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Li POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE MICHELET
Dans l'œuvre de Michelet, ce volume est l'un des plus propres à le bien faire connaître. Aux divers écrits qui le composent, les éditeurs ont eu la bonne iJée de joindre le morceau intitulé : la France devant r Europe, c'est-à-dire le suprême appel adressé par Michelet, vers la fin de la guerre, aux puissances européennes. Ce morceau, qui conlrasle, par les cir- constances où il a été écrit, avec les précédentes études, en forme le naturel complément. On ne con- naît un homme qu'après qu'il a subi l'épreuve du malheur : il. -fallait aux sentiments de Michelet, pour en montrer la sincérité, la terrible épreuve de 1870. Son amour de l'humanité a survécu à cette date funeste.
Le lecteur de 1899, en prenant connaissance de ce
a
II LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE
que nous appelons « la politique étrangère de Miche- let », restera surpris plus d'une fois. Quelle exubé- rance de générosité I Quelle prodigalité du cœur ! Nous avons peine à nous mettre à l'unisson. Et cependant, il fut un temps où il n'était pas seul à penser, à parler, à aimer de la sorte. Il faut nous rappeler que les premiers de ces essais sont d'une époque où, pour diriger les affaires étrangères, l'instinct populaire avait fait choix d'un poète. Les sympathies de la France allaient aux nations voisines qui lui répon- daient par leurs sympathies. A la nouvelle d'une révolution à Paris, des révolutions pareilles éclataient à Milan, à Naples, à Vienne, à Munich, à Berlin.' Et, d'autre part, à l'appel de la Pologne, de l'Italie, de la Hongrie, des mouvements populaires se produisaient à Paris.
Nous verrons donc d'abord la politique de Michelet en ses espoirs sans limite; puis, la Fortune s'étant prononcée, nous assisterons au cruel désenchante- ment, mais non pas au découragement ni au repentir.
Je vais, autant que possible, laisser parler l'écri- vain lui-môme. On trahirait sa pensée, si l'on trans- portait ces effusions, ces apostrophes brûlantes dans la langue sèche et désabusée dont nous avons pris l'habitude.
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DB MIGHELBT. III
I
Michelet nous Ta dit dans nne de ses pages les plus fameuses et je me souviens de le lui avoir entendu répéter, non sans solennité, au Collège de France. Toutes les fois qu'il hésite, toutes les fois que Tavenir se voile à ses yeux, il a un guide infaillible pour se diriger et voir clair : l'esprit de la Révolution. De la Révolution, il parle comme Tapôtre parle de TEsprit-Saint. « Elle, elle sait, et les autres n'ont pas su,.. Dans la Révolution, se garde le profond mys- tère divin, l'inextinguible étincelle. »
Où saisir cet esprit de la Révolution? Michelet, pour le trouver, a un moyen sûr : il descend en lui- même : « Vivant esprit de la France, où te saisirai-je, si ce n'est en moil » Il va au Champ-de-Mars, témoin des fêles de la Fédération, s'assied sur l'herbe sèche, et respire le grand souffle qui court sur la plaine aride. Ce coin de terre est sacré. « Quel Dieu? on n'en sait rien... Ici réside un Dieu. »
« Trois millions d'hommes, levés comme un homme>ann^*, décrétèrent ici la paix éternelle. »
Pourquoi armés? Pourquoi? ils n'avaient pas d'en- uemis. « 0 mes ennemis, disais-tu, il n'y a plus d'en- nemis ! Tu tendis la main à tous, leur offris ta coupe à boire à la paix des nations. Sur ton drapeau 4e guerre, tu écrivis ; La Paix, »
IV LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE
Cette antithèse d'une nation qui s'arme pour décréter la paix universelle, c'est le symbole de la politique étrangère de Michelet. « En 90, aux fédéra- lions, dans son armement pacifique, la France com- mença à rêver la fédération générale sur les trônes brisés des rois. »
Il s'agit d'abord d'une propagande toute pacifique : mais la pente est glissante et la progression se fait avec une singulière rapidité. « En 1790, lors des débats sur le droit de paix et de guerre, Volney pro- pose l'article suivant : « La nation française s'interdit dès ce moment d'entreprendre aucune guerre tendant à accroître son territoire ». Deux ans plus tard, sur la proposition de La Réveillière-Lépeaux, la Conven- tion déclare que « tout peuple qui voudrait être libre trouverait en elle appui, fraternité ». Puis, la der- nière étape est franchie. « Votons, dit Merlin de Thionville, la guerre aux rois et la paix aux nations ».
Ce fut le début des vingt-deux années les plus bel- liqueuses de notre histoire.
Michelet, dans son Histoire de la Révolution, ne recule pas devant cette conséquence de ses idées. « Il s'agissait d'écarter, le fer à la main, les barrières de tyrannie qui nous séparaient barbarement : la guerre que firent ces premières années de la Révolution fut une guerre saittte s'il en fut jamais, une guerre de foi et d'amour. » D'ailleurs les nations étrangères y gagnaient. « Elles gagnaient par nous en un jour
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DE MICHELKT. Y
toute la conquête des siècles. Cet héritage de raison et de liberté, cette terre promise qu'ils auraient voulu entrevoir au prix de leur vie, la générosité de la France les donnait pour rien à qui en voulait. »
Étrange illusion I Nous verrons à la fin de sa vie, devant la leçon tragique de la réalité, Michelet soup- çonner ce qu'il y avait d'erroné et de trompeur dans celte métaphysique révolutionnaire. Mais laissons-le d'abord suivre le cours des événements.
Après vingt*deux ans, la France épuisée, ayant donné tout son sang, tombe sur le champ de bataille de Waterloo. Elle tombe sous le ressentiment des peuples, pour qui sa chute est un affranchissement. Les nations la dénoncent comme l'ennemie de tout droit, de toute paix, de toute liberté ! Tel est l'épi- logue des fêtes de la Fédération.
L'expérience semblait avoir condamné pour tou- jours les belles espérances de 1790. Mais il en est des idées d'un peuple, une fois qu'à un moment décisif de l'histoire elles sont entrées au plus profond de son esprit, comme de ces cours d'eau qui, après s'être perdus sous terre, reparaissent à ciel ouvert un peu plus loin. A chaque secousse de notre vie publique, l'idée d'une France vengeresse des peuples opprimés remonte dans les imaginations : on sait que chez beaucoup de combattants de 1830, la liberté se pré- sentait sous l'image d'une déclaration de guerre aux 'monarchies de l'Europe. En 1848, nous retrouvons la
VI LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE
môme pensée, déjà plus atténuée, mais encore vivante. C'est ici qu'on peut apprécier rinspiratioa supérieure de l'homme à qui la France, en 1848, avait confié la direction de ses destinées. Parmi un peuple prêt à tous les entraînements, c'est le poète qui se montre le plus sage. C(?mbien de sang, combien d'er- reurs, combien de déceptions nous a-t-il épargnés ! « La proclamation de la République française, écrivait Lamartine aux agents diplomatiques, n'est un acte d'agression contre aucune forme de gouvernement... La République française se proclame l'alliée intellec- tuelle et cordiale de tous les droits, de tous les pro- grès... Elle ne fera point de propagande sourde oa incendiaire chez ses voisins. Elle sait qu'il n'y a de libertés durables que celles qui naissent d'elles-mêmes sur leur propre sol. Le monde et nous, nous voulons marcher à la fraternité et à la paix. »
Les premiers essais de ce volume appartiennent à la même inspiration: nous y retrouvons la même pensée que chez Lamartine, mais avec quelque chose de plus intime, de plus ému, et (comme la responsabiUté est moindre) de plus prêt à l'action. Michelet s'adresse aux nations opprimées comme un consolateur, leur prê- chant la patience, mais en même temps leur rappelant un passé illustre et leur faisant espérer la délivrance.
Aux Polonais, aux Hongrois, aux Roumains, il adresse successivement sa parole vibrante.
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DE HIGHBLBT. Vif
II
Pour Michelet, la Pologne se présente sous les traits de deux hommes : Kosciusko et Mickiewicz. Car presque toujours sous les généralités de Thisto- rlen, il y a des souvenirs personnels.
Il avait connu l'ancien dictateur de Varsovie durant les dernières années de son exiL Le souvenir qu'il en garde est presque religieux. Kosciusko est le dernier des chevaliers, un héros, un saint, l'homme qui a réa- lisé l'absolue bonté humaine; un cœur net comme Vacier avec Tâme tendre d'un enfant. En lui, nous aimons, nous reconnaissons Tantiquc Pologne, en lui nous honorons le génie de cette grande race. Comme gage d''une amitié indestructible, Michelet offre à la Pologne ce portrait d'un des hommes les meilleurs qui aient honoré la nature humaine.
L'autre grand Polonais, Mickiewicz, avait été son collègue au Collège de France. Il admire son génie, mais encore plus la grandeur de son âme. « Nous avons eu sous les yeux un miracle. Le Collège de France a été témoin de cette chose : sa chaire en reste sainte. Je parle du jour où nous vîmes, où nous enten- dîmes le grand poète delà Pologne, son illustre repré- sentant parle génie et le cœur, consommer, par devant la France, l'immolation des plus justes haines, et pro- noncer sur la Russie des paroles fraternelles. Les
VIII LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE
Russes qui étaient là furent foudroyés. Ils attachaient^ les yeux à terre... »
Par un effet de sa nature aimante comme de son esprit généralisateur, ce que Michelet avait trouvé en ces deux exemplaires de la nationalité polonaise, il Tavait étendu au peuple tout entier. Aussi la Pologne n'est-elle pas seulement la nation généreuse, hospita- lière, donnante, la nation humaine entre toutes : elle est marquée d'un sceau particulier, elle est douée da génie prophétique et poétique. « Ce peuple martelé, scié en deux, comme fut Isaïe, a pris dans son supplice des ailes prophétiques. Il ne marche plus, mais il vole. Les seuls poèmes sublimes qui aient apparu aux derniers temps sont ces deux cris de la Pologne, la Comédie infernale et la Vision de la nuit de Noël,.. Ah! dons du ciel, jamais vous ne fûtes plus néces- saires! Jamais vous ne vîntes consoler de plus grandes douleurs I Faites-leur voir déjà le monde juste et bon que nous aurons un jour. »
Comme contraste, comme repoussoir, Michelet, en face de la Pologne, place la Russie. Elle n'est qu'il- lusion et mensonge, son gouvernement est un monstre, elle n'a rien donné au monde, elle est la dissolution et la mort, elle n'existe pas... Mais bientôt il se reprend : « Grand peuple! pauvre peuple!... On plaint toujours la Pologne; pourquoi ne plaint-on la Russie? Cette race bonne et douce, docile, plus tendre aux affec- tions domestiques qu'aucune nation du monde... »
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DE UICflELKT. IX
Quand plus tard il apprendra raffranchissement des serfs, il s'écriera que c*est un pas gigantesque, qu'on en doit attendre la transformation de l'empire des czars.
Il eut encore le temps de connaître Tourguenciï. Mais la joie de lire Tolstoï lui fut refusée.
Un peu plus tard, Michelet s'adresse aux Hongrois : « Peuples de TOccident, qui, depuis si longtemps, loin de la barbarie, cultivez les arts de la paix, gardez toujours un reconnaissant souvenir pour les nations orientales qui, placées aux frontières de l'Europe , vous ont couverts et préservés du déluge tartare!... » Quand Michelet écrivait ceslignes, c'était justement le temps de l'insurrection hongroise. Après la défaite, les chefs vaincus avaient demandé l'hospitalité aux peuples d'Occident. « Nous l'avons connu ici, cet homme terrible, cet homme-fée, qui, sans arme, chassait des escadrons, les blessait du regard, celui sur qui mollissaient les balles, celui devant qui recu- laient les boulets effrayés. » Il s'agit de Bem, le l généraUuaigLois qui était venu, vers 1849, chercher un asile en France, et que Michelet avait eu l'occasion de voir. EnJu]^.scjieiwinH^^ comme en [
Kosciasko la Pologne.
Après les Hongrois, les Roumains... « Les Rou- mains, dont l'histoire contient dix-huit siècles de miracles, autant que de souffrances. » Elle aussi, la Roumanie, a soutenu l'atroce combat qui ferma l'Eu-
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X LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE
rope aux Tartares d'abord, puis aux Ottomans. Le sau- veur de la chrétienté, Jean Huniade, on ne sait au juste s'il fut Hongrois ou Roumain. C'est aujourd'hui un peuple élégant, d'éloculion facile, qui parle à mer- veille. La douceur, la tendresse du cœur valaque se révèlent en leur langue, pleine dé diminutifs gracieux, caressants. « Hommes de toute nation, de toute opi- nion, lisez, la belle et noble proclamation de la révo- lution de Valachie en 1848; voyez la modération incroyable, la clémence dont elle fit preuve, les ménagements qu'elle garda pour tous; vos yeux^ nous en sommes sûrs, n'iront pas jusqu'au bout sans s'obscurcir de larmes ! »
C'est à une femme, madame Rosetti, l'épouse du premier ministre de la révolution roumaine, que Michelet dédie l'étude que probablement elle lui avait inspirée. On lira avec intérêt les détails anec* dotiques mêlés à ce réquisitoire contre les diplo-» mates. Turcs, Anglais, Russes, qui se disputent la haute ttiain dans les Principautés!
Ce n'est pas que l'écrivain espère rien de soq ardent plaidoyer.
— Si vous n'espérez rien, pourquoi donc écrive?»- vous ?
— Pour moi, pour mon propre cœur. Pour expia- tion de ce que dut faire la France de 1848, et de ce qu'elle n'a pas fait. J'écris pour ceux qui errent, qui souffrent et qui attendent.
DE MICUBLBT. XI
Âiosi Michelet se faisait Tavocat des causes sacri-» fiées, rami des vaincus. S'il appelle la Russie « la barbarie organisée », s'il voit dans TAngleterre « le grand Tartafe », c'est seulement aux aristocraties égoïstes, aux diplomaties perfides, aux souverains, aux despotes, qu il en veut. « J'ai pleuré, dit il, de pesantes larmes sur mes ennemis. » Les peuples 1 il voudrait les serrer tous sur sa poitrine! Il voudrait les voir siéger dans les conseils européens pour y apporter la sagesse et la paix. Un monde commence, un monde d'humanité et de justice. La France se tient sur le seuil...
Michelet disait donc vrai quand il expliquait que pour se diriger il fixait les yeux sur la Révolution. Il recommence pour son compte la fête de la Fédéra- tion. « La France, en 91, apparaissait jeune et pure, comme la vierge de la liberté. Le monde était amou- reux d'elle. Du Rhin, des Pays-Bas, des Alpes, des voix l'invoquaient, suppliantes. Elle n'avait qu'à mettre un pied hors des frontières, elle était reçue à genoux. Jours sacrés de notre innocence, qui ne vous regretterai »
III
Après cette vision, comme dans une sombre scène de magie, le présent volume nous fait assister sou-
XII LA POLITIOUP ÉTRANGÈRE
daiti à récroulement de toutes ces espérances, à la disparition de ces figures vaines, à la métamorphose des prétendus frères en ennemis implacables, des amis supposés en spectateurs indifférents ou iro- niques. A son tour, la France est parmi les nations martyres. « Sauve-toi maintenant, toi qui sauvais les autres! » Dans l'obscurité de décembre 1870, sous le grand linceul de neige qui couvre toute l'Europe, Michelet, vieux, malade, éloigné de Paris, reprend sa plume, pour s'adresser aux sœurs de la France, qui laissent égorger leur aînée. On sent qu'il est atteint au cœur, mais il n'a pas perdu la faculté d'analyser et de juger : il embrasse d'un regard clairvoyant la situation présente, il voit déjà apparaître l'avenir.
D'abord, en historien, il se demande comment une telle catastrophe est devenue possible.
Par la politique décousue, incohérente, de Napo- léon 111. « 11 avait, dit Michelet, ce qui peut perdre le plus sûrement à la guerre et en politique. Il avançait volontiers, mais ensuite s'alarmait. De là tant d'avor- tements. L'affaire de Russie, de Crimée, ne manquait pas de grandeur. Mais il n'osa la pousser, en soule- vant la Pologne. L'affaire d'Italie était belle, mais il n'osa la pousser, en soulevant la Hongrie : entre Kossuth et l'Autriche, il pencha pour l'Autriche. Il voulait une Italie divisée, faible : il y gagna la haine des Italiens, qu'il venait de sauver... Le lendemain de Sadowa, un homme résolu se fût lancé en Aile-
DE MIGHBLET. XIII
magne « pour les libertés allemandes », pour sauver le Hanovre, la Hesse, la Bavière. Il eût falla une chose : oser dire ce mot : Liberté 1 11 eût fallu aussi déclarer qu'il ne demandait rien... Le Rlûn? Que nous importait? Personne ne songeait au Rhin que celui qui voulait s'y laver du sang du 2 décembre. » Après Napoléon, la responsabilité en revient au tentateur, au politique astucieux qui, après avoir joue et dupé TÂutriche, s'était dit qu'il jouerait et duperait la France.
Bismarck sait les chemins par où Ton pénètre jus- qu'au cœur de l'empereur : il s'adresse chez lui à un vague besoin d'agrandissement. Pour faire oublier à la France l'erreur du Mexique, rien ne vaudrait une acquisition sur le Rhin, a Le sorcier du Nord » fait miroiter cette image aux yeux de sa victime : et, par un excès de cynisme, il reprochera un jour à la France les appétits qu'il a su éveiller dans l'âme indécise et affaiblie de son interlocuteur. « Car jamais, dit Michelet, devançant en ceci les révélations de l'histoire, jamais la France n'a voulu la guerre. Il faut être fou pour croire que le paysan français désirât la guerre. On n'avait obtenu le plébiscite que par ce mensonge atroce qu'il devait assurer la paix. Les députés s'étaient fait nommer en jurant de voter la paix. Les préfets répétaient à l'empereur qu'on ne voulait que la paix. »
Ainsi l'ineptie de la politique impériale et la ruse
XIY Là POLITIi^UB ÉTRANGERS
du ministre prussien sont les causes immédiates de la guerre. Mais Michelet, par-dessous les événements du jour, est trop habitué à chereher les grands cou- rants de rtiistoire, les causes profondes et lointaines qui sont les véritables, pour se contenter de cette explication superficielle. Il lui coûte certainement de le dire. Mais en quelques mots il montre que la lo- gique des faits s*est enfin découverte à son regard. Il voit le lien qui, par une conséquence déplorable, mais certaine, rattache la guerre franco-allemande à ces guerres de la Révolution dont il s'était fait l'apôtre. La Révolution, pour les Allemands, ce ne sont pas les droits de Thomme, ce n'est pas la liberté, ce n'est ni l'égalité ni la fraternité, c'est l'unité allemande. La Révolution, comme un autre historien l'a dit, pour les Allemands, consistait à devenir une nation.
Ainsi l'entendaient depuis cinquante ans les poètes, les écrivains, les philosophes; ainsi l'entendait le vague instinct de la foule; car un même mot, traduit d'une langue dans une autre, change de sens, surtout quand il s'agit de ces mots où des millions d'hommes jettent confusément leurs ambitions séculaires, leurs rancunes inassouvies, leurs obscures aspirations *.
1. Les nations prennent les idées comme un moule dans lequel elles jettent tout ce que leur éducation incomplète, leurs expériences incohérentes, les influences accumulées de la famille et du pays ont entassé en elles d'ins^tincts, de sen- timents, de connaissances, de préjugés et d^erreurs. (Albert SoRBL, UEurope et la Révolution française^)
DB MIGHELET. XV
« Les Allemaocis, dit Michelet, étaient aveugles et ivres d*uoe passion, il est vrai, bien légitime et natu- relle : Tamour, la joie, le triomphe de Tunité natio* nale. Chaque peuple a de tels moments... »
Ce passage est capital dans la vie intellectuelle de Michelet. On voit que sous la leçon des événements, sa pensée a fait un pas. Il ajoute encore cette phrase caractéristique : « Les humanitaires sont fous de croire que les murs, les haies, les barrières se sont abaissés. Certains préjugés antiques ont disparu. Mais d'autres sont sortis des rivalités modernes. La prsonnalité croissante * sépare au contraire, de plus 6Q plas, sous certains rapports, et les nations et les individus. »
La personnalité croissante des nations : tel est, en effet, le problème de Favenir. On peut dire qu'à cer- tains égards nous voyons se former un idéal directe- ment contraire à celui du siècle précédent, lequel, feant rayonner le progrès d'un petit nombre de centres très éclairés, tenait pour un mal tout ce qui, à la façon d'un écran, pouvait s'interposer : langues, traditions, institutions séculaires. Ce que nos pères f^û xvm*' siècle tenaient pour un mal, c'est précisé- ment ce que les partisans des nationalités veulent ïûaintenir, veulent faire revivre.
Michelet indique ici le redoutable problème, sans
*En italiques dans le texte.
XVI LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE
chercher à entrevoir quelle somme, encore impos- sible à mesurer, de bien et de mal il réserve au siècle qui vient.
Mais ce qu'il a de la peine à admettre, c'est le manque absolu de générosité. « La rancune des vieilles guerres de Napoléon paraissait fort apaisée, dit-il, chez des gens dont les pères ont deux fois envahi la France et sont deux fois entrés à Paris. Cela finissait tout, ce semble. Voilà qu'ils oublient 1814 et 1815, ne veulent plus se souvenir que de leur revers d'Iéna. »
Gomme la France est loin décelai continue-t-il. Cinq ans après Waterloo, tout était oublié. « C'est le défaut de la France, son tort : elle aime le monde. Pour chacune des grandes nations, elle trouve des raisons excellentes d'aimer, d'estimer, d'admirer. Chacune représente un haut côté de l'âme humaine. Supposez que la Baltique ayant changé de lit, il n'y ait plus d'Allemagne. Quel serait notre deuil! Le monde n'aurait plus que de faux mouvements... »
Telle est^sa plainte, et il revient alors à des souve- nirs personnels : « Dieu me garde de rien effacer, de rien rabattre de ce que je dois à l'Allemagne! Quelle fut Témolion commune, quand, à la fête du 4 mars 1848, nous vîmes devant la Madeleine, parmi les drapeaux des nations qu'apportaient les députa- tions d'exilés de chaque pays, le grand drapeau de l'Allemagne, le saint drapeau de Luther, Kant et
DE MIGHELET. XVII
Fichte, Schiller et Beethovea. Quelle émotion 1 Dieu nous donne, disions-nous, de voir une grande Alle- magne! »
Nous percevons ici le cri d'une âme profondément blessée. Les hommes d'une génération plus récente auroQt peine à comprendre ceci : mais plusieurs, qui vivent encore, et qui pensaient et sentaient comme Michelet, se souviennent du déchirement qui se fit en eux. On pardonne difficilement à ceux qu'on aime de ne ressembler point à ce qu'on avait cru voir en eux. L'Allemagne, disait un jour Michelet, n*est que poésie et métaphysique. Hélas! le grand peintre des nations s'était trompé. Il avait prêté aux autres ce qui était en lui. C'est de son côté qu'étaient la méta- physique et la poésie. Car il s'est montré pareil à tous les autres, plus avide, plus matériel, plus terrestre que tous les autres, ce peuple à qui Schiller assignait le ciel comme domaine ! El depuis, il a semblé prendre plaisir à démentir de jour en jour la vaine opinion que le monde s'en était faite. On Ta vu pratiquer tout juste le contraire de la politique étrangère de Michelet : fermé de parti pris à toute considération autre que celle de son intérêt, égoïste avec pédan- lisme, il s'est allié aux forts contre les faibles, il a donné la main aux oppresseurs par-dessus le corps des vaincus. Tous ces biens qu'il appelait les plus grands biens de la vie n'ont point de valeur pour lui chez les autres.
XVm LA POLITIQUK ÉTRANGÈRE
Il n'est pas jusqu'au principe des nationalités qui, aux mains de ces docteurs nouveaux, n'ait changé d'aspect. Pour Michelet, comme pour la plupart de ses contemporains, ce principe signifiait le droit pour un peuple de choisir, le droit de voter sa nationa- lité : c'était, comme on l'a dit justement, l'application au dehors du principe de la souveraineté nationale- Mais de quoi n'est capable la subtilité des casuistes politiques quand elle s'appuie sur la force? On en a fait le droit pour les puissants de disposer des petits sous le prétexte d'une communauté de langue ou de race : ce qui devait être un principe de liberté est devenu un argument au service de l'ambition et de la force brutale.
Cependant, si après vingt-cinq ans, Michelet, reve- nant à la vie, pouvait jeter les yeux sur l'Europe, quelle serait son impression? Il saluerait ces peuples dont il avait espéré, désiré, encouragé les premiers efforts vers la lumière. Mais surtout ses regards iraient chercher la France... Le nouveau groupement des alliances, tout imprévu qu'il serait pour l'ami de Kosciusko, ne l'étonnerait pas beaucoup : ayant vécu de l'existence de la patrie à travers les siècles, il savait mieux que personne les exigences « de la dure, de la sauvage histoire des hommes ». Mais tout en prenant son parti des nécessités du présent, il dirait à son pays de ne se repentir d'aucune de ses
DE UIGHBLET. XIX
chimères d'autrefois : notre gloire , notre influence dans le monde ont tenu à ces chimères. La France doit rester Tamie des faibles et des opprimés, Tavocat des causes justes. N'essayons pas de changer le caractère de la nation : nous n'y gagnerions rien. Si la politique de désintéressement a eu ses mécomptes, une politique uniquement faite de calcul nous réussi- rait encore moins. Nos malheurs ont commencé le jour où nous avons laissé écraser un petit peuple sans élever la voix en sa faveur... La politique étran- gère de Michelet, dépouillée de son appareil agressif, est encore la seule qui nous convienne : si jamais la France cessait d'y être fidèle, le monde ne la reconnaîtrait plus, elle ne se reconnaîtrait plus elle-même I
Michel Bréal.
POLOGNE ET RUSSIE
KOSCIDSKO
POLOGNE ET RUSSIE
KOSCIUSKO
A LÀ POLOGNE.
La France offre à la Pologne, en gage d'une amitié plus forte que le destin, le portrait religieusement fidèle d'un homme chev à toutes deux, d'un des hom-. mes les meilleurs qui aient honoré la nature humaine.
D'autres furent aussi vaillants, d'autres plus grands peut-être ou plus exempts de faiblesse. Kosciusko fut, entre tous, éminemment bon.
4 POLOGNE ET RUSSIE.
C'est le dernier des chevaliers, — c'est le premier des citoyens (dans rorient de l'Europe). Le drapeau si haut porté de Tancienne chevalerie polonaise, sa générosité sans bornes ni mesure, et par delà la rai- son ; un cœur net comme l'acier, et avec cela une âme tendre, trop tendre parfois et crédule ; une douceur, une facilité d'enfant, — voilà tout Kosciusko. — Un héros, un saint, un simple.
Plusieurs, et des Polonais même, dans leur austé- rité républicaine, d'un point de vue tout romain, ont jugé sévèrement ce héros du cœur et de la nature. Ils n'ont pas trouvé en lui le grand homme et le politique que demandait la situation terrible où la destinée le plaça. Appelé à la défense d*une cause désespérée, à la lutte la. plus inégale, il accepta, crut au miracle, et, comme un chevalier, un saint, embrassa magnanime- ment les deux chances, victoire ou martyre. Mais, quant aux moyens violents qui pouvaient donner la victoire, il ne fallait pas lui demander d'y avoir re- cours. Il ne prit pas l'âme de bronze qu'exigeait un tel péril. 11 ne se souvint pas, disent-ils, qu'il était dic- tateur de Pologne, qu'il devait forcer la Pologne à se sauver elle-même, terrifier la trahison, l'égoïsme, Ta- ristocratie. Il se donna, ce fut tout, demanda trop peu aux autres , se contentant de mourir , les laissant à leurs remords, et s'enveloppant de sa sainteté.
Noble tort d'un cœur trop humain!.. Ah! nous aurions plus d'un reproche à faire à Kosciusko, pour
KOSGIUSRO. 5
la douceur et la tendresse. Il était confiant, cmiulo, se laissait prendre aisément aux paroles des femmes et des rois. Un peu chimérique, peut-être, d'une âme poétique et romanesque, amoureux toute sa vie (mais de la même personne), il suffisait d*un enfant pour le conduire, et lui-même il mourut enfant.
Ces défauts sont-ils ceux d'un homme ou ceux de la nation? Nous les retrouvons bien des fois dans les héros de son histoire. ïl ne faut pas trop s'étonner si le grand citoyen moderne n'en est pas moins de leur famille ; s'il eût été autre, il n'eût pas représenté d'une manière si complète toute l'âme de son noble pays. Je ne sais si ce sont des taches, mais il fallait qu'elles fassent en ce caractère. Nous l'aimons, même à cause d'elles, y reconnaissant l'antique Pologne... Et nous t'embrassons d'autant plus, pauvre vieux drapeau !
Est-il sûr que Kosciusko aurait sauvé la Pologne avec plus de rigueur civique ? J'en doute ; mais ce dont je suis sûr, c'est que la bonté extraordinaire, si grande, qui fut en lui, a eu des effets immenses, infi- niment favorables à l'avenir de sa patrie. D'une part, elle lui a gagné le cœur de toutes les nations ; beau- coup sont restées convaincues que l'absolue bonté humaine s'est trouvée dans un Polonais. — D'autre part, en cette haute excellence morale, les classes di- verses de la Pologne, si malheureusement séparées, ont trouvé un idéal commun et leur nouveau point d union. Les nobles ont salué en lui le chevalier de
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la croisade, et les paysans, y trouvant le bon cœur et le bon sens, le dévouement du pauvre peuple, ont ressenti qu'il était leur, qu'il fut la Pologne elle- même.
Le jour où cet homme de foi, menant ses bandes novices contre Tarmée russe, aguerrie, victorieuse, laissa là toutes les routines et l'orgueil antique, laissa la noble cavaleriéÇ mit pied à terre et prit rang parmi les faucheurs polonais, ce jour-là une grande chose fut faite pour la Pologne et pour le monde. La Pologne n'était jusque-là qu'une noblesse héjroïque ; dès lors ce fui, une nation, une grande nation, et indestructi- ble. L'impérissable étincelle de la vitalité nationale, enfouie si longtemps, éclata ; elle rentra au cœur du peuple, et elle y reste avec le souvenir de Eosciusko.
Dévoué, résigné et simple, il ne sut, dit-on, que mourir ; mais, en cela même encore, il fît une grande chose : il éveilla un sentiment inconnu au cœur des Russes. Barbares pour la Pologne même, ils commen- cèrent à se troubler quand ils la virent blessée, taillée en pièces sur le champ de bataille, dans la personne de Kosciusko. L'être défiant entre tous, le paysan russe et le soldat russe, qu'on écrase mais qu'on' n'é- meut pas, fut sans défense contre l'impression morale de cette grande victime ; il se sentit injuste. . . On vit de vrais miracles : les pierres pleurèrent, ot les glaces du pôle, les Cosaques, pleurèrent, se souvenant trop tard, hélas! de leur origine polonaise. Leur chef Platow,
KOSCIUSKO. 7
arrivé en 1815 à Fontainebleau, vit le pauvre exiléi l'ombre infortunée de la Pologne qui se traînait en- core, et versa des larmes amères ; le vieux pillard, Phomme du meurtre, se retrouva homme. Jusqu'à sa mort, il suffisait qu'il entendit le nom fatal, pour que les larmes, malgré lui, lui remplissent les yeux.
Ah ! il y a un Dieu au monde, la justice n'est pas un vain mot... C'est par ce jour et par cet homme que le remords du fratricide commença pour la Russie... Pleurez, Russes ; pleurez, Cosaques ; mais surtout pleurez sur vous-mêmes, malheureux instruments d'un crime si fatal aux deux pays !
Jeunes Slaves du Danube, que je vois avec bonheur monter au rang des nations, enfants héroïques qui jadis avez abrité le monde contre les barbares, c'est à vous aussi que je donne ce portrait du meilleur des Slaves, du bon, du grand, de l'infortuné Kosciusko.
La générosité , la douceur magnanime des vérita- bles Slaves , ces dons du ciel qu'on trouve en leurs tribus primitives, elles ont éclaté avec un charme at- tendrissant dans cet homme. En lui, nous honorons le génie de cette grande race ; nous saluons son appa- rition d'un salut fraternel.
Jeunes Slaves, que vous souhaiterai-je? que deman- dera à Dieu pour vous la vieille France qui vous re- garde et vous voit grandir avec joie? — La vaillance? Non, la vôtre est connue par toute la terre. Vous sou- haiterai-je la miise et les chants? Les vôtres sont célè-
8 POLOGNE ET RUSSIE.
bres chez nous. Souvent, dans mes sécheresses, je me suis moi-même abreuvé aux sources de la Servie.
Je vous souhaite, amis, davantage. Aux glorieux commencements de votre fortune nouvelle, j'ajoute un vœu, un don, une bénédiction. Je vous doue au ber- ceau, autant qu'il est en moi, y mettant une chose sainte qui sortit du cœur de Dieu môme :
L'héroïque bonté de la Pologne antique.
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II
ON NE TUE PAS UNE NATION.
Nous l'avons dit ailleurs, TEurope n*est point un assemblage fortuit, une simple juxtaposition de peu- ples, c'est un grand instrument harmonique, une lyre, dcmt chaque nationalité est une corde et représente un ton. Il n*y a rien là d'arbitraire ; chacune est né- cessaire en elle-même, nécessaire par rapport aux au- très. En ôter une seule, c'est altérer tout l'ensemble, rendre impossible, dissonante ou muette, cette gamme des nations.
11 n'y a que des fous furieux, des enfants destruc- leurs, qui puissent oser mettre la main sur l'instru- ment sacré, œuvre du temps, de Dieu, de la nécessité
des choses, '^attenter à ces cordes vives, concevoir la
1.
10 POLOGNE ET RUSSIE.
pensée impie d'en détruire une, de briser à jamais la sublime harmonie calculée par la Providence.
Ces tentatives abominables furent toujours impuis- santes. Les nations dont on croyait supprimer Texis- lence ont refleuri, toujours vivantes, indestructibles. Un despote a pu dire, dans un accès de colère pué- rile : « Je supprime la Suisse. » M. Pitt a dit de la France : « Elle sera un blanc sur la carte. » L'Europe entière, les rois avec les papes, profitant du mortel sommeil où semblait plongée ^Fltalie, ont cru la dé- membrer, la couper en morceaux ; chacun mordit sa part; ils dirent : « Elle a péri. » Non, barbares, elle ressuscite ; elle sort vivante, entière, de vos morsures. Elle sort rajeunie du chaudron de Médée ; elle n'y a laissé que sa vieillesse : la voici jeune, forte, armée, héroïque et terrible. La reconnaissez-vous?
Savez-vous bien, meurtriers imbéciles, pourquoi nulle de ces grandes nations ne peut périr, pourquoi elles sont indestructibles, sinon invulnérables ?
Ce n'est pas seulement parce que chacune d'elles, dans son glorieux passé, dans les services immenses rendus au genre humain, a sa raison morale d'exis- ter, sa légitimité et son droit devant Dieu ; mais c'est aussi, c'est surtout parce que l'Europe entière n'étant qu'une personne, chacune de ces nations est une fa- culté, une puissance, une activité de cette personne ; en sorte que, s'il était possible de supposer un mo- ment qu'on tue une nation, il arriverait à l'Europe,
KOSGIUSKO. fi
comme à l'être vivant dont on détruit un poumon, dont on retranche un côté du cerveau : il vit encore, cet être , mais d'une manière souffrante et tout étrange qui accuse sa mutilation. Il ne respire qu'à peine, devient paralytique ou fou; ou bien encore, ce qu'on peut observer, son équilibre étant rompu, il agit comme un automate, non comme une personne ; toute son action se fait d'un seul côté, aveugle, ridi- cule et bizarre.
Supposez un moment que nous apprenions ici un matin que notre éternelle ennemie^ l'Angleterre, a passé sous les flots, ou bien encore que, la Baltique ayant changé de lit, il n'y a plus d'Allemagne... Quels seraient, grand Dieu! les résultats de ces terribles événements ! On ne peut même l'imaginer. L'écono- mie humaine en serait' bouleversée, le monde irait comme ivre; toute la grande machine, brisée et dé- traquée, n'aurait que de faux mouvements.
Supposez encore un moment que les vœux impies de nos traîtres (des écrivains cosaques) ont été exau- cés, que l'armée du czar est ici, que la liberté a été tuée, que la France a fini dans le sang... Horreur! la mère des nations^ celle qui les allaita du lait de la li- berté, de la révolution, celle qui vivifiait le monde de sa lumière, de sa vitalité... La France éteinte : hypo- thèse effroyable !.. La vie, la chaleur baisse à l'in- stant pour tout le globe ; tout pâlit, tout se refroidit ; la planète entre dans la voie des astres finis qui errent
12 POLOGNE ET RUSSIE.
encore au ciel, solitaires, inutiles, promenant mélan- coliquement un reste d'existence, une vie morte, pour ainsi parler, qui seulement dit qu'ils ont vécu.
L'ignorance, la préoccupation excessive de ce qui est près de nous, la profonde attention qu'on donne à des objets minimes, en négligeant toute grande chose, ont seules empêché, jusqu'ici, d'observer les consé- quences effroyables qu'a eues le meurtre de la Polo- gne, la suppression de la France dû Nord.
On en a caché une partie à force de mensonges. C'est un fait prodigieux, et pour humilier à jamais Tesprit humain, que le monde des lumières et de la civilisation ait pu, depuis un demi-siècle, se laisser tromper là-dessus.
Exemple mémorable de ce que peuvent les arts de la pensée, la littérature et la presse, habilement sé- duites e* corrompues, pour éteindre la lumière même, pïiténébrer le jour, si bien que le monde aveugle en Vienne à ne plus voir le soleil à midi.
En ces profondes ténèbres qu'ils avaient faites, les meurtriers sont venus et ils ont bravement juré sur le corps de la victime : « Il n'y a pas eu de Polo- gne : elle n'existait pas... Nous n'avons tué que le néant. »
Puis, voyant la stupéfaction de l'Europe, son silence, et que plusieurs semblaient les croire, ils ont ajouté froiJement : c< Du reste, existât-elle, elle a mérité de périr... S'il y a eu une Pologne, c'était une puissance
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KOSCIUSKO. r,
du moyen âge, un État rétrograde, voué (c'est là ce qui nous blesse) aux institutions aristocratiques.
— Moi, dit la Prusse, je suis la civilisation.
— Et moi, dit la Russie (ou du moins ses amis le disent pour elle), moi, je suis une puissance amie du progrès, sous forme absolutiste, une puissance révo- lulionnaire.»
Il n'est pas 3e mensonges hardis par lesquels les amis des Russes n'aient insulté, depuis vingt ans sur- tout, au bon sens de l'Europe.
On ne peut plus parler de Thistoire ni de la poli- tique du Nord, sans replacer préalablement la lumière dans ces questions. Nous n'aurions pu conter la vie de Kosciusko, sans expliquer avant tout la position et la vie réelle de la Pologne et de la Russie.
Un mot donc, un seul mot aux menteurs patentés, aux calomniateurs gagés, qui ont perverti le sens du public et créé ces ténèbres, mot simple, mot vengeur, qui sera clair, du moins... S'ils ont éteint le jour, qu'ils soient éclairés de la foudre.
La foudre, c'est la vérité.
Et la vérité est ceci : . . Nous nous fions à Dieu et au bon sens, et nous ne doutons pas que tout cœur droit, à la fin de ces pages, ne dise : « C'est la vérité I »
Nous l'avons cherchée avidement, longuement, la- borieusement, avec une ferveur véritablement reli- gieuse. Nulle lecture, nulle étude ne nous a coûté pour l'atteindre. Les résultats de nos patientes enquêtes ont
14 POLOGNE KT RUSSIE.
répondu à ceux que donnaient la logique et la médi- tation. Et maintenant, affermi par ce consciencieux travail, nous levons la main et nous jurons ceci :
« La Pologne, que vous voyez en lambeaux et san- glante, muette, sans pouls ni souffle, elle vit... Et elle vit de plus en plus; toute sa vie, retirée de ses menn- bres, portée à la tête et au cœur, n'en est que plus puissante.
« Ce n'est pas tout. Elle vit seule dans le Nord, et nulle autre. La Russie ne vit pas. »
Nous n'avons pas à voir si qudques hommes de talent, s'exerçant dans la langue russe, comme dans une langue savante, ont amusé l'Europe de la pâle re- présentation d'une prétendue littérature russe... Toute cette littérature, saufquelques rares efforts, généreux, bientôt étouffés, est uneœuvre d'imitation.
L'affreuse mécanique de la bureaucratie soi-disant russe, qui est tout allemande, l'institution militaire, non moins artificielle, de ce gouvernement, tout cela ne m'impose point.
Je dis, j'afiîrmc, je jure et je prouverai que la Rus- sie n'est pas.
Monstrueux crime .du gouvernement russe ! vaste crime, meurtre immense de cinquante millions d'hom- mes ! Il n'a. fait que diviser la Pologne en lui donnant une vie plus forte, mais, en réalité, il a supprimé la Russie*
Sous lui, par lui, elle a descendu la pente d'un ef-
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KOSCIUSKO. iri
Froyable néant moral, elle a marche tout au rebours du monde, reculé dans la barbarie.
Elle subit dans ce moment une opération atroce, que nul martyre de peuple ne présente dans l'histoire : nous l'expliquerons tout à l'iieure. Du servcujc^ elle retourne à V esclavage antique.
L'esprit russe, faussé par la torture d'une inquisition vile et basse (qui n'a pas, comme celle d'Espagne, l'ex- cuse au moins d'un dogme), l'esprit russe descend dans la dégradation, dans l'asphyxie morale. 11 était doux, croyant, docile. Il croit de moins en moins ; sa loi était dans Fidée defamille, dans la paternité. Cette idée lui échappe.
Phénomène terrible pour le monde, mais surtout pour la Russie elle-même. L'idée russe a faibli en elle, et elle n'a pas pris l'idée de l'Europe; elle a perdu son rêve, qui était une autorité paternelle y et elle ignore la loi y cette mère des nations.
Que serait-ce si elle n'avait encore, pour la tirer de ce néant où elle descend, une sœur qui comprend les deux autorités (la paternité et la loi) ; cette sœur, l'aînée des Slaves, dans laquelle est leur vie la plus intense ; cette soçur dont le génie a grandi, s'est approfondi sous la verge de la Providence et dans l'épreuve du destin? Sans elle, sans cette iiifortunée Pologne qu'on croit morte, la Russie n'aurait aucune chance de résurrec- lion. Klle pourrait troubler l'Europe, l'ensanglanter en-
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10 POLOGNE ET RUSSIE. '
core, mais cela ne l'empêcherait pas de s'enfoncer elle- même dans le néant et dans le rien, dans les profon- des boues d'une dissolution définitive.
Au reste, la Russie le sent. Malgré son atroce gou-
•vernement, malgré le maître fou* qui l'enfonce aux
abîmes, elle sent bien que tout son espoir est dans
celte pauvre Pologne. Elle le sent; elle se souvient de
la fraternité. Ce souvenir et ce sentiment sont à elle,
«
Russie,' sa légitimité, et c'est pourquoi Dieu la sauvera. Vivez Pologne, vivez ! Le monde vous en prie, tou- tes les nations; nul n'en a plus besoin que l'infortuné peuple russe. Le salut de ce peuple et sa rénovation sont pour vous une glorieuse raison d'être. Plus il descend, ce peuple, plus votre droit de vivre augmente, plus vous devenez sacrée, nécessaire et fatale.
* Lorsque ces pages furent écrites, et tout ce volume, la Russie était gouvernée par Nicolas I". Nicolas qui continuait d'écraser la Pologne, qui étouffait le mouvement hongrois (1849) et peu- plait la Sibérie de tous ceux qui aspiraient à la liberté.
Aujourd'hui, Alexandre II lui a succédé. Sous son règne, la Russie est entrée dans la voie des réformes; elle a vu s'accomplir, par la volonté impériale, l'affranchissement des serfs, pas gigan- tesque dont les conséquences transformeront fatalement, h une heure donnée, Tempire des czars.
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III
CAUSES RÉELLES DE LA RUINE DE LA POLOGNE.
• Jamais, depuis Œdipe, depuis l'atroce énigme du Sphinx, jamais la destinée n'a jeté aux nations un plus cruel problème, ni plus mystérieux que la ruine de la Pologne.
Contraste étrange ! c'est justement la nation hu- maine entre toutes qui a été misehors Thumanité.
La nation généreuse, hospitalière, la nation don- nante, si je puis dire, celle pour qui la liberté sans Wnes fut un besoin du cœur, c'est celle-là qui a été livrée en proie et dépouillée... Elle mendie son pain par toute la terre.
Le peuple chevalier qui, au prix de son sang, si souvent contre les Tartares et si souvent - contre les
i8 POLOGNE ET RUSSIE.
Turcs, nous a tous défendus... c'est celui dont per- sonne n'a pris la défense à son dernier jour !
Le dix-huitième siècle, qui a vu sa ruine, avait été pour la Pologne une époque de singulière douceur dans les mœurs. Les étrangers qui la visitaient alors nous disent qu'en ce pays, où il n'y avait ni police ni gendarme, on pouvait parcourir les immenses forêts en toute sécurité, les mains pleines d'or. Presque au- cun procès criminel. Les rôles de plusieurs tribunaux établissent que, durant trente années, on n'eut à y ju- ger que des bohémiens ou des juifs, aucun Polonais ; pas un noble, pas un paysan accusé de meurtre ou de vol.
« Les Polonais avaient des serfs, » dit-on. Et les Russes n'en avaient pas sans doute? Et les Allemands n'en avaient pas? Le servage allemand était très-dur, même en notre siècle. Un de mes amis a vu encore dans un État allemand une fille serve dans une loge à chien, avec une chaîne de fer. Nous-mêmes, Fran- çais, qui parlons tant, avec toutes nos belles lois^ nous n'en avons pas moins des nègres, sans parler des nè- gres blancs, de l'esclavage industriel, qui souvent vaut bien le servage.
Le serf, sous la république de Pologne, payait dix fois moins qu'aujourd'hui. Ajoutez qu'il était exempt du plus terrible impôt qu'exige la Russie. La noblesse portait seule les armes. On ne voyait pas ces longues files déjeunes paysans polonais, la chaîne au cou, qui
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marchent, piqués par le Cosaque, pour servir l'en- nemi de la Pologne, dans le Caucase, en Sibérie Jus- qu'aux frontières de Chine. Il en meurt la moitié en route ; on en prend d'autres, toujours d'autres, qui ne reviennent jamais. La Pologne n'enfante que pour soûler le Minotaure.
Quel ft été, en réalité, le péché de la Pologne? cet esprit romanesque, cet esprit de grandeur (fausse ou vraie) qui a fait des héros, mais qui convenait moins 'AUX citoyens d'une république. Chaque homme était un roi et tenait cour, les portes ouvertes à tous, les tables toujours mises ; on priait l'étranger d'entrer, on le ^iomblait de dons. Et ce n'était pas seulement orgueil et faste, c'était aussi une aiifiablc facilité de cœur, une bonté naturelle qui les jetait dans cet excès de libéralité. Tout objet que vous regardiez, que vous paraissiez trouver agréable dans la maison de votre hôte, on vous disait : a II est à vous. »
Et il aurait paru bas, ignoble, anti-polonais, qu'il en fût autrement : Cela était tellement établi dans les moeurs, qu'on disait aux enfants, lorsqu'on les me- nait en visite : « Prends bien garde de ne pas nommer, de ne louer aucun objet que tu verras. Ce serait in» discret, le maîlre le donnerait à l'instant. »
Cette libéralité prodigue et la fausse grandeur, la fastueuse vie du chevalier qui vit de gloire et jette l'or, elles eurent un double effet, et très-fatal. D'abord, ils regardèrent au-dessous d'eux de s'occuper de leurs
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affaires, les laissèrent à des intendants qui pressuraient les serfs. Les plus généreux des hommes, les plus hu- mains, les moins avides, se trouvèrent, parées funes- tes intermédiaires, être, à leur insu, des maîtres très- durs.
Cet éloignement des affaires fut cause aussi qu'ils laissèrent prendre un grand ascendant aux prêtres ro- mains, aux jésuites. — La Pologne, au seizième siè- cle, était Je pays le plus tolérant de la terre, l'asile de la liberté religieuse ; tous les libres penseurs venaient s*y réfugier. Les jésuites arrivent; le clergé polonais suit leur impulsion, devient persécuteur. Il entre- prend la tâche insensée de convertir les populations du rit grec, les belliqueux Cosaques. Ceux-ci, Polonais d'origine, sauvages, indépendants, comme le fier coursier de l'Ukraine, tournent bride, s'en vont du côté russe. La république de Pologne donna ce jour-là à son ennemi Tépée qui devait lui percer le cœur.
IV
SUBLIME GÉNÉROSITÉ DE LA POLOGNE.
L'Europe oublieuse, distraite, semble ne plus sa- voir le suprême danger qu'elle courut aux derniers temps du moyen âge, et qui l'en préserva.
L'invasion des Turcs, bien autrement sérieuîfe que celle des Tartares en Europe, n'était point un déluge d'un jour, qui inonde, ravage et s'écoule. Ces barba- res, nullement barbares à la guerre, se présentaient en masses fortes, solides; parmi des nuées de cavale- rie s'avançaient leurs redoutables janissaires, la pre- mière infanterie du monde. Leur victoire était très- probable :' victoire hideuse, qui n'eût été nullement celle du mahométismc. Ce monstre d'empire turc, création tout artificielle, très-peu mahométane, ne ve-
2*2 POLOGNE ET RUSSIE.
nait point à nous comme une religion, ou comme une race. C'était, on le sait, de vastes razzias d'enfants de 1 toute race qui recrutaient l'armée, le peuple appelé turc, empire immonde, effroyable Sodome, sangui- naire Antéchrist. L'Europe frissonnait aux récits des tortures que les vaincus avaient à attendre, empalés ou sciés en deux.
La Pologne se mit devant l'Europe avec la Hongrie et les Slaves, les Roumains du Danube ; elle sauva l'humanité.
Pendant que l'Europe oisive jasait, disputait sur la Grâce, se perdait en subtilités, ces gardiens héroïques la couvraient de leurs lances. Pour que les femmes de France et d'Allemagne filassent tranquillement leur quenouille et les hommes leur théologie, il fallait que le Polonais, le Hongrois, toute leur vie en sentinelle, à deux pas des barbares, veillassent, le sabre en main. Malheur s'ils s'endormaient ! leur corps restait au poste, leur tête s'en allait au camp turc.
Tout homme qui naissait alors en ces pays savait parfaitement qu'il ne mourrait pas dans son lit ; qu'il devait sa vie au martyre. Grande situation ! de se sa- voir toujours si près d'arriver devant Dieu ! Cela te- nait les cœurs très-hauts, très-libres aussi. — Quoi de plus libre que la mort? Vivants, ils lui appartenaient, et ne relevaient que d'elle. On ne gouvernait de tels hommes que par leur propre volonté.
Rien de plus grand que cette république de Pologne*
KOSGIUSKO. 25
La volonté y faisait tout. C'était comme Tempire des esprits. Ni le roi ni les juges n'ayant de force suffisante pour assurer l'exécution des jugements, il fallait que le condamné se livrât de lui-même, qu'il apportât sa tête. L'idéal polonais, placé si haut, imposait à la Répu- blique d'immenses difSculiés ; la loi y exigeait des citoyens un effort continuel ; pour état naturel, ordi- naire, elle exigeait d'eux le sublime. Elle les suppo- sait toujours généreux, du moins voulant l'être. Dans Je progrès de son histoire, la Pologne semblait mar- cher vers un gouvernement qui ne s'est pas vu encore en ce monde, un gouvernement de spontanéitéy de bonne volonté.
Quel qu'ait été plus tard l'affaissement national, l'orgueil de la noblesse et son esprit d'exclusion, de caste, qui fut un démenti à la générosité antique, il est resté de cet état sublime des premiers temps une tendance chevaleresque, une étonnante disposition au sacrifice,^ dont nulle nation peut-être n'a donné les mêmes exemples.
Quoi qu'il en coûte à un Français de l'avouer, nous devons dire, pour être juste, que les gouvernements de la France ont tous usé et abusé de l'amitié de la Pologne, de l'héroïque fidélité des Polonais. Ils l'ont mise aux plus rudes épreuves sans en trouver jamais le fond.
Il est indigne que, dans tant de traités, et sous la République même, à Baie, à Campo-Formio, à Luné-
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ville, la Pologne ne soit pas même mentionnée. Elle versait alors son sang pour nous, à flots ; elle créait, sous Dombrowski, ces vaillantes légions polonaises qui partout nous ont secondés, égalant, dépassant par- fois les plus vaillants des nôtres.
Le cœur saigne à dire la terrible dépense que Na- poléon fit du sang des Polonais. Leur docilité, leur dévouement, leur enthousiasme obstiné pour celui en qui ils voyaient le drapeau de la France, saisissent d'étonnement, arrachent les larmes. Dans les plus tristes entreprises, les plus étrangères à leur cause, il les prodigue sans scrupule; il les embarque pour Saint-Domingue, jette ces hommes du Nord aux cli- mats de feu, emploie au rétablissement de l'esclavage ces soldats de la liberté. Dans la plus injuste des guer- res, celte d'Espagne, encore les Polonais. Les Fran- çais s'y rebutent, ^se lassent : les Polonais ne sont pas las encore.
Quelle récompense? La voici : trois fois de suite, en 1807, en 1809, en 1812, Napoléon a empêché la restauration de leur nationalité, qui se faisait d'elle- même.
Vous supposez sans doute que les Polonais, si mal- traités, lui ont gardé rancune, qu'ils ont un souvenir amer d'une adoration si mal reconnue, qu'ils en veu- lent à ce Dieu ingrat?.. C'est précisément le con^ traire. Tout au rebours des autres hommes, leur atta- chement a augmenté par les mauvais traitements. Lo
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chule de Napoléon (qui détacha de lui tant d'hommes) lut rallia encore le cœur des Polonais. Sainte-Hélène porta leur fanatisme au comble. La mort, enfin, le mit sur un autel. Vainqueur, c'était pour eux un grand homme ; vaincu et captif, un héros ; mort, ils en ont fait un messie.
Magnanimes instincts de générosité et de grandeur, héroïques élans du cœur pour aimer qui nous lit souf- frir !
Nous avons eu sous les yeux un miracle en ce genre, un fait inouï, prodigieux... et la sueur me vient d'y penser... Le Collège de France a été témoin de cette chose ; sa chaire en reste sainte.
Je parle du jour où nous vîmes, où nous entendîmes le grand poëte de la Pologne, son illustre représen- tant par le génie et le cœur, consommer, par-devant la France, l'immolation des plus justes haines, et prononcer sur la Russie des paroles fraternelles.
Les Russes qui étaient là furent foudroyés. Ils atta- chaient les yeux à la terre.
Pour nous autres Français, ébranlés jusqu'au fond de Fàme, à peine osions-nous regarder l'infortuné au- ditoire polonais, assis près de nous sur ces bancs. Quelle douleur, quelle misère manquait dans cette foule? Ah! pas une. Le mal du monde était là au com- plet. Exilés, proscrits, condamnés, vieillards brisés par l'âge, ruines vivantes des vieux temps, des batail- les; pauvres femmes âgées sous les habits du peuple,
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princesses hier, ouvrières aujourdMiui; tout perJu, rang, fortune, le sang, la vie; leurs maris, leurs en- fants, enterrés aux champs de bataille, aux mines de Sibérie! Leur vue perçait le cœur!.. Quelle force fal- lait-il, quel sacrifice énorme et quel déchirement pour leur parler ainsi, arracher d'eux l'oubli et la clémence, leur ôter ce qui leur restait, et leur dernier trésor, la haine... Ah! pour risquer ainsi de les blesser encore, une seule chose pouvait enhardir : être de tous le plus blessé.
Cela était écrit et devait arriver. Il n'y a pas à dis- cuter, ni rien à dire ou pour ou contre. Il était écrit et voulu que la Pologne, s'arrachant la Pologne du cœur, perdant la terre de vue, repoussant l'infini des douleurs, des haines et des- souvenirs, emporterait, dans son vol au ciel, jusqu'à la Russie elle-même.
C'est le mystère de l'aigle blanc qui laisse pleuvoir son sang, et sauve l'aigle noir.
GENIE PROPHÉTIQUE ET POÉTIQUE DE LA POLOGNE.
SA LÉGENDE RÉCENTE.
11 y a peu d'années, plusieurs villages de Lithuanic ont témoigné authentiquement et, par-devant les ma- gistrats, affirmé par serment, qu'ils avaient vu dis- tinctement au ciel une grande armée qui partait de l'Ouest et qui allait au Nord.
C'est le privilège des grandes douleurs, le don que le ciel fait à ceux qui souffrent trop% dans le présent, d'anticiper ainsi le temps.
Cette grandeur de cœur, cette magnanité dont nous parlions, cette douceur pour ses ennemis, méritent l)ien aussi que, de ces hauts sommets de la nature morale, le regard porte au loin et qu'on voie d'avance les réparations de l'avenir.
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Ah! dons du ciel, jamais vous ne fûtes plus néces- saires ! jamais vous ne vîntes consoler de plus grandes douleurs ! . . Faites-leur voir déjà le monde juste et bon que nous aurons un jour.
Celte puissance, plusieurs l'assurent, est dans un homme. Je le crois sans peine, et dans mille! N'y eut- il pas, dans les captivités des Juifs, dans nosGévennes et ailleurs, des peuples voyants?
Belle justice de Dieu! Ce peuple martelé, scié en deux, comme fut Isaïe, a pris dans son suppliœ.des ailes prophétiques. Il ne marche plus, mais il vole. Les seuls poëmes sublimes qui aient apparu aux der- niers temps sont ces deux cris de la Pologne; la Co- médie infernale et la Vision de la nuit de Noël : voix profonde d'un homme qui gémissait sur le vieux monde, et qui, à son insu, tout à coup s'est trouvé prophète.
Ceux qui ont vu encore la funèbre gravure qui re- présentait Napoléon dans son linceul, couronné de lauriers, mais ayant sous les yeux la carte où la Polo- gne manque, et s'excusant à Dieu; ceux-là, dis-je, sa- vent à quelle hauteur d'intuition est l'âme polonaise et combien confidente des jugements de l'éternité.
Nul doute que, dans les profondeurs de ce peuple infortuné qui ne peut même gémir, il y ait bien d'au- tres intuitions sublimes, de prophétie et de poésie. Ils les tiennent muettes, en eux, pour leur consolation, 7wur le remède de l'âme.
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La révélation la plus forte de la Pologne en cos derniers temps, sa poésie vivante, son poëme humain, fut riiomme étrange qui, seul, de nos jours, en pleine lumière, hier même, en 1849, est devenu une lé- gende.
Nous l'avons connu ici, _ cet homme terrible, cet homme-fce qui sans arme chassait des escadrons, les blessait du regard, celui sur qui mollissaient les balles, celui devant qui reculaient les boulets effrayés; nous l'avons .connu, — le général Bem.
Ici, il nous parut un homme doux et bon, rien de plus. Il s'occupait infatigablement de méthodes qu'il devait un jour appliquer à renseignement des pauvres paysans polonais. La guerre lui était naturelle ; il l'avait dans le sang, et il n'en donnait aucun signe. Sa figure, très-peu militaire, était triste. Pour être gai, il lui fallait la guerre, des combats, et terribles.
Là, au milieu des balles, il devenait aimable, d'une bonhomie joviale. La pluie de fer, de feu, était son dément; alors il avait Tair de nager dans les roses. Avec cela, humain et doux. Le péril n'éveillait en lui ni haine ni colère ; tout au contraire, une gaieté char- mante. Personne n'a moins haï ceux qu'il tuait. Aussi est-il resté cher à tous, aux Slaves comme aux Hon- grois, comme aux Polonais. Ils le chantent avec les leurs, et se vantent de ce que, lui aussi, il fui Slave ; ils montrent avec orgueil les coups dont il les honora.
Cette légende est fondée au cœur des peuples, elle
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va florissant chaque jour, s'enrichissant de branches nouvelles et de jeunes fleurs. Naguère encore, quand les volontaires de Silésie, que leur cœur poussait au Midi, s'en allaient malgré eux au Nord sous le bâton des Prussiens : « Vous avez beau faire, disaient-ils, Bem aura raison de vous tous. Il vit et il vivra. Les cloches, depuis mille ans, ne font que l'annoncer^ Écoutez-les; n'entendez-vous pas qu'elles disent : Bem ! Bem ! Bem!.. Elles sonnent, et sonneront son nom éternellement. »
LA RUSSIE ÉTAIT INCONNUE JDSQU'bN 1847. ELLE EST ENTIÈREMENT COMMUNISTE.
Une chose peut sembler étrange à dire, c'est que, jusqu'en 1847, la Russie, la vraie Russie, la Russie populaire, n'était guère plus connue que l'Amérique avant Christophe Colomb.
J'avais lu tout ce qu'on a publié d'important en Europe sur la Russie. Je n'en étais pas plus instruit. Je sentais bien confusément que, dans cette foule d'ou- vrages généralement légers sous forme sérieuse, on avait donné l'extérieur, le costume et non l'homme.
Un observateur pénétrant, délicat, doué d'un tact de femme, M. de Gustine, avait peint la haute société russe, et parfois même avec bonheur saisi au passage l« profil du peuple.
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Mickiewicz avait posé de haut les traits généraux de la vie slave, et, descendant dans le détail, jeté de profondes, d'admirables lueurs sur le vrai caractère du gouvernement russe. Il eût été plus loin; on ne le permit pas. On fit briser sa chaire.
Du reste, la tendance de Mickiewicz, dans son su- blime effort pour amnistier la Russie, pour réconcilier les frères ennemis, Russes et Polonais, dans l'idée de l'origine commune, ne lui permettait guère d'insister sur ce qui est spécial aux Russes, sur ce qui les diffé- rencie des autres Slaves et les met "au-dessous, sur la misérable décadence et l'avilissement oii l'esprit slave est tombé dans ce grand empire.
En 1845, un savant agronome, M. Haxthausen, visite la Russie pour étudier les procédés de l'agricul- ture, n ne cherchait que la terre et les choses de la terre, et il a trouvé l'homme.
Il a découvert la Russie. Sa patiente enquête nous a plus éclairé que tous les livres antérieurs mis en- semble.
Le témoignage de l'excellent observateur est d'au- tant moins suspect, qu'il peut être considéré comme celui même de la Russie, une déposition qu'elle fait sur elle-même. Recommandé par l'empereur, il a été conduit par les autorités, par les grands propriétaires, qui n'auraient pas manqué de lui cacher la vérité, s'il eût voulut connaître le gouvernenient russe, mais qui se faisaient un plaisir de lui faire connaître en détail
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toute la vie inférieure de la Russie, le serf et le village, la condition de la culture et du cultivateur.
L'Allemand ainsi mené, va lentement de commune en commune, regarde, observe, interroge, autant qu'il peut; et, quel que soit son respect un peu servile pour le gouvernement, sa déférence respectueuse pour les grands personnages qui le conduisent sur leurs terres, il n'en conserve pas moins une remarquable liberté de jugement.
Quelle conclusion supposez-vous à cette enquête ainsi conduite par les intéressés? la plus inattendue; et elle fait beaucoup d'honneur à M. Haxthauscn.
11 ne la résume pas sous forme générale, mais il constate à chaque instant que la culture et le culti- vateur sont misérables^ qu'ils produisent très-peu^ que rhomme, imprévoyant et sans vue d'avenir, est peu capable d'amélioration.
La population augmente, dit-on, rapidement. La production n'augmente pas; l'activité est nulle. Con- traste étrange : la vie se multiplie, et elle semble frappée de langueur et de mort.
Un mot explique tout, et ce mot contient la Russie.
La vie russe, c'est le communisme.
Forme unique, exclusive de cette société, à peu près sans exception. Sous l'autorité du seigneur, la com- mune distribue la terre, la partage à ses membres, ici tous les dix ans, là la sixième année, la quatrième ou la troisième, même en certains lieux tous lc> ans.
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Au temps ordinaire du partage, la famille qui se trouve réduite par la mort reçoit moins de terre, la famille augmentée en reçoit davantage. Elle est telle- ment intéressée à ne pas diminuer de nombre, que, si un vieillard meurt, le vieux père, par exemple, la famille adopte un vieillard, se fait un père pour rem- placer le mort.
La force de la Russie (analogue sous quelques rap- ports à celle des États-Unis d'Amérique), c'est qu'elle a dans son sein une sorte de loi agraire, je veux dire une distribution perpétuelle de terre à tous les surve- nants. On ne trouve pas beaucoup d'étrangers qui veuillent en profiter, au risque de devenir serfs. Mais les enfants viennent à l'aveugle en foule, en nombre énorme. Tout enfant qui ouvre les yeux a sa part toute prêle, qu'il recevra de la commune ; c'est comme une prime pour naître, l'encouragement le plus effi- cace à la génération.
Monstrueuse force de vie, de multiplication! épou- vantable pour le monde, si cette force n'était balancée! Mais l'action de la mort n'est pas moins monstrueuse; elle a ses deux ministres, tous deux expéditifs : un atroce climat, un gouvernement plus atroce.
Ajoutez que dans ce communisme même qui en- courage tellement à naître et à vivre, il y a, en récom- pense, une force de mort, d'improductivité, d'oisi- veté, de stérilité. L'homn^e, non responsable, se reposant sur la commune, reste comme endormi dans
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l'imprévoyance enfantine; d'une charrue légère, il ^corche légèrement un sol ingrat; il chante, insou- ciant, son chant doux, monotone ; la terre produira peu ; qu'importe? il se fera assigner un lot de terre de plus, sa femme est là : il aura un enf int.
De là un résultat très-imprévu : le communisme ici fortifie la famille. La femme est fort aimée ; elle a la vie très-douce. Elle est en réalité la source de l'ai- sance ; son sein fécond est pour l'homme une source de biens. L'enfant est bienvenu. On chante à sa nais- sance ; il apporte la prospérité. Il meurt bientôt, c'est vrai le plus souvent; mais sa féconde mère ne perd pas un niomeht pour le remplacer vite, et maintenir son lot dans la famille.
Vie toute naturelle, dans le sens inférieur, profondé- ment matérielle, qui attache singulièrement l'homme en le tenant très-bas. — Peu de travail, nulle pré- voyance, nul souci d'avenir. — La femme et la com- mune, voilà ce qui protège l'homme. Plus la femme est féconde, plus fa commune donne. L'amour physi- que et Teau-de-vie, la génération incessante d'enfants qui meurent et qu'on refait sans cesse, voilà la vie du serf.
Us ont horreur de la propriété. Ceux qu on a faits propriétaires retournent vite au communisme. Ils craignent les mauvaises chances, le traviui, la res- ponsabilité. Propriétaire, on se ruine: communiste, on ne peut se ruiner, n'ayant rien, à vra» dire. L'un
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d'eux, à qui on voulait donner une terre en propriéié, disait : « Mais si je bois ma terre? »
11 y a, en vérité, quelque chose d'étrange à con- fondre, sous ce même mot de communisme, des cho- ses si différentes, à rapprocher ce communisme d'in- dolence et de somnolence, des communautés héroïques qui ont été pour l'Europe la défense contre les barba- res, Tavant-garde de la liberté. — Les Serbes, les Monténégrins, ces populations voisinesdes Turcs, dans leur lutte inégale contre ce grand empire, menacés à toute heure d'être enlevés captifs, traînés à la queue des chevjiux, ont cherché, au milieu de ces extrêmes périls, Punité et la force dans une sorte de commu- nisme. Moissons communes, tables souvent commu- nes, Tunité fraternelle dans la vie, dans la mort. Une telle communauté, on Ta bien vu par leurs combats et par leurs chants, n'a nullement énervé leurs bras ni leur esprit.
Il y a loin de là au communisme instinctif, naturel, paresseux, qui est l'état invariaBle de tant de tribus animales, avant que la vie individuelle et l'organisme propre se soient vigoureusement déclarés." Tels les mollusques au fond des mers; tels, nombre de sau- vages des îles du Sud; tel, dans un degré supérieur, rinsouciant paysan russe. Il dort sur la commune comme l'enfant au sein de la mère. 11 y trouve un adoucissement au servage, triste adoucissement, qui, favorisant î'imlolence, le confirme et le perpétue.
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Dans la profonde misère du serf russe et son im- puissance d'amélioration, un seul côté adoucit le ta- bleau, y semble mettre un rayon de bonheur : c'est rcxcellence de la famille, c'est la femme et Tenfant. Mais là même se retrouvent une misère plus grande et le Tond de Tabjection. L'enfant naît, est aimé, vais on le soigne peu. Il meurt pour faire place à un autre qu'on aime également, qu'on regrette aussi peu. C'est l'eau de la rivière. La femme est une source d*où s'é- coulent des générations, pour se perdre au fond de la (erre. L'homme n'y prend pas garde. La femme, l'en- fant, sont-ils à lui ? La vie hideuse du servage impli- que un triste communisme que nous avons laisse dans l'ombre. Celui qui n'a pas même son corps, n'a ni sa femme, ni sa fille. Toute génération est pour lui in- coilaine. Dans la réalité, la famille n^e^l pas.
VII
TOUT, DANS LA RUSSIE, EST ILLUSION BT XENSONGB.
Le communisme [russe n'est nullement une institu- tion, c'est une condition naturelle qui tient à la race, au climat, à Thomme, à la nature.
L'homme, en Russie, n'est point l'homme du Nord. Il n'en a ni l'énergie farouche, ni la gravité forte. Les Russes sont des Méridionaux ; on le voit au premier coup d'oeil, à leur allure leste et légère, à leur mobi-> lité. La pression violente des invasions tartares les a rejetés du Midi dans ce marais immense qu'on ap- pelle la Russie septentrionale. Cette affreuse Russie est très-peuplée. Celle du Midi, riche et féconde, reste une prairie sTolitaire.
Huit mois par an de boue profonde^ et toute com-
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mulSeation impossible; le reste du temps, des glaces, et les voyages pénibles et dangereux, si ce n'est par traîneaux. La désolante uniformité d'un tel climat, la solitude que crée Tabsence de communications, tout donne à l'honmie un besoin extraordinaire de mou- vement. Sans la main de fer qui les tient attachés au sol, tous, nobles et serfs, les Russes fuiraient; ils iraient, viendraient, voyageraient. Ils n'ont rien autre chose en tête. Laboureurs malgté eux, et non moins ennemis de la vie militaire, ils sont nés voyageurs, colporteurs, brocanteurs, charpentiers, nomades aussi; cochers surtout, c'est là qu'ils brillent.
Ne pouvant suivre cet instinct de mouvement, l*a- griculteur au moins trouve plaisir à changer et s'agi- ter sur place. La distribution continuene des terres, leur passage d'une main à l'autre, font une sorte de voyage intérieur pour toute la commune. La terre en- nuyeuse, immobile, est comme mobilisée, diversifiée par ce fréquent échange.
On a dit, en parlant des Slaves en général, ce qui, tout au moins, est vrai des Russes : « Nul passé, nul avenir ; le présent seul est tout. »
Mobiles habitants de l'océan des boues du Nord, où la nature incessamment compose et décompose, ré- sout, dissout, ils semblent tenir de Peau. « Faut comme l'eau, » a dit Shakspeare. — Leurs yeux longs, mais très-peu ouverts, ne rappellent pas bien ceux de l'homme. Les Grecs appelaient les Russes :
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Yeux de lézards, et Mickiewicz a dit, mieux encore, que les vrais Russes avaient des yeux d'insectes j bril- lants, mais sans regard humain.
On devine, à les voir, la sensible lacune qui se trouve en cette race. Ce ne sont pas des hommes encore.
Nous voulons dire qu'il leur manque l'attribut es- sentiel de rbomme : la faculté morale, le sens du bien et du mal. Ce sens et cette idée, c^est la base du monde. Un homme qui ne Ta pas flotte encore au hasard, comme un chaos moral qui attend la création.
Nous ne nions pas que les Russes n'aient pas beau- coup de qualités aimables. Ils sont doux et faciles, bons compagnons, tendres parents, humains et chari- tables. Seulement, la sincérité, la moralité, leur man- quent entièrement.
Ils mentent innocemment, volent innocemment, mentent, volent toujours. ,
Chose étrange ! la faculté admirative, très-dévelop- pée chez eux, leur permet de sentir le poétique, le grand, le sublime peut-être. Mais le vrai et le juste n'ont aucun sens pour eux. Parlez-en, ils restent muets, ils sourient, ils ne savent ce que vous voulez dire.
La justice n'est pas seulement la garantie de toute société, elle en fait la réalité, le fonds et la substance. Une société où elle est ignorée est une société appa^ rente, sans réalité, fausse et vide.
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Du plus haut au plus bas, la Russie trompe et ment : c'est une fantasmagorie, un mirage, c est l'empire de l'illusion.
Partons du bas, de Télément qui semble encore le plus solide, du trait original et populaire de la Russie*
La famille n'est pas la famille. La femme est-elle à Thomme? Kon, au maître d'abord. De qui est Ten- fant ? Qui le sait ?
La commune n'est pas la commune. Petite répu- blique patriarcale, au premier coup d'œil, qui donne ridée de liberté. Regardez mieux, ce sont de miséra- bles serfs qui seulement répartissent entre eux le far- deau du servage. Par simple vente et par achat, on ' la brise à volonté, cette république. Nulle garantie pour la commune, pas plus que pour Tinilividu.
Montons plus haut, jusqu'au seigneur. Là, le con- traste de l'idéal et du réel devient plus dur encore, et le mensonge est plus frappant. Ce seigneur est un père, dans l'idée primitive ; il rend paternellement la justice, assisté du starost, ou ancien du village. Ce père, dans la réalité, est un maître terrible, plus czar dans son village que l'empereur dans Pétersbourg. Il bat à volonté ; à volonté, il prend votre fille ou vous- même, vous fait soldat, vous fait mineur de Sibérie, vous jette, pour mourir loin des vôtres, aux nouvelles fabriques, vrais bagnes qui sans cesse achètent des serfset les dévorent.
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L'état des libres est pire, et personne n*a intérêt d'être libre. Un Russe de mes amis a fait de vains ef- forts pour y amener ses serfs. Ils aiment mieux le ha- sard du servage : c'est comme une loterie ; parfois on tombe à un bon maître. Mais les soi-disant libres sous l'administration n'ont point de ces hasards. Elle est le pire des maîtres.
Cette administration, dans l'empire du mensonge, est tout ce qu'il y a de plus mensonger. Elle se pré- tend russe et elle est allemande ; les cinq sixièmes des employés sont des Allemands de Courlande et de Li- vonie : race insolenle et pédantesque, dans un parfait contraste avec le Russe, ne connaissant en rien sa vie, ses mœurs, ni son génie, le menant tout à contre-sens, brutalisant, faussant les c6tés aimables, originaux, de cette population douce et légère.
Dans ce peuple de fonctionnaires, on ne peut sans dégoût envisager ce qui s'appelle Église, et qui n'est qu'une partie de T administration. Nulle instruction spirituelle, nulle consolation donnée au peuple. L'en- seignement religieux expressément défendu. Les pre- miers qui prêchèrent furent envoyés en Sibérie. Le prêtre est un commis, rien de plus;. et, comme le commis, il a les grades militaires. L'archevêque de Moscou a le titre de général en chef, celui de Kasan, de lieutenant général. Eglise toute matérielle et l'anti- pode de l'esprit.
Le pape de la Russie est le collège ecclésiastique.
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lequel juge les causes spirituelles ; mais lui-mômo il fait ce serment : « Le czar est notre juge, » De sorte qu'en réalité le vrai pape est le czar.
Un auteur important en cette matière, Tolstoï, le dit expressément : a L'empereur est ie chef né de la religion. »
Dans le czar est le faux du faux, le mensonge su- prême qui couronne tous les mensonges.
Providence visible, père des pères, protecteur des serfs!.. Nous expliquerons ailleurs, dans son dévc- l<q)pement diabolique, cette effroyable paternité.
Qu'il nous suffise ici de montrer ce qu'elle a de faux, dans son attribut le moins faux, le moins contes- table, la force et la 'puissance ; d'expliquer que cette puissance elle-même, si roide, si dure, et qui parait si forte, est très- faible en réalité.
Deux choses naturelles ont amené cette chose déna- turée, ce monstre de gouvernement. L'instabilité désolante que les invasions éternelles des cavaliers tar- tares mettaient dans l'existence des Russes, leur a fait désirer la stabilité, le repos sous un maître. Mais, d'au- tre part, la mobilité intrinsèque de la race russe, sa flui^i^ excessive, rendaient ce repos difficile. Incer- taine comme l'eau, elle ne put être retenue que par le procédé dont use la nature pour fixer l'eau, par la constriction, le resserrement dur, brusque, violent, qui, aux premières nuits d'hiver, met l'eau en glace, le fluide en cristal aussi dur que le fer.
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Te'le est l'image de la violente opération qui créa l'Étal russe. Tel est son idéal; tel devrait être ce gouvernement, un dur repos, une fixilé forte, achetée aux dépens des meilleures manifestations de la vie.
Il n'est point tel. Pour continuer la comparaison, il est de ces glaces mal prises, qui contiennent au dedans des vides, de$ flaques d^eau, restées mobiles, qui trom- pent à. tout moment. Sa fixité esttrès-peù fixe, sa soli- dité incertaine.
L'âme russe, nous l'avons dit, n'a rien de ce qui, même dans l'esclavage, est nécessaire à la stabilité. C'est un élément plus qu'une humanité. Serrez, c'est presque en vain; elle coule, ell^ échappe. Avec quoi serrez-vous? avec une administration, sans doute; mais cette administration n*est pas plus morale que ceux qu'elle prétend régler. Le fonctionnaire n*a pas plus que le sujet là suite, le sérieux, la sûreté de ca- ractère, les sentiments d'honneur, qui peuvent seuls rendre efficace l'action d'un gouvernement. Il est, comme tout autre, léger, fripon, avide. Si tous les su- jets sont voleurs, les juges sont à vendre. Si le noble et le serf sont corrompus, l'employé l'est au moins autant. L'empereur sait parfaitement qu'on le vend, qu'on le vole, que le plus sûr de ses fonctionnaires ne tiendrait pas contre une centaine de roubles.
Ce pouvoir immense, terrible, qu'il transmet aux agents de ses volontés, que devient-il en route? A cha-
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que degré, il y a corruption, vénalité, et, par suite, incertitude absolue dans les résultats.
Si l'empereur était toujours trompé, si sa volonté restait toujours impuissante, il prendrait ses mesures et s'arrangerait là-dessus. Il n'en est pas ainsi. Le grand défaut de la machine, c'est qu'elle est incertaine, capricieuse dans son action. Parfois les volontés les plus absolues de l'autocrate n'aboutissent à rien. Par- fois un mot qui lui échappe par hasard a des effets immenses, et les plus désastreux.
Un exemple : Catherine , envoyant en Sibérie plu- sieurs Français pris en Pologne, avait très-fortement recommandé (pour ménager l'opinion) qu'ils fussent bien traités. Elle le dit, et le répéta, ordonna, menaça. Jamais elle ne fut obéie.
Autre exemple contraire : Nicolas dit un jour à des paysans du Volga qu'il serait charmé que dans l'ave- nir tout paysan pût être libre. Ce mot tombe comme une étincelle ; une révolte immense et le massacre des maîtres en résultent ; il y faut une armée et des tor- rents de sang.
Voilà comme tout flotte. L'empereur est parfois in- finiment trop obéi, contre sa volonté ; parfois il ne l'est pas du tout. Souvent il est trompé, volé, avec une au- dace incroyable. Par exemple, à sa barbe, à ses yeux, on vole, on vend en détail un vaisseau de ligne, et jus- qu'à des canons de bronze. 11 le voit, il le sait, il me- nace, il frappe parfois. Et les choses n'en vont pas
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moins leur train. Chaque jour lui montre durement, et comme avec dérision, que cette autorité énorme est illusoire, cette puissance impuissante. Chaque jour, plus indigné, il se débat, s'agite, fait quelque essai nouveau et encore impuissant... Contraste humiliant ! Un Dieu sur terre, trompé, volé, moqué si outrageu- sement ! Rien de plus propre à rendre fou !
Résumons. Le Russe est mensonge. Il Test dans la commune, fausse commune. Il Test dans le seigneur, dans le prêtre et le czar. Crescendo de mensonges, de faux semblants, d'illusions!
