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QUESNAY
DU MBMK AUXBUR
SUR LES ÉCONOMISTES DU XVIIl' SIÈCLE LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN RÉUNIES
Du Pont de Nemours et l'École physiocratique,
1 vol. in 8".
Lavoisier, par G. Schelle et E. Grimaux, 1 voL in-^{2.
(XVI* volume de la Petite bibliothèque économique française et étrangère.)
Vincent de Gournay, 1 vol. in- 18.
Dans le Nouveau Dictionnaire d'économie politique (par Léon Say et Joseph Chailley) : Du Pont de Nemours, Forbonnais. Gournaj/, Le Mercier de la Ricière, Lacoi- sler. Le Trosne, Necker, Phj/siocrates, Quesnai/, Tru- daine, Turgot.
Dans le Journal des Économistes : Pourquoi le texte des Réflexions sur les Richesses de Turbot n'est-il pas exactement connu. — L'abbè Morellet. — Un mémoire inconnu de Vincent de Gournay retroucè en Suède.
Dans le Dictionanj of politic economy (par Palgrave) : P/iijsiocratcs.
Dans la Reçue d'économie politique : — Quesnay acant d'être économiste. — Quesnajj et le Tableau économique.
Chaloii-sur-Saùne, imprimerie française et orientale E. Bertrand
QS<2>
g: schelle
LE DOCTEUR QUESNAY
CHIRURGIEN
MÉDECIN DE MADAME DE POMPADOUR ET DE LOUIS XV
PHYSIOCRATE.
FELIX ALCAN, EDITEUR
LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMI>- REUNIES 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIX, 108
1907
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
QUESNAY, CHIRURGIEN
I. Travaux antérieurs sur Quesuay. — II. Ses Origines et sa jeunesse. — III. Quesnay, chirurgien à Mantes. — IV. La Communauté de Saint-Côme et la Faculté de médecine. — V. L'Académie de Chirurgie. — VI. Quesnay contre la Faculté.— VII. Quesnay reçu médecin.
Il y a une quinzaine d'années nous avons essayé dans un volume : Du Pont de Xe- moiirs et l'Ecole Physiocratique^ de tracer rhistoire des Physiocrates et de montrer Tin- fluence qu'ils ont exercée sur le XVIII® siècle et sur le X1X^ En prenant pour cadre la vie de Du Pont de Nemours, le plus jeune d'entre eux, le seul qui ait été mêlé aux évé- nements de la Révolution, nous avons pu suivre la marche de leurEcole depuis Tépoque
SCHELLK. 1
de ses succès jusqu'à son déclin; mais nous n'avons dit de ses origines que ce qui était indispensable à notre exposé.
Depuis lors, un nombre considérable de publications ont paru sur les Physiocrates en France et hors de France. Xous avons nous-mème, on nous pardonnera de le si- gnaler, abordé plus complètement que nous ne l'avions fait l'étude des origines de la Phvsiocratie dans diverses études et en par- ticulier dans un volume : Vincent de Gournay.
Nous nous occupons maintenant de Ques- nay. La connaissance de sa vie et de ses travaux est fertile en enseignements de tout o^enre.
D'abord chirurgien, il a soutenu contre la Faculté de médecine une lutte qui forme un des chapitres les plus curieux de l'histoire des monopoles professionnels.
Devenu brusquement médecin, attaché à la personne de M""' de Pompadour et à celle A\\ roi, il se mit à plus de soixante ans à vouloir résoudre les questions sociales les plus ardues, et à Versailles, dans le palais de Louis XV, il entreprit de détruire les méthodes gouvernementales en usage. Il
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remua alors une foule d'idées, et trouva aussilôL un nombre considérable « d'athlètes» pour Faider dans son œuvre.
Comme défenseur de la Corporation des chirurgiens et comme écrivain médical, il aurait déjà une place honorable dans l'his- toire des idées. Comme économiste et comme philosophe social, il en a une très importante ; on peut le classer parmi les grands penseurs de tous les temps.
Jusqu'à ces dernières années, on savait peu de choses sur sa famille, sur sa jeunesse^ sur son extrême vieillesse.
Sa vie n'était guère connue que par trois Éloges ' écrits en 1775, quelques mois après sa mort. Or il suffit de comparer entre eux ces trois Eloges pour constater qu'ils ren-
1. 1" Par Grandjean de Fouchy, secrétaire de TAca- dé mie des Sciences; publié en 1778 dans VHisioirc de cette Compagnie, à l'année 1774 ;
2" Par le comte d'Albon, neveu de M'" deLespinasse [Noucelles Éphènièrides du Citoyen, 1775) ;
3° Par De Romance, marquis de Mesmon, 1775.
Ces éloges ont été reproduits par M. Oncken, en tête de son édition des Œuvres économiques et philoso- phiques de Quesnay avec des extraits des Mémoires de M"* Du Haussetet de Marniontel et VE toge funèbre de
ferment aux mêmes endroits des lacunes ou des invraisemblances. Il est visible qu'ils ont été rédigés d'après une note unique four- nie par la famille du défunt et que, dans cette note, certains faits ont été embellis, certains autres volontairement laissés dans Fombre.
Ainsi, la présence de Quesnay chez M""^ de Pompadourpendantquinze ans est dissimulée par les panégyristes ; la lutte très vive qu'il a soutenue au nom des chirurgiens contre la Faculté de médecine, pendant un laps de temps aussi grand, est à peine signalée par eux.
Depuis que l'attention des érudits s'est portée sur les Physiocrates, des trouvailles curieuses ont été faites, en ce qui con- cerne Quesnay, dans les localités qu'il a habitées, à Méré, à Mantes, à Versailles, à Paris, par plusieurs membres de la Société archéologique de Rambouillet et par plu-
Qucsncuj, par le M*' de Mirabeau, tiré des Noucelles Ephèincridcs de 1775. — La Petite bibliothèque éco- nomique contient un recueil d'œuvres choisies de Quesnay avec introduction de M. Yves Guyot : Quesnay et la Phj/siocratie.
sieurs archivistes\ L'éditeur de ses Œuvres économiques et philosophiques^ M. Oncken, s'en est déjà emparé pour écrire une bio- graphie qu'il a du successivement compléter et rectifier ^ Un des chercheurs, M. Lorin a, de son côté, groupé les résultats des dé- couvertes opérées par lui et par d'autres dans un travail fortement documentée 11 a eu entre les mains la note remise aux auteurs des Eloges écrits en 1775. Le rapprochement d'un passage de l'un d'eux'' et d'un passage de la note ne peut laisser de doutes ; elle est de Hévin, gendre de Quesnay, et dès lors s'expliquent les dissimulations et les embel- lissements des panégyristes.
Quesnay est mort au début du règne de Louis XVI; Hévin, chirurgien de Madame,
1. Le comte de Dion, M. Maurion de Laroque, M. Grave, M. J. Maillard, M. Couard-Luys, M. Josse, M. Cretté, M. Lorin et enfin M. René Ailain.
2. Zur Biographie des Stifters der Physiocratie, François Quesnay. — Gesichte der Natlonalœconomie'
3. Lorin, François Quesnay, — Quelques inexacti- tudes de ce travail ont été rectifiées par M. René Ailain qui nous a fourni directement sur d'autres points d'utiles indications.
4. Ce passage est relatif aux gravures de Quesnay.
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comtesse de Provence, restait attaché à la nouvelle cour. Il ne devait pas être désireux de rappeler que son beau-père avait été longtemps attaché à la personne de la favorite. Entouré de médecins qui, probablement, avaient jalousé Quesnay, il ne devait pas tenir non plus à trop insister publiquement sur la lutte que ce dernier avait soutenue contre la Faculté et à laquelle il avait pris lui- même une certaine part en qualité de secré- taire du docteur. Obéissant peut-être enfin à une préoccupation qui n'est pas rare chez les héritiers d'un homme parti de rien et devenu célèbre, il a tu Torigine toute paysanne de Quesnay et y a substitué une origine bour- geoise.
Les mémoires de M™® du Hausset et d'autres documents ont depuis longtemps permis de combler les lacunes des Eloges quant au sé- jour de Quesnay chez M™* de Pompadour. Les trouvailles récentes ont renseigné exacte- ment sur la famille de l'économiste. Certains cotés de sa vie ne sont pas toutefois encore bien connus. Personne n'a donné jusqu'ici dMndications précises sur son rôle dans la lutte des chirurgiens contre la Faculté de
médecine. Personne n'a fourni de renseig-ne- ments exacts sur le Tableau économique^ cette œuvre bizarre, dont les disciples du maître ont fait une invention comparable à celles de récriture et de la monnaie.
Enfin, la paternité de doctrines attribuées à Quesnay a été contestée. Depuis que le pro- tectionisme a gagné les politiciens, il s'est introduit dans les chaires ; on a entendu prouver que le premier économiste français n'était pas même partisan de la doctrine du libre échange, dont il était considéré jus- que-là comme l'un des fondateurs.
Ces points et d'autres encore devaient être éclaircis.
II
François Quesnay est né à Méré \ près Montfort-l'Amaury, en 1694. Tous les bio- graphes donnent la date du 4 juin et cette date semble avoir été fournie par Quesnay, car elle figure au bas d'un portrait fait de
1. Jadis Mereyou Méray. Le village comprenait deux paroisses, Méré et Saint-Magloire.
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son vivant. Son acte de baptême est toutefois du 20 juin\
Les ordonnances royales ' avaient prescrit aux curés d'indiquer sur leurs registres le jour et le temps de la nativité des enfants. L'acte de baptême de Quesnay est muet à cet égard, ainsi que beaucoup d'autres, mais ordinairement le baptême se faisait le len- demain ou le surlendemain de la naissance et non seize jours après. La date du 4 juin est donc douteuse.
Les panégyristes ont raconté, d'après la note dHévin, que le père de Quesnay, Nicolas, était avocat.
Dans son contrat de mariage \ Xicolas Quesnay est désigné comme marchand : dans Tacte de baptême de Fun de ses enfants, il est dit (( garde-plaine de S. M. » ; dans d'au- tres actes de baptême*, notamment dans celui de son fils François, il est qualifié : « receveur de l'abbaye de Saint-Magloire ». A partir de
1. Voir les Annexes.
2. Ordonnance d'août 1539.
3. 24 juin 168L
4. Dans quelques-uns, aucune profession n'est in- diquée.
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1696', il est désigné comme laboureur. C'était là, sans doute, sa profession prin- cipale.
L'existence de sa famille dans le canton de Montfort est constatée par des contrats remontant jusqu'au milieu du XVI® siècle et ces contrats montrent que les Quesnay étaient des paysans. L'aïeul de Nicolas était à la fois laboureur et marchand ; il fut col- lecteur de la taille en 1639. Le père- de Nicolas fut également laboureur et marchand ; il jouissait d'une certaine considération, car au contrat de mariage de son fils, figurèrent comme témoins, tant du côté du mari que du côté de la femme, plusieurs « nobles hommes », un sieur de la Queue \ un sei- gneur d'Adamville, etc.
Les Quesnay habitaient à Méré, rue Saint-Magloire, une maison qui, probable- ment, n'existe plus aujourd'hui et qui était composée de deux chambres à feu, avec cave et grenier; à côté, était une grange; der-
1. Il n'était plus receveur alors,
2. Il épousa en premières noces la fille d'un marchand de Méré,
3. Gallais La Queue, limitrophe de Méré.
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rière, se trouvaient trois bâtiments couverts en chaume, une écurie, une boutique et une étable. Le jardin attenant n'avait que 27 pieds de large à un bout, 42 au milieu, 19 à l'autre bout. Dans la boutique devait se faire un commerce de menus objets ', ainsi qu'il arrive encore fréquemment dans les campagnes.
Les Quesnay avaient donc une situation mo- deste. Ils possédaient quelques terres sur Méré, mais elles donnaientde médiocres reve- nus, puisque Nicolas ajouta de petits emplois à sa profession. Xicolas avait toutefois deux domestiques, un homme et une servante, qui tinrent son dernier enfant sur les fonts ba- ptismaux; les mariages dans la famille se faisaient par contrats et chacun des époux apportait une dot, ce qui indique une aisance relative.
Les panégyristes, et ils doivent dire vrai sur ce point, nous représentent le père de Quesnay comme un brave homme, fort né- gligent de ses affaires*, et non moins négli-
1. Après la mort de son mari, M"" Quesnay continua à tenir boutique. Elle obtint un jugement contre un débiteur de Houdan (à 15 km. de Méré).
2. Hévin et ses copistes disent qu'il passait sa vie à
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gent de réducation de ses enfants. Il en eut pourtant douze qui, pour la plupart, moururent en bas âge\ A sa mort, il n'en restait que cinq, deux fils et trois filles. François Quesnay, né le huitième, fut le quatrième des survivants.
Il est vraisemblable que Nicolas Quesnay, garde-plaine de Sa Majesté, puis receveur d'abbaye, était un homme médiocre et peu instruit, bien qu'on cite de lui des paroles sentencieuses.
Quant à sa femme, Louise Giroux, du vil- lage de Davron% les biographes nous font entendre qu'elle gouvernait la maison ; elle se livrait tout entière aux soins qu'exigeait la culture et associait son fils François à ses occupations champêtres, sans avoir d'autre ambition maternelle que de lui confier la ges-
Montfort dans la liaison la plus intime avec le procu- reur du l'oi et que tous deux arrangeaient à l'amiable toutes les affaires qui se présentaient à eux.
1. Louise (1683), Nicolas (1684), Xicolas (1687), Mai-uerite (1688), Louise (1689). François (1691), Cai/ierine- Antoinette (1693), François (1694), Marie (1695), Marie-Anne (1696), une autre fille (1698), Mar- guerite (1700). Les cinq noms soulignés sont ceux des survivants .
2. Canton de Meulan.
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tion du petit bien familial quand elle ne pourrait plus s'en occuper elle-même.
Les biographes prétendent qu'elle avait Tesprit cultivé. Cependant, à onze ans, Quesnay ne savait pas encore lire ; le pre- mier livre qui lui tomba sous la main fut la Maison rustique, et pour le déchiffrer, il re- courut à l'assistance du jardinier de la mai- son qui le lui avait prêté^
Les biographes ajoutent que le jeune homme remédia de lui-même à Finsuffisance de son éducation première, dévora tous les livres qu'il put se procurer, apprit le latin et le grec presque sans maîtres. Ils disent enfin que la chirurgie fut chez Quesnay une vocation , que sa mère lui résista d'abord, puis qu'elle céda devant son obs- tination. 11 serait allé apprendre les pre- miers éléments de l'art chez un chirurgien d'Ecquevilly-, mais s'étant aperçu de l'igno- rance d'un tel maître, il se serait rendu à Paris pour y faire des études sérieuses.
1. La faible dimension du jardin de N. Quesnaj* ne comportait pas Tintervention d'un jardinier à demeure, observe M. Lorin.
2. Près Crespières, à quelques lieues de Méré.
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Le récit des biographes est accompagné d'anecdotes dont l'invraisemblance saute aux yeux.
Pour montrer le degré de curiosité du jeune François, ils racontent que, dans les grands jours d'été, il partait quelquefois de Méré au lever du soleil, allait à Paris acheter un livre et rentrait chez ses parents le soir, après avoir lu en route le livre qu'il était allé chercher. Méré est à plus de 40 kilomètres de Paris; faire plus de 20 lieues en un jour, en lisant en chemin, c'est beaucoup!
Les panégyristes racontent encore que le chirurgien d'Ecquevilly n'avait pas de di- plômes, que, pour s'en procurer un, il s'em- para en cachette des cahiers de son élève et les présenta au lieutenant du premier chi- rurgien du roi comme renfermant des leçons qu'il avait données ; le lieutenant, ayant trouvé les leçons excellentes, lui aurait dé- livré, sans autre examen, des lettres de maî- trise. Mais les panégyristes nous disent que Quesnay ignora la supercherie et ils n'in- diquent pas comment elle fut connue.
Ils rapportent enfin que, lorsque Quesnay eut, à seize ans et demi, achevé des études
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correspondant à peu près aux humanités et se fut ainsi suffisamment pénétré de Gicéron et de Platon, sa mère lui mit un Montaigne dans les mains en lui disant : « Tiens, voilà pour t'arracher l'arrière-faix de dessus la tète ». Un des biographes ajoute : « On ne saurait s'étonner que le fils d'une telle mère ait été un homme original, peu assujetti aux préjugés, propre à se frayer lui-même les routes qu'il voulait parcourir. »
Ce qui est étonnant, c'est qu'une femme de campagne, mariée à dix-sept ans à un la- boureur, constamment absorbée par des occupations matérielles et par les soins de la maternité, ait pu porter sur Montaigne le tin jugement qui lui est attribué. Elle atta- chait, en réalité, si peu d'importance aux connaissances littéraires que non seulement elle n'apprit pas à lire à son fils, mais qu'elle n'enseigna ])as à écrire à celle de ses filles qui resta le plus longtemps près d'elle.' Dans l'acte de mariage de cette dernière, âgée alors de trente-deux ans, se trouve cette
1. Marie-Anne, née en 1696, qui épousa en 1728 uu laboureur de Coignières, près Trappes.
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phrase caractéristique : « L'épouse ayant déclaré ne savoir signer. »
En tout cas. M'"'' Quesnay, devenue veuve en 1707, mit quelques années plus tard, en octobre 1711, François, alors âgé de dix-sept ans, en apprentissage chez un graveur de Paris, Pierre de Rochefort'. Celle profession était alors à la mode : « La France était remplie de graveurs », dit ^lonteil.
Un autre fait non moins certain, c'est que ( hiesnay obtint, on ne sait à quelle date, le grade de maître ès-arts qu'il a inscrit à la suite de son nom sur le titre de plusieurs de ses ouvrages. Ce grade, qui donnait le droit d'enseigner les humanités et la philo- sophie, était conféré par TL'niversité après deux examens devant quatre examinateurs et devant le Chancelier de Notre-Dame ou de Sainte-Geneviève qui remettait le bonnet au candidat heureux. Il est possible que
1 . Le frère aîné de Quesiiay avait été placé de bonne heure chez un marchand de Montfort. Il est mort dans cette ville en 1713. La même année, deux sœurs de Quesnay se marièrent, l'une à un nommé Serre, d'Au- teuil (à 7 km. de Montfort). l'autre à son cousin Le- febvre, de Saint-Léger en Y vélines (à 7 ou 8 km. de Montfort, dans la forêt de Rambouillet).
— IG —
Qiiesnay ait complété son instruction pre- mière lorsqu'il vint à Paris, mais il est peu probable qu'il ait pu se mettre en situation de subir des examens d'humanités et de philo- sophie sans avoir acquis auparavant, soit auprès du curé de Méré, soit autrement, des connaissances d'une certaine étendue.
D'après Tafirmation d'Hévin, ce serait en 1710 que Quesnay serait allé chez le chirur- gien d'Ecquevilly. Une conjecture est dès lors permise. Pour devenir maître en chirur- ofie, il fallait, en vertu de l'édil de février 1692\ avoir été apprenti chez un maître d'une ville principale ayant communauté de chirur- giens et avoir servi ensuite pendant quatre ans chez un ou plusieurs maîtres, ou bien, à défaut du premier apprentissage, avoir servi pendant six ans chez un ou plusieurs maîtres. Quesnay aurait commencé son stage
1. Le texte de cet édit (daté de Versailles), se trouve dans le Recueil dont nous parlons plus loin. Il porte création de deux chirurgiens jurés dans chaque grande ville du Royaume et d'un dans les autres. Les chirur- giens jurés étaient chargés d'inspecter les autres chi- rurgiens et d'assister aux examens de réception des chi- rurgiens, sages-femmes, etc. L'article 6 fixe les condi- tions d'apprentissage.
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à Ecquevilly en suivant la seconde filière ; il Taurait interrompu pour apprendre la gra- vure, mais il ne serait pas resté beaucoup plus longtemps en apprentissage comme gra- veur que comme chirurgien.
Un biographe dit qu'il travailla chez Gochin et qu'il logea à Paris chez le père du célèbre artiste ; il est probable qu'il n'y a là qu'une confusion de nom entre Gochin et Pierre de Pvochefort.
Quoi qu'il en soit, Quesnay ne tarda pas à aller faire ses études médicales à Paris, et c'est à cette époque qu'on peut placer le dé- saccord signalé entre lui et sa mère, celle-ci persistant à vouloir le faire graveur et lui voulant être chirurgien.
Rangé et d'une vigoureuse santé, il fut un étudiant laborieux ; il assista aux leçons du Collège de chirurgie et à celles de la Faculté de médecine où il prit des inscriptions ; il étudia la pharmacie, suivit des cours d'ana- tomie, de chimie et de botanique au Jardin du roi, fréquenta les hôpitaux, «ne manquant ni une visite, ni un pansement », fut admis « à travailler » à THôtel-Dieu et trouva néanmoins, au milieu de ses occupations professionnelles,
SCHELLE. 2
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le temps de compléter son instruction géné- rale. (( Il effleura les mathématiques », dit GrandjeandeFouchyavec une pointe d'ironie, et étudia la philosophie ; La recherche de la vérité, de Malebranche, lui inspira un goût très vif pour la métaphysique.
En 1716, il ([uitta Paris pour aller, comme chirurgien, à Orgerus, petit village situé à une douzaine de kilomètres de Méré, vrai- semblablement pour compléter son temps de service chez un maître ; celui d'Orgerus ne devait avoir ni plus de science, ni plus de clientèle que celui d'Ecquevilly.
L'année suivante, le 30 janvier 1717, il se maria avec Jeanne Catherine Dauphin, qui, nous dit encore Grandjean de Fouchy, était iille d'un marchand des six corps de Paris. Les six corps étaient, comme on sait, ceux des drapiers, épiciers, merciers, pelle- tiers, bonnetiers et orfèvres ; si la femme de Quesnay avait été la fille d'un orfèvre, le biographe l'aurait signalé. Il n'a pas osé dire ou Hévin ne lui a pas fait connaître qu'elle était la fille d'un épicier de la rue desFossés-Saint-SuIpice, ce qui est constaté par son contrat de mariage.
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A ce contrat, daté du 8 janvier 1717 ', figurèrent comme témoins, du coté de Quesnay, son beau-frère, épicier à Saint- Léger, le curé de Saint-Léger et un bour- o-eois de Paris ; du coté de la future, un marchand de grains, un secrétaire de con- seiller au Parlement^ un officier d'échan- sonnerie du roi, un marchand perruquier. Chaque époux apporta en dot 3.000 livres,
Quesna}^ voulant s'établir à Mantes, de- manda la maîtrise aux chirurgiens de la ville ; ceux-ci la lui refusèrent. Les membres des corporations trouvaient facilement des prétextes pour écarter un concurrent.
Muni de sa lettre de refus, Quesnay alla à Paris, au collège de Saint-Gôme, subir les épreuves de la maîtrise et fut reçu avec éloges le 9 août 1718.
(( J'ai entendu plusieurs fois, dit Hévin, M. de Malaval (prévôt du collège de chirur- gie) rappeler le jugement distingué que ses collègues et lui avaient porté du candidat, d'après la supériorité des lumières qu'ils lui avaient reconnues dans ses différents exa- mens. ))
1 . Publié par M. Lorin.
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Hévin n'a pas expliqué pourquoi cet élève si brillant n'avait pas concouru à la maîtrise lorsqu'il était à Paris avant de se rendre èi Orgerus. Il est à supposer qu'il n'avait pas alors le temps exigé par les règlements, ou qu'il voulait éviter de payer les droits de maîtrise à Paris, sensiblement plus élevés qu'a Mantes'.
Ce sont là des détails. Ce qui avait quelque importance, c'était d'être fixé sur les ori- , gines de Quesnay. Ses disciples avaient dit : Ouesnay est né dans une ferme. Quesnay est parti de la charrue'. D'autres de ses con- temporains avaient confirmé ce témoignage'; les dires des panégyristes Tavaient fait sus- pecter.
Grâce aux recherches des membres de la Société archéologique de Rambouillet, la vérité est maintenant connue. Au lieu d'être
1. Les droits de brevet étaient de 4 livres, non compris 40 sols payés à chacun des prévôts ou aux deux anciens maîtres et 40 sols au greffier de la communauté. Les droits de maîtrise étaient de 150 livres dans les villes principales et de 75 livres dans les autres.
2. Du Pont de Nemours, Turgot.
3. Crawford, probablement d'après Sénac de Mei- Ihan, fils du docteur Sénac.
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le fils d'un avocat au Parlement qui s'était retiré à la campagne par amour de l'agri- culture ou par économie, Quesnay est issu d'une famille de laboureurs et de petits mar- chands; il a passé son enfance au milieu des faits agricoles, dans un pays de petite et moyenne culture, et au milieu des faits du petit négoce; il s'est marié dans le petit commerce.
Son origine paysanne, ses alliances mo- destes expliquent mieux ses travaux écono- miques que l'origine robine, que la vanité voulut lui donner. Mais au XYIIP siècle on voulait tout au moins être bourgeois, si Ton n'était pas noble ; le titre de paysan [sonnait mal, il avait encore quelque chose du serf.
III
M. E. Grave^ a trouvé des traces curieuses du séjour de Quesnay à Mantes \ Lorsqu'il s'installa comme chirurgien dans cette ville en 1718, il avait vingt-quatre ans. Cinq ans plus tard, en 1723, les offices héréditaires des chirurgiens royaux, créés en 1691, furent
1. Quesnay marguillier.
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supprimés ou plutôt délivrés à nouveau par le roi. Quesnay en obtint un par lettres pa- tentes de septembre 1723 ; sa réception par la communauté de ^Mantes est du 7 janvier 1724.
A quelques jours de là, les maire et éche- vins de la ville l'inscrivirent sur une liste de trois maîlres parmi lesquels devaient être choisis, par le premier chirurgien du roi, le lieutenant et le greffier de la communauté. MaisMaréchal, premier chirurgien, avait déjà fait son choix et désigné comme lieutenant un certain Bichot qui avait versé « pour la finance de Tétat du dit office » une somme de 400 livres.
Précédemment, en décembre 1723, Quesnay avait été élu marguillier, le second sur trois. Tout d'abord, il avait paru accepter ces fonc- tions, puis il s'était ravisé et avait allégué
1 . Dans une quittance notariée, datée de Mantes, 29 août 1721, Quesnay est désigné comme « maîtrechi- rurgien reçu à Mantes, demeurant à Paris ». On a conclu de là que Quesnay avait alors quitté Mantes. Mais il y a eu probablement une interposition de loca- lités et il faut lire: a maître chirurgien reçu à Paris, demeurant à Mantes ». Les notaires ne sont pas infail- libles.
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que, n'étant pas natif de la ville et étant nou- veau paroissien, il n'avait pas à être désigné, qu'il était obligé d'aller auprès des malades à tous les moments de la journée et que, pour la perfection de son art, il devait se rendre très souvent, et pendant un temps considérable, à Paris pour faire des expé- riences d'anatomie.
En 1726, il fut encore élu marguillier, le second sur trois. Après réflexion, il accepta, mais en protestant contre le rang qui lui avait été donné et en réservant de se pour- voir par les voies de droit contre les pré- tentions à préséance de celui qui avait été élu le premier et qui était un orfèvre \
« Cette contestation, dit Hévin, fut porté devant les juges. Elle mit Quesnay dans le cas de faire sur la chirurgie toutes ces re- cherches précieuses qui, dans la suite des temps, lui servirent à défendre les chirur- giens de Paris contre leurs adversaires. On trouve dans le factum imprimé qu'il publia contre sa partie un précis clair des droits et
1. La corporation des orfèvres de Mantes avait une certaine importance; elle était une de celles qui possé- daient un poinçon.
prérogatives que la chirurgie avait mérités et obtenus en qualité d'art libéral ». Ce factum n'a pas été retrouvé jusqu'ici. Mais Hévin dit que Quesnay gagna sa cause et qu'il prit sur son concurrent le pas que son titre de maître ès-arts lui donnait, parait-il, de plein droit.
Il ne semble pas que Quesnay ait été un parfait marguillier. Chargé des fonctions de trésorier en 1728, il laissa les comptes en suspens ; ils ne furent apurés que beaucoup plus tard. Mais au commencement de cette année 1728. il avait perdu sa femme de suites de couches, et ce malheur inattendu avait nécessairement troublé sa vie\ Il restait veuf avec trois jeunes enfants, deux fils et une fllle^
Les liens qui rattachaient à Méré furent rompus à peu près dans le même temps. Une des sœurs qu'il y avait laissées était morte; une autre s'était mariée' ; sa mère, restée
1. D'après M. Grave, il habitait en 1729 à Mantes dans la rue du Vieux Pilori ; sa maison aurait été dé- molie en 1760, lorque Perronet perça la rue (nationale) qui est en face du pont sur la Seine.
2. Nés en 1717. 1723 et 1728.
3. Marie- Anne qui ne savait pas signer.
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seule, mourut en 1730, après avoir eu à sou- tenir plusieurs procès contre des voisins ou des débiteurs. Quesnay vendit sa part d'héri- tage qui comprenait la maison familiale et une autre petite maison, la première, moyen- nant une rente foncière de 120 livres, rache- table pour 2.600 livres, la seconde moyen- nant une rente foncière de 24 livres.
Il nous a retracé, dans une brochure écrite en 1748, la vie du chirurgien de village, allant saigner ou panser dans les campagnes et administrant quelques médicaments, de la tisane, un purgatif, d'autres remèdes simples, bien que l'exercice de la médecine lui fût interdit. Mais le chirurgien ne réclamait de salaire que pour la saignée et donnait ses soins médicaux par-dessus le marché. Les règlements étaient ainsi éludés, à la satis- faction du menu peuple qui évitait Tobliga- tion d'avoir à faire appel aux lumières coû- teuses d'un médecin.
Quesnay, ainsi qu'il Ta déclaré, faisait comme tous ses confrères, et exerçait la mé- decine autant que la chirurgie. Il ne se bor- nait pas d'ailleurs, en tant que chirurgien, à saigner et à panser; le diplôme qu'il avait
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reçu à Saint-Côme lui permettait de pratiquer la grande chirurgie, c'est-à-dire de faire des opérations et des accouchements.
M. Grave nous le montre accouchant se- crètement, en 1727, une fille de qualité, se chargeant de mettre Fenfant en nourrice, le présentant au baptême et assistant ensuite, comme témoin, au mariage réparateur.
A ses titres de maître ès-arts, chirurgien reçu à Saint-Côme, Quesnay joignit celui de membre de la Société académique des arts^ qu'avait récemment instituée à Paris le comte de Clermont avec l'agrément du roi, et il y joignit aussi, d'après les biographes, celui de chirurgien major de l'Hôtel-Dieu de [Niantes- En cette qualité, il aurait eu à déployer ses talents, car THôtel-Dieu aurait servi d'asile pendant plusieurs années à un grand nombre de blessés d'un régiment employé à la re- construction d'une partie du vieux pont sur la Seine, constatation qui ne donne pas une haute idée de l'organisation des chantiers de travaux publics à cette époque.
1. Dans l'acte de décès de sa mère, il est désigné comme académicien.
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Actif et très probablement plus instruit que ses confrères, Ouesnay n'avait pas tardé à se faire une bonne clientèle. Il ne refusait jamais ses soins, quel que fût le lieu et quelle que fut la saison, dit d'Albon. 11 avait sur- tout de la réputation comme accoucheur, ce qui le faisait appeler dans les châteaux des environs de Mantes.
Une circonstance de ce genre le mit en relations avec la famille de Noailles qui lui témoigna depuis la plus grande bienveil- lance, ainsi que le prouvent les dédicaces de plusieurs de ses ouvrages \
Le vieux Maréchal de Noailles avait dans les talents de Quesnay une telle confiance, racontent les biographes, qu'il conseilla à la reine, lorsqu'elle vint à Maintenon, après ses
1. Quesnay dédia en 1736 son Essai physique sur C économie animale au maréchal duc de Noailles (1678- 1766); en 1749, au fils de celui-ci, Louis de Noailles. duc d'Ayen (1713-1793), gouverneur du Roussillon,' puis maréchal, le Traité de la gangr^me; et la même année, au comte de Noailles^ duc de Mouchy, le Traité de la suppuration.
La dernière dédicace ne renferme que des formules de politesse. Dans celle du Traité de la gangrène, on lit:
« C'est à ce zèle (que vous montrez pour tout ce qui a
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couches, de ne point amener avec elle de médecin. « Quesnay, précise Hévin, accom- pagna la reine dans le séjour qu'elle fit à Maintenon, en allant et revenant de Chartres après la naissance du dauphin ». Ainsi que Ta déjà signalé^I. Lorin, ^larie Leczinska ne fit pas ce voyage en 1729 après la naissance du dauphin, mais en 1732, après la naissance delà princesse Adélaïde. Elle partit de Ver- sailles le 26 mai, coucha à Rambouillet, alla dîner à ^laintenon le 27, et coucha le soir à Chartres où, le lendemain, elle fit des prières pour remercier le ciel, non de lui avoir donné sa fille, mais de lui avoir donné pré- cédemment un dauphin. Elle se remit en route le 29, dîna à Maintenon et coucha à Rambouillet.
On s'explique difficilement qu'un de ses médecins n'ait pas fait partie de sa suite. Eu éo;ard à la brièveté du vovao^e, l'assertion d'Hévin peut renfermer toutefois une part de vérité.
rapport au bien public) que je dois les regards favorables dont il a plu à votre Grandeur d'animer mes premiers essais et la protection aussi généreuse qu'efficace dont elle daigne m'honorer depuis longtemps ».
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A cette époque, la réputation de Quesnay avait dépassé la région de Mantes ; il venait de remporter une victoire dans une querelle scientifique avec un docteur en renom de la Faculté de Paris, Silva, alors attaché à la maison du comte de Charolais.
Très à la mode, médecin des dames, en imposant à ses malades par la bizarrerie de ses prescriptions \ Silva avait publié sur la saignée un liv^re plus brillant que solide et qui néanmoins avait eu du succès. Le Jour- nal de Verdun Tavait approuvé, Bœrrhave en avait dit du bien-.
Silva était un disciple de la vieille école médicale, imbu des préjugés que la Faculté avait érigés en préceptes. Il soutenait que, pour amener le déplacement des humeurs localisées dans une partie du corps, il fallait nécessairement ouvrir une veine dans une partie opposée. Il ne tenait point compte, dans ses explications, de la contractilité du tissu artériel et semblait raisonner sur le
1. La Mettrie, La politique du mcdecia de Machiavel.
2. Bruhier, Mémoire pour sercir à l'histoire de la tie de M. Silva, 1744.
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sang comme s'il s'était agi d'un liquide quel- conque coulant dans des tuyaux passifs.
Quesnay se mit à étudier la question et à faire des expériences d'hydrostatique. Quand il fut sur de son sujet, il rédigea une réfu- tation des principes de Silva.
Mais avant de publier son travail, il le communiqua à quelques amis qui lui con- seillèrent de ne point s'attaquer, lui, petit chirurgien de province, à un prince de la science. L'un d'eux, le Père Bougeant, prit le manuscrit, le montra à Silva et en^a^ea ce dernier à s'aboucher avec Quesnay. Silva n'eut pas l'air de comprendre. Il se ravisa ensuite, mais il était trop tard; Bougeant avait rendu le manuscrit. Silva s'adressa alors au maréchal de Noailles pour avoir une entrevue avec Quesnay. L'entrevue eut lieu en pré- sence de plusieurs personnes; Silva affecta un ton de supériorité et de persiflage qui n'empêcha pas le chirurgien de Mantes de réunir en sa faveur les suffrages des assis- tants.
Celui-ci donna sa réfutation à Fimpres- sion ; le censeur, ami de Silva, la retarda pendant près d'un an et il fallut que Quesnay
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allât solliciter le chancelier d'Aguesseaii pour que Tinterdit fût levé. La permission fut enfin octroyée le il août 1729' et la réfuta- tion parut sous le titre à' Observations sur les effets de la saignée ".
Silva voulut alors préparer une seconde édition de son livre et y insérer une ré- plique à Ouesnay ; dans ce but, il convoqua chez lui deux membres de FAcadémie des sciences, Bertin et Glairaut '.Le résultat de la conférence fut que la seconde édition ne serait pas publiée. A la mort de Silva, on trouva chez lui des « morceaux décousus )> qu'il n'avait pas employés \
« ^I. Silva, a pu écrire Quesnay, a été forcé de se rendre à mes principes, malgré toutes les tentatives que l'on sait qu'il a faites pour en éluder la démonstration )> \
1. Lorin.
2. Par M. Quesnay, maître ès-arts, membre de la Société des arts, chirurgien de Mantes, reçu à Saint- Côme, 1730, in-12. Dédié à M. d'Abos, seigneur de Binanville, conseiller au Parlement (qui habitait dans les environs de Mantes). Les Observations ont été in- sérées dans le Traité sur les effets de la saignée.
3. La Mettrie, déjà cité.
4. Bruhier, déjà cité
.5. Traité sur les effets de la saignée.
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< Jn voit que dès sa jeunesse. Ouesnay aimait le combat: soucieux de la dignité de sa profession, il la défendit contre les pré- tentions d'une autre corporation en faisant un procès de préséance à un orfèvre; con- scient de sa valeur personnelle, il réfuta un médecin célèbre et fit preuve alors d'indé- pendance de caractère et d'esprit.
Bien que chirurgien, il s'éleva contre Fusage abusif et souvent dangereux de la saignée \ Quoique dépourvu de grades à la Faculté, il s'attaqua à la routine médicale : (c On m'opposera sans doute Texpérience, dit- il, mais de quelle autorité peut être, vis- à-vis de connaissances précises et évidentes, Tempirisme obscur et équivoque des patri- ciens dominés par d'anciens préjugés aux- quels ils se sont livrés aveuglément? »
1. Pour les vieillards et les enfants.
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IV
La querelle entre Quesnay et Silva s'était engagée au moment où la lutte séculaire entre les chirurgiens de Saint-Côme et la Faculté de médecine venait de se raviver.
Sous l'ancien régime, les chirurgiens étaient organisés en communautés, tout comme les gens de métiers, et il y avait en France autant de communautés de chirurgiens que de loca- lités de quelque importance. Chacune avait sa bannière qui portait sur champ, ou des lan- cettes, ou une scie, ou des rasoirs, ou encore une boîte à outils. Chacune se recrutait elle- même ; sous la surveillance de chirurgiens jurés, elle faisait passer des examens aux candidats et leur délivrait des lettres de maî- trise.
« Les réceptions, a pu dire Fourcroy\ pré- sentaient encore plus d'arbitraire et moins de sécurité pour leurs choix que celles des médecins. Les communautés étaient trop mul- tipliées et le droit de recevoir trop répandu ; elles admettaient à des épreuves trop simples
1. Exposé des motifs de la loi du 7 germinal an XI,
SCHELLE. 3
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et à des expériences trop légères, comme on les appelait, des sujets trop peu instruits pour leur confier la vie des hommes ».
Presque partout, les chirurgiens n'étaient que de simples barbiers ; beaucoup d'entre eux étaient illettrés; quelques-uns savaient à peine lire.
Les réceptions n'étaient et ne pouvaient être sérieuses que dans les très grandes villes.
A Paris, la communauté des chirurgiens de Saint-Côme, dont Torigine remontait, disait-on, à saint Louis, comptait des pra- ticiens de premier ordre. Elle possédait un collège bien organisé et qui, par un ensei- gnement basé sur les études anatomiques, surpassait à beaucoup d'égards la Faculté de médecine où les cours étaient dits savants, parce que Ton y parlait latin et que l'érudition y tenait la première place.
Insli-uits pour la plupart, préparés à Pexercice de leur profession, les chirurgiens de Saint-Côme faisaient une concurrence sé- rieuse aux médecins'. Pour certaines mala-
1. Journal des Savants, février 1736. — Question de médecine : Sur la question de sacoir si c'est aux
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dies, le public intéressé les préférait aux docteurs de la Faculté.
Celle-ci prétendait pourtant depuis long- temps que les chirurgiens, qu'ils fussent de Saint-Gôme ou d'ailleurs, étaient des artisans subordonnés aux médecins, qu'ils pouvaient avoir une plus ou moins grande habileté de main, mais qu'ils étaient incapables d'agir sans être dirigés par des docteurs, attendu que leur éducation n'élevait guère leur esprit au-dessus des sens. Leur travail était regardé comme manuel. « Les méde- cins, gens de bonne compagnie, n'usaient point de la lancette et du bistouri et plu- sieurs d'entre eux préféraient en l'absence du barbier, leur aide habituel, laisser mourir leur malade que de lui ouvrir eux-mêmes la veine\ »
La Faculté prétendait de plus au monopole de l'enseignement. Ses professeurs, « maîtres supérieurs en l'art de guérir^ », peuvent seuls,
médecins qu'il appartient de traiter les maladies véné- riennes, 1733.
1. Paul Reclus, L académie ronale de chirurgie. Conférence à la Sorbonne du 1" février 1906.
2. Mém. pour les doyens et docteurs de la Faculté, 1726.
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disait-elle, donner des leçons et délivrer des diplômes ; il ne peut y avoir dans l'Université un établissement autonome où l'on fasse passer des examens, où Ton donne des grades et qui forme une cinquième faculté ; les cours doivent y être de qualité inférieure, les examens dérisoires,, les grades irréguliers, puisque les professeurs diplômés y sont étrangers.
Telle était pourtant la situation de fait du collège de la communauté de Saint-Gôme; il avait toujours été considéré comme faisant partie de TUniversité. et néanmoins il était resté à peu près indépendant de la Faculté de médecine.
Les chirurgiens purent raconter plus tard qu'un jour d'hiver la Faculté voulut s'em- parer de leur collège, qu'elle y vint toute entière en grand costume et précédée d'huis- siers, mais qu'elle attendit vainement sous la neige que les portes s'ouvrissent devant elle; que, vaincue, humiliée, elle dut se re- tirer sous les huées des assistants. Mais les médecins purent dire aussi que les chirur- ofiens avaient écrit en lettres d'or sur leur maison de Saint-Gôme: Collegium chirur-
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gicum, et qu'ils furent contraints d'effacer cette annonce incorrecte^
Des procès étaient engagés depuis des siècles entre les deux professions rivales ; des décisions judiciaires, des lettres patentes, un induit du pape, étaient invoqués par les parties . Toutes deux comptaient des victoires, presque toujours dues à l'intrigue ; quand le premier chirurgien du roi avait la confiance de son maître, la communauté de Saint-Gôme obtenait quelque décision conforme à ses in- térêts ; quand, au contraire, les médecins étaient en faveur à la cour, la Faculté triomphait.
Celle-ci avait eu pour politique d'opposer aux chirurgiens les barbiers, organisés eux aussi en communauté. Elle avait ouvert des leçons en français pour ses protégés, leur avait délivré des brevets, leur avait promis que les médecins les emmèneraient avec eux au chevet des malades. Ainsi que l'a pro- clamé un professeur de la Faculté, les médecins « savaient faire des chirurgiens quand ils le jugeaient à propos ».
1 . Journal des Savants, février 1726.
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Blessés dans leur amour-propre, atteints dans leurs intérêts par la concurrence qui leur était suscitée, les chirurgiens de robe longue s'étaient efforcés de faire établir que les barbiers étaient les « domestiques des chi- rurgiens » et que leurs attributions avaient été strictement limitées par la loi au panse- ment des « clous, bosses et plaies légères », à la saignée dans les cas pressants.
A un certain moment, le collège de Saint- Côme avait cru habile de se rapprocher des barbiers et de leur donner aussi des leco^is appropriées à leur faible instruction. Le ré- sultat avait été désastreux pour la chirurgie. Barbiers et chirurgiens avaient été soumis tous ensemble en 1613 à la juridiction du premier barbier du roi, et deux ans plus tard, la corporation des barbiers avait été unie au (( Corps des professeurs chirurgiens du col- lège royal de TUniversité^ » .
Cette fusion avait porté une grave atteinte au prestige de la chirurgie. L'école de Saint- Côme avait essayé de se défendre en rendant plus difficile la réception à la maîtrise ; les barbierais avent alors sollicité Tappui de la
1. L. p., août 1613.
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Faculté et avaient renouvelé avec elle le contrat par lequel elle s'était engagée à leur donner un enseignement et à leur procurer des emplois\
Les chirurgiens de Saint-Côme s'étaient adressés en vain au Parlement pour être séparés des barbiers ; un arrêt suivi de lettres patentes de mars 1656 avait confirmé Tunion des deux communautés-.
La Faculté, rendue plus exigeante par le succès, obligeait le prévôt de Saint-Côme à venir jurer devant elle chaque année que les chirurgiens ne donneraient aucun remède interne. Elle n'ignorait pas que ce serment ne serait pas respecté, mais elle y voyait un hommage, une preuve de vassalité. La pres- tation de serment était accompagnée du paiement d'une redevance et c'était là un détail que les corporations perdaient rare- ment de vue.
En 1716, le prévôt de Saint-Côme, invo- quant des scrupules de conscience, refusa le
1. 27 juin 1644.
2. Un autre arrêt intervint le 7 février 1660. La com- munauté des barbiers, perruquiers, baigneurs, étuvistes pour la ville et faubourgs de Paris fut réorganisée en 1673.
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serment. Un nouveau procès s'engagea. Il n'eut pas une issue plus rapide que tous ceux qui l'avaient précédé. Ainsi que Fa dit Barbier^ , les procès étaient « appointés pour ne pas être sitôt jugés ».
Les choses en étaient là, lorsque Maréchal, premier chirurgien du roi, obtint une déci- sion" instituant au collège de Saint-Côme des chaires de démonstrateurs royaux, avec des appointements assignés sur le domaine, et remettant le collège en possession de ses droits sur un hôpital où deux maîtres chi- rurgiens nommés par le roi soignaient les pauvres infirmes. C'était un succès sérieux pour les chirurgiens, puisque la régularité de renseignement donné par leur collège était implicitement reconnue. Aussi la Fa- culté fît-elle opposition^ à Texécution de la décision royale, et demanda-t-elle que le terme d'école qui s'était «glissé dans les lettres-patentes fut retranché». Mais les chi-
1. Journal.
2. L. p., septembre 1724.
3. Mémoires pour VUniccrsitè de Paris. — Rèponsf par les chirurgiens de Saint-Côme.
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nirgiens tinrent bon et en 1726, trois chaires sur cinq furent ouvertes \
La lutte prit en même temps une nouvelle forme. Au lieu de se battre à coup de mé- moires juridiques et d'exploits, les deux parties mirent le public dans la confidence de leurs dissensions et se lancèrent à la tête une foule de brochures et de libelles.
Un des chirurgiens les plus en renom, Petit, avait publié un Traité sur les ma- ladies des os. Le doyen de la Faculté, Andry, fit du livre une critique acerbe et attaqua à cette occasion tous les chirurgiens, leur déniant le droit de s'occuper de médecine et la science nécessaire pour en parler. La chirurgie est la sujette de la médecine, dit-il ; les chirurgiens ont reconnu depuis longtemps l'infériorité de leur profession, car ils peignent sur leurs enseignes deux
1. Lettre d'un chirurgien à un apothicaire, 1726. — Problème philosophique si c'est par zèle ou par ja- lousie que les médecins s'opposent à l'établissement de cinq démonstrateurs (parMédalon). — Mèmoirepourlçs doyen et docteurs régents de la Faculté. — Arrêt du Conseil du 3 Jèi:rier qui maintint les lettres pa- tentes en renvoyant les parties devant le Parlement.
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docteurs en grand costume robe rouge, hermine et bonnet .
Dans un autre pamphlet, écrit avec esprit, Le chii'urgien-inédeciii\ un second docteur se moqua de l'ignorance des chirurgiens. Sur 400 ou 500 d'entre eux existant à Paris, affîrma-t-il, on n'en compte guère 20 ou 30 sachant leur art ; le reste est composé de fraters qui ont passé douze ans de leur vie à faire la barbe et à accrocher les auvents à la boutique de leur patron. Tous cependant ont la prétention de pratiquer la méde- cine ^
Un chirurgien répondit et se moqua de l'ignorance des étudiants en médecine, plus souvent occupés qu'il ne convenait, à se délasser, en compagnie des docteurs, au cabaret du Petit père noir^.
1. Par A. R. D. C. M. (attribué à Reneaume de la la Garanne;.
2. En 1743 il y avait 300 maîtres et 150 non maîtres, 40 maîtres barbiers et autant de non maîtres, 714 per- ruquiers, non compris ceux des lieux privilégiés. Quant aux médecins de la Faculté, on en comptait 107, dont quelques-uns n'exerçaient pas et 20 médecins privi- légiés (Obscrrations sur l'écrit intitule: Rcjlexions sur la Déclaration du 23 avril 1743).
3. Lettre de M. D. L. R. C. à M. D. H.. 1726.
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Les médecins répliquèrent et racontèrent que les épreuves subies à Saint-Gôme n'étaient pas toujours complètes, que des diplômes étaient délivrés au rabais, que des questions ridicules étaient posées au candi- dat, et, comme preuve, ils citèrent un manuel récemment paru, sous le titre de Guidon du chef-d' œuvre de Saint-Côine\
Or le «galimatias*» du Guidon émanait d'un chirurgien chassé de la corporation qui avait rédigé son manuel sur les conseils et avec l'approbation du doyen de la Faculté'.
L'auteur du Chirurgien-médecin^ tout péné- tré de la grandeur de la médecine, avait attaqué aussi les apothicaires. Ceux-ci com- mençant à se soulever, la Faculté craignit d'avoir de nouveaux ennemis sur les bras, et par Torgane d'Andry désavoua le maladroit pamphlet \ Mais elle publia presque en même temps un discours prononcé six ans aupara-
1. Journal des Savants, février 1725 et févriepl726.
2. Lettre d'un chirurgien (Delafage) à un apothi- caire, 1727.
3. Réponse d'un chirurgien à la lettre insérée dans le Mercure (par Quesnay).
4. Lettre au Mercure, janvier 1726.
vant par un de ses membres à Touverture des leçons françaises de la Faculté ^ et dans lequel la chirurgie était représentée comme une profession d'un rang trop infime pour nécessiter une instruction sérieuse de la part de ceux qui voulaient Texercer.
Tout ceci se passait en 1726. Aux pamphlets succédèrent des mémoires juridiques'; vint aussi la querelle sur la saignée entre Silva et Quesnay, qui fut en quelque sorte un incident de la lutte générale. Un biographe dit même que ce fut pour donner une preuve de son savoir à La Peyronie que le chirurgien de Mantes réfuta Silva et La Peyronie était alors Tâme de la défense des chirurgiens contre la Faculté.
V
Riche, actif, influent, La Peyronie était
1. Discours pour Touverture de l'École de chirurgie, le 8 janvier 1720 (par Reneaume de la Garanne), 1726. L'école dont il s'agit est non l'école de Saint-Côme, mais celle que la Faculté avait ouverte pour les barbiers.
2. Sommaire de l'instance pour les doj/en et doc" teurs, 1727. — Mémoire pour les chirurgiens de Paris, 1730.
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pour la Faculté un redoutable adversaire. C'était lui qui avait obtenu la création des chaires au collège royal de Saint-Côme en 1723, plus encore que le premier chirurgien du roi Maréchal, dont il avait la place en survivance depuis 1717.
Il songeait maintenant à constituer un or- ganisme qui achevât de relever la chirurgie de Fignominie dont les médecins voulaient la couvrir : c'était une Académie de chi- rurgie, sur le modèle de l'Académie des sciences.
Dans un ouvrage, à la rédaction duquel Quesnay a pris part, V Histoire de la chirurgie^ , le but de La Peyronie est ainsi indiqué :
(( Il voulait une Académie pour recueillir les travaux des chirurgiens français et con- server à la postérité les connaissances ré- pandues parmi tant d'hommes éclairés \
1. Recherches critiques et historiques sur V origine, les divers états et les progrès delà chirurgie en France, 1744, reproduites en 1749 sous le titre ^'Histoire de Corigine et des progrès de la chirurgie en France.
2. Dans une histoire sommaire de l'Académie, in- sérée dans les Mémoires de cette société, il est dit plus modestement : « M. Maréchal, et M. de La Peyronie sen- taient tous les avantages qu'il y avait à retirer d'une Société à laquelle les observations et découvertes se-
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» Avant qu'on eut formé de tels établisse- ments pour les sciences physiques, on se plaignait de leur stérilité ; le goût des hypo- thèses infectait les esprits; chaque physicien se persuadait qu'il pouvait soumettre la na- ture entière à Timagination... Mais dès qu'on a rassemblé des faits, les philosophes sont devenus plus sages. Ils ont vu que la nature ne pouvait se dévoiler que par des observa- tions réitérées. Ce n'est qu'en les consultant qu'on a cru pouvoir remonter aux principes, ou plutôt aux causes immédiates, car pour ce qui est des principes ils sont cachés dans la profondeur de la nature, qui, selon les appa- rences, ne se dévoilera jamais à nos yeux ».
Ce que La Peyronie désirait, c'était faire sortir les chirurgiens de leur routine en leur infusant des connaissances théoriques et prouver en même temps, par la publication de leurs mémoires, qu'au milieu de prati- ciens illettrés, se trouvaient des savants ca- pables d'imposer le respect à leurs rivaux de la Faculté.
raient rapportées et mises à l'épreuve d'une critique judicieuse pourêtre ensuite communiquées au public et comporter une espèce de Code de chirurgie. »
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Les statuts de rAcadémie furent dressés en 1730 ; la première séance plénière fut tenue le 18 décembre 1731 \
Les (( officiers » qui composaient le bureau, étaient pour la plupart des hommes dis- tingués, mais aucun d'eux n'avait des con- naissances générales assez étendues pour imprimer une direction scientifique aux tra- vaux de l'Académie. Le directeur. Petit, ne savait pas le latin; il se mit à l'apprendre à 46 ans.
La Peyronie voulut s'assurer le concours de Quesnay. « Il le rencontrait assez ordi- nairement chez le Maréchal de Xoailles, dit Hévin, et ce fut dans ces conférences fré- quentes que le premier chirurgien du roi conçut de lui cette idée haute et distinguée
1. Compte rendu dans le Recueil cité plus loin. 68 maîtres chirurgiens y assistèrent. Il y fut donné lecture du Règlement adopté en princip3 par Maurepas. La Compagnie devait comprendre : Maréchal, prési- dent, La Peyronie, vice-président, 10 académiciens libres, 60 académiciens. Le bureau devait être composé de 6 officiers : un directeur (Petit), un vice-directeur (Malaval), un secrétaire (Morand), un chargé des cor- respondances (Le Dran); un chargé des extraits (Garen- geot), un trésorier (Bourgeois fils). Tous les chirurgiens de Paris pouvaient venir lire des mémoires.
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qui le lui fit peu d'années après envisager comme le seul homme qu'il put mettre à la tète de TAcadémie comme secrétaire )>.
Un des biographes de Quesnaydit au con- traire que ce fut par Tintermédiaire de Ga- rengeot, dentiste célèbre, que les deux chi- rurgiens entrèrent en relations \
Quelle qu'en ait été Torigine, ces relations furent très suivies et il est probable que La Peyronie pensa à confier à Quesnay le soin de diriger les travaux de TAcadémie long- temps avant d'avoir pu réaliser son désir.
Il fallait, en effet, que Quesnay vînt habiter Paris et abandonnât la position qu'il s'était créée à Mantes. Il fallait que la place de se- crétaire d'Académie, occupée par Morand, fût vacante. 11 fallait, d'après les statuts, que Quesnay fut membre du collège de chirurgie et eut des diplômes équivalents à ceux des professeurs de ce collège. Or le chirurgien de Mantes n'avait d'autre grade que celui de maître reçu à Saint-Gôme.
En 1734, le duc de Retz, devenu duc de
1. D'une communication de Croissant de Garengeot â l'Académie résulte qu'il fut en rapports avec Quesnay à Mantes en 172:3.
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Villeroi et gouverneur de Lyon, par la mort de son père\ prit Quesnay comme médecin- chirurgien de sa maison, et un peu plus tard, en 1739, par un de ces abus si fréquents sous l'ancien régime, le gratifia d'une charge de commissaire des guerres dont il avait la nomination. Quesnay toucha les revenus de cette charge jusqu'à sa mort. Il accompa- gnait le duc de Villeroi dans ses voyages, soit à Lyon, soit à l'armée, mais son domi- cile principal était, rue de Varennes, à l'Hôtel du Duc, et les occupations de son emploi n'étaient pas assez absorbantes pour Tempêcher de se livrer à des travaux per- sonnels.
La Peyronie, de son côté, procura à Ques-
1. Dans un discours de Quesnay à l'Académie des Sciences de Lyon (15 février 1735) publié en tête de V Essai physique sur l'économie animale, on lit :
(( Mon établissement en province (l'auteur était établi à Mantes, d'où Mgr le duc de Villeroy Ta retiré depuis peu pour le placer auprès de lui) m'a mis dans la nécessité absolue de m'appliquer à l'étude de la mé- decine autant qu'à celle de la chirurgie. »
Dans l'inventaire après décès du beau-père de Ques- nay (2 novembre 1734) le domicile de celui-ci est déjà à l'hôtel du duc de Villeroy.
