u-..^^

:iCiBc::iCJi

.IÏf^'' iij. .wWT .

.^:' **^

>«^^^^*>^^^

'#:^«'

LECOÎÎTE DE LISLE IFCBffi,

Mme. Guillaume Béer.

-Q2335 tir''"'"'

LPA-046C

U.B.C. LIBRARY

THE LIBRARY

THE UNIVERSITY OF BRITISH COLUMBIA

Gift of H R. MacMiUan

JEoAîNi "DO%p^lS

Leconte de Lisle

intime

ALPHONSE LE M ERRE, ÉDITEUR

23-31, PASSAGE CHOISEL'L, 23-3I M D C C C X C V

Digitized by the Internet Archive

in 2010 with funding from

University of British Columbia Library

http://www.archive.org/details/lecontedelisleinOOdorn

Leconte de Lisle

intime

^-

/:

l ^

'\

If

\

A

1-. Ji'H'i--lJin:il ,/.,

JEcAUX^ T)0%PX.1S

Leconte de Lisle

intime

T(iA%JS

ALPHONSE LEMFRRE, ÉDITEUR

2]-^I, PASSAGE CHOISF. UL, 2^-31

M DCCr xcv

Leconte de Lisle intime

^^^^^ECONTE DE LisLE occupaic dans le «Parnasse ^ p£?^'^' français », au moment de sa mort, la situation )^^^S^::^'^1 unique et souverame que les Anglais donnent à leur « poète lauréat». Jeunes ou vieux, tous ses confrères lui rendaient hommage, unanimes à reconnaître qu'il avait achevé de rendre le vers plus parlait. Et cependant Leconte de Lisle ne connut jamais cette grande popu- larité qui fit cortège à Lamartine et à Victor Hugo. On l'admirait de loin, avec un respect mêlé de crainte; ses plus ardents admirateurs osaient à peine lui apporter leur hommage; nul avec lui ne se sentait tout à fait rassuré. Lui-même avait rêvé cette domination et cet isolement;

LECONTE DE LISLE INTIME

longtemps il se complut dans sa solitude. Mais sur la fin de sa vie il en souffrit, et il découvrit enfin son cœur à ceux qui, durant tant d'années, n'avaient connu que son génie. C'est dans le désir de faire mieux aimer ce cœur timide, cette âme haute, que ces notes ont été rédigées avec piété.

Bourbon. Une île qui contient en abrégé toute la nature; depuis le volcan embrasé, dont les laves en cou- lant font fijser la mer, jusqu'aux pics glacés des monts couverts de neiges éternelles; depuis les forêts de pal- miers géants, les colibris nichent dans les lianes, jus- qu'aux palais de coraux, pourpres et roses, aux enchevê- trements étranges, circulent les poissons nacrés, oii les hautes lames s'arrêtent et s'écrasent sur les récits blancs.

C'est là, sur la côte qui regarde l'Afrique, à Saint- Paul, que le poète naquit en 1818. Dans une note rédi- gée pour servir un jour à sa biographie, il nous apprend lui-même qu'un de ses aïeux, le marquis François de La Nux, avait quitter la France à la suite d'une conspi- ration contre le Régent et était allé s'installer à l'ile Bour- bon en 1720. La mère du poète, Suzanne-Marguerite-

LECONTE DE LISLE INTIME ^

Elisée de La Nux, sorcaic de cette famille. Elle fut épousée par M. Leconte de Lisle, qui, à son tour, avait émigré à la Réunion en 1816 : ainsi, le poète avait d'un côté du sang créole, auquel il mêlait, d'autre part, des origines bretonnes et normandes. On avait déjà connu un faiseur de vers dans la famille de La Nux, le « licencieux » Parny, « L'oncle et le neveu ne se ressemblent guère, » avait coutume de dire Leconte de Lisle, lorsqu'on l'amenait à évoquer ces souvenirs de famille. Et il ajoutait : « Notre nom, dans nos papiers, est orthographié ainsi : Le Conte de Lisle, branche aînée, Le Conte de Tréval, branche ca- dette. Je fus le premier à réunir les deux mots Le et Conte, afin d'éviter le semblant d'un titre. »

Toute son enfance, il la passa dans l'île magique, tantôt dans sa ville natale, tantôt sur la montagne, à l'Habitation. Là-haut, près de ses parents, l'enfant étu- diait toute la semaine le latin et le grec; le samedi soir, il fermait ses livres, et seul, il descendait les rampes de la colline, vers la ville, pour y passer le dimanche. La liberté reconquise lui faisait le cœur plus sonore. Il regar- dait les grandes montagnes d'un bleu sombre se dessiner nettement sur le ciel plus pâle, la chute incendiée du soleil dans la mer, la nuit soudaine, l'apparition successive des feux sur les hauteurs et des constellations dans le ciel. Il s'enivrait delà douceur des contrastes de cette heure; et l'émotion qui vient de la beauté des choses gonHait son cœur d'amour. Voici comment lui-même, dans quelques pages intimes, évoque ces souvenirs d'cnlance :

LECONTE DE LISLE INTIME

« Il est toujours délicat de parler de soi avec toute la modestie désirable, et bien que je ne sois pas de ceux qui s'illusionnent volontiers sur eux-mêmes, j'éprouve une cer- taine appréhension dès qu'il s'agit de me mettre en scène. Cependant, le peu que je puis vous dire étant presque impersonnel, je tiens la promesse que je vous ai faite.

« Ceci pourrait s'intituler : Comment la poésie s'éveilla dans le cœur d'un enfam de quinze ans. C'est tout d'abord grâce au hasard heureux d'être dans un pays merveil- leusement beau et à moitié sauva2;e. riche de vco:étations étranges, sous un ciel éblouissant. C'est surtout grâce à cet éternel « premier amour »,fait de désirs vagues et de timidités délicieuses : cette sensibilité naissante d'un cœur et d'une âme vierges, attendrie par le sentiment inné de la nature, a suffi pour créer le poète que je suis devenu, si peu qu'il soit.

« La solitude d'une jeunesse privée de sympathies in- tellectuelles, l'immensité et la plainte incessante de la mer, le calme splendide de nos nuits, les rêves d'un cœur gonflé de tendresses, forcément silencieuses, ont fait croire longtemps que j'étais indifférent et même étranger aux émotions que tous ont plus ou moins ressenties, quand, au contraire, j'étoutfais du besoin de me répandre en larmes passionnées. J'en ai versé, plus tard, en sachant par moi-même que les femmes nous plaignent volontiers des peines que d'autres nous font endurer et jouissent de celles qu'elles-mêmes nous infligent. »

Quand il arrivait enfin à la ville lointaine, l'enfant

LECONTE DE LISLE INTIME

revoyait, extasié et muet, sa « clière vision », celle qu'il adorait de toute sa jeune âme de poète, celle pour qui il eût voulu donner sa vie, mais dont il n'osait baiser la robe. Puis le lendemain, tout pensif, il remontait vers les « Hauts ». Rempli de son souvenir, il composait des vers, de longs poèmes qu'il cachait. Il vivait de ce rêve éblouissant et cher qui plana sur toute sa vie et voila sa pensée comme d'un crêpe. Cest cette douleur incon- solée qu'il devait chanter plus tard dans l' Illusion suprême :

Et tu rotais aussi, fantôme diaphane Oui fis battre son cœur pour la première fois, Et, fieur cueillie avant que le soleil te fane. Ne parfumas qu'un jour l'ombre calme des bois.

