLYTOS. 545*

demeure paternelle. Les haltes de la fille de Lètô reste- ront sans couronnes dans l'épaisse forêt, et Tempresse^ ment nuptial des jeunes filles pour toi, cessera par ton exil.

Èpôde.

Et moi, à cause de ton malheur, je verserai des larmes sur ta desunée douloureuse. O mère malheureuse, tu as enfanté en vain I Hélas ! je suis furieuse contre les Dieux. Hélas ! hélas ! ô Kharites nuptiales, pourquoi chassez-vous loin de la terre de la patrie, et loin de ces demeures, ce malheureux qui n'est coupable d'aucune faute ?

Mais j'aperçois un serviteur de Hippolytos, qui, plein de tristesse, se hâte d'un pied rapide vers la demeure.

LE MESSAGER.

Oil trouverai-je, ô femmes, le maître de cette terre, Thèseus ? Si vous le savez, dites-le moi. Est-il dans cette demeure ?

LE CHGEUR.

Le voici lui-même, qui sort des demeures.

LE MESSAGER.

Thèseus, je t'apporte une nouvelle pleine d'affliction pour toi, et pour les citoyens qui habitent la Ville des Athènaiens et la terre de Troizènia.

THÈSEUS.

Qu'est-ce ? Quelque calamité récente est-elle tombée sur les deux Cités voisines ?

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546 HIPPOLYTOS.

LE MESSAGER.

Hippolytos n'existe plus ! ou, du moins, il ne voit la lumière que pour très peu de temps encore.

THÈSEUS.

Qui Ta tué > Est-ce quelque ennemi, dont il a violé la femme, comme celle de son père, qui a fait cela ?

LE MESSAGER.

Il a péri par son propre char et par les imprécations de ta bouche que tu as proférées contre ton fils, en le vouant à ton père, le Maître de la mer.

THÈSEUS.

O Dieux ! O Poseidon I combien tu es vraiment mon père, pour avoir entendu mes imprécations ! Dis de quelle façon il a péri, comment la justice a frappé de sa massue celui qui m'a couvert d'opprobre.

LE MESSAGER.

Auprès du rivage qui est lavé par les flots, nous pei- gnions les crins des chevaux à l'aide des étrilles, et nous pleurions, car un messager était venu, disant que Hippo- l)rtos ne remettrait plus le pied sur cette terre, frappé par toi d'un exil lamentable. Et il vint lui-même au rivage, apportant aussi cette triste nouvelle, et une foule d'amis de son âge le suivait par derrière. Enfin, ne gémissant plus, il dit : Pourquoi me lamenter sur ceci > Il faut obéir aux paroles de mon père. Attelez^ serviteurs, les chevaux au joug du char. En effet, cette Cité n'existe plus pour moi I Et chacun se hâtait ; et, plus prompte- ment que la parole, nous amenions au maître les chevaux

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HIPPOLYTOS. 347

attelés. Et il saisit de ses mains les rênes sur le rebord antérieur, et il introduisit ses pieds dans les belles chaus- sures du char. Puis, de ses mains étendues, il supplia les Dieux : Zeus ! que je ne vive plus, si je suis un homme pervers ! mais que mon père sache combien il m'a fait injure, soit que je meure, soit que je voie encore la lumière ! Et, alors, il saisit le fouet et en excita les che- vaux. Et nous, serviteurs, nous suivions le maître auprès du char et des freins, sur la route' qui mène directement vers Argos. Mais, après que nous fûmes entrés dans un lieu désert, hors de cette terre, nous vîmes un rivage auprès de la mer de Sarônikos. Là, un bruit, ainsi que le tonnerre souterrain de Zeus, éclata avec un retentisse- ment terrible, effrayant à entendre, et les chevaux dres- sèrent la tête et les oreilles, et une grande crainte nous saisit, ne sachant d'où venait ce bruit. Mais, en regardant vers le rivage grondait la mer, nous vîmes un flot immense qui atteignait TOuranos et dérobait aux yeux la vue de la plage de Skeirôn. Et il couvrit Tlsthme et le rocher d'Asklèpios. Puis, s'enflant et faisant bouillonner avec fracas une immense écume chassée par le vent, il se rua sur le rivage était le char à quatre chevaux. Et de ce large flot et de cette tempête sortit un taureau, un monstre sauvage dont le mugissement emplissait la terre et retentissait horriblement. Et ce spectacle était plus affreux que les yeux ne pouvaient le supporter. Brusque- ment, une violente terreur envahit les chevaux *, et le maî- tre, très habile dans Tart de conduire, saisit les rênes, les retirant en arrière, comme le marin fait de l'aviron, et il les lia à son corps avec les courroies. Mais eux, mordant de leurs mâchoires les freins durcis au feu, s'emportant avec fureur, ne s'inquiétaient plus ni de la main du maître.

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348 HIPPOLYTOS.

ni des rênes, n! du char solide. Et, toutes les fois qu'il dirigeait la course du char vers un chemin plane, le tau- reau apparaissait devant les chevaux pour les faire reculer, et les frappait d'une folle épouvante. Et, quand ils allaient, furieux, du côté des rochers, le monstre approchait en silence et les suivait jusqu'au moment il arrêtait et ren- versait le char sens dessus dessous, en heurtant contre un rocher l'orbe de la roue. Tout était confondu ; les rayons des roues et les chevilles des essieux sautaient. Et lui, le malheureux, embarrassé dans les rênes, et dompté par d'in- extricables liens, brisant sa chère tête contre les rochers et déchirant son corps, criait, lamentable à entendre : Arrêtez ! chevaux que j'ai nourris dans mes étables, ne m'anéantissez pas 1 O terrible imprécation de mon père I Qui viendra sauver un homme innocent ? Et beaucoup d'entre nous le désiraient -, mais nous suivions trop lente- ment. Enfin, dégagé du lien des rênes qui l'enserraient, il tombe, n'ayant plus qu'un dernier soufBe de vie. Et les chevaux et le prodige du taureau ont disparu, je ne sais où, derrière la terre montueuse. Pour moi, ô Roi ! je suis esclave de tes demeures, mais, cependant, je ne pourrai jamais en venir au point de croire que ton fils était un méchant. Quand même toute la race des femmes se pen- drait, quand même on couvrirait d'accusations toute la forêt de l'Ida convertie en tablettes, je serais persuadé qu'il est innocent.

LE CHOEUR.

Hélas I hélas! Cette chute de nouveaux malheurs est accomplie I Contre la Moire et la nécessité nul refuge !

THÈSEUS.

Par haine pour l'homme qui a souffert cela, je me suis

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HIPPOLYTOS. 349

réjoui à la vérité de ces paroles ; mais, par respect pour les Dieux, et pour lui qui est de moi, je ne me réjouis, ni ne m'afflige de ce malheur.

LE MESSAGER.

Que ferons-nous donc ? Porterons-nous ici le malheu- reux ? Que faut-il que nous fassions, afin de plaire à ton âme ? Réfléchis. Si tu suis mon conseil, tu ne seras point cruel pour ton fils malheureux.

THËSEUS.

Apportez-le, afin que je le voie de mes yeux, lui qui nie avoir souillé mon lit, et que je le confonde par mes paroles et par ce châtiment divin I

LE CHOEUR.

Tu mènes l'âme inflexible des Dieux et celle des mor- tels, Kypris I Avec toi, l'Enfant aux belles plumes vole d'une aile très rapide. 11 vole au dessus de la terre et de la mer salée qui gronde hautement. Erôs charme celui dont il envahit le cœur furieux, ailé qu'il est, et brillant- d'or ; il charme la nature des bêtes qui habitent les mon- tagnes, et de celles qui sont dans la mer ou que nourrit la terre, et de celles qu'Hèlios illumine de sa splendeur, et des hommes. Seule, entre tous, ô Kypris, tu possèdes la puissance royale 1

ARTÉMIS.

Enfant Eupatride d'Aigeus I je te recommande de m'é- couter. Moi, Artémis, fille de Lètô, je te parle. O Thèseus,

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^fO HIPPOLYTOS.

malheureux 1 Pourquoi te réjouis-tu de ces maux, ayant tué injustement ton fils, sur des preuves incertaines, per- suadé par les paroles menteuses de ta femme > Une cala- mité certaine te frappe. Comment, rougissant de honte, ne caches-tu point ton corps dans les tartares de la terre, ou ne fuis-tu là-haut sur des ailes, loin de ce désastre ? En vérité, tu ne peux plus couler ta vie parmi les hommes de bien. Ecoute, Thèseus, Tenchaînement de tes mal- heurs. Quoique je ne puisse t'en faire profiter, du moins je t'en donnerai le regret. Je suis venue ici, afin de mani- fester l'âme pieuse de ton fils et sa mort glorieuse, et la fureur de ta femme et sa générosité aussi. En effet, elle a aimé ton fils, mordue par l'aiguillon de la Déesse qui, de toutes, m'est la plus odieuse, ainsi qu'à tous ceux qui aiment la virginité. S'efforçant de vaincre Kypris par la raison, elle est tombée malgré elle, par les ruses de sa nour- rice qui a révélé son mal à ton fils, après l'avoir fait jurer de se taire. Et celui-ci, comme cela était juste, ne céda pas à ses paroles; et, cependant, bien que maltraité par toi, il n'a point violé son serment, car il était pieux. Mais elle, craignant d'être trahie, a écrit ces fausses révéla- tions et a perdu ton fils par la ruse ; et cependant elle t'a persuadé.

THËSEUS.

Hélas sur moi 1

ARTÉMIS.

Ceci te déchire, Thèseus ! mais sois tranquille ; quand tu auras entendu la suite, tu gémiras bien plus. N'avais-tu pas trois imprécations à faire accomplir par ton père ? O très cruel, tu en as tourné une contre ton fils, quand tu pouvais la jeter à un ennemi ! Ton père marin te l'a

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HIPPOLYTOS. 3fl

accordée, comme il le fallait, selon sa promesse. Mais tu nous a outragés, lui et moi ; tu n'as attendu ni la preuve, ni la voix des divinateurs ; tu n'as rien examiné, tu n'as pas laissé au temps le soin des recherches, et, plus hâti- vement qu'il ne convenait, tu as lancé des imprécations contre ton fils, et tu l'as tué I

THÈSEUS.

Maîtresse, que je meure !

ARTÉMIS.

Tu as commis une action horrible ; mais il t'est permis encore d'en obtenir le pardon, car Kypris a voulu que les choses fussent telles, assouvissant ainsi sa colère. Telle est la loi parmi les Dieux : nul ne peut s'opposer à la volonté d'un autre, et nous nous cédons toujours les uns aux autres. Et, certes, sache-le ! si je n'avais craint Zeus, jamais je n'en serais venue à ce point de déshonneur de laisser mourir celui qui m'était le plus cher entre tous les mortels. Mais ta faute est allégée par ton ignorance, et ta femme morte a emporté les preuves orales qui eussent convaincu ton esprit. Et, maintenant, ces maux t'ont surtout accablé ; mais la douleur est aussi en moi. Les Dieux, en effet, ne se réjouissent pas de la mort des justes. Ce sont les mauvais que nous faisons périr, eux, leurs enfants et leur race.

LE CHOEUR.

Voici venir le malheureux I Ses jeunes chairs et sa blonde tête sont ensanglantés. O lamentable famille !

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3f2 HIPPOLYTOS.

Quel double deuil, envoyé par les Dieux^ est tombé sur ces demeures I

HIPPOLYTOS.

Hélas I hélas I malheureux, je suis déchiré par l'injuste sentence d'un père injuste. Je meurs ! hélas sur moi 1 Les douleurs roulent dans ma tête, la convulsion bondit dans mon cerveau. Laissez I Que mon corps brisé se repose un instant. Ah I hélas ! ô attelage odieux des chevaux que ma main a nourris, tu m'as perdu, tu m'as tué ! Hélas, hélas ! serviteurs, touchez doucement de vos mains mon corps déchiré. Qui est là, à ma droite? Soulevez-moi doucement, portez sans secousse un malheureux frappé de l'injuste exécration de son père I Zeus, Zeus l vois-tu cela > Moi, chaste et respectant les Dieux, moi qui, par ma pureté, l'emportais sur tous, je perds la vie, je vais dans le Hadès, sous la terre I En vain ai-je rempli tous les devoirs de la vertu envers les hommes. Ah 1 hélas I voici que la douleur m'envahit. Laissez-moi, laissez un malheu- reux, et que la mort me guérisse 1 Tuez-moi, tuez un malheureux I Je veux une épée à deux tranchants pour me trancher, et afin que j'endorme ma vie ! O lamentable im- précation de mon père ! Les actions criminelles et san- glantes de mes aïeux antiques s'appesantissent toutes sur moi. Et pourquoi? puisque je n'en suis nullement coupa- ble 1 Hélas ! Que dirai-je ? Comment affranchirai-je ma vie de cette aflPreuse douleur? Puisse la noire et nocturne nécessité du Hadès endormir ma misère I

. ARTÉMIS.

o malheureux I à quelle calamité es-tu enchaîné I Ta grandeur d'âme t'a perdu.

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HIPPOtYTOS. 5^5

HIPPOLYTOS.

Hélas 1 ô divine haleine parfumée! Bien qu'accablé de maux, je t'ai sentie cependant, et mon corps est soulagé. La Déesse Artémis est ici 1

ARTÉMIS.

O malheureux I la voici, celle des Déesses que tu aimes le plus.

HIPPOLYTOS,

Vois, maîtresse, combien je suis malheureux (

, ARTÉMIS,

Je le vois ; mais les larmes ne peuvent couler de mes yeux.

HIPPOLYTOS.

Ton chasseur, ton serviteur n'est plus 1

ARTÉMIS.

Sans doute. Tu péris, bien que tu me sois cher.

HIPPOLYTOS.

Celui qui exerçait tes chevaux, le gardien de tes images 1

ARTÉMIS.

Cest Kypris pleine de ruse qui a ourdi ceci.

HIPPOLYTOS.

Hélas ! Je reconnais la Déesse qui m'a perdu {

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5f4 «ÏPP.OLYTOS.

ARTÉMIS.

Elle n'était point honorée, et elle était irritée que tu fusses chaste.

HIPPOLYTOS

Je le comprends ; elle nous a perdus tous trois, à elle seule.

ARTÉMIS.

Ton père, toi, et la femme de ton père.

HIPPOLYTOS.

Il me faut donc aussi pleurer le malheur de mon père >

ARTÉMIS.

Il a été trompé par les ruses d'un Daimôn.

HIPPOLYTOS.

Oh I que tu es malheureux, père, à cause de cette calamité I

THÈSEUS.

Je meurs, fils I Je n'ai plus de bonheur à vivre.

HIPPOLYTOS.

Je gémis sur toi et sur ton erreur, plus que sur moi.

THÈSEUS.

Plût aux Dieu, fils, que je fusse mort pour toi !

HIPPOLYTOS.

O dons amers de ton père Poseidon 1

THÊSEUS.

Je voudrais que la demande n'en eût jamais efileuré ma bouche I

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HIPPOtYTOS.: 3ff

HIPPOLYTOS.

Mais quoi I Tu m'aurais tué, tant tii étais irrité contre moi.

THESEUS.

Les Dieux m'avaient mis hors de raison.

HIPPOLYTOS.

Hélas I Pourquoi la race des mortels ne peut-elle frap- per les Dieux de ses imprécations 1

ARTÉMIS.

Arrête I Même, en effet, dans TOmbre souterraine, la colère de la Déesse Kypris peut pénétrer en toi, à cause de ta piété et de ta raison. Moi, de ma main et de mes traits inévitables, je te vengerai sur celui des mortels qui lui est le plus cher. Pour toi, ô malheureux I à cause de tes maux, je t'accorderai de très grands honneurs dans la ville de Troizènia t Les jeunes filles vierges, avant leurs noces, couperont pour toi leurs cheveux, et, pendant une longue suite d'années, t'honoreront de leurs lamentations et de leurs larmes. Toujours les chants des vierges te célébre- ront, et jamais l'amour de Phaidra pour toi ne cessera et ne sera oublié. Et toi, ô fils du vieillard Aigeus I prends ton fils dans tes bras et presse-le sur ta poitrine, car tu l'as perdu malgré toi ; mais, si les Dieux le veulent, il est natu- rel aux hommes de faillir. Et toi, je t'exhorte à ne point poursuivre ton père de ta haine, Hippolytos I car tu sais par quelle destinée tu meurs. Salut I II ne m'est point permis de regarder les morts, ni de souiller mes yeux du râ!e d'un mourant; et, déjà, je crois que tu es proche de ce moment»

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5f6 HIP?OLYTOS;

HlPPOLYTOSé

Je te salue ausfsij Vierge heureuse I Renonce d'une âme égale à notre longue familiarité. J'apaise toute colère contre mon père, selon ta demande, car j'ai toujours obéi à tes paroles. Hélas ! hélas! l'ombre couvre déjà mes yeux ! Reçois-moi, père, et tédrés§e mon corps 1

THÈSEUS.

Hélas I fils, que fais-tu de moi s! malheureux ?

HIPPOLYTOS,

Je meurs, je vois déjà les Portes souterraines I

THÈSEUS, ,

T'en iras-tu, me laissant l'âme souillée >

HIPPOLYTOS. , ,

Non, certes I car je t'absous de ce meurtre.

THÈSEUS.

Que dis-tu ? Tu m'affranchis de ce iang V

HIPPOLYTOS.

J*en atteste Artémis qui dompte par ses flèches.

tHèseùs; O très cher, que tu es généreux pour ton père I

HIPPOLYTOS.

Salut, ô père, salut I Je te salue encore 1

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HIPPOLYTOS, 3^7

THESEUS.

Hélas I Que ton âme est excellente et pieuse I

HIPPOLYTOS.

Fais des vœux pour obtenir des enfants légitimes tels que moi.

THÈSEUS,

Ne m'abandonne pas, fils I Sois fort I

HIPPOLYTOS.

Je n'ai plus de force, je meurs, père 1 Couvre promp- tement ma face d'un voile.

THÈSEUS,

O illustre terre des Athènaiens et de Pallas, de quel homme tu es privé I O malheureux que je suis I Que je me souviendrai de loin de tes maux, Kypris l

LE CHOEUR.

Ce deuil, commun à tous les citoyens, est survenu contre toute prévision. Ce sera une source d'abondantes larmes, car la mémoire des grands hommes a droit à d'éternels regrets.

FIN DE HIPPOLYTOS.

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VI ALKÈSTIS

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VI ALKÈSTIS

Apollon. Thanatos. Alkéstis. Admètos.

EUMÈLOS.

Hèraklês. Phérès.

Choeur de$ Vieillards Phéraïens. Un Serviteur- Une Servante.

APOLLON.

DEMEURE d'Admètos, j'ai subi la table ser- vile, bien qu'étant Dieu I Zeus, en effet, fut cause de ceci, ayant tué mon fils Asklèpios d'un coup de foudre dans ta poîtriner Et j'en fus irrité, et je tuai les Kyklopes, ouvriers du feu divin^

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362 ALKÉS-T!5'.

Et mon père» afin de m'en punir» me contraignit de servir chez un homme mortel» Etant donc venu dans ce pays, j'ai fart paître les boeufs du maîtrci et j'ai protégé cette demeure jusqu'à ce jour. Pieux moi-même, auprès d'un homme pieux, le fils de Phérès, je l'ai affranchi de la mort, en trompant les Moires. En effet, les Déesses me promi- rent qu'Admètos échapperait à la mort déjà menaçante, en offrant à sa place un autre mort au Hadès. Ayant mis à l'épreuve tous ses amis, et son père, et la vieille mère qui l'a enfanté, il n'a trouvé personne, excepté sa femme, qui voulut mourir pour lui, et ne plus voir la lumière. Et, maintenant, celle-ci, portée entre les bras, dans les demeures, va rendre l'âme ; car sa destinée est de mourii en ce jour et de quitter la vie. Pour moi, . afin* de n'être pas souillé, je quitte ces chers toits. Déjàj je vois appro- cher Thanatos, Hiérophante des morts, qui va emmener Alkèstis dans les demeures d'Aidés. Elle vient au moment précis, ayant épié ce jour il est fatal qu'Alkèstis meure.

THANATOS.

Ah! ah I C^e cherches-tu auprès de ces demeures ? Que fais-tu ici, Phoibos ? Tu enlèves encore injustement leurs honneurs aux Daimones souterrains. N'est-ce pas a^ssez pour toi d'avoir détourné le destin d'Admètos, en trom- pant les Moires par tes ruses ? Et, maintenant, tu veilles de nouveau, l'arç en main, sur celle-ci, sur la fille de Pélias, qui a promis à son mari délivré de mourir pour lui.

APOLLON.

Sois rassurée! Certes, j'ai pour moi la justice et.de bonnes raisons»

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ALKÈSTIS. 365

T^ANATOÇ.

Q!i*9S-tu besoin de cet arc^ $i tq asi.p'pur toi justice?

APOLLON.

J'ai coutume de toufours le porter.

THANATOS.

Et de protéger ces demeures contre toute justice.

APOLLON.

Je suis affligé, en effet, des malheurs d'un homme que j'aime.

THANATOS.

Veux-tu me dérober aussi cet autre mort ?

APOLLON.

Je ne te l'ai pas enlevé de force»

THANATOS.

Comment donc est-ir encore sur la terre, et non dessous?

.APOLLON.

Parce qu'ila donné, au lieu de lui-même, $a femme que tu viens chercher.

THANATOS.

Et, certes I je l'emmènerai sous terre^ dans le H^dès,.

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g64 ALKÈSTfS.

APOLLON.

Prends, et va ! Je ne saiis, en eiFet, si je pourrais te persuader...

THANATOS.

Quoi? De tuer celui qu'il faut tuer? C'est ma tâche, en effet.

APOLLON.

Non I mais d'apporter la mort à ceux qui tardent à mourir,

THANATOS.

Je comprends cette raison et ton zèle,

APOLLON.

Est-il donc quelque moyen qu'Alkèstis parvienne à la vieillesse?

T^ANATPS.

Il n'y en a point. Tu penses bien que,, moi aussji je veux jouir de mes honneurs.

APOLLON.

Assurément, tu n'emporteras qu'une seule âme.

THANATOS.

Quand les jeunes meurent, j'en retire une gloire plus grande.

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ALKÈSTIS. 56f

APOLLON.

Mais si elle meurt âgée, elle sera ensevelie magnifique* ment.

THANATOS.

C'est en faveur des riches, Phoibos, que tu as établi cette loi.

APOLLON*

Commentas-tu dit^ Es-tu devenue aussi subtile, sans que nous le sachions )

THANATOS*

Ceux à qui les richesses sont échues se rachèteraient, afin de mourir vieux.

APOLLON.

Ainsi, il ne te platt pas de me faire cette grâce }

THANATOS.

Non, certes I Tu connais mes habitudes.

APOLLON.

Funestes aux mortels et haïes des Dieux i

THANATOS.

Tu n*obtiendras rien de ce qu'il ne convient pas que tu obtiennes.

APOLLON.

Sans doute, tu t'adouciras, bien que tu sois très cruelle* Voici qu'un homme ^'avance vers la demeure de Phérè^^

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^66 ALKÉSTIS.

envoyé par Eurystheus, <les plaines glacées de la Thrèkè, afin d'enlever le char et les chevaux, et qui, ayant reçu l'hospitalité dans les demeures d'Admètos, t'enlèvera de force sa femme. Et je ne t'aurai aucune gratitude, et tu n'en feras pas moins ce que je veux, et tu ne m'en seras pas moins ojdieuse.

THANATOS,

Tu auras beau parler, tu n'obtiendras rien de plus. Cette femme descendra dans les demeures d'Aidés. Je vais à elle, afin de sacrifier par l'épée ; car celui-là, en effet, est consacré aux Dieux souterrains, de la tête duquel cette épée a coypé un cheveu.

I** DEMI-CHOEUR.

D'où vient cette solitude devant l'entrée? Pourquoi la demeure d'Admètos fait-elle silence ?

2^ DEMI-CHOEUR.

N'y a-t-il ici aucun ami qui puisse dire s'il faut pleurer la Reine morte, ou, si, vivante, Alkèstis, la fille de Pélias, voit encore la lumière,, elle qui s'est montrée, à moi et à tous, la meilleure des femmes pour son mari ,>

I*"^ DEMI-CHOEUR.

Strophe /.

Quelqu'un entend-il, dans les demeures, ou les gémis- sements, ou le retentissement des mains, ou la lamenta- lion, comme si la chose était accomplie? Aucun des ser- viteurs n'est même debout aux portes. Plût aux, Dieux

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ALKÈSTIS. 567

que tu apparusses, .0 Paian, afin d'apaiser ces flots de malheurs l

2* DEMI-CHOEUR.

Certes, ils ne se tairaient pas, si elle ëtait morte. Je ne pense pas, en effet, que le cadavre ait été enlevé des demeures,

I*' DEMI-CHOEUR.

D'où le penses-tu? Je ne m'en flatte pas. Pourquoi en es-tu assuré ?

2* DEMI-CHOEUR.

Comment Admètos aurait-il fait à sa chère femme des funérailles secrètes. .

I** DEMI-CHOEUR.

Antistrophe /.

Je ne vois point devant les portes le vase d'eau vive, comme c'est la coutume aux portes des morts ; et les jeunes mains des femmes ne retentissent pas.

2^ DEMI-CHOEUR.

Voici cependant le jour marqué... «

I" DEMI-CHOEUR.

Que dis-tu >

2^ DÉMI-CHOEUR.

Pour qu'elle aille sous la terre.

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563 ALKÈSTIS.

I"* DEMI-CHOEUR.

Tu as touché mon âme et mon coeur.

DEMI-CHOEUR.

Il convient, quand les bons sont en proie au malheur, que celui qui a toujours été tenu pour excellent en gémisse.

LE CHOEUR.

Strophe IL

En quelque lieu qu'une nef soit envoyée, en Lykia, ou vers les arides demeures Ammonides, nul ne peut sauver l'âme de cette malheureuse ; car le destin fatal est proche. Je ne sais, ni à quel autel des Dieux, ni à quel sacrifica^ teur avoir recours.

Antistrophe IL

Seul, le fils de Phoibos, si de ses yeux il voyait encore la lumière, ramènerait Alkèstis des sombres demeures et des portes du Hadès; car, en effet, il ressuscitait les morts, avant que le trait du feu foudroyant lancé par Zeus l'eût tué. Mais, maintenant, quelle espérance ai-je qu'elle revienne à la vie > Le Roi a tout accompli, et les sacrifices sanglants se sont amassés sur les autels de tous les Dieux, et il n'est nul remède à ces maux 1

Èpâde.

Mais voici une des servantes qui sort des demeures en pleurant. Quel nouveau coup de la fortune apprendrai-je? Gémir quand il arrive malheur aux maîtres est digne de

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f

ALKÈSTIS. 369

pardon. La femme est-elle encore vivante, ou a-t-elle péri ? Nous voudrions le savoir.

LA SERVANTE.

Tu peux dire qu'elle est vivante et morte à la fois*

LE CHOEUH,

Comment peut-on être mortj et vivre?

LA SERVANTE,

Déjà elle penche b tète, et elle rend Tàme.

LE CHOEUR,

O malheureuse î quelle femme tu perds, toi si digne d^elle l

LA SERVANTE,

Le maître ne le saura qu'après Tavoir soulTert,

LE CHOEUR,

N'y a-t*il plus aucun espoir de sauver sa vie >

LA SERVANTE,

Ce jour fatal la contrainr.

LE CHOEUR»

Ne prépare -t-on pas pour elle les solennités ?

'I' '%'

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370 ALKÊSTIS.

LA SERVANTE.

Les ornements dans lesquels son mari l'ensevelira sont prêts.

LE CHOEUR.

Qu'elle sache maintenant qu'elle meurt glorieusement et la meilleure de toutes les femmes qui sont sous Hèlios!

LA SERVANTE.

Comment ne serait-elle pas la meilleure? Qui le niera } Quelle autre femme pourrait l'emporter sur elle ? Quelle autre pourrait mieux faire pour son mari que de mourir pour lui ? La Ville entière le sait ; mais tu seras plein d'ad- miration, en apprenant ce qu'elle a fait dans la demeure. Quand elle sentit approcher le jour sacré, elle lava son corps blanc dans l'eau fluviale, et, tirant des coffres de cèdre une robe et des ornements, elle sépara richement; et, se tenant debout devant le foyer, elle pria ainsi : Maîtresse I Je vais aller sous la terre, et, te vénérant pour la dernière fois, je te demande de protéger mes enfants orphelins I Donne à l'un une chère femme, et à l'autre un mari de bonne race. De même que moi, leur mère, que mes enfants ne meurent pas avant le temps ; mais que, dans la prospérité, ils mènent jusqu'au bout une vie heu- reuse sur la terre de la patrie ! Et, s'approchant de tous les autels qui sont dans les demeures d'Âdmètos, elle les couronna ; et, arrachant le feuillage des rameaux de myrte, elle pria sans lamentation et sans gémissement ; et le malheur prochain ne changeait point son aspect doux et beau. Puis, entrant dans la chambre nuptiale, et tom- bant sur le lit, elle versa des larmes, et dit : O Ht,

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ALKÊSTIS. 571

cet homme, pour qui je meurs, dénoua ma virginité, salut 1 Je ne te hais pas, en effet, car tu n*as perdu que moi seule; et je meurs pour ne trahir ni toi, ni mon mari. Une autre femme te possédera, non plus chaste, mais plus heureuse peut-être. Et, se jetant sur le lit, elle le baisa et l'inonda des larmes de ses yeux. Mais, s'étant ras- sasiée de larmes, et baissant le visage, elle s'arracha du lit, sortit de la chambre nuptiale, y rentra plusieurs fois, et se jeta sur le lit de nouveau et encore. Et les enfants, suspendus aux vêtements de leur mère, pleuraient; et les prenant elle-même dans ses bras, elle baisait tantôt l'un, tantôt l'autre, comme si elle allait mourir. Et tous les ser- viteurs pleuraient dans les demeures, se lamentant sur leur maîtresse. Et elle tendait la main droite à chacun, et aucun n'était si humble qu'elle ne lui parlât, et qu'il ne lui adressât la parole. Tels sont les maux de la demeure d'Admètos. S'il eût périr, il serait mort ; mais, ayant échappé à la mort, il subit maintenant une si grande dou- leur, qu'il ne l'oubliera jamais.

LE CHOEUR.

Admètos gémit-il de ces maux, puisqu'il faut qu'une femme si excellente lui soit enlevée >

LA SERVANTE.

Certes ! il pleure, tenant sa chère femme dans ses bras, et il la supplie de ne point l'abandonner, demandant l'impossible. En effet, elle s'éteint, consumée par le mal, et pèse dans les tristes bras d'Admètos. Cependant, bien que respirant à peine, elle veut contempler encore la lumière de Hèlios^ quoiqu'elle ne doive jamais plus revoir

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37^ ALKÊSTIS.

l'orbe et les rayons de Hèlios ! Mais j'irai, et j'annoncerai ta venue ; car, tous ne sont point tellement bienveillants pour leurs maîtres, qu'ils s'approchent volontiers d'eux dans le malheur. Mais toi, tu es un vieil ami pour mes maîtres.

I*^*" DEMI-CHOEUR.

Strophe /.

O Zeus I Quelle issue à ces maux > Quel remède à la calamité qui accable nos maîtres ?

DEMI-CHOEUR.

Quelqu'un sort-il ^ Couperai-je ma chevelure, et revê- tirai-je les noirs vêtements ?

I**" DEMI-CHOEUR.

Certes, la chose est manifeste, amis I Cependant, sup- plions les Dieux ! la puissance des Dieux est très grande.

DEMI-CHOEUR.

o Roi PaianI trouve quelque remède aux maux d'Admètos 1 secours-le, secours-le I En effet, déjà tu l'as secouru. Et, maintenant, sois celui qui délivre delà mort, repousse le tueur Aidés !

I«r DEMI-CHOEUR.

Antistrophe /.

Ah ! ah ! hélas ! O fils de Phérès, combien tu souffres, privé de ta femme !

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ALKÈSTIS. 373

2* DEMI-CHOEUR.

Ceci ne pousse-t-il pas à s'égorger, et à faire plus encore que de se pendre par le cou à un haut lacet >

l^ DEMI-CHOEUR.

En effet, tu verras morte en ce jour, non pas seulement une chère femme, mais la plus chère de toutes I

DEMI-CHOEUR.

Voici I voici qu'elle sort elle-même des demeures avec son maril O terre Phéraienne, crie, gémis sur cette femme excellente consumée par le mal, et qui s'en va sous terre, dans le Hadès souterrain !

LE CHOEUR.

Jamais je n'affirmerai que le mariage possède plus de joie que de douleur, si j'en juge par les choses passées, et en voyant la destinée de ce Roi qui, ayant perdu la meilleure des femmes, traînera désormais une vie qui n'en sera pas une I

ALKÈSTIS.

Strophe II.

Hèlios I Lumière du jour! Tourbillons ouraniens des nuées rapides I

ADMÈTOS.

Il nous voit, toi et moi, deux malheureux, qui n'avons fiiilli en rien envers les Dieux, pour que tu meures !

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374 ALKÈSTIS.

ALKÈSTIS.

Antistrophe IL

Terre ! Toits des demeures I Chambres nuptiales d'Iolkos ma patrie I

ADMÈTOS.

Redresse-toi, ô malheureuse I Ne me délaisse pas! Supplie les Dieux puissants de te prendre en pitié.

ALKÈSTIS.

Strophe III.

Je vois, je vois la Barque à deux avirons ! Et le Passeur des morts, ayant en mains sa perche, Kharôn, m'appelle déjà : Que tardes-tu ? hâte-toi 1 tu m'arrêtes. Il m'excite et me presse ainsi.

ADMËTOS.

Hélas I Tu as parlé d'une cruelle traversée I O malheu- reuse, combien nous souffrons !

ALKËSTIS.

Antistrophe III,

Quelqu'un, quelqu'un m'emmène! Ne vois-tu pas? Aidés ailé, regardant sous ses sourcils noirs, m'emmène dans la Demeure des morts I Que feras-tu ^ va-t'en I O malheureuse, quel chemin vais-je prendre >

ADMÊTOS.

Un chemin lamentable pour tes amis, et plUs encore pour moi, et pour tes enfants qui prennent part à ce deuil l

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ALKÈSTIS. 37f

ALKËSTIS.

Epôde.

Allez I Quittez-moi I Couchez-moi ; mes pieds ne me soutiennent plus. Le Hadès est proche, et la noire nuit enveloppe mes yeux. O enfants, enfants! déjà vous n'avez plus de mère ! Salut, ô mes fils, et voyez la lumière I

ADMÊTOS.

Hélas sur moi I J'entends une triste parole, plus triste pour moi que la mort. Je t'en supplie! Par les Dieux ! ne m'abandonne pas! Par tes enfants que tu laisseras orphe- lins ! lève-toi, rassure-toi I Toi morte, je ne serai plus. Que tu sois vivante ou non, je dépends de toi en tout, car rafiPection que j'ai pour toi est sacrée !

ALKËSTIS.

Admètos, (car tu vois à quelle extrémité je suis) je désire, avant que je meure, te dire ce que je veux. Te respectant et donnant ma vie pour que tu voies la lumière, je meurs pour toi, quand je pouvais ne pas mourir, pren- dre qui je voudrais pour mari parmi les Thessaliens, et habiter une heureuse demeure royale. Je n'ai pas voulu vivre, t'ayant été arrachée, et avec des enfants privés de leur père ; et je ne me suis point épargnée, bien que j'eusse tous les dons de la jeunesse dont je pouvais jouir. Et ton père et ta mère t'ont trahi, quoique leur âge leur permît de mourir légitimement, et de sauver leur fils par une mort glorieuse. Tu étais, en effet, leur seul fils ; et toi, mort, aucune espérance ne leur restait d'avoir d'autres enfants. Et je vivrais alors, et tu ne gémirais pas, le reste de ta vie, privé de ta femme et élevant des enfanis orphe-

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376 ALKÈSTIS.

lins. Mais un Dieu a voulu que les choses fussent telles. Soit I Pour toi, te souvenant de ceci, fais-moi une grâce, mais non semblable. Je ne t'en demanderai jamais une semblable, car rien n'est plus précieux que la vie, mais juste cependant, comme tu le diras toi-même. Tu aimes ces enfants autant que moi, en effet, si tu as de bonnes pensées. Qu'ils soient maîtres de ma demeure 1 et ne les soumets pas à une marâtre qui me serait inférieure et qui porterait la main sur tes enfants qui sont aussi les miens. Ne fais pas cela, je te le demande. La marâtre qui succède à l'épouse est l'ennemie des premiers enfants, et ne le cède en rien à la vipère. Un fils a dans son père un sûr rempart ; il en appelle à lui, et le père lui répond. Mais toi, ô fille, comment seras-tu élevée honnêtement pen- dant les années de ta virginité? Quelle femme de ton père rencontreras-tu ? J'ai peur que, répandant sur toi une honteuse renommée, elle n'empêche tes noces dans la fleur de ta jeunesse. Ta mère, en effet, ne te mariera jamais ; et elle ne sera pas pour te rassurer pendant l'enfantement, quand rien n'est plus doux qu'une mère. Il me faut mourir, et ce malheur ne m'arrivera ni demain, ni le troisième jour du mois ; mais c'est à l'instant que je serai comptée parmi les morts. Soyez heureux! Toi, époux, tu peux te glorifier d'avoir eu la meilleure des femmes, et vous, enfants, d'être nés de la meilleure des mères 1

LE CHOEUR.

Prends courage I Je ne crains pas de le dire pour lui : il fera cela, s'il n'a point perdu la raison.

ADMÈTOS.

Cela sera, cela sera ! ne crains pas. T'ayant possédée

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ALKÈSTIS. 377

vivante, morte tu seras seule ma femme ; et, à ta place, jamais aucune autre épouse Thessalienne ne me nommera son mari ; aucune, même née d'un noble père, et f&t-elle la plus belle des femmes I Je prie les Dieux qu'il me suf- fise de garder mes enfants, n'ayant pu te conserver toi- même. Et je porterai ton deuil, non une année, mais tant que ma vie durera, ô femme I Et j'aurai en haine ma mère et mon père, car ils étaient mes amis de nom, mais non en fait. Mais toi, donnant tout ce qu'il y a de plus cher pour me conserver la vie, tu m'assauvé. N'ai-je donc pas de quoi gémir, en perdant une femme telle que toi ! Je mettrai fin aux repas, aux assemblées de convives, aux couronnes et aux chants qui remplissaient ma demeure. Jamais plus, en effet, je ne toucherai le barbitos, ni je n'exciterai mon âme à chanter avec la flûte Libyque, car tu m'as enlevé le charme de la vie. Mais ton corps, modelé par la main habile des artistes, sera placé sur le lit nuptial ; et je me prosternerai devant lui, je l'entourerai de mes mains, en criant ton nom, et je croirai serrer ma chère femme dans mes bras, bien que ne l'y tenant pas I Froide consolation, je pense ; mais j'allégerai ainsi le poids de mon âme, et tu me charmeras, en m'apparaissant dans mon sommeil ! Il est doux, en effet, de revoir ceux qu'on aime, pendant la nuit, ou dans tout autre moment. Si je possédais la voix et le chant d'Orpheus, afin d'apaiser la fille de Dèmètèr, ou son mari, et de t'enlever du Hadès, j'y descendrais, et ni le Chien de Ploutôn, ni Kharôn, le Conducteur des âmes, avec son aviron, ne m'arrêteraient, avant que j'eusse rendu ta vie à la lumière ! Maintenant^ du moins, attends- moi là, quand je mourrai et prépare ma demeure, afin d'y habiter avec moi. J'ordonnerai, en effet, qu'on me pose avec toi, dans le cofire de cèdre, et qu'on m'étende à tes

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^jS ALKÈSTIS.

côtés ; et, même étant mort, je ne serai pas séparé de toi qui, seule, m'as été fidèle I

LE CHOEUR.

Et moi, comme un ami pour un ami, je porterai avec toi le triste deuil à cause de celle-ci, car elle en est digne.

ALKÊSTIS.

O enfants, vous avez entendu les paroles de votre père disant qu'il n'épouserait jamais une autre femme, et qu'il ne m'oublierait pas.

ADMËTOS.

Et je l'affirme encore, et je le ferai.

ALKËSTIS.

A cette condition, feçois nos enfants de ma main.

ADMÊTOS.

Je reçois ce cher don d'une chère main.

ALKËSTIS.

Maintenant, sois, à ma place, une mère pour ces enfants.

ADMËTOS.

Il le faut de toute nécessité, puisqu'ils sont privés de toi.

ALKËSTIS.

O enfants ! quand il était juste que je vécusse, je vais sous la terre I

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ALKÈSTIS. 379

ADMÊTOS.

Hélas sur moi I Que ferai-je sans toi ?

ALKËSTIS.

Le temps te consolera ; un mort n'est rien.

ADMËTOS.

Emmène-moi avec toi, par les Dieux I Emmène-moi sous la terre.

ALKÈSTIS.

C^est assez de moi, pour toi I

ADMËTOS.

O Daimôn I de quelle femme tu me prives!

ALKËSTIS.

Déjà mes yeux obscurcis s'alourdissent.

ADMËTOS.

Je péris, si tu m'abandonnes, femme I

ALKËSTIS.

Je suis comme morte *, je ne suis plus rien !

ADMËTOS.

Relève ton visage ! n'abandonne pas tes enfants I

ALKËSTIS.

Certes, ce n'est pas que je le veuille I Salut, ô enfants I

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580 ALKÈSTIS.

ADMËTOS.

Regarde! regarde-les I

ALRÊSTIS.

Je ne suis plus rien.

ADMÊTOS.

Que fais-tu ? Tu nous abandonnes I

ALKÈSTIS.

Salut I

ADMÈTOS.

Malheureux I Je suis perdu !

LE CHOEUR.

Elle a vécu I la femme d*Admètos n'est plus 1

EUMËLOS.