SCHELLK. 4
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nay, le 8 novembre 1736, une charge de chi- rurgien-juré près la Prévoté de Thôtel' et lui prêta 3.000 livres pour en payer le prix. Cette charge conférait l'agrégation à la communauté de Saint-Côme et au collège de chirurgie; Quesnay fut reçu au collège le 3 août 1737; Tannée suivante, il obtint un brevet de professeur royal pour la chaire des médicaments chirurgicaux ^
Morand avait abandonné sa place de secré- taire de FAcadémie et avait été remplacé momentanément par Petit, puis par son fils.
En 1740, le 21 juin\Quesnay fut agréé par le roi pour prendre cet emploi dont il exerça les fonctions jusqu'en 1748 et qu'il conserva nominalement jusqu'en 1751.^ Il eut ensuite le titre de secrétaire vétéran.
Quesnay travailla pour sa Compagnie aus- sitôt après sa désignation, rédigeant des mé-
1. Ai-ch. nationales. Les chirurgiens jurés avaient, entre autres attributions, â faire des rapports en justice sur les crimes et accidents.
2. En 1738, il échangea cette chaire contre celle de petite chirurgie.
3. Lettre de Maurepas.
4. Il signa pour la dernière fois le procès-verbal le 23 mars 175L
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moires sur la suppuratioiV et sur la régéné- ration des chairs'^ ^ faisant des rapports sur des concours et composant à cette occasion des précis sur les diverses espèce de remèdes, répercussifs^ , résolutifs *, émollients\ déter- sifs\ dans les maladies chirurgicales \
Il ne manquait pas de donner à ses con- frères des conseils que Ton retrouve fré- quemment sous sa plume : « 11 ne suffît pas de pratiquer la médecine ou la chirurgie pour pouvoir discerner avec sûreté l'effica- cité des remèdes; il faut, pour découvrir au juste leurs véritables effets, avoir acquis bien des connaissances que le seul exercice de l'art de guérir, joint au génie même le plus pénétrant, ne peut jamais nous donner ».
En 1743, il justifia plus complètement la confiance de La Peyronie en publiant le pre-
1. Juillet, août et septembre 1740.
2. Octobre 1740 et mai 1741.
3. Mai 1742.
4. Juin 1743.
5. Juin 1744 et juin 1746.
6. Mai 1747.
7. Les communications de Quesnay furent presque toutes lues par Hévin, vice-secrétaire.
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mier volume des Mémoires de VAcadémie^ Il inséra dans ce volume plusieurs articles de lui et une Préface que ses amis ont mise au niveau de celle que Fontenelle avait ré- digée pour le premier volume des Mémoires de V Académie des sciences. L'abbé Desfon- taines prononça même le mot de chef-d'œuvre, tout en signalant que la thèse de l'auteur avait quelque rapport avec celle que Clifton avait proposée dans VÉtat de la médecine an- cienne et moderne.
Dans cette introduction, Quesnay déve- loppa l'idée qu'il avait déjà esquissée dans ses premières communications à l'Académie*
1. Mémoires de l'Académie de Chirurgie, tome I, 1743; tome IL 1753; tome III, 1757; in-8*. Il existe aussi une édition in-12.
2. Dans le discours à l'Académie des Sciences de Lyon, on lisait déjà :
« Pendant 20 ans que j'ai exercé sans relâche ces deux professions ensemble (la médecine et la chirurgie), j'ai été fort attentif à remarquer quelles sont les con- naissances que l'on peut acquérir dans l'art de guérir par ce que l'on nomme vulgairement expérience et com- bien on peut compter sur les recherches que l'on fait du côté de la théorie pour nous éclairer sur la pratique de cet art. » Dans le mémoire sur l'opération du trépan, on lit : a Ce n'est qu'en rassemblant beaucoup d'observations.
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et qu'on retrouve dans le passage de VHis- toire de la chirurgie que nous avons cité plus haut.
Il fit observer aux chirurgiens que, pour bien exercer leur art, il ne suffît pas d'avoir de rhabileté de main et d'acquérir des con- naissances à' observation par une pratique de tous les jours; les connaissances tirées des expériences physiques, c'est-à-dire de Tana- tomie et de la chimie principalement, sont aussi essentielles. Elles peuvent quelquefois conduire à des opinions erronées en faisant rejeter trop rapidement les données fournies par la pratique. C'est ainsi qu'après les dé- couvertes d'Hervey, les médecins passèrent de la crédulité à un mépris excessif pour toutes les opinions anciennes. Mais l'observa- tion et V expérience peuvent se compléter et c'est en réalité par leur secours combiné qu'on peut arriver à la certitude. Dans bien des cas, celle-ci fait malheureusementdéfaut;
qu'en les comparant, qu'en les opposant les unes aux autres qu'on peut éviter qu'elles jettent dans l'erreur. Il faut faire de grandes recherches, rassembler beau- coup de faits, les présenter tous par le côté qui a du rapport au sujet qu'on veut examiner, pour faire sortir de leur assemblage quelques rayons de lumière. »
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on n'a alors pour se conduire que la conjec- ture et V analogie, moyens crinvestigation utiles, mais dangereux, surtout dans les mains de praticiens mal préparés à raisonner par leurs études préalables.
Les chirurgiens doivent donc s'instruire, concluait-il; ceux d'entre eux qui ont per- fectionné Fart avaient développé leur esprit par Tétude des langues savantes, par la cul- ture des belles-lettres et de la philosophie. Si ces hommes distingués avaient pu grouper leurs efforts dans des Sociétés consacrées aux recherches nouvelles, les progrès qu'ils ont provoqués auraient été plus grands. L'Académie de chirurgie comble cette lacune. Grâce à elle, pourront désormais s'introduire dans l'art les connaissances tirées de la phy- sique, de Tanatomie, de la chimie et aussi de la mécanique qui permet de construire des instruments et de doubler les forces des opérateurs.
Dans la Préface que nous venons de ré- sumer, les commentateurs de Quesnay ont vu surtout un travail de philosophie. Sans doute, à ce point de vue, elle a de l'intérêt; elle renferme un bon exposé de la méthode à
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suivre dans les sciences d'observation. ' Mais elle fut aussi une œuvre de circonstance ; l'appareil philosophique dont elle était re- vêtue était destiné à couvrir les conseils que Quesnay entendait donner à tous les prati- ciens de son temps, qu'ils s'appelassent mé- decins ouchirurgiens\ Il visait tout ensemble les habitudes conjecturales des docteurs, et la vanité des chirurgiens qui s'imaginaient, parce qu'ils étaient dépourvus d'instruction libérale, que les connaissances théoriques sont inutiles et que la pratique suffît à tout.
1. « Il n'est pas i^ossible d'exposer en une langue plus sobre et plus belle les lois de la méthode scientifique, dit M. Paul Reclus. Le premier volume des mémoires fut nommé le volume de Quesnay, car malgré les six mémoires de Petit, les articles d'Hévin, de Houstet et dePagos, les travaux de Quesnay, surtout ses recherches sur la suppuration, la gangrène, les plaies, les ulcères et les tumeurs ont par les horizons nouveaux qu'ils ouvrirent à la science, une importance considérable. Ce volume fut un émerveillement pour l'Europe ». (Dis- cours, déjà cité).
2. Citant les noms des grands chirurgiens, Quesnay dit en note :
« Plusieurs de ces grands hommes ont allié]le titre de médecin à celai de chirurgien, parce que dans les Uni- versités étrangères la médecine n'a pas été séparée de la chirurgie comme dans l'Université de Paris. »
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Il ne pouvait oublier la lutte engagée entre les deux professions, car, depuis plusieurs années, il y prenait une part très active.
VI
Cette lutte était devenue plus âpre en 1733, à propos de la question de savoir si les chi- rurgiens pouvaient traiter les maladies spé- ciales pour lesquelles ils avaient la faveur du public intéressé. Dans une brochure^ dont les chirurgiens ont pu dire que c'était « un » libelle indécent adopté par le Corps entier » delà Faculté, muni du sceau de son appro- )) bation, distribué par elle publiquement », tout droit à cet égard avait été dénié aux chirurgiens.
Un médecin, Maloet', soutint ensuite, à l'Ecole de médecine, cette thèse insidieuse :
1 . Question de médecine, scœoir, etc. (déjà cité), 1733. par Baron, régent de la Faculté. En cette année la Faculté substitua à l'examen de chirurgie pour les bache- liers des exercices sur l'anatomie et les opérations chi- rurgicales (Mercure, 1733), et obligea les bachelieT-s à ^eux années d'études de dissection.
2. Médecin ordinaire du loi et de Thôtel des Inva- lides.
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An chirurgia pars médicinal certior? Ce fut Qiiesnay qui lui répondit au nom des chirur- giens\
Nous avons avancé que ses biographes ont donné peu d'indications sur sa participation à la défense des chirurgiens contre la Fa- culté. D'Albon, Romance, n'en disent rien ; Grandjean de Fouchy se borne à ce para- graphe :
« Il eut la plus grande part non seulement » aux ouvrages polémiques, mais encore » aux mémoires juridiques qui parurent » pendant l'intervalle de sept ans que dura » cette grande affaire; le chirurgien devint » antiquaire, jurisconsulte, historien. Parmi » tous les ouvrages que les circonstances » exigèrent de lui, celui qu'il affectionna » le plus était l'écrit imprimé en 1748 et » intitulé : Examen impartial des contesta- » fions. Ce n'était pas sûrement le temps » qu'il y avait employé qui lui avait inspiré » cette affection, car il fut conçu et exécuté » en dix ou douze jours )) .
Dans la note manuscrite dont Grandjean
1. Dans les Observations sur les èerits des modernes.
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de Fouchy s'était servi, Hévin avait été un peu plus explicite : « La fameuse déclaration )) de 1743 donna lieu au trop célèbre procès » qui a duré sept ans entre les deux corps. )) On sait toute la part qu'a eue Quesnay à la » plus grande partie, non seulement des ou- » vrages polémiques, mais même aussi des » mémoires juridiques qui furent publiés )) dans ce long intervalle. Mais, de tous ces )) ouvrages, le seul dont il ait toujours parlé )) avec une sorte de satisfaction intérieure, ))' c'était V Examen impartialdes contestations. )) qu'il conçut et exécuta en dix ou douze » jours )).
De ces déclarations, résulte o^n^VExamen impartial ne fut pas le seul écrit polémique de Quesnay et, en effet, il en publia beaucoup d'autres.
Hévin est, toutefois, inexact sur un point, La lutte contre les médecins dura beaucoup plus de sept ans; elle commença bien avant 1743 et Quesnay y prit part plusieurs années auparavant.
Il existe à la Bibliothèque nationale un recueil factice et unique en son genre qui renferme presque toutes les brochures pu-
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bliées au cours de cette lutte. D'après une note manuscrite\ placée entête de la collec- tion, elle aurait été commencée parQuesnay, puis continuée par Hévin père et par Hévin fils. C'est à la vente de ce dernier qu'elle fut achetée.
En feuilletant cet énorme recueil, on constate que les noms des médecins et des chirurgiens, à qui il est fait allusion à un titre quelconque dans les brochures, sont dévoilés par des indications à la plume et on acquiert bientôt la certitude que ces indi- cations émanent d'une personne bien ren- seignée sur les faits.
1. En voici le texte :
(( Ce recueil a été commencé par M. Quesnay, con- » tinué par M. Hévin le père, gendre de M. Quesnay, » et enfin augmenté par M. Hévin le fils, de manière à » fournir 13 volumes in-4", 12 volumes in-8°, 17 vo- » lûmes in-12. C'est à la vente de M. Hévin le fils que » j'en ai fait l'acquisition le mardi 25 vendémiaire » an XII (18 octobre lb03) ». Signé : By (Barthélémy).
Chaque volume du recueil est précédé d'un titre im- primé qui porte: '< Recueil de pièces et mémoires pour )) les maîtres en l'art et science de chirurgie, Phila- » delphie. 1760 ». Le recueil s'étend bien au-delà de 1760 et renferme des pièces étrangères à la lutte entre chirurgiens et médecins. En tête du premier volume in-4° est un portrait de Quesnay.
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La première pièce signalée comme étant de Quesnay est une Réfutation de la thèse de Maloet\
« Les médecins, accoutumés aux ténèbres » de leur science conjecturale, ont voulu )) prouver que la chirurgie est de toutes les )) parties de la médecine la plus incertaine )>, dit Fauteur, et il s'amuse alors à montrer la naïveté des préceptes enseignés à l'Ecole de médecine^ la diversité des opinions médi- cales, le mépris des médecins étrangers pour les médecins français, les disputes inces- santes entre ces derniers.
Un médecin, Santeuil, répliqua par deux brochures, la première en latin avec le fran- çais en regard*, sans doute pour la mettre à la portée des chirurgiens, la seconde en français ^ 11 reprocha à Fauteur de la Réfuta- tion, dont la paternité était attribuée à Petit,
1. Par un chirurgien, insérée dans les Obsercaiions sur les écrits des modernes, par l'abbé Desfontaines et l'abbé branet, (34 vol. in-12, 1735-1743), de juin 1736.
2. Question de médecine où il s'agit de sacoir si la médecine est plus certaine que la c/iirurf/ie, 1736.
3. Réplique à l'auteur des Obsercations sur les écrits, etc. D'autres brochures furent publiées sur le même sujet.
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d'avoir prêté aux médecins des sentiments qu'ils n'avaient point et cela, faute de savoir le latin, pour avoir traduit la phrase : An chirurgia pars medicinae cevtior?^ par « La chirurgie est la partie la plus incertaine de la médecine ».
L'abbé Desfontaines, qui avait publié la Réfutation dans son journal, jeta les hauts cris : « Si, dit-il, vous connaissiez celui dont vous parlez, vous ne parleriez pas ainsi. Mais un chirurgien avoir raison contre un méde- cin, c'est insensé! »
Maloet et d'autres^ vinrent appuyer San- teuil et affirmèrent que les prétentions des médecins avaient été dénaturées, qu'ils n'avaient jamais songea attaquerla chirurgie.
Quesnay n'eut pas de peine à établir, dans une seconde pièce', que les médecins avaient porté les premiers coups et dans quel but, par avidité, pour exiger des aspirants à la maîtrise le paiement de droits.
1. Procope. — Lettre insérée dans le Mercure à^d.o\}X 1736.
2. Réponse cV un chirurgien à la lettre insérée dans le Mercure de France du mois d'août dernier et adressée aux auteurs des Observations sur les écrits des nio . dernes. Il y fut répliqué par la Lettre d'un docteur en médecine à un maître chirurgien.
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(( La médecine, dit-il, est nécessairement conjecturale et jamais Tautorité de Topinion n'a autant partagé les maximes d'aucun autre art. Sans doute, tous lés dogmes médicaux ne sont pas contestés, mais il s'en faut bien que la portion généralement admise « s'étende » aussi loin que la profession du commun » des médecins qui, certainement, entre- » prennent beaucoup au delà, non seulement )) de leurs connaissances, mais même des )) décisions qu'ils peuvent raisonnablement » fonder sur des conjectures. »
En dépeignant la vie du chirurgien de village, Fauteur le montre obligé d'acquérir de la prudence, tandis que les médecins se font remarquer par la témérité de leurs mé- dications.
« La seule envie de dominer, conclut-il, a » fait porter le trouble et la dissension dans )) deux professions qui, également libres, » également nobles, également occupées du » plus intéressant de tous les objets, ne » sauraient trop se ménager, quand ce ne » serait que pour l'honneur de ceux qui les » cultivent )>.
Desfontaines applaudit à ce langage et alla
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jusqu'à dire que le plus beau chapitre de la Recherche de la Vérité ne dépassait pas la réponse des chirurgiens pour la justesse des idées et la netteté du style. « Voilà, s'écria-t-il, comme écrivent ces gens sans scrupule et sans éducation ! »
La querelle s'envenima; les brochures de- vinrent plus acerbes sous la plume du méde- cin Procope Couteaux^ et sous celle du doyen Andry ^ Quesnay adressa à ce dernier une Réponse à Cléoii ' où il divulgua les procédés employés par la Faculté qui provoquait la publication d'ouvrages ridicules^ par des chiruro^iens io^norants et s'en servait ensuite pour se moquer de tous les chirurgiens.
Puis, les deux parties se battirent sur le terrain pratique, à l'occasion de la publication par le médecin Astruc d'un traité De morbis
1. Lettre de M..., à un ami de prorince, octohTe 1736. Une Réponse à cette lettre est attribuée tantôt à Desro- ziers, tantôt à Quesnay dans le Recueil cité.
2. Clèon à Eudoxie touchant la prééminence de la médecine. 11 fut publié une série de brochures pour et contre, entre autres diverses lettres d'Astruc.
3. Attribuée aussi à Petit.
4. Le Guidon de Saint-Come.
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Veneris, les médecins voulant interdir aux chirurgiens de s'occuper de ces maladies.
Quesnay fut encore un de ceux qui répon- dirent à Fauteur du traité. Dans une première brochure \ faisant allusion aux tendances des médecins à l'accaparement, il leur dit : « Il me semble entendre ce philosophe dont le spectacle a tant de fois enrichi la scène, qui, sous prétexte que la philosophie est la con- naissance de toutes les choses par leurs causes..., veut arracher le timon des affaires au magistrat politique, Tépée au guerrier, la justice au juge, le pinceau au peintre, le ciseau au sculpteur, le compas à Tarpen- teur... ))
Dans d'autres brochures qui formèrent, avec la première, douze lettres signés « M..., chirurgien de Rouen' », Quesnay attaqua plus vigoureusement l'auteur du traité De morbis Veneris. Les pamphlets de ce dernier con- servés dans le Recueil dont nous avons parlé
1. Réponse d'un chirurgien de Saint-Côme à la pre- mière lettre de M. Astruc, atec une addition qui sert de réponse à la deuxième lettre de M. Astruc (sep- tembre 1737).
2. Voir aux Annexes.
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sont lardés de coups de crayon, sans doute de la main de Quesnay, pour marquer les passages à réfuter.
Dans une de ses lettres, le prétendu chi- rurgien de Rouen attaqua directement Astruc:
« Peut-être que ma paresse n'aurait pas » fui les savants travaux qui Font rendu redou- » tabledans les disputes ; mais l'empreinte que » ces travaux laissent dans mon esprit m'a » toujours effrayé. Le ton décisif et imposant, » l'appareil des démonstrations, l'ordre en- » nuyeux des dissertations, la présomption «qu'inspirent des recherches que les yeux » ont faites plutôt que l'esprit... tous ces dé- )) fauts si familiers à quelques savants m'ont » dégoûté d'une vaste érudition; disciple de » la nature, je l'ai suivie dans ses détours. )>
Un peu plus loin, se trouve cette phrase que Grandjean de Fouchy semble avoir co- piée pour l'appliquer à Quesnay :
« Je pourrais dire sur le même ton que » M. de Fénélon écrivant à M. de la Mothe : » Vous savez transformer le médecin en » théologien, enjurisconsulte, en antiquaire.»
Dans les autres lettres, Quesnay se moqua des médecins en général :
SCHELLE. 5
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« Ils sont si persuadés de Tiitilité du babil, (ju'il y en a beaucoup qui préparent pour chaque maladie des discours qu'ils débitent dans les consultations. Xe disait-on pas, quand Chirac consultait : « Écoutons cet orateur qui s'est préparé avant d'avoir vu le malade, »
Puis, revenant à Astruc, le chirurgien lui lança ce trait: «Nous ne refusons pas nos hom- mages à Térudition ; ce que nous blâmons, c'est un savoir déplacé... Qu'un médecin fasse sérieusement divers personnages en même temps; que, comme un acteur universel, il paraisse en antiquaire, en naturaliste, en médecin, en chirurgien, etc., c'est le comble du ridicule».
Les sarcasmes de Quesnay ne dépassaient pas toutefois les bornes de la politesse. Plusieurs de ses confrères furent moins me- surés^; on parla du brigandage de la méde- cine- et nécessairement aussi du brigandage
1. Second mcinoirc poiii- h's chu-iirglens où l'on ré- sout le problème posé par la Faculté (1736). Les mé- decins y sont traités de caméléons, bas et rampants chez les riches, fiers et imposants chez les citoyens d'un étage ou d'une fortune médiocres.
2. Lettre d'an médecin sur ce '/ue c'est que le brigan- dage de la médecine (1738).
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de la chirurgie. Les attaques devinrent per- sonnelles : un médecin^ signala que Quesnay avait publié deux ouvrages sur des questions- médicales sans avoir obtenu l'agrément de la- Faculté et le menaça de poursuites. Le fait était exact : en 1736, Quesnay avait publié YEssai physique sur V économie animale et V Art de guérir par la saignée, sans que ces deux ouvrages eussent été accompagnés, comme d'usage, de l'approbation du doyen. Quesnay s'en était expliqué dans la préface de ce dernier ouvrage. Après avoir cité les- approbations qu'il avait reçues, il avait ajouté :
« On y pourrait joindre aussi celle de la- Faculté de médecine de Paris, parce qu'elle avait nommé deux de ses membres pour examiner l'ouvrage et que, sur le rapport de ces deux savants docteurs, elle l'a trouvé- digne de ses éloges. ^lais pour des motifs-
1. Le Bâillon, ou Réflexions adressées à l'auteur de Isu lettre insérée dans le Mercure du mois d'août dernier, au sujet de la dispute qui s'est élevée entre M. Maloet et un quidam soi-disant médecin anglais (Santeuil) d'une part, et les chirurgiens d'autre part par M...,, médecin du roi (1737).
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qui ne regardent ni le livre ni Taiitear, elle a jugé à propos de supprimer son suffrage ». Il est vraisemblable que la part prise par Quesnay à la lutte contre la Faculté n'avait pas été étrangère à cette décision.
D'autres médecins ' attaquèrent vivement Tabbé Desfontaines qui soutenait la cause de la chirurgie dans ses Observations sur les écrits des Modernes.
Ils prétendirent qu'il était à la solde des chirurgiens et qu'il refaisait leurs écrits. « Nous savons, disaient-ils, que Petit paye la polémique, nous savons d'un imprimeur de Rouen qu'il a fait composer à ses frais les douze lettres d'un chirurgien de Rouen *. »
Desfontaines se défendit énergiquement d'avoir prêté le concours de sa plume; il avoua que les chirurgiens Favaient consulté sur leurs deuxpremiers opuscules, mais, ajou- ta-t-il, (( ils étaient entièrement achevés quand ils me firent cet honneur; ils ont cru avec raison que cela était inutile, en sorte que je
1. Piocope Coupeaux, Précis de la dispute entre M. Astruc et M. Petit, maître barbier chirurgien.
2. Procope Coupeaux, Lettre d'un ai^ocat de Paris à un de ses amis de province.
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n'ai vu leurs autres écrits qu'avec le public ».
Il est toujours facile de nier ce qui ne peut être prouvé; mais les chirurgiens auraient commis une imprudence s'ils avaient donné leurs brochures à Fimpression sans les avoir fait revoir par un homme de lettres; il nous semble probable que l'abbé Desfontaines fut plus ou moins leur teinturier.
Sa collaboration à V Histoire de la chirurgie est admise par les bibliographes. Quesnay qui rédigea les mémoires présentés en jus- tice parles chirurgiens a dii aussi prendre une large part à la composition de ce gros ouvrage dont La Peyronie fît lire, avant Fimpression, des morceaux à LWcadémie de chirurgie^ et qui contient comme annexe une foule de documents sur la communauté de Saint- Gôme. On ne doit pas oublier ce qu'a dit Hévin de l'importance des recherches juri- diques laites par son beau-père. L'inter- vention de Desfontaines n'empêcha pas toute- fois T/A'^/oiVe de la chirurgie d'être indigeste. Le livre était destiné à prouver que le col- lège de chirurgie avait toujours été indé-
1. Par Garengeot et par Morand, 1738, 1739, 1740.
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pendant et que des chirurgiens célèbres en étaient sortis. Avec beaucoup moins de pages, îe but aurait pu être atteint.
Le public donnait en général raison aux chirurgiens. « Deux circonstances leur ont été favorables, dit Barbier; la première, la perfection de leur art (|ui a été portée à un haut degré, qui leur a attiré Fapproba- tion et la contîancedes grands et du public... ; la seconde, la grande faveur de La Peyronie, premier chirurgien du roi, qui est un homme d^esprit, et entreprenant, et fort supérieur par le crédit et par Tintrigue à M, Ghicoy- neau, premier médecin du roi, qui est un homme tranquille ^ ».
Devenu premier chirurgien en 1736 à la mort de Maréchal, nommé en 1742 médecin consultant du roi, La Peyronie était très aimé de Louis XV et de plusieurs personnes puissantes, entr'autres de M""" de la Tour- nelle -, qui allait être créée duchesse de Châteauroux.
1. Mémoires de A/"* de Brancas.
2. Chicoj'neau avait été nommé premier médecin du roi en remplacement de Chirac, dont il était le gendre. Il était, dit M. Paul Reclus, l'ami de La Peyronie et
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En 1743, le 23 avril, il obtint une Décla- ration qui sépara définitivement les chirur- giens d'avec les barbiers.
« L'École de chirurgie, est-il dit dans le » préambule de cette déclaration, a mérité )) depuis longtemps d'être considérée comme )) l'école presqu'universelle de notre ro- » yaume.., Xous savons que le désir de se » rendre toujours de plus en plus utiles au » bien public a inspiré aux plus célèbres » chirurgiens de la même école, le dessein » de rassembler les différentes observations » et les découvertes que l'exercice de leur )) profession les met à portée de faire pour en )) former un recueil dont le premier essai » vient d'être donné au public...
« Les chirurgiens de cette école ont jus-
11 avait comme lui pour ennemi, l'acariâtre Faculté de Paris, parce que les docteurs régents de la capitale étaient Indignés que l'on n'eût pas choisi parmi eux le premier médecin du roi. Chirac, qui était sorti delà Faculté de Montpellier, avait imaginé pour vaincre l'au- torité de la Faculté de Paris la création d'une Aca- démie de médecine. C'est de ce projet qui ne se réalisa pas, dont Maréchal et La Peyronie s'emparèrent au profit de la chirurgie. — Louis, Hist. de V Académie dans le recueil des mémoires de cette académie.
» tifîé par Timportance de leur découvertes, )) les marques d'estime et de protection que » les rois ont accordées à une profession » importante pour la conservation de la vie » humaine, mais les chirurgiens de robe » longuequi en avaient été Tobjet ayant eu » la faculté de recevoir par lettres patentes )) de mars 1656 un corps entier de sujets )) illettrés qui n'avaient pour partage que » Texercice de la Barberie et Fusage de quel- » ques pansements aisés à mettre en pratique, » Fécole de chirurgie s'avilit bientôt par ce » mélange d'une profession inférieure. «
En conséquence, il fut décidé que le bre- vet de maître en chirurgie à Paris ne serait dorénavant donné qu'à ceux qui auraient préalablement obtenu le titre de maître ès- arts dans une des universités du royaume et « la Barberie fut réservée à la communauté »des maîtres barbiers-perruquiers étuvis- » tes. »
(( Le procès est jugé tacitement, note Bar- bier en juin 1743, et perdu pour les méde- cins. Il n'est plus question d'hommage. Il y a plus ; tous ceux qui seront reçus dans la suite, étant lettrés, joindront à la science de
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la chirurgie et de l'anatomie la connaissance de la médecine et dans quinze ans d'ici seront préférés aux simples médecins dont la science, en effet, n'est que conjecturale. »
« La victoire, dit aussi Hévin, était le fruit et la récompense du premier volume des mémoires que l'Académie de chirurgie pré- senta au roi. »
Elle était due plus encore à l'influence personnelle de La Peyronie, mais elle ne fut pas aussi' complète que le pensait Barbier et que l'espéraient les chirurgiens.
Interprétant la déclaration, ils avaient supposé qu'elle rendait le collège de chirur- gie entièrement indépendant de la Faculté. Gomme ils avaient convoqué le doyen pour des examens qui devaient avoir lieu le 19 mai, ils le laissèrent venir au jour fixé ; mais quand il se présenta, ils lui firent dire que les examens étaient ajournés; ils eurent lieu le 29, hors de sa présence.
La Faculté réclama aussitôt devant le Parlement; un arrêt du 4 septembre décida que le collège de Saint-Côme ne pourrait procéder à la réception des maîtres-chi- rurgiens sans que le doyen de la Faculté,
avec deux docteurs, eussent assisté aux examens.
Le roi avait donné raison aux chirurgiens ; la Cour donnait raison aux médecins. Les deux parties recommencèrent à se déchirer.
« Il s'est élevé une tempête contre La Pey- ronie, au sujet d'une déclaration qu'il a obtenue de M. le Chancelier sur un change- ment qu'il veut introduire dans la chirurgie, écrit le 18 juillet M"^^ de Tencin, amie d'Astruc, l'un des principaux adversaires des chirurgiens. Je vous envoie des Remarques qu'on a laites sur cette déclaration, qui vous mettront au fait. Je ne suis pas fâchée que La Peyronie essuie des travers ; c'est un drôle très dangereux et de plus livré à Maurepas. »
Les Remarques dont il est question dans cette lettre sont probablement les Réflexions sur la déclaration du roi, publiées par le médecin Procope et dans lesquelles La Pey- ronie était accusé d'avoir trompé le roi au sujet des barbiers.
Dans des Observations' sur la brochure
1. Observations sur les Réflexions sur ta déclara- tion du roi du 23 avril 1 743 concernant ta comniu-
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de Procope, qui ne peuvent être attribués à Quesnay avec certitude, il fut reconnu une fois de plus que Tétude des lettres, du latin, du grec, de la philosophie, était indispen- sable à Texercice des arts médicaux et que la science était encore plus essentielle aux chirurgiens que la pratique. Mais Tignorance des docteurs de la Faculté fut de nouveau mise en relief: « Tout le monde sait le mépris des nations savantes pour les médecins de la Faculté de Paris. Voici ce que m'écrit un des physiciens les plus éclairés : Parmi tous ceux qui exercent la médecine, on ne voit aucun vestige ni de génie, ni de savoir ; des esprits lourds, qui ignorent Tanatomie, la physique, les principes de leur art, et voilà les maîtres de la vie des misérableshumains ».
Procope riposta et faisant allusion à Tun des travaux de Quesnay, publiés dans les mémoires de TAcadémie de chirurgie, il èciivit :
« L'auteur des Observations prétend que c'est la science qui fait l'essentiel d'un bon (^hirurgien. J'en connais qui se croient capa-
nauté des maîtres chirurgiens de la cille de ParHs. Ces observations eurent deux éditions.
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blés de faire des Dissertations sur les vices des humeurs et qui ne laissent pas d'être de très mauvais chirurgiens. »
Un autre docteur, Bouillhac, premier mé- decin du Dauphin et de Mesdames, lança à (Juesnay le même reproche d'inhabileté pro- fessionnelle.
A cette époque, intervint dans la lutte un nouveau champion, La ^lettrie, docteur de Leyde, que ses opinions matérialistes feront bientôt persécuter. Il venait, après Astruc, de publier un traité De Veneris morbis\ Tout d'abord les deux auteurs s'étaient fait des compliments; ils s'étaient ensuite divisés. Alors La Mettrie se mit à attaquer son con- frère et avec lui toute la Faculté de Paris. Dans un pamphlet que le Parlement con- damna au feu, La politique du médecin de Machiavel^ et dont Voltaire a dit que c'était le livre d'un enragé et d'un malhonnête homme ', il griffa les médecins avec autant de verve que de méchanceté, non sans égra- tigner, en passant, quelques chirurgiens. Toutes les célébrités médicales y passèrent,
1. 1739.
2. Lettre à Richelieu, 27 janvier 1752.
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depuis Silva, mort récemment et qu'il appelle De la Foresl, jusqu'à Andry qui, sous sa plume, devient Verminosus, Bouil- Ihac qu'il appelle Bacouill, et aussi Quesnay, dont il fait Qualisnasus. Nous ne recueil- lerons de ses traits que ceux qui touchaient ce dernier.
C'est d'abord un éloge : « Je ne suis pas » surpris qu'on donne de l'esprit à Bacouill. » Il dit que Qualisnasus, ce génie qui, d'un )) regard, peut l'écraser, est bon sur le papier » et ne vaut rien du métier. Il est naturel à » l'amour-propre de chercher à se venger » par le mépris. Quel insecte ne pique pas » quand on l'irrite ! »
Vient ensuite une attaque. « C'est, comme » Verminosus^ le disait de V Économie ani- » maie de Qualisnasus, c'est Bœrrhave mis » en pièces ; ce sont ses propres leçons » habillées à la française ! D'accord avec » La Foriîst, ce Verminosus pria le commen- » tateur de Bœrrhave (c'est-à-dire La Mettrie » lui-même^) de faire un parallèle qui dé- » montre clairement toute la friponnerie de
1. Il a traduit les aphorismes de Bœrrhave.
» la belle physiologie dont je parle et qui » ne ressemble presque en rien, si ce n'est » par rapport au fond, avec celle de Haller, )) comme les savants peuvent en juger ».
Cette accusation de plagiat a été renou- velée plusieurs fois contre Tauteur de ÏEco- iiomie animale. Nous en reparlerons.
VII
D'autres faits avaient irrité les médecins. Comme pour les narguer, La Peyronie, qui n'était que chirurgien juré de Montpellier S avait pris le bonnet de docteur à la Faculté de Reims en 1739 et, ainsi qu'on Ta vu, s'était fait nommer médecin consultant du roi. Ques- nay prit également ses grades de médecin à la Faculté de Pont-à-Mousson le 9 septembre 1744; un troisième chirurgien, Froment, les imita.
Les médecins racontèrent', et la chose était vraisembla])le, ([u'à Reims, La Peyronie avait
1. Son brevet daté du 20 septembre a été iuséré daus les Obsertations des écrits des modernes.
2. Lettre d'un médecin de Paris (Santeuil) à un mé- decin de prorince, 1740.
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été examiné à portes fermées et que tous les règlements de la Faculté avaient été violés en sa faveur.
Quesnay s'était rendu à Pont-à-Mousson pendant qu'il était à l'armée de Metz où, dit Fouchy, il avait suivi le roi, plus exactement où il avait accompagné le duc de Villeroy, colonel d'un régiment des gardes du corps.
La Faculté de Pont-à-Mousson avait-elle été plus sévère pour lui que celle de Reims pour La Peyronie? Le doute est permis. « Il y a plusieurs boutiques ouvertes où Von » vend des grades », a dit un médecin' . a 11 » y a des médecins qui font venir par la poste » des lettres de docteur de certaines Univer- )) sites de province où Ton a plus de respect » pour l'argent que de respect pour les » ordonnances royales », a dit un second » médecin ^ « L'on sait avec quelle facilité » les degrés se donnent dans les autres Uni- » versités. On sait que dans ces petites Uni- » versités l'on donne pour de l'argent des >) licences », a dit un troisième '.
1. Castera, Lettre sur la maladie du roi.
2.' Lettre d'un garçon.^ barbier à l'abbé Desfontaines.
.'i. Réponse pour la Faculté de médecine à... la re-
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Fouchy, dans son Eloge, constate que le « changement d'état » de Ouesnay lui fut sou- vent reproché.
Hévin avait écrit dans sa note manuscrite : « La véritable raison qui détermina puis- samment Quesnay à se dévouer à la pratique de la médecine interne uniquement n'est pas ignorée de ses enfants et de ses amis parti- culiers. La goutte dont il était atteint dès Page de vingt ans et qui souvent se portait sur ses yeux et occupait le plus ordinairement ses mains et ses doigts l'avertissant assez que les ouvrages manuels de la chirurgie lui échapperaient bientôt, il prit le parti de faire usage des inscriptions en médecine qu'il avait prises dans sa jeunesse, et, pendant la campagne de 1744, où il avait suivi le roi à Metz, il reçut à Pont-à-Mousson les degrés de bachelier et de docteur en médecine après avoir subi, dans les délais fixés par les règle- ments, les examens ordinaires et soutenu publiquement, le 9 septembre 1744, une thèse De affeclibus in génère qui fut imprimée et que je conserve. »
quête importante pour les médecins de la Chambre royale.
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Cette thèse n'a pas été retrouvée, mais le texte du diplôme qui fut délivré à Quesnay a été inséré depuis longtemps dans le Dic- tionnaire des Sciences niédiccdes\
D'après ce texte, la Faculté regarda Ques- nay comme étant déjà licencié; après avoir considéré « la pureté de sa vie et de ses mœurs, son érudition variée, sa renommée élogieuse, sa science et son habileté », elle lui donna le grade de bachelier; ensuite, « après avoir éprouvé sa doctrine par de nom- breux examens », elle lui délivra les « insignes du laurier de docteur ». 11 semble résulter de là que Quesnay ne subit pas d'examens pour les premiers grades, mais qu'il en subit pour le doctorat.
Il eût été, en effet, imprudent de sa part de ne point se mettre en règle, au moins pour le titre principal ; les colères des mé- decins étaient déjà déchaînées contre La Peyronie.
« Je vous ai mandé le procès des médecins » contre La Peyronie, écrit ^I™® de Tencin » le 15 août 1743, ils l'ont fait assigner pour
1. Voir aux Annexes.
SCHELLB. 6
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)) produire ses lettres de docteur. La façon » dont il cherche à se défendre prouve que, » s'il a des lettres^ elles fourmillent de )) nullités. Si le roi le veut soutenir, il faudra » qu'il couvre par son autorité un million de » défauts ^).
A Metz^ où il dirigea le service de santé de Tarmée, La Peyronie provoqua l'admira- tion par son habileté ; il soigna le roi dans sa maladie et gagna sa confiance. La jalousie des médecins n'en fut que plus vive. Le docteur Castera, qui, lui aussi, avait été appelé auprès du souverain , discuta publi- quement^ la valeur des conseils qu'avait donnés le premier chirurgien et la Faculté de Paris refusa de reconnaître sa nomination de médecin consultant.
Que Quesnay ait ou non pris [)lus de pré- cautions que son ami, qu'il ait ou non rempli plus régulièrement les formalités réglemen- taires, il eut aussi à compter avec la Faculté de Paris. Elle mit en pratique un ancien engagement en vertu duquel les docteurs de Paris n'entreraient point en consultation
1. Correspondance de M""* de Te nain.
2. Castera, brochure citée.
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avec les docteurs de province \ D'après le Dictionnaire des sciences médicales, un procès, dont nous n'avons pas trouvé trace ailleurs, aurait été engagé à ce sujet.
La Peyronie avait assez de crédit pour triompher de ses ennemis ; Quesnay n'avait encore que la protection et l'amitié de celui- ci, mais elles ne lui firent pas défaut.
« C'est un gendre de Quesnay, nommé Hévin, écrit M""® de Tencin le 8 mai 1744, qui a la place du premier chirurgien de M"^*' la Dauphine, et c'est un garçon de La Peyro- nie qui est chirurgien ordinaire. Le pre- mier n'est connu que par l'Almanach royal et n'a assurément aucune réputation et l'autre est au-dessous de rien ».
La Peyronie, après avoir placé le gendre de Quesnay, assura par un legs important une situation à son ami^ Par un testament du 18 avril 1747, il lui laissa cinq actions de la Compagnie des Indes et lui fit remise en ca- pital et intérêts des 3.000 livres qu'il lui avait autrefois prêtées pour acheter une charge
1. Les chirurgiens de Saint-Côme avait pris un en- gagement du même genre vis-à-vis des barbiers.
2. Lorin, François Quesnay.
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de chirurgien juré. Il légua en même temps sa terre de Marigny à la communauté des chirurgiens de Paris, avec l'obligation d'em- plo3'er une partie des revenus à donner des jetons à 40 membres de l'Académie à la fin de chaque année et d'allouer en outre au secrétaire, c'est-à-dire à Quesnay, une rente de 3.000 livres.
Par un codicille du 20 avril, il précisa que la rente de 3.000 livres serait payée à dater du jour de son décès. M'"^ Issert, sœur du testateur et usufruitière de ses biens, attaqua cette disposition et insinua qu'ayant été prise presque à la veille de la mort de La Peyronie, elle avait été suggérée par Quesnay a non satisfait du retardement » du paiement de la rente. Elle fut déboutée par une sen- tence du Châtelet du 29 août 1747, que con- firmèrent un arrêt du Parlement du 8 juillet 1748 et un arrêt du Conseil.
Par la mort de La Peyronie_, Quesnay devint le chef de la défense des chirurgiens et Ton parla de lui pour le poste de premier chirurgien du roi \ Diderot lui prêta à ce
1. Mémoires du duc de Luj/nrs : « Il paraît qu'il n'y a que quatre sujets pour lui succéder (à La Peyronie),
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moment Fappui de sa plume \ Dans une brochure datée de 1748, TEncyclopédiste soutint plaisamment que ce qui distinguait surtout des chirurgiens les docteurs de la Faculté était d'avoir payé 2.000 écus pour frais de diplômes.
(( Il me paraît ridicule, dit-il, que dans » des occasions où Petit se trouverait à côté » d'un malade avec un P... (probablement » Procope qu'on traitait de médecin comi- » que) ou quelque autre embryon de la ïi Faculté, celui-ci se crût en droit de com- » mander... Quoi! un homme habile, un » Quesnay, parce qu'il n'est que chirurgien, )) se taira devant un P. .., parce qu'il en a » coûté 2.000 écus à ce P... pour obtenir le )) grade d'ignorant médecin ! >^
Morand qui a une grande réputation dans Paris, Ba- gieux, qui s'en est acquis depuis longtemps dans l'armée, La Martinière, que le roi paraît aimer beau- coup. . . et un nommé Quesnet, qui est à M. le duc de Villeroy. C'est celui qui a le plus travaillé, à ce qu'on dit, au grand mémoire des chirurgiens ». Il s'agit du Mémoire présenté au roi par son premier chirurgien. où est exposée Tancienne législation sur la chirurgie en France, imprimé en 1749. — La Martinière fut nommé premier chirurgien. 1. Œuvres de Diderot.
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Quesnay publia, à la même date, une autre brochure, celle qu'il composa en dix ou douze jours et dont il parla toujours avec satisfaction, V Examen impartial des contes- tations entre médecins et chirurgiens \ Pour la première fois dans ses écrits, le philosophe social commence à se montrer.
(' Ce qu'on peut apercevoir assez claire- ment dans cette foule de mémoires répandus dans le public, dit-il, c'est la législation qui règle les droits des deux professions, mais ces droits sont ce qu'il y a de moins impor- tant à décider. Les médecins et les chirur- giens sont faits pour le public; c'est le public qui les récompense, qui fait leur principal objet et qui assurera toujours dans la société des hommes qui se destineront à l'exercice de la médecine et de la chirurgie; mais il s'agit de savoir quels doivent être ces hommes et quelles précautions on doit pren- dre pour procurer au public le plus qu'il est possible des médecins et des chirurgiens suiïisamment instruits pour exercer des pro- fessions qui décident de la vie des citoyens. »
1. Par M. de B., 1748.
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Avant de résoudre le problème ainsi posé, Quesnav soulève une question préjudicielle.
« La première chose qu'il semble qu'on devrait se proposer serait d'examiner si ces professions sont plus utiles que nuisibles à la société afin de les conserv^er ou de les proscrire. L'obscurité de l'art de guérir ins- pire, en effet, des doutes suffisants pour hé- siter sur le parti qu'on devrait prendre, mais cette obscurité même met le public hors d'état de décider si l'impéritie des médecins et des chirurgiens est plus à craindre que les maladies. 11 n'y a que les hommes qui jouissent de la santé qui puissent se livrer sensément à ces réflexions, car, lorsque dans nos maladies nous sommes pressés par la douleur et par la crainte, nous nous jetons avec empressement entre les bras de ceux qui captivent notre confiance, qui apaisent nos craintes et qui nous promettent avec assurance des conseils salutaires. Ainsi il est inutile de délibérer s'il faut des médecins- et des chirurgiens dans la société; leur art mystérieux est si imposant qu'on aura tou- jours recours à eux dans les maladies ».
Ce scepticisme est piquant, et Quesnay
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l'accentua encore en disant : « Tous les hommes sont remplis de préjugés sur les professions savantes qu'ils n'ont point étu- diées et l'ignorance peut suggérer des opi- nions très dangereuses dans les décisions où il s'agit d'une multitude innombrable d'hommes )>.
Quesnay admet en conséquence que les professions médicales doivent être régle- mentées, mais en exigeant des conditions d'aptitude des professionnels et non en déli- mitant le domaine de chaque profession.
« Les chirurgiens ont à faire deux sortes d'opérations, explique-t-il, les opérations parfaitement réglées, telles qu'on pourrait les faire sur le cadavre, mais qui sont en petit nombre, les opérations qui ne se res- semblent jamais exactement et qui sont les plus nombreuses. Pour les premières, l'ha- bileté de main peut suffire ; pour les autres, l'étendue de la capacité dans l'art d'opérer consiste dans l'étendue du savoir, de sorte qu'il est impossible, dans la plupart des cas, de faire des opérations sans être en état de soigner les maladies. 11 est clair que les chi- rurgiens doivent pouvoir soigner les maladies
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chirurgicales; les médecins n'ont pas songé qu'en renonçant aux opérations et aux pan- sements, ils ont renoncé par cela même à s^occuper de ce genre de maladies.
)) Doit-on décider que les chirurgiens se borneront à soigner les maladies externes? Mais comment les distinguer des maladies internes ? Où commencera et où finira la di- vision ? »
En réalité, conclut Quesnay, ce que Ton a partagé, c'est l'exercice de l'art de guérir et non la science ; le médecin est obligé d'être chirurgien et le chirurgien d'être médecin. Pratiquement, en empêchant les chirurgiens d'exercer la médecine, on empêche les ma- lades de se faire soigner.
« Les hommes peu fortunés appellent les chirurgiens pour les secourir dans les ma- ladies internes. Est-ce la nécessité qui veut cela ou doit-on l'imputer à l'intrigue et à l'avidité des chirurgiens ? Chez le menu peuple, s'exerce une médecine très simple et peut-être la meilleure, qui consiste dans l'administration de la saignée, d'une tisane, de quelques purgatifs et de très peu d'autres remèdes. Les chirurgiens font les saignées
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qui leur sont payées à bas prix et donnent des consultations par dessus le marché, les lois leur interdisant de demander des hono- raires pour la cure des maladies internes qu'ils sont obligés de soigner. »
Ce qui est intéressant dans la thèse de Quesnay, c'est le point de vue général au- quel il se place. Il veut des praticiens faits pour le public, et non un public fait pour les praticiens. Il considère avant tout le con- sommateur.
La brochure dont nous venons de parler fut une des dernières auxquelles donna nais- sance la lutte héroï-comique dont nous avons raconté les péripéties. Elle n'était pourtant pas éteinte' .
Au mois de janvier 1749, Barbier note dans son Journal:
(( A propos des médecins et des chirur- )) giens, ils sont toujours fort animés les » uns contre les autres, ce qui ne contribue » pas au soulagement du public dans les » maladies. Leur procès n'est point encore » jugé au Conseil... Depuis plus d'un an, on
1. En 1748, l'Académie de chirurgie fut confirmée.
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)) ne reçoit point de chirurgien à Saint- » Corne )).
Mais, en 1750, le 4 juillet, un arrêt du Conseil confirma les droits du collège de Saint-Côme en sauvegardant en apparence ceux de la Faculté.
L'arrêt reconnut formellement le droit, pour la communauté de Saint-Côme, de donner un enseignement et d'avoir une école d'anatomie et d'opérations chirurgicales. En même temps, et conformément à l'arrêt du Parlement, il décida que le doyen serait in- vité aux examens de licence, qu'il s'y ferait accompagner par deux docteurs, qu'il serait appelé Decanus saluberrimee Faciil- tatis et les assistants Sapientissimi doctores^ que tous trois interrogeraient les candidats pendant une heure. La forme sauvait le fond.
A ce moment, Quesnay était installé à la cour de Versailles. Ainsi que précédemment La Peyronie, il s'était fait nommer médecin consultant du roi. Comme lui, il avait des relations puissantes qui lui permettaient de protéger sa corporation.
Cette grande affaire, qui avait duré si
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longtemps, avait servi d'ailleurs à l'amuse- ment du roi. Dans un ballet-pantomime ^ exé- cuté sur le théâtre des petits appartements de Versailles le P'" janvier 1750, Louis XV avait pu voir un malade tiraillé de droite par un médecin et de gauche par un chirurgien. Et peut-être cette petite leçon de choses avait-elle servi à hâter la solution !
1. Les bûcherons ou le médecin de villac/e (non si- gnalé dans Campardon, Histoire de M°" de Pompa- dour), ballet-pantomime, exécuté sur le théâtre des appartements de Versailles le 1" janvier 1750. Il ré- sulte de là que ce théâtre ne fut pas fermé pendant les fêtes du jour de l'An, ainsi que l'a cru M. Campardon.
QUESNAY CHEZ M'"'= DE POMPADOUR
I. Quesnay médecin de la favorite. — II. Affaires aux- quelles il fut mêlé : Latude, la comtesse d'Estrade. — III. Ses rapports avec Louis XV; sa noblesse. -^ IV. Son entresol. — V. Son crédit; son caractère. — VI. Ses ouvrages médicaux et scientifiques. — VII. Sa philosophie.
I
Quesnay, venons-nous de dire, était ins- tallé à Versailles, lorsque parut l'arrêt du conseil relatif au collège de S'-Côme. Il était depuis peu de temps chez M™* de Pom- padour.
Au printemps de 1745, la favorite, qui por- tait encore le nom de M'"® d'Etiolés, avait été logée dans l'appartement qu'avait occupé M™^ de Mailly. Le 15 septembre, elle avait
été « présentée » sous la conduite de la prin- cesse de Conti, accompagnée de M"^ de Lachau-Montauban et de la comtesse d'Es- trade.
Quatre ans plus tard, elle était assez puis santé pour obtenir le renvoi de ^laurepas \ Elle avait joué la comédie de Fempoisonne- ment, et fait coucher dans son antichambre, muni d'une provision de contrepoison, son chirurgien qui ne la quittait pas et la grondait de ce qu'elle acceptait une limonade préparée par un autre que par lui*.
Vers cette époque, au commencement de 1749 ou à la fin de 1748, elle avait pris un médecin à demeure. Quesnay avait été choisi sur la double recommandation du duc Villeroy et de cette comtesse d'Estrade '\ dont nous avons déjà cité le nom et qui se disait cousine de M"" de Pompadour parce qu'elle était veuve d'un neveu de Le Normand. Ce semblant de parenté lui
1. Avril 1749.
2. D'Argenson.
3. Marmontel et Crawford, éditeur des mémoires de M"* du Hausset, qui devait tenir ses renseignements de Sénac de Meilhan, fils du docteur Sénac
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avait valu la place de dame d'atours de Mes- dames, sœurs de Louis XV \
Petite, grasse, «vilaine et maussade-», elle était, paraît-il, sujette k des accidents nerveux. Un jour, elle fut malade devant Villeroy. Le duc descendit chercher son mé- decin qui l'attendait en bas dans sa voiture. C'était Ouesnay qui reconnut la nature de la maladie, comprit l'importance de la tenir secrète et fit sortir tout le monde. M"^ d'Es- trade fut reconnaissante du procédé et vanta à sa cousine la discrétion de Quesnay.
M"'^ de Pompadour, en l'attachant à sa per- sonne, lui alloua un traitement de 3.000 livres et l'entretint « de tout » ^ Quesnay obtint, en outre, le titre de médecin consultant du roi^ .
Le service de santé de Louis X^' com- prenait : un premier médecin, Chycoineau ;
L Elle avait été admise à la Cour peu de jours avant d'y accompagner M"" de Pompadour.
2. Chansonnier historique.
3. Le Roi, Compte des dépenses de M"" de Pompa- dour.
4. Le 30 mars 1749, en remplacement de Sinobre. Le brevet est aux Archives nationales et a été publié par M. Lorin; il vise « la capacité du S' Quenet et son zèle pour le service de S. M. ».
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un premier médecin ordinaire, Marcot ; des médecins par quartier; des médecins con- sultants appointés; d'autres médecins con- sultants non appointés. C'est dans cette dernière catégorie qu'entra QuesnayV II trouva devant lui dans le service l'un de ses anciens adversaires, Astruc.
Quesnay fut « logé en cour », c'est-à-dire dans le grand commun du palais de Versailles — aujourd'hui l'hôpital militaire — et y occupa un petit logement — un « entresol », comme on disait alors — situé au premier étage, sur la rue Saint-Julien, et proche du rez-de- chaussée qu'habitait M™' de Pompadour.
Ce logement, peu luxueux, n'avait que trois pièces : une salle à manger, une chambre à coucher, une chambre de domestique; au dessous, dans le véritable entresol, étaient une cuisine et une petite pièce.
D'après l'inventaire au décès de Quesnay, se trouvaient dans la salle à manger : une table, six chaises, un porte-habits, un pa- ravent. Aux murs étaient accrochées six cartes de géographies; sur la cheminée, était une petite glace.
1. Almanach royal.
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Dans la chambre à coucher, il y avait une couchette en hêtre, un guéridon, un bureau, un secrétaire, un fauteuil, deux bergères, trois chaises en bois doré; sur la cheminée, une assez grande glace ; aux murs, une dizaine d'estampes représentant des pay- sages ou des portraits'.
M"^ de Pompadour était impérieuse. Elle n'avait qu'un siège dans sa chambre ; ceux qui la visitaient devaient rester debout ; quand ils étaient d'un rang trop élevé pour être reçus avec aussi peu d'égards, elle se tenait elle-même debout. Envers son méde- cin, elle était exigeante; sa santé était déli- cate ; elle avait souvent des migraines et gardait alors le lit.
«Quesnay, dit le marquis de Mirabeau', ne pouvait quitter son poste, ni jour, ni nuit. Quand plus tard il venait chez moi, M™^ de Pompadour le descendait à ma porte pour deux heures dans les voyages qu'elle faisait à Paris, et c'était tout* ». Dans ces voyages,
1. Couard-Luys, Lieu du décès de François Quesnay.
2. Lettre à son frère, dans Loménie, Les Mirabeau.
3. Un mot de M""' du Hausset permettait toutefois de supposer que Quesnay avait un logement à Paris, où il recevait du monde. Ce renseignement est confirmé
SCHELLE. 7
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elle ne disait pas quelquefois quatre paroles, rapporte M™^ du Hausset.
Un jour, la marquise reçut sur la tête un portrait du roi qui était pendu au mur et qu'elle fit tomber en fermant un secrétaire; Quesnay, après avoir ordonné des calmants, la fit saigner par le chirurgien \ Il dut aussi la soigner dans des circonstances plus graves; au dire de Dupont de Nemours, il lui aurait deux fois sauvé la vie. En tout cas, il la suivait dans toutes ses résidences. Au châ- teau de S*-Hubert, construit pour elle et achevé on 1758, il avait une chainbre au premier étage, meublée d'un lit drapé de siamoise de Rouen, d'une bergère, d'un fauteuil et de deux chaises ^
M'"^ de Pompadour alla jusqu'à lui deman- der des conseils « sans lui tout dire ^) sur les moyens à employer pour retenir le roi près d'elle. Quesnay se tira de cette consultation scabreuse par des prescriptions d'hygiène :
dans V Enfance et la Jeunesse de Du Puni de Nemours racontées par lui-nième, 1906.
1. 1759.
2. liappelons en passant que Quesnay avait été ap- prenti graveur et que M"" de Pompadour gravait habi. lement.
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« Portez-vous bien, tâchez de bien digérer, faites de Texercice^). Et le procédé réussit pendant quelque temps_, paraît-il, car la favorite dit à sa femme de chambre : « Je crois que le docteur a raison, je me sens tout autre. »
Lorsque sa santé fut tout à fait mauvaise et qu'elle eut de violents battements de cœur, elle fit des infidélités cà Quesnny \ L'un des médecins qu'elle consulta la fit promener dans sa chambre, soulever un poids, mar- cher vite pour savoir si les désordres ve- naient du cœur ou des nerfs. Ouesnay, à qui la consultation fut rapportée, dit : « J'ai rarement entendu parler de ce médecin, mais sa conduite est d'un habile homme. »
Les infidélités étaient d'ailleurs passagères;
1. Elle était crédule. Un jour, elle alla visiter une devineresse qui lisait l'avenir dans du marc de café. Elle écoutait volontiers le comte de Saint-Germain en qui Quesnay vit de suite un charlatan. Saint-Germain pré- tendait qu'il taisait grossir les perles fines. « Les perles, disait Quesnay, sont une maladie des huîtres ; il est possible d'en saisir le principe, mais iM. de Saint-Ger- main n'en est pas moins un charlatan puisqu'il a un élixir de longue vie et donne à entendre qu'il a plusieurs siècles ; le maître en est entêté et en parle quelquefois comme étant d'une illustre naissance. »
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la marquise retournait vite à Quesnav; quand elle fit son testament \ elle Yj inscrivit pour une pension de 4000 livres.
11 reçut d'elle beaucoup d'autres marques de bienveillance.