Qu'est-ce donc que ce peuple? Humanité? Nature, élément qui commence et non organisé? Est-ce du sa- ble et de la poussière, comme celle qui, trois mois du- rant, volatilise et soulève à la fois tout le sol russe? Est-ce de l'eau, comme celle qui, le reste du temps, eau, glace ou boue, fait un vaste marécage de la triste contrée ?
Non. Le sable, en comparaison, est solide, et Teau n'est pas trompeuse.
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VIII
POLITIQUE NENSONGÈRB DE LA RUSSIE. CONlfENT ELLE A DISSOUT LA POLOGNE.
La Russie, en sa nalure, en sa vie propre, étant le mensonge même, sa politique extérieure et son arme contre l'Europe sont nécessairement le mensonge.
Seulement, il y a ici une remarquable différence : autant la Russie, comme race, est mobile, fluide, in- certaine, autant, comme politique et diplomatie, elle est fixe, persévérante. Ce gouvernement, élranger en grande partie, souvent tout allemand, ou suivant la tradition du machiavélisme allemand, avec un mé- lange de ruse grecque et byzantine, varie peu, se re- crute d'un personnel à peu près identique. Ministres, diplomates, observateurs, espions de divers rangs et
48 POLOGNE ET RUSSIE.
des deux sexes, le tout forme un même corps, une sorte de jésuitisme politique.
Deux puissances ont seules connu la mécanique du mensonge, et l'ont pratiquée en grand : les jésuites proprement dits, et ce jésuitisme russe.
Le temps moderne, supérieur en toute chose, arme d'une foule de moyens et d'arts nouveaux inconnus à l'antiquité, offre ici deux œuvres incomparables de mensonges systématiques, deux iliades de fraudes, telles qu'aucun âge antérieur n'eût pu même les con- cevoir. — La première, accomplie par les jésuites vers le temps d'Henri IV, fut leur patient travail d'éduca- tion pour Refaire un monde de fanatisme et de meur- tre, et recommencer en grand la Saint-Barthélémy sous le nom de Guerre de trente ans. L'autre travail, plus moderne, qui dure depuis bien près d'un siècle, c'est la persévérante intrigue par laquelle le jésuitisme russe (j'appelle ainsi cette ténébreuse diplomatie) par- vint à dissoudre au dedans la Pologne^ à l'envelopper au dehors comme dun réseau de ténèbres, travaillant toute l'Europe contre elle, acquérant par flatterie ou par argent les organes dominants de l'opinion, créant une opinion factice, une opinion apparente qui ren- dait les choses secrètes, enfin, peu à peu enhardie, mêlant aux moyens de ruse une fascination de terreur.
Ce travail a été très-long, et il faut beaucoup de temps pour l'étudier. Mais, vraiment, il en vaut la |)eine. Ceux qui auront la patience de le suivre dans
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Rhulières, Oginski, Chodsko, Lelewel et autres écri- vains, assisteront à une cruelle mais très-curieuse ex- périence politique et physiologique, celle de voir com- ment l'animal à sang froid, fixant incessamment de son terne regard l'animal à sang chaud, comme un affreux boa sur un noble cheval, l'attacha, le lia de sa fascination, jusqu'à ce qu'il pût le sucer, affaibli, abattu.
Cela commence doucement. C'est un regard d'inté- rêt d'abord^^une attention de bon voisinage, l'inquié- tude frateifOHK que donnent à la Russie les dissen-
sions de la Pologne.
Et elle aime tant cette Pologne, qu'elle ne |)eut souffrir qu'aucun Polonais soit opprimé par les autres. Philosophe, enthousiaste de la tolérance, elle s'inté- resse particulièrement aux dissidents ; elle vient au secours de la liberté religieuse (qui n'est pas oppri- mée).
C'est le premier moyen de dissolution^ la première opération de la Russie sur la Pologne.
Catherine, à ce moment même, venait de prendre les biens des monastères russes. Elle n'était pas sans inquiétude. Elle imagina de lancer la Russie dans une guerre religieuse, de faire croire aux paysans qu'il s'a- gissait de défendre leurs frères du rit grec, persécutés en Pologne par les hommes du rit latin. La guerre prit un caractère de barbarie effroyable. Sous l'impulsion de cette femme athée, qui prêchait la croisade, on vit
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50 POLOGNE ET RUSSIE.
des populations, des villages entiers torturés, brûlés vifs, au nom de la tolérance.
Tout cela, uniquement par amitié pour la Pologne, pour la protection des Polonais -dissidents. Ce n'est pas tout, rimpératrice ne protège pas moins les Polonais fidèles à leurs anciennes lois barbares, à leur vieille anarchie.
C'est le second moyen de dissolution.
Admiratrice de l'antique constitution de la Pologne, elle ne souffrira pas que le pays se transforme ni que le gouvernement y prenne aucune force. ^ .
Dans ce second travail, la Russie s'attache surtout à créer une Pologne contre la Pologne, comme un médecin perfide qui, se chargeant de guérir un ma- lade malgré lui, saurait habilement, dans ce corps vi- vant, susciter d'autres corps vivants, y faire naître des vers...
11 y eut là des scènes d'un comique exécrable. Ces Polonais, amis des Russes, donnèrent les plus étranges scènes de patriotisme. On en vit un à genoux dans la diète, au milieu de la salle, tenant près de lui son fils de six ans, et, le poignard à la main, criant qu'il al- lait le tuer si Ton changeait les vieilles lois, qu'il vou- lait rester libre ou tuer son enfant.
Voilà la seconde opération de la Russie. La troi- sième, plus hardie, n'est plus seulement politique, mais sociale. Dès 1794, au temps de Kosciusko, la Russie n'entre en Pologne que pour assurer le bien-
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être des innocents habitants des campagnes. Elle pousse le cri de Spartacus, l'appel aux guerres servi- les ; c'est le premier essai du système appliqué par l'Autriche en 1846, dans les massacres de Galicie. Troisième moyen de dissolution. Ce n'est pas l'épée des Russes qui a vaincu la Polo- gne ; c'est leur langue qui a opéré la dissolution. Ils ont vaincu par trois mensonges.
Que serait-ce si nous pouvions montrer ici tous les arts par lesquels la Russie, en même temps, travaillait le monde contre la Pologne, profitant spécialement de la grande passion du dix-huitième siècle pour la liberté religieuse, mettant ainsi le doute dans la pensée eu- ropéenne, jetant dans l'Occident un premier germe de dissolution !
Une définition profonde, admirable, a été donnée de la Russie, de cette force dissolvante, de ce froid poi- son qu'elle fait circuler peu à peu, qui détend le nerf de la vie, démoralise ses futures victimes, les livre sans défense : « La Russie, c'est le choléra. »
IX
ENFANCE ET JEUNESSE DE KOSCIUSKO (1746-177C).
Le héros de la Pologne n'est pas proprement Polo- nais ; il appartient à cette mystérieuse Lithuanie qui, dans le labyrinthe immense de ses bois et de ses ma- rais, €emble une |)remièrc défense de l'Europe oppo- sée à la Russie. Plusieurs des dons brillants de la Po- logne manquent à la Lithuanie ; elle en a d'autres plus graves. Les Polonais, relativement, semblent les fils du soleil; les Lithuaniens, ceux de l'ombre. Chez eux commence le grand Nurd et les forêts sans limites. Leurs chants, très-doux, ont toute la mélancolie de ce climat. L'âme lithuanienne est rêveuse, mystique, pleine du sentiment de l'infini et du monde à venir.
Le père de Kosciusko était un musicien passionné,
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infatigable; il donnait à la musique tout le tonips dont il pouvait disposer. C'était un de ces petits gentils- hommes, innombrables en ce pays, qui n'ont rien que leur épée, et vivent dans la domesticité des grands, ou de l'exploitation rurale de quelque noble domaine. Client des princes Czartoryski, il avait servi dans un régiment d'artillerie pendant trente années de paix. Retiré, il cultivait un domaine du comte Flemming, beau-père d'un Czartoryski.
Celte famille, qui avait entrepris la tâche difficile de réformer la nation en présence de l'ennemi, et pour ainsi dire sous la main des Russes, cherchait de tous côtés des hommes. Elle n'avait jamais perdu de vue les Eosciusko ; c'est elle qui fit placer le jeune Thadée Kosciusko, né en 1746, à l'école des cadets, que le roi Slanislas-Augustô venait de fonder à Varsovie.
Kosciusko y arrivait déjà préparé. Enfant, il était plein d'ardeur, avide d'apprendre, d'agir; il semblait que l'action, Toujours ajournée pour le père dans la longue période oisive où s'était écoulée sa vie, s'était comme accumulée, et qu'elle éclatait dans son fils. Affamé d'études, dans son désert, il profita des leçons d'un vieil oncle qui avait beaucoup voyagé et qui ve- nait quelques mois par an à la ferme de son père. 11 apprit de lui un peu de dessin, de mathématiques, de langue française. En même temps, il lisait tout seul les Hommes illustres de Plutarque, il en faisait des extraits, il s'assimilait le génie héroïque de l'antiquité.
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L'enfant sauvage et studieux, dans sa solitude, avait quelque chose de violent, de fougueux, d'in- dompté. Ce qui le ramenait à la douceur, lui mettait le mors et la bride, si l'on peut ainsi parler, c était son amour de la famille, spécialement les égards &i la protection chevaleresque qu'il sentait devoir à ses sœurs, deux petites filles très-jeunes. De làpeut-être la noble et pure tendresse qu'il eut généralement pour la femme, et la prédilection singulière pour les enfants qu'il montra toute sa vie.
Il arriva aux écoles dans un momont triste et dra- matique, au moment où la Pologne accepta un roi de la main des Russes. Le vrai roi fut dès lors Tambassa- deur de Russie, le féroce Repnin. On vit celui-ci, sans honte ni pudeur, sans pitié d'un peuple si fier, enle- ver du milieu de la diète les membres opposants et les envoyer en Russie (1 767). Nul doute que ces spec- tacles n'aient puissamment remué le cœur du jeune Eosciusko, doublé ses efforts; il avaif hâte de servir sa patrie humiKée. Il prolongeait ses études bien avant dans la nuit, se plongeait les pieds dans Teau froide pour combattre le^ommeil. Dure épreuve dans un tel climat. Chaque soir, il avertissait le veilleur qui, toute la nuit, entretenait les feux et chauffait les bâtiments de l'école. Un cordon lié à son bras, et circulant dans les corridors, le tirait du lit à trois heures.
Chaque année on désignait, sur un examen, quatre élèves voyageurs qui devaient se perfectionner dans les
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principaux instituts militaires dcTEuiopo. Kosciusko fut de ce nombre. II fut envoyé à Tacadcmie militaire de Versailles, puis à Brest, pour étudier la fortification et la tactique navales. Enfin il passa quelque temps à Paris. C'était vers 1770, ou à peu près. Jamais, pour les lettres et les arts, la France ne fut plus brillante. La grande période philosophique, ouverte par VEsprit des lois, continuée par l'iÉ'mî'fe, se fermait glorieuse- ment avec la défense, de Sirven et de Calas. Par Vol- taire et Rousseau, la France avait en quelque sorte le pontificat de l'humanité. Un doux esprit de bienveil- lance, de philanthropie et de liberté semblait d*«ci se répandre en Europe.
L'âme. .du jeune Polonais s'abreuva profondément à cette co^e, et se pénétra de l'amour des hommes. Il resta le fils de ce temps, le fils de la France d'alors. Les temps terribles qui suivirent, les plus extrêmes nécessités, ses périls, ceux de la pairie, ne purent le faire dévi^ff de la ligne tracée par la philosophie fran- çaise '.'humanité et tolérance. 11 y resta fidèle aux dé- pens de la victoire et de la vie.
n était à Paris au moment du premier partage, quand la Pologne, qui essayait de se réformer elle- même et de prendre une vie meilleure, en fut punie par ses voisins et disséquée vivante. Kosciusko revint, âgé de vingt-six ans, et reçut en arrivant une inutile épéede capitaine d'artillerie, et des canons pour n'en rien faire. Il n'y avait pas, cependant, à chercher bien
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loia renncmi ; -il était au cœur de la Pologne. Notre jeune oflicier se consumait dans ce déplorable repos, voyait très-peu le monde. Un jour (en 1776), tout le corps des officiers est invité à un grand bal pour la fête du roi, Kosciusko s'y rend par devoir. Son cœur y est saisi ; une jeune fille s'en empare. Elle l'a gardé jusqu'à la mort.
Sosnowska, c'était son nom, était malheureuse- ment placée, par la naissance et par la fortune, très- loin de Kosciusko. C'était la fille de Thetman de Li- thuanie, Joseph Sosnowski, orgueilleux et puissant seigpeur, un de ces vieux Polonais, rois sur leurs terres, implacables pour quiconque aurait osé lever les yeux sur leur auguste famille, tels que le vieux palatin qui lia Mazeppa sur un cheval indompté.
Ce fut justement cet orgueil qui ouvrit la porte à Kosciusko. Envoyé avec le corps oiî il servait, il ha- bita avec son colonel le château du maréchal. Celui-ci n'imagina pas qu'un jeune homme tellement inférieur se méconnût au point d'aimer sa fille. On le laissa la voir sans cesse, lui parler, lui donner des leçons ; il enseigna le français, puis l'amour. Les femmes polo- naises, dans un pays si agité, mêlées au mouvement de bonne heure, et du moins entendant toujours par- ler des grandes affaires du pays,, ont un tact remar- quable pour apprécier les hommes. Elles les jugent parce qu'elles les font, usant glorieusement de leur empire pour exiger des choses héroïques.
KOSGIUSKO. 57
Jamais amour ne fut moins aveugle ni mieux mé- rité. Ce n'étail point un mérite possible, futur, qu'elle aimait ; c'était déjà un homme accompli. A trente ans, il était dans la plénitude de ses dons et de ses vertus. Il apparut à Sosnowska ce qu'il était en effet, un héros.
11 n'avait pu rien faire encore, et l'apparence phy- sique n^était point en sa faveur. A en juger par les portraits, il avait le menton saillant, ainsi que les pommettes des joues. Le nez, fortement retroussé, donnait à sa figure quelque chose, non de vulgaire, comme il arrive, mais d'étrange plutôt, de bizarre et de romanesque, d'audacieux, d'aventureux. Nez, men- ton, bouche, sourcils, tout semblait pointer en avant, comme Télan du cavalier qui charge ; mais en même temps les plans très-fermes, très-arrétés, très-fins, rappelaient la précision de l'artilleur qui ne charge point au hasard, mais qui vise et atteint le but.
Ses yeux étaient très-vifs, hardis et doux : Là, sur- tout, on entrevoyait Fexcellence du cœur de ce grand homme de guerre. Les anciens héros de la Pologne étaient des saints. Les Turcs, qui ont éprouvé tant de fois Tesprit guerrier de cette race, n*en avaient pas moins remarqué son extrême douceur, sa tendance à tous les amoursflls appelaient les Slaves les colombes. Cette disposition à aimer éclatait dans toute la per- sonne de Kosciusko. Nul homme n'a tant aimé la femme, et de la plus pure tendresse. Il aimait singu- lièrement les enfants, qui tous venaient à lui. Surtout
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il aimait fes pauvres. Il lui était impossible d'en voir sans leur donner; il leur parlait avec égard, avec le$ plus délicats ménagements de l'égalité, .
Dès son enfance, il avait montré ces dispositions charitables. Le douloureux spectacle de l'infortuné paysan de Pologne, deux fois ruiné, et par son maître, et par les logements militaires, les passages continuels de soldats étrangers qui le mangent et le battent, avait blessé profondément son cœur. La pitié, une pitié douloureuse pour les maux de Thumanité, semblait avoir brisé en lui quelques nerfs du cœur, et produit peut-être les seuls défauts qu'on ait pu saisir dans une nature si parfaite.
Ces qualités, ces défauts même, faisaient un ensem- ble adorable, auquel peu de cœurs auraient résisté. Sosnowska en fut si touchée, que, ne doutant pas qu'on ne vît son amant comme elle le voyait, l'égal des rois, elle dit tout à sa mère. Kosciusko, de son côté, alla se jeter aux pieds du père et les inonda de larmes. Cette confiance réussit mal. Le père la reçut avec tant de mépris, qu'il ne daigna pas même éloi- gner Kosciusko : il lui défendit de parler à sa fille, de la regarder.
Celle-ci, exaltée dans sa passion, alsolue et auda- cieuse comme une Polonaise, déclara à Kosciusko qu'elle voulait être enlevée. Résolution violente I Ce n'était pas seulement quitter sa famille, c'était aban- donner une grande fortune, une vie quasi-royale, pour
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suivre un oflicier obscur, qui même perdrait son grade et probablement sa patrie, poursuivi qu'il allait être par la haine acharnée d'une si grande famille. C'était suivre la misère, l'exil.
Le père sut tout. Mais, par une singularité étrange, qui montre que la vengeance lui était plus chère en- core que l'honneur de sa famille, il laissa sortir les amants. Ce ne fut qu'à quelque distance du château qu'une bande d'hommes armés les entoura. Kosciusko devait périr; il fit face à toute la troupe, l'étonna de son audace, et en fut quitte pour une grave blessure*
Évanoui plusieurs heures, il s'éveille... Elle a dis- paru; il ne reste rien d'elle, qu'un mouchoir qu'elle a laissé. II le serre, le met dans son sein ; il l'a porté toujours, dans toutes ses batailles, et jusqu'à la fin de sa vie.
KOSGIUSKO EN AMÉRIQUE; — DICTATEUR EN POLOGNE
(1777-1794).
Kosciusko, à trente ans, se trouvait avoir tout perdu, sa maîtresse et sa pairie; la première, mariée, malgré elle, à un homme qu'elle n'aimait pas; la se- conde, humiliée, violée chaque jour au caprice des agents russes". Spectacle ignoble. Les vrais Polonais ne le pouvaient supporter. L'illustre Pulawski, le chef des dernières résistances, alla se faire tuer en Amé- rique. Kosciusko partit, et bien d'autres moins con- nus.
Voilà le commencement des glorieuses émigrations polonaises. La Providence, dès lors, sembla vouloir chaque jour déraciner la Pologne, et la tirer d'elle- même pour l'agrandir et la glorifier. Elle l'enleva à
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ses querelles intérieures, à rétroite atmosphère où elle étoufrait, la répandit dans Tunivers. Partout où il y eut de la guerre et de la gloire, partout où la li- berté livra ses combats, il y eut du sang polonais. On le retrouve, ce sang, comme un ferment d'héroïsme, dans les fondements vénérés des républiques des deux mondes.
Un Polonais a dit là-dessus une chose ingénieuse et sublime : « Le peuple de Copernic, le peuple qui dans Tastronomie eut l'intrépidité scientifique de lancer pour la première fois la terre dans Tespace, devait mobiliser la patrie, la lancer par toute la terre. »
C'était une belle occasion pour un Polonais que cette guerre d'Amérique. Un grand souffle de jeu- nesse, un poétique élan de révolution, animaient ces volontaires de toute nation, qui étaient accourus là. Tous étaient très-purs encore, beaux de désintéresse- ment et d'innocence. Les Lafayette, les Lameth, les Miranda, les Barras, étaient bien loin de deviner le rôle qu'ils joueraient un jour. Libres encore d'ambi- tion, ils ne voulaient rien pour eux-mêmes, tout pour la liberté du monde !
Kosciusko fut accueilli par les Français comme un compatriote et un camarade d'école. Lafayette, admi- rateur de son bouillant courage, ne perdit pas une oc- casion pour le faire remarquer de Washington. Ingé- nieur, colonel, enfin général de brigade, Kosciusko montra, avec l'intrépidité polonaise, une fermeté plus
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nécessaire encore pour retenir et diriger les milices américaines. Ces soldats agriculteurs voulaient retour- ner à leurs champs; Kosciusko dit seulement : « Par- tez si vous voulez; je reste. » Pas un d'eux n'osa. par- tir.
Il eut plus d'une belle aventure : des blessures d'a- bord; puis le bonheur de sauver des prisonniers que les Américains voulaient massacrer. Il se constitua aussi le patron et le protecteur d'un orphelin de neuf ans, dont le père, brave^soldat, venait de périr, et il parvint à faire adopter l'enfant par la République elle- même.
L'Amérique était fondée. La Pologne périssait. Au retour de Kosciusko, elle touchait à sa crise suprême. Elle faisait un dernier effort pour se transformer sous les yeux, sous la pression terrible des tyrans qui vou- laient sa mort. Dans une opération si difficile, qui au- rait demandé une complète unité d'action, elle n'agis- sait pas avec des forces entières ; lice par ses ennemis, elle l'était par elle-même, par le préjugé national, favorable aux anciennes institutions sous lesquelles la Pologne acquit jadis tant de gloire. Les philosophes eux-mêmes (Rousseau, par exemple, dont ils deman- dèrent les conseils) leur disaient de peu changer.
Cette prudence excessive était l'imprudence même. Dans les temps tellement changés, il fallait un change- ment d'institutions profond, radical. Par des réformes de détail, extérieures, superticieUes, on avertissait
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rennemi, on amenait, on provoquait Forage, et Ton ne créait aucune force qui pût résister. Une insurrec- tion de la Pologne devant et malgré la Russie, une émancipation du nain sous le pied du géant prêt à Té- craser, c'était des choses impossibles, si Ton n'évo- quait en cette Pologne une puissance toute nouvelle, la nation elle-même.
Un million de nobles gouvernaient quinze ou dix- sept millions de serfs. La bourgeoisie, peu nombreuse, était renfermée dans les villes, lesquelles comptaient pour très-peu dans ce grand pays agricole.
Les Polonais, naturellement généreux, et la plupart imbus des idées de la philosophie du siècle, auraient voulu changer cet état de choses. La difficulté de Taf- franchissement était celle-ci : c'est que, dans un pays sans industrie, on ne pouvait se contenter de dire au serf : c< Tu es libre ! » on. ne pouvait l'émancipée sans lui créer des moyens de vivre. En lui donnant la li- berté, il fallait lui donner la terre.
Plusieurs disciples de Rousseau, grands seigneurs, riches abbés, avaient fait dans leur domaine de vastes essais d'affranchissement. Non contents de libérer le paysan, ils lui distribuaient de la terre, lui bâtissaient même des habitations. Ces exemples auraient pu être imités aisément par les grands propriétaires, mais plus difficilement par la grande masse des nobles, qui, ayant peu de paysans, peu déterres, auraient fait un tel sacrifice, non pas sur leur superflu, mais sur
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ce qu'ils appelaient leur nécessaire, sur ce qui consti- tuait la vie même du noble; ils n'auraient affranchi le paysan qu'en se rapprochant eux-mêmes de la condi- tion du paysan.
Donc la réforme sociale impliquait dans la nation une réforme morale plus difficile encore, le sacrifice non du luxe seulement, mais de certaines habitudes d'élégance chevaleresque, qui, dans les idées du pays, étaient la noblesse même.
Là était la difficulté. Et c'est pour cela que, au mo- ment où la Pologne ne pouvait être sauvée que par une révolution sociale, elle se contenta d'une réforme politique.
11 faut avouer aussi que le souverain qui se consti- tuait alors le protecteur de la Pologne, le roi de Prusse, n'aurait pas permis une réforme plus radicale. Il au- torisait la révolution j à condition qu'elle serait nulle ^t impuissante.
La nouvelle Conslitution (3 mai 91) abolissait l'an- cien droit anarchique où la résistance d'un seul homme arrêtait une assemblée. Elle admettait les bourgeois aux droits politiques. Elle mettait les pay- sans sous la protection de la loi. Elle rendait la royauté héréditaire.
Cette faute en entraîna d'autres. On donna l'armée au neveu du roi, un jeune homme sans expérience, et on lui subordonna Kosciusko. Celui-ci, avec quatre mille hommes^ vainquit vingt mille Russes. Mais la
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perfidie de rAutriche, qui recueillit les Russes battus ; la perfidie de la Prusse, qui abandonna la Pologne, encouragée et compromise par elle, portèrent le coup mortel à ce malheureux pays. Le roi se déshonora, pour éviter le partage, en accédant à la ligue tormce, sous l'influence russe, pour les anciennes libertés. Et alors l'ambassadeur russe, terrifiant rAssemblce, en- levant ses membres les plus courageux pour la Sibérie, enfermant et affamant pendant trois jours le roi et la diète, prit la main du roi demi-mort, et lui lit signer le second partage (1793).
Dans l'acte qui le déclara, on annonçait que, en mé- moire de cette belle victoire des anciennes lois de la Pologne, on leur érigerait un temple bâti de roc, sous Tégide de la sage Catherine, un temple à la liberté!
Tout riiiver, les Russes mangeaient la Pologne. Les logements militaires écrasaient le paysan. Ce n'était partout que pillage, pauvres gens battus, des larmes et des cris. L'ambassadeur russe Igclstrom, en quartier à Varsovie, apprenait aux Polonais ce qu'avaient été les Huns du temps d'Attila. Il faisait piller les uns, arrêtait les autres^ se moquait de tous. Les ambassa- deurs russes qui se succédaient en Pologne avaient, la plupart une chose intolérable : ils étaient facétieux. Celui qui enleva quatre membres de M diète trouva plaisant d'ajouter : qu'il n'entendait point gêner la li- berté des opinions.
Les Russes sentaient bien d'instinct qu'une insur-
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reciion couvait. Ils ne pouvaient rien saisir, accusaient au hasard, criaient au jacobinisme. Ils supposaient une influence active de laFrance, et ils se trompaient. Quelques jacobins vinrent à Varsovie, mais n'eurent que peu d'action. Un Français apporta tout imprimé un pamphlet vif et hardi : Nil desperandum (rien à désespérer encore). Plus tard, la révolution ayant éclaté) on envoya en Turquie et aussi en France. Mais la France elle-niéme était au bord de 1 abime. Le co- mité de salut public ne promit rien et dit seulement qu'il ferait ce qu'il pourrait.
La révolution polonaise de 1794 fut tout originale. Elle eut deux éléments populaires : les ouvriers de Varsovie, soulevés, guidés au combat par le cordonnier Kilinski, et les paysans appelés sur les champs de ba- taille par Kosciusko.
Nous ne pouvons refuser un mot à cet ouvrier hé- roïq^ue, qui fut, en réalité, le chef de la vaillante bour- geoisie de Varsovie. 11 exerçait dans la ville une in- fluence extraordinaire. Il av^it coutume de dire : « J'ai six mille cordonniers à moi, six mille tailleurs et au- tant de selliers. » Un des ambassadeurs russes, le vio- lent prince Repnin, devant qui tout tremblait de ter- reur, fait venir un jour Kilinski, et s'indigne de voir un homme calme, qui a l'air de ne rien craindre. « Mais, bourgeois, tu ne sais donc pas devant qui tu parles?» Alors, ouvrant son manteau et montrant ses décorations, ses cordons et ses crachats : « Re-
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garde, malheureux, et tremble ! — Des étoiles? dit le cordonnier; j'en vois bien d'autres au ciel, monsei-» gneur, et ne tremble pas. »
C*était un homme* simple et pieux autant qu'in- trépide. On ne pouvait lui reprocher qu'une chose : marié et père de famille, il gardait un cœur trop fa- cile ; ses mœurs n'étaient pas exemplaires. En récom- pense, le fond de son caractère était d'une extrême bonté. Dans les mémoires qu'il a écrits, il ne blâme, n'accuse personne; c'est le seul auteur polonais qui ait cette modération. Il semble qu'il ait regret au sang qu'il lui faut répandre. Il évite le mot tuer. Il dira, par exemple, qu'il lui a fallu apaiser un officier russe, Puis tranquilliser un Cosaque, et mettre un autre en repos,
Kilinski et les autres patriotes de Varsovie étaient dans la plus yive impatience d'éclater* Un événement précipita la crise. On licenciait l'armée. Le 12 mars, lin vieil officier, brave et respectable, Madalinski, dé- clara qu'il n'obéirait point. Il n'avait que 700 cava- liers ; avec ce petit corps, il traversa hardiment toute la Pologne, culbuta les Prussiens qui s'opposaient à son passage, se jeta dans Gracovie.
L'heure était sonnée. Kosciusko, alors sorti de Polo- gne, revint à l'instant; il parvint à Gracovie dans la nuit du 24 mars 1 794* Toute la ville était levée, toute la population l'attendait avec des torches, et le con- duisit enr triomphe. Fête sublime d'enthousiasme, et
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toutefois d'un effet lugubre ! Les vives lumières, for- tement contrastées par les ombres, semblaient dire Téclatante gloire de celle révolution si courte, si tôt replongée dans la nuit... Le peuple pleurait d'enthou- siasme, de tendresse pour cet homme, entre tous, hé- roïque et bon. On criait : « Vive le sauveur! » Ce cri revenait troublé par les profonds échos des vieilles églises, où sont enterrés les rois de Pologne ; les So- bieski et les Jagellons répondaient de leurs tombeaux.
Kosciusko fut nommé dictateur. Ses premiers actes furent simples et grands. 1* La levée générale de toute la jeunesse polonaise, sans distinction de classe, de dix-huit à vingt-sept ans. 2** Une proclamation tou- chante, qui devait aller au fond des cœups, même des plus égoïstes.
Dix jours s'écoulent à peine. Les Russes viennent livrer bataille aux Polonais (4 avril 1794). Ils avaient 6,000 hommes, Kosciusko 5,000 et 1,200 chevaux. Sur ce petit nombre il n'y avait guère de soldats pro- prement dits. Les cavaliers étaient les nobles du voisi- nage. Les fantassins (sauf quelques troupes régulières) étaient de simples paysans armés de leurs faux; la plupart n'avaient jamais entendu des armes à feu. Ces pauvres gens furent bien surpris de voir le dictateur de la Pologne prendre sa place au miheu d'eux, et non dans la cavalerie. Il avait leur costume même, une redingote de toile grise qui ne se distinguait que par quelques brandebourgs noirs.
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Ces paysans, mêlés avec quelques troupes réglées, formaient la colonne du centre, conduite par Kos- ciusko. Élonnés du bruit d'abord, ils ne le suivirent pas moins, et, d'un irrésistible élan, sans savoir ce qu'ils faisaient, dans leur ignorance héroïque, ren- versèrent les Russes. La bataille fut gagnée, si bien qu'il leur resta dans les mains douze pièces de canon. L'affaire fut décidée si vite, qu'ils n'eurent pas le lemps de perdre du monde ; ils n'eurent que 130 morts et 200 blessés.
Les vainijueurs, si peu habitués à vaincre, surent à peine qu'ils avaient vaincu. Nombre de brillants cava- liers coururent bride abattue jusqu'à Cracovie, annon- çant la perte de la bataille et la mort de Kosciusko.
Dès le soir de la bataille, et pendant toute la guerre, Kosciusko mangea au milieu des paysans, et, comme eux, avec une frugalité extraordinaire, se refusant toute chose que la foule n'aurait pu avoir. C'était pour les grands seigneurs, dans ce pays d'aristocratie, un étonnement continuel de voir en Kosciusko l'humble et respectable image du véritable chef du peuple, s'as- similant à ce peuple, le plus infortuné du monde, et le représentant dans la pauvreté. Oginski, l'auleur des mémoires, mangeant un jour près de lui, lui voyait boire un pelit vin à vil prix, et lui conseillait l'excel- lent bourgogne qu'Oginski buvait lui-même : « Je n'ai pas le moyen de boire du vin à ce prix, » répondit le dictateur.
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Celte simplicité de vie était une chose tellement ^ nouvelle et inouïe, qu'elle semblait généralement plus bizarre que touchante. Plusieurs la trouvaient ridicule. Beaucoup ne voulaient y voir qu'une comédie politi- que, une manière de flatter le peuple ; mais le peuple, les paysans même, ne sentaient pas tout d'abord ce qu'il y avait en cela de véritable grandeur.
Kosciusko, étranger à toute adresse politique, n'a- vait suivi en ceci que le mouvement de sa grande âme, 11 lui semblait odieux, au milieu d'une foule si pau- vre, de se présenter en roi de théâtre, de faire de pompeux banquets quand ils avaient à peine du pain. Tout son cœur était dans le peuple ; comment sa vie eût-clle été étrangère à la sienne? Plus la crise appro- chait et le jour de mourir ensemble, plus il semblait naturel de vivr€ ensemble aussi du même pain, à la même table; chaque repas était comme une commu- nion entre le chef et le peuple, une préparation à bien mourir.
XI
RESISTA!(GE HEROÏQUE DE KOSCIUSKO. IL SUCCOMBE (1794).
Les villes, Varsovie, Wilna, s'affranchissaient par des combats héroïques ; mais les villes comptent pour peu en Pologne. Le sort de la révolution tenait à la part qu'y prendraient les propriétaires nobles établis dans les campagnes.
Ils semblaient comme enchaînés par une double terreur.
D'une part, Tarmée russe entrait, armée barbare qui venait de faire la guerre'de Turquie, et d'y mé- riter une réputation exécrable par le massacre im- inense dlsmaïlow, la plus grande destruction d'hom- mes qui eût été faite depuis des siècles dans une ville prise d'assaut. Les Russes^ très^nombreux, tenaient la
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campagne, brûlaient les villages, pillaient et rava- geaient tout.
L'autre terreur qui semblait paralyser la Pologne lui venait de la France même, des récits épouvan- tables, horriblement exagérés, que les émigrés faisaient partout de notre révolution. La noblesse polonaise, effrayée par ces récits, ne savait ce qu'elle devait craindre le plus de ses paysans ou des Russes. Elle eut le tort grave de méconnaître Textrême douceur qui distinguait, entre toutes les populations, le paysan de Pologne. Elle n'eut pas foi au peuple. C'est pourquoi elle a péri.
Il faut dire qu'autour des nobles il y avait tout un monde de gons intéressés à entraver la révolution, un monde d'économes, d'intendants, de gens d'affaires, qui sentaient bien qu'elle entraînait l'émancipation de lu classe agricole, et changeait de fond en comble Tordre de choses qui favorisait leurs rapines. Sous le prétexte des travaux agricoles, ils déclarèrent que la levée en masse était impossible, et retinrent les paysans. Kosciusko, s'étant borné à demander seule- ment un homme sur cinq familles, n'en fut pas mieux obéi. On persécuta les familles des paysans qui par- taient. Plusieurs, craignant également la révolution et les Russes, avaient pris ce moyen terme de présenter leurs paysans à la revue du matin, mais de les faire sauver le soir.
Dans sa déclaration du 7 mai 1794, Kosciusko se
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jette dans les bras du peuple. Dans cet acte remar- quable, le paysan est déclaré libre de quitter la terre qu'il cultive pour aller où bon lui semble, et le pro- priétaire non libre de lui ôter cette terre, s'il remplit les conditions fixées par la loi. Aux termes de ces con- ditions nouvelles, le travail dû par le paysan au pro- priétaire est diminué d'un tiers, et, en certains cas, de moitié. Les propriétaires qui demanderaient davantage sont menacés des tribunaux.
Cet acte, qui défend au propriétaire d'ôter au paysan la terre qu'il cultive, paraissait sanctionner, par l'au- torité de la loi, l*opinion qu'ont généralement les serfs slaves (Polonais et Russes), qui se regardent comme les antiques et légitimes propriétaires du sol. Les serfs russes disent souvent: « Nos corps sont aux maîtres, mais la terre est à nous. » .
L'acte de Kosciusko était en cela bien plus popu- Ijire que la loi française ne Ta été plus tard dans le grand-duché de Varsovie. Elle n'a eu aucun égard pour ce lien antique entre le paysan et la terre. Elle lui permet d'aller où il veut, mais en abandonnant le sol où depuis des siècles il a mis sa sueur et trouvé sa )ie: cette loi d'émancipation n'est, dans la réalité. <iu'unc autorisation d'errer, de mendier, de mourir de faim.
A cette noble et humaine propagande de Kosciusko, les Russes opposèrent un machiavélisme diabolique.
^U fircnl écrire par l'indigne roi de Pologne un mani-
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leste aux seigneurs, où il les effrayait des conséquences de cette révolution jacofeine. Et, en môme temps, les Russes, employant un moyen plus que terroriste, cou- raient la campagne en criant aux paysans polonais: « Pillez avec nous. »
Les ravages dépassaient tout ce qu'on peut imagi- ner. Les armées russes, suivies d'un nombre immense de chariots, enlevaient tout, à la lettre, les objets même sans valeur et les plus insignifiants. Un prison- nier polonais vit avec élonnement qu'un général russe, qui avait amené avec lui sa famille dans cette guerre à coup sûr, emportait, avec des magasins énormes de dépouilles de loule sorte, jusqu'à des fourgons remplis de jouets d'enfants, dont on amusait son fils.
il ne faut pas oublier que cette invasion de la Po- logne était, pour les courtisans des trois cours coparla- geantes, ce qu'on appelle une affaire^ comme le fut, pour les courtisans de Louis XIV, la révocalion de Pédit de Nanles.
Les favoris de Catherine, de Pempereur et du roi de Prusse demandaient d'avance telles terres polonaises, et se les faisaient assigner. Ce dernier prince, qui eut la plus petite part au partage, donna à ses cour- tisans pour 80 millions de biens dans le duclié de Po- sen. Qu'on juge du brocantage qui se fit à Saint-Pé- tersbourg, entre les amants de Catherine et.ceux qui, par eux, sous leur nom, faisaient des affaires. Le
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palais, Talcôve, le lit de la vieille, claieiit un inurclié, une bourse.
Les Russes ne se présentèrent jamais devant Tar- mée polonaise sans être au moins quatre contre un ; ajoutez que c'étaient des soldats formés, aguerris, contre de simples paysans. Jamais Kosciusko, dans toutes ses divisions, n'eut, au total, plus de 33,000 hommes. Eut-il vaincu les Russes avec ce faible nopi- bre, la Prusse et l'Autriche étaient là derrière pour les soutenir et les relever.
En 92, PAulriche avait arrêté la victoire de Kos- ciusko; en 94, ce fut la Prusse qui vint la lui arra- cher. Le 6 juin, Kosciusko, poursuivant les Russes, les atteint sur les confins du palatinat de Gracovie ; il rompt leur cavalerie, il entame leur infanterie, il prend plusieurs (Je^ leurs canons... Au milieu de la victoire, on aperçoit à l'horizon une armée de 24,000 Prus- siens, conduits par le roi en personne. On ordonne la retraite, qui allait être une déroute, si Kosciusko ne l'eût couverte par plusieurs charges vigoureuses qui arrêtèrent l'ennemi ; il eut deux chevaux tués sous lui, et faillit dix fois périr.
Ce revers était dû à la trahison des éclaireurs de Kosciusko, qui lui laissèrent ignorer l'approche des Prussiens. La trahison livra aux Russes la ville de Gra- covie. Le dictateur de Pologne, dans un tel péril, avait certainement droit d'organiser une justice rapide et sé- vère qui fît trembler sous le glaive les amis de l'ennemi.
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Le temps lui maaqua, la fermeté peut-être. Le peu- ple fit, dans sa fureur, ce que rautorité n'avait pas fait dans sa justice. Le 9 mai, ceux de Varsovie, dressèrent trois potences et pendirent trois traîtres, entre autres le principal agent de Catherine, le tyran de la Pologne, • révêque Kossassowski.
Le 25 juin, à la nouvelle de la prise de Cracovie, un millier d'hommes environ se 'portent de nouveau aux prisons; on en tire sept prisonniers, dont plusieurs, malheureusement, moins coupables de trahison que de faiblesse, étaient loin de mériter la mort. L'aveugle fureur du peuple les confondit, et ils périrent tous.
Le coup fut terrible pour Kosciusko. « J'aimerais mieux, disait-il, avoir perdu deux batailles. » Cette ré- volution jusque-là si pure, elle était souillée ! Ce dra- peau, près de périr, il allait tomber dans le sang!.. L'effet politique d'un tel acte était d'ailleurs déplo- rable. C'était le moment où l'on accusait Kosciusko, Kollontay et Potocki de vouloir organiser un grand massacre de nobles. Pouvait-on espérer que ceux-ci, ainsi alarmés, enverraient leurs paysans ?
Kosciusko, pour périr, voulut périr juste. Son pou- voir de dictaleur, que, du reste, il laissait trop aisé- ment contester, il le lit valoir ici. Il ordonna de punir les meurtriers, et fut obéi. Le peuple de Varsovie eut hâte de se laver lui-même ; mais, comme dans une si- tuation malheureuse tout devient malheur, cette pu- nition eut l'effet d'enhardir les amis de l'étranger.
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Poussé par les forces énormes des Russes et des Prussiens, très-peu secouru des siens, il reculait sur Yarsoyie. Ses ennemis ont avoué Tadmirable génie militaire qu'il montra dans cette retraite, spécialement son habileté à couvrir la capitale. Le roi de Prusse la menaçait, et devait donner l'assaut le 1'' septembre, lorsqu'une nouvelle vint rassurer Varsovie. D'une part, la Pologne prussienne s'était soulevée ; d'autre part, la Lithuanie armait contre les Russes. Russes et Prus- siens s'éloignèrent.
Court répit, fatal. Varsovie était réservée à tomber sous un ennemi plus barbare que T Allemand. La fa- natique armée de Suwarow arrivait avec des ordres de mort. Suwarow a toujours déclaré que c était sur l'or- dre exprès de sa gracieuse souveraine qu'il avait exé- cuté le massacre de Varsovie, comme auparavant ce- lui d'Ismaïlow.
Cette armée marchait en deux divisions : celle de Fersen, celle de Suwarow. Kosciusko, affaibli par des détachements qu'on l'avait forcé de faire, n'avait en tout que 7,000 hommes. 11 fit observer Suwarow avec 2,000 hommes, et lui-même, avec 4,000, essaya de battre Fersen.
Tout le monde voyait très-bien qu il s'agissait de périr, d'honorer le dernier jour par un glorieux coup d'épée. Kosciusko fit une revue, et dit : « Parte qui voudra ! » Il n'y eut pas un homme qui voulût Taban- donner.
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Instruit dans la nuit du 4 au 5 octobre qoa le gé- néral russe Fersen avait passé la Vtstule à la faveur d'un grand brouillard, (st n'était plus qu'à vingt lieues, il résolut de l'atteindre avant sa jonction avec Suv^arow. Il ne ôommuniqua le secret de son départ qu'au grand chancelier KoUoiitay et au jeune Nieracewicz, qui de- vaient l'accompagner. Niemcewicz savait si bien qu'il allait à la mort, qu'il ôta de son doigt sa bague et la remit à Potocki : « Gardez-la-moi jusqu'au retour, » lui dit-il en souriant.
Dans ses intéressants Mémoires, il fait une triste peinture du pays qu'il traversa dans cette course pour joindre l'ennemi. Les haltes étaient dans des palais où toutes choses, papiers, tableaux, meubles, jonchaient le sol, hachés par le sabre des Cosaques. Quelques vieux portraits d'ancêtres pendaient aux murailles, mais découpés, mutilés, comme la Pologne elle-même; les pillards s'étaient amusés à crever les yeux de ces vénérables palatins. Le hasard voulut que le premier de ces palais dévastés où s'arrêta Kosciusko fût préci- sément celui de la princesse L... C'était maintenant le nom de celle qu'il avait tant aimée!
Il avait 4,000 hommes, Fersen 14,000; mais la supériorité de celui-ci était bien plus grande encore, comme artillerie. Les Polonais, qui n'avaient que 20 pe- tites pièces, ne pouvaient pas faire grand'chose con- tre 60 canons russes du plus fort calibre. Fersen, à vrai dire, eût pu se dispenser de combattre. De la
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plaine où il avait établi ses batleries, il rasait tout à son aise la position de Kosciusko. Ajoutez que les Po» lonais, ayant peu de munitions, ne purent même con* iifiuer le feu. La disproportion des moyens de toute sorte était telle entre les deux armées, que Fersen ne daigna même pas monter à cheval; il resta sansépéc, dans son habit de peluche rouge, Thabit le plus bour- geois du monde.
La plus grande difficulté pour les Russes, ce fut d'a- vancer et faire avancer le canon dans les terrains ma- récageux où il enfonçait. Mais enfin leur cercle im- mense resserra, enveloppa de trois côtés la petite armée. L'infanterie polonaise, jeune milice, levée dMiier, eut là une fin sublime. Éclaircie par les bou- lets, emportée par la mitraille, ce qui en restait sou- tint, immobile, l'attaque de Tarme blanche, le choc et l'affreuse approche des 14,000 baïonnettes. Un té- moin oculaire qui, le lendemain, les vit, déjà dépouil- lés, couvrir de leurs grands corps blancs la place ou ils combattirent, le sol de leur pauvre patrie si brave- ment défendue par eux, en eut le cœur déchiré, et garda la plus poignante, la plus ineffaçable impres- sion de douleur.
Kosciusko, essayant de sauver au moins la cavale- rie, avait eu plusieurs chevaux tués sous lui; il finit par monter un mauvais cheval, qui glissa et le fit tomber au bord d'un marais. Il se relevait quand une nuée de Cosaques s'abattit sur lui. Ils n'eurent garde
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de reconnaître le dictateur de Pologne dans cet homme mal vêtu. Ils lui portaient des coups de lance, en lui criant : c( Rendez- vous! » Mais il ne répondait pas. L'un d'eux alors, approchant et le prenant par derrière, lui déchargea un furieux coup de sabre, qui lui fendit la tète et le cou jusqu'aux épaules. Sous celte épouvan- table blessure, il tomba, et ils le crurent mort.
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CAPTIVITÉ, EXIL, VIEILLESSE ET MORT DS K0SCIU8&0
(1794-1817).
La Russie de ce temps-Ià, comme celle d'aujour- d'hui, avait une fabrique d'histoires et de nouvelles fausses, de faits controuvés. Nos émigrés, qui affluaient alors, chez elle, aidaient à Tœuvre de mensonge et mentaient avec esprit. On répandit dans les gazettes, bien plus, on mit en chansons, en complaintes, une fiction que la crédulité publique adopta docilement. Elle fut d'autant mieux reçue, qu'elle était pathétique, touchante; elle arrachait les larmes.
On supposa que l'infortuné Kosciusko, se sentant blessé à mort, n'essayant plus de résister et laissant tomber son arme inutile, aurait désespéré de tout, et laissé échapper ce mot : Finis Poloniœ.
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Celait parole de mourant, parole vraie, disait-on, de ces mots qui s'arrachent quand l'homme, dégagé de tout, n'écoute plus que la vérité. Le héros de la Pologne, celui dont le cœur fut la Pologne elle-même, avouait qu'elle .était finie, l'abandonnait au destin, la léguait à son vainqueur.
Kosciusko resta deux ans aux prisons des Russes, puis longtemps en Amérique, et ignora tout. La tra- dition mensongère eut le temps de se répandre et de s'affermir. En 1803, elle fut reproduite encore dans une histoire par M. de Ségur, l'ancien courtisan de Catherine, Taimable poëte qui fit l'épitaphe de son chien. Alors seulement Kosciusko réclama avec force, avec indignation, contre ce mensonge.
Comment, en effet, supposer que ce grand homme, qui était la modestie même, aurait dit celte parole or- gueilleuse que, « lui mort, tout était mort, et la Polo- gne finie! »
Un tel mot, indigne dans la bouche de tout Polo- nais, eût été, dans celle de l'homme à qui la Pologne avait remis ses destinées, un crime, une trahison.
Cette ^clamation, si juste, passa presque inaper- çue, ou fut étouffée. Toute la littérature (qui n'est que copie, routine et redites) répète encore invariablement le mot d'invention russe : Finis Poloniœ.
Voici en réalité comment les choses se passèrent. Kosciusko avait reçu plus de coups qu'il n*en faut pour tuer un homme; le dernier l'assomma, il ne
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souffla mot. Il resta vingt-quatre heures sans connais* sance, sans pouls et sans parole. Les Cosaques Tenvi-- ronflaient et se désespéraient de l'avoir tué. Ils sa- vaient parfaitement des paysans polonais que c'était le père du peuple. On ne parlait que de sa simplicité hé- roïque et de son amour des pauvres. Tous les Russes commençaient à le regarder comme un saint.
Catherine, humaine ou inhumaine, au gré de sa politique, ordonna deux choses : à Suwarow de don- ner aux Polonais une leçon sanglante, et il en résulta le massacre de Varsovie, où 10,000 hommes, fem- mes et enfants, furent égorgés péle-méle; mais en même temps elle ordonna à Fcrsen d'avoir les plus grands égards pour Kosciusko. La sensible Catherine le fit venir tout près d'elle, pour le mieux soigner; on ne tarissait pas en éloges de son humanité ; on ap- pelait Kosciusko le favd^i de rimpératrice. Tout le monde y était trompé, au point que certains Polonais s'adressèrent à Kosciusko pour qu'il obtint leur li- berté !..
Quoi qu'il en fût de cette bienveillance apparente ou réelle, il ne se rétablissait point. Le sang qu'il per- dait toujours le tenait dans une extrême faiblesse; une de ses jambes avait perdu le mouvement, et ses facultés intellectuelles étaient comme paralysées. 11 a dit jusqu'à la mort qu'il regrettait d'avoir été si mal soigné des chirurgiens russes. Faut^il croire qu'il n'y eut aucun homme habile dans ce grand empire? ou
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bien que les gens habiles, ne sachant trop la pensée réelle de leur maîtresse, n'osèrent guérir Kosciusko?
Au bout de plus de deux ans de captivité, Kosciusko, toujours saignant, la tête entourée de bandages, voit entrer tout à coup une espèce de Tartare, petit, fort laid et sans nez.
C'était le nouvel empereur, Paul P'. Sa mère, l'au- ;;uste Catherine, avait rendu son âme au diable. « Vous êtes libre, lui dit Paul ; si vous ne l'êtes dès longtemps, c'est que je ne l'étais pas moi-même. » Kosciusko ne disait rien ; il restait muet de saisisse- ment; a semblait rêver et cherchait à ramener péni- blement ses idées. Enfin, revenant à lui-même : « Et mes amis seront-ils libres? » demanda-t-il à Tempe- reur.
Celui-ci n'était guère moins saisi à regarder Kos- ciusko. Pauvre paralytique, malade, et singulièrement affaibli d'esprit, très-nerveux, facile aux larmes, plein de défiance, de croyances enfantines, se croyant en- touré d'espions, il aurait brisé les cœurs les plus durs. En l'examinant attentivement, on voyait qu'il était blessé, mais plus loin que le corps, au plus profond de son être moral.
En voyant ce triste débris, le czar lui-même et son fils Alexandre sentaient venir les larmes. Alexandre pleurait sans parler.
Ce pauvre Tartare, Paul, qu'ils ont étranglé, comme son père, était un peu fou, comme lui ; mais il avait
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le cœur honnête. Il avait été fort contraire au partage de la Pologne. « Maintenant, comment la rendre, di* sait-il , cette Pologne ? La Prusse et l'Autriche vou- dront-elles aussi rendre leur part?.. Là est la diffi- culté ! »
Ces bonnes dispositions de Paul furent singulière- ment atténuées dès le lendemain par les traîtres po- lonais qui, ayant livré leur pays aux Russes, étaient indignés de voir Paul honorer Kosciusko. On ne lui rendit la liberté qu'à condition de recevoir de Tem- pereurun don considérable de terres. A ce prix, il lui fut permis d^ passer en Amérique. L'impératrice, femme de Paul, belle et politique personne, fut très- caressante pour lui au départ ; elle voulut lui dire adieu ; on amena le paralytique à travers les apparte- ments, dans la même chaise roulante qui avait servi à Catherine; la jeune impératrice le pria de lui envoyer des graines de l'Amérique, et lui donna une superbe machine à tourner : c'était le seul amusement de Kos- ciusco dans son immobilité.
Son premier soin, en mettant le pied sur le sol amé- ricain, fut de remercier l'empereur et de lui rendre les terres qu'il tenait de lui. Les États-Unis, recon- naissants pour leur ancien défenseur, lui payèrent pour solde et indemnité de ses services une somme de 150,000 francs. Il en consacra la moitié à affranchir les paysans des corvées dans une petite terre de Polo- gne qu'avait sa famille, l'autre à une fondation pour
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le rachat des nègres et Téducation des jeunes filles de couleur.
Rien ne prouve mieux roriginalité réelle du carac- tère de Kosciusko que la vive impression qu'il faisait sur le peuple, les simples, les barbares, tandis que les beaux esprits, les littérateurs de métier, ne pouvaient rien trouver en lui. Nodier, qui le vit à Paris, le trouva ennuyeux; il Tappelle « un Tartare maussade». Au contraire, en Amérique, les sauvages l'avaient ac- cueilli avec la plus vive admiration ; ces races si mal* heureuses, mais véritablement héroïques, ne se trom- pcnl point sur les héros. Le chef des Creeks s'était voué à lui, à la vie et à la mort ; au seul nom de Ca- therine, au récit de ses machinations, il brandissait sa hache dans la plus terrible fureur. Il s'écriait : « Elle ne sait pas, cette femme, ce que mon ami peut encore faire ! »
Kosciusko, si bien traité en Amérique, était trop loin de la Pologne. 11 vint s'établir en France, à Fontaine- bleau, dans une solitude profonde, chez un Suisse, son intime ami. Il y reçut les plus grandes consola- tions qu'il pût avoir en ce monde ; de là il suivit des yeux un merveilleux phénomène, la renaissance mili- taire do la Pologne, le sublime démenti que nos légions polonaises donnèrent au mensonge des Russes : Finis Poloniœ. Ces légions, mêlées aux nôtres, firent reten- tir toute l'Europe de leur chant national : « La Po- logne n'est pas morte ; en nous, elle vit encore. »
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La jeune république de.[Rome, qui devait en grande partie sa délivrance aux légions polonaises, leur offrit en reconnaissancfî le sabre de Sobieski, qu'elle gar- dait dans ses sanctuaires ; le général des légions, l'il- lustre Dombrôwski, l'offrit en leur nom à Kos* ciusko.
Cette arme, appendue aux murs de T humble mai- son du grand homme, devait y rester inactive. Kos- ciusko ne voulait servii* ni Alexandre ni Napoléon. Il savait trop que les deux maîtres du mon;le ne feraient rien pour la Pologne.
Kosciusko, dans sa simplicité apparente, jugeait parfaitement Napoléon. Il disait aux officiers polonais qui venaient le visiter qu'ils devaient espérer dans la France, mais non dans l'Empereur. Quel pouvait être, en effet, le libérateur de la Pologne dans sa si- tuation terrible ? un puissant émancipateur, un hardi révolutionnaire. L'indépendance nationale n'y sera fondée jamais que sur une révolution radicale et pro- fonde. L'attendre de celui qui venait de détruire la révolution française, c'eût été chose insensée.
Lorsque Napoléon, vainqueur de la Prusse, se trouva devant la Pologne, aux portes de cet immense et re- doutable monde du Nord, il lui aurait été utile de tirer Kosciusko de sa retraite. En réalité, il ne savait pas bien lui-même ce qu'il voulait. Kosciusko était le dra- peau national de la Pologne ; on ne pouvait les sé- parer, car c'était la même chose. Napoléon voulait
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montrer ce drapeau, mais nullement garantir cette nationalité.
Déjà il avait eu Tidée singulière de mettre Kos- ciusko dan§ cette collection de fossiles qu'on appelait le sénat. A quoi le héros indigné répondit assez brus- quement : « Au sénat? Et qu'y ferai-je? »
En 1806, nouvelle tentative. Il lui envoie, qui? Fouché. Le choix seul d'un tel agent était une chose indigne. Envoyer cet homme de police, de trahison et de sang dans cette pure et sainte maison !.. Eh ! com- ment laver la place où il aurait mis les pieds?
Ceu^ qui ont souvenir de la violente et terrible po- lice de Bonaparte, savent l'impression sinistre que l'entrée de cette police jetait dans une maison. C'est sur cela apparemment que l'on comptait. On croyait terrifier, non Kosciusko, mais la famille Zeltner, au sein de laquelle il vivait, famille étrangère, et d'au- tant plus exposée aux vexations. On comptait sur l'ascendant que cette famille effrayée aurait sur son hôte. Il n'en fut pas moins ferme.
cr Je ne me mêlerai pas de vos entreprises sur la Pologne, dit-il, si vous ne lui assurez un gouverne- ment national, une constitution libérale et ses ancien- nes limites. — Et si l'on vous y conduit de force ? dit brutalement l'homme de police. — Alors je déclare- rai que je ne suis pas libre. — Nous nous passerons bien de vous. »
On sut en effet s'en passer. Dans une proclamation
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menteuse du 5 novembre i 800 , l'Empcrcnr faisait dire aux Polonais : « Bientôt Kosciusko, appelé par 0 Napoléon le Grand, vous parlera par ses ordres. » Entouré par la police des Fouché et des Savary, Kos- ciusko, dans l'isolement où on le tenait, ignora long- temps l'abus que Ton faisait de son nom. L*eût-il su, par quel journal, par quelle voie de publicité au- rait-il pu faire connaître son démenti dans cette Eu- rope muette?
Napoléon, on le sait, ne fit rien pour la Pologne, rien pour ses libertés intérieures ni extérieures. La loi française, prenant le paysan polonais pour un fermier, le déclarait libre, c'est-à-dire libre de partir en quit- tant la terre qui le faisait vivre. Elle ne comprit pas le lien antique qui constitue au paysan une sorte de co- possession. S'il est attaché à la terre, la terre aussi lui est attachée. Cette*loi fut, par ignorance, très-partiale pour le noble, lui reconnaissant des droits sans de- voirs, le considérant comme propriétaire sans condi- tions.
Enfin tombe Napoléon, et la France est punie des fautes de l'Empereur. L'invasion iiarbare inonde nos campagnes. Les Cosaques se répandent partout. Les voilà à Fontainebleau. On montre encore dans la forêt
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la caverne oii se réfugiaient les femmes tremblantes, — Ces désastres brisaient le cœur de Kosciusko, il ne put les supporter. Il va sans armes au-devant des pil- lards, il les trouve qui s'amusaient à brûler les mal-
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heureuses chaumières d'un village inoffensif. Il fond sur eux hardiment, et, saisissant sur plusieurs l'uni- forme polonais : c( Malheureux ! quand je commandais de vrais Polonais, pas un ne pensait au pillage!.. — Et qui donc es-tu, toi qui parles? disaient-ils, le sa- hre levé. — Le général Kosciusko. » — Voilà des hommes terrassés. . . Ils se mettent à éteindre l'incendie qu'ils ont allumé. Les Russes viennent de toutes parts en pèlerinage h la maison de Kosciusko, en tète l'het- man des Cosaques, le vieux Platow, qui ne se rappela jamais cette entrevue sans que ses yeux fussent hu- mectés de larmes.
On sait l'état tout mystique où se trouvait Tempe- reur Alexandre après sa miraculeuse délivrance de Moscou et son improbable victoire sur celui qui avait apparu ici-bas comme la victoire elle-même. 11 croyait devoir tout à Dieu. La première idéfe de la Sainte-Al- liance fut véritablement sincère. Mais cette alliance ne pouvait être vraiment sainte, à moins d'expier, de rendre le bien mal acquis. Là était la difficulté. Quelle serait l'année normale à laquelle on reviendrait? Si c'était 89, on retrouvait là, il est vrai, la vieille mo- narchie française, mais aussi on retrouvait, on devait recomposer la république de Pologne. Si c'était 94, il n'y avait point de Pologne; mais alors il fallait refaire une grande France républicaine, qui embrassait les Pays-Bas, la Hollande, la Savoie et Gôiies. On finit par y renoncer. On fit une Sainte-Alliance sans aucune
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base morale. L'Europe légitime et monarchique se constitua en plein \ol, chacun gardant ce qu'il avait pris et sa mauvaise conscience.
Alexandre conservait encore une velléité d'être juste. Quand il vit Kosciusko : « Que voulez-vous? » lui dit-il. — Kosciusko, sans parler, trouvant une carte sur la tablC; mit le doigt sur le Dnieper, l'ancienne frontière de Pologne. — « Eh bien ! il en sera ainai. »
On a douté de cette réponse ; mais Kosciusko lui- même, dans une lettre au prince Adam Czartoriski (13 juin 1815), affirme qu'Alexandre lui fit, à lui et aux autres Polonais, la promesse d'étendre la Pologne jusqu'au Dnieper et à la Dwina.
L'exalla^on religieuse d'Alexandre, à cette époque, rend la chose tout à fait croyable. Il voulait restituer. Un jour, dans une réunion nombreuse de dames rus- ses, il saisit un crucifix qui pendait à la muraille, et jura que àj^ Pologne il ne garderait pas seulement l'espace qu il indiquait : c'était le creux de sa main. Les dames, dans leur étrange patriotisme, se mirent à pleurer.
Elles ne savaient pas que c'est justement la Polo- gne possédée injustement qui empêche et empêchera toute amélioration en Bussie.
Kosciusko demandait que? les paysans fussent gra- duellement affranchis dans l'espace de dix ans, et qu'on leur garantît leurs terres. Alexandre formait
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l'oreille. Un tel changement en Pologne eût entraîné en Russie une immense révolution.
Kosciusko ne tarda pas à voir que l'empereur ne ferait rien de ce qu'il avait promis. L'aspect des trou- pes alliées qui mangeaient la France lui était intoléra- ble. Il passa en Suisse. C'est de là qu'il écrit (dans sa lettre à Czartoriski ) ces nobles et tristes paroles : « L'Empereur a ressuscité le nom de Pologne ; mais le nom n'est pas assez... Je me suis offert en sacrifice pour ma patrie, mais non pour la voir restreinte à ce petit territoire qu'on décore avec emphase du nom de Pologne. »
Ses derniers jours se passèrent dans une grande mélancolie. Il ne pouvait, il ne voulait point revoir sa patrie telle qu'on l'avait faite. Non marié, sans famille que celle de son hôte, il arrivait au terme de Tâge, et se voyait bientôt mourir sur la terre étrangère. Quel- qu'un lui ayant dit un jour les vers français si connus :
De ta tige détachée,
Pauvre feuille desséchée,
Où vas-tu? — Je n'en sais rien...
il fut atteint profondément, et s'empressa de les écrire. Il y retrouvait son image, à lui, pauvre vieux exilé, l'image aussi de sa patrie, ballottée aux vents du Nord parmi tant d'événements...
Il ne voyait plus guère que deux sortes de person- nes, les pauvres et les enfants. Ceux-ci avaient sur lui
KOSGIUSKO. 93
une influence singulière, une petite fille surloat, celle de son hôte Zeltner, dont il faisait l'éducation.
Sa charité était infatigable. Presque tous les jours, il partait à cbeTal pour porter des secours aui pau- vresy du yin aux malades. Il causait volontiers avec eux de leurs affaires, y prenait intérêt, et leur montrait des égards dont ils étaient encore plus reconnaissants que de ses secours. Il ne parlait jamais au plus pauvre mendiant sans l'obliger d'abord de remettre son cha- peau.
Son hôte lui ayantun jour emprunté le petit cheval noir qu'il montait ordinairement, fut tout surpris de voir que ce compagnon des courses solitaires de Kos- ciusko s'arrêtait de lui-même toutes les fois qu'il voyait un homme pauvrement vêtu, trahissant ainsi le bon cœur, la charité de son maître.
Un but ordinaire de ses promenades était l'ermitage de Saint' Yéréna, peu éloigné de Soleure. Il s'asseyait là, au pied d'un bloc de granit entouré d'arbres, qu'on y a mis en 1 honneur d'un bon Suisse des temps pas- sés, qui, pour arrêter une guerre fratricide entre les Suisses, se jeta devant un canon. Kosciusko aimait à reposer à l'ombre de ce monuniont An riiunianité. Il y restait parfois un demi-jour tout entier, jusiju'tUi coucher du soleil, absorbé dans la contemplation de cette vue immense qui embrasse le Jura et les Alpes, et pouvant à peine s'arracher à sa rêverie religieuse.
Il était bien près de sa fin, lorsqu'il lui vint un doux
y4 POLOGNE ET RUSSIE.
message, il était resté toute sa vie en correspondance avec celle qui eut son premier amour, et qui était deve- nue la femme d'un prince polonais. Le mari respectait ce saint et pur attachement. Il mourut, et sa veuve écri- vit en Suisse à Kosciiisko, alors âgé de soixante et onze ans, qu'elle lui appartenait, elle et safortune, qu'elle était libre enfin, et venait le rejoindre. Elle le retrouva, mais mort. Il n'eut pas la consolation de revoir dans son dernier jour cette femme aimée si constamment.
11 mourut en 1817, dans les bras de la famille Zeltner, emportant les regrets attendris de toutes les •nations. Toutes pleurèrent cette personne innocente et sainte, autant qu'héroïque.
Ses cendres furent réclamées par la Pologne, con- duites en grande pompe à la cathédrale de Cracovie, enterrées près de celles de Sobieski. Mais ce monument n'était pas assez populaire. On travailla trois années pour lui en élever un plus digne de lui ; monument gigantesque, grand comme Tamour du peuple, vraie montagne bâtie de sa main, et du plus pur des maté- riaux : — do marbre? non, ni de granit ; — mais de la terre de la patrie, de la terre qu'il avait aimée.
ini
CK qu'est devenue la POLOGNE APRES KOSGIUSKO. ON N*A PU DÉTRUIRE LA POLOGNE.
Un voyageur fatigué demande rhospitalitc. a Quel est votre pays ? » dit-on. Il répond: « Je suis Polo- nais. » Au dernier siècle, il aurait dit ou tâché de faire entendre qu'il était nofr/e polonais. Cela est inutile au- jourd'hui; tous les Polonais sont nobles, dans la pen- sée de l'Europe.
Telle a été la gloire de Témigration polonaise, de ses légions, de ses héros, de ses martyrs, que la Po- logne entière en est restée noble. La Russie a, sans le savoir, conféré à toute la nation Tordre de chevalerie.
Trouvez-moi, si vous pouvez un homme de Lithuanic, un homme de Galicie, qui s^aviserait de dire : « Je
96 POLOGNE ET RUSSIE.
suis Russe OU Autrichien, » quand il peut dire : « Je suis du pays de Bem et de Dembinski ! »
Et cette conviction de supériorité n'est pas seule- ment dans l'âme des classes élevées. Elle passe tous les jours dans celle des paysans. Le dernier des Polo- nais, enchaîné, traîné pour devenir soldat de la Rus- sie, creinté de coups, épuisé de faim, lorsqu'il tombe sur sa roule et se relève piqué par la lance du Cosa- que, sent qu'il est martyr de la cause polonaise ; il s'honore, se juge l'égal de tous ceux qui souffrent pour elle. A l'armée, s'il y arrive, il se trouve côte à côte des plus grands et des plus nobles de son pays, qu'on fait servir comme soldais et qu'on met au premier rang, au feu des tireurs du Caucase. Ainsi se forme entre Polonais, par le bienfait de la Russie, un lien très-fort que peut-être ils n'auraient jamais eu sans elle, et qu'on pourrait appeler la fraternité de la dou- leur et l'égalité du martyre.
La nationalité polonaise, languissante à d'autres époques, est devenue, grâce à Dieu, prodigieusement forte et vivace. On a pu le voir récemment dans le duché de Posen. En Galicie même, le paysan qui, corrompu par l'Allemand, a tué son maître polonais, ne veut nullement être Allemand, et se fâcherait si on lui en donnait le nom.
Si la Russie eût eu l'intention de raviver et fortifier la nationalité polonaise, elle aurait fait précisément ce qu'elle a fait pour la détruire.. Avec de bons Iraite-
ûlA.
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KOSGIUSKO. 97
ments, les provinces lithuaniennes, plus anciennement réunies, se seraient peut-être, à la longue, ralliées à leurs nouveaux maîtres. Mais la Russie semble avoir pris soin de leur enfoncer au cœur, pour n'en être ar- rachés jamais, le sentiment et le regret de la Pologne. Par l'énormité de Timpl&t, par les logements de sol- dats, par Patrocité du recrutement et du service mi- litaire, elle a si bien fait qu'on n'y parle jamais du bon temps de la République que les larmes aux yeux. Tout village, chaque année, en deuil et dans le déses- poir, voit enlever ses enfants qui disparaissent à ja- mais. Leviee-roi lui-même, Paskiewitz, en faisant par- tir le contingent annuel qu'il doit pour une de ses terres, disait dernièrement : « Vous voyez bien ces cent hommes qu'on va mener à l'armée ; tous périront dans le Caucase ; ce sera beaucoup s'il en revient un. »
L'unité de la Pologne s'est fortifiée de deux maniè- res. Identiques de situation, de douleur et de regrets, les deux moitiés du royaume (Pologne et Lilhuanie) le sont encore par ce fonds commun de traditions mi- litaires, de nobles et glorieux souvenirs, de fraternité Iiéroïque, que leur a donnée l'histoire des derniers temps. Le nœud s'est resserré entre elles, et elles vi- vent d'un même cœur.
La Pologne, au reste, fut toujours, quoi qu'on ait
dit, un État homogène, naturel, très-légitimement
construit, à peu près comme la France. En l'une
comme en l'autre (comme en tout corps bien orga-
6
98 POLOGNE ET RUSSIE.
nisé), la dualité harmonique est un moyen d'unité. Entre ces deux moitiés (Pologne et Lithuanie), il y a moins de différence qu'entre la France du midi et la France du nord ; on n'y voit pas la dissemblance ex- trême qui sépare le Provençal du Flamand.
les États qui l'ont partage sont, au contraire, hé- térogènes et tout artificiels ; la Prusse est une mo- saïque, r Autriche une caricature, la Russie est un monstre.
Construite sur le patron d'une épouvantable arai- gnée, elle est monstrueuse en ceci, surtout, que les pattes ne tiennent en rien au corps. Sans 4a compres- sion énorme qui retient le tout ensemble, elles s' en iraient de tous côtés. Le corps, ce sont les 30 millions de vrais Moscovites ; les pattes (Sibérie, Lithuanie, Finlande, etc.) ont horreur du corps, et voudraient se détacher. Les Cosaques n'y tiennent qu'à cause des avantages matériels qu'ils trouvent dans cet immensei empire, dont ils sont une sorte de factotum militaires; du reste, ils méprisent les Russes; Les seuls qui tien- nent fortement à la Russie dans ces dépendances ex- centriques, ce sont les Allemands de Livonie et de Courlande, qui ont dans l'empire les cinq sixièmes des emplois, qui en réalité gouvernent, qui sont tout^ la bureaucratie, et peu à peu la noblesse; ils la rccru^ tent en nombre énorme, les commis devenant noblcâ après quelque temps de service.
La Russie ne compte pour rien en Russie. Il n'y i
KOSCIUSKO. 99
pas de nation, il y a un bureau et un fouet : le bureau, c'est l'Allemand ; le fouet, c'est le Cosaque.
Cest ee qui rendit le partage si facile : la Russie était un gouvernement, avec ou sans nation, et la Po- logne une nation sans gouvernement.
Celle-ci était restée à peu près au point des États du seizième siècle, avant la centralisation. Elle avait beau- coup de vie, mais dispersée sur son territoire. Cette vie n'étant pas centralisée, en tuant ce qu'elle avait de central, on n*a rien tué du tout.
Les puissances le savent bien. Leur œuvre leur semble à elles-mêmes si artificielle, si peu solide, que, pour en prévenir la ruine, dans laquelle elles péri- raient, elles se sont ménagé un remède épouvantable ; elles ont dans chaque partie soigneusement cultivé un germe de guerre sociale ; de sorte que le jour où la Pologne essayerait de tirer l'épée, on puisse à vingt endroits lui enfoncer le poignard.
Il est curieux d'observer les moyens qu'a employés le machiavélisme des trois puissances, leurs arts di- vers et spéciaux pour fomenter la haine ; mécanique ingénieuse, telle qu'aucun autre spectacle ne dut jamais plus réjouir l'enfer. Mais non, l'enfer est ici-bas.
Ici, on força le seigneur de rester seigneur malgré lui. Là, on le fit fonctionnaire, lui imposant des fonc- tions détestées du peuple.
La Prusse a graduellement émancipé le paysan, elle
100 POLOGNE ET RUSSIE.
l'a fait participer à la propriété, mais en obligeant le seigneur de garder la plus dangereuse, la plus odieuse de ses prérogatives féodales, Idi justice patrimoniale^ l'hérédité de la justice, le rivant sur ce siège de juge dont il eût voulu descendre.
L'Autriche, en Gralicie, a diminué les corvées, mais en forçant les nobles d'exercer pour elle la tyrannie autrichienne, d'être ses percepteurs et ses recruteurs, de lever les impôts, de choisir les hommes pour le service militaire... Vives réclamations des nobles : on n'y fait nulle attention.
De 1843 à 1846, ils prient et supplient rAutrichc de leur permettre de changer la condition du paysan, d'abolir toute corvée, de faire part au cultivateur, en sorte qu'il ait sa terre à lui. Le gouvernement leur fait les réponses les plus gracieuses ; il ajourne, gagne du temps, et, sous main, organise contre eux le mas- sacre de 1846. Au lieu d'avantages possibles et loin- tains, il donne de l'argent comptant, tant pour chaque tète de noble. Ceux qui ont cru voir dans cette Saint- Barthélémy un mouvement populaire se détromperont en apprenant qu'on n'a égorgé de nobles que les pa- triotes, pas un aristocrate.
Le jeu de la Russie ne pouvait être le même. Ayant tellement à craindre chez elle les révoltes de serfs, elle s'est bornée jusqu'ici à deux choses : d'une part, elle a empêché toute amélioration proposée par les pro- priétaires polonais; de l'autre, elle a saisi toute occa-
KOSGIUSKO. 101
sion de faire croire au paysan qu'elle voudrait Téman- ciper, le protéger, le faire propriétaire.
En cela, comme en tout, il n'y a jamais eu un homme pins variable, plus faux que l'empereur Alexandre. Quand Napoléon Teffrayait et qu'il jugeait à propos de flatter la Pologne, il avait demande à quelques philanthropes polonais des projets de Consti- tution : a Surtout, leur disait-il, adoucissons le sort du pauvre paysan. » Ces plans donnés, il les jetait au feu. — Plus fort, en 1818, il fit voir le vrai Russe. La noblesse de Lithuanie, réunie à Wilna, ayant formulé le vœu d'émanciper les paysans, Alexandre, par un ukase, défendit « de songer à cet affranchissement ». Ceux qui avaient parlé en ce sens furent persécutés. Peu après, un nouvel ukase défendit la création des écoles mutuelles que les propriétaires fondaient pour les paysans, et ferma même les écoles supérieures aux jeunes gens qui ne pouvaient faire preuve de noblesse.
Le premier acte des libérateurs de la Pologne, en 1831 (spécialement dans la Podolie), avant de prendre les armes, fut de les sanctifier par la déclaration que les paysans étaient leurs égaux et leurs frères. Rien n'était plus aisé que de les faire propriétaires, dans un pays qui n'est nullement serré comme l'Angleterre ou la France, qui a une infinité de terres vagues, un pays où le domaine de la couronne fait, dans certains pala- tinats, la moitié de la terre. C'était le plan du ministre des finances, l'illustre Biernatski. Les propriétaires dé-
G.
XIV
COMMENT ON DÉTRUIT LA RUSSIE.
L'historien de la Russie, Karamzine, s'arrête à l'en- trée du siècle de Pierre le Grand, au seuil de la période brillante et funeste où la Russie va grandir comme empire, baisser comme race et nation, achetant l'éclat extépeur par la perte de sa vitalité native.
On sait que ce vrai Russe, dans les Mémoires con- fidentiels qu'il adrewait à Tempereur Alexandre pour combattre ses velléités libérales, ses pensées d'éman- cipation, ne niait pas que la Russie n'eût pu, à d'autres époques, êti;^ amenée à la liberté. Mais, disait-il, l'im- mense extension qu'a prise parmi les Russes l'usage des spiritueux, le succès effrayant ^'a eu partout l'empire l'établissement de la ferme impériale des
(»m
KOSGIDSKO. 105
eaux-de-vie, sont loin de le préparer à Témancipa- tion.
L'observation de Karamzinè est juste. Seulement il s'arrête à un signe extérieur ; il falfait entrer plus avant, chercher ce que veut dire ce signe. Si le Russe se plonge, se perd dans Teau-de-vie, s'il achète un moment d'oubli au prix d'une dégradation durable et d'un abaissement progressif dans la race elle-même, c'est qu'il a achevé de perdre ce qui, jadis, eût sou- tenu son âme.
Les Russes distingués que je connais, généreux, spi- rituels, sont tellement cultivés, ils ont tant vécu de la vie et des livres de l'Occident, qu'ils paraissent avoir très-peu le sentiment de leur peuple. Ce sont des Fran- çais, et brillants, mais nullement des Russes. Je ne vois pas en eux la profondeur naïve qu'il faudrait pos- séder pour suivre et bien comprendre la décadence et la mort morale de celte population infortunée.
En trois siècles, les plus brillants du monde, où l'invention a tout au moins doublé le patrimoine scientifique du genre humain, seule, la Russie n'a rien donné. Elle est restée muette dans ce grand con- cert des nations.
Triste signe, quoi qu'on dise. On cite les Romains, « qui ne savaient que combattre et gouverner ». On se trompe. Les Romains ont couvert le monde de monu- ments utiles; ils l'ont doté de ce vaste système de lois que nous suivons encore. Us vivent par leurs 'œuvres.
106 POLOGNE ET RUSSIE.
Mais que la Russie disparaisse, quel monument restera d'elle ? C'est une tente dressée aujourd'hui au milieu du désert, qui peut se replier demain.
Est-ce la faute du peuple russe, s'il est resté stérile? non, sans doute. Et quel autre aurait été fécond eu souffrant ce qu'il a souffert?
Nulle part il n'y a plus d'esprit que dans la haute société russe. Le peuple, c'est bien plus ; il a une va- riété de facultés, une souplesse d'action, un esprit de ressources, un génie multiforme, qui étonne et charme parfois. Comment a-t-il gardé «ncore ces dons heu- reux, à travers les épouvantables épreuves qu'il a su- bies ? C'est ce qu'on ne peut s'expliquer.
C'était, nous l'avons dit, un peuple tout méridional de race et de génie, aimable plus que fort, peu moral, médiocrement solide, mais doux, docile, aimant faci- lement.
La réputation très-peu méritée de force et de résis- tance qu'il a dans l'opinion européenne tient à ce qu'on juge le Russe uniquement par le soldat russe, oubliant que la Russie a'toujours opposé de vieux sol- dats a nos jeunes troupes, et qu'on met vingt années à former ces soldats. On ne leur donne cette fixité au- tomatique qu'en les tenant toute la vie sous le dra- peau, disons mieux, sous le bâton. Voilà comme on fixe le Russe; on fait le soldat, on tue l'homme. Par cette affreuse discipline, on a une machine, plus d'âme; le Russe a disparu.
KOSGIUSKO. 107
Ce peuple, en deux cents ans, asubib*ois opérations aléDces dont la moindre pourrait amener Tcxtermina- tion du génie d'un peu|)le.
Vers 1600, à l'époque où le servage disparaît dans l'Europe, il commence en Russie. Ce [peuple, le plus mobile de tous, est incorporé à la terre, enraciné à la glèbe. Et le siècle n'est pas écoulé, qu'à cette fixité du serf agricole s'ajoutent toutes les misères et les abjec- tions du servage.
Vers 1700, au moment où les nationalités moder- nes se distinguent et se déterminent avec tant d'origi- nalité et de vigueur, Pierre le Grand (ou Pierre le co- piste?) déclare la guerre à la nationalité de sa patrie ; il défend aux Russes d'être Russes, les tond, en fait des Allemands. Une effroyable invasion d'intrigants étrangers s'empare de la Russie. Ils n'en sont pas sor- tis : ils régnent. Ils ont remplacé la noblesse. Hommes de cour et favoris, bureaucrates et seigneurs, d'une double tyrannie impériale et seigneuriale, ils ont écrasé, aplati l'âme russe. Us n'ont pu la germaniser; ils l'ont anéantie.
Voilà la seconde opération. La troisième, que j'ex- pliquerai tout à rhcure, la plus cruelle des trois peut- être, est celle qui s'accomplit en ce moment dans la propriété.et dans les conditions du servage. Ici encore, et plus que jamais, on verra la Russie marcher, pour la troisième fois, au rebours de l'Europe. Sous son immobilité apparente, elle va à reculons dans la bar-
i08 POLOGNE ET RUSSIE.
barie, affreux progrès conlre nature ; le servage n'e^L plus assez barbare, elle retourne à Tesclavage arin^ que*.