Strophe,

Hélas sur moi^ à cause de ce malheur I Ma mère est allée dans le Hadès ! O père, elle n'est plus sous Hèlios I Malheureuse^ elle abandonne ma vie et me hisse orphelin I Vois ses paupières, vois ses mains étendues! O mère, écoute, écoute, je t'en supplie I C'est moi, mère I c'est ton petit enfant qui t'appelle, penché sur ta bouche I

ADMÈTOS.

Tu appelles qui ne voit ni n'entend ! Nous sommes, vous et moi, frappés d'un grand malheur.

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ALKÈSTIS. 381

EUMËLOS.

Antistrophe,

Tout jeune, ô père, je reste seul, abandonné de ma chère mèrel Moi, malheureux... Et toi, jeune sœur, tu subis... ô père, c'est en vain que tu as pris une épouse ; tu n*es pas arrivé avec elle au terme de la vieillesse, car elle est morte auparavant ! Et puisque tu es morte, ô mère l notre race périt.

LE CHOEUR.

Admètos, il faut supporter cette calamité. En effet, tu n*es ni le premier, ni le dernier des mortels qui ait été privé d'une épouse excellente; mais sache qu'il est nécessaire que nous mourions tous.

ADMÈTOS.

Je le sais, et ce malheur ne m'a pas assailli brusque- ment. Je le connaissais, et j*en étais tourmenté depuis longtemps. Mais je célébrerai les funérailles de ce corps. Aidez-moi, et restant ici, chantez tour à tour un chant funèbre au Dieu souterrain à qui on n'offre point de libations. J'ordonne, à tous les Thessaliens auxquels je commande, de prendre part au deuil de cette femme, la chevelure rasée et vêtus du péplos noir. Et vous, qui attelez les quadriges, ou qui êtes portés par des chevaux seuls, tranchez avec le fer les crins de leurs cous. Que le son des flûtes et de la lyre se taise dans toute la ville pendant douze lunes entières ! Je n'ensevelirai, en effet, aucun autre corps plus cher que celui-ci, et qui ait mieux mérité de moi. Elle est bien digne que je l'honore, puisqu'elle est morte pour moi.

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382 ALKÊSTIS.

LE CHOEUR.

Strophe î,

O fille de Pélias, habite heureusement les demeures d'Aidés, ignorées de Halios I Qu'Aidés, le Dieu aux noirs cheveux, sache, et que le vieux Conducteur des morts, qui est à la barre et à l'aviron, sache aussi qu'elle est la meilleure des femmes qu'il ait passées sur le marais de l'Akhérôn, dans la barque à deux avirons !

Antistrophe î.

Les poètes te chanteront en foule, sur la tortue monta- gnarde à sept cordes, et en des hymnes non accompagnés de la lyre, à Sparta, quand reviendra l'anniversaire du mois Kainéien, à la pleine lumière de Sélana, et dans l'heureuse et splendide Athèna ; tant tu auras laissé en mourant une matière inépuisable aux chants des poètes I

Strophe IL

Que n'est-il en moi, que n'ai-je la puissance de te ramener à la lumière, hors des demeures d'Aidés, et loin des courants du Kokytos, à l'aide de l'aviron du fleuve souterrain ! Toi seule, ô chère parmi les femmes, toi seule as osé racheter ton mari du Hadès, au prix de ta vie I Que la terre tombe légère sur toi, femme I Si ton mari entrait dans un nouveau lit nuptial, certes, il me serait odieux, ainsi qu'à tc% enfants.

Antistrophe IL

La mère de celui-ci, ni son vieux père, n*ont voulu, pour leur fils, cacher leurs corps sous la terre. Ils n'ont pas osé sauver celui qu'ils ont enfanté, les malheureux,

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ALKÈSTIS. 385

eux qui ont les cheveux blancs 1 Mais toi, dans la florissante jeunesse, tu es morte pour ton mari I Puissé-je posséder dans mon lit une chère femme telle que toi I C'est une rare destinée dans la vie. Certes elle passerait toute sa vie heureuse avec moi.

HÈRAKLËS.

Etrangers, qui habitez cette terre Phéraienne, trouverai- je Admètos dans les demeures ?

LE CHOEUR.

Le fils de Phérès est dans les demeures, Hèraklèsl Mais, dis 1 qui t'amène dans le pays des Thessaliens ? Pourquoi entres-tu dans la ville des Phéraiens ?

HÈRAKLËS.

J'accomplis un travail ordonné par Eurystheus tiryn- thien.

LE CHOEUR.

vas-tu? es-tu contraint d'aller errer >

HËRAKLÈS.

Je vais enlever le quadrige de Diomèdès le Thrèkien.

LE CHOEUR.

Comment pourras-tu faire cela ? Ne sais-tu pas quel est cet étranger ?

HËRAKLËS.

Je ne le connais pas ; je ne suis pas encore venu sur la terre des Bistones.

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384 ALKÊSTIS.

LE CHOEUR.

Tu ne pourras te rendre maître des chevaux sans combat.

HËRAKLÊS.

Mais il ne m*est point permis de me refuser à cette tâche.

LE CHOEUR.

Tu reviendras donc après l'avoir tué; ou tu resteras, mort.

HÈRAKLËS.

Ce n'est pas le premier combat que je soutiendrai.

LE CHOEUR.

Quel profit retireras-tu, ayant vaincu leur maître ?

HÊRAKLÈS.

J'amènerai les chevaux au Roi tirynthien.

LE CHOEUR.

, Il n'est pas facile de mettre un frein à leurs mâchoires.

HÊRAKLÈS.

A moins qu'ils ne soufflent le feu par les narines.

LE CHOEUR.

Mais ils déchirent les hommes de leurs mâchoires affamées.

HÊRAKLÈS.

Tu parles de la pâture des bêtes des montagnes, non de celle des chevaux.

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ALKÈSTIS.

5Sr

LE GHOIUR,

Tu verras leurs râteliers aspergés de sang,

MERAKLES.

De quel père se vante-t-il d'être né, celui qui les a élevés ?

LE CHOEUR.

D*Arès. C'est le roi des guerriers de la Thrèkia riche en or,

HERAKLES.

Tu parles d'un travail qui m'est destiné, car mon destin est pénible et cherche les hautes entreprises, puisqu'il me faut engager le combat avec ceux qu*Arès a engendrés; d'abord avec Lykaôn, puis^ avec Kyknos, En troisième lieu, je viens combattre les chevaux et le maître. Mais personne n'aura jamais vu le fils d'Alkmèna redouter le bras d*un ennemi,

LE CHOEUR.

Maïs voici le Maître lui-même de cette terre, Admètos,

qui sort des demeures* ' ^ ^ ^ -

ADMtTOS,

Salutj ô enfant de Zeus, issu du sang de Perseus I

H£RAKLES,

Je te salue, AdmètoSj Roi des Thessaliens 1 Sois heu- reux I

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386 ALKÈSTIS.

ADMËTOS.

Je le souhaiterais. Je sais combien tu es bienveillant.

HÊRAKLES.

Pourquoi apparais-tu avec une chevelure lugubrement rasée ?

ADMÈTOS.

Je vais, en ce jour, ensevelir un cadavre.

HÊRAKLÈS.

Qu'un Dieu éloigne le malheur de tes enfants !

ADMÈTOS.

Les enfants que j'ai engendrés sont vivants dans les demeures.

HËRAKLËS.

Ton père était très âgé, s'il est mort.

ADMÊTOS.

Il vit, et ma mère aussi, Hèraklès.

HÊRAKLÈS.

Mais ce n'est certes pas Alkèstis, ta femme, qui est morte?

ADMÈTOS.

Je te ferai, à propos d'elle, une double réponse.

HÈRAKLÈS.

Me parles-tu d'elle morte, ou vivante ?

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ALKÈSTIS. 387

ADMÊTOS.

Elle est, et elle n'existe plus; et elle m'accable de dou- leur I

HÈRAKLËS.

Je n'en sais pas davantage. Tu parles obscurément.

ADMËTOS.

Ne sais-tu pas la destinée qu'il lui faut subir >

HÈRAKLÈS.

Je sais qu'elle a résolu de mourir pour toi.

ADMÊTOS.

Comment donc existe-t-elle encore, si elle a consenti à cela?

HÊRAKLËS.

Ah I ne pleure pas ta femme prématurément ; attends rinstant.

ADMÊTOS.

Qui doit mourir est mort, et qui est mort n'existe plus.

HÊRAKLÊS.

Cependant, être et ne pas être sont choses différentes.

ADMÊTOS.

Tu en juges d'une façon, Hèraklès, et moi, d'une autre.

HÊRAKLÊS.

Enfin, pourquoi pleures-tu? Lequel de tes amis est mort?

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^88 ALKÈSTtS.

ADMÊTOS.

Une femme. C^est ^ une femme que je pensais.

HËKAKLÈS.

Une étrangère, ou quelque parente à toi }

ADMÈTOS.

Une étrangère, et cependant attachée ^ ma demeure*

HËRAKLÈS«

Comment donc a-t-elle perdu la vie dans tes demeures ^

ADMÈTOS.

Son père étant mort, elle y a été élevée en orpheline.

HÈRAKLÊS.

. Hélas I. Puissé-je, Admètos, ne t'avoîr pas trouvé ainsi gémissant I

ADMÊTOS.

Dans quel dessein me dis-tu cette parole i

HËRAKLËS.

. J'irai vers une autre demeure hospitalière.

ADMÈTOS.

.Cela «^eitt point peràiis, 6 Roi I. Qu'^ri.tel malheur ne m'arrive pas I

HÈRA.KLÊS..

Un étranger qui survient est à charge aux affligés..

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ALKÊSTIS. 389

ADMÈTOS,

Les tnorB sont morts. Enrre dans ma demeure.

HËRAKLËS.

II est honteux que des afHigés donnent un festin ï leurs afnîs.

ADMÉTÛS,

Les chambres des hôtesj je te conduirai, sont à l'écart.

UËRAKLËS.

Renvoi e*moîj et je t'en rendrai hautement grâce-

Tu ne peux aller au foyer d'un autre homme. Toî, serviteur^ marche devant; et^ ouvrant les chambres hospi- talières de ces demeures^ ordonne à ceux que cela con- cerne qu*ils préparent une abondance de nourriture. VouSj fermez les portes intérieures. 11 ne convient pas que les convives entendent nos gëmissementSj et que nos hôtes soient attristés par notre douleur.

LE CHOEUR.

Que fais*tu ? Accablé d*un tel malheurj comment oses-tu, AdmètoSj recevoir des hôtes î Es-tu insensé î

ADMÈTOS,

MaiSj si j'avais repoussé des demeures et de la Vilïe rhôte qui vient à moi^ me louerais-tu davantage ? Non,

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590 ALKÈSTIS,

certes I Mon malheur n'en serait en rien diminué, et j'aurais été inhospitalier. Ames maux, par surcroit, se serait ajouté ce malheur que ma maison eût été nommée inhospitalière. Moi-même, j'ai en celui-ci un hôte excellent, quand je vais sur la terre desséchée d'Argos.

LE CHOEUR.

Comment donc lui cachais-tU ton malheur présent, cet homme étant un ami qui t'arrive, comme tu le dis toi- même?

ADMÈTOS.

Jamais il n'aurait voulu entrer dans la demeure, s'il avait appris quelque chose de mes maux. Je ne lui semble pas, je pense, agir sagement en ceci, et il ne m'approu- vera pas 1 mais les portes de ma demeure ne savent ni repousser, ni offenser les étrangers.

LE CHOEUR.

Strophe /.

O demeure d'un homme libre, hospitalière pour tous I Apollon Pythien, qui excelle par. la lyre, a daigné t'habiter, et il a subi d'être berger sous ton toît, et il a chanté à tes troupeaux les airs pastoraux sur la pente des collines.

Antistrophe /.

Et ils paissaient avec eux, charmés de tes chants, les lynx tachetés ; et, quittant le hallier de TOthrys, la bande fauve des lions accourait ; et autour de la kithare, ô Phoibos ! le paon tacheté sautait, traversant d'un pied léger, pour

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ALKÈSTIS. 391

se réjouir de ton chant joyeux, les sapins à la haute che- velure.

Strophe IL

C'est pourquoi Admètos habite une demeure très abondandante en brebis, auprès du Boibéis aux belles eaux. Et il a l'aithèr des Molosses pour limite à ses terres labourées et à ses vertes plaines, et il commande jusqu'à la mer d'Aigaios, jusqu'au rivage inabordable du Pèlios.

Antîstrophe IL

Et, maintenant, il va recevoir un hôte dans sa demeure ouverte, pleurant encore, de ses paupières humides, sa chère femme morte récemment dans les demeures ; car un homme bien honore la piété, et tous les dons de la sagesse appartiennent aux hommes justes. C'est pourquoi j'ai cette confiance dans l'âme, que toutes les prospérités sont acquises à un homme pieux.

ADMÈTOS.

Hommes Phéraiens, présents ici, et qui m'êtes bien- veillants, déjà les serviteurs, ayant orné le cadavre selon le rite prescrit, le portent au bûcher élevé et au tombeau. Mais vous, ainsi que la coutume le veut, saluez la morte qui s'engage dans son dernier chemin.

LE CHOEUR.

Je vois ton père qui vient d'un pied senile, et les ser- viteurs qui portent dans leurs mains les ornements, honneur des morts.

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^gi ALKÈSTIS.

PHÉRÊS,

Je viens^ fils, souffrir de tes maux, car tu as perdu une excellente et chaste femme, et nul ne dira le contraire ; mais il faut supporter ce malheur, bien qu'il soit lourd à supporter. Reçois ces ornements, et qu'ils soient déposés sous terre. Il convient d'honorer le corps de celle qui est morte pour sauver ta vie, mon fils, qui ne m'a pas privé d'enfants et qui ne m'a pas permis de me consumer, sans toi, dans une morne vieillesse. Elle a valu une très grande gloire à toutes les femmes, ayant osé cette noble action. O toi, qui m'as conservé mon fils, et qui m'as relevé quand je tombais, salut I Et puisses-tu être heureuse dans les demeures d'Aidés I Je le dis, ce sont de tels mariages qu'il faut aux mortels ; sinon, il est inutile de se marier.

ADMËTOS.

Tu n'es pas venu à ces funérailles, appelé par moi, et ta présence n'est pas pour moi parmi les choses agréables. Jamais celle-ci ne revêtira ces ornements qui viennent de toi, et elle sera ensevelie sans avoir besoin de rien qui t'appartienne. Il te fallait gémir quand je périssais. Tu es resté éloigné, laissant mourir une plus jeune, bien que tu sois vieux, et maintenant tu pleures cette morte. Tu n'es donc pas mon père, ni celle-ci ma mère, elle qui dit m'avoir enfanté ; mais, d'un sang servile, j'ai été furti- vement supposé aux mamelles de ta femme. Tu as montré par cette preuve qui tu es, et je ne pense pas que je sois ton fils. Assurément, tu l'emportes sur tous par la lâcheté^ toi qui, étant très âgé et parvenu au terme de la vie, n*as voulu ni osé mourir pour ton fils. Mais vous avez laissé mourir cette femme étrangère, que je regarde, seule, et

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ALKÊSTIS. 595

justement, comme mon père et comme ma mère- Certes, tu auraÎ5 Hvré un beau combat en mourant pour ton fils, et il ne te restait qu'an temps bien court à vivre; et moi, je vivrais, et elle aussi vivrait le reste de la vie, et je ne gémirais paSj privé de ma femme* Et cependant, tu as en partage tout ce qu'un homme heureux peut avoir. Tu as passé ta jeunesse dans la royautéj et j'étais ton filSj héritier de tes demeures et tu ne serais pas mon sans cnfantS;, laissant ta maison en proie à d'autres* Tu ne diras pas, pourtant, qu'ayani méprisé ta vieillesse^ tu m'as livré à la mort, moi qui t*ai grandement respecté ; et c'est pour cela que, toi et ma mère, vous me récompenser ainsi 1 Engendre donc promptement d'autres enfants qui te nourrissent dans ta vieillesse, et qui^ morts, ornent ton corps, et l'exposent publiquement* En effet, je ne t'enseveli- rai point de ma main, car je suis mortj autant qu'il dépendait de toi; et, sij ayant eu un autre sauveur, je vois la lumière, je me dis le fils de celui-ci ei le gardien de sa vieillesse. C'est donc faussement que les vieillards souhaitent de mourir, maudissant la vieillesse et le long espace de la vie. Si la mort approchai personne ne veut mourir) et, désormais, la vieillesse n'est plus un lourd fardeau pour eux.

LE CHOEUR.

Cessez r C'est assez du malheur présent, 6 fils [ n'irrite pas outre mesure Tesprit de ton père.

PHÉRiS-

O enfant, qui injuries-tu î Est-ce quelque Lydien ou quelque Phrygien acheté pour de l'argent ? Ne sais-tu pas que je suis thcssalien, sorti d'un père thessalien^ et libre î Tu m'outrages outre mesure. Mais, après m'avoir

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394 ALKËSTIS.

jeté ces injures de jeune homme, tu ne t'en iras pas im- puni. Je fai engendré et élevé pour être le maître de ma demeure, mais je ne dois pas mourir pour toi, car ce n'est pas une loi des aïeux, ni de la Hellas, que les pères mourront pour leurs enfants. Heureux ou malheureux, à chacun sa destinée. Tu possèdes tout ce qui devait te venir de moi ; tu commandes à beaucoup, et je te laisserai d'innombrables plèthres de terre ; car j'ai reçu ces biens de mon père. Quel outrage t'ai-je donc fait > De quoi t'ai-je privé ? Ne meurs pas pour moi, ni moi pour toi. Tu te réjouis de voir la lumière; penses-tu que ton père ne se réjouisse pas de la voir aussi ? Je songe qu'il est long le temps passé sous la terre, et que la vie est courte, mais douce. Toi qui te débattais impudemment pour ne pas mourir, tu vis, évitant ta destinée et tuant celle-ci I Puis, tu m'accuses de lâcheté, ô le pire des hommes, vaincu par cette femme qui est morte pour toi qui es un beau jeune homme I Certes, tu as habilement réfléchi, afin de ne jamais mourir, si tu dois persuader à chaque femme de toujours mourir pour toi I Et tu insultes tes amis qui n'ont pas voulu le faire, quand toi-même es si peu courageux ? Tais-toi, et réfléchis que, si tu aimes ta propre vie, tous aiment aussi la leur. Mais, si tu m'in- sultes, tu entendras de moi des injures qui ne mentiront pas.

LE CHOEUR.

C'est trop d'injures, maintenant et auparavant. Cesse, vieillard, de jeter avec bruit ces malédictions à ton fils.

ADMÈTOS.

Parle, puisque j'ai parlé ; mais si tu te plains d'entendre la vérité, il ne fallait pas faillir envers moi.

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ALKÈSTIS. 39^

J'eusse été plus coupable en mourant pour toi,

A DM ET OS-

Est-il donc égal de mourir jeune ou vieux ï Nous ne devons vivre qu'une fois, et non deux-

ADMÈTOS,

Aiîisîj tu veux vivre plus longtemps que Zeus !

CHÈRES.

Tu maudis tes parents, qui ne font fait aucun mail

ADMETOS,

y M compris que tu aimes à vivre longtemps,

PHËRÉS.

N*emportes*tu pas ce cadavre qui tient ta place?

ADMËTOS.

O le pire des hommes, c'est la preuve de ta lâcheté I

PtltRÈS*

Du moins, tu ne diras pas qu^elle est morte pour moi.

ADMËTOS.

Hëla$ t Puisses-tu j un jour^ avoir besoin de moi 1

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596 ALKÈSTIS.

PHÉRÊS.

Épouse une fpule de femmes, afin qu'il y en ait davan- tage à mourir pour toi !

ADMÈTOS.

Ceci est une honte pour toi, car tu n'as pas voulu mourir.

PHÉRÊS.

Cette lumière divine m'est chère, bien chère.

ADMÈTOS.

Ce sentiment est lâche, et indigne d'un homme.

PHÉRÈS.

Tu ne te réjouiras pas de porter mon vieux corps.

ADMÈTOS.

Tu mourras cependant, mais tu mourras déshonoré.

PHÉRÈS.

Mort, peu m'importe qu'on parle mal de moi !

ADMÈTOS.

Hélas I hélas I Que la vieillesse est impudente !

PHÉRÈS.

Celle-ci n'a pas été impudente, mais, certes, insensée.

ADMÈTOS.

Va f et laisse-moi ensevelir ce cadavre.

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ALKÈSTIS. 597

PHÉRÊS.

Je m'en vais. Ensevelis celle que tu as tuée I Mais tu seras châtié par tes proches. Certes, Akastos ne sera plus un homme, s'il ne venge sur toi le meurtre de sa sœur.

ADMËTOS.

Que tu périsses toi-même, et périsse aussi celle qui habite avec toi ! Vieillissez comme vous le méritez, privés de votre fils encore vivant, car vous ne rentrerez pas sous le même toit que moi. Même si je pouvais, à l'aide des hérauts, renoncer à la demeure paternelle qui est tienne, j'y renoncerais I Pour nous, car il faut supporter le malheur présent, posons ce cadavre sur le bûcher.

LE CHOEUR.

Hélas I hélas 1 Malheureuse à cause de ton courage, ô bien née et- la meilleure des femmes, salut! Que Hermès souterrain te soit bienveillant, et que Aidés t'accueille ! Et si, là, les bons sont récompensés, aie ta part de ces biens, et assieds-toi auprès de l'épouse d'Aidés !

UN SERVITEUR.

Je cotmais ^éjà, à la vérité, de nombreux hôtes venus de divers lieux dans les demeures d'Admètos, et je leur ai servi de la nourriture ; mais je n'ai pas encore reçu à ces foyers un hôte plus brutal. D'abord, voyant mon maître affligé, il est entré et a osé passer le seuiL Ensuite,* sachant le malheur qui nous frappe, il n'a pas reçu avec modération les dons. hospitaliers ; et ce que nous ne lui apportons pas, il comdiande.de l'apporter* Puis^ saisissant

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398 ALKÈSTIS.

dans sa main une coupe couronnée de lierre, il boit le vin pur de la grappe noire, jusqu'à ce que la flamme du vin Fait échauffé ; et il couronne sa tête de rameaux de myrte, et il hurle comme un insensé ; et on pouvait enten- dre un double chant, car il chantait, s'inquiétant peu des maux qui sont dans la demeure d'Admètos ; et nous, ser- viteurs, nous pleurions notre maîtresse -, et, cependant, nous ne montrions pas à notre hôte nos yeux mouillés de larmes, car Admètos nous en avait donné Tordre. Et, maintenant, moi, dans les demeures, je donne un repas à un étranger, à quelque voleur rusé, à quelque brigand ! Et ma maîtresse sort des demeures, et je n'ai pu la suivre ni lui tendre la main, pleurant cette maîtresse qui était comme une mère pour tous les serviteurs et pour moi 1 En effet, elle nous épargnait beaucoup de maux, en apai- sant la colère de son mari. N'éprouvé-je donc pas une juste haine pour cet étranger qui est survenu au milieu de nos douleurs }

HËRAKLËS.

Holà I toi ! Pourquoi regardes-tu d'un air grave et inquiet ? Il ne convient pas qu'un serviteur semble triste aux hôtes, et il doit leur faire bon accueil. Or, toi, en voyant ici un ami de ton maître, tu le reçois avec un visage triste et des sourcils froncés, et soucieux de quel- que malheur étranger! Approche, afin de devenir plus sage. Sais-tu quelle nature ont les choses mortelles? Je pense que tu ne le sais pas, car d'où le saurais-tu ? Mais écoute-moi : il est nécessaire que tous les hommes meurent, et il n'est aucun mortel qui sache s'il vivra

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ALKÈSTIS. 399

demain. Le cours de la fortune est incertain, on ne sait il va, nul ne peut nous l'enseigner, aucune science ne peut le révéler. Donc, instruit de ceci par moi, réjouis-toi, bois, vis au jour le jour, et laisse le reste à la fortune 1 Honore aussi Kypris qui est la plus douce des Déesses pour les mortels. En effet, c'est une aimable Déesse. Laisse tout le reste, et obéis à mes paroles, si je te semble avoir bien parlé, et certes, je le pense. Ainsi, chassant une trop grande tristesse, ne veux^tu pas boire avec moi et passer ces portes, couronné de fleurs? Certes, je sais que le bruit des coupes, te retirant de cette tristesse et de ce chagrin, te conduira à bon port. Puisque nous sommes mortels, il convient que nous nous conformions aux choses mortelles. En effet, pour tous les hommes tristes et austères, selon que j'en juge, la vie n'est pas la vraie vie, mais une calamité.

LE SERVITEUR.

Je sais cela ; mais ce que j'éprouve n'appelle ni le rire ni les festins.

HÈRAKLËS.

Cette morte est une femme étrangère ; ne gémis pas outre mesure, car les maîtres de cette demeure sont vivants.

LE SERVITEUR.

Comment, vivants? Tu ne sais pas les maux qui sont dans la demeure.

HËRAKLËS.

A moins que ton maître m'ait trompé.

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400 ALKÈSTIS.

LE SERVITEUR.

Il est beaucoup trop, beaucoup trop Tami de ses hôtes.

HÈRAKLËS.

Convenait-il, à cause des funérailles d'une étrangère, qu'il ne me traitât pas bien ?

LE SERVITEUR.

Certes, elle n*étaît pas trop étrangère !

HÊRAKLÉS.

Y a-t-il donc ici quelque malheur qu'il ne m'a pas dit >

LE SERVITEUR.

Sois heureux ! C'est à nous de nous attrister des maux de nos maîtres.

HËRAKLËS.

Cette parole n'indique pas un malheur étranger.

LE SERVITEUR.

Autrement, je ne m'attristerais pas de te voir assis au festin.

HÈRAKLÊS.

Aurais-je donc souffert une grave injure de la part de mes hôtes ?

* LE SERVITEUR.'

Tu n'es pas venu opportunément dans les demeures, afin d'y être accueilli par nous, car nous sommes dans le deuil, et tu vois nos cheveux rasés et nos péplos noirs.

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ALKËSTIS. 401

HËRAKLËS.

.. Qui donc est mort? Est-ce un des enfants? Est-ce le vieux père ? »

LE SERVITEUR.

C'est la femme même d'Admètos qui est morte, ô étranger !

HËRAKLËS.

Que dis-tu ? Et, cependant, vous me donniez Thospi- talité ?

LE SERVITEUR.

En effet, il craignait de te repousser de cette demeure.

HËRAKLtS.'

O malheureux ! quelle femme tu as perdue !

LE SERVITEUR.

Nous périssons tous ; elle ne périt pas seule.

HËRAKLËS.

Je l'ai pressenti, en voyant ses yeux qui pleuraient, sa chevelure rasée et son visage ; mais il m'a persuadé, en me disant qu'il allait ensevelir un corps étranger. Ce n'était pas de bon gré, qu'ayant passé les portes, je buvais dans la demeure d'un homme hospitalier frappé d'un tel malheur. Et me voici, assis au festin et couronné de fleurs I Mais toi, tu ne m'as pas dit que cette demeure était frappée d'une telle calamité I l'ensevelit-on ? irai-je, afin de la trouver l

I 26

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402 ALKÊSTIS.

LE SERVITEUR.

Dans la route qui mène droit à Larissa. Tu verras un tombeau de marbre poli, hors du faubourgi

HËRAKLÈS.

O mon cœur, qui as tant osé I ô mon âme, montre aujourd'hui quel fils la Tirynthienne Alkmèna, fille d'Elektryôn, a conçu de Zeus I II me faut sauver cette femme qui vient de mourir, et rétablir Alkèstis dans cette demeure, et rendre ainsi grâce à Admètos. J'irai vers la Reine des morts, couverte de noirs péplos, vers Thanatos 1 Je l'épierai, et j'espère la trouver buvant auprès du tom- beau le sang des victimes. Et si, lui ayant tendu un piège et m'élançant de mon embuscade, je puis la saisir, je l'en- tourerai de mes bras ; et personne ne pourra me l'arra- cher, les flancs déchirés, avant qu'elle ne m'ait rendu cette femme I Mais, si je suis frustré de cette proie, si elle ne vient pas au gateau sanglant, je descendrai sous terre, dans l'obscure demeure de Korè et du Roi Aidés, et je demanderai Alkèstis, et j'ai confiance de la ramener sur la terre, et de la remettre aux mains de l'hôte qui m'a reçu dans ses demeures, qui ne m'a point renvoyé, bien que frappé d'un cruel malheur, et qui me l'a caché, me res- pectant, généreux qu'il est ! Est-il un homme plus hospi- talier parmi les Thessaliens et les habitants de la Hellas ? C'est pourquoi, il ne dira pas qu'il a été bienveillant pour un ingrat, ayant été lui-même si généreux.

ADMÈTOS.

Hélas, hélas! triste accès, triste aspect de mes demeures

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ALKÈSTÏS,

40Î

vides î hélas sur moi! ah f hélas I Oii îra!-jeï m*ar- rèteraï-je? Que dirai-je? Que ne dîrai-je pas? Puissé-je périr! Certes, ma mère m'a enfanté pour être très mal- heureux l J'envie le bonheur des mortSj je les aime, je désire habiter leur demeures! En effet, je ne me ré|DUJS plus de voir la lumière, ni de marquer la trace de mes pieds sur la terre, après que Thanatos a livré un tel gage à Aidés 1

LE CHOEUR,

Sirùphf /,

Avance 1 avance 1 Entre dans la profondeur des de^ meures.

ADMlTOS.

Hélas t

Li CHCeCR.

Tu souffres des maux lamentables,

ADMËTOS,

Ahl hélas 1

LE CHOGUA.

Tu es dans la douleur, je le sais bien,

ADMÈTOS.

Hélas! hélas I

LE CHOEUR*

Tu n'es d'aucun secours à la morte.

ADMÈTOS<

Hélas sur moi l

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4C4 ALKËSTIS.

LE CHOEUR.

Ne plus voir le cher visage d'une femme si chère, que cela est triste 1

ADMÈTOS.

Tu rappelles ce qui déchire mon cœur. Quel plus grand malheur, en effet, pour un homme, que de perdre une épouse fidèle I Plût aux Dieux que, par suite du mariage, je n'eusse jamais habité ces demeures avec elle ! J'envie le bonheur des mortels qui n'ont ni femmes ni enfants. Ils n'ont qu'une seule âme, et c'est un léger fardeau que de ne souffrir que pour elle; mais on ne peut supporter de voir ses enfants malades, ou son lit nuptial dévasté, quand on pouvait passer toute sa vie sans enfants et sans femme.

LE CHOEUR.

Antistrophe /. La destinée, l'inévitable destinée est !

ADMÊTOS.

Hélas!

LE CHOEUR.

Et tu ne mets point de fin à tes maux !

ADMÈTOS.

Hélas!

LE CHOEUR.

Ceci est lourd à supporter, mais cependant...

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ALKÈSTIS. 40|

ADMÈTOS.

Hélas l hélas!

LE CHOiUR.

Supporte-Je. Tu n'es pas le premier qui ait perdu,»*

ADMËTÛ£.

Hélas sur moi!

LE CHCiUR.

Une femme- Toute sorte de calamités diverses accable diversement les mortels,

A DMËTOS.

O longs deuils 1 O douleurs, ^ cause des amis qui sont sous la terre I Pourquoi m*as-tu empêche de me jeter au moîas dans la fosse creuse elle est ensevelie, afin que jçsois ctendu mort auprès de la meilleure des femmes? Au lieu d'une seule âmej Aidés aurait reçu deux âmes très fidèles traversant ensemble le Marais souterrain,

LE CHOEUR.

Strophe îh

J'avais un proche parent donc le fils unique^ digne d^ètre pleurai, mourut dans les demeures; cependant^ il supporta ce malheur avec modération^ bien que privé d'enfancsj ayant déjà des cheveux blancs, et courbé par ràgc.

AOMtTOS.

O murailles des demeures! Comment entrer? Comment y habiterj après ce revers de fortune ? Hélas sur moi 1 La

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406 ALKÈSTIS.

différence est grande en effet. Alors, j'entrais, avec les torches Péliennes, au bruit des chants nuptiaux, et tenant la main de ma chère femme. Une foule d'amis suivait bruyamment, nous proclamant heureux, cette morte et moi, parce que nous étions Eupatrides l'un de l'autre, époux et issus de noble race. Et, maintenant, ce sont des lamentations au lieu de chants nuptiaux -, et, au lieu de péplos blancs, ce sont de noirs vêtements qui m'acconi- pagnent au lit désert de la chambre nuptiale I

LE CHOEUR.

Antistrophe IL

Cette douleur t'est survenue, au milieu de ta fortune heureuse, quand tu n'avais pas encore souffert; mais tu conserves la vie et l'âme. L'épouse est morte et te laisse son amour; qu'y a-t-il en cela de nouveau? La mort a déjà séparé bien des hommes de leur femme.

ADMÊTOS.

Amis, je pense que la destinée de ma femme est plus heureuse que la mienne, bien qu'on puisse n'en pas juger ainsi. Désormais, en effet, aucune douleur ne l'atteindra, et la voici glorieusement affranchie de bien des misères ; mais, moi, qui devrais ne plus vivre, ayant passé le moment fatal, je traînerai une vie lamentable 1 Je le sens mainte- nant. Comment aurai-je le courage d'entrer dans ces demeures? A qui parler? Qui me parlera? Comment retrouver le doux entretien ? me tourner? La solitude des demeures me chassera, quand je verrai le lit désert de l'épouse et les thrones elle s'asseyait, et le plan- cher sali sous les toits I Et mes enfants, prosternés à mes

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ALKÈSTIS* 407

genoux^ pleureront leur mère, et les serviteurs pleure- ront aussi une telle maîtresse dans la demeure. Ce sera ainsi dans la maison ; et, au dehors, les noces des Thessa- liens et les nombreuses assemblées de femmes me tour- menteront, et je n'aurai pas le courage de regarder celles qui ont le même âge que ma femme ! Chacun de mes ennemis dira de moi ceci : Voilà celui qui a la honte de vivre, et qui n'a' pas osé mourir, et qui, par lâcheté, a livré celle-ci à la morti Et cependant, il se croit un homme ! Et il hait ses parents, quand lui-môme n'a pas voulu mourir I Outre mes maux, telle sera ma renom- mée. Pourquoi donc souhaiterais-je de vivre, amis, afBigé d'une mauvaise renommée et d'une mauvaise fortune ?

LE CHOEUR.

Strophe /.

J'ai été transporté par la Muse aux régions ouraniennes, et j'ai étudié bien des choses, et je n'ai rien trouvé de plus puissant que la Nécessité, ni les remèdes inscrits sur les tablettes Thrèkiennes et enseignés par Orpheus, ni ceux, autant qu'ils sont, que Phoibos a transmis aux Âsklèpiades, pour venir en aide aux mortels souffrants.

Antistrophe L

Elle est la seule Déesse dont on ne puisse approcher les autels ni les images. Elle ne reçoit point de victimes. G vénérable! ne sois pas pluS cruelle pour moi que tu ne l'as été déjà dans ma vie ! En effet, tout ce que Zeus approuve est accompli par toi. Tu domptes par la force

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468 ALKËSTIS.

le fer qu'on trouve chez les Khalybes, et il n'y a nul res- pect dans ton cœur inflexible 1

Strophe II,

Toi, que cette Déesse a saisi dans les étreintes inévita- bles de ses mains, reprends courage, car, jamais, en pleu- rant, tu ne ramèneras au jour les morts qui sont sous terre. Les enfants des Dieux vont aussi dans les ténèbres et dans la mort. Alkèstis nous était chère quand elle était avec nous, et elle nous est encore chère, quoique morte ; car tu avais pris pour compagne la plus généreuse de toutes les femmes.

Antistrophe IL

Que le tombeau de ta femme ne semble point tel que celui des autres morts; mais qu'il soit honoré à l'égal des Dieux, et vénérable aux voyageurs I Et celui qui passera sur le chemin dira : Celle-ci mourut autrefois pour son mari, et maintenant elle est une Déesse heureuse ! Salut, ô vénérable, et sois-nous bienveillante 1 Elle sera saluée de telles paroles.

Mais il me semble, Admètos, que voici le fils d'Alkmèna qui s'approche de la demeure.

HÈRAKLËS.

H faut parler librement à un ami, Admètos, et ne rete- nir, en se taisant, aucun reproche dans son cœur. Moi, qui, présent, assistais à ton malheur, je pensais être traité comme un ami sincère ; et, cependant, tu ne m'as point confié que ce corps était celui de ta femme; mais tu m'as

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ALKÈSTIS. 409

donné rhospftalîtë dans les demeures, comme si tu n*éraîs inquiet que d*ua malheur étranger. Et j*aî cou- ronné ma tète, et j'ai offert aux Dieux des libations dans tes demeures qui gémissent. Êr, certes^ je me plains, je me plains de ceci. Cependant^ je ne veux pas t'atErister dans tes douleurs, et je te dirai enfin pour quelle cause je suis revenu ici- Reçois de moi cette femme-ci, etgarde- Ji jusqu'à ce que je revienne, ramenant les chevaux Thrèkiens, après avoir tué le tyran des Bistones, Si je subis la destinée, et plaise aux Dieux que cela ne soit paSj car je les prie de m 'accorder le retour, je te donne cette femme pour qu'elle te serve dans ta demeure. Elle est tombée dans mes mains après un grand effort. Je me suis tfôuvéj en effet, à un combat public de dignes prix étaient offerts aux athlètes, et j'ai emmené celle-ci pour récompense de ma victoire. Pour les combats légers, des chevaux étaient réservés aux vainqueurs, et pour les combats plus sérieux, pugilat ou lutte, des boeufs, et, ensuite, cette femme. Comme j'étais par hasardj il m'eut été honteux de négliger ce prix glorieux. Mais, comme je Tai dit, il te faut prendre soin de cette femme, car je l'ai acquise, non par ruse, mais avec peine. Peut- être qu'un jour tu me rendras grâces,

ADMËTOS,

Ce n'est point en te méprisant, en te comptant au nombre de mes ennemis, que je t'ai caché la malheureuse destinée de ma femme; mais c'eût été une douleur ajoutée à ma douleurj que tu fusses allé dans la demeure d'un autre hôte. C* était assez pour moi de gémir sur mon mal- heur. Mais, si cela se peut, je te supplie, ô Roi, de con- fier cette femme à quelque autre Thessalien, qui n'a pas

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4IO ALKËSTIS.

subi ce que j'ai souffert, car tu as de nombreux hôtes parmi les Phéraiens. Ne me rappelle pas mes maux. Je ne pourrais, voyant celle-ci dans la demeure, retenir mes larmes. N'ajoute pas une nouvelle douleur à celles que j'éprouve; c'est assez de mon cruel malheur. En quelle partie des demeures pourra-t-on élever cette jeune femme? Car elle est toute jeune, comme l'indiquent ses vêtements et sa parure. Habitera-t-elle sous le toit des hommes? Et comment restera-t-elle chaste au milieu des jeunes hommes? Il n'est pas facile, Hèraklès, de retenir un jeune homme. Je songe à ce qui t'intéresse. La nour- rirai-je dans la chambre de la morte ? Et comment la met- tra i-je dans la chambre de celle-ci ? Je crains un double reproche, de la part des citoyens qui m'accuseraient de trahir celle qui a bien mérité de moi , en me couchant dans le lit d'une autre jeune femme, et de la part de cette morte, si digne d'être honorée de moi, et dont je dois tenir un grand compte. Mais, ô femme, qui que tu sois, combien tu as une forme semblable à celle d'AlkèstisI Hélas ! Par les Dieux, éloigne cette femme de mes yeux ! Ne me tue pas, moi qui suis perdu ! Il me semble, en eflFet, en la regardant, voir ma femme ! Elle trouble mon cœur, et des sources de larmes jaillissent de mes yeux. Oh I malheureux que je suis I Voici que je ressens combien mon deuil est cruel 1

LE CHOEUR.

Je ne pourrais, assurément, te féliciter de ta fortune présente ; mais, quel que soit le don d'un Dieu, il te faut le subir.

HËRAKLÈS.

Plût aux Dieux que j'eusse une puissance assez grande

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ALKÈSTIS, 411

pour ramener ta femme des Demeures souterraines à la lumière, et te rendre ce service I

ADMÈTOS.

Certes, je sais que tu le voudrais; mais comment cela se pourrait-il > Cela ne se peut. Les morts ne reviennent point à la lumière.

HËRAKLËS.

Ne passe point toute mesure. Supporte ton mal avec modération.

ADMÈTOS.

11 est plus facile d'exhorter les autres que de supporter son propre mal.

HËRAKLËS.

Si tu veux toujours gémir, qu'y gagneras-tu ?

ADMËTOS.

Je sais, mais un charme m'entraîne.

HËRAKLÈS.

Aimer une morte n'amène que des larmes.

ADMÈTOS.

Elle me tue, et plus encore que je ne puis dire !

HËRAKLÈS.

Tu as perdu une femme excellente; qui le niera?

ADMÈTOS.

C'est pourquoi je ne me réjouis plus de vivre 1

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412 ALKÊSTIS.

HÊRAKLÊS.

Le temps apaisera ton mal; maintenant il est encore violent.

ADMETOS.

Le temps? Tu dis bien, si le temps signifie la mort!

HÈRAKLÊS.

Une autre femme et le désir de nouvelles noces te consoleront.

ADMËTOS.

Tais-toi I qu'as-tu dit? Je ne m'attendais pas à cela.

HÈRAKLÊS.

Quoi donc? Tu n'épouseras plus de femme? ton lit res- tera vide?

ADMÈTOS.

Nulle femme ne couchera plus avec moi.

HËRAKLÊS.

Espères-tu servir ainsi cette morte?

ADMÈTOS.

qu'elle soit, il convient qu'elle soit honorée.

HÈRAKLÊS.

Je loue ceci, je le loue; cependant on t'accusera de démence.

ADMÈTOS.

Jamais tu ne m'appelleras du nom d'époux.

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ALKÊSTIS. 415

HÊRAKLËS.

Je te loue, parce que tu es Tami fidèle de ta femme.

ADMÊTOS.

Que je meure, si je la trahis, bien qu'elle ne soit, plus!

HÊRAKLÊS.

Reçois maintenant celle-ci dans ta noble demeure.

ADMÈTOS.