Les actes de baptême de ses petits-enfants, recueillis par M. Lorin, en sont une preuve. Le 24 janvier 1750, M™^ de Pompadour fut marraine du premier-né de Guillaume-Biaise Quesnav, fils aîné du docteur ; le parrain était dWrgenson^ ministre de la guerre. Le 18 mai de la même année, le premier enfant d'Hévin fut tenu sur les fonts baptismaux par le comte de S'-Florentin et par la comtesse d'Estrade.
En 1753, le 1^^ juin, le second fils d'Hévin eut pour parrain [Nlachault et pour marraine, la jeune Alexandrine, fille de M™^ de Pompa- dour.
Le 30 mars 1761, celle-ci fut marraine d'un autre enfant d'Hévin, une fille; son compère était le duc d'Aven, que Quesnay connaissait avant d'être entré à la Cour.
1. En 1757. Quesnay ne la soigna pas dans sa dernière maladie ; nous dirons plus loin pour quels motifs.
— lOi —
On voit quel chemin avait fait Tancien chirurgien de Plantes. Il y a loin de ces actes de baptême où figurent de hauts personnages à ceux que nous avons cités précédemment, au sien, à ceux de ses frères et sœurs.
En 1753, dans la dédicace d'un de ses livres \ Quesnay a exprimé publiquement sa gratitude à M™® de Pompadour :
« La confiance dont vous m'honorez me donne un avantage sur tous ceux qui, comme moi, vous adressent leurs respects. Elle me met à portée de voir chaque jour le principe même de ces sentiments généreux dont les autres ne ressentent que les effets. Oui, Madame, j'admire sans cesse cette bonté d'âme qui s'étend à tons et qui met tant d'attention à saisir les instants de faire le bien, et tant de souci à en éviter l'éclat. C'est à ce trait qui vous distingue singuliè- rement que je consacre mon hommage et le respect infini avec lequel je suis, etc. )>
Cette épître dut toucher le cœur de la favorite. Voltaire fut moins heureux : dans la dédicace de sa Tragédie de Taiicrède (1760)
1. Traité des Jîcrres continues.
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il laissa échapper cette phrase : « Si quelque censeur pouvait désapprouver Thommage que je vous rends, ce ne pourrait être qu'un cœur né ingrat. » Voltaire semblait rougir de son hommage. Une lettre anonyme, il en pleuvait chez M™^ de Pompadour, signala la maladressa de l'écrivain. La lettre passa sous les yeux de Marigny, de Collin, premier valet de chambre de la favorite, de M™^ du Hausset et de Quesnay. Tous furent obligés de reconnaître que Tanonyme avait raison.
Cette anecdote montre comment Quesnay vivait dans la maison de M'°^ de Pompadour. Il était au courant de tout ce qui s'y passait d'important. Il voyait souvent le duc d'Ayen, et très fréquemment Marigny qu'il aimait beaucoup parce qu'il le trouvait simple, peu ambitieux et de bon jugement'.
« ^ ous valez votre pesant d'or pour le sens et la capacité pour votre place (la surinten- dance des beaux-arts et pour votre modé- ration, (lit-il. quand Marigny s'opposa à ce (|u\iii Le Normand lïit ministre de la
1. (( On ne veut le voir que comme le frère de la fa- vorite, disait-il, et parce qu'il est gros, on le croit lourd et épais d'esprit. »
— L03 —
marine... Il n'y aura pas un vaisseau de pris que Madame n'en soit responsable au public et vous êtes bien sage de ne point songer au ministère pour vous-même \ »
Aussi M™^ du Hausset puisait-elle, pour écrire ses mémoires, des renseignements auprès du docteur qu'elle appelait son oracle^
II
En raison de sa situation, Quesnay fut mêlé à des affaires, ou désagréables, ou
1. Le frère de M"" de Pompadour porta d'abord le ti- tre de marquis de Vandièvre ; il acheta ensuite la terre de Marigny que La Peyronie avait léguée à l'Académie de chirurgie et dont les revenus étaient employés en grande partie aux frais de villégiature de plusieurs membres sous prétexte de surveiller l'exploitation.
2. C'est de lui qu'elle tint l'aventure plaisante de Bernis qui, voulant être premier ministre, entreprit de persuader au Roi que, dans les temps difficiles, il fal- lait un point central. C'est chez Quesnay que Marigny raconta l'anecdote sur le roi de Prusse qui, après avoir annoncé qu'il voulait soutenir un homme supérieur, offrit une pension de 1200 livres. C'est encore devant Quesnay que de Gontaut raconta ce qu'avait dit le roi, après l'attentat de Damiens, sur les Parlements : « Sans ces conseillers et ces présidents, je n'aurais pas été frappé par ce monsieur ».
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dangereuses. L\me de celles où Ton ren- contre son nom est TafTaire Latude.
Quesnay était depuis très peu de temps au service de la favorite quand on vint lui dire quon avait découvert un complot dirigé contre elle.
Un aventurier, ancien soldat, puis garçon chirurgien, dont le vrai nom était Jean Henri, mais qui se faisait appeler Danry et qui prit plus tard, sans nul droit, le nom de Mesers de Latude, avait mis à la poste une boîte remplie de poudre pour la tète, d'alun, de vitriol, de larmes bataviques reliées entre elles par des ficelles \ Il s'était ensuite rendu à Versailles et avait raconté que, par l'effet du hasard, il avait appris qu'un terrible engin allait parvenir à M™^ de Pompadour. Quesnay fut chargé d'ouvrir la boîte quand elle arriva. Il constata qu'elle ne renfermait rien de redoutable; il observa toutefois qu'en raison de la présence de l'alun et du vitriol, on pouvait se trouver en face d'une tentative criminelle, maladroitement exé- cutée.
1. 29 avril 1749.
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Danry, interrogé, se contredit; on Farrêta. Berryer, lieutenant de police, persuadé que le prévenu avait des complices, pria Quesnay d'aller le voir et de tirer de lui quelques renseignements. Le docteur rendit compte de sa visite par la lettre ci-après :
« Mon voyage n'a été d'aucune utilité. Je n'ai vu qu'un hébété, qui cependant a toujours persisté à me parler conformément à sa déclaration, mais d'une manière si embar- rassée qu'à peine pouvais-je lui tirer quelques paroles de suite, en sorte que j'ai bien de la peine à les rassembler pour les réduire à quelques idées exactes, si ce n'est que je n'ai rien pu apprendre de nouveau'. »
Quelques jours plus tard, Danry adressa à ■^[me ^Q Pompadour une supplique dans laquelle il avoua sa supercherie. La sup- plique n'eut pas d'efFet. Transféré à Vin- cennes, Danry s'évada". Caché dans une auberge, pressé par la faim, il écrivit à Quesnay. Sa lettre fut saisie ; la police le remit en prison et s'imagina de plus en plus
1. Archives de la Bastille. — M. Funck-Brentano (La BastillcJ donne à cette lettre la date du 7 octobre 1749.
2. Juin 1750.
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qu'il avait des complices. Berryer pria îe docteur^ d'aller voir encore une fois Tancien frater.
Quesnay déféra à ce désir. Danry, après la visite, déclara formellement qu'il n'avait pas de complices et fît remarquer qu'il lui serait avantageux de pouvoir rejeter sa faute sur d'autres. La police resta incrédule. Alors commença la partie lamentable de l'histoire de ce malheureux. Il écrivait en vain à Quesnay; ses lettres n'arrivaient pas à desti- nation. Sur l'une d'elles, datée du 4 avril 1751 se trouve cette mention : « Inutile d'en- voyer^ ».
1. « Danry m'a demandé avec instance de vous faire )) passer une lettre qu'il vous écrit. Vous la trouverez » ci-jointe. Il me semble que vous lui feriez grand plai- » sir si vous vouliez lui rendre une visite et que cette » complaisance pourrait peut-être l'engager de vous dé- » couvrir entièrement son intérieur et de vous faire un » aveu sincère de ce qu'il ne m'a découvert qu'en partie. » Je m'en rapporterai toujours à ce que vous penserez sur » cela et me bornerai à vous renouveler ici les assu- )) rances du sincère attachement avec lequel je suis » etc. » — Archives de la Bastille, minute de la lettre, 25 février 1751.
2. « Je n'ai que vous seul à qui me soit permis de de- » mander assistance, écrivait Danry, depuis que j'ai » mis ma liberté entre vos mains. Pour l'amour de Dieu,
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Le ton de ses épîtres se modifia peu à peu, reflétant Taltération progressive de son cerveau. Privé d'encre, il écrivit avec son sang. Dans Tune des missives qu'il confec- tionna ainsi, il légua son corps à Qiiesnay^- Berryer mit en marge : « Lettre bonne à garder; elle fait connaître l'esprit du per- sonnage. » C'était constater la folie et décider l'internement à perpétuité.
Dix ans plus lard, en 1762, Danry écrivit encore à Quesnay:
« Je gagerais ma tête contre cinq sols que
w vous ne pensez pas plus à moi qu'au chameau
)) je vous supplie; daignez me faire la grâce de remet- » tre la lettre ci-jointe le vendredi saint et intercédez » pour moi, car c'est un jour de miséricorde ». La men- tion porte la date du 27 juin. — Le 18, Danry avait en- core écrit : « La dernière fois que j'ai vu M. Berryer, » il me dit en propres termes : Écrivez à M. Quesné, )) écrivez-y. Selon ses paroles, il faut que vous soyez » chargé de plaider ma cause. » — Le 15 juillet : (( Croyez-vous que je ne connais pas la grandeur du mai » que vous m'avez fait en me livrant et que je ne sa- » che point que vous êtes obligé tant devant Dieu que )) devant les hommes à me délivrer. » — Un peu plus tard, le secrétaire Duval analyse ainsi la correspondance de Danry : a II continue à se plaindre de M. Quesnay » de ce qu'il ne lui répond pas et il l'avertit qu'il aura » tous les jours une lettre de lui. » 1. Octobre 1753.
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» deMahomet ; vous ne faites pas le devoir d'un » honnête homme en m'oubliant dans la » malheureuse prison où vous m'avez mis . S>
Une explication de ce reproche se trouve dans les Mémoires que Latude a fait rédiger après sa délivrance par l'avocat Tierry. Il y est dit que Ouesnay. ayant témoigné au pri- sonnier « quelque intérêt )), avait été chargé par lui de remettre un mémoire au roi et avait été ainsi la cause de ses infortunes : (( Il n'a que trop tenu sa parole. »
Mis en liberté le 14 juillet 1789, Latude demanda vainement une pension à 1 Assem- blée constituante. Il fut plus heureux auprès de l'Assemblée législative et l'un des députés qui appuyèrent sa requête fut Quesnay de S'-Germain, petit-fils de Quesnay.
Dans le discours qu'il prononça, on lit :
1. ;iO juin 1762. Dans une autre lettre du même jour, Danry dit qu'il lui a toujours été permis d'écrire à Quesnay. Il ignorait que ses lettres étaient interceptées.
Losqu'il s'évada, le 23 novembre 1765, du donjon de Vincennes, c'est encore à Quesnay qu'il écrivit. Il reçut en réponse une fausse lettre qui lui désigna une mai- son où il trouverait 1200 livres. C'est là qu'il fut saisi.
Un rapport de Malesherbes, du 11 novembre 1775, constata que Danry était fou. On le mit à Charenton.
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<( Je suis aussi d'avis que ce soit la dernière )) fois que l'Assemblée s'occupe de M. Latude ; )) mais une trop grande sévérité serait une » injustice. Déjà cette affaire a été portée à la » Constituante ; le Comité des pensions s'en )) est occupé,. Nommer le rapporteur (Camus), )) c'est ôter toute idée de faveur. Cependant, » même en traitant avec le moins de ména- » gement M. Latude, il proposait de lui » accorder 10.000 livres. L'Assemblée natio- » nale,les représentants de la France entière » feront-ils moins qu'une femme pauvre et )) sans ressources, M™*^ Legros... qui a des » enfants, qui ne vit que de sa peine et de » celle de son mari et qui nourrit la vieillesse » de M. Latude? Eh bien! ce que vous ne » feriez pas pour lui, faites-le du moins pour » M™'' Legros. J'ai été chargé de porter à » cette digne femme la couronne civique, » au nom des amis de la Constitution, » et ce jour a été le plus beau de ma vie «(Applaudissements). Je demande que vous » accordiez la somme que M. Camus propo- » sait. » L'Assemblée n'accorda que 3000 li- vres. Les malheurs de l'aventurier touchaient plus le gros public que les hommes politi-
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ques, mieux renseignés sur ses agissements.
On a dit que les lettres de cachet Tavaient sauvé des galères et peut-être du gibet. Il n'était en réalité coupable que d'une tentative avortée d'escroquerie qui méritait au plus quelques mois de prison.
L'intervention de Quesnay de S^-Ger- main est curieuse. Peut-être tenait-il à dégager la responsabilité de son aïeul; peut-être avait-il entendu parler par lui de la dureté opiniâtre de la police envers Fancien garçon chirurgien ?
Une autre affaire à laquelle Quesnay fut mêlé pouvait avoir des conséquences autre- ment graves. Il s'agit de la basse intrigue de cour que dirigea contre M'"^ de Pompadour, celte comtesse d'Estrade dont le docteur était l'obligé.
Déjà à la tin de 1751, la comtesse avait cherché, malgré la médiocrité de ses attraits, à profiter pour elle-même d'une ivresse du roi. En 1753, elle entreprit de jeter dans les bras de Louis X\' une toute jeune femme, sa nièce, née de Romanet, (jui venait d'épouser un C'hoiseul et qui avait reçu de M'"^ de
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Pompadour, en cadeau de noces, une place de menin du Dauphin pour son mari.
L'intrigue était très avancée. La comtesse, et son ami intime, le comte d'Argenson, mi- nistre de la guerre, en attendaient Tissue dans une pièce voisine de celle où se trouvait le roi. Quesnay, ainsi que Dubois, secrétaire de dWrgenson, étaient dans cette pièce. La jeune femme arrive, annonçant « son triomphe » et le renvoi prochain de la favo- rite.
D'Argenson se tourne vers Quesna\' et lui )) dit : Docteur, rien ne change pour vous, )) nous espérons bien que vous nous restez. » » — «Moi^ répond Quesnay^ j'ai été attaché à » M'"^ de Pompadour dans sa prospérité ; je le )) serai dans sa disgrâce «.Etil s'en va, laissant les autres pétrifiés. « Je le connais, il n'est pas homme à nous trahir», fit enfin M™^ d'Estrade.
Et en effet, ce ne fut pas par lui que le secret fut découvert, mais par Stainville, futur duc de Choiseul, qui s'assura par Là famitié de M'"" de Pompadour.
^{me fl'Estrade trouva le moyen de dissi- muler la part qu'elle avait eue à l'intrigue et continua de vivre avec sa cousine comme si
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elle l'aimait tendrement. Mais elle Tespion- nait. Un jour, elle déroba sur sa table une lettre du roi: la protectrice de Ouesnay fut exilée ^1755,.
II
La position du docteur dans le service de santé de la Chambre royale s'était grandement améliorée. A la mort de Ghicoyneau (13 avril 1752^ il avait été question de lui pour le poste de premier médecin du roi. « On ne doute pas que cette place soit donnée à M. Quesnay m, note d'Argenson.
Comme elle rapportait une centaine de mille livres par an, dont 36.000 livres de gages et le reste en redevances sur les privilèges des Eaux minérales et des produits pharmaceutiques, elle était très enviée.
Ce fut un médecin de la Faculté, Sénac, qui Tobtint.
Dupont de Xemours affirme que Ouesnay Tavail refusée parce qu'il désapprouvait la manière dont elle était rétribuée.
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Le duc de Luynes donne un autre motif: (( M. Quesnay, dit-il, homme de beaucoup d'esprit, n'a peut-être pas été nommé parce qu'il n'a pas autant d'acquis que M. Sénac et que d'ailleurs il a eu depuis peu la survivance de la charge de premier médecin ordinaire. »
En effet, quelques jours avant la mort de Chicoyneau, Quesnav avait obtenu celte sur- vivance pour le prix de 40.000 livres payables comptant\ Il en devint titulaire en 1755 à la mort de Marcot et quelques années plus tard^ en 1761, il en céda à son tour la survivance àLemonnier.
Le 5 mai 1752, en compensation de son refus ou de son échec, il reçut la promesse écrite de la première place de médecin consullant appointé qui deviendrait vacante ". La pro- messe ne se réalisa toutefois qu'en 1759.
La responsabilité des médecins de la Cour n'était pas très-grande ; ils donnaient plus souvent des avis collectifs que des avis individuels. (Cependant les événements les surj)rei)aient quelquefois. C'est ce qui arriva
L 3 avril 1752. Le brevet est aux Aiehivos nationales. 2. Archives nationales :
SCHELLE. 8
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à Bouillac, qui avait jadis accusé Quesnay d'inhabileté. A la mort de M™^ Henriette \ il avait soigné la princesse pour une fluxion de poitrine; dans une consultation, à laquelle Quesnay prit part, on reconnut une fièvre putride ; mais il était trop tard pour changer le traitement; la princesse mourut dans la journée.
Déjà, lorsqu'il avait soigné M™^ Adélaïde, Bouillac avait commis Timprudence de laisser entrer Louis X\' chez la malade; or la variole se déclara. « Ce petit médecin joue avec la vie du roi et de la famille royale», ne manqua pas de dire M™^ de Pompadour.
Quesnay fut plus prudent et plus heureux*.
En 1752, quelques mois après la mort de ^jme Henriette, il soigna le Dauphin atteint aussi de la petite vérole ; cette circonstance lui valut Tamitié du prince et la reconnais- sance du roi, qui lui conféra d'office la no- blesse et lui alloua une pension.
Les lettres d'anoblissement^ visent les
1. 10 février 1752.
2. Il n'eut pas à soigner Alexandrine, fille de M"* de Pompadour, qui mourut au couvent.
3. Octobre 1752, enregistrées au Parlement le 17 avril
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ouvrages << considérables » de Qiiesnay sur les parties les plus intéressantes de la méde- cine, ses services auprès du Roi et la ma- ladie du Dauphin. « Nous désirons, y est-il dit, donner une marque particulière de notre sensibilité aux soins assidus qu'il a donnés près notre très-cher fils le Dauphin pendant la maladie dangereuse qu'il vient d'essuver. ))
On raconte qu'en devenant écuyer, Ques- nay demanda ingénument à Louis XV quelles seraient ses armes et que le roi, tirant trois pensées d'un vase de fleurs, les offrit au docteur avec beaucoup de grâce en lui disant : «Je vous donne des armoiries par- lantes \ ))
Ces armoiries, réglées par d'Hozier, sont un écu d'argent à face d'azur, ondée et accompagnée de trois pensées, dont deux en chef et Tautre en pointe. L'écu est timbré d'un casque de profil, orné de lambrequins
1753. Archives nationales. — Le 16 août 1752, M"" de Pompadour avait obtenu le tabouret et les honneurs de duchesse.
1. De Romance. — D'Angerville, Vie privée de Louis XV. — Capefigue (M"" de Pompa don/-) prétend, sans indiquer la source, que M""" de Pompadour dessina ces armoiries.
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d'azur, d'argent et de siriople\ Au cimier est la légende : Propter cogitionem mentis.
Il n'est pas inadmissible que Louis XV ait lui-même fait parler les armoiries de Quesnay. Depuis que le docteur était à la cour, il était renommé pour son esprit; on prétead que le roiPappelaitsonpenseur - et qu'il l'admettait volontiers à ses conversations avec M'°^ de Pompadour^
Quesnay, peu habitué aux usages du grand
1. Lorin, François Quesnay. — A l'enquête de noblesse ouverte, suivant l'usage, par la Cour des Aides sur rhonorabilité du nouvel écuyer déposèrent le 26 février 1755, Fresneau, premier vicaire de Saint-Germain-l'Auxerrois, Descorcher de Saint- Croix, chevalier de Saint-Louis, demeurant à l'hôtel de Villeroy, Robert Caumont, docteur en médecine. Le premier déclara connaître Quesnay depuis 12 ans, le second depuis 17 ans ; le dernier le connaissait depuis 1720 « pour être d'un rare génie et pour s'être appliqué depuis sa plus tendre jeunesse avec beaucoup de succès à sa profession » .
Les lettres furent enregistrées à la première Chambre des Aides le 5 mars 1755, puis à la Chambre des Comptes et au bureau des finances de la généralité de Paris.
D'après Grandjean de Fouchy, Quesnay eut aussi le titre de Conseiller du roi.
2. Crawford. — D'Angerville, Vlo de L')aisXV.
3. iJ'Argenson.
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monde, était timide devant le roi ; il Tamusait pourtant par des boutades et c'était beaucoup auprès d'un prince accablé d'ennui et auprès d'une favorite qui cherchait à distraire le maître par tous les moyens.
M"^® du Hausset a rapporté une anecdote qui nous renseigne à ce sujet. Elle avait parlé avec mépris de quelqu'un qui aimait l'argent; Quesnay raconta qu'il avait fait un rêve. Il était un ancien Germain, possédant une vaste maison, des tas de blés, des bestiaux, des chevaux, de la cervoise, mais souffrant d'un rhumatisme et ne sachant comment faire pour aller à cinquante lieues de là boire l'eau d'une source qui devait le guérir. Un enchanteur parut et lui remit une poudre dont il suffisait de donner une pincée aux gens pour être nourri, logé et entouré de soins. C'était de la poudre de perlimpinpin. Cette poudre, ajoutait Quesnay, c'est l'argent que vous mé- prisez. De tous ceux qui viennent ici, quel est celui qui fait le plus d'effet, c'est Montmartel qui vient quatre ou cinq fois par an. Pourquoi? Parce qu'il a des coffres pleins de poudre de perlimpinpin. Et tirant quelques louis de sa poche : « Tout ce qui existe est renfermé
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dans ces petites pièces. Tous les hommes obéissent à ceux qui en ont et s'empressent de les servir. C'est mépriser le bonheur, la liberté, les jouissances de tout genre que mépriser Targent. Quand je demande au roi une pension, c'est comme si je lui disais: Donnez-moi le moyen d'avoir un meilleur dîner, un habit bien chaud, une voiture pour me garantir de la pluie et me transporter sans fatigue. «
Un cordon bleu passa sous les fenêtres : « Celui qui demande au roi ce beau ruban^ continua Quesnay, s'ilosaitdire ce qu'il pense, dirait: J'ai de la vanité et je voudrais bien, quand je passe, voir le peuple me regarder d'un œil bêtement admirateur; je voudrais bien être appelé Monseigneur par la multi- tude. Tout cela est du vent; ce ruban ne lui servira de rien. Mes pièces me donneront partout les moyens de secourir les malheu- reux. Vive la poudre de perlimpinpin ! »
On entendit alors rire aux éclats dans la pièce voisine. C'était le roi, avec M"' de Pompadour et M. de Gontaut qui avaient écouté la parabole du docteur, a Vive la poudre de perlimpinpin, s'écria le roi en entrant;
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docteur, pouvez- vous m'en procurer ? » ^1'"® de Pompadour fît de grandes amitiés à Quesnay ; le roi sortit et M'"^ du Hausset alla aussitôt enrichir ses Mémoires de Tanecdote.
Quesnay rendit d'ailleurs en sa double qua- lité de médecin du roi et de la favorite des services personnels à Louis XV,
Une nuit, celui-ci se trouva chez M™® de Pompadour si malade d\me indigestion qu'on pouvait le croire à deux doigts de la mort. La favorite fut très effrayée : de quel crime ses ennemis n'allaient-ils pas l'accuser? Louis XV eut la présence d'esprit d'envoyer chercher secrètement Quesnay.
Le docteur examina le malade, lui administra uncordiaP, l'inonda d'eau de senteur, lui fit prendre du thé et le reconduisit dans ses ap- partements. Le lendemain, il eut à remet- tre un petit billet du roi à M'"® de Pom- padour : « Ma chère amie doit avoir eu grand peur, mais qu'elle se tranquillise. Je me porte bien et le docteur vous le certifiera. »
L'incident resta caché ^ ; au dire de M""" du
1. Des gouttes du générai de La Mothe, croit M"* du Hausset.
2. Quesnay avait dit : « Si le roi avait soixante ans,
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Hausset, il procura à Quesnay une pension, et une place pour son fils. Cette pension ne figure pas dans Tinventaire des biens du docteur et le fils n'eut pas de place ^, mais à cette époque ou à une autre, Quesnay reçut un don du roi qui lui permit d'acquérir dans le Nivernais une terre considérable où son fils se livra à l'agriculture .
Lors de Tattentat de Damiens ', Quesnay eut encore à soigner le roi. Le premier homme de l'art qui arriva fut Hévin; La Martinière et Quesnay vinrent ensuite. La blessure était des plus légères. « Si c'était tout autre, il pourrait aller au bal », dit Quesnay qui visitait l'auguste malade cinq ou six fois par jour. Il allait ensuite retrouver M™^ de Pompadour qui s'évanouissait fréquemment pendant que ses ennemis exploitaient contre elle la pusilla- nimité du monarque. Machault vint enfin lui conseiller de partir^ sans attendre qu'on la chassât. Quesnay, au courant des évé-
cela aurait pu être sérieux. » Capeflgue prétend que Quesnay ayant exclu le bordeaux des soupers du roi; on n'y servait que du Champagne frappé.
1. Il était inspecteur général des fourrages à Valen- ciennes, mais il occupait déjà ces fonctions en 1747.
2. 5 janvier 1757.
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nements, récita alors à Marigny et à M™^ du Hausset, « avec son air de singe », la fable du renard qui, mangeant av^ec d'autres ani- maux, persuade à Tun d'eux, pour avoir une part de plus, que ses ennemis le poursuivent. On sait que, sur les conseils de M™^ de Mirepoix, M™^ de Pompadour fît semblant de s'en aller et qu'elle fît payer cher à Machault sa trahison.
IV
Malgré sa situation subordonnée, un peu équivoque, à la Cour, Quesnay trouva le moyen de s'y créer une réelle indépendance. Il recevait dans son entresol des personnes de tous les partis, en petit nombre à la fois et leur donnait à dîner, sans faire de grands frais de politesse; les plats étaient sur la table ; l'amphytrion ne servait pas et n'offrait rien. « Yo us avez bien autant d'esprit qu'un mouton, disait-il, voilà le pré ; cherchez votre herbe. ^ »
Tous ses amis avaient en lui la plus grande confiance; ils savaient qu'on pouvait parler dans l'entresol avec la plus absolue liberté et que rien de ce qui s'y disait n'était répété.
1 . L'enfance et la jeunesse de Du Pont de Nemours.
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Les habitués furent d'abord les philoso- phes.
Marmontel s'est rencontré chez Quesnay avec Diderot, d'Alembert, Duclos, Helvetius, Buffoii, Turgot. M™® du Haussety a vu Paris- Duverney\ Y venaient aussi Le Mercier de la Rivière, que Quesnay regardait comme le plus grand génie et le plus propre à conduire les finances, le marquis de Mirabeau, Du Pont de Nemours, que le docteur « décrassait », peut-être ^ incent de Gournay, qui en 1758 fut mis en rapports avec Quesnay, peut-être Adam Smith, dont Du Pont de Xemours a dit qu'il avait été à Técole avec lui, peut-être aussi Condillac à qui Baudeau, dans les Nouvelles Ephémérides, rappela en mai 1766 qu'il avait été le disciple et l'ami du docteur. C'est dans l'entresol qu'a été fondée Técono- mie politique, plus encore par les conversa- tions de Quesnay que par ses écrits.
M'"^ de Pompadour moLitait quelquefois chez hii : MariiL-nv v allait soment.
1. Parmi les amis de Quesnay, se trouvaient aussi Leroy, auteur de Tarticle Ferme de ÏEncj/clopêdie et Prévôt, peintre.
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A cette époque, le langage des particuliers, très mesuré dans les lieux publics par crainte de la police était très osé dans l'intérieur des maisons. Les propos « les plus républicains et les plus effrénés «^ y étaient tenus. Chez Ques- nay,dansle Palais de Versailles, on s'exprimait aussi hardiment que dans la maison la plus retirée. Les propos n'étaient pas républicains, mais les questions les plus brûlantes étaient agitées. Témoin deux dialogues recueillis par M™e du Hausset.
Voici le premier : la conversation avait d'abord été ennuyante; on avait parlé du produit net; puis la politique vint.
(( J'ai trouvé mauvais visage au roi, dit Mirabeau, il vieillit. — Tant pis, mille fois tant pis, répondit Quesnay, ce serait la plus grande perte pour la France s'il venait à mourir. » Et il leva les yeux au ciel en sou- pirant profondément : « Je ne vous ai jamais vu si passionné », reprit le marquis. — « C'est c[ue je songe à ce qui s'en suivrait. » — (( Le Dauphin est vertueux. » — « Oui, et plein de bonnes intentions et il a de l'esprit;
1. Vie prir.èe de Louis XV.
mais les cagots auront un empire absolu sur lui... Les jésuites gouverneront... Les par- lements n'ont qu'à bien se tenir, ils ne seront pas mieux traités que nos amis les philoso- phes. )) — « Ceux-ci vont trop loin; ils atta- quent trop ouvertement la religion. » — a J'en conviens, mais comment n'être pas indigné du fanatisme des autres?.. Je les exhorte sou- vent à se modérer... Ce sont les premiers temps du règne du Dauphin que je crains, où les imprudences de nos amis lui seront présentées avec la plus grande force, où les jansénistes et les molinistes feront cause commune et seront appuyés fortement par la Dauphine; j'avais cru que M. de Muy était modéré, mais je lui ai entendu dire que Voltaire méritait les derniers supplices. . . Les temps de Jean Huss, de Jérôme de Prague reviendront; j'espère bien que je serai mort. »
Et, poussant une pointe à [Mirabeau, ancien ami de Lefranc de Pompignan, Qiiesnay ajouta : « J'approuve bien Voltaire de sa chasse auxPompignan. » « Ce qui devrait vous rassurer sur le Dauphin^ repartit ^Mirabeau,
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c'est que malgré la dévotion de Pompi- gnan, il le tourne en ridicule. »
Le second dialogue ne le cède en rien au précédent.
Mirabeau entame encore la conversation : (( Le Royaume est bien mal; il n'a ni senti- ments énergiques, ni argent pour les sup- pléer. » Alors Le Mercier de la Rivière inter- vient: «Une peut être régénéré que par une conquête comme à la Chine ou par quelque grand bouleversement, mais malheur à ceux qui s'y trouveront. Le peuple français n'y va pas de main morte. ))
M™^ du Hausset sortit en tremblant; Mari- gn}^ la rassura, a N'ayez pas peur, rien n'est répété de ce qui se dit chez le docteur. Ce sont d'honnêtes gens, quoique un peu chimé- riques. Ils ne savent pas s'arrêter. Cepen- dant, ils sont, je crois, dans la bonne voie; le malheur est qu'ils passent le but. »
Le même jour, Quesnay disait à Marigny, à propos du duc de Choiseul : « Ce n'est qu'un petit maître et s'il était plus joli, fait pour être un favori de Henri III. »
Quesnay n'avait pas cette liberté de lan«
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gage uniquement chez lui dans son entresol. H osait presque autant dans Tappartement de la favorite.
L'intendant des postes, Janelle, y venait chaque dimanche montrer au roi et à la mar- quise le contenu des lettres qu'on avait dé- cachetées pendant la semaine au cabinet noir. Lorsque (juesnay le voyait passer, il en- trait dans une telle colère que Técume lui venait à la bouche : « Je ne dînerais pas plus volontiers avec Fintendant des postes qu'avec le bourreau, s'écriait-il, )>
«Il faut convenir, observe M'"Mu Hausset, que chez la maîtresse du roi, il est étonnant d'entendre de pareils propos et cela a duré vingt ans' sans qu'on en ait parlé. » — « C'est la probité qui s'exprime avec vivacité, disait Marigny, et non l'humeur et la malveillance qui s'exhalent. «
Le chevalier, depuis bailli, de Mirabeau, a prétendu, dans une lettre à son frère, que Ouesnay était plus audacieux en secret qu'en puljlic.
Quesnay passait au contraire à la Cour
1. Plus exactement quinze ans.
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pour frondeur. Grimm le lui reproche : « Il avait choisi le rôle d'homme sévère et de frondeur de la Cour et ce n'est pas la plus mauvaise tournure que l'ambition puisse prendre^ »
L'insinuation de Grimm ne semble pas mieux fondée que celle du bailli. Le métier de frondeur à la Cour n'était pas exempt de risques et, des mots osés qu'a prononcés Quesnay, on n'en a pas cité un qui n'ait été inspiré par des sentiments honorables. Ques- nay fut en outre modéré dans ses ambitions, et pour lui, et plus encore pour ses enfants.
Quant à la hardiesse de son langage devant les puissants, il faut s'en rapporter au mar- quis de Mirabeau, répondant à son frère :
« Sa carcasse philosophique est nourrie, vêtue, logée, et son instinct est timide et subordonné, mais son génie vaste, opi- niâtre, et toujours agissant, travaille sans cesse, ameute un monde de citoyens et adapte à ces sortes de vues, les talents mêmes des fols. C'est sur cela qu'il n'est point timide, et il tient souvent en bas, aux plus notables, de ces propos sommaires et accablants, plus
1. 1768.
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concluants encore et plus secs que ce qui se dit dans Tentresol. »
Un de ces propos sommaires est connu. Un homme en place — on ne sait lequel — proposait des moyens violents pour faire cesser les agitations qui avaient été ia suite de la bulle Uiiigenitus et des refus de sacre- ments. « C'est la hallebarde qui mène un royaume, disait-il? — Et qui mène la halle- barde?» lui demanda Quesnay. Comme la ré- ponse se faisait attendre: « C'est Topinion; donc, c'est Topinion qu'il faut travaillerV »
On a vu que le marquis de Mirabeau avait avancé un jour chez Quesnay que le Royaume n'avait ni sentiments patriotiques, ni argent. Il développa cette thèse dans la Théorie de r Impôt (1760;, et fut mis à la Bastille. Ques- nay qui avait inspiré et corrigé le livre, fut au désespoir : « Ce sont les fermiers géné- raux qui l'ont dénoncé, dit-il à M™° du Hausset. Sa femme doit aller aujourd'hui se jeter aux pieds de M'"'' de Pompadour-. »
1. M'' de Mesmon. — Quesnay ne fut pas écouté ; une déclaration du 2 septembre 1754 imposa un silence ab- solu sur les disputes théologiques.
2. M. de Loménie estime que cette démarche n'eut pas lieu.
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Quesnay se rendit alors chez la fa- vorite, qui lui parla aussitôt de l'événement: « Vous devez être affligé de la disgrâce de votre ami; j'en suis fâchée aussi, car j'aime son frère. — Madame, je suis bien loin de lui croire de mauvaises intentions ; il aime le roi et le peuple. — Oui, son Ami des hommes lui a fait beaucoup d'honneur. »
A ce moment Berryer entra. « Avez-vous lu le livre de M. de Mirabeau^, lui demanda ]y[me (jg Pompadour. — Oui, mais ce n'est pas moi qui l'ai dénoncé. — Qu'en pensez- vous ? — Il aurait pu dire une grande partie de ce qu'il a dit en termes plus ménagés. Il y a entr'autres deux phrases au commen- cement :
« Seigneurs, vous avez vingt millions » d'hommes et de sujets, plus ou moins. » Ces hommes ont tous quelque argent ; ils » sont tous à peu près capables du genre de )) service que vous leur demandez et toute- » fois vous ne pouvez plus avoir de services M sans argent ni d'argent pour payer les » services. Cela signifie en langue naturelle » que votre peuple se retire de vous sans le
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)) savoir, attendu que les volontés sont en- » core ralliées à votre personne, en la sup- » posant isolée des agents de votre autorité. »
« Quoi, il y a cela, docteur ? — Cela est vrai, ce sont les premières lignes ; je conviens qu'elles sont imprudentes, mais en lisant Touvrage, on voit qu'il se plaint de ce que le patriotisme s'éteint dans les âmes et qu'il voudrait le ranimer. »
Le roi survint. Quesnay fut obligé de sortir avec M™^ du Hausset qui alla écrire chez son oracle ce qu'elle avait entendu.
Elle retourna bientôt chez la marquise qui lui raconta ce qui s'était passé : « Le roi est fort en colère contre Mirabeau ; j'ai tâché de l'adoucir, le lieutenant de police a fait de même. » Et elle ajouta: « Cela va redoubler les craintes de Quesnay. Savez. vous ce qu'il m'a dit un jour ? Le roi lui parlant chez moi, le docteur eut l'air tout troublé; quand le roi fut sorti, je lui dis: Vous avez l'air eml)arrassé devant le roi et cependant il est si bon. — Madame, je suis sorti à quarante ans de mon village et j'ai bien peu l'expérience du monde auquel je m'habitue diilicilement. Lorsque je suis dans
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une chambre avec le roi^ je pense : Voilà un homme qui peut me faire couper la tète? — Mais la justice et la bonté du roi? — Cela est bon pour le raisonnement; le sentiment est plus prompt et il m'inspire de la crainte avant que je ne me sois dit tout ce qui est propre à Técarter. »
Les dangers que Quesnay signalait plai- samment n'étaient pas tout à fait chimériques. Les lettres anonymes qui venaient en masse à la Cour jetaient partout la suspicion.
^|me (^^ Hausset se mit un jour « aux genoux » de Marigny pour qu'il lui laissât copier et montrer à Quesnay une de ces lettres où il était écrit au roi en recopiant Mi- rabeau :
(( Vos finances sont dans le plus grand embarras; l'esprit patriotique soutenait les anciens Etats; l'argent en tient lieu, il devient le moteur universel et vous en manquez. »
La lettre parlait ensuite de l'inertie du roi, de l'incapacité des ministres depuis le renvoi de Machault et de d'Argenson, de la corrup- tion des Parlements, des encyclopédistes et aussi des économistes — c'est-à-dire de Quesnay — qui avaient pour but la liberté poli-
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tique. La conclusion était Técroulement pro- bable du Gouvernement, miné dans toutes ses parties.
Quesnay avait un crédit considérable, affirme Grandjean de Fouchy. Considérable est peut-être excessif. Cependant Quesnay était adulé. Dupont de Nemours qu'il avait installé dans sa chambre pour y travailler, put constater que, surtout après dîner, les visites étaient très nombreuses. « Les allants et venants de Cour Tennuyaient d'une multi- tude de bêtises, la plupart dites à Fintention de lui plaire; il leur répondait en vives épi- grammes \ » Silescourtisans le flattaient, c'est qu'ils savaient qu'il avait la confiance de la favorite. Il lui était facile de laisser tomber dans une conversation avec elle un mot sur quelqu'un, sur ses services pas- sés, sur ceux qu'il pouvait rendre, et c'est ainsi qu'il opérait quand il le voulait, quoique avec réserve et sans se départir de ses habi- tudes de discrétion.
1. L'Enfance et la Jeunesse de Dupont de Nemours.
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Marmontel raconte que, sollicitant la survivance de la place que Moncrifï' avait dans les Postes, il pria Ouesnay de lui faire avoir une audience de M™^ de Pompadour. L'audience fut accordée. Avant de s'y rendre, Marmontel passa chez le docteur qui ne s'enquit même pas de ce que son protégé allait demander. L'auteur des Contes mo- raux ne dit pas qu'il ait, en d'autres occa- sions fait appel au crédit de Quesnay; mais, à l'époque où il désirait et où il obtint la fructueuse direction du Mercure, il lui lais- sait croire qu'il allait devenir le prosélyte de ses doctrines.
Un autre solliciteur de Quesnay fut le bailli de Mirabeau qui s'était désigné pour le ministère de la Marine; son frère, l'Ami des hommes, l'engagea à rechercher la protec- tion de M"® de Pompadour en se servant «pour l'ostensoir )> de l'abbé de Bernis et « par l'en-dessous » de Quesnay, sa conquête de la faculté.
L'austère bailli avait répondu^ : « Aucun
1. 29 juillet 1757. Deux ans auparavant, le bailli avait fait parler en sa faveur « à la cause etficiente » pour un poste d'ambassadeur à Constantinople et s était adressé
marin ne connaît la personne en (jiiestion (M™^ de Pompadoiir . Est-ce à moi à leur montrer le chemin?» Puis, après réflexion : « Je n'ai pas cependant renoncé à une idée assez bizarre qui est de me faire désirer Là. Je fus hier dîner chez ta con- quête qui est un homme de beaucoup d'esprit; il y avait deux ou trois sous-ordres que je trouvai très-polis et fort bonnes gens. L'amphytrion a de Tesprit comme un diable. Je restai avec lui jusqu'à près de sept heures sans m'en être aperçu, ni lui non plus. 11 me fît sur cela un petit compliment que je lui rendis de très bon cœur. »
Quesnay devait être le principal intermé- diaire auprès de la favorite. « Quant à mon ami ostensoire, lit-on dans une lettre du marquis, il ne sera, ou je me trompe fort, jamais que cela. »
Mais (c Ten-dessous » ne donna pas ce que Ton en attendait; le bailli n'eut pas la Ma- rine et son admiration pour Quesnay s'en ressentit : « Tu me parles de ton docteur, écri- vit-il à son frère ; il prêche fort à son aise et il
l'année suivante à Bernis qui avait promis de le pré- senter â la marquise, mais qui ne s'était pas exécuté.
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me paraît ressembler pas trop mal à Senèque qui, avec ses richesses immenses, prêchait le mépris des richesses. Celui-ci logé, vêtu, nourri, exalté, existant enfin par le plus grand de tous les abus, crie contre les abus, mais plus quand il est vis-à-vis de toi que quand il est vis-à-vis de plusieurs autres. »
« Rends plus de justice au docteur, répon- dit le marquis, il est bon valet et fidèle, mais nullement esclave. »
Le bailli riposta : «Je n'ai jamais eu que la même idée du docteur; je lui connais une tête très-agissante. Je ne sais pas s'il a le cœur très-chaud. Je n'en crois rien\ »
Tel n'était pas le sentiment de l'Ami des hommes, qui recourait volontiers au crédit de Quesnay. On trouve, en effet, au bas d'une lettre que lui adressa ce dernier à propos du Tableau économique : « J'ai remis le placet et point de réponse^ »
Beaucoup d'autres personnes faisaient comme Mirabeau.
En 1757, Quesnay obtint, sur les ins- tances de La Gondamine, la liberté de La
1. Loménie, les Mirabeau.
2. Archives nationales.
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Beaumelle qui avait été enfermé à la Bastille pour avoir offensé la marquise'.
Un peu plus tard, en 1762, c'est à Quesnay que Voltaire conseilla de s'adresser en faveur de la femme et des enfants de Callas.
« Je suis fort de votre avis que !M"'^ Callas aille trouver M. Quesnay », écrivit-il à De- buis; puis, dans un billet destiné à la veuve du supplicié : « Je suppose que M'^® Callas a fait rendre à M™^ de Pompador.r la lettre que M. le Professeur Tronchin avait écrite à cette dame, il y a plus d'un mois... Je crois qu'il y en a une aussi pour M. Quesnay. Ces deux lettres sont fort importantes. Si M™*' Cal- las ne les avait pas fait rendre, il faudrait qu'elle ne différât plus; elle n'aurait qu'à écrire à M. Quesnay, à Versailles, et mettre la lettre pour M"^'= de Pompadour dans le pa- quet de M. Quesnay. Ceux qui dirigent M™* Callas lui dicteraient une lettre courte et attendrissante pour M. Quesnay. Cette dé- marche ferait un très bon effet. »
Quesnay passait donc pour avoir du cœur. Il avait aussi de la probité, vertu rare à la Cour.
1. Taphanel, La Beaumelle et Saint-Cyv — Lorin.
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D'Argenson a accusé M""' de Pompadour de vendre les places qu'elle faisait obtenir. Ceprocédé n'étaitpas dans la manière de Ques- naj. « Je sais par un hasard provenant du bon- homme Martin, écrit le marquis de Mirabeau, qu'il est très-délicat sur l'article mignon du pays : Je n'entends pas le français, etc. ))
Les biographes' disent plus : Quesnay au- rait indemnisé de sa bourse un malheureux dont il avait protégé l'adversaire sans être suffisamment renseigné et à qui il avait fait perdre injustement un procès. Il s'agissait de mille écus.
Ceux qui ont le mieux connu le docteur affirment en outre qu'il était éloigné de toute intrigue.
(( Il aimait à causer avec moi de la cam- pagne, dit M'"*^ du Hausset; j'y avais été élevée; il me faisait parler des herbages de Normandie, du Poitou, de la richesse des fermiers et de la manière de cultiver. C^était le meilleur homme du monde et qui était éloigné de la plus petite intrigue. »
« Il était bien plus occupé de la manière
1. D'Albon. De l^omance.
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de cultiver la terre que de ce qui se passait à la Cour », dit-elle encore.
« Les orages pouvaient se former et se dissiper au dessus de son entresol, écrit de son côté Marmontel. Il griffonnait ses pro- blèmes d'économie rustique aussi tran- quille, aussi indifférent aux mouvements de la Cour que s'il eût été à cent lieues de distance. »
Sa gaîté naturelle, la vivacité de son es- prit l'avaient fait rechercher dès sa jeunesse par toutes les personnes distinguées avec lesquelles il s'était trouvé en relations.
Petit et laid, il faisait oublier, par sa phy- sionomie et par sa conversation, ce que son abord avait de peu avantageux. On a vu ce que disaient de lui le duc de Luynes et le bailli de Mirabeau : « 11 a beaucoup d'esprit ; il a de Tesprit comme un diable. » C'est ce que dit aussi d'Argenson.
^jme jj^j Hausset n'est pas moins afTirma- tive : « On m'a dit que M. Quesnay était fort instruit de certaines choses qui ont rapport aux finances et qu'il était un grand écono- miste; je ne sais pas trop ce que c'est. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il avait beaucoup d'es-
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prit ; il était fort gai et fort plaisant, et très habile médecin. »
Cra\Yford dit de même : « Quesnay avait beaucoup de gaité et de bonhomie. Il dis- sertait avec beaucoup de chaleur, sans envie de briller. »
Grandjean de Fouchy vante sa vaste ins- truction : (( Tous les arts et toutes les sciences lui étaient familiers. » Il vante aussi sa « sim- plicité naïve qui rendait son commerce extrê- mement agréable, même dans la société domestique oi^i on le trouvait toujours égal et où la sérénité de son âme se peignait jus- que dans ses moindres actions ».
Le secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences ajoute : « 11 possédait au suprême degré Fart de connaître les hommes. Il les forçait pour ainsi dire, sans qu'ils s'en aperçussent, à se montrer aux gens tels qu'ils étaient. Aussi accordait-il sa confiance sans réserve à ceux qui le méritaient, et le long usage de la Cour l'avait mis à portée de parler sans rien dire aux autres. Il ne les ménageait cependant à ce point que lorsqu'ils ne s'étaient pas trop démasqués ; ceux qui lui montraient à découvert une âme vile et
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corrompue pouvaient être surs, de quelque qualité qu'ils fussent, d'être traités comme ils le méritaient. »
Ses manières étaient douces et honnêtes, disent encore ses biographes, sa bonté pré- venante, son érudition variée. Il n'abusait point de sa supériorité intellectuelle ; il se mettait à la portée de ses interlocuteurs et les faisait parler de ce qu'ils savaient. On le comparait à Socrate pour la figure, et on disait que, comme Socrate, il avait Tart d'accoucher les esprits. Ce n'est pas qu'il eût le masque de Socrate; mais, avec sa figure ramassée, il n'était guère plus beau que le philosophe grec.
Plusieurs de ses propos sont venus jusqu'à nous :
Il parlait à Paris-Duverney de la guerre et des hommes de guerre. « Les militaires, disait-il, font un grand mystère de leur art... Mais pourquoi les jeunes princes ont-ils tous de grands succès ? C'est qu'ils ont l'activité et l'audace. Pourquoi les souverains qui com- mandent leurs troupes font-ils de grandes choses ? C'est qu'ils sont maîtres de hasar- der. »
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Un autre jour, Duclos, pérorant avec sa chaleur ordinaire, soutenait, comme un pa- radoxe, qu'il y avait eu plus de gens d'esprit dans la maison de Bourbon que dans toute autre et s'écriait ensuite : ^( Je suis historio- gr.aphe du roi, je rendrai justice, mais je la ferai souvent. — J'en serais garant, ré- pondit Quesnay ; notre maître sera peint tel qu'il est. » Et comme Duclos hochait de la tète : « Louis XIV a protégé les poètes ; cela était peut-être bon pour le temps... Mais ce siècle-ci sera bien plus grand... Louis XV envoyant au Mexique et au Pérou des astronomes pour mesurer la terre, présente quelque chose de plus imposant que d'ordonner des opéras. Il a ouvert aussi des barrières à la philosophie, malgré les criailleries des dévots, et l'En- cyclopédie honorera son règne. »
Quesnay n'avait pas d'enthousiasme pour les poètes. Il n'estimait que quelques traits de Corneille et uniquement à cause de la pensée. « Toute la beauté d'un écrit, préten- dait-il, est dans la pensée. Imbéciles, qui croyez Tembellir avec des pompons. Elle ne peut être trop nue. » Et, comme preuve, il
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citait le passage de Démosthène : Vous craignez, Athéniens, la dépense de la guerre ; Philippe viendra; il brûlera vos maisons, il massacrera vos jeunes gens; il emmènera vos femmes, vos enfants et vous-mêmes en esclavage \
Un jour, on vantait devant lui les « Lettres de Voltaire à Chenevières ^ » et 1' « Epître de Marmontel à ses Livres », couronnée par l'Académie ; le docteur n'avait pas Tair d'écou- ter. « Vous n'admirez donc pas les grands poètes, lui demanda-t-on ? — Comme de grands joueurs de bilboquet. Pourtant j'ai fait des vers; j'en ai fait sur M. Rodot, in- tendant de la marine, qui disait du mal des médecins :
Antoine se médicina
En décriant la médecine,
Et de ses propres mains mina
Les fondements de sa machine.
Très rarement il opina
Sans humeur bizarre ou chagrine
Et l'esprit qui le domina
Etait affiché sur sa mine.
1. L'enfance et la Jeunesse de Dupont de Nemours.
2. 1760.
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M™^ du Hausset demanda à Quesnay d'écrire ces petits vers ; il y consentit, à la condition qu'elle n'en laisserait pas prendre de copies.
La même M"'^ du Hausset dîna à Paris chez Quesnay avec Turgot. « Il y avait assez de monde, dit-elle, contre l'ordinaire du doc- leur. On parla beaucoup d'administration, ce qui ne m'amusa pas. » H fut ensuite question de l'amour des Français pour le roi, et Turgot fit reloge des Bourbons. M""^ du Hausset pria Quesnay d'écrire ce que le jeune maître des requêtes avait dit, et elle le montra à la marquise. C'est ainsi que, par des voies détournées, le docteur soutenait ses amis.
Mais s'il était le meilleur homme du monde il était trop souvent sarcastiqueV Son jeune disciple Dupont de Nemours eut l'occasion de s'en apercevoir, « lorsqu'il le débrouilla de toute la crasse de bel esprit, le contraria, le désespéra avec une bonté et un zèle sans égal, et en fit un plongeur d'un nageur qu'il était'. » On verra plus loin qu'il n'eut pas
1. Grimm, le traite dew Cynique décidé », de « Vieux cynique ».
2. Mirabeau, Lettre à Longo, 1777.
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moins de franchise envers le marquis de Mira- beau, bien que celui-ci eùl passé l'âge où Ton reçoit des leçons.
YI
Nous ne nous sommes jusqu'à présent oc- cupé que de la personne de (^uesnay. Avant d'examiner ses écrits économiques, par- Ions de ses autres travaux. « Quesnay se serait fait un nom dans la science médicale si ses travaux d'économiste n'avaient eu encore plus d'éclat », a dit justement de Lavergne \
Chez le duc de Villeroi, il avait eu assez de loisirs pour s'occuper des intérêts de la cor- poration des chirurgiens et pour se livrer à des travaux scientifiques. Dans la dédicace du Traité de la Saignée, il avait remercié son protecteur des facilités qu'il lui avait données. « Vous m'avez permis de vous dédier le » premier essai de ce traité", je n'avais d'autre » titre alors que mon empressement à annon- » cer l'honneur que vous veniez de me faire en
1. Economistes français du 18' siècle.
2. L'art de guérir par la saignée, 1736.
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» m'appelant auprès de votre personne... C'est » sous vos yeux que j'ai tenté de rendre, par » de nouvelles recherches, cet ouvrage plus » utile. . . Je devrai cet avantage aux ressources, » aux facilités dont votre générosité m'a pré- » venu dans mon travair. «
Le « premier essai » dont parlait ()uesnay avait été publié en 1736. La même année avait paru la première partie de V Essai physique sur Véconomie animale, qui servait d'intro- duction au précédent. La seconde partie de V Essai physique ne fut donnée à l'impres- sion que onze ans plus tard.
Trois autres traités complètent l'œuvre mé- dicale de Quesnay :
Le Traité sur la Suppuration, et le Traité sur la Gangrène, parus tous deux en 1749 ; le Traité des fièvres continues, daté de 1753.
Grandjean de Fouchy dit à propos de ce dernier ouvrage: « C'est le plus intéressant peut-être qui soit sorti de sa plume. Il a été composé entièrement à Tarmée, au milieu du
1. Traite des pjf'ets rt de l'usa/jc de la sanjnêe, nou- velle édition, 1750. Dédié au duc de Villeroy, pair de France, maréchal de camp, gouverneur de Lyon.
SCHELLE. 10
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tumulte d'un camp et dans une grange qui ser- vait de logement à lui et à tout son monde et où il s'était retranché sur un tas de paille. »
Le biographe a du se tromper. C'est en 1744 que Quesnay suivit Villeroy à l'armée. Il est peu probable qu'il ait attendu près de dix ans pour publier un ouvrage composé si facilement.
En tout cas, les travaux médicaux de Quesnay eurent du succès, n'en jugerait-on que parle nombre des éditions\
Que valaient-ils ? Nous ne pouvons à cet égard que nous en rapporter à autrui.
D'après les Observations sur les écrits des modernes^ dont Timpartialité est peut-être discutable, ils étaient remplis d'observations » toutes nouvelles «sur la nature des humeurs,
1. Deux pour- le Tmiti' rîr' In saigner, 1750, 1770, sans compter VEssai paru en 1736.
Deux poar le Traite de la gangrène, 1749 et 1771.
Trois, du vivant de l'auteur, pour le Traité de la sup- pnrntion, 1749, 1761 et 1770: une autre, posthume, 1776.
Trois aussi pour le Traité des fiérres continues, 1753. 17^7 et 1770.
Tous ces traités sont accompagnés de Tables analy- tiques détaillées à Texcès et probablement faites par Hévin.
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sur les tempéraments, sur les effets des intem- péries, sur la saignée, sur les vices de la digestion, sur les inflammations, sur la petite vérole, etc.
D'après le Pour et Le Contre^ autre revue du temps, la nouveauté portait sur Tinfluence des tempéraments, sur le pouls et la vitesse de la circulation.
Le Journal des Savants, organe de la fa- culté de médecine, est moins favorable sans être méprisant.
Le Dictionnaire des Sciences Médicales a vanté surtout l'érudition de Quesnay qui pourtant n'en faisait pas étalage.
M. le docteur Ferrand qui a fait en 1896 une intéressante communication à TAcadé- mie de médecine sur Tœuvre médicale de Quesnay a dit :
« J'ai trouvé à la lecture de ses ouvrages, un intérêt que je ne crois pas inspiré par une simple curiosité de chercheur, ni par un amour exagéré dupasse, ni par une partialité de compatriote, mais un intérêt justifié par rimportance qui s'attache à révolution de nos sciences médicales, à leur histoire et aux enseignements qu'on en peut tirer. »
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Pour la gangrène, Quesnay << a su distin- guer entre la gangrène ou mortification et la pourriture ou décomposition des éléments déjà frappés de mort. Il n'a pas été moins heureusement inspiré en étudiant les rap- ports qu'il y a entre la gangrène, Tasphyxie locale et la syncope locale. L'esprit analytique dont nombre de médecins anciens ont fait preuve se retrouve dans le soin que met Quesnay à classer les différentes espèces de gangrènes; lepoint le plus curieux peut-être est celui où l'auteur traite de Tinfection de la plaie par des produits, et aussi de l'infection par l'air, comme causes fréquentes de gan- grène. Et il est remarquable que les agents thérapeutiques dont il conseille l'emploi sont bien ceux auxquels on peut attribuer, bien qu'à un léger degré, quelque effet antisep- tique... Ce qu'il faut atteindre, il l'a compris, ce n'est pas l'odeur nauséabonde, toute mal- saine qu'elle puisse être, c'est ce que ingé- nieusement, il appelle V/trtrrogèiie inconnu^ ce qu'on a nommé depuis le miasme, ce qu'on nomme aujourd'hui le mici'obe. »
Le Traité de la suppuration, que Quesnay appelle la suppuration purulente pour la dis-
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tinguer des suppurations putrides, est un ouvrage plus considérable que le Traité de la gangrène^ mais, d'après M. Ferrand, moins personnel peut-être et reflétant les principales erreurs de Tépoque à laquelle il fut composé. La personnalité de l'auteur s'affirme davan- tage dans le livre sur la Saignée. Elles sont afFranchies des hypothèses humorales dont est encombré le traité de la suppuration. Avec Bœrrhave, Quesnay condamne les sectes médicales qui se disputaient le champ des fièvres et émet des considérations sou- vent remarquables dans la description des phénomènes.