> On affirme hardiment que, dans ce terrible accroissement de misère, la population augmente rapidement. Mais qui peu dire avec certitude ce qui en est ? Qui connaît la Russie? — M. de Falloux a dit à la tribune, avec une remarquable intrépidité d'î;- gnoixince : La Russie, en 1789, avait trente-trois millions d'âmes (qu'en sait-il?), et aujourd'hui elle en a soixante-dix millions! (Qu'en sait-il?) — En réalité, que veulent les Russes et les amis des Russes en lançant au hasard ces chiffres roma- nesques? terroriser TËurope. — Nul doute que le communisme russe, par son imprévoyance, ne soit propre à .augmenter la po- pulation ; mais cette même imprévoyance, meurtrière . sous un tel climat, la décime cruellement, surtout pour les premières années; Timmcnse majorité des enfants ne naissent que pour mourir. — Gomment la Russie aurait-elle une vraie statistique? Toute statistique est née dUiier. La France, le seul Etat qui pour- rail en avoir une, étant le mieux centralisé, n'a pu, même en 1826, faire un dénombrement sérieux. (Voir là-dessus le très- judicieuxM. Villermé.) — Le dernier observateur et le plus sérieux qui ait visité la Russie, M. Uaxthausen, malgré tout son respect pour le gouvernement russe, avoue qu'il n'y a aucun fonds à faire sur les documents statistiques qu'il publie. 11 établit, par plusieurs bonnes raisons, qu'on ne peut connatlre la population des villes, qui est très-mobile. Pour la Russie des campagnes, elle est si peu connue encore, qu'il y a dans les forêts des villages dont la police ne sait pas même hs noms; ce sont surtout les dissidents qui fuient les persécutions religieuses. — La population flottante est immense ; beaucoup changent de pays pour changer de condition. Ceux qui reçoivent sur leurs terres des serfs fugitifs, et les ac- quièrent ainsi, ont soin, pour les cacher, de les mettre sous le nom de quelque serf mort. De là ces prodigieuses longévités qu'on ne voit qu'en Russie. Tel y vit deux ou trois vies d'honune.
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KOSGIUSKO. 100
Le plus étrange dans ces Irisles nouveautés si con- traires à l'esprit européen, c'est que la Russie se figure imiter l'Europe. Et d'abord l'Allemagne. Le profond génie allemand dans ses trois idéalités, philosophie, musique et poésie, est justement ce qu'on copie le moins. L'Allemand, non idéaliste, est une triste na* ture d'homme. C'est celui-là que la Russie adopte. Le commis et le caporal, l'écritoire et le bâton, voilà ce qu'elle a pris de l'Allemagne.
Le servage s'est cruellement appesanti, devenant pé* dantesque et systématique comme l'intendant alle- mand qui maintenantrégit les terres. Le maître russe, léger, variable et fantasque lui-même, passait aux serfs plus d'une fantaisie. L'Allemand ne passe rien. Sous sa discipline ennuyeuse, est mort d'abattement le pauvre génie slave, avec sa mobilité indépendante.
cent cinquante ans et plus. — La population augmeotç-t-elle? Lentement, si l'on juge de Tempire par certains gouvernements mieux connus, par exemple celui de Charkow, qui avait, en 1780, 800,000 âmes, et, en 1838, 1,150,000 âmes. (Voir Touvrage spécial et estimé de Passek, sur le gouvernement de Char- kow.)
Au reste, que la population augmente plus ou moins rapide- ment, c*est un fait secondaire, en comparaison d'un autre très- certain; c'est que la race baisse, comme énergie, force et vitalité. Voyez dans les revues, et les plus belles, celles de la garde russe, ces pauvres visages pâles, ces yeux éteints, sans vie. La race change notablement depuis trente années, et par le progrès de la misère et par Tabus des spiritueux.
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ses douces mélodies, sa légère existence, libre comme Foiseau des bois.
Ce chant mélancolique d'un homme qui paraît vif et gai, c'était Tàme même du Slave. Lui fini, tout finit. Sombre empire du silence, à peine y entend-on, aux profondes forêts, quelques notes anciennes qu'on dit à demi-voix. La langue sèche, la parole tarit dans cet empire. Voyez la nation des Cosaques, nation poëte jadis, elle est devenue muette du jour où elle tomba aux mains glacées de la Russie.
On put croire deux fois que ce peuple, réveillé, raffermi, prendrait Tessor, renirerait dans la vie, se classerait parmi les nations. Suwarow, un vrai Russe, un fou rusé, bouffon, dévot, suscita Tàme russe, lui donna un moment d'élan. Napoléon et 1812, le dan- ger de la sainte Moscou, le czar appelant s^s enfants^ tirant les reliques du sanctuaire et les faisant porter devant Tannée, ce fut un puissant ébranlement popu- laire. L'impression fut forte aussi d'aller en France, de voir Paris, le Moscou de l'Ouest, d'apprendre que la Russie n'est pas toute la terre. Un rêve eu est resté et une transmission de récits. Rien n'indique pour- tant qu'il en soit sorti des légendes. L'âme russe est trop malade et souffre trop pour se jouer ainsi aux fleurs de poésie. Elle est plutôt tournée à la négation.
Une chose grave, qui les a frappés, c'est d'appren- dre à la longue que leur czar a brûlé Moscou. Long- temps, dans leur respect, dans leur sentiment filial,
BP
KOSGIUSKO. lii
ils ont nié obstinément que /eur père eût fait une telle chose. — Ce sont les Français, — disaient-ils. La lu- mière s'est faite, à la fin, malgré toutes les dénéga- tions. Non-seulement le dernier empereur a brûlé la ville sainte, mais celui-ci la démolit, et sans néces- sité, en pleine paix. Il défait, refait le Kremlin, avec une barbare indifférence pour les vieilles religions du peuple russe. Il a vendu en pleine place, à l'encan, les meubles vénérables des anciens czars (pour les re- faire à neuf), le siège des Iwans, de Dimitri Donski.
Ces czars de race allemande révèlent à chaque in- stant leur profonde ignorance du peuple qu'ils gou- vernent et de ce qu'il a de meilleur.
Exemples :
Nicolas ignoriût quelle force le serment a chez le Busse, et qu'ayant une fois fait serment il se sent for- tement lié, et ne peut s'en croire libre qu'autant qu'on I en délie régulièrement, légitimement. Il exigea à son avènement, sans délai ni explication, l'obéissance im- médiate des troupes qui venaient de faire serment à Constantin. De là cette terrible et si légitime révolte, dont les conjurés profitèrent,
Alexandre ignorait le fond de la vie russe, la famille. Autrement, ce prince, nullement cruel, n'eût pas fait la tentative barbare de ses colonies militaires. 11 lui parut tout naturel d'introduire un hôte inconnu, un soldat, dans la chaumière étroite du paysan, de faire coucher un soldat entre sa femme et sa fille. Pour ma*
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rier les soldats répartis dans la commune, on n'était pas embarrassé. Toutes les filles du village d'un côté, de l'autre les soldats, tiraient des numéros ensemble. Le numéro 1 des soldats épousait le numéro 1 des fil- les; c'était tout l'arrangement. Il y eut des révoltes ef- froyables. Les Cosaques montrèrent une indomptable opposition à ces brutalités. Le bâton, le knout, n'y fi- rent rien. Ils se laissaient mettre en morceaux, mais n'obéissaient pas.
Ce qui n'est pas moins remarquable et fait un hon- neur infini au cœur des Russes, c'est l'impression qu'ils ont reçue des infortunes de la Pologne. Nous l'avons vu déjà au moment où Kosciusko fut relevé du champ de bataille. Mais c'est surtout dans les Mémoires de son compagnon Niemcewicz qu'il faut lire les commen- cements de cette réaction morale. Les Soldats russes qui le gardaient n'avaient de confident que leur pri- sonnier polonais. La nuit, non sans péril, ils venaient près de lui, soupirer et gémir, lui dire leurs vœux, lui demander si l'on n'abrégerait jamais le service mi- litaire, et s'ils reverraient leurs pauvres maisons.
Voilà comme la Pologne pénètre, envahit l'âme russe. Un seul Polonais prisonnier dans une citadelle, un seul incorporé dans un régiment, ébranle et trou- ble tout. Il n'a pourtant rien dit, cet homme. Qu'a-t-il fait? Bien. Il a gémi la nuit. Et dès lors l'ébranlement moral a commencé, il va, il gagne. L'on songe, Ton raisonne. — C'est un homme pourtant, ce prisonnier,
KOSGIUSKO. 113
il aouffre, il n'a pas l'air coupable. — Du jour où le soldat s'est dit cela et mis à réfléchir, dès ce jour, je le dis, son cœur est en révolte.
Sur quoi fut bâti cet empire? Sur la foi, sur une foi brutale, barbare, aveugle, sans pitié, même pour soi, qui entraînait Tanéantissement de Tesprit et delà per- sonne. Quand ce boyard empalé par Iwan criait pen- dant deux jours de son effroyable agonie : «Mon Dieu, sauvez le czar ! » alors, sans doute, l'empire russe était ferme.
Par quoi chancelle-t-il ? Je le dis, par le doute. Il est entré en lui. Et ce qui honore la nature humaine, c'est que la pitié y a fait autant que le reste.
Tout le monde connaît, au moins par les gravures, le sanctuaire de la Russie, le Kremlin, ces massives et bizarres con3tructions, ces palais monslres, où respire le génie mongol, et qu'on serait tenté d'appeler une pétrificalion de la Terreur. Ces monstres du monde des fées vivaient, ce semble, et sont devenus pierres en voyant Iv\ran le Terrible. En vain Napoléon y a porté la main, en vain l'effroyable incendie enveloppa le Kremlin de ses flammes. Il était resté ferme... De nos jours, il faiblit, sa base de granit chancelle, et par mo« ment la sublime flèche paraît ivre, elle branle... Pour- quoi? ah ! pour bien peu de chose. Un souffle dans ses fondations, une plainte aux caveaux de ses églises, un sourd gémissement aux tombes impériales... Tout le monde l'a entendu, hors un seul.... Cette chose faible
114 POLOGNE ET RUSSIE.
et forte qui fait trembler les tours, qu'est-ce dono?.. Un soupir.
Soupir sacré de la nature contre un monde dénaturé, gémissement mêlé des douleurs de deux nations I.. Il ne s'est pas enfermé là ; il a monté, grossi comme une trombe... Il ne s'est pas perdu aux forêts, aux marais; il s'en est. emparé, et les forêts se sont mises à g^émir, les eaux à sangloter, les sapins à pleurer!
Prenez garde, cet homme insouciant, léger et mé- lancolique à la fois, qui chantait au travail sa chanson monotone, il a assez chanté, il songe, et il est entré en pensée. Il pensera désormais et toujours.
Et toute sa pensée, je vais vous la dire d*un seul mot, qui la résume toute, et le grand changementqui se fait depuis trente années dans sa condition : Né serf ^ il meurt esclave.
Serf, il avait pied et racine en la terre; il était ar- bre, résigné comme l'arbre ; il végétait misérable et paisible. L'imprudente tyrannie de ses maîtres l'a dé- raciné.
Les seigneurs, détachant des parties de leurs biens pour vente ou pour partage, ont cru ne couper que la terre, et ils ont coupé l'homme. 11 vivait moins en lui qu'en la commune; ils ont brisé cet ensemble vivant où s'harmonisait, dans un communisme immémorial, toute la vie du paysan russe. La terre passant de main en main dans le cercle de la «ommuhe, comme la coupe circule au banquet, c'était le fonds moral du Slave,
KOSGIUSKO. 115
Ce n'est pas tout. La commune brisée et la terre di- visée, ils lui ont raccourci sa pari de cette terre. « Si la famille est trop nombreuse, va, va chercher ton pain, charpentier, jardinier, batelier du Volga; va, et rapporte-nous Targent. »
Cela est dur, injuste. S'il était serf, c'était serf de la terre, non serf mobile, mais serf dans la famille, dans la commune, entouré des consolations, des adou- cissements du travail commun ; n'importe, il se rési- gne, il va. — 11 revient fidèle, il rapporte... Mais alors, ce n*est pas assez ; ils ont bâti d'immenses mai- sons, rhorreur des Russes, d'affreux bagnes, qu'ils appellent des fabriques, des manufactures, où les hommes vendus viennent travailler et mourir sous le fouet. Vendus? non, je me trompe, l'empereur philan- thrope a défendii qu'on vende ; on loue un homme pour quatre-vingt-dix ans I
Pauvre race, douce, faible, toute dominée par les sentiments naturels, qui avait vu TÉtat dans la fa- mille, et dans le maître un père !.. C'était un spectacle risible et touchant, quand un nouveau seigneur arri- vait au village; ils pleuraient tous de joie: a Petit père! criaient -ils, ils se jetaient à genoux, lui racon- taient leurs maux, toutes les affaires de leurs familles; plusieurs à haute voix se confessaient à lui.
Le père des pères, le czar ! qu'était-ce donc, grand. Dieu? ils confondaient dans leurs prières le czar du monde et le czar du cieL
lie POLOGNE ET RUSSIE.
Ce sentiment filial, si fort dans Tâmc russe, à quel- les terribles épreuves n'a-l-il pas été mis? Est-il père, ce seigneur avide qui vend ses hommes? Est-il pèr^, ce czar qui protège si peu, qu'on aime mieux être serf qne libre ?
Ce monde qui perd peu à peu son idée, sa base an- tique, la paternité^ ne s'assoit pas encore sur la base nouvelle, la loi, le gouvernement de l'homme par lui- même.
0 désert, ô vide, ô néant ! Plus de père. Pas encore la loi.
Moins désolés, ces grands plateaux tartares où la terre nue, salée, stérile, n'a rien de la nature que l'ai- gre sifflement du vent de Sibérie.
Le gouvernement russe produit en ce moment une chose terrible. En maintenant une séparation absolue et comme un cordon sanitaire entre les populations russes et le reste du monde, il n'empêche nullement ces populations de perdre leur ancienne idée morale, et il les empêche de recevoir l'idée occidentale qui les replacerait sur une base nouvelle. Il les tient vides et nulles moralement, sans défense contre les suggestions du mauvais esprit et la tentation du désert.
Quand on dit qu'un de nous, Occidentaux, est dou- teur, sceptique, cela n'est jamais vrai absolument. Tel peut être douleur en histoire, qui est ferme croyant en chimie, en physique. Tout homme ici a foi en quel- que chose; l'âme n'est jamais vide. Mais là, dans ce
«V^BVBHi
ROSGIUSKO. 117
monde tout ignorant, barbare, qu'on maintient vide d'esprit, et qui le devient de tradition, si cet état durait, si rhommc descendait la pente du doute, rien ne Ty arrêterait, rien n'y ferait contre-poids ou balance ; nous . aurions l'effroyable spectacle d'une démagogie sans idée, sans principe ni sentiment ; un peuple qui marcherait vers TOccident, d'un mouvement aveugle, ayant perdu son âme, sa volonté, et frappant au ha-
■
sard, automate terrible, comme un corps mort galva- nisé, qui frappe et peut tuer encore.
Qui sauvera la Russie de cette infernale perdition, et l'Europe de la nécessité d'exterminer ce géant ivre et fou?
C'est surtout la pauvre Pologne.
Ce que la Russie a de ineilleur en ce moment, ce qui la rattache à l'humanité et à Dieu, c'est le mou- vement de cœur que la Pologne a suscité en elle.
XV
CE QUE LA POLOGNE PEUT FAIRE AYANT LA RÉTOLUTION.
Tout ce que nous avons dit sur le néant moral où arrive la Russie est faible en comparaison de ce que les Russes en ont dit eux-mêmes. Cet état est si dou- loureux, que, bâillonnés, muselés, du fond de leur in pace, ces pauvres muets n'en ont pas moins éclaté. Plusieurs, comme l'illustre amiral Tchichacolf, ont hautement désespéré, quitté la patrie. D'autres, en restant, ont acheté de la vie le bonheur d'être libres une heure, en criant : « La Russie est morte ! »
On pouvait deviner ce triste mystère dans les poé- sies désolées de leurs derniers poètes, pleines de deuil, d'ironie sceptique. Mais ces avis indirects ne satisfai- saient pas l'âme russe; elle était trop oppressée.
KOSCIUSKO. 119
On matin, dans une revue généralement iliscrèle et pâle, le Télescope de Moscou, un article, échappé par la distraction de la censure, fait trembler toute la Russie. Cet article, signé Tschadaef, était Tépitaphe de Tempire, celle de l'auteur aussi : il savait qu'écrire ces choses, c'était accepter la mort, plus que la mort, des tortures et des prisons inconnues. Du moins, il sou- lagea son cœur. Avec une éloquence funèbre, un calme accablant, il fit sur son pays comme un testa- ment de mort. Il lui demande compte de toutes les amertunnes qu'on inflige à qui veut penser, il analyse avec une profondeur désespérante, inexorable, le sup- plice de Tâme russe ; puis, se détournant avec hor- reur, il maudit la Russie. 11 lui dit qu'elle Ji'a jamais existé humainement, qu'elle ne représente quune la- cune de V intelligence humaine^ déclare que son passé a été inutile, son présent superflu, et qu'elle n'a au- cun avenir.
L'empereur a fait enfermer cet homme dans une maison de fous. Mais la Russie, le cœur percé, a cru qu'il avait raison* Elle s^est tue. Depuis 1842, pas une reproduction russe, ni bonne, ni mauvaise. Le terrible article, en réalité, a clos et scellé le tombeau.
Sous la tombe est une étincelle ^ Nous ne souscri- vons nullement aux analhèmes de Tschadaef.
* L'étincelle! ne serjil-elle pas dans une brocljure admirable qui parail à Tinstant? L'auteur, né Russe, mais doté d'autre part du pks généreux sang du Rhin, écrit dans notre langue avec une
no POLOGNE ET RUSSIE.
En bas, nous voyons un peuple faible, mais d'autant plus élastique, qui peut encore se relever. Et il se re- lèvera un jour par la fraternité de la Pologne.
En haut, nous voyons des hommes peu nombreux, mais admirables, des héros!.. Comment appeler au- trement les hommes du 14 décembre, eux qui, seuls, dans la gueule même du dragon, ont tenté ce coup hardi?,. Comment donner un autre nom au glorieux martyr Bakounine, aujourd'hui enseveli, les fers aux pieds, dans un cachot de Russie?., Ah I grand cœur, noble nature, frère aimé de la Pologne et de la France, excusez-moi d'avoir dit ces choses sévères sur le pays que vous aimez. Dieu m*est témoin que, si parfois la main m'a tremblé en écrivant ces lignes sur la Russie, c'est à vous que je pensais (vous que je ne connais pas), c'est vous uniquement que je craignais de blesser... S'il arrivait que mon livre perçât les murs où vous êtes enfermé, qu'il vous dise que nos cœurs sont tout pleins de vous, et nos yeux de larmes en pen-
vigueur héroïque, qui brise Tanonyrae et révèle partout le grand patriote. Je Tai lu et relu dix fois avec slupeur, J*y croyais voir les vieux héros du Nord tracer d'un fer impitoyable la sentence de ce misérable monde... Hélas! ce n'est pas seulement la con- damnation de la Russie, c'est celle de la France et de l'Europe. — « Nous fuyons la Russie, dit-il ; mais tout est Russie; l'Europe est un cachot. » — Tant que l'Europe a de tels hommes, pour- tant, rien n'est désespéré encore. {Du développement des idées révolutionnaires en Bmsie; par Isoander, chez Franck, rue Richelieu, 67.)
KOSCIUSKO. m
ë
sant à vous, et que le moudo sent le poids de vos fers..,.
Pourquoi, malgré nos vives, nos ardentes sympa- thies pour les grands patriotes russes, avons-nous cru devoir exposer notre opinion si lil)rcment sur la Rus- sie? C'est que, hélas ! il nous est impossible jusqu'ici de distinguer le peuple russe du gouvernement qui l'écrase. Nous les voyons seuls encore, ces illustres citoyens. Ils senties citoyens du monde, bien plus que de la Russie. Les révoltes sont fréquentes en ce pays; mais une révolution, quel, jour arrivera-t-ellc? 11 y faut une communauté d'idées que rien ne nous indi* que encore.
Donc, nous devons envisager la .Russie en masse, provisoirement, et simplement comme une force, — • force barbare, monde sans loi, monde ennemi de la Loij qui rie fait aucun progrès en ce sens, au contr aire, qui marche à rebours et retourne aux barbaries an- tiques, qui n'admet la civilisation moderne que pour
dissoudre le monde occidental et tuer la loi ,ellc-
méme. Le monde de la Loi a sa frontière où elle fut au
moyen âge, sur la Vistule et le Danube. La Russie n'admet rien de nous, que le mal. Elle
absorbe, attire à elle tout le poison de l'Europe. Elle
le rend augmenté et plus dangereux. Quand nous admettons la Russie, nous admettons
le choléra, la dissolution, la mort, et Quoi ! philoso-
122 POLOGNE ET RUSSIE.
plies ! nous dit de sa plus douce voix la j<3une éeole russe qui fleurit dans nos revues*, vous vous éloigner de vos frères !.. Où est la philosophie? Où est la phî- losoj^hie? »
Telle est la propagande russe, infiniment variée, se- lon les peuples et les pays. Hier elle nous disait : « Je c( suis le christianisme. » Demain elle nous dira : « Je « suis le socialisme. »
Elle emploie des journalistes, des gens du monde, des femmes spirituelles et charmantes... Comment refuser la coupe des belles mains de Médéc?
* On sait combien la Russie est hcrméliqucmenl fermée aux journaux et aux revuiïS de l'Europe. Une des nôtres est excep- tée, par la protection spéciale de l'empereur. On a soin qu'elle arrive jusqu'en Sibérie. Pourquoi tant de faveur? On peut le devi- ner. Une revue française, toute pleine des éloges de. la Russie, est justement ce qui peut le mieux Iromper ses in^'ortuncs lec- teurs sur la pensée de la France, leur faire croire que le monde est décidément converti au mal, finir pour eux tout espoir ici- bas. Représentez-vous, dans cet extrême NorJ, dans les nuits éternelles, l'infortuné Polonais qui s'efforce, à la lueur des au- rores boréales, de lire ces pages écrites dans la langue chérie, la langue de la France, qui cherche avidement quelques bannes nouvelles, et qui voit que la France est morle... Quel accroisse- ment de supplice! C'est ainsi que la Russie, cette savante maî- tresse en douleurs, a trouvé un moyen de rebriser les cœurs déjà brisés, de doubler les ténèbres du pôle, d'ajouter un degré de glace au froid qui rompt l'acier,.. Qu'ainsi le désespoir vienne de l'espoir, je veux dire de la France I ah ! c'est un coup de maître : il faut rendre les armes; tous les bourreaux sont dé- î>jjssés !
KUSGIUSKO. i'23
Ici ce sont des articles S des gravures même habi- lement exposées sur nos promenades. Au Danube^ ce sont des chansons russes qu'on fait circuler, chansons faites par les poètes officiels de l'empereur, pour ame- ner les Serbes, les Bulgares, etc., à se remettre aux mains protectrices de la Russie.
Celte propagande, en Pologne, a un caractère si- nistre qui rappelle les menées de l'Autriche avant le massacre de la Galicie.
La Russie a employé un moyen terrible de se popu- lariser auprès du paysan : sa cruelle persécution des Juifs, continuée plus cruellement par l'enlèvement annuel de leurs enfants. — Effroyable flatteur du peu- ple, qui, sans lui faire aucun bien, le séduit par le mal des autres! Une enquête, il est vrai, a été ordon- née aussi pour améliorer le sort des cultivateurs. Non suivie et ^ans résultat, elle n'en fait pas moins croire aux paysans que le czar s'intéresse à eux.
Que fera maintenant le propriétaire polonais? Il est entre deux abîmes.
* Même des livres, et de forme grave. M. Alexis de Sainl- l'riesl, fils d'une princesse russe, et d'une famille comblée par la Russie, a reconnu magnifiquement les bienfaits de cette patrie adoptive. 11 a écrit, dans la Revue des Deux Mondes, une His- toire du démembrement de la Pologne, qui met le tort du côté des victimes. La France lui a ouvert ses myslérieux trésors di- plomatiques. Il a pu, à son aise, y choisir tout ce qui pouvait colorer Tinirasion russe; il a fait un livre spirituel, mais qui le serait davantage s'il était moins hardiment partial.
124 POLOGNE ET RUSSIE.
La Russie irrite le paysan contre lui, lui dît : c< Il ne fait rien pour vous. »
Maintenant qu'il essaye de faire quelque chose, c'est un homme désigné, suspect. Un matin, sous un pré- texte, enlevé, jeté dans un coffre, cahoté à mort pen- dant quinze cents lieues, il s'en ira habiter pour tou- jours le pays dont on ne revient pas.
Je le sais trop, Polonais, sous ce gouvernement ter- rible, il vous est difficile de changer le sort du peuple.
La plupart des réformes sont ajournées forcément aux jours de liberté.
Moralement, vous pouvez beaucoup. Si la loi est im- puissante, si l'action est interdit», rien ne peut en- chaîner le cœur.
Oserai-je former un vœu, souhaiter une chose pra- tique qu'on ne peut guère empêcher? Supprimez, au- tant qu'il se peut, les intermédiaires qui vous séparent du cultivateur; renvoyez Tintendant, l'agent, l'éco- nome. Occupez-vous vous-mêmes de votre terre et de ceux qui la cultivent. Vivez parmi eux, avec eux, ai- mez-les, tout est gagné.
« Il faut aimer pour être aimé, » disait le général Hoche.
Ce peuple vous demande plus que la liberté, plus que la propriété, qu'il a méritée si bien^ plus que l'égalité sociale, — il demande surtout l'a- mitié.
Nous connaissons votre grandeur de cœur. Ceux
L. u j..i«wiPVic«^^^gen«BiP
KOSGIUSKO. 125
qui ont aimé jusqu'à leurs bourreaux pourraienl-ils ne pas aimer leurs pauvres compatriotes?
Le paysan a sujet d'aimer votre vieille République de Pologne, qui lui demanda un tribut si faible, si léger, en comparaison d'aujourd'hui ; qui labrita des barbares derrière ce peuple chevalier d'un million de lances, dont pas un homme, durant des siècles, n'est mort qu'au champ de bataille.
Et vous, fils de ces chevaliers, aimez, admirez oc peuple, qui, dans vos terribles luttes, tellement iné- gales, contre la Russie, vous donna ces vaillants fau- cheurs, la terreur des Cosaques, qui se battit sans s'in- former si la liberté reconquise le serait pour lui, qui, dans les légions pqlonaises, anobli, chevalier lui- même, sous le drapeau delà France, marcha du même pas près de vous, et, par d(s exploits incroyables, s'est placé avec vous dans Tégalité de la gloire.
La nationalité polonaise si cruellement attaquée, mutilée dans son territoire, brisée dans l'existence de ses hommes les plus dignes, poursuivie avec fureur par l'arbitraire et par la loi, il dépend toujours de vous de la raffermir et de la refaire plus solide qu'elle ne fut. Cette fois, qu'elle se révèle hors des lois, ail- leurs qu'en l'État, qui est toujours vulnérable. Fon- dez-la dans l'âme humaine, au sanctuaire de toute vie; enfoncez-en la racine en ce qui n'est point atta- quable ni accessible aux tyrans, dans l'amour mutuel de l'homme et dans la fraternité.
120 POLOGNE ET RUSSIE.
Si les actes vous sont interdits, les scntinients ne le sont pas. Veuillez, aimez; personne n'en méconnaîtra les signes. La fraternité de cœur, l'égalité volontaire, se manifestent aisément.
Si vous ne pouvez encore changer l'état social des habitants des campagnes, vous pouvez changer leur esprit. L'on vous a empêchés de leur fonder des écoles ; mais chacun de vous est une école. Ne vous enfermez point dans vos maisons solitaires, pour languir, at- tendre, mourir, pour tourner, retourner en vous le fer aigu de la douleur. — Sortez, venez dans le peuple, partngcz les travaux des hommes : descendez sur la sillon, suivez la charrue; dites-leur tant de choses qu'ils ignorent, hélas! et qui sont le cœur du cœur, le plus profond de leur être. Ce peuple, tel a été le terrible effet des longues misères, ne se connaît plus lui-même. S'il se souvenait! Combien il en serait re- ' levé! Quel chaud et puissant cordial lui rentrerait dans la poitrine!.. La culture qu'il lui faudrait, ce n'est pas, comme on le croit, d'apprendre un moment à lire (pour l'oublier le lendemain, n'ayant ni livres, ni loisir). Ce qu'il lui faut, et ce qu'il recevrait avide- ment, ce sont ses propres souvenirs, rafraîchis et ré- veillés; ce sont ses glorieuses antiquités, c'est la Pologne elle-même. — Dites-lui vos grandes guerres des Turcs, et TEurope défendue par vous ; dites-lui Jean Sobieî>ki, la délivrance de Vienne, le salut de TAUemagne ; dites-lui le vieux chant slave, qui lui fut
ROSCIUSKO. m
un jour redit par un pape. — Des envoyés de Pologne, se trouvant à Rome, demandaient des reliques au pape pour en faire don à leurs églises. Ils en eurent cette réponse: « Pauvres gens, que venez-vous de- mander ici des reliques?.. Avez-vous donc oublié la vieille chanson de votre pays : 0 Polonais ! Polonais ! ouvrez partout oii vous voudrez la terre de Pologne^ prenez-en^ tout ce que vous prendrez ^ c'est toujours cendre de martyrs. »
Bel aveu, noble réponse, qui fait honneur à Tltalien. La Pologne a sa sainteté en elle-même, non dans la Rome des papes. La ville des catacombes ne lui ren- verra par la vie, non plus que le don des miracles. La Rome qui ressuscite sous nos yeux, c'est la Rome ennemie des papes, la vraie Rome de l'antiquité.
Dans un sublime chant polonais (Vision de la nuit de Noël)^ on voit le dôme de Saint-Pierre, fendu, qui s'affaisse.... Et les derniers des Polonais, par un dé- vouement suprême à ce qu'ils ont adoré, le soutien- nent encore, ce dôme, sur la pointe de leurs lances.
Rome ne soutient pas la Pologne ^ La Pologne soutient Rome encore, — Rome amie de la Russie, Rome qui reçut ce Phalaris ivre et rouge de sang chrétien.
* Ceci répond à Terreur grave qu'on trou va dans une brochure, du reste excellente, pleine de choses ingénieuses et profondes : La Russie considérée au point de vue européen. 1851. (\.la librairie polonaise, rue de Seine, '20.)
m POLOGNE ET RUSSIE.
Prencz-y garde, Polonais, depuis qu'il a prié des- sous, il tombe, il s'écroule, ce dôme, rien n'en arrêtera la chutet il descend dans la boue sanglante.... Votre fidélité obt>tinée n'empêchera rien.
Voyez ce que le catholicisme a fait de l'Irlande; eiïroyable destinée I la population subsiste nombreuse, et la race a disparu, a perdu sa vitalité, s'est neutra- lisée, évanouie. Voyez la stérilité de l'Espagne depuis Philippe II. Voyez que de siècles la foi des esclaves, la foi des morts, a retenu Tllalie comme enfermée dans un tombeau. La France enfin, ah ! quelle blessure vient de lui porter le catholicisme! elle en saignera à jamais... maudite de l'Iialie!
De grâce, ne perdez pas de vue la première origine de vos malheurs. Vous étiez au seizième siècle le plus tolérant, le plus doux des peuples, ainsi que le plus guerrier. L'invasion des jésuites en Pologne, leurs per- sécutions, ont séparé de vous, livré à vos ennemis, vos frères du rit grec, les Cosaques. Cette lance acérée qui depuis entra au cœur de la Pologne, qui Va don- née à la Russie, sinon le catholicisme?
C'est le catholicisme encore qui, au milieu du der- nier siècle, excluant les dissidents de l'élection royale, donna prétexte à la Russie et la popularisa eii Europe comme défenseur de la liberté religieuse contre le clergé polonais.
Ceux qui voudraient aujourd'hui asseoir votre na- tionalité sur ce qui vous a perdus, sont vos plus cruels
KOSGIUSKO. 129
ennemis. Qu'ils le sachent ou non, ils vous perdent. En donnant le catholicisme comme caractère essentiel de la nationalité polonaise, ils éloignent à jamais de vous vos jeunes frères du Danuhe, les Slaves, fils de l'Église grecque, qui, si la Pologne se proclame étran- gère à eux par l'opposition de sa foi, écouteront la Russie.
Malheureux prêtres, n'est-ce pas assez d'avoir, il y a deux cents ans, découvert le flanc de la Pologne, de l'avoir désarmée de sa vaillante barrière, la nation des Cosaques? aujourd'hui, vous lui ôtez ces frères, ces alliés nouveaux, que venait de lui susciter la bonté de la Providence. Ces Slaves, nés d'hier coiome peuple, ils regardent de tous côtés, ils se cherchent des pa- rents, ils ont besoin d'aimer une grande nation ; ils vont se cherchant des frères. La Pologne leur dira-t- elle : et Je ne suis pas votre sœur... J'ai mon Dieu; cherchez vos Dieux? »
Je ne vous propose pas de renier vos croyances, Po- lonais. Je le sais, vous êtes fidèles; vous ne sûtes ja- mais déserter. Cette foi, je ne vous demande pas de l'abjurer, mais de la comprendre, de l'étendre et de l'agrandir. Vous avez longtemps, comme tous les en- fants, répété des mots ; hommes par l'âge et la douleur, il est temps d'aller à l'idée. Le Dieu qu'on vous mit sur l'autel dans telle image de pierre, sentez-le donc maintenant dans le genre humain, dans son image de chair. La religion du monde n'est plus la foi égoïste,
i30 POLOGNE ET RUSSIE.
qui fait son salut à part et va solitaire au ciel. C'est le salut de tous par tous, la fraternelle adoption de riiumanité par rhum^nité. Plus d'incarnation indivi- duelle : Dieu dans tous, et tous Messies!
Qui, de nos jours, n« sent Dieu tressaillir en lui? qui, dans les heures de souffrances, par le cœur, ne sent l'avenir?
Mais il ne faut pas seulement le voir et le sentir, il faut le vouloir, et, par un immense élargissement du cœur, accepter d'avance tous les sacrifices que nous imposera demain le monde nouveau.
Qui n'aura à sacrifier? De quelque côté que je re- garde les nations qui vont être les acteurs du nouveau drame, je vois qu'avant toute action Dieu va leur de- mander à chacune de lui donner ce à quoi elles tien- nent le plus ; généralement le vieux vice, le vice chéri, cultivé au fond de Tâme. A Tltalie, il dira : « Donne- moi tes vieilles discordes, ton esprit d'isolement et d'orgueil local; j'en veux faire un sacrifice... Tu ne seras libre que dans l'unité. » — A l'Allemagne, il dira : « Donne-moi tes deux vices d'esprit, opposés, et que tu trouves moyen d'unir à la fois : scolastique et rêverie. Donne-moi la somnolence de tes bourgeois philistins. Donne-moi ta foi aux livres, à tous les mensonges écrits, » — A la Hongrie, il dira : « Vail- lant peuple, donne ton orgueil; donne ta vieille royauté... Sois frère au milieu de tes frères,*. La royauté vaut-elle la fraternité?*. »
KOSCIUSKO. 131
L'ennemi est peu de chose au grand combat qui ^g prépare. L'ennemi redoutable est en nous, en nous le mal qu'il faut craindre ! Et la France ! je n'ose penser à tout ce que Dieu doit réclamer d'elle, pour qu'elle soit digne d'agir!.. Ah! peuple que TAngletcrie même a nommé le soldat de Dieu^ songe à quelle purification ce titre t'oblige! La chevalerie, souviens* t'en, n'avait droit de prendre Tépée qu'après la puri- Gcation de l'âme et du corps, le bain qui ôte ks souillures...
Qui précédera tout le monde au sacrifice préalable, la veille de la bataille au soir? La Pologne, comme toujours.
Elle n'a pas attendu. Les premiers, tels de ses en- fants ont mis sur l'autel une offrande inouïe, im- mense... la haine de la Russie!
Ce qui reste est plus facile. Il y faut bien moii s d'efforts. C'est que, des grands aux petits, des petits aux grands, la Pologne, en son intérieur, 8'ado|)te, s'aime elle-même.
Je me fie ici, pour cette révélation nouvelle du cœur de ce peuple, non aux Polonais seulement, mais à vous surtout, Polonaises!.. Les femmes de cette nation eurent toujours l'initiative. Aux plus extrêmes périls, aux plus héroïques efforts, elles n'ont pas quitté leurs époux. L'amour n*est pas un vain mot en Pologne. Elles les suivaient dans les batai41es, elles les suivent au martyre. La sinistre route qui, par deux mille
132 POLOGNE ET RUSSIE.
lieues de sapins, mène aux glaces de la Sibérie, s'est vue couverte de longues files de femmes polonaises, suivant, les enfants dans les bras, les pieds tout san- glanls, leurs époux enchaînes, sous la lance des Cosa- ques. Embrassant ce long supplice en le bénissant de leur sainteté, elles ont vaincu par l'amour toutes les fureurs des tyrans, emparadisé la Sibérie, et fait de l'enfer un ciel...
Anges, déployez vos ailes, dans un nouvel héroïsme. Précédez-nous ici encore dans cette route difficile de la pauvreté volontaire, de la simplicité de vie que ce temps va nous demander. Douce est la fraternité, mais sa voie est âpre. Plus d'un la trouve trop dure. Plus d'un allègue la famille. Ils seraient simples pour eux- mêmes, disent-ils ; s'ils ont du luxe, s'ils ne peuvent se faire pauvres, fraterniser avec les pauvres, la femme les en empêche ; ils sont fastueux pour Tobjet aimé. La femme seule peut les affranchir.
Pour ces derniers sacrifices, pour cette grande ou- verture de cœur que la situation commande, il ne faut pas moins. Polonais, que cette vaillance native qui vous fit toujours aller en avant. Dans cette route nou- velle aussi, vous serez encore l'avant-garde ; vous pas- serez les premiers la voie étroite et le pont aigu que tant d'autres hésitent à passer.
Ai-je besoin de vous rappeler un de vos plus beaux souvenirs, cet âpre défilé d'Espagne qui par vous est immortel. « Trois fois, dit le guerrier poêle qui a
KOSGIUSKO. 133
chanté cet exploit, trois fois les escadrons français, comme un jet puissant des fontaines, jaillirent jus- qu'au sommet du mont. Autant de fois, de cascades
eu cascades, ils déroulèrent dans Tabime Les
Français, riches de gloire, trouvaient la montagne inaccessible, comme le ciel Test aux possesseurs de trésors. Silencieux, impatients, attendaient les lan- ciers de Pologne... « A vous, dit leur commandant, « voyageurs expérimentés, qui franchîtes les glaces des « Alpes, les sables de Syrie, à vous d'ouvrir ce che- « min...» La trompette sonne, les lances plongent au travers de la mitraille... Tout à coup un grand silence. Toute la batterie s'est tue... L'aigle blanc s'est reposé au faîte de Somo-Sierra. »
A vous cette fois encore. Que la France ait la Po- logne avec elle dans cette route nouvelle, plus âpre que Somo-Sierra. Qu'elle l'ait pour compagne et pour sœur. Et, dût-elle en être devancée d'un pas, elle n'en serait pas jalouse. Elle lui dit : a Ta gloire est ma gloire... Allons ensemble au sacrifice, et nous entraî- nerons le monde. Qu'il suive en nous Tavant-garde de la Fraternité humaine ! »
Qu'il soit bien entendu que les éloges donnés à H. Haithaûsen (p. 26 et suivantes) s^appliquent à THaithausen de 1846, nulle- ment k celui de 1856, au 1*' volume de son livre, et non au 5«. Rien de plus curieux à observer que la nuêificaiion de ce pauvre homme, le progrès de la fascination ou de la terreur qu'on exerce sur lui. Il faut aussi tenir compte de Teffet de la révolution de 1848, qui a jeté tant d'autres Allemands dans un complet idio- tisme. — Peu importe. Le premier Volume, dans ses nombreuses contradictions avec ceux qui suivent, n'en est pas moins un mo- nument très-précieux.
LES
MARTYRS DE LA RUSSIE
^•m
LES
MARTYRS DE LA RUSSIE
AUX OFFICIERS EUSSES.
Messieurs,
Encore un sacrifice humain. Hier même (le 20 jaillet), Varsovie saisie d'horreur a vu, sans cause ni prétexte, quatre prisonniers tout à coup tirés des ca- chots Jugés et condamnés par vos tribunaux militaires, écrasés sous le bâton.
8.
138 LES MARTYRS
Nul complot récent qui explique cet événement atroce. C'étaient d'anciens prisonniers politiques. Leurs familles croyaient que l'arrivée de l'empereur, la célchration prochaine du vingt-cinquième anni- versaire de son avènement, pourraient leur valoir leur grâce. C'est la grâce qu'ils ont eue.
EsUce bien vous, messieurs, vous pleins de Tesprit de la France, nourris d'elle et de sa pensée, vous, Français bien plus que Russes, qui pouvez ordonner ces barbares, ces ignobles supplices ?
Nous n'ignorons pas l'épouvantable terreur qui pèse sur vous. Une main de fer vous rive à ces affreux jugenients et vous fait signer ces arrêts. Plus d'un briserait son épée, s'il ne risquait que de mourir.
Nous vous connaissons, nous savons que, quand vous êtes loin des regards, vous iiasardcz d'être hu- mains. Je pourrais dire où et comment, mais je ne vous dénoncerai pas. Il est à croire qu'au 20 juillet vous avez réduit le nombre des victimes qu'on vous demandait. De trente-quatre qu'on vous fit juger, trente vivront : ils vont en Sibérie.
Quel était le crime de ces Polonais? Celui de penser exactement comme vous. •
Qui plus que vous déteste, exècre le gouvernement barbare de ces Allemands bâtards qui écrasent la Russie? La plupart d'entre vous, messieurs, si on leur ouvrait le cœur, qu'y Irouverait-on, sinon la révolu- tion, la foi du 14 décembre, l'impérissable étincelle de
DE LA RUSSIE. ' i39
Pestel «t de Ryleieff? Désolante fatalité, d'aller à tra- vers l'Europe combattant ou condamnant les complices de vos pensées, les martyrs de votre foi , ceux dont vous enviez la mort!
Vous admiriez ces Hongrois que brisa en 1849 l'in- terveniion russe. Les supplices qui suivirent, les ou- trages exécrables qu'ont subis des femmes héroïques, vous les ressentez comme nous.
Vous admiriez ces héros de la Révolution polonaise, qui, en 1837, du fond de la Sibérie, par un coup d'incroyable audace, entreprirent d'armer le désert ; vous étiez plus morts qu'eux le jour où ils tombèrent sous le bâtoM, souB les coups de vos soldats en larmes et désespérés.
Quel poignard dut percer vos cœurs lorsqu'on 1847, du gibet, Wisnioyrski cria cette grande parole : « Ai- mez-vous et pardonnez. »
Ceux d'entre vous qui servaient en 1831 ont, auront toujours aux yeux et au cœur une désolante image, de quoi gémir à jamais et se réveiller dans leurs nuits. Ils se souviennent de Cronstad, du solennel martyre dû l'armée polonaise, dans ce port si fréquenté, sous les yeux indignés de tous les marins du monde. Plu- sieurs centaines de braves prisonniers de guerre, et par capitulation, refusèrent d'abjurer la patrie et de se faire Russes. Battus, guéris, rebattus quand leurs blessures se fermaient, ils persévérèrent, invincibles, jusqu'à ce que les charrettes les emportassent en
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lambeaux, chairs informes, hideuses, où rien ne rap- pelait plus l'homme.
Quels sont vos sentiments secrets dans ces terribles épreuves? Nous ne les ignorons pas. — Qu'il me soit permis de dire un fait :
Dans une guerre très-récente, un de vos jeunes officiers, arrivant dans une ville du pays envahi, se trouva logé chez une grande dame qui, pleine de res- sentiment contre les Russes et la Russie, le fit recevoir par ses gens et refusa de le voir. A grand'peine il réussit à pénétrer jusqu'à elle, et d'abord parla très- haut. Elle, immuable, héroïque, répondit comme eût répondu la Patrie même à Tennemi... Le cœur du jeune homme n'y tint pas, et, saisi d'admiration : c( Madame, dit-il en se jetant à ses pieds et versant des larmes , nous- sommes plus malheureux que vous..; et moi-même, que vous voyez, j'ai tous les miens en Sibérie. »
Ainsi donc, vous avancez, muets, pâles, l'arme au bras, pour exécuter malgré vous l'arrêt d'une fatalité ennemie. Vous avancez, tête basse, sans regarder der- rière vous ni devant vous. Derrière est la Sibérie, peuplée de noblesse russe, le Caucase ou l'abattoir où Ton vous fait massacrer. Et vous n'en allez pas moins. — Derrière est la révolution, à laquelle vous sympathises, la France et les idées françaises qui sont votre substance même. Et vous n'en allez pas moins.
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Ayez pitié de vous-mêmes... Et que risquez-vous enfin, sinon de mourir?
Mais ne mourez-vous pas déjà? Cette vie, n'est-ce pas une mort?
Plusieurs, dans cette situation désolante, essayent de se tromper eux-mêmes. Us s'efforcent d'être ambi* tieux pour la grandeur de la Russie.
Distinguons, messieurs, distinguons. Ce mot a deux sens bien divers, l'empire et la nation. Or, l'empire n'a pas fait un pas, je me charge de le prouver, qui n'ait été un pas aussi dans Tanéantissement de votre génie national, l'effacement de Tesprit slave qui éfait en vous. La seule bonne définition du terrible gouvernement que vous subissez, c'est : la mort de la Russie.
D'autres, sans chercher à se tromper, ferment les yeux, se livrent à la fatalité ; ils s'assoient en plein scepticisme, se posent sur l'abime même : « Qui sait où est la raison? disent-ils. Nous sommes corrompus, c'est vrai. L'Occident ne l'est pas moins... Jouissons, et puis mourons. »
Qui, l'Occident est corrompu, mais dans les cou- ches supérieures, les seules que vous connaissez, bien plus que dans celles d'en bas. La France a de plus cela, que, plus ou moins corrompue, elle garde tou- jours une puissante virtualité de régénération morale par la force des idées. La France vit de l'esprit, et elle y trouve d'inépuisables ravivements, des retours et
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des renaissances. Ses abattements sont graud^. Le monde crie alors : « Elle est morte. » On le criait à Rosbach. Et c'est justement de là^ qu'éveillée d'une faible étincelle, elle reprit force et chaleur, ranima ceux qui la croyaient éteinte, et, transfigurée par l'es- prit, devint le soleil du monde.
Cette force de régénération, elle est dans l'idée qui se renouvelle. Que serait-ce si un peuple qui perdrait son idée antique était sevré de toute autre, isolé, tenu hors des communications vitales, si l'on empêchait l'air d'arriver jusqu'à lui ?
C'est le cas du peuple russe.
Sa vie était dans la commune, petite association patriarcale qui divise la terre à ses membres, et leur en répartit la cultiire alternative. Puissant lien entre les hommes. Maintenant l'homme est déraciné de la terre et de la commune. Possesseur jadis de cette terre, serf, depuis deux siècles attaché à elle, il se consolait en la croyant attachée à lui. — Voilà qu'il n'en est plus qu'une dépendance mobile, un meuble qu'on vend aux mines, aux fabriques.
Chose touchante, et qui arrache les larmes ! Cette population vouée au servage avait fait un effort du cœur pour l'assimiler aux sentiments de la nature ; le serf appelait le maître son père. Il était l'enfant du seigneur, et le seigneur fils du czar. Tout ce monde était suspendu à l'idée de paternité. Là fut la foi russe et tout le cœur russe... Et vous Tavoz bri.*é, ce cœur!
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Liviani le serf à vos agents, qui le réduisent au désespoir, il vous a fallu appeler au secours contre ses révoltes la police impériale, solliciter son extension dans tout l'empire, faire venir dans chaque village l'homme pâle et malveillant qui menace le paysan et qui dénonce le maître. Jadis, très- dépendants sans doute dans vos rapports avec le czar,. vous aviez du moins ce bonheur que ces rapports étaient rares ; maî- tres chez vous, dès que l'hiver rompait les communi- cations, la tyrannie cessait pour vous. Huit mois par an, vous étiez rois. A l'Sutomne, vous fermiez la por- te, et nul ne venait vous troubler. Maintenant, partout sur vos terres, vous rencontrez l'homme sinistre, l'œil troubleet louche, par où le czar vous voit de Saint- Pétersbourg.
Un de mes amis, se trouvant dans un palais russe, au centre de la Russie, loin des routes, assistait à un grand dîner que la dame de la maison donnait à la nombreuse noblesse du voi.sinagc. La salle du banquet avait vue sur un grand parc, dont la principale allée aboutissait en face de la croisée du milieu et de la place que la dame occupait à table. Tout à coup elle se tait, devient immobile, ses yeux se fixent... puis voilà qu'elle pâlit ; elle est livide, tremblante... Ses dents claquent... Elle est près de s'évanouir. Un per- sonnage militaire entre dans la salle ; c'était le général de la gendarmerie impériale qu'elle avait vu dans Tal- iée. Elle se croyait perdue. Il la rassure heureusement.
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tu LES MARTYRS
Un accident survenu dans ses équipages l'avait aifêté, et il s'était détourné pour lui faire une visite.
Voilà comme vous vivez. Serrés entre deux terreurs, craignant d'en bas les révoltés, d'en haut l'écrasante idole qui chaque jour pèse davantage, vous vous réfu- giez sous elle. Vous fuyez, où? malheureux ! A l'autel sanglant de Moloch.
Ce qu'il dévore, ce dieu terrible, ce ne sont pas seu- lement des individus; ce senties facultés, les puissan- ces, les vitalités de la Russie.
De 1812 à 1825, vous essayâtes l'activité publique. La doucereuse paternité d'Alexandre se fit la confi- dente de votre philanthropie. Le coup du 14 décembre effraya, serra les cœurs, les refoula dans l'égoïsme.
L'activité littéraire continua encore, au défaut de l'activité publique ; même dans cette sphère innocente, rame russe fut poursuivie, la poésie tuée avec les poëtes... Lermontoff? tué. Griboiédoff? tué. Puschine? tué. Et de quelle tragique mort^ !
Peu après 1840, finit votre littérature. Grand si- lence. Vous ne parlez plus. Croyez-vous qu'on vous tienne quittes? Non, une carrière nouvelle de persé- cutions s'est ouverte, plus profonde, plus terrible. Ce despotisme, jusqu'ici extérieur, matériel, il veut pé- nétrer les Ames,. et s'inquiète de la foi.
* Voir Des Idées rcvoluUonnaires en Russie, par Iscander, 1851 ; chez Frank, rue Richelieu.-— J'ai déjà signalé à l'atlenlion ce livre héroïque d'un grand patriote russe.
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a Vous obéissez, c'est bicn« Comme Pologne ol comme Russie, vous êtes brisée, c est bien... Il man- que pourtant quelque chose, sans quoi je ne veux pas du reste; c'est que vous me reconnaissiez comme rc« gle de la raison, comme arbitre de la foi, que vous honoriez en moi l'union des deux puissances hors des- quelles il n'y a rien. Si toutes deui sont en moi, je suis complet, je suis Dieu. »
Ainsi dit Nabuchodonosor, il l'a fait proclamer par un de ses serfs (janvier 1850); il a déclaré que Rome était finie, TËglise latine réunie à l'Eglise grecque, seule catholique, universelle, que le czar était le seul pontife du monde.
Le grand'duc Michel l'avait dit, il y a vingt ans, en visitant Saint-Pierre de Rome, au moment où ie pape ofOciait : « Cela est beau, cela est grand; mais com- bien cela sera plus beau quand nous officierons ici! »
L'empereur a fait plus que de dire. Dès 1853, il a agi comme pape, par la persécution atroce des Unia^ tes (des Grecs réunis aux Latins). La Pologne, écrasée politiquement, a fourni encore les victimes à cette ter- rible exécution religieuse.
Que reste-t-il au nouveau Dieu, sinon de sévir con- tre la Russie, contre les sectaires innombrables qui s'y cachent jusqu'ici sous la protection des seigneurs? ucs infortunés déjà fournissent, année moyenne, cinq :ents condamnés à la Sibérie.
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146 LES MARTYRS ' .
Ainsi va cette puissance de mort, brisant, déTorant. Si elle n'avait rien à mettre dans ses mâchoires meur- trières, elle se mangerait elle-même. — Vie politique? dévorée. Vie littéraire? dévorée. Elle en veut mainte- nant à la vie religieuse, en Russie et en Europe. Elle avance, gueule béante. Pourquoi la révolution lui est- elle intolérable? L'organe du czar Ta dit ayec beau- coup de franchise : parce que la révolution française e$t une religion.
La France ni la révolution ne sont point inquiètes et ne craignent rien. — Qui doit craindre ? Vous sur- tout, messieurs. La machine par laquelle cette puis- sance agit sur le monde, elle prend son point d'ap- pui en vous, elle pèse sur tous et vous écrase. Elle ne fait rien au dehors, sans qu'elle ne le fasse au de- dans.
Ce n'est pas un homme seulement, notez-le, c'est une machine. La mort d'un individu (quoique sa vio- lence personnelle ajoute à la pression), sa mort, dis- je, ne suffira pas à relâcher la mécanique si prodigieu- sement tendue*
Qui peut la desserrer messieurs? Vous, plus que personne. Le czar même ne peut rien sans vous.
S'il a tendu la machine par la violence naturelle au I pouvoir suprême, par l'emploi des étrangers, igno- rants de Tesprit russe, — vous aussi vous Tavez ten- due en aggravant le sort du serf j en rendant partout nécessaire, pour contenir les révoltés^ Pinterventioa
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DE LA RUSSIE. 147
de la puissance impériale. Vous avez donne au trône du czar ce poids nouveau, effroyable, sous lequel cra- que la Russie.
Votre situation est forte encore, votre puissance énorme pour le bien et pour le mal. Ce peuple, entre le czar et vous, vous préférerait. Affranchi, il est livré à une pire servitude, celle des bureaucrates vendus, sans cœur ni honneur. Ce qu'il demande, c'est que, vous associant au véritable élément russe, la com- mune, vous la protégiez et contre le gouvernement et contre vos agents mêmes. La commune, sous votre abri, s'essayera à la liberté. Écoutez les anciens, les vieillards, respectez les coutumes; faites taire votre intendant devant le starost et les patriarches du lieu. Ecarlezles gens d'affaires. Rendez les redevances mo- Jérçes, raisonnables; que Yobrok (redevance fixe), malheureusement moins répandu de nos jours dans la Grande-Russie, devienne universel, remplace les cor- vées variables, et soit librement consenti.
Le gouvernement local étant ainsi desserré, le gou- vernement central sera pour vous un protecteur moins nécessaire. Il vous sentira fort de l'amour des vôtres, et il vous ménagera. Tout ira s'adoucissant par un mouvement gradué, comme sont ceux de la nature.
La Russie, pour sa grandeur, n'a pas besoin de res- ter un monde dénaturé.
« Revenez à la nature, »
Quand une fois on en sort, un.e énormité rend né-
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cessairc, indispensable, telle autre, non moins mons- trueuse.
Pour ne donner qu'un exemple, votre cancer, la Pologne, demande le Caucase pour écoulement. Et le cancer du Caucase demande sans cesse le sang russe, le sang polonais.
« Revenez é la nature. »
Détendez la rigueur atroce de votre police en la ren- dant inutile. Elle le sera si le serf vous bénit.
Détendez la rigueur barbare de votre institution mi- litaire. La forme y a détruit le fond. Elle n'eu serait que plus guerrière, si elle n'était tombée sous là pédanlesque brutalité de la discipline allemande.
La Russie est conquérante, elle doit 1 être, selon la nature, et sa conquête est au Midi.
Consultez le moindre Busse; il n'y en a pas un qui se soucie de TOuest. Ce qu'il rêve, c'est le soleil. C'est un peuple méridional de race et d'esprit, qui se trouve malheureusement exilé au Nord, Laissez-le, ce peuple grelottant, venir se chauffer au Midi, descendre aux féconds steppes qui, bien cultivés un jour, vaudront mieux que la Pologne et seront une Italie. La vraie pente de la Russie est vers la mer Noire. Les hommes, comme les fleuves, y descendent d'eux-mêmes ; et tou- tes les fois qu'ils se rapprochent de ce paradis de Cri- mée, ils croient retrouver la patrie.
Revenant à votre mission légitime et naturelle, la conquête du désert méridional, vous terminerez sans
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regret une lulle dénaturée. Vous ferez rcparatioi) à vo- tre sœur, la Pologne. Vous Taiderez à se dégager de rAllemagne, et la referez de vos mains. Elle vous ré- conciliera avec Dieu et avec TEurope, et vous rentrerez bonis dans la fraternité humaine.
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Un libre penseur de la Frise, officier sorti de la garde russe, qui nous a donné un livre piquant sur la tyrannie militaire qu'il avait vue et subie, M. Oarro- Ilarring, a pris cette épigraphe : Ausi(]eVa\ osé), 1832.
Peu d'années auparavant, un Allemand, le lieute- tenant Mœrtens, sorti aussi du service russe, auteur d'un petit volume sur les affaires étrangères de la Rus- sie, s'était retiré à Dresde. Qui ne l'eût cru en sûreté au milieu de cette capitale, sous les yeux de l'Allema- gne? Il a disparu, cependant, sans laisser trace, et personne n'a pu dire ce qu'il était devenu (1829).
On accuse le gouvernement russe, et il n'en est pas fâché : il spécule sur la terreur.
Au moment où l'on apprit la révolution de Juillet,
LES HARTYUS DE LA RUSSIE. \h\
deux ingénieurs français, Irès-connus, très-distingués, MM. L... et Cl.., étaient dans un salon de Moscou. Le premier se tut ; le second parla, loua la révolution. Arrêté le même soir, il partait pour la Sibérie, si no- tre ambassadeur n'eût été ayerti à temps et ne Teût vivement réclamé.
Nul passe-port ne doit rassurer l'étranger. Kotzebuc avait un passe-port prussien fort en règle lorsqu'il fut caleyé à Saint-Pétersbourg et mené d'une traite tout droit à Tobolsk. On avait voulu lui faire peur, et Te- vénement prouva qu'on avait parfaitement réussi. Il * se convertit sans réserve, devint sincèrement bon Russe ; si bien que l'empereur, charmé de lui au re- tour, le fit directeur des théâtres de la capitale. On sait que depuis cette époque sa plume, vendue à la Russie, trahit, calomnia l'AUomagnc.
Notre ami, M. Pernet, directeur de la Revue indé^ pendante, avait aussi un passe-port lorsqu'il fut trai« treusement arrêté. On le laissa librement voyager jus- qu'à Moscou. Là, loin des yeux de l'Europe, loin de Vambassade française, oale saisit sans prétexte. Aucun des Russes qu'il connaît n'ose réclamer pour lui. On le jette dans un bas cachot, au niveau du fond des Fos* ses, de sorte qu'à travers ses grilles il eût toute la journée la vue et le bruit désolant des barbares exér eutions que l'on y faisait. On lui amenait là, sous les yeux, des serfs que l'obligeante police impériale se charge de bâtonner pour leurs maîtres. Ces cris, ces
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plaintes douloureuses, ces coups de bâton sonnant sur les os, les furieuses clameurs des bourreaux enra^rés h leur office, tout cela lui composait un spectacle d'en- fer qui lui brisait le cœur, absorbait horriblement ses yeui, ses oreilles, et peu à peu son cerveau. Attaché à celte grille sans pouvoir s'en séparer, en deux jours il se sentait déjà devenir comme hébété ; sa pensée lui échap- pait... Mais que fut-ce donc encore quand on amena, demi-nues, deux jeunes filles de vingt ans, que leur maîtresse, une mégère, faisait cruellement flageller? C'étaient deux pauvres ouvrières en modes qui, lie se croyant pas serves, avaient reçu leurs amanls en l'ab- sence de la maîtresse. Elle les fit déchirer de verges. Elles criaient grâce et se tordaient... A voir ces corps de femmes en sang et les nerfs à nu, notre compatriote était près de défaillir. Enfin, on ne s'arrêta que quand une des jeunes filles tomba et qu'on vit qu'elle allait mourir... Pernet se mourait lui-même.
Tout ceci, était-ce un hasard? Il faut ne pas connaître la Russie pour le croire. On voulait briser le Français, lui donner une forte et durabje impression de terreur. L'étranger, en effet, a sujet de réfléchir quand il voit que du libre au serf la distance est si petite, que le moindre homme de police arrête le libre et le fait bat- tre. Ces modistes n'étaient point serves; elles étaient probablement Françaises; les modistes le sont toutes.
Deux Allemands, sortant de Russie et mettant le pied sur un bâtiment anglais, se jettent dans les bras l'un
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DE LA RUSSIE. 153
de l'autre: a Ah! mon amî ! s'écrie l'un d'eux, nous |)ouvons donc respirer ! »
Je ne sais si tous ceux qui partent de Russie peuvent ainsi se féliciter. La plupart y laissent une partie con- sidérable d'eux-mêmes. Ceux qui y ont vécu quelque temps n'en parlent guère qu'avec beaucoup de pru- dence, soit qu'ils gardent un resté de terreur qui ne les quitte jamais, soit qu'ils se soient assimilés à cet étrange pays, russifiés, pour ainsi dire. Ils ne nient point ce qu'il y a en Russie d'odieux ou de dénaturé ; ils l'avouent, mais sans le blâmer. Ainsi, leur sens moral, affaibli et énervé, n'est plus celui des autres hommes, lis sont devenus incapables d'un jugement ferme et sérieux.
La Russie, outre ses terreurs, a une puissance d'c- nervation considérable. Cette vie d'étuves et de bains chauds, ces maisons chaufTées nuit et jour, les molles habitudes des pays d'esclaves, tout relâche la fibre mo- rale. Le cœur, blessé d'abord des côtés barbares de l'esclavage, apprend à se taire ; les côtés sensuels pré- valent. Tel qui fut révolté d'abord excuse ensuite, et finit en lui-même par trouver cela très-doux.
Un écrivain qui a passé vingt ans en Russie décrit
le saisissement qu'il eut au premier jour où il entendit
battre des femmes. Leurs voix navrantes et déchirantes
arrivaient à son oreille avec toute espèce de plaintes
enfantines, d'une naïveté douloureuse, tous les mots
caressants par lesquels la victime espère adoucir le
9.
154 LES MARTYRS
bourreau. La fille : «Grâce! pitié! pas aujourd'hui ! je suis malade ! épprgnez-moi ! — La femme : « Grâce ! je suis enceinte!.. Ah! mon ami ! doucement!.. Vous allez tuer deux personnes! » Enfin, tout ce que la douleur et la peur peuvent inspirer de touchant. Il fondit en larmes. La princesse, maîtresse de la maison, qui le surprit dans cet état et qui ne pouvait le com- prendre, lui dit : «Ce qui vous trouble tant, c'est vous qui en êtes la cause. Vous avez dit aimer les fraises; j'ai envoyé ces filles au bois, et elles se sont oubliées n danser dans le village. » C'était par bonté, par suite d'une attention pour l'étranger, qu'elle faisait fusliger ses quatre-vingts domestiques.
Les femmes sont, en Russie, beaucoup plus nom- breuses que les hommes; l'armée fait une horrible consommation de ceux-ci. Elles travaillent peu aux champs, peu à la maison. Une domesticité oisive, avi- lie, est le lot d'une infinité de femmes. Une dame russe me disait : « Sur une petite terre de cent cinquante paysans, que je ne visite jamais, j'ai quarante femmes de chambre qui ne font exactement rien. » Elles sont comptées pour si peu, que les banques n'avancent d'argent que pour des serfs mâles; les femelles sont par-dessus le marché.
L'avilissement des femmes, toujours à discrétion, est une des choses qui mettent très-bas la Russie. La famille russe est moins garantie que celle du nègre. Du maître aux serves, la couleur est la même, et les
DE LA RUSSIE. 155
mélanges se font sans qu*une nuance accusatrice ré- vèle la Traie paternité. De là, des effets hideux qu'on voit beaucoup moins dans nos colonies. Le maître fait servir ses frères, abuse de ses sœurs, souvent de ses filles. Et quand noys disons le maître, il Faut entendre par là moins le seigneur que le vrai maître, Tinten» dant, l'agent brutal qui, dans une terre éloignée, sans contrôle ni surveillance, sans respect humain, violente à son plaisir cette population infortunée.
Quoi qu'on se plaise à dire sur l'insensibilité des serfs, nous n'en croyons pas moins que cette profana* tion continuelle de la famille est l'un des martyres de Tàme russe. Nul homme n'est si dégradé qu'il ne souf- fre de doute amer, ne sachant pas si les enfants qu*il embrasse sont à lui. Il n'y a nulle race, nul pays, d'ail- leurs, où la paternité soit plus tendre. Sous l'outrage, ils baissent la tête. Mais comment s'en étonner? les révoltes sont isolées, sans espoir d'affranchissement ; ils n'en viennent là qu'en acceptant la certitude de mourir sous le bâton. L'homme naît prisonnier en Rus- sie, captif par la nature même avant de l'être par l'homme. Le^ villages, à grandes distances, commu- niquent peu, sépares par les forêts, les marais, et la plus grande partie de Tannée, par d'jnfranchissabks fondrières. Là ils sont nés, là ils meurent, sous la main de fer du destin . Mais ils n'en ont pas moins un cœur, et ce cœur est d'autant plus attendri pour la famille, que tout le reste est si dur ! et le pouvoir, et le ciel.
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On frémit de songer avec quelle facilité barbare on brise ces chers liens. Ce qui nous semble révolter le plus la nature, les enlèvements d'enfants, sont ordi- naires en Russie. Personne ne s'en étonne. L'empe- reur en donne Texemple. Il a pratiqué et pratique d'é- pouvantables razzias d'enfants. Après la révolution, c'étaient des enfants polonais qu'on enlevait sous le pré- texte de les élever dans le rite grec. Les mères poursui- vaient les voitures et se faisaient écraser aux pieds des chevaux. Plus tard, et aujourd'hui encore, il enlève les enfants des juifs à six ans, pour les préparer, dit-K)n, à la viemilitaire. Les pauvres petits, durement menés, qui, pour bonnes et nourrices, n'ont que les Cosaques, meurent tout le long du chemin. N'importe, les con- ducteurs n'en amènent pas moins le nombre indiqué ; ils suppléent les morts en volant les enfants des pay- sans russes.
Les seigneurs prennent les enfants, non-seulement pour le plaisir, mais parfois par spéculation. Citons ce- lui qui, dans ses terres, formait des petits danseurs qu'il exposait aux théâtres de Moscou et qu'il vendait à grand prix aux seigneurs qui font jou^ l'opéra dans leurs châteaux.
Ces enfants, transportés ainsi dans un autre monde, recevant une éducation distinguée, meilleure parfois que celle de leurs maîtres, sont les plus malheureux de tous. Us restent serfs ; un caprice brutal peut à cha- que instant les faire retomber dans la plus dure ab-
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DE LA RUSSIE. ib7
jection du serrage. Un jeune serf, que son maître avait envoyé en Italie et qui était devenu un excellent vio* Ion, souffrit tant à son retour, que, de désespoir, il maudit son art et se coupa un doigt pour se rendre incapable de tenir son instrument. Une scène encore plus tragique fut donnée par la barbarie de la mai- tresse du cruel Arascheieff, le favori d'Alexandre. Cette femme non moins barbare, avait élevé, comme de- moiselle de compagnie, une fille distinguée et char- mante. Un jour, dans je ne sais quel accès de fureur, elle la fait saisir et fouetter. La sgpur de la victime (qu'on dise encore que les serfs sont insensibles) poi- gnarda la grande dame. Toute la maison passai par des tortures effroyables et fut envoyée en Sibérie.
Un petit nombre de faits tragiques éclatent ainsi et saisissent l'attention. La plupart sont étouffés. Il est impossible de savoir tout ce que cette sombre Russie, ce vaste empire du silence, contient de douleur. Nous savons quelques catastrophes. Nous ignorons ce qui serait plus important, plus instructif, la série des souf- frances par lesquelles passe le serf, l'ensemble d'une destinée.
J'ai eu le rare avantage de connaître la vie complète d'une serve très-intéressante et très-vertueuse, qui, enlevée cruellement à sa famille, par le caprice d'une grande dame, puis abandonnée par elle, a été ici do- mestique de dames respectables qui m'honorent de leur amitié. Cette pure et sainte personne ne lit guère.
158 LES MARTYRS DE LA RUSSIE.
je crois ; si pourtant le hasard voulait que ces lignes tombassent sous ses yeux, qu'elle m'excuse de révéler, avec la barbarie de son pays, le mystère de son âme infiniment douce, sans fiel ni souvenir du mal, tendre et respectueuse pour ceux qui l'ont fait souffrir.
III
HISTOIRE DE CATYA, SERVE RUSSE.
Je n'ai pas besoin de dire que, dans cette histoire, très-simple en elle-même, j'ai soigneusement évité le moindre ornement d'imagination. Il n'est aucune cir- constance que je n'aie connue par moi-même, ou par (les personnes très-sûres; leur nom seul, que je don- nerai, sera pour Je public la meilleure des garanties.
Tout le monde a vu Catya, sans la connaître, dans les tableaux où elle a servi de modèle. M. Paulin Gué- rin a placé sa belle tête dans plusieurs tableaux d'his- toire. Le charmant peintre de femmes, M. Belloc, l'a peinte en sainte Cécile pour un curé de Paris, et a saisi parfaitement la douceur de son regard.
Sa précoce beauté la perdit. Elle était dans sa fa-
160 LES MARTYRS
mille, au. fond de la Russie, fort au delà de Moscou. C'était une famille serve, mais de gens aisés : son grand-père, qui l'aimait infiniment, faisait le com- merce de fourrures: L'enfant, âgée de quatre ans, jouait sur le bord du lac, tout près de la route, lors- que des voitures passèrent, les voitures d'une grande dame, la femme du gouverneur de.., qui voyageait avec ses enfants et toute sa maison. Elle remarqua la gentillesse de Catya, et comme ses enfants étaient à peu près du même âge, elle eut la fantaisie de Tavoir et de la leur donner pour jouet. Sans autre cérémonie, sans consulter la famille, ni le maître à qui elle ap- partenait, elle la prit comme un chat qu'on trouverait sur la route : elle la mit dans sa voiture et poursuivit son chemin.
La famille, fort inquiète, apprit enfin l'événement. La dame s'était arrêtée dans une ville voisine. Le pauvre grand-père en larmes y court, offre une ran- çon, sa fortune entière, si l'on veut, pour qu'on lui rende son enfant. Il fut rudement repoussé, et battu peut-être. La dame lui rit au ne? et partit, emmenant sa proie.
On sait quel est le sort des enfants des classes infé- rieures qu'on élève avec ceux des grands. Ceux-ci, gâtés et flattés dans leurs caprices égoïstes, font, de ces jouets vivants, de pauvres souffre-douleurs. Si les parents, d'autre part, ont quelque exemple à faire, une leçon sévère à donner, ils la donnent de préférence
DE LA AUSSIE. 101
sur le dos du petit étranger* On sait Thistoirc du jeune prince auquel on avait donné un page pour camarade ; il était de règle que, si le prince manquait, le page serait fouetté.
A mesure qu'elle grandit, sa maltresse l'employa à son service personnel comme une petite femme de chambre. Son sort semblait devoir s'améliorer. Ce fut • le contraire. Ces dames, maîtresses d'esclaves, sont elles-mêmes de grands enfants, aussi fantasques que les petits, plus violents et plus tyranniques. Catya, déjà grandelette, jolie fille d'environ dix ans, com- mençait à être remarquée des hommes, qui ne man- quaient pas sans doute d'en faire compliment à sa maîtresse. Celle-ci l'aimait d'autant moins. Elle ne perdait pas une occasion de la traiter durement. Si, par exemple, elle était un peu lente à chausser ma- dame, celle-ci, d'un coup de pied, la jetait face contre terre.
Elle couchait, comme un chien, sur une natte à la porte. Malheur à elle quand, la nuit, on Ty entendait pleurer. Quoique enlevée de si bonne heure, elle avait emporté une trop vive image de la maison paternelle, du village, des forêts,' du lac, de ses petits camarades, de ce bon temps de douceur et de liberté, des caresses du pauvre grand-père, dans les bras duquel elle s'était si souvent endormie! Ce souvenir Ta suivie toujours, aussi présent que jamais au bout de quarante années. Passé lointain et obscur, mais si doux ! Il a été pour
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elle toute la réalité de ce monde, et le reste de la vie un songe qu'elle a tristement traversé.
Elle avait à peu près douze ans lorsque sa maî- tresse vint en France et l'y amena, en 1815. La dame, venue avec son mari, le laissa retourner avec l'armée russe et resta ici. Retenue par quelque caprice de passion ou de religion, dominée peut-élre par quel- que convertisseur (comme plus d'une dame russe au tc^ps crAlexandre), elle s'obstina à rester à Paris et ne voulut plus entendre parler de la Russie. Son mari, las d'écrire en vain, de prier et d'ordonner, cessa de lui rien envoyer, imaginant sans doute la ramener par la famine. Mais elle persévéra, s'établit dans un couvent de Paris pour une pension minime, renvoya tous ses domestiques. La petite Catya ne fut point exceptée. Sa maîtresse la chassa durement et brusquement, tout comme elle l'avait prise. Elle l'envoya perdre, à la lettre. Des environs du Panthéon, où la maîtresse de- meurait, elle fut conduite au Marais, rue du Chaume, à la nuit tombante, et laissée sous une porte.
Il faisait déjà obscur, il pleuvait. Une dame qui passe entend pleurer un enfant, approche. Grande est sa surprise de voir cette fille, déjà grande et belle comme un ange, qui ne sait que pleurer et ne parle pas. A peine savait-elle deux mots, de français. Dieu avait eu pitié d'elle. La dame élait madame Leroy, sœur de M. Belloc. La voilà, fort attendrie, qui prend Catya avec elle, s'indigne de la dureté, de la barbare
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indélicatesse qui peut abandonner aux hasards de la nuit, d'une grande ville, une infortunée de. cet âge, qu'expose encore plus sa beauté. Elle la prend chez elle, en a soin, l'élève, lui apprend notre langue, la gouverne avec une douceur qu'elle n'avait jamais ren* contrée depuis la maison paternelle.
Madame Leroy, quittant Paris plus tard, la remit aux mains les plus chères, à celles de deux dames entre toutes aimées, honorées, vénérées. Pourquoi ne les nommerais-je pas et ne rappellerais-je pas ici un de mes meilleurs souvenirs, celui d'une si aimable et sainte maison ? Ces dames étaient l'énergique, la spirituelle madame de Montgolfier, alors octogénaire, femme de l'inventeur des ballons, et sa très-digne fille, grand écrivain, qui n'a écrit que pour le bien, non pour le bruit, et n'a signé presque jamais. Qu'on pense si celle-ci, d'un cœur si chaleureux, si tendre, fut bonne pour Calya. La jeune fille avait grand be- soin de ménagement, et aurait eu besoin d'être servie elle-même. Elle avait beaucoup grandi et était très- faible. Le moindre poids à soulever, un escalier à monter la mettait hors d'haleine. On supposait qu'elle pouvait avoir un anévrisme au cœur.
Tombée en si bomies mains, et comme l'enfant de ces dames, leur bijou, il n'était pourtant pas difficile de voir que ses souvenirs de famille la suivaient tou- jours, que rien ne les lui ôterait, qu'elle était toujours en Russie, toujours au bord du lac natal où on l'avait
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enlevée. A peine, en réalité, était-elle sortie de^sa pa- trie. Son esprit s'était médiocrement étendu (quoi- qu'elle parlât le français avec une remarquable élé- gance); son cœur s'était développé, et trop sans doute, mais uniquement au profit des souvenirs d*enfance. Ils ne lui revenaient point qu'elle ne se mît à pleurer.
Ces dames, la bonté même, de concert avec leur amie, madame Belloc, résolurent de faire toutes les démarches pour lui faire retrouver sa famille. Elles trouvèrent de l'obligeance dans l'ambassade russe, mais on ne put rien découvrir. Les indications que Catya pouvait donner étaient vagues et confuses.
C'était vers 1823. Je la vis alors une fois chez ces dames. C'est la seule fois que je l'aie vue. Je me rap- pelle très-bien l'impression qu'éprouvèrent les étran- gers qui étaient au salon quand elle y entra. Il y eut d'abord un mouvement d'admiration, bientôt contenu, puis une sorte d'attendrissement. Elle était fort grande, visiblement faible; de ses jeunes bras, élé- gants, mais un peu grêles pour une fille de vingt ans, elle portait, un peu penchée en avant, un plateau chargé de tasses de thé. Elle semblait plier sous ce léger poids, comme un peuplier au souffle An vent. Elle souriait de sa faiblesse et semblait s'en excuser.
On était tenté de s'excuser d'être servi par elle. Son élégance, son langage, sa beauté, plus remarquable par les lignes que par la fraîcheur, donnait justement ridée d'une princesse rtisse qui se serait déguisée. Mais
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la pureté de ses yeux, avec leur caractère de bonté et de tendresse, était d'un charme tout autre et qu*on ne reoconlre guère dans les classes aristocratiques.
Cette expression de bonté, de douceur, de docilité, n'encourageait que trop les hardiesses impertinentes, el c'était pour la pauvre fille un embarras continuel. Les hommes jeunes et légers, les heureux du monde, contristâient de leurs poursuites indiscrètes ce cœur si brisé. Elle était tendre, mais d'âme, pure (sans en a\oir le mérite), froide comme les glaces du pôle. Sous ce rapport, il semblait qu'elle fût restée à l'âge où on l'avait enlevée.
Elle aimait à être seule. D'elle-même, et sans in- Quence ecclésiastique, elle allait beaucoup à l'église. Elle serait devenue très-mystique si elle eût eu un peu plus de culture. Ce fut très-probablement pour avoir plus de solitude, de libre rêverie, et la prière à ses heures, qu'elle quitta le service, voulut avoir sa chambre et se mit à coudre. Situation difficile a Paris, où les femmes gagnent si peu. De temps à autre, man- quant d'ouvrage, elle rentrait en service. Mais, dès qu'elle le pouvait, elle retournait à son désert, qui, sur les toits de Paris, lui permettait de rêver toujours au désert natal et à $a famille.
Ses prolectrices, qui ne Font jamais perdue de vue, lui ont conseillé souvent de se marier. Les prétendants ne manquaient pas. Elle a ajourné toujours, soit que, comme les cœurs mélancoliques, elle craigne de se
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consoler, soit que les hommes honnêtes et bons, mais un peu rudes peut-être, qui auraient recherché sa main, aient effarouché sa délicatesse et peu répondu à SCS vagues instincts de poésie. Bien ou mal mise, elle a toujours l'air d'une dame et d'une grande dame, pleine de noblesse et de douceur. Rien de fier, rien de ser- vile. Une seule chose rappelle son passé, c'est qu'en visitant ces dames, qu'elle aime beaucoup, elle leur baise humblement les mains à l'orientale.
L'âge vient. La belle Catya doit avoir environ qua- rante-sept ans. Elle s'est mise en dernier lieu dans la société d'une vénérable personne qui, à quatre-vingts ans, vit encore de son travail. Madame Paul, pauvre ouvrière, qui de plus a le malheur d'être contrefaite et naine, partage son logànent avec elle. Je ne sais com- ment elles font, mais, dans leur grande pauvreté, elles trouvent encore moyen de faire du bien à leurs pauvres voisines.
Le cœur de Calya fut mis, il y a peu d'années, aune remarquable épreuve. Elle rencontra dans la rue une dame âgée qu'elle crut reconnaître, mais mal mise, traînant un vieux châle, un vieux chapeau. Etrange renversement des choses ! c'était son ancienne maî- tresse, devenue plus pauvre qu'elle. Catya approAe, la salue, lui baise la main ; l'autre, étonnée et con- fuse, laisse échapper d'une âme trop pleine quelques mots de son malheur, de son extrême misère, a Ah ! madame, s'écria-t'clle, se refaisant serve par l'excès de
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son bon coeur, vous êtes toujours ma maîtresse, et ce que j'ai est à vous. » Ce jour même, elle sortait de service et se trouvait en argent. Elle courut à son gre- nier, qui était lout proche, et, revenant vite, remit ses épargnes entre les mains de la dame, qui ne sut que fondre en larmes.
Nos lecteurs s'étonneront que, dans un ouvrage si court, où nous n'énumérons les souffrances de la Rus- sie que pour arriver aux martyres qui en sont le cou- ronnement, nous nous soyons arrêté si longtemps sur la vie de cette fille.