0 chère Plsion, toi qui répands encore. De la plage lointaine tu dors à jamais, Comme un mélancolique et doux refiet d'aurore Au fond d'un cœur obscur et glacé désonnais,

Les ans n'ont pas pesé sur ta grâce immortelle, La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté : Il te revoit avec tes yeux divins, et telle Oue tu lui souriais en un inonde enchanté.

C'est encore à cette a chère vision » qu'il songeait quand il écrivit ces vers ailés du Sfanchv :

Sous un nuage frais de claire mousseline,

Tous les dimanches au matin Tu venais à la ville en manchy de rotin

Par les rampes de la colline.

LECONTE DE LISLE INTIME

Le bracelet au poing, l'anneau sur la chroilh Et le mouchoir jaune au chignon,

Deux Telingas portaient, assidus compagnons. Ton lit aux nattes de nianille.

On vexait au travers du rideau de hatiste

Tes boucles dorer l'oreiller. Et sous leurs cils mi-clos, feignant de sonunciller,

Tes beaux yeux de sonibre ame'thxste.

Cette tendresse tout idéale conduisit le jeune homme jusqu'à sa vingtième année.

Ses parents étaient déçus de lui voir si peu de goût pour le commerce. Ils désespéraient de son avenir; ils ré- solurent de l'envoyer finir ses études en France. L'enfant partit, l'âme attristée, laissant derrière soi tous ceux qui lui étaient chers; il se sentait si seul qu'il souhaita mourir.

Trois ans il demeura à Rennes, sous prétexte d'y faire son droit; en réalité il écrivait des poèmes; il étudiait les langues anciennes, il les aimait. Il ne se retrouvait qu'au milieu des dieux et des nymphes, parmi ces choses mortes, plus vivantes pour lui que les réalités de l'heure. Son exil avait cessé de lui peser, quand on le rappela enfin à l'ile Bourbon en 1841. En ce temps-là, on voya- geait à la voile. Le trois-màts qui portait Lccontc de Lisle ne mit pas moins de cent dix-sept jours à gagner Bour- bon. On fit escale à Sainte-Hélène et au cap de Bonne- Espérance. Le poète, qui déjà était républicain, n'appor- tait assurément pas à Sainte- Hélène l'émotion d'un fervent du éMcmorial, mais il avait l'âme trop profonde

LECONTE DE LISLE INTIME

pour n'être pas touché de la grandeur désolée, il avait gardé, du rocher rouge, sans un arbre, dévoré de soleil, meurtrier aux hommes, l'impression d'un des pires lieux de souffrances une âme ait pu être enfermée pour ago- niser. Il a exprimé ces sensations dans cette comparaison, qui fixait son souvenir : « Sainte-Hélène me fit l'effet d'un grand cercueil. »

Il arriva enfin à Bourbon, mais pour n'y demeurer que quatorze mois; à vrai dire, il n'aurait pu y durer plus longtemps. Il semblait que le malentendu qui, dès l'en- fance, l'avait séparé de ses parents, se fût encore aggravé ; personne ne s'efforçait d'entrer dans sa façon de com- prendre; et il ne pouvait partager les opinions de ceux qui l'entouraient. Il était surtout choqué de leur incon- sciente insensibilité; depuis qu'il avait vu l'Europe, l'es- clavage, qui lui avait toujours répugné, le révoltait. Tout le long du jour, il était poursuivi par les cris des noirs qu'on frappait. Devant les cases mal closes, il entendait les hurlements plaintifs, les supplications désespérées : (( Grâce, maître, grâce ! » et ce cri lamentable, donc il s'était déshabitué, le déchirait à présent, l'affolait. Mais s'il était blessé des souff'rances de toute cette chair noire, l'indifférence de ceux qui la torturaient lui semblait plus avilissante encore. Il regardait les jeunes créoles passer, blanches et délicates, drapées de claires mousselines, telles que des anges de lumière, devant les cases entr'ou- vertcs. Elles entendaient les gémissements, avec un sou- rire sur leurs lèvres rouges : cela fiisait partie pour elles

LECONTE DE LISLE INTIME

des bruits de la nature. Lui fuyait pour ne pas entendre; son cœur révolté se fermait à l'amour de ces belles insen- sibles, en même temps qu'il s'ouvrait à l'angoisse des souffrances humaines, à l'horreur de l'universelle injustice, à la pitié infinie; et il songeait qu'un abîme était creusé pour toujours entre lui et ces jeunes femmes si dési- rables, qui n'avaient pas pitié de la douleur. Alors il cou- rait se réfugier dans la solitude, se calmer dans l'engour- dissement du soleil; pendant des heures, il restait sur le sable, étendu, immobile, les yeux clos, écoutant les bruits de la nature, s'incorporant si bien avec clic qu'il avait la sensation de mêler son âme à l'âme universelle. Il lui semblait que son corps s'évaporait, que son esprit se fon- dait dans ce tout, pour chanter avec la mer, bruire avec le vent, fleurir avec les fleurs :

O monts du ciel natal, parfum des vertes cimes, Noirs feuillages emplis d'un vague et long soupir, Et vous, mondes brûlant dans vos steppes sublimes, Et vous, flots qui chantie:(, près de vous assoupir !

Ravissement des sens, vertiges magnéliques

l'on roule sans peur, sans pensée et sans voix!

Inertes voluptés des ascètes antiques

Assis les yeux ouverts, cent ans, au fond des bois !

Nature! Immensité si tranquille et si belle. Majestueux abinie dort l'oubli sacré, Que ne me plongeais-tu dans ta paix immortelle Quand je n'avais encor ni souffert ni pleuré ?

LECONTE DE LISLE INTIME

Et quand, enfin, il rentrait chez lui, les yeux égarés, avec des bruits confus bourdonnant à son oreille, et des rythmes inconnus dans la tête; quand il s'asseyait ainsi à la table de famille sans rien dire, distrait et enivré, ses parents le considéraient avec une affection inquiète; ils sentaient sa souffrance sans arriver à la définir; peut-être craignaient-ils pour sa raison. Il tomba malade, alors ils s'effrayèrent tout à fait; ils décidèrent de le renvoyer en France. Le jeune homme ne résista point à leur désir; la vie lui était devenue impossible parmi ces gens qui ne le comprenaient plus; il les quitta, sûr de sa vocation et de sa pensée. Bourbon et ses habitants lui avaient fourni le thème qui devait être comme le leiimoiiv de toute son œuvre : l'horreur de la cruauté humaine, l'amour de la nature pacifiante.