Non! Je t-en supplie, par Zeus qui t'a engendré 1 '

HËRAKLÈS.

Tu seras en faute, si tu ne le fais pas.

ADMÈTOS.

Et si je le fais, je serai mordu de douleur au cœur.

HÊRAKLÈS.

Consens I cette grâce, en effet, sera peut-être oppor- tune.

ADMËTOS.

Hélas! Plût aux Dieux que tu n'eusses jamais conquis celle-ci I

HËRAKLÈS,

Cependant, tu es victorieux avec moi.

ADMÈTOS.

Tu as bien parlé; mais que cette femme sorte!

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414 ALKÈSTIS.

HÈRAKLÈS.

Elle s'en irai s'il le faut; mais, avant tout, vois s'il le faut.

ADMÊTOS.

Il le fauti à moins que tu en sois irrité contre moi.

HËRAKLÊS.

Moi aussi, je sais pourquoi j'insiste autant.

ADMÊTOS.

Emporte-le donc; mais ce que tu fais ne m'est pas agréable.

HËRAKLÊS.

Un temps viendra tu m'approuveras. Obéis seu- lement.

ADMÊTOS.

Menez-la I puisqu'il faut la recevoir dans les demeures.

HËRAKLÊS.

Je ne confierai pas cette femme à tes serviteurs.

ADMÊTOS.

Introduis-la toi-^même, si cela te plaît.

HËRAKLÊS.

Je la remettrai plutôt dans tes mains.

ADMÊTOS.

Je ne la toucherai pas ; mais il lui est permis d'entrer dans la demeure.

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ALKÈSTIS, 415^

HÉRAKLÊS.

Je la confie à tes seules mains.

ADMÊTOS.

Roi I tu me contrains d'agir contre ma volonté !

HÈRAKLÊS.

Ose tendre la main, et toucher l'Étrangère.

ADMÊTOS.

Je tends la main^ comme si je voyais la tête de Gorgô 1

HÊRAKLÉS.

La tiens-tu?

ADMÊTOS.

Je la tiens.

HÊRAKLÉS.

Bien. Garde-la donc, et tu diras que le fils de Zeus est un hôte généreux. Regarde-la, et vois si elle ne ressem- ble pas à ta femme. Cesse d'être affligé, et sois heureux !

ADMÊTOS.

O Dieux! Que dirai- je? Ce prodige est inespéré? Vois- je réellement ma femme, ou n'est-ce qu'une fausse joie qui me vient d'un Dieu qui se joue de moi?

HÊRAKLÊS.

Non I Tu vois ta femme elle-même.

ADMÊTOS.

Vois cependant si ce n'est pas quelque spectre sou- terrain 1

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4^6 ALKËSTIS.

HËRAKLÊS.

Tu n'as pas en moi, ton hôte, un évocateur d'âmes.

ADMÈTOS.

Est-ce bien ma femme que je vois, celle que j'enseve- lissais ?

HÉRAKLÈS. '

Certes I Mais je ne m'étonne pas que tu n'aies pas foi en la fortune.

ADMÈTOS.

Je la toucherai, je lui parlerai comme à ma femme vivante?

HERAKLES.

Parle-lui. Tu possèdes, en effet, tout ce que tu dési- rais.

ADMÈTOS.

O visage I ô corps de ma très chère femme ! Je te pos- sède contre toute espérance, quand je pensais ne plus te revoir !

HËRAKLËS.

Tu la possèdes, mais que les Dieux ne te l'envient plus I

ADMÈTOS.

O noble fils du très grand Zeus, sois heureux ! et que le Père qui t'a engendré te protège I Toi seul m'as tout rendu r Mais comment l'as-tu ramenée du Hadès à la lumière?

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/

ALKÈSTIS. 417

HÊRAKLËS

En combattant le Daimôn maître des morts.

ADMÊTOS.

Mais as-tu engagé le combat avec Thanatos?

HÈRAKLÊS.

Auprès du tombeau même, je l'ai brusquement saisie de mes mains.

ADMlTOS.

Mais pourquoi Alkèstis reste^-t-elle muette?

HÈRAKLÈS.

Il ne t'est pas permis de l'entendre parler avant qu'elle ait été purifiée des Dieux souterrains, et avant le troisième jour. Mais introduis-la dans la demeure, et, toujours juste, continue, Admètos, à respecter pieusement tes hôtes. Salut! Je pars et vais accomplir le travail qui m'est imposé par le fils de Sthénélos.

ADMÊTOS,

Reste avec nous et sois mon hôte.

HÈRAKLÈS.

Cela sera une autre fois; mais, aujourd'hui, il faut que je me hâte.

ADMÈTOS.

Sois donc heureux, et reviens! Que les citoyens et toute la Tétrarkhie célèbrent cet événement par des chœurs, et que les autels filment au milieu des sacrifices et des

I a;

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4j8 alkèstis.

prières I Car, maintenant, nous mènerons une vie meil- leure que celle que nous avons vécue. J'atteste, en effet, que je suis heureux I

LE CHOEUR.

Elles sont nombreuses et diverses les formes des événe- ments suscités par les Daimones \ et les Dieux les accom- plissent contre notre espérance. Ce qui semblait devoir arriver n'arrive pas, et un Dieu amène les choses inespé- rées. Ceci le prouve.

FIN D'ALKÈSTIS.

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VII

ANDROMAKHÈ

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VII

ANDROMAKHÉ

Andromakhé.

Le Choeur de Femmes.

Hermioné.

Ménélaos.

molossos.

Pèleus.

La Nourrice.

Orestès.

U N Messager.

Thétis.

Une Suivante.

ANDROMAKHÉ.

[ONNEUR de la terre asiatique, Ville Thè- baienne, d'où, autrefois, avec les délices d'une riche dot, je partis pour la royale demeure de Priamos, donnée en mariage à

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42» ANDROMAKHÉ.

Hektôr, afin d'avoir des enfants, moi, Andromakhè, heu- reuse alors, et, maintenant, plus malheureuse que nulle autre femme ne le sera jamais, j'ai vu mon mari Hektôr tué par Akhilleus, et le fils que j'avais conçu de lui, Astyanax, précipité des hautes tours, après que les Hellè- nes eurent pris la terre de Troia I Et moi, issue d'une très noble race, je suis venue dans la Hellas, et j'ai été donnée en esclave à l'insulaire Néoptolémos, comme récompense guerrière et sa part du sac de Troia. J'habite les champs voisins de Phthia et de la ville Pharsalia, la maritime Thétis habitait avec Pèleus, loin des hommes et fuyant leur fréquentation ; et le peuple Thessalien, en honneur des noces de la Déesse, nomme ce lieu Thétidéios. Le fils d' Akhilleus possède ici cette demeure, mais il permet à Pèleus de commander la terre Pharsalienne, ne voulant pas reprendre le sceptre au vieillard vivant. Et moi, unie au fils d' Akhilleus, j'ai conçu dans ces demeures et donné à mon maître un enfant mâle. Et, jusqu'ici^ bien que gisant dans le malheur, j'avais toujours espéré que, mon fils vivant, je trouverais quelque appui et quelque secours contre mes maux ; mais depuis que le Maître a épousé la Lakainienne Hermionè et s'est détourné de mon lit d'es- clave, je suis tourmentée par elle de mauvais traitements. Elle dit, en effet, que, par des charmes secrets, je la rends stérile et odieuse à son mari, et que je veux commander au lieu d'elle dans la demeure et la chasser de son lit par la violence, moi qui ne l'ai occupé que contre mon gré, et qui, maintenant, l'ai quitté. Le grand Zeus sait que je ne suis entrée dans ce lit que contre ma volonté. Mais je ne t'en persuade pas, et elle veut me tuer, et son père Ménélaos aide sa fille en cela. Et, maintenant, il est dans ces demeures, étant venu de Sparta dans ce dessein.

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ANDROMAKHÊ. 4^^

Épouvantée, je suis accourue dans ce temple de Thétis, voisin des demeures, afin qu'elle empêche que je meure ; car Pèleus et les enfants de Pèleus révèrent ce temple comme un monument de noces de la Nèrèîs. Quant à mon fils unique, je l'ai fait partir secrètement pour une de- meure étrangère, craignant qu'on le tue. Car son père n'est pas auprès de moi pour me protéger, ainsi que son enfant, étant allé dans la terre des Delphiens, il va pour l'expiation de sa fureur contre Apollon, quand, parti pour Pythô, il demanda que Phoibos vengeât le meurtre de son père. Or, implorant le Dieu par sa faute passée, il s'efforce de se le rendre propice désormais.

LA SUIVANTE.

Maîtresse, je ne crains pas à la vérité de te nommer de ce nom, puisque je t'en jugeais digne dans ta demeure, quand nous habitions la terre de Troia. J'étais dévouée à toi et à ton époux vivant. Maintenant, je viens l'annoncer des nouvelles, craignant sans doute qu'un de nos maîtres me découvre, mais ayant compassion de toi. En effet, Ménélaos et sa fille ourdissent contre toi des desseins que tu dois redouter.

ANDROMAKHÊ.

O très chère compagne de servitude, car tu es esclave comme celle qui fut Reine autrefois* et qui est malheu- reuse maintenant, que font-ils? Quelles embûches dres- seht'ils, eux qui veulent me tuer, moi si malheureuse ?

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424 ANDROMAKHÊ.

LA SUIVANTE.

O lamentable! ils veulent tuer ton fits que tu as envoyé secrètement hors de la demeure.

ANDROMAKHÊ.

Hélas sur moi I A-t-on découvert mon fils que f avais éloigné? D'où vient cela?0 malheureuse, je meurs!

LA SUIVANTE.

Je ne sais; mais c'est d'eux-mêmes que je l'ai appris: Ménélaos est sorti de la demeure à la recherche de ton fils.

ANDROMAKHÊ.

Je meurs donc! O fils, deux vautours, t'ayant saisi, te tueront! Et celui que tu nommes ton père s'attarde encore à Pythô I

LA SUIVANTE.

En effet, je pense que, lui présent, tu ne serais pas malheureuse à ce point; mais, maintenant, tu es privée d'amis.

ANDROMAKHÊ.

Ne dit-on pas que Pèleus doive venir ?

LA SUIVANTE.

Il est trop vieux pour te venir en aide par sa présence.

ANDROMAlbHÊ.

Cependant, je l'ai fait appeler, et non une seule fois.

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ANDROMAKHË. ^2f

LA SUIVANTE.

Penses-tu donc qu'aucun de ces messagers s'inquiète de toi?

ANDROMAKHË.

D'où vient cela ? Veux-tu donc porter toi-même moD message?

LA SUIVANTE.

Mais que dirai-je, si je suis longtemps absente de la demeure ?

ANDROMAKHË.

Tu trouveras de nombreuses raisons, car tu es femme»

LA SUIVANTE.

11 y a du danger, car Hermîonè n'est pas une gardienne négligente.

ANDROMAKHË.

Tu le vois I tu abandonnes tes amis dans le malheur.

LA SUIVANTE.

Certes, jamais 1 Ne me fais point ce reproche. J'irai> car la vie d'une femme esclave n'est pas regrettable» dussé-je subir quelque malheur.

ANDROMAKHË.

Va donc I Pour moi je ferai monter vers TOuranos les gémissements et les lamentations dont je suis toujours la proie ; car c'est une consolation naturelle pour les fem- mes, dans leurs maux présents, de les avoir sans cesse à la bouche et sur la langue. Et je n'ai pas une seule raison>

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426 ANDROMAKHÉ.

mais bien plusieurs de gémir : ma patrie, Hektôr tué et la dure destinée à laquelle je suis liée et qui m'a indigne^ ment précipitée dans la servitude. Il ne faut dire d'aucun mortel qu'il est heureux, avant le suprême jour, et avant de savoir comment il est descendu mort dans le Hadès. Paris n'emmena pas une épouse, mais une Èrinnys dans la haute Ilios, quand il conduisit Helena vers son lit nuptial. A cause d'elle, ô Troia, le rapide Ares, venu avec les mille nefs de la Hellas, te ravagea par le fer et le feu, et le fils de la maritime Thétis traîna derrière son char, autour des murailles, Hektôr, mon mari, à moi malheu- reuse, et moi-même, arrachée de mon lit nuptial, je fus emmenée sur le rivage de la mer, la tête couverte du voile servile. D'abondantes larmes ruisselèrent de ma face, quand je laissai ma ville et mon lit nuptial, et mon mari dans la poussière. Hélas I malheureuse I que me ser- vait de voir encore la lumière pour être esclave d'Her- mionè? Accablée par elle, et suppliant l'image de la Déesse, je l'entoure de mes bras, et je me consume en larmes comme la goutte qui flue du rocher I

LE CHOEUR.

Strophe L

O femme, assise depuis longtemps sur ce sol et dans ce temple de Thétis que tu n'abandonnes pas, moi qui suis de Phthia je viens cependant vers toi qui es de race asiati- que, afin, si je le puis, de trouver un remède aux maux inextricables qui vous ont jetées, toi etHermionè, en une querelle odieuse, à cause du lit nuptial du fils d'Akhilieus, que tu possèdes avec elle.

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ANDROMAKHÈ. 427

Antistrophe L

Connais ta destinée, réfléchis au malheur présent dans lequel tu es tombée. Tu combats contre tes maîtres, une fille Ilienne contre les filles de Lakédaimôn. Laisse ce tem- ple qui reçoit les brebis offertes à la Déesse de la mer. Quelle utilité y a-t-il à consumer ton corps à cause des violences de tes maîtres ? Leur puissance te convaincra. Pourquoi tant d'efForts et de peines, quand tu ne peux rien?

Strophe II.

Allons I Quitte la splendide demeure delà divine Nèrèis, et reconnais que tu es esclave sur une terre étrangère, dans une ville étrangère, tu ne vois aucun de tes amis, ô très malheureuse, ô très misérable épouse I

Antistrophe II.

Car je suis pleine de compassion pour toi, femme Ilienne, qui es venue dans nos demeures ; mais je me con- tiens par crainte de mes maîtres, et je vois seulement ta destinée avec pitié, de peur que l'enfant de la fille de Zeus sache que je te suis bienveillante.

HERMIONÈ.

Je ne suis point venue, apportant, en prémices nup- tiales, de la demeure d'Akhilleus et de Pèleus, ces orne- ments d'or qui entourent ma tête et ces péplos aux cou- leurs variées qui revêtent mon corps; mais je les ai ap- portés de la terre Lakainienne Spartiate, et mon père

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428 ANDROMAKHÊ.

Ménélaos me les a donnés avec une grande dot, afin qu'il me soit permis de parler librement. Je réponds ainsi à vos paroles. Mais toi, qui es une femme captive et une esclave, tu veux, m'ayant chassée, posséder ces demeures, et, par tes philtres, je suis odieuse à mon mari, et, à cause de toi, mon ventre reste stérile; car l'esprit des femmes asiati- ques est habile en ces choses. C'est pourquoi je te répri- merai, et la demeure de la Nèrèis ne te sera d'aucun secours, ni l'autel, ni le temple, et tu mourras! Et si quel- qu'un des hommes, ou des Dietix, veut te sauver, il te faut, au lieu de ton ancien orgueil, devenir humble, te pros- terner à mes genoux, et balayer ma demeure, et répandre la rosée d'Akhéloos des vases d'or, et reconnaître sur quelle terre tu es. En eifet, il n'y a ici ni Hektôr, ni Priamos, ni richesse, mais une cité de la Hellas. Tu en es venue à ce point de démence, misérable que tu es ! d'oser coucher avec le fils d'un père qui a tué ton mari, et de concevoir des enfants de son meurtrier I Telle est la race des Barba- res : Le père s'unit à sa fille, et le fils à sa mère, et la sœur à son frère ; et les plus chers s'entretuent, et la loi ne défend rien de tout cela I N'introduis rien de tel parmi nous. Il n'est pas honnête, en effet, qu'un homme tienne les rênes de deux femmes ; mais quiconque ne yeut pas habiter une demeure honteuse doit se contenter d'une seule Kypris nuptiale.

LE CHOEUR.

La jalousie est chose propre aux femmes, et elles haïssent toujours grandement celles qui partagent le lit nuptial.

ANDROMAKHÊ.

Hélas 1 hélas I La jeunesse est mauvaise pour les mortels.

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ANDROMAKHÊ. 429

et il est mauvais que, dans la jeunesse, un homme ait des désirs iniques. Pour moi, je crains qu'étant ton esclave, cela ne fasse repousser ce que j'ai à dire, bien que j'aie de bonnes raisons à donner, et que, si j'ai raison, il m'en arrive malheur. Les grands qui ont beaucoup d'orgueil, supportent avec peine les raisons supérieures des petiu. Cependant, je ne me résignerai pas à me trahir moi-même. Dis, ô jeune femme, par quelle bonne raison aurais-je l'espoir de te chasser de tes noces légitimes? Parce que la cité Lakainienne est inférieure à celle des Phryges, ou que ma destinée l'emporte ec que tu me vois libre } Serait-ce que, par ma jeunesse et par ma beauté, orgueil- leuse de la grandeur de mes richesses et de mes amis, je veux posséder la demeure à ta place? Serait-ce pour enfanter, au lieu de toi, des enfants esclaves, charge misé- rable pour moi? Quelqu'un soufirira-t-il que mes enfants soient rois de Phthia, si tu n'en as pas? Les Hellènes, en efiet, m'aiment extrêmement! Je leur suis inconnue par Hektôr et par moi-même, et je n'étais pas reine des Phry- ges ! Ce n'est point à cause de mes philtres que l'époux te hait, mais tu ne sais point lui plaire. Car le vrai philtre est celui-ci : ce n'est point la beauté, 6 femme, mais ce sont les vertus qui charment les maris. Pour toi, si tu es blessée de quelque chose, tu dis que la cité Lakainienne est grande et que Skyros n'est rien, et tu te vantes de tes richesses au milieu des pauvres, et pour toi Ménélaos est plus grand qu'Akhilleus. C'est pour cela que ton mari te hait. Il faut qu'une femme, même si elle est donnée à un mauvais mari, lui complaise et ne lutte pas d'orgueil. Si tu avais été donnée à un mari roi de la Thrèkè, terre toute couverte de neige, le même homme fait entrer tour à tour plusieurs femmes dans son lit, les aurais-tu donc

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43P andromâkhè.

tuées } Et, insatiable de désirs, tu aurais donc déshonoré toutes les femmes ? Certes, cela est honteux. Si nous souf- frons de cette maladie du désir beaucoup plus que les hommes, nous en usons avec retenue, Otrès cherHektôr! si Kypris te troublait parfois, j'aimais, à cause de toi celles qui te plaisaient. Et, souvent, j'offirais ma mamelle à tes bâtards, sans te faire aucune peine. Et, ainsi, je me conci- liais mon mari par ma vertu ; mais toi, par jalousie, tu ne permets pas qu'une seule goutte de rosée aithérée arrive à ton mari. Femme I prends garde de surpasser ta mère en désirs de Thomme. Les enfants qui ont l'esprit sain doivent éviter les mauvaises moeurs de leurs mères.

LE CHOEUR.

Maîtresse, autant que tu le pourras, permets que je te persuade de te réconcilier avec celle-ci.

HERMIONÊ.

Pourquoi parler si arrogamment, et en venir à lutter de paroles avec moi, comme si toi seule étais honnête et que je ne fusse pas chaste ?

ANDROMÂKHÈ.

Tu ne l'es certes pas, au moins dans les paroles que tu prononces.

HERMIONÈ.

Que ton esprit ne soit point en moi, femme !

ANDROMÂKHÈ.

Tu es jeune, et tes paroles sont honteuses.

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ANDROMAKHÈ. ^^f

HERMIONË.

Tu ne parles point en effet, mais tu agis contre moi autant que tu le peux.

ANDROMAKHË.

Ne peux-tu subir silencieusement la douleur qui te vient de Kypris >

HERMIONË.

Quoi donc? N'est-ce pas ce qu'il y a de meilleur pour les femmes?

ANDROMAKHË.

Pour celles qui en usent bien ; sinon, cela est honteux.

HERMIONË.

Nous ne réglons pas notre Cité par les lois des Bar- bares.

ANDROMAKHË.

Ce qui est honteux ici n'est pas moins honteux là.

HERMIONË.

Certes, tu es habile ; mais cependant il te faut mourir.

ANDROMAKHË.

Vois-tu la statue de Thétis qui te regarde ?

HERMIONË.

Certes, elle hait ta patrie, à cause du meurtre d'Akhil. leus. ....

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4^2 ANDROMAKHÈ.

ANDKOMAKHË.'

C'est Helena, ta mère, qui l'a tué, et non moi.

HBRMIONË*

M'outrageras-tu donc outre mesure ^

ANDKOMAKHË.

Voici que je me tais et ferme ma bouche.

HERMIONË.

Parle sur la chose pour laquelle je suis venue.

ANDKOMAKHË.

Je dis que tu n'es pas sage comme il convient que tu le sois.

HEKMIONË.

Ne quitteras-tu pas le temple sacré de la Déesse de la mer^

ANDKOMAKHË.

Certes, si je meurs; sinon, je ne le quitterai jamais.

HERMIONË.

Cela est résolu, et je n'attendrai pas que mon mari revienne.

ANDKOMAKHË.

Et moi, avant son retour, je ne me livrerai pas à toi.

HERMIONË.

J'emploierai le feu, sans tenir compte de toi.

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ANDROMAKHÊ. 4^^

ANDROMAKHÊ.

AUume-le donc ! Les Dieux le sauront.

HERMIONÊ.

Je ferai à ton corps de brûlantes plaies.

ANDROMAKHÊ.

Égorge-moi^ souille de sang Tautel de la Déesse ; elle me vengera de toi.

HERMIONÊ.

O troupeau Barbare ! 6 dure obstination I Tu veux donc la mort? Mais moi je vais te chasser promptement de ton asile. J'ai contre toi un attrait certain. Mais je cache- rai ce que je veux dire; la chose elle-même se révélera promptement. Reste ferme. Quand même du plomb fondu te scellerait de toutes parts^ je t'arracherai d'ici avant que le fils d'Akhilleus, en qui tu te fies, soit revenu.

ANDROMAKHÊ.

Je me fie en lui. Ceci est étrange : Quelqu'un des Dieux a donné aux mortels des remèdes contre les ser- pents féroces; mais, contre ce qui est pire que la vipère et le feu, contre une femme méchante, nul n'a trouvé de remède, tant nous sommes une calamité pour les hommes I

LE CHOEUR.

Strophe I.

CerteSi il causa de grandes calamités, le fils de Maia et 1 a8

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434 ANDROMAKHÊ.

de Zeus, quand il vint dans les bois Idaiens, conduisant le char au beau joug des trois Déesses, pour le combat lamentable de la beauté, vers les étables du bouvier, vers le jeune pasteur solitaire dans sa demeure déserte!

Antistrophe /.

Quand elles furent arrivées dans les bois ombreux, les Déesses lavèrent leurs corps éclatants dans les eaux des sources de la montagne, et elles allèrent vers le fils de Priamos. Et elles luttaient entre elles de paroles flatteuses, et Kypris l'emporta par ses paroles habiles, douces à entendre, mais qui devaient amener l'amer renversement de la ville malheureuse des Phryges et des citadelles de Troia I

Strophe II,

Plût aux Dieux qu'elle eût jeté cette calamité par-des- sus sa tête, celle qui enfanta autrefois Paris, avant qu'elle l'eut envoyé habiter .le mont Idaîos, quand, auprès du Laurier sacré, Kasandra cria qu'il fallait tuer ce mortel fléau de la Ville de Priamos ! Vers qui n'alla~t-elle pas ? Qui d'entre les vieillards du peuple ne priait-elle pas, afin qu'on tuât l'enfant ?

Antistrophe IL

Le joug servile n'eût pas été imposé aux Iliennes^ et toi, femme, tu posséderais la demeure royale. Elle eût épargné à la Hellas les travaux douloureux que ses jeunes bommes ont endurés en errant pendant dix années autour de Troia ; les lits ne fussent pas restés déserts, et les vieillards n'eussent pas été privés de leurs enfants.

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andromâkhè. 43f

MÉNÉLAOS.

J'arrive, ayant pris ton fils que tu avais caché dans une autre demeure, à l'insu de ma fille. Tu pensais que cette image de la Déesse te protégerait et celui-ci chez ceux qui l'avaient caché, mais voici que tu es moins avisée que Ménélaos, femme I A moins que tu ne quittes ce lieu, celui-ci sera tué à ta place. Donc, choisis, ou de mourir, ou de voir cet enfant périr à cause de tes outrages en- vers moi et envers ma fille.

ANDROMAKHË.

O Renommée, Renommée, à des milliers de mortels qui n'étaient rien tu apportes une brillante existence ! J'estime heureux ceux qui doivent l'honneur de leur nom à la vérité; mais ceux qui ne le doivent qu'au mensonge, je pense qu'ils passent pour sages grâce au hasard. Est-ce toi qui, commandant aux plus vaillants des Hellènes, as enlevé autrefois Troia à Priamos, lâche que tu es > Toi, qui, d'après les paroles de ta fille encore enfant, montres une telle arrogance, et qui luttes contre une malheureuse femme esclave > Je ne te juge ni digne de Troia, ni vain- queur de Troia. 11 en est qui brillent au dehors et sont tenus pour sages, mais qui, au dedans, sont tels que tous les autres hommes, à moins qu'ils ne l'emportent par les richesses, car cela est toujours très puissant. Ménélaos, allons! cessons ces discours. Si je suis tuée par ta fille, si elle amène ma mort, elle ne pourra fuir l'expiation de ce meurtre ; et, devant tout le peuple, toi aussi, tu en seras coupable, car ta complicité t'accablera. Ou j'échap- perai à la mort, et tu tueras mon fils. Mais comment son père supportera-t-il d'une âme égale la mort de son fils ?

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436 ANDROMAKHÈ.

Troia ne Ta point nommé un lâche comme toi ; il va il faut qu'il aille, et il se montrera cligne de Pèleus et de son père Akhilleus. 11 chassera ta fille de ses demeures. Et toi, en mariant celle-ci à quelque autre, que diras-tu > Qu'elle a fui un mauvais mari par pudeur? Mais ce sera faux. Qui l'épousera ? La garderas-tu sans mari, veuve et vieillissant dans ta demeure? 6 homme misérable! ne vois-tu pas les maux innombrables qui t'attendent ? Par combien de concubines ne voudrais-tu pas voir ta fille oifensée, plutôt que de subir ce que je t'annonce? Il ne faut pas, pour peu de chose, se préparer de grands maux, et si nous, femmes, nous sommes un tel fléau, les hommes ne doivent pas ressembler aux femmes. Pour moi, en effet, si j'ai empoisonné ta fille à l'aide de phil- tres, comme elle le dit, et rendu son ventre stérile, le voulant ainsi et n'y étant point contrainte, je ne m'attache plus à cet autel, et je me soumettrai au jugement de ton gendre qui ne m'infligera pas un moindre châtiment, à moi qui le prive de postérité. C'est ainsi que je pense. Mais je crains une chose seulement de toi : c'est pour une querelle de femme que tu as renversé la malheureuse ville des Phryges I

LE CHOEUR.

Tu as parlé trop audacieusement, toi, femme, à des hommes, et ta modestie a lancé trop loin les traits de ton esprit.

MÉNÊLAOS.

Femme, ceci est peu de chose en effet, peu digne de ma puissance, comme tu le dis, et de la Hellas ; mais, sache bien que, pour quelque homme que ce soit, obte-

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ANDROMAKHÈ. 437

nir ce qu'il veut, vaut mieux que prendre Troia. Et mot, je viens à l'aide de ma fille car je pense que c'est un grand outrage que d'être privée du lit nuptial. Une femme peut supporter d'autres maux moindres, mais qui perd son mari, perd la vie. Il convient que celui-ci commande à mes esclaves, et ma fille à ceux de son mari, et moi en outre, car il n'y a point de bien particulier entre amis, et tout est commun entre de vrais amis. Mais, pendant qu'ils sont absents, je ne veille pas pour le mieux sur leurs biens, j'agis en lâche et non en homme sage. Lève-toi donc et sors de ce temple de la Déesse, car, si tu meurs, cet enfant échappera à sa destinée. Si tu refuses de mourir, je le tuerai, car il est nécessaire que l'un de vous deux perde la vie.

ANDROMAKHÈ.

Hélas sur moi I Tu m'obliges à un choix cruel. Malheu- reuse en choisissant et malheureuse en ne choisissant pas! O toi qui médites de grands maux pour peu de chose, écoute : pourquoi me tuer ? Pourquoi } Quelle ville ai-je trahie } Lequel de tes enfants ai-je tué ? Quelle demeure ai-je brûlée H'ai couché de force avec mon maître, et c'est moi, et non lui, auteur de ces maux, que tu vas tuerl Le principe omis, tu te jettes sur la conclusion. Hélas sur moi, à cause de ces maux 1 ô misérable patrie ! Que d'indignes soufirances je subis I Qu'avais-je besoin d'enfanter et d'ajouter un double fardeau à ce premier poids ) Mais pourquoi me lamenter sur ces choses et non sur les misères présentes, moi qui ai vu le cadavre de Hektôr traîné derrière un char, et Iltos misérablement incendiée, et moi*méme traînée par les cheveux sur les nefs des Argiens, et, dès mon arrivée à Phthia, mariée

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4^3 ândromakhè.

aux tueurs de Hektôr? En quoi donc m'est-il doux de vivre ? Vers quoi me faut-il regarder ? Vers ma destinée passée ou présente ? Un seul fils m'était resté, œil de ma vie, et ils vont le tuer, parce que cela leur plaît. Non, certes, il ne périra pas pour sauver ma misérable vie! En lui est ma dernière espérance qui est de le sauver, et ce serait un opprobre pour moi de ne pas mourir pour mon fils. Voici que je quitte l'autel ; je me livre entre vos mains pour être égorgée, massacrée, pendue par le cou I O fils, moi, ta mère, afin que tu ne meures pas, je vais dans le Hadès 1 Si tu échappes à la mort, souviens-toi de ta mère et de ce que j'ai souffert en périssant, et dis à ton père, tandis qu'il t'embrassera, dis-lui, en versant des larmes et en l'entourant de tes bras, quels maux j'ai soufferts. Pour tous les hommes, les enfants sont la vie. Si quelqu'un les en blâme, ne connaissant pas le bonheur d'avoir des enfants, et s'il n'en souffre pas, il est heureux dans le malheur.

LE CHOEUR.

J'ai compassion de toi, ayant entendu tes paroles. Les calamités de tous les mortels, fussent-ils étrangers, sont dignes de pitié. Il te fallait, Ménélaos, ménager une réconciliation entre ta fille et celle-ci, afin de la délivrer de ses maux.

MÉNÉLAOS.

Esclaves, saisissez-la et liez ses mains, car elle n'enten- dra pas d'agréables paroles. En effet, afin que tu aban- donnes l'autel de la Déesse, j'ai annoncé la mort de ton fils, et, par là, je t'ai poussée à te remettre entre mes mains pour être tuée. Sache bien qu'il en sera ainsi de

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ANDROMAKHÊ. 439

toi. En ce qui concerne ton fils, ma fille décidera s'il faut le tuer, ou non. Mais entre dans la demeure, afin d'ap- prendre, esclave que tu es, à ne jamais outrager les hommes libres I

ANDROMAKHÊ.

Hélas I Tu m'as circonvenue par la ruse; je suis trompée I

MÉNÉLAOS.

Annonce-le à tous; je ne le nierai pas.

ANDROMAKHÊ.

Voilà donc ce qui est légitime parmi vous qui habitez les bords de TEurotas?

MÉNÉLAOS.

Et parmi ceux qui habitent Troia et qui se vengent d'avoir été outragés.

ANDROMAKHÊ.

Penses-tu que les Dieux ne sont plus Dieux, et qu'ils ne tirent pas vengeance?

MÉNÉLAOS.

Quand elle se manifestera, je la subirai; mais toi^ je te tuerai.

ANDROMAKHÊ.

Et tu arracheras ce petit de dessous mes ailes ?

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440 ANDROMAKHÈ.

MtNÊLAOS.

Non» certes; mais je le donnerai à ma fille pour qu'elle le tue, si elle veut.

ANDROMARHË.

Hélas ! je ne pleurerai donc pas sur toi» ô fils 1

MÉNÉLAOS.

Cette espérance certaine ne te reste-t-elle pas?

ANDKOMAKHË.

O les plus odieux des mortels à tous les hommes ! habi- tants de Sparta, conciliabule de ruses, rois des mensonges! artisans perfides de malheurs, ayant des pensées tortueu- ses, mauvaises et trompeuses, vous fiorissez injustement dans la Hellas I Quel crime n'est pas en vous } de plus innombrables meurtres? N'étes-vous pas avides d'un gain honteux? N'étes-vous pas toujours surpris disant une chose de la langue et en pensant une autre ? Puissiez-vous périr I Mourir n'est pas pour moi aussi cruel que tu le crois. Tout m'a fait mourir depuis que la malheureuse Ville des Phiygesa été consumée et que mon illustre mari est mort, lui dont la lance a souvent fait de toi un lâche marin au lieu d'un hoplite de terre. Et maintenant, brave contre une femme, tu me tues I Tue^moi donc, car, certes, ma langue ne vous flattera jamais, ni toi, ni ta fille. En effet, si tu es grand dans Sparta, j'ai été grande dans Troia ; et si je subis une destinée contraire, ne t'en glo- rifie en rien, car tu pourras la subir un jour.

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ANDROMAKHÊ. 44I

LB CHOEUR.

Strophe I.

Jamais je n'approuverai les doubles lits nuptiaux des mortels, ni qu'on ait des enfants nés de mères difFërentes, cause de tristes calamités dans les familles. Que mon mari se contente d'un seul lit nuptial non partagé.

Ànttftrophe L

Dans les cités aussi» certes, deux commandements sont pluis insupportables qu'un seul ; c'est un fardeau sur un fardeau, et c'est la sédition parmi les citoyens. Les Muses mêmes excitent une querelle entre deux poètes qui com* posent le même hymne.

Strophe II.

Quand les vents rapides emportent les marins, deux pilotes et une foule de sages sont d'un moindre secours qu'un plus faible, mais qui commande seul. 11 en est de même dans les demeures privées, comme dans les cités, quand on veut bien gouverner.

Antistrophe IL

La Lakainienne, fille du stratège Ménélaos, l'a démontré. C'est par un feu furieux qu'elle est entrée dans ce lit étranger, et elle médite le meurtre de cette malheureuse fille Uienne et celui de son fils, dans une envie haineuse. Ce meurtre est impie, injuste, odieux. Un jour. Véné- rable! tu subiras le châtiment de ceci.

Mais je vois ce couple uni et frappé d'une sentence de mort paraître devant la demeure. Femme malheureuse, et toi, malheureujK enfant, qui mourras à cause des ooces

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44^ AI^DROMAKHÈ.

de ta mère, n'ayant rien fait de mal et pur de tout crime envers ces Rois I

ANDROMAKHË.

Voici que, mes mains sanglantes liées de chaînes, je suis envoyée sous terre I

MOLOSSOS.

Mère, mère I J'y descends avec toi, sous ton aile !

ANDROMAKHË.

Misérable victime ! O chefs de la terre de Phthia I

MOLOSSOS.

O père I viens au secours de ceux qui te sont chers I

ANDROMAKHË.

Tu seras couché, ô cher fils, sur les mamelles de ta mère, mort sous la terre, avec ta mère morte I

MOLOSSOS.

Hélas sur moi I Que ferai-je ) et toi, mère ?

MÉNÉLAOS.

Allez sous la terre, car vous êtes venus de murailles ennemies. Vous mourrez Tun et l'autre pour des raisons différentes. Toi, c'est mon arrêt qui te tue, et c'est ma fille Hermionè qui tue cet enfant. En effet, c'est une

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ANDROMAKHÈ. 443

grande folie à des ennemis d'épargner les fils de leurs ennemis, quand ils peuvent les tuer et délivrer leur demeure de cette crainte.

ANDROMAKHË.

O mari, mari I Plût aux Dieux que j'eusse ta main et ta lance pour me secourir, ô fils de Priamos I

MOLOSSOS.

Malheureux 1 Quelle incantation trouverai-je contre la mort?

ANDROMAKHÈ.

Embrasse les genoux du Maître, et supplie-le, ô fils I

MOLOSSOS.

O cher, cher I Éloigne de moi la mort I

ANDROMAKHÈ.

Mes paupières ruissellent de larmes, comme la source qui tombe du haut d'un rocher, malheureuse que je suis t

MOLOSSOS.

Hélas sur moi I Quel remède trouverai-je à ces maux ?

MÉNÉLAOS.

Pourquoi m'implores-tu ainsi de tes prières, comme tu implorerais un rocher marin battu des flots ? Je suis le soutien des miens, mais je n'ai rien qui m'attache à toi, car j'ai consumé une grande partie de ma vie à prendre Troia et ta mère. Puisque tu te réjouis d'elle, tu descen- dras avec elle dans le Hadès souterrain.

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444 ANDROMAKHË.

LE CHOEUR.

Je vois Pèleus qui vient ici, hâtant sa marche senile*

PÈLBUS.

Je vous le demande, ainsi qu'à celui qui ordonne cette tuerie, qu*y a-t-il? Comment et pour quelle cause la demeure est«elle troublée. Que faites-vous, préparant ces supplices sans jugement? Ménélaos, arrête! Ne te hâte pas d'agir sans jugement. Toi, précède-moi plus vite. Il me semble, en effet, que ceci n'admet pas de retard, et je désire recouvrer, maintenant ou jamais, la vigueur de la jeunesse. D'abord, je soufflerai vers celle-ci un vent pro- pice, comme pour des voiles. Dis-moi de quel droit ceux- ci, ayant lié tes mains, t'emmènent avec ton fils. Car, de même qu'une brebis qui réchauffe sous elle son agneau, eu péris en mon absence et celle de ton maître.

ANDROMAKHË.

Ceux-ci, ô vieillard, me mènent à la mort avec mon fils, ainsi que tu le vois. Que te dirai-je? Car ce n'est pas par un seul appel que je t'ai pressé de venir, mais par mille messages. Tu as peut-être entendu parler de la querelle qui, dans ces demeures, s'est élevée avec la fille de celui- ci, et du motif pour lequel je meurs? Et maintenant, ils m'emmènent, m'ayant arraché de l'autel de Thétis qui t'a enfanté un noble fils. Elle que tu révères; et, me con* damnant sans nul droit et sans attendre le retour de ceux qui sont absents de ces demeures, ils profitent de ma soli- tude et de celle de cet enfant, qui n'est coupable d'aucun mal et qu'ils veulent tuer avec moi, malheureuse I Mais^ je te supplie, ô vieillard, en me prosternant à tes genoux.

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ANDROMAKHÈ. 445*

car il ne m'est point permis de toucher de la main ton très cher menton, délivre>moi, par les Dieux I Sinon, nous mourrons, honteusement pour vous, et misérablement pour moi, à vieillard 1

PËLEUS.

Je vous ordonne de dénouer ses liens avant qu'un de vous gémisse, et de laisser ses deux mains libres.

MÊNÊLAOS.

Et moi, je le défends, n'étant point ton inférieur, et possédant sur celle-ci un plus grand pouvoir que toi.

PËLEUS.

Comment! £s-tu venu ici commander dans ma de- meure ? N'est-ce pas assez pour toi de commander dans Sparta^

MÉNÉLAOS.

J'ai pris cette captive dans Troia.

PÈLEUS.

Mais le fik de mon fils l'a reçue en récompense.

MÉNÉLAOS.

Ce qu'il possède n'est-il pas à moi, comme mes biens sont à lui?

PÈLEUS.

Pour en bien user, non pour faire le mal, non pour tuer violemment.

MÉNÉLAOS.

Sache que jamais tu ne l'arracheras de ma main»

PÈLEUS.

Mais j'ensanglanterai ta tète avec ce sceptre.

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446 ANDROMAKHÊ.

MÉNÉLAOS.

Touche I approche^ afin que tu me connaisses I

PÈLEUS.

Es-tu donc compté parmi les hommes, ô très lâche, de lâches? Y a-t-il quelque raison que tu sois compté parmi les hommes, toi qui as été privé de ta femme par un Phryge, laissant les foyers de ta demeure non clos et non gardés, comme si tu avais dans tes demeures une femme chaste, quand elle était la plus mauvaises de toutes? Et le voulût-elle, peut-elle être une jeune femme Spar- tiate chaste, hors de la demeure, les cuisses nues, la tunique dénouée, avec des jeunes hommes, se livrant aux courses et aux luttes, ce que je ne puis supporter? Faut-il ensuite être étonné si vous n'élevez pas des femmes chastes? Il faudrait le demander à Helena qui, hors des demeures, ayant abandonné ton lit nuptial, s'en alla, im- pudique, avec un jeune homme, dans une terre étrangère. Et c'est pour elle que tu as conduit à liios une si nom- breuse armée de Hellènes. Il fallait, quand tu l'avais re- connue coupable, non faire la guerre, mais la laisser là, la mépriser et ne jamais la recevoir dans ta demeure. Mais tu n'as pas conçu cette heureuse pensée dans ton esprit, tu as fait périr une foule de nobles âmes, tu as privé de vieilles mères de leurs enfants, et tu as ravi de nobles fils à des pères en cheveux blancs ! Et moi, mal- heureux, je suis de ceux-là, et je te regarde comme le mauvais Daimôn d'Akhilleus, toi qui, seul, es revenu non blessé de Troia, et qui as rapporté tes belles armes dans de beaux étuis, 'et telles que tu les avais emportées I Moi- même, je conseillais à mon petit-fils, quand il voulait

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ANDROMAKHÊ. 447

prendre une femme, de ne point former d'alliance avec toi^ et ne point recevoir dans ses demeures la fille d'une mauvaise femme, car les filles ont les vices maternels. Considérez donc ceci, ô prétendants, qu'il ne vous faut épouser que des filles nées de vertueuses mères. Par sur- croît, tu as été injurieux envers ton frère, en ordonnant de tuer sa fille, tant tu craignais de ne pas retrouver une mé- chante femme! Quand Troia fut prise, car j'en reviens à toi, tu n'as pas tué ta femme remise en ton pouvoir; mais, ayant regardé ses seins, jetant ton épée, tu as reçu son baiser, et, vaincu par le désir de Kypris, tu as caressé une chienne traîtresse, ô très lâche que tu es I Et, ensuite, venu dans les demeures de mes enfants, tu agis outrageu- sement pendant leur absence, tu veux tuer honteusement cette malheureuse femme et cet enfant qui vous fera pleurer, toi et ta fille, dans vos demeures, quand même il serait trois fois bâtard. Souvent un sol aride l'emporte sur une terre grasse, et beaucoup de bâtards l'emportent sur des enfants légitimes. Mais emmène ta fille. Il vaut mieux pour les hommes avoir un gendre pauvre, honnête et ami, qu'un gendre vicieux et riche. Pour toi, tu es un homme de rien !