Nous répondons que la connaissance complète d'une seule destinée nous a plus initié au mystère de l'âme russe qu'aucun récit, aucun livre, aucune communi- cation.
La Russie est un supplice j cela n^est que trop vi- sible. Maintenant, jusqu'où Tâme russe en est-elle at- teinte? c'est là une vraie question. Ces infortunés opposent aux coups, aux outrages, une apparente in- sensibilité. On sait très-rarement leur langue. Et, la sût- on, dans leur défiance si légitime pour les classes qui les tyrannisent, ils se garderaient bien de livrer leur cœur. Leur existence est si incertaine, leurs plus chers liens si peu garantis, qu'ils craignent horriblement de déplaire, et quiconque les visite leur trouve le sourire sur les lèvres. Ils ont peur de paraître malheureux, et. demandent presque pardon du mal qu'on leur fait.
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Comment saisirai-jc le vrai sens, l'idée secrèle d'un monde sans voix ? A peine en devinerai-je quelque chose dans les mélodies profondément tristes que cet homme, qui semblait gai» fait entendre quand il est seul, quand il laboure, quand, le matin, il s'enfonce aux grandes forêts.
Catya fut pour moi l'intuition d'un monde. Sa sim- ple vue et son histoire m'expliquèrent mille choses que j'avais lues sans les comprendre.
En l'apercevant une fois, et cette fois fut la seule, un seul mot m'échappa : Cœur brisé.
C'est le vrai nom de l'âme russe.
Nous ne généralisons pas ici à la légère. Nous avons bien des fois étudié la question.
Il n'est guère d'années où nous n'y ayons donné une attention nouvelle. Et depuis plus de vingt-cinq ans qu'elle nous apparut ainsi, cette solution, qui a subi en nous bien des épreuves variées, elle nous ap- paraît la même.
Nous sentîmes, ce jour, la Russie, le vrai fond mo- ral de ce peuple, un tel brisement du cœur, que nul ne peut s'y comparer.
L'âme polonaise est malheureuse, et elle n'est pas brisée; au contraire, elle est ravivée du sentiment de son martyre. *
Les servitudes orientales ne donnent non plus aucune idée de ce brisement. Rien de plus absurde que de rap- procher, comme on fait, la Russie de l'Orient. Les pays
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d'Asie, même les plus tyranniquement gouvernés, y participent bien plus des libertés de la nature.
L'Asie est généralement détendue et vague, même eo ce qu'elle a de barbare ; la Russie, tendue jusqu'à rompre, est savamment, cruellement, organisée pour la douleur.
Ce qu'elle a d'atroce est ceci que, la seule chose à quoi tienne le Russe, Tunique idée qu'il ait en tête, l'unique amour qu'il ait au cœur, — tout semble com- biné pour le briser à chaque instant.
Chose unique, nous le répétons, hors laquelle Tâme russe est un vide, un blanc absolu où les meilleurs yeux ne sauraient rien lire.
Quelle chose? est-ce l'idée politique, l'État? Nulle- ment.
VÉtat n'est pas pour le Russe; il ne connaît que la commune, ou, s'il entrevoit l'Etat, c'est comme un rêve lointain, poétique. ^
La religion est tout extérieure pour lui ; il est dévot à telle image, en y rattachant peu d'idées, nul dogme précis. Rien de plus bizarre que les sens divers qu'il donne au christianisme; il l'ignore parfaitement.
La propriété^ cette idée si chère aux Occidentaux et qui les occupe tant, est nulle dans l'idée du Russe. Faites-le propriétaire, il retourne immédiatement à son communisme.
L'idée russe, la seule idée russe et le seul sentiment
russe, c'est la famille, rien de plus.
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Tout le reste, la commune même, vaut pour lui, comme famille, ce que la cruelle politique a surajoulc à sa primitive existence. Le maître et le maitre des maîtres, il ne les a compris qu*au point de vue de la famille, traduisant ces mots par d'autres si doux, le petit père, le père des pères, etc.
Le paradis de l'âme russe, c'est cette étuve, oîj, huit mois durant, tissant un habit grossier, s'amusant à charpenterpour le besoin de la famille, il vit sous son énorme poêle, pendant que Taigre vent du nord, souf- flant d'Ârchangel, passe sur la petite maison, sans trouver le moindre jour entre les arbres serrés, étou- pés de mousse, qui ferme si bien le nid.
Et Tenfer de fârne russe, c'est le brisement de la famille. Le seigneur peut le faire d'un mot. Voilà pourquoi le pauvre homme a l'âme basse devant lui. 11 appartient jusqu'aux entrailles. Qu'on lui prenne sa femme ou sa fille, rien à dire ; qu'on enlève son pe- tit enfant, il faut qu'il le trouve bon.
Enfin qu'on l'enlève lui-même ; qu'un matin, saisi, tondu et mis à la chaîne, on le fasse marcher aux mi- nes, aux fabriques, à l'armée, rien à dire encore. Sa femme éplorée est obligée d'entrer au lit d'un autre homme. Elle aussi, elle est une propriété, et il ne faut pas que cette propriété chôme; il^faut que, comme la terre, elle produise chaque année, qu'elle donne de nouveaux serfs et conçoive dans le désespoir.
IV
r LE MINOTAURE. — DE l'ARIféB COMME SUPPLICE.
Une chose en dit sur l'armée russe plus que toutes les paroles. C'est la rareté des hommes en Russie. Les femmes sont visiblement plus nombreuses, et, ce qui le constate mieux, ce sont les unions disproportion- nées qu'on leur impose : on fait souvent épouser un enfant de douze ans à une femme de vingt-cinq ou (rente plutôt que de la laisser veuve.
Ce petit nombre de mâles n'est point le fait de la nature, mais celui du gouvernement ; il résulte de la dépense d'hommes excessive qu'on fait pour l'armée. Il n'y a pas en Russie cette foule de métiers fatigants ou malsains qui, chez nous, emportent tant de tra» vailleurs. Le serf russe fatigue peu ; il travaille légè-
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rement, lentement, jamais avec Tardcur dévorante de nos hommes d'occident.
Quelle armée est-ce donc celle qui peut, en temps de paix (le Caucase est chose secondaire) , éclaircir d'une manière si visible une population de soixante millions d'hommes? A quelque chiffre monstrueux qu'on veuille porter cette armée, on ne pourrait le comprendre si l'on ne savait de quelle manière inhu- maine elle est recrutée, dressée et nourrie. Elle doit tirer du peuple trois fois plus d'hommes qu'elle ne compte de soldats. Que devient le reste? Peu, très-peu, rentrent au foyer, pas un homme sur une centaine ; c'est le mot de Paskewitz lui-même, que j'ai déjà cilé. On ne voit nulle part en Russie ces vieux soldats am- putés, si nombreux en d'autres pays. Tous guérissent ; ils ont le médecin qui guérit toujours : la Mort.
Quand le duc de Raguse, dans son livre plus que russe, suppute, pour nous effrayer, que le soldat russe coûte à l'empereur deux ou troi? fois moins que les nôtres, il oublie dans ce calcul que, pour obtenir un soldat russe formé et durable, il a fallu préalablement qu'il en mourût deux ou trois. Il néglige, comme chose minime, au-dessous de lui sans doute, de tenir compte d'une si épouvantable consommation de chair humaine ^
^ Le duc de Raguse n'a pas tu cela. Et il a vu une infinité de choses incroyables : par exemple, qu'une famille de colons, nou-
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Cette mortalité atroce a trois causes principales : i^ le Russe, physiquement (de race, de vie, d'édu- cation), est le moins préparé des hommes au seryice militaire; 2^ il sert malgré lui; il se meurt d'ennui, de nostalgie; jamais il ne se console de son pays, de sa famille ; 3*^ on n emploie nul ménap^cment pour l'ha- bituer et lui faire > accepter son soi ; il est brusque- ment transporté d'une vie à une autre toute con« traire.
Une observation mérite peut-être l'attention des physiologistes, c'est que cette race semble, en compa- raison des autres de l'Europe, peu formée, peu mûre, enfantine. Les têtes sont souvent jolies, jamais fortes ;
Tellement établie en Russie, en deux générations, a centuplé m fortune!,... Oh! le bon pays!
Tout est sur ce ton. Ce que les Russes n'ont pas osé dire eux- mêmes, ils Pont dit par leur flatteur gagé. La seule chose où la vérité n'a pas pu être tuée tout à fait, c^est la comparaison in- structiye des colonies russes avec celles du Danube. Dans celles- ci, l'ingénieux créateur (le prince Eugène, au dix-septième siècle) a trouvé sur la frontière turque la famille armée et la bande ar- mée ; il a respecté la famille et constitué la bande en régiment. T| a aidé la famille et ne lui a rien été ; ce ménagement va à ce point, que le colon-soldat est toujours, comme autrefois, habillé par la famille, et l'État paye l'habillement. En Russie, au con- traire, les colonies militaires, vastes établissements de cavalerie, n'ont été créées, comme tout ce qui s'y fait, qu'au prix des plus terribles violences. La famille a été pliée, brisée, barbarement violée ; l'habitant immolé au soldat, comme le soldat au cheval. Les hommes ont été sacrifiés aux choses avec le plus terrible mépris de la personnalité humaine.
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point de cerveaux espaces et profonds. Vous rencontrez en grand nombre de jolis vieillards, h joues rosées, qui semblent jeunes sous leur barbe blanche, et point du tout vénérables.
Chez les Busses,] comme chez les enfants, la vie moins organisée, faiblement centralisée, produit sans cesse des vies excentriques, je veux dire des insectes : la vermine les dévore.
Il semble qu'ils aient le sang froid ou qu'ils aient de l'eau dans le sang. Ils boivent impunément des quantités d'eau-de-vie qui brûleraient des hommes d*tm tempérament plus ardent, d'un sang plus riche et généreux.
Il y a, dans nos races occidentales, qui ont traversé tant de choses, un caractère de solidité vigoureuse in- connue à la Russie. Le Russe est à nous ce qu'est à l'orme, au chêne formé par les siècles, le svelte peu- plier, grande herbe poussée sur-le-champ, rapide et molle improvisation de la nature. Dans tel homme d'Angleterre, de race rouge et nourrie de viande, de parents qui toujours ont battu le fer, et qui, de for- gerons, ont monté à la mécanique, il y a, dans cet homme seul, la substance de cinquante Russes. Le sobre paysan français, plein de vigueur et de sens, qui passe les hivers en plein champ, pendant que le Russe s'énerve dans son étuve de huit mois, stipporterait bien mieux que lui les bivouacs du Caucase. Ce paysan est, en sept ans, un soldat aussi formé que le Russe
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en vingt, et il a de plus un coup d'oeil, une vive et forte manière de voir et d'agir, de se décider, que le Russe n*a jamais. Celui-ci, même devenu brave, a très- peu d'initiative.
Observez, au même jour, deux villages, en France, en Russie, au jour du départ. Le conscrit français attache des rubans à son chapeau, et, quoique souvent il pleurerait volontiers de quitter sa famille, il boit et tâche d'être gai. Le Russe se roule par terre et arra- che sa barbe. Désigné par le seigneur, le plus souvent par punition, il eût pu être envoyé colon en Sibérie ; il est plus malheureux encore, on le fait soldat. Chose terrible pour un homme souvent marié, père de famille, qui a trente ans ou davantage. Car, jusqu'à quarante ans, le paysan peut être pris, et reste dans la plus triste anxiété sur son sort.
L'enlèvement annuel des soldats par tout l'empire a tout le caractère d'une battue générale de pauvres animaux sauvages, poussés sur un point par les chiens . Autour de la chaîne qui les tient ensemble, rasés et tondus, caracole le Cosaque, véritable chien de garde (le cet infortuné troupeau. Celui-ci, le seul dans l'em- pire dont les libertés soient quelque peu respectées, naît soldat, et, loin de payer tribut, reçoit l'argent de l'empereur. Mangeur de chair, actif et âpre, il regarde en pitié ces paysans russes faiblement nourris. Son petit cheval, laid, mal bâti, mais rapide, infatigable, appartient au cavalier. Le Cosaque, vrai factotum do
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la Russie, l'exploite à merveille. Pécheur, chasseur, marchand, brocanteur et douanier, il fait la guerre à la contrebande, mais par jalousie de métier et pour pouvoir faire seul la fraude.
Qui peut dire Tépouvantable quantité de coups de bâton qui sont jugés nécessaires pour faire un bon soldat russe? Ceux qui ont vu au bain des Russes de tout état, mais principalement les soldats, les vieux grenadiers de la garde, étaient stupéfaits de leur voir le dos couturé, cruellement historié de cicatrices. Ces braves gens, qui n'avaient de blessures que par devant, portaient derrière les stigmates affreux de la discipline, et vieux soldats, vénérables, après cent batailles, pour la moindre bagatelle étaient flagellés.
Non, barbares, ce n'est point là une éducation militaire. La discipline russe, comme l'ont dit souvent vos propres officiers, est un affreux monachisme des casernes, une dure règle de cloître, où les fautes les plus légères, et qui ne sont pas des fautes, sont punies si cruellement, qu'on ne trouve plus de châtiment pour les fautes réelles.
Le sublime dans ce genre, pour le baroque et l'a- troce, fut le czaréwitz Constantin. Pour un gant qui n'était pas d'une blancheur absolue, il faisait donner cinq cents coups de bâton. Les soldats, terrifiés, éco- nomisaient sous main pour acheter des gants eux- mêmes; ceux qu'on fournissait, dès le second blan- chissage, les auraient fait bâtonncr. « Je n'aime pas
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la guerre, disait Coasianlin, elle gâte le soldat et elle salit les habits. » Et quelqu'un disant, pour excuser près de lui un officier : a C'est du moins un homme qui a beaucoup de courage. — Du courage? Que m'importe? je n'aime pas le courage. »
Il révélait là, dans sa brutalité naïve, la vraie pen- sée de l'autorité . Elle ne se soucie nullement du cou- rage ni de l'énergie. L'héroïsme, même à son profit^ lai serait suspect. Ce serait mal faire sa cour que d'être un héros. Il faut être un bon sujet, médiocre et humble, aller derrière, attendre l'ordre.
Si ce gouvernement si dur était du moins en pro- portion régulier et ferme, le mal serait bien moins grand. Pour le malheur du soldat, il y a, dans l'ad- ministration, infiniment de hasard, d'irrégularité, d'abus; tout cela connu du pouvoir, qui n'y met au- cun remède. Comment ce pouvoir, très-fort, ferme-t-il les yeux sur les profits monstrueux qu'on fait sur les vivres, sur la vie même des hommes? Comment n'a- t-il pas osé faire encore cette réforme simple, élémen- taire, admise depuis longtemps partout, de séparer Tadministration du commandement, d'ôter aux colo- nels la distribution lucrative des subsistances? Quelle serait l'indignation de nos officiers si on leur imposait des fonctions qui risqueraient de les enrichir !
Voilà donc ce pauvre soldat, battu, mal nourri, mal vêtu, qu'on amène à l'entrée des gorges du Cau- case. Ses habitudes de jeunesse, qui furent de s'enfer-
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mer l'hiver (pendant un hiver si long), contrastent cruellement avec ces bivouacs de montagnes, ces vio- lenles alternatives de chaud et de froid , de brûlant soleil, d'ouragans de grêle. Les logements, mal éta- blis, souvent même n'existent pas ; ils sont en projet sur la carte où Fempereur suit les opérations. Il or- donne, il y a vingt-cinq ans, de construire un fort, donne l'argent tous les ans, fait pousser ardemment l'ouvrage. Le général Woronzoff, qui croyait, comme l'empereur, que le fort existait, y envoie un bataillon ; on cherche longtemps : point de fort. A la longue, on (rouve pourtant un poteau qui désignait son futur emplacement. Le bataillon coucha dans les neiges de la montagne.
Je ne dirai rien du Caucase, ni de cette race guer- rière supérieure non-seulement aux Russes, mais n toutes les races du monde. Les Tcherkesses ont, comme on sait, fourni à l'Egypte ses mamelucks qui l;i gouvernèrent, et des chefs à bien d'autres pays de l'Orient. Regardez les fort bonnes gravures qu'on en voit ici. Ce sont visiblement des rois. Par leurs armes toutes royales, leurs lames héréditaires, leurs fusils de platine qui ne manquent jamais leur coup, leurs merveilleux chevaux qu'on mène à la voix, sans bri- des ni mors, ils sont aux Russes ce qu'est l'aigle au mouton. Souvent ils ne daignent pas tuer l'homme, ils l'emportent au galop de leur cheval, que rien ne saurait atteindre.
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Le Cosaque lui-même, très-guerrier, mais baroque- iiient monté, et faisant des affaires^ est un être ridi- cule devant ces rois de la montagne.
Il ne faut pas s'étonner de Tennui et du dégoût que donne aux officiers russes une guerre où Ton reçoit toujours des coups sans en rendre, lis ne sont guère moins malheureux que leurs infortunés soldats. No- bles et riches, habitués dès Tenfance aux jouissances, ils ont été de bonne heure enfermés dans une école militaire où Ton n'apprend rien. Rien de plus triste, de plus lugubre à lire tlans le livre d'un officier, que le vide désolant, la désespérante inactivité où l'on tenait, sous Constantin (les choses ont-elles changé?), les élè- ves de Técole militaire de Varsovie. Nulle instruction, nul livre, nul amusement permis, sauf les filles, tant qu'ils voulaient; méthode excellente pour énerver les corps, abaisser les âmes, faire de bons serviteurs et de bons sujets. On les trouvait exemplaires; déjà on se félicitait de les voir devenus dociles. Ces jeunes gens, qu'on croyait démoralisés, un matin, au nombre de deux cents, par une audace incroyable, marchent contre une armée russe qui croyait garder Varsovie, rallient le peuple et s'en emparent.
Quel est l'état moral du militaire en Russie? Com- ment se déciderait-il dans un grand conflit avec TEu* rope? On ne peut nullement le prévoir; quels que soient les sentiments des officiers ou des soldats, ils portent un joug de terreur difficile à secouer*
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Cette race, entre toutes celles du monde, est la plus facile à terroriser.
Entendons-nous bien sur ce mot, sur le phénomène de la terreur. U ne s'agit point de la peur, et je ne dis point que les Russes soient lâches. La terreur est un phénomène d'imaginatien tout à part. C'est Tétat d'un individu fasciné par une force qu'il juge irrésis- 1 tible, comme celles de la nature. Tel estbrave contre les hommes, qui ne l'est plus contre ces puissances mys- térieuses. Eh bien, au Russe le plus brave, Tautorîté apparaît comme une irrésistible fatalité naturelle. Fai- ble individu, il se courbe sous l'idée confuse qu'il a de ce monstrueux empire ; il le porte, il en sent le poids dans le commandement de ses moindres chefs. Et ce n'est pas une obéissance extérieure : il mêle à son fatalisme un sentiment religieux, il obéit dévo- tement.
^ Une remarque a été faite par un excellent juge, qui, froidement, en amateur, observait les choses. Le Russe et le Français également braves au péril, offrent cette différence : le Russe enfonce son shako jusqu'aux yeux et avance sans regarder; le Français avance et regarde.
Les Russes ne mettent en ligne que de vieux sol- dats. On peut croire que ceux qui survivent, qui vieil- lissent dans une discipline si dure, sont des hommes d'une résistance peu commune, des soldats très-fermes. On ne doit pas leur en opposer d'autres. En face d'un
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lel ennemi, toute armée européenne doit se fortifier toujours par les réengagements.
L'armée russe, jadis fanatique, Test-elle aujour- d'hui? Nullement. Est-elle au moins enthousiaste? Et de qui le serait-elle ? Tenue trente années l'arme au bras, en présence de l'Europe, excédée, refroidie de cette parade éternelle, elle croit moins à ce Dieu de la guerre qui a toujours préféré les moyens de la diplo- matie.
Rien n'a plus énervé cette armée que Tesprit d^x- cessive défiance que la police inquiète y a introduit. Tous épient et observent tout. Chaque officier craint d*çtre dénoncé par son voisin, et trop souvent le de- vance. Le soldat voit parfaitement ce triste état moral des chefs; il garde le respect, non Teslirae. L'obéis- sance intérieure en est ébranlée.
Personne ne connaît bien le soldat russe. Sous cette tenue d'automate, sous ce visage de bois, il conserve un jugement parfois très-critique. Il est infiniment rare qu'il le laisse pénétrer. Citons une précieuse ré- vélation en ce genre. Notez qu'il s'agit de l'époque fa- natique des soldats de Suwarow. Dans le récit qu'on va lire, très-naturel, évidemment exact et véridique, on ne voit rien de cela, mais une ironie légère, une tendance fort touchante à la compassion, le vague es- poir de sortir enfin du service, et, ce qui ne quitte ja- mais le Russe, l'amour du pays, de la famille.
C'était à la mort de Catherine. Voici l'entretien des
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soldats que Nicmcewicz entendit de sa prison : « EnHu nous aurons un czar ! » disait Tun. A quoi l'autre ré- pondait : « Il y a longtemps que cela n'est arrivé. Notre vieille matuszka (petite maman) s'est, je crois, suffisamment divertie. » « — Plus que suffisamment, dit Fautre, chacun son tour. J'espère que maintenant nos pauvres prisonniers sortiront. » — a II y aura de l^rands changements, disait un troisième. On dit que tous ceux qui ont servi trente ans auront ki liberté de retourner chez eux. » « — Dieu le veuille ! » dirent- ils tous avec un profond soupir.
SIBERIE.
On a parié souvent des martyrs de Sibérie. Mais pourquoi les isoler ? La ligne de séparation serait toute fictive. Sauf une aggravation de froid, la Sibérie est partout en Russie, elle commence à la Vislule.
On parle de condamnés. Mais tout Russe est con- , damné.
Dans un pays où la loi, n'étant qu'une dérision, ne v peut juger sérieusement, tous sont condamnés, nul ne l'est. Il n'y a point à distinguer entre souffrance et supplice.
Le supplice général n'est point tel mal matériel, c*cst le brisement du cœur, c'est Fanxiété morale d'une âme brisée d'avance par l'éventualité d'un in-
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fini de malheurs. Dans ce monde si dur, où tout sem- ble avoir la fixe rigidité des glaces, rien n'est fixe; en réalité tout est plein de chance et de doute.
Tous sont condamnés^ disons-nous. Le serf Test moins encore pour son servage et sa misère, que parce qu'il n'est pas sûr de sa misère même. Demain tout peut changer pour lui; il peut être enlevé pour l'ar- mée ou les fabriques, sa femme donnée à un autre, sa famille dispersée.
Le soldat est un condamné^ non-seulement parce qu'un matin, enlevé à sa maison, il a été livré à la bastonnade perpétuelle qu'on nomme service militaire, mais encore parce qu'il ignore le temps de sa libéra- tion. Trente ans jadis, aujourd'hui vingt : voilà la loi. Mais qu'est-ce que la loi en Russie?
V officier est un condamné. Malgré lui il est entré dans une école militaire. Malgré lui il suit la voie rude et monotone d'une éternité d'exercices, de parades, de mutations d'une garnison à l'autre. Triste moine de la guerre, tandis que sa fortune l'appelait aux jouissances du monde! Mais, s'il ne sert, qu'adviendra-t-il ? sa fa- mille, dès lors, est suspecte, elle peut être ruinée, dé- gradée, et lui-même il est perdu.
Perdu ? Que signifie ce mot? Tué? Mais c'est appa- remment quelque chose de plus que tué, puisque l'of- ficier fait la guerre, se fait tuer s'il le faut ; autrement^ dit-il, il serait perdu.
Le serf qu'on saisit pour l'armée, dit : « Je suis
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penlu! » Il est au fond du malheur, et ne peut guère descendre. L'officier peut descendre encore. Il a quel- que chose à craindre, et qu'il craint plus que la mort, c'est la Sibérie.
On n'a pris que le corps du serf en le faisant soldat ; on se soucie peu de son cœur. Mais, pour Tofficier, c'est Tâme qu'on veut; le problème du gouvernement russe, c'était de savoir comment il se saisirait de Tàme d'un homme qu'une vie insupportable rend indifférent à la mort.
. Cette âme, on l'a de bonne^eure amortie dans les écoles qui n'enseignent que le vide, peu, très-peu de matériel, et rien de moral ; de sorte que l'ennui pro- fond la jette aux plaisirs énervants qui Tamortisscnt encore. Mais cette double opération ne réussit pas tou- jours à éteindre une âme forte. Ce qu'elle pourrait gar- der de l'homme, il faut le contenir, le dompter par une terreur morale. Quelle? Celle d'un supplice inconnu.
L'inquisition catholique, outre les cachots, les tor- tures, avait, pour continuer le supplice matériel, un supplice moral, l'enfer éternel, l'infini du temps. La Russie a son enfer, l'infini du lieu, Thorreur du dé- sert, du vide.
Un infini de distance. Tel qui fait le voyage à pied, sous ses lourdes chaînes, part jeune et arrive vieux. Un homme de vingt-cinq ans, plein de vie, de sève, est parti de la Pologne. Une ombre, trois ans après, vient tomber au Eamschatka.
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Un inlini de souffrances résulte du climat même, impitoyable climat ; quelques degrés de plus du côté de la mer de glace suffisent pour y donner la mort.
Si le Russe, même chez lui, enfermé six mois au pôle, dans une ctuve brûlante, (rompe à peine la fu- reur du Nord, qu'est-ce en cette seconde Russie, où le froid brûle, où l'acier rompt comme du verre, on les chiens qui tirent les traîneaux périraient s'ils n'ayaient le ventre et les jambes garnies de fourrures ?
Arriver là sans ressource, sans abri, ce serait la dé- livrance ; on mourrait. Il ne faut pas qu'on meure vite. Etabli dans un petit fort, au milieu du désert glacé, piochant ou traînant la brouette, nourri de lait aigre, de poisson gâté, deux ans, trois ans, quelquefois plus, vous mourrez lentement sous les coups.
Pour ceux même qui ne sont pas condamnés à ce sort affreux, qui ont une demi-liberté, une vie maté* rielle presque tolérablc, l'effet moral n'est guère moins terrible. Si la Sibérie n'est pour eux un infini de souf- frances, c'en est un d'oubli, où ils se sentent disparaî- tre, mourir pour le monde des hommes, pour la fa- mille et l'amitié. Perdre son nom, s'appeler num&o dix, numéro vingt, et, si la famille dure, engendrer des enfants sans nom, une race misérable qui se per- pétuera dans le malheur éternel ! barbare image du dogme barbare du péché originel; l'homme perdu perd ses enfants ; damné, il les damne, et, par un cres- cendo atroce, il se trouve que les enfants d'un homme
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condamné pour vingt ans aux mines seront minonrs quarante ans, cinquante, jusqu'à la mort, leurs en- fants encore après eux, et toute leur postérité.
La Sibérie entraine la dégradation non-seulement pour les personnes, mais pour les choses qui y sont déportées. Une cloche y fut déportée pour avoir sonné le tocsin dans une révolte. Des canons y furent dépor- tés et reçurent le knout à Tobolsk. La dégradation est fort sérieuse pour les personnes, dans un pays où elle implique la bastonnade à volonté.
Les déportés n'eussent-ils à craindre que le change- ment complet de leurs habitudes, le passage d'une molle vie asiatique à une vie de travailleurs, cela sufQ- rait pour que la Sibérie fût l'horreur des Russes. Leur mollesse supporte à peine la vie que les gens aisés mè- nent dans l'occident de l'Europe. Une dame russe m'a- vouait ne pouvoir rester ici ; une infinité de douceurs orientales lui manquaient ; les services de nos domes- tiques lui semblaient trop rudes, leurs voix dures et Gères ; elle ne supportait pas les froissements naturels d'un monde d'égalité. 11 lui Fallait les flatteries de ses femmes, leurs complaisances, des faiblesses de nour- rice, une vie d'étuves et de bains, la (iède atmosphère de la maison russe. Que serait-elle devenue, cette pau- vre femme, si, au lieu du voyage de Paris, qu'elle trouvait si dur, elle eût fait celui de Tobolsk?
C'est une tradition en Russie que Catherine (ou peut- être une des impératrices qui l'ont précédée), pour
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briser l'orgueil de certaines grandes dames, leur en- voyait parfois Tordre de se faire flageller elles-mêmes par leurs gens dans leur palais. Le chef de la chancel- lerie secrète intimait Tordre avec respect, surveillait Texécution. La triste opération finie, la patiente se ra- justait et remerciait, se tenant heureuse d'en être quitte à ce prix et d'éviter la Sibérie.
Qu'on juge en effet l'horreur d'une pauvre femme craintive qui, tirée de son palais, de son luxe volup- tueux, de son été éternel, peut être jetée la nuit, pour rouler quinze cents lieues, dans un coffre doublé de fer!.. Ou bien encore, forcée, elle qui n'a jamais mar- ché, de faire à pied, sous le fouet, cet effroyable voyage, mendiante, recevant sur sa route quelque misérable aumône de la charité des serfs !..
De quelque manière qu'elle aille, c'est en vérité, pour une femme,, un affreux supplice de s'en aller seule, laissant son mari, ses enfants, tout ce qu'elle aimait, seule dans la nuit, dans le Nord et Thiver, dans l'horreur de l'inconnu. Passer d'Europe en Sibérie, c'est comme tomber dans le vide. Désert d'hommes et désert d'idées. Vaste néant, sans histoire, sans tradi- tions, sans religion (nulle autre que la sorcellerie). Un vide si complet, si parfait, que les religions même qui y sont entrées, le mahométisme tartare, par exemple, y perdent leurs dogmes, leurs légendes, leur auréole, deviennent pâles, effacées, nulles, comme l'invisible soleil de la Sibérie.
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Peu résistent à cette puissance désolante de néga- tion. Perdus dans ce vaste rien, ils se font à son irnag^ et deviennent aussi un néant.
Dans un voyage publié en 1850 à Vilna, sous la censure russe, mademoiselle Eve Felinska décrit l'état déplorable où elle vit, à Tobolsk, un colonel polo- nais. Impliqué dans Taffairede 1825, il avait été con- damné par le sénat à trois ans d'emprisonnement, seulement pour non-révélation. L'empereur ne fit au- cune attention à ce jugement ; il le fit déporter au nord de la Sibérie, au soixante-treizième degré, d'où, par grâce^ on le laissa revenir à Tobolsk. Cet infortuné, qui avait été le plus bel homme de l'armée, n'était plus reconnaissable. « Ne pouvant se soutenir, il était assis au fortd d'un fauteuil à bras. Ses cheveux (blan- chis déjà), rares, npais peignés avec soin, lui tombaient sur les épaules et descendaient jusqu'aux coudes. Son visage était très-pâle et bouiti, son regard éteint. L'é- motion faisait trembler ses yeux et ses lèvres. On voyait qu41 voulait parler et qu il ne le pouvait pas. 11 nous fit signe de la main de nous rapprocher, afin qu'il pût nous saluer. Son esprit jouissait alors d'un moment de lucidité, mais l'émotion lui rendait diffi- cile de se servir de sa langue, à moitié paralysée. Sa- chant que nous allions à Berezowa, où il avait habité, il nous engagea à loger chez son hôtesse. Toute cette conversation se faisait avec une grande peine; il fallait
plutôt deviner ce qu'il voulait dire. Mais bientôt on vit
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qu'il ayait épuisé l'usage de ses facultés, car, son ima- gination s'étant reportée sans doute sur les rives du Tage et de la Seine, qu'il avait tant connues, il nous dit que nous trouverions à Berczowa des melons, du raisin et autres fruits méridionaux. Nous abrégeâmes notre visite, le cœur serré, tandis qu'il cherchait à nous retenir du geste, et tâchait de dire : Encore !!! »
VI
filBÊRie. ~ LBS 8DPPLICRS.
« Ici la nuit est sombre comme l'hiver. Elle est triste, mais grandiose. Quand elle est éclairée de l'au- rore boréale, le ciel bleu foncé, presque noir, présente roille étoiles filantes et paraît en feu. Ce feu n'échauffe pas, n'éclaire pas. Ces astres sont mélancoliques; on les prendrait pour les regards d'esprits condamnés à fixer éternellement cette scène de malheur...
« Des colonnes de feu, des formes bizarres, terri- bles, majestueuses, se choquent de tous les points du ciel; vous diriez de la braise ardente, parfois des flots de sang... Est-ce que la nature, comme l'homme, au- rait des visions? Cette nature du Nord, malheureuse, endormie, semble songer des rêves d'exilés. »
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C'est un des traits du grand tableau que le bon géné- ral Kopec, compagnon de Kosciusko, nous a tracés de la Sibérie orientale, où il était relégué, à la pointe du Kamschatka. Rien de plus touchant que les mémoires de cet homme simple. Rien de plus différent de ceux de son prédécesseur dans les mêmes contrées, le Po- lonais Beniowski. Celui-ci, indomptable, remuant, hardi joueur et plus hardi soldat, en un moment s'ap- proprie le désert et devient roi de son exil. 11 refait sa fortune, il retrouve une femme, persécute ses persé- cuteurs, bat ses gardiens, et au lieu de se tenir captif au Kamschatka, il l'emmène, l'embarque avec lui. Kopcc s'adresse à Dieu; il est frappé au cœur, trop blessé pour tenter de telles aventures. Sans études ni instruction, mais élevé par son malheur, il met dans son simple récit la mélancolie tendre et pieuse de Tâme lithuanienne. C'est une révolution morale que signale ce livre. La Pologne est changée, elle a le don des larmes.
« Je me promenais au bord de la mer, et quand le temps était à Torage, je voyais toutes sortes d'animaux étranges, des baleines, des lions et chiens marins. Parfois il me venait des pierres ; c'étaient des ours qui les lançaient pour me blesser et m'attaquer ensuite. Cette mer est très-houleuse en automne ; elle brise si fort que le Kamschatka en tremble jusqu'aux fonde- monts. Les jours sont gris et les nuits noires. Quand la tempête vient, et que l'Océan gronde, les grandes
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bandes de chiens qui vivent de poissons (ils sont là peut-être vingt mille) hurlent à TOcéau, et d'iniiom- Irables ours répondent par des grondements sinistres. Pendant ce temps, les volcans tonnent et vomissent des flammes et des cendres. Âh! quel spectacle d'en- fer I et quelle est la situation d^un honnête homme au milieu du conflit de ces méchants éléments ! »
Kopec se plaint delà nature, très- peu des hommes. Il avait été traité cependant avec une grande barbarie, felesséj malade, sans égard à ses plaies qui se rou- vraient au froid, il avait été traîné jour et nuit dans un coffre doublé de fer en dedans. N'en pouvant plus, il demandait quelque repos à Tofficier qui le menait. « J'ai Tordre d'aller sans m'arrêter, dit-il ; j'amènerai au moins votre corps. Vous êtes )ibre de mourir en route. »
Ce qui était bien triste encore pour lui, c'était de rencontrer d'immenses convois de pauvres Polonais qu'on emmenait en Sibérie, tondus, marqués au front et le nez arraclié. Le chemin, en avançant, n'était plus indiqué que par des ossements d'ours, de chevaux ou d'hommes, quelques tombes d'exilés qui étaient morts dans le désert et attendaient leurs successeurs.
A un relais, il vit une femme distinguée qui était servante. « Qui êtes-vous? dit-il. — Jadis, femme (l'un colonel, aujourd'hui d'un forgeron, » et elle s'é- loigna sans dire qui elle était.
Kopec était perdu, Sibérien pour toujours, sans un
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hasard heureux. D*aulrcs géacraux,' qu'on chercha pour les faire revenir, ne purent jamais se rolrouTor.
« Un jour, sur les débris d'un vaisseau naufragé, je regardais tristement la mer remplie de tant de mons- tres. Tout à coup j'aperçois un homme beau, jeune, majestueux et d'un costume étrange ; je fus saisi de cette apparition. « De quelle nation êtes- vous? me dit- « il. — De la nation malheureuse, — Ah ! tu es Polo- « nais... Je suis marchand... je retourne en Russie.*. « Écris aux tiens... Je sais ce que je risque... Nim* (( porte I va, écris, d II brava le danger, se chargea de la lettre et la porta fidèlement.
Les mois et les années s'écoulent. Un jour Ttiôte de Kopec entre tout pâle dans sa chambre : a On a vu « en mer un vaisseau. Ah I tant mieux ! dit le Polo- (( nais. — Tant pis, dit l'hôte. Le commandant d'ici « va nous accuser de complots, comme il le fait par- (i fois; il prendra nos biens et nos vies. Il sait qu'il a faut trois ans pour qu'une plainte arrive. »
Le vaisseau apportait la grâce de Kopec, sa déli-» vrance. Il n'y voulait pas croire. Quand il eut lu lui" même, il s'évanouit. Pour se remettre, il alla à la mer. <( Le temps élaità Torage; les monstres venaient, par troupes, se rouler vers les côtes. Je croyais reconnaître des hommes, des visages connus, des scènes de notre vie nationale, des processions, des moines qui por- taient la croix à ma rencontre. Je m'élançai... Mais on me retint.
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« De retour, j'eus peine à rentrer dans ma chambre. Tous yenaient me féliciter. Les femmes m'apportaient des présents, des choses bonnes et rares, du rhum, du sucre, des bougies (chose, de toutes, la plus précieuse au pays des nuits éternelles).
« Le curé, bon vieillard de quatre-vingts ans, exilé comme les autres, vint en habits sacerdotaux, avec SCS chantres, ^six enfants des îles voisines qu'il avait formés, et qui chantaient très-bien, de la manière la plus touchante, J'allumai à la fois toutes mes bougies. Leurs voix tendres nous allaient au cœur. J'ai toujours eu le doa des larmes ; mais cette fois j'éclatai en san- glots, ou, pour mieux dire, en cris sauvages.
a Nous nous assîmes ensuite autour de ma table de pierre, et tout le monde continua de pleurer. Je pré- parai du punch polonais. Chacun pensa à sa patrie, pleura. Nul n'espérait de revenir. »
« Vous, vous êtes heureux, disaient-ils à Kopec. Vous partez dans trois ans. » Le vaisseau, en effet, ne devait repartir qu'après avoir resté trois ans dans ces parages.
Combien d'histoires touchantes pourrait dire le dé- sert s'il savait raconter! Il est muet autant que téné- breux. Le ciel, la terre et le pouvoir semblent d'ac- cord pour étouffer, éteindre toutes les voix humaines. Cet océan de plaines glacées est plus discret encore que rOoéap des eaux sur les naufrages qu'il recouvre. A ce vaste sépulcre, la Russie, fatale comme la mort,
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a confié le soin d'absorber l'héroïsme des trop brillan- tes nations dont elle était environnée. Ne rendant pas de prisonniers de guerre, les faisant disparaître, elle a épuisé la Suède. Les compagnons de Charles XII, transformés par elle en maçons misérables, dorment an pied des bastions de Tobolsk, péniblement bàlis par eux. La Suède s'est écoulée là. Et la Pologne y vient. La lugubre procession ne s'arrête pas; un peu- ple entier marche au désert, au tombeau.
Ainsi, pendant que multipliée, impersonjielle, in- différente, multiplie la grande Russie serve, féconde comme l'herbe des steppes, et non moins monotone, — la vigoureuse personnalité des peuples héroïques, où tout cœur fut une flamme, disparaît, s'amortit, entre sous la terre. La Sibérie couvre, enfouit son trésor.
Chose touchante! ce qu'on n'a pu cacher, ce quia éclaté au jour, ce ne sont pas les vaillantes résistan- ces, ce sont les dévouements de la nature, de la fa- mille. Les héros ne sont plus ; mais le père, le mari, l'amant reste, et la nature subsiste, les miracles du cœur, les victoires de l'amour sur la férocité humaine.
Tout le monde a lu dans Custine l'histoire atten- drissante de la princesse Troubetskoi, qui a tout quitté pour suivre son époux, un homme infortuné, mais peu intéressant, qui eut le grand malheur de laisser périr sesamis^de s'excuser et de survivre. Prince, était- il aimé? Rien ne l'indique. Condamné, il le fut. En
DE LA RUSSIE. 497
Russie ils n'avaient pas d'enfants ; en Sibérie, ils en ont cinq. Cette femme admirable, par son amour inat- tendu, a donné au proscrit bien plus que la ven- geance impériale n'avait pu lui ôter.
Consignons ici une histoire plus admirable et moins connue, très-certaine, attestée par une bouche très- pure, héroïque, qui ne peut mentir. En 1825, un jeune Russe (appelons-le Iwan) fut envoyé en Sibérie. 11 aimait et était aimé. Une Française, jeune institu- trice dans sa famille, avait de lui promesse de mariage. La famille, qui ne l'ignorait pas, et craignant cette union, avait éloigné la jeune fille. A peine eut-elle ap- pris que son amant, perdu, ruiné, misérable, aban- donné de tout, s'en allait à la chaîne, elle attesta sa promesse de mariage. Elle alla bravement à Saint- Pétersbourg, droit à l'empereur. 11 la crut folle, es- saya de la ramener, lui dit de ne pas persister à deve- nir la femme d'un forçat. Hélas ! il était si facile que ce forçat ne le fût plus... La grâce qu'on lui accorda ne fut autre que de le suivre, de souffrir avec lui, de mourir avec lui... La pauvre Française, en effet, fut victime de son dévouement ; sa faible poitrine ne tint pas à ce climat terrible ; au bout d'un an elle mourut. Son mari ne survécut pas ; soit misère, soit douleur, il raccompagna au tombeau.
Ils laissaient un enfant, malheureux orphelin, dé- gradé, ruiné en naissant. Les biens du père avaient passé à un fils naturel du grand-père. Celui-ci (rien
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n'est plus honorable pour le caractère russe) refusa de profiter de l'atrocité de la loi et rendit tout à Tor- phclin.
Un danger de la Sibérie, et le plus grand, c'est de mourir avant sa mort. La variété infinie des destinées que Ton y trouve, l'arbitraire absolu qui règne là sur tous, rend trop aisé d'éteindre, d'annuler les âmes les plus fortes. La Russie n'a pas besoin de bâtir, comme l'Autriche, de savantes prisons où le condamné est forcé de prendre des métiers serviles, des arts de femmes, de futiles occupations qui énervent l'esprit. Ëilc se fie au climat trop fort pour l'homme et qui le brise. Elle se fie à la brutalité du caprice militaire, où tout condamné énergique trouve comme une meule qui le broie à chaque heure. Le dur soldat, renouvelé sans cesse, use le condamné dans ce frottement. Celui- ci baisse peu à peu, il s'affaisse, il perd toute faculté de résistance. L'esprit vient au secours et se montre ingénieux pour lui prouver à lui-même qu'il aurait tort de s'obstinera ce martyre obscur. Il lui justifie ses tyrans, détruit en lui l'idée du bien, du mal, le jette dans la plus grande indifférence, lui pervertit le sens, lui fait croire que le mal est le bien.
Voilà ce que la liberté a toujours craint pour ses en- fants, non la mort, une mort noble et sainte. Voilà ce que craignait l'Europe, quand elle a su que les héros de novembre 1831, condamnés à mort, étaient gra- ciés, réservés pour la Sibérie. Nous lisons dans le
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beau recueil des Polonais de 1830 (par M. Slrasxe- wîcz), à la fin de chaque légende : « Ils vivent, ils sont en Sibérie, voilà tout ce qu'on sait; quel est leur état (le corps el de cœur? on l'ignore malheureusement.»
Eh bien ! nous le savons, grâce à Dieu ! Nous sommes rassurés »•-> leur âme n est point morle. Ils Tout gardée entière, et donné leur corps au destin. — Les uns morts, les autres mourants, ils sont tous restés im- muables dans la foi et dans Tespérance.
Un exilé, venu de Sibérie (M. Piotrov^ski), nous a instruits de leur martyre.
Pierre Wysocki, le jeune homme héroïque qui frappa le coup de novembre, entraîna l'école militaire . àla délivrance de Varsovie, a souffert le premier. Vers 1835, arrivé en Sibérie, il osa entreprendre de reve- nir à main armée. On voulut le briser : on lui donna quinze cents coups. On n'en peut infliger davantage sans donner la mort. Par un raffinement barbare, on voulut qu'il vécût, qu'il fût appliqué aux plus durs travaux des forçats. Long martyre I Mais une telle âme est forte en la patrie, en Dieu !
En 1837, a péri l'illustre poète Sierocinski avec trois de ses compagnons. En 1831 , jugé et condamné, malgré son âge, malgré son caractère (il était prêtre), on l'avait fait soldat. Mis à cheval et la lance à la main, l'infortuné menait la rude vie des Cosaques de la fron- tière, qui font en Sibérie la chasse aux Tartares, aux contrebandiers. Les autorités de la Sibérie, plus sages
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que celles de Sainl-Pélorsboiirg, pensèrent qu'il serait plus utile comme instituteur dans une école militaire. Là, cet homme faible et délicat, mais d'une âme éner- gique, conçut le plus hardi projet, celui d'imiter et de surpasser l'audace de Beniowski, de faire en toute la Sibérie ce qu'il fit pour le Kamtschalka, de soulever les condamnés et la Sibérie même. Ce pays, gouverné municipalement, eût gagné sans nul doute à s'isoler du grand empire qui ne colonise le Sud qu'en faisant du Nord un désert. Ces vieilles tribus du Nord, jadis heureuses dans leur vie nomade et pastorale, ne pou- vant plus promener leurs troupeaux de rennes, ne vivent que de chasse, ou plutôt elles meurent et dis- paraissent comme les sauvai^es de l'Amérique.
Une association immense se forma. Le projet était arrêté, si l'on ne pouvait résister, de se faire passage les armes à la main et d'aller jusqu'en Bucharie, peut- être jusqu'aux Indes. Trois conjurés trahirent. De 1834 l'instruction du procès se fit, à Saint-Pétersbourg, jusqu'en 1837; Sierocinski, immuable, gardait tout le calme de l'àme, et faisait en prison des vers.
Enfin, l'horrible sentence arrive de Saint-Péters- bourg. Plusieurs Polonais et un Russe devaient rece- voir sept mille coups ! sans merci^ sans grâce d!un seul! les autres, trois mille, ce qui suffit pour mourir. — On avait envoyé exprès le général Gatafiejew pour surveiller l'exécution. Sa férocité indigna les Russes. Au point du jour, deux bataillons complets, chacun
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de mille hommes, pour compter plus aisément les coups, s'alignèrent hors delà ville. Galafîejew se plaça au centre de l'opération. Les baguettes étaient des bà- loïis, et les soldats furent rapprochés, pour mieux ap- puyer les coups.
« Il faisait très-froid (mars en Sibérie!). On dé- pouilla Sierocinski.^ On l'attacha au canon d'un fusil dont la baïonnette était tournée contre sa poitrine, ce qui est l'usage. Après quoi deux soldats font la con- duite entre les rangs au condamné, pour que la marche ne soit ralentie ni précipitée. Alors le médecin du ba- taillon s'approcha du patient pour le ranimer avec des gouttes fortifiantes, car sa faible constitution avait été épuisée par trois ans de prison, et il semblait plutôt une ombre qu'un homme; mais il avait conservé sa force d'âme et sa volonté.
« 11 détourna la tête quand le médecin lui présenta les gouttes, et répondit : « Buvez notre sang et le mien, « je n'ai nul besoin de vos gouttes. » Quand on donna le signal, il dit à haute voix le psaume Miserere. Ga- tafiejew s'écria trois fois avec rage : « Frappez plus « fort, plus fort, plus fort. » Les coups étaient si fu- rieux, qu'ayant passé une seule fois dans les rangs, à l'autre bout du bataillon, après mille coups de bâton, il tomba sur la neige inondé de sang, et s'évanouit. » « On voulut le remettre debout, mais il ne pouvait plus se tenir sur ses jambes. Un échafaud monté sur un traîneau était déjà prêt. Sierocinski y fut placé à
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genoux; on lui lia les mains derrière le dos et on l'in- clina en avant. Dans cette position on l'attacha sur Té- chnfaud de manière que tout mouvement fût impos- sible. Ainsi attaché, on commença à le traîner dans les rangs. GataGejew criait toujours: « Plus fort! plus a fort ! plus fort I » Au commencement Sierocinski pous- sait encore des gémissements arrachés par la douleur, qui, se ralentissant et s'affaiblissant toujours, cessè- rent enfin tout à fait.
« Il respirait encore ayant reçu quatre mille coups ; il expira alors ; on compta les trois mille qui restaient .sur son cadavre ou plutôt sur un squelette. Tous les condamnés, lui surtout, furent si accablés de coups, que, selon l'expression des témoins, Polonais et Russes avec qui j'en ai parlé, la chair s'enlevait en parcelles à chaque coup; on ne voyait plus que des os brisés. Ce carnage inouï jusqu'alors répandit une indignation générale parmi les Polonais et même les Russes.
« Deux des condamnés qui étaient morts sur la place et ceux qui respiraient encore dans d'atroces souffran- ces furent portés à Thôpital, et aussitôt après les Polo- nais et un Russe furent enterrés dans un seul et même tombeau. On permit aux Polonais de placer une croix sur le tombeau de ces martyrs, et jusqu'aujourd'hui (en 1846) cette grande croix de bois noir s'élève dans le steppe, solitaire, étendant ses bras au-dessus delà tombe des victimes en signe de protection, et comme pour implorer la miséricorde de Dieu. »
VII
DU TBRR0R18HB CROISSANT DE LA RUSSIE. MARTYRE DE PESTEL ET DE RYLEÏEFF.
11 y a juste cent ans que la Russie a aboli la peine de mort. Nos philosophes en pleurèrent de joie. Au- jourd'hui encore, un écrivain russe, M. de Tolstoï, en triomphe. Heureuse, humaine Russie, qui seule a su respecter sur la terre l'œuvre vivante de Dieu, tandis que la Mort trône encore dans les législations impies du barbare Occident 1
On ne tue pas, — on exile. Seulement il peut arriver que l'homme trop délicat, envoyé trop près du pôle, meure de froid et de misère. Que faire à cela?
On ne tue pas, — on dégrade. Seulement il peut arriver comme à la dégradation récente d'un M. Pau-
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ici'. Le bourreau, en lui brisant l'épée sur la tête, ap- puya par niégarde, et lui enfonça le crâne.
On ne lue pas, — on bal de verges. Le knout a été aboli. N'épargne la verge à ton fils. Il peut arriver seulement (|ue les verges soient des bâtons.
La sentence des 7,000 coups dont nous avons parlé plus haut contenait cette dérision ,que, si les patients survivaient, ils travailleraient aux mines jw^çw 'à /a fin de leur vie. Or on meurt généralement à 5,000 ou 4,000 coups. '
Celte terrible hypocrisie, qu'on sent partout dans la Itussie, n'est pas le fait de Thomme seul. Elle résulte principalement de Tinsoluble problème qui est au fond de Tempire russe : Gouverner par les mêtnes lois les nations les plus barbares et les plus civilisées. Cet empire est constitué par cela seul en affreux Janus, qui grimace la douceur en regardant TOccident, tandis que vers l'Orient il montre sa face vraie, celle de la barbarie mongole.
Les populations sauvages de la Sibérie ont seules peut-être une intuition vraie de ce gouvernement. Elles ne comprennent pas l'empereur comme un homme, mais comme un monstre à deux têtes, le dou- ble griffon, l'aîgle-tigre qu'elles voient sur les armes de Russie.
Là est le vrai mystère de la férocité russe. Dans cette dualité inconciliable, elle trouve son impuis- sance. Elle fait de furieux obstacles pour la vaincre,
DE LA RUSSIE. 205
et tous les obstacles, elle les traite de révolte. Mais cVst elle, dans cet injuste effort, qui est en révolte contre la nature.
Quand cette dualité rencontre un homme violent et sincère, comme Pierre III ou Paul I*% elle apparaît ce qu'elle est, une fureur, une folie.
Folie, moins de l'individu que de la situation. Pierre le Grand, malgré son génie, n'apparaît pas moins comme un fou dans un grand nombre de ses actes. Russe et barbare de nature, Européen de volonté, c'est contradiction vivante.
Catherine partie du point contraire, une Allemande devenue Russe, esprit très-sec, Irès-net, très-froid, n'en offre pas moins dans ses actes la contradiction la plus forte. Philosophe, elle défend la tolérance en Pologne, et elle organise contre les Polonais la Saint- Barthéleray de l'Ukraine. Elle fait massacrer les révo- lutionnaires a Praga, et fait élever son petit-fils par un Suisse révolutionnaire.
Alexandre, élevé ainsi, Allemand par^sa mère et doux de nature, est celui de tous dont le peuple russe a le plus souffert. Dans sa sauvage entreprise des co- lonies militaires, conduite par son barbare favori, Araschieff, il atteignit la Russie au cœur, dans la fa- mille, au foyer.
Ainsi, quel que soit le caractère individuel des czars, ce terrible gouvernement va sévissant davantage, du
moins plus profondément. Alexandre, qui n'avait pas
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SOe LES MARTTRS
la cruelle sécheresse de Catherine, a plus cruellemeot atteint la Russie. Mais qu'estrce que tout cela en pré- sence du czar qui règne aujourd'hui ?
Personne n'a appliqué la mort sur une si grande échelle, non sur des individus, mais sur des peuples entiers. Les chiffres officiels que donnent les Russes eux-mêmes font reculer d'étonnement. D énormes des- tructions d'hommes, que l'épée n'aurait jamais faites, ont été opérées avec l'aide de la nature, je toux dire par des transplantations rapides de populations en- tières sous des climats meurtriers.
Spectacle sauvage, unique, d'une si vaste action de la mort! Triste destinée de ce globe! La mort violente est-elle donc tellement dans les nécessités de la viel Il y avait peu d'années que la grande destruction des guerres napoléoniennes s'était arrêtée, lorsqu'ont commencé ces migrations meurtrières plus funestes que des batailles, et qui, en pleine paix, ont éteint des générations entières.
L'empereur, dans son enfance, ne donna nul signe particulier de férocité, nul d'excentricité barbare, comme son frère Constantin. Son biographe, Schnitz- 1er, remarque seulement qu'il avait une disposition ironique, et se plaisait à contrefaire les courtisans du palais. Il fut élevé spécialement, sous l'autorité de sa mère, par une vieille femme de cour, la comtesse de Lieven, qui ne dut pas lui montrer les jneilleurs côtés d& la nature humaine.
BË Li RUSSIE. 907
Une influence était Irès-forte sur les princesses de la famille inipériale, celle d'un savant respectable, profondément Russe, honnête et désintéressé, l'hislo- rien Karamzinc, Elles lui avaient donné un logement dans les jardins de Tsars ko-Sélo. Ce bon homme, nourri dans l'antiquité, qui avait vécu longues années dans la familiarité des anciens czars, n'aimait rien, n'admirait rien (après les Iwans) que la Terreur et Robespierre. Il avait été à Paris en 95, et il en avait rapporté une grande satisfaction. Quand il apprit le 9 thermidor, il fondit en larmes. Tout son travail, auprès d'Alexandre, de concert avec les princesses, c'était de l'arrêter dans ses velléités libérales.
A cette influence vint s'en joindre une autre, forte sur la société russe, celle de M. de Maistre. Grâce à ce grand écrivain, la Russie apprit, comme de la bouche de la France, que le despotisme dont elle s'excusait était justement l'idéal de< sociétés humaines. Quoique xVlexandre eût un moment éloigné M. de Maistre, son influence alla grandissant, et les Soirées de Saint- Pétersbourg (1822) la portèrent au comble. Sa thèse paradoxale de l'éloge du bourreau, de ce miracle vi- vant trop méconnu jusque-là; fit une grande impres- sion. Nicolas avait 26 ans. Ce livre dut fortifier en lui la tradition de Karamzine.
Contre ces étranges doctrines de l'arbitraire absolu, • une force sacrée qui ne meurt jamais, la Loi, la Justice rftclamait pourtant. Les essais législatifs de Catherine
208 LES MARTYRS
furent repris par Alexandre. Il chercha dans ses dan- gers un affermissement dans les lois. Speranski, en 1808, se mit à compiler le droit russe. Mais des hom- mes jeunes, cner«^iques, ne s'en linrentpas à compiler: ils voulurent que ce droit devînt chose vivante, et qu'il eut une âme. Un jeune homme entrevit l'idée de faire un véritable code russe, dans Tidée de la liberté.
Pestel, c'était son nom, était un homme de génie, pratique, point du tout utopiste. Il ne se faisait pâs une Russie imaginaire. 11 la prenait comme elle est, communiste, et la laissait telle. Il supposait qu'en for- tiliant la commune, en l'affranchissant, en lui faisant appliquer son principe (la terre au travail), on avait Télément primitif, la molécule originaire de la Répu- blique; qu'en montant à l'arrondissement (la com- mune des communes), à la province, au centre en6n, on pouvait de l'élément russe arriver au gouvetnement républicain plus aisément qu'au czarisme tartareouà l'impérialisme allemand.
Ce jeune homme, alors officier, et qui mourut co- lonel, fit la campagne de France, et y montra un sen- timent exalté d'humanité et de justice. Arrivant à Bar- sur-Aube, et voyant des Ravarois maltraiter les habitants, il ne s'informa pas si ces Allemands étaient alliés drs Russes, il fondit sur eux avec ses soldats.
Alexandre, à celte éj)oque, avait donné au monde le spectacle curieux d'un czar libéral. Les amis de Pestel y furent pris. Ce fut à Alexandre même qu'ils confié-
DE LA RUSSIE. 200
rent peu après leurs plans d'amélioration. Ils arri- vaient un peu tard; Alexandre appartenait à la mysti- que madame Eruedener; ce n'était plus un empereur, c'était un saint. Il avait dépouillé le vieil homme, et, en même temps, tout souvenir des promesses et des espérances qu'il avait données dans le danger. Il les écouta volontiers, s'émut, pleura, et leur dit que, pour ces choses si belles, la société n'était pas mûre.
Voyant qu'il ajournait tout à la céleste Jérusalem, ils parurent dissoudre l'association et la resserrèrent secrètement. Neuf ans durant, ils retendirent. Elle était tellement dans l'esprit et les nccessilés du temps, qu'elle découvrit trois sociétés semblables qui ne se connaissaient pas. L'une, les Chevaliers (redresseurs d'abus), était russe. Une autre {V Indépendance) était polonaise. Une troisième embrassait la Russie, la Polo- gne, tous les pays slaves, sous le nom de Slaves-Unis.
Elles se rapprochèrent, s'entendirent. Deux points seulement divisaient la grande société russe, Taffran- cliissement de la Pologne el la liberté des serfs. Il est
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juste de dire que les fondateurs de la société n'hési- taient point là-dessus. Ils avaient supprimé tout châti- ment corporel parmi leurs serfs. Ils voulaient afl'ran- chir le paysan, et le rendre propriétaire, c'est-à-dire qu ils risquaient leur vie pour le succès d'une idée qui, réalisée, leur eût tout d'abord coûté leur fortune.
Ces fondateurs, d'immortelle mémoire, furent, pour la branche méridionale de l'association, Pestel, devenu
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Nous n'oublierons jamais Tétonnement de TEurope ( u 1825, quand on lut dans les journaux que ni Con- stantin, ni son frère, ne voulaient être empereurs. Ils restaient l'un devant l'autre, en présence de cette san* glante couronne et de ce trône de feu, sans vouloir y toucher du doigt. En ce pays de fratricide, chacun d'eux, prié par l'autre, semblait regarder cette invi- tation comme un appel à la mort. En réalité, ils étaient sincères. Constantin, roi de Pologne, mari d'une Polonaise, avait dès 1822 cédé aux larmes de sa femme et donné son désistement d'avance. Nicolas,
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colonel, et les Mouravieff, officiers aussi ; pour le Nord, c'était Ryleïeff, les Bestoujef, le prince Qbolenski et quelques autres.
Quelque source que l'on consulte, il reste constant par tous les témoignages que Ryleïeff est un de» plus grands caractères que présente Thistoire. Militaire, puis employé à la Compagnie américaine établie à Pé- tersbourg, il n'avait pas dédaigné d'accepter la place non rétribuée de secrétaire du tribunal criminel; acte d'excellent citoyen, dans un pays de vénalité, où il était important que cette place ne tombât point dans des mains indignes. Ryleïeff était un poète ; on lit toujours avec larmes son poëme prophétique où il se personnifie sous le nom de Mazeppa ; victime liée par le dévoue- ment au coursier fougueux,- terrible, d'une révolution barbare qui devait remporter aux steppes de l'inconnu, le faire mourir dans le désert.
Le premier, dans ce poème, le premier des Russes, Ryleïeff écrivit ce mot, peu intelligible à la Russie d'a- lors, mais grand, saint pour l'avenir... «Je suis, avant fout, citoyen. »
C'était un homme doux, humain, autant qu'héroï- ([iie. Quelque effort que fasse l'enquête pour donner un autre aspect à son caractère, il est constant que, voyant un des conjurés décidé à tuer l'empereur Alexandre, il le pria au moins d'attendre, le conjura à genenK, et, le voyant inébranlable, lui dit : « Je te tuerai plutôt. »
De LA RUSSIE. 211
Avec de si dignes chefs, le malheur des conjurés fut de ne pas se serrer davantage autour d'eux, de suivre d'autres influences et de trop étendre l'asso- oiaiion.
Les chefs d'une autre société quMls avaient admis dans la leur, IVIichelOrloff et quelques autres, deman- dèrent, obtinrent qu'au-dessus de Byleïeff dont la si- tuation était peu élevée, au-dessus de Pestel qu'on jugeait trop fin et ambitieux, on nommât un dicta- teur. On prit un homme de haut rang, d'une famille qui avait disputé le trône aux Romanoff. C'était un prince Troubetskoi, doux, faible, incertain, l'homme, en un mot le plus propre à faire manquer une telle entreprise. Ceux qui le firent nommer ne voulaient, par la révolution, établir qu'une oligarchie de grands seigneurs, et craignaient par-dessus tout un chef éner* gique.
Nous n'oublierons jamais Tétonnement de l'Europe en 1825, quand on lut dans les journaux que ni Con- stantin, ni son frère, ne voulaient être empereurs. Ils restaient l'un devant l'autre, en présence de cette san-^ glantc couronne et de ce trône de feu, sans vouloir y toucher du doigt. En ce pays de fratricide, chacun à* eux, prié par l'autre, semblait regarder cette invi- tation comme un appel à la mort. En réalité, ils étaient sincères. Constantin, roi de Pologne, mari d'une Polonaise, avait dès 1822 cédé aux larmes de sa lemme et donné son désistement d'avance. Nicolas,
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qui ne pouvait pas ignorer cet acte, n'en fait pas moins proclamer son frère, lui fait prêter serment. Puis le nouveau désistement de Constantin arrive, il persiste ; le sénat proclame Nicolas. Cela à huis clos, à deux heures de nuit. Nulle explication' pour le peu- ple ni pour l'armée. On dispose d'elle comme d'un troupeau; elle a juré, et Ton va lui faire jurer le con- traire.
On est saisi de pitié en voyant Tincertitude, la complète nuit morale où Tâme consciencieuse du sol- dat russe était laissée par ses chefs. Les uns, partisans (le Nicolas, .ne daignèrent pas Tinslruire du change- ment de situation. Les autres, les conjurés, ne pou- vant lui faire comprendre leurs idées de liberté, lui faisaient croire que Constantin, auquel il venait de prêter serment, était le vrai czar, qu'il était en mar- che, et qu'il punirait ceux qui passaient à Nicolas. Pleins de scrupules et de craintes, ces pauvres gens restèrent la plupart inertes, immobiles. Quelques-uns ne furent entraînés que par un mouvement de bon cœur et d'humanité, lorsqu'ils entendirent des déchar- ges et qu'on leur dit qu'on massacrait leurs cama- rades.
L'empereur avait rempli le palais, la citadelle, de troupes, isolées de toute communication. Pour mieux s'assurer de celles du palais, il leur mit dans les mains son fils, un bel enfant de huit ans. Ils le reçurent avec larmes, et, quoiqu'ils appartinssent aux troupes fin-
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landaises, qui étaient dans l'insurrection, ils devinrent inébranlables dans leur fidélité.
Les conjurés n'entraînèrent que le régiment de Finlande, troupe étrangère à la Russie, et qui la sert malgré elle, le régiment de Moscou, le corps des ma- rins de la garde, et les grenadiers de la garde, ces derniers encore à grandpeine, après un court mais violent combat, où les Bestouchef sabrèrent les offi- ciers de Nicolas et enlevèrent le drapeau.
Us vinrent le planter sur la place immense, disons mieux, dans la plaine de Saint-Isaac, et prirent poste derrière la statue de Pierre le Grand. Il y avait un bon nombre de conjurés non militaires, armés jus- qu'aux dents, des curieux plus nombreux et beau- coup de peuple, mais tout cela comme perdu dans cet énorme champ de Mars. Ils cherchèrent les deux co- lonels, chefs militaires de Fin^urrectic^n, Tronbetskoi et Boulatof. Ni l'un ni l'autre ne parurent. Boulatof resta tout le jour dans l'escorte, même de l'empereur, près de sa personne, soit qu'il fut indécis encore, soit, comme il s'en est vanté, qu'il fût là pour le tuer, dès qu'il le verrait faiblir. Pour Troubelskoi, éperdu, il laissa tout, et le commandement de l'insurrection, et le soin de ses papiers qui allaient perdre tant d'hom- mes; il se sauva chez une femme, s;i belle-mère, puis chez l'ambassadeur. d'Autriche, enfin chez l'empereur mêrae, au milieu de son état-major, comme un lièvre effaré qui se cache au milieu des chiens.
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Chef ciyil de Tinsurrection, Rylcïcff se montra plus ferme que les deux chefs militaires. Il vint sur la place, les chercha inutilement. Le petit nombre des troupes insurgées donnait peu d'espoir. Quelques-uns lui conseillèrent d'improviser une armée, d'adjoindre h l'insurrection une masse de petit peuple qui se trou- vait là. Il suffisait de lui livrer les boutiques d'eau*de- vie. Il les eût à peine forcées, qu'elle eût bientôt pro- cédé au pillage général, au massacre de la police qui le bat horriblement et qu'il hait à la mort. Ce désordre aurait produit une immense diversion, Nicolas étant obligé d'employer une partie de ses troupes à massa- crer ces massacreurs. Mais Ryleïeff refusa d'employer ce moyen affreux. Dès lors il était facile de prévoir l'événement. L'insurrection, resserrée contre le palais du Sénat, au bout d'une place immense, devait être infailliblemeiA balayée par la mitraille, sabrée par la cavalerie. Ryleïeff quitta la place ; il ne chercha pas d'asile, il retourna à sa maison et y attendit la mort.
L'empereur, pâle et défait, dit un témoin oculaire, ne montra pas moins beaucoup de courage. A la tète des gardes à cheval, il avança dans la plaine, et ren- contra des détachements qui rejoignaient les insurgés. « Bonjour, mes enfants ! » dit-il selon l'usage des czars. « Hourrahi Constantin ! » fut toute leur réponse. On s'accorde à dire qu'il parut très-ferme et ne se dé- concerta point. Que dit-il? C'est ce qu'on ne sait pas d'une manière positive. Deux versions sont données,
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l'une par M. Schuitzler, qui était présent, Tautre par M. de Custine, à qui l'empereur même a conté la chose. La plus vraisemblable des deux, c'est qu'il aurait dit d'une voix retentissante : a Conversion à droite!.. Marche ! » Le soldat, automatiquement, aurait obéi. Le jour, très-court en décembre, s'écoula ainsi, sans que les insurgés vissent venir leurs deux colonels* Leur nombre diminua. Le régiment de Moscou se convertit et les quitta. Ceux qui restaient étaient très- fermes. Sans s'inquiéter de l'artillerie qu'on avait ame« née à l'empereur, et qui allait les foudroyer, ils re«* poussèrent toute parole de conciliation, criant : a Vive Constantin ! vive la Constitution ! » Ce dernier mot, loin d'encourager les leurs, comme ils le croyaient, jetait plutôt le soldat dans l'incertitude : « Qu'est-ce que cette Constitoutzia? disait-il. Est-ce la femme de l'empereur? »
Le gouverneur de Pétersbourg, le brave Milorado- visch, qui avait détaché quelques insurgés avec de ^ belles paroles, pour les enfermer dans la citadelle, osa approcher, comptant sur le vieil attachement des soldats, a Traître, dirent les conjurés, tu n'es pas ici aux coulisses du théâtre. (Il courait fort les actrices.) Qu'as^tu fait de nos camarades? » Obolenski porta un coup de baïonnette au poitrail de son cheval, et Ka- khoFski l'abattit d'un coup de pistolet. Ce dernier, fort exalté, et qui s'était fait fort de tuer l'empereur, se croyait très-affermi ; mais, ayant encore tiré et tué le
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colonel Siurler, son cœur réclama. « Encore un sur ma conscience ! » s*écria-t>il, et il jeta loin de lui son pistolet.
L'impression des marins fut la même, lorsqu'un des leurs ajustait le grand-duc Michel. Soit respect, soit débonnaireté, ils lui rabattirent le bras, ûrent man- quer le coup.
Cependant, en grande pompe, la croix à la main, s'avançaient les métropolitains de Pétersbourg et de Kiew envoyés par l'empereur. On put voir combien le Russe, avec toute sa dévotion extérieure, est peu im- pressionné par les objets de son culte dans les gran- des circonstances ; combien il fait peu de cas de ses prêtres, il est vrai, peu édifiants. Ceux-ci furent reçus des soldats avec des huées, et leur voix fut couverte d'un roulement de tambour.
C'est ce que l'on attendait. Ayant mis Dieu de son côté, l'empereur, retiré au palais, fit commencer le combat. Ses troupes avaient vaincu d'avance. Il leur suffisait de laisser agir l'artillerie. Le grand-duc Mi- chel, craignant que les artilleurs ne se fissent scrupule de tirer sur leurs pauvres compatriotes, commença le feu lui-même et tira le premier coup. Tirée de près, la mitraille fit un affreux abatis de corps, de membres déchirés. On tira environ dix fois, et alors ceux qui restaient se dispersèrent, poursuivis par les cavaliers, dont un détachement vint les couper par derrière. On ne sait ce qui périt ; des trous faits dans la glace épaisse
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dont la Neva est couverte reçurent à Tinstant les ca- davres.
Les conjurés du Midi n'eurent pas meilleur sort:: Lun des Bestoujef et les frères Mouravieff, intrépides et enthousiastes, ne s'étonnèrent pas de Tinertie où restaient la plupart de leurs associés. Ils s'adressèrent aux soldats, leur firent lire dans une église, p^rleprè- tre même, un catéchisme républicain que Bestoujef avait fait de textes tirés de la Bible. On y disait que les hommes sont égaux et que l'esclavage est un crime contre Dieu. Ces maximes agirent peu sur eux ; on ne les entraîna que par le nom de Constantin. Les parti- sans de Nicolas, plus nombreux, ayant de plus Tartil- lerie impériale, les battirent ; mais leurs v£[illants chefs se tuèrent ou se firent tuer : Bestoujef et Mouravieff ne furent pris que blessés grièvenient.
Pestel, arrêté à Moscou, ne montra nulle émotion. Averti par un ami, il ne lui avait dit qu'un mot : « Sauvez seulement mon Code russe. » Ce livre, enfoui dans la terre, y fut pris, livré à la commission, qui essaye dans son enquête de le rendre ridicule. On as- sure pourtant que les auteurs du Code de Nicolas ont été obligés d'adopter plusieurs des vues de Pestel. Ce qui est sûr, c'est que, dans la partie politique, son li- vre contenait des idées sages et humaines. Un relâche- ment raisonnable du cercle horrible de fer où étouffe la Russie, un gouvernement naturel et doux, analo- gue à la confédération américaine ; la réparation do la
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grande injustice, si fatale à l^empire russe, le rétablis- sement intégral de la Pologne ; de grandes libertés ac- cordées aux juifs, dont on eût soulagé la Pologne en leur donnant les moyens de faire un État en Orient.
Voilà donc Pestel, Ryleïeff, Taimable et vaillant Alexandre Bestoujef, ces Mouravicfrintrépides,le génie, la vertu, le courage, le vrai cœur de la Russie, dans les cachots de Pétersbourg. Il n'y manquait que Puch- kin, le.grand poëte national. Il était un des conjurés. Eloigné de la capitale, il venait combattre, mourir avec eux. Sur la route, il rencontre un lièvre, son cocher arrête ; cette rencontre, pour tout Russe, est un mau* vais signe. Puchkin le fait continuer. Il rencontre une vieille femme ; nouvelle halte : le cocher ne voulait plus avancer.
Enfin, rencontrant un prêtre (ce qui est pour eux le plus mauvais signe), le cocher quitte son siège, se jette à genoux, communique à son maître sa terreur superstitieuse. Le poëte retourna, fut sauvé, réservé à de plus grands malheurs, à une fin tragique.
Le manifeste menaçant et terrible que Tempereur publia le lendemain avait été écrit, dit-on, par l'homme de la vieille impératrice, l'historien des Iwans, le pa- triarche de récole de la Terreur, le vieux Karamzine. Son élève et continuateur Bloudof fut secrétaire de Tenquéte. Elle fut faite par une commission où Tem^ pereur siégea lui-même dans la personne de son alter egOj son frère le grand-duc Michel. Celui-ci, dur et fâ-
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rouche soldat, se peint d'un seul trait ; un des conju- rés confessant hardiment sa foi politique : « On devrait, dit le grand-duc, lui fermer la bouche à coups de baïonnettes. »
Les résultats obtenus par cette procédure secrète pendant cinq mois d'interrogatoires, oii tous les moyens d'intimidation et de corruption furent sans nul doulc employés, ont été imprimés par le gouvernement, dis- tribués par toute TEurope. Il va sans dire que les con- jurés sont là tous des lâches et des imbéciles. Le juge accusateur leur prodigue à chaque instant des épithc- les outrageantes. Sûr de n'être pas démenti, il attribue à la plupart d'entre eux les plus tristes palinodies* Sans doute plusieurs, surtout des conjurés militaires, Russes de la vieille roche, habitués dès l'enfance à di- viniser l'empereur, revinrent sincèrement à ce culte, el virent dans l'événement du 14 décembre le juge» ment de Dieu ; mais pour le grand nombre des au- tres, n'a-t-on pas droit de supposer que des juges si partiaux n'ont voulu que les flétrir ? Ce qui le fait croire, c*est que cette enquête si laborieusement tra- vaillée contient des faits avoués faux par tous les par tïs, de fausses dates par exemple. Elle suppose qu'au principe des associations, en 181*7, lorsque Alexandre Gtait tellement aimé encore, consulté des conjurés Daêmês, qui lui soumettaient leur plan, ils pensaient à tuer Pempereur et la famille impériale ! Quand on songe que pendant tant d'années, parmi
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tant de personnes, il n'y eut pas un seul traître, quand on songe à rintrépidité connue des chefs, à leur mort simple et sublime, comment croire qu'ils aient à plai- sir dénoncé, livré leurs amis?
L'histoire gardera sa page la plus noire pour y écrire le nom des juges qui, non contents d'immoler ces grandes victimes, ont essayé, dans un pamphlet dé- coré du nom d'enquête, de les déshonorer et d'assas- siner leur mémoire! Que dis-je, de les atteindre en un point qui touche souvent les grands cœurs plus que la gloire même, en ce qui fut la vie de la vie pour ces hommes héroïques et bous, je veux dire dans l'a- mitié !
Qu'on lise l'éloge enthousiaste que Ryleïeff, dans son poème, fait de celui qu'il prooaettait à la patrie comme un héros, de son jeune ami, Alexandre Bes- toujeP, on sentira la profondeur de tendresse qui fut dans cette grande âme. ,
Eh ! qu'aurait gagné Ryleïeff à dénoncer ses amis, lui qui, dès le commencement, réclama la mort pour lui seul, déclarant qiie le 14 décembre était son œuvre et quHl en était l auteur.
Les sentiments forts et calmes qu'eut Ryleïeff a» jugement sont expri/nés déjà dans son poëme. Par une sorte de seconde vue, le héros avait vu son sort. et d'avapce il avait chanté le chant du trcpa»» « Ce qui parut à nos rêves un décret du ciel n'était pas en- core décrété. Patience ! Que le colosse accumule en-
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core ses fautes, qu'il défaille à vouloir étreindre la moitié de l'univers. Laissons-le, gonflé d'orgueil, pa- rader aux rayons du soleil... Patience! La colère du ciel ne l'en mettra pas moins en poudre... Dieu^ cest la rémunération elle même! Il ne permet pas que le péché, une fois semé, ne produise sa moisson. »
Cependant Tenquéte, poursuivie dans les cinq mois, révélait aux yeux effrayés le nombre infini des coupa- bles. L'empereur n'avait pas eu la moindre idée de son danger. Il crut, au 14 décembre, qu'il s'agissait de quelques hommes dévoués à Constantin, et voilà qu'on lui révélait l'immensité d'une mine terrible qui avait pénétré partout sous la terre. Nulle famille importante qui n'eût un de ses membres dans la conspiration. A vrai dire, c'était la Russie elle-même, du moins la Russie pensante, qui abjurait le czarisme, et voulait se transformer. Ce trône où Nicolas montait, quelle était maintenant sa base? Ne portait-il pas en l'air? Uniquement sur le vague respect des serfs, sur leur espoir de trouver tôt ou tard une protection dans ce dieu inconnu, lointain, qui ne protège jamais. Sous Paul, qui avait pourtant un vif instinct de justice, les serfs qui vinrent se plaindre à lui s'en trouvèrent fort mal; il trouva la chose si dangereuse, qu'il fit avertir leurs maîtres, et renvoya aux châtiments ces infortu- nés. Pendant les cinq mois que dura l'enquête, on dit par toute la Russie que l'empereur Nicolas allait pro- noncer rémancipation des serfs. Ils le crurent si bien.
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qu'ils ne payaient plus. RaiTerini, il rétablit l'ordre an- cien et fit payer à main armée.
Que devinrent les régiments qui avaient pris part à riiisurrection ? Leur sort est resté un problème. Tel bataillon fut envoyé au 'Caucase, tel en Sibérie. Beau- coup croient en Russie que la majeure partie des régi- ments de Finlande a été enfouie dans les cachots de Cronstadt, humides et sans jour, sous la mer. Ce que doit être une telle habitation, dans l'horreur du climat russe, on doit le comprendre. Ces infortunés, s'il en reste, entendent depuis trente années la Baltique rou- ler sur leurs tètes, enviant la vague libre et la liberté des naufrages. La pensée, la douleur peut-être, espé- rons-le, doivent s'éteindre dans une telle situation.
Dans les familles connues, on punit très-peu. de per- sonnes, cent vingt hommes en tout, bn voulut dissi- muler l'étendue immense du mal. On trembla que ces bandes innombrables de coupables ne se crussent con- nues pour telles et ne fussent précipitées dans faction par le désespoir. L'empereur en fit venir un grand nombre près de lui, les écoutant volontiers, voulant les croire innocents, les renvoyant comme tels. Vains efforts, il n'y avait plus de sûreté ni de confiance ! La terreur, lancée du trône, étaijt retournée au trône. Elle y reste, et Tempereur, né sévère, est devenu, sous cette impression de défiance universelle, de plus en plus dur et implacable. L'impossibilité de savoir ses vrais enne- mis a aigri, ulcéré, ensauvagé son cœur. La Russie
DE LA RUSSIE. 'm
étant sa base, il a dû détourner, autant qu'il le pou- vîiit, des Russes, cette fureur de punir qui est devenue sa nature. Tout est coupable : c'est la Pologne, ce sont les juifs, ce sont les Grecs catholiques, c'est la Révo- lution, l'Europe.. . Ainsi, du 14 décembre jusqu'à nous, va continuant, toujours plus violent, plus terrible, ce 93 russe, qui dure depuis trente années.
Ce qui lui fit le plus d'impression, ce fut son entrevue avec Nicolas Bestoujef. Nous tirons ce sujet d'un livre très*russe, très-partial pour l'empereur. Il fut saisi de l'intrépidité de ce conjuré, de sa franchise, de la net- teté avec laquelle il exposa tous les abus de l'empire. II le regarda fixement et lui dit :
a Si j'étais sûr d'avoir en vous désormais un servi- teur fidèle, je pourrais vous pardonner. — Eh ! sire, répondit Bestoujef, voilà justement de quoi nous nous plaignons, que V empereur puisse tout. Laissez la jufih tice suivre son cours, et que le sort de vos sujets ne dépende plus que des lois I »
Cinq des condamnés du 14 décembre furent con- damnés à être écartelés : Pestel, Ryleïeff, Mouravieff- Apostol, Michel Bestoujef et Kakhofski.