II

La séduction de Paris ne réussit pas à distraire Leconte de Lisle de l'intérêt qu'il avait voué à la cause de l'escla- vage. Les créoles résidant en France décidèrent, sur son initiative, de s'associer au mouvement qui se produisait en faveur de faffranchissemcnt des noirs; et Leconte de

lO LECONTE DE LISLE INTIME

Lisle rédigea leur requête. Il ne s'arrêta point à la pensée que cette nouveauté ruinerait son patrimoine. Entraînés par son exemple, beaucoup signèrent avec lui, qui desa- vouèrent plus tard leur adhésion. Cette pétition des créoles, qui parlaient en connaissance de cause et contre leur intérêt personnel, ne contribua pas médiocrement à l'abolition de l'esclavage dans les colonies. Mais les pa- rents du poète furent informés de la part qu'il avait prise à ce qu'ils appelaient leur ruine; ils en conçurent contre lui une profonde rancune, qui eut pour le jeune homme d'immédiates conséquences. Du jour au lendemain on lui retira tout subside. Il se trouva dénué de ressources, livré à lui-même dans ce Paris il était seul. Alors com- mença une vie difficile et pleine de déceptions. Il se mit courageusement au travail, il paya son indépendance de l'ennui des leçons, il se fit répétiteur de latin et de grec, il s'attela à cette besogne de traduction qui devait l'oc- cuper sept années.

Tant de difficultés avaient exaspéré sa passion de la justice et son instinct de révolte. Aussi, en 1 848, le vit-on sur les barricades, en compagnie de Paul de Flotte, qui, plus tard, mourut dans l'expédition de Garibaldi. Les deux amis apportaient de la poudre aux insurgés. Ils se battirent. Un jour, Leconte de Lisle fut arrêté et fouillé; il avait de la poudre dans ses poches, on le mit en pri- son. Pendant quarante-huit heures, « les plus longues de ma vie, disait-il, je demeurai sous les verrous; cepen- dant, comme on m'avait laissé mes livres, je continuai

LECONTE DE LISLE INTIME II

tranquillement de traduire Homère. » Ainsi, toujours, à travers tout, sa vocation de poète persistait et gran- dissait. Il écrivait alors avec la facilité exubérante de la jeunesse, mais déjà la critique qu'il exerçait sur lui- même l'avait rendu malaisé à satisfaire. Du voilier qui l'avait ramené de Bourbon, il avait jeté à la mer mille vers. La pièce d'Hvpaîie fut seule exceptée de ce sacri- fice, et nous fait encore aujourd'hui regretter ses sœurs perdues.

Cependant Leconte de Lisle était entré dans quelques cercles littéraires. Victor de Laprade le présenta chez Sainte-Beuve. Lui-même racontait ainsi son début dans le monde des lettres :

« Chez Sainte-Beuve, le soir de ma présentation, je rencontrai Emile Deschamps qui n'avait jamais entendu parler de moi, par l'excellente raison que j'arrivais à Paris parfaitement inconnu, n'ayant jamais rien publié dans aucun recueil. Or, quand j'entrai, Deschamps se précipita vers moi et me dit : ce Permettez-moi de serrer cette main « qui a écrit de si belles choses ! » Il en disait autant à tout le monde : c'était un homme très sociable! »

Leconte de Lisle n'en eut pas moins, le même soir, la première sensation délicieuse de la gloire. Comme tous les jeunes auteurs débitaient de leurs vers, et qu'on de- mandait à Leconte de Lisle de dire quelques-uns des siens, il récita é^fidi. Ce poème mipressionna si vive- ment Sainte-Beuve, que, les yeux pleins de larmes, il se jeta au cou du jeune homme en s'ccriant :

12 LECONTE DE LISLE INTIME

« Mais ceci esr un chef-d'œuvre, et cet enfant; est un grand poète! »

Et dès le lendemain, dans le CcnstiiuTionnel (iS)'!), louant cette poésie dont on ne saurait, disait-il, « rendre l'ampleur si on ne l'a entendue dans son récitatif lent et majestueux », il reproduisait la pièce de éMidi tout en- tière.

« A dater de ce jour, disait Leconte de Lisle avec son fin sourire, j'ai toujours été, pour la critique et pour le public, le poète de éMidl. J'écrirais cent mille autres vers, je ne serais jamais que l'auteur de cMidi. »

L'excuse du public, c'est que, contrairement à ses con- frères, qui débutent dans la poésie par le livre des amours banales, le culte de la femme n'est pas distinct de l'adoration du printemps, des fleurs, de tous les espoirs vagues, Leconte de Lisle ne voulait produire à la lumière qu'une pensée précise, enfermée dans une forme parfaite. Il fit chastement le mystère sur toutes les aventures de son cœur; nul doute que ses poèmes jetés à la mer ne fussent des vers d'amour. Une délicatesse de pudeur empêcha Leconte de Lisle de livrer le secret de ses affec- tions à la foule : il ne consentit jamais à en faire de la lit- térature.

Il a exprimé ces réserves dans le sonnet des Sfon- treurs, dont un critique a dit qu'il devrait être placé au seuil de l'œuvre entière du poète, comme le Sésame ou la formule d'initiation :

LECONTE DE LISLE INTIME

Tel qu'un morne animal, meurtri, plein de poussière, La chaîne au cou, hurlant au chaud soleil d'été, Promène qui voudra son cœur ensanglanté Sur ton pavé cynique, o plèbe carnassière.

Pour mettre un feu stérile en ton œil hébété, Pour mendier ton rire ou ta pitié grossière. Déchire qui voudra lu robe de lumière De la pudeur divine et de la volupté!

Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sa)is gloire, Dussé-je m'engloutir pour l'éternité noire. Je ne te vendrai pas mon ivresse ou )uon nud.

Je ne livrerai pas )na vie éi tes huées. Je ne danserai pas sur ton tréteau banal Avec tes histrions et tes prostituées !

Ce dédain du poère pour le public n'était pas fait pour lui concilier les suffrages. Ses vers demeuraient inconnus. Tout au plus savait-on que le « poète de éMidi » était aussi un helléniste remarquable, traducteur assidu des chefs-d'œuvre antiques. L'originalité, le mérite de ces traductions de Leconte de Lisle résident dans leur fidé- lité, dans le scrupuleux respect d'une forme qui, pour l'épopée et le drame grec, est intimement liée au tond, enfin dans l'exactitude d'une transcription littérale de ces noms propres que les savants, les érudits et les poètes mêmes de la Renaissance avaient ce romanisés » sans motif Athéné n'est pas Minerve, et Zeus ou Jupiter font deux. Aussi les traductions de Leconte de Lisle ont-elles servi à dissiper des malentendus que les anciennes ver-

14 LECONTE DE LISLE INTIME

sions avaient apportés dans les esprits. Ces chefs-d'œuvre antiques qui, à travers elles, avaient semblé pompeux et déclamatoires, apparurent enfin dans toute la finesse de leur grâce sobre. Ce n'était plus la Grèce de Fénelon ou de Bitaubé, c'était la réalité, dans sa simplicité, dans sa rudesse*. Aussi bien, ces traductions forment aujourd'hui la première et très soUde assise de l'œuvre du poète.