LE CHOEUR.

D'un petit commencement, la langue excite de grandes querelles parmi les hommes. Les sages redoutent cela et n'ont point de discussion avec leurs amis.

MÉNÉLAOS.

Pourquoi donc dirais-tu que les vieillards sont sages, eux qui semblent tels aux Hellènes } Toi qui es Pèleus,

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44^ ANDROMAKHÉ.

d'un père illustre, uni à moi par alliance, tu dis des choses honteuses pour toi et outrageantes pour nous, à cause d'une femme barbare, elle que tu eusses chasser par delà les eaux du Neilos, par de le Phasis! Et moi, je devrais t'y exhorter toujours, car elle est de la terre asia- tique oil les innombrables cadavres de la Hellas gisent tués par les lances. Et elle est aussi coupable du sang de ton fils; car Paris, qui a tué ton fils Akhilleus, était frère de Hektôr, et celle-ci est la femme de Hektôr. Et, cepen- dant, tu te résignes à vivre sous le même toit qu'elle, à t'asseoir à la même table, et tu permets qu'elle enfante des fils ennemis dans ta demeure; et quand, pour toi comme pour moi, vieillard, je veux la tuer, elle m'est arrachée des mains I Mais, allons! car il n'est pas honteux de parler: si ma fille n'enfante pas, et si des enfants naissent de celle-ci, les rendras-tu maîtres de la terre phthiotide, et Barbares d'origine, commanderont-ils aux Hellènes? Après cela, est-ce moi qui déraisonne, qui hais la justice, et as- tu seul raison? Maintenant considère ceci : si tu avais marié ta fille à quelque citoyen, souffrirais-tu de telles choses en silence? Je ne le pense pas. Et voici que, pour une étrangère, tu injuries ainsi tes amis naturels! Cepen- dant, le mari et la femme ont le même droit, celle-ci outragée par son mari, et l'homme ayant dans sa demeure une femme impudique. La force de l'homme réside dans ses bras, et celle de la femme est dans l'appui de ses parents et de ses amis. N'est-il donc pas juste que je vienne en aide aux miens? Tu es vieux, vieux, et, en par- lant ainsi de moi comme stratège, tu me loues plus que si tu te taisais. Pour Helena, elle a subi ces calamités, non volontairement, mais par l'ordre des Dieux, et ceci a grandement servi à la Hellas. Sans expérience des armes

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ANDROMÂKHè. 449

et de la guerre, les Hellènes en sont revenus plus aguer- ris; car, en toutes choses, lexpérience est la maîtresse des hommes. Si, quand je me retrouvai en présence de ma femme, je me retins de la tuer, je fis sagement. Et je voudrais aussi que tu n'eusses pas tué Phokos. Je t'ai conseillé par bienveillance et non par colère. Mais si tu te mets en fureur, c'est que l'incontinence de la langue est plus forte chez toi, tandis que j'ai le bénéfice de la prévoyance.

LE CHOEUR.

Cessez donc de vous livrer, car c'est, en effet, ce qu'il y a de mieux, à ces paroles vaines, de peur que vous ayez tort tous deux à la fois.

PÈLEUS.

^ ^ j Hélas ! Quelles mauvaises mœurs sont dans la Hellas ! * Quand une armée élève des trophées sur des ennemis, on ne songe pas qu'ils sont dus aux fatigues des guerriers, mais le stratège en emporte toute la gloire, lui qui, seul, avec mille autres, vibrant la lance, n'a fait rien de plus que chacun d'eux et possède la plus grande renommée. Siégeant, avec arrogance, dans les magistratures de la Cité, ils respirent l'orgueil; au-dessus du peuple, bien qu'ils soient des hommes de rien, D'autres, cependant, seraient beaucoup plus habiles que ceux-là, si l'audace était en eux en même temps que la volonté. Ainsi, toi et ton frère, vous siégez pleins d'orgueil à cause de la prise de Troia et pour avoir eu le commandement guerrier, fiers des peines et des fatigues des autres I Mais je te mon- trerai que l'Idaien Paris n'était pas un plus grand ennemi que Pèleus, si tu ne sors très promptement de cette 1 «9

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4fO ANDROMAKHÈ.

demeure avec ta fille stérile, que celui qui est de mon sang chassera par tes demeures, l'ayant saisie aux che- veux, elle qui, telle qu'une génisse stérile n'ayant pu enfanter, ne souffre pas qu'une autre enfante. Parce qu'elle est malheureuse en enfants, faut-il que nous en soyons privés ? Éloignez-vous de celle-ci, esclaves, afin que je voie qui m'empêche ra de lui délier les mains. Lève-toi I pour que je délie, quoique tremblant, l'enlace- ment des nœuds. C'est donc ainsi, ô très lâche, que tu as meurtri ses mains ? Pensais-tu lierun bœuf ou un lion > Ou as-tu craint qu'ayant saisi une épée, elle t'en repous- 'sât ? Viens dans mes bras, ô enfant ; dénoue avec moi les liens de ta mère. Je te nourrirai dans Phthia, pour être le grand ennemi de ceux-ci. Si la gloire de la guerre et le courage de la mêlée manquaient aux Spartiates, ils ne seraient, sachez-le, supérieurs en aucune autre chose.

LE CHOEUR.

La race des vieillards est sans frein et ne peut être con- tenue qu'avec peine à cause de leur nature irritable.

MÉNÉLAOS.

Tu es trop enclin à proférer des injures. Je suis venu contraint dans Pfithia. Je n'y ferai et n'y subirai rien d'in- digne. Et maintenant, car je n'ai pas d'abondants loisirs, je retournerai dans ma demeure. En effet, une villcj située non loin de Sparta, et qui, auparavant, nous était amie, se montre maintenant hostile. Je veux, pour me venger, conduire des troupes contre elle et la réduire en ma puissance. Dès que j'aurai accompli ce que j'ai résolu, je reviendrai, et face à face, je me renseignerai auprès de

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ANDROMAKHt. ^^l

mon gendre, et je connaîtrai ses raisons. Et s'il châtie cette femme, et s'il est désormais honnête, il éprouvera à son tour mon honnêteté ; et, irrité, il trouvera un homme irrité, et j'agirai envers lui comme il agira envers moi. Mais je supporte aisément tes paroles, car, semblable à une ombre, tu as seulement la voix, et tu ne peux rien autre chose que parler.

PÈLEUS.

Précède-moi, fils, t'abritant sous mon bras, et toi, 6 malheureuse I car ayant éprouvé une cruelle tempête, tu es arrivée en un port tranquille.

ANDROMAKHÈ.

O vieillard, que les Dieux te comblent de biens, les tiens et toi qui as sauvé mon fils et moi malheureuse I Mais prends garde que ceux-ci, cachés dans un endroit solitaire de la route, ne m'entraînent deforce, te* voyant vieux, et moi faible, et cet enfant tout jeune. Fais atten- tion à ce que, sauvés maintenant, nous ne soyons pas repris ensuite.

[pÈLEUS.

Ne profère pas de timides paroles de femmes. Marche. Qui vous atteindra ? Certes, celui-là en gémirait, car, par la faveur des Dieux, je commande dans Phthia à des troupes de cavalerie et à de nombreux hoplites. Je pos- sède encore une vigueur intacte et ne suis pas consumé de vieillesse, comme tu le penses. Mais, en regardant seulement un tel homme, je triompherai de lui, bien quç^

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4f2 ANDROMAKHt.

je sois vieux. Un vieillard courageux remporte sur beau- coup de jeunes hommes, car à quoi sert à un lâche d'a- voir un corps robuste ?

LE CHOEUR.

Strophe.

Que je ne sois pas née, ou que je sois issue de nobles parents, et possédant de riches demeures! En effet, si quelqu'un de ceux qui sont bien nés souffre de quelque difficulté, il n'est pas sans aide. C'est dans les familles illustres que sont l'honneur et la gloire. Le temps n'emporte jamais les traces des hommes illustres, et la vertu resplendit aussi pour les morts.

Antistrophe.

Il vaut mieux ne point remporter une victoire désho- norante que de vaincre la justice à l'aide de la violence et de l'envie. Cela plaît pour le moment aux hommes, mais, avec le temps, cela se flétrit et devient une opprobre pour les familles. Je veux vivre une vie honorée qui n'acquière la puissance, en dehors du droit, ni dans le mariage, ni dans les affaires publiques.

Èpôde.

O vieillard Aiakide, je crois que tu as été très célèbre par ta lance, avec les Lapithes, contre les Kentaures, et que, sur la nef Argô, pour une expédition illustre, tu as passé les Symplègades maritimes et inhospitalières, et

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ANDROMAKHË. 4^3

quand, autrefois, l'illustre fils de Zeus ravagea la ville d'UioSy que tu revins en Europa, jouissant d'une gloire égale.

I.A NOURRICE.

O très chères femmes, comme le malheur succède au malheur en ce jour! En effet, dans ces demeurçs, ma maîtresse Hermionè, abandonnée par son père, et, à la fois, ayant conscience de la mauvaise action qu'elle a médité de commettre, quand elle a voulu tuer Andromakhè et son fils, veut mourir, craignant son mari, et qu'elle soit chassée ignominieusement de ces demeures à cause de cela, ou qu'elle soit mise à mort pour avoir voulu tuer ceux qu'elle ne devait point tuer. A peine les serviteurs qui la gardent peuvent-ils l'empêcher de se suspendre par le cou et lui enlever l'épée de la main, tant elle gémit et reconnaît qu'elle a voulu commettre des actions mau- vaises. Et moi, je m'efforce d'éloigner ma maîtresse du lacet fatal, ô amies I Mais vous, entrez dans ces demeures, sauvez-la delà mort; car des amis nouveaux qui survien- nent persuadent plus aisément que cçux à qui on est habitué.

" LE CHOEUR.

Voici que, dans les demeures, nous entendons la cla- meur des serviteurs à cause de ce que tu nous annonces. La malheureuse semble vouloir montrer combien elle déplore les crimes qu'elle a médités. Elle s'échappe des demeures, fuyant, dans son désir de mourir, les mains de ses serviteurs. .

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4f4 ANDROMAKHÊ.

HERMIONÈ.

Strophe /.

Hélas sur moi I Je veux arracher ma chevelure et me déchirer de mes ongles 1

LA NOURRICE.

O enfant I Que veux*tu faire? Veux-tu mettre ton corps àmaU

HERMIONÊ.

Antistrophe L

Hélas I hélas 1 hélas ! Va dans l'Aithèr, léger voile, loin de mes cheveux I

LA NOURRICE.

Fille ! couvre ta poitrine, rattache ton péplos.

HERMIONÊ.

Strophe IL

Pourquoi me faut-il couvrir ma poitrine de mon péplos ? Ce que j'ai iàit n'est-il pas manifeste, non caché Ïl mon mari ?

LA NOURRICE.

Gémis-tu parce que tu as médité le meurtre de ta com- pagne de lit }

HERMIONÊ.

Antistrophe IL

Je gémis^de ce que j'ai osé faire, exécrable, exécrable que je suis aux hommes 1

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ANDROMÂKHÈ. 4fjr

LA NOURRICE*

Ton mari te pardonnera cette faute.

HERMIONÈ.

Pourquoi arraches-tu cette épée de ma main } Rends, rends, ô chère, pour que je me perce. Pourquoi m'é- loignes-tu du lacet ?

LA NOURRICE.

Mais si je te laissais à ta fureur, pour que tu meures... }

HERMIONÈ.

Hélas I ô destin I trouverai-je la chère flamme du feu ? me précipiter du haut des rochers, dans la mer ou dans les montagnes boisées, afin que, morte, je sois la proie du Hadès I

LA NOURRICE.

Pourquoi te tourmenter de ces choses } Les calamités arrivent divinement à tous les hommes, soit en ce temps, soit en un autre temps.

HERMIONË.

Tu m'as laissée, tu m'as laissée, ô Père, sur le rivage, comme une nef solitaire, sans aviron marin. Tu me per- dras ! Je n'habiterai plus désormais dans cette demeure nuptiale. De quelle statue m'approcherai-je en sup- pliante? Tomberai-je esclave aux genoux de mon esclave? Plût aux Dieux que je fusse enlevée, oiseau rapide, sur des ailes bleues, loin de la terre de Phthia, ou que je fusse la nef en bois de pin qui, la première, passa les rivages des Kyanées, naviguant dans les détroits I

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4f6 ANDROMAKHË.

LA NOURRICE»

O enfant} je n'ai pas approuvé tes excès, quand tu as mal agi envers la femme Trôiade, et, maintenant, je n'ap- prouve pas non plus ta crainte excessive. Ton mari ne te repoussera pas ainsi de son lit, en cédant aux paroles d'une femme Barbare. Il ne t'a point ramenée captive de Troia, toi, fille d'un homme illustre, reçue avec une grande dot, et venue d'une ville très florissante. Et ton père, ne t'abandonnant pas, comme tu le crains, fille, ne permettra pas que tu sois chassée de cette demeure. Mais rentre ; ne parais pas devant ces demeures, de peur qu'il t'arrive quelque déshonneur d'être aperçue devant ce vestibule, fille I

LE CHOEUR.

Voici un hôte étranger qui s'avance en hâte vers nous.

ORESTÊS.

Femmes étrangères, n'est-ce pas la demeure du fils d'Akhilleus et le toit royal ?

LE CHOEUR»

Tu l'as dit ; mais qui es-tu, toi qui nous interroges sur ceci l

ORESTÈS,

Je suis le fils d' Agamemnon et de Klytaimnestra, et je me nomme Orestès, et je me rends à l'oracle Dôdônaien de Zeus. Mais, puisque je suis venu dans Phthia, j'ai résolu de m'informer d'une femme qui m'est jparente, de Her**

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ANDROMAKHÊ. i^^J

mionè la Spartiate^ et de savoir si elle vit et si elle est heureuse ; car, bien qu'elle habite loin de notre terre, cependant elle m'est chère.

HERMIONË.

O toi qui m'apparais comme un port aux marins dans les tempêtes, fils d'Agamemnôn, je t'en supplie par tes genoux, prends pitié de moi dont tu vois la malheureuse destinée I Bien que je ne porte pas les rameaux des sup- pliants, je jette mes bras autour de tes genoux I

ORESTES.

Ah ! qu'est ceci ? Ne me trompé-je pas? Vois-je bien la fille de Ménélaos, la Reine de ces demeures ?

HERMIONË.

Cènes I la seule fille que la Tyndaris Helena ait donnée à mon père dans ses demeures, sache-le.

ORESTÈS*

O Phoibos guérisseur, mets fin à ses maux 1 Qu^est-ce que ceci } Sont-ce les Dieux ou les hommes qui te font soufirir ?

HERMIONË.

Je souiire en partie par moi-même, en partie par l'homme qui me possède, en partie par quelque Dieu. De tous côtés je suis perdue I

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4f8 ANDROMAKHÈ.

ORESTES.

Quelle autre calamité peut-il exister qu'une rivalité de concubine pour une femme encore sans enfants ?

HERMIONÈ.

C'est pour cela que je languis; tu as su me le faire avouer^ tu Tas compris.

ORESTÈS.

Ton mari aime-t-il quelque concubine au lieu de toi ?

HERMIONÈ.

La femme captive de Hektôr.

ORESTËS.

Certes, tu as dit une mauvaise chose, qu'un homme ait deux femmes.

HERMIONË.

Cela est ainsi, et je me suis vengée.

ORESTÈS.

Lui as-tu tendu quelque embûche, telle qu'une femme a coutume d'en tendre à une autre femme?

HERMIONÈ,

J'ai voulu la tuer ainsi que son fils bâtard.

ORESTÈS.

L'as-tu tuée, ou quelque accident te l'a-t-il enlevée )

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ANDROMAKHÈ. 4^9

HERMIONÊ.

Le vieux Pèleus qur prend la défense des plus mauvais.

ORESTËS.

Quelqu'un a-t-il pris part à ce meurtre avec toi?

HERMIONÊ.

Mon père, arrivé de Sparta pour cela.

ORESTÈS.

A-t-il été dompté par la main d'un vieillard?

HERMIONÈ.

Par la honte^ et il est parti en m'abandonnant.

^ ORESTÈS.

Je comprends ; tu crains ton mari pour ce que tu as osé.

HERMIONÈ.

Tu l'as diti il me tuera en eflFet, et justement. Qu'im- porte de parler? Mais, je te supplie, par Zeus qui protège les parents I emmène-moi de ce pays vers quelque lieu très éloigné, ou vers le toit paternel, car il me semble que ces demeures me repoussent comme si elles avaient une voix, et la terre de Phthia me hait. Si mon mari, ayant quitté l'oracle de Phoibos, revient auparavant dans sa demeure, il me tuera à cause de mes très honteuses actions, ou je serai l'esclave de celle à qui je comman- dais. Mais, dira-t-on, comment as-tu mal agi ainsi? Le conseil de mauvaises femmes m'a perdu; elles m'ont enflé l'âide en disant : Supporteras-tu qu'une très méchante

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460 ANDROMAKHÊ.

captive esclave partage ton lit dans tes demeures? J'en jure par h reine Hèra, certes, dans ma demeure, jamais aucune femme voyant la lumière ne jouira de mon lit. Et moi, écoutant ces paroles de Seirènes subtiles, per- fides et insinuantes, j'ai été saisie de démence. Que m'im- portait, en effet, de m'inquiéter de mon mari, à moi qui avais tout ce dont j'avais besoin > Je possédais d'abon- dantes richesses, je commandais dans ces demeures, j'au- rais enfanté des enfants légitimes, et elle n'aurait eu que des bâtards à demi esclaves de mes fils. Jamais, jamais, je le répète, il ne faut que les hommes sages permettent que d'autres femmes entrent dans la demeure de l'épouse, car elles sont des instigatrices de malheurs. L'une, pour un gain, la corrompt; l'autre, qui a déjà failli, veut qu'on faillisse avec elle, et beaucoup agissent ainsi par impu- deur. Voilà comment les demeures des hommes sont trou- blées. Contre ces calamités, fermez de serrures et de verrous les portes de vos demeures, car la venue des femmes du dehors n'amène rien de bon, mais, au con- traire, beaucoup de maux.

LE CHOEUR.

Tu as laissé aller ta langue outre mesure contre ton sexe. Ceci te doit être pardonné; mais, cependant, il convient que les femmes dissimulent les vices féminins.

ORESTÈS.

Il était Sage celui qui disait qu'il fallait entendre les rai* sons des hommes en leur présence. Pour moi, connaissant le trouble de cette demeure et ta querelle avec la femme de Hektôr, j'attendais, considérait si tu devais rester dans

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ândkomâkhè. 461

cette maison, ou si, frappée de crainte à cause de la cap- tive, tu devais sortir d'ici. Je suis venu, non parce que j'obéissais à tes ordres, mais au cas tu aurais l'intention de partir, comme tu semblés le vouloir, et j'aurais à t*emmener. Car tu étais mienne, avant d'habiter avec cet homme, par suite de l'improbité de ton père qui, avant d'envahir la frontière de Troia, t'avait donnée à moi pour femme, et qui te promit ensuite à l'homme qui te possède maintenant, s'il renversait la Ville Troiade, Après que le fils d'Akhilleus fut revenu ici, je pardonnai à ton père, et je priai le fils d'Akhilleus de renoncer à t'épouser, lui racontant mes misères et le Daimôn qui me hante, et que je pourrais avoir une femme parmi mes parents, mais non au dehors, exilé que je suis de mes demeures. Mais il m'outragea et me reprocha le meurtre de ma mère et les terribles Déesses à la face ensanglantée. Et moi, accablé par ma fortune domestique, je gémissais, je gémissais, supportant cependant mes calamités, et je partis contre mon gré et privé de tes noces. Maintenant donc, puisque tu éprouves une fortune contraire, et que, tombée dans le malheur, tu manques de résolution, je t'emmènerai de ces demeures et te remettrai aux mains de ton père. La parenté, en effet, est toute puissante, et rien n'est meil- leur qu'un ami domestique.

HERMIONÈ.

C'est à mon père de disposer de moi, et non à moi ; mais emmène-moi d'abord de ces demeures, de peur que mon mari me prévienne par son retour, ou que Pèleus, apprenant que je quitte la demeure de son fils, me pour* suive avec des cavaliers.

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462 ANDROMAKHÈ.

ORESTES.

Ne sois pas effrayée de la main d'un vieillard, et ne crains rien du fils d'Akhilleus pour les outrages qu'il m'a faits. Des embûches de mort et des rets inévitables lui ont été tendus par cette main. Je ne dirai pas la chose d'avance, mais le Rocher Delphique la saura une fois accomplie. Le matricide lui apprendra que les serments de mes alliés ont été tenus sur la terre Pythique, et qu'il ne fallait pas épouser celle qui m'était promise. Le châtiment de la mort de son père, qu'il a demandé au Roi Phoibos, sera sa perte, et son changement de pensée ne lui sera d'aucune aide auprès du Dieu qui va le châtier. Mais, à cause de cela et de ses accusations contre moi, il périra misérablement. Il reconnaîtra quelle est ma haine, car le Daimôn renverse la destinée des hommes ennemis et ne leur permet pas l'orgueil.

LE CHOEUR.

Strophe /.

O Phoibos I qui ceignis de murailles la hauteur bien fortifiée d'ilios, et toi. Dieu de la mer I qui es traîné par des chevaux bleus sur la plaine marine, pourquoi, remet- tant l'ouvrage que votre main avait construit, à Euyalios habile au combat, avez-vous trahi la malheureuse Troia >

Antistrophe /.

Et pourquoi, sur les rives du Simoïs, avez-vous lié tant de chars à des chevaux rapides, et avez-vous excité entre les hommes tant de combats mortels et sans couronnes?

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ANDROMAKHÈ. 4^3

Et les Rois issus d'Uos s'en sont allés morts, et le feu des autels ne brûle plus pour les Dieux dans Troia, et ne rëpand plus de fumée odorante.

Strophe IL

L'Atréide a été tué par la main de sa femme, et celle- ci, subissant la mort pour la mort, Ta reçue de son fils. L'ordre fatidique du Dieu, du Dieu lui-même, la désigna, quand l'Agamemnônien, parti d'Argos, la tua, meurtrier de sa mère, étant entré dans le Temple Delphique. O Daimôn! ô Phoibos! comment le croirai-je?

Antistrophe //.

Un grand nombre de femmes ont poussé des gémisse- ments dans les Agoras des Hellènes, sur leurs malheureux fils morts, et ont quitté leurs demeures pour prendre d'autres maris. Ces cruelles douleurs n'ont point accablé que toi et tes amis ; la Hellas a souffert de grandes cala- mités, et la foudre a traversé les champs fertiles des Phry- ges, en y répandant la mort Ploutonienne !

PËLEUS.

Femmes Phthiotides, apprenez-moi ce que je cherche. J'ai entendu dire confusément que la fille de Ménélaos avait quitté ces demeures et s'en était éloignée. Je viens donc, désirant savoir si cela est vrai, car ceux qui sont dans la demeure doivent s'inquiéter du sort de leurs amis absents.

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464 ANDROMAKHÈ«

LE CHOEUR,

Pèleus, ce que tu as appris est vrai. Il ne convient pas que je cache les malheurs auxquels j'ai pris part. En effet, la Reine fugitive s'est éloignée de ces demeures.

PÈLEUS.

Poussée par quelle crainte ? Achève de me le dire.

LE CHOEUR,

Craignant que son mari ne la chassât de la demeure.

PÈLEUS.

Serait-ce parce qu'elle avait médité la mort de l'enfant?

E CHOEUR.

Certes, et par crainte de la femme captive.

PELE US.

A-t-elle quitté les demeures avec son père ou quelque autre?

LE CHOEUR.

Le fils d'Agamemnôn Ta emmenée de cette terre.

PÊLEUS.

Avec quelle espérance? Veut-il en faire sa femmes

LE CHŒUR.

Et il prépare aussi le meurtre de ton fils.

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ANDROMAKHt* 465'

PËLEUS«

Par des embûches cachées, ou en le combattant face à face ?

LE CHOEUR,

Dans le temple sacré de Loxias Delphien.

PÈLEUS.

Hélas sur moi I ceci est horrible I Que quelqu'un aille très promptement à l'autel Pythique, et dise à nos amis ce qui s*est passé ici, afin d'empêcher que le fils d'Akhilleus soit tué par ses ennemis.

LE MESSAGER.

Hélas I hélas! quels malheurs je viens annoncer, à toi, vieillard, et aux amis de mon maître I

PÈLEUS,

Ah I mon esprit est frappé du pressentiment de quelque malheur!

LE MESSAGER.

Le fils de ton fils n'est plus, sache-le, vieillard Pèleus! 11 a été frappé de l'épée par les hommes Delphiens et par l'étranger Mykènaien.

LE CHOEUR.

Hélas! hélas! que feras-tu, ô vieillard? Prends garde de tomber» redresse-toi 1

I )0

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466 ANDROMAKHÈ.

PÈLEUS.

Je ne suis plus rien, je meurs I Ma voix s'éteint, mes membres se dissolvent sous moil

LE MESSAGER.

Écoute comment la chose s'est passée, et redresse ton corps, si tu veux venger les tiens.

PËLEUS.

O Destinée I aux limites extrêmes de la vieillesse, de quelle calamité tu m'enveloppes, ô malheureux! Com- ment a-t-il péri, le fils unique de mon unique fils> DisI Je veux le savoir, bien que ce soit afireux à entendre.

LE MESSAGER.

Après que nous fûmes arrivés sur la terre illustre de Phoibos, pendant trois passages brillants de Hèlios, nous emplîmes nos yeux du spectacle des choses. Déjà cela fut suspect aux Delphiens, et le peuple qui habite le pays du Dieu s'assemblait dans les agoras et dans les cercles, et le fils d' Agamemnon, allant par la Ville, tenait à l'oreille de chacun des discours ennemis : Voyez cet homme qui parcourt les antres du Dieu, pleins d'or, trésors des hommes I Pour la seconde fois, il vient ici, comme il l'a déjà fait, pour piller le temple de Phoibos ! Et, de là, cette funeste rumeur se répandit dans la Ville, et les ma- gistrats se réunissaient dans les lieux d'assemblées; et, en particulier, tous ceux qui surveillaient les trésors du Dieu, mirent une garde dans la demeure entourée de colonnes. Pour nous, ayant reçu des brebis nourries dans les bois du Parnèsos, et ne sachant encore rien de ces choses.

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ANDROMAKHË. 467

nous approchâmes des autels avec les Proxènes et les Divinateurs Pythiques. Et quelqu'un dit : O jeune homme, qu'implorerons-nous du Dieu pour toi? Pour quelle cause es-tu venu ? Et Néoptolémos répondit : Je veux expier une offense faite à Phoibos. En effet, je lui ai demandé autrefois qu'il vengeât le sang de mon père. Et, alors, la calomnie d'Orestès l'emporta forte- ment, que mon maître mentait et qu'il était venu dans un dessein criminel. Et celui-ci marcha vers le sanctuaire, afin de supplier Phoibos devant l'Oracle, et il considérait les victimes consumées. Et, en face, était une troupe armée d'épées et ceinte de lauriers ; et, parmi eux, était le fils de Klytaimnestra, le machinateur de tout cela. Et Néoptolémos, se tenant debout en présence de tous, priait le Dieu; mais ceux-ci, armés d'épées aiguës, frap- pent brusquement le fils d'Akhilleus désarmé. Celui-ci recule sans tourner le dos. En effet, il n'était pas blessé d'un coup mortel. Il dégaine, et, arrachant les armes sus- pendues aux clous du Parastade, ij se tient devant l'autel, tel qu'un guerrier terrible, et s'écrie en interrogeant les fils des Delphiens : Pourquoi me tuez-vous, quand je fais ici un voyage pieux? Pour quel motif dois-je mourir? Aucun de ces hommes ne lui répondit, mais ils l'assaillaient de jets de pierres. Accablé de tous côtés par cette épaisse grêle, il lui opposait ses armes, et parait les coups en tendant son bouclier çà et là. Mais rien n'y faisait. D'in- nombrables traits, flèches, piques, dards et broches mor- telles volaient devant lui. Tu aurais vu les admirables pyr- rhiques de ton fils pous éviter les traits. Mais tous le tenant enfermé dans le cercle qui l'enveloppait et ne le laissant pas respirer, abandonnant le foyer de l'autel prêt pour les victimes et bondissant sur ses pieds comme pour

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468 andromâkhê«

le bond troien, il se rua contre eux^ et ceux-ci tek que des colombes qui voient répervier, tournèrent le dos et prirent la fuite. Et beaucoup tombaient pêle-mêle, blessés ou écrasés sous les pieds des autres, parles étroites sorties. Et une clameur impie retentit dans la demeure sacrée, renvoyée par les rochers ; mais, comme au milieu de la sérénité, mon maître brillait sous ses armes spen- dides, jusqu'à ce que, du fond du sanctuaire, quelqu'un poussa un cri horrible, farouche, qui ramena la foule au combat. Alors, le fils d'Akhilleus tomba, percé au flanc par l'épée aiguë d'un homme delphien, qui le tua avec un grand nombre d'autres. Et quand il fut tombé, quel fer, quelle pierre ne l'atteignit pas, jeté de loin ou le frappant de près^ Tout son beau corps est déchiré de blessures horribles. Puis, ils jetèrent, hors du temple abondant en victimes, son cadavre gisant près de l'autel. Pour nous» l'ayant promptement saisi de nos mains, nous t'apportons ce reste lamentable pour que tu pleures et gémisses sur lui, vieillard, et que tu lui donnes les honneurs de la sé- pulture. Tel est l'accueil que le roi Loxias, qui prophétise pour d'autres et qui rend la justice à tous les hommes, a fait au fils d'Akhilleus accomplissant ses expiations. Comme un homme mauvais, il s'est souvenu des querelles an- ciennes. Comment donc serait-il sage?

LB CHOEUR»

Voici le Roi, apporté de la terre Delphique, qui entre dans la demeure. O malheureux I qui as souffert cette des- tinée I Et toi, malheureux vieillard, tu reçois dans ta demeure TAkhilléiôn, mais non comme tu le voulais! Frappé toi-même du même coup, tu tombes dans la même calamité 1

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andromakh:ë. q.69

PÈLEUS,

Strophe.

Hélas -sur moi! Quel mal lamentable ! je vois ici et reçois de mes mains dans mes. demeures 1 Âhj ahl Hélas sur moil ô Ville thessalienne I Je meurs^ je meurs I Toute ma race, tous mes enfants ont disparu de mes demeures ! O malheureux à cause de mes maux ! Vers quel ami tour- nerai-je les yeux. pour me consoler? 0<:hère bouche] ô joues 1 ô mains I Plût aux Dieux que ton Daimôn t'eût tué devant Uios, sur la rive du Simoïsl

LE CHOEUR.

Et, mort là-bas, il eût été honoré selon l'état des choses,' ô vieillard I et tu en eusses été plus heureux.

. PÈLEUS. . .

Antistrophe.

O noces, ô noces, qui ayez perdu, perdu ma famille et ina Ville! Ahl ahl ahl ô fiis, plût aux Dieux que le Dai- môn de ta femme n'eût point attiré sur mes enfants et ma race la mort que te destinait Hermionè, ô fils I mais qu'elle eût péri auparavant par la foudre I Et qu'à cause du trait mortel laissé à ton père» n^eusses jamais fait un crime à phoibos, toi, mortel contre un pieu, du mieurtre de ton père issu de Zeus| - ;-

LE^CHOEUR.

/ Strophe .L *

;'. Hélas! hélas) Commençoxis par nous lamenter lugubre ment en .plaintes fuqèbfes sur potre maître rfiàT%,

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470 ANDROMAKHÈ.

PÊLEUS.

Antistrophe L

Hélas^ hélas! Malheureux vieillard que je suis ! je vous répondrai par mes larmes.

LE CHOEUR.

Strophe IL C'est la fatalité d'un Dieu ! Un Dieu a voulu ce malheur.

PÈLEUS.

O cher ! tu as laissé la demeure déserte et ton vieux père privé d*enfants!

LE CHOEUR«

Strophe IIU Mourir, il te fallait mourir, ô vieillard, avant tes enfants I

PÈLEUS.

J'arracherai mes cheveux, je meurtrirai ma tête des coups de mes mains 1 O Ville, Phoibos m'a privé de mes deux fils t

LE CHOEUR.

Strophe IV.

O malheureux vieillard, voyant et souffrant de tels maux, quelle vie mèneras-tu désormais?

PÈLEU$«

Antutrophe IL

Privé d'enfants, abandonné, ne voyant pas de terme i^ nés maux, j'épuiserai mes peines jusqu'à la mort.

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ANDROMAKHË. ^Jî

LE CHOEUR.

Antistrophe III. C'est vainement que les Dieux t^ont fait des noces

divines!

PÈLEUS.

Tout s'est évanoui dans l'air de ce qui faisait mon orgueil!

LE CHOEUR.

Aïïtistrophe IV. Seul» tu erres dans la demeure déserte !

PÈLEUS.

Ma Ville n'est plus rien pour moi ! Que mon sceptre impuissant gise contre terre! Et toi, fille de Nèreus, qui habites les antres profonds, tu me verras perdu et pros- terné I

LE CHOEUR.

Hélas! hélas! Mais quel est cet ébranlement? Quel est le Dieu que je sens? Jeunes filles, voye;s, regardez! Quel Dieu traverse TAithèr blanc et entre dans les plaines nourricières de chevaux de Phthia ?

THÉTIS*

Pèleus, à cause de nos noces anciennes» je viens, moi, Thétis, ayant quitté la demeure de Nèrctus. Et d'abord, je

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472. ANDROMAKHÈ;

t'exhorte à ne point tet tourmenter outre mesure de tes maux présents, car moi*même, qui n'eusse pas enfan- ter des enfants que je dusse pleurer, j'ai perdu mon fils AkhiUeus, aux pieds rapides, qui était le premier dans la Hellas et que j'ai conçu de toi. Mais je t'apprendrai pour- quoi je suis venue. Écoute» JBnsevelis le fils mort d'Akhil- leus devant l'autel Pythique, comme un opprobre pour les Delphiens et pour la main meurtrière et violente d'Orestès. Il faut, vieillard, que la captive, je parle d'An- dromakhè, habite la terre Molossienne et soit unie par des noces légitimes à Hélénos. .Et l'enfant, seul reste de la race d'Aiakos, la suivra, et de lui doivent sortir succes- sivement des Tbis qui régneront heureusement .^ur la Molossia. En effet, vieillard, il ne faut pas que ta race et la mienne et celle de Troia soient détruites ainsi, car cette dernière est chère aussi aux Dieux, bien que renversée par la haine de Pallas. Pour toi, afin que tu saches le prix de notre union, née Déesse et fille d'un pèrç divin, je t'affranchirai des maux mortels, et je ferai de toi un Dieii: immortel et incorruptible. Et, à l'avenir. Dieu avec une Déesse, tu. habiteras avec moi la demeure de Nèreus, Et, de là, sortant à pied sec de la mer, tu verras notre très cher fils AkhiUeus habiter les demeures insulaires de Leukè,' 4ans la mer Euxénienne. Va donc dans la Ville divine des Delphiens, portant ce. mort; et, après que tu l'auras en-, fermé sous la terre, reviens dans l'antique caverne rocheuse de Sépias; et attends jusqu'à ce que je vienne de la mer, avec le chœur des cinquante Néréides, pour t'emmener. En effet, il te faut jsupporter ce qui est fatal. Ceci est voulu par Zeus. Cesse de gémir sur les morts. C'est la destinée que les Dieux ont faite à tous lès lioini- roe$ : ils doivent mourir. ..*:.;.. ^

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ANDROMAKHÈ. 473

PËLEUS.

O vénérable! ô épouse généreuse! fille de Nèreus^ salut I Ce que tu fais est cligne de toi et de tes enfants* Selon ton ordre, Déesse, je calmerai ma douleur, et, ayant enseveli celui-ci, je gagnerai Tantre du Pèlios j'ai entouré de mes bras ton très beau corps. Ne faut-il pas, en effet, n'épouser que des femmes issues de parents bien nés, ne marier ses enfants que dans d'illustres familles, si on est sage, et ne pas céder au désir des mau- vaises unions, même si l'épouse apportait dans les de- meures une très riche dot? Jamais^ ainsi, il n'arrive mal- heur de la part des Dieux.

LE CHOEUR.

Les Daimones se manifestent de plusieurs façons, et les Dieux accomplissent bien des choses contre notre espé- rance, et celles que nous attendons n'arrivent pas, et un Dieu fait survenir les choses inattendues, et c'est ainsi que celle-ci s'est produite.

FIN D'ANDROMAKHÉ.

"^^ ^

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VIII

LES SUPPLIANTES

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VIII LES SUPPLIANTES

AlTHRA.

Choeur des Mères argiennes.

Thêseus.

Adrastos.

Un Héraut.

Un Messager.

EUADNÊ.

Iphis.

Un Enfant.

Athêna.

AITHRA.

[ÈMÈTÉR, Protectrice de cette terre d'Eleusis! et vous, sacrificateurs, qui habitez le temple de la Déesse, faites que nous soyons heureux, moi, et Thèseus mon fils, et la Ville d'Athèna, et la terre de Pittheus, m'ayant élevée

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478 LES SUPPLIANTES.

dans ses riches demeures, étant mon père, Il me donna, moi, Aithra, pour femme à Aigeus, fils de Pandiôn, averti par les oracles de Loxias. En priant ainsi, je regarde ces vieilles femmes qui, ayant quitté les demeures de la terre Argienne, avec des rameaux suppliants d'olivier, se roulent à mes genoux, après avoirsubi un terrible malheur; car, devant les portes de Kadmos, elles ont été privées de sept nobles fils morts, que le roi des Argiens, Adras- tos, avait emmenés autrefois, désirant rendre à Poly- neikès, son gendre exilé, sa part de l'héritage d'Oidipous. Mais leurs mères veulent enfermer sous la terre leurs corps tombés dans le combat, et ceux qui les possèdent ne veulent point les leur accorder, méprisant ainsi les lois divines. Souffrant les mêmes maux que celles qui implo- rent mon secours, Adrastos, les yeux débordant de lar- mes, gft là, gémissant sur la guerre et la très malheureuse expédition qu'il a menée loin de sa demeure. Et il me presse, afin que, par mes prières, je décide mon fils à reprendre ces cadavres, soit par la persuasion, soit par la force de la lance, pour qu'on les ensevelisse. £t il ne demande que ce seul secours à mon fils et à la Ville d'Athèna. Afin de sacrifier pour ma terre, avant le labou- rage, je suis sortie de mes demeures vers ce temple apparut d'abord le premier épi nourricier qui se dressa sur la terre. Ceinte de ce lien de feuillage sacré, je reste devant les chastes autels des deux Déesses, Korè et Dèmètèr, ayant pitié de ces vieilles mères aux cheveux blancs, privées de leurs enfants, et respectant les rameaux sacrés enveloppés de laine. Un héraut a été envoyé par moi à la Ville pour appeler Thèseus, afin qu'il éloigne de notre terre une calamité amenée par ces suppliantes, ou qu'il dénoue la nécessité de leur supplication, en accom-

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LES SUPPLIANTES. 479

plissant quelque pieuse action envers les Dieux. En effet, il sied aux femmes sages de laisser les hommes agir en toute chose.

LE CHOEUR.

Strophe /.

O vieille femme, je te supplie par ma vieille bouche, et, tombant à tes genoux ! Rachète mes fils qui gisent tués, et qui sont abandonnés, morts, en pâture aux bêtes sauvages des montagnes.

Antistrophe /. »

Regarde mes larmes misérables sous les paupières de mes yeux, et les marques rugueuses de mes mains sur mes vieilles chairs 1 Que ferai-je en effet, moi qui n'ai point exposé mes fils morts dans mes demeures, et qui ne vois point les tertres de leurs tombeaux?

Strophe IL

Toi aussi, autrefois, ô vénérable I tu as enfanté un fils, rendant ainsi ton lit nuptial agréable à ton mari. Mainte- nant, prends part à la douleur dont je gémis, malheu- reuse, à cause des morts que j'ai enfantés. Persuade ton fils, que nous supplions, de venir vers Tlsménos et de remettre entre mes malheureuses mains les corps non ensevelis des enfants morts.

Antistrophe II,

Non comme il convient, mais poussée par la nécessité et tombant à tes genoux, je suis venue prier devant les autels brûle le feu des Dieux ; mais nous avons une

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480 LES SUPPLIANTES,

cause juste, et tu peux, à l'aide de ton fils, soulager notre infortune. Moi qui souffre des maux lamentables, je te supplie, malheureuse que je suis ! de remettre mon fils entre mes mains, afin que je serre dans mes bras les misé- rables membres de mon enfant mort.

Strophe IlL

Une autre lamentation vient après la nôtre ; les coups que se donnent nos servantes retentissent. Allez, ô vous qui partagez notre douleur, vous qui chantez, de concert avec nos maux, en un chœur qui plaît à Aidés ! Ensan- glantez vos ongles blancs sur vos joues, et déchirez votre corps, car ce qu'on rend aux morts est un honneur pour les vivants.

Antistrophe ///.