L'empereur les gracia, en ayant soin, toutefois; que la peine inférieure, substituée à l'écartèlement, fût plus infamante. Ils durent être pendus, supplice inouï en Russie.
Tous les cinq se montrèrent fermes.
Plusieurs ne voulurent point de prétreS| se croyant
224 LES MARTYRS
suffisamment épurés par le martyre qu'ils enduraient pour la patrie.
Pestel déclara que, plus que jamais, il était fixe dans la foi consignée dans son Droit russe.
Le 25 juillet 4825, à deux heures du matin, on éleva, sur le rempart de la forteresse, Tinstrument du supplice, une haute et large potence, où cinq corps tinssent de front. Sous ce climat, on le sait, il n'y a pas de nuit réelle en juillet; le crépuscule joint Tau- rore. On distinguait tout. Les troupes arrivaient, peu de spectateurs; on avait laissé ignorer le moment de l'exécution. Toute la Russie dormait pendant qu'on mourait pour elle.
A trois heures, on amena les condamnés à qui on laissait la vie; on les <]égrada, on brûla devant eux leur uniforme. En capote de forçats, ils partirciit pour la Sibérie.
Enfin parurent les cinq condamnés à mort avec de grands capuchons qui ne laissaient pas Voir leurs traits et cachaient leurs yeux.
Quand ils eurent monté les escabeaux et qu'on leur eut passé la corde au cou, la plate-forme où ils étaient s'enfonça sous leurs pieds. Deux furent étranglés. Pour les trois autres, la corde glissimt sur les capuchons, les malheureux tombèrent pêle-mêle, avec la trappe et les escabeaux, dans le trou béant sous la potence. Le pendu manqué doit avoir sa grâce, selon maintes lois du moyen âge. Mais qui eût osé surseoir à l'exécution? L'empe-
DE LA RUSSIE. '225
reur, absent de Pétersbourg, était aux jardins de Tsarsko-Sélo. On les releva meurtris, on rétablit le gibet. Ryleïeff, en remontant d'un pas feime, prononça avec douceur un reproche à la destinée : « Il était dit que rien ne me réussirait, pas même la mort. » Un mo- ment, il n'existait plus.
Ce grand homme avait, dit-on, lui-même souhaité mourir, sentant qu'à sa noble action se mêlait une ombre. Quelle? il l'exprima lui-même : « J'ai agi sans l'aveu du peuple russe. »
Faute du temps, et non de l'homme. Ce peuple, en pleine nuit barbare, pauvre mineur, simple enfant, ne pouvait ni s'expliquer ses propres instincts, ni voir sa pensée, ni la formuler. Nul moyen de le consulter.
Est-ce à dire que cette nuit devait être perpétuelle? qu'on devait éterniser cette incapacité en la respectant? qu'ayant un peuple encore muet, on ne devait rien faire pour lui délier la langue, lui faire dire le pre raier mot. ,
Le scrupule de Ryleïeff est naturel, on le sent. Se trouvant seul l'intelligence, la pensée et le cerveau de ce corps énorme de cinquante millions d'hommes qui ne pensaient pas encore, il fut lui-même frappé de sa responsabilité, et demanda un moment à Dieu si véri- tablement, lui, simple homme, pauvre itidividu, il était la pensée du peuple.
Scrupule respectable à jamais, qui ne tombe guère dans la tête des faiseurs de révolutions, et qui doit
13.
in LES MARTYRS DE LA RUSSIE.
nous faire honorer la candeur de Tâme russe. Mais, en réalité, c'est trop.
Non, grand homme, n'en doutez pas. Vous avez été, ce jour-là, la conscience de la Russie, sa conscience prophétique. Ce qu'elle pensera, à mesure qu'elle se met à penser, fut dans le génie de Pestel et dans le cœur de Ryleïeff. L'âme de la Russie, non telle qu'elle est dans ce point d'abjection misérable, mais tout en- tière en tous ses âges, surtout les âges à venir, elle était en vous ; vous eûtes droit d'agir et de parler pour elle; pourquoi? Vous étiez elle-même.
Mais quel service votre mort lui a rendu, à cette âme! Elle était jusque-là flottante en tout un peuple et ne pouvait rien. Arrêtée, concentrée en vous, vous la lui rendez puissante, efficace, soub la seule forme où son enfance lui permette de la saisir, — sous forme d'hom- mes et de martyrs, — incarnée dans votre vie, glori- fiée dans votre mort. En sorte qu'au lieu des ombres douteuses qu'elle eut dans les saints du passé, elle a en vous son saint des saints. Elle n'eût pas compris vos discours, mais elle comprend bien vos reliques. Vous lui avez donné de quoi mettre à jamais sur son autel.
VIII
DE L^EXTERMINATION DE LA POLOGNE.
Au moment où l'empereur, remis des impressions du 14 décembre, rattachait les serfs à la glèbe et bri- sait leurs espérances, ils lui donnèrent une preuve de leur courageux dévouement au bien, confirmant ce que lias conjurés lui avaient dit des abus de Tempire, et les révélant, à leur grand péril. Dans une revue que fai' sait l'empereur, quatre paysans se présentent et de- mandent à lui parler. On les repousse ; on leur dit d'expliquer ce qu'ils ont à dire ; ils ne veulent parler qu'à lui. Admis, ils se jettent à genoux, et l'un dit : « Père, on te vole... Tu n'as qu'à aller à Cronstadt, tu verras, en plein bazar, qu'on vend dans les boutiques les a^s de tes vaisseaux, les effets de ta marine. »
1
I
228 LES MAUTYhS
L'enipcreur envoie trois cents hommes ; on cerne le bazar, on trouve les vols. Une enquête sévère com- mence. Peu après, chantiers, bazar, tout périt dans un incendie, et Fenquéle en même temps.
L'empereur put apprécier les hommes du 1 4 décem- bre quand ces naïves voix du peuple appuyaient ainsi leurs révélations. Ils lui avaient rendu un véritable service dans leurs derniers entretiens, celui de lui montrer la Russie comme elle est, comme une grande plaie saignante. Ils lui avaient enseigné, à ce jeune mi- litaire, né dur, ironique, le respect du peuple russe, un peuple où se trouvaient des hommes si fanatiques de loi et de justice, qu'en présence même de la moii; ils ne voulaient pas de grâce arbitraire, et disaient : « Laissez faire aux lois. »
Pestel voulait un dictateur qui réorganisât, épurât l'administration. Et l'idée du peuple russe ne s'éloi- gnait pas de cela. Il désirait un juste jugé^ terrible aux méchants. Et il eût fallu que ce juge se multipliât dans tout lempire. Ce n'était pas de lois seulement, c'était d'hommes qu'avait besoin la Russie. Il eût fallu, entre le père et les enfants, choisir des juges honnêtes, les rétribuer convenablement, pour qu'ils n*eussent pas à se vendre, faire des exemples sé- , rieux aux premières prévarications, frapper peu, mais frapper fort, rétablir la probité dans les tri- bunaux et l'administration, élever le niveau moral de la nation, l'aider à se dégager d'une corruption
DE LA RUSSIE. 229
envieilHe, la rendre peu à peu digne de s'administrer. Le premier point de cela, c'était qu'il y eût au som- met, non un homme de génie, mais un grand cou- rage, un grand cœur, qui, par son exemple même, relevât le caractère russe, l'affermî!, ^initiât au bien, — un héroïque éducateur de la conscience nationale.
L'empereur ne fut point cela. Mal entouré et plein de défiances légitimes, il essayait d'abord de tout faire loi-ménie, et il succombait à la peine. C'était moins des actes que des hommes qu'il eût fallu faire, choisir et créer des agents.
Gomme la plupart des hommes de cette époque, comme plusieurs des conjurés même, il croyait forte- ment à l'efficacité des lois. L'un d'eux, M. Tourgué- nieff, dans son estimable livre, semble croire que la Russie serait sauvée si elle adoptait telle loi anglaise ou française. L'empereur croyait de même que Tordre serait dans Tempire lorsqu'on aurait compilé le di- geste des lois russes. Il confia ce travail immense au légiste Speranski. En cela, il a servi Térudition plus que la législation. Dans ce chaos infini d'ukases con- tradictoires, le juge choisit ce qu'il veut, et l'arbi- traire est le même.
Une organisation sévère du pouvoir judiciaire devait passer avant lout. Ce que demandait le peuple, c'était partout le juste juge. Il fallait lui donner une haute et sévère éducation de justice.
Hélas! la fatalité, la passion, l'ont poussé, ce peu-
250 LES MARTYRS
pic, dans la voie contraire, une éducation d'injustice, — lui faisant embrasser contre un peuple frère le plus dépravant des métiers, celui de bourreau.
L'empereur cherchait la voie droite, mais il avait en lui une cause intime de déviation. 11 aimait la jus- tice, mais Taimait d'un cœur cruel ; il l'aimait dans un orgueil personnel, comme chose à lui, comme jus- tice du czar, non comme justice de Dieu.
Une pierre s'est trouvée sur sa route, — il a déraille pour toujours. — Où va-t-il? On ne le sait.
Cette pierre est la Pologne.
Pierre fatale, indestructible, qu'on broie et rebroie en vain. Elle reste toujours la même.
L'enquête du 14 décembre avait dévoilé une chose qui devait étonner, toucher l'empereur, désarmer son cœur à jamais, c'était la magnanimité que les Polonais déployèrent dans leurs rapports secrets avec les con- jurés russes. — Ceux-ci se montrèrent Romains, et les Polonais chevaliers. Pestel croyait, comme Brutus, qu'il faut tuer le tyran pour tuer la tyrannie. Les Po- lonais réclamèrent. Ils se montrèrent plus cléments pour leur ennemi que les Russes pour leur maître. Cet injuste usurpateur, ce souverain parjure, qui se jouait de la constilution qu'il avait donnée lui-même, ils insistèrent pour le sauver. Le bon et généreux co- lonel Krzyzanowski, coiur honnête, humain et tendre, dit au républicain russe qu'il n'avait pas ouï dire que jamais les Polonais eussent tué leurs rois.
DE LA RUSSIE. 231
C'est ce même colonel que madame Félinska vit mourant en Sibérie.
Pour apprécier la magnanimité des Polonais, il faut savoir que non-seulement leurs lois étaient violées, leurs assemblées illusoires ; qu'on venait de leur ôtcr la publicité des débats, etc., etc.; mais que l'empe- reur les livrait personnellement au caprice, à la féro- cité de Constantin. Il faut savoir que celui-ci, cruel et malicieux, tigre-singe, mettait son bonheur dans les vexations les plus fantasques et dans les supplices. Chose épouvantable à dire, il avait aux cachots des Carmes, pour jouet, un prisonnier, Tinfortuné Luka- sinski, sur lequel il épuisa tout ce que l'imagination humaine a conçu jamais de souffrances. La faim, les chaînes, les tortures, Thorrible emploi de la soif pen- dant des semaines (point d'eau, et des harengs secs pour tout aliment), la bastonnade redonnée chaque fois qu'il était guéri... Et tout cela avec mesure. Con- stantin craignait surtout qu'il n'échappât par la mort.
L'homme de fer et d'airain qui suffit à tant de sup- plices était un brave officier de l'ancienne armée. 11 avait recueilli les dernières paroles, le souffle de Dom- browski. Ce chef et créateur des fameuses légions polonaises, mourant en 1818, témoigna quelque re- gret de ce que ses héroïques compagnons avaient donné tant de sang à des causes étrangères, si peu à la Pologne même. De cette grave parole sortit toute une génération nouvelle, un nouveau monde de
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héros, d'intrépides conspirateurs. Le premier fut Lukasinski.
Le tyran sentait en cet homiQe quelque chose de terrible, l'âme de la Pologne elle-même; en lui, il tâchait de saisir celte grande âme invisible de la na- tion. Ne pouvant vaincre son silence, on voulut du moins le déshonorer; on supposa qu'il avait dénoncé ses complices. S'il en eût élé ainsi, il n'eût pas trouvé une barbarie croissante dans son furieux geôlier. Con- stantin, en 1850, quand les Polonais eurent la géné- riosité insensée de le laisser échapper, n'emporta nul autre trésor que son prisonnier; ni or, ni argent, ne valait pour sa férocité autant que son jouet vivant; lié à Taffût d^un canon qu'on tirait au grdnd galop, un homme, une ombre, suivait à la course le pauvre Lukasinski...
Retournons à l'affaire de décembre 1825. Les ac- cusés polonais, le bon colonel et autres, devaient être jugés en Pologne par la haute cour ou le sénat. Ce corps, plein de partisans dévoués à la Russie, sem- blait devoir condamner à l'aveugle. L'empereur n'en faisait aucun doute. Mais la force de l'opinion était telle en ce moment, qu'elle emporta le sénat. 11 dé- clara les accusés coupables de non révélation pour le complot russe, mais innocents pour la Pologne; il ne les condamna qu'à des peines légères. Le président écrivit hardiment au czar : « Ils ne se sont associés que pour le maintien de leur nationalité ; ils partent
DE LA RUSSIE. 235
du traité de Vienne, qui l'a reconnue. La haute cour n*a rien tu là de criminel ni de punissable. » Acte intrépide! Qu'on songe que ce n'est pas ici la grande Pologne ancienne de vingt millions d'hommes qui parle; c'est l'imperceptible Pologne telle qu'Alexan- dre la faite, réduite, pour ainsi dire, à la banlieue de Varsovie.
L'ours blanc grinça des dents. — Et quand je dis l'ours, je dis la Russie. Celte absolution indigna, ré- volta la plupart des Russes. Ils trouvèrent la Pologne ingrate; mieux traitée que la Russie, ayant un sem- blant de constitution, ne devait elle pas se tenir heu- reuse? Ils lui reprochaient, en Texagérant, sa prospé- rité matérielle, fruit naturel de la paix, et qu'ils croyaient l'œuvre du czar; les embellissements de Varsovie (faits avec l'argent polonais), la création, surtout, de ces banques territoriales, qui donnent aux Polonais une si agréable facilité de se ruiner.
Et quand l'empereur vit celte irritation de la Rus- sïe, et qu'il avait son peuple avec lui, sa fureur ne se contint plus. Il ne se souvint plus des lois, ni de son rôle de législateur, de Justinien russe. Il se montra franchement, selon sa nature, un Tartaie. Il ne permit pas même que l'arrêt fût public. Constantin voulait simplement une commission militaire pour fusiller les condamnés. On les enleva en Sibérie, avec un outra- geant mépris du tribunal polonais et de la Pologne. Cependant on commençait à dire à l'empereur que
m LES MARTYRS
oc petit pays n'avait droit à rien de plus que toute aulre province russe. C'était une anomalie qu'il fal- lait ramener à la règle, faire rentrer dans la centrali« sation générale de l'empire. Les souverains, admira* teurs de Napoléon (surtout de ses fautes), n^ estiment rien plus en lui que cet efTort de centralisation, qui lui fit administrer par les mêmes lois des peuples de dix langues et de mœurs contraires, la préfecture de Hambourg et celle de Rome. L'esprit légiste et bureau- crate qui régnait à Pétersbourg poussait l'empereur à ces deux choses, la centralisation injuste, la codification grossière. Il se jeta dans une œuvre insensée, im- mense, où il mourra à la peine, l'assimilation com- plète de la Pologne à la Russie, l'absorption, l'anéan- tissement de la nationalité polonaise.
Les errements à suivre étaient tout tracés. Cathe- rine, qui était athée, avait pris pour point de départ contre la Pologne la question religieuse. C'est le meil- leur moyen d'attaque, la plus forte prise. D'abwd, on s'appuie sur la dévotion ignorante et le fanatisme russe; puis on touche à la Pologne sur un point où elle n'a pas les sympathies de l'Europe. Celle-ci se hâte de croire, en ce cas, qu'il s'agit d'une affaire de prêtres, et elle se confirme dans son indifférence et dans son repos.
Ce qui a nui le plus à la Pologne, ce sont ses dé- fenseurs papistes, qui la montraient justement liée à ce qui meurt et doit mourir. L'Italie vaincra et vivra,
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parce qu'elle a quitté le prêtre, et qu'aile marche avec l'Europe. L'Irlande va s'enfonçant, parce qu'elle reste avec le prêtre, c'est-à-dire hors de l'Europe; elle a mist sa \ie en ce qui est mort. La Pologne n'est pas morte ; vivante, elle est dans le sépulcre, et elle n'en sortira pas tant qu'elle ne comprendra pas sa contra- diction intérieure, qui neutralise sa force et l'isole du monde vivant. Peuple d'esprit héroïque et d'un libre - esprit, elle se croit catholique; elle l'esl, non de nature^ mais de volonté, contre la Russie. Le catho- licisme est justement la négation de l'individualité héroïque, qui est le fond des Polonais.
Le pape et la Quotidienne le leur ont dit plus de dix fois et avec raison : ce Si vous êtes catholiques, obéis- sez, soumettez- vous, portez le joug de la Russie. »
M. de Montalembert, dans sa défense juvénile et chaleureuse de la Pologne (1835), a dit un mot bien étourdit que l'empereur Nicolas eût payé fort cher. Il rapproche la ^gloire polonaise de celle de la Vendée. Assimilation inexacte autant qu'imprudente. La Ven- dée, c'est la guerre civile. La Vendée, c'est le Français frappant la France par derrière, pendant que toute l'Europe vient l'attaquer par devant. Rien de sembla- ble dans la lutte légitime, loyale, héroïque, de l'in- fortunée Pologne contre l'étranger, contre la Russie.
Celle-ci, sous Alexandre, père de la Sainte -Alliance, sous l'influence de madame Krudener, de M. de Maistre, avait vu dans le haut clergé polonais l'un des
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meilleurs instruments de l'obscurantisme. Les évêchés furent multipliés bien au delà de ce que comportait une si faible population, et rétribués énormément Chaque évoque touchait par an soixante mille florins polonais, un cent huit mille, et le primat cent vingt mille. Quant au clergé inférieur, on le flattait en fer- mant los yeux sur sa prétention de ne point reconnaî- tre les tribunaux ordinaires.
Autant l'esprit d'indépendance politique et de na- tionalité était réprimé durement, autant on ménageait l'indépendance ecclésiastique. On laissait le clergé ré- gler ses affaires lui-même, de concert avec Rome, Bien plus, on lui avait livré le ministère des cultes et de Tinstruction publique, où siégeait l'archevêque- primat, avec deux évéques. La maison même de Cons- tantin était un centre de bigotismc. Sa femme était le soutien de la congrégation de YAgiieau de Dieu. L'abrutissement de la Pologne semblait l'œuvre com- mune où s'entendaient parfaitement la tyrannie mili- taire et l'obscurantisme religieux.
Dans la grande affaire du jugement de la haute cour, la Russie comptait sur la voix des huit évêques qui y siégeaient. Ils auraient pu alléguer leur carac- tère pour se dispenser de juger. Ils jugèrent, et, sui- vartt le torrent de l'opinion publique, déclarèrent comme les autres juges que les accusés n étaient pas coupables en ce qui touchait la Pologne.
L'empereur prit cette absolution pour un outrage
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personnel. Il commença la guerre contre l'Église po- lonaise.
Le premier acte, sage, du reste, fut une organisa- tion générale de Tinstruction publique combinée pour ôter au. clergé catholique toute influence sur Téduca- lion. Le second acte, plus directement agressif, fut la création d'un collège ou tribunal ecclésiastique, pour régler les affaires des Grecs Uniates (c'est-à-dire, unis à Rome), collège analogue à celui qui gouverne, sous l'empereur, l'Église grecque de Russie. C'était un peu- ple de trois millions d'âmes, jusque-là soumis au pape, que le czar réunissait au pontificat moscovite.
11 voulait aller plus avant, empêcher le clergé polo- nais de correspondre avec le pape autrement que par l'intermédiaire du gouvernement. C'est ce qui jeta ce clergé dans la révolution de 1830.
Chose bizarre! notre révolution de Juillet, faite surtout contre les prêtres et le bigot isme du roi, se trouva, dans ses imitatrices, la Belgique et la Pologne, une révolution de prêtres !
C'est ce qui contribua plus qu'aucune chose à per- dre celle de Pologne, premièrement, en lui donnant un général ridicule, un homme du Sacre Cœur ou de V Agneau de Dieu, homme suspect, inepte ou perfulo, qui ne ménageait que la Russie et ne faisait la guerre qu'aux Polonais patriotes.
La révolution polonaise, dans cette triste direction, s'excusant d'être une révolution, devenant une croi-
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sado, se tournait tout naturellement du côté de Rome. Elle attendait du pape un secours moral ; elle suppo- sait qu'une bulle armerait le peuple, entraînerait les masses agricoles, soulèverait la terre elle-même. Il faut lire la réponse pitoyable de Rome, et comme elle se retire honteusement derrière les puissances du premier ordre, qui fixeront le sort de la Pologne^ à la satisfaction commune des parties! . Satisfaction! Il n'y eut jamais de mot plus cruelle- ment dérisoire! C'était lef moment où l'empereur, la voyant abandonnée de Rome el de la France, pre- nait la résolution — de l'opprimer? non, — de la supprimer^ de la faire disparaître de la face de la terre.
Voici le plus grand des crimes qu'on ait tentés sur la terre. Qu'on se garde de chercher aucun terme de comparaison.
On a entrepris non-seulement de tuer la Pologne^ ses lois, sa religion,, sa langue, sa littérature, sa civi- lisation nationale, — mais de tuer les Polonais, de les anéantir comme race, de briser le nerf de la popu- lation, en sorte que, si elle subsiste comme troupeau de créatures humaines, elle ait disparu comme popu* lation polonaise, comme vitalité et comme énergie*
Moi-même, jusqu'ici, je n'avais pas voulu le croire. Je m'étais toujours obstiné à prendre ce mot : tuer la Pologne, pour une pure hyperbole, une exagération de rhétorique. Cependant, il faut se ren-
DE LÀ RUSSIE. 259
(Ire. J'ai sous les yeux la série (incomplète encore) des ukases impériaux, qui, d'année en année, suivent imperturbablement le plan d'une destruction systéma- tique.
Comment se fait-il que les Polonais n'aieiit pas en- trepris ce simple travail, de réunir, d'imprimer le texte trop significatif de ces effroyables lois, d'élever à leur ennemi ce grand monument funèbre qui l'aurait mieux caractérisé que toute déclamation? Un conque* rant tarlare se plut à élever à sa gloire une pyramide de cent mille têtes de mort dans la plaine de fiagdad. Combien plus magnifique le monument que nous pro- posons, construit de milliers de lois meurtrières! Quel superbe trophée de la Mort! Ne comparez riln à ceci.
L'ancienne Rome crut avoir détruit le nom juif. Et elle ne fit que le disperser par toute la terre. L^expul- sion des juifs d'Espagne n'a pas amené leur des- truction .
La Convention, dans un moment de péril et de fu- reur, poussée par toute l'Europe, attaquée par der- rière par l'insurrection vendéenne, jura Textermina- lion de la Vendée. La Vendée a subsisté, et c'est un des pays les mieux peuplés de la France.
L'entreprise de Louis XIV pour convertir ou dé- truire les protestants présente plus d'analogie avec la destruction polonaise. Nous y trouvons, comme en Russie, un code immense de lois combinées p^ur la
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proscription. Pourtant la différence est grande. Il n^y a pas là les razzias tartares qu'on a faites sur la Polo- gne, les transplantations meurtrières de races et de fa- milles. Aussi, non-seulement les protestants émigrés ont subsisté en Europe, mais ils ont duré et fleuri ea France, dans tous les métiers d'argent : ils en prêtent aujourd'hui aux fils de leurs persécuteurs.
Non, rien ne ressemble à ceci, rien. Ni les lois, ni répée, n'auraient pu accomplir l'opération gigantes- que d'une destruction si terrible. Deux exemples seu- lement pouvaient mettre sur la voie des moyens plus efficaces pour arriver à ce but.
En Irlande, on a vu un peuple qui par l'excès des misères, sans perdre sensiblement sa population, dé- générait, se fondait, s'elfaçait entièrement. Des hom- mes restaient encore, la race n'existait plus.
En France, aux dernières années de Napoléon, toute la population active étant enlevée régulièrement par la guerre, on a vu la taille baisser. Encore quelques années d'un tel système, et la race aurait changé. Un peuple qui n'est plus renouvelé que par les infirmes, les rachitiques, les malades, doit peu à peu s'affaisser. Comme nombre, il peut rester le même; comme forco, comme efficacité, il a bientôt disparu.
Voilà des exemples, voilà des leçons. En réunissant ces moyens, nous pouvons faire quelque chose dans ce grand art de la mort. Mettons ensemble la misère de l'Irlande, le recrutement de Napoléon, le fameux
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code des suspects pris aux lois de la Terreur ou à celles de Louis XIV ; joignons à tous ces moyens occiden- taux le grand moyen oriental, les brusques transplan- tations d'hommes sous des climats ennemis, il y aura bien du malheur si le polonisme résiste à ces moyens combinés.
Le polonisme, mot nouveau, qui désigne moins une race qu'un esprit. La Pologne n'est plus un peuple dans la pensée des destructeurs, c'est une idée, c'est une âme mauvaise, c'est une perversion de Tintelli- i^ence, quelque chose comme une hérésie.
Cela caractérise la lutte et en dit le résultat. Oui, la Pologne est un esprit, et elle n'a contre elle qu'un corps. La force barbare et cruelle qui la tient dans ses tenailles peut, tout, sauf devenir un esprit. Elle reste brutalité, matière, et le devient de plus en plus. Pour l'absorption d'une âme, il faudrait qu'elle fût une âme, et cela lui est interdit.
Maintenant il faut écarter toute poésie, dire positi- vement, platement, la plate réalité, dire bassement les choses basses.
Quelle est la véritable puissance qui poursuit la ^leslruction de la Pologne? L'emporrur seul? Plût au ciel! Un individu se lasse. La Russie? Nullement; au- jourd'hui elle ne ressent guère que de la pitié.
Non, cette puissance de mort n'est ni un homme, ni un peuple ; c'est la boue organisée qu'on appelle
administration: c'est la masse d'intrigants, de parve-
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nus étrangers, insectes des marais du Nord, qui grouil- lent aulour de Tompereur.
La Pologyie est une affaire. Voilà le secret.
Des milliers d'hommes, bureaucrates, gens de po- lice, et fonctionnaires de toute sorte, militaires, demi- militaires (comme il y en a tant en Russie), tout cela est engagé dans Vaffaire, ou par des places lucratives, ou par les confiscations. L'empereur est bon, et il sait récompenser ses serviteurs. L'un d'eux, Adam de Wurtemberg, s'est fait donner par son maître la mai- son de sa mère vivante. Il a mis sa mère à la porte. 11 a fait cribler de boulets la maison de sa grand'- mère, octogénaire malade, qu'on ne pouvait trans- porter.
La proie augmente la faim, les mangeurs se mul- tiplient quand l'appât abonde. La mort et la destruc- tion, ces forces qu'on croirait négatives, se sont trou- vées créatrices ; elles ont eu une exécrable fécondité, elles ont fait une génération de reptiles et de vers rongeurs. Et la Russie, maintenant, est enveloppée de cette vermine. On lui donne incessamment de la Pologne à dévorer.
Courez donc, vers affamés, intrigants de toute race, courez à celte curée ! Le fils du pope, qui saura lire, écrire, verbaliser, aura place dans la police. Le jeune homme, petit noble, corrompu dès les écoles, avide, ambitieux, prêt à tout, saura bien se faire une case dans les monstrueux bâtiments des administra-
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lions centrales de Saint-Pétersl)Oiirg, S'il est bas, sans cœur, il montera vite. L'avancement est très- rapide. Plusieurs des hauts fonctionnaires de l'empire n'ont pas trente ans. S'ils peuvent approcher du maî- tre, s'ils trouvent jour à flatter le seul côté où on le prenne, la fureur, leur fortune est faite. A eux d'é- veiller sans cesse cette fureur au nom de sa gloire, d'entretenir dans un homme placé à cette hauteur fa- tale le vertige, la fausse poésie qu'on trouve à s'ima- giner qu on a pu détruire un peuple.
Ces gens-là ne manqueront jamais d'ukases nou- veaux à proposer. La violence de l'empereur est pour eux un fonds excellent qu'ils exploitent; jour et nuit ils y travaillent. Ils y trouvent fortune,^ honneurs, po- sitions éminentes, avancement subit et brusque qui franchit tous les degrés.
Reportons-nous au moment de la première fureur Je l'empereur, quand il tint la Pologne vaincue dans sa main. Une Pologne réduite à trois millions d'hom- mes avait osé lever Tépée sur une Russie de cinquante. Ces insolents Polonais, un Dembinski, par exemple, avaient si peu respecté la. puissance impériale, qu'avec quelques poignées d'hommes ils se promenaient en '^ng, en large, à travers les armées russes, sans qu'on pût les arrêter.
Maintenant il la tenait dans la main, cette Pologne; il la regardait de l'œil dont regarde l'ours, mangeur Je miel, dans les forêts du Nord, quand il tient cm-
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poignée une abeille au creux de sa patte velue. Lui tirera-t-il une aile ou bien l'autre, ou un des mem- bres? H ne veut pas l'étouffer, mais qu'elle expire lentement.
La première opération fut d'assommer les prison- niers qui ne voulaient pas se faire Russes. Nous avons dit la boucherie de Cronstadt : à chaque homme, huit
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mille coups! Comme on meurt vers quatre mille, on avail Taltenlion de guérir les patients, pour rendre l'exécution posïible : elle se faisait en plusieurs fois.
Ceux qui se laissaient faire Russes, on les menait au Caucase, on les plaçait aux avant-postes. LesTcher- kesses, excellents tireurs, en avaient fait bientôt justice.
L'empereur fut quelque peu dérangé dans ces jouis- sances par les faibles, froides et lâches représenta- tions des gouvernements anglais et français. 11 savait parfaitement que TAngleterre, traînant son boulet industriel (boulet d'or, mais non moins pesant), ne voulait et ne pouvait rien ; encore moins Louis-Phi- lippe, humble devant îsicolas et roi à genoux. Gri- mace des deux côtés. Une grimace répondit. 11 dit qu'il donnait aux vaincus une constitution nouvelle. Cet acte n'étfiit rien de plus que l'anéantissement de la Pologne. Ceux qui réclamaient pour elle se tinrent satisfaits.
Dans le statut de février 1832, la Pologne devient une simple division de l'empire russe. La couronne
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polonaise ne se prend plus qu'à Moscou. Plus de li- berté individuelle ni de liberté de la presse. Plus de diète. Des juges révocables à volonté. Toutes les places accessibles aux Russes. Plus de responsabilité des mi- nistres. Plus d'armée spécialement polonaise. La con- fiscation rétablie. L'exil hors de la Pologne, c'est-à- dire en Sibérie, etc., etc.
Quel que fût cet acte étrange, l'empereur semble avoir été indigné de conserver une ombre de constitu- tion. Les états provinciaux qu'il substituait à la diète lui semblaient une énorme, une intolérable conces- sion. En l'accordant à l'Europe, il voulut braver l'Eu- rope. Et, un mois après, en mars, il fit commencer l'exécution des deux mesures effroyables, la transplan- tation des familles et les enlèvements d'enfants.
Dans un seul gouvernement, celui de Podolie, ordre de transplanter cinq mille familles (vingt-cinq ou trente raille âmes) d'insurgés amnistiés ou de per- sonnes suspectes; ordre de les transplanter sur la ligne du Caucase^ sur les terres incultes et fiévreu- ses, à deux pas de l'ennemi.
La réponse du gouverneur de Podolie est intéres- sante. — Il y a, dit-il, trois classes de nobles : les nobles propriétaires^ les nobles domestiques^ la- boureurs et ouvriers^ — enfin les nobles des villes^ bourgeois y avocats, etc. 11 est bien essentiel de ne pas s'en tenir à la première, mais de prendre dans les deux autres, « de dépeupler le pays de ces gens-là ».
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Cet appel d'exécrable flatterie à la férocité impériale est parfaitement entendu. Dans sa lettre du 6-18 a^ril 1852, le ministre do rintcrieur répond que Sa Majesté a sanctionné ces règlements, ajoutant de sa main : u Ils serviront non-seulement pour la Podolie, mais pour tous les gouvernements occidentaux. On n'en- verra que les gens capables de 1 ravailler ; leurs familles pourront élre envoyées plus tard. »
Ainsi ils s'en iront seuls, séparés des leurs; la femme et les enfants restent pour mourir de faim en Pologne, et l'homme va mourir au Caucase.
Enfin, l'empereur ajoute que les nobles de la se- conde classe, non propriétaires, seront mis à part, enrôlés parmi les Cosaques^ sans rapport avec les co- lonies de leurs compatriotes.
Ce règlement épouvantable n'a pas été transitoire; il servit et sert de base à des mesures fixes qui font fré- mir Thumanité.
A la conscription française, qui prenait les hommes au sort, on a substitué l'horreur du recrutement russe, où l'homme est choisi, désigné au caprice du maître et des agents publics. Qu'on juge sLles hommes suspects d'énergie, de polonisme, sont épargnés dans cette opération clairvoyante et partiale. Ils s'en vont ainsi au Caucase, et, selon l'aveu de Paskiewitz, ils n'en reviennent jamais, La Russie a trouvé là comme un horrible cautère par où elle fait écouler le meil- leur sang de la Pologne, sa virilité et sa force. Elle
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la tient faible, malade toujours, comme après la sai- gnée.
Toutes les rigueurs de ce système ont porté sur la seconde classe, celle des nobles paysans, classe essen- tiellement militaire, et qui forme, plus que les bour- geois des villes, le vrai tiers état de Pologne. D'abord on les a abaissés au rang des paysans soi-disant libres de la Russie (odnodwortzi) ; puis on a trouvé moyen de leur faire payer quatre fois pour une le tribut du sang. Tous les autres sujets de l'empire ne subissent le recrutement que tous les deux ans, et eux tous les ans. Les autres donnent cinq hommes sur mille, et eux ils en donnent dix. Ainsi, leur charge est quadruplée. Cette classe infortunée, environ d'un million d'âmes, ne résistera pas à la continuité de cette saignée horri- ble. On m'assure cependant que cette année (1851) Tempereur trouve la chose trop lente, et qu'on avise aux moyens de les transporter en masse dans les soli- tudes du midi de la Russie.
Ce qui restait à la Pologne, le statut de 1852, a été brisé par l'empereur même. Il a, dans les années suivantes, entrepris une transformation totale du pays. Â la division polonaise des palatinats il a substi- tué la diyision russe des gouvernements, la monnaie russe à la monnaie polonaise, la division russe des poids et mesures à la division décimale et métrique qfcie suivaient les Polonais, le vieux calendrier Julien au calendrier moderne du bon sens et de la science.
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Il a essayé, enfin, d'effacer la langue polonaise I la sui'primant dans les administrations, destituant les fonctionnai les qui ne savaient pas le russe, imposant la langue russe dans les écoles polonaises, défendant à la jeunesse de parler sa propre langue ! Quelques étudiants de Wilna se réunissaient en cachette pour parler entre eux polonais. Surpris, enlevés, liés à la queue des chevaux cosaques, les voilà soldats pour la vie !
C'est là, je l'avoue, ce qui me parait l'entreprise la plus énorme, la plus monstrueusement barbare et la plus dénaturée. La langue, noire chère langue mater- nelle, à chacun de nous, celle dont chaque mot, chaque son, rappelle Taccent de la patrie, nous rend toutes les émotions de notre vie, notre berceau, nos amours. Ah ! l'arracher de nos cœurs, c'est nous arracher de nous-mêmes. Il me semble que, pour les personnes que nous avons aimées, perdues, Tintonalion des mots habituels n'est pas ce qui nous reste le moins enfoncé dans le souvenir, plus que les traits du visage, plus que le geste et le mouvement; ce que j'ai le plus gardé de mon père, avec qui j'ai vécu quarante-huit ans de ma vie, c'est sa voix... Je tressaille quand je crois encore qu'il est là, qu'il me parle et me dit : « Mon fils! »
Oui, tout le cœur est dans la langue^ la famille y est, l'amour, le pays. Ch^acune des grandes nations a mis le meilleur d'elle-même dans sa parole et son
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verbe. L'héroïque langue polonaise, toute vibrante d'intonations fortes, fait sentir à celui même qui ne sait pas le sens des mots la majesté de Tancienne République, et reproduit au cœur ému toute la gloire de son histoire. On y -entend rouler la voix mâle des héros.
Le russe sonne agréablement, c'est une langue douce, flatteuse; il tient des. langues mélodieuses du Midi. L'imposer à la Pologne, c'est changer en un point bien grave le caractère national, c*est l'affaiblir et l'é- nerver.
Je croirais volontiers, au reste, qu'en cette défense barbare ce qu'on voulait le plus, c'était d'outrager la Pologne, d'attrister son âme jusqu'à la mort, de la percer au cœur même, au point le plus vulnérable oii elle pouvait souffrir.
C'est à ce temps que l'empereur faisait retentir l'Europe du discours insultant, furieux, qu'il avait lancé à la face des magistrats de Varsovie. Il ne né- gligeait rien pour mériter le nom d'homme impitoya- ble. La princesse Sanguszko étant venue prier pour son jeune mari, qui partait pour la Sibérie, l'empe- reur se fit donner la sentence, et de sa main ajouta : « A pied. »
Ce terrorisme théâtral est un moyen de la Russie. On Ta vu par l'horreur de Croîistadt, étalée en spec- tacle au lieu le plus fréquenlé, par-devant l'Europe. On ne l'a vu que trop cette année, le 20 juillet 1851 ,
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quand le bruit s'étant répandu qu'il y aurait quelques grâces, quatre prisonniers, en réponse, furent sur-le- champ exécutes.
Parfois le gouvernement russe a paru prendre plai- sir à donner pour tels de ses actes des apologies ironi- ques. Par exemple, en 1842, il a fait dire à Rome, et peut-être dans d'autres cours, que, s'il avait pris les oiens de l'Église polonaise, c était pour les mieux ad- minislrer dans V intérêt de V Église; et que, quant aux enlèvements d'enfants dont on avait tant parlé, i. ne les avait enlevés que par charité.
C'est toujours par charité qu'on enlève encore les enfants des juifs. Oxitre les grandes razzias que l'État on fait, les Cosaques en volent sans cesse, en font com- merce et marchandise, les'vendent ajuste prix.
La charité impériale tient toujours sous le coup d'une profonde terreur les mères polonaises. Elles en- craignent de nouveaux coups.
Ce fut au mois de mars 1852, au moment de la plus violente fureur de l'empereur, lorsqu'il ordonnait la transplantation de tant de familles, c'est alors qu'il fit
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saisir (c'est le mot dont se sert le conseil d'adminis- tration) les enfants mâles, vagabonds, orphelins, et pauvres^ de sept ans à seize. L'ordre vint directement par l'aide de camp Tolstoï.
Paskiewitz, dans son règlement, s'exprime diffé- remment; <kvec deux lettres il change tout, change- ment qu'il n'aurait pas fait sans l'autorisation de l'em-
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pereur : il dit OU et non pas et; il dit orphelins OU pauvres ; différence bien cruelle, puisque dès lors on pouvait enlever des enfants non orphelins qui au- raient des parents pauvres.
Le gouvernement de Varsovie, affichant cet ordre barbare, ajouta, pour adoucir et diminuer la fermen- tation publique, ces mots étrangers au texte : les en- fants privés d'asile.
En réalité, on n'en enleva pas moins, en général, les enfants de parents pauvres, et malgré les violentes et terribles réclamations de leurs parents.
La scène fut effroyable. Après plusieurs convois d'enfants enlevés de nuit, le 17 mai 1852, on en fit partir un de jour. Les mères couraient après les char- rettes en se déchirant le sein ; plusieurs se jetèrent sous les roues; on les écarta à force de coups. Le 18, .on enleva encore une foule de petits enfants qui tra- vaillaient ou vendaient dans les rues. Le 19, on vida des écoles paroissiales. Ces pauvres petits enlevés ainsi, mouraient comme des mouches sur tout le chemin. Quand ils étaient trop faibles pour continuer, on les laissait sur la route. Les gens du pays trouvaient là le corps de ces innocents avec leur, pain à côté, qu'ils n'avaient pas eu la force de toucher.
IX
DU CZAR COMME PAPE ET COMME DIEU. PERSÉCUTIONS RELIGIEUSES.
Un personnage du théâtre antique, dans le violent bonheur d'un premier transport d'amour, s'écrie: « Je suis devenu Dieu ! »
La mort est comme Tamour ; elle enivre. La joie sauvage que donnent les grandes destructions porte à Tâme un même vertige. Celui qui croit détruire un monde n'envie rien au Créateur. Il dit : « Je suis de- venu Dieu ! »
Plus que Dieu. — Dieu crée lentement, dans la dou- ceur infinie de la maternité divine, avfc les ménage- ments de la nature. — Le destructeur, au contraire, est fier de détruire brusquement. Ce qui lui plaît dans la mort, c'est le changement à vue. Sa joie serait
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(le détruire d'up mot ce qui a coûté tant d'années; de pouvoir dire d'un monde humain : a J'ai passé, il n'é- tait plus. » ■
C'est au milieu de la grande destruction de la Polo- gne que le chef de la Russie a commencé à prendre au sérieux son titre de Vicaire de Dieu et A' Émanation iivine^ qui est dans son catéchisme. Chef et juge de ses prêtres (aux termes de leur serment), il a com- mencé à agir comme pape russe dans la persécution des catholiques et l'extermination des juifs. Ses images by- zantines, distribuées à profusion, l'ont proposé, sous l'auréole de saint Nicolas, à l'adoration du Danube et des populations grecques de l'empire turc.
Mais que ferait ce nouveau Dieu? Il ne le savait pas lui-même.
Proscripteur des nobles en Pologne, il a été [en Russie, un moment, révolutionnaire, appelant les no- bles à l'émancipation des serfs, qu'ils ne peuvent ac- complir qu'au prix d'une loi agraire. S'il eût suivi cette pente, il devenait une sorte de Messie des serfs, un Messie barbare, terrible à l'Europe.
Il xi\ osé. Et, se tournant tout à coup de l'autre côté, se perlant pour pape et général de la contre- révolution, il a fait déclarer, après le siège de Rome (octobre 1849), que l'Église latine, déchue et finie, n'avait plus qu'à se réunir à \ Église catholique, uni- I verselle de Moscou .
Cet étrange père spirituel, qui converti par le fer,
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qui bénit avec le kaout, combattu eotre deux prin- cipes, et d'autant plus YÎoIent, a donné, dans une courte période de vingt années, des signes étonnants, inouïs, de sa prétention d'être Dieu. Ni les empereurs- pontifes de l'ancienne Rome, quand ils se dressaient des autels, ni les pontifes-rois de la nouvelle Rome, quand ils divisèrent le globe ou défendirent à la terrej de tourner, n'ont porté plus haut leur orgueil.
Il a défendu au temps d'être le temps, démenti les piathématiques et l'astronomie, imposé le vieux ca- lendrier, abandonné du reste du monde. Il a défendu à la valeur d'être la valeur, ordonnant que trois rou-| blés désormais en vaudraient cinq. Il a défendu à la raison d'être la raison, et, quand il s'est trouvé un sage en Russie, on Ta enfermé chez les fous*
Ce qui l'a encouragé dans ces prodigieuses excentri- cités, il faut le dire, c'est de se voir seul en ce monde, toute force morale se trouvant, dans cette période, affaiblie ou ajournée.
Le pontificat du passé, Rome s'était avilie, le pape n'osant plus agir que comme petit prince italien.
Le pontificat du présent, la France s'était, oubliée dans son anglomanie industrielle et sous sa royauté bourgeoise.
Rome, toutefois, il faut l'avouer, n'a pas péri uni- quement par la faiblesse personnelle des papes, mais par une conséquence logique des doctrines catholiques. Ces doctrines ne sont autre chose que l'obéissance.
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Rome Fa constamment enseignée. Non-seulement en 1851, quand la Pologne mourante lui tendait la main, elle Ta renvoyée au czar, mais, en 1852, elle a flétri la ttvolution. polonaise, enjoint aux Polonais d'obéir à leur bourreau.
Rome, en échange de cette lettre^ croyait obtenir du czar qu'il recevrait un nonce à Saint-Pétersbourg. Loin de là , il commença brusquement la guerre au pape (1835), ordonna la conversion subite des Grecs Uniates, sujets de l'Église latine. Le procédé était simple. On entourait le village, on knoutait le prêtre et on l'enlevait. Le pope, le fouet à la main, passant en revue sur la place son troupeau tremblant, mena- çait, battait. On enfermait les obstinés dans des étu- ves pleines de la fumée du bois vert. La Grâce opérait sur-le-champ au moyen de Tasphyxie. Tous alors se trouvant d'accord, on les consignait dans l'église^ et, le bâton haut, on leur fourrait l'eucharistie dans la bouche.
La plus terrible de ces dragonnades se passa hors de la Pologne, dans les colonies militaires, dans les so- litudes de la Russie où elles sont établies. Les récalci- trants y furent mis, et, sous le prétexte de discipline militaire, écrasés de coups, n'ayant pas même la con- solation du martyre religieux, tués, non comme ca- tholiques, mais comme des soldats rebelles.
Cependant, en grand triomphe on proclama la conversion. Miracle visible. Le clergé, pleurant de
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joie, demande sa réunion à TÉglise de Moscou. L'em- pereur daigne Taccorder. Son journal officiel, dans un article édiliant, chante un hosannah pieux: «c Heu- reuse réunion ! s'écrie-t-il, et qui n'a point coiUé de larmes ! On n'y a employé que la douceur, la persua- sion ! »
A cela que disait le pape? Si fier contre la Prusse dans les affaires de Cologne, il restait humble et trem- blant devant la Russie. Il gémissait à huis clos, dans un consistoire secret. Mais, en public, il accueillait le jeune fils de l'empereur. A peine, en 1842, quand le czar prend les églises et les biens ecclésiastiques, à peine le pape hasarde-t-il, toujours en consistoire se- cret, une plainte respectueuse, et encore, dans cette plainte, il flétrit de nouveau la révolution polonaise, et l'appelle rébellion.
Aux timides paroles du pape, qui circulaient dans l'Europe, spécialement par les journaux semi-officiels du gouvernement français, l'empereur avait répondu d'avance par des actes, à la façon barbare, d'une ma- nière aussi cruelle qu'habile. Pour prouver son chris- tianisme, établir qu'il était un ferme et rude chrétien, il lançait son ukase exterminateur contre les juifs.
Telle est la logique féroce qui pourtant frappa les esprits dans ces sauvages contrées. « Comment douter que l'empereur ne soit croyant et pieux, quand on le voit crucifier ceux qui. crucifièrent le Christ? »
Il étabfit ainsi la gloire de sa piété, à bon marché,
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in anima vilij dans la personne de ceux que personne ne défendait, que personne ne plaignait. Les Alle- mands, qui, dans maintes villes, poursuivaient les juifs à coups de pierres, conçurent dès lors beaucoup d'estime pour l'empereur de Russie.
L'ukase parait un matin. L'empereur vient de dé- couvrir (ce qu'on savait de tout temps) que les juifs de Pologne, exclus de toute industrie, vivent de bro- cantage et de contrebande. Ordre de les transporter sur-le-champ au fond de la Russie. Il n'y eut jamais une telle désolation depuis la ruine de Jérusalem. Nul délai. Les Cosaques arrivent. Voilà leurs effets dans la rue... « Allons, en avant! détalez... Il faut partir, l'ordre est tel... Pas un jour, pas une heure... » Vieil- lards, femmes, petits enfants, ils partent, ils se traî- neat. Le soldat presse derrière et pique au besoin. Ils tombent épuisés, affamés. On les laisse sans secours crever là, comme des chiens. La femme défaille et se meurt ; le mari doit continuer.
Est-ce assez? non. Les survivants, dans leurs nou- velles demeures, voient commencer pour eux une hor- rible persécution, la conscription des enfants! On les enlève, à six ans, faibles et tendres encore, pour le service militaire ou pour la marine. Mais la race juive, de longue date, étrangère au service militaire, y est absolument impropre. Tous ces enfants meurent. Le juifne vit pas soldat. L'empereur a bien calculé. Cette cruelle exécution
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a été fort populaire. Les paysans russes et polonais dé- testent les juifs.^ls ne réfléchissent pas que si cette race infortunée fait des métiers odieux, on ne lui en laisse pas d'autres. Le génie qu'ont montré aux derniers temps tant de juifs de diverses contrées, la beauté orientale de leur race, leurs femmes, les plus belles du monde, tout doit faire regretter les moyens sauvages d'extermination qu'on emploie contre eux en Russie.
L'empereur, ici, flattait le peuple. Et il l'a flatté encore en réduisant, d'une fois, toute la noblesse du royaume de Pologne de cinquante mille familles à cinq mille. Peu de temps après, il lançait sou fameux ukase du 2 avril 184^, pour l'affranchissement des serfs de Russie.
L'affranchissement nominal et la prétendue liberté des serfs de la couronne n'avaient rien de Ineu tentant pour les serfs des nobles. Les premiers, à la vérité, exercent tout métier qui leur plaît ; mais l'agent im- périal les tient sous une férule plus dure que celle d'aucun maître. La vénalité de cet agent, qu'il faut sa- tisfaire sans cesse, leur fait regretter le servage. •■
Que voulait vraiment l'empereur, en provoquant, par l'ukase de 1842, les seigneurs à contracter avec leurs paysans, pour en faire de prétendus libres, c'est- à-dire pour les faire passer sous le bâton impérial ?
Il voulait faire peur aux nobles.
L'affranchissement réel ne peut se faire par ceux-ci qu'en donnant aux paysans, avec la liberté, une large
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part de terre. Celle-ci, mieux cultivée, leur rendrait aisément un revenu égal à celui qu'ils auraient perdu. Plusieurs le pensent et le disent, et pourtant n'osent rien faire. Us prétendent connaître au vrai la pensée de Tempereur, sa jalousie sur cette question. Ils assu- rent qu'il s'irriterait d'être obéi là-dessus, qu'il juge- rait fort suspects ceux qui, prenant au sérieux sa parole officielle, commenceraient ce grand mouvement. Un . auteur grave, Tolstoï, dit qu'en certaines provinces les paysans supposaient que les princes et les nobles avaient au ciel d'autres patrons que les leurs, un Dieu à part, Dieu de richesse, quileur prodiguait les biens. Dans la famine et l'hiver de 1845-46, les paysans d*Esthonie, Livonie et Courlande, se convertirent en grand nombre pour avoir quelques secours. Seulement Us supposaient qu'embrassant la foi de l'empereur, passant au dieu de richesse, ils acquéraient la propriété de la terre qu'ils cultivaient. L'empereur fut obligé d'arrêter ces conversions trop rapides. Nous tenons ces détails de personnes qui les ont recueillis sur les lieux Blêmes, à Riga et Dorpat.
L'empereur trembla de se voir à la tête d'une im- mense jacquerie, communiste et religieuse. .
Il recula devant l'accomplissement de ce que ses prétentions spirituelles et son appel à Taffranchisse- ïïieat semblaient le conduire à vouloir. Un pas de plus, peut-être, il devenait un Messie des serfs. On sait par les nombreux exemples des histoires de l'Orient com-
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bien rétincelle fanatique gagne vite ^dans ces masses aveu/^Ies. Elles auraient adoré, suivi celui qui, par ]e massacre, leur eût à la fois donné la propriété â la liberté.
Donc, Tempereur recula. Il se rapprocha des no- blés, qu'il avait naguère menacés.
Et maintenant, les deux partis, czar et noblesse, sont en face, n'agissant pas, n'osant agir, se terrifiant Tun lautre, comme deux araignées en observation qui ne savent bien si elles sont amies ou ennemies, et si, Tune et Tautre, en se regardant, ne songent pas à se dévorer.
DU czâr, gomme pape et gomme dieu.
ON LE PROPOSE POUR PAPE UNIVERSEL.
Le paysan russe, qui voit dans son catéchisme le nom de Tempereur imprimé en grandes lettres comme celui de Dieu, tandis que celui de Jésus est en lettres minuscules, se fait, sans doute, une idée très-haute de la puissance impériale. Il y lit que l'empereur est une émanation de Dieu. Qu'est-ce qu'une émanation? S'il s'informe auprès du pope ou de l'employé impé- rial (fils âe pope ordinairement), on lui dit qu'en effet Tesprit de Dieu doit être dans l'empereur, puisque le tribunal ecclésiastique, qui tient lieu de patriarche, le reconnaît pour chef et juge de TÉglise, puisqu'il choisit les é\éques. C'est à lui directement que les
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fonctionnaires civils el militaires de Tempire attestent chaque année, par certificats, qu'ils ont rempli exac- tement leurs devoirs religieux.
Grande est la surprise de ce paysan, s'il va à Saint- Pétersbourg, à Moscou, et qu'il y voie l'empereur. Quoi ! c'est là une émanation ? Quoi ! ce personnage religieux dont dépendent les évéqucs est* un officier avec l'uniforme serré et la tenue raide de tout autre militaire russe ?
Selon une tradition, peut-être peu fondée en fait, mais frès-digne d'attention, comme toute tradition populaire, un soldat, voyant l'empereur pour la pre- mière fois et devant prêter serment, aurait refusé de le faire, ne pouvant croire, disait-il, que ce militaire pût êlre vraiment l'empereur*
Le Russe a naturellement une idée noble, douce et sainte, du pouvoir souverain. Il suppose que celui qui tient ici-bas la place du Père du monde est un père aussi (batouska). Et ce nom de père, qu'il adresse à l'empereur, contient pour lui l'idée de pontife et de juge.
Le czarisme moderne, modelé par Pierre le Grand et ses successeurs sur le despotisme prussien, avec toute son escorte de soldats et de bureaucrates, ne ré- pond aucunement à l'idée patriarcale que le Russe a au fond du cœur.
L'empereur lui-même croit-il y répondre ? A-t-il la sécurité que donnerait cette conviction ? J'en doute. A
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quelque époque que je remonte jusqu'à Pierre le Grand, les voyageurs sont unanimes pour représenter le czar, quel qu'il soit, comme un prince moins majestueux qu'on ne l'attendrait d'un tel souverain, un homme agité, inquiet. Ce caractère se retrouve dans l'empe- reur actuel, dont la taille haute et magnifique serait naturellement majestueuse. Il se donne trop de mou- vement. A l'église même, dans une occasion solen- nelle, au mariage de son fils. M", de Custine remarquait celte agitation.
S'il se sentait fermement assis sur sa base légitime, ridée russe, s'il se rendait le témoignage de répondre à la pensée d'un peuple de tant de millions d'hom- mes, certes il ne serait pas agité. Cette grande âme nationale, quand elle est dans une poitrine, elle lui donne une assiette solide et profonde, un puissant équilibre de paix.
L'autorité est paisible, quand elle se sent en com- munion avec les hommes, dans la grande société du peuple et de Dieu*. Elle est trouble ici, parce qu'elle est seule, profondément seule, parce que, dans ce grand silence de l'empire, elle n'entend que sa propre voix, sans être avertie, rassurée par la voix du bon sens public. Elle sait qu'elle est une force ; est-elle bien sûred*être un droit?
Il n'y a point de droit en Russie. La loi y est impos- sible. Les soixante volumes de lois que l'empereur a feit compiler sont une vaste dérision.
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Tout le droit y repose sur cette base, qui l'empêche d'être un droit : Le bien est ce qui est conforme à la volonté de son maître. Le mal est ce qui est contraire à cette même volonté.
L'édifice porte sur le vide. La morale n'étant pas dans les fondements, la législation s'élève, sans sou- tien, comme dans l'air. Nulle à la base, elle est nulle et impossible jusqu*au sommet. Qui le porte, ce code impossible ? L'arbitraire. Et c'est lui seul qui s'exécute au nom du code.
Mais ce n'est pas l'arbitraire du maître seulement qui joue sous ce jeu des lois, c'est l'arbitraire de tous les maîtres inférieurs (les agents du souverain), inter- médiaires infidèles qui trompent à leur profit la ty- rannie supérieure, exploitent et rendent dépendante cette fière puissance. Elle menace, elle ordonne, et le plus souvent, sans le savoir ou le sachant, elle obéit à ses ag ^nls, les derniers des hommes. De sorte qu'en regardant bien le singulier édifice de violences et de ruses décoré du nom de lois, au sommet même de cette pyramide de servage, nous apercevons un serf.
Serf de ses agents, de ses ministres, de ses juges, serf de leur infidélité, la sentant à chaque instant.
Là est le martyre de l'empereur.
' Il ne faut pas s'étonner si, dans sa défiance et dans
son inquiétude, il trouble à chaque instant l'ordre
qu'il a fait, enlevant les affaires à leurs juges naturels,
les faisant arriver d'abord aux tribunaux supérieurs.
y
i)Ë LA RUSSIE. 265
Mais ces juges, si haut placés, ne sont pas plus sûrs que les autres. L'empereur sent sous ses pieds tout un remuement d'intrigues. 11 s'indigne. Il appelle la cause à lui-même. Il jugera seul. A-t-il le temps, la science, les études nécessaires? Il faut pourtant qu'il décide,, il faut qu'il croie à sa sagesse, ou plutôt à son instinct, à l'inspiration d'en haut, qu'il sente, en lui le Saint- Esprit.
Ainsi, cette vaste comédie de lois et de tribunaux, tout cet effort pour organiser un monde de justice, res- tent chose vaine. Tout est parti de l'arbitraire de Tem- pereur, tout revient à l'inspiration de l'empereur. Qu'il le veuille ou non, il faut qu'il soit pape.
Terrible punition d'un orgueil si grand. Tandis que, dans un monde de nature et de justice, tout va descendant par sa pente, et la justice, découlant comme un fleuve salutaire, vivifie le corps social, — ici, tout va remontant, tout revient contre la nature frapper au sommet, à une faible tête humaine, où, dit- on, résident la sagesse et l'esprit de Dieu.
Les agents du pouvoir central se trouvent trop bien de cette situation monstrueuse pour ne pas désirer sans cesse que l'empereur laisse tout revenir à lui, qu'il suspende la justice, et tranche tout par sa papauté.
La tendance d'un tel État est visiblement de devenir • de moins en moins un État, de plus en plus une reli- gion. Tout est religieux en Russie. Rien n'est légal, rien n'est juste. Tout est ou veut être saint. ^
206 LES MARTYRS
L'administration intérieure est sainte. Les popes sont des employés» des commis religieux. Les commis sont fils de popes.
I/action extérieure est sainte ; elle consiste surtout dans la propagande ecclésiastique qui pousse la Russie chez tous les peuples barbares. C'est une sorte d'inva- sion religieuse. •
Tout cela se fait presque à Tinsu de l'Europe. On en parle infmiment peu. La Russie n'aime pas^ qu'on dise rien d'elle, même en bien. Ses agents, travaillant les principaux organes de la presse européenne, négo- cient sa discrétion.
Laissez cette sainte Russie marcher sous la terre. Dieu saura, dans son jour, la manifester pour l'édifi- cation du monde.
Ce qui est déjà pour les âmes pieuses d'une grande consolation, c'est de voir qu'aujourd'hui tous les hon- nêtes gens, de Moscou à Rome, jésuites et Cosaques, se sont rapprochés.
Les catholiques mal appris, qui, si longtemps, malgré le pape, ont défendu la Pologne, aboyé à la Russie, sont venus à résipiscence, et ne souffrent plus.
Il y a eu pourtant un moment où celte muette Rus- sie, qui aime tant le silence, l'a rompu elle-même. Le cœur lui a échappé ; un cri de victoire, étouffé bientôt, lui est sorti de la bouche.
C'est après l'affaire de Hongrie, après le siège de
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DE Là RUSSIE. 267
Qigl^e, lorsque la Révolution apparut blessée à mort de ea propre main, que Tempereur lança un mani- feste sur le ton de la croisade : « La Russie remplira sa sainte mission,,. »
Quelle mission? Cela n'était pas bien spécifié en- core. Cdia de faire triompher le pape? Au siège de Rome, en effet, près des délégués pontificaux, en tête du corps diplomatique, siégeait Tenvoyé de Russie.
Mais la joie était trop. profonde, trop forte la pas- sion, pour s'en tenir aux mots obscurs. L'empereur a laissé éclater son mépris pour Rome, désormais noyée dans le sang. Il a cru, non sans raison, qu'elle ne ^e relè^^'eI'ait pas d'un tel triomphe. Au moment où il venait d'aiéer si puissamment à son rétablissement temporel, il a fait proclamer sa déchéance spirituelle. La forme a été bizarre, indirecte, mais fort claire, très*» uthen tique. Nulle parole en ce pays, sur des matières si graves, qui ne soit autorisée. Et l<a parole, ici, 4 été portée par un agent même de la diplomatie russe, un homme de l'empereur.
Il y a toujours autour de lui des hommes jeunes, ^ impatients, inspirés de la violente école de M. de Mais- ^ tre, qui, malgré les vieux diplomates, brûlent de i parler et d'éclater. Ils ont visiblement profité d'un accès d'orgueil du maître pour se faire autoriser à une démarche inouïe, contraire à la ligne de réserve, de silence et de ruse, qui suit toujours la Russie.
Une lettre du 13 octobre 1849, datée de Saint-Pé-
2A8 LES MARTYRS
, tersbourgj signée : Un diplomate russe^ parait dans une revue. L'auteur est l'envoyé de Tempereur en Ba- vière. Le titre : La papauté et la question romaine^
^ au point àe vue de Saint-Pétersbourg.
La forme, mystique et dévote, n'en rappelle pas moins souvent, par des traits humains, demi-ironi- ques, le rude maître dont l'auteur a suivi l'inspira- tion. Sans le vouloir, ni sans s'en apercevoir peuf- élre, il prend par moments une voix dure, amère et haute, comme serait celle du puissant seigneur dont il est le secrétaire.
I/articIe est plein de mépris pour la France et TOc- cident, de pitié pour Rome, d'une méprisante pitié. « Rome, qui fut la racine de TOccideift, était encore sa dernière force. Elle succombe. La question ro- maine est démontrée insoluble, Rome était inconci- liable avec Rome, le pape et TÉtat romain ne pouvant
I plus se reconnaître Tun l'autre. Le pape est puni de Dieu pour avoir dévié de l'unité catholique^ pour avoir absorbé le centre chrétien dans V égoïsme papal
> et romain. )»
Mais si c'est là une fin, voici un commencement. Nouis aurions tort d'être effrayés. Le monde ne mourra pas encore. Elle existe, cette unité catholique qui peut tout sauver; elle est dans l'Église grecque. Celle-ci attend que la dépositaire des destinées chrétiennes de l'Occident, Rome malade et vieillie, lui restitue ce dépôt satyre.
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DE LA RUSSIE. 960
II n'est pas difficile de tirer la conclusion. Rome, condamnée par son égdisme^ va réunir la papauté latine à celle du pape de Moscou, apparemment moins égoïste. Et, comme ce pape militaire unit les deux glai- ves, temporel et spirituel, comme il peut lancer, pour apôtres, huit cent mille Russes et Cosaques, l'ordre sera bientôt rétabli dans le monde social et dans celui de la conscience.
Huit cent mille ! c'est beaucoup sans doute. Mais, quand on n'exagérerait point, cela ne dispense pas d'obéir à la logique.
Contre qui cette croisade ? contre V individualisme démocratique^ dit-on. Mais qu'est-ce, le czar lui-même et le gouvernement russe? c'est ï individualisme.
Et il y a cette différence, c'est que, si le moi répu- blicain c'est un moi inquiet, remuant, plein d'agita- tion, cette inquiétude est féconde, cette agitation pro- duit. Elle suscite incessamment la scintillation de la vie. La démocratie d'Athènes, la démocratie de Flo- rence, furent la gloire du genre humain.
Le czarisme aussi est un moi individuel ; mais que produit-il? Qui ne voit que la Russie est par lui éteinte, inféconde, comme morte? Son reposn'est pas un repos: c'est le rêve d'un homme enterré vivant. Ah ! pour par- ler du bonheur seul, et sans rien dire de la gloire, com-
m
bien lui vaudrait mieux toute l'agitation de la liberté !
Prodigieuse entreprise ! Vous ne pouvez pas seule*
ment organiser chez vous le monde de l'ordre civil, le
970 liBS MARTYRS
monde inférieur ! Et vous prétendez au monde supé- rieur de la religion ! Ennemis de la Loi, voua iroulez monter plus haut que la Loi, vous attentez au inonde de la Grâce!.. Impuissants aux oeuvres de Thomnie, alors vous vous dites Dieu.
Vous vous donnez pour Église ! Mais vous ne savez pas seulement ce que c est qu'une Église.
Oh ! une Église de Dieu, qui me donnerait de, la voir ! Le moyen âge en eut l'image infidèle, et le monde moderne y va lentement. Tout au moins la grande et prochaine révolution qui arrive nous par* mettra certainement d'en poser la première pierre, qui est la Justice.
Une Église, c'est un esprit^ — un esprit d'aniour fraternel.
Une Église, c'est une communion dans cet esprit — une communion vraie et profonde, dans une par- faite intelligence.
Une Église, c'est une civilisation, qui rayonne de cette intelligence et de cet amour.
Pas un seul de ces trois traits d'une véritable Église ne peut s'appliquer à vous. Oii est V esprit ? Vide et nul. Et la communion d'esprit? Fausse ; vous défen- dez d'instruire le peuple. Et la civilisation?,. On ne peut trouver sur le globe aucune stérilité pareille à celle de l'Eglise grecque, dans cette période de mille ans.
Mais ce qui vous interdit plus fortement ce nom d'Église, c'est l'effusion du sang, la dépense terrible, in-
DE LA RUSSIE. 27i
sensée, que v(ms faites de la vie bumaUie. Le fer, le
feu, le bâton, n'y ont pas suffi ; vous y employez les
cliniats,les éléments, les puissances meurtrières de la
nature.
Gomment toucher à l'autel avec des mains pleines
de saag I L'empereur a été à Rome en 1 846 ; il a été bien
reçu du pape ; il a été à Saint-Pierre, il a fait sa prière
au tombeau des saints.
Qu'eût fait saint Ambroise ? n'eût-il pas été debout,
à la porte pour arrêter l'empereur î N'aurait-il pas
dit : « Avant d'entrer dans le temple, daigne Votre
Majesté nous montrer ses mains. »
« Op se souvient, dit l'auteur russe que je citais tout à rheure, on se souvient de l'émotion qui accueillit à Saint-Pierre l'apparition de Vempereur orthodoxe revenu û Rome après plusieurs siècles (Tabsence. Émotion légitime ! Vempereur prosterné n^ était pas seul. ]> Etc.
Non, certes, il n'était pas seul. Et il y avait autour de lui une bien grande compagnie. Il y avait les mar- tyrs de Russie à droite, et ceux de Pologne à gauche. Les âmes de quelque cent mille hommes, ce jour-là, remplissaient Téglise ; tant de milliers qui moururent de misère en Sibérie, tant de milliers battus à mort, un peuple d'ombres infortunées, d'enfants surtout, polonais, juifs, si cruellement enlevés à leurs mères, qui ont eu la Mort pour mère et nourrice, et dont
272 LES MARTYRS DE LA RUSSIE.
on trouve les jeunes os sur toutes les routes... Ah! ceux-là étaient tous aussi, ce jour, à Saint-Pierre, et leurs voix montaient jusqu'à Dieu !
Le pape n'a pas vu, n'a pas entendu ces âmes. Et
dès lors il est jugé.
r II s'est tu. La France ne se taira pas. Elle parlera à
sa place. Gardienne de la Nouvelle Église, elle arré-
^ tera à l'entrée cet infernal Messie, qui arrive au nom
de Dieu.
Meurtrier de l'œuvre de Dieu, de sa création vivante, que venez-vous faire ici ?
Un monde commence, un monde d'humanité et de justice.
La France se tient au seuil, et vous n'irez pas plus loin. Elle dit pontificalement : « Vous n'entrerez pas. »
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES
MADAME ROSETTI
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES
MADAME ROSETTI
1848
 LIfiY (LIBËRTÀTE)
NÉB liB 18 JUIN 1848, Lt JOUR OV ^OLATA LA BivOLUTION VALAQUE.
Ton innocence, chère enfant, garda ta mère, dans les plus grands dangers, quand, elle-même sauva les forts et les vaillants, les sauveurs de ton peuple. Ta vue désarma les barbares. Sans toi, les libérateurs de la Roumanie étaient perdus, ensevelis aux déserts de la mori, aux glaces russes, d'où Ton ne revient pas.
S70 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
Puisse ta jeune patrie, née d'hier comme toi, inno- cente comme toi, la dernière née des nations et F or- pheline^ rcTî/an/^rowr^^ (ainsi rappelle un de ses fils); puisse la Roumanie, à travers tant d'orages, aborder avec toi au bon port de la Providence !
LE DAHDBB.
11 y a déjà longtemps que ce vieux roi des fleuves de TEurope, roi captif, roi barbare, aux tragiques aven- tures, s'est posé devant moi comme un sombre pro- blème, qui peut-être est celui du monde.
La première fois que nous nous rencontrâmes, j'eus une triste intuition de lui et de sa destinée.
Je descendais les hauteurs de la forêt Noire et j'en- trais dans la Souabe. « Youlez-vous voir, me dit-on, la source du Danube? » On me mène au petit jardin d'un e^-prince allemand. On me montre un petit bas-
B^BBI^BB^BWBBWIBBW^BBi^WW^WBMMBiWBBBBB^PWWWWM^^^^^â»— — — *iJBw—— ■— . « > ■ J
^ MADAME jROSETTI. 277
ksin, misérable baquet de pierre. « Regardez au fond... le voilà. »
J'avais beau regarder. A peine un faible mouvement indiquait le point d'où commence à sourdre cette grande puissance, ce géant des fleuves qui, par sept cents lieues de cours, va porter une mer d'eau douce au sein de la mer Noire.
« Triste origine ! me dis-je. Pauvre fleuve ! sujet à ta source d'une principauté sans sujets, tu t'en vas de captivité en captivité, d'obstacle en obstacle, de tyran en tyran. Durement barré sur ta route et forcé de monter au nord, tordu vers le midi à Bude, tordu vers l'ouest à Belgrade, tu mords ta rive de Servie, et tu n'en es pas moins brisé, rebrisé aux Portes de Fer. Affranchi du pont de Trajan, que te sert qu'il soit dé- truit? tu vas finir honteusement aux douanes du Qp- saque. Là, tu expires, et tes maîtres ont stipulé, chose impie ! qu'à tes fertiles embouchures, plus fécondes que le Nil, le pays serait à jamais désert!
« Tes trois peuples sont trois prisonniers. On leur a fermé les deux portes par où ce grand monde intérieur pouvait respirer, l'Adriatique et la mer Noire.
« Us te disent barbare, sauvage. Ce sont eux qui t'ont fait tel. Rien d'inhumain dans ton génie. Un carac- tère de mansuétude résignée, virile, frappe dans les images des captifs danubiens qu'on voit au Musée du Louvre. Et les bustes gigantesques des hommes de Dacie que conserve le Vatican, majestueusement che-
16
velus comme les monts des Carpathes, ont la doiî'' ceur du noble cerf qui erre aux grandes forêts. Ton génie est bien plus encore dans les graves mélodies qui se mêlent au bruit de tes flots et suivent toD cours. L'âpre douceur des chants du pasteur serbe, le rhythme monotone du batelier, le refrain du Rou- main et du raïa bulgare, tout se fond dans une vaste plainte, qui est comme ton soupir, ô fleuve de la cap- tivité !
(x Qui a souffert, si ce n'est toi ? qui a porté le grand combat du monde, lé choc alternatif du nord et du midi, guerres de races, guerres de nations et guerres de religions ? Que de carnages et de supplices ! »
Mais l'étemel supplice, c'est la fluctuation et Tin- certitude du sort, c'est la misère et Tavanie. Quand le patient raïa a desséché, fertilisé, on vient lui prendre sa terre; il recommence à côté. On a vu en une fois trente mille familles bulgares émigrer de la rive tur- que et passer en Valachie, de la misère ^ la misère. Ils fuyaient l'avanie fantasque ; mais qu'est la Vala- chie ? l'avanie permanente.
Par une dérision singulière des lois que nous croyons imposer à l'histoire, le temps, qui améliore, dit-on, partout, ici a toujours empiré. Avant-garde jadis du grand empire romain et bien-aimée colonie de Tra- jan, puis petit royaume barbare, belliqueux, héroï- que, et l'une des barrières de l'Europe, la Roumanie désarme et perd son institution militaire quand l'Eu-
MADAME ROSETTI. 279
rope a formé la sienne. Elle en est au seizième siècle à disputer la liberté civile ; le servage y commence quand TOccident ne connaît plus de serfs. Une consti- tution libérale lui vient, pour comble de misère, la liberté, pour payer double impôt. Dernier bienfait qui extermine, l'amitié de la Russie.
li
LA ROUMANIE.
Peuples de l'Occident qui, depuis si longtemps, loin de la barbarie, cultivez les arts de la paix, gardez toujours un reconnaissant souvenir pour les nations orientales qui, placées aux frontières de l'Europe, vous ont couverts et préservés du déluge tartare, des armées des Turcs et des Russes ; n'oubliez pas tout ce que vous devez à la Hongrie, à la Pologne, à l'infor- tunée Roumanie,
Ces peuples ont souvent arrêté les barbares, sou- vent les ont lassés. Même vaincus, ils vous servaient encore, usant la rage des ennemis de Dieu à force de souffrir.
Gomment appellerai-je la Roumanie, les Yalaques
MADAME ROSETTI. 281
et Moldaves? la nation sacrifiée, La Hongrie, la Polo- gne, ont eu du moins la gloire de leurs souffrances, leur nom a retenti par toute la terre. Les peuples du bas Danube ont à peine obtenu l'intérêt de l'Europe.
Huit millions d'hommes de même langue, de même race, une des grandes nations du monde, passaient inaperçus I Pourquoi? C'est le fond même de leur mi- sère ; battus d'une mer orageuse de cent peuples di- vers, changeant toujours de maîtres, ils lassaient l'at- tention, ils troublaient le regard de leur apparente mobilité. Le vertige venait à considérer leur histoire, comme le voyageur qui, assis au bord du Danube, contemplant son cours orageux, voudrait fixer des yeux, saisir, compter la vague qui toujours va mon- tant sur la vague, puis las, découragé, détournerait les yeux, plaignant son travail inutile.
Le flot varie sans cesse, le fond ne varie pas. La Roumanie, de Trajan jusqu'à nous, se reste fidèle à elle-même, fixe en son génie primitif. Peuple né pour souffrir, la nature l'a doué de deux choses qui font du- rer : la patience, l'élasticité, qui font que, toujours courbée, toujours elle se relève. Ne la comparez pas aux monuments romains, aux voies éternelles qui sil- lonnent son territoire. C'est plutôt la résistance, la forte et souple résistance des digues de fascines où l'O- céan se brise; il aurait emporté des digues de granit.
Le fond de cette résistance n'est point la sombre acceptation du mal, le triste fanatisme de l'autre rive
16.
282 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
du Danube, cette mort du cœur qui a stérilisé le inonde musulman : non, c'est un principe vivant, l'amour obstiné du passé, le tendre attachement à cette infor- tunée patrie, qu'on aime plus, plus elle est malheu- leuse. Le Roumain ne la quitte jamais que pour y re- venir. 11 garde, invariable, tout ce qui lui vient de ses pères, l'habit, les mœurs, Ja langue, et son grand nom surtout : Romains ! Noblesse bien prouvée. Leur lan- gue est toute latine ^ Le laborieux génie des patieates légions qui ont couvert le monde de leurs travaux re- vit dans cette grande colonie de TËmpire. Le colon italien a épousé la fille et la sœur du Danube; mais c'est le premier élément qui domine dans ce mélange. Si le Yalaque n'a pas l'élan, la furia hongroise, il a la fixité, l'opiniâtreté des légions antiques. C'est un pro- verbe roumain (digne de Rome) : a Donnez, jusqu'à la mort! — J5d, pe moarte, »
Les souffrances inouïes de ce peuple, les durs et brusques changements surtout qui ont troublé sa des- tinée, n'ont guère permis à sa poésie de prendre Tes- sor. Pour art, il a eu ses soupirs, des mélodies tou- chantes et d'un charme mélancolique. Comme tout peuple d'origine italienne, il est sensible à la couleur.
*■ Ce sont visiblement les frères de Tltalie et de la France. Une conformité qui étonne, c'est que plusieurs des mois valaques ont des noms analogues à ceux de notre calendrier républicain. Mai s^âppelle, chez eux, floréal; octobre brumarchi ou le petit bru- maire; novembre, brumaru ou le grand briunaire.
MADAME aOSËTTI. 283
Les égUseg, surtout chez les Valaques transylvains, sont toutes peintes de la main des peintres paysans. Leurs lits sont peints; leurs selles et le joug de leurs buffles le sont également* Le coffre que la femme ap- porte au mariage, Télégante tunique qu'elle brode elle-même, offrent dans leurs ornements peints la plus frappante ressemblance avec les plus anciennes mo« saîques romaines.
Leurs danses sont romaines aussi, et leurs jeux ceux de l'antiquité. C'est un peuple élégant, d*élocu- lion facile, et qui parle à (nerveille. Nulle différence d'idiome du paysan au lettre ; à vrai dire, c'est comme en Italie, il n'y a pas de peuple, ou, si l'on veut qu'il y en ait, l'élégance et la distinction se trouvent surtout dans les campagnes, Un de mes amis, né Français, Hongrois de cœur, nullement suspect de partialité pour les Valaques, trouvait chez eux (dans k Tran- sylvanie) je ne sais quoi des bergers de Virgile.
Leurs mœurs sont très-faciles et trop peut-être. Cela est vrai, du moins, des villes, spécialement des capi- tales, nïélange d'étrangers corrompus. Il n'y a pas de meilleur peuple, à cela près, ni plus aimable, ne se plaignant jamais, remerciant toujours, quoi qu'on fasse pour eux. La douceur, la tendresse du cœur va- laque, se révèlent en leur langue, pleine de diminutifs gracieux, caressants. Elles sont plus sensibles encore dans leurs actes et leur vie habituelle. Il se commet intiniment peu de crimes en Roumanie, et la peine de
284 PRINCIPAUTES DANUBIENNES.
mort a pu y être abolie depuis longtemps. Jamais, tant qu'elle fut appliquée, on ne pouvait trouver de bourreau dans le peuple ; on appelait des étrangers.
Leur aimable hospitalité accueille, cherche, pré- vient l'inconnu. Dans plusieurs des contrées ?alaques, ils ont la touchante coutume de déposer au bord des routes des vases remplis d'eau pour le voyageur qui pourrait passer. Entrez dans cette cabane. Une belle femme qui filait vient au-devant de vous,. elle vous sa- lue gracieusement dans son charmant langage anti- que. Elle quitte tout, s'empresse, vous reçoit comme aurait fait une lîlle, une sœur au frère bien-aimé de retour. Elle court à la fontaine, et, selon les anciens usages, vous offre apa nHnceputa^ l'eau pure à la- quelle nulle main n'a touché. Vos mains lavées, elle jette dessus cette toile brillante de paillettes d'or qu'elle fit pour son mariage, pour en parer lé cou de celui qu'elle aimait. Elle offre tout ce qu'elle a, sa meilleure crème, ses fruits réservés pour un fils absent; l'étran- ger est bien plus : c'est l'envoyé de Dieu.
« Ah! si mon mari était là, i] vous mettrait dan3 votre roule ; il serait voire guide. Il est bien loin dans la montagne. — Pourquoi si loin? — Hélas! je ne l'aurais pas dit... Le propriétaire est bien dur; nous ne pouvons payer, si nous ne menons nos bestiaux paître au loin, parmi les rochers, dans les terrains sans maîtres... Et, par-dessus, le Cosaque est venu, il a volé nos foins; la pauvre vache, l'hiver, vivait d'é-
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MADAME ROSETTI. 285
corce d'arbres... lis onl tué nos bœufs; pour labourer, il a fallu nous atteler nous-mêmes. »
Trop douloureuse histoire, tant de fois renouvelée! fatalité pesante!.... Le maître a pu changer, mais la misère jamais. Jadis d'innombrables troupeaux, des millions de moutons, de bœufs, passaient en tribut le Danube. Ils restent aujourd'hui dans le pays, mais pour le maître seul. Qu'y a gagné le paysan? L'ordre est entré dans Tadministration, le fisc a mieuxtompté. . . mieux pressuré le laboureur. Un affreux proverbe va- laque était celui-ci : pour le cultivateur qui n'a pu payer, le fisc mettait au registre : « Nous V avons passé au piment, » Le malheureux, mis dans la cheminée au-dessus d^m réchaud allumé et couvert de piment, y restait vingt minutes. Devenu violet, hérissé, pres- que mort, on le tirait de là, on le prononçait insolva- ble , ou , pour dire comme le percepteur : Secoué^ tondu ras et tordu à sec.