V Essai physiquesurlaPhysiologieanimale fut le plus discuté de tous les livres de Ques- nay\ On y trouve, comme dans les autres, la
1. Le passage suivant sur l'Histoire de la Médecine a été supprimé dans la 2' édition :
(( La seconde espèce de théorie est l'histoire de la théorie même. Cette espèce de théorie est plus curieuse qu'utile. C'est assez qu'on sache les choses telles qu'elles sont dans leur état présent ; il importe peu pour la pra- tique d'en connaître la date, le lieu de leur origine, les auteurs qui ont traité les premiers des changements qui y sont survenus et toutes les circonstances qui y ont contribué- »
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marque de connaissances étendues et Ton y rencontre des vues intéressantes en phy- siologie et en psychologie, mais aussi des vues trop hardies. L'imagination y tient trop de place, a dit Haller. Le savant allemand a en outre reproché à Quesnay, la o prolixité de son style asiatique » et Tim- portance des emprunts faits à Bœrrhave sans les signaler\
Il ne parle pas des emprunts que Quesnay aurait faits à d'autres auteurs et notam- ment à Haller même. La Mettrie a été moins réservé, on Ta vu ; il a accusé nettement Quesnay d'avoir pillé Haller aussi hien que Boerrhave.
Il faut toujours se méfier des accusations de ce genre ; en matière scientifique, la paternité présente de l'incertitude. On ne doit pas oublier d'ailleurs que Haller et La Mettrie étaient médecins. Ce dernier ne dit-il pas : « M. Quesnay juge et condamne les méde- cins avec une désinvolture extraordinaire. Il
1 . Le Journal des Savants dit comme Haller à propos de Bœrrhave (article de Burette). Quesnay s'est défendu dans la Réponse à l'écrit intitulé : Clèon à Eudoxie, 1739.
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se vante de vingt ans crexercice de la méde- cine quoiqu'il ne soit que chirurgien ^ ».
A partir de 1753, Quesnay ne composa plus d'ouvrages médicaux et se borna à réédi- ter ou à laisser rééditer ses livres.
Sa réputation était pourtant bien établie. Membre de l'Académie des sciences et belles- lettres de Lyon depuis 1735, membre de la Société royale de Londres, il avait conservé à l'Académie de chirurgie le titre de secrétaire vétéran et était entré en 1751, comme associé libre, à TAcadémie des sciences, où il comp- tait beaucoup d'amis ^
Les chirurgiens avaient maintenu son nom sur le tableau des membres de leur collège ; ils placèrent ensuite son portrait dans la chambre du Conseil de l'Académie, à côté des portraits des chirurgiens les plus célèbres, et cet honneur ne fut accordé qu'à deux hommes de leur vivant, à lui et à Petit.
1. Les docteurs diplômés méprisaient les chirurgiens en d'autres pays qu'en France. Une querelle très vive s'éleva en Danemarck entre les membres des deux pro- fessions.
2. En remplacement du marquis d'Albert. — Son élec- tion eut lieu le 5 mai 1751 ; il fut remplacé par Mé- nard de Choisy, contrôleur général de la maison du roi.
QUESNAY ET L'ENCYCLOPÉDIE
I. Articles de Quesnay dans l'Encyclopédie. — II. Pré- curseurs de Quesnay, Boisguilbert, Vauban, Melon. Du Tôt, Locke. — III. Cantillon, D'Argonson, For- bonnais. — IV. Article Fermiers. Article Grains. — V. Articles inédits : Hommes, Impôts, Intérêt de l'argent.
I
Quesnay était depuis peu de temps à la Cour lorsque parurent les premiers volumes de VEnci/clopédie\hesTéd3icieixrs du vaste re- cueil étaient les familiers de son entresol. Il s'associa bientôt à leur œuvre et leur donna d'abord un article de pure métaphysique au mot Ei^idence. On le trouve dans le 6® volume, publié en 1756. Dans les précédents, avaient figuré des articles économiques de Forbon-
1. 17.51.
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nais et aussi l'article de J.-J. Rousseau sur V Economie (morale et politique).
L'année suivante, V Encyclopédie contint un article de Quesnay au mot Fermiers qui avait été probablement rédigé à la fin de 1755, car c'est à ce moment que Voltaire en- voya à d'Alembert ses articles pour la lettre F.
En 1757, parut l'article Grains qui — nous le supposons pour des motifs analogues — avait été composé en 1756'.
L'attentat de Damiens amena des persécu- tions contre les philosophes. Au commence- ment de 1758, d'Alembert songea à aban- donner la direction du Dictionnaire ; Voltaire engagea les Encyclopédistes à se mettre en grève. En 1759, le privilège de V Encyclopé- die fut révoqué. Quesnay cessa sa collabora- tion. Il avait cependant préparé d'autres arti- cles, pour les mots Fonctions de rame*. Hommes, Impôts, Intérêt de l'argent.
1. Toutefois le Financier citoyen, daté de 1757, y est visé; mais Quesnay a pu ajouter cette indication sur les épreuves.
2. Annoncé dans l'Introduction du tome VI de TEncy- clopédie. Diderot, en donnant la liste de ses collabora- teurs, dit que plusieurs personnes qu'il regrettait de ne
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On ne sait pour quels motifs le premier n'a pas paru. Nous supposons qu'il été utilisé par son auteur pour la rédaction d'une bro- chure dont le titre seul nous est connu et dont nous dirons un mot plus loin.
Le second, Hommes, existe en copie ma- nuscrite, à la Bibliothèque nationale ; le troi- sième. Impôts, qui avait été annoncé dans Tar- ticle Grains, existe aussi en copie, aux Ar- chives de Limoo^es, avec des notes de Turbot.
Quant au dernier, Intérêt de V argent, il a été inséré, en totalité ou en partie, dans le Journal de V agriculture, du commerce et des finances, en 1765, sous le titre d'Observations sur ^intérêt de l'argent par M. Nisaque, ana- gramme deQuesnay. Il n'a pas été ensuite re- produit par Du Pont de Nemours dans le re- cueil des œuvres du maître^ intitulé Physio- cratie.
La place qu'occupait Quesnay à la Cour lui imposait une grande réserve. On conçoit que, comme Turgot, il ait renoncé à colla- borer à V Encyclopédie lorsqu'elle ne fut plus un ouvrage autorisé. Déjà, il avait signé les
pouvoir nommer lui avaient donné des articles et l'une d'elles les articles Évidence et Fonctions de l'ànie.
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articles Fermiers et Grains, non Quesnay, mais Quesnay le fils, par une sorte de désa- veu de paternité. Quant à Farticle Evidence, il avait été inséré sans signature.
Il méritait pourtant d'être reconnu. La phi- losophie était familière à Fauteur. Dans la préface des Mémoires de V Académie de chi- rurgie, dans VEssai physique sur Véconomie animale^ il avait émis des opinions fermes et non dénuées d'intérêt sur laméthode, sur Torigine des idées, sur le libre arbitre et sur l'immortalité de Tâme.
A ses yeux, le libre arbitre était un des at- tributs essentiels de Fâme; il en prouvait Tindépendance, par rapport à la matière, et par conséquent Timmortalité, nulle substance n'étant par elle-même susceptible de des- truction. Mais Quesnay reconnaissait que l'homme est constamment sous l'empire des motifs, soit qu'ils préviennent les actes, soit qu'ils les dirigent, soit qu'ils les déterminent. La liberté, disait-il, consiste dans le pouvoir de délibérer pour se déterminer avec raison à agir ou à ne pas agir. « L'intelligence su- prême a voulu que l'homme fût libre; or la liberté est mue par différents motifs qui peu-
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vent le maintenir dans Tordre ou le jeter dans le désordre ; il fallait des lois précises pour lui marquer exactement son devoir envers Dieu, envers lui-même, envers autrui, et pour qu'il fût intéressé à les observer ; c'est dans ces vues que la religion et la po- litique se sont réunies à Tordre naturel pour contenir plus sûrement les hommes dans la voie qu'ils doivent suivre \ » C'est, presque dans les mêmes termes, le langage que Montesquieu a tenu plus tard au début de VEsprit des Lois. Mais Quesnay insistait plus que Montesquieu sur Texislence d'un ordre naturel indépendant de Tintervention des lé- gislateurs religieux ou politiques. D'après lui, chaque homme, étant libre, a un droit naturel, mais comme aucun homme ne vit isolément, le droit naturel de chacun est li- mité par le droit naturel des autres, sans que l'antagonisme résultant de cette limitation mutuelle soit permanent. L'ordre, affirmait il, est indispensable à Texistence des individus et est la règle finale des rapports des hommes ; « des êtres intelligents aperçoivent manifes-
1. Economie animale.
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tement que ce n'est pas en opposant le dérè- glement au dérèglement, c'est-à-dire en aug- mentant le désordre même, qu'ils éviteront les malheurs qu'ils ont à prévenir». Telles sont les idées qu'énonçait le chirurgien et qui se retrouvent plus tard dans son Traité de droit naturel, base principale de la Physio- cratie. Dans V Encyclopédie, Quesnay revint déjà sur une partie d'entre elles.
Son article ne répond qu'imparfaitement au titre Evidence. Il aurait été mieux placé au mot Certitude qu'avait traité l'abbé de Pradt. Quesnay n'y parle guère qu'en passant des vérités si claires par elles-mêmes qu'elles n'ont pas besoin d'être prouvées ; il examine les idées en général depuis le moment où elles naissent jusqu'à celui où l'intelligence les prend pour bases des raisonnements.
Il débute par une déclaration remarquable, étant donné le recueil où elle prenait place :
« Il n'y a pas de contradiction nécessaire entre la science et la foi. »
Cette déclaration était-elle destinée à prouver que ^Encyclopédie n'était pas aussi impie qu'on le disait ? Etait-elle l'expression
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indépendante des sentiments intimes de Quesnay ? Il est difficile de répondre.
Les biographes ont été très affirmatifs quant aux opinions religieuses du docteur.
« ^lalgré la multiplicité de ses connais- sances et la vivacité de son esprit, dit Grand- jean de Fouchy, il avait senti que la liberté de penser devait avoir des bornes ; il avait fait une étude suivie des matières de la reli- gion et tous ses écrits portent Tempreinte du respect qu'il avait pour elle ; on lui a tou- jours rendu justice sur cet article; ses mœurs et sa conduite étaient pour ainsi dire l'image et l'expression vivante de ses sentiments à cet égard. Il en a recueilli le fruit par la tranquillité qui accompagna ses derniers moments. »
D'Albon dit aussi : « Il prit la religion pour base fondamentale de son système ; il la respecta dans tous ses écrits... Le bon usage de la vie le préserva des horreurs de la mort... Il se mit entre les mains de la reli- gion et mourut paisiblement. »
Grimm avait écrit en 1767: « Les écono- mistes ont en général une pente à la dévo-
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tion et à la platitude bien contraire à l'esprit philosophique. »
D'Argenson a noté au contraire que Quesnay passait pour « esprit fort » : « Ci-devant, la » marquise faisait l'esprit fort devant le roi )) pour assurer son règne ; elle admettait à » sa conversation avec le roi le sieur Ques- » nay, son médecin, homme de beaucoup » d'esprit et qui se pique d'être esprit fort'. »
Il n'en fallait pas beaucoup alors pour mé- riter cette qualification. La Peyronie avait été taxé d'impiété pour avoir mis le Senso- riiun cominutie dans le corps calleux, sans qu'on parût se douter que Descartes et Malebran- che, longtemps auparavant, avaient placé le siège de Tâme dans le cerveau.
Quesnay avait accepté l'opinion de La Peyronie ; il avait, en outre, combattu le système des idées innées et fait sortir toutes nos connaissances des sensations, ainsi que Voltaire, Diderot, et la plupart de ses con- temporains. Or les anti-cartésiens passaient
1. 13 février 1756. Son opinion sur la Marquise est confirmée par d'autres témoignages, notamment par les
Lettres de Voltaire à UAlemhert.
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pour impies \ Quesnay donnait d'ailleurs à l'âme des attributs en quelque sorte maté- riels. C'est ce qui paraît résulter du titre de la brochure à laquelle nous avons fait plus haut allusion et où on lit, d'après le catalogue des livres d'A. Smith qui en pos- sédait un exemplaire ' :
« Aspect de la psychologie : L'âme est une » substance qui a la propriété de sentir ; la » propriété de sentir est la propriété radicale )) de toutes les affections et facultés de » l'âme. ))
Néanmoins il se déclara toujours spiri- tualiste, et si — comme cela résulte des conversations rapportées par M""* du Hausset — il avait horreur du fanatisme, s'il crai- gnait de voir les « cagots », comme il di- sait, triompher à Tavènement du Dauphin au trône, il exhortait ses amis les philosophes à se modérer dans leurs attaques contre la religion.
Une note de lui, en marge d'un manus-
1. Bouillier, Histoire des doctrines cartésiennes.
2. J. Bonar. A catalogue of the librarj/ of Adam Smith, London, 1894.
SCHELLE. 11
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crit du marquis de Mirabeau, est ainsi con- çue :
« Les religions particulières ne doivent » être envisagées dans un système politique )) qu'autant qu'elles sont établies... car à la » réserve de la religion catholique, elles » sont toutes fausses. Elles ne peuvent con- » venir aux Etats qu'autant qu'elles sont as- » sujetties à la morale d'institution divine, » c'est-à-dire à la loi naturelle qui est de )) toutes les religions, de tous les pays, de » tous les siècles, et qui est le souverain de » toute législation, le fondement de toute » piété et la règle universelle des bonnes » mœurs.
« Les religions d'institution humaine (je » ne parle pas de la religion catholique qui » est la seule vraie avec la religion univer- y> selle) ne doivent avoir de rapports avec le )) Gouvernement que parce qu'elles ont be- )) soin elles-mêmes d'être gouvernées. »
En lisant ce passage, on ne peut s'em- pêcher de songer à Socrate qui, respectueux de la religion dominante, sacrifiait aux dieux chez lui et dans les lieux publics.
L'arlicle Évidence a[)pelle l'attention par
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d'autres motifs. Quesnay s y élève fortement contre l'emploi des abstractions.
(( Les hommes ignorants et les bètes, dit-il, » se bornent ordinairement à des vérités » réelles, parce que leurs fonctions sensi- » tives ne s'étendent guère au-delà de T usage » des sens; mais les savants, beaucoup plus » livrés à la méditation, se forment une mul- » titude d'idées factices et d'idées abstraites » générales qui les égarent continuellement. » On ne peut les ramener à Tévidence qu'en » les assujettissant rigoureusement aux vé- » rites réelles, c'est-à-dire aux sensations » des objets telles qu'on les a reçues par » Tusage des sens. »
Et considérant l'idée de justice, Quesnay ajoute :
« L'idée abstraite, générale, factice de jus- » tice, qui renferme confusément les idées » abstraites de justice rétributive, distri- » butive, attributive, arbitraire, etc., n'éta- » blit aucune connaissance précise d'où l'on )) puisse déduire exactement, sûrement et » évidemment d'autres connaissances, qu'au- » tant qu'elle sera réduite aux sensations » claires et distinctes des objets auxquels
» cette idée abstraite et relative doit se rap- » porter. »
Ainsi Quesnay recommandait dans son principal travail philosophique la méthode a posteriori qu'il avait constamment préco- nisée dans ses écrits médicaux et scienti- fiques. Mais on doit reconnaître qu'il ne s'est pas toujours exactement conformé, dans ses travaux économiques et politiques, aux con- seils qu'il donnait aux autres.
11
Où Quesnay a-t-il puisé les éléments de son instruction économique ?
Si l'on consulte ses propres ouvrages, on constate que très peu d'auteurs y sont cités, endehors dequelques contemporains. Comme il estimait inutile de perdre son temps à manier le style épistolaire, on ne saurait espérer de connaître par des lettres de lui les livres qu'il a lus de préférence. Mais il est facile de deviner ceux qu'il a eus dans les mains, car au milieu du XVIÏI® siècle les écrits économiques et sociaux étaient en très petit nombre.
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On s'en tenait, en ce qui concerne les fon- dements du droit, aux vieilles formules des juristes; lorsqu'on parlait de l'organisation sociale, on s'inspirait de Platon ou de Plu- tarque pour faire de la rhétorique. L'or et la propriété étaient la source des malheurs des hommes ; les sociétés étaient l'œuvre du législateur.
Montesquieu fit entendre un langage plus scientifique, mais V Esprit des Lois ne satisfit pas Quesna}^ ainsi que le montrent les notes marginales qu'il mit sur les manuscrits du marquis de Mirabeau \
En économie politique, on croyait au sys- tème mercantile dont l'idée mère est que la richesse d'une nation consiste dans les mé- taux précieux qu'elle possède ; d'oii cette conséquence que, pour s'enrichir, il faut en- lever à l'étrano'er son or et son arsfent, de même que les peuples antiques prenaient à
1. Papiers de Mirabeau, archives nationales. — Du Pont de Nemours a dit néanmoins que Montesquieu avait été le précurseur des Physiocrates parce qu*((il » avait montré que l'étude de l'intérêt des hommes réunis )) en société est préférable aux recherches d'une méta- » physique abstraite ». Notice abrègc(\ etc., 1769.
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leurs voisins des esclaves, des femmes ou du butin. Comme il était évident que Ton se procurait des jouissances aussi bien avec des produits qu'avec de l'argent, on avait été amené à faire des distinctions subtiles quant à Futilité relative des opérations commer- ciales. On disait que pour rendre la balancée du commerce favorable, il fallait, d'une ma- nière générale, protéger le commerce actif, c'est-à-dire l'exportation, et empêcher le commerce passif, c'est-à-dire l'importation; plus spé(!ialement, encourager l'exportation des produits de grande valeur vénale et dé- courager l'exportation des autres ; favoriser la sortie des objets fabriqués et s'opposer à celle des matières premières, des denrées du crû; favoriser en sens inverse l'entrée des matières premières et empêcher celle des produits manufacturés, de manière à soutenir la fabrication et la sortie de cette dernière espèce de produits en procurant aux fabri- cants des matières premières à bon compte et du travail à bon marché, les salaires étant basés sur le prix des subsistances. • Le commerce était méprisé ; ses gains passaient pour illicites, comme au temps de
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Charlemagne, surtout lorsqu'ils provenaient de la vente des subsistances. Il devait, dès lors, être soigneusement réglementé.
Quelques faits avaient ouvert les yeux sur la vanité des principes admis par les légistes nourris d'antiquité ou aveuglés par la décou- verte des mines du Pérou.
Au temps de la jeunesse de Quesnay, les folies du système de Law avaient montré les conséquences de la multiplication du papier-monnaie.
La succession des disettes et des famines prouvait brutalement que les gouvernants sont incapables d'établir de force l'équilibre entre les subsistances et les besoins.
Enfin, après la longue période de paix et de prospérité due à l'administration du cardinal de Fleury, Tefficacité du système de Golbert avait été mise en doute. On se demandait si la réglementation de l'industrie, renforcée de plus en plus par les incapables succes- seurs du ministre de Louis XIV, avait pro- duit les effets attendus.
Mais, en 1750, les idées sur tous ces sujets étaient vagues et contradictoires. Vincent de Gournay, qui exerça sur l'administration
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commerciale une influence considérable, ne fut nommé intendant du commerce qu'en 1751.
En France, trois ouvrages économiques étaient célèbres : le Détail de la France^ de Boisguilbert, la Dîme royale de Vauban, V Essai sur le commerce de Melon.
Le style du Z)^^»// est si obscuret les éditions en furent si fautives que ce livre n'avait pas eu beaucoup de lecteurs. On en avait letenu surtout ce que Fauteur avait dit de la misère des campagnes et de l'exagération des impots à la fin du règne de Louis XIV; on n'avait guère compris les principes qu'il avait posés avec une remarquable perspicacité, quoi qu'en aient dit de nos jours des savants allemands. Nous n'entreprendrons pas d'a- nalyser et de discuter son œuvre; nous de- vons nous borner à indiquer celles de ses idées que l'on retrouve plus ou moins dans Quesnay.
Boisguilbert avait vu que l'argent n'est pas la richesse et n'est que c le lien du com- merce^). «La richesse, disait-il, n'est autre
1. La première édition date de 1695. L'édition de 1707 renferme en outre le Factura de la France et des disser- tations sur les grains et sur la nature des richesses.
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chose qu'une jouissance entière, non seule- ment de tous les besoins de la vie, mais même de tout ce qui forme les délices et la magnificence. » Déplaçant ainsi le point de vue auquel on s'était jusque-là placé pour considérer les faits économiques, Boisguil- bert ajoutait : « La terre que Ton compte pour le dernier des biens donne le principe à tous les autres. Le fondement et la cause de toutes les richesses de l'Europe sont le blé, le vin^ le sel et la toile qui abondent dans la France ; on ne se procure les autres choses qu'à pro- portion que Ton a plus qu'il ne faut de ceux-ci.
(( Tous les biens de la France sont, divisés en deux espèces, en biens-fonds et en biens de revenu d'industrie. Ce dernier (revenu) qui renferme trois fois plus de monde que l'autre^ hausse ou baisse à proportion du premier. En sorte que l'excroissance des fruits de la terre fait travailler les avocats, les médecins, les spectacles et les moindres artisans de quelque art ou métier qu'ils puis- sent être ; de manière, qu'on voit très-peu de ces sortes de gens dans les pays stériles au lieu qu'ils abondent dans les autres.
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« Or. pour faire beaucoup de revenu datis un pays riche en denrées, il n'est pas néces- saire qu'il y ait beaucoup d'argent, mais seulement beaucoup de consommation ; un million fait alors plus d'effet que dix millions sans consommation, parce que ce million se renouvelle mille fois et fait autant de revenu à chaque pas et que dix millions restés dans un coffre ne sont pas plus utiles que des pierres.
« Comme d'ailleurs, les biens fonds ne don- nent pas de revenu si les produits se vendent à perte, la source de la richesse est tarie par le bas prix des denrées qui amène la dimi- nution delà culture et les disettesV
« C'est un fait qui ne peut être contesté, » plus de la moitié de la France est en friche » ou mal cultivée, c'est-à-dire beaucoup moins » qu'elle ne le pourrait être et qu'elle n'était )) autrefois, ce qui est encore plus ruineux « que si le terrain était entièrement aban- » donné parce cjue le produit ne peut répon- » dre aux frais de la culture.
1. « Il faut que chaque métier nourrisse son maître ou il doit fermer sa boutique. »
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« Il ne peut y avoir que deux causes qui » empêchent un homme de cultiver sa terre, » ou parce qu'il laut une certaine opulence » qu'il n'est point en état de se procurer, ou » parce qu'après avoir cultivé il ne peut » avoir le débit de sa production. C'est ce » qui se passe avec la taille pour le premier » empêchement et avec les aides et douanes » pour le second. »
Suivant Boisguilbert, le revenu des biens- fonds avait considérablement baissé, et en même temps les revenus du roi, c'est-à-dire les impôts, n'avaient point subi de réduc- tions. Par suite les consommations de toutes choses et la richesse avaient diminué.
« Le peuple n'est jamais moins riche, ni plus misérable que lorsqu'il achète le blé à vil prix » — disait-il. « On ne peut éviter les grandes chertés qu'en vendant en tout temps des blés aux étrangers. »
L'auteur du Détail demandait en consé- quence, la liberté du commerce des grains et la suppression des impôts indirects, pour détruire les obstacles qui s'opposaient à la production et à la vente des produits agri- coles.
172
La Dîme royale, avait été soutenue par le nom illustre de son auteur et par le souvenir des injustes colères qu'elle avait soulevées.
Vauban, touché, comme Boisguilbert, de l'état de misère des paysans, avait voulu réformer le système d'impôts, supprimer les exemptions et les privilèges, amener les gouvernants à comprendre « que les rois » ont un intérêt réel et très essentiel à ne pas » surcharger leurs peuples jusqu'à les priver » du nécessaire. »
Utilisant Tenquête à laquelle il avait fait procéder par les intendants, il avait calculé que la population de la France était de 19 mil- lions de personnes pour une superficie de 30.000 lieues carrées' et il avait estimé que son sol était capable de produire, année moyenne, de quoi nourrir? à 800 personnes par lieue, à raison de 3 setiers de blé par tète (mesure de Paris), soit 24 millions de personnes, tandis qu'elle ne nourrissait que 627 personnes 1/2 par lieue, et encore, disait Vauban : « J'ai lieu » de me défier que cette quantité puisse se » soutenir dans toute rétendue du royaume. »
1. De 25 au degré.
I
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La Dîme royale, digne d'admiration si Ton tient compte du courage et des sentiments généreux de celui qui osa l'écrire et la faire imprimer, n'est point un ouvrage théorique. Vauban avait vu la misère du peuple et en avait fait une désolante peinture ; il n'avait indiqué ni une méthode, ni des procédés généraux pour la faire cesser et n'avait pro- posé que des remèdes empiriques qu'aucune personne, tant soit peu au courant des ques- tions fiscales, ne pouvait accepter. Les effets de la dîme ecclésiastique étaient trop visi- bles pour que la dîme royale put jamais être établie.
Son ouvrage et celui de Boisguilbert étaient antérieurs à la famine de 1709 ; les deux écri- vains avaient en quelque sorte prédit les désastres que la France allait subir et dont des guerres ruineuses et des folies fastueuses étaient, avec le régime réglementaire, les causes principales.
h' Essai politique sur le commerce de Melon fut publié un demi-siècle plus tard, en 1734\
1. 1" édition. — La seconde, très augmentée, est de 1736.
après Texpérience du système de Law. Le petit ouvrage de Tancien secrétaire du Régent marque déjà un progrès notable dans les idées. Il eut un grand succès, bien qu'il ait été rédigé sans plan visible, mais il avait eu des contradicteurs puissants et cette circons- tance avait contribué à le rendre populaire. Il resta longtemps le cr/f/e-/?zecz^/« de tous ceux qui devisaient sur le commerce. C'estdans ce livre que Voltaire a puisé les opinions qu'il sou- tint toute sa vie, ainsi que Ta signalé M. Es- pinas.
Melon posait en principe que le com- merce est réchange du superflu sur le nécessaire et admettait après Boisguilbert que {( la lorce d'un pays vient, non de ses mines d'or, non de Targent qu'il possède », mais de « sa plus grande quantité de denrées de première nécessité ».
II voulait que le commerce fût libre. « Le commerce ne demande que liberté et protec- tion », telle était sa formule. Melon sentait que la réglementation et l'esprit de monoj)ole s'opposaient au perfe^-tionnement de l'outil- lage industriel, a II a été proposé, racontait- il, de procurer à une capitale de l'eau abon-
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damment par des machines faciles et peu coû- teuses. Croirait-on que la principale objectioji qui, peut-être, en a empêché Texécution a été la demande : que deviendront les porteurs d'eau ? »
Mais en même temps Fauteur de VEssai comptait naïvement sur Tintervention du gouvernement pour amener Taccroissement de la population et prétendait que les varia- tions de valeur de la monnaie sont sans im- portance ; il conseillait même de modifier de force cette valeur afin d'accroître le rendement des impôts par la cherté générale qui serait la conséquence de la mesure.
La cherté lui semblait désirable en tout temps non seulement pour les grains, mais pour toutes choses. « Le commerce ne peut être florissant que lorsque chacunsesertàson plus grand avantage de tout ce qui lui appar- tient ; si quelqu'une de ses parties est sans va- leur, le propriétaire n'achète plus la denrée de son voisin, à qui cette denrée devient par là superflue. Ainsi ravilissement de la denrée décourage le laboureur hors d'état de paver l'imposition. »
Melon avait dit pourtant ailleurs : (( L'abon-
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dance ne peut être nuisible; les hommes ne travaillent que pour donner la plus grande quantité; comment pourrait-elle être perni- cieuse ? »
Cette contradiction provenait de ce que Tan- cien secrétaire du Régent était dominé par des préoccupations fiscales et par le souvenir du Système ; croyant que la valeur de la monnaie est purement conventionnelle, il s'imaginait que le Gouvernement peut assurer tout à la fois fabondance et la cherté.
Du Tôt n'eut pas de peine à prouver que les rois n'avaient jamais tiré des mutations de monnaies qu'un bénéfice apparent et bien faible en comparaison du dommage qu'ils en recevaient dans la suite et des pertes que subissait la nation. « Les monnaies, dit- il, sont l'instrument nécessaire de nos échanges réciproques et la mesure qui règle la valeur des biens échangés ; il ne faut pas plus y toucher qu'aux autres mesures'. »
Des ouvrages dont nous venons de parler,
1. Réflexions politiques sur les finances et le com- merce, 1738.
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\e Détail de la France est celui (|ui a exercé sur Quesnay le plus d'influence.
Dans la Notice abrégée des différents écrits modernes qui ont concouru en France ci former la science de V Economie politique, insérée en juillet 1769 dans les £'/;/ie//?6'V/<:/e^ du Citoyen^ Du Pont de Nemours, énumérant les éco- nomistes antérieurs à Quesnay, n'a pas parlé de Boisguilbert, mais il s'en est excusé trois mois plus tard :
(( 11 est bien étonnant que nous Tayons » oublié, puisqu'il est un des premiers que » nous ayons lus. Son ouvrage... est singu- » lièrement précieux par la sagacité avec » laquelle l'auteur avait reconnu, ce que tout » le monde ignorait de son temps, la nécessité » de respecter les avances des travaux utiles » et les avantages de la liberté du commerce. )>
Du Pont de Nemours fit ensuite l'éloge de Boisguilbert et ajouta : « En voici assez pour réparer notre omission \ »
1. Plus tard, dans un discours à l'assena blée des Eco- nomistes, Du Pont a dit encore (1773):
« Boisguilbert, il y a 80 ans, a saisi relativement au » commerce des blés toutes les vérités que nous démon-
SCHELLE. 12
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Quesnay, dans les notes des Maximes qui suivent le Tableau économique et sur les- quelles nous reviendrons, avait écrit dix ans auparavant :
« Le dépérissement d'un Etat se répare » difficilement. Les causes destructives qui » augmentent de plus en plus rendent » inutiles toute la vigilance et tous les efforts » du ministère, lorsqu'on ne s'attache qu'à » en réprimer les effets et qu'on ne remonte » pas jusqu'au principe : ce qui est bien » prouvé par l'auteur du Livre intitulé le )) Détail de la France sous Louis XIV. . . Par » une meilleure administration, on aurait » pu, en un mois, augmenter beaucoup l'impôt » et enrichir les sujets en abolissant une im- » position destructive et en ranimant le » commerce extérieur des grains, des vins, » des laines, des toiles, etc. Qui aurait osé
» trons aujourd'hui et la plupart de celles qui ont rap- » port à rimpôt ; il aurait été inventeur de la science » économique s'il n'eût pas cru qu'il existât des revenus )) d'industrie plus considérables encore que ceux des )) champs et s'il eût bien connu le produit net de ces der- » niers et s'il eût su les lois physiques de la distribu- » tion et de la reproduction des richesses. » Correspon- dance du Margrave de Bade avec Du Pont et Mirabeau.
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» entreprendre une telle réforme dans des » temps où l'on n'avait plus d'idées du gou- » vernement économique d'une nation agri- » cole ? On aurait cru alors renverser les » colonnes de Tédifice \ »
Le marquis de Mirabeau, dans la Théorie de Vhnpôt^ a aussi signalé les services ren- dus par Boisguilbert, et, plus tard, dans VÉloge funèbre de Quesnay, il a dit :
« Je commençai dans le temps mes Éloges » des hommes à célébrer, par rendre jus- » tice au célèbre Boisguilbert, trop oublié de ^) ses concitoyens volages. »
Il est donc inexact de prétendre, ainsi qu'on Ta fait, que les physiocrates et Ques- nay en particulier aient méconnu ce qu'ils pouvaient devoir à l'auteur du Détail.
Locke a contribué aussi à instruire Ouesnay, sinon directement, du moins par les extraits qu'a faits, des écrits économiques du philo-
1. Note de la maxime 24 (édition définitive). Dans la P/u/siocratie après les mots « ce qui est bien prouvé » on lit: « pour le temps ». Les mots «en un mois » sont supprimés ; au lieu de a on n'avait plus d'idée », on lit : « l'on n'avait nulle idée »,
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sophe écossais, Dupré de Saint-^Iaiir, en tête de son Essai sur les Monnaies^ où Quesnay a puisé presque toutes les données statistiques dont il a eu besoin.
Signalons seulement quelques-uns des principes contenus dans ces extraits :
« L'argent est une marchandise qui, comme toutes les autres, hausse ou baisse.
» L'intérêt de l'argent ne saurait être sur un pied toujours uniforme. Il est pourtant nécessaire de le resserrer dans certaines bornes pour permettre aux tribunaux de se prononcer quand il ny a aucune convention entre les parties. Il faut aussi protéger la jeunesse et Tindigence contre Tusure.
» La richesse d'un Etat ne consiste pas à avoir plus d'argent qu'un autre, mais à en avoir à proportion plus que ses voisins et à en faire un meilleur usage.
» Il n'v a que deux voies pour enrichir un État qui n'a point de mines en propre : les conquêtes et le commerce.
» Ce n'est pas l'excellence des choses, non plus qu'une addition ou une augmentation
1. Ou Réllexions sur le rapport entre Targent et les denrées. 174(5.
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de valeur intrinsèque qui rend le prix des choses plus ou moins grand, mais la quan- tité de Tespèce à vendre comparée à la con- sommation qu'on en peut faire. L'air et Feau ne se vendent point. »
llï
On a fait de Cantillon un précurseur des Physiocrates. C'est trop dire.
L'Essai sur la nature du Commerce ne fut publié qu'en 1755, bien qu'il eût été écrit longtemps auparavant. Gournay en recom- manda la lecture à ses amis, mais il traduisit et conseilla de traduire d'autres ouvrages étrangers d'opinions très différentes. Le marquis de Mirabeau, qui possédait le ma- nuscrit de VEssai, s'en servit pour écrire VAmi des Hommes; mais le marquis n'était pas alors physiocrate.
Quant à Quesnay, il a cité VEssai de Cantillon, ainsi que d'autres ouvrages ré- cents, dans son article Grains; mais il a dû rédiger son article Fermiers en 1755, l'année même où parut cet Essai.
L'ouvrage de Cantillon ne nous paraît pas
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d'ailleurs avoir rimportance théorique que quelques auteurs modernes lui ont attribuée.
Gantillon connaissait bien les principes admis de son temps sur la monnaie, les ban- ques, les prix. lia émis sur quelques ques- tions des opinions ingénieuses; en parlant de la formation des villes, il a entrevu les phénomènes de concentration des forces; à propos de Tintérét de Targent, il a compris qu'il ne pouvait être limité par la loi. Mais les généralités qui forment la partie princi- pale de son exposé sont d'un intérêt mé- diocre.
Ce qui a fait dire que V Essai sur le Com- merce était la source des idées physiocra- tiqiies, c'est la phrase placée au début du livre :
« La terre est la source ou la matière d'où on tire la richesse ; le travail de l'homme est la forme qui la produit^, et la richesse elle- même n'est autre chose que la nourriture, les commodités et les agréments de la vie. »
Mais les conséquences que Gantillon a tirées de sa proposition première ne res- semblent nullement au système de Quesnay.
Gantillon en arriva à dire que u la multi-
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plication ou le décroissement des peuples dépend des propriétaires ». Il prétendit que le prix des marchandises est en raison de la quantité de terre et de travail qui entre dans leur production. « 11 n'y a jamais, dit-il, de variation dans la valeur intrinsèque des choses, mais Timpossibilité de proportionner la production à la consommation cause une variation journalière et un flux et reflux per- pétuel dans les prix du marché. Comme ceux qui travaillent doivent subsister du produit de la terre, la valeur intrinsèque d'une chose peut être mesurée par la quantité de terre qui est employée pour sa production et par la quantité de travail qui y entre, c'est-à-dire par la quantité de terre dont on attribue le produit à ceux qui y ont travaillé. »> En consé- quence, puisque toutes les terres appartien- nent au Prince et aux propriétaires, toutes les choses qui ont une valeur intrinsèque ne Font qu'à leurs dépens. « M. le chevalier » Petty, dans un petit manuscrit de Tannée » 1685, regarde ce pair, en équation de la » terre et du travail, comme la considération » la plus importante dans l'arithmétique po- » litique. »
Enfin Cantillon a avancé que plus il y a de travail dans un Etat, plus il est censé riche; mais que si ce travail est appliqué à exploiter des mines d'or et d'argent ou à attirer des métaux précieux en échange de produits ma- nufacturés, TEtat est réellement riche, car ce qui semble déterminer la grandeur des Etats est Fexistence de réserves en marchandises ou en argent pour acheter les choses néces- saires en cas de besoin.
On ne saurait voir dans ces assertions, contradictoires et non personnelles à l'au- teur, Torigine des idées physiocratiques.
On a cité aussi d'Argenson comme précur- seur de Quesnay. Aucun écrit de d'Argenson n'a été publié de son vivant en dehors de quel- ques articles donnés au Journal économique. Des notes de cet homme estimable ont cir- culé en manuscrit; ses opinions étaient con- nues ; on savait qu'il était hostile à la régle- mentation. On connaissait la formule qu'il a expliquée dans ses Mémoires : << Pour mieux gouverner, il faudrait gouverner moins... Toutes les autres nations nous haïssent et nous envient. Et nous, ne les envions point;
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si elles s'enrichissent... elles nous prendront davantage de nos denrées: elles nous rap^ porteront davantage des leurs et de leur argent. Détestable principe que celui de ne vouloir notre grandeur que par rabaissement de nos voisins ! Il n'y a que la méchanceté et la malignité du cœur de satisfaites dans ce principe et l'intérêt y est opposé. Laissez faire, morbleu ! laissez faire. »
Mais dWrgenson opinait par sentiment; il n'était nullement un théoricien. On pour- rait avec autant ou aussi peu de raisons classer parmi les précurseurs de Quesnay tous les personnages ou écrivains qui ont émis avant lui quelque idée juste sur des sujets touchant à l'Economie politique. L'abbé de St-Pierre, tout mercantiliste qu'il fut. n'a-t-il pas dit :
« Quand il se fait une vente entre mar- » chands, le vendeur v ffaç^ne et l'acheteur » aussi, car dans un gain réciproque et réel y> ou apparent, ni le vendeur ne vendrait à « tel prix, ni l'acheteur de son côté, n'achète- « rait à tel prix. «
Ce qui est incontestable, c'est qu'au moment oii Quesnay écrivit pour l'Encyclo-
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pédie, un grand nombre d'ouvrages ayant bien le caractère d'ouvrages économiques furent publiés, grâce, en partie, aux efforts de Gournay.
Les meilleurs sont les Remarques sur les avantages et les désavantages de la France et de la Grande-Bretagne (1754) de Plumart de Dangeul et V Essai sur la police des grains (1755) d'Herbert; Quesnaylesa cités dans son article Grains. Le J ournal économique , fondé en 1751, avait publié aussi des traductions anglaises ou des notes d'un certain intérêt.
Les Essais économiques de Hume, où la théorie de la balance du commerce était battue en brèche, avaient été traduits dès leur appa- rition, fort mal d'ailleurs, en 1752, par M"^ de la Chaux et en 1754 par l'abbé Leblanc '.
Enfin dans XEncyclopédie se trouvaient déjà les articles Change et Commerce de Forbonnais qui, réunis, formèrent un véri- table traité ^
1. Les Physiocrates ont donné des extraits des Essais dans le Journal de l'agriculture, en 1764. Hume était alors à Paris, comme secrétaire de l'ambassadeur d'An- gleterre.
2. Les Eléments du commerce.
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Que Quesnay ait profité de ces divers ouvrages \ c'est très probable; mais qu'il ait tiré ses idées « fortes et nouvelles » d'écrits parus la veille, il est impossible de l'ad- mettre.
Nous venons de citer Forbonnais. Gomme cet auteur a été le principal adversaire des physiocrates, disons dès à présent quelques mots de ses idées.
Dans V Encyclopédie, il avait abouti aux conclusions ci-après:
1. Baudeau, rendant compte de l'Histoire du Droit na- turel de Hubner dans les Ephémérides du citoyen, a parlé en passant du théologien philosophe Cumberland: « Il a reconnu que le bien de tous est la souveraine loi )) de tous, comme le salut du peuple est celle de la so- » ciété civile. Le bon évêque de Péterborough est un des » plus dignes précurseurs de la Science. » Prenant ces mots à la lettre, des critiques modernes en ont conclu que les Physiocrates se sont inspirés de Cumberland ; il est problable qu'aucun d'eux n'a lu les écrits de ce philosophe.
On avait cité avec aussi peu de raisons comme pré- curseurs des Physiocrates l'italien Bandini, auteur d'un Discors économies, reproduit dans la collection Cus- todi, et l'anglais Asgill, auteur de Several assertions proved in orderto create another speces of money than gold (1696). Le discours de Bandini composé en 1737 n'a été publié qu'en 1773; l'écrit d'Asgill était inconnu très probablement en France.
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Lorsque l'introduction des marchandises étrangères nuit à la consommation des pro- duits manufacturés par la nation, TEtat perd : i"^ la valeur d'acquisition des produits étran- gers ; 2^ celle des salaires qu'auraient gagnés les ouvriers nationaux employés à faire des objets similaires ; 3*^ celle des matières pre- mières qui aurait été tirées du sol national ; 4"^ le bénéfice que la circulation de toutes ces valeurs aurait procuré aux citoyens ; 5° les ressources que le prince aurait pu tirer de Taccroissement d'aisance qui en aurait été la suite.
Forbonnais admirait l'acte de navigation de Cromwell ; il louait le système des primes à l'exportation des grains adopté par l'Angle- terre en 1689. Il disait aussi :
« Chaque pays est libre de créer des manu- » factures comme il l'entend. Libre égale- )) ment à lui d'établir des droits de prohibi- » tion pour les défendre. »
Lorsque se posa la question de la liberté du commerce des indiennes, il sou- tint contre Morellet, Abeille et Gournay le système des prohibitions.
Forbonnais était donc un protectionniste, et
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il faut bien peu connaître ses écrits pour le représenter comme un économiste libéral, ainsi qu'on Ta fait, il y a quelques années, lors de la publication de notre volume sur Vincent de Gournay.
Il avait beaucoup plus de compétence en histoire financière qu'en économie politique. Ses Considérations sur les finances cU Espagne (1753) avaient été justement remarquées ; par ses Recherches et ses Considérations sur les fi,nances, il a acquis et conservé une réputa- tion méritée.
Quesnay n'étaitpas un érudit en matière éco- nomique. Il avait lu, mais il avait plus encore observé et réfléchi. Selon toutes vraisem- blances, (( il a nourri ses idées en silence avant de les mettre au jour », ainsi que l'a dit de Lavergne, et il les a nourries en considérant les faits suggestifs qui se passaient sous ses yeux. Il chercha dans la nature ce qui n'est pas dans les livres, a dit aussi Du Pont de Nemours.
Fils de paysans de la Beauce, ayant vécu longtemps dans un rayon peu éloigné de Paris, il avait pu voir les effets des famines des dernières années du rèj^nc de Louis XIV
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et de celle de 1723. Il avait pu constater avec quelle violence et quel arbitraire la police pourvoyait par réquisitions à rapprovision- nement de Paris. Il connaissait la misère des <:ampagnes.
Transporté par les circonstances à Ver- sailles, il y fut témoin de Tégoisme des gens de cour et de Ténornie fortune des traitants ; attaché au service d'une femme qui, parce qu'elle était supérieure en beauté, se croyait apte amener les destinées de la France; ap- prochant un roi trop enclin à la paresse pour agir par lui-même et des hommes d'Etat im- provisés qui n'avaient que des vues empi- riques, il put croire qu'en appliquant à la science du gouvernement la méthode dont il avait fait usage dans les sciences médicales, il pourrait exercer une bienfaisante in- fluence.
Gomme l'abbé de Saint-Pierre, logé aussi à la cour, en qualité d'aumônier de Madame, mère du Piègent, il pouvait dire :
(( Je n'ai fait qu'acheter une petite loge » pour voir de plus près les acteurs... Je » vois jouer tout à mon aise les premiers » rôles et je les vois d'autant mieux que je
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» n'en joue aucun, que je vais partout et que » Ton ne me remarque nulle part. Je vois ici » notre gouvernement dans sa source et » j'entrevois déjà qu'il serait facile de le » rendre beaucoup plus honorable pour le » roi, plus commode pour ses ministres et » beaucoup plus utile pour les peuples. »
Les suppositions que Ton peut faire sur les sentiments intimes de Quesnay sont con- firmées par le langage que tint le marquis de Mirabeau, lorsqu'il prononça V Eloge funèbre de son ami :
« Je ferai voir d'où il est parti, où il est arrivé, quel emploi il fît de ses talents, de son génie, de sa faveur; je dissiperai les ombres que l'envie voulut répandre sur sa carrière, en lui faisant un crime d'avoir rassuré une tête faible, effrayée, et émoussé ainsi l'arme meurtrière que l'intrigue, hideuse et toujours active, avant-courrière des crimes réfléchis et préparés, présente sous toutes les formes à toute illégitime autorité. »
Un ambitieux aurait usé de la faveur de « l'illégitime autorité » pour pousser ses amis et se pousser lui-même. Quesnay songea surtout à faire prévaloir les solutions que ses
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réflexions lui suggéraient, offrant le spectacle unique en son genre d'un sexagénaire^ qui renonce aux études de toute sa vie pour se livrer à des recherches sur des sujets à peine explorés par d'autres.
Les circonstances s'y prêtaient.
La question des subsistances qui avait été, avec celle des finances, l'objet des préoc- cupations constantes des gouvernants au XVIIP siècle semblait devoir être prochaine- ment résolue.
Jusque-là, on avait copié, pour remédier aux disettes ou pour les prévenir, les me- sures usitées au moyen âge. Cependant, aux temps féodaux, la réglementation n^était que locale et temporaire ; elle disparaissait avec la disette. Au XVP siècle, quand la féodalité fut à peu près détruite et les pouvoirs concentrés dans la main du roi, les légistes avaient entrepris de soumet- tre le commerce des grains de toute la France à un régime uniforme et permanent. Mais leurs tentatives de centralisation ne furent pas immédiatement suivies d'effet.
1. L'abbé de Saint-Pierre ne commença à écrire qu'à cinquante ans.
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Sous Henri IV, grâce à rinfluence de Sully, le commerce des grains fut presque libre et l'exportation des céréales favorisée.
Avec Colbert, au contraire, la réglemen- tation avait reparu. Ses successeurs l'aggra- vèrent ; dans la dernière partie du règne de Louis XIV et, après la Régence, jusqu'au milieu du XVIII® siècle, elle fut à. peu près permanente.
Machault, en dernier lieu^ réédita une ancienne prescription que le chancelier de l'Hôpital avait introduite dans les lois de son temps, dont Jean Bodin et Etienne Pasquier s'étaient moqués, et qui consistait à empêcher de planter en vignes les terres qui pouvaient être ensemencées en céréales.
L'exportation des grains était presque cons- tamment interdite, soit hors du royaume, soit d'une province à l'autre. Les gou- vernants, sous prétexte de protéger le con- sommateur, écrasaient le cultivateur déjà courbé sous le poids des impôts en lui en- levant la faculté d'écouler ses produits au mieux de ses intérêts.
L'agriculture payait en réalité les frais du
SCHELLE. 13
système mercantile. Les obstacles à la sortie faisaient tomber le prix des grains à presque rien en temps d'abondance ; le blé était jeté au fumier faute d'écoulement pos- sible ; les paysans, sans ressources, dimi- nuaient leur production ; l'abondance pré- parait la disette. Les obstacles mis à la vente des grains à l'intérieur, qui complétaient les mesures destinées à u procurer au peuple des subsistances en abondance et à bon marché ;>, ainsi qu'il est dit dans une ordon- nance royale, l'obligation, par exemple, de vendre sans pouvoir les remporter, les grains qui étaient apportés sur un marché ou mis en route pour les y amener, em- pêchaient en tout temps les paysans d'obtenir la rémunération normale de leurs efforts.
Le contrôleur général, Moreau de Séchelles, venait de modifier les errements administra- tifs.
Un arrêt du 17 septembre 1754 avait donné la liberté au commerce des grains à Tinté- rieur du rovaume et autorisé pour une durée indéfinie les provinces du Languc(f.c et d'Auch à exporter des grains par l«'s porls d'Agde et de Rayonne.
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Vincent de Gournay, intendant du com- merce, n'avait pas été, selon tontes vraisem- blances, étranger à la réforme.
Quesnay y prit-il part ? Rien ne Tétablit. Mais il reçut la noblesse en 1752 ; il était, à cette époque, déjà regardé comme un pen- seur; il ne dut point rester indifférent enlace d'une réforme qui répondait à ses désirs et qu'il défendit avec force dans ses articles de V Encyclopédie. Nous verrons plus loin par quels procédés il s'efforça d'intéresser le roi et M™^ de Pompadour aux problèmes dont il croyait avoir trouvé la solution.
IV
L'idée dominante du premier des articles de Quesnay, Tarticle /^e/7^//e/'6-, est que la produc- tion agricole ne peut exister ni sans avances préalables — c'est-à-dire sans capitaux, — ni sans gains pour le producteur, ni sans dé- bouchés pour les produits.
Après Boisguilbert et \ auban, Quesnay montrait le [)aysan accablé d'impôts, écrasé sous le poids de la milice et des corvées et
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n'ayant pas la liberté de vendre ses récoltes où il avait intérêt à le faire.
11 comparait la grande et la petite culture. Les définitions qu'il donnait de l'une et de l'autre étaient basées sur une distinction presque puérile : l'emploi des chevaux pour le labour dans Tune, Temploi des bœufs dans Tautre.. Mais les conséquences qu'il tirait de sa comparaison étaient exactes.
Il voyait, dans la grande culture, de riches fermiers, faisant à la terre de larges avances, tirant du sol de fortes récoltes et ayant des profits convenables. Il voyait au contraire dans la petite culture de pauvres métayers qui, ne disposant comme instruments de pro- duction que du bétail fourni par leurs pro- priétaires, n'obtenaient que de maigres pro- duits et restaient misérables.
Comme les fermiers riches étaient en petit nombre, la majeure partie du sol culti- vable de la France était, j)Our ainsi dire, en friche, (luesnay attribuait cette situa- tion fâcheuse à trois causes :
A la désertion des campagnes par les en- fants des laboureurs ;
Aux impositions arbitraires qui enlevaient
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toule sécurité aux capitaux employés dans la culture ;
Aux gènes apportées au commerce des grains.
Certains politiques, dont, prétendait-on, le surintendantd'O, avaient posé en principe que rindigence des campagnes était un aiguillon nécessaire pour obliger les paysans à se livrer au rude travail de la terre. En matière fis- cale, la taille arbitraire semblait avoir été organisée pour empêcher les capitaux d'aller à l'agriculture ; car le cultivateur devait dis- simuler ses ressources pour ne pas être frappé trop rudement par le collecteur. En matière économique, les gouvernants, songeant à protéger l'industrie et voulant assurer aux habitants des grandes villes une nourriture suffisante et à bon marché, entendaient forcer le paysan à vendre son blé à bas prix; un grand nombre d'ordonnances royales avaient été rendues en ce sens; on avait été jusqu'à permettre à quiconque de cultiver les terres que les laboureurs abandonnaient. Ruiné en temps d'abondance par l'abondance même, ruiné en temps de disette parce (ju'alors la hausse des prix ne compensait pas l'insufli-
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sance des qunntités, vexé en tout temps, le cultivateur réduisait peu à peu sa produc- tion. Ses enfants, pressés d'échapper à la misère, allaient peupler les villes pour d'in- fimes salaires.
Quesnay évaluait la production annuelle en blé à 42 millions de setiers ; il estimait, qu'avec une bonne culture^ elle pourrait s'élever à 70 millions de setiers 109 millions d'hectolitres), ce qui correspond à peu près à notre production actuelle en froment, bien que notre sol fournisse encore une foule d'autres produits. Il reconnaissait que cette énorme quantité excéderait les besoins de la consommation indigène, mais il pensait que les grains non employés pourraient être exportés et qu'à la culture du blé pourrait être substitué l'élevage sur une partie du territoire, de manière à produire de la viande, à faire des laines et à avoir ainsi des éléments d'exportation.
Pour atteindre le but, il fallait donner la sécurité aux cultivateurs en réformant l'assiette de l'impôt et en rendant libre le commerce de^ céréales. Alors les capitaux et les hommes iraient à la culture ; la France
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verrait augmenter sa population, ses ri- chesses et sa puissance.
Quesnay exagérait assurément les consé- quences immédiates des réformes qu'il récla- mait ; mais il voyait clairement les causes principales qui s'opposaient, de son temps, aux progrès de l'industrie agricole.
Ses idées étaient tirées en partie de Boisguilbert, mais elles étaient plus fermes, surtout quant à l'influence des capitaux sur la production.
Le premier article de Quesnay n'étaitqu'un essai. L'article Grains en fut le développe- ment.
Les gouvernants ont voulu, dit plus nette- ment Quesnay^ favoriser les industries de luxe en prohibant les produits étrangers ; ils ont voulu faire baisser de force le prix du blé en interdisant l'exportation des grains. Ils ne sont parvenus qu'à ruiner l'agricul- ture et à réduire les débouchés du commer{;e extérieur.
La liberté d'exportation des grains est le seul moyen d'empêcher les non-valeurs de blé. Grâce à elle, les prix de l'intérieur se
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mettent au niveau des prix du dehors, sans que, pour cela, les subsistances diminuent; les quantités exportées sont toujours peu importantes ; elles n'atteignent au maxi- mum que deux millions de seliers -environ 3 millions d'hectolitres^.
Recherchant ensuite ce que pourraientètre la production et la richesse de la France si son sol était partout cultivé en grande cul- ture, Quesnay inséra dans son article une statistique agricole qui n'est pas dénuée d'in- térêt. Il termina en posant une série de maximes où tout un plan d'administration était dressé, un plan nouveau, entièrement opposé aux principes qui avaient prévalu depuis Colbert.
Les « Maximes d'un gouvernement agri- cole )>, ainsi qu'il les a appelées, sont au nombre de quatorze et sont accompagnées d'explications plus ou moins étendues^ qui en atténuent la raideur apparente. Ainsi la
1. Voici le texte de ces Maximes :
1) Les travaux d'industrie ne multiplient pas les ri- chesses.
2) Les travaux d'industrie contribuent à la popula- tion et à l'accroissement des richesses.
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première maxime : « Les travaux d'industrie ne multiplient pas les richesses », est expli- quée en ces termes :
« Les travaux d'agriculture, après avoir » couvert les frais de main-d'œuvre et procuré » des gains aux laboureurs donnent encore des » revenus aux biens-fonds. Les travaux din- » dustrie couvrent les frais de fabrication et » donnent des gains aux marchands, mais ils )) ne produisent rien au delà.
3) Les travaux d'industrie occupent les hommes au préjudice de la culture des biens-fonds, nuisent à la po- pulation et à l'accroissement des richesses.
4) Les richesses des cultivateurs font naître les ri chesses de la culture.
5) Les travaux d'industrie contribuent à l'augmen- tation des revenus des bie as-fonds et les revenus des biens-fonds soutiennent les travaux d'industrie.
6) Une nation qui a un grand commerce de denrées de son crû, peut toujours entretenir, du moins pour elle, un grand commerce de marchandises de main- d'œuvre.
7) Une nation qui a peu de commerce de denrées de son crû et qui est réduite, pour subsister, à un commerce d'industrie est dans un état précaire et incertain.
8) Un grand commerce extérieur de marchandises de main-d'œuvre ne peut subsister que par les revenus des biens-fonds,
9) Une grande nation qui a un grand territoire et qui
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L'erreur de Quesnay au sujet de la stérilité relative de l'industrie provenait en partie de ce qu'il faisait en quelque sorte une hiérar- chie des besoins. Celui de ralimentation étant le plus impérieux, il en concluait que la production agricole est la production la plus utile ; Terreur s'explique à une époque où les subsistances n'étaient pas toujours sullisantes.
De là à prétendre que l'industrie est, non pas inutile, ainsi qu'on l'a fait dire si souvent
fait baisser le prix des denrées de son crû pour favori ser la fabrication des ouvrages de main-d'œuvre se dé- truit de toutes parts.
10) Les avantages du commerce extérieur ne consis- tent pas dans Taccroissement des richesses pécuniaires.
11) On ne peut connaître, par l'état de la balance du commerce entre diverses nations, l'avantage du commerce et l'état des richesses de chaque nation.
12) C'est par le commerce intérieur et par le com- merce extérieur, et surtout par l'état du commerce intérieur, qu'on peut juger de la richesse d'une nation.
13) Une nation ne doit pas envier le commerce de ses voisins quand elle tire de son sol, de ses hommes et de sa navigation, le meilleur produit possible.
14) Dans le commerce réciproque, les nations qui vendent les marchandises les plus nécessaires et les plus utiles ont l'avantage sur celles qui vendent des marchandises de luxe.