Cette volupté insatiable et cruelle de me lamenter me pousse à ne jamais cesser de pleurer, comme l'eau qui flue intarissablement d'une roche élevée, car la violente douleur des femmes à cause de leurs fils morts les pousse d'ordinaire à pleurer. Hélas ! hélas 1 Plût aux Dieux que, morte, je pusse oublier mes douleurs 1

THÈSEUS,

Quel gémissement ai-je entendu? quel bruit de poitrines et quelles lamentations funèbres retentissant hors de ce temple ? Car je suis saisi de la crainte que ma mère, vers qui je viens, ne soit, depuis qu'elle a quitté les demeures, en proie à quelque chose de nouveau. Qu'est-ce que ceci ^ Je vois un spectacle inattendu : ma vieille mère assise à

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LES SUPPLIANTES. 481

Tautel avec des femmes étrangères qui ofirent plus d'une marque de douleur, car elles versent de leurs yeux véné- rables des larmes désolées, contre terre. Elles ont rasé leurs chevelures, et leurs vêtements ne conviennent pas aux fêtes sacrées. Qui sont-elles, mère ? Il t'appartient de me l'apprendre et à moi d'écouter. Je prévois en effet quelque chose de nouveau.

AITHRA.

O enfant, ces femmes sont les mères de fils qui sont tombés aux portes Kadméiennes, des sept chefs. Elles me gardent et m'environnent avec des rameaux suppliants, comme tu vois, fils.

THËSEUS.

Et quel est celui-ci qui gémit misérablement devant les portes?

AITHRA.

C'est Adrastos, dit-on, Roi des Argiens.

THËSEUS.

Et les enfants qui l'entourent, sont-ils les siens ?

AITHRA.

Non, mais les fils de ceux qui ont péri.

THËSEUS.

Pourquoi sont-ils venus vers vous avec des mains sup- pliantes ?

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482 LES SUPPLIANTES.

AITHRA.

Je le sais; mais c'est à eux qu'il appartient de répondre, fils.

THÊSEUS.

Je t'interroge, toi qui es enveloppé de ta Khlamide > Parle, découvre ta tête, et cesse de gémir. Tu n'arriveras à rien si tu ne parles.

ADRASTOS.

O Roi illustre de la terre victorieuse des Athènaiens, Thèseus, je viens en suppliant vers toi et vers ta Ville !

THÊSEUS.

Que cherches-tu ? De quel secours as'tu besoin }

ADRASTOS.

Tu sais quelle désastreuse expédition j'ai faite ^

THÈSEUS,

Tu n'as pas, en effet, traversé la Hellas sans le moindre bruit.

ADRASTOS.

J'ai perdu les plus braves des Àrgiens.

THËSEUS.

La guerre lamentable amène de telles pertes.

ADRASTOS.

Je suis allé redemander ces corps à Thèba.

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LES SUPPLIANTES. 4^

THESEUS.

T'es-tu servi des hérauts de Hermès, afin de pouvoir ensevelir les morts ?

ADRASTOS.

Oui I mais ceux qui les ont tués ne me Tont pomt permis.

THÈSEUS.

Qu'ont-ils dit, quand tu demandais des choses justes >

ADRASTOS.

Quoi I Ils ne savent pas porter la bonne fortune.

THÈSEUS.

Es-tu venu me consulter, ou pour quel autre service }

ADRASTOS.

Je désire, ô Thèseus, que tu fasses rendre les fils des Argiens.

THÈSEUS.

en est donc votre Argos? Vous vous glorifiiez donc faussement?

ADRASTOS.

Nous sommes perdus sans espoir, et nous venons à toi.

THÈSEUS.

D'après ta seule résolution, ou celle de la Ville entière ^

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484 LES SUPPLIANTES.

ADRASTOS.

Tous les Danaïdes te prient et te supplient d'ensevelir les morts.

THÈSEUS.

Mais pourquoi as-tu mené sept corps d'armée contre Thèba?

ADRASTOS.

Je venais ainsi en aide à mes deux gendres.

THÈSEUS.

Auxquels des Argiens avais-tu donné tes filles ?

ADRASTOS.

Ce n'est point dans notre race que j'ai fait allliance.

THÈSEUS.

Tu as donc donné les jeunes filles Argiennes à des étrangers ?

ADRASTOS.

A Tydeus, et à Polyneikès issu de Thèba.

THÈSEUS.

Dans quel désir as-tu été amené à cette alliance ?

ADRASTOS.

Les obscures énigmes de Phoibos m'y ont engagé.

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LES SUPPLIANTES, 48^

THESEUS.

Que dit Apollon pour décider les noces des jeunes filles^

ADRASTOS.

Il m'a dit de donner mes filles à un sanglier et à un lion.

THÉSEUS,

Et comment as-tu expliqué les oracles du Dieu >

ADRASTOS.

Etant venus, exilés, pendant la nuit, vers ma demeure !...

THÈSEUS.

Qui > car tu en as indiqué deux.

ADRASTOS.

Tydeus et Polyneikès se livrèrent au combat.

THËSBUS.

Et tu leur donnas tes filles, comme à des bêtes fauves >

ADRASTOS.

J'assimilai leur combat à celui de deux bétes fauves.

THÈSEUS.

Comment étaient-ils venus, abandonnant leur patrie ?

ADRASTOS.

Tydeus était exilé de sa patrie à cause du meurtre de son frère.

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466 LES SUPPLIANTES.

THESEUS.

Mais le fils d'Oidipous, pourquoi venait-il, ayant quitté Thèba?

ADRASTOS.

A cause des imprécations de son père, et de peur qu'il tuât son frère.

THËSEUS.

AU moins, parles-tu d'un exil volontaire et prudent.

ADRASTOS.

Mais ceux qui restaient firent injure aux absents.

THÈSEUS.

Son frère Ta-t-il donc frustré de son patrimoine ?

ADRASTOS.

Je partis pour en tirer vengeance, et c'est ainsi que je péris.

THËSEUS.

Âs-tu consulté les Divinateurs ^ Âs-tu vu les flammes des victimes ?

ADRASTOS.

Hélas sur moi ! Tu me presses sur le point j'ai le plus failli.

THÈSEUS.

Tu n'as point marché, semble-t-il, avec des Dieux pro- pices ?

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LES SUPPLIANTES. 487

ADRASTOS.

Bien plus, je marchais contre le gré d'Amphîaraos.

THÈSEUS.

As-tu donc repoussé avec tant de légèreté les présages divins >

ADRASTOS.

Les clameurs des jeunes hommes m'ont troublé.

THÈSEUS.

Tu en as cru l'audace au lieu des sages conseils, ce qui a déjà perdu un grand nombre de stratèges.

ADRASTOS.

Mais, ô la plus vaillante tête de la Hellas, Roi des Athènaiens I j'ai honte, à la vérité, prosterné contre terre, d'embrasser tes genoux, homme à cheveux blancs que je suis. Roi heureux autrefois! Et cependant, il est nécessaire que je cède à mon malheur. Sauve mes morts, aie pitié de mes maux et de ces mères de fils morts, et qui sont ainsi privées de leurs enfants dans la blanche vieillesse. Elles ont eu le courage de venir ici, sur une terre étran- gère, remuant avec peine leurs vieux membres, non pour les fêtes de Dèmètèr, mais afin d'ensevelir leurs morts, afin de mener avant le temps les funérailles de ceux par les mains de qui il convenait qu'elles fussent elles-mêmes ensevelies. 11 est sage au riche de contempler la pauvreté, et au pauvre de regarder les riches et de les imiter afin d'éprouver le désir des richesses, et aux heureux de con- sidérer les malheureux ; et au poète, quand il enfante des

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488 LES SUPPLIANTES.

vers, de les enfanter avec joie. Comment, en effet, s'il est lui-même en proie aux soucis, pourrait-il charmer les autres? Car cela n'est pas équitable. Mais tu diras peut- être : Pourquoi, ne songeant point à la terre de Pélops, imposes-tu ce travail aux Athènaiens } Je dois déclarer ceci : Sparta est cruelle et rusée de mœurs, et les autres cités sont petites et faibles; mais ta ville peut seule sou- tenir cette entreprise, car elle a coutume de soutenir le malheur, et elle a en toi un chef jeune et brave. Privées d'un tel chef, beaucoup de villes ont péri.

LE CHŒUR.

Et moi, je parle comme lui, Thèseus, afin que tu aies pitié de mes calamités.

THÈSEUS.

Avec d'autres j'ai déjà agité une telle question. On a dit que parmi les hommes les maux sont plus nombreux que les biens ; mais moi, je pense, au contraire, que les biens l'emportent sur les maux chez les hommes ; car, si cela n'était pas, nous ne verrions pas la lumière. Je loue celui des Dieux qui a dégagé notre vie de l'état sauvage, d'abord en nous donnant l'intelligence et la langue mes- sagère de la parole, afin que nous connaissions la voix, et des fruits qui nourrissent et les humides rosées ouranien- nes qui alimentent les fruits qui naissent de la terre et arrosent le sein de celle-ci, et puis des abris contre l'hiver et contre l'ardeur du Dieu, et la navigation sur la mer, et le commerce des choses qui manquent à chaque pays. Enfin, ce qui nous est caché et que nous ne connaissons point clairement, les divinateurs nous le révèlent en con- templant le feu, les entrailles et le vol des oiseaux. Ne

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LES SUPPLIANTES. 489

sommes-nous pas trop ambitieux^ quand un Dieu a tant accordé à notre vie, de ne pas en être satisfaits > Mais notre esprit veut être plus puissant qu'un Dieu, et, dans l'orgueil de nos pensées, il nous semble que nous sommes plus sages que les Daimones. Tu semblés être de ce nombre et manquer de prudence, toi qui, lié par les oracles de Phoibos, as donné tes filles à des étrangers, comme si tu les prenais pour des Dieux, et qui as ainsi souillé ta famille illustre et ta demeure. Il faut que le sage ne mêle pas les coupables aux innocents, mais qu'il acquière pour sa famille des amis florissants de richesses ; car un Dieu confond les fortunes communes et ruine l'innocent qui n'a point failli, en l'accablant des calamités du coupable. Or, quand tu menais tous les Argiens à cette expédition, quand les divinateurs parlaient hautement, les méprisant et agissant malgré les Dieux, tu as perdu ta Ville, séduit par les jeunes hommes qui se réjouissent d'amasser des honneurs et attisent la guerre sans droit, et corrompent les citoyens, l'un pour être stratège, l'autre pour avoir en mains la puissance et gouverner insolem- ment, et celui-ci, par soif du gain, ne considérant point le peuple et ses souflVances. Il y a en effet trois partis de citoyens : les Riches, inutiles et désirant toujours de plus grands biens ; les Pauvres, qui manquent de nourriture, violents et envieux pour la plupart, qui lancent des injures aux riches, trompés qu'ils sont par la langue des pervers qui les commandent. troisième parti, qui tient le milieu, sauve la Cité, conservant l'ordre et ce qui est constitué. Et tu veux que je sois ton allié ? Que dirai-je de persuasif à mes concitoyens ? Va donc I Si tu as conçu un dessein désastreux, il n'est pas équitable de nous entraîner violemment dans la mauvaise fortune.

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490 LES SUPPLIANTES.

LE CHOEUR.

Il a mal agi, mais la faute en est à des jeunes hommes ; il convient donc de lui pardonner.

ADRASTOS.

Je ne t'ai pas choisi pour juge de mes maux, mais je suis venu vers leur médecin, ô Roi I Non, si j'ai mal agi, pour subir des reproches et des châtiments, ô Roi, mais afin que tu m'aides. Si tu ne le veux pas, il est nécessaire que je me conforme à tes volontés. Que ferai-je, en effet? O vieilles femmes, allez! Laissez le vert feuillage ceint de laine de ces rameaux ; prenez à témoins les Dieux et la terre et la Déesse Dèmètèr porte-torches et la lumière de Hèlios, puisque nos supplications aux Dieux ne nous ont servi en rien !

LE CHCEUR.

qui était fils de Pélops ;

et nous qui sommes de la terre Pélopienne et du même sang paternel que toi. Que feras-tu > Trahiras-tu celles-ci et rejetteras-tu de cette terre ces vieilles femmes qui subissent une destinée qu'elles ne devaient point subir > Non ! la bête fauve, en effet, a un refuge dans les rochers, et l'esclave aux autels des Dieux, et la Cité battue par les tempêtes fuit suppliante vers une autre Cité ; car, dans les choses humaines, il n'est rien de perpétuellement heureux. Va, ô malheureuse ! sors du sol sacré de Perséphonéia ! Supplie celui-ci, en jetant tes bras autour de ses genoux, de rapporter les cadavres de nos fils morts que nous avons perdus, jeunes, sous les murailles Kad- méiennes ! Hélas sur moi ! Saisissez, emportez, levez-

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LES SUPPLIANTES, 49I

moi par ma vieille main^ malheureuse que je suis I Par ton menton, ô cher, ô le plus illustre dans la Hellas, je te supplie, embrassant tes genoux et ta main, aie pitié de moi, malheureuse, qui te prie pour mes enfants, et qui, telle qu'une vagabonde, pleure un chant lamentable ! Je te conjure, ô fils, de ne point laisser non ensevelis, en proie aux bêtes fauves, sur la terre de Kadmos, mes fils du même âge que toi ! Vois mes larmes sous mes pau- pières, à moi qui tombe à tes genoux, afin que tu accordes la sépulture à mes enfants I

THÈSEUS.

Mère, pourquoi pleures-tu en couvrant tes yeux d'un péplos léger i Est-ce en entendant la plainte lamentable de ceîies-ci ? Car, moi aussi, j'en suis ému. Lève ta tête blanche, et ne répands point des larmes devant les foyers sacrés de Dèmètèr.

AITHRA.

Hélas! hélas I

THËSEUS.

Tu n'as pas à gémir sur leurs maux.

AITHRA.

O malheureuses femmes I

THÈSEUS.

Tu n'es pas au nombre de ces femmes.

AITHRA.

Te dirai-je quelque chose, fils, de glorieux pour toi et pour la Ville?

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49^ LES SUPPLIANTES.

THESEUS.

Parle, car beaucoup de sages paroles sont dites aussi par les femmes.

AITHRA.

Mais j'hésite à prononcer ce que j'ai à dire.

THESEUS.

C'est une chose honteuse de cacher ce qui est bon à ses amis,

AITHRA.

Non, certes I je ne me tairai pas, car je me reproche- cherais un jour mon silence et de m'être tue honteuse- ment, et, de ce qu'il est inutile aux femmes de bien parler, d'avoir omis par crainte de donner un bon con- seil. Donc, ô fils, je t'ordonne de considérer d'abord ce qui plait aux Dieux, de peur de les offenser en négligeant de le faire ; car tu les offenses en ceci seulement, étant sage d'autre part. En outre, s'il ne fallait pas être auda- cieuse en faveur de ceux qui sont injustement opprimés, certes, je me tairais. Mais ceci te sera glorieux, et je ne crains pas de t'exhorter, 6 fils, à contraindre au devoir, par ton bras, ces hommes violents qui empêchent les morts de recevoir la sépulture et les honneurs funéraires, et à réprimer ceux qui foulent les lois de toute la Hellas ; car ce qui contient les Cités des hommes, c'est ce qui conserve avec soin les lois. Mais on dira que, par lâcheté, quand il t'était permis d'acquérir pour ta Ville une cou- ronne de gloire, tu l'as négligé par crainte ; que tu as combattu à la vérité contre un sanglier sauvage, accom- plissant ainsi un travail sans gloire, mais que tu t'es trouvé

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LES SUPPLIANTES, 493

lâche quand il fallait combattre en face du casque et de la lance. Non I si tu es de moi^ ô fils, tu ne feras pas cela. Ne vois^tu pas que la patrie, qu'on raille comme imprudente, regarde ses railleurs d'un œil farouche ? Car elle s'accroît dans les dangers. Mais les Villes timides qui végètent obscurément, restent obscures par excès de crainte. Ne viendras-tu pas en aide, ô fils, aux morts et à des femmes malheureuses qui manquent de secours ? Je ne crains pas pour toi si tu pars pour une cause juste; et, voyant le peuple de Kadmos, déjà victorieux, jeter un autre coup de dés, je suis rassurée, car les Dieux ont coutume de changer toutes choses.

LE CHOEUR.

O toi qui m'es très chère, tu as bien parlé pour lui et pour moi, et c'est une double joie !

THÈSEUS.

Mère, les paroles que j'ai dites contre celui-ci sont justes et j'ai exprimé mon sentiment sur ses actions cou- pables, mais je comprends ce que tu me conseilles et que ma nature n'est pas de fuir les dangers ; car j'ai acquis, parmi les Hellènes, par. beaucoup d'actions glorieuses, la réputation de chasser les pervers. Il ne m'est donc point permis de me refuser à cette tâche. Que diraient, en effet, les hommes qui m'envient, quand toi, ma mère, qui crains pour moi, tu m'ordonnes la première de tenter cette entreprise? J'irai, je rachèterai ces cadavres, d'abord à l'aide de la persuasion, sinon, par la force des armes et à l'aide des Dieux. Mais je désire que cela soit décidé par toute la Cité, et elle le voudra, si je le veux. En permet- tant au peuple d'en délibérer, je le rendrai plus favorable.

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494 ^^^ SUPPLIANTES.

En effet, je l'ai constitué en monarchie, mais la cité est libre, ayant le droit de suffrage. Prenant avec moi Adrastos, pour appuyer mes paroles, je vais me rendre devant la foule des Athènaiens, et, les ayant persuadés, je réunirai les jeunes hommes, et je viendrai ici en armes, et j'enverrai un héraut à Kréôn pour lui redemander les corps des morts. Mais, ô vieilles femmes, enlevez ces couronnes sacrées qui entourent ma mère, afin que je la conduise à la demeure d'Aigeus en tenant sa chère main ; car malheureux le fils qui ne sert pas à son tour ses parents ! En échange des beaux dons qu'il leur aura faits, il recevra lui-même de ses enfants ce qu'il aura donné à ses parents.

LE CHŒUR.

Strophe /.

ArgosI Nourrice de chevaux, ô terre de ma patrie, tu as entendu, tu as entendu ces paroles du Roi, pieuses envers les Dieux et honorables pour la grande contrée des Pélasges et de l'Argolide.

Antistrophe /.

Puisse-t-il, amenant le terme de mes malheurs et fai- sant plus encore, enlever nos fils sanglants, charme de leur mère, et, par ce bienfait, se rendre amie la terre d'Inakhos (

Strophe IL

Une pieuse entreprise est un honneur glorieux pour les villes, et une reconnaissance éternelle lui est acquise. Que

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LES SUPPLIANTES. 495*

fera enfin cette Cité pour moi > Se liera-t-elle d'amitié avec moi, et obtiendrons-nous la sépulture pour nos enfants ?

Antistrophe II.

Viens en aide à une mère, secours-la. Cité de Pallas I de peur qu'on ne viole les lois des hommes. Car toi, tu respectes la justice, tu ne cèdes pas à l'iniquité, et tu délivres ceux qui sont injustement opprimés.

THËSEUS.

Toi qui as pour office de nous servir, la Ville et moi, en portant nos décrets, traverse maintenant TAsopos et l'eau de risménos, et annonce ceci au vénérable tyran des Kadméiens : Thèseus, habitant une terre voisine, te demande amicalement ces cadavres afin de les ensevelir. Il pense qu'il est juste que cela soit accordé, et que tu obtiennes ainsi l'amitié de tout le peuple des Ërékhthides. S'ils y consentent, reviens aussitôt ; s'ils ne le veulent pas, parle une seconde fois et dis-lui d'attendre l'armée de mes jeunes hommes porteurs de boucliers. Elle est assemblée, elle est là, et je la range autour du puits sacré de Kallikhoros. La Ville accepte de l^on gré et joyeuse- ment cette entreprise, dès qu'elle a su que je la voulais. Ah! qui s'avance pendant mes paroles? il me semble vaguement que c'est un héraut Kadméien. Attends. Peut- être t'épargnera-t-il de partir, et prévient-il mes desseins par son arrivée.

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496 LES SUPPLIANTES.

LE HÉRAUT.

Qui est le tyran de ce pays ? A qui me faut-il porter les paroles de Kréôn qui commande à la terre de Kadmos, Ëtéokiès ayant été tué devant les sept portes, de la main de son frère, de Polyneikès ?

THÈSEUS,

Tu as tout d'abord parlé faussement, étranger, en cher- chant ici un tyran. Cette ville, en effet, n'est pas com- mandée par un seul homme, mais c'est une Cité libre. Le peuple commande successivement d'année en année, n'accordant pas tout aux richesses, et le pauvre possède un droit égal.

LE HÉRAUT.

Tu nous donnes en ceci un avantage comme au jeu de dés. En eifet, la Ville d'où je viens est commandée par un seul homme et non par la foule. Nul ne la trouble par de vaines paroles, ni ne la tourne de côté et d'autre dans son propre intérêt. Nul ne s'y remontre, tantôt populaire et usant d'une grande faveur, puis détesté, et qui, dissi- mulant ses fautes anciennes sous de nouvelles calomnies, échappe au châtiment. D'ailleurs, comment le peuple, ne sachant rien discerner avec justesse, pourrait-il gouverner sagement la Cité i C'est le temps qui donne la science, et non la hâte de commander. L'homme campagnard, qui est pauvre, même s'il n'était pas ignorant, ne pourrait, à cause de ses travaux, s'appliquer aux affaires publiques. Certes, c'est une chose odieuse pour les grands hommes que la vue d'un homme méprisable élevé aux dignités et menant le peuple par la parole, lui qui n'était rien aupa- ravant.

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LES SUPPLIANTES. 497

THESEUS*

Ce héraut est habile, et serait éloquent à l'occasion. Mais puisque tu as engagé cette course, écoute, car c'est toi qui as commencé cette lutte de paroles. Rien n'est plus funeste à la Cité qu'un tyran. D'abord les lois ne sont plus communes à tous ; un seul commande, est le maître et possède la loi qui n'est plus égale. Mais, par les lois écrites, le riche et le faible ont un droit égal, et il est permis aux plus pauvres de blâmer le puissant, quand celui-ci fait mal parler de lui, et le moindre peut vaincre le plus fort, s'il soutient une cause juste. Ceci est la liberté : Qui veut proposer quelque chose pour le bien de la République? Celui qui le veut se manifeste; celui qui ne le veut pas se tait. Quelle plus grande égalité y a- t-il dans une Cité ? le peuple est souverain, il se réjouit des citoyens courageux qui s'élèvent \ mais un tyran pense qu'ils sont ses ennemis, et il tue les meilleurs qu'il juge sages, craignant pour sa tyrannie. Comment donc une Cité pourrait-elle être fermement établie, quand un homme enlève les citoyens courageux et moissonne les jeunes hommes, comme on fait des épis dans un champ printanier } A quoi sert d'amasser des richesses et des biens pour ses enfants, afin qu'un tyran ait une vie plus opulente } Ou qui voudrait élever ses filles vierges dans ses demeures pour les voluptés futures d'un tyran, dès qu'il en aura la volonté, et pour causer les larmes de leurs parents? Puissé-je ne plus vivre plutôt que de voir mes filles ainsi violées ! Et c'est ainsi que je réponds à tes paroles.- Mais qu'es-tu venu demander à cette terre ? Tu gémirais d'être venu, toi qui te répands en paroles vaines, si une Cité ne t'avait pas envoyé^ car celui qui a rempli

I

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498 LES SUPPLIANTES.

le message qu'il apporte, doit s'en retourner très prompte- ment. Donc, que Kréôn, désormais, envoie dans ma Ville un messager moins bavard que toi.

LE CHOEUR.

Hélas 1 hélas I Quand le Daimôn fait prospérer les méchants, ceux-ci sont insolents comme s'ils devaient être toujours heureux.

LE HÉRAUT.

Je te répondrai. Sur le sujet en discussion, regarde comme vrai ce que tu as dit, moi je pense le contraire ; mais je t'interdis, et tout le peuple Kadméien te défend de recevoir Adrastos sur cette terre. S'il s'y trouve, avant que l'éclat du jour s'éloigne, et malgré les bandelettes sacrées, chasse-le d'ici, et n'enlève point les morts de force, toi que la Cité des Argiens ne concerne en rien. Si tu m'obéis, tu gouverneras ta Cité sans orages ; sinon, une grande tempête de guerre tombera sur nous, sur loi et sur tes alliés. Considère ceci, et, sans être irrité de mes paroles, parce que tu commandes à une Cité libre, ne me fais pas une iière réponse, en te fiant à la force des bras. La confiance est la pire des choses pour les hommes; c'est elle qui pousse les Cités à la guerre^ en enflant leur esprit outre mesure. En efiet, quand la guerre est soumise aux sufirages de la Cité, nul ne pense plus à sa propre mort, mais détourne ce malheur sur un autre; mais si la mort était devant les yeux de chacun, quand on dépose son suffrage, jamais la Heilas n'eût péri par la fureur de la guerre. Cependant, nous tous hommes, nous savons, de deux raisons, quelle est la meilleure, quel est le bien ou le mal et combien, pour les hommes, la paix remporte sur la

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LES SUPPLIANTES. 499

guerre. Et d'abord, elle est très agréable aux Muses, ennemie des lamentations, se plaît à procréer une heu- reuse population et se réjouit des richesses. Mauvais que nous sommes, rejetant les biens, nous entreprenons des guerres, et nous réduisons en servitude, hommes les hommes, et Cités les Cités plus faibles que nous. Mais toi, tu veux secourir nos ennemis et ensevelir des morts que leur propre insolence a perdus. Ce n'est donc plus avec justice que le corps de Kapaneus frappé de la foudre est tombé consumé des échelles appliquées à nos portes, quand il jura qu'il détruirait la Ville, que les Dieux le voulussent ou non ? ou que le gouffre béant engloutit le Divinateur et son char à quatre chevaux, et que les autres chefs gisent devant les portes sous les rochers qui ont écrasé les sutures de leurs os ? Donc, glorifie-toi d'être plus sage que Zeus, ou avoue que les Dieux font juste- ment périr les mauvais. Il faut que les sages aiment d'abord leurs enfants, puis leurs parents, puis leur patrie qu'ils doivent accroître et non ruiner. La témérité, d'un chef est chose dangereuse. Le pilote d'une nef, qui est calme selon le temps, est sage, et, pour moi, prudence est courage.

LE CHOEUR.

C'était assez de Zeus pour punir les crimes ; mais, pour vous, il ne fallait pas agir si injurieusement.

ADRASTOS.

O le pire de tous les hommes I

THËSEUS.

Tais-toi, Adrastos ; ferme ta bouche et ne parle pat

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fOO LES SUPPLIANTES.

avant moi, car c est vers moi et non vers toî que ce héraut est venu. Donc, il me faut lui répondre. Or, je répondrai d'abord à tes premières paroles. Je ne reconnais pas Kréôn pour mon maître et je ne le crois point puissant au point de contraindre Athèna de faire ce qu'il veut. Les choses couleraient contre leur cours, si nous étions ainsi commandés. Je n'engage point cette guerre et je n'ai point marché avec ceux-ci contre la terre de Kadmos; mais, sans offenser ta Ville et sans vouloir des combats mortels aux hommes, je pense qu'il est juste d'ensevelir les cadavres des morts, en respectant la loi des Panhellènes. Qu'y a-t-il de blâmable en ceci ? En effet, si vous avez souffert de la part des Argiens, ils sont morts. Vous vous êtes vengés, glorieusement pour vous, honteusement pour eux, et la vengeance est complète. Permettez que la terre couvre les morts, et que chacun d'eux puisse retourner d'où il est venu à la vie, l'esprit dans TAithèr et le corps dans la terre. Car nous ne possédons pas celui-ci en propre, si ce n'est pour y habiter pendant la vie ; puis, il lui faut rentrer dans la terre qui l'a nourri. Penses-tu n'insulter qu'Argos en n'ensevelissant point les morts > Non, certes 1 Car ceci touche toute la Hellas que de refuser aux morts ce qu'ils doivent obtenir et de les laisser sans sépulture. Les plus braves deviendraient lâches si une telle loi était établie. Et tu es venu me menacer avec d'insolentes paroles, et, si ces morts sont recouverts de terre, vous êtes épouvantés I Craignez-vous qu'une fois ensevelis ils renversent votre Ville ? ou que, dans le sein de la terre, ils engendrent des enfants qui les vengent quelque jour? Certes, c'est une inepte dépense de paroles d'exprimer ces craintes vaines et inutiles. Mais, ô insensés I connaissez la misérable destinée des hommes : notre vie est

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LES SUPPLIANTES. fOI

une lutte. Parmi les mortels, les uns sont heureux mainte- nant, les autres le seront ensuite, et d'autres l'ont été. La fortune se joue ; elle est honorée par le malheureux afin qu'elle le fasse prospérer, et l'heureux l'exalte par ses louanges, afin que son souffle propice ne l'abandonne pas. Sachant cela, il nous faut, blessés d'une injure légère, la supporter sans colère, et que nos offenses, au moins, ne soient pas funestes à la Cité. Comment ceci sera-t-il ? Donne-nous les corps des morts pour que nous les ense- velissions, nous qui voulons être pieux ; sinon, ce qui arrivera est manifeste, car j'irai les ensevelir de force. Jamais, en effet, il ne sera dit parmi les Hellènes que l'antique Loi des Dieux, venue jusqu'à moi et à la Ville de Pandiôn, a été violée.

LE CHOEUR.

Aie bon courage I En respectant la lumière de la justice, tu échapperas aux vains blâmes des (tommes.

LE HÉRAUT.

Veux-tu que je resserre en un mot ton discours }

THÉSEUS.

Parle, si tu veux, car tu n'es pas de nature silencieuse.

LE HÉRAUT.

Jamais tu n'enlèveras de notre terre les fils des Argiens.

THÉSEUS.

Et toij écoute-moi à ton tour, si tu veux.

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$"02 LES SUPPLIANTES.

LE HÉRAUT.

J'écouterai ; il faut que chacun parle à son tour.

THÈSEUS.

J'enlèverai de la terre Asopienne et j'ensevelirai ces cadavres.

LE HÉRAUT.

Avant tout^ il te faudra courir le danger des armes.

THÈSEUS.

J'ai supporté déjà beaucoup d'autres épreuves diverses.

LE HÉRAUT.

Ton père t'a-t-il engendré tel que tu sufBses contre tous?

THÊSEUS.

Contre les mauvais^ si nombreux qu'ils soient. Nous ne punissons pas les bons.

LE HÉRAUT.

Vous avez coutume, toi et ta Ville, d'agir avec indis- crétion en beaucoup de choses.

THÈSEUS.

C'est en soutenant de nombreuses entreprises qu'elle est devenue aussi prospère.

LE HÉRAUT.

Viens! afin que la lance Kadméienne te frappe devant la Ville !

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LES SUPPLIANTES. ^OJ

THÊSEUS.

Quel vaillant combattant peut-il naître du Dragon ?

LE HÉRAUT.

Tu en feras Texpérience à tes dépens. Maintenant tu es encore jeune.

THÊSEUS.

Tu ne m'émeus ni n'excites ma colère par tes paroles insolentes. Mais sors de cette terre et remporte les vaines paroles que tu as apportées, car nous n'arrivons à rien en nous parlant. Il faut faire marcher les hoplites et les conducteurs de chars^ et pousser contre !a terre de Kad- mos les chevaux harnachés qui répandent l'écume de leur bouche. Je vais partir moi-même pour les sept portes de Kadmos, tenant à la main le fer aigu^ et je serai mon pro- pre héraut. Pour toi, j'ordonne que tu demeures, Adras- tos. Ne me joins pas ta fortune. A l'aide de mon Daimôn, je conduirai bravement ma brave armée. J'ai besoin d'une seule chose : avoir avec moi les Dieux qui respectent la justice. Ces deux appuis réunis assurent en effet la vic- toire. Car le courage ne sert en rien aux hommes, si un Dieu ne leur est favorable.

I*"^ DEMI-CHOEUR.

Strophe /.

O malheureuses mères de malheureux chefs, combien la pâle crainte me trouble sous le foie t

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^04 LES SUPPLIANTES.

2»>« DEMI-CHOEUR.

Quelle nouvelle parole chantes-tu }

l^ DEMI-CHOEUR.

Tarmée de Pallas se réunira-t-elle?

jme DEMl-CHOEUR.

Penses-tu que la chose se terminera par les armes, ou par un échange de paroles ?

I'' DEMI-CHOEUR.

A la vérité} ceci vaudrait bien mieux ; mais si les meur- tres d'ArèS} la mêlée et les cris désespérés avaient encore lieu, ô malheureuse que je suis, à quel blâme ne serais-je pas en proie, moi qui serais cause de ces maux 1

2ine DEMI*CHOEUR.

Antistrophe L

Mais si quelque retour de la destinée renversait celui qui s'enorgueillit de ses prospérités \ Cette confiance me fortifie.

I" DEMI-CHOEUR.

Tu parles comme si les Daimones étaient justes.

2me DEMI-CHOEUR.

Quels autres qu'eux, en efiet, dispensent les événe- ments?

I*' DEMl-CHOEUR.

Je vois que les Dieux dispensent bien des destinées diverses aux hommes.

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LES SUPPLIANTES. fOf

jme DEMI-CHOEUR.

Tu cèdes à ton ancienne crainte. La vengeance a appelé la vengeance et le meurtre a appelé le meurtre ; mais les Dieux répartissent aux mortels les allégements des maux, car ils amènent la fin de toutes choses.

l*-*'^ DEMI-CHOEUR.

Strophe II.

Quand reverrons-nous les plaines s'élèvent les belles tours et quitterons-nous les eaux divines de Kallikhoros I

2me DEMl-CHOEUR.

Puisse un des Dieux me donner des ailes afin que j'aille vers la Ville aux deux fleuves I

I*' DEMI-CHOEUR.

Tu saurais, tu saurais la destinée de nos amis I

2"*« DEMI-CHOEUR.

La destinée du brave Roi de cette terre est encore incertaine.

I*"" DEMI-CHOEUR.

Antistrophe IL

Invoquons de nouveau les Dieux déjà invoqués; la con* fiance est le premier recours quand on craint.

2"»« DEMI-CHOEUR.

O Zeus ! époux de notre antique mère, la Génisse, fille d'inakhos 1

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J'o6 LHS SUPPLIANTES,

l^ DEMI-CHOEUR.

Secours cette Ville et soîs-moi propice I

2™« DEMI-CHOEUR,

RendsHmoi ta gloire et les défenseurs de la Ville, ces chefe outrageusement traités, pour les mettre au bûcher f

LE MESSAGER.

Femmes, je viens avec de bonnes nouvelles, sain et sauf moi-même, ayant été pris dans le combat les armées des sept chefs morts combattirent auprès du cours de Dirkè, et je vous annonce la victoire de Thèseus. Pour vous épargner une longue suite de paroles, j'étais prison- nier de Kapaneus que Zeus a consumé de sa foudre enflammée.

LE CHOEUR.

O très cherl tu apportes une agréable nouvelle : ton retour et la gloire de Thèseus. Et si, par surcroit, l'armée des Athènaiens est sauve, tout ce que tu annonces est heureux.

LE MESSAGER.

Elle est sauve, et la victoire est telle qu'elle aurait être pour Adrastos, avec ses Argiens, quand il les conduisit des bords de l'Inakhos contre la Ville des Kadméiens.

LE CHOEUR.

Comment le fils d'Aigeus et ses compagnons de guerre ont-ils élevé un trophée à Zeus? Disl Tu étais là, en effet; et tu nous réjouiras, nous qui n'y étions pas.

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LES SUPPLIANTES. foy

LE MESSAGER.

L'éclatant rayon de Hèlios qui éclaire toute chose frappait la terre. A la porte Ëlektra, j'étais debout au sommet d'une tour d'où je voyais au loin. Et je vois les trois corps d'armée, erles Hoplites s'étendant plus haut, sur les bords de l'Isménos, et le Roi lui-même, l'illustre fils d'Aigeus, et, avec lui, sur la droite, les habitants de l'antique Kékropia. Et, sur la gauche, étaient les Para- liens armés de la lance, près de la source d'Ares ; et les cavaliers étaient postés en nombre égal sur les deux côtés de l'armée, et les chars étaient au-dessous du tombeau sacré d'Amphiôn. Le peuple de Kadmos se tenait devant les murailles, ayant placé en arrière les cadavres qui étaient cause du combat. Et les cavaliers étaient opposés aux cavaliers, et les chars à quadriges étaient rangés en face des chars. Alors, le héraut de Thèseus parla ainsi devant tous : Hommes, taisez-vous I faites silence, armée des Kadméiens : écoutez I nous venons redemander les cadavres, voulant les ensevelir, par respect pour la loi universelle de la Hellas, et non pour étendre le car- nage. — Et Kréôn ne répondit rien à ces paroles, mais il resta silencieux sous les armes. Et les conducteurs des chars à quadriges engagèrent la mêlée, et, poussant les chars les uns contre les autres, ils rapprochèrent les com- battants. Et ceux-ci s'attaquaient avec le fer, et ceux-là faisaient retourner les chevaux en arrière pour les pousser de nouveau contre les combattants qu'ils portaient. Phor- bas, qui était le chef des cavaliers Athènaiens, ayant vu les chars confusément mêlés, et, d'autre part, ceux qui commandaient les cavaliers Kadméiens, engagèrent le combat ; et ils étaient tour à tour vainqueurs et vaincus.

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yo8 LES SUPPLIANTES.

Moi qui ai vu cela, et qui n'ai point appris par d'autres les choses terribles qui se passaient, car j'étais luttaient les chars et les combattants des chars, je ne sais que dire tout d'abord, ou l'épaisse poussière qui montait dans rOuranos, ou ceux qui étaient traînés sens dessus dessous, embarrassés dans les rênes, ou les flots de sang versé, ou les uns tombés des chars, brisés, précipités la tête contre terre et perdant la vie sous les chars fracassés. Et Kréon, ayant vu la cavalerie partie d'ici victorieuse, saisit son bouclier et s'avança, avant que la frayeur se fût emparée de ses compagnons. Mais Thèseus, n'hésitant pas un seul instant, marcha droit en avant et entraîna ses guerriers splendidement armés. Et les Kadméiens, au milieu de la mêlée, tuaient et étaient tués, et s'exhortaient avec de grandes clameurs : Frappe I repousse courageusement de ta lance les Ërékhthéides I Et la foule des hommes issus des dents du Serpent combattait avec fureur. Et, en effet, notre aile gauche plia ; mais leur aile gauche prit la fuite, vaincue par notre droite, et le combat était égal. C'est à ce moment qu'il faut louer le Stratège. Ne se contentant pas de cette portion de victoire, il courut à l'aile qui pliait, et il cria d'une voix telle que la terre en retentit : O enfants, si vous ne résistez pas à la lance solide des hommes nés de la Semence, la Cité de Pallas va périr I Et il inspira sa confiance à toute l'armée des Kranaïdes, et s'étant armé lui-même de la terrible massue Ëpidaurienne, et la faisant brandir, il en J)risa les têtes couvertes de casques et les cous arrachés des troncs. Et, après bien des peines, tous, enfin, prirent la fuite. Et moi, je m'écriai, et je sautai et je battis des mains; mais les vainqueurs couraient aux portes. Et les clameurs et les hurlements des jeunes hommes et des vieillards rou-

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LES SUPPLIANTES. J'09

laient par la Ville et remplissaient les temples de terreur. 11 était permis à Thèseus de se jeter dans la Ville; mais il retint ses compagnons, disant qu'il était venu, non pour saccager la Ville, mais pour demander les cadavres. C'est un tel chef d'armées qu'il faut élire, qui soit brave dans les dangers et qui réprime l'insolence du peuple qui, dans la prospérité, veut gravir les plus hauts degrés de l'échelle, et qui a coutume de ruiner sa propre félicité quand il pourrait en jouir.

LE CHOEUR.

Maintenant que je vois ce jour inespéré, je pense qu'il y a des Dieux et que je souffre moins de maux, puisque ces hommes sont châtiés.

ADRASTOS.

O Zeusl pourquoi parle-t-on de la sagesse des miséra- bles mortels ? Nous dépendons de toi, en effet, et nous n'accomplissons que les choses que tu veux. La redouta- ble Argos était à nous, et nous étions nombreux, jeunes et vigoureux ; et quand Ëtéokiès proposa de traiter, nous ne voulûmes point accepter les offres modérées qu'il nous faisait, et nous nous sommes perdus. Et lui, alors heureux, et tel qu'un pauvre récemment parvenu à la richesse, devint insolent, et le peuple insensé de Kadmos s*est perdu à son tour par son insolence. O vains mortels, qui, tendant l'arc plus qu'il ne convient, subissez juste- ment vos maux, vous n'obéissez point à vos amis, mais aux faits accomplis ! Et vous, ô Cités, quand vous pouvez dé- tourner vos malheurs par la parole, vous décidez les affaires, non par la parole, mais par le carnage. Mais pour-

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flO LES SUPPLIANTES.

quoi parlé-je ainsi ? Je veux savoir comment tu t'es sauvé. Ensuite, je t'interrogerai sur le reste.

LE MESSAGER.

Après que le tumulte de la mêlée eut agité la Ville, je m'enfuis par la porte entrait l'armée.

ADRASTOS.

Avez-vous rapporté les cadavres qui étaient cause du combat ?

LE MESSAGER.

Ceux-là mêmes qui commandèrent les sept illustres corps d'armée.

ADRASTOS.

Comment dis-tu? Mais est la foule des autres morts?

LE MESSAGER.

Ils ont été ensevelis dans les vallées du Kithairôn.

ADRASTOS.

Au delà ou en deçà? Qui les a ensevelis?

LE MESSAGER.

Thèseus, est la Roche ombragée d'Éleuthèr.

ADRASTOS.

Et les morts qu'il n'a point ensevelis, les as-tu lais- sés?

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LES SUPPLIANTES. fil

LE MESSAGER.

Auprès d'ici* Ce qui est fait avec empressement est proche.

ADRASTOS.

Des esclaves les ont donc enlevés indignement du car- nage?

LE MESSAGER.

Aucun esclave n'a mis la main à ce travail.

ADRASTOS.

LE MESSAGER.

Tu louerais Thèseus, si tu eusses été présent, quand il prenait soin des morts.

ADRASTOS.

A-t-il lavé lui-même les cadavres sanglants de ces mal- heureux ?

LE MESSAGER.

Lui-même a préparé les lits et couvert les corps.