Telle est l'effroyable barbarie avec laquelle on a si longtemps traité le peuple le plus patient et le plus doux du monde.
Hommes de toute nation, de toute opinion, lisez la belle et noble proclamation de la révolution de Yala- chie en 1848 ; voyez la modération incroyable, la clé- mence dont elle fit preuve, les ménagements qu'elle garda pour tous; vos yeux, nous en sommes sûrs, n'iront pas jusqu'au bout sans s obscurcir de larmes. Et cette révolution si douce fut fortement fondée.-
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286 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES
Elle est au cœur du peuple maintenant et n'en sortira plus. Elle a sa racine en ceci que, non-seulement la liberté lui fut donnée, mais la propriété : la terre au paysan^ une pièce de terre suffisante pour sa famille. Dans une contrée, inculte encore en grande partie, on peut donner à tous sans ôter à personne.
Ces immenses prairies désertes qui surprennent le voyageur de leur incroyable richesse, de la variété d'un prodigieux tapis de fleurs, sont le seul pays en Europe qui rappelle la grandeur des sites américains. Des mi- grations nombreuses pourraient s*y faire, sans passer rOcéan; des peuples viendraient s'y asseoir, et il y aurait place encore. L'homme seul, la barbarie des guerres, le cruel calcul des tyrans, ont pu y créer le désett, y rendre inutile, sans la décourager pourtant, la maternelle bonté de la nature.
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LA AÉTOLUTION VALA'QDB BN 1848t
C'était le 18 juin 1848. Madame Rosetti était dans les douleurs d'un premier enfantement. Son mari, au pied de son lit, attendait, plein d'anxiété, d'impa- tience; il regardait sa montre. Sa femme savait pour-* quoi : à six heures devait se faire le premier pas de la révolution.
Rosetti devait accompagner deux amis qui partaient pour soulever le pays. La patrie l'appelait. Il était re- tenu par les cris de sa femme. Non moins inquiète du retard, elle voulait puissamment qu'il fât libre. Il le fut. L'enfant était né! « Dieu merci!.. Embrasse-le^ et pars! » jplles furent ses premières paroles; elle
2K8 PIUNGIPAUTËS DANUBIENNES.
sourit de bonheur, quoique le premier baiser quelle reçut comme mère fût un baiser d'adieu.
Fixée au lit, dans ce moment de trouble, immobile et ne pouvant rien, elle souffrait beaucoup et se tai- sait. Elle n'était pas seule, et ne pouvait pas même suivre son mari en esprit. Sa chambre était ouverte, les visites arrivaient; de compatissantes amies ve- naient curieusement, regardaient, observaient. Cette chambre, cet appartement, c'était, on ne l'ignorait pas, le vrai foyer du mouvement, c'était la France à Bucharest, et la France de Février. Les actes de Paris, ses brûlantes paroles, avaient eu leur écho dans le salon de Roselti. Cette naissance même et ce berceau effrayaient comme augure : Tenfant, cette Liby qui semblait innocente, fallait-il s'y fier? N elait-ce pas la révolution?
La tyrannie avait un œil ouvert sur madame Bo- setti, un espion dans sa chambre, qui ne la quittait pas. Dans ces moments d'un premier accouchement, où la jeune femme aurait besoin des soins et des bras maternels, une étrangère la soignait, mais pour la dé- noncer. Pas un mouvement, pas un soupir, qui ne fût noté : une femme s'échappait par moments et courait dire à la princesse ce qu'elle avait vu ou soup- çonné.
La révolution éclata à Bucharest le 23 juin, la veille même du jour où celle de Paris périt étouffée dans le sang, périt, et non pas seule! Les libertés re-
MADAME ROSETTI. 289
laissantes de toutes les nations de l'Europe en reçu- rent l'affreux contre-coup !
Le 22 avait été un jour brûlant, d'excessive cha- leur. La nuit, l'accouchée, dans son lit, entendait d'étranges bruits, des clameurs et des sifflements, des décharges lointaines, sans savoir si c'était l'orage ou la révolution. Tout à coup [les fenêtres s'ouvrent à grand bruit ; les vitres se brisent, les rideaux volent. La mère, saisie, serre son enfant. Une trombe avait rasé la ville, le grand souffle de Dieu ! les âmes des ancêtres? ou celle de la patrie nouvelle? La Roumanie naissait dans les tempêtes.
\]n matin, une dame, une amie véritable, trop in- struite de la vérité, entre et dit : « Rosetti devrait bien se cacher. » Un bruit d'armes, d'éperons se fait bien- tôt entendre. Un ami entre, pâle : « Rosetti est arrêté ! » A ce coup, elle ne fit paraître aucune émotion ; elle serra, croisa ses deux mains sous sa couverture. Oii lui apporte à boire ; elle boit lentement. Ceux qui l'observaient n'aperçurent nul trouble, nul signe de crainte.
Elle se contint ainsi tant qu'elle eut dos témoins suspects. Le soir, deux serviteurs entrèrent, vieilles gons attachés dès longtemps à la maison des Rosetti : un Albanais, une vieille nourrice. Us regardèrent, avec des yeux pleins de larmes, le portrait de la mère de Rosetti, morte naguère; l'accouchée avait mis ce
V^Hrait au pied de son lit, pour la voir pendant ses
il
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200 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
douleurs et s'encourager de cette vue. — «Ah ! que Diqu a bien fait, disaient-ils, de prendre avec lui notre bonne dame, avant qu'elle ait vu de telles choses ! » A ces paroles touchantes, madame Rosetti ne put plus résister... son cœur s'ouvrit ; des larmes abondantes lui vinrent, la soulagèrent, après ce grand effort.
La révolution eut lieu, on le sait, par le bon cœur du peuple, qui ne put laisser dans les fers ceux qui s'étaic nt risqués por.r lui. Il força les prisons. Voilà Rosetli libre; il revenait chez lui, rassurer, consoler sa femme. Un homme tout défait l'arrête dans la rue; c'est le gendre du prince : « Sauvez le prince, dit-ii, le peuple menace sa vie. n Rosetti, au fond du palais, le trouve pâle et tremblant, prêt à faire, à dire, à si- gner tout ce qu'on lui présente. Il signe, et de grand cœur, l'acte des libertés du peuple. Il prend pour ses ministres les hommes de la révolution.
Mais la peur succède à la peur. Le consul de Russie lui montre les armées du czar qui vont fondre sur lui. Il veut fuir, il abdique. (< Les portes sont ouvertes, dit Rosetti, c'est moi qui vous sauverai. » Le jour , même, en effet, à travers un peuple frémissant, Ro* setti l'emmenait en voilure. Le soir encore, il fît partir le ministre délesté du prince, plus haï que son maître. Mais, cette fois, le peuple était furieux ; on ne pouvait le payer de paroles : « Qui l'a sauvé? qui Ta sauvé?» C'était le cri général qui courait partout : « Trahison ! » Rosetti paraît au balcon, et dit froidement : « Qui l'a
MADAME ROSETTI. 291
sauvé?.. C'est moi !» 11 y eut un moment de silence. Puis, un tonnerre d'applaudissements s'éleva de la place ; le peuple fut reconnaissant de trouver «n son chefsa pensée véritable, sa meilleure volonté, obscur- cie un moment par la vengeance et la fureur.
11 avait bien gagné cette fois de revoir sa famille, Tenfant, la jeune mère, cette femme courageuse, ado- rée. 11 traversa les rues, pleines d'une population at- tendrie, sous une pluie de bénédictions et de fleurs. Les fleurs sont rares à Bucharest. CKacun n'en a que ce qu'il cultive à sa fenêtre. Une femme, transjiorléc, réunit son jardin en une seule couronne aux trois couleurs françaises et Toffrit à Rosetti. « Tiens, dit-il en la déposant sur le lit de sa femme; toi aussi tu l'as méritée. »
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LA TRAHISON.
La voilà née, cette révolution brillante et pure! Mais combien en péril I L'ennemi de toutes parts... Les Turcs, les Russes, les Autrichiens, ne vont-ils pas s'abattre sur ce pays infortuné, sans défense naturelle, sans forteresses, tant de fois ouvert à l'ennemi !.. Où est la France? Ah! la France est bien loin... Elle- même se cherche, après les jours affreux de Juin, et elle ne peut plus se trouver.
Pendant que la révolution valaque regarde d'où viendra l'ennemi, elle l'a en elle-même. Une réaction militaire se fait dans Bucharest, sur le faux bruit de l'arrivée des Russes. Le gouvernement, entre ces deux périls, se retire aux montagnes, seules forteresses où
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MÂDÂUE ROSETTI. 295
Ton puisse tenir. Heureusement le peuple ne f entend pas ainsi. Perdre en un jour toutes ses espérances, ses lois nouvelles et les hommes qu'il aime!.. Sans chef, il prend les armes ; d'un rapide effort il renverse la réaction russe Qt les amis de l'étranger. C'était le 12 juillet; madame Rosetti, qui n'avait pu suivre son mari, qui écoutait, dans une extrême anxiété, les bruits terribles qui remplissaient la ville, entend avec transport les cris vainqueur^ du peuple. Elle fait venir une voiture, ne marchant pas encore ; elle prend Liby dans ses" bras et se lance dans cet océan d'hommes armés. Une foule compacte ne permettait pas d'arri- ver au palais. Un des plus jeunes chefs, Bratanio le jeune, haranguait au balcon. La voilure est saluée, entourée, assiégée, presque écrasée. Madame Rosetti se fait donner des ciseaux, et découpe, pour toute la foule, la précieuse écharpe bleue, or et rouge, que son mari porta aux premiers jour de la révolution, qu'elle avait serrée jusque-là et réservée pour ses enfants.
Moment sublime d'héroïque fraternité, d'une joie grave et non sans ombre!.. On voyait l'avenir. L'en- nemi arrivait tout à l'heure. Cette femme qui ap- portait son enfant, elle-même, à la patrie, elle eût voulu donner des armes, et elle n'avait qu'un drapeau à donner, un drapeau coupé entre tous ; elfe en distri- buait les fragments, comme on jette des fleurs aux martyrs.
^m PRINCIPAUTÉS DAI^UBIENNES.
Un spectacle inouï s'offrait aux regards. Ce n'était pas seulement fiucharest et la ville, mais les cam- pagnes tout entières avaient avidement saisi la déli- vrance. La liberté y fut non-seulement adoptée, mais comprise. Les adresses innombrables, les discours, les observations que les paysans transmirent au gou- vernement, et que peut-être on publiera un jour, témoignent de la vive intelligence de ce peuple long- temps dédaigné, de sa naïve sagesse. Un fond admi- rable de vie subsistait sous l'oppression, cachée par l'excès des misères. Tout cela s*éveille un matin. Le pays tout entier se met en mouvement. Des lieux les plus sauvages apparaissent des foules. On eût dit que les pierres, tout à coup debout, animées, s'étaient changées en hommes. Un déluge vivant descendait au midi vers Bucharest et le Danube.
La Russie, très-bien informée, ne jugea point à pro- pos de hasarder ses troupes. Un peuple en ces mo- ments, fut-il sans armes, est une force énorme, une puissance illimitée, comme celle de la nature ; toute armée se briserait contre. On employa la trahison.
Et d'abord, on cacha la main de la Russie. Nulle part l'uniforme détesté n'apparut. Les Cosaques, la lance en arrêt, restèrent à la frontière. On fit entrer les Turcs. 'L'armée turque vint, mais en amie ; elle avança, négociant, demandant qu'on effaçât telle chose de la constitution, qu'on ajoutât telle autre. Dans cette armée, près de ses chefs, et pour les surveiller,
MADAME ROSBTTI. 205
se trouvait le vrai chef qui menait loiit, le général russe Duhamel, le tyran naguère de la Valachie.
La plaine deBucharest offrait un speclacle extraor- dinaire. D'un côté, l'armée turque, suspendue sur la ville comme un nuage sombre, qui ne laisse pas voir ce qui est dans ses flancs. Est-ce la grcle, ou la pluie fécondante ? D*autre part, cent cinquante mille Vala- ques couvraient la plaine, grand peuple, qui venait, plein de confiance, s'enlendre avec ses magistrats, et baiser les pieds de la Liberté. Sa statue colossale or- nait la grande place. Ils voyaient les Turcs de bon œil, comme amis, comme défenseurs. Ces amis, en effet, veulent voir de plus près les chefs du peuple, Rosetti et les autres, aviser avec eux sur ce qui est à faire : on les prie de venir au camp. Ils y vont, et la réception fraternelle qu'ils y trouvent, c'est de se voir enve- loppés d'un triple rang de baïonnettes. Le Russe, assis près du pacha, leur indiquait assez qu'ils étaient lombes dans la toile de l'horrible, araignée du Nord.
A ce moment, madame Rosetti, sa Liby dans les bras, avec les dames de la ville, était au milieu de la plaine ; elle distribuait du pain aux paysans. Ce peu- ple immense, qui campait là, souffrait beaucoup et du défaut de vivres et du froid des nuits, bivouaquant sous le ciel dans cette saison déjà froide aux plaines du Danube (25 septembre). N'importe, ils restaient là, avec une patience admirable. Leur instinct leur
290 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
disait qu'ils devaient, à tout prix, veiller, défendre pcut-èlre leurs libertés naissantes.
Un violent tumulte s'élève, la foule tourbillonne, plusieurs arrachent leurs bonnets, leurs cheveux. Trahison ! Ils voyaient au loin de toutes parts les es- cadrons des Turcs qui marchaient sur la ville, pour enirer par toutes ses portes. Elle aussi, elle veut rentrer, donner l'alarme ; un cavalier turc l'en empêche, ar- rête ses chevaux; elle montre Liby ; le Turc lâche les rênes. Elle rentre, elle crie, elle appelle ses femmes ; déposant son enfant chez elle, à la garde de Dieu, elle veut courir seule au palais du gouvernement. Les Turcs étaient déjà partout; des scènes hideuses de pillage se voyaient à chaque maison. Un ami la ren- contre, l'arrête : « Où courez-vous? Les membres du gouvernement qui restaient ont eux-mêmes empêché le peuple de combattre... » Malgré cette défense, le corps des pompiers de Bucharest refusa de se rendre ; une heure entière, cent cinquante hommes tinrent contre douze mille ; ils tuèrent une foule de Turcs, et, périssant eux-mêmes, sanctifièrent leur jeune drapeau de leur sang.
La position de ces misérables pillards n'était nulle- ment sûre dans Bucharest. II y avait toujours là, à la porte, un grand peuple indigné et sombre, qui ne s'en allait pas. Le lendemain de l'invasion, un homme co- lossal entre chez madame Rosetti, malgré ses domes- tiques. Ce géant, les bras nus, ceint de Técharpe des
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MADAME ROSETTI, 297
YalaqiieSf s'était signalé dans le combat. « Madame, lui dit-il, laissez-nous faire; nous ayons enterré des armes et des drapeaux ; nous sommes deux mille hom- mes bien résolus ; nous tomberons sur le camp ; nous les délivrerons. » Mais elle recevait en même temps, par le consul anglais, la parole du commandant turc, qui affirmait que, sous trois jours, ils seraient déli- vrés.
Au troisième, on ne peut les délivrer encore. Mais demain, à midi, ils partiront pour la frontière hon- groise avec des passe-ports et une escorte pour qu'ils
n'aient rien à craindre des surprises des Russes. Le matin, bien avant midi, elle retourne au camp... Plus de camp, plus de tentes; tout a disparu par enchan- tement; la place est vide et la plaine déserte. Une sen- tinelle turque était là seule, et sans rien dire, de la pointe de sa baïonnette derrière l'épaule, montra le chemin de Turquie, le midi et non Test. Ce fut un trait de lumière ; elle comprit, malgré tous ses amis, malgré les assurances renouvelées du consul anglais, qu'on ne les menait pas à la frontière hongroise, mais bien vers le Danube, que la Russie défendait aux Turcs de tenir leur parole, et les constituait geôliers de ses ennemis.
Tout le jour, elle achève à la hâte la vente de ce qu'elle a de précieux, reçoit des dons, des pleurs de ses amies. Elle quitte, pour toujours, cette maison ai- mée, ce cher foyer de la famille, qui fut celui des li-
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298 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
belles d*un peuple. Elle s'en va, le soir, n'emportant rirn que ses habits, un manteau pour couvrir son en- fant ; de longtemps elle ne devait, dans la poursuite de ses chers prisonniers, habiter sous un toit. Liby, si jeune, pour maison, pour berceau, n'eut que le manteau de sa mère.
MADAME ROSETTI POURSUIT ET REJOINT LES PRISONNIERS.
Un seul homme raccompagnait, et c'était un dan- ger de plus. Elle emmenait, déguisé, avec elle, un pro- scrit qu'on cherchait partout, celui en qui on redoutait l'esprit le plus rare chez ces races, la fixe volonté ; celui qui, dans sa tête somhre, sous sa forêt de cheveux noirs, couve, toujours silencieux, la résolution immuable, l'inextinguible flamme, témoin vivant des origines romaines de ce peuple, — C'est l'aîné des Bratanio.
Il la quitte bientôt, sentant combien sa tête, si con- nue et si cruellement poursuivie; aurait aggravé son péril.
Donc seule, la nuit entière, sous une violente pluie, elle alla, navigua à travers les steppes inondés et sans roule. Les cataractes du ciel s'étaient ouvertes; le
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303 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
sauvage Danube, soulevé en nuées, retombait en tor- rents. La nature semblait faire la guerre à celte pau- vre femme errante, à l'enfant innocent. — En réalité, elle les servait. — Cette pluie protégeait le voyage; on no rencontrait personne ; on n'eût pas soupçonné l'in- vasion de deux armées barbares; les plus barbares, les Russes, étaient entrés !
L'émotion, le froid, la fatigue, avaient tari son sein. Liby criait; ses cris navraient sa mère. On change de chevaux à une misérable cabane; une paysanne en sort : « Eh ! madame, donnez-moi l'enfant, il prendra de mon lait. » Douce consolation ! de trouver au dé- sert, dans cette nuit glacée oii le ciel semblait impi- toyable, l'aimable hospitalité, la chaleur du cœur ma- ternel!]
Au matin, elle voit enfin le fleuve immense, et au delà la rive, une petite ville turque. Son cœur ne l'a- vait pas trompée. Un bateau de guerre était à l'ancre, au milieu du Danube, et contenait les prisonniers*. Un homme était sur le rivage; elle s'adresse à lui; c'était, par grand bonheur, le médecin du chef turc
^ Ce bateau, arche sainte du naufrage d'un peuple, contenait son gouvernement, sa littérature (en partie), son âme et sa pen- sée, espérons-le, son avenir!.... des politiques, des historiens, des professeurs, des magistrats, des poètes, des économistes, etc. : Aristra, Balcesco, Bpliac, Balmliniano, Jean Bratiano, trois Go- lesco, Gradistiarto, Jonesco, Ipatesco, Inagoveno, Rosetli, Voi- nesco, Zane.
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de la ville voisine. Par lui, elle demande à partager la captivité de son mari. Demande refusée, heureuse- ment : enfermée avec eux, elle n'aurait guère pu les servir. Elle les verra seulement. Une barque était là, avec sept Turcs, qui pouvaient mener au bateau. Trompée par les Turcs tant de fois, elle avait sujet d'hésiter. N'était-ce pas un leurre, une cruelle déri- sion? Ces Turcs, barbares et corrompus, respecte- raient-ils la jeune femme qui venait seule à eux? Loin du rivage et de l'autorité, ne se feraient-ils pas un jeu du plus cruel des attentats? Elle ne s'arrêta à nulle de ses idées ; elle mit Liby sur sa poitrine ; ar- mée d'elle et cuirassée d'elle, forte de son enfant, elle se mit hardiment dans la barque, et elle. n'y trouva que respect.
Elle est enfin sur le ponton, elle voit ses amis ; elle met son enfant dans les bras de son père ; elle donne à tous les proscrits des nouvelles des leurs, une ligue à chacun, des messages d'affection. Rien n'était plus misérable que leur situation : nourris de quelques oignons secs et de biscuits de mer, couchant sur les boulets, mal abrités de Pair, presque sans vêtements (ils étaient tels que la trahison les avait trouvés au camp des Turcs); plusieurs ont gardé des douleurs, des maux de poitrine, dont rien n'a pu jusqu'ici les guérir*.
' L'un d'eux et des plus regrettables, M. Blacesco, n'a plus fait que languir. Nous venons de le perdre. C'était un érudit de pre-
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302 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
On les menait vers Orsova, première ville de llem- pire d'Autriche, où les Turcs assuraient qu'ils seraient délivrés. Madame Rosetti les devance. Elle les y at- tend. Mais quelle longue attente! Cette traversée de trente-six heures, ils la firent en trois semaines. Re- morqués contre le courant par des hommes à pred, ils avançaient à peine. Parfois on s'arrêtait tout un jour au milieu du fleuve. Ce retard étonnant ne s'ex- plique que par une chose. La Porte négociait à Péters- bourg; peut-être alléguait-elle la parole donnée; on attendait des ordres^ ce que déciderait la clémence connue de la Rudsie.
Dans ce retard si long, madame Rosefti se consu- mait d'impatience, formant mille vains projets, les yeux attachés tristement sur ce grand fleuve indiffé- rent, qui roulait et roulait toujours sans lui rien ap- porter de ce qu'elle brûlait de savoir. Elle eut pourtant une consolation : un ami dévoué vint la rejoindre, un Hongrois, mais Roumain de cœur, un héros d'amitié. Rosenthal, artiste distingué, avait improvisé à Bûcha-
inier ordre, et pourtant un esprit pratique, très- net, très-lumineux. Il eût été le grand historien de son pays, et sans nul doute un de ses chefs les plus sages. Je ne connais rien de meillewr jusqu ici sur ce sujet, rien de plus instructif, que sa brochure intitulée ; Question économique des principautés danubiennes, chez Char- pentier, Palais-Royal (galerie d'Orléans). Ce petit livre fut écrit en 1850,. et dans Thypothèse où le- pays ne pourrajt s'affranchir qu'avec Taidede la Porte. La question est montrée de profil, tttd\s avec une rare netteté.
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rest la Liberté qu'adora tout un peuple. Fugitive dans son plus touchant symbole, dans Liby et sa mère, la Liberté trouva en Rosenthal un compagnon fidèle.
Puisse ce soutenir fonder l'alliance nouvelle entre les deux grands peuples qui pour un moment se sont méconnus I Ce cher trésor de la patrie roumaine eut
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pour défenseur un Hongrois.
Un jour, assis sur une pierre, le fleuve sous les ^eux : « Que ferez-vous? dit Rosenthal à son amie rê- veuse. — Je les suivrai partout, et je partagerai leur sort. — Mais quoi ! un tel voyage pour une faible femme qui allaite un enfant, à travers ces pays barba- res, ces routes dangereuses I » Il énuméra les raisons par lesquelles on pouvait combattre son projet, et la trouva inébranlable, ce Je pensais comme vous, dit-il, mais j'ai voulu vous éprouver. Et moi aussi, je vous suivrai partout. »
Rare, touchante fidélité d'une amitié si pure ! Ce frère et cette sœur, unis de cœur, dans un tel dévouement, qui les séparera dans l'avenir^ ?
Ils n'attendent plus. Ils partent, louent une petite
1 L*infortuné a sauvé ses amis, mais pour tomber plus tard lui-même dans les mains de l'Autriche. Il s*est tué, ou on Ta tué. Ce Hongrois, ce Yalaque.... ah ! disons aussi ce Français, est un deuil commun pour trois peuplés. Un excellent tableau reste de lui, d'une jeunesse, d'un charme incroyables; il représente la Roumanie dans le champ de la Liberté, où cent mille hommes entouraient la tribune.
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SOI PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
barque, se lancent sur le grand fleuve. Ils rencontrent bientôt un bateau à vapeur. Le capitaine illyrien leur témoigne un vif intérêt, il a rencontré les prisonniers la veille, il les a vus passer près de Yidin. Demain, pro- bablement, ils quitteront les pontons pour franchir la Porte de Fer, ce dangereux passage du Danube ; ils passeront à Sem, et sans doute on pourra les voir. Madame Rosetli obtient sur le bateau quelques habits valaques; elle se déguise en paysanne pour approcher plus aisément. Sous ce costume, qui garantissait mieux des froids brouillards d'octobre dont le fleuve se cou- vre au matin, glacée, mais non de cœur, serrant son enfant dans ses bras, elle fuit la rive turque, les yeux fixés sur une forteresse qui la domine au loin. Quoi- que à grande distance, elle voit, elle distingue les prisonniers qu'on fait monter au fort.
Les forteresses turques sont misérables, et leurs garnisons encore plus. Ce sont de vieux logis croulants et délabrés qu'habitent des fantômes. Leurs tristes gardiens semblent les spectres d'un empire en ruine. « Ces forteresses, disait-elle, je les aurais prises moi seule. » ^
Elle rôdait autour, sans perdre de temps, s'enqué- rait, s'ingéniait. Enfin, elle fait si bien, qu'elle obtient de les voir. Elle monte. Ils étaient avertis, ils atten- daient; tous étaient aux créneaux. Sa seule apparition semblait avoir changé leur fortune ; ils se croyaient libres déjà, et criaient : « Vive la République ! »
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MADAME ROSETTI. 505
Depuis longtemps sans communication, sans jour- naux, sans nouvelles, dans leur misérable prison flot- tante, ils avaient gardé leur espoir, leur sérénité même. Tout leur semblait parler de délivrance. Vrais enfants de la France, ils n'avaient pas le moindre doute qu'ellp ne \înt à leur secours, ne traversât l'Europe, le monde, s'il l'eût fallu, pour les délivrer.
Combien plus de soleil virent-ils, d'azur au ciel, quand parmi eux s'assit cet ange d'espérance!
La scène était louchante, et personne n'y eût résisté. Le flegme des Turcs n'y tint pas. Ils se mirent tous de la partie, et la joie fut commune. L'un d'eux pleu- rait. La sombre forteresse humide où l'herbe croît au milieu des chambres avait pris comme un air de fête pour recevoir une telle femme, et elle s'illuminait de son regard.
« Comment vous faisiez-vous entendre de ces Turcs, de tant de populations qu'il vous a fallu traverser? » A cette question que lui font ses amis, elle répond tou- jours : c( Je n'en sais rien ; je parlais la langue que Dieu m'inspirait, et ils me comprenaient toujours. »
Qu'elle avait bien raison de dire qu'à elle seule elle aurait pris ces forts ! Celui-ci déjà s'était rendu , et elle y était maîtresse. Les Turcs lui offraient leur repas, la servaient, allant chercher du lait pour son enfant. Ces vieux soldats farouches, les voilà changés en nour- rices ; ils s'emparent de l'enfant, le bercent, et Liby s'endort dans leurs bras.
VI
L^éVASION (OCTOBRB 1848).
La France, si malade en elle-même, était vivante au fond de ce fort turc; elle rayonnait sur le Danube dans le cœur de ces étrangers. Son secours attendu faisait leur joie. Les vents leur en parlaient. Et si un sonfOe de Touest venait jusqu'aux créneaux, ils allaient voir si ce n'était pas un bruit de nos armées en marche.
Leur confiance baissa malheureusement, quand un de ces Turcs, devenu leur ami, dit à l'oreille de ma- dame Rosetti ce seul mot : Bosnia. Il comprirent que la longue hésitation de la Porte était finie, qu'elle allait obéir aux Russes, enfermer les captifs dans un fort de Bosnie et les leur garder là.
Il faut donc se hâter, trouver dès demain, s'il se
MADAME ROSETTI. 307
peut, un moyen d'évasion. Ils conviennent que le len- demain, en passant devant Orsova, ville, valaque de l'empire d'Autriche, au moment où les barques ap- prochent du rivage, ils sauteroirt à terre, invoqueront le secours de la population valaque. Madame Rosetti les devance à Orsova, et elle apprend que la tentative échouerait. Le gouverneur autrichien de la ville est dévoué aux Russes ; loin de favoriser l'évasion, il y mettrait obstacle ; ressaisis, leur captivité n'en serait que plus dure et plus difficile à briser.
Gomment les avertir? Madame Rosetti y parvint. Avec une présence d'esprit admirable, quand elle les vit tous sur les ponts de leurs barques, déjà prêts à sauter, elle tend sa petite Liberté à son père et leur dit : « Ne la prenez pas avant que je ne vous la donne. » Ils comprirent et ne descendirent pas.
Ce n'était pas dans une ville comme Orsova, et sous l'œil des autorités, qu'une tentative pouvait réussir. Il fallait plutôt un village, une population simple et bonne de paysans valaques qu'on pût intéresser au sort de leurs compatriotes, animer, ameuter contre les Turcs. Madame Rosetti, eut ce bonheur d'obtenir qu'ils feraient le voyage sur bateaux autrichiens, et seraient ainsi remorqués le long de la rive autri- chienne, dont presque tous les villages sont valaques. Elle suivait par terre dans les rudes chariots du pays, qui ne sont autre chose que de simples troncs d'ar- bres, mal agencés ensemble. Souvent elle descendait,
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suivait à pied les bords très-hauts et escarpés, portant Liby, faisant des signes aux prisonniers et leur jetant des fleurs. Ils la voyaient d'en bas, leur chère libéra- Irice, marcher, vive et gracieuse, dans son costume de jeune femme valaque ; un simple fichu sur la tête re- tenait ses cheveux. Belle, brunie au soleil, sous cet ha- bit de paysanne, sans autre éclat que celui de ses yeux étincelants d'esprit et de bonté, elle leur fit souvent Teffet d'un ange de Dieu, et ils n'étaient pas loin de lui faire des prières.
Je m'aperçois ici que je n'ai rien dit de la figure de madame Rosetti, de sa race, de sa naissance. Parfai- tement Valïique de cœur, de volonté, de langue, fille d'un capitaine écossais, mais Française du côté mater- nel, elle est née à Guernesey. Nous la revendiquons comme Française et peut-être Bretonne d'origine. Elle a été élevée en France, plusieurs années en Provence, et vous la croiriez Provençale. Elle a épousé, en 1847, Rosetti, le charmant pocte, dont les chansons sont na- tionales dans la Roumanie.
Elle est petite et brune. Nez fin, mais point du tout classique ; beaux cheveux bruns ; beaux yeux veloutés et brillants. Dans les yeux, dans la bouche, (qui est toute nature, tout éloquence et tout amour), une conciliation infinie, quelque chose à la fois d'attrayant et de ferme, beaucoup d'adresse et de prudence.
Ce caractère si fort, avec ce courage de lionne, sem- ble faible en un point. Soit système, soit excès d'à-
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mour, elle dépend de tous les caprices de ses enfants, les endure et leur obéit jusqu'à extinction de ses forces. Très-ferme en tout le reste. Le plus rare des coura- ges, elle Ta eu, elle Ta. Personne ne porte avec plus de grâce la pauvreté démocratique. Personne ne sait mieux Tadoucir pour les siens. Admirable au jour du danger, elle ne l'est pas moins dans les longues épreuves de Texil, dans ses tristesses et ses privations. Mais, près d'elle, qui les sentirait ? Admirable mystère de la solidarité moderne ! c'est près d'une étrangère, d'une fille adoptive de la Roumanie, que Texilé rou- main sent le mieux la patrie présente, son vivant gé- nie, son foyer. Revenons.
L'obstacle pour communiquer, c'était la quaran- taine, sévère en ce pays. Tout ce qui a touché la rive turque est repoussé de l'autre rive. Un agent la sui- vait exprès pour empêcher la communication. A une halte, séparée par une grille du pont qui menait aux bateaux, arrêtée par un officier autrichien qui gardait le pont elle lui tend Liby *. — « Quoi! monsieur, son- gez donc que cette enfant veut embrasser son père ! . . Il y a si longtemps qu'elle ne l'a vu ! » L'officier dé- tourna la tête et ne résista plus : — « Madame, faites du moins que je ne vous voie pas. »
Elle gagnait ainsi tout le monde. Les règlements fléchissaient ainsi devant ^elle. Le lendemain, à midi, elle obtint qu'ils déjeuneraient ensemble. Un cavalier
310 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
cependant arrivait en grande hâte, un officier turc en- voyé par le gouverneur de la dernière forteresse où ils étaient entrés. Ordre de rebrousser chemin, de revenir au fort.
Tout le village était là cependant, qui regardait les prisonniers, un village de paysans valaques, que ma- dame Bosetti avait mis déjà dans les intérêts de leurs infortunés compatriotes. — Ceux-ci, encouragés par la sympathie visible des paysans, déclarent qu'ils ne retourneront pas. — L*officier turc, en comptant ses soldats, sent bien qu'il ne peut entreprendre de lutter contre tout un village ; il va chercher de nouveaux ordres. — Les prisonniers, sans perdre de temps, jettent leurs habits sur leurs bras, et se mettent à marcher, du pas dont vont des hommes qui courent après leur liberté. Les Tur(5^, ne pouvant mieux, s'ef- forcent de les suivre. Ce n'était pas sans peine : ils allaient à pied aussi vite que madame Rosetti en voi- ture. Elle avait pris du vin en route, et leur en don- nait à chaque halte. Les Turcs aussi, quoique inquiets d'un voyage qu| semblait une fuite, se consolaient en buvant tout le long de la route; ils étaient, après tout, sur la rive chrétienne et se sentaient plus libres des prescriptions de Mahomet.
Le soir, on arriva ainsi à Sfenitza. Madame Rosetti, qui était en avant, avait fait préparer un grand repas, force vin et café, liqueurs. Les Turcs, déjà troublés par ce qu'ils ont bu tout le jour, viennent enterrer là
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tout ce qui leur reste de raison. Ils fument, ils tom- bent de sommeil. L'un d'eux, n'y pouvant résister, eut soin de dire aux prisonniers : a Songez bien à ne pas partir sans m'avoir éveillé. »
Dans celte quiétude profonde, les Turcs sont trou- blés tout à coup. Entrent le maire et le curé, une foule d'habitants du village qu'amène madame Rosetti. — « Où sont vos passe-ports? leur dit le maire. En avez- vous? Comment osez-vous bien venir en armes sur les terres de Sa Majesté l'empereur? » Les pauvres Tvircs ne savent que répondre. Les rôles sont changés : ce sont eux qui sont prisonniers. Ils négocient pour qu'on les laisse libres.
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LA FUITE A TRAVERS TROIS PEUPLES EN ARMES.
ARRIVÉE A VIENNE.
Il était minuit, et cinq chariots attendaient à la porte; Madame Rosetti, son ami, le Hongrois, assis- taient à Texplication. Mais déjà les prisonniers, mon- tés en chariots, couraient joyeusement la campagne. Elle couvrit ainsi la retraite, et ne tarda pas à les re- joindre.
Vingt heures de suite, pour leur premier trajet, ils roulèrent dans ces rudes chariots de troncs d'arbres. Bien souvent il fallait descendre. La route suit, le bord du Danube ; elle surplombe à chaque instant l'abîme, rien de plus dangereux. La pauvre femme allait' toujours, chargée de son enfant ; il ne connais- sait, ne voulait que les bras de sa mère. Les forces lui
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manquaient. Son mari ne pouvait l'aider qu'en la soutenant quelque peu par derrière, et lui soulevant les bras.
Au village où ils descendirent, une seule cabane restait, une misérable hutte, seul débris qu'avait épargné la lutte des Hongrois et des Serbes. C'était la partie la plus dangereuse du voyage qui leur restait faire. La guerre la plus sauvage, une guerre implaca- ble de races, désolait ces contrées. Chaque parti, acharné, allait à la chasse de l'autre. On tuait sans pitié tous ceux qui ne pouvaient prouver sur-le-chàmp qu'ils étaient du même parti. Nos fugitifs avaient tout à craindre; ni les Slaves ni les Hongrois n'étaient pour eux ; les Yalaques mêmes, parfois, se montrèrent ennemis, les croyant des boyards, des grands seigneurs qui fuyaient Bucharest; ils se figuraient voir en eux les tyrans chassés de 4a Valachie.
Guerre affreuse! guerre déplorable! fruit horrible de l'aveuglement, des mensonges perfides qu'avaient semés les Russes !.. Leurs intérêts, à tous ces peuples, étaient généralement les mêmes, et ils se croyaient ennemis!.. Les Hongrois, mêmes, s'ils perdaient une partie de leur domination, gagnaient, ce qui vaut bien plus, la consolidation définitive des libertés hongroi- ses et l'abaissement de l'Autriche.
Dans les trois camps, hongrois, slave et valaque, nous avions des amis... J'y songe avec horreur! Tels qui étaient les miens, mes élèves et presque mes fils,
18
314 PRINCIPAUTES DANUBIENNES.
pouvaient, dans ces rencontres aveugles, en tuer d*au- très, non moins amis pour moi. Aux camps hongrois, aux camps vala(|ues ou slaves, les écoles de Paris étaient représentées ! De quelque côté qu'on tuât, Pa- ris de>ait pleurer, et le deuil était pour la France.
Tout le long de la route passaient des gens armes. La nuit, d'horribles cris en toutes langues. Des morts dans les fossés. Des villages déserts et des maisons à demi brûlées. De moment en moment, des objets de pillage, non enlevés, mais sabrés en menus morceaux, et comme déchiquetés avec fureur, de sorte que per- sonne ne pût en profiter.
Dans le Banat, de temps à autre, des piquets de cavalerie arrêtaient la petite caravane. Elle fut ainsi, une fois, arrêtée et menée dans un camp serbe, au moment même où Ton voyait en face, sur de hautes collines, un fort parti de cavaliéï^ hongrois qui sem- blaient tout près de descendre. Le combat ne pouvait tarder.
« Qu'on me mène, dit-elle, devant le général. — Madame, il dîne. » — A force d*instances, elle est in- troduite dans la tente, seule devant tous ces officiers. — « Général, nous ne pouvons rester ici, au moment où l'on va se battre. »
Le général fait introduire son mari^ ses amis, les reçoit poliment, leur offre le café. L'un d'eux, ou- ' bliant le danger, entamait avec le chef serbe une con- versation politique. Madame Rosetti, inquiète dés len-
MADAME ROSETTI. 515
leurs, peut-être calculées, de ce chef, se Faisit des passe-ports qu elle aperçoit sur une table, prend la plume, la lui met en main : « Signez, général, » lui dit-elle. Il signe. Elle les dislribue.
Au dernier, qui était celui de madame Rosetti, et qui portail aussi son nom de famille (Grant) : « Une Anglaise ! » s'écrie-t-il. Il ne pouvait le croire. Et, en effet, elle est bien peu Anglaise. Tout en elle semble- rait plutôt d'une femme du Midi.
Ils purent donc continuer leur voyage; ils allaient, à travers la guerre, à travers mille dangers. Les in- surgés pouvaient les égorger. Le gouvernement autri- chien pouvait les arrêter. N'était-il pas averti par les Turcs ou les Russes de leur évasion? A Panchova, près de Semlin, madame Rosetti se ha^rda d'aller à celte ville et d'y prendre des informations. Là, le consul anglais et d'autres personnes obligeantes lui dirent qu'ils avaient tout à* craindre, que le consul russe ne manquerait pas de les faire arrêter. Sans retard ils se séparèrent; leur grand nombre les trahissait. La plu- part, ils prirent place sur le bateau à vapeur qui re- nionte la Save. Toutes sortes de gens étaient sur ce bateau, de races, de langues, de partis, tous armés jusqu'aux dents, disputant sans pouvoir s'entendre sur les affaires du temps. A chaque instant, on tirait les poignards ; d'autres, par jeu, tiraient des coups de pistolet. Le plus singulier du voyage, c'est que sur le che-
l
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316 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
min, les proscrits, tout à leurs idées, n'étaient pas tellement occupés du danger qu'ils ne fissent delà propagande. Au camp serbe dont on a parlé, ils ex- pliiiuaient au chef combien les Serbes, les Slaves en général, avaient travaillé contre eux-mêmes, en rele- vant l'empire d'Autriche, combien ils s'étaient placés dans une fausse position. Ce dernier mot fut senti à merveille, répété plusieurs fois. « Fausse, très-fausse,
•
en effet, » disaient-ils. Du reste, ces idées étaient déjà au cœur des Serbes. Et la première chose qui frappa les Valaques, en entrant dans les murs désirés d'Agrara, où ils croyaient trouver enfin quelque sécurité, ce fui l'arrestation de plusieurs officiers croates ou serbes que les Autrichiens faisaient au moment même. Ceux- ci en étaient déjà a mettre aux fers leurs défenseurs. Plus lugubre encore fut leur entrée à Vienne. C'é- tait le lendemain du bombardement. L'Autriche, to- torieuse par la discorde insensée des trois peuples, venait, sur ces débris, ces ruines inégales et bran- lantes, de rétabHr pour quelque temps le trône de sa caducilé.
VIII
CE qu'est devenue la ROUMANIE. . INVASIONS PÉRIODIQUES DE LA RUSSIE.
Nos fugitifs sont du moins en sûreté. Ils traversent l'Allemagne émue, frémissante, en deuil. Ils commen- cent à rjBôpirer. Non, disons plutôt à gémir. L* exil s'ouvre amer, infini, avec ses perspectives obscures, comme ces longues nuits d'hiver qui enveloppent le jour et n'ont pas de matin. C'était en effet l'entrée de l'hiver (novembre 1848).
« Voici la France pourtant, voici la flèche de Stras- bourg. Voici encore le drapeau qui fut l'espoir des nations. Hélas! pourquoi est-il si pâle? Hier, teint du sang de la vigne, du brillant azur du ciel, on le voyait
de six cents lieues. Aujourd'hui il a les teintes mala- is.
:»!« PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
divcs de rautomnc. L'orage a lavé ses couleurs? Ou bien, France, seraienl-ce les larmes sur le monde qui a cru en toi ? »
Telles les pensées des exilés.
Plus exilé peut-cire encore celui qui reste fixé au sol de son pays.
L'Occident, dans son égoïsme, a ignoré les calami- tés qui enveloppaient l'Orient. Les sauterelles dévo- rantes s'étaient abattues sur les champs de la Molda- vie, de la Yalachie. Cest de ce nom que les Roumains désignent les armées russes ; armées affamées, men- diantes ; où elles passent, rien ne reste. La spéculation cruelle des chefs sur la nourriture des soldats suffirait pour faire de ceux-ci d'épouvantables pillards, insa- tiables et voleurs même après qu'ils sont repus. Une armée de cent mille hommes vole au moins pour trois cent mille. Des corps semblent organisés spécialement pour le vol ; le Cosaque, jadis brigand héroïque, bri- gand poète aux champs de PUkraine, estdeyenu sous les Russes un avide soldat de police, de douanes, con- trebandier lui-même, brocanteur, marchand de dé- pouilles. Sur son laid petit cheval, d'intelligence avec lui, ses longues jambes pendantes jusqu'à .terre, vous le rencontrez partout, son ballot en croupe, piquant de la lance la vache du pauvre paysan. A qui se plain- dre? A qui pleurer? L'officier est philanthrope; il lit Lamartine ou Dyron ; mais que voulez-vous, mon pauvre homme? sachez que telle est justement l'insti-
-m,.-»-
MADAME ROSETTI. 319
tiition de l'armée russe. Comment empècherrons-nous le Cosaque d'être Cosaque, le vautour trêtre vautour? Telle est To^uvre de TAnglelerre, telle est sa protec- tion. C'est elle qui, décourageant le mouvement na- tional de la Roumanie, la reliant à la Turquie inca- pable de la couvrir, l'ouvre en réalité aux Russes. C'est elle qui, par les lueurs fausses d'un patronage impuis- sant, tient ces contrées infortunées sous la fatalité d'un renouvellement éternel des captivités barbares.
Ce que les Tartares faisaient par l'instinct de la bar- barie, la Russie le fait par un machiavélisme calculé. Tous les vingt ans, elle inonde le pays et le pousse au désespoir; elle veut lui rendre désirable le suicide de sa nationalité. Ses agents ont beau jeu pour dire : « Réfugions-nous au grand empire ; devenons une pro- vince russe. »
f
Bonne occasion d'ailleurs de refaire l'armée et de la nourrir. Ses squelettes déguenillés viennent dans cette terre promise mettre de la chair sur leurs os.
Le pays serait trop riche, malgré la dureté exces- sive et l'énormité des tributs. Le paysan, de ses jeûnes, de ses souffrances volontaires, des privations de sa fa- mille, améliore la terre à la longue, élève quelques bestiaux. On se hâte d'y mettre ordre. Dès que le pays refleurit un peu, descendent les affamés du Nord.
Ceux-ci procèdent à la spoliation totale, au complet déménagement. Alors la cabane se vide de tout ce qui peut s'emporter; alors l'étable est démeublée; alors
520 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
tout grain disparait, même celui des semences. Et le désespoir devient tel, qu'en 1832, sans raction du gou- vernement et les injonctions les plus fortes, la popu- lation (diminuée d'un quart en trois ans!) ne voulait plus labourer. Le pays eût été rendu à Tétat des steppes tartares et cosaques; il allait redevenir une grande prairie déserte.
Le pillard s'éloigne alors à regret, mais calcule qu'on va remettre le rustre au travail et lui préparer, pour un temps prochain, une fructueuse invasion.
Le fisc le veut, et le boyard le veut, le bâton est levé; il retombe donc au travail, le malheureux, ruiné, le dos mal cicatrisé des coups qu'il a reçus des Russes, trop souvent gardant, en sa famille outragée, une blessure moins guérissable! Les voilà tous au sillon. La femme noyée de larmes, malade, et qui sait? en- ceinte, remplace le bœuf de labour, tire avec Phomtne à la charrue ; le soir, couchés sur la terre froide, dans la hutte dépouillée, et soupant d'écorces d'arbres.
Que raconté-je? Le passé? Non, le présent même de juillet 1853. Cette grande exécution de la Rou- manie, périodiquement saccagée, recommence en ce moment.
Populations charitables qui venez de verser sur le sort des nègres tant de larmes d'attendrissement, âmes sensibles, lectrices émues du bon Oncle Ton, n'avez-vous donc gardé aucune larme pour les blancs? Savez-vous bien qu'en Russie, en Roumanie, en gé-
MADAME HOSETTr. 321
néral dans l'orient de l'Europe, il y a soixante millions d'hommes plus malheureux que les noirs?
Ce qui est sûr, c'est que «es blancs, infiniment plus
développés, sentent d'autant mieux leur misère. La
pièce la plus originale, la plus forte, la plus curieuse
que la mémorable année 1848 ait donnée au monde,
c'est l'enquête débattue entre les propriétaires vala-
ques et les paysans. Aucun acte plus solennel, aucun
qui ait pénétré plus avant dans les questions suprêmes
auxquelles la société est suspendue. Ces paysans du
Danube se montrèrent bien autrement forts de raison,
d'éloquence même, que celui de la poésie. J'ose dire
qu'en nul pays peut-être on n'eût trouvé à ce degré,
chez les habitants des campagnes, cette noble sève
primitive, cette vigueur de bon sens antique et en même
temps la logique droite, perçante et sans répHque, que
les modernes se figurent leur appartenir en propre.
Mais ce qui est' au-dessus, ce qui tirera des larmes à tous ceux qui ont un cœur, c'est la modération et la douceur de c^ infortunés Valaques. Ils ne deman- dèrent que la moitié de ce qui, en 1790, avait été ac- cordé au paysan de Moldavie, pays où la terre a infi- niment plus de valeur. Un boyard. Cette terre, avec quoi la payeras-tu? Le paysan. |Voyez-vous cette main noire et dure? Eh bien, c'est elle qui fait la richesse.... L'argent ne vient pas du ciel. Autre paysan. De l'argent? oh ! il n'en manque pas ;
..o-A .#
3S2 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
il y on a pour vous en donner. L'Etat paye, le trésor paye. Qu'est-ce que le trésor? c'est nous, puisque nous le remplissons.
a Si le trésor ne peut payer, dit un autre, nous tra- vaillerons. A tant de travaux perdus, nous ajouterons encore. De nos bras, comme d'une source, jailliront Tor et l'argent. Nous vous payerons, votre sol; nous vendrions, s'il le fallait, jusqu'aux cendres sacrées du foyer. »
Ils disaient encore aux boyards : « Ne croyez pas qu'avec nous l'Etat manque jamais de forces : nous sommes là pour lui en donner; nous ne le laisserons pas rougir devant les nations étrangères! »
Nobles et grandes paroles ! et qui semblent bien modérées, quand on songe qu'à ce moment, maîtres de tout en réalité, ils demandaient à peine la cor.ces- sion élémentaire de TÂssemblée constituante de 89, en sa fameuse nuit du 4 août.
Que ferons-nous pour ces hommes^ si dignes de notre intérêt? Que fera l'Occident?
Rien.
Ce que veulent les gouvernements, je l'ignore; quant aux peuples, je le sais.
Ce qu'ils veulent, c'est le comfortable, — le com- fortablc : idée variable, indéfiniment élastique, qu'on va étendant toujours, et dont la poursuite remplit une vie soucieuse.
MADAME KOSËTTI. 323
Ne leur demandez rien de plus, leur égoïsme sen- sible permet aux malheurs lointains d'arriver à leur oreille, de se faire écouler; c'est tout, ils s'en tirent avec quelques larmes. Et cet exercice modéré de la sensibilité est une jouissance encore : a Ils jouissent de leurs larmes, » mot juste et fin du bon Homère.
« Si vous n*espérez rien de plus, pourquoi donc écrivez-vous ? »
Pour moi, pour mon propre cœur. Pour expiation de ce que dut faire la France de 1848, et de ce qu'elle n'a pas fait.
J'écris pour ceux qui errent, qui souffrent et atten- dent, pour ces ombres que je vois là-bas dans la mé- lancolie de Paris et dans les brouillards de Londres. Je leur envoie ce message vivifiant de la patrie.
Dans les lettres d'un des illustres exilés roumains d'Angleterre (lettres fortes, touchantes, religieuses, di- gnes de l'immortalité), j'ai lu qu'au temps des Soli- man, une fille de la Yalachie, enlevée, vendue au sé- rail, devint maîtresse de son maître, sultane; elle n'en était pas moins souffrante, malade, et se mourait d'en- nui. Les médecins avaient beau chercher; nul remède à ce mal profond. La seule chose qui parfois relevât la fleur languissante, c'était l'eau de son ruisseau na- tal. Le sultan, par sçs messagers, faisait venir l'eau précieuse. L'exilée y buvait la vie, la patrie, la force d'espérer.
I
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES
APPENDICE
la
i^iji II iq^^^î^K^
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES
APPENDICE
LANGUE ET LITTERATURE.
La langue moldo-valaque est une langue toute la- tine, qui mérite, autant et plus que notre roman du moyen âge, le nom que portait celui-ci : lingua ro- ïïiana rustica.
C'est très-probablement, avec peu de changements,
328 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
un de ces anciens dialectes italiens des campagnes qu'on parlait sous TEmpire, et dont on a retrouvé quelques mots dans les inscriptions de Fltalie. Les ca- lons de Trajan, établis en Dacie, ont emprunté très- peu aux langues barbares qui les environnaient. Us ont gardé leur charmante langue virgilienne avec d'au- tant plus de fidélité, qu'elle répondait parfaitement à leurs habitudes agricoles et pastorales.
Si le grand poète paysan du temps d'Auguste, l'homme timide, candide et rougissant, la vierge aux longs cheveux^ si Virgile eût été maître de son sort et de sa langue, je crois qu'il n'aurait pas écrit dans la langue souTcraine de Rome le chant où il a mis son cœur, les Animaux malades^ du troisième livre des Géorgiques, il l'eût écrit dans la langue vaincue, celle des pauvres dépossédés par les proscriptions, celle des exilés, dans l'un des humbles dialectes qu^on parlait à Mantoue, aux Alpes, et plus tard au delà des Alpes, dans les lointaines colonies de Dacie.
Et pourquoi eût-il préféré ces langues de campagne? parce qu'elles ne sont pas entendues de l'homme seul, mais de toute la nature. Les Animaux malades au- raient entendu le chant de Virgile et senti sa tendresse, dans le valaque ou l'italien.
Je veux dire l'italien, comme il dut être alors. Car cette langue s'est urbanisée; elle est devenue langue de cité et de places publiques. L'italien de Dacie, l'ita- lien exilé, est reste, lui, une langue des champs, pour
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES. 329
ainsi dire, commune au pasteur et à son troupeau. Le Valaque, courbé de fatigue, le cœur plein de chagrins, les confie du matin au soir à ses camarades de labour, à ses grands bœufs mélancoliques, et il en est parfaite- ment compris. Que dis-je ? la plus sauvage, la plus indocile créature, le buffle, l'œil perdu dans les poils, n'en est pas moins sensible, quand Thomme aux tresses noires l'admoneste, le nomme de son nom, fait appel à son émulation, à ses sentiments d'honneur et d'amitié. Ce peuple, si cruellement traité par l'homme, a ré- fugié son cœur dans la nature. Il l'aime toute, et sans choisir. Tout ce qui vit autour de lui, lui est cher et sacré. Et ce n est pas seulement Thirondelle du toit, la cigogne fidèle ; le serpent même est bien reçu ; il devient aisément un hôte de la maison ; on ne lui re- fuse pas le lait des vaches ; il partage avec les enfants. En revanche, il les aime, il aime ses hôtes, *les flatte, les remercie à sa manière.
Un de nos amis, s'arrétant chez une paysanne de Transylvanie, la trouva tout en larmes. Elle venait de perdre son fils, âgé de trois ans. « Nous avions remar- qué, dit-elle, que tous les jours l'enfant prenait le pain de son déjeuner et s'absentait une bonne heure. Un jour, je le suivis et je vis, dans un buisson à côté de l'enfant, un grand serpent qui prenait sur ses genoux le pain qu'il avait apporté. Le lendemain, j'y conduis mon mari, qui, s'effrayant de voir ce serpent étranger, non domestique, et malfaisant peut-être, le tue d'un
«■^■■■WHm^i^^HR^^^fV!-
330 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
coup de hache. L'enfant arrive, et voit son ami mort. Désespéré, il retourne au logis en pleurant, criant : Pouiu ! (c'est un mot de tendresse qu'on donne à tout ce qu'on aime, mot à mot, cher petit oiseau). Pouiu ! répétait-il sans cesse. Et rien ne put le con- soler. Après cinq jours de larmes, il est mort en criant: Pouiu ! »
Cette sensibilité facile, étendue à toute la nature, avec laquelle naît le Yalaque, a donné à sa langue un charme tout particulier. Je ne crois pas qu'elle ait la splendeur et le retentissant de l'italienne. C'est bien sa sœur, mais une sœur attendrie par le malheur et la souffrance. Tout comme elle; peut-être encore plus, elle a une foule de jolis diminutifs, affectueux et ca- ressants, amoureux, enfantins. Mais ce qu'elle a de plus, ce semble, c'est qu'une larme lui tremble dans la voix, et sa parole est un soupir.
La fleur charmante que nous nommons très-pro- saïquement le muguet, c'est lacrimiore en valaque, nom touchant et délicieux.
Dès l'ouverture du livre d'Alexandri, on est pris à la tête, au cœur, d'un étrange parfum, tout plein d'i- vresse et de vertige. . On ne sait pourquoi, mais on pleure.
Mélancolie très-douce, pourtant, mélancolie légère..*
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES, 331
Le nuage n'est pas si épais, qu'un peu d'azur ne soit là-bas.
Yoici un chant délicieux dé Rosetti, universellement chanté dans les villes, qui a aussi ce caractère. Je le tire de la Transylvanie^ de De Gerando, où Ton trouvera aussi les vrais Yalaques dans d'excellentes gravures.
Tu me disais un jour que jusqu'à la mort Tu me conserverais tout ton amour.... Mais iii m'as oublié, tu as tout oublié. Ainsi va le monde, ce n'est pas ta faute.
Tu mi diceai odate : Ah! -al meu itihite, Partea mea din ceriuri iie o voiu da. Tu me disais un jour : « 0 mon bien-aimé ! Je veux te donner ma part de ciel. » Toate sont mtoUy Tout est oublié.
Toate sont perdute,
Tout est perdu. Asfel este veacuî, nu e vina ta. Ainsi va le siècle, ce n'est pas ta faute.
Scii quand versai lacremi^...
Tu sais quelles larmes tu versais, quand, à mes yeux,
Tu disais : a 0 mon cbéri ! je ne t'oublierai pas. »
Tu m'as oublié, je suis mort pour toi.
Le temps brise tout, ce n'est pas ta faute.
Te stringeam in brate*,.,.
Je te serrais dans mes bras, et ta lèvre
* Ces mots sont littéralement italiens : tai quando versavi lagrime.
* Ei^ italien : ii tringeva in braccia.., ou plus correctement fra le hraccia.
I^SS PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
Versait sur ma bouche une rosée céleste. Mais bientôt elle a laissé échapper un venin. . . Asfel ti este secnd,... Ainsi est fait ton sexe, ce n'est pas ta faute.
Cintte st viriute amar H credtfua,
Eri am ghurai mie,,,.
Honneur, vertu, amour et foi,
Tu me jurais hier... : aujourd'hui au premier venu.
Tu ne sais pas aimer, tu ne connais pas le repentir.
Ainsi est fait ton sexe, ce n'est pas ta ûiute.
L'or, la vanité, ont banni Tamour de ton cceur.
Si ti vedui credinza cke in aer shurra.
Et j'ai vu ta foi s'envoler.
Ta blessure est guérie, tes désirs sont éteints.
Ainsi est fait ton sexe, ce n'est pas ta faute.
Pourtant, malgré ton infidélité,
Inima mea •
Mon âme (mon cœur).
fiattra chaque fois que je te verrai.
Tu es pour moi un ange, un être divin.
Ainsi est l'Amour, ce n'est pas ma faute.
Je ne crois pas qu'il y ait sur terre une langue plus propre à l'amour que cette langue rustique, — lan- gue de forêts et de déserts, d'amour et d'amitié au fond des solitudes, — la langue qu'aux clairières des Carpathes une mère seule avec la biche, comme Gene- viève de Brabant, parlerait à son nourrisson, au faoD; son frère de lait.
Quand je me suis enquis de cette littérature, et que
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES. 333
j'ai regardé quelle part y avait l'amour, j'ai vu que cette part n'était rien moins que le tout.
Et cela se comprend, la Roumanie, toute italienne, si loia de son berceau, isolée et murée entre je ne sais combien de grands États barbares, est entrée le moins qu'elle a pu en communication avec cette effroyable Babel ; elle n'a parlé qu'à elle-même, à son cœur et de son cœur même.
Cette pauvre petite Italie solitaire, qui avait joué encore un grand rôle aux quinzième et seizième siècles, en battant vaillamment les Turcs, depuis, écrasée de toutes parts, semble alors ne vouloir plus rien voir, ni rien 'savoir, oublier tout, se cacher tout en soi. Le malheur de chaque jour étouffe tout sentiment public. En revanche, les sentiments privés, l'amour, l'amour de la famille, emplissent l'âme, la charment, la con- solent. Elle n'a plus rien à dire au monde; elle ne parle qu'à l'objet aimé.
L'amour a été la profonde liberté de ce peuple. 11 l'a conservé jeune à travers tant d'événements. Amour, nature, c'est tout. Rien de plus attendrissant. La vieille Europe savante n'a aucune défense contre le charme inattendu de cettejeune fleur, qui vient lui dire: « Oh! que tu as souffert! Oh ! que tu es vieillie !.. Moi, qui souffris bien plus, j'ai plié, j'ai cédé ; et me voilà sans ride... »
Ce qui touche infiniment dans l'homme adolescent où la nature est tout encore, c'est le premier rayon,
19.
334 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
l'aube de la conscience lorsqu'elle vient à poindre. De même en cette jeune âme du peuple, rien ne m'a plus intéressé que les traditions, les chants où cet en- fant qui semble ne savoir qu'aimer, cueillir les fleurs, soupirer Qt gémir, du fond des soupirs enfantins, tout à coup se réveille, parle une parole d'homme, et laisse échapper les oracles de la destinée.
Au premier rang de ces rares et attendrissantes ré- vélations de lui-même, qui ont apparu à ce peuple (plus à son cœur qu'à son esprit), mettons le chant de Mariera Floriora, qui termine les Doinas de M. Âlexan* dri, chant moderne de forme, mais fondé sur une tra- dition antique.
c( Dites-nous-le, ce chant...» Je m'en garderai bien. Achetez les Doinas. Lisez-les dans la charmante traduction de Yoïnescd. Au dernier chant, l'àme fond tout entière ; langueur, et pourtant vivacité, inexpri- mable morbidesse!.. Ce chant se meurt d'amour... Et sous cette forme vraie, sincère, de tendresse et de passion, un grand mystère national est transparent, une pensée profonde... Le mot de la sibylle sur ce peuple, d'une sybille enfantine, amoureuse.
Il m'échappa, ce cri, ce vers du grand Rûckert : « Bouche d*enfant! bouche d enfant!., et plus sage que Salomon!..» (0 Kindermund! Kindermund!,.)
Tout le chant pourrait se traduire par ce mot : Elle mourut, de quoi? d'avoir aimé V étranger.
Oui, cette sensibilité facile d'un peuple qui si long-
«■■wi^r^^^^^v^ifVMiW
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES. 335
temps â subi, enduré ses tyrans, c'est le mystère même de sa longue mort.
Tout cela caché, perdu, enfoui sous une immense ondée des plus charmantes fleurs, d'une forme si amoureuse et si naïve qu'on est tenté de croire que le' grand poëte n'a pas su un moment ce qu'il disait lui-même.
Comment vous dire ce qu'est cette Mariera Flo- riora? C'est la fée des montagnes moldaves, le doux génie de la contrée. Les fleurs, ses sœurs, les rivières, les montagnes, lui font une cour assidue, et travaillent toutes à la parer.. Et cependant son petit cœur lui dit qu'il lui maûque quelque chose encore.
Un beau cavalier descend des montagnes ; son cour-
mer sauvage porte au front une étoile d'argent. Le
cavalier la prie d'amour, et le jeune cœur bat bien fort.
Mais une rivale surgit, une souriante jeune fille, avec
une belle chemise brodée aux épaules et des papillons
d'or aux cheveux. Son sein est un jardin de fleurs,
et parmi, se trouvent de petits bouquets de cerises
et de fraises parfumées. Elle offre innocemment ces
fruits. . . Et c'est la défaite de la Floriora, elle succombe
à la jalousie. Elle arrête la main du cavalier qui allait
prendre les fruits, et elle lui donne à la place « son
propre jardin ».
Ils sont heureux, ils disparaissent. La nuit com- plaisante survient. Les étoiles malicieuses cherchent en vain Floriora.
336 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
Au jour, elle fait venir un char, un coursier rapide, « si rapide, que son ombre ne peut le suivre ». Assise avec son amant, elle glisse, brillante et triomphante, sur les longues plaines qui suivent les Carpathes*
« Mais quand les montagnes la virent assise à côté de l'étranger, elles desséchèrent les feuilles de leurs forêts, troublèrent le cristal de leurs sources, étouf- fèrent la voix de leurs oiseaux.
« Et lorsque les fleurs aperçurent leur jeune reine à cété de l'étranger, elles penchèrent tristement leurs fronts, elles se couvrirent de larmes, elles tremblè- rent, <u>mme avant l'orage, et dépérirent en un clin d'œil. »
Dès lors Floriora devient languissante elle-même. Elle pleure. Elle écoute en vain son amant chanter ses doinas. Rien ne peut rassurer son cœur... Bientôt ap- paraît au ciel un noir orage : a Le voilà ! s'écrie-t-elle, le voilà! le génie de mort qui va m'enlever... Dieu l'envoie.... Depuis que je t'aime, les montagnes ont pleuré ; les fleurs des plaines sont allées au ciel se plaindre de mon abandon. »
'- WOi
II
LE BORDER ET LE COMBAT DES RACES.
Le grand combat des races et des langues est à la frontière transylvaine et moldo-valaque. C'est à cette contrée que nous pouvons rapporter, sans nul doute, les deux chants populaires qui suivent.
Le premier, et probablement le moins ancien, est une bravade, un de ces défis de bravoure, comme on en trouve en toute lutte analogue, spécialement dans les ballades du Border anglo-écossais. Mais indépen- damment de la lutte de races, il y a celle de l'autorité et du bandit. Le Hongrois Janoch, ancien brigand, avec sa table de pierre à lettres d'or, a bien Tair d'être l'homme de l'autorité, un magistrat militaire qui s'est mis en campagne contre le bandit moldave.
^^^mm^mi^^mm
338 PRINCIPAUTES DANUBIENNES.
Ce qui peint tout à fait la nation, c'est que celui-ci ne bat les Hongrois qu'après leur avoir joué un petit air de flûte. On croirait lire le Persan Kourouglou, si bien traduit par madame Sand.
Quant à la Petite brebis^ c'est un chant du carac- tère le plus antique, une chose sainte et touchante à fendre le cœur. Rien de plus naïf et rien de plus grand. C'est là qu'on sent bien profondément ce dont nous parlions tout à l'heure , cette aimable fraternité de rhomme avec toute la création.
Il y a aussi, il faut le dire, et c'est malheureuse- ment le irait national, une résignation trop facile. L'homme ne se dispute pas à la mort; il ne lui fait pas mauvaise mine; il accueille, il épouse aisément « cette reine, la fiancée du monde, » et consomme, sans murmurer, le mariage. Hier sorti de la nature, il semble aujourd'hui trouver doux de rentrer déjà dans son sein.
La traduction qui suit est mot à mot, et d*uae extrême littéralilé.
MIHU LE JEUNE
A la colline Barbât Sur un chemin raboteux Mihu le jouvenceau, Fier comme un paon, Un paon des bois, Brave brigand, Chemine en chantant,
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES. ' 339
Les forêts délectant
De sa flûte d'or
Qui chante bellement.
U chemine, ce brave.
Sur un petit murgo (cheyal bai)
A travers la nuit,
A travers la forêt Hertzi.
Epais est le feuillage.
Sombre la nuit,
Le sentier rocailleux.
Comme il montait,
Murgo marchait,
La pierre étincelait,
La nuit brillait,
Brillait comme le jour.
Mibu marchant, marchant toujours.
Sa trace disparait
Sur feuilles tombées
Aux sentiers perdus,
Mon brave à moi,
Les feuilles battant,
Les vieilles forêts éveillant,
A Murgo parlant :
« li! Murgo, ii!
Marche tout droit
Pourquoi quitter le sentier?
Est-ce le frein qui te gêne,
La selle qui te serre,
Que tu portes si lourdement
Mon corps si léger?
. — Le frein ne me gêne, , La selle ne me serre. Mais ce qui me gène, Mais ce qui me serre,
mmw
340 PRINCIl>AUTÉS DANUBIENKES.
C'est qu'il y a tout près
Quarante et cinq, cinquante moins cinq.
Valeureux brigands,
Braves Levantins
Qui ont quitté leurs parents
Dès Tâge le plus tendre.
Ils banquettent là-haut
Au sommet du rocher
Sous d'épais sapins,
De petits noisetiers.
A une table de pierre
Fendue en quatre.
Liée par des fils de fer,
Avec des lettres sculptées.
Des lettres de livre
Et toutes dorées.
A table est assis, Prêt à faire de toi sa proie, ianoch le Hongrois, Ancien brigand A la barbe hérissée, * Longue jusqu'à sa taille Couverte de sa ceinture. Et, grand Dieu 1 il a Épées étincelantes, Carabines à balles forcées Et cœur d'acier. Et il a de plus, Sur le sommet du rocher, De braves Levantins Ëloignés de leurs parents Dès rage le plus tendre. Tous braves Hongrois, Jeunes]^gens adroits, Jeunes gens nerveux.
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES. 341
•
Des braves à la nuque forte, Des braves sans salaire, Avec de grands casques Aux longues queues Flottantes sur les dos ! Ils entendront nos pas, Devant toi surgiront. Sur toi bondiront, Et malheur à toi! Malheur à moi !
— li ! Murgo, ii ! Reprends ton chemin, Car Mibu est brave ! Ne crains pas avec* lui ; Murgo, fie-toi A ces bras énormes, Énormes et nerveux, A cette large poitrine, iarge et bien couverte, A cette chère dague A la lame acérée. »
Murgo, comme la pensée,
Laisse la colline
Et reprend le chemin.
Regarde dans la forêt, regarde :
Janoch soudainement.
Pendant qu'il buvait
Et se réjouissait,
S'arrête pétrifié,
Son front s'assombrit,
Car, de temps en temps,
II entend résonnant,
Les forêts enchantant.
Ml PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
Une fière chanson....
Chanson de brave,
Et la voix d'une flûte,
D'une flûte en os.
Qui chante bellement !
Et voilà, voilà
Que Janoch soudain
Tressaille et bondit.
Et crie d'une voix grande :
€ Vous tous, mes braves.
Arrêtez! écoutez!
Saisissez vos armes,
Car j'entends
Une voix de flûte
Contre les feuilles résonnant
Les forêts enchantant!
Hâtez-vous, dépêchez,
Partez à l'instant
Et barrez-lui le chemin
Au pont de Hartop,
A la vallée du peuplier.
Au sentier étroit.
Au chemin brisé,
A la petite fontaine
Qui coule doucement.
S'il se trouve brave,
Ne lui faites mal !
Mais si c'est un étourdi,
Par les femmes ensorcelé
Donnez-lui un soufflet
Et laissez-le aller! »
Les Hongrois se précipitent Et lui barrent le chemin ! Mais dès qu'il les aperçoit Mihu de leur dire :
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES. 343
« Vous, braves, écoutez!
Celui qui vous envoie
A perdu vos têtes. »
Et, sans presque achever,
Il s'élance sur eux,
Et d'un seul mouvement
II les abat tous,
Et reprend son chemin
A travers la verte forêt.
Quand Murgo marchait,
La pierre étincelait,
La nuit brillait,
Brillait comme le jour!
Il va droit à Janoch,
Qui dit en le voyant ;
« Vous tous, mes braves,
Tirez vos carabines,
Frappez de vos lances !
— Laissez vos carabines,
Laissez vos lances,
CarjesuisMihu.
Et je veux vous chanter
Une fière chanson,
Chanson de brave,
De ma flûte en os
Qui chante bellement. »
Et les Hongrois,
Neveux de Janoch,
Sont pétrifiés,
Dans leur pensée absorbés.
Et voilà, voilà Que Mihu soudain Commence sur-le-champ A dire avec feu, Commence doucement
344 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES
A dire avec amour Une chanson plaintive D'une telle beauté, Que les moûts résonnent, Les aigles se rassemblent. Les pins se balancent. Les feuilles chuchotent. Les étoiles étincellent, S'arrêtent dans leur course.
Et tous les Hongrois
Écoutent avec tendresse,
Et Janoch soudain
D'adoucir sa voix,
De parler à Miliu v
11 rinvite à sa table.
c Viens, Mihu, viens,
Viens, brave des braves.
Mettons-nous au festin,
Donnons-nous à la joie,
Et puis ensemble
Nous lutterons nous deux ! »
Ils s'assemblent tous,
Se mettent à table,
Se régalent et se réjouissent,
Et crient joyeusement,
Ëveillant la vieille forêt !
Mais le banquet terminé,
De bonne chère nourris,
De bons vins réjouis,
Mihu le Moldave
Et Janoch le Hongrois
Vont de côté.
Et la lutte commence!
Les Hongrois,
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES. 315
NeYeux de Janoch, Regardent et admirent Gomme ils se retournent, Gomme ils se secouent. Gomme ils se renversent, Gomme deux braves Rejetons des dragons. Et voilà, voilà Que Mihu, tout d'un coup, S'arrête sur place, Saisit son Hongrois, Le soulève, Le rejette. Le met à genoux, Plie sa tête ! Et les Hongrois, Neveux de Janoch, Restent pétrifiés, De terreur saisis ! Mihu les éveille Et leur parle ainsi : « Vous, braves ! Qui d'entre vous Pourra soulever Ma massue Lourde comme elle est Et ma carabine Lourde comme elle est. Mes armes pesantes? Que celui-là vienne, En fraternité avec moi, Faire le métier de brave A Tombre des forêts. » Les Hongrois accourent, Se baissent. Mais ils essayent en vain,
546 PRI^CIPAUTÉS DANUBIENNES.
Car pas un ne peut Soulever sur son dos Les armes amassées Et gisant à terre. < Allei donc, enfants! Quittez les forêts. Prenez la charrue, La bêche et la pelle.... »
Et, parlant ainsi,
Mihu, le brave,
De son petit doigt.
Soulève ses armes.
Sur Murço s'élance,
Et, tout joyeux, se remet en marche ;
Et derrière lui,
La forêt bouillonne
Et résonne
D'une fière chanson,
Chanson de brave.
D'une voix de flûte,
Douce à l'ouïe,
D'une flûte en os,
Qui chante bellement.
LA PETITE BREBIS.
Sur la pente d'une montagne, La bouche du paradis S Cheminent et descendent la vallée Trois troupeaux de petits moulons, Avec trois petits pasteurs.
« C'est-à-dire l'entrée de rh-eureuse patrie moldave, sur la frontière de
Transylvanie.
v v
PRINCIPAUTES DANUBIENNES. 547
L'un est Moldave,
L'autre est Hongrois,
L'autre est un Sicule de V ru nicha.
Et le Hongrois
Et le Sicule
Parlèrent entre eux,
Tinrent conseil
Pour assassiner le Moldave
Au coucher du soleil ;
Car il est plus riche,
Il a des brebis nombreuses,
Nombreuses et cornues,
Des chevaux domptés.
Des chiens vigoureux.
Mais petite brebis,
A la laine soyeuse,
Depuis trois jours
Ne ferme plus la bouche,
Et rherbene lui plaît plus.
— Gentille brebis, Gentille, riche en toison. Depuis trois jours
Tu ne fermes plus la bouche ; Est-ce l'herbe qui te déplaît ? Ou bien es-tu malade, Ma gentille petite brebis?
— Mon cher berger, Mène ton troupeau Près du noir bosquet
Où il y a de l'herbe pour nous,
De l'ombre pour vous.
Maître ! maître !
Appelle aussi un chien.
Le plus brave.
Le plus vigoureux,
Car, au coucher du soleil,
348 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES
Veulent te taer Le Hongrois et le Sicule. — Petite brebis de Btrxa, Si tu es une fée. Et si je dois mourir Dans ces pâturages. Dis au Hongrois, Dis au Sicule De m'enterrer Ici tout près. Au pré des brebis, Pour être tom'ours avec tous Derrière la bergerie, Pour entendre encore La voix de mes chiens. Dis-leur ces choses ; Toi, tu placeras à ma tète Petite flûte de hêtre Qui joue si doucement, Petite flûte en os Qui joue si tristement. Petite flûte de sureau Qui joue avec flamme. Le Yent s*enflera. Par elles passera. Et les brebis s'assembleront Et me pleureront Avec larmes de sang ! Toi, ne leur parle pas D'assassinat, à elles; — Dis-leur simplement Que je me suis marié A une fière reine, La fiancée du monde. Dis-leur qu'à ma noce Une étoile a filé;
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES. 549
Le soleil et la lune
Ont tenu ma couronne.
J'ai eu pour témoins
Les pins et les chênes,
Pour prêtres les grandes montagnes,
Pour musiciens les oiseaui.
Des milliers d'oiseaux,
Et pour flambeaux les étoiles.
Mais, si tu rencontres
Ma pauvre vieille mère
A la ceinture de laine,
Les yeux pleins de larmes,
Parcourant les champs,
Demandant à tous,
Et k tous disant :
«I Qui de vous a connu,
Qui de vous a vu
Un fier jeune berger.
Qui eût passé par un anneau,
Le teint comme crème,
La petite moustache
Gomme épi de blé,
Les cheveux
Plume de corbeau,
Et ses petits yeux
Gomme la mûre des champs?... »
Toi, chère petite brebis,
Aie pitié d'elle ;
Dis-lui simplement
Que je me suis marié
A une fille de roi,
A la porte du paradis I
Mais à cette bonne mère.
Ne lui dis pas, chère brebis,
Qu'à ma noce une étoile a filé,
20
350
PRINCIPAUTES DANUBIENNES.
Que j*ai eu poar témoins
Les pins et les chênes,
Pour prêtres les grandes montagoes,
Pour musiciens les oiseaux,
Des milliers d*oiseaux.
Et pour flambeaux les étoiles. »
Le reste n'a pu être retrouvé.
III
DE l'histoire de LA ROUJIÂNIE ET DE SA DESTIM^E.
Un illustre Roumain écriyait à un ami Français ces remarquables paroles :
<i Que de jours, de nuits sans sommeil, j'ai passés en lisant ces chants populaires où Thisloire de notre patrie est écrite pour nous, mais pleurant des larmes amères de ce que le monde est privé de sa plus belle page!... Je puis le dire sans modestie comme sans amour-propre, l'histoire de la Roumanie contient dix- huit siècles de miracles autant que de souffrances.
« Supposons un moment que la France ait vécu cinq siècles constamment au moment sublime de vos Fédé- rations, cinq siècles sur le champ de Jemmapes, et . huit siècles sur Waterloo, et tout cela sans historien,
5.Vi PRINGIPAITTËS DANUBIENNES.
(lo SOI te que le monde ignore jusqu'à Texistcnce do votre patrie.... Oli ! ne faisons pas cette supposition, voire cœur en souffrirait trop. »
Je crois pourtant (ju'un véritable historien, un pé- nétrant critique, recueillant de toutes parts dans les annales des peuples voisins les faits historiques de ia Roumanie, pourra retrouver son passé et reconslituer son histoire.
Ce monument peut-être existe. On nous assure que réminent et à jamais regrettable Balcesco a laissé un grand ouvrage sur l'histoire de son pays. — Puisse- t-il paraître bientôt!
Il y a, dit-on, profité de plus d\m document in- connu, miraculeusement retrouvé.
En 1846, il eut le bonheur de découvrir, dans un monastère des Carpathes , un poëme historique de grande valeur : Cantarea Roumaniâ, chant de la Rou- manie. — C'était toute l'histoire en quelques pages, et tirée de l'âme du peuple.
Impossible de découvrir l'auteur et l'époque. H croit que c'est un moine nourri dans la solitude de la Bible et des psaumes. — Car souvent il y a eu dans les monastères et les grottes des Carpathes des moines qui ont exprimé, dans une poésie biblique, les souf- frances du peuple , et ont cherché à voir dans l'a- venir. Le plus connu est le Père Spiridion. Les moines de basse classe et les prêtres roumains, tant dans les principautés que dans la Transylvanie, ne se
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES. 353
sont jamais séparés du peuple, ni par le genre de vie ni par le cœur. De là vient uniquement leur influence sur le peuple.
Le caractère de l'écriture et certaines expressions lui font croire que ce poëme a été composé dans une de ces années où il y eut un grand mouvement popu- laire, comme en 1850. Les révolutions françaises, polonaises, les mouvements de l'Ùalie, retentirent jusque dans les solitudes des Carpathes et ouvrirent le cœur de Termite, qui regarda sa patrie et sa vie gémissante sous la domination russe. Il repassa cha- cun des jours de l'ancien temps, et, écoutant les bruits du monde, il montra à sa patrie les signes de Taffranchissement.
On a trop oublié le rôle éminemment guerrier qu'a joué autrelois la Roumanie.
C'est elle pourtant qui, avec la Hongrie et la Po- logne, soutint l'atroce combat de cinq siècles entiers qui ferma l'Europe aux Tartares d'abord, puis aux Ottomans.
Le sauveur de la chrétienté, Jean Huniade, fut-il Hongrois ou Roumain? C'est une question controver- sée entre les deux peuples.
Je lis dans la brochure nouvelle de M. Armand Lévy cette page éloquente : « Quarante églises semées sur le sol moldave témoignent encore des quarante victoires d'Etienne le Grand sur les Turcs.... Si l'Évangile en
cette nation trouva son boulevard, et si des milliers de
20.
554 • PRINCIPAUTÉS DANDBIENMBS.