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aux Physiocrates, mais stérile ou non pro- ductive de richesses; qu'elle se borne à transformer les matières premières et à en augmenter la valeur vénale par addition des frais de main-d'œuvre, sans rien créer; que la terre, au contraire, rend en richesses nouvelles plus que l'agriculteur ne lui donne en avances et que les richesses se multi- plient à mesure que les avances faites à la terre augmentent, il n\v avait qu'un pas, que Quesnay a franchi.
C'est, d'après lui, du produit net de la terre que vient la richesse d'un pays agri- cole. Tout ce qui gène la formation du pro- duit net et l'emploi des capitaux qui en favorisent la formation, tout ce qui tend a écarter les hommes et les capitaux de l'agri- culture est une cause de ruine. En même temps, Quesnay combattait résolument le système mercantile qui avait placé la source de la richesse dans la monnaie.
Il faisait remarquer, dans ses explications, que le commerce extérieur se fait en mar- chandises contre marchandises aussi bien qu'en marchandises contre argent; il pré- cisait, dans ses maximes, que la richesse d'une
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nation ne consiste pas dans la masse de ses richesses pécuniaires. Il montrait qu'une nation qui tirerait de son sol et de son in- dustrie tout ce dont elle a besoin n'aurait ni commerce extérieur, ni balance du commerce, et serait néanmoins une nation riche. II disait que les mesures dirigées contre les peuples voisins sont toujours accompagnées ou suivies de représailles et que la vente de produits à Fétranger a nécessairement pour corrélatif Tachât de produits nationaux par l'étranger.
Dès la première période de son activité économique Ouesnay se montra donc libre échangiste. Il repoussait toute protection douanière pour les industries nationales, contrairement à ce que Hume semblait admettre à la même époque. Il n'en deman- dait pas pour le blé bien qu'il se plaignît de l'avilissement du prix des denrées. On ne se le représente nullement tel que Ta montré un critique trop plaisant : « président ou rappor- » teur de notre commission des douanes, » proposant de nouvelles taxes douanières » pour remédier à la mévente du blé ou du » vin ou appuyant au Reichtag allemand la
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» motion Kanitz sur le commerce des cé- » réaies. »
Il expliquera bientôt qu'on ne peut vendre sans acheter, que Ton ne fait de commerce qu'avec les voisins riches, qu'un pays doit ouvrir ses frontières même aux voisins qui ferment les leurs,
« Tout commerce doit être libre, dit-il déjà » dans {'Encyclopédie, parce qu'il est de l'in- » térêt des marchands de s'attacher aux » branches du commerce extérieur les plus » sures et les plus profitables. Il suffît au » gouvernement de veiller à l'accroissement » des revenus des biens-fonds, de ne point » gêner l'industrie, de laisser aux citoyens la » facilité et le choix des dépenses ; de ranimer » l'agriculture par l'activité du commerce ; » de supprimer les prohibitions et les empè- » chements préjudiciables au commerce » intérieur et extérieur ; dabolir les péages » excessifs sur les voies de communication ; » d'éteindre les privilèges qui nuisent au » commerce. »
Au sujet spécialement de la liberté de l'exportation des grains qui était alors en discussion, Ouesnay disaitque les progrès du
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commerce et de Tindustrie marchent ensemble etque Texportation des grains n'enlève jamais qu'un superflu, (jui n'existerait pas sans elle, puisque personne n'aurait intérêt à le faire naître en Tabsence de débouchés possibles, qu'elle entretient ainsi l'abondance et aug- mente les revenus du royaume.
Il ajoutait : L'accroissement des revenus augmente la population en permettant d'aug- menter la consommation ; où il y a des dépen- ses, il y a des gains, où il y a des gains, viennent les hommes. Ainsi par des moyens très simples, un souverain peut faire dans ses propres États^ des conquêtes bien plus avantageuses que celles qu'il entreprendrait sur ses voisins.
Revenant enfin sur les réflexions qu'il avait présentées dans l'article F^/v/z/er^', il in- sistait sur l'utilité de l'emploi des capitaux dans la culture. « La mauvaise culture exiofe » beaucoup de travail, mais faute des dépen- » ses nécessaires, ce travail est infructueux. » Le laboureur succombe et les bourgeois » imbéciles attiibuent ses mauvais succès » à la paresse ; ils croient qu'il sulïit de la- » bourer la terre pour la faire produire î »
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Au sujet du rôle du gouvernement, il disait aussi :
(( On s'imagine que le trouble que peut » causer le gouvernement dans la fortune des )) particuliers est indifférent à l'Etat, parce » que, si les uns deviennent riches aux » dépens des autres, la richesse existe éga- » lement dans le royaume. Cette idée est » fausse et absurde ; car les richesses ne se » soutiennent pas elles-mêmes ; elles ne se » conservent et ne s'augmentent cju'autant » qu'elles se renouvellent par leur emploi » dirigé avec intelligence. »
Grimm a traité les articles de Quesnay d'obscurs et de louches. Grimm était inca- pable de les comprendre. Ils ont contribué plus que nul autre écrit à la chute du mercan- tilisme et du colbertisme. Leur auteur semble avoir youlu réfuter les opinions restrictives exposées dans TEncyclopédie mètne par Forbonnais. Malgré les erreurs qu'il a commises, il a atteint son but.
()uesnay, avons-nous dit, avait préparé d'autres articles. Du Pont de Neînoiirs a
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écrit à ce sujet en 1767 dans les EpJtémérides du Citoyen :
« M. Quesnay avait aussi composé les mots : » Intérêt de Vargent, Impôt, Hommes. Mais » lorsque le Dictionnaire a cessé de se faire » publiquement et sous la protection du » Gouvernement, il n'a pas cru devoir con- » tinuer d'y concourir. Il a gardé ses ma- » nuscrits qui sont p)ésentement entre nos » mains et dont nous n'avons sûrement pas » envie de frustrer nos compatriotes qui » connaissent aujourd'hui le prix et l'utilité » des écrits de ce genre mieux qu'ils ne le » faisaient en 1757. »
La promesse de Du Pont de Nemours n'a été tenue que pour Vlntérêt de Vargent. Ainsi que nous l'avons déjà dit, le travail qui fut inséré à ce sujet dans le Journal de V Agriculture, du Commerce et des Finances devait ressembler beaucoup à celui qui avait été préparé pour l'Encyclopédie, s'il n'était pas ce travail même.
Quesnay admet dans le Journal de V Agri- culture, la légitimité du prêt à intérêt ; mais partant de l'idée que la terre seule donne un revenu net et que l'argent ne peut rien
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produire par lui-même; il prétend que le taux de l'intérêt ne doit pas dépasser sans injustice le revenu qu'il serait possible de tirer d'un bien-fonds avec l'argent prêté, que le taux du revenu foncier est le taux naturel de l'intérêt de l'argent, et que ce dernier doit être réglementé. Quesnay trouve contradictoire d'admettre, d'une part, que l'intérêt peut librement varier et, d'autre part, que des rentes à long terme et à taux fixe peuvent être constituées. Il estime en- fin que les emprunteurs ne sont pas placés, pour conclure un contrat de prêt, dans une situation aussi favorable que les prêteurs.
Lorsque le taux de l'intérêt dépasse le taux naturel, afïirme-t-il, l'excédent est payé par la nation ; c'est là un abus dangereux, surtout quand l'Etat est l'emprunteur, caria nation supporte alors un fardeau qui excède ses forces.
Quesnay suivait les idées réglementaires de Locke; en condamnant les emprunts d'Etat à longue durée, il pensait sans doute, comme
SCHELLE. 14
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Vincent de Gournay', que les charges des emprunts déjà contractés pouvaient et devaient être réduites par voie de conver- sion.
En publiant les Observations de son maître. Du Pont de Nemours ajouta cette note énig- matique : « Nous souhaitons que cet ouvrage » s'attire une réplique beaucoup plus que » nous ne Tespérons. » La réplique, ou plu- tôt la réfutation, est venue plus tard ; elle est contenue dans le travail de Turgot sur l'usure".
Lorsque Du Pont de Nemours a dans sa No- tice abrégée fait le résumé des divers ouvrages publiés par les Physiocrates, il a dénaturé quelque peu les vues de Quesnay; lorsqu'il a réuni dans la Physiocratie les articles don- nés parce dernier au Journal de F Agricul- ture, du Commerce et des Finances, il n'a pas reproduit les Observations relatives à l'in- térêt de Targent.
De ces petits faits qui se sont passés sous les yeux de Quesnay, on peut induire, ainsi
1. Voir à ce sujet Vincent de Gournay.
2. Mémoire sur les prêts d'argent, 1770.
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que nous Favons déjà fait ailleurs % que le docteur avait renoncé à ses idées réglemen- taires. C'est un exemple des modifications qu'ont subies peu à peu les opinions physio- oratiques sous l'influence des divers membres de l'école.
Ce serait, en effet, une erreur de croire que leur système soit sorti tout formé du cerveau de son fondateur Quesnay. 11 a été constitué peu à peu, il a été présenté au public peu à peu, tant par le maître que par ses élèves, dans des articles, dans des brochures, dans des livres, avec des modifi- cations successives. Quesnay a profité des re- cherches et des réflexions de ses amis et aussi de ses adversaires : ses disciples ont apporté des amendements et des compléments à ses doctrines, chacun contribuant à l'œuvre com- mune avec les tendances particulières de son esprit. Aussi ces doctrines ne coïncident-elles pas dans le détail quand on les prend dans des auteurs différents ou à des dates différentes, soit tout à fait à leur naissance, soit en 1767 dans la Phi/sioc/r/lie, soit en 1775 au lende-
1. Du Pont de Nemours et l'Ecole Physiocratiquc.
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main de la mort de Ouesnay el à la veille de la publication de la Richesse des nations d'Adam Smith, soit ultérieurement, chez les publicistes de plus en plus rares, qui res- tèrent fidèles au système.
L'existence de l'article Hommes à la Biblio- thèque nationale a été signalée par M. le D"" Bauer de Vienne, il va quelques années\ Le manuscrit est d'un copiste ignorant ; le texte est souvent obscur ; c'est une ébauche non revue par Tauteur. On y trouve pourtant des réflexions intére^^santes, dont voici le résumé :
« Les hommes l'ont la puissance des Etats ; les besoins multiplient les riches- ses ; car sans besoins, il n'y aurait pas de consommations et, sans consommations, la production serait sans ol)jet. Les richesses
1. Auf Gi'uml unfjedriichler ScJiriften François Qupsnaj/f;, 1890 — Le manuscrit, généralement dénué d'orthographe, est porté au catalogue de la Biblio- thèque sous la rubrique : Économie politique par Quesnai/ (acquisitions nouvelles n" 1900) avec la men- tion : « Ce manuscrit est tiré de la bibliothèque de Théophile Mandarw.Mandar était publiciste sous la Ré- volution; son frère a donné s<jn nom à une rue de Paris.
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sont les revenus et non la masse pécuniaire. Si l'Angleterre a de^ revenus égaux à ceux de la France, elle e^nt plus riche_, puisqu'elle est moins étendue et moins peuplée.
» La population française a considérable- ment diminué depuis le milieu du XVII^ siè- cle ; les guerres ont détruit un grand nombre d'hommes et supprimé les générations qu'ils auraient fait naître. La milice, conséquence des armées permanentes, a réduit la popu- lation des campagnes. L'intolérance reli- gieuse a chassé les hommes du territoire. Le bas prix des denrées, le défaut de capitaux dans la culture et la misère du bas peuple ont arrêté la production agricole.
» On a voulu avoir de puissantes armées de terre et on a négligé la marine, qui aurait favorisé la navigation commerciale. Les vendeurs ont besoin d'acheteurs ; les uns et les autres sont acheteurs et vendeurs.
» On s'est imaginé que le commerce de- vait être réservé aux nationaux; ce mono- pole n'a été suggéré que par Tintérêt par- ticulier des commerçants. Ce n'est pourtant pas le moyen d'assurer le débit des produc- tions que d'interdire l'entrée des ports aux étrangers !
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» On a voulu que les subsistances soient abondantes , et on a empêché l'exporta- tion des produits du sol. Or, l'abondance sans gains pour le producteur engendre la misère et amène la dépopulation. L'ac- croissement du nombre des hommes est incompatible avec l'absence de richesses, avec l'absence de sûreté pour les biens et de liberté pour les personnes.
» L'abondance n'est profitable que si les prix de vente couvrent les frais de produc- tion. C'est l'aisance et non la misère qui est l'aiguillon du travail ; c'est Taisance qui en- courage les hommes à avoir des enfants qui leur succéderont dans leurs professions.
» L'argent n'est pas la richesse ; c'est le moyen de se procurer des richesses qui ont le même pouvoir d'achat que l'argent. Pour s'enrichir, il ne faut pas chercher à prendre l'ar- gent de ses voisins, à leur vendre cher quel- ques marchandises de luxe pour leur acheter cher, en échange, quelques autres marchan- dises ; il faut leur vendre des produits au prix réel, au prix fondamental.
» Quel est ce prix ? C'est celui qui s'établit chez les diverses nations, quand le com-
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merce extérieur est libre, d'après ce qui est moyennement nécessaire pour couvrir les frais de production. Quand le commerce est gêné , les prix tombent en temps d'abon- dance au-dessous de ces frais ; en temps de disette, ils ne montent pas assez haut pour être rémunérateurs. 11 n'y a pas compensa- tion d'une année à l'autre pour les acheteurs qui consomment toujours la même quantité. 11 n'y en a pas non plus pour les producteurs dont les quantités à vendre subissent d'é- normes variations.
» En conséquence, sans liberté commer- ciale, les richesses diminuent et la popula- tion décline, car son accroissement dépend de l'accroissement des richesses, c'est-à-dire du bon emploi des hommes et du bon em- ploi des richesses.
» Les hommes produisent les richesses non pas avec leurs bras, mais avec un travail intelligent et utile ; et le travail n'acquiert cette double qualité que si les hommes sont déjà dans l'aisance. 11 ne faut pas comprendre dans la population profitable à l'Etat les fa- milles en non-valeurs; les hommes, comme les terres, tombent en friche, lorsqu'ils sont épuisés.
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» Les richesses proviennent, en somme, de deux sources : du sol d'où les tire le travail humain et de rechange qui permet de vendre les produits du sol pour obtenir les mo^^ens de satisfaction qui font défaut. L'agriculture et l'échange sont donc les occupations les plus profitables.
» Les autres occupations ne créent pas de richesses. Ce qui ne veut pas dire que ces occupations soient toutes inutiles ; les seules inutiles sont celles qui, comme Tagio- tage, font simplement passer les richesses d'une main dans une autre.
» La suppression des gênes apportées à l'agriculture et à l'échange des produits agri- coles contre d'autres produits, doit être le but des efforts des gouvernants. En protégeant les manufactures de luxe, en mettant des obs- tacles au commerce des subsistances pour en assurer l'abondance, on a diminué la va- leur des subsistances, on a poussé les hommes vers des travaux non profitables, on les a ruinés. »
On voit, d'après ce résumé\ que Quesnay
1. Une table analj^tique placée à la fin du manuscrit porte : « Etat de la population en France depuis 1600
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reprenait sous une forme nouvelle, les idées exposées dans ses articles Fermiers et Grains. Au sujet de la population, il répondait à la thèse contenue dans VAmi des hommes dont la publication était récente et dont il ne connaissait peut-être pas encore Tauteur. Mais il exagérait, car si la misère nuit à l'accroissement du nombre des hommes en détruisant prématurément les individus déjà nés, l'aisance, compagne de la prévoyance, empêche aussi cet accroissement en arrêtant la natalité.
L'article Impôts est plus précis que Tar- licle Hommes ; la copie que Ton en possède est meilleure; les notes dont Turgot Ta illustrée sont précieuses.
« L'impôt doit, d'après Quesnay, être pré- levé « sur les richesses annuelles de la na- » tion ». Que sont ces richesses ? Ce ne sont pas les richesses pécuniaires qui sont aux
jusqu'à 1760. » Cette table ressemble beaucoup à celles qui terminent les ouvrages médicaux de Quesnay et qui sont attribuées à Hévin. Elle peut avoir été faite après la rédaction de l'article qui doit être antérieur à 1760.
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mains des financiers et qui en imposent par leur importance ; elles ne produisent rien; l'argent n'engendre pas l'argent ; elles ne sont qu'un prélèvement, souvent abusif, sur la richesse circulante. Les revenus tirés des rentes, des loyers des maisons, des prêts de toute sorte ne sont pas non plus de vérita- bles richesses; ce sont des dettes annuelles payées à des propriétaires ou à des prêteurs. Quant aux revenus de l'industrie, ils ne servent qu'à couvrir les frais de production des objets fabriqués. De même, les revenus employés par les cultivateurs pour payer les frais de culture ne sont pas des richesses. Le seul revenu réel est celui qui reste quand tous les frais de production sont soldés; c'est le revenu net des biens-fonds, qui est remis aux propriétaires du sol et qui ne cor- respond à aucun travail; les propriétaires doivent le rendre à la nation, soit en ache- tant des consommations, soit en fournissant au prince les sommes nécessaires pour ali- menter les services publics.
» Mais le revenu net réel n'est pas l'excédent du prix effectif de vente des denrées sur la dépense faite pour les produire, attendu que
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le prix de vente est souvent rendu factice par des taxes; il n'est réel que s'il résulte de la libre concurrence internationale.
» Plus le prix réel des denrées est élevé, plus la nation a de revenu vrai. Il ne faut donc pas mettre d'obstacles au commerce extérieur, ni prélever des impôts qui vien- nent directement ou indirectement majorer les prixpard'énormes frais de perception. Le commerce doit être libre; les taxes de tout genre doivent être remplacées par des im- pôts directs sur le produit net ; les fermes générales doivent être supprimées. »
Telle est, réduite à sa plus simple ex- pression, la thèse de Ouesnay.
Bien loin de vouloir, comme le font les agrariens, surélever le prix du blé pour en- richir les propriétaires, il entendait taxer ceux-ci qu'il regardait économiquement comme inutiles. Ses erreurs ne sont point protectionnistes; ce qu'il recherchait, c'était le développement de la richesse générale. Il voyait le but à poursuivre et ses réflexions sur la mesure du revenu annuel sont dignes d'attention; mais il se trompait sur les movens fiscaux à employer, parce que, d'une
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part, il ne se rendait pas un compte exact des phénomènes d'incidence, et d'autre part parce qu'il croyait que la rente du sol est fournie par la nature^ ainsi que le marquis de Mirabeau l'a dit nettement dans la Théorie de riwpôt^ en pur don^ ainsi que Ta dit en- suite Turgot.
Pas plus d'ailleurs que dans ses autres ar- ticles, imprimés ou inédits, Quesnay n'a donné à son système, dans l'article Impôts, une forme définitive ; il cherchait encore sa voie. C'est ainsi que, tout en posant les bases de l'impôt territorial unique, il acceptait des impositions « sur les négociants et sur les artisans ». « Quesnay s'est rectifié », a mis Turgot dans ses notes manuscrites sur cet article.
LE TABLEAU ÉCONOMIQUE
I. Quesnay et Marmontel. — IL UAmi des hommes. —
III. Les Questions intéressantes sur la population. —
IV. Le Tableau économique. — V. Les Éditions suc- cessives du 1 ableau. — VI. Objet du Tableau. — VIL Les Maximes. — VIII. Commentaire de Maximes.
L'attentat de Da miens, qui servit de pré- texte pour arrêter le mouvement philoso- phique, fit sortir un moment Louis XV de son indifférence coutumière et persuada à ^jme f|(i Pompadour qu'elle avait mieux à faire que de s'occuper de bagatelles. Profitant de cette disposition d'esprit, Quesnay entreprit de faire prévaloir auprès du Gouvernement les vues qu'il avait exposées dans VEncy- dopé clic.
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Il avait alors pour élève, ou soi-disant tel, Marmontel qui récoulait sans conviction, avec Tespoir d'utiliser son crédit.
Un Irlandais, du nom de Patullo, venait de faire un petit Essai sur V amélioration des terres^ qu'il voulait dédier à M™^ de Poni- padour. Quesnay trouva l'épitre maladroite et pria Marmontel de la refaire. L'auteur des Contes moraiLX ^e lira habilement de sa mis- sion et introduisit dans VEpitre un résumé élégant de la doctrine économique du doc- teur, un résumé à l'usage des dames. On y lit :
1. 1758, in-12. Plu^^ieurs fois réimprimé et traduit à l'étranger. Du Pont (Notice abrégée) met par erreur le livre à l'année 1759. Barbier l'a attribué faussement à Quesnay ; Marmontel parle, dans ses Mémoires, de Patullo.
Barbier attribue tout aussi faussement à Quesnay l'Essai sur l'administration des terres, 1759 (par Bellial des Vertus, d'après le privilège). On rencontre dans cet ouvrage des phrases telles que celle-ci : « La véritable » richesse d'un Etat consiste dans le nombre de ses » habitants. » L'auteur dit qu'il a séjourné dans le Poitou en 1740. Il est inconnu. (Correspondance litté- raire. 1" octobre 1759.) Sur le dos de l'exemplaire de la Bibliothèque nationale, quelqu'un a mis le nom de Quesnay : de là problablement l'erreur de Barbier que M. de Lavergne a depuis longtemps relevée.
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V Parmi les arts qui ont ressenti les effets de votre protection, vous avez distingué l'agriculture comme le plus intéressant et le plus négligé de tous... Le ciel, en vous don- nant une âme élevée et bienfaisante, propor- tionna vos lumières à vos sentiments ; vous aimez le bien de Thumanité et vous le voyez dans ses grands principes. Les arts même que Ton nomme agréables ont dû surtout l'accueil qu'ils ont reçu de vous à leur utilité politique, à leur liaison cachée, mais in- time, avec les premières causes d'un règne heureux et florissant. Si telles ont été vos vues sur des arts de simple décoration, de quel œil considérerez-vous cet art de pre- mier besoin ; cet art, le nourricier des arts et qui les tient tous à ses gages. . . On ne peut sans étonnement comparer l'importance de Tagriculture avec l'abandon où elle est réduite. . .
» Ce sont les richesses du laboureur qui produisent les riches moissons. Il nV a point de secret pour fertiliser les campagnes, sans des travaux qui les préparent, sans des troupeaux qui les engraissent, sans des bes- tiaux qui les labourent, sans un commerce
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facile et avantageux qui assure au laboureur la récompense de ses soins, la rentrée de ses fonds et un bénéfice proportionné aux risques de ses avances.
)) Que n'est-il permis, Madame, de dé- velopper à vos yeux ces idées élémentaires de l'économie politique ? Vous verriez les produits de la terre se diviser dans les mains du laboureur en frais de culture et en reve- nus ; les frais se distribuer aux habitants de la campagne; les revenus se répandre, par les dépenses des propi'iétaires, dans toutes les classes de TEtat. Vous verriez ces mêmes richesses, après avoir animé le commerce, la population, Tindustrie, retourner dans les mains du cultivateur, pour être employées à la reproduction. Vous reconnaîtriez que c'est à la plénitude de ce reflux périodique des revenus de TEtat vers leur source qu'on doit attribuer leur renouvellement perpétuel et que c'est à cette circulation ralentie, in- terrompue ou détournée qu'on doit attribuer leur épuisement. Mais ces détails seraient superflus pour qui embrasse le système du bien public dans tous ses rapports et dans toute son étendue. Il vous sufïit crètre péné- trée de ce grand principe de Sully :
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(( Que les revenus de la nation ne sont assurés qu'autant que les campagnes sont peuplées de riches laboureurs ; que les dons de la terre sont les seuls biens inépuisables; et que tout fleurit dans un Etat où fleurit l'agriculture. ))
La citation de Sully était apocryphe ; mais Tépître produisit un très bon effet. Quesnay en fut enchanté ; M'"^ de Pompadour en la lisant versa des larmes \ On les versait alors facilement.
II
Dans le courant de Tannée précédente, Quesnay avait fait la connaissance du mar- quis de Mirabeau, qui venait de publier les trois premières parties de ÏAmi des Hommes ou Traité de la Population. L'édition de cet ouvrage, datée de 1756, n'avait été distribuée qu'au printemps de 1757. Un exemplaire en ayant été envoyé à Quesnay, il écrivit sur une marge :
(( L'enfant a tété de mauvais lait; la force
1. Marmontel, Mémoires. — Du Pont de Nemours Sur les Mémoires de Marmontel.
2. C'est le 26 mai 1757 que Mirabeau en envoya un
SCHELLE. 15
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de son tempérament le redresse souvent dans les résultats, mais il nentend rien aux principes. » Le mauvais lait venait sur- tout de V Essai sur le Commerce de Cantillon dont, nous Pavons dit, Mira- beau possédait le manuscrit depuis long- temps.
h\Ami des Jiomines eut un énorme suc- cès\ L'auteur écrit comme Montaigne et pense comme Montesquieu, disait-on. L'ou- vrage était pourtant très mal ordonné et il était écrit dans ce style que Fauteur a défini lui-même, a un style fait en écailles d'huîtres » et si surchargé de différentes couches » d'idées qu'il auraitbesoin d'une ponctuation » faite exprès pour le débrouillera). Mais le livre était amusant quelquefois, intéressant d'autres fois.
Mirabeau voulait prouver que la multipli-
exemplaire à son amie, la comtesse de Rochefort; c'est à peu près à la même époque qu'il dut en faire remettre un à Quesnay, car il parle pour la première fois de ce- lui-ci à son frère le bailli dans une lettre du 29 juillet et il en parle comme d'une nouvelle conquête. — Lo- ménie, les Mirabeau.
1 . Il rapporta 85.000 francs aux libraires.
2. Lettre à Longo, 28 août 1777, dans Lucas Montiguy .
cation des hommes n'est jamais nuisible et il fut plus conséquent avec lui-même que beaucoup de partisans de Taccroissement de la population, car il eut onze enfants.
« Combien de gens voudraient soutenir, demandait-il, attendu qu'ils tiennent dans TElat le haut bout, que Fhomme est plus heureux étant au large comme on est au- jourd'hui que s'il se trouvait serré par ma nouvelle peuplade !
)) La mesure de la subsistance est la me- sure de la population », affirmait-il, et par subsistance, il entendait la nourriture, les commodités et les douceurs de la vie.
)) Plus vous avez d'hommes, concluait-il, plus vous faites rapporter à la terre et plus vous la peuplez. Partout où il y a des hommes, il y a des richesses. « Tant vaut » rhomme, tant vaut la terre, dit un pro- » verbe bien sensé ; il s'ensuit de là que le » premier des biens, c'est d'avoir des » hommes et le second de la terre. »
La thèse était banale ; les arguments par- fois contradictoires ; mais le livre était émaillé d'une foule de hors-d'œuvre présen- tés avec originalité, quoique dans une langue
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archaïque, — « marotiqiie », disait Quesnay.
En économie politique, Mirabeau avait en- core moins d'érudition que le docteur et il ne remédiait pas toujours par la pénétration à Pinsuffîsance de ses connaissances.
Dans la seconde partie de Touvrage, des ]Daradoxes à peine reliés entre eux s'accu- mulaient sur les finances, la justice, le Gou- vernement, les mœurs, la religion, le luxe, la centralisation, la dette publique, l'intérêt de Targent.
Dans la troisième, supérieure aux deux autres, Mirabeau traitait de l'échange dont il avait bien saisi les effets. Au sophisme de Montaigne : « Le profit de Fun fait le dom- mage de Tautre », il opposait le principe : « Nul ne perd que l'autre ne perde. » Il observait que si l'Angleterre était brusque- ment réduite à la situation misérable de la Corse, ce serait un malheur pour l'huma- nité. Et il condamnait les prohibitions com- merciales, (( invention plate et absurde », ainsi que la réglementation du commerce des grains, « autre invention damnable ».
Allant enfin au devant des accusations d'in- ternationalisme qui sont adressées en tous
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temps aux partisans de la liberté commer- ciale, il déclarait que « Tamour de la patrie est plus que compatible avec l'esprit de fra- ternité ».
Les sentiments humanitaires dont le mar- quis faisait ainsi étalage, malgré ses instincts aristocratiques, avaient contribué au succès de Touvrage. A'oltaire toutefois ne fut pas séduit : a L'Ami des hommes, ce M. de » Mirabeau qui parle, qui décide, qui tran- » che, qui aime tant le Gouvernement féo- » dal, qui fait tant d'écarts, qui se blouse si )) souvent, ce prétendu ami du genre humain » n'est mon fait que quand il aime l'agricul- y) ture \ »
Quesnay ne pouvait accepter le point de départ de Y Ami des Hommes. Il estimait que l'accroissement du nombre des hommes peut augmenter la puissance militaire des États, mais n'en augmente pas nécessairement la richesse. Néanmoins, comme il avait trouvé dans les développements du livre des idées conformes aux siennes, au sujet de l'agricul- ture et des échanges, on conçoit qu'il ait
\. Lettre à Cideville, 26 novembre 1758.
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voulu connaître Mirabeau qui, de son côté, par ambition personnelle^ ou fraternelle, devait désirer d entrer en relations avec le médecin de M""' de Pompadour.
Quesnay fît prier Fauteur de venir le voir à Versailles ; dans Tentrevue qui fut chaude, il lui déclara qu'il avait mis la charrue devant les bœufs et que les écrivains dont il s'était servi étaient des sols. Mirabeau se rebiffa, puis, dans une nouvelle entrevue, le soir même, il s'inclina devant la supériorité du sarcastique docteur.
Celui-ci reconnaissait au fond quer.4./??i des Hommes avait du mérite. Lorsqu'il en parla au frère de Mirabeau, il fut beaucoup moins sévère que lorsqu'il s'était adressé au futur disciple :
1. 11 écrivit à son frère le 23 octobre 1759 : (( Mes principes sont qu'en fait de chose publique, il » faut la preuve ou rien. Mes conditions dans le cas où )) ils voudraient s'y frotter, ce qui n'est guère problable, )) car il n'est pas juste qu'ils se donnassent des cochers » qui les fouetteraient, serait: 1" que tu fusses à ta place )) (c'est à dire au ministère de la marine) ; 2° que j'eusse )) la place de surintendant avec pouvoir absolu dans » cette partie, n'ayant à traiter qu'avec le maître seul, » ou supposé qu'il voulût un tiers, avec Monsieur le » Dauphin. »
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(( Je vois bien qu'il va un train de chasse sans regarder derrière lui , il fait bien, car il n'y a pas un mot à ôter dans son livre. »
L'ouvrage fut remis à M""® de Pompadour ; Mirabeau eut la naïveté de demander à Quesnay si la favorite l'avait lu. « Elle l'a sur sa table, répondit celui-ci, mais cela est un peu abstrait pour les dames. » M™^ de Pom- padour n'en déclara pas moins, lorsqu'elle en eut l'occasion, que VArni des hoiinnes avait fait beaucoup d'honneur à son auteur.
Les deux hommes ne tardèrent pas à se lier intimement. Ils se ressemblaient peu pourtant: Mirabeau, jeune encore^ avait l'i- magination et l'exubérance méridionales, les allures et les sentiments aristocratiques ; Quesnay, sexagénaire, avait le ton du méde- cin aux origines paysannes, et des « instincts subordonnés ».
Mirabeau se mit néanmoins à sa remorque, le copia, le prit pour correcteur, travailla avec lui pendant de longues années sans ap- porter beaucoup de vues tirées de son do- maine propre à l'œuvre commune.
1. Quesnay était de 20 ans plus âgé. Le marquis de Mirabeau est né^ en effet, à Pertuis en Provence, en 1715.
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Mais se mettre « docilement aux pieds d'un autre », se traiter « en jouvenceau quand on a quarante-deux ans », étouffer sa vanité lorsqu'on a publié un livre applaudi, faire profiter de la popularité qu'on a conquise un homme que l'on connaît à peine et qui vous a reçu avec des bourrades est un sacrifice peu commun. Mirabeau Taccomplit sans réticences, donnant à Quesnay le titre d'homme de génie, allant ensuite jusqu'à l'appeler « le Sage par excellence, l'auteur » et l'inventeur de la science, le Confucius » de l'Europe, l'aigle audacieux sous les ailes » duquel les plus grands hommes se cachent » comme des roitelets^ ».
Quesnay, qui ne pouvait écrire publique- ment, avait besoin de disciples. Il encouragea Mirabeau, comme il avait encouragé ^lar- montel, non sans administrer de temps en temps à son nouvel élève des coups de férule.
De son écriture rapide, serrée, formée de longues pattes de mouches et pénible à dé- chiffrer, le ^larquis couvrait le papier sans arrêt, ayant quelquefois de la verve, mais
1. Précis de l'ordre léc/al.
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rencontrant rarement la précision sur son chemin. Il envoyait copie de ses élucubra- tions à Quesnay qui revisait le texte ou rem- plissaitles marges d'additions et de critiques, avec une petite écriture droite, ferme, lisible. Le docteur économisait la place et mettait quelquefois ses observations sur des bouts de papier; l'un d'eux est une bande de la Gazette de France à son adresse'.
On y trouve des réflexions, telles que celles-ci :
« Tout ceci est vague et instruit fort peu. — Le morceau est bien étotïé, mais j'en re- doute la longueur. Il est même arrangé dans un ordre inverse. — Quoique ce morceau soit un peu errant, la masse en est bonne... mais cela est bien long... »
« Vous êtes franc et généreux sur les au- tres Etats, pourquoi laisser apercevoir de Fintérèt et du faible pour la noblesse ? Vou- lez-vous la rendre honorable, ne parlez que de ses devoirs et non de son état et de ses droits. Mais ne les bornez pas à la valeur militaire ; le courage n'est qu'une des vertus
1. Archives nationales : Papiers de Mirabeau.
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cardinales : séparé des autres ce n'est qu'une vertu instrumentale. La vertu générale du noble est le zèle patriotique en tout genre et éclairé sur le bien de TEtat. »
La collaboration des deux hommes com- mença dès qu'ils furent en relations. Tout ce qui a été publié depuis lors par Mirabeau porte trace de la griffe de Quesnay'.
Ainsi, la quatrième partie de VA?ui des Jiomiiies parue en 1758% avec la réédition du Mén}oire sur les États provinciaux (publié pour la première fois en 1750), renferme un Dialogue entre le surintendant d'O etVaiiteur,
1. Mirabeau l'a reconnu :
(( Les principes de ma science ne sont point à moi. » j'avais plus de quarante ans quand je les ai adoptés » et il me fallut pour cela faire sauter à mon amour- » propre la barrière du désaveu de l'ouvrage auquel je » dois ma célébrité et mon nom public, courber le front » sous la main crochue de l'homme le plus antipathi- » que à ma chère et natale exubérance, le plus aigre )) aux disputes, le plus implacable à la résistance, le » plus armé de sarcasme et de dédain. »
Dans les démêlés qu'il eut avec sa femme, celle-ci ou ses conseils publièrent que Quesnay était le véritable auteur des ouvra.ires du Marquis.
2. Aprë^ïEssai de Patullo, ainsi qu'il résulte d'une note de YAmides hommes.
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une Introduction au Mémoire et des Réponses aux Objections^ qui avaient passé sous les yeux de Quesnay. Elle se termine par un opuscule auquel celui-ci avait collaboré : les Questions intéressantes sur la population, r agriculture et le commerce^ destinées aux Académies et Sociétés savantes pour obtenir des renseignements statistiques sur Tagri- culture. Ces questions avaient été préparées par un nommé Marivelt dont on ne sait rien d'autre, et augmentées par Quesnay qui y avait ajouté des interrogations sur des sujets d'économie politique pure sous une forme telle que les réponses y étaient contenues, à la manière de Berkeley.
III
Arrêtons-nous un instant sur ces Ques- tions intéressantes. Elles visent le climat des provinces, la culture des terres, la popula- tion, les grains, les bestiaux, la culture in- dustrielle, la vigne, Tarboriculture et les fo- rêts, la navigation, les usages locaux, le
1. Du Financier citoijen.
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commerce des denrées, la population urbaine, enfin les richesses.
Toutes sont conformes aux idées exposées par Quesnay dans V Encyclopédie, mais ont en général un aspect plus théorique. Citons les suivantes :
« M. de Colbert qui avait cru que la cul- » ture des terres pouvait se soutenir sans le » commerce extérieur des grains, en aper- )) eut lui-même le dépérissement; mais trop » prévenu en faveur du commerce de mar- » chandises de main-d'œuvre,il était persuadé » que la nation serait dédommagée par ce )) commerce postiche de petite mercerie qui » nous a si longtemps séduit, qui ne peut » être une ressource que pour de petits Etats » maritimes bornés à un petit territoire, et » qui nous a fait perdre de vue le commerce » de propriété ou des denrées du crû que » M. de Sully regardait avec raison, il Ta » prouvé par les succès de son ministère, » comme le commerce essentiel d'un grand » royaume situé avantageusement pour la » navigation. . .
yi Dans un Etat, tout se réduit à Thomme y> et à sa conservation ; sa conservation con-
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» siste dans sa défense et dans sa siibsis- » tance. Sa subsistance consiste dans les » biens qui lui sont nécessaires pour exister » et ceux dont il peut jouir pour sa conser- » vation et pour son bonheur. . .
» Les biens sont ou gratuits ou commer- » cables. Les biens gratuits sont ceux qui » sont surabondants et dont les hommes » peuvent jouir partout et gratuitement ; tel » est Tair que nous respirons, la lumière qui » nous éclaire, etc. Les biens commerçables » sont ceux que les hommes acquièrent par » le travail et par échange ; c'est ce genre de » biens que nous appelons richesses, parce » qu'ils ont une valeur vénale, relative et ré- )) ciproque les uns aux autres et en particu- » lier à une espèce de richesse que Ton » appelle monnaie, qui est destinée à re- » présenter la valeur vénale de toutes les )) autres richesses...
» Si la monnaie formait la richesse des » nations, il serait facile à un souverain d'en- » richir son royaume; il pourrait, avec celle » qu'il tire annuellement de ses sujets, ache- » ter de la matière d'argent et la faire mon- » nayer. ..
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« S'il serait avantageux de distribuer les » terres aux paysans, pour les cultiver par » le travail des bras, ou s'il est plus profî- » table qu'elles soient aflerniées à de riches » fermiers qui les font labourer par des ani- » maux et qui ont les bestiaux nécessaires » pour se procurer les fumiers ^^... Xe doit- )) on pas préférer les manières de cultiver qui » épargnent les travaux des hommes, qui » coûtent moins de frais et qui procurent » plus de productions et plus de profit, ou » plus de richesses dans TEtat ? N'en est-il » pas de même de tous les ouvrages qui » peuvent s'exécuter avec le moins de tra- » vail d'hommes et moins de frais ? . . .
» S'il est vrai que les écoles soient nuisi- » blés dans les campagnes; s'il ne faut pas » que les enfants des fermiers et de ceux: » qui exercent le commerce rural, sachent » lire et écrire pour s'établir dans la profes- )) sion de leurs pères, pour pouvoir mettre » de Tordre et de la sûreté dans leurs affaires » et dans leur commerce et pour lire les » livres qui peuvent étendre leurs connais- » sances sur l'agriculture ?...
» Si on doit éviter d'acheter de l'étranger
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» dans la crainte qu'il n'enlève notre ar- » gent ; si nous ne devons avoir avec l'étran- » ger qu'un commerce actif pour enlever son » argent, ou s'il est plus avantageux pour le » progrès de notre commerce et pour facili- » ter le débit des denrées de notre cru d'en- » tretenir avec les étrangers un commerce » réciproque ?. . .
» Si de deux royaumes, Tun était pluspeu- » plé et si l'autre avait à proportion plus de » revenu, toutes choses étant d'ailleurs » égales, quel serait le plus puissant ? N'y » aurait-il pas plus d'aisance dans Tun de ces » royaumes et plus de besoin dans l'autre; » si l'un ne soutiendrait pas mieux les dé- » penses de la guerre que l'autre ;... si Tautre )) pourrait suppléer aux dépenses par sa » grande population, surtout depuis que » Tarlillerie a fort augmenté les dépenses » de la guerre et qu'elle devient formidable ?»
Cette dernière question réfutait les prin- cipes qui avaient servi de base à VAnu' des hommes. Mirabeau se borna à la reproduire sans signaler à ses lecteurs la contradiction
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qui existait entre son livre et les vues de Quesnay \
Au contraire, dans la cinquième partie de son ouvrage ^ il inséra un Mémoire sur T agri- culture pour la Société (T économie politique de Berne qu'il avait conçu dans les idées du doc- teur et parla avec admiration du Tableau éco- nomique^ dont nous allons bientôt nous occu-
1. Le questionnaire était accompagné d'une annonce où on lit :
(( Les citoyens zélés pour le bien de l'Etat qui vou- » dront répondre en particulier à quelques-unes des » questions suivantes pourront rendre leurs réponses » publiques en les faisant imprimer dans le Journal )) éco no inique. ))
Il était précédé en outre d'un Avc/tissenicn( où Mira- beau disait que le travail n'était pas de lui. « On le reconnaîtra aisément », ajoutait-il; et en effet, sur beaucoup de points, il est en opposition avec les pre- mières parties de l'Ami des hommes.
Mirabeau disait encore : « Il ne faut pas inférer de )) ce tableau de questions que l'idée de deux auteurs )) combinés, qui n'ont d'autre intérêt à lui que celui de )) citoyen, soit de mettre dans les mains de l'adminis- » tration municipale le soc de la charrue. » Et le marquis s''efforçait longuement de dissiper les craintes que des recherches statistiques pouvaient éveiller dans l'esprit des particuliers, peu disposés à fournir au fisc des arguments contre eux.
2. Contre la corvée des srrands chemins.
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per, « nouvel anneau de Logistile, doiiireffet » sur tout esprit d'une bonne trempe doit » être de dissiper les vapeurs, les délires et » les prestiges dont la fausse science des » règlements et des prohibitions a pendant » un tempspréoccupé les meilleurs esprits. »
Enfin, dans la sixième partie, qui suivit de près la précédente, il fît son acte définitif de contrition en y insérant, avec VEssai sur la voirie^ une Explication du même Tableau économique. Il n'était plus que le reflet de Quesnay.
A la fin de VAnii des honimes, Mirabeau avait annoncé à ses lecteurs qu'il brisait sa plume : « Ici finit la carrière de VAmi des » honunes. Ses cheveux grisonnent. Il a dé- » passé le midi de l'âge et ce n'est pas au » public à en supporter le déclin. » Ce ser- ment ne fut pas tenu. Le 12 juin 1759, le Marquis écrivait à son frère : « Tant que mon » tempérament me permettra d'écrire, j'écri- » rai; tant que l'âge et la décence me soufïri- » ront aux lieux ou Ton peut dire avec fruit, » j'y paraîtrai et je dii'ai. »
Et l'année suivante : « Je t'avoue que, sans » l'exemple de Topiniàtre et tenace docteur,
SCHELLE. 16
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» dont le zèle studieux, apostolique eu ce » genre et continuel jusqu'à la manie, ne se » relâche pas un seul instant, je serais tenté » de laisser tout là; mais cet homme qui voit » mieux qu'un autre et de plus près, toutes » les impossibilités morales, la série, la pos- » térité et Topiniâtreté d'icelles, travaille » constamment, ni plus ni moins, et sûrement » ne verra pas le fruit de son travail, qui sera » grand un jour, et j'aurais honte d'avoir » moins de persévérance que \m\ »
Dès Tannée 1759, Mirabeau avait fait une réponse à un opuscule de Forbonnais : Lettre d'un correspondant de province à son banquier. En 1760, il publia la Théorie de U impôt et, jusqu'à la fin de sa vie, beaucoup d'autres ouvrages qui eurent de moins en moins de lecteurs. Il ne put jamais s'empê- cher d'écrire et quand il écrivit, ne sut jamais se borner.
1. Loménie, les Mirabeau.
243
IV
Peu de temps après avoir fait la connais- sance du marquis de Mirabeau, l'opiniâtre et tenace docteur avait composé Tœuvre extra- ordinaire à laquelle nous avons fait allusion et dont on croyait l'édition définitive perdue; mais le hasard en a mis dans nos mains un exemplaire.
Le Tableau économique fut imprimé au château de Versailles, à l'Imprimerie royale ; « sous les yeux de Louis XV », a dit le mar- quis de Mirabeau ; « des épreuves en furent tirées par le roi en personne », ont dit Grandjean de Pouchy et d'autres.
Dans une dédicace^ préparée pour M™^ de Pompadour, à la veille de sa mort. Du Pont de Nemours a écrit aussi : « Vous avez fait faire chez vous et sous vos yeux l'impression du Tableau économique et de son Explica- tion. »
Dans des Mémoires écrits sous la Terreur'
1. En tête de V Exportation et V importation des grains. L'ouvrage ne parut qu'après la mort de la favorite ; mais Du Pont ne supprima pas la dédicace.
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et qui viennent seulement d'être imprimes, Du Pont de Nemours a été plus précis.
Quand Quesnay eut lié toutes ses idées, raconte-t-il, il voulut les faire connaître au roi et à M""' de Pompadour, sans que ni l'un ni l'autre s'aperçussent que leur médecin songeait à leur donner des leçons, « ce qui l'eût tait durement remettre à sa place ». Il insinua à ?yl°^^ de Pompadour que, pour amu- ser le roi, il serait bon qu'il eût des outils de ditïerents arts. On acheta de superbes outils de tourneur, avec lesquels le roi fit des tabatières de bois pour toute la cour. Quesnay parla ensuite d'imprimerie ; on fit fondre de magnifiques caractères; on se pro- cura des formes admirables, des compos- teurs en or et le reste à l'avenant; l'impri- merie du roi fut installée dans les petits appartements et Quesnay fut chargé de la diriger. Louis X\' et la favorite s'amusèrent à ce nouveau travail. Un ami du docteur insi- nua alors que ce serait lui faire |)laisir que d'imprimer un de ses écrils Mais il fallait un ouvrage inconnu, qui rcslàl secrc»! <'t (pii don-
1. U Enfance et la Jeunesse de Du Ponf <l<' \i'i, tours.
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nât en même temps l'occasion de déployer toutes les ressources de l'imprimerie avec des notes, de l'italique, des petites et grosses capitales.
Quesnay dressa son Tableau en le faisant suivre d'une série de Maximes qu'il couvrit faussement du nom de Sully, ainsi que Mar- montel Tavait fait déjà dans Tépitre dédica- toire du livre de Patullo. Il présenta son opuscule à Louis XV en lui disant : « Sire, vous avez vu dans vos chasses beaucoup de terres, de fermes et de laboureurs... Vous allez im- primer comment ces gens-là font naître toutes vos richesses. » Louis XV, qui avait pris plus de goût à l'imprimerie qu'aux ou- vrages de tour, composa environ la moitié de la copie de Quesnay et revit les épreuves à plu- sieurs reprises. Il était trop indolent, M. de Loménie l'a fait remarquer avec raison et Du Pont de Nemours le reconnaît, pour appliquer sérieusement son esprit à un travail aussi extraordinaire que celui de son médecin, mais il remarqua en les imprimant, les phrases osées qui s'y trouvent et dit : « C'est dommage que le docteur ne soit pas du mé- tier; il en sait plus long qu'eux tous. »
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L'édition sortie des presses royales était « 1res belle », a dit Du Pont^; « magni- fique », a dit Bandeau; elle fut tirée à très petit nombre ; aucune bibliothèque publi- que n'en possède aujourd'hui, croyons-nous, d'exemplaire. Elle avait été si soigneuse- ment séquestrée, a dit Grandjean de Fouchy, que la famille de Quesnay n'en avait pas un.
On ignore la date exacte de l'im- pression. Bandeau a parlé de novembre ou décembre 1758. Du Pont, deux fois, a dit comme Bandeau^; une autre fois, après avoir consulté Quesnay et Mirabeau, il a émis des doutes; Quesnay tenait pour le mois de dé- cembre 1758; Mirabeau pour l'année 1759 et pas pour le commencement de l'année; tous deux étaient également affîrmatifs.
On n'était enfin, jusqu'ici, qu'à moitié fixé sur le Tableau même. M. Stern, de Zurich, rendant compte ' de la pu- blication par M. Oncken, des Œuvres
1. Ephêmérides du citûi/en, 1767 et 1768-
2. Même recueil.
3. Ziœ Entschung der Pysiokrativ. Les papiers de Mirabeau renferment un très grand nombre de notes de Quesnay.
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de Quesnay, s'est demandé si un exemplaire ne se trouvait pas dans les papiers du mar- quis de Mirabeau conservés aux Archives Nationales. M. S. Bauer a eu la curiosité de venir de \'ienne regarder dans ces papiers et y a vu, en effet, une épreuve du Tableau, corrigée à la plume, avec deux lettres de Quesnay y relatives, et, à Toccasion du bi- centenaire du docteur, la British econoiuic association a fait reproduire en fac-simile l'épreuve conservée aux Archives. Elle ren- ferme un tableau gravé, un tableau imprimé, des explications, des maximes « extraites des Economies royales » avec notes à Tappui.
Mais cette épreuve ne cadre pas exacte- ment avec les descriptions, analyses ou reproductions qui ont été faites du travail du maître au XVIII^ siècle, soit dans la sixième partie de \ Ami des hommes, soit dans la Philosophie rurale, soit dans X^Physiocratie^ soit dans les Ephémérides du citoyen, soit enfin dans les Observations économicpies de Forbonnais. Ces ouvrages ne cadrent pas non plus tous entre eux. Nous nous trouvons donc obligé de donner des indications \\\\ peu détaillées à leur sujet.
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C'est un an environ après avoir reçu VAmi des hommes que Quesnay adressa à Mirabeau une première épreuve du Tableau écono- mique.
Mirabeau ne comprit pas grand'chose au travail de sa « nouvelle conquête ». Il Ta avoué dans la cinquième partie de VAmi des hommes ^ une lettre de Quesnay qui se
1. (( Un homme de génie qui a cave et aprofondi tous » les principes. . . a cherché par un travail opiniâtre et ^) analogue à .son genre d'esprit à fixer ses idées sur la » source des richesses, sur leur marche et sur leur em- » ploi. Le résultat de ses idées une fois rangé dans sa )) tête il a senti qu'il était impossible de le décrire intel- » ligemment par le seul secours des lettres et qu'il était » indispensable de le peindre. Ce sentiment a produit )) le Tableau économique.
« Quoique parfaitement d'accord avec lui dans ses » principes, je n'ai pu connaître son Tableau dans » toute son étendue qu'en le travaillant pour mon ppo- » pre usage et en m'en faisant à moi-même l'explica- » tion.
« Plusieurs de ceux qui auront la patience et le » génie de peiner à l'explication du Tableau ccononii- )) que accuseront l'auteur d'avoir pris peu de temps pour » en rendre l'énoncé clair et facile ; avant de prononcer » cet arrêt, qu'ils fassent une épreuve, qu'ils tentent de )) faire une autre explication à leur manière. Ils verront » alors si la chose est aisée à moins de faire un livre » entier. »
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trouve aux Archives nationales^ confirme cet aveu.
« ^1™' la marquise de Pailly me dit que )) vous êtes encore aujourd'hui empêtré dans )) le zizac (lisons zigzag). Il est vrai qu'il a » rapport à tant de choses qu'il est difficile » d'en saisir l'accord ou plutôt de le pénétrer » avec évidence. On peut voir dans ce zizac » ce qui se fait, sans voir le comment, mais » ce n'est pas assez pour vous. »
EtQuesnay, se mettant, selon son habitude, à la portée de son interlocuteur, lui expliqua le mécanisme du Tableau.
La lumière finit par se faire dans l'esprit du marquis. C'est à la fois pour faire profiter de sa peine les nombreux lecteurs de VAmi des hommes et par des motifs tout person- nels qu'il publia son Explication, ^'oici ce qui nous le fait supposer.
En 1773, à Pune des réunions d'écono- mistes qui se tenaient l'hiver chez l'aristo- crate disciple, Du Pont de Xemours a prononcé un discours où on lit :
« Pendant longtemps, l'illustre inventeur » de la science économique fut comme la
1. Papiers de Mirabeau.
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» voix prêchant dans le désert. Il était encensé j) par rintérêt qui voulait profiter de son » crédit, il n'était compris par personne. )) Une dame d'un mérite distingué, dont la » raison est d'autant plus sage et le goût » d'autant plus sur que la supériorité de son » esprit est fondée sur les qualités de son )) cœur, devina le prix de ces découvertes et » de ces recherches qu'avaient méconnu tant » d'hommes d'Etat et de beaux esprits. Elle » empêcha la formule du Tableau économique » d'être prodiguée dans le Mercure. Elle » sentit que le génie créateur auquel nous » devons cette formule pouvait être utile- » ment secondé par l'éloquence patriotique » de ï Ami des hommes et concourut à lier » intimement dans leurs travaux ces deux » bienfaiteurs du genre humain ^ ».
Quelle était cette dame d'un mérite distin- gué ? L'éditeur du discours de Du Pont a cité le nom de M™- de Pompadour sans faire attention que l'orateur parlaitd'une personne vivant en 1773. Ce ne peut être que M™^ de Pailly, qui présidait habituellement aux dîners
1. Cari Friedrichs ron Baden brieflicher terker mit Mirabeau und Du Pont. Heidelbere. 1892.
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des économistes, devant qui parlait probable- ment Du Pont, et dont il est question dans la lettre de Quesnay.
En 1759, cette sensible marquise, jeune alors, exerçait peut-être déjà sur Mirabeau une influence toute particulière. Sans être ca- pable de comprendre les calculs du docteur, elle pouvait se flatter d'en avoir deviné le prix et inspirer à son adorateur l'ambition de supplanter, auprès du médecin de la favo- rite, Marmontel, qui avait obtenu tout récem- ment la fructueuse direction du Mercure.
Quesnay trouva bientôt que son nouveau disciple lui demandait un peu trop de con- seils pour la rédaction de son Explication.
« Je me suis aperçu que mes misérables » brouillons vous rendaient paresseux, lui » écrivit-il. Pensez à votre tour. Vous en sa- » vez autant que moi par principes, soyez » de plus marchand en détail. Je me suis oc- )) cupé autant qu'il est en moi des calculs..., )) développez-en les mystères par le raison- » nement ; cela vous va mieux qu'à moi qui » ne vise qu'aux résultats. Cependant je » pourrai mettre en addition ce que vous » aurf^z oublié. »
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» J'ai été très content du premier cha- » pitre et de la première moitié du second )), avait-il dit au commencement de sa lettre. » L'ordre manque dans la suite ; le style » y est faible, obscur et bas ; ce n'est encore » qu'un croquis d'idées qui ne peut servir » que de remémoratif à Fauteur pour retrou- » ver ses matériaux, les façonner, les mettre » en place et construire nettement, solide- » ment et en bel aspect. »
Atténuant ensuite la crudité de ses cri- tiques, Ouesnav terminait par ces mots :
« Au reste, ce qui va. va bien pourcomplé- » ter votre gloire immortelle. C'est ici le » crrand œuvre de votre intellicrence. Pen- » sez-y bien. ))
L'assistance du maître n'empêcha pas V Explication de V Ami des hommes d'être peu goûtée du public. Les deux collabora- teurs s'en rendirent compte, car, dès que les circonstances le leur permirent, ils rédi- gèrent une explication beaucoup plus dé- taillée. Tel fut l'objet de la Philosophie rurale ou Economie générale de ragricul- tiire, réduite à V ordre immuable des lois phy- siques et morales qui assurent la prospérité des empires y parue en 1763.
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Une lettre d'envoi au Margrave de Bade ^ des Eléments, extraits de cet ouvrage par le marquis de Mirabeau, renseigne sur le suc- cès qu'il avait obtenu et sur les conditions dans lesquelles il avait été préparé :
« Je prends la liberté d'envoyer à Votre » Altesse les Éléments de la Philosophie » rurale, imprimée à Paris en 1763. L'invon- » teur du Tableau économique, M. Quesnav, » et le maître primitif de la science, dont » j'étais le seul élève alors, se servit de moi » pour le grand développement explicatif du )) Tableau et de toutes ses conséquences, tel » enfin qu'on peut dire que c'est le trésor de » la science. Les circonstances ne permettant » pas alors d'imprimer, il se chargea du ma- » nuscrit et Tenrichit de plusieurs matériaux » de toute espèce, tables de progression, » etc., de manière que tout est dans cet ou- » vrage ; mais une impression furtive et nul- » lement suivie, ajoutant à l'imperfection du » manuscrit, à la profondeur des déductions » et à la manière abstraite de les rendre, a » rendu cet ouvrage quelquefois peu intelli-
1. 1770. Cori-espondance du Margrave, déjà citOe.
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» gible et toujours noyé de détails et trop » profond pour le courant des lecteurs. »
Les dossiers des Archives nationales per- mettent de déterminer la part de collabo- ration de Quesnay à la Philosophie rurale; elle est considérable. Mais, de Taveu même des Physiocrates, Touvrage est profondément obscur.
Après la mort de M"'^ de Pompadour, fut fondé le Journal de V agriculture, du commerce et des finances ; Quesnay donna de nombreux articles à cette revue et en par- ticulier une nouvelle analyse du Tableau économique juin 1766). Du Pont, en raison de sa brièveté, Ta jugée la plus facile à sai- sir de celles qui avaient été faites, et Ta in- sérée dans le recueil d'œuvres de Quesnay, intitulé Phi/siocratie, paru en 1767 '.