Leconte de Lisle achevait de se former dans cette be- sogne. Il y perfectionnait cette intelligence de la plastique grecque qui devait être la religion de sa vie, mais il était si misérablement rétribué de sa peine qu'après bien des années écoulées, il ne pouvait parler sans amertume de ces jours passés :

« J'ai dépensé sept années dans mes traductions, di- sait-il, elles me rapportèrent sept mille francs, et je m'y crevai les yeux. »

L'empereur Napoléon, informé par le peintre Jobbé- Duval de la douloureuse situation de Leconte de Lisle, lui dépêcha une personne de son entourage, pour lui offrir une pension, avec cette réserve, qu'il dédierait les traduc- tions au Prince Impérial.

« Il serait sacrilège, répondit le poète, de dédier ces chefs-d'œ-uvre antiques à un enfant trop jeune pour les comprendre. »

* Voir 1.1 préface de l.a i''-' édition (Paris, 1861) de la traduction des Liyllcf de Tliéocrite et des Odes aiiaciconliqucs. Ce curieux morceau, plein d'une ironie caustique et parfois aniére contre le mode de traduction accrédité depuis le X \' 1 1 '-■ siècle, a été supprimé dans l'édition ultérieure.

LECONTE DE LISLE INTIME If

On rapporta ce propos à l'Empereur qui répliqua en souriant :

« C'est M. Leconte de Lisle qui a raison, et je veux lui assurer une pension sur ma cassette particulière. »

Cette pension de trois cents francs par mois, donnée cette fois sans condition, et servie jusqu'à la fin de l'Em- pire, aida Leconte de Lisle à écrire tant de chefs-d'œuvre.

Certes, le public continuait d'ignorer Leconte de Lisle; le manuscrit des Toèines antiques était demeuré des années dans un tiroir, mais on peut dire que le poète souffrit à peine de ces injustices. Il écrivait pour soi, pour la joie d'user d'un don divin, pour l'émotion des amis qu'il ad- mettait dans le secret de sa pensée. C'était le groupe des poètes qui furent les Parnassiens. Autour du maître ad- miré, tous s'étaient groupés, ardents et enthousiastes: Dierx, Glatigny, Anatole France, Henry Houssaye, Fré- déric Plessis, Villiers de l'Isle-Adam, Mendès. Silvestre, Jean Lahor, Coppée, Sully Prudhomme, J.-M. de Heredia. Sous la direction de Leconte de Lisle, toute cette jeu- nesse se liguait pour combattre la poétique régnante.

C'était le moment oii triomphait le goût élégiaque. Les romances, la fausse sentimentalité empruntée à Fécole anglaise des « Lakistes », l'abus du ce keepsake » dans l'art et dans la littérature, le règne des médiocres imita- teurs de Lamartine aboutissaient à des fadeurs, dont les artistes sincères étaient écœurés : « Ce n étaient qu'a- mours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouis- sant dans les pavillons solitaires, postillons que l'on tue

l6 LECONTE DE LISLE INTIME

à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rosssignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes*. »

Le seul moyen de réagir contre cette universelle niai- serie était d'interdire énergiquement l'entrée du sanc- tuaire de l'art à tous les indignes. Un groupe de poètes et de prosateurs s'imposa, comme une règle de religion, le culte de la forme pure. Prenant pour Credo la formule de « l'art pour l'art », ils s'interdirent la préoccupation de moraliser; ils anathématisèrent « l'art prêcheur »; ils déclarèrent que l'art est son « but » à soi-même, et ne peut être ravalé au rôle de « moyen ». Dans cette pensée, quelques-uns allèrent jusqu'à s'imposer l'impassibilité olympienne; ils refusèrent d'intervenir avec leurs senti- ments individuels et humains dans la beauté d'un récit; ils refoulèrent toute leur passion en eux-mêmes, et pré- tendirent dominer la foule du haut de leur sérénité.

On a justement remarqué que, dans les volumes de Leconte de Lisle, publiés cependant à des époques très différentes de sa vie**, très peu des pièces de vers qu'ils contiennent portent des dates. Les Revues seules peu-

* Madaiiir Bovarv.

** Pennes antiques, chez M. Diicloux, 1852; Pociiies et Poésies, chez Dciitu, 1855; Pociiies bailmres, chez Poulet-Malassis, 1862; Poèmes haiinues, chez Le- nierre, 1872; Poèmes antiques, chez Letiierre, 1874; Poèmes tras^iques, chez Lemerre, 1884.

LECONTE DE LISLE INTIME l~J

vent donner là-dessus quelques indications précises. On trouve en effet dans la T{evue des Deux-zMondes du i )" fé- vrier iS^y les premiers poèmes qu'il lui confia : la Jungle, le Vase, les Hurleurs. En 1866 paraissaient dans le Tar- nasse Comemporain, le Hère du Jaguar, la TJerandah, les Larmes de l'Ours, le Cœur de Hialmar, et plus tard, en 1 869, Qa/>î. La T^evue de Taris d'août 18^4 publiait le 'Rimoia; et la T^épublique des Lettres des années 187^-1876, à coté de Voissommoir de M. Zola et des premiers sonnets de M, de Heredia, offrait à ses lecteurs presque tous les To'emes tragiques, alors inédits. Il serait difficile d'indiquer dans quel ordre le reste de l'œuvre a été composé, et peu d'in- térêt, d'ailleurs, s'y attache. Très vite, le maître était arrivé à un degré de perfection presque absolue, et on peut dire que sa pensée elle-même n'évolua guère. Toute sa vie, le poète resta fidèle à ses souvenirs, à Tidéal de sa jeunesse; il voulait ignorer tout ce qui se transformait autour de lui; et ce ne fut que sur la fin de ses jours qu'il eut la sensation de l'isolement oii ce parti pris l'avait muré. Les égards dont il était l'objet de la part des écrivains de la nouvelle école lui avaient flùt longtemps illusion sur sa pensée et sur le monde.

M. Catulle Mendès a conté, dans son Tarnasse contem- porain, l'histoire des soirées exquises passées boulevard des Invalides, dans ce petit salon du cinquième étage tous les poètes venaient, les samedis soirs, dire leurs pro- jets, apporter leurs vers nouveaux, solliciter le jugement des émules et l'approbation de leur grand ami : « Je ne

l8 LECONTE DE LISLE INTIME

dirai pas les souriantes douceurs d'une familiarité dont nous étions si fiers, les cordialités de camarade qu'avait pour nous le grand poète, ni les bavardages au coin du teu, car on était très sérieux, mais on était très gai, ni toute la belle humeur presque enfantine de nos paisibles consciences d'artistes, dans le cher salon peu luxueux, mais si net, et toujours en ordre comme une strophe bien composée, pendant que la présence d'une jeune femme, au milieu de notre respect ami, ajoutait sa grâce à la poésie éparsc. » Cette afiection fidèle, indiquée d'une touche si discrète dans les lignes précédentes, serait effa- rouchée si nous insistions davantage, et cependant ceux qui ont été admis dans Tintimité du maître savent qu'il trouvait en elle une admiration délicate, un conseil toujours écouté.