ADRASTOS.

C'était un devoir cruel et honteux.

LE MESSAGER.

Qu'ont de honteux pour les hommes les maux communs i tous les hommes ?

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^12 LES SUPPLIANTES.

ADRASTOS.

Hélas I combien j'aimerais être mort avec eux I

LE MESSAGER.

Tu pleures inutilement, et tu arraches des larmes à celles-ci.

ADRASTOS.

Elles-mêmes, je pense, m'enseignent à pleurer. Mais, allons I J'élèverai les mains en allant au devant des morts, et je dirai le chant lamentable du Hadès, en appelant nos amis dont je reste privé dans une douloureuse solitude ; car la seule chose irréprochable pour les mortels, c'est de perdre l'âme mortelle. Il est possible de recouvrer les autres biens.

LE CHOEUR.

Strophe I,

D'un côté la joie, de l'autre la tristesse ; la gloire pour la Ville et un double honneur de guerre pour les chefs. S'il m'est cruel de voir les cadavres de mes enfants, cepen- dant, ce sera un beau spectacle, puisque je verrai ce jour inespéré, en subissant la plus grande de toutes les dou- leurs.

Antistrophe L

Plût aux Dieux que le Temps, père antique des jours, m'eût gardée non mariée jusqu'ici, et toujours 1 Quel besoin avais-je d'enfants? Je ne me serais pas attendue à subir cette calamité immense, si j'avais été affranchie des noces. Mais, maintenant, je vois le plus manifeste des malheurs, privée que je suis de mes très chers enfants.

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LES SUPPLIANTES. J'IJ

Je vois déjà les cadavres de nos fils morts. O malheu- reuse 1 Plût aux Dieux que je fusse morte avec ces enfants et descendue avec eux dans le Hadès !

ADRASTOS.

Strophe II.

Gémissez, ô mères, sur ces morts qui vont aller sous la terre ! Gémissez à votre tour, en écoutant mes gémisse- ments.

LE CHOEUR.

O enfants ! ô cruel et cher nom de mère ! Je te parle, à toi qui es mort 1

ADRASTOS.

Hélas! hélas!

LE CHŒUR.

Hélas sur moi à cause de mes maux I

ADRASTOS.

Ah I hélas!

LE CHŒUR.

ADRASTOS.

Nous avons subi, hélas !...

LE CHŒUR.

Les plus affreuses douleurs.

i 3J

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^14 LES SUPPLIANTES.

ADRASTOS.

O Cité Argienne, ne vois-tu pas ma destinée ?

LE CHOEUR.

Elle me voit misérable et privée d'enfants 1

ADRASTOS.

Antistrophe IL

Approchez les corps sanglants de ces malheureux égorgés indignement, et par des meurtriers indignes, dans le tumulte de la mêlée.

LE CHOEUR,

Donnez, afin que je les presse de mes mains, que je serre mes enfants dans mes bras I

ADRASTOS.

Les voici I Les voici I

LE CHOEUR.

Quel pesant fardeau de douleurs 1

ADRASTOS.

Hélas I hélas I

LE CHOEUR.

Tu dis cela à des mères I

ADRASTOS.

Vous m'entendez.

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LES SUPPLIANTES. pj*

LE CHOEUR.

Tu gémis sur nos maux communs.

ADRASTOS.

Plût aux Dieux que l'armée Kadméienne m'eût tué dans la poussière !

LE CHOEUR.

Plût aux Dieux que mon corps n'eût jamais été uni dans un lit à celui d'un homme I

ADRASTOS.

Vous voyez une mer de malheurs^ ô mères misérables à cause de vos fils I

LE CHOEUR.

Nous nous déchirons de nos ongles, et nous répandons de la cendre sur nos tètes I

ADRASTOS.

Hélas I hélas sur moi 1 Que la terre m'engloutisse I Que la tempête me disperse I Que la flamme du feu de Zeus tombe sur ma tète 1

LE CHOEUR.

Tu as vu de tristes noces et l'oracle funeste de Phoibos ! une lamentable Ërinnys a quitté les demeures d'Oidipous pour venir contre toi I

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yiÔ LES SUPPLIANTES,

THÊSEUS.

Je voulais t'interroger quand tu te répandais en lamen- tations devant l'armée ; mais je tairai maintenant les questions qui te concernent, et je vais interroger Adrastos : Comment ceux-ci sont-ils devenus des hommes illustres par leur courage ? Dis-le à ces jeunes citoyens, étant plus sage qu'eux, car tu es plein d'expérience. J'ai su les actions, plus grandes qu'on ne peut dire, par les- quelles ils espéraient emporter la Ville. Cependant, il est une chose sur laquelle je ne te questionnerai pas, de peur d'exciter le rire, c'est-à-dire ceux contre qui chacun d'eux a combattu et dont la lance l'a blessé ; car ce sont de vaines paroles, pour qui écoute et pour qui parle, de vouloir raconter que tel guerrier, au milieu de la mêlée, ayant une foule de lances devant les yeux, s'est conduit bravement. Je ne pourrais ni interroger ni croire ceux qui oseraient dire de telles choses. A peine quelqu'un peut-il voir ce qui concerne sa propre sûreté, debout en face de ses ennemis.

ADRASTOS.

Écoute donc, car c'est bien volontiers que je louerai mes amis dont je veux dire des choses vraies et justes. Vois-tu celui-ci sur qui se précipite le trait de Zeus? C'est Kapaneus. Il avait de grandes richesses, mais il n'en était nullement orgueilleux, et &on esprit n'en était pas plus enflé que celui d'un homme pauvre, et il fuyait qui- conque s'enorgueillissait d'une table abondante et mépri- sait une nourriture frugale. Il disait, en effet, que la vertu ne consiste pas dans l'assouvissement du ventre, et que peu doit nous suffire. C'était un véritable ami pour ses

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LES SUPPLIANTES. p7

amis, présents ou absents, et de tels hommes le nombre n'est pas grand. Il avait les mœurs franches, l'aspect agréable; il ne faisait jamais de promesse vaine, ni aux serviteurs, ni aux citoyens. Le second dont je parlerai est Ëtéoklos, également vertueux. Il était jeune et pauvre, mais il obtint cependant de nombreux honneurs sur la terre Argienne. Il ne reçut jamais dans sa demeure l'or qui lui fut souvent offert en don par ses amis, afin de ne pas contracter d'habitudes serviles et de ne pas être con* traint par l'argent. Il haïssait les pervers, non la Cité; car une Cité n'est point blâmable, quand on parle mal d'elle à cause du mauvais qu'elle a pour maître. Le troisième d'entre ceux-ci est Hippomédôn. Dès au sortir de l'en- fance, il se détourna de la volupté des Muses et de la molle vie; mais il habitait la campagne, s'exerçant aux dures fatigues, se plaisant aux fortes entreprises, se réjouis- sant des parties de chasse, des chevaux, et de tendre l'arc, et voulant offrir à la Cité un défenseur utile. Et celui-ci est le fils de la chasseresse Atalanta, le jeune Parthénopaios, le premier de tous pour la beauté ; et il était Arcadien ; et, venu sur les bords de l'Inakhos, il fut élevé dans Argos. Et, tout d'abord, comme il convient que les étrangers agissent, il ne fut ni à charge ni odieux aux citoyens, ni cherchant querelle en paroles, ce qui fait qu'un citoyen ou un étranger est le plus insupportable. Mais, reçu dans l'armée, comme s'il fût Argien, il défendit le pays; et il se réjouissait quand la Cité était prospère, et il éprouvait un chagrin cruel quand elle était frappée d'un revers; et quoiqu'il eût de nombreux amants, et que les femmes l'aimassent autant, il se garda de ne jamais faillir. Je ferai brièvement la grande louange de Tydeus. Il n'était pas illustre par la parole, mais il était

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flS LES SUPPLIANTES.

intelligent dans les armes et habile à inventer des strata- gèmes. Au-dessous de son frère Méléagros par la prudence» il posséda une renommée égale dans Tart de la guerre^ et acquit avec persévérance la science guerrière sous le bouclier. Nature avide de gloire^ esprit fécond dans l'action, inférieur seulement en éloquence. Après mes paroles» ne t'étonne pas» Thèseus, que ceux-ci aient osé braver la mort devant les tours. La bonne éducation inspire l'honneur, et l'homme qui s'est exercé aux choses honnêtes rougirait d'être un lâche. Le courage peut être enseigné, puisqu'on enseigne à l'enfant k entendre et à dire ce qu'il ne savait pas. On sait encore dans la vieillesse ce qu'on a appris étant jeune. Donc instruisez bien vos enfants.

LE CHOEUR.

Hélas, ô fils, je t'ai élevé pour être malheureux 1 c'est pour cela que je t'ai porté sous le foie et que j'ai subi les douleurs de l'enfantement! Et» maintenant, le Hadès possède le fruit de mes peines, et je n'ai plus de soutien de ma vieillesse, moi, malheureuse, qui avais enfanté un fils!

THÈSEUS.

Les Dieux, en engloutissant vivant dans les abîmes de terre, le fils bien d'Oiklès, avec son quadrige, l'ont glorifié hautement. Nous dirons vrai en louant aussi le fils d'Oidipous, Polyneikès, car il était mon hôte avant de quitter la ville de Kadmos pour venir exilé dans Argos. Mais sais-tu ce que je voudrais faire de ces corps ?

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LES SUPPLIANTES. flÇ

ADRASTOS.

Je ne sais, si ce n'est qu'une seule chose, c'est que i'obéirai à tes paroles.

THÈSEUS.

Kapaneus frappé par le feu de Zeus...

ADRASTOS.

Veux-tu qu'on le brûle séparément comme un cadavre sacré?

THÈSEUS.

Certes I et tous les autres sur un même bûcher.

ADRASTOS.

donc construira&-tu son monument séparé ?

THÈSEUS.

On construira le tombeau auprès de ces demeures.

ADRASTOS.

Les esclaves s'occuperont de cette tâche,

THÈSEUS.

Et nous de ceux-ci. Que les cadavres nous soient apportés 1

ADRASTOS.

Allez, ô malheureuses mères, auprès de vos filsl

THÈSEUS.

Ce que tu dis, Adrastos, n'est pas utile.

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f20 LES SUPPLIANTES.

ADRASTOS.

Comment n'est-il pas convenable que des mères touchent leurs enfants ?

THÊSEUS.

Elles mourraient si elles les voyaient défigurée. C'est un spectacle affreux que celui des cadavres aussitôt après la mort. Pourquoi, je te prie, veux-tu ajouter à leur douleur ?

ADRASTOS.

Tu l'emportes. Il faut que vous restiez ici avec patience. Thèseus a bien parlé. Quand nous aurons déposé les corps dans le feu, vous recueillerez les ossements. O misérables mortels, pourquoi avez-vous saisi les lances et avez-vous commis des meurtres réciproques ? Assez I Mettez fin à ces travaux, et vivez en paix avec des hommes paisibles. La vie est chose brève, et il convient de la passer le plus aisément, et non avec tant de peines.

LE CHOEUR.

Strophe,

Je ne me réjouis plus de mes fils, je ne suis plus heu- reuse par mes enfants I Je n'ai plus ma part de félicité parmi les mères Argiennes, et Artémis qui assiste celles qui enfantent, ne nous approchera plus, nous qui sommes privées d'enfants! Ma vie sera désormais misérable, et je serai pourchassée, comme une nuée, par les vents ora- geux I

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LES SUPPLIANTES. ^21

Antistropbe.

Sept mères, nous avions enfanté sept fils, les plus illustres des Argiens, et, maintenant, sans enfants, sans fils, je vieillis pour une misérable destinée, n'étant comptée ni parmi les morts, ni parmi les vivants, et je subirai ma destinée loin des uns et des autres !

Èpôde.

Les pleurs seuls me restent, à moi, malheureuse! Et les seuls monuments de mon fils qui gisent dans ma demeure sont ces lamentables cheveux coupés, ces cou- ronnes, les libations mortuaires et les chants dont ne veut pas Apollon à la chevelure d'or. Et, ne dormant plus, dans ma douleur, j'arroserai mes péplos de larmes jusque sur ma poitrine I Mais je vois déjà le lit funèbre de Kapaneus et son tombeau sacré, et, hors des demeures, les offrandes faites aux morts par Thèseus. Et voici venir l'illustre femme de celui que la foudre a tué, Ëuadnè, que le roi Iphis a engendrée. Pourquoi s'arrôte-t-elle sur le haut rocher qui domine cette demeure, après avoir marché jusqu'ici }

ÉUADNË.

Strophe,

Quelle lumière, quelle splendeur Halios apporta-t-i> sur son char, et Sélana à travers l'Aithèr, quand les Nymphes rapides promenèrent leurs torches dans les ténèbres nocturnes, lorsque, pour mes noces, la Cité d'Argos chanta magnifiquement des chants de félicité et les louanges de mon mari Kapaneus armé d'airain? Je

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f22 LES SUPPLIANTES.

vienS; accourant de mes demeures, furieuse, désirant le même bûcher et le même sépulcre, afin de finir dans le Hadès une vie amère et mes douleurs. Car la mort est douce quand on la partage avec les mourants qu'on aima, si un Dieu nous l'accorde.

LE CHOEUR.

Tu vois, auprès du lieu tu es, ce bûcher, trésor de Zeus, est déposé ton mari dompté par le feu de la foudre.

ÉUADNÈ.

Antistrophe.

Je vois déjà la fin, je suis maintenant. La destinée a mené mes pas. Afin d'acquérir un nom glorieux, je vais me jeter du haut de ce rocher, sautant dans le feu, et mêler dans la flamme ardente mon cher corps à celui de mon mari; et, posant mes membres à côté des siens, des- cendre dans les demeures de Perséphonéial Salut, noces et lumière I Plaise aux Dieux que mes enfants fassent de justes alliances dans Argos, et qu'un digne mari s'unisse avec un cœur sincère à ma fille bien née I

LE CHŒUR.

Mais voici ton père lui-même, le vieillard Iphis, qui vient pour entendre des nouvelles qu'il ignorait encore et qu'il gémira d'apprendre.

IPHIS.

O malheureuse! Et moi, malheureux vieillard, qui ren-

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LES SUPPLIANTES. fl^

contre un double deuil de famille dans ma demeure I Car je vais remporter dans la patrie mon fils Étéoklos mort, tué par la lance Kadméienne, et je cherche ma fille, femme de Kapaneus, qui s'est ruéeh ors de la demeure, désirant mourir avec son mari. Déjà on la surveillait dans la demeure, mais quand j'ai négligé d'y prendre garde, à cause des maux présents, elle est sortie. Je conjecture qu'elle est ici ; dites-moi si vous le savez.

ÉUADNÈ.

Pourquoi interroges-tu celles-ci ? Me voici sur ce rocher, telle qu'un oiseau, au-dessus du bûcher de Kapaneus, prête à prendre l'élan mortel, ô père I

IPHIS.

Fille, quel souffle t'a portée là? Étant sortie de la demeure, quel dessein t'a conduite sur cette terre ?

ÈUADNÈ.

Tu serais saisi de colère, si tu apprenais mes desseins. Mais je ne veux pas t'entendre, père I

IPHIS.

Comment ? N'est-il pas juste que ton père les sache?

ÉUADNË.

Tu ne serais pas un juge impartial de ma résolution.

IPHIS.

Mais pour quel motif as-tu ainsi orné ton corps ?

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5*24 LES SUPPLIANTES.

ÉUADNÊ.

Ces ornements, père, signifient quelque chose de nou- veau.

IPHIS.

Tu n'as pas l'aspect d'une femme qui pleure son mari.

ÉUADNfe.

C*e$t que je suis préparée pour une chose nouvelle.

IPHIS.

Cependant tu es debout auprès du sépulcre et du bûcher.

ÉUADNÊ.

Je viens ici, en effet, pour remporter une belle vic- toire.

IPHIS.

Quelle victoire dois-tu remporter? Je désire le savoir de toi.

ÉUADNÊ.

Sur toutes les femmes que Hèlios éclaire.

IPHIS.

Par les travaux d'Athana, ou par la sagesse de l'esprit?

ÉUADNÊ.

Par le courage I car je serai étendue morte avant mon mari.

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LES SUPPLIANTES. flf

IPHIS. Que dîs-tu ? Que signifie cette énigme insensée ?

ÉUADNÈ.

Je vais me jeter dans le bûcher de Kapaneus mort !

IPHIS.

O fille ! ne dis pas de telles paroles devant la foule.

ÉUADNÈ.

Je veux que tous les Ârgiens le sachent.

IPHIS.

Mais^ certes, je ne te permettrai pas d'agir ainsi.

ÉUADNË.

Ce sera cependant, car tu ne pourras pas m'arrèter de ta main. Déjà mon corps est précipité, ce qui est dou- loureux pour toi, mais ce qui m'est doux ainsi qu'à mon mari consumé avec moi.

LE CHŒUR.

O femme, tu as accompli une action terrible I

IPHIS.

Je meurs, malheureux que je suis 1 ô femmes Argiennes !

LE CHOEUR.

Hélas 1 hélas I Tu souffres des maux horribles, tu vois une chose très audacieuse, ô malheureux 1

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flÔ LES SUPPLIANTES.

IPHIS.

As-tu jamais rencontré un homme plus malheureux que moi?

LE CHOEUR.

O malheureux! Tu partages la destinée d'Oidipous^ vieillard, de même que ma ville infortunée !

IPHIS.

Hélas sur moi I Pourquoi n'est-il point permis aux hommes de redevenir jeunes, et vieux une seconde fois > Dans les demeures, si quelque chose est blâmable, nous la corrigeons par de nouvelles résolutions, mais il n'en est pas ainsi de la vie. Si nous étions jeunes et vieux deux fois, qui aurait failli pourrait se corriger. Pour moi, en effet, voyant les autres engendrer des enfants, j'en voulais aussi, et je mourais de désir; mais si, déjà, j'eusse engendré, et su combien il est douloureux pour un père d'être privé de ses enfants, je n'aurais jamais éprouvé le malheur qui me frappe, moi qui ai engendré un fils très brave dont je suis maintenant privé. Et cela est! malheu- reux I que me faut-il faire? Aller dans ma demeure? Je n'y verrais que la solitude immense et la désespérance de ma vie. Irai-je dans la demeure de Kapaneus ? J'y allais avec joie lorsque ma fille était vivante. Mais elle n'est plus, elle qui approchait toujours sa bouche de mes joues et prenait ma tête avec ses mains I Rien n'est plus doux qu'une fille pour un vieux père. Les mâles sont des cœurs plus fiers, mais moins doux et caressants. Donc, emmenez-moi très promptement dans ma demeure; livrez-moi aux ténèbres, afin que j'y consume mon vieux corps par l'inanition I Que me servira de toucher les osse-

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LES SUPPLIANTES. f27

ments de ma fille ? O vieillesse inéluctable, que je te hais I Je hais^ tous, tant qu'ils sont, ceux qui veulent pro- longer la vie par de la nçurriture, des couvertures et des arts magiques, détournant le cours de la vie afin de ne pas mourir, tandis que, ne servant à rien sur la terre, il leur faudrait être morts et céder leur place à de plus jeunes.

LE CHO&UR.

Hélas ! hélas ! Voici qu'on apporte les ossements de nos fils consumés. Prenez-les, servantes d'une vieille femme infirme (car le deuil de mes fils ne m'a laissé aucune force) qui a vécu trop longtemps, épuisée par tant de douleurs ; car est-il un plus grand malheur que de voir ses enfants morts >

UN ENFANT,

Strophe /.

J'apporte, ô malheureuse mère, j'apporte du bûcher les cendres de mon père, fardeau bien lourd à cause de ma douleur, mais qui sont contenues en entier dans cette urne étroite.

LE CHOEUR.

Hélas! hélas! Pourquoi apportes-tu des larmes à la chère mère de ces morts, ce peu de cendres au lieu des corps de ceux qui furent autrefois illustres dans Mykèna ï

l'enfant. Antistrophe /. O Dieux i ô Dieux I Moi, malheureux, privé de mon

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^28 LES SUPPLIANTES.

malheureux père, je vivrai orphelin dans une demeure déserte, et non dans les bras du père qui m'a engendré!

LE CHOEUR.

Hélas ! hélas I Qu'ai-je recueilli du mal que j'ai eu à enfanter mon fils ? est la récompense de mes veilles et de l'éducation maternelle et des insomnies de mes yeux ? sont les doux baisers de leur bouche ?

ADRASTOS.

Strophe II.

Tes fils sont partis, mère ! ils ne sont plus vivants. L'Aithèr les a reçus, réduits en cendre par le feu, et ils se sont envolés vers Aidés !

l'enfant.

Père I tu entends les gémissements de tes fils. Ne ven- gerai-je pas, un jour, ta mort par les armes ?

LE CHŒUR.

Plaise aux Dieux que cela soit, fils 1

l'enfant.

Antistrophe IL

Puisse un Dieu vouloir que je venge un jour mon f)ère ! Notre malheur ne sommeille pas encore.

LE CHOEUR.

Ah I assez nous lamenter sur la destinée, assez de dou- leurs!

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LIS SUPPLIANTES. ^29

l'bnfant*

Les eaux de l'Asopos me verront-elles, un jour, chef des guerriers Argiens armés d'airain et vengeur de mon père mort?

Strophe III.

Il me semble te voir encore, père, devant mes yeux..*

LE CHŒUR.

Poser un cher baiser sur tes joues.

L*ENFANT.

L'appel de ta voix...

LE CHOEUR.

S'est dissipé dans l'air.

l'enfant. Il a laissé un double deuil à ma mère...

LE CHOEUR.

Et à toi 1 Et jamais les regrets douloureux de ton père ne te quitteront.

Antistrophe IIL

Je porte un tel fardeau qu'il me tue. Allons 1 je presse- rai ces cendres sur ma poitrine.

l'enfant.

Je gémis en entendant de si tristes paroles. Mon cœur en est touché.

i Î4

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130 LES SUPPLIANTES.

I,E CHOEUR.

O fils, tu es parti I Je ne te verrai plus, chère image de ta chère mère 1

THÊSEUS.

Âdrastos, et vous, femmes de race Ârgienne, voyez ces enfants qui portent aux mains les restes de leurs très braves pères, que j'ai recouvrés. Moi et la Ville nous vous les remettons. Gardez-en le souvenir et la reconnaissance, voyant ce que vous possédez par moi. Et je vous adresse les mêmes paroles, enfants, afin que vous honoriez cette Ville et que vous transmettiez aux fils de vos fils le sou- venir des services que vous avez reçus. Que Zeus soit témoin, ainsi que les Dieux dans l'Ouranos, des bienfaits qui vous sont venus de nous 1

ADRASTOS.

Thèseus, nous savons tous les bienfaits dont tu as comblé la terre d'Argos, quand elle manquait de protec- teurs, et nous en aurons une reconnaissance qui ne vieil- lira pas ; car, ayant reçu de vous d'éclatants bienfaits, nous devons vous en rendre de pareils.

THÈSEUS.

Quel service mfe faut-il encore vous rendre?

ADRASTOS.

Sois heureux I Tu en es digne, en effet, toi et ta Ville.

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LES SUPPLIANTES. fjl

THÊSEUS.

Que cela soit^ et que le même bonheur te soit accordé I

ATHÊNA,

Écoute, Thèseus, les paroles d'Athènaia, et fais ce qu*il te faut faire dans l'intérêt de ta Ville. Ne donne pas ces restes à ces enfants pour qu'ils les portent dans la terre d'Argos, et ne les renvoie pas si facilement ; mais pour prix de tes peines et de celles de la Ville, reçois d'abord un serment. Il faut qu'Adrastos le jure. Il possède, en effet, la puissance, étant Roi, et peut jurer pour toute la terre des Danaïdes. Et ce serment fera que jamais les Argiens ne conduiront une armée ennemie sur cette terre, et qu'ils repousseront par les armes ceux qui l'atta- queraient. Et si, violant ce serment, ils marchaient contre cette Ville, qu'Adrastos fasse des imprécations pour que le pays Argien périsse misérablement. Et apprends de moi en quel lieu il te faut sacrifier des victimes. Tu as dans ta demeure un trépied aux pieds d'airain, qu'au- trefois, après avoir renversé les demeures d'Ilios, Hèra- klès, se hâtant vers un autre travail, t^ordonna de placer sur l'autel Pythique. Coupe sur ce trépied les gorges de trois brebis, et inscris le serment dans la cavité du tré- pied, et donne-le à garder au Dieu qui protège Pythô, afin qu'il soit un monument de l'alliance et un témoi- gnage pour la Hellas. Et l'épée aiguë dont tu auras égorgé les victimes couche-la dans la terre auprès des sept bûchers des morts. Et s'ils marchaient un jour contre la Ville, cette épée, apparaissant, les frapperait de terreur

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fjï LES SUPPLIANTES.

et leur infligerait un retour malheureux. Ceci fait, ren- voie ces morts de ce pays. Et, les cadavres ont été purifies par le feu, plante un bois sacré consacré au Dieu près de la route de l'Isthme. J'ai dit, et j'annonce ceci aux fils des Ârgiens : Devenus hommes, vous dévasterez la Ville de Tlsménos, vengeant le meurtre de vos pères morts, toi, Aigialeus, chef des jeunes guerriers à la place de ton père, et toi, fils de Tydeus, venant de l'Aitolia, et que ton père a nommé Diomèdès. Mais il faut que vos joues aient une jeune barbe, avant de pousser les Danaïdes armés contre les sept tours des Kadméiens. Dès que vous serez plus grands, vous viendrez à eux tels que des lion- ceaux terribles, pour dévaster leur Ville. Il n'en sera point autrement. Nommés Epigones dans toute la Hellas, vous serez dans la postérité le sujet de nobles chants, tellement glorieuse sera votre entreprise, par la faveur des Dieux.

THÈSEUS.

Maîtresse Athana, j'obéirai à tes paroles, car tu me conduis, afin que je ne m'égare pas. Et je lierai celui-ci par un serment. Seulement, mets-moi dans la voie droite, car si tu restes propice à la Ville, nous l'habiterons en sûreté dans l'avenir.

LE CHŒUR.

Allons, Adrastos, faisons serment à cet homme et à rette Ville. Ils ont pris pour nous des peines dignes d'être lionoréès.

FIN DES SUPPLIANTES.

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IX IPHIGÉNÉIA A AULIS

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IX

IPHIGÉNÉIA A AULIS

Agamemnon.

Un Vieillard.

Le Choeur.

Ménélaos.

Klytaimnestra.

Iphigénéia.

Akhilleus.

Un Messager.

AGAMEMNON.

VIEILLARD, avance devant cette demeure.

LE vieillard. J'avance. Mais que médites-tu de nouveau.

Roi Agamemnon ?

Tu l'entendras.

AGAMEMNON.

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f36 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

LB VIEILLARD.

Je me hâte. Bien que ma vieillesse soit privée de som- meil| la vigilance est dans mes yeux,

AGAMEMNON,

Quel est cet astre qui passe là-haut)

LE VIEILLARD.

Seirios» roulant auprès des sept Pléiades, encore au milieu de son orbe.

AGAMEMNON.

C'est pourquoi il n'y a ni chant d'oiseaux ni bruit de la mer, et le silence des vents plane sur l'Euripos.

LE VIEILLARD.

Mais pourquoi t'élances-tu hors de ta tente. Roi Aga- memnon ? Le repos est encore dans Aulis, et les gardes des murs sont immobiles. Rentrons.

AGAMEMNON.

Je t'envie, ô vieillard! J'envie celui des hommes qui passe sa vie, inconnu et sans gloire, et j'estime moins heureux ceux qui sont dans les honneurs.

LE VIEILLARD.

C'est cependant qu'est le beau de la vie.

AGAMEMNON.

C'est un éclat menteur. La puissance est douce à dési- rer, mais elle est douloureuse quand on la possède. Tan-

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. ^^J

tôt le culte négligé des Dieux renverse toute la vie, tantôt les opinions changeantes des hommes la tourmentent.

#

LE VIEILLARD.

Je ne loue point ceci dans un homme illustre. O Aga- memnon ! Atreus ne fa pas engendré pour que tu jouisses de tous les biens. 11 faut que tu sois heureux et malheu* reux, car tu es mortel. Mais, à la lueur d'une lampe, tu as écrit cette lettre que tu portes à la main, et tu Tas effacée l'ayant écrite, et tu as posé, puis rompu le cachet, et tu as jeté tes tablettes à terre en versant des larmes, et tu as subi toutes les agitations, comme si tu étais en dé- mence. Pourquoi, pourquoi es-tu troublé ? Que t'arrive- t-il de nouveau, ô Roi? Allons! confie-moi ta pensée. Tu parleras à un homme bon et fidèle, car Tyndaréôs m'a donné en présent dotal à ta femme comme un sûr com- pagnon.

AGAMEMNON.

Lèda Thestiade eut trois filles, Phoibè, Klytaimnestra, ma femme, et Hélène. Les plus riches jeunes hommes de la Hellas furent les prétendants de celle-ci. D'affreuses menaces de meurtre s'élevèrent entre ceux qui n'obtien- draient pas la vierge. Ceci troubla son père Tyndaréôs, ne sachant à qui la donner ou la refuser, et quel était le meilleur choix. Et il lui vint dans l'esprit de contraindre tous les prétendants à se lier par un serment en se don- nant la main, et brûlant des victimes et versant des liba- tions, à s'obliger par des imprécations à venir en aide à celui qui épouserait la jeune Tyndaris, si quelqu'un enle* vait celle-ci de sa demeure et violait son lit nuptial, et à lui faire la guerre, et à renverser par les armes sa Ville^

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Î38

irHlOtNdA A AUIIS.

HcUène oo Birbae. Après qu'ils eurent été aiœi lié OM foi mutuelle, et que le tidllinl Tyndaréôs k eng»g« p»r son astuce, 3 permit k sa fille de choiar d'entre les prétendants vers lequel la porterait le choii d'Aphrodite, et elle clvoisit Ménflaos, et pli Dieuiqu-a ne l'eût jamais épousée! Ensuite, cdmc

le Juie des Déesses, comme le rapporte la tnditK hcmmes, vint de chez les Phrj-gesàUkédjimôn ant de riches vêtements, resplendissantdoretd lUrb.re,et. aimant Hélène quir.ima.Jlemmen te pimrages de l'Ida, profitant ie ce que MénJ(

ti serment faitiTyndaréôs, et parlequdoo Lire» aide i celui qui éa«outngé.Ce9pc te ie^es, «cités iU guerre, ayant m les liTciaans le détroit d'Aulis.mun» de n ^'^''Vnombreuichevauietchars.et.pa

UpiùtauxDieuiqwcethonnweutetét ^•^ moi! or, Vannée étant réunie et

"""tdvinateurKalkhas ordonne qu'lpb """'ir soit sacrifiée à Artémisq» ''*'''Ttia«q«e none navigation et cette «'«-.J/^Iece sacrifice, et que ^^•^nrit^ e Uns ^ Ayant eelanamveran»^ .j^derenvoy

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A. A AUIIS.

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me et disant qu'il ne voulait

que s'il possédait une épouse

. C'est ainsi que faî tenté de

rétextant les basses noces de

les AJdujeos, nous savons ce

sus, Ménélaos et moi. Mais ce

je le rén-acte dans ces tablenes

.celJcr dans l'ombre de la nuit.

cette lettre et cours ^ Argos.

e cette lettre renferme sous ses

femme et i ma maison.

/lElLLARD.

I in que les paroles que je dirai je tu as écrit.

3AMEMNÔN.

près mes premières lettres^ 6 fille .•nvoies point u fiUeà Aulis abritée 5 sinueux de TEuboia. Nous célè- , les noces de notre fille.

LE VIEILLARD.

îUeus, fiiistré de ces noces, ne sera- ilère furieuse contre toi et ta femme > gereux > Dis ce que tu penses.

AGAMEMNON.

s prête qub son nom, rien de plus. I! 5 noces, ni de nos desseins, ni de ma e ma fille dans son lit nuptial.

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f^S LPHIGÉNÉIA A AULIS.

Hellène ou Barbare. Après qu'ils eurent été ainsi liés par une foi mutuelle, et que le vieillard Tyndaréôs les eut engagés par son astuce, il permit à sa fille de choisir celui d'entre les prétendants vers lequel la porterait le doux choix d'Aphrodite, et elle choisit Ménélaos, et plût aux Dieux qu'il ne l'eût jamais épousée ! Ensuite, celui qui fut le Juge des Déesses, comme le rapporte la tradition des hommes, vint de chez les Phryges à Lakédaimôn, floris- sant de riches vêtements, resplendissant d'or et de luxe Barbare, et, aimant Héléoè qui l'aima, il l'emmena dans les pâturages de l'Ida, profitant de ce que Ménélaos était éloigné. Mais celui-ci, se ruant à travers la Hellas, attesta l'ancien serment fait à Tyndaréôs, et par lequel on devait venir en aide à celui qui était outragé. C'est pourquoi les Hellènes, excités à la guerre, ayant saisi les armes, vinrent ici, dans le détroit d'Aulis, munis de nefs, de boucliers, de nombreux chevaux et chars, et, par égard pour Ménélaos, ils me choisirent pour Stratège, moi, son frère. Plût aux Dieux que cet honneur eût été fait à un autre que moil Or, l'armée étant réunie et rassemblée, nous restons ici, dans Aulis, sans pouvoir naviguer. Ainsi incertains, le divinateur Kalichas ordonne qu'Iphigénéia^ que j'ai engendrée, soit sacrifiée à Artémis qui habite cette terre ; il déclare que nbtre navigation et la ruine des Phryges dépendent de ce sacrifice, et que rien de cela n'arrivera si nous ne sacrifions pas. Ayant entendu ces paroles, j'ordonnai à Talthybios de renvoyer toute l'armée par une proclamation solennelle, car jamais on n'obtiendrait de moi que je tuerais ma fille. Mais, enfin, mon frère, par toute sorte de paroles, m'a persuadé d'ac- complir cette action horrible. Et j'ai écrit une lettre à ma femme afin qu'elle envoyât sa fille pour être mariée

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. f^^

à Akhilleus, glorifiant l^homme et disant qu'il ne voulait naviguer avec les Akhaiens que s'il possédait une épouse de notre sang dans la Phthia. C'est ainsi que j'ai tenté persuader ma femme, en prétextant les fausses noces de la jeune fille. Seuls d'entre les Akhaiens, nous savons ce qui en est, Kalkhas, Odysseus, Ménélaos et moi. Mais ce que j'ai résolu injustement, je le rétracte dans ces tablettes que tu m'as vu ouvrir et sceller dans l'ombre de la nuit. Allons, vieillard I prends cette lettre et cours à Argos. Mais je veux te dire ce que cette lettre renferme sous ses plis, car tu es fidèle à ma femme et à ma maison.

LE VIEILLARD.

Parle et explique, afin que les paroles que je dirai soient conformes à ce que tu as écrit.

AGAMEMNON.

Je t'envoie ceci après mes premières lettres, ô fille de Lèda, afin que tu n'envoies point ta filleà Aulis abritée des flots, sur les bords sinueux de TEuboia. Nous célé- brerons, l'autre année, les noces de notre fille.

LE VIEILLARD.

Mais comment Akhilleus, irustré de ces noces, ne sera- t-il pas saisi d'une colère furieuse contre toi et ta femme > Ceci n'est-il pas dangereux ? Dis ce que tu penses.

AGAMEMNON.

Akhilleus ne nous prête qu*e son nom, rien de plus. Il ne sait rien de ces noces, ni de nos desseins, ni de ma promesse de mettre ma fille dans son lit nuptial.

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f40 IPHIGÉNÉJA A AULI$i

LE VIEILLARD.

Ce que tu oses est grave, ô Roi Agamemnon, qui, lorsque tu amenais ta fille pour épouser le fils de la Déesse, la livrais aux Danaens pour être sacrifiée I

AGAMEMNON.

Hélas sur moi 1 J'avais perdu l'esprit. Hélas I hélas 1 Je suis tombé dans le malheur I Mais va, cours, ne cède pas ï la vieillesse I

LE VIEILLARD.

Je me hâte, ô Roi I

AGAMEMNON.

Ne t'assieds pas au bord des fontaines ombreuses, ne te laisse pas séduire par le somioeiU

VIEILLARD.

Des paroles de bon augure, je te prie !

AGAMEMNON.

Partout tu verras deux routes qui se coupent, regarde, vois si quelque char emporté par des roues rapides ne t'échappe pas qui amène ma fille aux nefs des Danaens. Mais, si tu les rencontres, fais retourner les chevaux vers les murailles Kyklopéennes.

LE VIEILLARD.

Cela sera fait.

AGAMEMNON.

Sors promptement des portes.

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IPHIGÉNÉÎA À AU lis; f4I

LE VIEILLARD.

Mais comment pourrai-je inspirer confiance en mes* paroles à ta femme et à ta fille? dis I

AGAMEMNON.

Conserve le sceau sur ces tablettes que tu portes. Va I Déjà cette lumière pâlit devant la resplendissante Éôs et les feux du quadrige de Halios. Aide-moi dans mes inquié* tudes. Aucun des mortels n'est prospère ni heureux jus- qu'à la fin, et aucun encore n'a été exempt de douleur.

LE CHOEUR.

Strophe /.

Je suis venue sur la plage de la maritime Aulis, à tra- vers les flots de l'Euripos, ayant quitté Khalkis, ma Ville, baignée par l'illustre Aréthousa dont les eaux coulent dans la mer, afin de voir Tarmée des Akhaiens et les nefs voya- geuses des belliqueux jeunes hommes que le blond Mené* laos et TEupatride Agamemnon, racontent nos maris, conduisent à Troia sur mille nefs , pour reprendre Helena que le pasteur Paris, comme un don d'Aphrodita, emmena des roseaux de l'Eurotas, quand, au bord d'une source limpide, Kypris disputa le prix de la beauté à Hèra et à Pallàs.

Antistrophe /.

J'ai traversé en hâte, les joues rougissantes d'une jeune pudeur, le bois sacré d*Artémis, se font de nombreux sacrifices, voulant voir le camp et les tentes guerrières et

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^^2 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

les bandes de chevaux des Danaçns porteurs de boucliers. Et j'ai vu les deux Âias compagnons, fils d'Oileus et fils de Tëlamôn, celui-ci honneur de Salamis; et Protésilaos se réjouissant de jouer aux échecs avec Palamédès qu'en- gendra le fils de Poseidaôn ; et Diomèdès se réjouissant de lancer le disque, et Mèrionès, rameau d'Ares et admi- ration des hommes, et le fils de Laertès, venu des Iles montueuses, et Nireus, le plus beau des Âkhaiens.

Èpôde.

Et j'ai vu Akhilleus, que Thétis enfanta et que Kheirôn éleva, égal au vent par la rapidité de ses pieds, courir armé sur les sables du rivage, et disputer la victoire à un char emporté par quatre chevaux. Et Eumèlos Phérètiade, le conducteur, criait ; et j'ai vu qu'il excitait du fouet ses très beaux chevaux ornés de Yreins d'or. Et ceux du milieu, sous le joug, étaient tachetés de blanc, et ceux de côté, qui luttaient de vitesse, avaient les crins cou- leur de feu et les cuisses tachetées de diverses couleurs. Et le Pèléide, tout armé, courait auprès d'eux, contre l'orbe des roues et les moyeux.

Strophe IL

Et je suis venue vers la multitude des nefs, spectacle admirable ! afin de satisfaire mes yeux de femme» ce qui est une douce volupté. Et à l'aile droite de la flotte était l'Arès Phthiôte des Myrmidones avec cinquante nefs impé- tueuses. Et au sommet des poupes se dressaient les images d'or des Déesses Néréides, signe de l'armée d'Akhilleus.

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. ^45

Antistrophe II.

Et auprès de celles-ci étaient les nefs des Argiens, au nombre égal d'avirons> et dont les cheiis étaient le fils de Mèkisteus, qu'éleva son aieul Talaos^ et Sthénélos, fils de Kapaneus. Puis, se tenait le fils de Thèseus, venu de TAttique avec soixante nefs ayant pour signe agréable aux marins la Déesse Pallas montée sur un char ailé.

Strophe III.

Et j'ai vu l'armée des Boiôtes et leurs cinquante nefs marines ornées de signes ; et le signe de Kadmos, tenant un dragon d'or, était sur les korymbes des nefs ; et Lèitos, race de la terre, était le chef de cette armée navale. Puis, ceux de la terre Phôkide, puis les Lokriens, sur un même nombre de nefs, que conduisait le fils d'Oileus, ayant quitté l'illustre ville Throniade.

Antistrophe III.

De la kyklopéenne Mykèna, le fils d'Atreus a conduit les marins de cent nefs. Et, avec lui, comme un ami avec un ami, son frère commande, afin que la Hellas rede- mande celle qui a fîii sa demeure pour des noces Bar- bares. Et j'ai vu aussi, sur les poupes de Nestor Gérénien, venu de Pylos, l'image d'un taureau, signe de l'Alphéos qui est de son pays.

Èpôde.

Et il y avait douze nefs des Ainianes auxquels comman- dait le roi Gouneus. Et auprès de ceux-ci étaient les chefs d'Élis, que tout le peuple appelait Epéiens, et Eurytos les commandait. Et Mégès, fils de Phileus, commandait les

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y44 tPHIGÉNÉIA A AULIS.

Taphiens aux blancs avirons, ayant quitté les Iles Ekhîd- nades inaccessibles aux marins. Et Aias, nourrisson de Salamis, se tenait près de là, joignant par leur extrémité l'aile droite et l'aile gauche, avec douze nefs rapides. Voilà ce que j'ai appris de cette armée navale, et ce que j'ai vu. Et qui lui opposera les Barides Barbares ne verra pas le retour, tant est forte cette expédition navale que j'ai vue. Quoi que j'apprenne dans une autre demeure, je garderai le souvenir de cette armée réunie.

LE VIEILLARD.

Ménélaos, tu oses des choses terribles qu'il ne te con** vient pas d'oser.

MÉNÉLAOS.

Va-t'en ! Tu es trop fidèle à tes maîtres.

LE VIEILLARD.

Certes, tu me reproches une chose honorable*

MÉNÉLAOS,

Tu gémiras si tu fais ce qu'il ne te convient pas de faire.