Roumains ont témoigné pour la foi à Nicopolis comme à Varna, au temps nouveau la Révolution chaque fois y trouva son écho : et quand, il y a près de soixante ans, elle nous demandait de la reconnaître comme ré- publique, et quand naguère elle se levait toute con- fiante dans les sympathies et les promesses de la France de Février. Et les martyrs n'ont pas manqué à la cause nationale depuis Cantacuzène, dépouillé et proscrit : Brazoiano et Balaceano mis à mort, les Ya- caresco exilés en Chypre, tous victimes des Phana- riotes; plus tard, Thospodar Ghika, décapité pour avoir protesté contre la prise de la Bukovine par F Au- triche, en 1777, et Vladimiresco, qui, en. 1821, ren- versa les princes étrangers du Phanar, fut pris dans un piège de conférences, et assassiné de la main des aides de camp d'Ypsilanti ; jusqu'aux Deux cents de Bucharest qui défendirent l'entrée de la cité, héros de la dernière heure; jusqu'aux libérateurs proscrits de 1848, témoins et reproches vivants de la patrie au mi- lieu des nations étrangères. »
Ce peuple, malgré tant de misères, malgré l'écra- sement où le tient la Russie, ressuscitera-t-il? Nous n'en faisons nul doute.
Pourquoi?
11 a ce qu'ont très-peu de peuples, une idée simple et forle de son passée dé son avenir.
De son passé, — 11 se croit Romain. Il porte l'aigle V romaine. Il se sent parent de Trajan.
..J
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES. 355
De son avenir. — Il ne flotte nullement sur Fidée de la Révolution. Ses apôtres de 1848, dans leur ex- trême péril, sous le pied du colosse déjà levé, n'ont pas eu, comme nous, le loisir de sophistiquer. Ils ont dît à leur peuple : a La Révolution, c'est la liberté et la terre, la possession de la terre. » Les seules proprié- tés nationales qui font le tiers du pays, auraient suffi pour doter toute la population agricole (Balcesco, p . 55) • Avec ce simple mot, si la France eût voulu feur vendre des armes (ce qu'elle refusa obstinément), ils levaient toute la population contre la Russie. Un petit peuple qui se lève tout entier est plus nombreux que la plus grande armée du monde.
La résistance héroïque des pompiers de Bucharest prouve assez ce que ce peuple eût pu faire. Les régi- ments valaques de la Transylvanie comptent parmi les noieilleurs de l'empire d'Autriche.
Des deux partis qui divisaient la révolution, le parti turc s'est trompé, à coup sûr; l'expérience a bien prouvé que la Turquie et l'Angleterre ne pouvaient donner aucune protection.
Le parti qu'on nommait français, l'avenir le nom- mera le vrai parti roumain. Quoiqu'il espérât quelque appui de la France, c'est dans la Roumanie même qu'il mettait toute sa force, dans une révolution profonde, profondément fondée. Le paysan propriétaire eût fait des efforts incroyables. La Russie, très-embarrassée, n eût jamais passé en Hongrie.
356 PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES.
(In grand poëtc, un philologue illustre, et qui, sous mille rap|iorls, a bion mérité de son pays, M. Héliade, a eu le tort très-grave de ne* pas reconnaître franche- ment que son parti s'était trompé, le tort plus gra^e d'insinuer que ses adver.^airess (les meilleurs patriotes de TEurope!) étaient des amis de la Russie qui la servaient par une fausse exagération ! Les Rosetti, les Golesco, les Bratiano, agents russes! !!
Le jour s'est fait. On comprend aujourd'hui que non-seulement ils ne se trompèrent pas dans l'intérêt de leur pays, mais que leur révolution radicale et ter- ritoriale, qui' armait tout un peuple d'au moins trois cent mille combattants, eût doublé la guerre de Hon- grie et. recréé contre la barbarie la vieille barrière du Danube qui garda si longtemps l'Europe.
Les grandes et nobles paroles des paysans que j'ai citées se trouvent dans la précieuse brochure de M. Balcesco«
Dn heureux hasard me permet d'y ajouter la traduc- tion suivante des procès-verbaux de deux séances de la commission mixte des propriétaires et des paysans. Jamais plus graves questions n'ont été discutées avec plus de simplicité et de grandeur,
PREMIÈRE SÉANCE. — 10 AOUT 1848.
La séance du 10 août 1848 s'est ouverte à neuf heures sous la présidence de M. Jonosco (agronome
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES. 357
distingue). Sur trente-quatre députés qui devaient composer la commission, vingt-deux étaient venus, dont quatorze paysans, et huit propriétaires. L'ordre du joiir les appelait à discuter comment devaient se laire les semailles d'automne.
Le paysan Néagou (qui est en même temps prêtre) demande la parole ; trois députés propriétaires la ré» clament aussi.
Néagou développe les plaintes des paysans. Il rap- pelle qu'en temps de calamités les propriétaires quit- tent le pays, tandis que les paysans restent pour tout souffrir et garder les propriétés; cela seul suffirait pour leur constituer un droit. Sans les paysans, la terre aurait-elle aucune valeur? Par eux, eHe s'est améliorée et enrichie; par eux, elle a pu payer au pro- priétaire d'immenses revenus; à ce titre, les proprié- taires restent les débiteurs des paysans. — 11 propose, non-seulement pour les semailles d'automne, mai» comme base d'un arrangement définitif dans la ques- tion de la propriété, que le paysan laboure et sème, comme il l'entendra, en payant la dîme ou dixième au propriétaire.
M. Jonesco prétend que cette dîme serait un servage et pour le propriétaire et pour le paysan.
M. Linche se croit incompétent; la commission n'a rien à faire qu'à préparer à rassemblée un projet sur la propriété. Jusque-là, il faut suivre l'ancienne loi, quoique mauvaise.
358 PRINCIPAUTiS DANOBIENRES.
M. Céouchesco (propriétaire) appuie l'avis du paysan Néagou, en le limitant à la question des semailles d'au- tomne.
M. Robesco (propriétaire) propose que le paysan laboure pour le propriétaire un pogon et demi (me- sure roumaine), et tout le reste pour lui. Plus tard on fixera la valeur comparative de la terre du propriétaire et du travail du paysan.
Presque tous les députés paysans adoptent cette proposition.
(Adoption fort prudente, selon nous. L'arpentage d'une mesure de terre est chose simple et sans con- teste. Mais lappréciatioD du dixième du produit est chose fort délicate, susceptible de chicane, et qui eût fait encore intervenir l'autorité entre le propriétaire et le paysan.)
DEUXIÈME SÉANCE. — 11 AOUT 1848.*
 la fin de la pi'emière séance, le président avait lu l'ordre du jour de la deuxième.
Le paysan est-il libre de son travail ?
Le paysan est-il libre sur la propriété?
Les assistants s* écrient que cela ne fait aucun doute.
Le président de la séance, M. Racovitza, dit qu'on ne peut discuter, attendu que tous les membres ne sont pas présents* On annonce que, dans un district, les propriétaires, ne reconnaissant point la révolution,
■ai
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES. 3r>9
n'onl voulu ni s'assembler, ni élire un député. Le président se retire.
L'assemblée ne se sépare point. Elle reste dans un profond silence. M. Jonesco croit devoir passer outre, et dit : — Messieurs, il faut ouvrir la voie à la discus- sion, lui poser son principe : « La propriété est sacrée^ parce qu'elle est le produit du travail. Le travail est sacrée parce quHl est la sueur du travailleur, i» Ce principe est] reconnu même par l'ancien Règlement, dont les lois, faites par les seuls boyards, sont restées inconnues aux paysans.
— Rien n'est plus vrai ! s'écrient tous les députés paysans.
M. JONESCO : Le principe était bon, mais l'applica- tion fut mauvaise. En Moldavie, en Yalachie, ce Rè« glement asservit le travail. Nous le détruisons.
UN DÉPUTÉ PAYSAN (se séparant de son parti) : Sans doute, ces principes sont vrais... Mais, quant au Rè- glement, il n*a pas été réellement appliqué... M. LiNGHE : Remarquez bien cette parole ! M. JONESCO répond que le Règlement consacrait la propriété sans consacrer le travail. Il montre, d'autre part, ce que la propriété a de respectable en ce pays, la terre ayant été peuplée par colonisation, non par usurpation, par invasion, comme en Asie, en Ser- vie, etc. Du reste, si Ton fait aujourd'hui un partage de la terre entre le propriétaire et le paysan, il serait , absurde dé dire qu'elle pourra être de nouveau parta*
300 PRINCIPAUTËS DANUBIENNES.
gée, etc. Il revient à Tancien Règlement et l'attaque de nouveau, comme funeste aux travailleurs.
M. LiNCHE : Je ne viens pas le défendre , Dieu m'en garde 1 Je ne viens pas examiner s'il a été bien ou mal appliqué. Je reconnais le droit que la nation a de se donher des lois. Je veux seulement prouver que la corvée n^était pas un servage, comme vient de le dire M. Jonesco. Le servage est Tétat déplorable de celui qui n'est maître ni de lui ni de son travail, et ne peut avoir ni volonté ni propriété. Non, c'était comme une obligation de fermage ; un intérêt du capital mis dans la terre et déterminé par la loi. L'application du prin- cipe a seule été mauvaise. M. Linche continue en dé- fendant la propriété, comme fait ; il ne croit pas avoir besoin, comme M. Jonesco, de dire que la terre a été autrefois achetée par ceux qui la possèdent. Radou Né- grou (Rodolphe le Noir), premier prince du pays, a partagé la terre entre ses braves en récompense de leurs services militaires. D'eux sont sorties les familles héroïques des Busesco, des Calofiresco, etc., dont les propriétés nous sont venues par héritage. Je reconnais le droit qu'a la nation de faire ses lois, pourvu qu'elle les fonde sur les deux principes de la liberté du tra- vail et de l'inviolabilité de la propriété.
LE PAYSAN NÉAGOu : On prétend que la corvée n'était pas un servage, que c'était comme une obligation de fermage, librement consentie! Quoi! vous me dites, par exemple : « Attelle tes bœufs, viens me conduire à
961 PREDCIPAUTÈS Di
esclavage?... Du matin jiisq femme n'a pas pu aller allaite
u. UHCHE : Je ne oie pas, glement n'ait été sévère. Hais
ont été pires encore... Oui, la propriété est sacrée, et le travail encore plus. Je regrette seulement que ceux qui devaient pacifier travaillent â irriter tes plaies plus qu'à la pacification.
M. LABovàiii (propriétaire) : Oublions... car, dans ce passé, il y a eu bien dee choses injustes, mais qui n'étaient pas illégales.
w. PAYSAN NËAGO(j : Oui, messieurs, oublions... H est bien reconnu que le travail est sacré... Oublions. Si messieurs les propriétaires veulent bien accorder quelque chose, la paix est entre nous.
— Oui ! s'ccrieni tous les paysans.
Le président veut clore la séance. Quoique les dé- putes paysans demandent qu'on leur donne le tempii de rcilcchir encore, on insiiîte. La séance est levée, U discussion remise au lendemain.
? 3Î5V-
K
'&■■-.
PRÉF.
J'avais fini ce livre à la f choses en un mois! Quelles cruel janvier 1 El vers la fin, n'en sommes pas accablés.
L'hiver le plus féroce a Dans les Vosges le froid des Nos ennemis, énormément n rieurs pour les ressources d ris, profitaient ilprement d dénuement et d'un infini < s'adoucir par le succès, leur de francs-tireurs n'ont-ils qu'à Ponilly, près Dijon, ils qa'ils ont, non loin de là.
ambulance, deux chinirgien prouvé par enquête si réguli pas pu le nier.
Le monde encore n'avait rien vu de tel. Il a regardé et frémi. L'excès de nos malheurs, l'héroïsme de nos résistances, l'ont surpris et touché. Quel reviremenl d'opinion en peu de moisi J'ose le dire : Ptm li" neutres en Europe.
Un Américain me disait ce matin même : « Hier tout allemands, nous voici tout français, u
Une grande ville de deux millions d'âmes, impos- sildc h nourrir, dont les vivres étaient calculés et Unissaient, n'en a pas moins été bombardée par plaisir, au moment où la faim infailliblement la livrait. Et bombardée comment? Avec l'art terreriste suivi dans cette guerre, en épargnant les murs, frap- pant sur l'habitant. Leurs cartes de Paris, dressées dés 61, les ont parfaitement |dirigés. D'innombrables obus ont été envoyés au quartier des écoles, des col- lèges, des hApitaux. Ce paisible Paris des enfants ei des professeurs, des savants, du Jardin des Plantes, de l'Institut, est comme un monde à part, tout étran- ger à l'action. Je me rappelle encore 1815, le respect avec lequel Alexandre et les rois d'alors, conduite par M. de Humboldt, visitèrent l'Institut et le Jardin des Plantes. Aujourd'hui la visite est autre : un obus est tombé sur les vénérables maisons de Cavier,
manger jes grains gar torité elle-même pubi le terme dernier an chaufTage en ce terril étaient détruits, et av relève les courages.
Là, Paris fut très gr;
Les hauteurs super n'étant pas occupées e en septembre les prit, à son aise, lia ces pc . batteries couvertes, ; lire sans danger. Effr à loisir, Paris se prép temps. En décembre, i ceinture, doublée et i Empereur. « Derrièri sailles, le Prussien en sien. » Celui-ci n'est- Les lions eux-mêmes d'aliments, par les v L'exténuation progrès Kh bien! le 19 janvie sailles même. Ses 1^ lettrés, d'ouvriers arti
"^■fn^^
^
368 PHÉFACB.
cals, faits aux arts de la paix, s'élancent, et du côté te mieux muré, gardé. Ils veulenl aller voir de près cet Empereur, et pour cela percer l'énorme carapace de pierre, de fer, de feu. D'nn élan, ils emportent Saint-CIouJ, ses batteries foudroyantes. Neuf heures ils s'y maintiennent sous les boulets, le perdent et le reprennent. — Panique violente dans Versailles! On se dirige vers Marly. — C'est, dit-on, pendant le combat qu'on apprit le malheur du Mans. Nos chefs arrêtèrent tout.
Si les pierres furent plus dures que les poitrines humaines, cela n'Ote rien au sublime. Ce fut te com- bat des esprits.
Apprenez, Nations, devant un tel spectacle, ce que c'est que grandeur, et révérez la France!
J'ai lu bien des liisloires. Mais je n'ai jamais va une révolution si vaillante, pourtant si humaine, si généreuse pour l'ennemi barbare, si clémente au\ trahisons mômes.
Unanime surtout. C'est son grand trait.
Car, si des esallés, nombre minime, voulaient (contre la raison, sans espoir) s'élancer et se battre encore, ce ne fut pas là, disons-te, un dissentiment de principes. Des deux, eûtes, c'étaient de très fermes républicains.
Voilà ce que l'Eorope a vu, et ce qui fait son Juge- ment. Tous les cœurs reviennent h nous.
ue la victoire morale lui 'Irie et mulilée, la France est invaincue : elle reste la France, redoutable, forte, grandie.
« Mais celle force, ne peut-on l'employer contre elle-même? » Dernier espoir de l'ennemi.
La crise la plus dure, il est vrai, reste à passer ; — l'élection devant l'étranger, parmi les traîtres (et les faibles, peut-être pires).
Ceux qui, par erreur ou faiblesse, en votant oui, ont amené la guerre, et qui (sans le prévoir) nous ont perdus, ceux-là verront mieux, j'en suis sûr. Ils sont bien avertis. Tous ensemble, nous ne serons qu'un.
'SÎOff
^ NUI.' ■
372 INTRODUCTION.
s'ouvrir, quelle route bien aplanie aux armées Tarlaro- Russes !
Le bruit de ce verre cassé ne fut pas très agréable au meilleur simi dos Russes. M. de Bismarck gémit. Sa délicate opération de chloroformer l'Angleterre pendant l'exécution de France, pouvait en être déran- gée. Les Anglais n'allaient-ils pas s'inquiéter pour leur Turquie, deviner le traité secret que ledit Bismarck en juillet venait de faire avec le Tzar contre leurs affaires d'Orient? I^ verre cassé avait fait une fente par où la lumière eût pu venir en Angleterre. Que de mal pour la boucher, pour étouper, calfeutrer l'ou- verture! Que de caresses aux lords qui suivaient l'armée, et aux moindres journalistes! que de flat- teuses confidences, de dîners aux reportersl Enfin, tous les bien pensants, tous les traîtres s'y mettant (la Couronne et la boutique), l'Angleterre se rendor- mit (deux mois, jusqu'au !•' novembre).
La Russie, qui a déjà sept cent mille hommes en pleine paix, avait de plus, depuis juilleX, doublé son artillerie. Dans cet empire du silence, tout se fait à petit bruit, au moins dans les commencements.
Mais ce qu'on ne sait pas assez, c'est que la Russie est à sa manière un gouvernement populaire, c'est- à-dire intelligent de certains coups de violence qui remuent les masses barbares. Après Sedan, après Metz, le Tzar crut avantageux de ne plus se contenir,
du climat, du pays, le fait aller au plus loin. Ce besoin de p en S3 : on devait le mener au saire de Constanlinople (1453) Pologne, déjà rongée comme un c il ira de grand cœur voir l'Allem Pour aider à l'enthousiasme, h nalistes de Pétersbourg, de M est très bonne Russe. La Prn (10 novembre.)
Cela faisait mal en Europe, c tnarck, mais faisait si bien en Ki bËtes sauvages s'ëteva, comme d l'heure où l'on va manger. Depu jusqu'aux plus charmantes dame s'éleva, et ce chant : « Vive le T D'innocentes demoiselles écriv "Quel bonheur!,.. Quel grand coQp voilà notre Russie tout en Grand spectacle!... Gloire à Diet
Ces cris qui nous arr et sûres, f\a\ promeltaie
l'Europe, dérangeaient tellement Bismarck, que, par ses clicrs reporters, par un monde de journaux, il osa faire celliî réponse étrange et facétieuse : « Plan pacifique de la Russie, qui , dégoûtée des armées permanentes, ravie des bons résultats de la landwehr allemande, se fait une armée défensive... » Défen- sive uniquement- Elle lève cinq cent mille jeunes gens en janvier 71, pour ajouter aux sept cent mille soldats qu'elle a en pleine paix. En tout douze ou treize cent mille; c'est le chiffre qu'on déclare daDS un journal russe quasi officiel. Mais comme ce journal a servi souvent pour tromper l'Europe, je me fie bien plus aux lettres privées qui parlent d'un grand mou- vement général de la Russie, armée et prête à partir.
Pour aller où? Qui le saitî Est-ce pour la faible Turquie, pour une occupation ordinaire du pelit pays valaque? Qui pourrait le croire?
Non, la Russie a repris sa marche vers l'Occident.
Dans sa note du 1" novembre, le Tzar, donnant â la Russie, bien plus qu'à l'Europe même, une ouver- ture de fanfare, le Tzar se proclame quitte du vieux traité de 56, garanti de toute l'Europe. R fera ce qu'il voudra.
L'Angleterre alors ouvre un œil, lui dit : « C'est un grand soufflet. Ayez au moins la bonté de me dire
IMTHODUCTION. 3:3
pourquoi, à une personne tellement inofTensive, vous appliquez ce sonfllet. »
« Je vous le dirai dans Londres », dit le Tzar d'un ton très doux, ajonlant celte plaisanterie : « Que voulez-vous? Celle Turquie, que je vois armée jus- qu'aux (lents, est devenue si redoutable qu'à chaque instant je pouvais être attaqué dans la mer Noire. Que voulez-vous?i'avais peur! »
Où est la France? Où est i'épéc qui dans la guerre de Crimée (de l'aveu d'un illustre lord) sauva les Anglais trois fois? Aujourd'hui l'Angleterre est seule, et derrière elle, elle voit les corsaires des États-Unis. qui, comme d'innombrables mouches, vont harceler et piquer son commerce sur toutes les mers.
Il y a bien une Autriche au monde, qui, l'autre jour, par Benedeck, dit avoir un million d'hommes. Mais Bismarck prend les devants, travaille cet État malade. Sa Diète refuse les fonds pour la guerre. écoute l'incantation magique qui suspend tout. » Le Danube est allemand : TAutriche aura le Danube. »
Mais qu'en pense la Russi sur ce fleuve? Que fera M. ( de gens déjà iï a promis ce I D'abord il y a mis la Prus rest, près des fameuses emb' il a dit aux patriotes allen C'est Allemagne. » En 1870, lui disant que la Turquie
celle porte <lu DanuL Qu'il l'appuierait dan< dans cette mer, la grc aura )a cleT de l'Euri pour ouvrir, fermer li magne qui veut re^piri
La Russie, en corps masse, vient se poser aujourd'hui fin face de M. de Bismarck, rappeler leurs conventions.
Cette Russie a bien mérité. Elle lui a rendu le ser- vice que Napoléon III (un simple) lui rendit avanl Sadowa. Elle lui a dit : « Allez!... Lancez toute votre Allemagne. Moi, je vous réponds du monde. » Pour mettre à l'aise Bismarck, la Russie a intimidé l'Italie, le Dancmarck, leur a défendu de bouger.
Maintenant la Russie arrive, réclame. Répondra- l-il au terrible mendiant : « Repassez!... Un autre jour! »
Ses procédés varient peu. Il mystifia l'Empereur en 1867, l'Angleterre en 70... La Russie en 71?
Les patriotes allemands, professeurs et gens de lettres, cette classe si estimable, si savante et si ctii- mérique, qui a imposé tellement son opinion à l'Alle- magne, n'ont rien négligé pour alarmer les nations, les avertir qu'ils prétendent un empire universel. De la Hollande à la Suisse, de Copenhague à Bucha- test, tout en est, ou en sera. La Courtaude, la
encore, a louvenure ae la u Bismarck les libertés du pays, les larmes, les soupirs de l'A sa victoire.
Ces politiques profonds rép disent que Bismarck trompe tt le monde, mais pas nous. Vous vif, agile dans ses mouvement! tion si légère du côté de Vienm Quel croc-en-jambe à l'Angleti Russie I Hier, il était demi-rus mand. »
Ah ! comment vous y prenez gler vous-mêmes? ne pas voi ignorer ce que vous savez?.. oublié le mariage profond, t avec la Russie? Il est si fort, traités sont inutiles. La ligue à tait superflue. La Prusse, u proposa au dernier siècle le l fut servie, où pour dessert oi sang, rorapra-t-clle cette con fidèle, ayant toujours dans le la Pologne, aigre encore, ma] l'ennemi. Elle cul besoin de aara besoin demain encore pi
ÎTS INTRi
s'éreillera, sortira du i
où l'idée d'être ur« lui a
élre une, il faut être. Le jour où elle Toudra étrt.
SOD petit tyran, la Prusse, lui montrera la Russie.
L'Autriche, si ébranlée, ne peut donuer an tel appui. Par la Russie, par elle seule, la Prusse con- tiendra ses Slaves, fera taire ses Allemands.
Aujourd'hui même, pendant que la France lutte encore, combien déjà cette Prusse se gêne peu arei: l'Allemagne! Le prince saxon arrêté; le journaliste allemand de Versailles qu'un outrage a décidé à se tuer : tout cr,la ne dit-il pas de qaelle hauteur féodale la Prusse regarde l'Allemagne? L'arrestation de Jacoby, la constitution bâtarde violée dès le pre- mier jour dans les députés qui, pour un discours, auront deux années de prison! Cela ne parle pas assez ?
Vous êtes pour moi, je vous assure, un prodigieuï spectacle. Vous vivez d'un étrange rêve d'orgueil- leux lettrés, de savants. Vous voyant civilisés, indus- trieux, et de toute façon si féconds, en comparaisoD de cette sèche Prusse de fer, vous vous dites : « La grande Allemagne l'absorbera, comme l'Italie absorbe le Piémont. Qu'est-ce qu'elle est par elle-même, saut son cadre militaire? Elle n'est rien que par nous. Us génies qui brillent à Berlin sont des Rhénans, àes Souabes. des Saxons. Même en guerre, les Pras- aiens vivent d'emprunt. La forte tête est un Danois.
VaîQ espoi parce qa'elli réfractaire, i êlre absorbé
Vous rais( vivante, où Prusse? Y a- noms sont : çais, etc.
C'est un c griffes, comn
Dans ce : marche, où victoire méoi on Irahîe?), ■ caclient la téi Adieu les roi
C'est un tr leurs du moi armée de la
Ce que Vi sagesse, l'ou' festations. D. larisme pnts
380 INTRODUCTION.
nalions laborieuses, industrieuses, productives, doi- vent s'armer, non pas pour la France seule, mais pour elles-mêmes qui sont la production, contre le parti de la mort.
Planons, regardons de haut cette Europe ensan- glantée. Que voyons-nous? A TOuest, les ateliers, les fabriques, et la grande fabrique agricole, les hommes de production, les créateurs de la richesse commune du genre humain. A TEst, nous voyons en marche les hommes de destruction.
« Mais nous, disent les Allemands, est-ce que nous ne sommes pas là? La barrière qui fut la Pologne, sera désormais TAllemagne. »
L'unité d'une telle nation serait certes une très grande force, si elle était vraie. Mais Tunilé est-ce Tunion? Croyez-vous que le Hanovre y soit de bon cœur? Avec quelle difficulté la Bavière s'y laisse traîner !
Allemands, savez-vous bien à quel point les races slaves vous haïssent? Votre acharnement sur nous vous Ta fait oublier. Mais le plus simple bon sens le dit : la longue exploitation que les Allemands (de Courlande, etc.) ont faite du peuple russe, a jeté dans celui-ci de profonds levains de haine. Les intendants des seigneurs étaient allemands, les fonctionnaires du tzar sont allemands pour la plupart. On peut dire sans se tromper : « S'il se donne un coup de bâton en Russie, c'est d'un Allemand. »
.upériorité dans les arts de la paix, sont précisËiuent
;e qui en toute guerre avec la
ioritè. Elle combat avec des I
râleur qu'elle craint bien peu <
raut un Européen, Anglais,
Beaucoup, si l'on considère ce
gagner. Qui peut dire le peu q
paysau russe? La Russie a dan
mise. Mais vous?
Un peuple industrieux, livré fiques, productrices et créatric un jour par un grand monvem celui que nous avons vu. Mais Et pour peu que la guerre dur mement. Combien vous sem! celle-ci î
Vous avez eu, il faut le din ment. On vous a dit ce mot in avec la France 1 » Mais cela Sait jamais avec elle. Un dei jour : n La guerre comntencers
Quand vous auriez réduit Pa encore), il resterait toujours ui qoe la France elle-même.
3Si INTR
1^8 pillages, les ré(]u l'ont fortement éveillé. 1 combaltaat ou se rend même. La moisson d' vache, les bœufs sont p:
retrouve... savez-vous quoi?... ce qui s'était perdu en lui, le sang gaerrier de ses pères, des soldats delà liherté. 1
Ce paysan a 6(é pris an moment où, plus gu^ ' jamais (enrichi par les débouchés nouveaux du MiJi, (le l'Ouest), il acquérait, il mettait la main sur la pro- priété. Voilà ce qui l'absorbait en août 1870. H faal | être fou pour croire qu'il désirât une guerre, qui, . même heureuse, l'eût troublé, arrêté dans ce pio- I prt's. I
Nos départements de frontière étaient, il est vrai, irrités par les piqûres des Prussiens, qui, depuis | Sadowa, venaient à chaque instant faire des bravades, des défis. Je ne vis jamais des hommes plus gonHés. I La terre ne les portait pas. Je les entendais en i Suisse (en juin 1867) dire, redire : « De Sadona. nous devions aller à Paris. Nous le prendrons l'aniiée | prochaine, a Après la grande exposition, où nous les i reçûmes si bien, ils rapportèrent les dessins de nos | fortifications et imprimèrent un Manuel militaire et 1 topograpliique pour le siège de Paris.
L'empereur avait hkhement enduré l'engloutisse- ment du Hanovre, de la Hesse, de Nassau, Franeforl,
Il avait essayé au moins de couvrir la Bavière, le
384 INTRODUCTION.
C'est la base la plas forte qu'ait jamais eue une nation, du sang pour mille ans de combat!
Cet homme-là, sur sa terre où il est enraciné, et qui refait, renouvelle, centuple ses forces, sera ferme et invincible.
Heureusement pour l'Europe. Que ferait-elle sans la France dans la guerre qui va venir?
Elle sera ravie de voir que la France a la vie si dure, de la retrouver grandie par cette lutte acharnée, si guerrière et redoutable contre l'invasion barbare.
En deux mots, voici tout ce livre : Grandes nations du travail, qui créez incessamment, serrez- vous en un seul peuple! Gardez au monde ce foyer qui lui produit tous ses biens.
Je somme et j'appelle ici, en congrès européen, tous les hommes de travail, tous ceux qui se lèvent avant le jour (comme moi en écrivant ceci, l*"* jan- vier 1871).
J'appelle les Anglais, les Français, les Belges, les Hollandais, les Suisses. J'appelle les Allemands.
J'appelle ici les deux mondes. J'adjure la jeune Amérique. Qu'elle justifie notre espoir, sourde à tout petit intérêt, libre de toute petite rancune, vouée au grand intérêt général du progrès humain, étroitement associée à l'Occident civiUsé, à la cause de la liberl^ qu'hier elle a soutenue, fait vaincre si glorieu- sement.
IHTRODU
'Je parie ici pour le mondi 1 France. Elle se sauvera e ae sauvera-t-il s'il reste ind |n celte heure dernière, à . Voici l'euuemi.
Les historieDs de l'aTenii croire ce qui, pour être rit constaté. Dans ce xix« siècl les plus grandes affaires saient son destin, ont été li iaiagiaalion, discutées, né] tastîques, dignes des Mil grave politique,' à son mon entre les mines romanes mirages du Rhin.
de fut un grand coup de reur, fatigué, vieillissant jamais, à quitter souvent I
3gg Lk FRANCK
serve peul-étre un peu de bon sens, pour aller songer sur la cale isolée de Biarritz, près des châteaux en Espagne, du pays de Gervanlès. Les influences domestiques, qui pèsent au déclin de la vie, y Grenl beaucoup certainement, le souvenir trop Qdèle que quelqu'un gardait toujours au pays de sa jeunesse, et les occasions naturelles qu'on aurait d'y retourner.
C'est un lieu propre aux naufrages. Des marins qui ont fait plusieurs fois le lour du monde, disent qu'ils n'ont vu rien de pareil à l'épouvantable poussée de la mer qui, du Nord-Ouest, s'engouiïre là dans un entonnoir d'une profondeur inconnue, remonte à la hauteur du ciel pour frapper Saint-Jean-de-Luz, déjà û moitié englouti. Les Basques de ce rivage, race effrénée d'aventures, de vertige, faisaient dans leurs fêtes danser, pirouetter la barque sur ces abîmes écumants. Voilà pourquoi cette cAte s'appelle la Côte des fous. Pendant leurs courses infinies jusqu'au fond des mers du Nord, leurs femmes, encore plus chimériques, la nuit, fêtaient sur la lande les Sabbais du moyen âge, consultaient le mauvais Esprit.
Des monts de figure bizarre indiquent à deux pas l'Espagne, le pays, riche en mensonge, qui reluit de sou passé, de ses Indes, de ses mines, de ses fameux galions, des lueurs fauves de l'or. Combien il était aisé, dans les soleils dorés du soir, de faire miroiter de là l'antique empire espagnol, Mçxico, la Vera-
_^bJpJ
DEVANT
Cruzî Pour rendre ces d'établir là un Montézun teau de cartes où probat fée bohémienne qui amv
Le chûteau branlant { chien de Mexico oubliai jolie Charlotte avait irril sèment choisi, où du '. parler contre l'Autriche.
Faux comme Feau, ■ plique à merveille aux d causer sur la plage. L'u des sables profonds, tr mer, où l'on peut se no eaux grises de Hollanc rappelant les tristes moi regard.
Que disent-ils? Chac tromper l'autre, rien d' de croire que le tentatei rien, autrement, qu'il : hameçon. Nul doute qu'
L'Empereur, quoi qi d'agir, et de paralyser mille hommes au Mexiq que cela pour la France
sûre par 5on traité d'échange. Les Ëtats-UnU n'avaient pas achevé leur grande guerre. Il pouvait agir.
Pour faire avaler à la France sa sottise du Mexique, il lui fallait pouvoir montrer nne acquisition sur le Rhin. Le sorcier du Nord lui lit croire qu'il avait le Rhin dans sa poche, l'éblouit d'une vision, lui montra Cologne et Coblenlz. — « Mais l'Allemagne, qu'en dira-t-ellc? — Eh! Sire, est-ce qae je n'ai pas les patriotes allemands? C'est le meilleur de mon affaire. Je les ai menés en Schleswig, je les précipite au Danube. Il faut le refaire allemand, se l'ouvrir jusqu'à la mer Noire, TOrient, etc. Je les grise, je les enivre d'une victoire sur l'Autriche. Et ils nous lâchent le Rliin. »
Tout cela dit dans le ton d'un bon et franc alle- mand, d'un soldat sans artifice, la loyauté mllitàre propre au cuirassier diplomate. Ajoutez le laisser- aller, l'abandon qu'on a à la mer, la confiance qu'un malade obtient aisément d'un malade. Car, il ne se porte pas trop bien, le pauvre cuirassier. C'est presque comme l'Empereur. Il serait mort sans Biarritz. Mais chaque année il vient là bien exacte- ment se soigner. C'est là qu'il se trouve bien, oublie toutes les affaires. Ou, si on le met là-dessus, ma foi, il dit tout ce qu'il pense. Au diable la diplomatie! Il a le cœur sur la main.
Son dur visage soldatesque parle pour lui, dit assez qu'il ne peut tromper personne. Ce masque, très
V,
JROPR. 391
acteur, rassure d'autant desse, boufTon, étalant l'enflure fanfaronne qui devait plaire à Guillaume, à ses Junker. Les photographies calculées qu'on en a faites è. la longue atlén viaière du casque poii plus vraies, le montrai laideur, qui l'aide si ut au ciel, vojant là-hau
la patrie allemande? i monde... Pourquoi pasî la cré
cela simple et naturel.
mand? Hollande, Daae
terre, France, c'est j
Noire, Allemagne, celle
un fleuve allemand. I
formés par l'éraigratiû
magne. Pour l'Europe,
dront, trois Hohenzi
Danube, an détroit de
à\i Rhin. Quel grand poète!
génie de fiction I Et to
gens aveuglés déjà de 1
sa tâche est facile. Va,
cViamp de la fiction. 0
Biarritz! Guillaume se i
in LA FHAKCE
Barberousse, Napoléon le Grand.
•• Le grand? mais le( chose que Toncle. Ce Rhin que je vous donne, Sire, ce nVst qu'un commencement. Votre aigle, posée d'abord à la pointe de Cobleniz, part de là et prend son vol... vers Anvers, Amsterdam... Londres? Elle y donne un coup de bec, revanche de Waterloo.
» Mais un monde n'est pas assez. Celui-ci est si petit! L'Amérique aussi lléchira, la liberté blessée à mort dans sa grande république... Vous et nous, d'un commun eiïort, nous anrons étouffé partoui notre ennemi... la Révohition.
On saitcommcnt ces promesses furent tenues après Sadowa, après le lâche service que l'Emperenr lui
"'^^Jîlr-
39t LA ?RANC&
fosscurs, industriels, etc.), TortiOait cotre illusion. Noiis en Tilmes fort touchés. Nous étions frappés d'y Yoir la belle culture protestante, victorieuse de la barbarie catholique.
Nons n'écoutions nullement ceux qui dûsaient que la machine au fond était le vrai vainqueur; qne, sans lo fusil à aiguille, son effroyable pluie de fer qui supprimait toute lutte, jamais les bourgeois du Nord n'auraient eu raison de l'armée austro-hon- groise, si aguerrie, si vaillante, que nous connûmes en Ilalie par des combats si acharnés. Nous ne savions rien de l'état de misère où le dénuement de l'Autriche laissa son armée alTamée pendant trois jours. La diversion italienne retenait un tiers au moins de cette armée au delà des monts.
Nous avions, sans le savoir, terriblement coopéré à celte guerre, fait beaucoup en ne faisant rien- Si la Prusse n'eut besoin que d'un petit détachement pour accabler les grandes masses de la Bavière et de l'ouest de l'Allemagne, c'est que l'absence éton- nante de nos soldats sur le Rhin, la mystérieuse inaction de l'Empereur, firent tomber leur courage et leurs armes. La Prusse elle-même l'avoue dans le solennel remerciement qu'elle adressa à l'Empereur.
Le plus piquant de cette guerre, c'est que VAUe-
NT I.
Ile in officiers que nous rencontr de ferl Ce grand pays ial industriel, quittait avec b( vaux, ses affaires, une vie : telle, qu'au gymnase où M, de Bismarck, leurs can de cet âge, les accablaient d duent dans leurs familles. Les Allemands nous dit après .Sadowa ils changère traste! Quel hrtiyant rèvei clameurs, leur loquacité, lei que les Aoglatset tes Pran à part où venaient s'assec des gens de Francfort, des victoire prussienne voyaiei libertés de l'Allemagne.
La grande m^orité avi était aveugle et ivre d'une légitime et naturelle : l'an de l'unité nationale. — < moments. Et alors il ne vo pareils; cette folie, cette nérent jusqu'au crime. Poi jaisaitappelàl'étranger; e le violent Machiavel aurai: accepter des monstres, l'hi
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IW) LA yaANCE
A ces momeiils, on voudrait daos l'unilé de la patrie embrasser l'unité du monde. Ainsi, l'Italie, l'Allemagne, par Rome ou le Saint-Empire, dans leurs rêves, absorbent tout. Chez ces songeurs alle- mands (qui ne se grisent pas à moitié) revienneDl obstinément deux ombres, Cliarlemagne, qui du Rhin gouverna l'Empire et la France, et Frédéric-Barbe- roussc, qui, disent-ils, avec l'Allemagne eut à la fois Rome et Lyon, et le royaume des Lombards et le royaume de Bourgogne. Mais pourquoi se borner uinsi'f Est-ce que la patrie allemande n'embrasse pas tous les pays de dialectes allemands, Hollande, Suède, Daneiuarck, Suisse, l'anglo-saxonne Angle- terre est une province d'Allemagne <.
L'ivresse rend souvent très mauvais. Les patriotes allemands déjà nous avaient étonnés par leur vio- lence inouïe contre un État faible, le Danemarck. Là. ils commencèrent k se faire d'aveugles chevaux de combat pour traîner les canons de la Prusse, lui subordonner l'Allemagne. Si instruits, ils s'obstinaient à ne pas savoir l'originalilé très forte qui sépare d'eux les États Scandinaves (aussi bien que la Hol-
1. Celte aliéiialion menlale, vérilable maladie, se voit sur-' tout chez les leflrés, professeurs, éludionts. J'ai sous les yeui un arlicle d'un de leurs journaux de Berlîa, intitulé : ■ A bas Schiller! - Schiller a eu le tort grave de célébrer dans Guillaume Tell un bandit qui (tt révolter la Suisse contre l'Altemagne,
lieue de lui, n'est pou an pays sur la terre h idée, à toule habitnd la Lorraine.
Comme on change, Sadowa, la rancune d paraissait fort apaisé ont deax fois envahi 1 à Paris. Cela unissait Sadowa ils oublient i souvenir que de leur i parler vrai, fine les vi lent, avec une furie, mais qui, tant de foif cause qu'on nomme q
M, de Bismarck, a\ ses derniers manlfes idée qu'entre les dei haine éternelle, et qi se régler là-dessus.
Ces mots atroces TOjais le soin avec I cultivée chez les gén des gymnases conti£
contre la France. On
haïr, h maudire ce qu'iU connaissent si peu. l autre jour, une enfant charmante, petite Allemande de cinq ans, à qui on disait devant moi que sa cousine était française, rougissait, tapait du pied : « Française? jamais française! » disait- elle avec horreur.
Quelle éducation précoce! Dans les bras d'une ilouce mère, au sein de la bonne nourrice, déjà ils lespirenl, ils sucent la fureur et la haine.
Comme la France est loin de cela! Même après des luttes sanglantes, longues, acliarnées, elle n'a aucune aigreur. Elle reconnaît sans peine le mérite de ses ennemis. Chose vraiment mémorable 1 Vingt années de guerres atroces, couronnées par Waterloo, ne lui ont laissé nul tîel contre les Anglais. Et, même en 181(1, elle raffolait de Walter Scott, saluait l'aurore deByron. Que de liens d'amitiés, d'affaires, de spécu- lations communes, de familles, de mariages, entre les Anglais et nous ! La prodigieuse grandeur de l'em- pire anglais, né de la ruine de la France en 1T63, n'a laissé à celle-ci ni regret ni jalousie.
C'est le défaut de la France, son tort : elle aime le monde . Pour chacune des grandes nations, elle trouve des raisons excellentes, d'aimer, d'estimer, d'admi- rer. Ces engouements successifs pour toutes (dont l'exagération peut être ridicule) ont pourtant des causes graves. Chacune de ces nations représente
ses plus b amis eorc presque r embrassât ternité fit Le genre 1 Commei elles reçu un peu ir( anglais, le auberge, i se payent qu'on y fa Yilleî les '. naieat en
400 LA FRANCE
cette forge ardente de tant d'arts dont TEurope accepte les produits sans les comprendre. D'autres étrangers , plus pauvres , plus malveillants , plus curieux, regardaient toutes ces merveilles avec un sourire forcé, tâchaient d'être indifférents, ne Tétaient pas, jaunissaient.
Il est odieux, mais certain, que ces promeneurs curieux que nous conduisions partout, regardaient et dessinaient nos murs, nos forts, les côtés faibles des défenses de Paris. En décembre 1867, nos hôtes, de retour à Berlin, piibliaient un manuel militaire qui donnait dans un grand détail la topographie des abords de la ville, la façon aisée, infaillible de la bom- barder, de la prendre. On ne négligeait rien pour surexciter celte fièvre de militarisme. Flatteur gro- tesque, mais habile, de la passion populaire, Bismarck se targue de n'avoir voulu entrer à Paris qu'armé, sous le casque pointu. Cette entrée de carnaval dans une ville toute amie parut d'un goût héroïque aux teutomanes effrénés. Cette coiffure leur paraissait le casque d'Arminius. Par Talliance prusso-russe, ce fut celui d'Attila.
Pour nous autres Parisiens, nous rîmes, n'en gar- dâmes pas moins nos sympathies pour l'Allemagne. Les miennes n'ont jamais varié I Cette année même, 1867, en terminant ma grande Histoire de France^ en résumant dans la préface les études, les travaux
-/ r
DEVANT L'EUROPE. 401
qui ont rempli ma vie, j'énumérai avec plaisir les influences diverses que l'Allemagne eut sur moi à mes différents âges, les passions littéraires, vraiment fortes, que m'inspira celte grande sœur de la France. J'aimais spécialement son génie originaire, l'accent, la vibration émouvante de sa langue antique, sa sagesse populaire dans ce qui nous reste de ses veis- sthûmer, des juges qui, sous l'orme et le tilleul, ont irouTé tant de choses humaines. Cette passion alla si loin, que je lis l'entreprise énorme (si difficile, insen- sée?) de traduire le livre de Grimm, les Antiquités du droit allemand. Lui-même me soutint fort, m'encou- ragea, et loua mon travail. Combien j'y jii profité, développé mon sens historique, je l'ai dit et répété dans cette préface de VHistoire de France, Dieu me garde d'en rien effacer, de rien rabattre de ce que je dois à l'Allemagne, à ce grand et cher Grimm! Plût au ciel que je pusse moi aussi donner une pierre au monument national qu'on lui doit et qu'on lui élèvera un jouri
Ce n'est pas moi, ce n'est pas nous seulement, nous peuple des lettrés, qui avions ces sentiments. J'ai dit (dans mon livre, Nos Fils) quelle fut l'émotion com- mune quand, à la fête de 4 mars 1848, nous vîmes devant la Madeleine, parmi les drapeaux des nations qu'apportaient les députations d'exilés de chaque pays, le grand drapeau de l'Allemagne, si noble (noir, rouge et or), le saint drapeau de Luther, Kant et
j
mî LA FRAM
Fklile, Schiller, Beeltioveo, et à côté le cliannant Incolore vert de l'Ilalie. Quelle émotion! Que de vœux pour l'unilë de ces peuples ! « Dieu nous donne, disions-nous, de voir une grande Allemagne, une grande et puissante Italie ! Le concile européen reste incomplet, inliarmonique, sujet aux fantaisies cruelles, aux guerres impies des rois, tant que ces hauts génies de peuples n'y siègent pas dans leur majesté, n'ajou- tent pas un nouvel élément de sagesse et de paix au fraternel équilibre du monde. »
1
404 LA FRANCE
Mais qui n'est léger? En 58, ritalie divisée voulait être telle: chacun y plaidait pour sa ville. £n 59, ritalie tout à coup se trouve unitaire, fanatique de Tunité. La grave, la pesante Allemagne a changé en un seul jour : il y a eu deux ÂUemagnes tout oppo- sées, d'esprit contraire, avant, après Sadowa; la pre- mière maudissant Bismarck, la deuxième lui baisant les bottes.
Pour la France, on est tellement décidé à la déni- grer, que ceux qui la disent changeante sont ceux qui lui reprochent aussi de ne pas changer assez, d'être patiente outre mesure pour des gouvernements indignes, d'avoir enduré si longtemps le dernier gouvernement.
Ce dernier reproche est grave, et le moins immé- rité. Oui, la France est trop patiente. Elle a donné un exemple inouï de patience. Il y eut des raisons à cela, bien des choses qui Texpliquent sans le justi- fier, mais qui en sont ce qu'on peut dire les circon- stances atténuantes. Essayons d'en dire un mot.
11 est certain que la France a par moments un grand vol, qui la porte haut, si haut que la chute est infaillible. Elle marque le but très loin, sans pouvoir indiquer encore la voie, les moyens d'arriver. Elle retombe et se décourage. « Quœsivit cœlo lucerriy inge- muitqtie reperta, » Le monde alors crie contre elle. L'imprudente est accablée.
L'éclair de 89 , la formule législative de tout ce
l'Europe nous fait elle-même. Le bel éclair de Février, le suffrage universel, l'effort de justice absolue où
celle pauvre France appelle -■-'- ■ "--
ignorants, les barbares) à semble la perdre à jamais, dant celte idée subsiste si nos ennemis, sont forcés i n'a pu capter la crédule Alli d'une image (creuse et vide] cet idéal certain des société
Félicitons ceux qui n'ont sublimes, ces reculs et ces égale, souvent plate, souvei du passé, semble bien plus telle, elle impose à tous, 1 Ils couvrent leurs disparate; gravité extérieure. Qu'ils r dire : Si vous semblez plu: souvent l'élant moins, vou France, les embarras que d gence de la justice absolue.
Une chose fait marcher la difficile. Elle est (comme 1 nique) double de deux parti cent, parfois se contrediseni
Elle est une en deux perso
t06 LA PRANCB
Nti) doute que si l'une ou l'aulre classe, par une révolution, disparaissait, ta France aurait plus d'auité, semblerait plus d'accord avec elle-même. Le monde lui dit souvent: « Regarde la sage Angleterre : comme elle est plus conséquente! L'ouvrier a prévalu, et la roue de Manchester emporte tout. 1^ paysan a péri. Deux raillions d'ouvriers (nullement paysans) qui cultivent la terre ne pèsent rien dans la balance contre un peuple tout industrie! (d'environ quinze ou vingt millions). >>
Dieu nous garde de cette unité! Nous avons vingt- six millions de paysans et dix millions d'ouvriers. Ces deux éléments sans doute donnent plus de besogne à la France. Mais quelle force d'avoir gardé celte ancienne France rurale, dans laquelle quatre millions de familles (vingt millions d'individus) parti- cipent à la propriété I Stabilité du paysan, mouve- ment, progrès de l'ouvrier, cela fait un balancement qui, par moments, a ses secous.ses. Mais l'impatience de l'im est retenue par un câble, une ancre, l'homme de la terre qui n'est que trop immobile. La France n'émigre pas, comme l'Angleterre, l'Allemagne. Toute la question sociale se plaide ici sur place, s'éclaire par des expériences qui ne sont pas toujours heu- reuses pour nous, mais instructives pour tout le monde. Il profite à les regarder. D les blâme et les imite.
C'est ce duel, et nullement, comme on croit.
l'an mal
plu:
que
à 11 paj ce ] rite refi
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^'7r^2
408 LÀ FRANCE
France, l'envahit en 92. Toute l'Earope se jeta sur cette proie. C'est Torigine des grandes guerres que l'on nous reproche. La France, si pacifique en 89, eut en 93 sept cent quarante-neuf mille hommes présents sous le drapeau. Gomment nourrir ane telle armée? Ayant repoussé l'Europe, on fit Topération dangereuse de réformer trois cent mille hommes, ce qui perdit le Directoire, fît arriver Bonaparte. Les trois cent mille réformés racclamèrent. Les trois cent mille affamés furent nourris par lui dans une guerre offensive. Je me rappelle avec horreur ce temps, dont j'ai vu la fin. La France, en dix années seulement (1804-1814), y perdit dix-sept cent mille soldats. C'est le chiffre officiel. Doit-on accuser l'homme seul? Non. On est obligé de dire qu'un si grand ébranlement ayant été donné, il n'était pas facile de l'arrêter. La guerre engendrait la guerre. Mais qui l'avait commencée? Répondez, peuples ennemis, répondez, accusateurs. Qui la commença? C'est vous.
Né du sang, d'une telle légende de meurtre, le second Empire était sinistre pour l'Europe. Que ferait- il? Que couvait ce dangereux muet? Quel coup gar- dait-il pour demain? On ne pouvait le deviner. L'homme ne payait pas de mine, ni les siens, son entourage. Eh bien, il faut le rappeler à l'Europe qui nous accuse aujourd'hui de patience : la sienne fut admirable, ses soumissions, ses hommages à ce faux
_,-^.J.»dJ!>t'
e Napoléon le Graaii, s'humilia devant celui-ci. 'ous s'humilièrent. !1 eut aux Tnileries une cour de ois, comme l'oncle, à ses spectacles « un parterre de ois ». Des peuples s'attelèrent à son char. Dans quel élire les Italiens couraient après lui dans Milan ! lomme ils nous gourmandaient, nous autres, gui ne lous ralliions point au favori de la fortune! Les anglais, si fiers, quelle figure firent-ils à son voyage le Londres! Malgré toutes ses répugnances, dans [uelle tristesse humiliée leur reine parut-elle à Cher- lourg !
Seul en Europe il semblait avoir une base solide, 8tant nn, comme on croyait, avec ce grand peupla les campagnes, qui ne change pas aisément et qui ni prétait un appui redoutable.
Cependant que fut-il pour eux? Très ingrat, très «ariable, entre eux et la bourgeoisie. L'inconséquence eMiVme de son gouvernement ne justifiait nulle- ment le nom ^'Empereur rural. Pendant plus de dix années, contre l'intérêt des campagnes, il déchaîna ta Bourse, la spéculation, créa des caisses sans fonds où afiluaient les capitaux détournés de l'agriculture. Celle-ci, sans nul doute, eût langui, si de grands faits économiques, commencés dès longtemps, ne s'étaient développés au grand profit du nouveau règne, qui enrichirent les campagnes. L'œuvre capitale du temps, le réseau des chemins de fer, fit créer une foule de
\
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410 LA FRANCE
routes qui y aboutissaient, et ces routes à leur tour auxquelles on voulait arriver, elles firent faire des milliers, des millions de chemins vicinaux. Effort her- culéen, immense, qui occupa la France vingt années.
Ce qu'on ne peut trop dire, c*est que cette œuvre qui absorba le paysan et le rendit si oublieux clés libertés politiques, fut un énorme effort vers la liberté sociale. Le paysan du Midi, de l'Ouest, obéré sous Louis-Philippe, chargé de dettes hypothécaires, serf du propriétaire, du bourgeois créancier, a pu en grande partie se libérer, frapper du pied sa terre, el dire : « Elle est à moi ». Comment cela? Par un miracle grand, mais simple. Jusque-là cet homme el sa terre et le fruit de sa terre étaient des prisonniers; ils produisaient sans vendre. La France était un corps comme solide, inerte, et sans circulation. La circu- lation s'établit. Voilà que les denrées du Midi voient au Nord, vont se vendre à grand prix à Paris et par- tout (parfois jusqu'à Saint-Pétersbourg). Voilà que les saisons se trouvent supprimées. Le Nord mange au printemps des fruits d'été, d'automne.
Autre chose bien inattendue. L'Angleterre, riche el voyageuse, apprend à connaître, à vouloir une nou- velle alimentation. Elle quitte son régime séculaire, si uniforme, si maussade. Elle appelle, elle achète nos denrées de l'Ouest, en charge des vaisseaux. Qu^ de paysans, de fermiers, par ce seul chargemeni; ont fait de petites fortunes! '
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Le pajsaii (la giauue luiijtj nulle impatience de compron veau, la liberté réelle qui et du propriétaire. Celte liberi plus que la liberté politique, ignorait que celle-ci est la si liberlès. 11 ignorait l'abime alourdi, allait le plonger.
U masse de la nation, spé lole, était si loin de désirer r gouvernement, en présence l'Allemagne, décréta la garde 'uer. Dans l'énorme enché J'œuvre, le paysan ne pouva nilurel pour louer un ouvrif lils.
Les dépotés se tirent nom la pîùx. Les préfets dirent à 1' '^i' que la paix. On n'obtint
Ëffi^k
tl3 LA PRAflCB
mensoDge atroce, qu';
sous les yeux les gravures qu'on répandit par mil- lions. On y voit sur deux colonnes, le Non, et des- sous les pillages des ronges, du parti de la gtierrf. qui brûle chaumières et moissons. Et, sous leO'n, l'aimable image de la paix que l'Empereur promel- lait, moissons, vendauges, les greniers pleins, les caves pleines.
Ils votèrent Oui, pour la paix. Et on leur donna la guerre I
Il est I
pleÎD sol (1867-18
observer les recei lien. Qui dil Déjà il étudié 1(1 leur amif sant pan '^liiens, Il
4U LA FRANCE
près. Divination merveilleuse? Il fut trop clair que ces détails si précis avaient été tout bonnement achetés aux bureaux de Vienne.
Mais combien Taffaire de France diffère encore de tout ceci! Quel art patient, obstiné, quel abus de la confiance! Que de déguisements aujourd'hui connus, avoués, que de mensonges, quel abus terrible de la parole humaine!
Il est facile à comprendre que les espions de la Prusse, ses dessinateurs, photographes, ingé- nieurs, etc., qui venaient prendre les dessins de nos forteresses, des passages de nos montagnes, etc., n'auraient guère eu à envoyer que ces choses exté- rieures, n'auraient pas appris toutes celles que Ton n'apprend qu'à la longue, Tintérieur des localités, s'ils n'avaient su faire parler les Allemands depuis longtemps établis dans notre pays. Avec ces excel- lents guides, ils ont eu, non comme en Autriche, des chiffres militaires précis, mais tout ce que peuvent savoir sur telle ville, tel village, telle ferme, telle maison, des hôtes assis au foyer, dans l'intimité domestique, devenus familiers, amis. Ils ont pu noter tout ce qui devait servir l'invasion, compter les grains, les bestiaux que pourrait fournir leur hôte, et déjà marquer de l'œil ce qui pourrait s'em- porter.
« Exagération ! » Point du tout. Les Prussiens s'en glorifient avec un cynisme hautain. Les Allemands,
l .f 'iX'l. : f"
DEVANT l'KUHOPE. iir,
avec un gros rire, disent : " C'est vrai! Nous avons été bien fins, bien malicieux. Nous Rommes des gens d'esprit. » Ils se représentent an liwi n» iu rnront. accuoillis, nourris, « C'est m{ Bade. « C'est moi ! » dit ce b lailteur de la Loire. J'en poni qui nous reviennent en uhians J'avais lu- bien des histoires celle-ci. Non, dans toute l'hii
s'est point rencontré une teli longtemps sur une si grande
par tout un peuple de voyage
est, par tout un peuple d'an
chands, nos ouvriers, nos do
tribu- amie. Le corollaire serait terribi
lettre : o Gardez-vous d'ôtrt
voyez arriver un étranger d:
verrouiller la porte, et armi
garde 1 il est sans armes ; mais
s'il voit un contrevent faible,
peut revenir demain en toute i
loup vienne, à la bonne hei
grand Dieu ! un bomme ! C'est
Malheur à l'bumanité! » Voilà le premier mouvemen
il nous faut rejeter loin de i
basse prudence. Il est plus
4t6 LA FRANGE
cœur d'examiner le phénomène, les causes singulières (et rares, grâces à Dieu) qui ont pu amener une lellft perversion de la nature humaine.
Pour comprendre le fait, il faut se mettre au point de vue de là-bas, comprendre les fumeuses pensées qui remplissent un cerveau du Nord entre le poêle, le tabac et la bière.
« Il y a une morale ailleurs. Mais il n*y en a pas en France. Il n'y en a pas pour la France. Contre elle, tout est permis.
« La France est très corrompue. Je ne la connais pas beaucoup; mais j'ai été à Paris en 1867, et je me suis si bien vautré avec toutes les filles du monde (françaises? ou non? je n'en sais rien), que je suis en droit de dire : La France est très corrompue.
« Elle est toujours la Sodome révolutionnaire, incrédule et voltairienne, qui n'honore nulle autorité. Elle attend son châtiment, un fléau mérité de Dieu, une grande expiation. Ce fléau, ce sera moi. Je ne sais quoi me dit au cœur : Retourne I Ce coupable pays, si riche, si abondant, qui a de si bonnes caves de Champagne et de Bourgogne, il mérite d'être visité. »
La visite du Seigneur ^ ce mot touchant de piétiste. me rappelle ce qu'un reporter écrivait aux Anglais en août- pour l'Allemagne contre la France : « Les Allemands, en général, sont un bon peuple chrétien ».
Qu'ils passent par trente systèmes plus ou moins
piètisles dira lui-même : « Tout cela n'y fait rien.
Avec le gemiitk germanique, i
Dite, nous avons, malgré ce
leligieuse, quasi chrétienne, ]
(jni nous appelle à réformer 1;
rompue. Pour cela, tout moye
nnge, odieux ailleurs, est bon i
penseur d'observer; du patriote
Il est encore l'ami, c'est vrai, m
demain, »
Observer? Cela était bien I ouverte. Il n'y a pas déporte ic plain-pied. Tout ce qui se pa] écoles, aax musées, partout, c Nous en souffrons, et persistoi l'habile homme qui nous airéta Sébastopol. Nous élevons nos e
Dans les places de conllanu reçus chez nous plus que les ai application, 'leur esprit de su même aux plus capables. Leur portés au plus haut enseigneme tilut, et avec des tilres solides, sont fort justement devenus Fn ■ Dans les arts inférieurs, dai
tf ••
il» LA FRANCE
foule d'Allemands M Le tailleur et le bottier, qui souvent sont de vrais artistes, avec une étude atten- tive de la forme humaine, une grande souplesse pour la suivre, parfois la rectifier, sont Allemands le plus souvent. Nos dames aiment ce tailleur, attentif, respectueux, qui n'a nullement les grands airs de la haute couturière, dame elle-même, qui tranche tout. Pour lui, nul caprice ne trouve les limites de sa patience. Il écoute, ne contredit pas, s'amende, si vous voulez. On peut lui dire bien des choses. « Je ne le dirais pas à d'autres, mais à ce bon Allemand .' » Elle dira, par exemple : « Ne croirait-on pas que j'ai une épaule plus haute? que ma taille tourne uo peu? » — « Oh! si peu de chose! Ce n'est rien. Il est bien facile d'arranger cela. » Et il emporte ce secret. Heureux tailleur, si confident ! C'est un confes- seur du corps. Il a une prise bien forte. Il gagnera ce qu'il voudra.
Beaucoup aujourd'hui recherchent les bonnes, les nourrices allemandes, pour « apprendre, disent-ils, cette langue aux enfants ». Sans enfants même, on les préfère, et pour une bien autre raison. Quoi de
1. L'expulsion de ces ouvriers n'était pas indispensable dans certaines provinces où ils n'espionnaient pas. On les y a regrettés. Dans Eure-et-Loir, une de mes parentes a vive- ment réclamé pour leurs familles, qu'on eût expulsées aussi. Son mari employait cinq cent quatre-vingt-dix Allemands du Nord et Prussiens dans sa manufacture, et eût voulu les garder.
■•va^T^r
DEVANT L'EUHOPE, tl9
[ilus doux qu'une femme allemande? elle n'a que du lail daas le sang. « Elle semble née pour obéir, et (me disait une dame) son obéissance charmante semble dévouement, tendress" "^ '
jeune Anglaise : elle a dans s^ obstinée, ceci et cela, qu'elle ( cipe. Que je commande l'Alli
tout est huile et miel, au delà
Quand je rentrais, j'avais pe
douce créature, de se précipi
souliers. Elle ne voulait jamais
elle glisse, s'en va, et dans telle
sont point amies. Avec cela, or
préfère à toutes. Je ne sais à qt Il est facile de le (lire. C
l' Allemande , dans leur gran<
tliose naturelle, qui est de leur
culte instinctif pour l'autoril
Tormes même serviles, qui ch(
(jueraieot,' chez eux font souriit
nullement, étant empreintes i
l'on croirait filial. Cela leur fa
les paroles très dures, les ma
leurs supérieurs, les sévices di
'liscipllne militaire dont d'autrei
Dans l'idée du clan celtique, wusin. Dans l'ancienne tribu ge
420 LA FRANGE
que chose d'un père, qui peut être très sévère, sans que cela lire à conséquence. Celle sorte de patriar- cat a duré jusqu'à nous, spécialement en Autriche. L'empereur François, ce bigot, si dur aux captifs du Spielberg, n'en était pas moins, pour le peuple qu'il recevait chaque semaine, Iç bon Franz. Le curieux, c'est que les représentants de l'autorité impériale, à tous les degrés, même les plus infimes, faisaient appel avec succès à ce sentiment populaire. Au nom de ce bonFriwz, ils tiraient des paysans, des simples, du sol- dat, les choses utiles à leur police. « Quoi! vous ne diriez pas tout à votre père l'Empereur, à nous qui sommes ses hommes et qui vous parlons en son nom ?> Quand un des martyrs de Hongrie, l'illuslre madame Téléki fut enfermée tant d'années, avec son amie dévouée mademoiselle Clara Lovéï, au château de Kûstein, les soldats hongrois, italiens, qui les gardaient, furent constamment aux ordres de ces dames, portant leurs lettres, faisant leurs commis- sions, au péril de leur vie, sans révéler rien à leurs chefs. Si le régiment partait, il léguait ce pieux devoir au régiment qui venait. Jamais, quelle que fût l'insistance, l'inquisition de leurs officiers autri- chiens, ils n'en tirèrent un seul mot. Celle discrétion admirable se serait-elle trouvée en des Allemands? Ne leur eût-on pas imposé comme un devoir filial Vohservation des prisonnières, ennemies de leur père PEmpereur?
r^'
observé si tiiea moD logis, m'a montré tant de res- pect, m'a fait parler sur tel sujet délicat, compromet- tant? Il va en faire un article contre mol dans la Gazette d'Augsbourg. »
11 y a vingt-six ans de cela. Aujourd'hui site jeune homme observe, c'est moins pour le journal que pour la police militaire.
Quelle surprise ce serait pour Fichle, pour Jalm, pour les patriotes de 4813, s'ils voyaient comme l'étudiant, que ces stoïciens avaient si rudement élevé, s'est affiné, civilisé; comme (à travers trots systèmes au moins de métaphysique) par la tilière dialectique du doute et de l'ironie, il est venn à con- centrer toute sa philosophie dans ce mot cynique de GiPthe : « Je me suis toujours bien trouvé d'être I l'ami des tyrans. »
Je voudrais avoir lu temps d'écrire le Voyage sen- timental que fait à travers la France (en 1867, je suppose) ce bon jeune observateur, espion, poète et philosophe, les lettres qu'il écrit le soir tantôt à M. de i^lolike, tantôt à sa fiancée. Homme de livres et de scolastique, combien peu il doit comprendre un pays de spontanéité, d'infinies nuances, où le meil- leurn'est point écrit. Que de bourdes, de sottises il envoie là-bas! Mais les chiffres recueillis pour l'état- major auront lenr utilité. Il pourra dire les ressources que l'invasion va trouver en chaque ville, en chaqae maison, dans la maison qui l'a reçu. Oui se défierait
N
\
L BUE
demois
t du pi
timide, plus il sera gauche d
spirera conriance, plus on croi
devant lui.
Avec quelle Tacilité l'espion a pression des passeports, l'auo confus péle-méle des foules aui l'aidait, le favorisait.
Comme touriste, comme ms voir, tout noter. Des ingénieun blaient des paysans, ont pu r les défilés des Vosges, les fortif Dans une usine de l'Est, plu ouvriers, et pendant plusieurs i tous les environs, les décrire réussissaient par d'étranges co la confiance. Deux personnes ç et voulant rentrer à Paris (un cl M. Daly, l'arctiitecle si connu) i trouvé à Chartres un voiturler 1 sayer la chose. Ces messieui furent poursuivis par un homm respectable, qui les suppliait de « C'était un négociant de Pari: qu'attendait à Parts sa famille i ses petits enfants. « Ils l'emmë homme ils parlent sans défîan
dix lieues de Paris, ils le trouvent qui s'était écarté et (jui en bon allemaDd expliquait tout à un com- mandant prussien. Ils dnt^nt rebrousser chemin, retourner à Montpellier.
L'espion voyageur pourtant eût-il pu recueillir tant de renseignements précis, s'il n'eût été inCormë par ce qu'on peut appeler l'espion fixe, Vobservatejir domicilié, qui sait bien autrement les chosesî Pour obtenir des réponses complaisantes à ses questions, le plus sûr c'est qu'il les adresse à ses compatriotes, aux Allemands établis dans l'endroit, au brasseur chez qui l'on va boire, et qui fournit les meilleures maisons du pays. Le tailleur, dans son métier de cul-de-jatte, assis sur sa table, ne demande qu'à parler. Les bonnes langues de l'endroit y viennent. D sait le menu détail, et il peut donner on monde de petites choses qui éclairent la localité. Les officiers qui y viendront pour faire des réquisitions n'auront nul besoin de voir les rôles de contributions. Ils savent parfaitement d'avance ce que chacun peut payer.
On s'étonnait à Ablon (sur la Seine) qu'ils sussent qu'une ferme voisine avait vingt-cinq vaches (et non vingt). Mais on se fût plus étonné si l'on eût su combien ils savent de détails domestiques, intimes, môme inutiles à la guerre. Leur curiosité inQnie trouve à se satisfaire sans peine auprès de nos
^■w
tH LA FRANCE DEVAST L'EUROPB.
Voilà ce qui, je l'espère encore, pourra réTeiUei rAllemagne. Je la crois moins corrompue que ce (ait étrange ne pourrait le faire croire. La Prusse a très Iisbilemeut exploité près d'elle la (erreur que le grand muet, si funeste, donnait à toute l'Europe, faisant attendre à tout moment quoique meurtrière surprise. Elle a fait croire que contre lui et nous, tout était bien, tout permis, qu'il n'y avait nulle trahison a épier, à tromper le tniUre. Et pendant qn'on lai faisait faire cette triste et honteuse besogne, on la trabis-sait elle-même, on la liait à la Russie.
La vaillance de ( dans la conquête d' d'hommes, est célt cependant, il faut 1 victoires. C'est le m
La vaillauce des 1 Fiaace escortés d'ui moins très réelle, ai états-m^ors. Cepea le canon léger à gr^ leurs victoires.
LeQFS bulletins d:
'S'S^
i28 LA FRANCS /
disent pas assez qu'aux grands moments décisifs, par exemple à Sedan, cette portée était telle, et nos armes atteignaient si peu, qu'il n*y eut ni victoire ni combat. Les hommes étaient peu nécessaires : la machine exécuta tout, sans que Ton pût lui répondre. Quels hommes étaient à Sedan? Surtout la landwehr bavaroise (d'après ce que m'ont assuré des témoins désintéressés et certainement véridiques). Cette land- wehr fut suffisante, et ne perdit presque rien, étant en sûreté parfaite derrière ce cercle de mille canons où les nôtres étaient pris et devaient être écrasés.
« Nous étions tenus à distance. Ils tiraient à cinq cents mètres, h mille mètres plus loin que nous. En faisant un feu terrible, nous n'avions pas la consola- tion de tirer un coup qui servit. Je les voyais, de ma lunette, tranquilles derrière leurs batteries, qui fai- saient le café, la soupe. »
Ce mot d'un officier français est pleinement con- firmé par plusieurs blessés prussiens. Fiers du succès, îiers de l'art, du calcul qui les fit vaincre, ils reven- diquaient beaucoup moins la gloire du courage. Ils disaient : « Nous n'avons pas même besoin de voirie visage de vos soldats. » Et d'autres : « Tout est arrangé d'avance. Nous aurons fini à Noël, au premier de l'an. C'est mathématique. »
La surprise de Sadowa, où la solide armée d'Au- triche, où la vaillante Hongrie fut éblouie, foudroyée
DBVAWT L'bdBOPE.
par une arme nouvelle, averti Oq pouvait fort bien deviner le ] faire dans les années qui suiviren canon.
La machine ne s'arrête pas. i sont nullement des miracles du des perfectionnements successifs, se produisent, s'amènent l'un l'a voit par l'histoire des fameuse trielles, bien autrement compliqui militaires.
Un caractère grand et terrible, en mal, qui est propre à ce siè< tous les siècles antérieurs, c'e; machine. L'autre siècle, susciti duelle et la personnalité, avait Celui-ci a fait l'ouvrier de fer, machine. Aux cinquante premié guère travaillé que pour l'indusli la paix. Depuis trente années e la guerre, l'a transformée. Les ar dans la machine, ont servi de ] truction.
L'histoire du machinisme serai tout cela est récent! M. Watt est jusque vers 1840, la machine n'a que des bienfaits. Elle commeni
(30 LA FRANCK
les tissus, elle habille, pare, réchauffe les ciYîlisés, les Barbares, jusqu'au plus pauvre sauvage. Elle leur fournit (presque pour rien) les outils qui commencent Tari. Elle accélère, elle centuple la locomotion. À nous pauvres tardigrades qui nous traînions sur la terre, sur la capricieuse mer, elle a donné Taile sûre et rapide qui fait dire : « Tu arriveras tel jour. » Que d'hymnes on a fait là-dessus!
Est-ce tout? Ohl celte grande force, parfaitement indifférente, aura aussi d'autres effets. Les enfants, les simples en ont peur. Est-ce à tort? Leur antipa- thie, n'est-ce pas une prévision?
Il y a juste soixante ans que mes parents me menè- rent enfant à la pompe à vapeur qu'avaient les Périer à Chaillot, et aussi au Conservatoire (ou Musée) des machines, rue Saint-Marlin. Je fus stupéfait, accablé de rénorme énigme de ces puissances alors nou- velles, de ces ouvriers métalliques, de ces personnes iniipersonnelles à main de cuivre ou d'acier. La machine de Chaillot, imparfaite encore, grossière, qui faisait trembler les murs, avait Tair d'un ennemi plus que d'un serviteur de rhommc. On m'en vantait l'utilité. Mais je ne sais quel instinct me disait obsti- nément que des fatalités diverses étaient dans ces êtres inconnus. Ces créations du calcul, se dévelop- pant, s'engendrant par une progression mathéma- tique, impossible à éviter, n'allaient-elles pas en quelque temps, après avoir beaucoup produit, entrer
DEVANT L'EDROPË. 431
■éans une période où elles détruiraient aussi, devien- draient des inslruments d'estermination?
432 LA FRANCE
pouvoir être qu'une pièce de rempart. Et Ton ne sinformait pas de la fabrication immense de pièces du même système, mais mobiles, mais légères, qui se faisait à Magdebourg et dans tous les arsenaux prussiens.
La mitrailleuse, dont TEmpereur s'occupait spé- cialement, qui était sa favorite, qa*il ne montrait ([u'habillée avec un mystère jaloux, était déjà vul- gaire là-bas, fabriquée, multipliée, mais comme engin secondaire, qui ne peut agir partout, et qui peut être inutile, étant repoussée au loin par le canon à longue portée.
La machine, qui passe si vite d'une nation à Tautre, et dont on ne garde jamais le monopole ni le secret, inspire en vérité aux hommes une confiance, un orgueil, qui ne sont pas trop raisonnables. On se figure trop aisément que c'est un membre qu'on se donne, un bras, une main de plus, cent mains, qu'on est Briarée. Un peuple riche, ingénieux, qui a ignoré certaine machine un moment, l'imite très vite, et quelquefois la surpasse, adopte un engin supérieur. Telle a été l'improvisation subite qu'on a vue à Paris et sur la Loire : on a fondu à l'instant de légers canons. Paris s'est trouvé tout à coup armé de pièces redoutables.
Qui empêchera les Barbares d'adopter aussi la machine? Fille de la civilisation, elle servira contre
*3i LA FBANUB DEVANT L'eDROPB.
ils pas baisser de cœur? Le mécanicieD est tout. Le héros est sapprimé.
Quand les Français à la poadrc opposèren t la baïoD- nette qui oblige de frapper de près, qui trouble la vue, horripile, ils firent l'épreuve des braves. Ils dirent : « Nous verrons bien ceux qui resteront calmes et fermes devant l'éclair de l'acier. » lis auraient trouvé dégradant de n'attaquer l'ennemi qu'après l'avoir démoli d'avance à force d'obus, comme on l'a fait aujourd'hui.
Quand Gustave-Adolphe, avec trente mille Suédois, fondit en Allemagne et mit une telle terreur daos les grandes armées de l'Empire, si nombreuses, loin d'employer lu machine, il mit bas les armes pesantes, les gros corselets de fer que l'on portait jusque-là. Dans son jusie-au-corps de buffle, il marcha armé de la foi el cuirassé de l'idée. Qu'il ail péri, peu importe. C'est lui qui fit le parti de la liberté invin- cible, cl peu après imposa le traité de Westphalie.
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436 LA FRANGE
de Ghâlons à marches forcées, n'eut par jour pour chaque homme qu'un petit morceau de pain.
Cela n'a rien d'étonnant : le gouvernement impé- rial était la dissolution elle-même.
Il fut créé par des joueurs, par des hommes de bonne aventure, Morny, Magnan, etc. Mais, en remon- tant plus haut, tout le parti bonapartiste (cette longue conspiration] n'eut qu'une sagesse, la chance^ qu'une idée fixe, f étoile,
Louis-Napoléon naquit, on peut dire, dans un bureau de loterie, sur les genoux de Joséphine, sa grand'mère créole, qui, avec sa mulâtresse, avec W^ Lenormant, se faisait incessamment tirer les cartes, dire la bonne aventure. On sait qu'en se mariant avec le grand capitaine, elle lui donna une bague noire qui dessus portait : Au destin. Le des- sous, alors illisible, s'est lu plus tard (Waterloo).
La croyance à l'improbable, à l'absurde, au miracle, le mépris de la raison, furent les fruits naturels du règne de Napoléon le Grand. On oubliait que l'ab- surde, la folie même, l'étaient moins pour celui qui avait reçu de la Révolution Tépée enchantée, infail- lible. J'entends par là cette armée prodigieuse qui permettait toutes fautes, pouvant toujours les réparer à force de vaillance et de sang. Les femmes en furent fanatiques. La reine Hortense trouva en elle ses prin- cipaux agents. La foi créole de Joséphine au sort, à la chance, à l'étoile^ avec la fausse idée d'un droit
'-ï'^dt^*»
438 LA FRANGE
aida fort à le créer, une autre bien plus calculée, la sœur de lait de Louis, avec le jeune ami du prince, Fialin, rajeunirent à Ham son étoile mystérieuse par une compilation (Idées napoléoniennes) où les ciseaui de femme se reconnaissent partout. Là le Napo- léonisme revêt Thabit à la mode. Libéral et faux bonhomme dans Las Cases jusqu'en 1830, à Ham il est socialiste.
On pouvait en dire toutes choses. Son mutisme le servait. Il réussit en 48 à force de ne rien dire. Les joueurs, les désespérés, poursuivis (près d'être arrêtés), brusquèrent tout, eurent de Taudace pour lui. On assure qu'il hésitait (le 4) pour le massacre. Dans une note bien prudente (aujourd'hui publiée), il se rejette sur Morny, qui aurait changé ses ordres, ajouté le mot fusiller.
Un tel acte (horreur du monde) Tentourait néces- sairement de la bande qui l'avait commis, gens la plupart subalternes, nullement préparés au rôle où ils arrivaient. Il est sûr que Saint-Arnaud, quand la grande affaire de Crimée lui fut remise, n'ayant aucune idée de ces contrées, fit acheter des cartes chez les marchands du quai Voltaire. II ignorait qu'au Dépôt de la Guerre nous possédions des cartes savantes, les meilleures du monde.
En 89, on savait peu le terrain où Ton marchait, cette Italie, si connue, et que les Autrichiens avaient si bien étudiée. Le Moniteur fait lui-même quatre
^
liO LA PHANCB
crstiques, cléricales. On ne faisait plus d'orficiers que les gens bien nés, riches, ou fils de fonction- naires, préparés par les Jésuites, les Carmes, pour l'École polytechnique, pour Saint Cyr, etc. La France, Rous celte induence espagnole et cléricale, eût perdu ce qui a fait ses glorieuses années, le principe éga- litaire, eût découragé le soldat, fermé la carrière aux sous- officiers, fait une casle de Junkers, comme celle qui rend la Prusse si odieuse, intolérable à l'Allemagne.
Quelle lumière brilla vers la fin! Çt comme le sys- tème et l'homme furent violemment illuminés I
Il n'y eut jamais un coup subit comme celui de 1869. L'Empereur fut bien pis que détrôné : il fut déshonoré, pilorié, marqué en Grève. Le solennel manteau, l'uniforme, les vêlements lui furent arra- chés. On ne lui laissa pas môme ce que la pudeur publique faisait toujours laisser aux exposés. L'indi- gnation qu'on eut d'avoir dormi si tard, tant ignoré, tant supporté, rendit le réveil implacable. Il devint une anatomie, non pas parle scalpel, mais par une lumière transperçante qui horriblement éclaira l'in- térieur, entrailles et viscères. Jamais homme n'a subi une si rude exploration.
Déjà les contributions noires, les pots-de-vin, les affaires de Morny avaient fort avili TEmpereur. Le Mexique, qui fut une affaire de vils agioteurs, avait
4i2 LA FRANCE
temps ne peut faire oublier la brillante échappée du Rappel et de tant de journaux de province, étince- lants d'esprit, de verve, de colère. Beau moment pour nous autres de voir celte jeunesse! « Quoi donc! il y a des jeunes gens? Quoi! il y a tant de talents? La France existe donc encore? »
La patience du spectre impérial fut surprenante et effrayante. Il se souvint qu'en 49 il avait réussi précisément par son mutisme. Laisser évaporer Téruption, ce feu de paille, fut le plan. En attendant, un masque, une vaine comédie de jeu parlementaire. Masque d'autant meilleur qu*il se trompait lui-même. Ce masque s'appelait Ollivier.
Qu'il changeât de nature, démentit sa légende de fourberie sanglante, que le loup se fit chien, un bon chien de berger! qui pouvait l'espérer? Un matin brusquement il 6te sa belle peau d'honnêteté; il reparait lui-même. « Â moi, mes paysans! Âmoi le grand pays ignorant et aveugle, que jai déjà trompé ! » Tout avait fort changé. On pouvait voir plus clair. Pour obscurcir les choses, voler la voix du peuple, on ne ménagea rien. Crime énorme! Les manifestes officiels, les programmes, journaux, les horribles gravures dont j'ai parlé, pour effarer les masses rurales, les ensauvager, désignaient hardi- ment les roîigesy faisaient appel à la guerre sociale. Les rouges, disait-on, précipitaient la France à la guerre étrangère, à la Révolution. Les rouges bru-
"SSES
DEVANT L'EUROPE, 443
laient les maisons des paysans, et payaient l'incendie
sis cents francs par maison. C'est
amis enleodit da ns la Manche non le
Les incendies fortuits qui suivirent i
resse s'interprétaient ainsi , et m<
fils du docteur Bertillon, faillit pé
diaire. Depuis, dans la Dordogne,
on sait, a été brûlé vif.
Il est curieux de voir la part que
dans les événements de cette élonr
En France; en Allemagne, de
enlevé tout. Paniques habilemenl culées. De cette part, en France, le plus
trompa le paysan : Il vota sous la p
de l'anarchie, de l'incendie, etc. 1
Hnstaot, fort de ce vote de paix,
guerre. D'autre part, M. de Bismarck, coi
l'Allemagne, ces pays réunis récf
wnts, ce Midi incertain? Commt
ner une masse (d'un million d'homi
n'en pas vu depuis les croisades,
sions barbares? Par la peur, p
bien lancée, avec une fantasmagoi
brusqua et entraîna tout: « Les voi
les Zouaves! les Turcosl Sauvez v
enfants!! »
44i LA FRANCE DEVANT L'EDROPE.