Plus tard, sous les ombrages du Luxembourg, au bou- levard Saint-Michel, oii Leconte de Lisle habitait en qua- lité de bibliothécaire du Sénat, une seconde génération de poètes entourait le maître. Le cercle s'était agrandi et renouvelé, sans que la piété filiale d'aucun eût été atteinte : le vicomte de Guerne, Paul Bourget, Pierre de Nolhac, Haraucourt, H. de Régnier, Robert de Montes- quieu, Edmond Rostand, les derniers arrivés, ne lui étaient pas les moins chers; ses conseils ne leur firent jamais défaut. Parce qu'il les aimait, parce qu'il était un esprit sincère, souvent il lui arrivait de blâmer leurs œu- vres nouvelles. Tous les sujets, d'ailleurs, savaient lui plaire; toutes les personnalités pouvaient rester indépen-

LECONTF, Dr LISLF, INTIME

dances; il exigeait seulement la vénération de l'arc, le dé- dain des succès faciles.

(c Fais ce que tu veux, disait-il, pourvu que tu le fasses avec un religieux respect de la langue et du rythme. »

Ceci explique comment Leconte de Lisle, tout en ac- cueillant les jeunes « Décadents », refusait absolument de les suivre dans la voie ils s'engageaient. Leurs inno- vations, leurs audaces l'étonnaient; elles le scandalisaient dans sa religion de la forme pure, pleine et définitive; il s'indignait de voir introduire dans la poésie française les libres allures du vers anglais; et il continuait de croire que l'on ne confie rien « d'éternel » à une langue « tou- jours changeante ».

Aussi bien, durant toute sa vie, Leconte de Lisle ne cessa de se passionner pour l'esthétique de son art, ce qui le rendait malaisé à satisfaire et le poussait à émettre sur ses confrères des jugements brefs et aigus, qu'il répé- tait volontiers, et dont quelques-uns se retrouvent notés dans ses papiers*. Il appliquait aux autres les sévérités

* Lamartine : Imagination abondante, intelligence douée de mille désirs ambitieux et nobles plutôt que d'aptitudes réelles. Nature d'élite; artiste incom- plet; grand poète de hasard. A laissé derrière lui, comme une expiation, une multitude d'esprits avortés, cervelles liquidées et cœurs de pierre, misérable famille d'un père illustre.

Ali-ri;d de Musset : Poète médiocre, artiste nul, prosateur fort spirituel.

Victor Hugo : Le plus grand poète lyrique connu. Excessif en tout, puéril et sublime, inépuisable en images splendidcs et incohérentes, merveil- leux rêveur, avec d'extraordinaires lacunes intellectuelles.

PoNSARD : Piètre versificateur, exporté de province. Lourd, gauche et vul- gaire. Raturé, biffé, disparu. Coup monté par Janin, Lireux et autres, contre Hugo.

Louis BouiLHET : Le dernier romantique de l'école orthodoxe. Sans ori-

20 LECONTE DE LISLE INTIME

donc il usait envers lui-même. On peut dire qu'il porta toujours sur le visage un de ces masques comme les Grecs en plaquaient sur la face de leurs tragédiens. Celui qui recouvrait ses traits était sculpté à l'image d'une divi- nité impassible qui, par sa bouche d'airain, pendant soixante années de vie littéraire, soutint le même rôle, dit les mêmes paroles.

Un des articles du « Code parnassien » obligeait ceux des poètes qui l'avaient accepté à dédaigner non seule- ment la foule, mais toutes les distinctions de hiérarchie. L'Académie leur apparaissait comme une institution de servitude, et on la raillait avec une verve de persiflage sous la sincérité de laquelle se cachait peut-être un obscur regret. Leconte de Lisle se décida pourtant à s'y pré- senter. Après une première candidature en 1875, il laissa

ginalité lyrique ou dramatique, mais ayant écrit çà et de beaux vers. Oublié, peut-être injustement.

Baudelaire : Très intelligent et original, mais d'une imagination res- treinte, manquant de souffle. D'un art trop souvent maladroit.

TiiÉODORii DE Banville : Spirituel, aimable, bienveillant, artiste habile, brillant, mais superficiel.

Auguste Bakbier : Un mouton alïublé d'une peau de lion assez bien ajustée dans les « ïambes », mais tombée en de telles loques dans ses dernières poésies, qu'il était désormais impossible de se méprendre sur la nature de l'ani- mal. Cependant, a écrit de fort beaux vers dans « Il Piento », très supérieur aux « ïambes », et, par cela même, inliniment moins connu.

Ali--red de Vigny : Un grand et noble artiste, malgré de fréquentes dé- faillances d'expressions, ayant toujours vécu dans la retraite, pauvre et digne, fidèle jusqu'à la fin à l'unique religion du Beau.

Théophile Gautier : Excellent poète, excellent écrivain. Très injuste- ment négligé.

Béranger : Ses chansons de circonstance et son Dieu de cabaret philan- thropique, tout cela a été à la mode, et, comme tout ce qui a été à la niode, tout cela est en poussière aujourd'hui et à jamais.

LECONTE DE LISLE INTIME 21

ses amis faire une campagne plus sérieuse en 1877, pour le fauteuil de Joseph Autran. Il refusa d'ailleurs de faire les visites d'usage; il disait comme le Misanthrope : « J'aurai donc le plaisir de perdre mon procès. » Il obtint une voix, il ne douta point que ce fût le vote de Victor Hugo. Il lui écrivit :

« J'ai votre voix, je suis élu. »

Pourtant, lorsqu'on feuillette la correspondance échangée entre les deux poètes, on est surpris de con- stater que pour louer Lecontc de Lisle, Victor Hugo ne sortit presque jamais de ces formules obligeantes et vagues, qu'il prodiguait aux plus médiocres par bien- veillance ou par dédain. L'exagération même de cer- tains éloges était suspecte à Leconte de Lisle. On trouve dans ses papiers une note manuscrite oi; il dit :

« Je n'ai connu Hugo que fort tard, en 1S74. Il a été paternel et parfait pour moi. Comme je lui disais un jour que j'avais dii aux Orientales la révélation de la poésie, il me répondit : « Si vous aviez écrit avant moi, j'aurais « à vous adresser le même remerciement. » Il n'en pensait pas un mot, naturellement, ni moi non plus. Il m'a toujours, jusqu'à la fin, témoigné les mêmes sym- pathies, votant pour moi à chaque élection académique, et me désignant pour son successeur. »

Lecontc de Lisle était d'ailleurs persuadé que Victor Hugo n'avait jamais lu ses vers, qu'il en parlait par oui dire, sur des fragments rencontrés ou entendus par hasard. Aussi résistait-il à la douceur de se réjouir des formules

22 LECONTE DE LISLE INTIME

splendides et impersonnelles comme celles-ci, que lui adressait Victor Hugo :

j déceiiihre. Paris.

c( ... Ces Toèmes barbares sont écrits d'une plume athé- nienne, vous êtes un de ceux qui touchent la grande lyre. Je vous lis, cher poète, c'est vous dire que je suis ému et charmé et que ma main cherche la votre.