Dans un Avertissement, le disciple éditeur s'exprima ainsi :
'( Les Maximes que je remets aujourd'hui » sous les yeux du public et leurs notes ont » été imprimées poui' la première fois avec
1. Baudeau a fait du Tableau une autre analyse pour les Ephémérides de 1767-1768.
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» le Tableau économique au château de Ver- » sailles, au mois de décembre 1758. Les » mêmes maximes ont été imprimées envi- » ron deux ans après et la plupart des notes » fondues dans l'explication donnée à la fin » de VAîuides hommes par le marquis de. . . » qui, depuis, a encore cité les maximes en en- » tier dans son immense et profond ouvrage, » la Philosophie rurale. »
D'un autre côté, l'adversaire des Physio- crates, Forbonnais, qui avait fortement criti- qué le système de Quesnay dans la Gazette du Commerce, publia en 1767 deux volumes sous le titre de Principes et observations éco- nomiques,oi\ on lit à propos du Tableau :
« Cette table célèbre parut pour la pre- mière fois, il y a cinq ou six ans, dans un petit cahier d'impression de format in-4*', qui ne fut communiqué qu'à un petit nombre de personnes. A la suite d'une explication suc- cincte qui ne contenait que l'analyse du sys- tème de richesse nationale déjà produit dans l'article Grains de V Encyclopédie, l'auteur donnait un petit développement de ce même système par vingt-quatre maximes... Ce dé- veloppement était intitulé Extraits des éco-
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nomies royales de M. de Sull}', soit que l'auteur se crût rempli de son esprit, soit qu'il voulut accréditer son système sous ce nom vénéré. » Les critiques qui suivent cette description prouvent, très nettement à notre avis, que Forbonnais avait le Tableau écono- mique en mains.
D'après lui, le Tableau était donc suivi de 24 maximes. C'est le nombre que l'on trouve dans YAmi des hommes et dans la Philosophie rurale. Du Pont, dans les Ephémérides de 1769, a parlé aussi de 24 maximes. Cependant, il y en a 30 dans la Physiocratie et 30 aussi dans un grand ta- bleau gravé qui fut publié en 1775, au début du ministère de Turgot^ ; dans la Physio- cratie^ les maximes sont en outre rangées dans un autre ordre que dans les ouvrages de Mirabeau.
L'épreuve reproduite par la British écono- mie association'-^ ne renferme, au contraire,
1. VOhserisatcur hollandais les a reproduites.
2. L'épreuve forme un cahier in-4° avec un tableau gravé, un autre tableau imprimé, des explications en 12 pages, des prétendus Extraits des économies royales, avec notes, en 6 pages.
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que vingt-trois maximes, avec des notes beaucoup plus sommaires \ Noire exemplaire contient les 24 maximes de VA7ni des hommes et, à peu de choses près, les notes de la Physiocratie.
D'où proviennent les différences que nous venons de signaler ?
En ce qui concerne la Physiocratie, nous avons eu l'occasion de montrer ailleurs* que Du Pont de Nemours n'était pas un très fi- dèle éditeur et que, soit pour mettre de l'unité dans les doctrines physiocratiques, soit pour éclaircir les textes^ il modifiait les copies de ses amis. Il agit ainsi pour les Réflexions sur les richesses de Turgot, pour beaucoup d'autres ouvrages du ministre de Louis XYI \ pour un travail du Margrave de Bade ^ Il a pu opérer de même pour le
1. Celles de la Physiocratie ont été reproduites par M. Oncken dans son édition des Œutres économiques et philosophiques de Quesnay.
2. Journal des ècononiistes di&]\x\\\^t 1888. Voir aussi l'édition des Réflexions sur la richesse de la Petite Bi- bliothèque économique où le texte a été rétabli sur nos indications.
3. Notamment les Discours en Sorbonne.
4. L'Abrégé des principes d'économie politique, pu- blié dans les Ephémérides.
SCHELLE. 17
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Tableau de Quesnay et y ajouter, avec Tagré- ment formel ou tacite du maître, des maximes nouvelles pour tenir compte des opinions que soutenaient les économistes en 1767. La doctrine physiocratique était, nous le répé- tons, en évolution constante; Quesnay et ses disciples la modifiaient chaque jour.
Quant à l'épreuve existant dans les papiers de Mirabeau et reproduite en fac simile, les lettres de Quesnay montrent qu'elle n'était pas la première :
(( J'ai tâché de faire un tableau fondamen- » tal d^ Tordre économique, lit-on dans une » première lettre, pour y représenter les » dépenses et les produits sous un aspect » facile à saisir et pour juger clairement des » arrangements et des dérangements que le » Gouvernement peut y causer; vous verrez » si je suis parvenu à mon but. »
Et dans une autre lettre :
« Je vous enverrai une seconde édition » augmentée et corrigée comme c'est la cou- » tume ; ne craignez pas ; ce livret de mé- » nage ne deviendra (pas) trop volumineux. » J'en fais imprimer trois exemplaires pour » voir cela plus au clair; mais je crois que
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» sa place serait bien à la fin de votre dis » sertation pour le prix de la Société de » Berne, si vous l'en trouvez digne, avec un » préliminaire de votre façon. La disserta- » tion elle-même est déjà un bon prélimi- » naire. Mais comme vous y avez trouvé de » l'embarras, vous serez par cette raison » plus clair que moi à prévoir ce qui peut » arriver, parce que vous avez été arrêté » vous-même. Dans ma seconde édition, je » pars d'un revenu de 600 livres pour faire » la part un peu plus grosse à tout le monde ; )) car elle était trop maigre en partant d'un » revenu de 400 livres, ce qui revenait trop » au malheureux sort de nos pauvres habi- » tants du royaume d'atrophie ou de marasme » qui, pour comble de malheur, est tombé )) sous la conduite d'un médecin qui n'épar- » gne pas les saignées et la diète sans ima- » giner aucun restaurant. Je n'en dirai pas » davantage, trop digne citoyen, de crainte » de réveiller en vous des sentiments trop » alfligeants. Respirez du moins dans le si- » lence de votre campagne. Vale. »
C'est l'édition modifiée avec un revenu de 600 livres qui existe aux Archives Natio- nales.
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Les allusions de Oiiesnay semblent viser les mesures financières de Silhouette ^ qui datent du mois d'avril 1759; il parle du con- cours ouvert par la Société économique de Berne ; or, les mémoires devaient être par- venus avant le l*'^ janvier 1760; Mirabeau était à la campagne, c'est-à-dire après Fhi- ver. On peut conjecturer de là que Quesnay avait fait tirer la première épreuve de son Tableau à la fin de 1758, qu'il fit tirer la se- conde épreuve « corrigée et augmentée », au printemps de 1759, et ainsi s'explique la contradiction signalée par Du Pont entre le dire du maître et celui de Mirabeau quant à la date de publication du Tableau, Tun ayant songé à la première épreuve, l'autre aux épreuves subséquentes. Quesnay avait l'im- primerie royale à sa disposition; il pouvait facilement faire opérer des tirages succes- sifs de son travail « pour voir plus clair». Il a commandé une troisième édition comme il en avait commandé une seconde^ et Ta com- muniquée non plus seulement à Mirabeau mais à un petit nombre de personnes, ainsi
1. Contrôleur Général, du 4 mars 1759 au 21 novem- bre.
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que le dit Forbonnais. C'est Texemplaire que nous avons sous les yeux. Il est d'un aspect moins magnifique que l'exemplaire de la se- conde édition, mais il est plus volumineux; le livret de ménage a été augmenté \ Les corrections faites à la plume sur la seconde épreuve ont été introduites dans le texte ou placées dans un erratum imprimé.
Dans quelque édition que ce soit, la lecture du Tableau économique ne satisfait pas Tesprit. Grimm a dit que Quesnay était obscur par système. Même en tenant compte des circonstances extraordinaires dans les- quelles le Tableau fut préparé, l'assertion n'est guère plausible. On ne peut s'empêcher d'être clair quand on a Thabitude de l'être.
1. Il forme un cahier in-4" de xii pages pour les ex- plications et de 22 pages pour les maximes et leurs notes ; le tableau gravé en tête a pour point de départ un revenu de 600 livres; le tableau imprimé a disparu. Une maxime a été ajoutée, une autre a été complétée ; les notes ont été considérablement augmentées. Les extraits des mémoires de Sully, y compris ces notes, forment 22 pages au lieu de 6. Les notes ne sont pas tout à fait identiques à celles de la Phj/siocrxUic; en ce cas encore, du Pont a corrigé un peu le maître.
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Mais le Tableau ('conomiqiie est des plus obscurs.
Xous n'entreprendrons pas d'en donner une explication complète ; où Quesnay, où Mirabeau, où Baudeau ont échoué, il serait dangereux de s'aventurer. Xous nous borne- rons à des indications générales suffisantes pour en faire saisir l'objet.
Quesnay, voulant rendre visible le système qu'il opposait au système mercantile, dressa un schéma delà circulation des richesses, en s'inspirant — M. Hector Denis l'a justement fait remarquer — du mécanisme de la circu- lation du sang. L'économiste ne pouvait oublier le médecin.
Le royaume qu'il considère est un royaume agricole parvenu au plus haut point de per- fection économique. La terre donne tout ce qu'elle peut donner, une fois les gènes et les prohibitions supprimées.
Les propriétaires recueillent le produit net ; mais ils ont, pour satisfaire à leurs besoins, à acheter des objets fabriqués à l'in- dustrie ou classe stérile, et des produits agri- coles à l'agriculture ou classe productive. La classe stérile a, de son côté, à faire des achats
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à la classe productive et celle-ci à la classe stérile. Le produit net passe ainsi de la classe des propriétaires aux deux autres classes et de Tune de ces dernières à Tautre.
La part qui va à la classe stérile sert à payer les frais de confection des objets fa- briqués sans rien produire au delà ; celle qui va à la classe agricole se reconstitue en produit net nouveau qui retourne aux pro- priétaires. Dans quelle proportion ? Quesnay suppose que 100 d'avances à la terre peuvent donner 100 de produit net, comme en Angleterre, dit-il.
« On voit dans le Tableau », écrit-il à Mirabeau avant d'avoir porté le point de départ de ses calculs à 600 livres, « que 400 » livres d'avances annuelles pour les frais de » l'agriculture produisent 400 livres de re- » venu, et que 200 livres d'avances employées )) à rindustrie ne produisent rien au delà du » salaire qui revient aux ouvriers ; encore le » salaire est-il fourni par le revenu que » produit l'agriculture.
)) Ce revenu se partage par les dépenses » du propriétaire à peu près également ; la » moitié retourne à l'agriculture pour les
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» achats de pain, vin, viande, bois, etc. ; les » hommes qui reçoivent cette moitié de )) revenu et qui en vivent sont employés aux » travaux de la terre ; ces travaux font renaître » la valeur de cette même somme en pro- » ductions de Tagriculture. Ainsi le même » revenu se perpétue.
» Les colons vivent de cette même somme, » mais leur travail, par les dons de la terre, » produit plus que leur dépense et ce pro- » duit net est ce que Ton appelle revenu. »
Quesnay, continuant son explication, dit encore :
« L'autre moitié du revenu du proprié- » taire est employée par celui-ci en achat » d'ouvrages de main-d'œuvre pour ses en- » tretiens de vêtements, ameublement, us- » tensiles et de toutes choses qui s'usent ou » qui s'éteignent sans reproduction renais- » santé de ces mêmes choses. Ainsi le pro- » duit net du travail des ouvriers qui les » fabriquent ne s'élève pas au-delà du salaire » qui fait subsister ces ouvriers et qui leur » restitue leurs avances. 11 n'y a là que des » dépenses pour nourrir des hommes quine » produisent que pour leur dépense et celle-
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» ci est payée par le revenu produit par Ta- » griculture. C'est par cette raison que je la » nomme dépense stérile.
» Chaque somme de 200 livres arrivée à » l'agriculture et à l'industrie se distribue » jusqu'au dernier sol. Les ouvriers de Tin- » dustrie dépensent la moitié de leur salaire » en marchandises de main-d'œuvre dont ils » ont besoin pour leur entretien et Tautre » moitié retourne à l'agriculture pour Tachât » de leur subsistance. On voit la même » chose du côté de Tagriculture. Les colons » emploient pour leur subsistance la moitié » de la somme qu'ils reçoivent et portent » l'autre moitié à l'industrie pour les mar- » chandises de main-d'œuvre nécessaires » pour leur entretien ».
Ainsi, selon Thypothèse du schéma, les partages successifs du produit net se font toujours par moitié ; sur 600 livres de revenu, chiffre du texte définitif du tableau, 300 vont à l'agriculture, 300 à la classe stérile. Les 300 livres de Fagriculture se divisent en 150 conservées par l'agriculture et qui reconsti- tuent 150 livres de produit net; les 300 de la classe stérile se divisent aussi en 150 qui
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vont à ^.'agriculture pour reconstituer un produit net et en 150 qui sont consommées en frais de toute sorte, et ainsi de suite.
En d'autres termes, dans Thypothèse de Quesnay, l'agriculture reçoit en avances an- nuelles etreconstitue en produit net un demi, plus un quart, plus un huitième, plus un sei- zième, etc., du produit net primitif. Comme la somme de ces fractions est égale à l'unité, l'agriculture reconstitue autant de produit net qu'elle en reçoit.
. Dans une autre hvpothèse, au cas, par exemple, où la classe stérile recevrait plus de la moitié du produit net, la richesse pri- mitive serait absorbée en consommations sans être reconstituée. Le pays s'appauvri- rait. Et, d'une manière générale, toute somme qui ne serait pas employée à la Reconstitution du produit net serait perdue pour la richesse nationale.
« Le zizac bien connu, ajoutait Quesnay, )) abrège bien des détails et peint aux gens » des idées fort entrelacées, que la simple » intelligence aurait bien de la peine à saisir. » à démêler et à accorder par la voie du dis- » cours ».
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Quesnay se faisait illusion. Son schéma est maladroitement dressé. Le lecteur se trouve en présence de trois colonnes de chiffres intitulées : agriculture, proprié- taires, classe stérile, avec des lignes poin- tillées qui vont de Tune à Tautre, sans qu'il sache pourquoi. Les Explications qui sui- vent ne lui expliquent pas le mécanisme de ce va-et-vient. Il doit trouver lui-même la clef des hiéroglyphes qu'il a sous les yeux.
Quesnay, étonné de voir que Mirabeau ne parvenait pas à le comprendre, lui écrivit :
« Votre répugnance pour les hiéroglyphes » arithmétiques est ici fort déplacée. Les » grands appareils de calcul accablent, il est » vrai, rintelligence des lecteurs, mais le » commun d'entre eux ne s'attache qu'aux » résultats qui les rendent tout d'un coup » fort savants ; ceux qui étudient sérieuse- » ment et qui approfondissent ne s'en » tiennent pas là; ils démêlent, ils vérifient, » ils concilient toutes les parties numéraires » d'une science si multiple. C'est pour eux » qu'il faut travailler. . . ; les autres lecteurs » qui ne lisent que pour s'amuser et babiller » sans jugement et qui ne sont d'aucun poids » dans la société m'intéressent peu .. . »
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Quesnay reconnut si bien Tutilité de tra- vailler pour les lecteurs ordinaires qu'il collabora à X Explication de X Ami des hom- mes et qu'il s'efforça ensuite de traduire en français ses hiéroglyphes dans la Philoso- phie rurale et dans son Analyse du Tableau économique .
Les Explications du Tableau étaient des- tinées à évahier la richesse probable de la France au cas où elle serait gouvernée selon les principes du gouvernement économique. Ce serait aller loin que d'en discuter les chiffres. Disons seulement que les 600 livres se transforment en 600 millions sans que Fauteur en donne la raison, que l'évaluation de la richesse totale possible du pays atteint 60 milliards, chiffre qui pouvait passer pour fantastique au XVUI® siècle et que les élé- ments du calcul sont empruntés pour la plu- part à VEssai sur les monnaies de Dupré de Saint-Maur.
Disons aussi que Quesnay n'était pas un calculateur sans défaut. Forbonnais a été jus- qu'à l'accuser d'ignorance et de légèreté. Ce double reproche était excessif. Quesnay exa- minait avec sagacité les données dont il se
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servait et il en reconnaissait lui-même l'in- sufïisance puisqu'il avait donné à Marivelt son concours pour une enquête à ouvrir sur l'état de Tagriculture ; mais il laissait passer des erreurs de calcul qui déroutaient parfois ses lecteurs.
Les Maximes ou Extraits des Economies royales et les notes qui les accompagnent sont la partie la plus suggestive du travail sur lequel nous donnons des détails.
On y voit nettement le but de Quesnay. Il ne demande pas de substituer à la protection réglementaire en faveur de l'industrie une protection réglementaire en faveur de l'agri- culture. Il estime que les gouvernants sont moins aptes que les particuliers à choisir la nature du travail à faire et des marchandises à vendre. Il se montre le défenseur résolu de la libre franchise, autrement dit du libre échange. Il veut que les gouvernants détrui- *sent les obstacles et les gênes qui s'opposent au développement de la production agricole ; s'il demande que l'impôt soit unique, direct, susceptible d'être augmenté dans les temps critiques et toujours payé par les proprié- taires, c'est pour que les fermiers, dégagés
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de Tarbitraire des collecteurs, puissent sans crainte améliorer la culture. Il veut aussi que le taux de l'intérêt de Targent soit li- mité légalement, pour que l'Etat n'emprunte pas à des taux usuraires qui attirent les ca- pitaux à Paris et les détournent des emplois agricoles ; mais là se borne son désir de ré- glementation.
Il précise, dans les Maximes ajoutées à son Tableau, les vues contenues dans les articles donnés à l'Encyclopédie ou préparés pour elle. Le Trésor public était alors aux abois ; la finance faisait la loi. Quesnay faisait la guerre à la finance avec autant d'ardeur qu'aux prohibitions.
VII
Voici, au surplus, ces Maximes telles qu'elles figurent dans l'édition définitive du Tableau, sans les repeints de \sl Physiocratie.
Toutes ne sont pas parfaitement claires en la forme; mais avec quelque connais- sance des doctrines de nos premiers écono- mistes et des faits du temps, il est facile d'en saisir le sens.
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I. Que la totalité des 600 millions de revenu entre dans la circulation annuelle et la parcoure dans toute son étendue ; qu'il ne se forme point de for- tunes pécuniaires ou du moins qu'il y ait compensa- tion entre celles qui se forment et celles qui re- viennent dans la circulation ; car autrement, ces for- lunes pécuniaires arrêteraient le cours d'une partie de ce revenu annuel de la nation et retiendraient le pécule ou la finance du royaume, au préjudice de la rentrée des avances, de la rétribution du salaire des artisans, de la reproduction du revenu et de l'impôt.
II. Qu'une partie de la somme des revenus ne passe pas à l'étranger, sans retour en argent et en marchandises.
III. Que la nation ne souffre pas de pertes dans son commerce réciproque avec l'étranger, quand même cecommerce seraitprofitable aux commerçants, en gagnant sur leurs concitoyens dans la vente des marchandises qu'ils rapportent ; car alors l'ac- croissemcEt de fortune de ces commerçants est un retranchement dans la circulation des revenus, qui est préjudiciable à la distribution et à la reproduc- tion.
IV. Qu'on ne soit pas trompé par un avantage apparent du commerce réciproque avec Tétrangei', en jugeant simplement par la balance des sommes en argent, sans examiner le plus ou moins de profit qui résulte des marchandises mêmes que l'on a vendues
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et de celles que l'on a achetées ; car souvent la perte est pour la nation qui reçoit un surplus en argent, et cette perte se tourne au préjudice de la distribution et de la reproduction des revenus. Dans le commerce réciproque des denrées du crû que l'on achète de l'étranger, et des marchandises de main-d'œuvre qu'on lui vend, le désavantage est d'ordinaire du côté de ces dernières marchandises, parce qu'on re- tire beaucoup plus de profit de la vente des denrées du crû.
V. Que les propriétaires et ceux qui exercent des professions lucratives ne soient pas portés, par quelque inquiétude qui ne serait pas prévue par le Gouvernement, à se livrer à des épargnes stériles, qui retrancheraient de la circulation et de la distri- bution une portion de leurs revenus ou de leurs gains.
VI. Que l'Administration des finances, soit dans la perception des impôts, soit dans les dépenses du Gouvernement, n'occasionne pas de fortunes pécu- niaires, qui dérobent une partie des revenus à la cir culation, à la distribution et à la reproduction.
VII. Que l'impôt ne soit pas destructif ou dispro- portionné à la masse du revenu de la nation ; que son augmentation suive l'augmentation du revenu ; qu'il soit établi immédiatement sur le produit net des biens-fonds et non sur les denrées, où il multi- plierait les frais de perception et préjudicierait au
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commerce ; qu'il ne se prenne pas non plus sur les avances des fermiers des biens-fonds ; car les avances de l'agriculture d'un royaume doivent être envisagées comme un immeuble qui doit être con- servé précieusement pour la production de l'impôt et du revenu de la nation, autrement l'impôt dégé- nère en spoliation et cause un dépérissement qui ruine promptement un Etat.
VIII. Que les avances des fermiers soient suffi- santes pour que les dépenses de la culture repro- duisent au moins cent pour cent, car si les avances ne sont pas suffisantes, les dépenses de la culture sont plus grandes à proportion et donnent moins de produit net.
IX. Que les enfants des fermiers s'établissent dans les campagnes pour y perpétuer les laboureurs ; car si quelques vexations leur font abandonner les cam- pagnes et les déterminent à se retirer dans les villes, ils y portent les richesses de leurs pères qui étaient employées à la culture. Ce sont moins les hommes que les richesses qu'il faut attirer dans les cam- pagnes ; car plus on emploie de richesses à la cul- ture des grains, moins elle occupe d'hommes, plus elle est prospère, et plus elle donne de produit net. Telle est la grande culture des riches fermiers, en comparaison de la petite culture des pauvres mé- tayers qui labourent avec des bœufs ou avec des vaches.
SCHELLE. 18
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X. Que l'on évite la désertion des habitants qui emportent leurs richesses hors du ro3'aume.
XI. Que l'on n'empêche point le commerce exté- rieur des denrées du crû, car tel est le débit, telle est la reproduction.
XII. Que Ion ne fasse pas baisser le prix des den- rées et des marchandises dans le Royaume ; car le commerce réciproque avec l'étranger deviendrait désavantageux à la nation. Telle est la valeur vénale^ tel est le revenu. Abondance et non-valeur n est pas ri- chesse. Disette et cherté est misère. Abondance et cherté^ est opulence.
XIII. Que l'on ne croie pas que le bon marché des denrées soit favorable au menu peuple , car le bas prix des denrées fait baisser leur salaire, diminue leur aisance, leur procure moins de travail ou d'oc- cupations lucratives et diminue le revenu de la na- tion.
XIV. Qu'on ne diminue pas l'aisance du bas peuple ; car il ne pourrait pas assez, contribuer à la consommation des denrées qui ne peuvent être con- sommées que dans le pays et la reproduction et le revenu de la nation diminueraient.
XV. Qu'on favorise la multiplication des bestiaux ; car ce sont eux qui fournissent aux terres des en- grais qui procurent de riches moissons.
1. Ce mot a été remplacé par « bon prix » daus le tableau gravé et publié en 1775.
— 275 —
XVI. Que l'on ne provoque pas le luxe de décora- tion, parce qu'il ne se soutient qu'au préjudice du luxe de subsistance qui entretient le débit et le bon prix des denrées du crû et la reproduction des reve- nus de la nation.
XVII. Que le Gouvernement économique ne s'oc- cupe qu'à favoriser les dépenses productives et le commerce extérieur des denrées du crû et qu'il laisse aller d'elles-mêmes les dépenses stériles.
XVIII. Qu'on n'espère de ressources pour les be- soins extraordinaires de l'Etat que de la prospérité de la nation et non du crédit des financiers, car les fortunes pécuniaires sont des richesses clandestines qui ne connaissent ni roi^ ni patrie.
, XIX. Que l'État évite les emprunts qui forment des rentes financières, qui chargent l'Etat de dettes dévorantes et qui occasionnent un commerce ou tra- fic de finance, par l'entremise des papiers commer- çables où l'escompte augmente de plus en plus les fortunes pécuniaires stériles, qui séparent la finance de l'agriculture, et qui la privent des richesses né- cessaires pour l'amélioration des biens-fonds et pour la culture des terres.
XX. Qu'une nation qui a un grand territoire à cul- tiver et la facilité d'exercer un grand commerce des denrées du crû, n'étende pas trop l'emploi de l'ar- gent et des hommes aux manufactures et aux com- merces de luxe, au préjudice des travaux et des dé-
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penses de l'agriculture ; car, préférablement à tout, le Royaume doit être bien peuplé de riches cultiva- teurs.
XXI. Que les terres employées à la culture des grains soient réunies, autant qu'il est posible, en grandes fermes exploitées par de riches laboureurs ; car il y a moins de dépense pour l'entretien et répa- ration des bâtiments, et à proportion beaucoup moins de frais et beaucoup plus de produit net dans les grandes entreprises de l'agriculture que dans les petites ; parce que celles-ci occupent inutilement et aux dépens des revenus du sol un plus grand nombre de familles de fermiers qui ont peu d'aisance par l'é- tendue de leurs emplois et de leurs facultés pour exercer une riche culture. Cette multiplicité de fer- miers est moins favorable à la population que l'ac- croissement des revenus ; caria population la plus assurée, la plus disponible pour les différentes occu- pations et pour les différents travaux qui partagent les hommes en différentes classes est celle qui est entretenue par le produit net.
Toute épargne faite à profit dans les travaux qui peuvent s'exécuter par le moyen des animaux, des machines, des rivières, etc., revient à l'avantage de la population et de l'Etat, parce que plus de produit net procure plus de gains aux houjuies pour d'autres -services ou d'autres travaux.
XXII. Que chacun soit libre de cultiver dans son
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champ telles productions que son intérêt, ses facul- tés, la nature du terrain lui suggèrent, pour en tirer le plus grand produit qu'il lui soit possible. On ne doit point favoriser le monopole dans la culture des biens-fonds, car il est préjudiciable au revenu géné- ral de la nation. Le préjugé qui porte à favoriser l'a- bondance des denrées de premier besoin, préférable- ment à celles de moindre besoin, au préjudice de la valeur vénale des unes ou des autres est inspiré par des vues courtes qui ne s'étendent pas jusqu'aux effets du commerce extérieur réciproque, qui pour- voit à tout et qui décide du prix des denrées que chaque nation peut cultiver avec le plus de profit. Ce sont les revenus et l'impôt qui font les richesses de pre- mier besoin dans un Etat pour défendre les sujets contre la disette et contre l'ennemi, et pour soutenir la gloire et la puissance du monarque et la prospé- rité de la nation.
XXIII. Que le Gouvernement soit moins occupé des soins d'épargner que des opérations nécessaires pour la prospérité du Uoyaume ; car de trop grandes dépenses peuvent cesser d'être excessives par l'aug- mentation des richesses. Mais il ne faut pas con- fondre les abus avec les simples dépenses ; car les abus pourraient engloutir toutes les richesses de la nation et du souverain.
XXIV. Que l'on soit moins attentif à l'augmenta- tion de la population qu'à l'accroissement des rêve-
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et de celles que l'on a achetées ; car souvent la perte est pour la nation qui reçoit un surplus en argent, et cette perte se tourne au préjudice de la distribution et de la reproduction des revenus. Dans le commerce réciproque des denrées du crû que l'on achète de l'étranger, et des marchandises de main-d'œuvre qu'on lui vend, le désavantage est d'ordinaire du côté de ces dernières marchandises, parce qu'on re- tire beaucoup plus de profit de la vente des denrées du crû.
V. Que les propriétaires et ceux qui exercent des professions lucratives ne soient pas portés, par quelque inquiétude qui ne serait pas prévue par le Gouvernement, à se livrer à des épargnes stériles, qui retrancheraient de la circulation et de la distri- bution une portion de leurs revenus ou de leurs gains.
VI. Que l'Administration des finances, soit dans la perception des impôts, soit dans les dépenses du Gouvernement, n'occasionne pas de fortunes pécu- niaires, qui dérobent une partie des revenus à la cir culation, à la distribution et à la reproduction.
VII. Que l'impôt ne soit pas destructif ou dispro- portionné à la masse du revenu de la nation ; que son augmentation suive l'augmentation du revenu ; qu'il soit établi immédiatement sur le produit net des biens-fonds et non sur les denrées, où il multi- plierait les frais de perception et préjudicierait au
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commerce ; qu'il ne se prenne pas non plus sur les avances des fermiers des biens-fonds ; car les avances de l'agriculture d'un royaume doivent être envisagées comme un immeuble qui doit être con- servé précieusement pour la production de l'impôt et du revenu de la nation, autrement l'impôt dégé- nère en spoliation et cause un dépérissement qui ruine promptement un Etat.
Vin. Que les avances des fermiers soient suffi- santes pour que les dépenses de la culture repro- duisent au moins cent pour cent, car si les avances ne sont pas suffisantes, les dépenses de la culture sont plus grandes à proportion et donnent moins de produit net.
IX. Que les enfants des fermiers s'établissent dans les campagnes pour y perpétuer les laboureurs ; car si quelques vexations leur font abandonner les cam- pagnes et les déterminent à se retirer dans les villes, ils y portent les richesses de leurs pères qui étaient employées à la culture. Ce sont moins les hommes que les richesses qu'il faut attirer dans les cam- pagnes ; car plus on emploie de richesses à la cul- ture des grains, moins elle occupe d'hommes, plus elle est prospère, et plus elle donne de produit net. Telle est la grande culture des riches fermiers, en comparaison de la petite culture des pauvres mé- tayers qui labourent avec des bœufs ou avec des vaches.
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X. Que l'on évite la désertion des habitants qui emportent leurs richesses hors du royaume.
XI. Que l'on n'empêche point le commerce exté- rieur des denrées du crû, car tel est le débit, telle est la reproduction.
XII. Que l'on ne fasse pas baisser le prix des den- rées et des marchandises dans le Royaume ; car le commerce réciproque avec l'étranger deviendrait désavantageux à la nation. Telle est la valeur vénale^ tel est le revenu. Abondance et non-valeur n est pas ri- chesse. Disette et cherté est misère. Abondance et cherté^ est opulence.
XIII. Que l'on ne croie pas que le bon marché des denrées soit favorable au menu peuple , car le bas prix des denrées fait baisser leur salaire, diminue leur aisance, leur procure moins de travail ou d'oc- cupations lucratives et diminue le revenu de la na- tion.
XIV. Qu'on ne diminue pas l'aisance du bas peuple ; car il ne pourrait pas assez, contribuer à la consommation des denrées qui ne peuvent être con- sommées que dans le pays et la reproduction et le revenu de la nation diminueraient.
XV. Qu'on favorise la multiplication des bestiaux ; car ce sont eux qui fournissent aux terres des en- grais qui procurent de riches moissons.
1. Ce mot a été remplacé par « bon prix » dans le tableau gravé et publié en 1775.
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XVI. Que l'on ne provoque pas le luxe de décora- tion, parce qu'il ne se soutient qu'au préjudice du luxe de subsistance qui entretient le débit et le bon prix des denrées du crû et la reproduction des reve- nus de la nation.
XVII. Que le Gouvernement économique ne s'oc- cupe qu'à favoriser les dépenses productives et le commerce extérieur des denrées du crû et qu'il laisse aller d'elles-mêmes les dépenses stériles.
XVIII. Qu'on n'espère de ressources pour les be- soins extraordinaires de l'Etat que de la prospérité de la nation et non du crédit des financiers, car les fortunes pécuniaires sont des richesses clandestines qui ne connaissent ni roi^ ni patrie.
. XIX. Que l'Etat évite les emprunts qui forment des rentes financières, qui chargent l'Etat de dettes dévorantes et qui occasionnent un commerce ou tra- fic de finance, par l'entremise des papiers commer- çabies où l'escompte augmente de plus en plus les fortunes pécuniaires stériles, qui séparent la finance de l'agriculture, et qui la privent des richesses né- cessaires pour l'amélioration des biens-fonds et pour la culture des terres.
XX. Qu'une nation qui a un grand territoire à cul- tiver et la facilité d'exercer un grand commerce des denrées du crû, n'étende pas trop l'emploi de l'ar- gent et des hommes aux manufactures et aux com- merces de luxe, au préjudice des travaux et des dé-
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penses de l'agriculture ; car, préférablement à tout, le Royaume doit être bien peuplé de riches cultiva- teurs.
XXI. Que les terres employées à la culture des grains soient réunies, autant qu'il est posible, en grandes fermes exploitées par de riches laboureurs ; car il y a moins de dépense pour l'entretien et répa- ration des bâtiments, et à proportion beaucoup moins de frais et beaucoup plus de produit net dans les grandes entreprises de l'agriculture que dans les petites ; parce que celles-ci occupent inutilement et aux dépens des revenus du sol un plus grand nombre de familles de fermiers qui ont peu d'aisance par l'é- tendue de leurs emplois et de leurs facultés pour exercer une riche culture. Cette multiplicité de fer- miers est moins favorable à la population que l'ac- croissement des revenus ; caria population la plus assurée, la plus disponible pour les différentes occu- pations et pour les différents travaux qui partagent les hommes en différentes classes est celle qui est entretenue par le produit net.
Toute épargne faite à profit dans les travaux qui peuvent s'exécuter par le moyen des animaux, des machines, des rivières, etc., revient à l'avantage de la population et de l'Etat, parce que plus de produit net procure plus de gains aux hommes pour d'autres -Services ou d'autres travaux.
XXII. Que chacun soit libr»' de cultiver dans Sf)n
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champ telles productions que son intérêt, ses facul- tés, la nature du terrain lui suggèrent, pour en tirer le plus grand produit qu'il lui soit possible. On ne doit point favoriser le monopole dans la culture des biens-fonds, car il est préjudiciable au revenu géné- ral de la nation. Le préjugé qui porte à favoriser l'a- bondance des denrées de premier besoin, préférable- ment à celles de moindre besoin, au préjudice de la valeur vénale des unes ou des autres est inspiré par des vues courtes qui ne s'étendent pas jusqu'aux effets du commerce extérieur réciproque, qui pour- voit à tout et qui décide du prix des denrées que chaque nation peut cultiver avec le plus de profit. Ce sont les revenus et l'impôt qui font les richesses de pre- mier besoin dans un Etat pour défendre les sujets contre la disette et contre l'ennemi, et pour soutenir la gloire et la puissance du monarque et la prospé- rité de la nation.
XXIII. Que le Gouvernement soit moins occupé des soins d'épargner que des opérations nécessaires pour la prospérité du Royaume ; car de trop grandes dépenses peuvent cesser d'être excessives par l'aug- mentation des richesses. Mais il ne faut pas con- fondre les abus avec les simples dépenses ; car les abus pourraient engloutir toutes les richesses de la nation et du souverain.
XXIV. Que l'on soit moins attentif à l'augmenta- tion de la population qu'à l'accroissement des rêve-
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nus ; car plus d'aisances que procurent de grands revenus sont préférables à plus de besoins pressants de subsistance qu'exige une population qui excède les revenus et il y a plus de ressources pour les besoins de l'Etat quand le peuple est dans l'aisance et a plus de moyens pour faire prospérer l'agricul- ture.
VIll
Il faudrait bien des pages pour commenter ces Maximes et pour déterminer la part d'er- reur et la part de vérité qu'elles renferment.
Nous nous bornerons à appeler l'attention sur quelques-unes d'entre elles.
Quesnay traite durement les fortunes pé- cuniaires ^ et il entend par là, non les for- tunes employées aux entreprises d'agricul- ture, de commerce et d'industrie ou aux augmentations de biens-fonds, mais « celles qui tirent des intérêts de Targent ou qui sont employées aux acquisitions de charges inu- tiles, de privilèges, etc. ». « Ce sont, dit-il en note dans son édition définitive, des for- tunes rongeantes et onéreuses à la nation. »
1. Maximes I et XVIII.
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(( Elles ne connaissent ni roi, ni patrie )), a-t-il dit dans le texte des maximes.
Au milieu de la guerre de Sept Ans, il était imprudent de s'attaquer à la finance.
Or, dans Tannée qui suivit Timpression de la dernière édition du Tableau parut la Théorie de Fimpôt où Mirabeau reprit la thèse de son maître avec la collaboration de ce dernier. On sait ce qui arriva. Dénoncé par les fermiers généraux pour avoir dit qu'il n'y avait pas de services sans argent et que le roi n'avait pas d'argent pour payer les ser- vices, le marquis fut mis à la Bastille. Grâce à M™' de Pompadour, il n'y resta que cinq jours \ mais l'œuvre qu'il poursuivait avec Quesnay fut suspendue *.
1. Du 19 au 24 décembre 1760. L'emprisonnement fut suivi d'un exil de deux mois au château du Bignon.
2. Le passage que nous avons précédemment cité et qui avait été signalé par Berryer à M""" de Pompadour n'était pas le seul audacieux.
)) Votre puissance, disait encore Mirabeau au roi, n'est » autre chose que la réunion des volontés d'une multitude » forte et active à la vôtre, d'où suit que la disjonction » des volontés est ce qui coupe le nerf à votre puis- » sance... Le prince est le chef de l'État, mais il n'est )) point l'État... Passez-moi le terme : Vous êtes le » premier des employés de votre Etat. » Et Mirabeau
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Du Pont de Xemours, rendant compte des travaux des Pliysiocrates, a dit, pour Tannée 1761: «Elle s'est écoulée dans le silence. » Après le malheur arrivé à Tauteur de la
ajoutait que l'impôt devait être un tribut consenti vo- lontairement et non une dépouille arrachée par les trai- tants : « Le tribut est le droit des princes, la dépouille » est le crime des tyrans. Imposer avec mesure, avec » justice et équité est non seulement de devoir moral et » naturel, mais encorede nécessité physique et politique, » puisque toute imposition désordonnée ruine l'Etat et » le fisc. »
Mirabeau posait les trois conditions ci-après, déjà in- diquées par Quesnay dans son article Impôts :
V Que la contribution soit établie immédiatement à la source des revenus ;
2° Qu'elle soit dans une proportion connue et conve- nable avec les mêmes revenus ;
3° Qu'elle ne soit point surchargée de frais de percep- tion.
En même temps Mirabeau attaquait les fermiers avec violence : « Les fermiers sont une cause de ruine pour » l'Etat; ils ont intérêt à ce que l'impôt soit établi sur » les consommations parce qu'eux seuls en connaissent » le véritable produit; il leur est indifférent d'apporter » des obstacles de tout genre à la consommation, à la » circulation, à l'action de chacun, pourvu qu'ils s'en- » richisssent. .. Partout ils présentent au gouvernement » les expédients les plus séduisants et président aux )) conseils particuliers des finances. Ce sont des vam- » pires qui, par le produit de leurs extorsions, achètent
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» Théorie de Vimpôt^ le respect deséconomis- » tes pour le Gouvernement leur fit croire ce » silence conforme à ses vues. »
Le contrôle général était pourtant occupé par Bertin qui réalisait ou préparait des ré- formes dans le sens physiocratique. C'est sous son ministère que fut instituéela Société d'agriculture de Paris et d'autres sociétés du. même genre. C'est peu de jours après sa démission de contrôleur général que fut en- registrée au Parlement la Déclaration du 25 mail763, autorisant le transport des grains de
» la nation des mains du prince et livrent ensuite le » prince, la nation et eux-mêmes à l'ennemi marqué, » par la Providence. »
Le Marquis reconnaissait que les traitants pouvaient être d'honnêtes particuliers :
« Il est peu d'honnêtes citoyens qui, dans ces temps » malheureux, n'aient désiré ou même sollicité des )) places de fermiers, des intérêts dans les traités. . . Ce » ne sont point des individus que j'envisage ici, c'est ce » concours détestable d'agents déréglés qui rompt tous » les liens de la société, qui ruine la nation, qui dé- » truit la puissance du monarque par l'autorité même » du monarque... Il ne faut que supprimer le mot » odieux '.financier. »
« Renversons les fermes d'abord », écrivit aussi le Marquis à son frère, a Je désire, si même je devais de- » venir ministre demain, que mon livre me précède. »
— 282 —
province à province sans payer de droits, et bientôt suivie de Tédit de juillet 1764, qui rendit en principe le commerce des grains entièrement libre.
' Quesnay aurait pu, comme tant d'autres personnes à la Cour, obtenir un intérêt dans les fermes pour lui ou pour les siens ; bien au contraire, « dans le temps où les profits » des fermes étaient ouverts àlacommensa' )) lité, a écrit le le marquis de Mirabeau à son » frère, il a lié ses enfants à la glèbe et y- » ceux relégués dans les campagnes. J'ai été » témoin qu'il laissa à peine mettre le pied » à terre à un sien petit-fils qu'on lui ame- » nait du Nivernais. Je n'aurais pas, dit-il, )y sauvé le père de l'infection de la capitale, » si j'avais voulu y ramener le fils. »
Le docteur fît plus ; il présenta les opéra- tions desfînanciers comme une causede ruine, dans l'écrit qu'il fit imprimer par le roi, et il retoucha l'ouvrage du marquis de Mirabeau où les fermiers étaient traités de vampires. Il dut se sentir indirectement visé par la dénonciation qui atteignit son ami. Par là, peut s'expliquer la disparition des exem-
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plaires non distribués du Tableau écono- mique. Par prudence, ils furent séquestrés et probablement détruits \
Quesnay a touché dans ses Maximes à des faits d'ordre religieux, cette fois en termes voilés. Dans Tune d'elles, il vise les annates, prélèvement du pape sur le revenu des bé- néfices dont il avait Tinvestiture^; dans une autre, les effets de la Révocation de TÉdit de Nantes^, sur lesquels il s'était étendu longuement dans Tarticle Hommes.
Dans d'autres maximes, il a repris les idées qu'il avait déjà développées dans TEncyclo- pédie, au sujet de l'influence des capitaux sur la production agricole* et au sujet de la réglementation du commerce des grains'; il a rectifié celles qu'il avait émises au sujet de
1. Deux autres ouvrages du docteur sortis de l'impri- merie royale, des Obsercations sur la consercation de la rue et une Psychologie ou science de Vâme sont in- connus. Il est possible que Quesnay ait fait imprimer ces opuscules, l'un médical, l'autre philosophique, avant de remettre au roi le Tableau économique.
2. Maxime II.
3. Maxime X.
4. Maximes VIII et IX.
5. Maxime XII.
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la population agricole: elle doit, dit-il, dimi- nuer à mesure que croissent les richesses ; il a ajouté, dans Tédition définitive de son Ta- bleau, toute une maxime^ et la moitié d'une autre' pour répondre à l'accusation lancée aux économistes d'être les défenseurs de la cherté du pain parce qu'ils demandaient la liberté de l'exportation du blé.
S'élevant aussi à nouveau contre l'abomi- nable devise des exacteurs : « Il faut que le paysan soit pauvre pour l'obliger à travail- ler j), il a dit dans les notes de cette édition dé- finitive : (( Les ministres dirigés pardessen- » timents d'humanité, par une éducation supé- » rieure..., rejettent avec indignation les » maximes odieuses et destructives qui ne )) servent qu'à la dévastation des campagnes. » Ils n'ignorent pas que ce sont les richesses » des habitants des campagnes qui font » naître les richesses de la nation. » Et il a formulé cette devise audacieuse : « Pauvres paysans, pauvre royaume », qui fut accentuée dans la Physiocratie,en y ajou- tant : « Pauvre royaume, pauvre roi ».
1. Maxime XXI.
2. Maxime XII.
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Quant à Timpôt direct et unique, c'est dans les maximes du Tableau et dans les notes à Fappui que Quesnay en a exposé nettement les bases.
Persuadé que toutes les sommes dé- tournées des emplois agricoles étaient comme perdues puisqu'elles ne contribuaient pas à la reconstitution du produit net, il ne vou- lait pas qu'elles fussent accumulées dans les mains des prêteurs de TEtat, ni qu'elles sor- tissent du royaume sans compensation; il ne voulait pas non plus que leur formation et leur emploi fussent gênés par le fisc.
« L'impôt bien ordonné, dit-il en note dans )) son édition définitive, c'est-à-dire l'impôt » qui ne dégénère pas en spoliation, doit » être regardé comme une partie du revenu » détachée du produit net des biens-fonds » d'une nalion agricole... Il ne doit pas » porter sur les avances du laboureur, ni » sur les hommes de travail, ni sur la vente » des marchandises... Sur les avances, ce » serait une spoliation qui éteindrait la re- » production, détériorerait les terres, ruine- » raitles fermiers, les propriétaires et l'État. » Sur le salaire des hommes de travail et
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» sur la vente des marchandises, il est arbi- » traire et les frais de perception surpasse- » raient Timpôt, retomberaient sans règle » sur les revenus de la nation. L'imposition )) sur les hommes de travail n'est qu'une im- » position sur le travail, de même qu'une )) imposition sur la terre ne serait qu'une » imposition sur les dépenses de la culture. » L'imposition sur les marchandises est une )) surcharge qui réduit le peuple aune épargne » forcée sur la consommation . »
Et faisant allusion à la Dime royale de Vauban, Quesnay ajoutait :
« L'impôt en nature n'aurait aucun rapport » avec le produit net ; plus la terre est mé- » diocre et plus la récolte est faible, plus il )) est onéreux et injuste. »
La plupart de ses autres maximes sont di- rigées contre le mercantilisme ; mais le doc- teur oubliant le principe : l'argent n'est pas la richesse, qui était pourtant son point de départ, a émis à plusieurs reprises des opi- nions voisines des erreurs qu'il s'efforçait de dissiper. Témoin ce passage paradoxal tiré de ses notes :
« On doit distinguer les biens qui ont une
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)) valeur usuelle et qui n'ont pas de valeur » vénale d'avec les richesses qui ont une va- » leur usuelle et une valeur vénale. Par » exemple, les sauvages de la Louisiane jouis- » saient de beaucoup de biens qui n'étaient » pas des richesses. Mais depuis que quel- » ques branches de commerce se sont éta- » blies entre eux et les Français, les An- » glais, les Espagnols, etc., une partie de » ces biens est devenue richesse. Ainsi Fad- » ministration d'un royaume doit tendre à » procurer à la nation la plus grande abon- » dance possible de productions et la plus » grande valeur vénale possible , parce » qu'avec de grandes richesses, elle se pro- )) cure par le commerce toutes autres sortes » de richesses et de l'or et de l'argent dans » la proportion convenable. «
Et ailleurs : « Une nation agricole doit » favoriser le commerce extérieur actif des » denrées du cru par le commerce extérieur » passif des marchandises de main-d'œuvre » qu'elle peut acheter à profit de l'étranger. » Voilà tout le mystère du commerce : à ce » prix ne craignons pas d'être tributaires » des autres nations. »
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Il a dit de même dans les Maximes : « Telle est la valeur vénale, tel est le re- » venu\.. Le bas prix des denrées faitbais- » ser les salaires, ce qui diminue le revenu » de la nation '. »
Ce sont là des contradictions dont on ne saurait s'étonner dans la bouche d'un pré- curseur. Combien d'économistes plus mo- dernes n'ont pas erré quand ils ont parlé de la richesse !
Mais, ainsi que nous l'avons dit si souvent déjà, Quesnay n'a jamais demandé l'inter- vention du gouvernement pour soutenir le prix des produits.
Pour les denrées du crû, il réclamait la liberté de l'exportation; celle de l'importa- tion n'était pas en cause.
Pour les produits manufacturés, il voulait la liberté complète : « Qu'on laisse aller « d'elles-mêmes les dépenses stériles, » dit-il dans ses maximes.
Et lorsqu'il revisa la Théorie de rimpôt du marquis de Mirabeau, il eut l'occasion de
1. Maxime XII.
2. Maxime XIIL
— 289 ~
s'expliquer plus nettement à ce sujet dans une note qu'il mit en marge du manuscrit de son ami. Mirabeau demandait la sup- pression des droits de douane, mais songeant à l'acte de navigation de Cromwell, il faisait exception pour les relations avec les pays ayant une politique de commerce exclusive, c'est-à-dire avec FAngleterre; il voulait lui appliquer la loi du talion.
(( Je ne reconnais pas ici les principes
» prospères et fermes de M. le Marquis,
» écrivit Quesnay. Cette peine du talion n'est
» autre chose que gène pour gêne ; ainsi
» double gêne au préjudice du commerce...
» Que nous importe si un acheteur est An-
» glais, Français, Hollandais, etc. ? Veut-on
» faire payer la sortie de nos marchandises
» à cause que Tétranger nous en fait payer
» rentrée chez lui, ce serait les accabler
)) d'une double charge qui pèserait sur la
» vente au préjudice du vendeur ; ce serait
» donc diminution du débit. Veut-on faire
» payer l'entrée des marchandises de l'étran-
» ger parce qu'il fait payer chez lui l'entrée
» des nôtres ? Sur qui tombera cette en-
» trée ? Ce sera pour la plus grande partie
SCHELLE. 19
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» sur nous. N'est-ce pas là battre notre cheval » parce que notre voisin Ta battu ? »
Mirabeau fit disparaître dans son ouvrage le passage que le docteur incriminait ; le libre échange sans restrictions devint une des bases de la doctrine physiocratique.
Beaucoup d'autres points de cette doctrine se précisèrent peu à peu lorsque les écono- mistes eurent à discuter avec leurs adver- saires. C'est pour tenir compte des modifi- cations qu'elle avait déjà subies en 1767, que les maximes du Tableau économique furent complétées dans la Physiocratie,
Celles qui furent alors ajoutées sont les suivantes^ :
1) Que l'autorité souveraine soit unique et supé- rieure à tous les individus de la société et à toutes les entreprises injustes des intérêts particuliers. Le sys- tème des contre-forces dans un gouvernement est une opinion funeste qui ne laisse apercevoir que la dis- corde chez les grands et Taccablement des petits.
2) Que la nation soit instruite des lois générales de l'ordre naturel, qui constituent le gouvernement évidemment le plus parfait.
3) Que le souverain et la nation ne perdent jamais
1. Nous ne donnons que le début de chacune d'elles.
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de vue que la terre est l'unique source des richesses et que c'est l'agriculture qui les multiplie.
4) Que la propriété des bien-sfonds et des richesses mobilières soit assurée à ceux qui en sont les pro- priétaires légitimes ; car la sécurité de la propriété est le fondement essentiel de l'ordre économique de la société.
17) Que l'on facilite les débouchés et le transport des productions et des marchandises de main-d'œuvre par la réparation des chemins et par la navigation des canaux, des rivières et de la mer.
18) Qu'on maintienne la liberté du commerce, car la police du commerce intérieur et extérieur la plus sûre, la plus exacte, la plus profitable à la nation et à l'Etat consiste dans la pleine liberté de la concur- rence \
Aucune de ces interpolations n'est contraire aux opinions que Ouesnay avait alors adoptées ; mais plusieurs d'entre elles difïerent de celles qu'il professait dix ans auparavant.
Il n'avait dit nulle part en termes abso- lus que la terre est Tunique source des richesses et n'avait parlé que pour les pays agricoles, reconnaissant que les pays mari-
1. Quelques changements furent, en outre, introduits dans le texte d'autres maximes.
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times pouvaient s'enrichir par le commerce'.
Il n'avait que très incidemment émis des vues sur les lois naturelles de Tordre social et n'avait nullement songé au despotisme légal. Le Mercier de La Rivière ne s'était pas encore installé en robe de chambre dans son entresol pour écrire, à côté de lui, VEssai sur Voi'dre naturel et essentiel des sociétés politiques. Quesnay, en terminant ses Extraits des maximes de Sully ^ avait parlé sans doute de « Tautorité tutélaire », mais il n'avait pas attaché à cette expression l'importance que ses disciples lui attribuèrent ensuite.
Bien au contraire, dans les notes marginales d'un Essai sur la monarchie du marquis de Mi- rabeau qui, selon toute vraisemblance, doit dater de 1758, car on trouve en tête le dialogue qui figure dans la quatrième partie de VAmi des hommes, il avait, pour indiquer à son disciple les questions à élucider, manifesté en politique théorique des sentiments très éclectiques :
« Il n'y a point, en ces matières, d'univer- )) sel a parte rei. Tout est espèce, tout est )) individu dans la nature.
1. Notamment dans l'article Homnips inédit.
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)) La République ne doit pas être mise, en )) général, en opposition avec la monarchie » sans distinction des Etats... La monarchie » est un corps organisé qui change cons- )) tamment de tète, ce qui rend ce genre de )) gouvernement fort redoutable... Le gou- » vernement monarchique peut-il être régu- )) lier, peut-on espérer de Funiformité dans » une suite de princes si différents par la » capacité, par les passions ?... La constitu- )) tion d'une bonne monarchie, établie sur les » qualités requises dans une suite de monar- » ques, est une monarchie idéale et la vérité )) est moins l'incapacité du souverain que » Tabus de Tautorité confiée à des ministres )) qui est redoutable. Gomment les pré- » venir ?... »
Lorsque fut dressé le Tableau cconoinique^ la doctrine physiocratique, telle qu'elle nous a été transmise par ses derniers défenseurs, n'était pas encore entièrement constituée. Mais elle prenait un corps et c'est ce qui expli- que l'enthousiasme des disciples pour ce tra- vail obscur. En perdant son aspect mystérieux, le Tableau n'a pas gagné en intérêt ; il con- serve toutefois un rang important dans l'his-
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toire économique parce qu'il dénote un grand effort' et parce que, plus qu'aucun autre écrit, il a contribué à assurer le triomphe de Fécole libérale sur Técole mercantile et réglemen- taire; il a été le drapeau autour duquel se sont groupés les Physiocrates.
Les propos très osésqui setrouventdans les Maximes lui donnent en outre le caractère d'une œuvre de circonstance, qui a dû influer sur l'esprit des gouvernants. A cette époque, les donneurs de conseils étaient nombreux, mais ils étaient guidés par des vues empi- riques ou naïves -. A leur tête était le Parle- ment qui, rétabli en septembre 1757 sous la présidence d'un des Mole, faisait sentir aux
1. « Il est la première exposition synthétique du mou- vement de la richesse auquel se ramène la vie organi- que des sociétés, dit M. Denis, et quand je considère l'effort de génie qu'il fallut pour le concevoir, j'avoue que je suis bien près de partager Tenthousiasme de Mirabeau. »
2. {( Il ne faut pas confondre, disait Quesnay, les prin- cipes de la science du gouvernement économique avec la science triviale des opérations spécieuses de finances qui n'ont pour objet que le pécule de la nation et le mouvement de l'argent par un trafic d'argent où le crédit, l'appât des intérêts, etc., ne produisent, comme un jeu, qu'une circulation stérile. »
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ministres le besoin qu'ils avaient de lui pour rétablissement de nouveaux impôts :
« Vous avez vu d'autres tableaux ces jours- » ci, avait écrit Quesnay à Mirabeau en lui » envoyant la première épreuve du Tableau. » Il y a de quoi méditer sur le présent et sur » l'avenir. Je suis de la dernière surprise que » le Parlement ne présente d'autres ressour- » ces pour la réparation de l'Etat que dans » l'économie ; il n'en sait pas si long que Tin- » tendant d'un seigneur qui dépensait plus » qu'il n'avait de revenu et qui le pressait de » lui trouver des ressources ; celui-là ne lui dit » pas : épargnez! mais il lui représenta qu'il » ne devait pas mettre les chevaux de carrosse )) à l'écurie et que, tout étant à sa place, il » pourrait dépenser encore davantage sans se » ruiner. Il paraît donc que nos remontrants » ne sont que des citadins bien peu instruits » sur les matières dont ils parlent et sont là » d'un faible secours pour le public.
» Votre dernière lettre remarque bien que » les efforts des particuliers sont fort stériles ; » mais il ne faut pas se décourager^ car la crise » effrayante viendra, et il faudra avoir recours » aux lumières de (la) médecine. Vale. »
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La préoccupation de Quesiiay est visible; elle se retrouve dans une des Maximes \ A la politique d'expédients que suivaient les ministres, à la politique terre à terre que pré- conisait le Parlement, il voulait opposer une politique à longue portée ayant pour but d'aug- menter les ressources du Trésor par l'aug- mentation de la richesse du pays. Il voyait venir la crise effrayante et cherchait les moyens de la conjurer. On ne peut s'empê- cher de rapprocher sa lettre prophétique du propos que tint chez lui, dans son entresol, son disciple préféré, Le Mercier de la Ri- vière, et que nous avons déjà rapporté, et aussi de cette réflexion que Du Pont de Nemours fit à Mirabeau fils en 1779 : « A la mort de !M. de Maurepas, tout sera en confu- sion. Le roi aura le hoquet, et qui sait ce qui arrivera ? * »
1. Maxime XIII.
2. Lettres originales tirées du Donjon de Vincennes.
LA PHYSIOCRATIE
I. La Philosophie rurale. La liberté du commerce des grains. Choiseul. Mort de M°" de Pompadour. — IL Le dauphin, fils de Louis XV. Le Journal de l'agriculture. Le libre échange. — III. Le droit na- turel. — IV. Le despotisme légal et Le Mercier de La Rivière.