LE VIEILLARD.

Il ne te fallait pas ouvrir les lettres que je portais.

MÉNÉLAOS.

Et il ne te fallait pas porter ce qui doit amener le mal- heur de tous les Hellènes.

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. J'4f

LE VIEILLARD.

Querelle-tot avec d'autres, mais rends-moi ces lettres.

MÉNÉLAOS.

Je ne les rendrai pas.

LE VIEILLARD.

Et moi, je ne te quitterai pas.

MÉNÉLAOS.

Je vais donc ^écraser la tête avec mon sceptre.

LE VIEILLARD.

11 est assurément glorieux de mourir pour ses maîtres.

MÉNÉLAOS.

Retire-toi. Tu parles trop longuement pour un esclave.

LE VIEILLARD.

O maître, je suis outragé I Celui-ci, m'arrachant tes lettres des mains par la violence^ ne veut en aucune iàçon être juste.

AGAMEMNON.

Ah 1 Quel est ce tumulte aux portes > Quelle est cette violence de paroles ?

MÉNÉLAOS.

C'est à moi de répondre, et non à lui.

» Î5

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^46 IPHIGËNélA A AUilS.

AGAHBHNÔN.

Mais toi» MénéUos, pourquoi te quereU«s-tu avec celui- ci, et lui fais-tu violence ?

MÊNÉLAOS.

Regarde^moi, a6n que je commence à parler.

AGAMEMNON.

Moi, d'Atreus, craindrais-je de lever les paupières^

MÉNÉLAOS.

Vois-tu ces tablettes, messagères de très funestes nouvelles ?

AGAMEMNON.

Je les vois. Mais avant tout qu'elles sortent de tes mains I

MÉNÉLAOS.

Pas avant que j'aie montré à tous les Danaens ce qui est écrit.

AGAMBMNÔN.

Tu sais donc, ayant brisé le cachet, ce q«ie tu ne devais pas savoir ?

MÉNÉLAOS.

Je le sais, afin que tu sois pénétré de douleur, et pour révéler les maux que tu préparais en secret.

AGAMEMNON.

as-tu pris ces tablettes? Par les Dieux! tu as Tâme impudente.

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. J'47

UÈKtLAOS.

En attendant ta fille, si elle doit venir d'Argos dans Farmée.

AGAMEKIfÔN.

Et de quel droit scrutes-ta mes pensées? Ceci n'est-il pas d^on impudent f

MÉNÉLAOS.

Parce que telle est ina volonté. Je ne suis pas ton esclave.

AGAMEHNÔN.

Cela n*est-il pas terrible ! 11 ne ne sera pas permis de gouverner ma famille?

MÉNÉLAOS.

Tu changes sans cesse, voulant tantôt une chose, puis- une autre, puis bientôt une troisième.

AGAMEMNON.

Tu es très habile de la langue I La langue qui excite- à la haine est funeste.

MÉNÉLAOS.

Un esprit instable n'est ni sincère ni juste pour ses- amis. Mais |e veux te convaincre. Ne repousse point la vérité par colère, et moi, je ne discuterai pas outre mesure. Souviens-toi, quand tu désirais commander aux Danaïdes partant pour Uios,. ne le désirant pas en appa- rence, mais de toute u volonté I Combien tu étais- humble, prenant la main de chacun, ouvrant tes portes à.

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^4^ IPHIGÉNÉIA A AULIS.

tous, accordant un égal accueil à tous, qu'on le voulût ou non, et cherchant ainsi à acheter le pouvoir. Puis, en possession de la puissance, changeant de caractère, tu n*es plus désormais l'ami de tes anciens amis, tu deviens difficile d'accès et rare, et tu t'enfermes. Il ne convient pas qu'un homme juste change ainsi de mœurs, et il doit être d'autant plus ferme pour ses amis, qu'il peut leur être bien plus utile par sa fortune florissante. Voilà mon premier blâme, et en quoi je te trouve d'abord coupable. Après être arrivé à Aulis avec toute l'armée des Hellènes, tu devins comme anéanti, à cause de ce malheur envoyé par les Dieux : leur refus de t'accorder une heureuse navigation. Les Danaïdes te pressaient, afin que tu ren- voyasses la flotte, et qu'ils ne prissent pas de peines inutiles à Aulis. Combien tu avais un visage attristé, et combien tu étais troublé de ce que, commandant à mille nefs, tu ne pouvais emplir de tes lances la terre de Priamos! Et tu m'interrogeais : Que ferai-je? Quelle voie prendrai-je? craignant, privé du commandement, de perdre une belle gloire. Puis, après que Kalkhas eut ordonné, dans un sacrifice, que tu égorgeasses ta fille offerte à Artémis, afin qu'une heureuse navigation fût accordée aux Danaïdes, joyeux dans l'âme, tu promis de tuer volontairement ta fille ; et, sans y être forcé, volon- tairement, — ne le nie pas! tu as demandé à ta femme qu'elle envoyât ici ta . fille, sous prétexte de la marier à Akhilleus. Puis, ayant changé de résolution, tu es surpris envoyant d'autres lettres tu dis que tu ne seras pas le meurtrier de ta fille! C'est très bien, assurément. Cet aithèr est celui qui t'a entendu. Ceci arrive à beaucoup. Ils font tout ce qu'ils peuvent pour arriver au pouvoir; puis ils tombent honteusement, en partie par suite du

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. ^49

faux jugement des citoyens, en partie avec justice, parce qu'ils sont impuissants à protéger la Cité. Je plains sui'- tout la malheureuse Hellas qui, lorsqu'elle veut accomplir de belles actions, laisse aller les Barbares, des hommes de vices, et qui la raillent à cause de toi et de ta fille. Certes, ce n'est pas dans son propre intérêt que je nommerais un homme chef d'un pays ou d'une armée. Il faut qu'un chef de Cité soit sage; car tout homme sage est un bon chef.

LE CHOEUR.

C'est une chose cruelle qu'il y ait outrage et querelle entre frères, quand ils tombent en contestation.

AGAMEMNON.

Je veux t'accuser aussi, en peu de paroles, sans hausser les paupières avec trop d'impudence, mais avec modé- ration, puisque tu es mon frère \ car l'homme juste est plein de pudeur. Dis-moi, pourquoi respires-tu la colère > Pourquoi cet œil sanglant? Qui t'a outragé? Que te manque-t-il? Tu désires recouvrer une femme vertueuse? mais je ne puis te la donner. Tu as mal dirigé celle que tu possédais. Pourquoi soufirirais-je de tes maux, moi qui n'ai point failli? Mon ambition te blesse-t-elle ? Veux- tu posséder une belle épouse au mépris de la raison et de l'honneur ? Les jouissances d'un mauvais homme sont mauvaises. Pour moi, si, ne pensant pas bien d'abord, j'ai changé sagement de pensée, suis-je donc en démence? N'est-ce point toi, plutôt, qui, ayant perdu une méchante femme par l'heureuse faveur d'un Dieu, veux la repren- dre ? Des prétendants follement désireux de noces ont juré le serment Tyndaréen. L'Espérance, je crois, fut la

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^ifO IPHIGËNÉIÀ A AULIS.

Déesse qui les y poussa, plus que ta fenneté. Entreprends cette guerre avec eux; mais je pense que tu reconnaîtras bientôt u dëmence. Les Dieux oe manquent pas d'intel» ligence; ils savent discerner un serment mal conçu et arraché par la violence. Four moi, je ne tuerai pas mes enfants. Et tu n'auras pas la satisfiicdon de tirer vengeance d'une très méchante femme, tandis que je consumerai mes nuits et mes jours dans les larmes, pour avoir accompli des actions iniques et impies contre les enfants que j'ai engendrés. VoiU, bref, clair et net, ce que j'avais ï te dire ; et si tu ne veux pas entendre raison, j'aurai soin de ce qui me regarde.

Ll CH(»UR.

Voici des paroles qui ne ressemblent pas à celles qui ont été dites d'abord, mais elles avertissent sagement qu'il épargnera ses enfants.

MÊNfiLAOS.

Hâas I hâas I Je n'ai donc plus d'amis t

AGAMEMNON.

Tu en as, pourvu que tu ne veuilles pas les perdre.

MÉNÊLAOS.

Comment prouveras-tu que tu es du même père que moi?

AGAMEMNON.

Je veux être sage avec toi, et non fîirieux.

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IPHIGÉI^ÉIA A AULIS. ffl

MÉNÉLAOS.

Il fiiut que les amis souffrent avec leurs amis.

AGAMEMNON.

AvertîsF-moi en agissant bien, et non en me faisant souffrir.

MÉNÉLAOS.

Ne veux -tu donc plus prendre part à cette entreprise avec la Hellas?

AGAMEMNON.

Avec toi, la Hellas est frappée de démence par quelque Dieu.

MÉNÉLAOS.

Glorifie-toi donc de ton sceptre en trahissant ton frère I Pour moi, je chercherai d'autres moyens et d'autres amis.

UN MESSAGER.

O Roi des Panhellènes I je viens» amenant ta fille que tu as nommée autrefois Iphigénéia dans tes demeures. Sa mère Klytaimnestra, ta femme, l'accompagne, avec l'en- fant Orestès, afin que tu sois charmé de les voir, absent que tu es depuis longtemps de tes demeures. Mais, ayant fait une longue route, elles rafraîchissent leurs pieds délicats dans une claire fontaine, ainsi que les chevaux que nous avons lâchés dans l'herbe des prairies pour y pahre. Et moi, je suis accouru en avant pour te préparer ï les accueillir, car Tarmée sait l'arrivée de ta fille, et le

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ffl IPHIGÉNÉIA A AULIS.

bruit rapide s'en est répandu, et la multidude accourt pour voir ta fille. Ceux qui ont une haute fortune sont illustres entre tous les mortels, et on les contemple. Les uns disent : Sont-ce des noces ? De quoi s'agit-il ? Est-ce dans le désir de revoir sa fille que le Roi Agamem- non l'a fait demander > Et d'autres disent : On initie la jeune iille aux mystères d'Artémis, Reine d'Aulis. Qui donc l'épousera ? Mais, allons! offrez les corbeilles et couronnez vos tètes ! Et toi, Roi Ménélaos, prépare les noces, et que le son de la flûte et le bruit de la danse retentissent dans la demeure^ car voici un jour heureux pour la jeune vierge !

AGAMEMNON.

C'est bien. Mais rentre dans les demeures. Grâce à la fortune propice, le reste ira bien.

AGAMEMNON.

Hélas sur moi ! Que dirai-je, malheureux? Par com- mencer? Dans quel lien fatal suis-je tombé? Bien plus rusé que toutes mes ruses, un Daimôn m'a prévenu i Combien une origine obscure a d'avantages I II est permis à ceux-là de pleurer et de dire ce qu'ils veulent; mais ce serait un déshonneur pour les hommes de noble race. L'arbitre de notre vie est l'orgueil, et nous sommes asservis à la multitude. En effet, j'ai honte de verser des larmes, et honte de ne pas pleurer, accablé que je suis de si grandes calamités. SoitI Mais que dirai -je à ma femme ? Comment la recevrai-je ? Comment la regarder ? Elle m'a

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. ffj

perdu, elle ajoute à tous les maux que je subissais déjà, en venant sans être appelée. Cependant^ elle avait le droit de suivre sa fille, devant célébrer ses noces et donner ainsi ce qu'elle a de plus cher, et elle ne trouvera que ma perfidie! Et cette malheureuse vierge, pourquoi la nommer vierge, puisque le Hadès va bientôt l'épouser, je pense i combien j'ai compassion d'elle I Je crois l'entendre me dire, suppliante : O pèrel me tueras- tu ? Puisses -tu célébrer de telles noces, toi et quiconque t'est cher I Et, auprès d'elle, Orestès poussera des cris compréhensibles, quoique non articulés, car il est encore un petit enfant. Hélas! hélas! Paris, fils de Priamos, m'a perdu par les noces de Hélène! C'est lui qui cause tout ceci.

LE CHOEUR.

Et moi, je suis émue de compassion, et je gémis, comme «l sied à une femme étrangère, sur le malheur des Rois.

MÉNÉLAOS.

Frère, donne que je touche ta main.

AGAMEMNON.

Je te la donne. La victoire est à toi, et moi je suis mal- heureux I

MÉNÉLAOS.

Je jure pasPélops, le père de notre père, et par Atreus qui nous a engendrés, que je vais te dire sincèrement, du fond du cœur, et sans artifice, ce que je pense. Lors- que je t'ai vu répandre des larmes de ici yeux^ j'ai eu pitié de toi, et, à mon tour, j'ai pleuré sur toi. J'ai

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f5'4 IPHIGÉNÊIA A AUL15.

changé de sentiment, je ne veux plus l'être cruel, je pense maintenant coinine toi, et je te conseille de ne pas tuer ta fiUe et de ne point faire prévaloir mon intérât. Il n'est point juste, ea eiFet, que m gémisses et que je sois heureux, que les tiens meurent et que les miens voient b lumière. Que voulé-je en effet ? Ne puis-je trouver d'au* très noces excdlentes, si je désire me mariera Mais, en perdant un frère, ce qui serait pour moi la plus grande des pertes, je retrouverai Hélène, un mal oour un bien. J'étais insensé comme un jeune homme, jusqu'il ce que j'aie vu h chose de plus près, et quel crime c'est de tuer ses enfants I En outre, songeant à notre parenté, j'ai été saisi de pitié pour cette malheureuse feune fille qui doit être égorgée à cause de mon mariage. Qu'y a-t-il de commun entre ta fille et Hélène^ Que cette expédition parte d'Aulis I Pour toi, frère, cesse de pleurer et de provoquer mes larmes. SI une divination t'inquiète pour ta fille, je n'y suis plus intéressé, je te remets mes droits* J'ai changé ma cruelle résolution, comme il est juste. Aimant mon frère, du même père, j'ai changé de pensée. Il est d'un homme de bien d'en venir au meilleur sentiment.

LE CHŒUR.

Tu as dit de nobles paroles, dignes de Tantalos, fils de Zeus. Tu ne démérites pas de tes aieux.

AGAMEMNON.

Je te loue, ô Ménélaos, de ce que, contre mon attente, tu as prononcé des paroles irréprochables et dignes de toi. La discorde entre frères nait du désir cupide d'enri- chir sa famille. J'ai horreur d'une telle parenté frineste

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. fff

de part et d'autre. Et, cependant, j'en suis venu à la né- cessité d'accomplir le meurtre sanglant de ma fille I

MÉNÉLAOS.

Comment? Qui te contraindra de tuer ta fille }

AGAMEMNON.

L'assemblée entière de l'armée Akhaienne.

MÉNÉLAOS.

Non, si tu renvoies la jeune fille à Argos.

AGAMEMNON.

Je pourrais cacher ceci, mais non cela.

MÉNÉLAOS.

Quoi? 11 ne faut pas trop redouter la multitude.

AGAMEMNON.

KalUias révélera l'oracle à l'armée des Argiens.

MÉNÉLAOS.

Non I SI tu préviens. Cela est facile.

AGAMEMNON.

Toute la race des divinateurs est ambitieuse et mau- vaise.

MÉNÉLAOS.

Elle n'est bonne ni utile en rien.

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ff6 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

AGAMEMNON.

Mais ne crains-tu pas ce à quoi je songe ?

MÉNÉLAOS.

Comment puis-je entendre ce que tu ne dis pas?

AGAMEMNON.

Le fils de Sisyphos sait tout.

MÉNÉLAOS.

Odysseus ne peut nous nuire en rien.

AGAMEMNON.

Il est toujours plein de ruse et du parti de la multi- tude.

MÉNÉLAOS.

Il est saisi d'ambition, ce qui est un grand mal.

AGAMEMNON.

Vois le donc, en pensée, debout dans rassemblée des Argîens, leur apprenant l'oracle qu'a révélé Kalkhas, et comment j'ai promis ce sacrifice à Artémis, et comment j'ai manqué à ma promesse! Entraînant ainsi toute l'armée, il ordonnera aux Argiens de nous tuer, toi et moi, et d'égorger la jeune fille 1 Si je suis à Argos, ils viendront, m'arracheront des murailles kyklopéennes elles-mêmes et ravageront ma terre. Tels sont mes maux. O malheureux que je suis I A quelle extrémité suis-je réduit en ceci par les Dieux ! Ménélaos, rentre dans l'armée, et prends garde seulement que Klytaimnestra apprenne rien, avant que j'aie sacrifié ma fille au Hadès, afin que je sois moins

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IPHIGÉNÉIA A AULIS, J'J'7

malheureux de quelques larmes. Et vous, ô étrangères, gardez le silence.

LE CHOEUR.

Strophe,

Heureux ceux qui usent avec modération et chasteté des lits d'Aphrodita, tranquilles et sans transports furieux, quand Érôs aux cheveux d'or nous lance les deux flèches des plaisirs, dont l'une fait la félicité et l'autre le trouble de la vie ! Je te supplie, ô très belle Kypris, de détourner cette flèche de nos lits I Qu'un peu de beauté et de chastes amours me soient accordés ! que je jouisse d'une Aphrodita modérée, et que je rejette des plaisirs sans mesure 1

Antistrophe.

Les esprits et les caractères des hommes sont divers et dissemblables; mais les bonnes mœurs sont un bien tou- jours sûr, et une éducation bien établie sert beaucoup à la vertu. En effet, la pudeur est la sagesse et donne en compensation le plaisir de bien comprendre ce qu'il con- vient de faire pour que l'opinion des hommes accorde à notre vie une gloire qui ne vieillit pas. C'est une grande chose pour les femmes de respecter la vertu en fuyant la Kypris clandestine. Pour les hommes, la modération, féconde en bons effets, accroîtra d'autant la Cité.

Épôde.

Tu es venu, ô Paris, du pays oii, pasteur, tu fus élevé parmi les blancs troupeaux Idaiens, chantant des modes

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ffS IPHIGÉNÉIA A AULIS.

Barbares» et modiriant sur les roseaux de f Olympos, imités des flûtes Phiygiennes, oii paissaient tes vaches aux lourdes mamelles, et tu rendis, entre les Déesses, le jugement qui fut cause que tu vins dans la Hellas, devant les demeures d'ivoire. Et, par tes yeux, tu inspiras Tamour à Hélène, saisi toi-même de désir. Et la Discorde, la Dis- corde emmène la Hellas avec lances et nefs vers la cita- delle de Trota I

Ah 1 les prospérités des grands sont grandes ! Voyez la fille d*Agamemnôn, Iphîgénéia, ma Reine, etKlytaimnestra, fille de Tyndaréôs. Elles sont nées de pères illustres et sont élevées it une haute fortune. A la vérité, les Dieux sont très poissants, eux qui dispensent les richesses aux misérables mortels.

Arrêtons-nous ici, ô filles de KhalkisI recevons la Reine qui va descendre du char. De peur que son pied glisse, soutenons-la jusqu'à terre de nos mains étendues, dans une pensée amie, de peur que l'illustre fille d' Agamemnon ne soit effrayée dès son arrivée parmi nous. Étrangères nous mêmes, ne causons ni trouble, ni terreur à ces Argiennes étrangères.

KLYTAIMNESTRA.

J'augure bien de ton accueil bienveillant et de la dou- ceur de tes paroles, et f y puise l'espérance que j'amène cette fiancée à d'heureuses noces. Enlevez du char les présents que j'offre en dot à la jeune fille, et portez-les soigneusement dans la demeure. Toi, ô enfant» quitte aussi le char, et pose à terre ton pied faible et délicat. Vous, jeunes filles, recevex-la dans vos bras et descendez-

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IPHtGÉNÉIA A AUilS. ff9

la du char. Qu'une de vous me donne aussi la main pour m'aider à descendre I Que d'autres se tiennent devant le joug, car Toeil des chevaux est ombrageux, et on ne les calme pas de la voix I Prenez cet enfant, fils d'Agamemnôn, Orestès, car il est encore tout petit. Tu t'es endormi, enfant, au mouvement du char^ RéveilIe^-toi heureusement pour les noces de ta sœur. Étant bien toi-même, tu vast'allierà un homme illustre» au fils égal aux Dieux de la fille de Nèreus. Place-toi près de moi, ta mère, Iphigénéia, ma fiRe î que ces étrangères me nomment heureuse en te voyant debout à mon côté I Allons ! salue ton cher père.

IPHIGÉNÉIA.

O mère, ne t'irrite point 1 Je cours presser mon cœur contre le cœur de mon père.

KLYTAIMNESTRA.

O toi qui m'es très vénérable, Roi Agamemnon, nous venons sans retard à ton appd.

IPHIGÉNÉIA.

Et moi, ô père, je veux, accourant vers toi, me presser contre ton cœur après un si long temps, car je désire jouir de ta vue. Ne t'en irrite pas.

AGAMEMNON.

Satisfais-toi, ô ma fille. En effet, tu as toujours aimé ton père beaucoup plus que tous les autres enfants que j'ai engendrés.

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yÔO IPHIGÉNÉIA A AULIS,

IPHICÉNÉIA*

O père, combien je te revois avec joie après un si long temps I

AGAMEMNON.

Et moi de même. Tout ce que tu dis, je le ressens aussi.

IPHIGÉNÉIA.

Salut ! Tu as bien fait, père, de songer à m'appeler près de toi.

AGAMEMNON.

Je ne sais si je dois l'affirmer ou nier, enfant.

IPHIGÉNÉIA.

Hélas t Comme tu me regardes d'un visage inquiet, alors que tu semblais si joyeux de me revoir I

AGAMEMNON.

Un Roi stratège a de nombreux soucis.

IPHIGÉNÉIA.

Donne-toi tout entier à moi en ce moment, et ne songe pas à tes soucis.

AGAMEMNON.

Mais je suis avec toi, tout entier, et non ailleurs.

IPHIGÉNÉIA.

Ne fronce donc plus le sourcil, et prends un air joyeux.

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. f6l

AGAMEMNON.

SoitI Je me réjouis de te voir» enfant, de quelque façon que je me réjouisse.

IPHIGÉNÉIA.

Et, cependant, tu répands des larmes de tes yeux !

AGAMEMNON.

C'est que, bientôt» nous serons séparés par une longue absence.

IPHIGÉNÉIA.

Je ne sais ce que tu dis, je ne sais, ô très cher père !

AGAMEMNON.

Plus tu parles sagement, plus tu me pénètres de com- passion.

IPHIGÉNÉIA.

Je dirai donc des choses insensées, si, de cette façon, je puis l'égayer.

AGAMEMNON.

O Dieux ! Je ne puis me taire. Je t'approuve.

IPHIGÉNÉIA.

o père 1 reste dans ta demeure avec tes enfants.

AGAMEMNON.

Certes, je le veux; mais je gémis de ce que ma volonté est impuissante.

I ,6

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5*62 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

IPHIGÉNÉIA.

Périssent les lances et les maux qui viennent de Méné- laosl

AGAMEMNON.

Ils en perdront d'autres aupavavant, ceux qui m'ont perdu !

IPHIGÉNÉIA.

Que tu es resté longtemps dans cette retraite d'Aulis !

AGAMEMNON.

Et maintenant encore quelque chose m'arrête, et empê- che que l'armée parte.

IPHIGÉNÉIA.

dit-on qu'habitent les Phryges, père ?

AGAMEMNON.

plût aux Dieux que Paris, fils de Priamos, n'eût jamais habité I

IPHIGÉNÉIA.

Tu vas donc naviguer au loin, père, et m'abandonner ?

AGAMEMNON.

Tu viendras aussi, ô enfant, ira ton père.

IPHIGÉNÉIA.

Ah I Plût aux Dieux qu'il fût convenable pour toi et pour moi que tu m'emmenasses avec toi I

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. J'Ô^

AGAMEMNON.

Toi aussi, tu iras tu te souviendras de ton père I

IPHIGÉNÉIA.

Naviguerai-Je avec ma mère, ou partirai-je seule ?

AGAMEMNON.

Seule, séparée de ton père et de ta mère.

IPHIGÉNÉIA.

M'enverrais -tu dans une autre demeure, père ?

AGAMEMNON.

Laisse cela. Il ne faut pas que les jeunes filles sachent de telles choses.

IPHIGÉNÉIA.

Hâte-toi de revenir de chez les Phryges, ayant rem- porté la victoire, père I

AGAMEMNON.

Il faut, auparavant, que je fasse ici un sacrifice.

IPHIGÉNÉIA,

Mais c'est avec les sacrificateurs qu'il te faut préparer cette chose sacrée.

AGAMEMNON.

Tu le sauras! tu te tiendras auprès du bassin d'eau lustrale.

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f64 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

IPHIGÉNÉIA.

Formerons-nous donc des chœurs autour de l'autel^ ô père?

AGAMEMNON.

Combien tu es heureuse de ne rien savoir I Mais va dans la demeure, afin que les jeunes filles te voient, après m'avoir donné ta main et un baiser amer, puisque tu dois être si longtemps éloignée de ton père. O sein I ô joues ! ô blonds cheveux I Que la Ville des Phryges et Hélène nous coûtent de douleur 1 Je me tais. Les larmes coulent de mes yeux, en t'embrassant. Entre dans la demeure.

AGAMEMNON.

Je te prie de me pardonner, fille de Lèda, si j'ai été saisi de trop d'attendrissement, devant donner ma fille à Akhilleus. Cette séparation est heureuse à la vérité ; mais» cependant, un père est toujours attristé quand il livre ses enfants à une famille étrangère, après les avoir élevés ave(^tant de peines.

KLYTAIMNESTRA.

Je ne suis pas indifférente à ce point, et je pense que je soufirirai aussi, sans que tu m'avertisses, quand je conduirai la jeune fille aux noces ; mais la coutume et le temps affaibliront ces peines. Je sais le nom de celui à qui tu donnes ta fille-, mais je désire savoir aussi de quelle race il est, et de quel pays.

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. J'6f

AGAMEMNON.

Aigina fut la fille d'Asopos.

KLYTAIMNESTRA.

Qui d'entre les mortels ou d'entre les Dieux l'épousa ?

AGAMEMNON.

Zeus. Et il engendra Aiakos, prince d'Oinônè.

KLYTAIMNESTRA.

Et quel fils d'Aiakos hérita de ses demeures ?

AGAMEMNON.

Pèleus. Et Pèleus épousa la fille de Nèreus.

KLYTAIMNESTRA.

De l'avis ou contre le gré des Dieux ?

AGAMEMNON.

Zeus le permit. Et celui qui était son maître la donna.

KLYTAIMNESTRA.

l'épousa-t-il > Dans les flots de la mer ?

AGAMEMNON.

Sur la vénérable cime du Pèlios, habite Kheirôn.

KLYTAIMNESTRA.

habite, dit-on, la race des Kentaures ?

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^66 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

AGAMEMNON.

Là, les Dieux célébrèrent par des festins les noces de Pèleus.

KLYTAIMNESTRA.

Akhilleus fut-il élevé par Thétis ou par son père i

AGAMEMNON.

Par Kheirôn, afin qu'il ne prît pas les mauvaise^ mœurs des hommes.

KLYTAIMNESTRA.

Ah 1 sage maître assurément, et plus sage qui le choisit l

AGAMEMNON.

Tel sera le mari de ta fille.

KLYTAIMNESTRA.

11 n'est point à mépriser. Mais dans quelle ville de la Hellas habite-t-il ?

AGAMEMNON.

Auprès du fleuve Apidanos, sur les frontières de la Phthia.

KLYTAIMNESTRA.

Est-ce qu'il emmènera notre fille vierge ?

AGAMEMNON.

Cela le regarde, quand il l'aura épousée ?

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. ^67

KLYTAIMNESTRA.

Qu'ils soient donc heureux 1 Mais quel jour l'épousera- t-il>

AGAMEMNON.

Quand le cycle propice de Sélénè reviendra.

KLYTAIMNESTRA.

As -tu déjà sacrifié à la Déesse les victimes initiales des noces de ta fille ?

AGAMEMNON.

Je les sacrifierai. Je m'inquiète déjà de ce soin.

KLYTAIMNESTRA.

£t^ ensuite, tu célébreras le festin nuptial ?

AGAMEMNON.

Quand j'aurai sacrifié les victimes que je dois offrir aux Dieux.

KLYTAIMNESTRA.

Mais ferons-nous le festin des femmes?

AGAMEMNON.

Ici, auprès des nefs aux belles poupes des Argiens.

KLYTAIMNESTRA.

* Cela est beau et nécessaire. Que tout réussisse cepen- dant !

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^68 IPHICÉNÉIA A ÀULIS.

AGAMEMNON.

Sais-tu ce qu*il te faut faire, femme? Suis mon conseil.

KLYTAIMNESTRA.

Quoi? J'ai coutume de t'obéir.

AGAMEMNON.

Nous... est Tépoux...

KLYTAIMNESTRA.

Sans la mère, ferez-vous ce qu'il faut que je fasse?

AGAMEMNON.

Nous marierons ta fille au milieu des Danaïdes.

KLYTAIMNESTRA.

Mais moi, pendant ce temps, dois-je être?

AGAMEMNON.

Pars pour Argos, et prends soin des vierges.

KLYTAIMNESTRA.

Quitter ma fille I Qui donc portera la torche?

AGAMEMNON.

C'est moi qui porterai la torche qui convient aux époux.

KLYTAIMNESTRA.

Ce n'est point la coutume, quoique tu le juges indiffé- rent.

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IPHIGÉNÉIA A AU LIS. ^69

AGAMEMNON.

Il n'est pas bien que tu sois mêlée à la multitude armée.

KLYTAIMNESTRA.

Mais il est bien que moi, mère, je conduise ma fille à ses noces.

AGAMEMNON.

Et que tes filles ne restent pas seules dans la demeure.

KLYTAIMNESTRA.

Elles sont bien gardées dans le sûr gynécée.

AGAMEMNON.

Obéis I

KLYTAIMNESTRA.

NonI Par la Déesse Reine des ArgiensI Va t*occuper des choses du dehors. Moi je m'occuperai des choses domestiques, de ce qui concerne les noces des jeunes filles.

AGAMEMNON.

Hélas I j'ai été trompé dans mon espérance, j'ai vaine- ment tenté d'éloigner ma femme de ce spectacle. J'use de ruses, j'ourdis des trames à l'égard de ceux qui me sont chers, et je suis vaincu de tous les côtés. Cependant, je vais interroger Kalkhas le Divinateur sur ce qui plaît à la Déesse, sur ce qui est un tourment pour la Hellas et une calamité pour moi. 11 faut qu'un homme sage ait dans

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^70 IPHIGÉNÉIA A AU LIS.

ses demeures une femme docile et bonne, ou qu'il n'en nourrisse aucune.

LE CHOEUR.

Strophe.

Elle verra donc le Simoïs et ses tourbillons d'argent, l'armée assemblée des Hellanesl Elle verra Ilios et la terre de Phoibos, Ton dit que Kasandra, ornée d'une couronne de vert laurier, laisse se répandre ses blonds cheveux, quand les inspirations fatidiques du Dieu la saisissent.

Antistrophe,

Les Troiens se tiendront sur les citadelles de Troia et autour des murailles, quand Ares armé d'airain, porté sur les nefs éperonnées, abordera, à force d'avirons, les bords du Simoïs, voulant arracher à Priamos et ramener dans la terre de la Hellas, Helena, sœur des Dioskoures, à l'aide des boucliers et des lances des Akhaiens.

Èpôde.

Ayant enveloppé de la guerre sanglante Pergamos, Ville des Phiyges, et ses tours de pierre, ayant arraché du tronc bien des têtes, et renversé de fond en comble la Ville Troia, il fera pleurer abondamment les filles et la femme de Priamos. Et Helena, fille de Zeus, pleurera abondamment aussi, d*avoir abandonné son mari. Que jamais rien de tel n'arrive ni à moi, ni aux enfants de mes enfants, de façon que les riches femmes lydiennes et les

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IPHIGÉNÊIA A AULIS. fyi

épouses des Phryges disent entre elles, en tissant la toile : Qui donc, me traînant lamentablement par mes beaux cheveux, m'arrachera de ma patrie saccagée, à cause de toi, fille du Cygne orgueilleux de son long cou, s'il est vrai, d'après la renommée, que Lèda t'ait conçue d'un oiseau en qui s'était transformé Zeus, ou soit que des fables inscrites sur les tablettes des Piérides aient répandu ce bruit mal à propos et témérairement parmi les hommes?

AKHILLEUS.

est le Stratège des Akhaiens > Lequel des serviteurs dira que le fils de Pèleus, Akhilleus, le cherche devant les portes? Nous ne restons pas, en effet, dans des condi- tions égales, sur les bords de l'Euripos. Les uns, non mariés encore, restent ici sur le rivage, laissant leurs demeures désertes; les autres ont des femmes et des enfants, tant un violent désir de cette expédition s'est emparé de la Hellas, non sans la volonté des Dieux. Ce qui concerne mon droit, c'est à moi de le dire. Que chacun des autres, comme bon lui semblera, parle pour lui-même! En effet, ayant quitté Pharsalos et Pèleus, je suis arrêté par les vents faibles de l'Euripos, retenant les Myrmidones qui me pressent sans cesse et disent : Akhilleus, qu'atten- dons-nous? Combien de temps faut-il retarder encore notre navigation vers Troia ? Fais ce que tu as à faire, ou reconduis l'armée au pays, sans attendre les retards des Atréides.

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f7i IPHIGÉNÉIA A AULIS.

KLYTAIMNESTRA.

O fils de la Déesse Néréide, j*ai entendu ta voix, et je suis sortie des demeures.

AKHILLEUS.

o pudeur vénérable ! Quelle est cette femme que je vois et qui brille d'une beauté décente ?

KLYTAIMNESTRA.

Je ne suis point étonnée que tu ne me connaisses pas, moi que tu n'as pas déjà vue. Cependant, je te loue de ce que tu respectes la pudeur.

AKHILLEUS.

Qui es-tu? Pourquoi viens-tu dans l'armée des Danaïdes, femme, au milieu d'hommes porteurs de boucliers ?

KLYTAIMNESTRA.

Je suis fille de Léda, mon nom est Klytaimnestra, mon mari est le roi Agamemnon.

AKHILLEUS.

Tu as bien dit, et brièvement, ce qu'il fallait; mais il ne me convient pas de parler à des femmes.

KLYTAIMNESTRA.

Reste I Pourquoi fuis-tu ? Unis ta main à la mienne, en heureux commencement d'alliance nuptiale.

AKHILLEUS.

Que dis-tu? Moi, te donner ma main? Je redouterais

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IPHIGÉNÉIA A AULÏS. ^J^

Agamemnon, si je touchais ce qu'il ne m'est point permis de toucher.

KLYTAIMNESTRA.

Cela est grandement permis, puisque tu épouseras ma fille, ô fils de la Déesse marine Néréide I

AKHILLEUS.

De quelles noces parles-tu ? A la vérité, je suis saisi d'étonnement, femme, à moins que ce soit par erreur que tu parles ainsi.

KLYTAIMNESTRA.

11 est dans la nature de tous les hommes d'être réservés, quand ils voient de nouveaux amis, et quand on parle de noces à célébrer.

AKHILLEUS.

Jamais, femme, je n'ai recherché ta fille, et aucune mention de mariage ne m'est venue des Atréides.

KLYTAIMNESTRA.

Qu'est-ce donc que ceci? Tu peux t'étonner de mes paroles, car les tiennes me surprennent aussi.

AKHILLEUS.

Cherche. Il est de notre intérêt à tous deux de cher- cher ceci, car nous sommes tous deux trompés par des paroles mensongères.

KLYTAIMNESTRA.

Aurait-on agi outrageusement envers moi? Je m'occupe de noces qui n'existent pas, semble-t-il ? J'en ai honte.

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5*74 IPHIGÉNÉIA A AU LIS.

AKHILLEUS.

Peut-être quelqu'un s'est-il joué de toi et de moi; mais ne t'inquiète pas de ceci, et supporte-le dédaigneu- sement.

KLYTAIMNESTRA.

Salut ! Je ne puis plus te regarder en face, après le mensonge auquel j'ai pris part et l'outrage qui m'a été faiti

AKHILLEUS.

Et je te réponds de même. Je vais chercher ton mari dans ces demeures.

LE VIEILLARD.

O étranger, petit-fils d'Aiakos, reste I Ohl restez, fils d'une Déesse I et toi, fille de Lèda I

AKHILLEUS.

Qui m'appelle en entrouvrant la porte ? Comme il appelle d'une voix troublée I

LE VIEILLARD.

Un esclave. Je ne me donne pas ce nom par insolence; la Destinée ne me le permet pas.

AKHILLEUS.

A qui es-tu? Tu n'es pas à moi. Nous ne possédons rien en commun, Agamemnon et moi.

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. ^Jf

LE VIEILLARD.

J'appartiens à celle-ci qui est debout devant les de- meures. Je lui ai été donné par son père Tyndaréôs.

AKHILLEUS.

Nous voici. Dis, si tu veux, pourquoi tu m'as arrêté.

LE VIEILLARD.

Êtes-vous bien seuls, tous deux, à cette porte, devant ces demeures?

AKHILLEUS.

Tu P^ux parler, nous sommes seuls; mais sors de la demeiire royale.

LE VIEILLARD.

O fortune, et toi, ma prévoyance, sauvez ceux que je veux sauver!

AKHILLEUS.

Ces paroles présagent un moment dangereux et indi- quent quelque crainte.

KLYTAIMNESTRA.

Voici ma main I ne tarde pas, si tu veux dire quelque chose.

LE VIEILLARD.

Tu sais quel je suis et combien fidèle à toi et à tes enfants }

KLYTAIMNESTRA.

Je sais que tu es un ancien serviteur de mes demeures.

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^76 IPHICÉNÉIA A AULIS.

LE VIEILLARD.

Et que le roi Agamemnon m'a reçu comme une partie de ta dot i

KLYTAIMNESTRA.

Tu es venu avec moi dans Argos, et tu as toujours été mien.

LE VIEILLARD.

Cela est ainsi. Je te suis attaché, mais moins ï ton mari.

KLYTAIMNESTRA.

Découvre enfin ce que tu veux nous dire.

LE VIEILLARD.

Ta fille... Le père qui Ta engendrée veut la tuer de sa propre main!

KLYTAIMNESTRA.

Comment? J'ai horreur de tes paroles, ô vieillard I Tu es insensé!

LE VIEILLARD.

En frappant de l'épée la gorge blanche de la malheu- reuse !

KLYTAIMNESTRA.

Oh! malheureuse que je suis! Mon mari est-il donc en démence ?

LE VIEILLARD.

Il a sa raison, mais non pour toi et pour ta fille. En ceci il est sans raison.

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IPHIGÉNÉÏA A AULÏS, 5*77

KLYTAIMNESTRA.

Pour quelle cause? Quel Daimôn funeste le pousse?

LE VIEILLARD.

L'oracle, comme le dit Kalkhas, afin que l'armée parte...

KLYTAIMNESTRA.

Où> Ahl malheureuse que je suisi Malheureuse aussi celle que son père veut tuer!

LE VIEILLARD.

Vers les demeures de Dardanos^ afin que Ménélaos retrouve Hélène.

KLYTAIMNESTRA.

Il a donc été résolu par le Destin que le retour de Hélène dépendait de la mort d'Iphigénéia ?

LE VIEILLARD.

Tu sais toute la chose. Son père doit sacrifier ton enfant à Artémis.

KLYTAIMNESTRA.

Mais pourquoi ce prétexte de noces, qui m'a amenée d'Argos ?

LE VIEILLARD.

Afin que tu amenasses ta fille de bon gré, devant la marier à Akhilleus.

KLYTAIMNESTRA.

O fille, tu es venue à la morti et ta mère aussi! « 57

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^jS IPHIGÉNÉIA A AULIS.

LE VIEILLARD.

Vous êtes toutes deux bien malheureuses! et Agamem- non ose une action horrible.

KLYTAIMNESTRA,

Je suis perdue, malheureuse! Mes yeux ne retiennent plus leurs larmes.

LE VIEILLARD.

Si, toutefois, il est cruel de pleurer pour une mère qui est privée de ses enfants.

KLYTAIMNESTRA.

Mais toi, ô vieillard, d'où sais-tu ce que tu dis>

LE VIEILLARD.

J'allais te porter d'autres lettres après celles qui t'avaient été écrites déjà.

KLYTAIMNESTRA.

Me défendant, ou m'ordonnant d'amener ma fille à la mort?

LE VIEILLARD.

Pour ne point l'amener. En ce moment, en effet, ton mari n'était pas en démence.

KLYTAIMNESTRA.

Si tu me portais ces lettres, comment ne les as-tu pas remises ^

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. J'79

LE VIEILLARD.

Ménélaos me les a arrachées, lui qui est l'auteur de ces maux.

KLYTAIMNESTRA.

O fils de la Néréide, ô enfant de Pèleus, tu entends- cela I

AKHILLEUS.

J'entends que tu es malheureuse; mais je ne supporte pas avec patience ce qui me concerne en ceci.

KLYTAIMNESTRA.

Ils tueront ma fille, nous ayant abusés, sous le prétexte- de tes noces.

AKHILLEUS.

Je suis irrité contre ton mari, et je ne le supporterai, pas aisément.

KLYTAIMNESTRA.

Certes, je n'aurai point honte de me jeter à tes genoux, moi, mortelle, devant le fils d'une Déesse. De quoi, ea effet, serais- je orgueilleuse? Ou pour qui ferais-je plus d'efforts que pour ma fille ? Mais, ô fils d'une Déesse 1 viens en aide à mon malheur et à celle qui a été appelée ton épouse, vainement sans doute, mais que j'ai amenée et couronnée comme telle, et que je conduis maintenant à regorgement I Ce serait une honte pour toi si tu ne la secourais pas. En effet, si tu n'as pas été uni à elle par les noces, au moins tu as été appelé le cher mari de la malheureuse vierge. Par ton menton, par ta main, par ta.

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J'So IPHIGÉNÉIA A AULIS.

mère, je te supplie! Ton nom m'a perdue; il faut qu'il me vienne en aide. Je n'ai point d'autre autel me réfugier que tes genoux, et aucun autre ami n'est auprès de moi. Tu as appris le dessein cruel et horrible d'Agamemnôn, et, comme tu vois, je viens, moi, femme, au milieu d'une armée navale sans frein, prompte au mal, mais au bien aussi, quand ils le veulent. Si donc tu oses me protéger de ta main étendue, nous sommes sauvées ! sinon^ nous sommes perdues!