« Victor Hugo. »

(( ... J'ai lu votre livre magnifique. Je lis et je médite. Vous traduisez Sophocle comme Sophocle vous tra- duirait.

c( Victor Hugo. »

« Cher poète,

(c Nous tendons au même but, crions : « Lumière! lumière! » levons à l'horizon dans l'aurore le divin dra- peau de l'idéal. C'est votre fonction, vraie fonction sacerdotale, digne d'un généreux et profond esprit comme le vôtre.

« Victor Hugo. »

LECONTE DE LISLE INTIME 2^

« ... Vous êtes un Maître et vos paroles me touchent profondément. Je sens ma pensée d'accord avecla vôtre, c'est une douceur et une fierté pour moi.

« Victor Hugo. »

Leconte de Lisle n'en fut pas moins touché de la per- sistance avec laquelle Victor Hugo lui préparait une place sous la coupole; et parmi tant de lettres banales, il aimait à trouver une preuve de la sincérité de Hugo dans ce billet daté du cj juin 1877 :

« Mon éminent et cher confrère,

« Je vous ai donné trois fois ma voix, je vous l'eusse donnée dix fois. Continuez vos beaux travaux et publiez vos nobles œuvres qui font partie de la gloire de notre temps. En présence des hommes tels que vous, une Aca- démie, et particulièrement l'Académie française, devrait songer à ceci : qu'elle leur est inutile et qu'ils lui sont nécessaires.

« Je vous serre la main.

« Victor Hugo. »

Les sentiments de Leconte de Lisle pour Victor Hugo

24 LECONTE DE LISLE INTIME

étaient un mélange de vif enthousiasme pour le poète, et de médiocre estime pour le penseur, le lettré et le savant. Lui, qui poussait jusqu'à l'extrême le souci de reproduire exactement les mœurs, les idées, l'âme des divers peuples dont il s'occupait, il était choqué de l'in- différence absolue que Hugo affectait pour ces matières. Il ne lui pardonnait pas sa profonde ignorance des ques- tions historiques et scientifiques. Il lui en voulait de sa vanité, de sa recherche de la popularité, de ses conces- sions, allant jusqu'à la faiblesse, sur le terrain politique; enfin il reprochait à Hugo sa sécheresse de cœur, son insensibilité, ses émotions « toutes de parade, disait-il, tout artificielles, faites pour émouvoir les autres, et qu'il étalait sans les sentir ».

On trouve encore dans ses papiers, à l'occasion d'une définition : T)e l'expression er de la forme poétique, ce juge- ment qu'il développait souvent dans l'intimité :

« Toute pensée est nécessairement une parole inté- rieure rendue sensible. La forme est la combinaison or- donnée des divers états de l'expression. Il ne faut donc pas confondre les deux termes. Ainsi l'abondance verbale de Victor Hugo est prodigieuse, mais la forme proprement dite lui fait souvent défaut. Ses images sont incohérentes; il les accumule sans mesure dans une écla- tante confusion, de sorte que ses poèmes, dont certaines parties sont admirables, n'offrent presque jamais une composition parfaite.

<( Il en est de même de la prosodie et du rythme : on

LECONTE DE LISLE INTIME

les confond souvent. La prosodie esc l'arc de conscruire les vers; le rythme résulte de l'entrelacement harmo- nique de plusieurs vers constituant la strophe. Ici encore, par suite de la confusion des termes, Victor Hugo passe pour un grand inventeur de rythmes, bien qu'il n'en ait jamais inventé un seul. Tous les rythmes dont il s'est servi appartiennent aux poètes du xvi^ siècle. »

Et on retrouve enfin, sous l'atténuation des formules académiques, cette même opinion dans l'éloge de Victor Hugo que Leconte de Lisle prononça le 31 mars 1887, jour de sa réception à l'Académie française.

A vrai dire, Leconte de Lisle avait longtemps hésité avant d'entreprendre sa nouvelle campagne, mais une circonstance particulière devait triompher de ses derniers scrupules. L'Académie française, qui n'a point de ran- cunes, et qui semble même avoir pris de tout temps plaisir à triompher de ceux qui ont le plus médit d'elle, en les « couronnant » d'abord, et en les « absorbant » ensuite, avait décerné à Leconte de Lisle un prix impor- tant. (( C'est une carte que l'Académie dépose chez vous, lui dirent ses familiers : ne lui rendrez-vous point la poli- tesse? » Leconte de Lisle se décida enfin à visiter ses futurs confrères, et il fut surpris de la courtoisie qu'il rencontra, « même chez les gens qui ne l'avaient pas lu! » L'attention que les journaux et les revues, le public fran- çais, l'étranger, même les subalternes qui se trouvaient mêlés à sa vie, prêtèrent soudain à sa personne et à son œuvre, fut pour lui un autre étonnement. Il en jouit déli-

20 LECONTE DE LISLE INTIME

cieusement, bien qu'il s'en cachât à soi-même, et, tout ensemble, il en fut froissé :

« Cependant, répétait-il au lendemain de son élection, j'étais déjà Leconte de Lisle avant d'être académicien. »

III

On peut dire que cette distinction, et la notoriété qu'elle ajouta à un nom depuis longtemps célèbre, embel- lirent les dernières années de Leconte de Lisle et eurent sur son esprit une influence heureuse. Toute sa rancune se transforma en bonhomie, et, dans sa naïveté de grand homme, il restait abasourdi des hommages que lui valait son titre nouveau. On commença de s'apercevoir qu'il n'était plus méchant que pour la forme, qu'il y avait eu un immense enfantillage caché sous quelques-unes de ses révoltes d'autrefois. Leconte de Lisle lui-même sou- riait à présent de ces anecdotes cruelles ou sceptiques qu'il contait avec une diction impeccable, le monocle rivé dans l'œil, aux aguets des étonnements qu'il comp- tait bien produire :

« Un dimanciic, disait-il, je me trouvais chez Béran-

LECONTE DE LISLE INTIME IJ

ger. Nous causions des poètes français et anglais, soudain le chansonnier déclara :

((Quant à Byron, je compose des poèmes qui res- semblent aux siens, notamment quand je dors.

(c Ah ! mon chcrmaître, lui répondis-je, que n'avez- vous dormi toute votre vie! »

(( Je m'en allai, je ne l'ai plus revu. »

Une autre fois, c'était George Sand qui faisait les frais de sa malice :

« Elle habitait alors rue Gay-Lussac, oii je lui avais été amené par un ami commun. Je vis une petite femme à grosse tête, avec un front large et de grands yeux calmes. Elle m'avait écrit pour me remercier de mon envoi des Toèmes antiques, et je venais lui présenter mes hommages. Elle me tendit la main, me fit signe de m'asseoir, s'assit elle-même derrière un bureau encombré de papiers, m'of- frit un cigare, alluma une cigarette et se mit à me fixer sans rien dire. Nous restâmes ainsi à nous regarder en fumant pendant plusieurs minutes, elle très calme, moi très embarrassé. Enfin, elle jeta brusquement sa cigarette, soupira et me dit :

(( Je vous contemple comme un paysage inconnu! » ((Je ne pus m'empêcher de sourire, et. j'osai alors lui

exprimer mon admiration pour son beau génie, ce qui ne parut pas lui déplaire. »