I
Les détails dans lesquels nous sommes entré au sujet du Tableau économique nous dispensent de parler longuement de la Phi- losophie rurale qui n'en est que le dévelop- pement et que les Physiocrates ont eux-mê- mes condamnée à Toubli, malgré Fassistance que Quesnay avait donnée au marquis de Mirabeau pour la confection et la publication de cet ouvrage. Signalons que dans la Préface, le disciple développa sur un ton religieux une pensée empruntée à Malebranche :
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« L'amour de Tordre n'est pas seulement » la principale des vertus morales ; c'est » l'unique vertu, la vertu mère, fondamen- )) taie, universelle. Rien n'est plus juste que M de se conformer à Tordre, rien n'est plus » juste que d'obéir à Dieu. » On verra plus loin cette pensée reparaître dans les écrits de Quesnay.
Signalons aussi que, dans la Philosophie rurale, se retrouvent les idées du docteur sur l'intérêt de l'argent, sur les rentes d'Etat, sur les impôts.
Grimm, toujours acerbe, a dit de cet ouvrage : « On m'a assuré que c'est un gali- matias fort chaud et très hardi. » Et en- suite : « C'est un recueil d'idées communes énoncées d'une manière énigmatique. On peut dire que rien n'est plus obscur que cet ouvrage si ce n'est la préface qui est en tête. » Les disciples de Quesnay ont été presque aussi sévères.
On a vu déjà ce qu'a dit Mirabeau par- lant au margrave de Bade ; précédemment, en 1767, dans les Ephémérides, le Marquis avait écrit que son livre « était chargé des fautes et de la surabondance de son auteur.
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de la bizarrerie de son style avec celui du principal fondateur ^ qui y avait fourni toutes les parties d'étude approfondie et toutes les inversions et opérations du Tableau, chargé encore des fautes innombrables de Fimpri- meur... »
La même année, Bandeau avait reconnu que la Philosophie rurale n'était « point un ouvrage de pur agrément. »
Préparée par Mirabeau et complétée par Quesnay pendant la période de si- lence forcé qui avait suivi Tenvoi du Mar- quis à Vincennes^ elle avait été imprimée après la paix de 1763", lorsque la publication de brochures de Roussel de la Tour, de Du Pont de Nemours^ et d'autres sur la Richesse de r Etat avait fait penser que le gouvernement se relâchait de sa sévérité au sujet des écrits où il était implicitement ou non question de finances. Cependant elle fut supprimée et
1. Quesnay refît alors le Tableau économique, en prenant pour point de départ un revenu de 2000 livres.
2. Février.
3. Réflexions sur la Richesse de l'Etat.
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ne fut rendue publique qu'au commencemenl de 1764 \
L'année précédente, avait paru la Déclara- tion du 25 mai 1763 qui donnait à tout sujet de quelque qualité ou condition qu'il fut le droit de vendre des grains et d'en mettre en magasin sans être astreint à aucune formalité, sauf en ce qui concernait Tapprovisionne- ment de Paris-; était annoncée en outre, Tabolition des droits de péage, de passage, de pontonnage, de travers perçus sur les grains et farines, ainsi que Quesnay Pavait demandé dans VEncyclopédie : « Ceux à qui ces droits appartiennent, avait dit le causti- que docteur, seront suffisamment dédom- magés par leur part de l'accroissement gé- néral des revenus des biens du Royaume. »
Lorsque la Déclaration fut envoyée pour en- registrement au Parlement, l'opposition fut vive. Joly de Fleury, avocat général, fît Féloge des anciens règlements et constata avec re- gret qu'il s'était élevé un nouveau système,
1. Grimm.
2. (( L'approvisionnement de la capitale est un objet trop important pour qu'on y touche sans de nouvelles ressources », lit-on dans le Préambule.
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qu'un grand nombre de personnes, « dans des vues désintéressées sans doute », signalaient les lois existantes comme des entraves au progrès de Tagriculture et du commerce. L'abbé Terray, rapporteur, fut aussi peu fa- vorable, mais il conclut en disant : « Essayons » de la loi nouvelle ; si, comme il y a lieu de » le craindre, l'expérience en prouve les in- » convénients, on reviendra aux anciennes » lois. ))
L'enregistrement fut voté fàTdeux ou trois voix de majorité, le 22 décembre, huit mois après le dépôt. Le contrôle général venait d'être donné à Laverdy\ Bertiiï à demi sacrifié, restait ministre, mais sans grandes attributions ; il n'avait plus à s'occuper du commerce extérieur. « Je suis ministre en pied, mais je n'ai rien à faire », lui a fait dire un chanson- nier.
Le Gouvernement n'était pas disposé pourtant, au sujet des grains, à retourner en arrière. Llne loi plus générale encore que la Déclaration de mai était en pré-
1. 12 décembre 1763.
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paration. La Cour le savait ; elle avait été mise en ofarde contre les tendances libérales de Tadministration par Joly de Fleury dans son réquisitoire.
La loi nouvelle fut bientôt connue ; elle était précédée d'un préambule conçu en termes tout autres que ceux de la Déclara- tion ; les vieux préjugés n'étaient plus ména- gés '.
Les principes du libre échange y étaient indiqués ; il y était reconnu que les mesures de protection nuisaient à la fois à la produc- tion et à la consommation ; il était signalé que les permissions particulières de circula- tion ou d'exportation engendraient le mono- pole. La rédaction, due à Trudaine, avec la collaboration deTurgotetde Du Pont de Ne- mours, était entièrement conforme aux idées de Quesnay ^
Le dispositif de Tédit confirmait que tous
1. Voir le texte dans Du Pont de Nemours et l'École Phijsiocraîique.
2. A la même époque, 25 août 1763, Thomas obtint le prix d éloquence pour son éloge de Sully. Son dis- cours fit grand bruit ; des retranchements nombreux y furent faits pour l'impression.
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les sujets du roi, même nobles et privilé- giés, pourraient faire librement le commerce des grains et que l'exportation et l'importa- tion seraient entièrement libres ; il défendait à quiconque de mettre des obstacles à la circulation et abrogeait toutes les lois con- traires, sauf pour l'approvisionnement de Paris.
De faibles droits de douane étaient mis à la frontière, mais ]a sortie n'était autorisée que par les grand ports ; l'exportation était réser- vée, dans l'intérêt de la marine marchande, aux vaisseaux français, commandés par un capitaine français, dont les deux tiers de l'équipage étaient français, selon le système de Colbert. Enfin, pour le cas où « contre toute attente et malgré les espérances légi- times que donnait la libre entrée des blés étrangers », les prix atteindraient 12 livres 10 sols le quintal sur un point de la fron- tière pendant trois marchés consécutifs, l'exportation devait être suspendue sur ce point de plein droit, non jusqu'à ce que les prix eussent baissé, ce qui eût été logique, mais jusqu'à ce qu'il en eut été ordonné autrement par arrêt du Conseil.
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Ces restrictions qui formaient un singulier contraste avec le préambule, avaient été in- troduites par le nouveau contrôleur général Laverdy, « plus entraîné que convaincu » et si peu favorable aux économistes qu'il fit interdire, par une Déclaration du 28 mars 1764, presque au lendemain de la distribution de la Philosophie rurale, de rien écrire et publier sous peine de la vie sur la réforme ou Fadministration des finances. La stupide rigueur de cette loi en empêcha Fexécution.
C'était Choiseul quiavaitfait nommerLaver- dypour contenter le Parlement. Choiseul dé- testait Ouesnay au point de dire à Du Pont : « Vous pouvez choisir ; les amis de M. Ques- nay ne sont pas les miens. » Pour balan- cer le crédit du principal ministre auprès des Parlementaires, M™^ de Pompadour fit instituer une Commission prise parmi eux en vue d'examiner Tétat des finances et de rédiger des mémoires sur chacune de leurs parties. Quesnay était vraisem- blablement rinstigateur de cette mesure ; Du Pont fut désigné comme secrétaire de la Commission. Mais la lutte engagée contre Choiseul fut courte. M™^ de Pompadour
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tomba gravement malade ; grâce aux soins de son fidèle médecin, elle entra bientôt en convalescence et put recevoir Du Pont de Nemours à qui elle parla de la Commission des finances ; puis elle eut une rechute. Alors Ghoiseul décria les avis médicaux de Quesnay, le traita de «vieux fou », prétendit que son attachement pour la malade lui avait fait tourner l'esprit et obtint du roi que le docteur Richard, qu'il avait amené, déciderait du traitement à appliquer.
^me jg Pompadour se soumit; son mal empira ; elle se sentit mourir. Elle dit à plu- sieurs reprises à Quesnay : « Que voulez- vous, mon pauvre ami, nous ne sommes pas les maîtres ». Le 15 avril 1764, elle expira.
Quesnay, désespéré, attribua Tévénement à la violence du traitement que Richard avait prescrit et se persuada que ce médecin en avait prévu les effets.
On ne doit j)oint assurément attacher plus d'importance qu'il ne convient à cette accu- sation. Du Pont de Nemours pensa que Richard était tout simplement un ignorant; mais Quesnay garda sa conviction toute sa
SCHELLE. :^0
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vie ; et peut-être Texprima-t-il publiquement, carChoiseul parla d'envoyer le mécontent dans une citadelle et de mettre en même temps Du Pont à la Bastille. Ces menaces, sincères ou non, furent rapportées à Quesnay par ses amis, le M*' de Scépeaux, M. d'Angi- villers et la Marquise de Montmort. Choiseul sentit enfin qu'en persécutant le médecin qu'il avait fait écarter, il donnerait un fon- dement à des soupçons odieux qui se répan- daient déjà et se tint trancpille.
La mort de M'°^ de Pompadour ruina le crédit de Quesnay. Si la favorite n'avait pas été considérée comme perdue, Laverdy n'aurait pas osé, observe Du Pont à qui nous empruntons tous ces faits \ proposer sa loi contre les écrits financiers.
Et le disciple ajoute que Quesnay fut aban- donné de tout le monde : quatre personnes seulement continuèrent à le voir, Mirabeau, Du Val, chirurgien au palais de Versailles, la M''' de Montmort et Du Pont de Nemours ; ce dernier seul le vit tous les jours. « Les événements font un beau triage des amis,
1. L'enfance et la jeunesse de Du Pont de Nemours.
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dit Quesnay ; mais ceux qui restent de- viennent bien plus chers, ils héritent de tous les autres. »
II
On a vu que Quesnay avait conquis la con- fiance du Dauphin, en le soignant de la petite vérole en 1752. Un biographe^ a recueilli quelques-unes de ses conversations avec le fils de Louis XV.
Comme Quesnay entrait un jour chez le Prince, celui-ci s'écria :
c( Ah ! monsieur Quesnay, c'est chasser sur vos terres, nous parlons économie, nous nous promenons dans les champs. — Vous vous pro- menez dans votre jardin, répondit le docteur, c'est là que poussent les fleurs de lys. »
Un autre jour, le Dauphin avançait modes- tement que la charge d'un roi était bien diffi- cile à remplir : « Je ne trouve pas, répondit Quesnay. — Et que feriez-vous, si vous étiez roi ? — Je ne ferais rien. — Et qui gouverne- rait ? — Les lois. »
Le Dauphin se vantait de savoir par cœur
1. De Romance. — Ces anecdotes ne se trouvent pas dans les autres Eloges de Quesnay.
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ÏAjni des hommes, quii appelait le bréviaire des honnêtes gens^; il étudiait «sérieuse- ment )) les finances et avait recueilli des ren- seignements sur Tétat des diverses provinces et sur leurs productions agricoles et indus- trielles. Il avait rédigé des notes sur des questions financières et économiques. Dans Tune d'elles, il avait écrit :
« Toute imposition est injuste lorsque le bien général ne Fexige pas. Le monarque n'est queFéconome des deniers de TEtat-. »
Le Dauphin disait aussi qu'il préférait être aimé des paysans que de Tètre des courti- sans ; il protégea les sociétés d'agriculture et consulta les hommes compétents ou pas- sant pour tels en administration. Il voulut s'attacher Forbonnais sous le ministère de Silhouette. On ne saurait donc s'étonner qu'il ait aimé à s'entretenir avec un homme tel que Quesnay.
Cependant le docteur ne l'assista pas à ses derniers moments \ Peut-être l'explication de
1. Lucas Montigny.
2. Proyer, Vie du Daupltin. — Thomas, Éloge du Dauphin.
3. Le Dauphin mourut le 20 novembre 1765.
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son absence se trouve-t-elle dans une anec- dote rapportée par un biographe :
(( Après une consultation sur une tête précieuse, un médecin fameux dont l'avis avait prévalu quoique avec beaucoup d'oppo- sition, alla trouver Quesnay, retenu chez lui par la goutte, afin de s'appuyer sur son opi- nion. Quesnay, sentant l'esprit de cette dé- férence et n'approuvant pas Tavis qui avait passé, répondit : Monsieur, j'ai mis à la loterie quelquefois, mais jamais quand elle était tirée. »
Il est possible aussi que la mort de M""® de Pompadourait enlevé à Quesnay la confiance de la famille royale.
Mais s'il avait perdu son crédit à la Cour, il avait vu se grouper autour de lui de nom- breux disciples; c'est à cette époque que rÉcole physiocratique se fonda.
L'un des hommes qui aidèrent le docteur à défendre ses idées fut Trudaine. A ses attri- butions d'intendant des finances, chargé du détail des Ponts et Chaussées, il avait joint (( le détail » du commerce. Il avait autre- fois soutenu Gournay ; il était le principal rédacteur de l'édit de juillet 1764 et était
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acquis au système financier de Quesnay. (( Il était fermement convaincu et il m'a souvent dit, rapporte Turgot, qu'en dernière analyse tous les impôts retombent sur les propriétaires des terres en augmentation de dépense ou en diminution de revenu. » Il avait enfin attaché à ses travaux depuis 1759 son fils, Trudaine de Montigny, plus physiocrate encore que lui-même.
Le Mercure, auquel Quesnay avait songé jadis comme instrument de propagande, lui avait échappé. Le Journal économique sur lequel il avait pu compter aussi un moment, puisque les réponses aux Questions intéres- santes devaient y être insérées, était encom- bré d'annonces et de descriptions de procédés agricoles.
La Gazette du commerce, fondée le l^"" août 1763, sous la surveillance de fadministration des finances, avec un privilège de 30 ans qui supprimait par avance tous les ouvrages périodiques qui pouvaient y avoir quelque rapport, servit pendant quelque temps d'or- gane aux disciples de Quesnay : Le Trosne, Saint-Peravy, Du Pont de Nemours. Mais elle devait fournir au public des rensei-
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gnements a sur le commerce en gros, en détail et la banque, tant à Paris que dans les prin- cipales villes du royaume et de l'étranger » ; on ne pouvait y insérer de longues disser- tations.
Une combinaison dont on ne connaît pas exactement l'origine, maisàlaquelle Trudaine a dû prendre part, permit de créer « sous la protection sage et éclairée du ministère », pour défendre les mesures prises au sujet du commerce des grains, le Journal de ï agri- culture^ du commerce et des finances, qui eut les mêmes éditeurs que la Gazette et qui en fut nominalement le supplément en raison, sans doute, du privilège de celle-ci.
Cette nouvelle revue, dont la lecture fut recommandée aux sociétés d'agriculture et dont Du Pont de Xemours fut le directeur, à la recommandation de Morellet, devint, de septembre 1765 à novembre 1766 et malgré ses propriétaires, la tribune de Técole de Quesnay. Le Journal q. contribué, dit modes- tement Du Pont, à répandre quelques bons principes dans les provinces. Il eut un autre résultat, celui d'amener Quesnay et ses dis- ciples à préciser leurs doctrines.
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C'est à cette feuille que Quesnay a donné son Traité de droit naturel, le plus vigoureux de ses ouvrages, et les articles curieux et parfois spirituels où, sous Taspect de l'avocat du diable, il a présenté les arguments con- traires à son système, avec une remarquable impartialité.
Ses articles purement économiques sont signés, ou de la lettre lî, ou de la lettre X, ou encore du faux nom de De Tlsle. Ils sont tous relatifs à la classe stérile.
Dans Tun d'eux, après avoir expliqué que la prospérité d'un pays provient en grande partie de ses échanges, autrement dit de son com- merce, et, dans ce mot, sont compris le com- merce proprement dit, l'industrie et les moyens de transport, Quesna^^ soutient, comme dans ses écrits précédents, que l'agri- culture donne seule des richesses renais- santes, des richesses qui ne sont pas consom- mées à mesure qu'elles sont produites.
Et^ pour démontrer sa proposition, il pose ce problème :
Un artisan qui vend son ouvrage, — un cordonnier par exemple, qui vend une paire de souliers, — vend tout à la fois de la ma-
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tière première et du travail. La valeur de son travail est égale à la dépense qu'il a faite pour sa subsistance, pour son entretien, pour la subsistance et Tentretien de sa famille pen- dant qu'il a travaillé. Elle représente dès lors des consommations et non pas une produc- tion. Mais, dira-t-on, ajoute Quesnay, il y a eu production d'une paire de souliers. —Non, il y a eu transformation d'une matière première par un travail, dont la valeur représente des frais de subsistance, etc. La production est une richesse renaissante ; une consommation est l'anéantissement d'une richesse.
Quesnay soutenait un sophisme, tiré d'une fausse conception de la valeur, qu'il suppo- sait égale aux frais de production ; mais le sophisme était habilement présenté. Le docteur posait cet autre problème : Dix habitants de Nîmes achètent en Italie et en Espagne 50 millions de cocons qui leur coûtent un million de livres. Avec la soie des cocons, ils fabriquent 25.000 douzaines de paires de bas qu'ils vendent aux Portu- gais et aux Allemands à cent livres la dou- zaine, ce qui fait 2.500.000 livres. Par cette opération, la France a gagné 1.500.000 li-
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vres, au dire des partisans du système mer- cantile. Nous allons voir, répond Quesnay. Si nous vendons pour 2.500.000 livres de bas de soie à l'étranger, nous en consommons bien le double. Notre commerce total en bas de soie à l'intérieur et à l'extérieur est donc de 7.500.000 livres, et ce commerce a nécessité au préalable un achat de 3 millions de livres de cocons. Nous avons donc donné à l'étran- ger 3 millions et nous lui avons pris 2 mil- lions 500.000 livres. Et pour travailler les bas de soie, nos fabricants, entrepreneurs, commerçants, ont dépensé 4.500.000 livres en consommations. Où est le profit ?
Xous ne nous attarderons pas à discuter ces subtilités, bien qu'on en rencontre d'ana- logues chez les écrivains modernes qui ne con- naissent pas ou ne comprennent pas la théorie delà valeur. Nous croyons plus utile de signa- ler les parties des doctrines du docteur quilui ont survécu, en nous gardant d'effacer les erreurs de détail qu'elles contenaient.
Au sujet du libre échange, il s'est exprimé dans le Journal de V Agriculture avec autant de fermeté que dans ses précédents écrits.
« Ceux qui excluent de leur commerce les
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étrangers, dit-il, seront, par représailles, ex- clus du commerce des nations étrangères. Tous les avantages attachés à l'exclusion sont anéantis par l'exclusion même.
)) A-t-on plus besoin d'acheteurs que de vendeurs? Est-il plus avantageux de ven- dre que d'acheter? Tout achat fait par un commerçant dans un pays suppose une vente dans un autre. . .
n Plus il y a de commerçants pour expor- ter et voiturer, phis il y a de concurrence de voituriers, plus ceux-ci sont forcés de mettre leurs gains au rabais, non seulement dans le pays de leur résidence, mais dans les autres pays où s'étend le commerce, soit pour y acheter, soit pour y vendre. Les frais du commerce diminuent, ce qui multiplie les ventes et étend la faculté de dépenser, . .
» Cessez d'envisager le commerce entre les nations comme un état de guerre et comme un pillage sur Tennemi. Persuadez-vous qu'il ne vous est pas possible d'accroître vos ri- chesses et vos jouissances aux dépens d'au- trui par le commerce. . .
)) Il faut favoriser le commerce par la li- berté, par la sûreté, par la franchise, par
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toutes les facilités possibles. Les prohibi- tions, les privilèges exclusifs, les prétendues faveurs de cette espèce accordées à des né- gociants soi-disant nationaux, peuvent leur assurer des profits excessifs. Il n'y a que le commerce libre qui puisse faire fleurir l'agri- culture, . .
» Tout achat est vente et toute vente est achat. Si vous consentiez à vendre à l'étran- ger des productions qu'il ne payerait point, c'est alors que vous auriez plus vendu qu'acheté. . .
» Vous voulez acheter de l'argent avec vos produits ; mais l'étranger ne vous donnera pas une somme d'argent plus forte que la va- leur de vos produits. L'argent de l'étranger ne vaudra pas pour vous mieux que vos mar- chandises ; car, s'il valait mieux, l'étranger, qui n'est pas plus dupe que vous, ne vous le donnerait pas en échange.
)) Voudriez-vous avancer qu'il y a avanta- ge à donner 100.000 écus de marchandises contre 50.000 écus en argent? L'étranger, dites-vous, consommera les marchandises tandis que votre argent durera. N'est-ce donc rien que de satisfaire à l'emploi final de toute
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richesse qui est de jouir ? Si vous ne voulez pas dépenser votre argent, on pourra vous dire:
Mettez une pierre à la place Elle vous vaudra tout autant \
» L'avantage de la libre franchise donnée au commerce ne serait pas égale de part et d'autre ? Non. Il serait favorable au pays qui donnerait la franchise, car il attirerait le com- merce. . .
» Devenez riche par la liberté de votre commerce, votre marine marchande s'éten- dra. Toute nation riche qui a des ports a tou- jours une grande marine marchande. . .
» Une nation doit protéger ses commer- çants, mais il est plus intéressant pour elle de protéger son commerce. . .
)> Nulle richesse ne peut appartenir exclu- sivement à aucun peuple. Le ciel a voulu qu'aucune nation, comme aucun particulier, ne puisse jouir de la totalité des biens de la nature qu'en les échangeant contre les pro- ductions et les travaux de ses semblables.
1. On retrouve ici Boisguilbert.
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Par une loi physique, irrrévocable, bienfai- sante et sacrée, l'Être suprême, dans la vue d'unir fraternellement toutes les créatures raisonnables, a fait de l'abondance des ri- chesses, du bonheur de la population, le prix de la liberté du commerce, et de la misère des hommes présents, de l'anéantissement des races futures, la peine des prohibitions.
» Commerçons -nous avec une nation ? Il n'y a pas de mal à Tenrichir; car, si ceux avec lesquels nous commerçons n'étaient pas riches, nous ferions un pauvre commerce ! »
Et Quesnay n'est pas moins précis au sujet de la liberté du commerce colonial que de la liberté du commerce international :
« Un privilège exclusif augmente les frais de transport, diminue pour les colonies les moyens d'être bien fournies et à bas prix_, restreint les marchés de la métropole. »
Enfin il avance cette proposition où est formulée la loi du moindre effort, déjà indi- quée dans les Questions intéressantes :
« Obtenir la plus grande jouissance pos- sible avec le moins d'efforts possible, c'est la perfection de la conduite économique. »
Plus encore que VincentdeGournay, le doc-
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leur avait toujours eu pleine confiance dans le laissez faire, laissez passer. On rencontre même une fois cette formule dans ses écrits, dans une lettre au directeur des Ephe'/uérides d'octobre 1767 :
<( Vous, Monsieur, avec les auteurs que vous appelez vos maîtres et avec tous les économistes leurs disciples, vous prétendez que la liberté et la facilité du commerce de toute espèce doivent toujours être parfaites, entières, absolues^ afin qu'il en résulte la plus grande concurrence possible ; c'est (pour me servir de vos propres termes) de laisser passer et de laisser faire tous les acheteurs et tous les vendeurs quelconques ; vous soutenez que, par cet unique moyen, on est assuré d'acheter toujours au meilleur marché possible tout ce qu'on achète et de vendre tout ce qu'on vend au meilleur prix possible \ » Et Quesnay a traduit la formule libérale de Gournay en un distique suggestif placé en tête de la Physiocratie, ainsi qu'on le verra plus loin.
Près de dix ans auparavant, en 1758 ou
1. Lettre sur le langage de la science économique.
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1759, à une époque voisine de celle où il était entré en relations avec Vincent de Gournay, il avait mis en marge d'un manus- crit de Mirabeau : « Il ne faut que faciliter le débit et laisser faire. »
Les principaux disciples que la création du Journal de V Agriculture, du Commerce et des Finances groupa autour du docteur furent Du Pont de Nemours, directeur de cette re- vue, ^lirabeau. Abeille, que son Corps d'ob- servations sur la Bretagne avait fait connaître, Le Trosne, écrivain de mérite, toujours clair et souvent spirituel, Butré, Saint-Peravy et Le Mercier de la Piivière ; mais en même temps, les adversaires de la nouvelle école se multipliaient.
Le principal était Forbonnais, qui mettait dans sa réfutation du Tableau économique une aigreur que des considérations d'ordre scientifique ne suffisent pas à expliquer.
Yauban et Boisguilbert, disait-il, sont les seuls auteurs que Tinventeur du Tableau sem- ble avoir lus. Il dénature les faits, il prend ceux qui sont favorables à sa thèse et écarte les autres ; ses calculs sont viciés par des erreurs et des omissions. Son évaluation de
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la richesse agricole possible de la France est un « roman » où, après avoir évalué les ré- coltes en blé à 37 millions de setiers, il suppose qu'elles pourront augmenter de 24 millions sans tenir compte de l'avilissement des prix qui serait la conséquence de cet énorme accroissement. Forbonnais trouvait « regrettable d'entendre donner des leçons à la nation sans avoir aucune connaissance », et de prétendre faire de la philosophie en mettant tous les faits à l'écart.
Il est incontestable que, sur les détails, Forbonnais triomphait; sa supériorité dis- paraissait pour les théories.
Partisan du régime réglementaire, bien qu'il eut toujours le mot de liberté à la bou- che, il se refusait à voir les effets funestes de l'intervention gouvernementale dans les questions économiques.
La seule de ses critiques théoriques qui frappait juste portail sur le luxe queQuesnay condamnait inconsidérément. Au sujet de la classe stérile, Forbonnais avait senti que le système du médecin de M™^ de Pompadour re- posait sur une erreur ; mais il ne voyait pas d'où elle provenait. 11 acceptait même
SCHELLE. 21
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la proposition fondamentale du système : « Les travaux de l'industrie ne multiplient pas les richesses », et ne savait plus, dès lors, comment en combattre les conséquences. Il était plus faible encore lorsqu'il parlait de Tarofent et de la balance du commerce.
« La confiance enthousiaste dans un sys- tème de liberté générale et indéfinie » le troublait sans qu'il trouvât des arguments contre elle. A propos du commerce des grains, il distinguait entre les vérités géné- rales et les « vérités locales » dont « l'admi- nistration doit suivre le cours et l'instabi- lité. »
Ses critiques étaient celles d'un érudit, soucieux des points sur les i, et négligent des vues d'ensemble. Elles étaient d'ailleurs à peu près aussi obscures que le Tableau éco- nomique. « Ce sera, dit plaisamment Grimm, le seul côté par lequel l'auteur se fera esti- mer de son adversaire. >>
Les Eléments du commerce avaient valu à leur auteur une place d'Inspecteur général des monnaies créée pour lui en 1756. Choiseul en arrivant au pouvoir l'avait con- sulté. Silhouette lui avait offert, sans le con-
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naître personnellement, une place de premier commis aux finances. Forbonnais avait re- fusé, mais sur Tordre du roi, il avait prêté son concours au ministre sous le titre de garde du dépôt du contrôle général. 11 avait alors proposé des réformes dont une partie fut mise à exécution \
Mais le Dauphin lui demanda des mémoi- res ; Silhouette apprit le fait^ s'imagina que son subordonné voulait le supplanter et se fâcha. Forbonnais dut s'éloigner.
De retour à Paris, à la chute de Silhouette, il fut de nouveau consulté par Choiseul ; en 1763, après la paix, le ministre lui demanda un plan de finances dont il se servit pour harce- ler Bertin. Le contrôleur général se défen- dit ; M™® de Pompadour fut hostile à Forbon- nais qui fut exilé dans ses terres.
Ainsi, après avoir été considéré comme l'homme le plus compétent en économie po- litique, et après avoir pris part aux affaires, Forbonnais avait été frappé par la favorite et par Bertin. Les économistes ne l'avaient pas d'ailleurs ménagé; le marquis de Mirabeau
1. En 1758.
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avait dit des adversaires de la nouvelle école qu'ils bêlaient.
On est en droit de se demander si ces di- vers faits qui sont à rapprocher de la con- duite de Ghoiseul à la mort de M™^ de Pom- padour n'expliquent pas Fâpreté avec laquelle Forbonnais réfuta Tœuvre principale de Ques- nay, quand celui-ci eut perdu sa protectrice.
III
Nous n'avons fait que citer en passant l'ar- ticle donné par Quesnay au Journal de r Agriculture sur le Droit naturel. Il convient d'en parler avec quelques détails, car il est l'embryon d'où est sortie la philosophie so- ciale des Physiocrates.
En 1757, fut publié un Essai sur l'histoire du droit naturel du Danois Hubner'. Il est possible que cet ouvrage ait inspiré Quesnay.
En tout cas, aucun système de Droit naturel ne l'avait satisfait ; tous lui semblaient exacts par certains côtés, mais
1. Londres, 2 in-8'. — 2"= édition 1767, 2 in-2. Bau- deau a rendu compte longuement de cette 2' édition dans les premiers volumes des Ephémérides du citoyen .
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tous incomplets, faute par leurs auteurs d'avoir considéré à la fois l'homme « dans ses différents états de capacité corporelle et intellectuelle et dans ses différents états re- latifs aux autres hommes», c'est-à-dire dans ses qualités d'être individuel et dans ses qua- lités d'être social. Quesnay essaya alors d'en déterminer lui-même les bases.
« Le droit de l'homme a aux choses pro- » presà sa jouissance », dit-il, ainsiqu'on peut (( définir vaguement » le droit naturel, est limité de toutes parts. Voici un enfant, il a droit à la subsistance fondée sur le devoir indiqué parla nature à ses parents. Que de- vient ce droit quand ses parents meurent ? Il disparaît_, il s'annule, de même que l'usage des yeux s'annule dans un lieu inaccessible à la lumière.
» Hobbes a supposé que « tous ont droit à » tout », et il en a conclu que les hommes sont naturellement en état de guerre. Or, le droit de tous à tout est aussi illusoire que le droit de chaque hirondelle à tous les moucherons qui voltigent dans l'air. Le droit de tout être est borné à la jouissance de ce qu'il peut ob- tenir ; celui de tout homme, à ce que la nature
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produit spontanément et à ce qu'il peut se procurer par des recherches, c'est-à-dire par du travail. Dans Tétat de nature, son droit est indéterminé, puisque la possession des cho- ses n'est assurée par rien. Dans Fétat social, le droit de l'individu est encore borné par les moyens dont il dispose.
» Les lois physiques lui fournissent un ap- pui, mais lui opposent des obstacles. Il est un être libre, mais il peut faire de sa liberté un mauvais usage. 11 est soumis à des lois positives, mais ces lois peuvent être bonnes ou mauvaises ; elles peuvent avoir été pro- voquées par des motifs dont la raison éclairée ne reconnaît pas la justice. La multitude des lois contradictoires et absurdes établies suc- cessivement chez les nations prouve que le droit positif s'écarte fréquemment de Tordre le plus avantageux au genre humain.
)) Cependant, la recherche de cet ordre est possible. Il doit y avoir des conditions à rem- plir pour assurer Tordre.
» Comment les déterminer ? Ce n'est pas en classant, avec ^lontesquieu, les gouver- nements en monarchiques, aristocratiques et républicains; ce n'est pas en se basant
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sur des formes adoptées ici et là. Les lois positives varient tellement qu'on ne saurait y trouver les fondements du droit naturel. Il faut remonter à la source du bien ou du mal physique et moral de Fhomme social. Si Ton connaît avec évidence les conditions né- cessaires du bien, autrement dit les lois na- turelles, on connaît Tordre le plus avanta- geux.
» En considérant abstractivement l'homme « dans sa solitude», on le voit chargé de sa conservation sous peine de souffrance. « Dans » l'état de multitude », c'est-à-dire dans l'état social, on voit tous les hommes avoir le même devoir à remplir. La Société a donc pour fondements « la subsistance des hommes et » les richesses nécessaires à la force qui doit » les défendre. »
» Pour connaître l'ordre des temps et des lieux, pour régler la navigation et assurer le commerce, il a fallu observer et déterminer les lois du mouvement des corps célestes. On peut de même chercher et découvrir les lois constitutives du meilleur gouvernement possible.
» Et ces lois sont physiques ou morales.
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« La loi physique est le cours réglé de tout » événement physique de Tordre naturel, » évidemment le plus avantageux au genre » humain. La loi morale est la règle de toute » action humaine de Tordre moral conforme » à Tordre physique, évidemment le plus » avantageux au genre humain. » L'ensemble de ces lois forme ce que Ton a appelé la loi naturelle. Elle est la base du gouvernement le plus parfait.
)) Les lois positives doivent être « des rè- » gles authentiques établies par une autorité » souveraine pour fixer Tordre de Tadmi- » nistration, du gouvernement, pour assurer » la défense commune , pour faire observer » régulièrement les lois naturelles, pour » réformer ou maintenir les coutumes, pour » régler les droits particuliers des sujets » relativement à leurs différents états, pour » déterminer Tordre positif dans les cas » douteux, réduits à des probabilités d'opi- » nions ou de convenances, pour asseoir les )) décisions de la justice distributive. » En termes plus simples, la législation positive consiste surtout dans la déclaration des lois naturelles, dont la connaissance peut seule assurer la tranquillité et la prospérité. »
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On a résumé cette thèse en disant : « Un homme se demanda si la société n'obéissait pas à certaines lois naturelles, indépendantes de la forme des gouvernements, que tout pouvoir devait respecter et toujours sem- blables à elles-mêmes sous le gouvernement d'un seul aussi bien que sous l'autorité de plusieurs. » Ce n'est pas tout à fait exact. Quesnay n'est pas le premier qui se soit occupé des lois naturelles. Depuis Pope on en parlait beaucoup en morale. On eu pariait en sociologie depuis Montesquieu. Mais Quesnay est le premier qui ait considéré Torganisation sociale au point de vue éco- nomique, qui ait regardé les sociétés comme destinées à assurer la subsistance des hom- mes ou, autrement dit, la satisfaction des besoins individuels.
Ainsi qu'il l'avait déjà fait dans ï Essai physique sur VÉcoiiomie animale, il écartait les abstractions qui avaient fait jusque-là la base des théories sociales : « Il en a été, dit-il, des discussions sur le droit naturel comme des disputes sur la liberté, sur le juste et l'injuste. On a voulu concevoir comme des êtres absolus, ces attributs relatifs dont
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on ne peut avoir d'idée complète et exacte qu'en les réunissant aux corrélatifs dont ils dépendent nécessairement et sans lesquels ce ne sont que des abstractions idéales et nulles. »
Il remontait maintenant, par une induction hardie, jusqu'à Tobjet des sociétés, et aban- donnant dès lors la méthode a posteriori qu'il avait toujours préconisée, il tendait à faire de la science sociale une science déduc- tive.
L'expression de lois naturelles qu'il n'a pas toujours appliquée au même objet, celle de droit naturel dont il n'osa se débarrasser, obscurcissent quelque peu son exposé. Elles le conduisent à une fausse notion du droit et du devoir. Au lieu de voir dans le droit un rapport entre des activités, il en a fait un concept abstrait, quoiqu'il repoussât les abs- tractions, absolu et spécial à chaque indi- vidu. Tout homme en venant au monde aurait un droit naturel, variable selon ses facultés et selon les circonstances, le droit de faire ce qui lui est avantageux. On pouvait tirer de ce concept le droit de vivre, le droit au tra- vail, revenir en quelque sorte au droit de
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tous à tout de Hobbes, ce qui n'était pas assurément dans le sentiment du docteur.
Il aurait dû mieux définir les lois natu- relles, montrer comment elles peuvent avoir pour fin le développement le plus grand possible des satisfactions individuelles, tout en assurant Texistence des corps sociaux et la conservation de Tespèce.
C'était une œuvre de longue haleine qui est bien loin d'être achevée aujourd'hui. Mais c'était déjà beaucoup de comprendre que le perfectionnement économique, individuel et social, n'est ni l'efTet du hasard, ni celui de l'arbitraire légal, et que la recherche des conditions à remplir pour Tassurer, consti- tue une élude distincte de celle du droit positif. C'était poser les bases de la science sociale, car une science existe non quand elle a été formée tout entière, ce qui n^arrive jamais, mais quand son objet a été nettement indiqué.
Le Traité de Droit naturel était trop concis pour que les lecteurs ordinaires en pussent saisir la portée. Purement spéculatif, il n'était pas de nature à satisfaire la curiosité du public qu'agitaient déjà les discussions sur les problèmes constitutionnels.
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Il avait paru dans le Journal de U agricul- ture de septembre 1765. Un an plus tard, Bandeau se convertissait aux idées de Ques- nay, et, au commencement de 1767 transfor- mait les Éphémérides du citoyen qu'il avait fondées, pour en faire, avec le sous-titre de « Bibliothèque des sciences morales et poli- tiques », Torgane de la nouvelle école. Dès le début, des théories de politique générale y furent exposées.
Dans V Avertissement, Bandeau distingua entre les lois positives et les lois primitives, qui, dit-il, peuvent seules assurer Tordre moral et politique, et il expliqua que la recherche de ces lois primitives est Fobjet de la science « morale et politique^ ». Il reprit la même idée dans des articles relatifs à l'ouvrage de Hubner, à la Théorie des Lois civiles de Linguet et à d'autres livres, puis dans les Vrais principes du droit naturel qu'il fît imprimer séparément sous le titre à' Exposition de la loi naturelle.
Mirabeau parla de Tordre social à propos
1. Janvier 1767.
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de rinstruction publique \ Quesnay déve- loppa enfin des vues politiques dans une série d'articles sur le Despotisme de la Chine^.
Poivre, dans les Voyages cl un philosophe, avait fait un tableau enchanteur de Tétat de Tagriculture de la Chine et en avait attribué le mérite au gouvernement de ce pays « dont les fondements profonds et inébranlables avaient été posés par la raison seule », à ses lois dictées par la nature et conservées précieusement de génération en génération.
Hubner avait trouvé aussi que la Constitu- tion de TEmpire du milieu était conforme à la loi naturelle. Quesnay, partageant cette opinion ou s'en servant pour couvrir sa pen- sée, entreprit de démontrer dans ses arti- cles que la monarchie absolue n'est pas tou- jours redoutable.
« Despote, dit-il, signifie maître ou sei- » gneur. Ce titre peut s'étendre aux souve- » rainsqui exercent un pouvoir absolu réglé » par les lois et aux souverains qui ont un
1. En 1767, il commença aussi à publier dans les Ephémérides ses Eléments de la Philosophie rurale.
2. Mars et juin 1769.
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)) pouvoir arbitraire qu'ils exercent en bien » ou en mal sur des nations dont le gouver- » nement n'est pas assuré par des lois fon- » damentales. . . Il y a donc des despotes » légitimes et des despotes arbitraires et » illégitimes. »
Le despote légitime, le bon despote^ envi- sagé par Quesnay, ressemblait beaucoup au monarque dont le docteur avait un jour parlé au Dauphin, celui qui n'aurait eu rien à faire : « En gros, de quoi s'agit-il pour la )) prospérité d'une nation ? » lit-on dans les Ephémérides ; « de cultiver la terre avec le » plus grand soin possible et de préserver )) la société des voleurs et des méchants... )) Or la première partie est ordonnée par » l'intérêt. » Le gouvernement n'a donc guère à s'occuper que de la seconde : « Oserait-on )) assujettir définitivement la théorie et la pra- » tique de la médecine à des lois positives ? » Alors pourquoi vouloir réglementer ce qui peut s'organiser de soi-même quand on se conforme aux lois naturelles ?
Le despotisme de Quesnay ressemblait beaucoup à l'individualisme. Pour l'auteur du Traité de Droit naturel, l'ordre social
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était mieux assuré par le développement de l'instruction des citoyens et par leur bonne volonté que par des combinaisons constitu- tionnelles. L'aristocratie donnait des privilè- ges aux grands propriétaires de terres ; la démocratie était dangereuse en raison de l'ignorance et des préjugés du bas peuple; les gouvernements mixtes ne Fêtaient pas moins, parce que « l'autorité est alors dé- » voyée et troublée par les intérêts particu- » liers exclusifs des différents ordres de ci- » toyens qui la partagent avec le monarque. »
IV
Le dernier article de Quesnay figure dans les Éphémérides dejuinl767. Dans le numéro suivant, Bandeau annonça l'apparition du livre de La Rivière, V Ordre naturel et essentiel des Sociétés politiques .
Un peu plus tard, en décembre, le même journal signala à ses lecteurs que la Physio- cratie ou Constitution naturelle du Gouver- nenient le plus avantageux au genre humain '
1. 2 vol. Le premier porte par erreur la date de 1769.
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venait de paraître. En tête de ce recueil d'ar- ticles écrits par Quesnay pour le Journal de r Agriculture, Du Pont de Nemours avait placé un Discours préliminaire où il avait paraphrasé le Traité de Droit naturel. Le premier volume renfermait le texte du Traité., VExplication du Tableau économique, les Maximes et les notes complémentaires des Maximes, tous amendés^ de manière à les mettre en harmonie avec les vues politiques exposées dans les Éphémérides et dans le livre de La Rivière.
Enfin Du Pont fit de Y Ordre naturel et essentiel une analyse sous le titre dC Origine et progrès d'une science nouvelle.
Sur la première page de la Physiocratie était placé ce distique :
Ex naturâ, jus, ordo et leges ;
Ex homine, arbitrium, regiraen et coercitio.
Il était ainsi indiqué nettement que le gou- vernement le plus avantageux au genre humain était issu non de l'arbitraire, de la
1. M. Oncken, dans son édition des Œuvres de Quesnay, a souligné les modifications apportées au texte primitif du Traité de droit naturel.
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réglementation et de la contrainte des hom- mes, mais du droit, de Tordre, des lois de la nature (cpÙCTiç).
L'épigraphe était signée F. Q., c'est-à-dire François Quesnay. Le mot Physiocratie était peut-être aussi de la fabrication du docteur, sans qu'on puisse l'affirmera II montrait très bien en tout cas le caractère individualiste du système dont les membres du petit cé- nacle où présidait Quesnay, exposaient la partie politicfue.
Le langage des disciples différait tou- tefois dans la forme de celui du maître. Quesnay était dogmatique avec simplicité ; la sécheresse de son style excluait l'emphase. Les disciples avaient pris un ton prophé- thique ; La Rivière était solennel \ Mirabeau, Bandeau, Du Pont de Nemours, enthou- siastes. Sous leur plume, les idées les plus ordinaires avaient pris un aspect pompeux. La « justice » était la « justice par essence » ; la connaissance des lois physiques de l'ordre
1. Bandeau s'en était déjà servi dans l'un de ses ar- ticles des Ephéraérides ; mais, à ce moment, la publi- cation de Du Pont était probablement en préparation.
2. Emphatique et plat, dit Grimm.
SCHELLE. 22
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social devait aller jusqu'à « Tévidence » ; la monarchie héréditaire était le « despotisme légal » ; leur système était la « science ». C'était à qui donnerait aux vues de Técole le plus de majesté, à qui prodiguerait au maître les louanges les plus outrées. Si Quesnay était un Socrate, chaque disciple semblait vouloir en être le Platon.
De tous les écrits politiques qui s'étaient ainsi succédé, Touvrage de La Rivière était le plus important.
Voltaire qui Ta combattu écrivait à ses amis :
« J'ai lu une grande partie de VOrdre na- turel et esseiitieV . Cette essence m'a porté à la tête... Qu'un seul homme soit le proprié- taire de toutes les terres,, c'est une idée mons- trueuse et ce n'est pas la seule de cette espèce dans ce livre qui d'ailleurs est pro- fond, méthodique et d'une sécheresse désa- gréable. » — «J'ai lu le livre de La Rivière % j'ai peur qu'il ne se trompe avec beaucoup d'esprit. »
L'ouvrage de La Rivière ne renferme pas
1. Octobre 1767.
2. Décembre 1761.
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seulement en effet, une théorie politique, il contient un exposé du système économique de Quesnay.
« L'homme est un être social, explique l'auteur, la société est d'une nécessité phy- sique ; sans elle, la reproduction des subsis- tances et par conséquent la multiplication des hommes eût été impossible. La connais- sance de cette nécessité physique ou des lois de l'ordre physique social conduit à la con- naissance des devoirs et des droits des hommes, c'est-à-dire de la justice sociale. Ces droits et devoirs consistent dans l'exis- tence et le rapport de la propriété person- nelle, mobilière et foncière ; Tinégalité des conditions est un fait nécessaire.
» Une société doit être organisée conformé- ment aux lois de l'ordre physique et non en vertu de l'arbitraire d'une législation. « La » raison des lois est antérieure aux lois ; les » lois naturelles sont antérieures aux lois » positives. »
» La distinction des trois pouvoirs politi- ques est illusoire.
» L'ordre social n'est assuré que si le prince n'a pas des intérêts contraires à ceux des su-
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jets, que si les sujets connaissent et respec- tent leurs droits et leurs devoirs réciproques.
» Tout antagonisme peut disparaître entre le prince et les sujets, lorsque le monarque est intéressé à la prospérité matérielle, lorsque Timpôt est unique et uniquement foncier ; car alors le prince, co-propriétaire du produit net, voit son revenu augmentera mesure que croit le produit net.
)) Tout antagonisme entre les sujets doit disparaître quand ils sont sufiisamment ins- truits des lois de Tordre et quand les lois positives assurent l'existence et le maintien de la propriété personnelle et de la propriété matérielle.
)) Les élus du peuple ne peuvent être plus soucieux de respecter la liberté et la pro- priété qu'un monarque héréditaire et absolu intéressé directement au développement de la richesse. Le seul contrôle auquel il con- vienne de le soumettre est celui du pouvoir judiciaire, en chargeant à la fois ce pouvoir d'administrer la justice et de vérifier la con- cordance des ordres du souverain avec les lois naturelles: les attributions du souverain sont alors limitées au maintien de la sécu- rité. »
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On a insinué qu'en menant leur campagne politique en 1767, les Physiocrates ont été poussés par des vu-es ambitieuses, et que s'ils se prononcèrent pour la monarchie hé- réditaire et absolue, ce fut dans le but de flatter les princes avec qui ils étaient ou vou- laient être en relations.
La Rivière fut, en effet, appelé à la cour de Russie en juillet 1767. Baudeau fut envoyé en Pologne au mois de mars 1768 avec un ca- nonicat, pour donner des conseils à Ponia- towski, alors aux prises avec les dissidents de son royaume. Et précédemment, quand les Éphémérides étaient devenues Torgane des économistes, Quesnay avait voulu placer ce journal sous le patronage du nouveau Dauphin, le futur Louis XVI. Baudeau avait déclaré qu'il voulait rester libre. Lorqu'il partit en Pologne et céda son privilège des Éphémérides à Du Pont, Quesnay reprit le projet ; une épître dédicatoire fut rédigée et agréée par le Dauphin ; mais le marquis de Mirabeau, principal commanditaire du jour- nal, déclara que « les princes devaient méri- » terleséconomistes par des faits ou du moins » par des sentiments hautement professés »,
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et qu'il désavouerait les Éphémérides si elles prenaient une enseigne de cour\ Le duc de Saint-Mégrin, fils du duc de la Vauguyon, gouverneur des petits-fils de Louis XV, qui était en relations avec Du Pont^ revint à la charge. Mirabeau tint ferme et, dans le même temps, avec une insolence toute aristocrati- que^ '( malgré les trembleurs w, il dédia ses Économiques au grand duc de Toscane ^
Ces divergences de vues dans la conduite à tenir envers le Dauphin prouvent déjà que rinsinuation à laquelle nous faisons allusion n'avait guère de fondement. Mais il importe de préciser et il importe aussi de savoir si la paternité de la théorie du despotisme légal appartient à Quesnay.
Le livre de La Rivière ne renfermait rien de subversif, au contraire, puisqu'il était fa- vorable à la monarchie absolue ; le censeur refusa néanmoins le permis d'imprimer. Sartine, lieutenant de police, communiqua
1. Lettre de Mirabeau, du 30 mars 1767, dans Lucas Montigny.
2. Autre lettre du 6 mars 1769.
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le manuscrit à Diderot pour avoir confiden- tiellement son avis; Diderot conclut net- tement pour l'autorisation. Il fit plus. A cette époque, il avait des relations suivies avec les représentants de Catherine II à qui il avait vendu la nue propriété de sa bibliothèque moyennant une pension. L'envoyé de la tsarine en Espagne voulait, en passant à Paris, consulter un homme versé dans la pratique des affaires coloniales. Diderot désigna La Rivière, qui avait été deux fois intendant de la Martinique. Le prince Galit- zin, ambassadeur de Russie fut enchanté de ses entretiens avec le publiciste dont il trouvait l'ouvrage fort au-dessus de celui de Montesquieu \ Aussi résolut-il de l'envoyer à Moscou pour collaborer à la rédaction d'un code que Catherine faisait préparer par une grande commission. Lorsque le voyage fut décidé, Galilzin avança 12.000 livres à La Rivière qui partit huit jours après la pu- blication de son livre '. Diderot, si l'on en
1. C'est ce qu'il manda à Voltaire. Lettre de Voltaire, du 8 août 1767.
2. Il est daté de Londres, et fut imprimé sans privi- lège.
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croit Grimm, connaissait les intentions de rambassadeur lorsqu'il répondit à Sartine, mais il était si convaincu du mérite de l'ouvrage et de celui de Tauteur qu'il écrivit au sculpteur Falconnet^ installé auprès de la tzarine :
« Nous envoyons à l'impératrice un très habile, un très honnête homme. Nous vous envoyons à vous un galant homme, un homme de bonne société. Ah ! mon ami, qu'une na- tion est à plaindre lorsque des citoyens tels que ceux-ci y sont oubliés, persécutés et contraints de s'en éloigner et d'aller porter au loin leurs lumières et leurs vertus...
)) Lorsque l'impératrice aura cet homme- là, à quoi lui serviraient les Quesnay, les Mirabeau, les Voltaire, les D'Alembert, les Diderot ? A rien, mon ami, à rien. C'est celui-là qui a découvert le secret, le véri- table secret, le secret éternel et immuable de la sécurité, de la durée et du bonheur des empires. C'est celui-là qui la consolera de la perte de Montesquieu. »
Et dans une autre lettre, quand la Rivière fut arrivé à Saint-Pétershour^^" :
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« Le Montesquieu a connu les maladies, celui-ci a indiqué les remèdes \ »
Diderot enfin engagea Du Pont de Nemours à résumer V Ordre naturel et essentiel pour le rendre accessible à tout le monde.
Le Mercier de La Rivière de Saint-Médard* avait déjà eu une existence mouvementée; membre du Parlement, il s'était, à deux re- prises, mêlé activement des querelles entre la Cour et le Gouvernement et avait facilité le succès d'arrangements préparés par les ministres. Pour ce motif et aussi parce qu'il avait déjà la réputation d'être versé dans les questions financières et commer- ciales, il avait été nommé en 1758 intendant des îles du Ventde l'Amérique. M™Me Pompa- dour et De Bernis le protégeaient, peut-être aussi Quesnay avec qui il était alors en rela- tions.
La Rivière arriva à la Martinique lorsqu'elle venait d'être assiégée par les Anglais; il fit» pour sauver la colonie, un emprunt hypothé-
1. Tourneux, Premières relations de Diderot et de Catherine.
2. Il était le fils d'un intendant de la généralité de Tours et était né à Saumuren 1719.
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que sur ses biens personnels, et il n'en fut ensuite remboursé qu'en partie. En 1762, les Anglais revinrent ; la colonie capitula. La Rivière fît preuve cette fois encore d'éner- gie et de désintéressement.
Après la paix avec l'Angleterre, il fut ren- voyé à la Martinique et y rendit de nouveaux services. Mais, partisan de la liberté com- merciale, il permit aux négociants d'ap- porter de laXouvelle-Angleterre. sous pavillon quelconque, les produits indispensables, avec faculté pour les importateurs de faire les retours en tafias et gros sirops de la colonie. Les protectionnistes de la métropole orga- nisèrent une cabale contre lui et allèrent jus- qu'à Taccuser d'avoir fait le commerce pour son propre compte. 11 fut disgracié.
C'est alors qu'il fit de réconomie politique, collabora au Journal de F Agriculture et ré- digea son Ordre naturel et essentiel.
Il est possible que sa disgrâce ait contri- bué à lui faire penser que le pouvoir monar- chique devait être tempéré par le Parlement; rien ne prouve qu'il ait prévu les intentions du prince Galitzin et qu'il ait écrit son livre pour flatter Catherine II. La théorie
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du despotisme légal a attiré les princes du côté des Physiocrates, elle n'a pas été in- ventée pour leur plaire \
Le langage de Diderot, familier de Fentre- sol de Quesnay, indique en outre que La Rivière en est bien le principal auteur.
Sans doute, d'après ce que Mirabeau a ra- conté, « il travailla six semaines en robe » de chambre dans Tentresol pour Ibndre » et refondre son ouvrage et ensuite renier » son père et sa mère » ^
Sans doute aussi V Ordre naturel et essentiel ne parut qu'après le Despotisme de la Chine, de Quesnay et Beaudau n'en a parlé dans les Éphémérides qu'au mois de juillet, en signa- lant que les opinions de Tauteur étaient con- formes à celles du docteur.
Mais les disciples de celui-ci étaient trop enthousiastes de son mérite pour ne point lui attribuer la paternité de toutes les idées qui sortaient de Tentresol. Bandeau n'a pas
1. Quèrard" attribue à Galitzin un ouvrage sur V Es- prit des économistes ou les économistes justifiés d'avoirt par leurs principes, préparé la Révolution française, 1 796. Cet ouvrage n'a pas été trouvé à la Bibliothèque nationale.
2. Lettre à Longo, 1788.
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fait allusion aux retards causés par la cen- sure, et Mirabeau était disposé à croire que tous les physiocrates étaient des disciples aussi dociles que lui-même; lorsqu'il entre- prit de convertir J.-J. Rousseau, il ne lui conseilla pas de lire le Despotisme de la Chine: il lui envoya V Ordre naturel et es- sentiel.
Du Pont de Nemours, dans sa Notice abrégée, a d'ailleurs écrit ^ : « M. Baudeau se proposait de donner aux lecteurs des Ephémérides l'analyse complète et raisonnée de V Ordre naturel et essentiel. 11 a été dé- tourné de ce travail... Au reste, la meilleure analyse qu'il soit possible d'en présenter se trouve faite d'avance dans la dernière partie de l'ouvrage intitulé Despotisme de la Chine, partie qui parut en juin 1767, en même temps que le livre de la Rivière »
Et Mably, s'adressant à Baudeau, a dit de son côté, dans les Doutes proposés aux Économistes : « C'est pour préparer à la lec- ture de V Ordre naturel des Sociétés que vous avez inséré dans votre journal un morceau sur le Despotisme de la Chine. »
1. Ephémérides de 1769.
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Or Mably savait ce qui se passait dans Ten- tourage cleQiiesnay. « Il y a longtemps, mon- sieur, dit-il au début de son livre, que je suis comme vous, le disciple des philosophes cé- lèbres que vous appelez vos maîtres. Com- bien de vérités ne leur devons-nous pas sur la nature des impositions, sur les moyens de faire fleurir Tagriculture et sur le com- merce ? »
Grimm enfin a écrit que Touvrage de La Rivière, « magnifiquement annoncé » était le premier ouvrage politique des Physio- crates, « Messieurs du mardi ^ avaient an- noncé ce livre comme une production mer- veilleuse. A la vérité, ils s^en attribuaient d'avance toute la gloire ; ils disaient qu'il contenait leurs idées, leurs principes et leurs vues... Baudeau a voulu annoncer et pré- venir ['Ordre essentiel avec VExposition de la loi naturelle. »
1. Il s'agit des dîners économiques chez le marquis de Mirabeau. Quesnay y assista quelquefois, ainsi qu'il ré- sulte du passage d'un discours d'ouverture à l'année 1774, prononcé par Du Pont de Nemours, remplaçant Mirabeau, qui faisait ordinairement les discours d'ou- verture.
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On peut donc laisser à La Rivière la pater- nité du despotisme légal; et il est même pos- sible que la campagne menée dans les Éphé- mérides ait eu pour but d'aider Diderot à triompher des obstacles oppposés par le censeur, à la publication du livre.
En tout cas, X Ordre naturel et essentiel d^ eu, malgré son mérite, sur les destinées de rÉcole physiocratique une action fâcheuse, en attirant sur elle Tarme terrible du ridi- cule.