LE CHOEUR.

Enfanter est une chose terrible, et c'est un grand désir commun à toutes les mères de tout entreprendre pour leurs enfants.

AKHILLEUS.

Un grand cœur s'émeut en moi, sahcant aussi souffrir du malheur et jouir avec modération des choses heureuses. Des hommes ainsi faits ont la volonté de mener une vie toujours droite, par la raison et par la sagesse. Quelque- fois, à la vérité, il est bon de ne pas être sage, mais il arrive aussi que la prudence est utile. Pour moi, élevé par un homme très vénérable, par Kheirôn, j'ai appris à avoir des mœurs simples, j'obéirai aux Atréides, si leurs ordres sont justes, mais non quand ils seront iniques. Ici et dans Troia, je ferai preuve d'un libre cœur et je mon*- trerai du courage autant qu'il est en moi. Pour toi, si misérablement accablée de maux par ceux qui te sont le plus chers, autant qu'un jeune homme le pourra dans sa compassion pour toi, je te consolerai. Jamais ta fille, qui a été appelée mienne, ne sera égorgée par son père; je ne me prêterai pas aux ruses tnensongères de ton mari ; car mon nom, même sans lever le fer, tuerait ta fille. Ton

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. J'8l

mari seul en est cause; et je ne me croirais plus innocent si, à cause de moi et de mes noces, cette vierge périssait qui subit un sort si affreux et de si indignes outrages. Je serais le plus lâche des Argiens, un homme de rien, et Ménélaos pourrait passer pour un brave, je ne serais plus de Pèleus, mais d*un mauvais Daimôn, si mon nom aidait ton mari à commettre ce meurtre. Non I par Nèreus qui vit dans les flots humides, père de Thétis qui m'a enfanté I le roi Agamemnon ne touchera point ta fille, même du bout des doigts *, ou Sipylos, village barbare, d'où sort la race de ces Stratèges, sera une Cité, tandis que la Phthia et moi nous n'aurons jamais aucun renom ! Le Divinateur Kalkhas consacrera des orges et des eaux lus- trales amères. Qu'esl-ce qu'un Divinateur? Un homme qui dit beaucoup de choses fausses, et peu de vraies quand il tombe juste; et, quand il se trompe, qui s'en inquiète? Je ne parle pas dans l'intérêt de mes noces; mille jeunes filles désirent mon alliance; mais le roi Agamemnon m'a outragé. 11 fallait qu'il me demandât mon nom pour obte- nir sa fille; et, si Klytaimnestra me l'eût accordée, j'y aurais sans doute consenti, si notre départ pour Ilios en eût dépendu. Je n'aurais pas refusé de servir au plus grand bien de ceux avec qui je dois combattre. Mais je ne suis rien pour ces deux Stratèges ; et ils ne s'inquiètent en aucune façon d'agir bien ou mal envers moi. Bientôt, avant que j'arrive à Troia, je souillerai cette épée du sang de quiconque voudra m'enlever ta fille. Sois tranquille. Je t'apparais comme un Dieu. Je n'en suis pas un, mais je le serai pour toi.

LE CHOEUR.

Les paroles que tu as dites, ô eniant de Pèleus, sont

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5*82 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

dignes de toi et de la vénérable Déesse, Daimôn de la merl

KLYTAIMNESTRA.

Ah 1 comment ne pas te louer sans mesure, ou, en te louant moins, ne pas manquer de gratitude? Les bons, en effet, n'aiment pas ceux qui les louent à l'excès. Je rougis de t'apporter des plaintes lamentables et des douleurs privées, car tu ne subis point les mêmes maux que moi. Mais un homme de bien, quoiqu'étranger, fait toujours un excellent accueil aux malheureux auxquels il vient en aide. Aie donc pitié de moi, car je souRre de lamentables maux. J'avais nourri la vaine espérance de t'avoir pour gendre ; mais peut-être la mort de ma fille serait-elle d'un mauvais présage pour tes noces futures. C'est ce qu'il te faut prévenir. Tu as bien parlé en commençant et en finissant ; et, si tu le veux, ma fille sera sauvée. Veux-tu qu'elle embrasse tes genoux en suppliante ? Cela convient peu à une vierge. Si, cependant, cela te plait, elle vien- dra, avec pudeur et dignité; ou, même en son absence, obtiendrai-je de toi le même appui ?

AKHILLEUS.

Qu'elle reste dans la demeure 1 car la pudeur est chose vénérable.

KLYTAIMNESTRA.

Cependant, autant que possible, il iàut respecter ce qui est convenable.

AKHILLEUS.

Ne mène pas ta fille en ma présence, et n'encourons point de blâme. Une armée nombreuse, désintéressée de

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. fSj

soins domestiques, se plaît aux mensonges et aux mau- vaises paroles. Que tu me supplies ou non, tu obtiendras le même appui ; car j'ai entrepris la rude tâche de vous affiranchir de vos maux. Mais tiens pour certain que je ne parle pas en vain. Si je dis des choses fausses, et si je me joue de vous, que je meure ! Mais j'échapperai à la mort, si je sauve la jeune fille.

KLYTAIMNESTRA.

Sois heureux I et viens toujours en aide aux malheu- reux I

AKHILLEUS.

Écoute donc, afin que tout réussisse,

KLYTAIMNESTRA.

Qu'as-tu dit ? Car, certes, je t'écouterai.

AKHILLEUS.

Persuadons le père, pour qu'il revienne à de meilleurs sentiments.

KLYTAIMNESTRA.

C'est un lâche I II craint trop l'armée,

AKHILLEUS.

Ma^ les raisons peuvent l'emporter sur des raisons.

KLYTAIMNESTRA.

C'est une faible espérance. Cependant» dis-moi ce qu'il me faut faire.

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f84 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

AKHILLEUS.

Montre-toi d'abord à lui en suppliante, afin qu'il ne tue pas sa •fille. S'il résiste, il te faut venir à moi. S'il consent î ce que tu veux, il n'est plus besoin de mon entremise. Ce sera le salut de ta fille, et je serai un meilleur ami pour Agamemnon, et l'armée ne me blâmera pas d'avoir agi par raison plutôt que par violence ; et, tout étant heu- reusement accompli^ il sera doux à tes amis et à toi d'avoir réussi sans mon entremise.

KLYTAIMNESTRA.

Combien tu as parlé sagement I II faut donc faire ce que tu veux. Si je n'obtiens pas ce que je veux, te reverrai-je? faudra-t-il aller, malheureuse I pour retrou- ver ta main qui me vient en aide dans mes maux }

AKHILLEUS.

Je te surveillerai et te garderai, autant qu'il le faudra, de peur qu'on te voie errer tristement à travers l'armée des Danaens et déshonorer la famille paternelle, car on ne doit point mal parler de Tyndaréôs. Il est grand, en effet, parmi les Hellènes.

KLYTAIMNESTRA.

Cela sera ainsi. Commande; il convient que je t'obéisse. Si les Dieux existent, puisque tu es un homme juste^ tu seras heureux. Sinon, à quoi sert-il de se donner tant de peines?

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. fSf

LE CHOEUR.

Strophe.

Quel chant hyménaien résonna avec la flûte libyenne et la kîthare qui se réjouît des danses et les syrinx faites de roseaux, quand, sur le Pèlios, les Piérides aux belles chevelures, pendant le festin des Dieux, frappant la terre de leurs sandales d'or, vinrent aux noces de Pèleus et célébrèrent Thétis de leurs voix harmonieuses, et l'Aia- kide, sur les montagnes des Kèntaures, dans la forêt Pèliade? Le Dardanide, le Phryge Ganymèdès, chères délices des lits de Zeus, puisait le nektar des profonds kratères d'or, et sur le sable blanc, célébrant les noces, les cinquante filles de Nèreus dansaient en rond.

j4ntsstrophc^

Avec des lances de sapin et des couronnes d'herbes, la troupe cavalière des Kèntaures vint au festin des Dieux et au kratèr de Bakkhos. Et les filles Thessaliennes criaient : O fille de Nèreus, le prophète Phoibos, et Kheirôn à qui les Muses ont révélé les générations futures, ont prédit qu'une grande Lumière viendrait dans la plaine de Troia avec les Myrmidones armés de lances, qui dévas- terait par le feu l'illustre terre de Priâmes, le corps cou- vert d'armes d'or forgées par Hèphaistos, don de la Déesse sa mère qui Ta enfanté pour être heureux I Ainsi les Dieux célébrèrent les noces de l'Eupatride Thétis, la première des Néréides, et de Pèleus.

Èpôde.

Toi, Iphigénéia ! les Argiens couronneront ta tête aux beaux cheveux, comme celle d'une génisse tachetée

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f86 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

sortie vierge des antres rocheux des montagnes I ils ensan- glanteront ta gorge, à toi qui n'as pas été nourrie aux sons de la flûte et aux chants des pasteurs, mais auprès de ta mère, pour être mariée à l'un des Inakhides. Comment le visage de la pudeur ou de la vertu peut-il l'emporter oil l'impiété est toute puissante, la vertu est dédai- gnée par les mortels, l'iniquité est plus forte que les lois, les hommes ne luttent pas unanimement pour que la colère des Dieux n'éclate pas?

KLYTAIMNESTRA.

Je suis sortie des demeures pour attendre mon mari qui les a quittées, et en est absent depuis longtemps. Et ma fille malheureuse est dans les larmes, exhalant de nom- breux gémissements depuis qu'elle a appris que son père prépare sa mort. Mais au moment j'en parle, voici qu'Agamemnôn approche, lui qui médite d'accomplir bientôt des actions impies contre ses enfknts.

AGAMEMNON.

O fille de Lèda, je te trouve à propos hors de la de- meure, pour te dire en l'absence de la vierge ce qu'il ne convient pas qu'une fiancée entende.

KLYTAIMNESTRA.

Qu'est-ce donc qui te semble si opportun ?

AGAMEMNON.

Fais sortir ta fille de la demeure, et qu'elle vienne vers

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. ^'87

son père ; car l'eau sacrée et les orges salées qu'on jette dans le feu lustral, et les victimes qu'il faut sacrifier à la Déesse Artémis avant les noces, et qui répandront un sang noir, tout est prêt.

KLYTAIMNESTRA.

Tu parles clairement, il est vrai ; mais je ne sais com- ment nommer tes actions. Sors, fille I Tu sais, en effet, ce que ton père médite. Apporte sous ton péplos Orestès, ton frère, mon enfant. La voici qui t'obéit. Je dirai le reste pour elle et pour moi.

AGAMEMNON.

Enfant, pourquoi pleures-tu, et ne me regardes-tu plus avec tendresse, le visage incliné contre terre, et te voi- lant de ton péplos?

KLYTAIMNESTRA.

Hélas I Par commencer à parler de mes maux? Chacun d'eux peut se dire le premier ou le dernier.

AGAMEMNON.

Qu'est-ce } Pourquoi me montrez-vous tous la même confusion et le même trouble ?

KLYTAIMNESTRA.

Réponds franchement ii mes questions.

AGAMEMNON.

Il n'est nul besoin de m'y exhorter. Interroge-moi.

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^88 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

KLYTAIMNESTRA.

Ne veux-tu pas tuer ma fille et la tienne ?

AGAMEMNON.

Ah ! tu dis des choses affreuses, et il ne faut pas que tu m'en soupçonnes I

KLYTAIMNESTRA.

Ne te trouble pas, et réponds-moi d'abord.

AGAMEMNON.

Si tu m'interroges convenablement, je te répondrai de même.

KLYTAIMNESTRA.

Je t'interroge directement, réponds de même.

AGAMEMNON.

O Destinée terrible ! O Daimôn fatidique !

KLYTAIMNESTRA.

C'est le même pour moi, pour elle, pour tous trois^ malheureux I

AGAMEMNON.

En quoi as-tu été offensée ?

KLYTAIMNESTRA.

Tu me le demandes? Ton habileté n'est pas habile.

AOAMEMNÔN.

Je suis perdu I mes secrets sont trahis I

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. 5*89

KLYTAIMNESTRA.

Je sais, j'ai appris tout ce que tu dois faire contre moi. Ton silence même et ces gémissements sont un aveu. Ne prends pas la peine de parler.

AGAMEMNON.

Je me tais donc. Pourquoi ajouterais-je Timpudence du mensonge à mon malheur }

KLYTAIMNESTRA.

Écoute donc maintenant. Je vais parler et non plus par énigmes. Et je te reprocherai ceci avant tout : tu m'as épousée contre mon gré et enlevée de force, ayant tué mon premier mari Tantalos, et écrasé vivant contre terre mon enfant arraché violemment de mes mamelles. Les fils de Zeus, mes frères, illustres par les chevaux, te firent la guerre ; mais Tyndaréôs, mon vieux père, supplié, te sauvegarda, et, de nouveau, tu possédas mon lit. Depuis, réconciliée avec toi, tu attesteras toi-même que j'ai été pour toi et pour ta demeure une épouse irréprochable, chaste, accroissant ton bien patrimonial. Et, te réjouis* sant, soit dans ta demeure, soit au dehors, tu étais heu- reux. C'est un . rare gibier pour un mari qu'une telle femme. Outre trois filles, je t'ai enfanté ce fils, et tu veux m'enlever cruellement une d'entre elles 1 Et si quelqu'un te demandait pourquoi tu veux la tuer, réponds ! que dirais-tu ? Faut-il que je parle en ton nom ï C'est afin que Ménélaos retrouve Hélène! C'est une belle coutume que de racheter une mauvaise femme aU prix de nos enfants, ce qui est le plus odieux par ce qui est le . plus cher 1

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yçO IPHIGÉNÉIA A AULIS.

Mais, situ pars pour cette guerre en m'abandonnant dans les demeures, et si tu es longtemps absent, quel cœur penses-tu que j'aurai dans ces demeures désertes, auprès de la chambre vide de la vierge, dans la solitude, dans les larmes, et la pleurant toujours? Je dirai : O fille I c'est le père qui t'a engendrée qui t'a perdue, qui t'a égorgée, et non d'une autre main que la sienne I C'est la récompense qu'il laisse à sa famille trahie I II ne faudra plus alors qu'un léger prétexte pour que moi et les filles que tu aban- donnes, nous te recevions comme il convient qu'on te reçoive. Par les Dieux I ne me contrains donc pas d'être ton ennemie, et ne le sois pas toi-même pour moi I Soit! Tu égorgeras ta fille ; mais quelles prières prononceras- tu alors? Que demanderas-tu de bon pour toi, en égor- geant ta fille? Sans doute un mauvais retour, après avoir quitté si honteusement ta famille ? Mais moi, que deman- derai-je de bon pour toi? Certes, ce serait croire les pieux insensés que de les prier pour un parricide ! Et, revenu dans Argos, embrasseras-tu tes enfants ? Lequel de tes enfants te regardera, ayant prémédité de tuer l'un d'eux? As-tu pensé à cela en toi-même? Ne dois-tu songer qu'à porter le sceptre et à être stratège? Il te convenait de dire avec justice aux Argiens : Vous voulez, Akhaiens, naviguer vers la terre des Phryges? Tirez au sort à qui fera mourir sa fille. Ceci était juste ; mais non que, seul entre tous, tu offrisses ta fille en victime. Ou bien il fallait que Ménélaos tuât Hermionè à cause de sa mère, car c'était son affaire. Et maintenant, moi qui ai respecté la foi nuptiale, je serai privée de ma fille, et celle qui a failli, conservant la sienne à Sparta, sous son toit, sera heureuse 1 Réponds à cela ! et, si j'ai bien parlé, ne tue pas ta fille et la mienne, et tu seras sage.

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. fÇI

LE CHŒUR.

Consens I II est bien de conserver ses enfants, Agamem- non I Aucun des mortels ne dira le contraire.

IPHIGÉNÉIA.

Si j'avais l'éloquence d'Orpheus, ô père I et si je pou- vais, en chantant, persuader les rochers de me suivre et attendrir qui je voudrais par mes paroles, j'y aurais recours ; mais, pour toute éloquence, je t'offrirai mes larmes ; je ne puis que cela. Je mets à tes genoux, comme un rameau des suppliants, mon corps que celle-ci t'a enfanté. Ne me tue pas avant le temps, car il est doux de voir la lumière I Ne me force pas de voir tes choses qui sont sous la terre I La première, je t'ai appelé mon père, et tu m'as appelé ta fille ; la première, sur tes genoux, j'ai donné et reçu de douces caresses ! Et, alors, tu me parlais ainsi : Te verrai-je, ô enfant, heureuse dans les demeures d'un mari, vivante et florissante, comme il est digne de moi ? Et je te disais à mon tour, suspen- dant mes bras à ton cou et pressant tes joues de mes mains, comme maintenant : Et moi, te .verrai-je vieillir, père, dans la douce hospitalité de mes demeures, te ren- dant les soins que tu as pris pour me nourrir > J'ai gardé le souvenir de ces paroles, mais toi, tu les as ou- bliées, et tu veux me tuer I Non ! Je t'en conjure par Pèlops, par ton père Atreus, par cette mère qui m'a enfantée et qui souffre une seconde fois les douleurs de l'enfantement I Qu'y a- t-il entre moi et les noces d' Alexan- dres et de Hélène ? Pourquoi, ô père, est-il venu pour ma mort? Regarde-moi ! Donne-moi un regard et un bai- ser, pour que j'emporte au moins en mourant un gage de

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^()2 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

toi, si tu ne cèdes pas à mes paroles. Frère 1 tu es un bien faible appui pour tes amis ; pleure cependant avec moi et demande, suppliant, à ton père, que ta sœur ne meure pas I II y a quelque sentiment des maux dans les petits enfants. Voici qu*il te supplie en silence, père ! Songe à moi, aie pitié de ma vie I Oui I nous deux qui te sommes chers, nous te supplions par tes joues, lui, encore petit enfant, et moi adolescente. Je résume tout en un mot, et je remporterai : il est très doux aux hommes de voir la lumière, mais les morts ne sont plus rien. Insensé qui désire mourir! Il vaut mieux vivre misérablement que mourir glorieusement.

LE CHOEUR.

O funeste Hélène ! à cause de toi et de tes noces, une grande discorde s'élève entre les Atréides et leurs enfants !

AGAMEMNON.

Je sais jusqu*où il faut montrer de la pitié, et il faut en avoir moins. J'aime mes enfants; autrement je serais insensé. Je suis cruellement afRigé d'oser de telles choses, femme, et aussi de ne les point oser ; mais il faut que je les accomplisse! Voyez combien est nombreuse cette armée navale, et combien de Rois des Hellènes armés d'ai- rain. Il ne leur sera point donné d'arriver aux tours d'Ilios, si je ne te sacrifie^ ainsi que l'a dit le divinateur Kalkhas, et il ne leur sera point permis de renverser les illustres demeures de Troia. Un désir furieux entraîne l'armée des Hellènes à naviguer très' rapidement vers la terre des Barbares, pour empêcher Je rapt des femmes Helléniques. Ils tueront dans : Argps mes filles, vous et

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. fÇ^

moi, si je n'accomplis pas l'oracle de la Déesse. Ce n'est point, fille, Mënélaos qui me contraint ; je ne lui obéis pas; mais c'est la Hellas à qui, que je le veuille ou non, il faut que je te sacrifie. En cela nous sommes impuissants. Il faut, ma fille, que la Hellas soit libre, par toi et par moi, et que les Hellènes ne soient plus dépouillés de leurs femmes par les Barbares.

KLYTAIMNESTRA.

O fille! O étrangères! Que je suis malheureuse à cause de ta mort I Ton père te fuit et te livre au Hadès !

IPHIGÉNÉIA.

Hélas ! mère, mère ! Le même chant funèbre convient à nos deux fortunes. Ni la lumière, ni la splendeur de Hèlios ne seront plus pour moi. Hélas ! hélas I forêts neigeuses des Phryges et montagnes de l'Ida, Pria- mos exposa autrefois le petit enfant Paris, enlevé à sa mère pour une mort funeste, et qui fut nommé Idaios dans la ville des Phryges ! Plut aux Dieux que jamais Priamos n'eût fait élever Paris, bouvier parmi les bœufs, auprès des sources limpides, sont les fontaines des Nymphes et la prairie verdoyante et fleurie la rose et l'hyacinthe croissent pour être cueillies par les Déesses ! U, autrefois, vinrent Pallas et la rusée Kypris, Hèra et Hermas, messager de Zeus ; Kypris orgueilleuse du désir qu'elle excite, Pallas de sa lance, et Hèra du lit royal du Roi Zeus, pour le combat de la beauté, jugement odieux qui apporte, à moi la mort, et la gloire aux Danaïdes*, ma mort, ô jeunes filles, qu'Artémis demande comme pré- I î8

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y94 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

mices pour qu'on navigue vers lUos I O mère 1 6 mère 1 celui qui m'a engendra, malheureuse, s'en est allé, me trahissant et m'abandonnant. Oh I que je suis malheureuse d'avoir connu la cruelle et funeste Hélène ! Je suis tuée, je péris par la mort impie qui m'est donnée par un père impie ! Plût aux Dieux qu'Aulis n'eût jamais reçu dans ce port les nefs aux éperons d'airain, la flotte qui doit mener k Troia I Plût aux Dieux que Zeus n'eût pas soufflé des vents contraires dans l'Euripos, lui qui envoie tantôt l'un, tantôt l'autre aux hommes, afin que ceux-ci se réjouissent de leurs voiles pleines, et que ceux-là se plaignent, et que les uns sortent du port et déploient les voiles, et que d'autres y soient attardés! Certes, la race des mortels est soumise à bien des misères, et il est fatal que quelque malheur assiège toujours les hommes. Hélas ! hélas I La fille de Tyndaréôs apporte aux Danaïdes de grands désas- tres, de grandes douleurs I

LE CHOEUR.

J'ai compassion de la destinée lamentable qui t'est faite. Plût aux Dieux que tu ne l'eusses jamais subie I

IPHICÉNÉIA.

O mère, qui m'as enfantée, je vois venir une foule d'hommes!

KLYTAIMNESTRA.

C'est l'enfant de la Déesse, ô fiUe, celui pour qui tu es venue.

IPHICÉNÉIA.

Ouvrez les portes, servantes, afin que je me cache.

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. fÇf

KLYTAIMNESTRA.

Pourquoi fuis-tu, fille ?

IPHIGÉNÉIA.

J'ai honte de regarder Akhilleus.

KLYTAIMNESTRA.

Pourquoi ?

IPHIGÉNÉIA.

La douloureuse issue de mes noces me donne de la honte.

KLYTAIMNESTRA.

Les délicatesses ne conviennent pas dans ton présent malheur. Reste ! Il ne s'agit pas de pudeur dans la détresse nous sommes.

AKHILLEUS.

O malheureuse femme, fille de Lèda !

KLYTAIMNESTRA.

Tu ne dis pas de mensonges.

AKHILLEUS.

Des cris horribles montent parmi les Argiens.

KLYTAIMNESTRA.

Quels cris? Dis-le moi.

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fçé IPHIGÉNÉIA A AULIS.

ARHILLEUS.

Au sujet de ta iUle.

KLYTAIMNESTRA.

Ceci est d'un mauvais présage pour ce que tu as à dire.

AKHILLEUS.

Ils crient qu'il faut la sacrifier.

KLYTAIMNESTRA.

Et personne ne les contredit ?

AKHILLEUS.

Moi-même j'ai été presque en danger.

KLYTAIMNESTRA.

Dans lequel ?

AKHILLEUS.

D'être accablé de pierres.

KLYTAIMNESTRA.

Est-ce en voulant sauver ma fille ?

AKHILLEUS.

C'est pour cela.

KLYTAIMNESTRA.

Et qui donc aurait osé te toucher?

AKHILLEUS.

Tous les Hellènes.

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. ^(^J

KLYTAIMNESTRA.

L'armée des Myrmidones ne te soutenait-elle pas \

AKHILLEUS.

Elle était la première contre moi.

KLYTAIMNESTRA.

Nous sommes perdues^ ma fille I

AKHILLEUS^

Ils me disaient séduit par ces noces.

KLYTAIMNESTRA.

Et qu'as-tu répandu ?

AKHILLEUS,

Qu'ils ne tueraient pas celle qui serait ma femme^

KLYTAIMNESTRA.

C'était juste, en eflPet.-

AKHILLEUS.

Celle que son père m'avait promise.

KLYTAIMNESTRA.

Et qu'il avait appelée d'Argos.

AKHILLEUS.

Mais j'étais vaincu par leurs clameurs.

KLYTAIMNESTRA.

La multitude est une calamité terrible^

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fçS IPHIGÉNÉIA A AULIS.

AKHILLEUS.

Cependant je te secour^rai.

KLYTAIMNESTRA.

Combattras-tu seul contre tous ?

AKHILLEUS.

Vois-tu ceux-ci en armes?

KLYTAIMNESTRA.

Puisses-tu recueillir le iruit de ton courage I

AKHILLEUS.

Je le recueillerai.

KLYTAIMNESTRA.

Ma fille ne sera donc plus égorgée }

AKHILLEUS.

Non I du moins de mon consentement.

KLYTAIMNESTRA.

Mais qui viendra pour saisir ma fille?

AKHILLEUS.

Mille viendront. Odysseus les conduira.

KLYTAIMNESTRA,

Cette race de Sisyphos?

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. fÇÇ

AKHILLEUS.

Lui-même.

KLYTAIMNESTRA.

De son propre gré, ou par ordre de Tannée ?

AKHILLEUS.

Choisi pour cela, et volontairement.

KLYTAIMNESTRA.

Certes, pour une mauvaise tâche, afin qu'il se souille d'un meurtre 1

AKHILLEUS.

Mais je l'en empêcherai.

KLYTAIMNESTRA.

Et, l'ayant enlevée, il l'entraînera de force?

AKHILLEUS.

En la saisissant par sa chevelure blonde.

KLYTAIMNESTRA.

Que faut-il que je fasse alors ?

AKHILLEUS.

Attache-toi à ta fille.

KLYTAIMNESTRA.

S'il en est ainsi, elle ne sera pas égorgée?

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6oO IPHIGÉNÉIA A AULIS.

AKHILLEUS»

Mais on ira jusque là.

IPHIGÉNÉIA.

Écoutez mes paroles. Mère, je te vois irritée contre ton mari, mais en vain, car il ne nous est pas possible de nous obstiner dans une entreprise impossible. 11 est juste de louer notre hôte de son cœur ardent ; mais il te faut songer à ne point être accusée auprès de l'armée, sans réussir davantage, et à ce qu'il n'arrive point malheur à celui-ci. Écoute, mère, les pensées qui me viennent à l'esprit. Il est résolu que je mourrai ; mais je veux mourir glorieusement, en rejetant tous les lâches sentiments 1 Considère avec moi, mère, combien j'ai raison. Mainte- nant toute la Hellas me regarde, et c'est de moi que dépendent la navigation des nefs et le renversement des Phryges. Il dépend de moi que les Barbares ne tentent plus désormais d'enlever les femmes de Theureuse Hellas et qu'ils expient l'opprobre de Hélène que Paris a enle- vée. Je rachèterai tout cela par ma mort, et ma gloire sera grande, parce que j'aurai délivré la Hellas. Certes, il ne convient pas que j'aime tant la vie. Tu m'as enfan- tée pour tous les Hellènes, et non pour toi seule. Quoi I tant d'hommes porteurs de boucliers, tant de rameurs, à cause de la patrie offensée, oseront lutter glorieusement contre les ennemis et mourir pour la Hellas, et ma seule vie empêcherait tout cela 1 Serait-ce justed Qu'aurions- nous à répondre } Venons-en à celui-ci. Il ne faut pas qu'il combatte seul contre tous les Hellènes, à cause d'une femme, ni qu'il meure. Un seul homme est plus digne que mille femmes de voir la lumière. Et si Artémis veut pren-

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. 6oi

dre ma vie, résisterai-je à une Déesse, moi qui suis mor- telle ? Cela ne se peut. Je donne donc ma vie à la Hellas. Tuez-moi, et renversez Troia I Ce seront mes monu- ments éternels, mes noces, mes enfants et ma gloire 1 Mère I il convient que les Hellènes commandent aux Bar- bares, et non les Barbares aux Hellènes. Ceux-là sont nés esclaves, et ceux-ci sont nés libres.

LE CHOEUR.

Tu penses noblement, ô jeune fille, mais la Fortune et la Déesse sont malfaisantes !

AfCHILLEUS.

Fille d'Agamemnôn, les Dieux m'auraient fait heureux si j'avais pu jouir de tes noces, mais je dis que la Hellas est heureuse par toi, et toi par la Hellas, car tu as bien parlé pour l'honneur de la patrie. En refusant de résister aux Dieux qui sont plus puissants que toi, tu n'as consi- déré que ce qui était utile et nécessaire. Je ressens un plus grand désir de tes noces, en connaissant mieux ton âme, car tu es bien née. Mais vois I Je désire te servir et te conduire dans mes demeures. Je gémis, Thétis m'en soit témoin, si je ne te sauve en combattant contre les Danaïdes. Réfléchis, la mort est un grand mal.

IPHIGÉNÉIA.

J'ai parlé sans songer à personne. Il suffit que la fille de Tyndaréôs, à cause de sa beauté, ait causé les combats et les meurtres des hommes. Pour toi, ô notre hôte, ne meurs pas à cause de moi, et ne tue personne, mais per- mets que je sauve la Hellas, si je le puis.

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602 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

AKHILLEUS.

O très grande âme! je ne puis parler davantage, s'il te semble ainsi. Tu sens noblement, car pourquoi ne dirait- on pas ce qui est vrai ? Mais il se peut cependant que tu te repentes de ta résolution. Afin donc que tu saches les choses que je t'ai dites, je placerai ces hommes armés auprès de Tautel, non pour te laisser mourir, mais pour empêcher que tu meures. Peut-être useras-tu bientôt de mon conseil, quand tu verras l'épée sur ta gorge. Je ne te laisserais pas mourir témérairement par ton audace, mais je vais au temple de la Déesse avec ces hommes armés, et j'y attendrai ta présence.

IPHIGÉNÉIA.

Mère, pourquoi, en silence, mouilles-tu tes yeux de larmes ?

KLYTAIMNESTRA.

J'ai quelque raison, malheureuse que je suis ! de gémir dans mon cœur.

IPHIGÉNÉIA.

Cesse ! et ne me rends pas faible ; mais accorde-moi une chose.

KLYTAIMNESTRA.

Dis, ma fille! car je ne serai pas injuste envers toi.

IPHIGÉNÉIA.

Ne coupe donc pas les boucles de ta chevelure, n'en- veloppe pas ton corps de noirs péplos»

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. 605

KLYTAIMNESTRA.

Que dis-tu^ fille ? Quand je t'aurai perdue 1

IPHIGÉNÉIA.

Tu ne m'as point perdue ; je suis sauvée, et tu seras illustre par moi.

KLYTAIMNESTRA.

Comment dis-tu ? 11 ne convient pas que je pleure ta vîeî

IPHIGÉNÉIA.

Non I car on ne m'élèvera point de tombeau.

KLYTAIMNESTRA.

Quoi I La mort n'est point regardée comme un tom- beau^

IPHIGÉNÉIA.

L'autel de la Déesse, fille de Zeus, sera mon tombeau.

KLYTAIMNESTRA.

O fille, je t'obéirai, car tu as bien parlé.

IPHIGÉNÉIA.

Oui ! heureuse, et bienfaitrice de la Hellas !

KLYTAIMNESTRA.

Mais qu'annoncerai-je à tes sœurs ?

IPHIGÉNÉIA.

Ne les revêts pas non plus de péplos noirs.

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6o4 IPHIGÉNËIA A AULIS.

KLYTAIMNESTRA.

Dirai-je en ton nom quelque parole affectueuse à ces vierges î

IPHIGÊNÊIA.

Qu'elles soient heureuses I Élève en homme Orestès que voici.

KLYTAIMNESTRA.

Embrasse-le, lui que tu vois pour la dernière fois !

IPHIGÉNÉIA.

O très cher I tu as aidé tes amis autant que tu l'as pu.

KLYTAIMNESTRA.

11 y aura-t-il quelque chose que je puisse faire pour toi dans Argos ?

iphig£néia. Ne hais pas mon père, ton mari.

KLYTAIMNESTRA.

Il encourera de terribles dangers à cause de toi.

IPHIGÉNÉIA.

C'est contre son gré qu'il me tue pour la Hellas.

KLYTAIMNESTRA.

Mais par ruse, lâchement, d'une manière indigne d'Atreus I

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. 6of

IPHIGÉNÉIA.

Qui me conduira à l'autel avant qu'on m'y traîne par les cheveux /

KLYTAIMNESTRA.

Moi^ j'irai avec toi.

IPHIGÉNÉIA.

Non pas toi 1 tu ne parles pas bien.

RLYTAIMNESTRA.

Je m'attache à ton péplos.

IPHIGÉNÉIA.

Mère, cède-moi, reste. Ceci vaut mieux pour toi et pour moi. Qu'un des serviteurs de mon père m'accom- pagne dans la prairie d'Artémis, je serai égorgée I

KLYTAIMNESTRA.

O fille^ tu pars }

IPHIGÉNÉIA.

Pour ne plus jamais revenir 1

KLYTAIMNESTRA.

En abandonnant ta mère ^

IPHIGÉNÉIA.

Comme tu vois, et sans l'avofr mérité.

KLYTAIMNESTRA.

Arrête I ne m'abandonne pas.

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6o6 IPHIGÉNÉIÂ A AULIS.

IPHICÉNÉIA.

Je ne veux pas que tu pleures. Et vous^ ô jeunes filles^ chantez sur ma destinée, en paroles propices, un Paian à la fille de Zeus, Artémis, et qu'il y ait un heureux présage pour les Danaïdes 1 Que quelqu'un prépare les corbeilles, que le feu brûle les orges purificatoires et que mon père tienne l'autel de sa main droite, parce que je vais sauver et faire triompher les Hellènes 1 Conduisez-moi^ moi qui suis la destructrice d'Ilios et des Phiyges! donnez, apportez les couronnes; voici qu'il faut couronner ma chevelure! Apportez les eaux lustrales; dansez autour du temple et de l'autel ; célébrez Artémis, la reine Artémis, la Bienheureuse, car je vais accomplir l'oracle, par mon sang et par mon égorgement, puisqu'il le faut ! O mère, ô mère vénérable, je te donne maintenant mes larmes, car cela n'est point permis pendant le sacrifice! O jeunes filles, célébrez avec moi Artémis, qui réside de l'autre côté de Khalkis, sont les nefs guerrières, dans le port étroit d'Aulis, à cause de mon nom. O terre maternelle, Pélasgia ! ô mes demeures mykèniennes !

LE CHOEUR.

Tu invoques la Ville fondée par Perseus, œuvre des mains kyklopéennes I

IPHICÉNÉIA.

Tu m'as élevée pour être la lumière de la Hellas, et je ne regrette pas de mourir.

LE CHOEUR.

Jamais, en effet, la gloire ne t'abandonnera.

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. 607

IPHICÉNËIA.

! I O Jour porte-flambeau» lumière de Zeus» je vais à une autre vie, à une autre destinée 1 Salut, chère lumière I

LE CHOEUR.

I 1 Voyez la destructrice d'Ilios et des Phryges qui va, les couronnes ceignant sa tête lavée par les eaux lustrales, pour baigner des gouttes de son sang l'autel de la cruelle Déesse, quand on aura tranché son beau cou I Là, t'attendent les eaux limpides versées par ton père, et les libations, et l'armée des Akhaiens pleine du désir de partir pour la Ville d'Ilios. Mais invoquons la fille de Zeus, Artémis, la Reine des Dieux, afin qu'elle accorde un heu- reux accomplissement. O vénérable I qui te réjouis de victimes humaines, mène vers la terre des Phryges et les demeures perfides de Troia l'armée des Hellanes, et donne à Agamemnon de conquérir une illustre couronne pour les armes de la Hellas, et de ceindre sa tête d'un honneur éternel I

UN MESSAGER.

O fille deTyndaréôs, Klytaimnestra, sors des demeures, afin d'écouter mes paroles.

KLYTAIMNESTRA.

En entendant ta voix, je viens ici, tremblante, malheu- reuse, pénétrée de terreur, redoutant que tu viennes m'annoncer quelque nouvelle calamité, outre celle-ci.

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6o8 IPHIGÉNÉIA A AULIS.

LE MESSAGER.

Je veux au contraire te dire des choses admirables et prodigieuses au sujet de ta fille.

KLYTAIMNESTRA.

Ne tarde donc pas 1 dis très promptement.

LE MESSAGER.

O chère maîtresse, tu sauras tout clairement. Je pren- drai par le commencement, à moins que l'esprit ne m'é- chappe et ne trouble mes paroles. Dès que nous fûmes arrivés au bois sacré et à la prairie fleurie de la fille de Zeus, d'Artémis, était réunie l'armée des Akhaiens, avec ta fille que nous conduisions, aussitôt la multitude des Argiens accourut. Et, dès que le Roi Agamemnon vit la jeune fille s'avancer dans le bois sacré vers le sacrifice, il gémit, et, détournant la tête, il versa des larmes en cou- vrant ses yeux de son péplos. Mais elle, s'étant approchée de son père, parla ainsi : O père 1 me voici, voulant donner ma vie pour ma patrie et pour toute la Hellas. Conduisez-moi afin de me sacrifier sur l'autel de la Déesse, puisque l'oracle le demande ainsi. Pour ce qui dépend de moi, soyez heureux, et remportez le prix de la victoire et revenez dans la patrie ! Qu'aucun des Argiens, cepen- dant, ne me touche ; je tendrai la gorge en silence et courageusement. Elle parla ainsi, et tous, l'entendant, admirèrent la grandeur d'âme et le courage de la vierge. Et Talthybios, debout au milieu, commanda à l'armée, car ce soin le concernait, le silence et les présages favora- bles. Et le divinateur Kalkhas posa dans la corbeille d'or répée aiguë qu'il en avait retirée enveloppée de sa gaine,

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. 609

et couronna la tête de la jeune fille. Mais le fils de Pèleus, ayant saisi à la fois la corbeille et l'eau des libations^ cou- rut autour de l'autel de la Déesse, et dit : O fille de Zeus, Artémis, qui te réjouis du meurtre des bêtes fauves et qui répands dans la nuit ta claire lumière, reçois cette victime que t'offrent l'armée des Akhaiens et le Roi Agamemnon ! C'est le sang pur de la belle gorge d'une vierge. Accorde-nous de naviguer heureusement et de renverser par la lance les citadelles de Troia I Et les Atréides et toute l'armée regardaient contre terre. Et le sacrificateur, ayant saisi l'épée et prié, examina l'endroit de la gorge il frapperait. Et une lourde angoisse oppri- mait mon cœur, et je restais regardant la terre. Alors, brusquement, un prodige se manifesta, car chacun avait entendu clairement le coup, mais personne ne put voir ce que la vierge était devenue. Et le sacrificateur s'écrie, et toute l'armée pousse des clameurs en face de ce pro- dige inattendu de quelque Dieu, et qu'on ne pouvait croire, même en le voyant. Une biche, grande et admira- blement belle, gisait palpitante sur la terre, et l'autel de la Déesse était abondamment inondé de son sang. Alors avec combien de joie ne penses-tu pas que Kalkhas s'écria : O chefs de l'armée des Akhaiens, voyez-vous cette victime, cette biche des montagnes, que la Déesse a jetée sur l'autel > Elle l'a préférée à la jeune fille, afin de ne point souiller l'autel d'un noble sang I Elle accepte ce sacrifice, elle nous accorde une heureuse navigation et la prise d'Ilios. C'est pourquoi, vous tous, soldats de la flotte, prenez courage et courez aux nefs, car il nous faut, en ce jour, ayant quitté les creuses retraites d'Aulis, traverser la mer Aigaienne ! Et après que la victime eût été brûlée tout entière par la flamme de Hèphaistos,

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6lO IPHIGéNJÉlA A AULIS.

Kalkhas pria pour que l*armée eût un heureux retour. Mais Agamnemnôn m'envoie afin que je te dise à quelle destinée il est appelé par les Dieux et quelle gloire im- mortelle lui est promise duis la Hellas, Pour mo!> qui étais présent et qui ai tout vV je te dis que ta fille s'est envolée manifestement vers les Dieux I Apaise donc ta douleur et cesse d'être irritée contre ton mari. Les volon- tés des Dieux sont imprévues p\ur les mortels^ et ils sau- vent ceux qu'ils aiment. Ce jo^r, en effet, a vu ta fille morte et vivante de nouveau.

LE choeur!

Combien je me réjouis de ce qull annonce I If dit que ta fille est vivante parmi les Dieux !\

klytaimnestraI

O fille, par quel Dieu as-tu été dérobée ? Comment t'appellerai- je ? Que dire ? Ceci ne serait-il pas un sem- blant de consolation pour mettre fin à mon triste deuil >

LE MESSAGER.

Voici le Roi Agamemnon qui vient. II te répétera lui- même ce que je t'ai dit.

AGAMEMNON.

Femme ! nous devons être heureux de ce qui arrive à ta fille. Elle vit en effet parmi les Dieux. Ayant pris ce jeune enfant, il te faut retourner dans tes demeures, car l'armée s'apprête à naviguer. Salut I Un long temps se

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IPHIGÉNÉIA A AULIS. 6l I

passera avant que je t'adresse d^autres paroles, à mon retour de Troîa. Sois heureuse I

LE CHOEUR.

Atréide! puisses-tu parvenir heureusement en terre Phrygienne, et revenir de même, ayant enlevé les très belles dépouilles de Troia I

FIN DU TOME PREMIER.

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TABLE

rages

I. HÉKABË « . . . 3

II. ORESTÉS 6l

III. LES PHOINISSIENNES Iff

IV/ MÈDÉIA 237

V. HIPPOLYTOS 297

VI. ALKÈSTIS 361

Vil. ANDROMAKHÈ

VIII. LES SUPPLIANTES. ... e 477

IX. IPHIGÉNÉIA A AULIS ^3^

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