Elles sont innombrables, les histoires que Leconte de Lisle se plaisait à égrener ainsi dans des causeries char- mantes, où sa verve éclatait en saillies imprévues. Et avec

28 LECONTE DE LISLE INTIME

tout cela, il affectait de ne pas désarmer; il continuait à annoncer de temps en temps, comme un défi, la pro- chaine publication de son poème les Étais du Viable. Il répétait que cette œuvre clorait la série des pièces il avait montré la férocité du fanatisme religieux. Il assu- rait qu'il lui restait quelque chose à dire après Hierony- mus, rHolocauste, les Deux Glaives, te Corbeau, les Siècles maudits, la 'Béte ccarlate; qu'il voulait faire, une bonne fois, défiler devant lui tous ces tourmenteurs d'hommes qui se sont masqués de la foi pour exploiter la créature humaine : il voulait les marquer au fer rouge dans un poème dantesque. Il disait :

« Ce diable qui les jugera tous, ce sera moi. » Une citation empruntée à ce poème prouvera que la verve du poète avait trouvé une magnifique occasion de s'exercer. Le pape Borgia harangue Satan* :

O délices passées ! O plats il' or qui chargic:^ les nappes ilaiiiassées ! Marsala, Syracuse, alicaute et muscat! O soupers hienheureux de mon pontificat, Coupes, fiaiiiheaux, vaisselle e'tincelante! 0 joie, O beaux corps enlacés sur les tapis de soie. Murmures des baisers pleuvant sur des seins nus, Rêves du Paradis, qu'êtes-vous devenus ? Qu'il était doux, couché dans la pourpre ronnïuie,

* Ce pocnie n'a jamais été achevé. Un fragment en a seul été publié Jans la République des lettres (Août 1876).

LECONTE DE LISLE INTIME

De jouir amplement de la hêlise humaine,

De partager le monde après boire, octroyant.

Pour deux cents marcs d'or fin, l'Occident, l'Orient,

Iles et terre ferme, hommes, femmes, épices.

Aux rois, mes argentiers pillant sous mes auspices.

Et de voir, en goûtant le frais des chênes verts.

Haleter au soleil le stupide univers!

Quel rêve ! O merveilleux enchantetnent des choses

Qui, dans l' acre parfum des femmes et des roses

Et du sang, sous l'éclat des torches allumant

Mes tentures de pourpre et d'or, au grondement

De la foudre impuissante, au chant des voix serviles,

Dans la prostration des multitudes viles.

Nuits et jours ramenant les grands songes anciens,

Me rendais la splendeur des temps césariens!

Et toi, vivante fleur de la chaude Italie,

Éclatante du sang qui nous brûle et >ious lie,

En un moment d'ivresse éclose au clair matin

Pour parfumer ma couche et le beau ciel latin!

O toi qui me versais du regard et des lèvres

Le flot des voluptés et des divines fièvres.

Pour qui mon fils César, le pâle cardinal,

Occit son frère fean la nuit du carnaval.

Afin que, consumé du désir qui l'enivre.

Il mourût des baisers dont il eût voulu vivre !

Ma fille, qiu' mon sein plein de fiamme couvait...

D'où vient donc que Lecontc de Lisle air reculé jus- qu'aux derniers jours à écrire ce poème si souvent promis à ses admirateurs? C'est que lui-même eut le sentiment qu'il ne correspondait plus aux préoccupations des con- temporains. Sans en démêler exactement les causes, il comprit qu'il y avait dans ses imprécations trop de roman- tisme. Cela ressemblait à la Légende des Siècles. Il crai- gnait peut-être de paraître, après Hugo, rechercher une

^O LECONTE DE LISLE INTIME

popularité facile? Mais surtout, il avait passé l'heure on se bat; il était las des paroles de haine. Les marques de déférence que tous lui prodiguaient, le poids des ans, le charme des ardentes admirations qui s'épanouissaient sur sa route, ramenaient insensiblement le poète vers cette voie de tendresse il avait marché dans ses premières années. Il commençait à se préoccuper, peut-être à souffrir, du jugement des esprits superficiels et malveillants qui, incapables de pénétrer sa pensée profonde, l'accusaient d'impiété générale et d'irrespect systématique. Il suffit pourtant d'avoir un peu fréquenté ses livres pour démêler que le culte de la beauté grecque ne fut pour lui qu'un repos, une oasis le voyageur refait ses forces, mais que le chemin oii il peina toute sa vie fut justement celui de la conscience morale et de ses tortures. Le Christ, auquel il songea dans tant de pièces, lui apparaissait comme une victime dont le supplice ne finit pas. Il a pleuré sur son gibet, sur ses blessures, sur son sang, mais surtout sur cette trahison qui, selon lui, avait défiguré sa doctrine, sur ce mensonge de charité qui abritait toutes les vanités, toutes les cruautés des « siècles maudits )) :

Et l'Homme, en un beau lieu d'iiieffahJes délices, Vit de rares Élus penchés sur ces supplices, Le front illuminé de leurs nimbes bénis. Qui contemplaient d'en haut ses tourments infinis, Jouissant d'autant plus de leur bonheur sublime. Que plus d'horreur mentait de l'exécrable abinw ! El l'Homme s'éveilla de son rêve, muet,

LECONTE DE LISLE INTIME ^I

Haletant et livide... Et tout son corps suait D'angoisse et de dégoût devant cette géhenne Effroyable, ces flots de sang et cette haine. Ces siècles de douleurs, ces peuples ahètis, Et ce monstre e'carlate, et ces démons sortis Des gueules, dont chacune en rugissant le noniine. Et cette éternité de tortures! Et l'Homme, S' abattant contre terre avec un grand soupir. Desespéra du monde et désira mourir"!

Fondée ou non, point de doute que cette conviction de l'inanité du plus grand effort qui ait été fait, parmi les hommes, pour acclimater la paix, la justice et la pitié sur terre, n'eût fortifié en Leconte de Lisle ce culte du « Néant )) qu'il finit par adorer comme son seul dieu. Il le préférait, avec sa figure de repos, aux vagues récompenses, aux exécrables supplices, par oii l'on voulait prolonger dans l'au-delà les misères de cette vie. Mais dans le temps même oii il s'élançait avec le plus d'ardeur vers cette idée pacifiante, il ne pouvait triompher des secrètes angoisses de la nature, qui criait en lui, comme dans tous les hommes, son désir de l'Eternelle Vie. De vient la beauté tragique, presque surhumaine, de ses incanta- tions au [N^on Être.

Console:[-nons enfin des espcranas vaines :

La route infructueuse a blessé nos pieds nus.

Du sommet des grands caps, loin des rumeurs humaines,

O vents! emporte~-nous vers les Dieux inconnus!

* La Bctc Lcarlate.

LECONTE DE LISLE INTIME

Mais si rien ne repond dans l'immense étendue, Que le stérile écho de l'éternel Désir, Adieu, déserts, l'dme ouvre une aile éperdue. Adieu, songe sublime, impossible à saisir!