Se fiant aux récits de la tsarine sur le séjour du publiciste en Russie, on raconta qu'il y avait joué un rôle comique. Dès qu'il fut arrivé \ son premier soin aurait été de louer trois maisons contiguës dont il au- rait changé précipitamment toutes les destinations, convertissant les salons en salles d'audiences et les chambres en bu- reaux... Il aurait écrit en gros caractères sur la porte de ses nombreux apparte- ments : département de Tintérieur, dé- partement du commerce, département des finances, etc. L'impératrice serait arrivée et aurait tiré le législateur de ses rêves.
1. Mémoires de Ségur, copiés par J.-B. Say.
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Ces récits ne concordent nullement avec ceux de la baronne d'Obertkich et avec les documents que M. Tourneux a publiés ré- cemment.
Des difficultés de tout genre furent oppo- sées à La Rivière par la bureaucratie russe. Les commissaires que la tsarine avait chargés de la rédaction d'un code ne tinrent nulle- ment à mettre un Français dans leur confi- dence et Catherine ne tint pas non plus à ce ce qu'il pût pénétrer ses véritables inten- tions. Le despotisme des Physiocrates ne pouvait ressembler à celui de Téminente autocrate. La Rivière quitta dignement la Russie et Ghoiseul dut reconnaître que sa conduite avait été irréprochable.
Mais Voltaire, pour combattre Timpôt ter- ritorial, avait écrit VHomme aux quarante écus où il s'était moqué des gens qui, « se trouvant de loisir, gouvernent l'Etat au coin de leur feu et décrètent que la puissance lé- gislatrice et exécutrice, étant née de droit divin copropriétaire de la terre, a droit à la moitié de ce qu'on mange ^ ». L'abbé Galiani,
1. Le roman de Voltaire est de 1768.
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qui pérorait dans les cercles philosophiques, et Grimm poursuivaient les économistes de leurs épigrammes.
Mais Mably^ avait discuté leurs théories générales et Graslin avait, non sans talent, cherché à réfuter leur système d'impôt unique, tout en reconnaissant qu'il était presque universellement accepté*.
1. Les Doutes proposés par Mably aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des Sociétés politiques, sont datés du 29 octobre 1767.
2. Essai analytique sur la richesse et l'argent, 1767
LA VIEILLESSE DE QUESNAY
I. Derniers articles économiques. — Le pacte de famine. — II. Vieillesse et mort de Quesnay. — III. Son œuvre. — IV. Sa postérité.
En dehors de son travail sur le Despotisme de la Chine, QuesQay donna aux Ephémérides quelques articles^ ayant principalement pour objet de répondre aux objections de Forbon- nais. Nous avons parlé du principal d'entre
1. Janvier 1767, Analj/sc du g ont orne ment des Incas du Pérou, par M. A. — Quesnay prétend que, dans ce pays, le produit net se partageait entre le sacerdoce, le souverain, les nobles et les colons, sans dépenses pour la classe stérile.
Octobre 1767, Lettre de M. Alpha, maître ès-arts, sur le langage èeonomif/ne. C'est une réponse à une
SCHELLE. 23
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eux : les autres ont peu d'importance. Ce sont ses derniers travaux économiques.
Les Ephéméndes xécurenl encore plusieurs années, mais soit par lassitude, par dégoût ou par ordre, le médecin de Louis XV n'as- sista plus ses amis dans leur œuvre de pro- pagande. Leur journal remuait pourtant en- core une foule d'idées ; les doctrines primitives s'y transformaient sous Tinfluence de Turgot qui publiait alors ses principaux écrits, dont les Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1770)^ et sous celle de Du Pont de Nemours qui mettait dans l'ensemble de Funité.
En même temps le nombre des adversaires des Physiocrates grandissait. Ce n'étaient pas seulement des écrivains qui les atta- quaient, les mesures prises à l'égard du
lettre de Forbonnais au Journal d'agriculture ; elle traite principalement du libre échange.
Février 1768, Lettres d'un fermier (Thibaud) et d'un propriétaire (Sidrac, écuyer, seigneur de Bellecour), par ]SL A. Elles sont relatives aux dépenses stériles; le fermier comptait que le propriétaire ferait marner ses terres ; le propriétaire, après avoir lu les articles de Forbonnais, fit dorer ses appartements. Quesnay répond en même temps, dans ces lettres, à l'ouvrage de Graslin.
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commerce des grains avaient ameuté contre eux des gens autrement puissants.
On a vu que le Ministère avait facilité la fondation du Journal de V Agriculture pour éclairer les esprits au sujet de ces mesures. On a vu aussi que les restrictions de Laverdy avaient fait de Fédit de juillet 1764^ un mé- lange de liberté et de réglementation, un 772e^zo/e777Z?»o, selon l'expression de Du Pont.
Dix ans auparavant, les économistes au- raient facilement accepté ces restrictions ; Quesnay avait admis dans V Encyclopédie que l'exportation pouvait être suspendue quand le blé atteindrait un certain prix. Mais, de- puis lors, leurs opinions étaient devenues plus fermes. Ils trouvèrent que l'édit ne ré- pondait pas à leurs espérances et, dans le Journal de V Agriculture, ne cachèrent pas leur sentiment. Au sujet notamment de la disposition qui donnait un monopole à la marine française pour la «voiture des grains», Le Trosne écrivit des articles qui, par leur verve, peuvent être rapprochés des pamphlets de Bastiat.
1. Signé par le roi, le 12 juillet, Fédit avait passé au Parlement le 19, sans opposition apparente.
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Cependant Laverdy put croire sa modé- ration justifiée, car «contre toute attente» ainsi que disait le préambule de Tédit de 1764, le prix du blé haussa fortement en 1768 à la suite de la mauvaise récolte de 1767. Les alarmes vives à Paris gagnèrent la pro- vince. Une coalition formidable se forma contre la liberté et ceux qui la défendaient.
En faisaient partie les marchands de grains accrédités qui avaient perdu ou étaient mena- cés de perdre leurs commissions, les proprié- taires des péages à supprimer, bien que le Parlement leur eût promis des indemnités, les fonctionnaires et les parlementaires, con- servateurs des anciennes lois, les industriels protégés par les lois douanières et par les privilèges, qui se méfiaient tout à la fois des attaques de Técole libérale contre le colber- tisme et de la dénomination de classe stérile adoptée par Quesnay, enfin les ofticiers de police des marchés qui craignaient de voir abolir leurs charoes ; un édit d'avril 1767 avait déjà su[)primé celles des mesureurs de grains, en maintenant les droits de mesurage pour donner des indemnités aux titulaires; le 10 avril 1768, ceux-ci devaient avoir pro- duit leurs titres.
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On répéta de tous côtés que la liberté, bonne en théorie peut-être, ne résistait pas à la pratique, qu'elle faisait pencher la balance du commerce en faveur des étrangers, qu'en élevant le prix des subsistances, elle amenait la hausse des salaires et nuisait à l'industrie, qu'enfin elle favorisait le monopole des grains.
Depuis longtemps les économistes avaient affirmé que l'exportation, quoique avantageuse au producteur, ne devait pas nuire au con- sommateur. Mais ils avaient trop insisté sur les profits que le laboureur devait en tirer. «En achetant la livre de pain quelques liards plus cher, avait dit Quesnay, les citoyens dé- penseront moins pour satisfaire à leurs be- soins; le pain n^est pas la seule nourriture des hommes; c'est l'agriculture qui fournit les autres aliments; si elle est prospère, elle les donnera à meilleur marché. »
Les économistess'étaient félicités des effets du renchérissement pour les producteurs dans les années d'abondance; on les fît parler pour tous les temps. Il fut entendu qu'ils étaient partisans de la cherté du pain dans l'intérêt des propriétaires, quoiqu'ils vou-
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lussent les frapper de l'impôt unique et qu'ils désiraient la hausse des salaires qui, disait-on, suivaient le prix des subsistances \
La liberté du commerce des grains, en at- ténuant les effets de la disette et ceux de la grande abondance, en augmentant la ri- chesse par la multiplication des échanges, aurait eu quelque influence sur les salaires, mais bien plus sur les salaires agricole^ que sur les salaires industriels déjà sou- tenus par le régime corporatif.
Mais les personnes qui profitent des me- sures réglementaires font en tous temps, entre elles, cause commune, même sans motifs réels. Toutes se liguèrent, en 1768, contre Fédit rendu quatre ans auparavant.
Les marchands de grains, dont la liberté gênait les tentatives de monopoles si fré- quentes sous l'ancien régime, prétendirent que le monopole existait, que le gouverne- ment et ses agents en étaient les auteurs, que les économistes étaient les dupes ou les complices des manœuvres.
1. Quesnay avait dit, après Boi>;,fruilbert, que les sa- laires haussent avec la cherté et baissent avec l'abon- dance.
— :J59 - -
L'écho des accusations lancées contre les Physiocrates se trouve dans les feuilles du temps, dans les discussions parlementaires, dans la correspondance de l'intendant d'Or- léans. Cypierre, publiée il y a quelques an- nées \ L'une des lettres de cet intendant est adressée à Trudaine de Montigny, alors in- tendant de finances chargé de la police des grains ; on y lit :
« M. Le Trosne, avocat du roi à Orléans, qui est connu pour faire 'le commerce des grains, est tellement haï, pour ne pas dire méprisé dans cette ville que le peuple, en le voyant revenir de Paris au moment de l'aug- mentation du blé, l'a cité en plein marché pour être le principal auteur de sa misère'. »
Trudaine de Montigny répondit qu'il était bien dangereux déjuger « d'après des faits rapportés par des gens du peuple, le plus souvent destitués de vraisemblance » .
« Je suis on ne peutplus surpris, ajoute-t-il, » de ce que vous me mandez de M . Le Trosne ; » je le connais plus par ses ouvrages que
1. Par M. Bloch.
2. 7 septembre 1768.
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» personnellement, mais c'est sûrement un » homme de beaucoup crespritet de mérite; » les cris de quelques femmes du peuple ne )) me feraient pas changer d'avis à son » éo^ard, et les faits avancés contre un liomme » de son mérite doivent, avant d'être crus, » avoir des garants plus imposants que des » clameurs populaires, fondées sur ce qu'il » soutient par écrit et de vive voix, la né- » cessité de la liberté du commerce des )) grains \ >)
En eflet, Le Trosne avait été chargé par le Gouvernement d'éclairer le public, et il avait rédigé dans ce but une brochure excel- lente : « La liberté du commerce des grains toujours utile et jamais nuisible! »
Cypi erre ne pouvait lui reprocher que d'à voir critiqué journellement et publiquement les mesures arbitraires que cet intendant pre- nait au mépris de la loi. Non seulement Le Trosne n'avait pas fait le monopole, mais il avait le premier signalé l'existence de ma- nœuvres nées des restrictions dues à La- verdy, dans les Ephcniérides de novembre 1767.
L 9 septembre.
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On se rappelle que le cours limite qui faisait fermer automatiquement les ports à l'exportation était de 12 livres 10 sols le quintal ; il était possible à des spécula- teurs, eu égard aux difficultés des transports à cette époque, de faire monter dans une ville maritime où des blés étaient prêts à sortir, les prix à ce cours limite pendant les trois marchés consécutifs exigés, de faire ainsi fermer le port et d'acheter ensuite à bas prix les blés approvisionnés qui n'a- vaient plus d'écoulement. 11 était possible en- suite à ces spéculateurs de vendre les mêmes blés sur un marché de l'intérieur, à très bon prix, car, il suffisait d'annoncer la fermeture d'un port pour faire naître des craintes de disette.
Des manœuvres de ce genre furent faites sur un grand nombre de points. Là est presque toute l'histoire du pacte de famine.
Laverdy avait conclu avec Malisset un traité pour assurer l'approvisionnement de Paris. 11 est probable que la Compagnie orga- nisée pour exécuter le traité^ usa pour faire
1. Voir à ce sujet, les Mémoires de Baudeau dans la Revue retrospectice.
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la hausse et la baisse du procédé que nous venons de décrire et que dévoila Le Trosne ; mais beaucoup d'autres spéculateurs y eurent recours. Les intendants, les Parle- ments s'imaginèrent que le Gouvernement, comme on l'avait raconté déjà sous Louis XIV, faisait la cherté pour enrichir le trésor. Au mois d'octobre 1768, la Chambre des vacations du Parlement de Paris fit au roi des représentations où les promesses des économistes sur les effets de la liberté furent visées :
« Au lieu de cette abondance qui devait se répandre également de toutes parts, au lieu de cette aisance, de cette félicité, de cet accroissement de population qui devaient en être les suites, on a vu la disette menacer plusieurs contrées, la misère des peuples s'accroître, leurs larmes couler, les mères de famille craindre ou déplorer leur fécon- dité. ))
L'arrestation, un mois après, de Le Prévost de Beaumont, dont les lamentables aventures ressemblent trait pour trait à celles de Latude et qui avait étayé une tentative de chantage sur la dénonciation du prétendu pacte de
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famine, contribua encore à exciter les Parle- ments.
Dans une assemblée de police convoquée par la Cour de Paris, en exécution d'une- ordonnance de 1577, pour examiner la ques- tion des subsistances, le chancelier Séguier dit textuellement : « Nous avions vécu tran- » quillement depuis Charles IX, et Ton est » venu tout changer. 11 s'est élevé au milieu )) de la France une secte particulière ; ses » partisans se sont érigés en précepteurs du » o^enre humain ; ils ont enseio^né les na- » lions ; ils ont crié à la liberté et le nom » de liberté a réduit tout d'une extrémité du » royaume à Tautre. Les anciennes lois si » sages, si prudentes, fruit du travail, des » recherches, des réflexions des magistrats » les plus expérimentés, qui avaient été )) jusqu'icila source de Taisance, du bonheur, » de la félicité des peuples, on les a repré- » sentées comme contraires au bien public.»
Le président Le Pelletier signala à son tour » ces écrivains éblouis par les fausses lueurs » de leur imagination ou peut-être corrom- » pus^ qui colorent par des raisons spé- » cieuses un système propre à favoriser des » gains aussi énormes qu'illégitimes ».
Laverdy^ dont la maladresse avait favorisé les manœuvres, fut renvoyé. Le malheureux pava plus tard de sa tête les fautes incons- cientes qu'il avait commises.
Maynon dlnvau, qui lui succéda au con- trôle général essaya de les réparer ; puis Tabbé Terray vint au pouvoir ; la liberté du commerce des grains fut supprimée, peut- être dans des vues coupables. Les économistes furent d'autant plus atteints dans leur répu- tation que Malisset, en qui les marchands de grains montraient
Le galeux, le pelé d'où venait tout le mal, était l'inventeur de la mouture économique ^ dont le marquis de Mirabeau avait fait une expérience au Valfleury.
II
Il est permis de se demander si le silence de Quesnay, qui, à partir de février 1768, ne s'occupa plus ouvertement d'économie poli- tique, n'a pas été causé en partie par les évé- nements que nous venons de rappeler.
1. Grimm avait fait l'éloge de son invention en no- vembre 1767.
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Dans Toraison funèbre que le marquis de Mirabeau prononça quatre jours après la mort de son maître, devant son buste, et en présence des économistes rassemblés, on lit :
« Je dirai avec quelle fermeté probe et concentrée^ il souffrit le vent subit d'une disgrâce aussi audacieusement ameutée que profondément méditée. La même région qui, le siècle passé, porta contre Catinat Farrét insensé des Abdéritains contre Démocrite, renouvela de nos jours ce décret odieux et stupide contre Quesnay.
» Je dirai enfin avec quelle sagesse il choisit, il mesura, il rendit honorable sa retraite et donna sans ostentation comme sans faiblesse le rare exemple de la seule bonne conduite en ce genre, qui consiste à éluder et amortir la persécution sans lui faire tète, ni la fuir. »
Le marquis de Mirabeau connaissait trop bien les faits concernant Quesnay pour avoir tenu sans motifs un pareil langage. Yisait-il les faits qui avaient accompagné la mort de M'"® de Pompadour et l'hostilité de Ghoiseul contre Quesnay? Yisait-il d'autres événe- ments ? On ne sait.
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Mais à la fin de 1770, mourut Sénac, pre- mier médecin du roi. Sa succession fut très disputée ; elle semblait revenir de droit à Quesnay qui, quinze ans auparavant, avait failli l'obtenir. Elle ne fut donnée à personne. On dit que Louis XV voulait nommer Le Pionnier et que M™^ Dubarry poussait Bordeu. Du Pont de Xemours affirme que Quesnay re- fusa deux fois le poste de premier médecin ; la seconde fois serait à la mort de Sénac. En 1730, Quesnay n'aurait donc pas été dis- gracié et serait resté comme par le passé, premier médecin ordinaire et médecin du grand commun'.
1. M. Lorin a fait le compte de ses revenus. Ils montaient net à environ 16,000 li%'res, non compris la rente que lui avait laissée M"' de Pompadour, et ses revenus personnels:
Comme commissaire des guerres, il touchait. 900 livres. Comme premier médecin ordinaire
pour gages et habillement 2.000 1.
pour les grandes livrées . . 1 .500
à titre de pension 2.400 5.000
Comme médecin consultant 9.000
Comme médecin du grand
commun 1.8C0
Total IT.eOOiivres.
Rapportant net . . 16.072 livres.
_ 367 —
Cependant, le médecin de ]M™^ de Pompa- don r avait alors de nombreux ennemis.
Son buste fut exposé au Salon de 1771 ; Bachaumont écrivit :
« A travers les rides dont cette tête est parsemée, on y démêle la morgue pédan- tesque d'un agronome enflé de ses préten- dues découvertes... J'ai vu quelques gens du peuple prêts à briser la statue de cet homme, en apprenant qu'il était Fauteur de la cherté actuelle des grains par les spéculations fausses et les vues funestes qu'il avait inspi- rées au gouvernement. »
Et à la mort du roi, Quesnay ne fut pas appelé à lui donner des soins ^ ; il n'assista même pas aux consultations qui furent ouvertes entre les médecins du service de santé. Louis XVI enfin n'eut pas pour lui les ménagements d'amour-propre qu'avait mon-
1. Journal historique (1" mai 1774) : Treize mem- bres de la Faculté veillent continuellement sur cette personne sacrée, savoir : le sieur Le Monuier, faisant fonction de premier médecin ; deux médecins de quartier, les docteurs Lary et Bordeau, appelés de Paris ; deux chirurgiens de quartier, le sieur de la Martinière, pre- mier chirurgien, et le sieur Ardouillé, en survivance ; le premier apothicaire et ses acolytes, etc.
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très son grand-père : le 10 mai 1774, Lieutaud fut nommé premier médecin et Lassone fut désigné comme futur premier médecin ordi- naire \
L'âge avancé et Fétat de santé de Quesnay servaient de prétexte à ces mesures, a A la fin de sa vie, dit Grandjean de Jonchy, les douleurs que lui causait la goutte, étaient devenues plus aiguës et presque continuelles. Il les souffrait avec une pa- tience héroïque et disait à ses amis : « Il faut )) bien quelques maux à mon âge. » Chan- geant alors de propos, la conversation deve- nait très vive, souvent très gaie. »
« Assis auprès de notre maître, perclus, aveugle, souffrant et presque accablé, dit de son coté le marquis de Miraljeau, nous le sentions tout entier, nous Técoutions tout oracle, nous le révérions immortel. »
Quesnay travailla pourtant jusqu'à ses derniers jours et en 1770, lors du décès de Sénac, la souffrance et la vieillesse ne l'avaient pas encore accablé.
« Il a conservé jusqu'à sa mort, rapporte
1. Note des Gottinger Gelahrten Auzagen (26 juillet 1774), citée par M. Oneken.
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Hévin, ce goût et cette aptitude au travail, et ceux qui vivaient avec lui familièrement ne s'apercevaient pas que sa tète avait baissé. Il avouait seulement qu'elle n'était plus en état de fournir un travail suivi sur des ma- tières abstraites aussi longtemps que par le passé. Xous pouvons dire que, dans le mois qui a précédé sa mort, il a composé deux ou trois mémoires sur Téconomie politique dont la lecture a fait dire à un homme en place : « Il a une tète de trente ans sur un )) corps de quatre-vingts \ »
Il employait presque exclusivement ses loisirs cà Tétude des mathématiques qu'il regrettait d'avoir négligée * ; mais il s'égara. Ses amis essayèrent en vain de Tempècher de publier les résultats de son travail; il per- sista et fit paraître des Recherches philoso- phiques sur V évidence des vérités géométri- ques, au sujet desquelles Turgot ne put
1. Ce compliment d'un homme en place, qui peut- être était Turgot, n'était sans doute qu'une formule de déférence. Si les derniers écrits économiques du vieillard avaient eu autant de valeur que le dit Hevin Bandeau les aurait recueillis dans les Xouvelles Eptiè- mérides. «
2. G. de Fouchy.
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s'empêcher de dire : « C'est le scandale des scandales; c'est le soleil qui s'encroûte. »
Du Pont de Nemours écrivit au margrave de Bade : « M. le D*" Quesnay prend la li- berté d'offrir à Y. A. un exemplaire de ses Recherches philosophiques... Ce sont les récréations d'un vieillard bien respectable qui s'est occupé de géométrie pour la pre- mière fois à l'âge de 76 ans ; aussi quand il se trouverait quelque méprise dans sa géo- métrie, on ne devrait pas en être fort surpris; mais sa métaphysique est belle, son projet d'éléments de géométrie simple et très bien entendu et le lemme qui commence son tra- vail un coup de génie. On ne peut lui en demander davantage \))
Le lemme qu'admirait Du Pont est ainsi conçu : « Deux cercles égaux qui se croisent réciproquement de la circonférence au centre divisent en trois parties égales leur diamètre commun et divisent aussi en trois parties égales tous les arcs renfermés exactement entre leurs circonférences et qui passent par leurs centres. »
De là — nous n'essayons pas d'expliquer 1. 13 avril 1773.
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comment — Quesnay prétendit résoudre le problème de la trisection de Tangle et celui de la quadrature du cercle ! En même temps, il contesta les conceptions idéales du point et de la ligne \
Tel était néanmoins son respect pour la vérité et telle était aussi sa confiance en lui- même qu'il mit en tète de son livre, avec ré- ponses, les objections simples et décisives de géomètres qu'il avait consultés .
Son ouvrage est daté de 1773; la partie principale avait déjà été imprimée, sous le nom Aq Polygonométric , dans une plaquette qui, si Ton en croit les bibliographes, remon- terait à trois années auparavant, 1770'. Ce serait une preuve de plus de la ténacité de Quesnay ; ce serait aussi l'indication que sa passion pour les mathématiques avait pris naissance au moment où il cessa d'écrire sur Téconomie politique.
Quesnay mourut à Versailles le 16 décembre 1774, cinq mois après Tentrée de Turgot au ministère. « Deux jours avant sa mort, dit le
1- L'ouvrage se termine par l'exposé d'un plan simple et sensé d'éléments de géométrie pratique. 2. La Polj/fjonotnctric n'est pas datée.
— 372 — marquis de Mirabeau, Baudeau était allé le voir; le moribond se ranima en entendant la voix du fondateur et restaurateur des Ephémérides et s'entretint avec lui. Il tomba aussitôt après dans raffaissement pour ne plus se réveiller . »
(( Deux jours avant sa mort, dit de son coté Hévin, il eut la satisfaction d'apprendre la nouvelle de la cérémonie de la pose de la première pierre du collège de Chirurgie^ ( actuellement Tamphithéâtre de FÉcole de Médecine). Il en écouta les détails avec une joie marquée; depuis il n'a pas proféré vxne seule parole '. »
Chacun interprétait à son point de vue les derniers mouvements du mourant.
1. Quand cette cérémonie eut lieu, le bâtiuient, com- mencé en 1769, était presque achevé.
2. On prête à Quesnay, à la veille de sa mort, plu- sieurs propos ; nous ne les citerons pas. Chacun sait qu'il faut attacher peu de valeur aux anecdotes de ce genre. Il fut enterré à Versailles, dans la vieille Église Saint-Julien qui était à côté de l'Église Notre-Dame. M. René AUain a fait de vaines rechei'ches pour re- trouver ses restes.
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IV
Si nous avons réussi à exposer l'œuvre personnelle de Quesnay, telle que nous la comprenons, en la dégageant autant que possible de celle de ses disciples, nos lec- teurs auront vu que, chez le médecin de ;^|me (\q Pompadour, le philosophe social n'était pas séparé de l'économiste.
Quesnay « parti de la charrue», préparé à l'observation par ses études médicales, a commencé par chercher les causes de la détresse de l'agriculture et les moyens de la faire cesser.
Il vit alors la supériorité de la grande culture sur la petite et^ d'une manière géné- rale, l'action féconde du capital dans la production. Il signala les obstacles opposés par la réglementation au débit des produits agricoles et aux échanges de toute nature. Sachant distinguer entre l'utilité et la valeur, comprenant que les richesses doivent être à la fois « nécessaires aux hommes et commer- çables », il ruina le système de la balance du commerce et posa les bases de la théorie du libre échange.
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Il constata enfin que plus la concurrence est grande, et plus chacun s'ingénie à économi- ser sur les frais de production, entrevoyant ainsi la loi du moindre effort.
Si Quesnay n'a pas tiré tout le parti pos- sible de sa formule: « obtenir la plus grande augmentation possible de jouissances, par la plus grande diminution possible de tra- vail pénible », c'est qu'il s'est trompé sur la source de la richesse, en regardant trop exclusivement la production et la consom- mation du blé, et que se trompant quant à la source de la richesse, il erra quant à sa répartition.
La dénomination de classe stérile qu'il a don- née aux industriels et commerçants est ce qui a le plus nui à son système économique ; elle a permis aux adversaires de la liberté com- merciale de former contre lui une ligue puis- sante. En vain Turgot changea-t-il ensuite cette expression de classe stérile en celle de classe stipendiée et Du Pont de Xemours en celle de classe subordonnée, l'effet était pro- duit.
La proposition d'après laquelle la terre, y compris les produits des eaux, des mines,
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etc., est la source unique de la richesse, est évidente si Ton admet la matérialité de la richesse et si l'on donne au mot terre un sens très étendu; c'est de notre globe que rhomme tire la matière qu'il transforme ou déplace en utilisant les forces naturelles; mais cette proposition est incomplète, car peu d'utilités sont à notre disposition sans travail.
Quesnay n'a pas d'ailleurs placé, au moins dans ses premiers écrits, la source de la ri- chesse dans la terre; il Fa mise dans le pro- duit net, dans le revenu foncier, c'est-à-dire dans la différence entre les prix et les frais de production des produits agricoles. Si donc ces prix s'élevaient, même sans accrois- sement des frais de production, la vie deve- nait plus chère et pourtant la richesse aug- mentait. Quesnay ne vit pas cette contradiction.
Sa théorie du produit net a eu toutefois des conséquences heureuses ; elle a poussé vers l'agriculture les intelligences et les ca- pitaux que le Colbertisme avait dirigés vers la fabrication des objets manufacturés. Elle a ramené les riches sur leurs terres et pro- voqué ainsi de sérieuses améliorations. La
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traduction des Géorgiques par Delille en 1769, les Saisons de Saint-Lambert, les Mois de Roucher, les scènes de village qui rem- plirent le théâtre, les Pastorales, montrent combien le goût pour la vie rurale se déve- loppa au XYllP siècle.
De la doctrine du produit net est sortie logiquement celle de Fimpôt territorial uni- que. Aux yeux de Quesnay, toute autre forme d'imposition entraînait des frais de percep- tion inutiles et des destructions de richesses ; elle modifiait les conditions des échanges et gênait la liberté de chacun ; le prix de vente des produits imposés était majoré à la fois par la taxe et par les gènes subies : l'inci- dence retombait sur les cultivateurs et fina- lement sur les propriétaires ; la classe stérile n'était qu'un intermédiaire.
Cette autre erreur de Quesnay n'est pas moins visible. Mais si» Ton se rappelle quel arbitraire régnait dans la perception des con- tributions sous Fancien régime, combien étaient vexatoiresles procédés des agents des aides et ceux de la gabelle, quelles entraves apportaient aux transactions les droits de tout genre que le roi et les municipalités prèle-
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vaient sur les produits de certaines indus- tries, quels frais entraînait la multiplicité des taxes, on conçoit que l'impôt direct et unique ait pu séduire les esprits. Le prin- cipe en fut accepté presque universellement en France. Il le fut aussi à l'étranger : le margrave de Bade dans son état, et Léopold, dans le duché de Toscane, en firent des essais.
Les discussions qu'il souleva amenèrent en outre des réformes dans le mode de per- ception des taxes et firent condamner les impôts assis sur le revenu brut sans tenir compte des frais de production, comme la dîme et les vingtièmes.
Enfin cet impôt devait être réel; son établissement devait entraîner Tabolition des privilèges nobiliaires. Mais il aurait pu avoir une conséquence à laquelle Quesnay n'avait pas songé, la main-mise de TEtat sur le sol entier de la nation. En devenant co-proprié- taire du produit net, le prince aurait eu intérêt à augmenter sa part de co-propriété et à devenir propriétaire du sol entier pour avoir tout le produit net.
Aussi Fun des adversaires modernes de la
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propriété privée de la terre, Henri Georges a-t-il pu, avec quelque raison, dédier Tun de ses livres Protection et libre-échange « à la mémoire des illustres Français d'il » y a un siècle, Quesnay, ^lirabeau, Con- » dorcet, Du Pont et leurs amis qui, dans )) la nuit du despotisme, ont prédit les )) splendeurs de Tère nouvelle ».
Mais les erreurs de Quesnay, si graves qu'elles soient, ne Font pas empêché de sai- sir les vices des théories économiques émises avant lui et de poser vingt ans avant Adam Smith, les bases de l'économie politique moderne.
Comme philosophe social, son rôle ne fut pas moins important.
La conséquence des doctrines contenues dans le Traité de Droit naturel est qu'il faut plus compter sur le libre jeu des lois na- turelles que sur l'action du gouvernement et que le rôle de ce dernier doit être borné à la répression des violences, des fraudes et des usurpations. Quesnay, comme Gournay, ar- rachait le masque dont se couvrent en tout temps les intérêts particuliers exclusifs pour obtenir des lois à leur profit.
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Ainsi que son émule, il ne fut qu'un précur- seur ; ses idées furent reprises, développées, perfectionnées principalement par Turgot ; mais son système a été la base initiale des théories économiques libérales, et, à ce titre, il a dans Thistoire des idées une place consi- dérable.
Si la célébrité du médecin de M™^ de Pompadour n'est pas plus grande, si le pu- blic le connaît moins que Montesquieu et que J.-J. Rousseau, par exemple, c'est qu'il ne fut pas un écrivain ; il avait de fortes pen- sées qu'il ne savait pas embellir. Ainsi que l'a dit un peu brutalement Turgot, à propos des écrits réunis dans la Physiocratie : « On ne se donne pas l'âme et le talent quand on ne les a point. »
Sa position ne lui permettait pas d'ailleurs d'exposer ouvertement ses idées; il parlait librement dans son entresol et presque aussi librement dans l'appartement de M'"^ de Pompadour; mais il ne pouvait signer ce qui sortait de sa plume. Aussi voulait-il des disciples pour le suppléer; il en eut, les fit travailler sous ses yeux et les excita sans relâche. Son petit logement du grand com-
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mun était une sorte d'atelier oîi, comme chez les peintres d'autrefois, se groupaient les élèves sous la direction du maître.
A la Cour, il exerça longtemps, quoique par en dessous, une réelle influence. C'est sur ses conseils, adroitement donnés, que ^jme jg Pompadour se mêla d'affaires sé- rieuses, qu'elle se mit à aimer Tagriculture, qu'elle invita Bertin à s'en occuper et à pré- parer la réforme delà législation des grains, que peut-être elle amena Louis X^' à s'inté- resser aux questions économiques. Quesnay était craint; ses propos mordants lui avaient fait des ennemis; on ne pouvait lui repro- cher d'avoir, sans naissance et sans fortune, accepté un emploi avantageux auprès de la favorite ; presque tous les gens de cour la sollicitaient et Tadulaient; mais on ne lui pardonna pas d'avoir voulu jouer un rôle su- périeur à sa situation modeste, en agissant sur l'esprit de celle qu'il servait.
Sa disgrâce n'a pas empêché le succès de ses doctrines. Il eut la satisfaction, dans ses derniers jours, de voir Turgot écrire à Louis XVI, le 24 août 1774, en entrant au con- trôle général : « On peut espérer de parve-
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nir par ramélioration de la culture, par la suppression des abus dans la perception, et par une répartition plus équitable des impositions, à soulager sensiblement le peuple sans diminuer beaucoup les revenus publics », et la satisfaction plus grande en- core de voir paraître, le 13 septembre 1774, Farrêt du Conseil qui rétablissait la liberté du commerce des grains à l'intérieur du royaume.
Quesnay avait eu deux fils et une lille. Celle-ci, Marie-XicoUe^ née en 1723, épousa Hévin, en 1740. Elle eut quatre enfants ; sa postérité existe encore aujourd'hui \ Comme sa mère, elle mourut en couches en 1761 ; Hévin se remaria peu de temps après '^ et resta néanmoins en bons termes avec son beau-père.
L'aîné des fils de Quesnay, le seul qui ait vécu, Biaise-Guillaume, fut inspecteur général
1. Dans la famille Aubery du BouUey.
2. Avec M"' de La Chaud, dont il eut une fille.
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des fourrages à A alenciennes ^ ; il épousa M^^^ d'Eguillon en 1747 et se livra à ragricul- ture dans la terre de Beauvoir, près Decize (Nièvre;, terre considérable que Ouesnav acheta en 1755 tant de son patrimoine que d'un don du roi et qui comprenait les domaines de Beauvoir , de Saint-Germain, de Beau- repaire, et une partie du fief de Glouvet *. Des cinq enfants de ce fils aîné, Tun, Ques- nay de Beauvoir, né à Versailles en 1750, mou- rut sans postérité. Un autre, Ouesnav de Si- Germain né à Valenciennes en 1751, fut Télève et le favori de son aïeul. 11 alla en Pologne avec Tévêque de Vilna, prince Massalski, et passa alors à Carslruhe où il fut reçu par le margrave de Bade. Un peu plus tard, Tur- got l'attacha à son cabinet. En 1776, il devint conseiller à la Gour des aides ; il fut ensuite député à TAssemblée législative, où il fit peu de bruit; les biographes du temps ne parlent pas de lui. C'était pourtant un
1. Il occupa ces fonctioD;s en 1747 et les occupait en- core en 1775.
2. Elle coûta à Quesnay 40,000 livres. Son fils lui paya une rente de 2.000 livres.
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homme de mérite \ Il est mort président du tribunal de Saumur en 1805 ^
Son frère cadet, Quesnay de Beaurepaire, né à St-Germain-en-Viry, en 1752, eut une vie aventureuse ; il partit à vingt ans faire la guerre de Tlndépendance; la maladie Tayant empêché de suivre les opérations militaires, il eut Tidée de fonder en Vir- ginie une Université, réunit des fonds, acheta de vastes terrains et posa, en 1786, la première pierre d'un établissement qui a donné naissance à l'Université de Richmond. Quesnay de Beaurepaire rentra en France en 1789, prit part aux premières guerres de la Révolution et se vit obligé de chercher un refuge à l'étranger ; il revint ensuite à Paris où il mourut contrôleur des contribu- tions en 1820. Son fils et son petit-fils ont suivi les traditions de leur grand oncle, Quesnay de Saint-Germain, en entrant dans la magistrature.
1. IlestFauteur d'unÉlogede Court de Gibelin (1784) et de brochures sur des questions de politique locale (1789). Du Pont de Nemours, dans une notice spéciale, a fait son éloge et en même temps celui de son grand-père.
2. Sa postérité est dans les familles de Brinon, de Lavarelle et Chaslus.
ANNEXES
A
Acte de baptême de Quesnay
Le samedi, vingtième jour de juin au dit (1604), François, fils de Nicolas Quesnay, receveur de l'abbaye de Méray de Saint-Magloire, et de Louise Giroux, sa femme, a été baptisé par moi. vicaire soussigné. Le parrain, Nicolas Egasse, de la pa- roisse de Boissy, et la marraine, Jeanne Le Peintre, de la paroisse de Méray.
Ont signé : Egasse, Jeanne Le Peintre, G. Le-
breton.
B
Ouvrages attribués à Qmsnaij contre la Faculté de médecine
1736. Réfutation de la thèse de M. Maloet. docteur en médecine, par un chirurgien. (Insérée dans les Observations sur les écrits des modernes^ 2 juin 1736.)
SCHELLE. 25
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Réponse d'un chirurgien à la lettre insérée dans le Mercure de France du mois daoût dernier, et adressée aux auteurs des Observations sur les écrits des modernes.
(?) Réponse à la lettre de M... Procope à un ami de province i. par M. Desroziers. maître chirur- gien d'Etampes et d'Orléans.
1737. (?) Réponse de M. (Desroziers\ maître chi- rurgien d'Orléans, au médecin auteur du Bâillon. in-4o.
Réponse d'un chirurgien de Saint-Côme à la première lettre de M. Astruc. sur les maladies véné- riennes, avec une addition qui sert de réplique à la deuxième lettre, in-4o. l^r septembre 1737.
Lettres sur les disputes qui se sont élevées entre les médecins et les chirurgiens,
sur le droit qu'a M. Astruc d'entrer dans ces disputes,
sur la préférence qu'il se donne en comparant son ouvrage avec celui de Héry,
sur les médecins qui écrivent, selon M. Astruc. mieux que les chirurgiens,
sur l'inventeur des frictions,
sur le premier qui en a écrit.
sur les médecins étrangers que M. Astruc appelle au secours, pour soutenir la Faculté de Paris,
1. Insérée dans le Mercure d'août 173').
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sur l'ouvrage de ce docteur, De morbis Veneris,
sur la prééminence prétendue des médecins,
sur leur incapacité à traiter les maladies véné- riennes,
et sur le droit de propriété que les chirurgiens ont sur le traitement de ces maladies,
par M., chirurgien de Rouen, à M., chirurgien de Namur et docteur en médecine, 1737, in-4o.
(La première lettre est datée du 26 décembre 1737 ; la dernière du 16 février 1738.)
1739. Réponse à l'écrit intitulé : Cléon à Eu- doxie, touchant la prééminence prétendue des mé- decins sur les chirurgiens, adressée par M. Des- roziers, maître chirurgien d'Etampes. à M. Andry de Boisregard, d. m. f. p.
1743. Observations sur l'écrit intitulé : Réflexions sur la déclaration du Roi du 23 avril t7'i-3.
(Une deuxième édition a été augmentée d'une Réplique aux réponses des médecins.)
1744. (?) Recherches critiques et historiques sur l'origine, sur les divers états et sur les progrès de la chirurgie en France, 1744, in-4o et 2 in-12.
1748. Examen impartial des contestations des médecins et des chirurgiens, considérées par rap- port à l'intérêt public, par M. de B., in-12, 1748.
1749. (?) Mémoire présenté au roi par son pre- mier chirurgien, où l'on expose la sagesse de l'an- cienne législation sur l'état de la chirurgie en France, 1749, in-4o.
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Diplôme de docteur de Quesnay
Pro doctoratu medico.
Mauricius Grandelus, régis consiliarius et mc- dicus. necnon in celeberrima Universitate Ponti Mussana Facultatis medicEe, professer regiiis atquc decanus et Collegium professorum regiorum ejus- dem Facultatis. Universatis et singulis présentes litteras visuris et audituris, salutem in Domino sempiternam. Cum vitœ, morum probitas. erii- ditio varia, et fama laudabilis magistri domini Francisai Quesnay, ex Merey, diocesis Carnotensis, medicina licentiati, nobis sat conspccta? sint, nec- non ejus doctrina et peritia, quibus baccalaureatus gradum in medicina hic et ubique terrarum exer- cere licentium a nobis obtinere méritas est ipse ad cumulum gloriœ et ad lauream Apollinarem consequendam intcntus ut magna pnrmia magnis laboribus débita adipisceretur.
His de causis pnedicti magistri domini I-'rancisci Quesnay doctrinam multis examinibus probavi- mus ; qua ratione factum est ut idoncus s!t habitus qui doctoratus laurea insigneretur. Itaque, pnr- misso diligenti ac rigoroso examine, prirmissisque disputationibus publicis, ac probata ejus fidei catholiCcT professione, nos, sub authoritatc apus-
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tolica ac regia qua ac parte fungimur, pra?dictiim magistrum dominum Franciscum Quesnay, medi- cina licenciatum ac doctoratum in medicina, crea- mus ac declaramus. eique facultatem et licentiain tranferimus docendœ et exercendœ medicinœ hic et ubique terrarum, vestem coccineam et epo- midem, aliaque insigna doctoratus indiicere, omnia demum privilégia quae Sanctissimorum Pontificum indultis et principum constitutionibus concessa, sunt et ad hune gradum ad instar antiquissarum Facultatum Parisiensis et Bononiensis pertinentia generaliter impertimus. In cujus rei fidem bis litteris per secretarium Facultatis nostrae expe- ditis, et utroque sigillo nostro munitis, subscripsi- mus. Datum Ponti Mussi in comitiis nostris, die nona mensis septembris anni millesimi septen- gentesimi quadragesimi quarti.
Grandelus, — Jadelot, régis consiliarius et me- dicus, professer regius, — Le Lorrain, professor regius. Ex mandato domini Decani : Isarrette, se- cretarius.
D
Lettres à Mirabeau sur le Tableau économique
I
J'ai tâché de faire un tableau fondamental de Tordre économique, pour y représenter les dé-
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penses et les produits sous un aspect facile à saisir, et pour juger clairement des arrangements et des dérangements que le Gouvernement peut y causer ; vous verrez si je suis parvenu à mon but. Vous avez vu d'autres tableaux ces jours-ci. Il y a de quoi méditer sur le présent et sur l'ave- nir. Je suis de la dernière surprise que le Parle- ment ne présente d'autres ressources pour la répa- ration de l'Etat que dans l'économie ; il n'en sait pas si long que l'intendant d'un seigneur qui dépensait plus qu'il n'avait de revenu, et qui le pressait de lui trouver des ressources ; celui-là ne lui dit pas : Epargnez !, mais il lui représenta qu'il ne devait pas mettre les chevaux de carrosse à l'écurie et que, tout étant à sa place, il pourrait dépenser encore davantage sans se ruiner. Il paraît donc que nos remontrants ne sont que des citadins bien peu instruits sur les matières dont ils parlent et sont, par là, dun faible secours pour le public. Votre dernière, lettre remarque bien que les efforts des particuliers sont fort stériles, mais il ne faut pas se décourager, car la crise effrayante viendra, et il faudra avoir recours aux lumières de (la) médecine. Vale.
II
Mme la marquise de Pailly me dit que vous êtes encore empêtré dans le zizac. Il est vrai qu'il a
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rapport à tant de choses qu'il est difficile d'en saisir l'accord, ou plutôt de le pénétrer avec évi- dence. On peut voir dans ce zizac ce qui se fait, sans voir le comment, mais ce n'est pas assez pour vous.
On y voit: !« que l'emploi de 400 livres d'avances annuelles, pour les frais de l'agriculture, produi- sent 400 livres de revenu et que 200 livres d"a- vances employées à l'industrie ne produisent rien au delà du salaire qui revient aux ouvriers ; encore le salaire est-il fourni par le revenu que produit l'agriculture. Ce revenu se partage par la dépense du propriétaire, à peu près également ; la moitié retourne à Tagriculture pour les achats de pain, viande, bois, etc., et les hommes qui re- çoivent cette moitié de revenu et qui en vivent, sont employés aux travaux de la terre qui font renaître la valeur de cette même somme en pro- ductions de l'agriculture. Ainsi le même revenu se perpétue. Vous direz peut-être que vous ne voyez pas encore renaître que la moitié. Attendez les autres distributions. Le reste y reviendra. Ces colons vivent en même temps de cette même somme ; mais leur travail, par les dons de la terre, produit plus que leur dépense et ce produit net est ce qu'on appelle revenu.
L'autre moitié du revenu du propriétaire est employé, par celui-ci. aux achats des ouvrages de
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main-d'œuvre pour ses entretiens de vêtements, ameublement, ustensiles, et de toutes autres choses qui s'usent ou qui s'éteignent sans reproduction renaissante de ces mêmes choses. Ainsi le produit du travail des ouvriers qui les fabriquent, ne s'étend pas au delà du salaire qui les fait subsister et qui leur restituent leurs avances. Il n'3^ a donc rien ici que dispendieux en nourriture d'hommes, qui ne produisent que pour leur propre dépense, qui leur est payée par le revenu que produit l'agri- culture. C'est par cette raison que je la nomme dépense stérile.
Souvenez-vous toujours de l'axiome qui dit que, quand la marchandise ne vaut pas les frais, il faut quitter le métier ; cela est vrai, sans excep- tion; mais si, au moins, la marchandise vaut les frais, il y a une distinction à faire, savoir quand les frais nourrissent des hommes, car il y a des dépenses qui ne les nourrissent point, et qui ne les intéressent que quand il y a un produit net à leur, profit. Je veux faire transporter de loin des bois à Paris, et j'examine si les frais de charrois n'enlèveront pas tout le profit, et ces frais qui nourrissent des chevaux et presque point d'hommes, sont d'un autre genre que ceux qui nourrissent des hommes et n'entrent point dan:» mon zizac sous le même point de vue, car on y envisage les richesses par rapport aux hommes
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et les hommes relativement aux richesses ; ce rapport est un des objets du Tableau.
Un second objet est la marche de la distribution des revenus qui en assure le retour avec la subsis- tance des hommes. On y voit d'abord comment la dépense du propriétaire se distribue à lagricul- ture et à l'industrie; et on y voit ensuite comment chaque somme, arrivée à Tune et à l'autre, se distribue encore réciproquement, de part et d autre, jusqu'au dernier sol.
Les ouvriers de la classe de l'industrie dépensent dans leur classement, la moitié de la somme de leur salaire, pour les marchandises de main-d'œuvre dont ils ont besoin pour leur entretien, et l'autre moitié retourne à l'agriculture, pour l'achat de leur subsistance. On voit la même chose du côté de l'agriculture. Les colons y emploient, pour leur subsistance, la moitié de la somme qu'ils reçoivent, et portent l'autre moitié à l'industrie pour les marchandises de main-d'œuvre, nécessaires pour leur entretien. Ainsi, à chaque classe, il y a, pour la dépense des sommes qui leur sont dis- tribuées, le même partage que pour la dépense du revenu du propriétaire, à la réserve que cha- cune de ces classes reçoit réciproquement lune de l'autre, et s'entrerend également, et que le tout se reproduit dans la classe de l'agriculture, et on voit que par la distribution d'un revenu de
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400 livres, cette somme tient lieu de 800 livres, réparties tant chez le propriétaire que dans les classes de lagriculture et de l'industrie, où elle est partout employée aux achats des choses qui servent à la nourriture et à l'usage des hommes.
Mais un autre objet à considérer dans notre zizac, sont les avances nécessaires pour le mou- vement de la machine qui est tenue en action par les hommes, et le rapport de ces avances avec le revenu positis ponendis. On y voit encore, du côté de l'agriculture, que les avances employées en frais y renaissent ainsi que le revenu, et qu'une partie de ces avances y est employée en salaire d'hommes qui travaillent à la culture et qui y subsistent par ce salaire ; par là, on voit, d'un coup d'œil, l'usage et le compte des richesses et des sommes, leur rapport et leur influence réci- proque, et toute l'àme du gouvernement écono- mique des états aratoires.
Ainsi, le zizac bien conçu, abrège l)ien du détail et peint aux yeux des idées fort entrelacées que la simple intelligence aurait bien de la peine à saisir, à démêler, et à accorder, par la voie du discours ; encore ces idées seraient-elles fort fugi- tives, au lieu qu'épurées dans l'imagination par le Tableau, ni elles, ni leurs combinaisons ne peuvent plus échapper, ou seront, du moins, très faciles à se représenter toutes ensemble dans leur ordre
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et dans leur correspondance en un seul aspect, où l'on peut méditer à l'aise sans y rien perdre de vue, et sans que l'esprit se charge de l'arran- gement.
Je vous enverrai une seconde édition augmentée et corrigée, comme c'est la coutume, mais ne crai- gnez pas, ce livret de ménage ne deviendra trop volumineux. Jen fais imprimer trois exemplaires pour voir cela plus au clair, mais je crois que sa place serait bien à la fin de votre dissertation pour le prix de la Société de Berne, si vous l'en trouvez digne avec un préliminaire de votre façon; la dissertation elle-même est déjà un bon prélimi- naire. Mais comme vous y avez trouve de l'em- barras, vous serez, par cette raison, plus clair que moi à prévoir ce qui peut arrêter, parce que vous avez été arrêté vous-même. Dans ma seconde édition, je pars d'un revenu de 600 livres, pour faire la part un peu plus grosse à tout le monde; car elle était trop maigre en partant d'un revenu de 400 livres, ce qui revenait trop au malheureux sort de nos pauvres habitants du royaume d'A- trophie ou de Marasme ([ui, pour comble de malheur, est tombé sous la conduite d'un médecin qui n'épargne pas les saignées et la dicte, sans imaginer aucun restaurant. Je ne vous en dirai i)as davantage, trop digne citoyen, de crainte de ré- veiller en vous des sentiments trop affligeants.
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Respirez du moins dans le silence de votre cam- pagne. Vale.
III
J'ai été très content du premier chapitre et de la première moitié du second; Tordre manque dans la suite, le style y est faible, obscur et bas; ce nest encore qu'un croquis d'idées qui ne peut servir que de remémoratif à l'auteur, pour retrouver ses matériaux, les façonner, les mettre en place et construire noblement, solidement et en bel aspect. Votre répugnance pour les hiéro- glifes arithmétiques est ici fort déplacée. Les grands appareils de calcul accablent, il est vrai, l'intelligence des lecteurs, mais le commun d'entre eux ne s'attache qu'aux résultats qui les rendent tout d un coup fort savants, mais ceux qui étudient sérieusement, et qui approfondissent, ne s'en tiennent pas là, ils démêlent, ils vérifient, ils con- cilient toutes les parties numéraires dune science si multiple. C'est pour eux qu'il faut travailler, car ce sont eux qui sont les véritables dépositaires et les véritables apôtres des sciences et les véri- tables suppôts des livres; les autres lecteurs, qui ne lisent que pour samuser et babiller sans juge- ment, et qui ne sont d'aucun poids dans la société m'intéressent peu; ils ne voient jamais un livre qu'une fois et loublient pour toujours. On ne fait
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pas des livres de sciences pour n'avoir, comme les petits pâtés, que l'existence du moment. Les livres de sciences qui se prouvent par les calculs, sont les plus durables et les plus relus, quand ils remplissent leur objet, car on est sans cesse obligé d'y revenir pour suppléer à la mémoire qui ne peut pas retenir toutes les quotités que ren- ferment de pareilles sciences, où les calculs sont toujours ce quil y a de plus décisif et de plus précieux pour l'instruction. La théorie de l'impôt n'aurait jamais pu démontrer, sans les calculs, que l'impôt ne doit être payé que par les propriétaires, au profit même des propriétaires. La démonstra- tion de ces paradoxes est réservée aux seuls calculs. Ainsi, point de sciences en ce genre, sans la décision des calculs; elles ne seront que confu- sion, opinions, erreurs et administrations funestes. Réconciliez-vous donc avec les calculs, ce sont vos anges tutélaires et les juges souverains des intérêts numéraires des hommes et ils doivent tenir la place la plus apparente dans votre ouvrage. Ce- pendant, vous pouvez les réserver pour la fin de chaque chapitre où ils conviennent, soit en conti- nuation, soit en forme de notes, comme vous le jugerez à propos, mais il ne faut pas les renvoyer à d'autres chapitres, où ils ne prépareraient pas si bien l'esprit du lecteur à l'intelligence successive des parties du tableau. On peut même dire que
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leurs véritables places de détail étant manquées, ce serait un grand défaut dans un ouvrage où l'ordre est si essentiel, surtout Tordre des con- naissances primitives et génératives. Or. ce sont les calculs mêmes que j'appelle connaissances, car sans eux tout est doute, tout est contestable ici. Si on manque leur place, les lecteurs manqueront aussi d'apercevoir les rapports qu'ils ont entre eux et avec les objets. Je ne crois pas que vous puissiez vous dispenser de mettre à la fin du pre- mier chapitre les calculs des dépenses pour montrer complètement ce premier objet qui est la racine du Tableau, qui doit faire envisager avec précision les quotités des dépenses dans toutes ses parties et qui fait connaître l'importance de leurs sources, et ensuite les calculs des avances qui naissent de ces sources, par le moyen des dépenses. Tout cela est donc étroitement lié et préparatoire à l'intelligence des autres objets.
'SI. Dumonfi vous a donc poussé et rencoigné dans le revirement de la classe stérile qui renvoie toute sa recette à la classe productive, mais il n'aperçoit pas que dans celle-ci. dans le cas dont il s'agit, les achats surpassent les ventes ou sa recette, et que par ce beau ménage, elle se ruine, qu'en se ruinant, elle a progressivement moins à
1. Nous ne savons quel est le Dumont dont il est ici ques- tion.
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vendre chaque année, et que la classe stérile ne peut lui acheter qu autant qu'il y a à vendre, et que si la classe stérile augmente ses dépenses, il faut qu'elle achète de Tétranger. Ainsi jamais la classe productive ne peut trouver de dédommage- ment.
J'ai donné le placet et point de réponse.
En relisant votre lettre, je me suis aperçu que mes misérables brouillons vous rendraient pares- seux. Pensez à votre tour; vous en savez autant que moi par principes, soyez de plus, marchand en détail. Je me suis occupé autant quil est en moi des calculs, parce que c'est l'extrait décisif et le compendium de cette science, développez-en les mystères par le raisonnement; cela vous va mieux qu'à moi, qui ne vise qu'aux résultats. Cepen- dant, je pourrai mettre par addition, ce que vous aurez oublié, et que j'ai aperçu dans la route que j'ai parcourue. Au reste, ce qui va, va bien pour compléter votre gloire immortelle. C'est ici le grand œuvre de votre intelligence. Pensez-y bien.
E
Iconographie de Quesnay'^
Portrait peint par J. Chevallier (1745), gravé par J. G. Wille (1747).
1. D'après M. Lorin.
~ 400 —
Portrait peint par Fredou, gravé par J. C. François, (1767)'.
Portrait demandé par l'Académie de chirurgie, en 1764 (actuellement à la Faculté de médecine).
Buste par Yassé (Salon de 1771).
Buste (posthume), par Houdon (Salon de 1781).
Buste par Leroux, sur le monument élevé à Quesnay. dans la commune de Méré, sur l'ini- tiative de M. Allain-Lecanu (1898).
1. C'est ce portrait qui est reproduit eu tète du présent volume.
TABLE DES MATIÈRES
QUESNAY CHIRURGIEN
Travaux antérieurs sur Quesnay. — II. Ses origines et sa jeunesse. — III. Quesnay, chi- rurgien à Mantes. — IV. La Communauté de Saint-Côme et la Faculté de médecine. — V. L'Académie de Chirurgie. — VI. Quesnay contre la Faculté. — VII. Quesnay reçu mé- decin 1
QUESNAY CHEZ M"" DE POMPADOUR
Quesnay médecin de la favorite. — II. Affaires auxquelles il fut mêlé : Latude, la comtesse d'Estrade. — III. Ses rapports avec Louis XV ; sa noblesse. — IV. Son entresol. — V. Son crédit; son caractère. — VI. Ses ouvrages mé- dicaux et scientifiques. — VIL Sa philoso- phie 93
QUESNAY ET L ENCYCLOPÉDIE
Articles de Quesnay dans l'Encyclopédie. — IL Précurseurs de Quesnay, Boisguilbert, Vauban, Melon, Du Tôt, Locke — III. Cantil- lon, D'Argenson, Forbonnais. — IV. Article Fermiers. Article Grains. — V. Articles inédits : Hommes, Impôts, Intérêt de l'ar- gent 153
SCHELLE. 26
402
LE TABLEAU ECONOMIQUE
l.Quesnay et Marmontel. — IL L'Ami des hom- mes. — III. Les Questions intéressantes sur la population. — IV. Le Tableau économique.
— V. Les Éditions successives du Tableau. — VI. Objet du Tableau. — VIL Les Maximes.
— VIII. Commentaire des Maximes 221
LA PHYSIOCRATIE
I. La Philosophie rurale. La liberté du commerce des grains. Choiseul. Mort de M"" de Pompa- dour. — IL Le dauphin, fils de Louis XV. Le Journal de l'agriculture. Le libre échange. — III. Le droit naturel. — IV. Le despotisme légal et Le Mercier de La Rivière 297
LA VIEILLESSE DE QUESNAY
I. Derniers articles économiques. Le pacte de famine. — IL Vieillesse et mort de Quesnay.
— III. Son reuvre. — IV. Sa postérité 353
ANNEXES
A. Acte de baptême de Quesnay. — B. Ouvrages qui lui sont attribués contre la Faculté de mé- decine. — C. Son diplôme de docteur. — D. Ses lettres à Mirabeau sur le Tableau éco- nomique. — E. Iconographie 385
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