Et toi, divine Mort, tout rentre et s'efface. Accueille tes enfants dans ton sein étoile; Affranchis-nous du temps, du nombre et de l'espace, Et rends-nous le repos que la vie a troublé*!

S'il eût plus longtemps vécu, Leconte de Lisle eût certes fini, dans cette inquiétude trop forte, par lever de dessus son visage le voile qui le cachait et qu'il souleva seulement pour quelques-uns. Ce n'est donc point le trahir, mais bien plutôt servir pieusement sa mémoire, c'est le montrer tel qu'il souhaitait qu'on le connût un jour, tel qu'il aurait voulu se dépeindre dans un Testament philosophique, qu'il n'eut pas le temps d'écrire, que de citer cette pièce du Sacrifice, qu'il composa l'année même de sa mort, et dans laquelle il dit, en oubli de ses préceptes parnassiens, son admiration pour la beauté morale, supérieure à toutes les splendeurs plastiques. Ce n'était plus le poète qui parlait à cette minute, c'était l'homme même : une des âmes les plus hautes que notre génération ait connues, un héros qui, dans le secret, avait lui-même accompli ce sacrifice méritoire dont il dit la vertu dans son suprême chant.

Rien ne vaut, sous les deux, l'éclatante liqueur, Le sang sacré, le sang triomphal que la vie, Pour étancher sa soif toujours inassouvie, Nous verse à flots brûlants qui jaillissent du cœur.

* Dies ira (Poèmes iiiiliijiics).

LECONTE DE LISLE INTIME 33

Jusqu'au ciel idéal dont la hauteur l'accable, Quand l'homme de ses dieux voulut se rapprocher, L'holocauste sanglant fuma sur le bûcher. Et l'odeur en monta vers la nue implacable.

Domptant sa chair qui tremble en ses rébellions, Pour offrir à son Dieu sa mort expiatoire, Le martyr se couchait sous la dent des lions. Dans la pourpre du sang comme en un lit de gloire.

Mais si le Ciel est vide, et s'il n'est plus de dieux, L'amère volupté de souffrir reste encore, Et je voudrais, le cœur abîmé dans ses yeux. Baigner de tout mon sang l'autel je l'adore !

Cette pièce est un acte de foi. Mais l'âme du poète avait pris trop profondément le pli du doute pour que la vanité du sacrifice ne lui apparût pas comme le néant de tout le reste. Il n'en voulut retenir que la joie éphémère qu'il donne quand on l'applique à quelque objet chéri. N'était-il pas naturel d'ailleurs qu'ayant parcouru tout le cycle de sa pensée, le poète retrouvât, avant de finir, les émotions de son enfance, cette vision de la jeunesse adorable qu'il avait aperçue autrefois derrière les mous- selines du « manchy »? Le cher fantôme de ses jeunes années passa encore une fois devant ses yeux avant qu'il les fermât à la lumière. Il le reconnut, et il lui sourit dans ces vers que, disait-il, il « aurait voulu faire lire à tous, pour qu'à la fin on connût son cœur » :

Toi par qui j'ai senti, pour des heures trop brèves, Ma jeunesse renaître et mon cœur refleurir, Sois bénie à jamais ! J'aime, je puis mourir. J'ai vécu le nu'illeur et le plus beau des rêves!

34

LECONTE DE LISLE INTIME

El vous qui me rendes le malin de mes jours, Oui d'un charme si doux m'enveloppe^ encore, Vous poiivei m' oublier, 6 chers yeux que j'adore, Mais jusques au tombeau je vous verrai toujours !

Louveciennes, novembre 1894.

^ht.

c/lchevé d'imprimer

le six juillet mil huit cent quatre-vingt-quinze

PAR

ALPHONSE LEMERRE

25, RUE DES GRAXDS-AUGUSTINS, 25

3- 2455-

OEUVRES COMPLÈTES

DE

LECONTE DE LISLE

TRADUCTIONS ESCHYLE. OEuvres complètes, traduction nouvelle

en prose, i vol. in-8° ' o '

HOMÈRE. Iliade, traduct. nouv. en prose, i v. in-8°. _ Odyssée, Hymnes, Épigrammes, Batra- KHOMYOMAKHiE, traduction nouvelle en prose.

I vol. in-8°

HÉSIODE. Hymnes orphiques, Theocrite, Bion,

MosKHOS, Tyrtée, Odes anacréontiques,

traduction nouvelle en prose, i vol. in-8°. . .

SOPHOCLE, traduction nouv. en prose, i vol. in-8"

EURIPIDE, trad. nouv. en prose. 2 vol. m-8°. Ch. vol

HOMÈRE. Iliade, tr. nouv. en prose, i v. in-i8)es

Odyssée, traduction nouvelle en prose

I vol. in- 18 jésus : ' '

HORACE, texte et traduction, 2 vol. petit in-12 . reliés en toile et tranches rouges.

POÉSIE

POÈMES BARBARES, i vol. in-8°

POÈMES ANTIQUES, i vol. in-8° avec portrait . .

POÈMES TRAGIQUES, i vol. in-8°

DERNIERS POÈMES, i vol. in-8°

THÉÂTRE LES ÉRINNYES, drame antique en deux parties, en

vers, I vol. in-8°.

L'APOLLONIDE, poème lyrique en trois parties.

I vol. in-4°

ÉDITION ELZÉVIRIENNE HORACE, texte et traduction, 2 vol. petit in-12,

papier vergé (épuisé) .• ,•

POÈMES BARBARES. 1 vol. petit in-12, pap. teinte. POEMES ANTIQUES. 1 vol. petit in-12, pap. teinte,

avec portrait . /

POÈMES TRAGIQUES, i vol. petit in-i 2, pap. teinte. HISTOIRE DU CHRISTIANISME, i vol. in-12. . .

LE SACRE DE PARIS. 1 vol. in-i6 ...•••

LE SOIR D'UNE BATAILLE, i vol. in-16 . . . .

DISCOURS DE RÉCEPTION à l'Académie frausdise.

I vol. in-8°

7 fr. fo 7 fr- To

7 fr. ^o

7f- 7 fr. 0 fr.

yo- »

3 fr.

To

3 fr.

yfr.

)1 •-•

yfr.

7 fr- 7fr.

yfr.

2 fr.

»

yfr.

To

10 fr.

»

6 fr.

n

6 fr

»

6 f r

)i

1 fr

n

» »

To

» 11

So

Paris. - Imp. A. Lemerre. 25. rue des Grands- AugustinsV-

l fr.

3--243i

3 9424 02267 0803

University of British Columbia Library

DUE DATE

FEB 8 mr

FFP 2 2 mi

juTjmm

JAN 2 9 1972

IRR^FîgTPÏ

i>iOV2 2197a

N DV 1 ' iq7Q TU

î£P

27W^^

JAM 3 0 1^7

lAN'^^OWaRECD

-vwwr

¥1373:

M/^R 1 9 1973

MAR 1 2 1?73 RECT

MAV0 6'-35 RETO

MAR 2 S î9i7

Mrt\

ubTORBm

FORM 310

'm:^'^

'Q^^ë

*":*•

»■*>«

! i

m.

■fil