La Bavière hésitait. Oa lai dit (ce qui n'était pas) : <i Déjà ils ont passé le Rhin. »
Des deux côtés il y avait surprise. Bismarck, depuis trois ans, la préparait, sentant que, sans la guerre et son aveugle bouillonnement, il ne pourrait jamais museler TAUemagne. Il fuyait dans la guerre les dernières résistances, les voix mourantes de la liberté allemande.
L'Empereur, contre le réveil terrible de Paris, contre la liberté française qui revenait vengeresse, crut n avoir d*asile que la guerre. Paris Tépouvantait, et quand il fut en sûreté dans les bras de son bon frère le roi Guillaume, il dit aux Prussiens avec beau- coup de sens : « Nous avons le même ennemi. »
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446 LA FRANCE
Il apprit Taffaire le leodemain, fortuitement (pitoyable administration!) par un photographe et deux journalistes échappés. Et Ton perdit la tête à ce point qu'ayant encore de si grandes forces, on ne songea pas à défendre les passages des Vosges. Ils restèrent si bien vides, que les Prussiens n'en croyaient pas leurs yeux, n'osaient d'abord s'y enga- ger, supposant quelque piège.
Dans celte proclamation désespérée, l'Empereur crie, appelle tout le monde au secours.
« Tout le monde! Mais c'est la France! » Voilà une autre peur qu'il a le lendemain. Et plus forte peut-être.
Il appelait aux armes. Et il refuse des armes. Il n'en donne pas même à l'Alsace, en tel danger. Il fait donner de vieilles ferrailles sans usage. Le chas- sepot pourtant abondait dans nos arsenaux, mais démonté et incomplet (par défiance du peuple), man- quant d'une pièce essentielle.
L'Empereur, Thomme du peuple, pour qui ce peuple vient de voter, se sent si peu en sûreté de ce côté qu'il veut être sauvé par l'armée seule. Voilà l'armée coupée et enfermée dans Metz. La secourir avec un corps trop faible, c'est périr soi-même à coup sûr. C'est ce que lui dit un vrai soldat (Mac- Mahon). Appuyer la nouvelle armée sur Paris, lui donner l'assurance, les ressources énormes que peut prêter une telle ville, c'est le salut. Mais à ce seul
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DEVANT L'EUROPE. 447
nom de Paris l'Empereur a frémi. Il fuit Paris, et
tout en disant qu'on veut le défendre, on lui ôte
quarante mille hommes. L'impératrice (le fait est
prouvé maintenant) voulait tout simplement briser la
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Paris
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448 LA FRANCE
Bismarck? ou de l'Empereur ?) qu'avec celte excel- lente armée il serait le médiateur, l'arbitre de la situation.
Dans une belle lettre insérée par VIndépenianct belge, et très digne de Machiavel, un diplomate admire ici son maître. Il dit que « TEmpereur, à qui on ne peut refuser une certaine profondeur de sens », vit dès lors que sa meilleure chance était da côté de l'ennemi. Même avant Sedan, il semble avoir vu « son horizon impérial; il y lut ce qu'il devait faire, sentit que ce qui pour un autre aurait été le naufrage suprême, était pour lui le commencemenl du salut. Aussi, quel empressement à capituler, à se rendre !
« La capitulation de Sedan était le premier acte ùf" la restauration de l'Empire. Vainqueur, l'Empereor n'en était pas moins perdu; vaincu, il emmenait avec lui une armée tout entière, qu'il déshono rait vis-à-vis des Français pour mieux se rattacher à lui.
« La capitulation, prévue par lui, de Bazaine, pou- vait être le second acte de la restauration impériale Vaincu encore une fois dans Bazaine, l'Emperear gagne à cette défaite une deuxième armée, dont K sang a été épargné, et qui, comme la première, n- plus d'espoir qu'en ceux qui l'ont commandée, qu t^ lui enQn, dont elle subit la fortune.
« Voici donc celui qu'on appelle l'homme -
L BUROPB. ii9
t qui, lui devant tout, sont allés vers lui, possesseurs de trois cent vingt mille hommes. Ce que les victoires n'auraient pu faire, les défaites les plus épouvantables vont l'accomplir. »
y^y-
450 LA FRANCG
qui le gardaient, leur cita Suétone et tel Empereur ({ui en pareil cas ne se tua point. Le roi brutalement le reçut comme un chien. Il fallut que M. de Bismarck vint le redresser tout bas, lui dire le parti qu'on pouvait tirer encore de cet homme. Si Ton voulait un semblant de capitulation, il fallait lui reconnaître un caractère de souverain. Le malheu- reux, dans un coin, de son gant essuyait des larmes. Cette défaillance d'un homme à merci était bonne à exploiter.
M. de Bismarck, respectueux, habile, se fît le bon courtier entre le prisonnier et le directeur de la guerre, le vieux M. de Moltke, tendre comme la Mort, la Parque, le Destin. L'infamie fut complète, la reddi- tion sans condition.
Mais ce qui fait tort aux vainqueurs, c'est que (au rapport des Suisses qui étaient là) on craignit le désespoir des nôtres, on n'osa pas leur dire leur triste sort. Je lis dans le Journal de Genève (nulle- ment notre ami) cette lettre de son correspondant (8 octobre) : « Voici ce que m'ont dit, non pas dix ou quinze, mais plus de deux cents prisonniers de divers hôpitaux, casernes, sans pouvoir se donner le mot ni communiquer entre eux : « On nous dit seule- « ment que nous devrions mettre bas les armes, et « que nous pourrions nous en aller. Une escouade nous « accompagne alors jusqu'à la porte de Sedan, et au « lieu de nous laisser libres^ on nous met dans une
DEVANT L'RUHOPB. 451
• grande île.» Ils y restent dix jonrssaas nourriture, et mangeant des chevaux crevés.
Pour l'Empereur, qui avait rendu un si grand ser- tice aux Prussiens, qui parlait l'alleiDand et se faisait un parfak allemand, le gros roi s'était radouci. Il sentait qu'après tout la cause des rois est commune, et que l'Empereur était bien sincère quand il dit : ■ Nous avons le môme ennemi. »
K Mais cette guerre que vous nous Taisiez ?...
• — La guerre, ce n'est pas moi, c'est la France qui l'a voulue, n
Mensonge indigne et bas, le plus faux qui se lit jamais.
Tous les journaux, les plus modérés mêmes, Le Temps, Les Débats, l'ont relaté avec horreur,
La scène est solennelle ici et mémorable. Elle rappelle celle de la Genèse où ce lâche Adam qui a ïeur, dit eu tremblant : « Moiï Seigneur!... C'est îlle, c'est cette femme-là ! »
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VIII
L*AMB INVINCIBLE DE LA FRANGE
Il est curieux, étrange, que les grandes nationf s'ignorent Tune l'autre tellement. Les hunaanitaireJ sont fous de croire que les murs, les haies, les bar rières qui étaient entre elles, se sont abaissés. Cer tains préjugés antiques de ce genre ont disparu. Mais d'autres sont sortis des rivalités modernes. La per sonnaille croissante sépare au contraire de plus e plus, sous certains rapports, et les nations et les individus.
Voilà les Allemands qui depuis Sadowa, pendant trois années et plus, avec une étude sérieuse, attea- tive, méthodique, regardaient, ohservaientldi France. Tous les moyens de Toptique y avaient été employés
LA FRANCE DEVANT L'EUROPE. 453
Avec lesveires grossissants que douneDt la passioo, Il haine, l'envie, le fanallsme, les jeunes mission- naires dévots de la Teulomanie étaient venus relever lout, envoyaient des chiffres précis. Ces chiffres mîli- laires et autres, concentrés sous les lunettes puis- santes du vieux calculateur qui prête à toute la machine le nerf de son âme d'acier, fondaient les combinaisons d'une astrologie nouvelle. Il trouvait dans la certitude des œatliémaliques, il marquait de son doigt sec sur le calendrier de 1870 le jour de la mort de la France.
0 scandale ! Elle vit encore !
Vanité de la science et des études humaines ! L'Allemagne avec son gemûth, ses grandes préten- ions morales, n'avait rien su, rien calculé, que les brces mécaniques. 0 pays de l'idéalisme, tu as gnoré... l'âme!
Ses érudits, ses linguistes lui avaient dit que 'Alsace, que la Lorraine allaient venir en procession lu-devant d'elle, les hommes dans le long habit noir |ue portait déjà Charlemagne, les filles en ronges upons el chantant les plus vieux lieds. Nulle défense. .6 seul embarras serait de percer la foule, d'écarter enthousiasme. Si ces bonnes gens par malheur touffaient un roi trop aimé!... Au delà, moins de ésistance encore. On avait bien vu, aux soupers e 67, pendant la grande Exposition, que la France tait dissoute, en décomposition complète. Le seul
43i LA FRANCE
danger (prenez garde, jeunes gens, leur dîsait-on), ce sont ces caves immenses de Champagne où vous tomberiez sous des vins trop capiteux. Les soixante lieues de vignes qui, par les coteaux de Bourgogne, dressés sur leurs échalas, offrent l'aspect d'une armée, voilà encore un écueil où vous pourriez nauJ frager.
Combien ces sages idées durent se confirmei quand TAllemagne rencontra dans FEmpereur m homme élevé par elle, qui fraternisa avec elle en lui livrant ses armées...
La France, si bien défendue par son honnête gar- dien, se frotte les yeux, s'éveille : « Mes armes, oi sont mes armes I Mon logis est plein d'inconnus. Messieurs, que demandez-vous? »
« Tes armes? Eh! malheureuse, ne vois-tu pas que ton tuteur a eu soin de les emporter, de les cacher... Il a pris adroitement jusqu'à ton épée de chevet ! »
La forte tête de la France, lucide autant qu'éner- gique, le grand Paris était lui-môme tenu dans U main d'une étrangère, qui retardait son réveil, croyant (comme Dalila) pouvoir lui couper les che- veux.
Paris se dresse, et du coup casse les cordons dont la dame le liait. La France entière se dresse, immense, devant rAllemagne.
« Des armes?... Vous crovez tout fini... Mâi5
DEVANT L'BOROPK. 455
quand je n'aurais pas d'armes, de mon bras, de ma poitrine, de la force de mon cœur, je pourrais vous repousser. « '
<i Qu'on me trouve une nation, a dit un Anglais sincère, qui, livrée ainsi, trahie, ait an si vaillant réveil. Est-ce la Prusse après lèoa? Estrce l'Autriche après Sadowa?E[ l'Angleterre elle-mômc, supposons qu'un million d'hommes lui soit tombé sur le corps, supposons qu'on ait livré ses armées (trois cent mille hommes), que l'ennemi, maître du comté de Kent, soit déjà aux portes de Londres; supposons que dans Londres soit un gouvernement traître qui paralyse la défense, qui nous fasse perdre un mois ou deux dans celte crise suprême... Ah! que l'Angleterre alors ait ce réveil héroïque de la France, je le souhaite, je le désire, je veux le croire et l'espérer. « (Har- rissùn.)
Ce peuple si corrompu, disait-on, sans doute énervé, cette nation qui était dissoute, la voici une et debout. Quelle surprise pour l'Allemagne l Dira- t-elle : « Je me suis trompée I » Non. Elle s'est mise à dire pieusejnent, chrétiennement : « Il est bien triste de voir le pécheur, non pas subir, remercier son correcteur, mais s'emporter et lutter, repousser l'expiation. »
D'autant plus âprement doit-on le serrer et le
tSS Li FRANCE
Le Ter? Oui, le Ter a du faon. Quel ravivemeot puissant que de sentir à la peau tant de craels coaps d'aiguilles 1 L'acupuncture est le remède, atroce, mais eflicace, des paresses d'organisation, des lan- gueurs. Merci, bourreaux 1
Que de vertus réveillées! Comme le feu a épuré, ennobli, élevé les imes! Ouvrons la Légende d'Or, cl l'crivons-y les noms du Gouvernement de la défense, si admirablement loya), désintéressé, dévoué. Qui forçait tel Je ses membres, déjà âgé, riche et comblé de toutes les gloires du talent, qui le forçait d'ac- cepter cette responsabilité immense, et toutes les cliances d'ingratitude qu'éprouvent la plupart des sauveurs du peuple? Qui forçait ce ferme Breton, dans sa carrière attardée, déjà presque à l'heure du repos, de se jeter en avant, de se coucher sur le seuil de Paris, d'y arrêter les armées en leur disant : « Vous ne passerez que sur mon corps?» Et ce jeune homme intrépide qui, s'envolant de Paris, a porlé partout la flamme de son indomptable cœur, organisé la guerre qu'il ne connaît que par la divination da génie; qui lui lit prendre ce rOle étrange, magnifique et terrible? L'abîme qu il voyait du ballon, le gouffre de Curlius, eussent eu moins de danger pour lui-
Ce qui nous touche le plus dans ce gouvernement de Paris, c'est non pas seulement son calme courage, c'est sa douceur admirable, son humanité, sa loyale modestie, le dirai-je î sa jeune candeur. Ne riez pas,
_»_-
^'SfcK
DEVANT L
imbéciles, vieus fourbes qu rable entretien de Jules F; tera élemellement. Que le i le moins habile, c'est une { cœur chaleureux, ses larm pas moins tiré de l'autre a condamnation : 1° que pc arrachées de nous, il n'atti qu'il veut forcer leurs liber allemandes; 2° qu'entre 1: il compte sur la haine élen sens.
Mais alors, ce ne sont pas arracher de la France. Du î nées, il faut avec un trancl en menus morceaus, en ^ faire manger à l'Europe, ou' où, sur un étal sanglant, on veut manger de la France?
Non, non, cet entretien-là plus habile des deux est celi
Ce démembrement, ce méthode russe, si bien sur la Prusse est liée pour toujo l'Allemagne mémej. La figu semblait d'un général rua trompé.
ï^ clôture, l'invesUssemei
,|
45g LÀ FRANCE
le 19 septembre, fut d*un effet étrange en Europe. Il y eut moins de soleil, moins de lumière, moins de bruit. Je ne sais quelle sourdine lugubre se troava mise à toute chose. Notre langue étant la langue générale (pour tant de communications), le journa- lisme parisien est vraiment Torgane central de TEo- rope. S'il manque, en plusieurs pays on n'entend pins rien. Mais, indépendamment de la presse, ce grand foyer de civilisation où tous prennent lumière et cha- leur, le fermer c'est comme si on aveuglait la planète. L'œil du monde, ce semble, est crevé !
Lutte sublime, quoique odieuse. C'est toujours la lutte, après tout, entre la machine et l'homme. Nos ennemis ne nient nullement que leur force est Tartil- lerie. Mais c'est alors qu'on put voir ce qu'est le combat d'un Esprit. Paris, de son ingegno vigoureux, d'une subite improvisation, lui aussi se fit des machines et foudroya l'ennemi.
Le grand espoir de celui-ci était dans nos divisions, nos contradictions intérieures. Mais (ce qu'on n'a pas remarqué) il n'y eut point contradiction. Tous étaient du même avis. Ceux qui semblaient discorder, n'étaient nullement opposés; c'étaient les impatients. Ce n'étaient que des héros. Ils voulaient se préci- piter, même seuls aller à l'ennemi. Ils ne sentaient pas assez le grand labeur nécessaire pour discipliner, former, faire agir d'ensemble ces masses vaillantes, mais confuses, et qui se fussent perdues du premier
1, leur
Paris,
!. Qu'a-
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rail de
)e ces B
chargées , surchargées de canon
refoulé ceux qu'on n'abordait gué
n'ose attaquer que tard, affaibl.
encore c'est la chose qui peut
l'homme.
En regardant l'autre jour sur héroïque, avec sa rouge ceinture d et de tous côtés, en noir, des comme de noires fourmis qui aut des montagnes, il m'est souvenu Ganelon de Mayence se garda bi mais qu'il sut mettre dans un cirq où le héros de tous côtés voyait di eants. De là pouvaient dérouler d grande épée il tailla un mont, pu l'on voit encore. Puis de son cor, i Il périt. Qui ose dire l'avoir vainc qui se vainquit. Il périt de son l'appel désespéré que son cor fil sourdes alors, comme aujourd'tiui.
IX
FURETAS BARBARES. — SYSTEME RUSSE DES PRUSSIENS
Une prudente dame allemande disait : « Je donne- rais ma vie pour que la campagne se fût terminée pour les nôtres à Sedan. »
Elle avait grande raison. L'honneur allemand était sauf. Tout était couvert des apparences si bien ména- gées par Bismarck : « Les Français ont commencé. Les Allemands ont vaincu , sans abuser de la vic- toire. » L'Europe y était trompée. Ils font, disait-on, la guerre comme des demoiselles. Des Anglais qui vivaient au camp à la table de Bismarck nous garan- tissaient leur sagesse, leur douceur, leur pudeur, que sais-je? Un lord écrivait niaisement : « Eux voler! pas même une mouche ! »
LA FRANCE DEVANT L'eUBOPE. 461
Et voilà que le triste fond tout à coup a apparu, un fond de brutalité, de barbarie imprévue. De plus, une grande surprise neur, la surprise de estiment les braves, f indomptables d'un ei nos guerres, que des '. je crois, dans ta guei lerie de Hongrie avait trouvèrent moyen d sèrent ces Hongrois Mais ils ne se rendais l'abime. Les Français crièrent : « Ne tirons Le prodigieux respi fort, leur culte de 1' pitié, pour les vaillau velle, consacrée par 1 pas ce Jugement de D qui viennent là en pf font tant d'honneur q leurs villes!... Quel Comme on connaît bi cette race maudite, h lutionnaire ! — Si la 1 soient écrasés sous ce . « Ce fut une grandi im judicieux jeune h(
46â LA FRANCE
un chirurgien suisse. Nous avions cru, d'après ces fameuses universités, ces savants, et tant de livres, que rAUemagne nous était en tout supérieure. » Une chose a paru en effet qu'on ne savait pas assez ; c'est que cette grande nation, placée si haut dans les sphères supérieures, esl inférieure peut-être à toutes dans la vulgarité basse de certaines classes, encore plus dans les branches bâtardes que rAUemagne projette hors d'elle-même, dans ses émigrations lointaines, où tout le meilleur s'efface, encore plus chez les peuples mixtes qu'elle exploite par un mar- chandage avide, ou qu'elle tyrannise par ses employés, scribes, intendants. Je parle de la Russie.
Nos paysans du Midi, les Italiens, etc., ont, dans les plus basses classes même, quelque chose de policé, semblent parfois des gentlemen déguisés. Dans la parole, les manières, ils ont certaine élé- gance. Des reporters peu amis en faisaient naguère la remarque, en visitant nos prisonniers, tout ce peuple de soldats , qu'un événement si fortuit a jetés en Allemagne. Il n'est nullement ainsi des Allemands en France. Une fois éloignés du foyer qui est excel- lent chez eux, sortis de leurs habitudes, de cette idylle domestique qui faisait illusion, ils sont tout à coup très rudes. Quel coup on leur a porté dans l'opinion de l'Europe, en les jetant dans cette situa- tion où la barbarie de race, qui dormait, a éclaté. Le dessous est devenu, avec grande laideur, le dessus.
DEVANT L EUROPE. 4S3
Chose étrange! Ce ne sont pas les soldats propre- ment dits, qui se sont le plus mal conduits. Ce sont ces pères de famille, ces gens établis, celte landwehr, arrachée de son poôle, de sou tiède intérieur, à ren- trée de l'hiver, et par « ces coquins de Français, acharnés à se défendre », tandis que de bons Alle- mands eussent apparemment composé de suite.
Un journal anglais a marqué avec esprit et justesse le plus choquant de ce tableau, l'avidité du pillage plus grande en proportion des sentiments de famille. «Que cette montre ira bien à mon fils qui est au gymnase! cette chaîne d'or dans les blonds cheveux nattés de ma lille ! La dame de cette maison a une jolie robe de soie qui siérait bien à ma femme. Si je la lui arrachais? »
Tout cela se dit au matin, quand on est lucide encore. Mais, qu'est-ce donc vers le soir, quand, ayant bu tout le jour, on noie le peu qui reste de l'homme dans un copieux banquet? « Jamais, me disaient ceux qui ont suivi ces armées, jamais nous ne pouvions parler aux officiers passé cinq heures. "s étaient hors d'élat d'entendre. » De là ces réqui- silions ridicules de vins de Champagne (et par des gens déjà ivres) dans des pays où personne n'en a que par grand hasard. Que répondre? On n'en a pas, on ne peut s'en procurer. Ils s'emportent, ils mena- cent des dernières extrémités. C'esU'heure de la bête sauvage.
464 LA FRANGE
Cela déjà s'était vu en 1815 dans Finvasion prus- sienne^ aussi cruel, moins odieux. C'était la grande vengeance de TEurope sur Napoléon, la revanche de tant de sang versé. Mais ici pourquoi cette fureur, ces actes sauvages? Il n'y a nulle cause à cela, nul motif. Depuis cinquante ans les deux peuples étaient en paix.
Autre différence. En 1818, vraie invasion popu- laire , grand mouvement national , fureur sincère. Tout imprévu. En 1870, tout est prévu, dirigé par une main froide et sûre. Tout est combiné d'en haut pour l'effet d'un indigne terrorisme.
Un droit nouveau de la guerre s'est établi cette fois. C'est la première fois qu'on a vu des villes ouvertes bombardées, des places où Ton tirait par- dessus les remparts, au delà de leurs batteries, en oubliant le soldat, n'écrasant que l'habitant, les familles, enfants et femmes,, pour que l'excès de leur terreur trouble, amollisse le soldat, décide la reddi- tion. Bombes, obus, ce n'est pas assez pour l'incen- die. On Taclive, on le rend inextinguible, en jetant sur tous les bois, portes, fenêtres, solives, le pétrole dont la flamme gagne de maison en maison.
L'Europe, a dit un Anglais, semble avoir rétro- gradé de plusieurs siècles. Dans le droit des gens d'autrefois, les vaisseaux en péril étaient secourus, môme en terre ennemie. Ici la navigation si hasardée des ballons n'a trouvé nul ménagement, nul égard
DEVANT L'EtROPE
d'humanité. Leurs dangers sonl effra perd dans l'Océan. L'autre, porté p: s'est trouvé accroché aux pics de la Tout cela n'est pa.s assez. On lire sur i afin de les précipiter. Les infortuné ont une dure captivité. Leur craint périr, mais bien de tomber en Pruss crudeles terras; fuge tiltus avaruml leurs, quel accueil ! L'autre jour, ceux tombés, naufragés en Prusse, sachai en Belgique, pleurèrenl de joie, leu en se jetant dans leurs bras.
Il ne s'agit pas de guerre seulenier Iruction. Au point de vue de la haine par M. de Bismarck, il ne sufût pas d suffit pas de briser; il faut « qu'il i Le soldat allemand n'aurait su fair complètes, le pillage si parfait, la pla loyée. Il l'avoue. Mais il a ses ordn étals-majors ont ordonné, enseigné méthode des Russes , ces maîtres * Toute chose est mise par ordi'e, dans ou colTres, et tout cela numéroté dar riot. En Pologne, dès le dernier sièi était si précise, si sévère, de tout en fois il j eut trois voilures chargées t sées, qu'on avait trouvées dans les r
4M LA FRANCE
En 1849, les Rosses, en Hongrie, emportërenl jus- qn*à de petits morceaux, parfaitement inutiles, de glaces brisées. Une file non interrompue de chariots se prolongeait depuis Pestli jusqu'au fond de la Russie.
Et tout cela sans vengeance? Ne le croyez pas. Ce n'est qu'un commencement. « La guerre s'ouvrira au printemps », a dit l'un des nôtres.
Dans une ville on a vu ce que peut l'énergie du désespoir. La sotte municipalité avait désarmé le peuple. La ville n'en fut pas moins si brutalement envahie, qu'un vieux juge mourut d'épouvante. Mais les ouvriers de la ville, sans armes, se précipitèrent, désarmèrent les Prussiens, les envoyèrent prisonniers aux villes voisines. Leur corps d'armée arriva le len- demain. Le général, alarmé de cette fureur héroïque, craignant qu'elle ne gagnât, alloua pour le pillage une indemnité.
Un offlcier prussien disait à un de mes amis, un étranger distingué, que je puis nommer : « Nous ne voulons que le succès. Et tout est prévu, arrangé, pour que nous soyons trois contre un, » (J'atteste et certifie ce mot.)
Triste aveu! honteux, cynique 1 Voilà donc où vous arrivez I Eh bien! vous trouverez des hommes. II suffit d'un contre trois.
Est-ce que toutes vos machines, vos canons dont
j DEVANT L'EUROPE.
pious triomphez , ne seront pas '™ ' adoptés , par d'autres , et tnieu? I vous?
Mais voici ce que je vous di nez-le.
C'est que quaod vos grand'mèr mage des fils de la France, les i sans machines) disaient : « Un se; C'étaient des fous, je le sais. la machine, qui arrivez trois conti queurs ou vaincus], jamais vous devant les femmes de France.
STRA8B0UB0
Rien ne marque mieux les vues haineuses de Tin- vasion, le plan de créer des haines ineffaçables, que remploi de l'armée badoise à la destruction de Stras- bourg. Cette œuvre de barbarie, exécutée précisé- ment par les plus proches voisins, constitue Bade et TAlsace en opposition durable, fait de cette jalouse Bade comme un geôlier prussien, intéressé par son crime à tenir de près la captive. L'étrange, c'est qu'on n'a pas prévu une chose pourtant naturelle. On se trouve avoir parla doublé, creusé le fossé qui sépare l'Alsace de Bade. Le Rhin devient par ces haines d'une profondeur immense. Entre Strasbourg et Kehl maintenant ce n'est plus un fleuve qui roule, c'est un gouffre, Tabime des mers.
LA FRANCE DEVANT L EUROPE. 469
Combien ce monde esl changé! Nous autres, dans nos sympathies aveugles pour l'iiiomaimo hame voyions ce pays de Bade comme l nade, de plaisir. Nous faisions si pe deux rives, que des Français dist de préférence, y avaient porté leur à vivre là, disaient-ils, dans ces boi d'une douce petite vie allemande venait. C'était comme une lerre i toutes nations, où elles venaient m la même table, se voir, se donnf rappelle qu'au moment où celle i quelqu'un qui le premier avait guerre, écrivit aux journaux pot paix subsistât pour ce charmant jardin commun de l'Europe.
Pour moi, je revenais souvent r Rhin, surtout ces belles villes libre mées ainsi, et si chères aux amis c
prit. Tout aimables el si sociables,
habitudes de la vie renfermée, pesj
à l'Allemagne. Elles sont pleines
Elles étaient liées jadis aux libres
par une bonne confraternité. Ei
secouraient, ces voisines, el si pi
descente du Rhin « qu'un pâle, ci
bons amis de Suisse, fut chaud enc
Leurs rapports avec la Hollande,
470 LA FRANCS
guère moins intimes. Ainsi, des quatre côtés, Stras- bourg, Francfort, etc., étaient des médiatrices entre les nations. Elles Font été pour le monde par la grande révélation moderne, rimprimerie. Lear litté- rature, à elles, rieuse, légère et satirique, diffère beaucoup de l'allemande. Leur Mûrner m'amusait beaucoup, et je ne m'étonne pas que le grand Gœthe, né à Francfort, ait fait ses études à Strasbourg.
Oh! la bonne ville pour y vivre! abondante en toute denrée, en livres, en secours de tous genres 1 Mêlée d'études, de commerce, d'un grand souffle militaire, de vie joyeuse, sérieuse.
L'excellent vieux roi de Bavière, qui accueillit nos Français (au commencement de ce siècle), se plaisait à leur conter le bon temps que, jeune officier, il avait passé à Strasbourg. C'était une ville de plaisir, mais de cœur, où la bonhomie naïve de l'antique Alsace mettait un charme singulier. Tout y était ennobli et par la solennité guerrière de la position, et par les hautes pensées que donnent ses monu- ments, les œuvres de ses grands maçons, imitées de toute la terre. Là Goethe et Victor Hugo, tant de poètes, de savants, d'artistes, vinrent puiser. Toute une école sortit de Strasbourg, Cologne, une littéra- ture entière, celle de VArt sur le Rhin.
Si l'Alsace fut surprise par la France, comme le disent, le répètent tant les Allemands, il faut bien qu'ils avouent aussi qu'elle fut charmée de la sur-
UaïLfEVANT L'EUROPE. *7i
pnse, se donna de volonté. Ce ne fut pas un rapt, cai ce fut un mariage II n'y en a jamais eu de plus fldeie Que \iennent ils donc nous dire avec ce divorce hrulal qu ils lui inHigent malgré elle? Qu'ils osent la consulter !
Non seulement c'est la France, mais avec un carac- tère de bonté généreuse que n'ont pas beaucoup de nos provinces françaises. La noble industrie de l'Alsace, bien plus qu'aucune autre en France, s'est inquiétée de l'ouvrier. Dans sa production grandiose, elle ne s'est pas occupée seulement de la cliose, mais de l'homme aussi. Elle a eu souci aussi de la vie humaine- Dans la guerre, les héros d'Alsace ont eu un esprit de paix. Qu'il est touchant de lire les noies que, chaque soir, écrivait Kléber, dans l'affreuse guerre de ia Vendée! Quel creur! Quelle humanité!...
Au reste , il y a une chose plus forte, plus décisive ; c'est que le grand chant de la France (depuis le chant de Roland), celui que, je ne sais pourquoi, on nomme la Marseillaise, jaillit de ce brûlant foyer national, incandescent aux frontières devant l'ennemi. Ce chant ne se lit qu'à Strasbourg. Et celui qui l'y trouva, une fois sorti de l'Alsace, n'a plus rien tiré de lui.
Combien généreusement l'Alsace avait accueilli ces masses d'ouvriers allemands qui incessamment arri- vaient! Vingt mille maçons de Bade, au moins, venaient chaque année à Mulhouse, Colmar, Stras-
M^H
472 LA FRANCB
bourg. Ils ont pa toat connaître parfaitement, et n^ont guère été amis. Ils rapportaient je ne sais quelle envie contre le pays qui les recevait si bien. La petite cathédrale de Fribourg ne pardonnait pas à la flèche incomparable qui, des Vosges jusqu'aux Alpes, signale la reine du Rhin.
Le duc de Bade, si cruel aux prisonniers de 49, haïssait en eux les amis de la France, autant que les martyrs de la liberté. Il ne tint pas à lui alors que Flocon, notre illustre ami, ne péril pour avoir parlé des basses prisons de ses forteresses, noyées dans les crues du Rhin. Il dut la vie à Théroïsme de deux hommes de Strasbourg, son imprimeur qui le cacha et Tagriculteur M. Norlh, qui le sauva au péril de sa vie. Reste ce nom pour l'avenir I
Celui du général Uhrich est maintenant consacré. Abandonné, sans artilleurs, n'ayant pour servir ses canons que des soldats d'infanterie et quelques Turcos novices, on sait comme il résista. Le gendre du roi de Prusse, le Badois et son général Werder, furent terribles d'acharnement. Le feu ne fut point sus- pendu, dit-on, au moment où les Suisses, envoyés par leurs Cantons, vinrent prier qu'on laissât sortir des femmes, des vieux, des malades. Il fallut que ces hommes admirables, missionnaires de la charité fraternelle, passassent, pour entrer à Strasbourg» sous le feu, sous les boulets !
Les Suisses obtinrent la sortie de. peu de personnes,
DEVANT L'BUBOPE.
et l'on conlinua de bombarder, moins les murs,
la citadelle que les quartien
le monde a déploré In perle
thèque el de tant d'aulres
humides de Strasbourg, Ira
un monde de pauvres femi
pluie de fer, de feu, qui,
crevant les loils des mais
yaotable. L'effroi fut au coml
de la cathédrale, une immen
liant, tout à coup illumina la
et à toutes les campagnes,
dernier.
Ce monument vénérable, li
le globe, sublime par If
Sleinbach, est cher aux peu|
par le peuple, tant de mill
chacun y montait sa pierre
âme ». Dans ses sculptures ii
monde complet, anges, an
nature, toute humanité. On
succèdent. Près du cbœur (q
se trouve la fameuse horlo^
la science contemporaine, ou
des astres sont calculées. Le
tail jettent dans une mer di Vierges folles, tout l'esprit d(
figures étranges, taillées pai
Mtai
47i LA FRAN€E
la Loi chrétienne^ imposante el terrible, et Tautre, la pauvre Loi juive^ jadis tant persécutée. L'ensemble est tout le moyen âge, toute Thistoire accumulée et du monde et de Strasbourg. Ces pierres sont des vies humaines, entassées, superposées, toujours vivantes, des âmes!
La Terreur de 93 a eu respect de cela. Il fallait Tatrocité. Timpiété révolutionnaire des rois, pour attaquer la prodigieuse relique.
Ce qui est merveilleux ici, c'est le silence du monde.
Ces pauvres Suisses, admirables, qui exposèrent leur vie pour une œuvre de charité, atténuent de leur mieux la chose.
D'autres ont fait mieux. Ce qu'ils admirent, c'est ratlaque, non Théroïque, la prodigieuse résistance.
Heureusement des témoins graves, sérieux, désin- téressés, arrivent de tous côtés. Le plus fort témoi- gnage est celui d'une innocente et candide demoiselle, qui m'apprend (18 octobre) une chose que tous avaient supprimée, comme trop exécrable. C'est que ces furieux coupables, manquant de munitions, et pro- gressant dans leur crime, lancèrent, pour écraser h ville, tout ce qu'ils avaient sous la main, non seu- lement des clés, des serrures, des poids, mais surtout des pierres sépulcrales, les tombes de Strasbourg. Ils lancèrent des cimetières, et les femmes épou- vantées, qui fuyaient sous cette pluie, crurent rece- voir des ossements.
1
XI
A L'ALLEMAGNE
Est-il vrai qu'il y ail déjà vingt-neuf mille veuves en Bavière ?
Il est sûr que les Prussiens ont largement employé dans cette guerre le sang des autres. Au premier combat, acharné, à Wœrth, ils ont lancé, exposé leurs Polonais (de Posen). A Gravelotte, ce sont encore leurs Polonais qu'ils mirent en avant pour recevoir la première grêle; ils finirent avec leurs Suédois (j'entends les Poméraniens). Dans les com- bats sur la Loire, c'est le sang des Bavarois qui a coulé comme l'eau.
C'est le fruit des traités militaires que ceux-ci firent si vite en 66 avec la Prusse, au moment même
.:î I
i78 LA FRANGE
(lies), préoccupé beauconp trop de son misérable Mexique, élait loin delà guerre d'Europe. Sans doute un liomine résolu, le lendemain de Sadowa, se fût lancé en Allemagne « pour les libertés allemandes », pour sauver le Hanovre, la Hesse, pour vous, mal- heureux Bavarois. Aujourd'hui vos trente mille veuves auraient leurs époux encore.
Mais il eût fallu une chose : Oser dire ce mot : Liberté! Le beau mot Freyheit, quoiqu'il parle l'alle- mand y ne put jamais lui sortir de la gorge. Il eût fallu déclarer qu'il ne voulait rien, ne demandait rien, — rien que sauver F Allemagne. — « Le Rhin? » Qae nous importait? Personne ne songeait au Rhin que celui qui crut s'y laver, qui cherchait toujours un lavage pour le sang du 2 Décembre. Sa bassesse naturelle, sa routine bonapartiste, ne lui présentaient la grandeur que comme acquisition de terre.
Il ajourna. Il consulta. Un homme fort circonspect, Niel, prétendait qu'il fallait d'abord refaire le matériel. Il y travailla beaucoup, resta à moitié chemin, mou- rut à la peine. Sa sagesse avait eu les effets de la folie. Malgré le fusil à aiguille, Tartillerie des Prus- siens n'étant pas refaite encore, la France (aidée de l'Autriche) par une attaque subite pouvait frapper les vainqueurs dans leur étonnante ivresse, leur arra- cher le Hanovre, sauver la pauvre Francfort, garder la Bavière, la Souabe. Et alors vos femmes. Alle- mands, ne seraient pas à Munich toutes en deuil. lEt
DEVANT L'EUROPE. 479
alors ces drapeaux noirs que je vois partout aux lenôtves parmi les illuminalions de votre nouvel empereur, n'allristeraient pas les yeux.
Deuil commun aux deux pays. La différence est que là-bas ce sont sui loul des époux, des pères, que Ton a perdus. Ici des lils, — dont la perte est nen moins sensible. Mais ils ne laissent pas d'orphelins. Fruit cruel de l'ignorance et de la crédulité. On mot les a rendus fous : « L'étranger! Voilà l'étranger! » Mais il y a deux étrangers; c'est ce qu'ils n'ont pas vu. Devant, l'étranger, c'est la France. Et der- rière? C'est la Russie!
El la Prusse, si peu allemande, la Prusse, Etat slave surtout, la Prusse rivée par un pacte terrible avec la Russie, c'est une avant-garde russe. Vos ouvriers vous l'ont dit.
Que disait-elle, cette Prusse? Comme Catherine pour la Pologne, elle disait pour la France : « Là, nul obstacle; pour prendre, il suffit de se baisser. « Sur ce mot, ils sont entrés dans un pays que d'abord son chef même semblait livrer. Et une fois engagés, ils trouvent une population serrée, forte, et au moment où elle a doublé sa force, où elle crève de sang, de vie. Ajoutez-y la colère terrible de la sur- prise, la fureur de l'homme éveillé en sursaut.
Autre mensonge de la Prusse pour éblouir, fasciner l'Allemagne : « Vous êtes jeunes, et ils sont vieux.
480 hk FRANCS
Cesl fait de ces races latines, usées, qui ont eu leur temps. Voici le grand avènement de la race germa- nique. A ton tour, Teutonia! »
Savez-vous bien que les Russes en disent exacte- ment autant : « Nous sommes jeunes, les Allemands vieux. Latins et Germains sont finis. En avant, la race slave! A ton tour, Moscovia! »
« L'Allemagne est vieille, disent-ils. Son émigra- tion immense, qui peut faire illusion, prouve seule- ment qu'elle fuit volontiers un monde fatigué. Elle a rayonné cinquante ans par le génie, les lettres, l'art, de Frédéric à Beethoven (mort en 1827). Depuis elle s'est retirée dans les choses de l'érudition, dans les sciences naturelles, où les méthodes sont fixées, où le rail est si bien tracé, que même des esprits médio- cres y font de belles découvertes. Le tabac, la bière, la musique, les assoupissent à moitié. Leurs lettrés vieillissent surtout par les voyages de l'esprit, la fatigue des systèmes. Trop subtils, ils n'engendrent plus. Ils ont bien besoin que ma Prusse les replonge -dans le réel, les traîne aux guerres qui énervent les peuples européens et qui me préparent la voie. Ce qu'ils font cette année en France sous notre piquenr prussien, ce qu'ils feront avec lui (en Autriche? en Italie?), cela nous prépare l'Europe. C'est ce qu'en notre art de ruines, dont le modèle est en Pologne, on appelle le premier nettoyage, la première opéra- tion. »
DEVANT L'EUROPE. 481
Faux rêve de la Russie. Ni la France, ni l'AHe- magne n'accusent en rien la vieillesse. Ces grands peuples ont des moments variables sans doute, hauts ou bas, mais des- puissances inlinies de renouvelle- ment *.
Qui est jeune? et qui est vieux? Toutes ces formes de langage empruntées à la vie individuelle, sont absurdes quand il s'agit des grandes nations. L'Angle- terre était très vieille sous Jacques, vieille encore sous les Walpole. Et elle a été très jeune vers la fin du dix-huitième siècle, quand elle prit toutes les mers, prit son essor immense d'industrie, de produc- tion, centupla le bras de Thomme par la vapeur, par la machine.
La France, sous M. Guizot, était vieille. Aux années suivantes, malgré un gouvernement détestable, elle fut jeune de production, jeune de circulation nou- velle, jeune en Crimée, en Italie. Hier, elle vieillis-
1. Un mot de plus seulement surcette sottise, tant répétée, des races latines.
Ceux qui parlent des idiomes dérivés du latin, ne sont nullement des Latins pour cela. Les Français, en majorité immense, sont des Celtes (avec peu d'éléments romains). Les Espagnols sont des Ibères et des Maures, avec peu d'éléments romains.
La langue ainsi trompe beaucoup, n'indique nullement la race. Les Anglais, qu'on appelle Anglo-Saxons à cause de leur idiome, sont un mélange très varié où le primitif fonds breton est bien fort, et plus fort encore un élément dont on ne parle pas, les immenses émigrations de la Flandre indus- trielle (de 1200 à 1500), les émigrations hollandaises aux dix- septième et dix-huitième siècles.
\
i8â LA FRANCE DEVANT L'EUROPE-
sait. Maift la piqûre de rÀllemagne lui a refait celte jeunesse ardente, colérique et terrible que Paris montre aujourd'hui, et toute la France demain.
Comme TÂUemagne est traînée'! Après le traité prusso-russe, manifesté par la Russie (du l**" au 10 novembre) le 26 son Parlement vote obstinément pour Bismarck, pour la sanglante dictature qui décime aujourd'hui T Allemagne, et demain Fattellera {jumen- ttim insipiens) aux canons de la Russie.
Quoi! Tinsolence de la Prusse; quoi! vos députés arrêtés, un prince même, Georges de Saxe : tout cela ne vous dit pas assez votre servitude? Cette consti- tution bâtarde, où les élus du suffrage universel ne peuvent rien pour la paix et la guerre, rien pour le sort de l'Allemagne, cela vous semble suffisant? Voilà cinq ans de dictature. Est-ce que vous allez encore armer ce russo-prussien, l'armer du droit souveraiD de prendre sans compter votre argent, vos enfants?
A.^.*3^
XII
CE QUE c'est que LA RUSSIE
En 1851, le même gros nuage noir se montrait du côté de TEst. Une ombre froide et malsaine pesait sur l'Europe. Le gouvernement d'alors, en préparant * le 2 Décembre, faisait au Tzar les plus humbles, les plus lâches soumissions. Son ambassadeur siégea ^ dans le conseil de nos ministres! Quelqu'un me dit avec horreur : « L'Empire russe va jusqu'à Calais. Moi je pars pour l'Amérique. »
Je regardai fixement ce monstre qui venait à nous, et je publiai un livre où j'exprimai à la fois mon horreur pour le tzarisme, mes sympathies pour le bon et infortuné peuple russe, âme en peine, horri- blement enchantée dans cet Empire du diable qui lui a ôté loute vie, tout développement.
4>ft LA FRANCE
Oux qui ont pu de leur fronl rompre une telle sépulture, briser ce charme maadil, farenl do> héros sans nul doute. J*ai voué an culte sincère ans grands martyrs de Russie, les Pestel et les Rylelel. la plus vive sympathie à ses écrivains intrépides. HtTE<»n, Bakounine, Ogareff. Où reverrai-je jamais un cu'ur plus ardent qu'Herzen (ce véritable Iscander). quo j'ai perdu Tautre . année ? Quel brillant esprit, quollo lumière rayonnait autour de lui! Il fui 1^ révtMalour terrible de la Russie, vrai, nullement evagi^ré, en rapport parfait avec les observateurs si^rieux, le solide Haxthaûsen et tous les meilleur? UMnoins. Son journal, le Kolokol^ admirable tle patriotisme, témoigne des nobles illusions qa'iï s\MTorrait de conserver. A mi-chemin, il fut frappé. De nouveaux faits lui brisaient sa patriotique espé- rance.
Lui-mémo, avec une énergie, une éloquence incom- parable, en parlant de Pouchkine et autres, a dit la fi>rce de mort qui est dans la Russie , comme elle s'tMeiiU elle-même en tout jet de vie qui lui vient. Kt que de peuples elle a éteints! Qu elle est grande celle Russie, comme puissance de destruction! De combien de monuments lugubres , de tombeaux de nations, elle a couvert le monde! La Pologne inces- samment va s'enterrer en Sibérie, dans ces forte- resses entourées des tumuli que Pierre le Grand éleva des os des Suédois. Le Caucase, naguère peuplé
DEVANT L'EUROPE. 485
de la première des races blanches (pour la beauté, Vènergie), aujourd'hui c'est un sépulcre. Cet esprit \ exterminateur, ce créateur de déserts (môme sans / intérêt, sans but), est tel qu'il a fait disparaître, sur une longueur de mille lieues , les pauvres tribus de chasseurs qui donnaient quelque vie encore aux bords de la Mer glaciale. (Je lis ceci dans le voyage de deux ingénieurs russes.) Tout ce côté de la pla- nète est devenu (comme est la Lune) un monde vide, effroyablement désert.
Le plus affreux du tzarisme, c'est que c'est une jl religion. Quelle monstrueuse impiété d'adorer un j homme vivant! Comment cela est-il venu? Par la' concentration terrible qu'il fallut opposer aux grands déluges tarl/ires. La furie de l'unité fit un Messia- ^ i\\sme atroce qui divinisa des monstres (un Iwan IV). Horrible incarnation du meurtre, culte hideux de la morti Sincère pourtant, exalté. On sait l'histoire de ce ministre d'Iwan qu'il fit empaler, et qui dans sa longue agonie n'eut qu'un cri : « Dieu sauve le Tzarl »
Le Tzar seul est dans les prières. La fidélité au Tzar, c'est toute l'éducation religieuse. Il est plaisant que la Russie, dans son opposition aux Turcs, dise hardiment : « Je suis chrétienne »; qu'elle dise encore : « Je suis grecque, contre les Osmanlis bar- bares. » Combien la Grèce perdrait à passer sous le
^1
I
486 LA FRANCE
joug russe! combien les Slaves du Danube! Le ter- rible recrutement russe doit, à lui seul, leur donner l'horreur de ce Moloch du Nord. Combien TAsie est plus douce dans ses races naturelles que cette Asie bâtardée de bureaucratie allemande, où deux tvran- nies se combinent et d'Orient et d'Europe l
Tous les grands observateurs, Russes et autres, ont dit fortement : Cest un Janns, un Protée, un masque changeant, un mensonge immense, un monde où tout miroite à faux. La fameuse émanci- pation des serfs s'est trouvée en fait une aggravation du tzarisme. Il est curieux de voir combien les Amé- ricains et autres se trompent là-dessus.
Cette religion avait, parle grand coup de Crimée, perdu beaucoup de son prestige. Le dieu était très obéré. Un grand coup de fanatisme remonta sa divi- nité, et refit un peu ses finances.
Les deux cent quarante mille hommes qui font toute la noblesse russe (j'ôte les femmes, enfants, vieillards, car le tout fait neuf cent mille) sont ou des fonctionnaires, ou des fils de fonctionnaires, d'anciens dignitaires de FEmpire. Un décret du père de Pierre, qui fit le paysan serf, créa leur propriété. Pierre la fit, et Alexandre, en 1861, sans difficulté, la défit. Il supprima le rideau de celte prétendue noblesse, que ces créatures du Tzar tenaient n^ntre lui et les serfs. Grand coup de théâtre : le Dieu Tzar, qui jusque-là était là-haut, descend sur l'autel : « Me
DEVANT L'EUROPE. 487
)ici ! » Ce dieu vivant dit .aux serfs, à ces cinquante illions de morts : « Levez-vous. Vivez I » Si la noblesse subsiste et garde moitié des terres, ï\e certaine primatie, elle reste pour être odieuse, our que le Tzar pèse toujours comme protecteur du erf.
Ce bon Tzar qui le défend, qui lui donne la terre, ;omment le bénir assez? Remarquez pourtant deux iYioses : c'est qu'en allégeant ainsi le paysan du côté du seigneur, le Tzar le charge d'autant pour son trésor impérial. En quatre ans, il a plus que doublé Timpôt direct. (Voy. Wolowski.)
Les vingt millions de paysans qui dès longtemps,
sous Mexandre I*% avaient été affranchis, et intitulés
les libres paysans de la Couronne, ont trouvé le
fonctionnaire impérial bien plus dur que le seigneur
n*eût été. Ce fonctionnaire aujourd'hui, dans tout
TEmpire, fait élire, confirme ou non le maire (sta-
rosle) de la commune. En relevant à grand bruit
la libre commune russe, le Tzar la tient dans sa
main; ce staroste qu'il fait élire n'est rien que son
mannequin.
Cher HerzenI cher Ogareff! quel coup pour votre îoèsiel Herzen, avec l'effusion de son admirable cœur, dit : « Notre nouveau symbole, c'est le pain! l^e seigneur ne mangera plus le pain du pauvre paysan. » Oui, c'est le Tzar qui le mange, en dou- blant, triplant l'impôt.
488 LA FRANCE
Le faux nourrissear du peuple, le tyraa socialiste que j*ai signalé souvent aux cités de FAntiquitè, revient ici avec son masque, toute une vaste comédie qui fait Tadmiration du monde. « La commune est rétablie! l'élection rétablie! le jury, les assemblées provinciales! Rien n'y manque. L'Angleterre, VAmc- rique n'est rien à côlé! »
Vous me croyez donc bien simple? Moi, je vous dis et vous jure que tout cela ce sont des mots.
Ah! quand je vois qu'en Angleterre réleclionesi si souvent payée, faussée, — le jury trié de France si vain, si peu sérieux, — vous voudriez me faire croire qu'en Russie ce paysan dégradé depuis deux siècles, cet homme qui n'avait à lui ni sa femjse, oi sa fille, cet homme qui vivait de coups, est sur-le- champ un homme libre? Électeur? il élira comme veut le fonctionnaire. Juré? celui-ci lui dira s'il doit absoudre ou condamner. Tout est vaine cérémonie. Cette liberté nouvelle, soa vrai nom, c'est le tyran.
L'erreur de l'Europe est de croire que cette révo- lution intérieure, certaines résistances sourdes delà noblesse, peuvent occuper, embarrasser, paralyser la Russie. Très fausse supposition. Cet imperceptible peuple de nobles est nul d'action, évanoui de (er- reur. Il vit par grâce, à genoux. Vit-il? non. Iln'j a plus en Russie qu'une seule personne vivante, le Tzar, en qui se résume la force des masses d'en bas, cinquante, soixante millions d'êtres qui ne sont rien
I
DEVANT L'EUROPE. 489
Ci eux-mêmes et qui n'existent qu'en lui. Seront-ils es hommes un jour? Cela se peut. Pour aujour- 'hui, ils ne sont rien qu'une force, une machine à apeur. Pout-on la laisser au repos? Son épouvan- able unité, qu'elle vient d'acquérir hier, peut- on ne ias l'employer?
D'elle-même elle gravitera vers le Midi et l'Ouest. Cl'esl son mouvement naturel. La Russie est très nobile. Elle a été retardée, mais va reprendre sa marche. Par la Bohême d'abord (par un parti d'in- sensés), elle aura une porte de TAllemagne. De l'autre côté, la Prusse, malgré ses petits essais pas- sagers d'affranchissement, ne pourra garder l'Alle- magne qu'en opposant à ses réclamations la terreur de la Russie.
La dissolution de la France qui frappa le coup de Crimée, la dissolution de l'Autriche qui timidement montrait quelque faveur à la Pologne, c'était toute la pensée russe. M. de Bismarck a été son excellent instrument. Aux Sabbats de Biarritz, où le Tentateur obtint du malade fasciné un pacte contre lui-même, la Russie errait autour , observait son Prussien. Uesprit funèbre dont on n'a jamais vu les yeux (sous d'impénétrables lunettes), l'esprit appelé Gort- schakoff, regardait l'autre opérer.
N'opéra-t-il pas trop bien? La victoire, la violence où Francfort, où le Hanovre, tant d'autres, fourrés dans un sac , poussaient de si terribles cris, mon-
490 LA FRANGB
trèrent ia situation double de M. de Bismarck. Pour faire taire ces Allemands, il promettait la Baltique, leur mettait en mains son joujou (de suffrage uni- versel, constilution sans garanties, etc., etc.). Et pour consoler son roi, pour consoler la Russie, il établissait aisément qu'on pouvait sans grand danger se prêter à, cette farce. « Mais cette Baltique? Mon cher, ces ports et cette marine? Tout cela est-ce sérieux? »
Un étranger qui, à cette époque, dînait chez M. de Bismarck avec l'ambassadeur de Russie , eut un curieux spectacle. Ces deux amis, après un léger nuage, s'étaient doucement rapprochés. Rien de plus charmant que de tels retours. Mais cé\m-ci ménagé discrètement en doux regards échangés, en mots couverts, fins et tendres, c'était, par-devant témoins, de nombreux témoins, une scène intime, une idylle diplomatique. L'observateur sentit bien qu'il y avait là-dessous un pacte nouveau, qu*un te} amour annonçait quelque grand malheur du monde. Il ne souffla mot, frémit.
Attila aimait à rire. L'Antiquité nous a gardé cer- taines de ces plaisanteries. En voici une récente (de novembre 1870) , qui ne semble pas mauvaise dans cet ancien goût des Huns, mais assaisonnée aussi de demi-hypocrisie, qui est plutôt dérision.
Le Tzar admire T Allemagne. Il veut une armée
DEVANT L'EUROPE. 491
citoyenne, il veut le soldat patriote. Son idéal est ia Jandwehr, une bonne armée défensive. Alors, à ses sepl cent mille hommes il ajoute une prétendue land- wehr de cinq cent mille.
Tout cela pour faire une promenade au Bosphore, aux embouchures du Danube. Là il trouvera un PnissieD. Là on verra si le Danuhe, selon les vaines promesses de Bismarck à ses patriotes, sera un fleuve allemand.
Ce que le peuple russe liait le plus en ce monde, I c'est l'Allemand. Pour un voyage d'agrément, nul I doute qu'à la Grèce même il ne préfère l'Allemagne.
Contre la France (et l'Ouest, ia Hollande, l'Angle- terre) on a fait un pacte, — dévoilé maintenant.
Mais un pacte avec la Mort, est-ce une chose sans danger?
Comment M. de Bismarck s'en tirera-l-11 avec son terrible ami?
Au dénouement du Sabbat, Salan qui avait promis à ses fils tous les biens de ce monde , et tout ce monde à chacun, pour s'acquitter, avait un moyen tlnai. Il s'escamotait lui-même, fuyait en flamme légère... Demandez à la fumée, à l'air, ce qu'il est devenu.
XIll
L'UNITft INDIVISIBLE DE LA FRANCE SA KENAISSAIfCE SAUVERA l'EUROPE
J'ai écrit ce petit volume dans Tobscurilé àe décembre, sous le grand linceul de neige qui cou- vrait toute l'Europe. Sombre hiver où l'antique période glaciaire paraissait recommencer.
Personne ou presque personne, chez les peuples qu'on croit amis, n'élevait la voix pour la France. Dormaient-ils? On eût pu le croire. Paris était clos, muet, ne savait plus rien de ce monde. Ses grandes voix s'y étaient héroïquement étouffées , murées elles-mêmes. C'est le plus âgé, peut-être le plus faible qui a parlé.
Il pouvait voir, observer. Un fait général surtout le frappait, le travail immense qu'on faisait autour
LA FRANGE DEVANT L'ëUH
du combat pour y produire sinon la n de fausses lueurs. C'était l'action ha (fueurs pour tromper, intimider, gag européenne. C'était ce chloroforme h les journaux à bas prix on insinuait ai croient les plus éveillés. Par une ( nolence commençait le mal singulif on a défini l'influence prusso-russe choléra! »
Sur les routes principales, au Rhin, du monde, un vaste réseau de police s' iîlet pour surprendre et arrêter toute li cation. Vain effort. Ce que la Russie a les ténèbres autour de sa proie, la l'essaye en vain dans le grand jour Déjà au 1°' janvier, il y a un peu plu Malgré tout, des avis certains nous toutes parts.
Ils veulent nous faire la nuit. Je veuî lumière, les éclairer malgré eux.
Tout ceci a procédé de l'ignorance de la France, des très faux renseigner innombi'ables espions, qui les nattaient c'était une proie facile. Que de fois trompés !
Rien de plus sot que les polices, de p En 53 déjà l'empereur Nicolas y fut pi
y^
494 LA FRANCE
ment. Son principal espion, la vieille et spirituelle princesse de L*** fut consultée sur ceci : « La France osera-t-elle la guerre? » Elle consulta elle-même certain ponlife doctrinaire qui répondit : « Elle n'osera. » De là les défis insensés de Nicolas qui lui ^valurent le grand soufflet de Crimée.
Cette fois-ci leur enquête, leurs missionnaires secrets, tous les moyens de police, de trahison, employés pendant près de quatre années, leur don- nèrent mille renseignements, mais une vue d'en- semble très fausse. Les souverains qui vinrent à la grande Exposition de 67, crurent à la dissolution morale (et en prirent leur bonne part); ils jugèrent sur les actrices et les farces d'Offenbach, où ils se pressaient eux-mêmes. En 69, à la vue de la débâcle politique , de notre violent réveil , ils se dirent : c( Olil voici l'heure! » '
Mal raisonné, chers seigneurs. A ces moments de réveil, quels que soient les dissentiments partiels, quel que soit le gouvernement (et fût-il le pire du monde), un peuple est fort redoutable.
Apprenez qu'en 69 la France était pleine de vie, d'une plénitude de force, d'une émotion sanguine, d'une hilarité colérique, qui centuplait cette vie.
Le mouvement socialiste , qui vous donnait tant d'espoir, était tout local, restreint à quelques ipoiais populeux. Nos ouvriers, si agités, n'en étaient pas moins (aujourd'hui vous le voyez parfaitement) d'ar-
DEVANT L EUROPE. 495
tlents citoyens, au besoin des comballanls intrépides pour l'unité de la Fi
Comment pouviei poissante pose ce va ment ballotté?
Le grand peuple i et le câble, jamais récemment (surtout dans la propriété. ( gtio de la paix, ma bien fier, et bien France.
Vous commencez en plus.
Je suis stupéfait i France.
Qu'on ignore, qu ciale, certaine élet grâce , dans d'aulr inattendus qui fera l'ignore, je le com| dans l'étranger n'oi la notion.
Mais ce qui est d en cinq cents livrei tique, jusque dans l'ignorez-vous , savE
Consultez les nati
4M LA FRANGE
Tâciiez d^apprendre une fois ce qae c'est que Yufâté organique.
Un seul peuple Ta, — la France.
C'est le peuple le moins démembrable, celui ou la circulation élant rapide et parfaite, un membre ne peut se séparer.
Tout ce que vous n'avez pas, sous ce rapport, nous Tavons. Videntité de la loU de la Flaodre aux Pyrénées, s*est faite (nullement à l'époque récente qui la décréta), mais depuis des siècles, par le tra- vail insensible, tout-puissant, de la jurisprudefice. Vunité administratire, la machine de Colbert, copiée de tant de nations souvent si maladroitement, chez nous n'a été que trop forte, faussée parfois, mais elle est une garantie essentielle de la personnalité nationale qu'on ne changera pas aisément. Vunité de circulation s'est accomplie justement dans ces vingt dernières années, non par les seuls chemins de fer, mais par les routes, surtout par des millions de sentiers tout nouveaux. La vie, le sang du Lan- guedoc, de la Provence, en un moment coule en Alsace. Couper là dedans, grand dieu! ce sont des veines et des artères. Couper, c'est tuer le tout.
Une chose extrêmement antique, et très propre à ce pays-ci, c'est la perfection singulière avec laquelle la fusion des races s'y est accomplie, l'échange et \e mariage des diverses populations. Que vous êtes loin de cela! Combien de siècles faudra-t-il pour
..V
DEVANT L'BUBOPE. 487
changer l'unité fictive qu'on vous a bâclée ces jours- ci en une réelle union? Dites-moi quand le Pms- sien sera aimé du Bavarois? Je vous répondrai : '< Jamais. »
Les forts souvenirs du pa commune, les fraternités mil nos liens. Tous les pères souvent péri ensemble. L'4 leurs fils.
Une chose très singulière, tout cela dans l'unité mal morale, c'est que des prov races différentes et qui pai français, sont justement plus La Bretagne, avec sa langi moins le roc, le primilif sile France. La Lorraine en Jeaf et bien d'autres de nos ten couvrit de son corps la reti noire vaillante Alsace, héros c'est Strasbourg, nous l'ave chant où est l'âme vraie d pacifique et clémente en plei Voilà notre forte unité. Regardons celle des autres Supposons que les Fénian l'Irlande de l'Angleterre, qu l'unité britannique?
498 LA FRANGE
Supposons que la Catalogne se sépare de l'Es- pagne ; j'y aurai regret pour ce bel empire de pro- vinces si peu liées. Ce serait rompre un faisceau, plus que briser une unité.
La glorieuse unité de la Pologne était réelle, dans ce grand empire sacré qui sauva tant de fois l'Europe. Cependant quand le pays cosaque s'en arracha, ne suivit-il pas des tendances bien fortes qui l'en dis- tinguaient ? La Lithuanie elle-même, qui a donné à la Pologne tant de génies en qui son âme a parlé à toule la terre, la rêveuse Lithuanie, avait une vie à soi, qui la mettait quelque peu à part de sa brillante sœur.
Au reste, l'unité morale, même imparfaite, me semble en toutes nations respectable. Je n'ai jamais souhaité que celte fatale rive du Rhin fût ajoutée à la France. Quoique TAUemagne fût d'elle-même si peu liée, quoiqu'aujourd'hui son cruel lien de fer ne soit nullement union, je croirais une impiété de faire françaises malgré elles la Francfort de Goethe, la Bonn où naquit Beethoven. Cela est vraiment allemand.
Mais que nos voisins me permettent de leur dire une chose grave, sincère :
C'est qu'arracher l'Alsace, la Lorraine, d'un corps vivant, de l'unité organique la plus forte qui fut jamais, nous extraire avec un couteau ces viscères pour les fourrer dans un corps comme l'Allemagne,
»• » .
DEVANT L'EUnOPE- 499
qui est en formalion, c'est une chirurgie étrange. , Eh ! malheureux, pourquoi voulo vitude, donner des serfs à la Prui Kussie , à celte avant-garde n hommes à la France, dont vous-nn
L'Europe qui en 1815 avait, mai rejelé l'idée du démembrement de n'en fut nullement éloignée, troi Prusse lui arrachât sa frontière de d'Alsace et de Lorraine sans laque) vert n'a plus de sécurité,
Elle fut, en 1815, relativemen tant de sang, tant de maux qui a En 1870, après quarante-cinq ans reçu de la France nulle injure, i d'abord à la prétention étrange fureur de l'Allemagne, qui n'avait r de nous, et qui disait sans prélext cher un membre à ce corps, lui co cœur un morceau de chair sanglani
Cette énorme représaille des m eût pu faire, gu'etle n'avait pas / juste et naturelle à nos voisins f nous venions d'ouvrir nos marcl qui vivent de nos denrées, et doi nourrice .
Les petits États, menacés par 1
soc LA FRàNCB
sinage d'un gouvernement militaire et vexés de sa police, comme Genève, étaient bien plus excusables. Muis en général la haine, dans chaque État, fut en raison de la jalousie, de Tenvie, beaucoup plus que relative au mal qu'eût pu faire la France, qu'elle ne faisait pas encore, mais que Ton craignait toujours.
Chacun s'empressait de dire : « C'est la France qui l'a voulu! Les Français ont commencé. » Per- sonne ne voulait tenir compte des engagements violés, des provocations constantes de la Prusse pendant quatre années, de l'espionnage militaire, des officiers, ingénieurs, surpris sur nos forteresses dont ils relevaient les plans, etc.
La Pologne s'attrista. On assure que ceux de Posen montraient une vive répugnance à combattre contre la France. Aussi on les a jetés à Wœrlh, à Gravelotte, au feu le plus meurtrier.
Le Danemarck s'attrista. Il se souvint que la France avait stipulé pour lui « que le Schleswig voterait librement ». Stipulation dont la Prusse se moqua.
La Suisse, d'abord favorable aux Allemands, n'en fut pas moins admirable de sagesse, de, charité, de désintéressement. Elle refusa les agrandissements que M. de Bismarck lui offrait généreusement aux dépens de la France.
Il en offrait à tout le monde. Il cherchait partout des complices. Il éprouva de l'Italie même refus,
DBVAKT L BOROPB. 501
quoiqu'elle reslât aigrie contre ceux qui si longtemps lui avaient détenu Rome.
Même rancune en Amérique pour la secrète intelli- gence de l'Empire avec les Sudistes. Elle reconnut la République, mais lui nuisit extrémen scnce de ses illustres généraux au ennemis.
L'Amérique et l'Angleterre avaient travaillées. Celle-ci, au moment du un étrange spectacle. Ses ministres s'enfuirent (aussi bien que k reii sienne), pour ne rien savoir, n'av
à rien. La reine Victoria, la reine Augu
sont chrétiennes, très chrétiennes. L
méthodistes, .l'aigreur dévote des
contre la France vollairieone, sont
primés par un lord {PallMall Gazette
a Quel spectacle odieux, dit-il, de voi
vaincus qui refusent l'expiation? » Ih
pas la Prusse qui leur fait faire pénili
à leur salut. Ils sont tellement endu
selon ce lord, que ces pauvres AUei
être assassinés, s'ils entrent jamais di Les reporters de Bismarck, qu'il
qu'il régale, enchérissaient sur ces
lâches risées, des nouvelles d'inve
des tableaux sarcastiques de Paris qu
502 LA FRANGB
plus, qui, dès le 19 septembre, était investi et clos. Tout à coup un éclair luit... La note russe du i^' no- vembre... un bruit aigre de raquette comme fait une mitrailleuse... Jean qui rit devient Jean qui pleure... Quelle grimace! quel jeu des muscles bizarre et démoniaque dans ce rire brusquement tordu !
Au reste, la grande Angleterre n'était pas avec ces bouiïons. Elle hésitait, ne riait point. Elle sembla s*éveiller, en se voyant seule au monde en face de Tours blanc, seule!... Elle dit : « Où est la France?»
Oh! qu'on sent bien dans ces moments combien chacune de ces grandes nations est nécessaire au monde, quelle éclipse épouvantable ce serait si une seule périssait ! Quelle serait la désolation, l'horreur de toute la planète, si Ton apprenait un matin que l'Angleterre a sombré, descendu dans l'Océan!... Cette folle Allemagne elle-même qui, contre ses intérêts, s'acharne tellement sur nous, si la Baltique descendait sur elle, quel serait notre deuil!
Le sentiment européen peu à peu s'est réveillé. Ceux qui croyaient nous aimer peu, que l'Empire tenait en crainte ou la France en jalousie, se sont trouvés tout à coup pris d'un retour fraternel. Cela a été admirable chez le chaleureux peuple belge, tou- chant et attendrissant. On ne lira pas sans larmes l'empressement, la violence, le transport de charité qu'ils eurent en voyant nos blessés, en se les parta- geant de maison en maison, se les disputant. Les
DEVANT l'buhOPE- 5M
cliirurgiens n'avaient vu rien de lel, ne le verront j aiuais. On se querellait pour en avoir. Tel disait à son voisin : « Pendant que je suis sorti, lu m'as donc ■volé mon blessé! Rends-le-moi!... Sinon... » Et voilà que les deux voisins se battaient!
Il y a un héros en Europe. Un. Je n'en cor
deux. Toute sa vie est une légende. Comraî
plus grands sujets d'être mécontent de la
comme on lui a volé Nice, comme on a tiré :
Aspromonte, Menlana, vous devinez que cel
va se dévouer pour la France, Et combien i
ment! Peu importe où on le mette, au posti
obscur et le moins digne de lui. . . Grand hom
seul liëros, toujours plus haut que la fortune
sa sublime pyramide monte, grandit vers
Elle sera belle l'histoire des nobles cœuri
qui firent tant d'efforts pour le suivre. Ni 1j
l'horreur des Alpes en plein hiver, ne les ai
Quel hiver! le plus terrible. Dans une ter
neige qui a duré plusieurs jours et fermé
passages (fin novembre) un de ces vaillant
voulu s'arrêter, A travers l'affreux déluge, d
î en station, il a obstinément monté. Le toni
' avalanches n'a pas pu le retarder. 11 a mon
sant aux frimas qui !e raidissaient la fori
jeune cœur. Tout hérissé de glaçons, quand
au haut, il n'était plus qu'un cristal. La lem
Uni, l'homme aussi. Il se trouva fini, raid
504 LA FRANCS
voûte d'où Ton voit déjà la France* Cest là qa'on Va retrouvé. Rien sur lui. Point de papier qui le fil con- naître. Tous les journaux en parlèrent, mais ne purent pas dire son nom... Son nom? Je vais le révéler. Celui qui d*un si grand cœur, dans cet abandon de la France, s*était élancé vers elle, il s'appelait... Italie.
Enregistrons les témoignages généreux que des Anglais nous ont donnés à ce moment, pour avertir dignement leur nation de ce qu'elle doit de secours à une sœur.
L'illustre John Russel et nombre d'Anglais ont dans différents journaux parlé noblement pour nous, pour leur patrie elle-même, si intéressée dans notre sorl. Mais personne ne s'est exprimé avec plus de verve, de vigueur et de raison, que M. Harrisson dans un mémorable arlicle [Fortnightly Reriew), article que je considère comme un fait national d'importance supé- rieure, et qui restera pour témoigner de la commu- nion profonde qui existe entre les deux grandes nations de l'Occident.
Il y déplore le pas immense que la Prusse, dans celte guerre, fait faire en arrière à l'Europe, pas moins de cinquante années. Guerre sauvage d'un caractère que n'eurent pas môme les grandes guerres de l'Empire, guerres d'élan et de vaillance, sanguines, moins froidement calculées.
Il y dit ce que peu disaient : C'est que la défense
'-- ■*y«*
DEVANT L EUROPE. SOS
inespérée de la France est une chose héroïque, éton- nante, que nulle nation n'offrit en pareils revers.
« Ce qu'elle perd eo ascendant matériel, elle le regagne en ascendant moral. Autour d'elle se grou- peront les peuples, les républ souffrances donneront à celle impulsion. Dorénavant ou sent çais {même aux yeux desdéiuoci l'étendard du progrès. »
Le même écrivain affirme, ce assez par les grandes manifesi ouvriers anglais ont ressenti di la France une émolion profond efforts étonnants que l'on faisai l'effet.
Malgré tant d'indignes jour l'aristocratie et l'influence pruss
Malgré les gros fabricants, ■ paix, qu'ils la soutiendraient en viendrait dans Londres;
Malgré leurs propres intérêts chômage, ces ouvriers jugent ai que si l'Angleterre est perdue « rieure, la fabrique ne sera pas i mais tuée. , Au reste, il y a dans ce peu] relie qui par moments le rend l
Là PRANGB
M^ frappa P^^f ï* grande affaire du coton dans la fernu^re guerre d'Amérique. Dans leurs meetings ils ont yoié pour la justice absolue et contre leurs intérêts.
Si les honnêtes travailleurs de l'Angleterre, comme ceux de TAllemagne, avaient sur la France quelques prt^jug^s, ils ont dû en revenir. Ils ont vu tout ce qu'il y a, sous des apparences parfois légères, de force morale, de dignité réelle. Où a-t-on jamais vu, dans la plus violente crise, une telle révolution, grandiose de force et de douceur? Dans Paris, cet Océan mul- tiforme de deux millions d*bommes, si peu de trouble, point de sang. L'agitation socialiste, Timpatience du combat, qui y firent un jour d'orage, n'y furent pas moins très humaines. A Lyon, un homme a péri. Vrai malheur, excellent prétexte aux injures de l'ennemi. Un homme! c'est beaucoup sans doute. Mais quand on a traversé comme moi toute l'his- toire, tant de révolutions sanglantes chez les peuples qu'on dit les plus sages, on est stupéfait vraiment de voir qu'im seul homme ait péri. Un seul dans l'état violent où nous mettaient nos misères! Un seul parmi tant de traîtres bien connus et tant d'espions I
Quelle puissance elle a tout à coup, cette Répu- blique, pour l'ordre, la sûreté des personnes, des pro- priétés I Le pouvoir civil commande : tout le militaire obéit. Gouvernement simple et fort qui ne coûte plus
DEVANT L'EUROPE. 507
rien au peuple. Avec quelle régularité celui-ci paye l'impôt nécessaire à ses armées, employé pour son salut!
Tout cela fera réfléchir et les ouvriers anglais et
bien d'autres en Europe, lorsqu'ils poseront en face
les trahisons visibles de la monarchie. En France,
elle a livré l'armée. A Londres, elle livre l'honneur,
\a sûreté du pays. Les parentés dynastiques ont fait
des rois et des reines une funeste famille, qui a ses
intérêts à part, le plus souvent contre les peuples.
On a vu ainsi le grand traître, Charles I", le parent
et l'ami de l'ennemi, refuser d'intervenir au début de
\a Guerre de Trente-Ans, oublier l'honneur anglais
et regarder froidement la mort de deux millions
d'hommes.
La Couronne et la Fabrique ont très bien marché d'ensemble. Leur organe, M. Gladstone, lestement a dit au peuple : « Môlez-vous de vos affaires! » — « Mais le Russe se moque de nous! Mais on tire sur nos vaisseaux I Mais on ne daigne pas même laisser arriver vos lettres à Paris, on les garde dans sa poche. » — « Mêlez-vous de vos affaires. »
« Il n'y a pas d'affaire plus grande que le salut du pays... Quand vous aurez laissé prendre la Belgique et la Hollande, quand les Prussiens auront la flotte cuirassée de la France, quand vous les verrez des- cendre... où en seront nos affaires? » Il est certain que Paris, en résistant si longtemps,
■À
508 LA FRANCS
sauve la France, et que la France en résistant sauve TEurope.
I^ merveille, c'est d'avoir pu avec ces jeunes logions, si novices, retarder et entraver de grandes armées aguerries, les corps permanents de la Prusse, et ce déluge d'un million d'hommes que cette Prusse nous lançait. Que nos mobiles, sortant de la charrue, de Tatelier, du comptoir ou de l'étude, aient marché contre ce monde de guerre, qu'ils aient eu des revers môme, cela déjà est admirable. Des revers? c'est déjà beaucoup. Gela a fait bien songer l'Europe! Ces héroïques revers sont le chemin de la victoire.
Oui, TEurope a admiré, l'Europe s'est attendrie devant cette lutte inégale, devant ces enfants sublimes qui, contre les vieux soldats, contre les machines de mort si industrieusement calculées, marchent, se font battre et tuer. La terre en est rajeunie. Elle a refleuri de leur sang.
Qui parle de nos divisions? Où sont-elles? quel- ques-uns croient (des amis, des ennemis) que nous sommes affaiblis par la question sociale, que nous sommes en convulsion, etc., etc. — Quelle erreur! Ils ne savent pas que ce bouillonnement même est ce qui nous rend redoutables. — Les passions de 69, les colères qui montaient en nous, la fermentation populaire, tout cela a pris un cours nouveau, et avec une force qu'un peuple non ému d'avance n'eût jamais trouvée en lui.
DEVANT L EUROPE. 50»
Maintenant l'affreux fléau qui a dégagé cette force, la sert et l'augmente. Commentî c'est comme après 93. Nous voici légers, purgés. Nous avons évacué Bonaparte et ses généraux. Nous avons mis bas, de nous-mêmes, ce qui en nous fut le vieil homme, l'indolence, cent vaines dépenses, ungrand bagage de vices coûteux qui régnaient hier.
Voici l'ouvrier armé. Voici le paysan qui s'arme. Une émulation générale règne entre toutes les classes. Nulle détiance. Je l'ai expliqué. ËquUibrée comme elle est, la France peut regarder en face la question sociale.
Nos ouvriers intelligents connaissent la situation à merveille. Ils voient près d'eux leur énorme contre- poids, tant de millions de paysans. « Respectez le paysan », leur a dit très bien Bakounine dans sa récente brochure. Respect à son champ, à la terre. On n'y touche pas sans mourir. La majorité agricole, aux moindres craintes là-dessus, referait dix fois le tyran- Nos ouvriers savent la France, et déjà aussi l'Europe. C'est pour elle un vrai bienfait qu'ils commencent à la voir d'ensemble, à étendre sur elle leurs regards. Ils avaient 1res bien jugé (comme les ouvriers allemands et anglais) sur la question de la guerre. Ils ne jugeront pas moins bien sur la ques- tion commerciale. Connaissant parfaitement le marché européen, le prix auquel chaque peuple produit (sons
5i0 LA FRANGE
peine de jvoir le capital s^envoler), ils ne Toadroni qae le possible. Le sens de la fraternité qui, daos ces dernières circonstances, a si noblement éclaté entre eux, noQs porte à croire qu'ils seront de plus en plus nssociablesy et que leurs associations, produisant à meilleur marché, rendront chaque jour nioins utile et plus rare le patronage.
Donc, la question sociale nous touche et ne nous fait pas peur. La réyolution nouvelle va fort la sim- plifler. Il adviendra ce qui arrive après de tels boule- versements, c'est que dans l'activité énorme qui leur succède, le travail et le travailleur ont tout à coup un prix nouveau. « Le capital prie le travail », comme dit très bien Harrisson. Le riche qui n'a que de l'argent, et qui risquerait de mourir sur son argent inutile, dépend du vrai riche, j'entends de l'homme qui a la main et l'esprit productif, qui crée. Le pos- sesseur, en d'autres termes (admirable renverseinent de la société ordinaire), le possesseur est alors le client du créateur, le banquier de l'ouvrier.
Un souverain enseignement nous sort de ce grand naufrage.
Là question sociale doit s'harmoniser dans la ques- tion supérieure, sacrée, de la liberté. Sinon tout périt à la fois, — et la Patrie elle-même.
Préoccupés de la première question, et trop absor- bés, nous avons glissé dans l'abîme. On nous regar- dait noyer.
DEVANT LEnROPB- 511
Plus profondément nous tombâmes, et plus vive- ment la France, en frappant du pied le fond, s'est soulevée, remontée.
Par bonheur pour tous! Elle seule, dans son équilibre unique, ralTermie sur sa forte base, peut attendre la tempête, grouper le monde du travail, défendre ses ennemis mêmes, arrêter les grandes masses noires qui se voient à l'horizon.
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TABIE
LA pounguB ÉTRinaËBE de michei POLOGNE E'
1, A la Pologne. ......
II> On ne lue pas une nalion. , in. Causes réellt's de la ruine il( IV. Sublime générosîlo de la l'o! V. Génie prophélique et poétiq
gende récenle
VI. La Rusï^ie était inconnue ju
entièrement communiste .
VII. Tout, dans la Russie, est illu:
VUI. Politique mcnscngère de la
dissous lu l'olo^ne. . . .
IX Enfance et jeunesse de Kosci
X.. Kosciusko en Ainérii(ito; -
(1777-1794)
SI. Résistance héroïque de Kosci XII. Captivité, eiU, vieillesse (1791-1817)
XIII. Ce qu'est devenue la Pologi
On n'a pu détruire la Polo
XIV. Comment on détruit U Ruas XV. Ce que la Fologue peut faire
514 TABLK.
LES MARTYRS DE LA RUSSIE.
L Aux officiers russes. •••« ••• 137
II 150
III. Histoire de Catya, serve russe. ..•«..••• 159
iV. Leininotaure. — De Taiinée comme supplice ... 171
Y. Sibérie 183
YI. Sibérie. — Les supplices 191
YII. Du terrorisme croissant de la Russie. — Martyre de
Pesiel et de HyleSefT 205
Tin. De rextenninalioii de ]a Pologne 227
IX. Du czar, comme pape et comme dieu. — Persécu- tions religieuses • • 252
X. Du czar, comme pape et comme dieu. — On le pro- pose pour pa|)e universel 261
PRIiNGIPAUTÉS DANUBIENNES.
MÀDAHE R08BTTI.
I. Le Danube. . . . • 276
II. La Iioiunanie • . • ^ • 2^^
m. La rûvdlitlioii valaquc do 1848 287
IV. La trahison ti92
V. Marlniiic Iloseili poursuit et rejoint les prisonniers. • 299
VI. I/évasion (octobre 1<S 48) 500
VU. La fuile à liuvcrs trois peuples en armes. — Arrivée
à Vienne • 312
VLli. Ce qu'e>t devenue la Uoumaaie. — Invasions pério- diques de la Hussie « 317
APPBHOIGR.
I. Langue et littérature 327
II. Le Border et le combat des races ..•.••.. 537 m. De rbistoire àh la Roumanie et de sa destinée . • • 351
LA FRANCE DEVANT L'EUROPE
Février IS71.
PMpacb 365
Introduction 371
I. Les illusions de Biarritz (1865-1866) 387
II. Du génie sympalliique de la France. — Sa connanle
hospitalité (1861) 393
in. Pourquoi la France est haie i03
IV. Qui a prépare la guerre! — De l'espionnage alle- mand (1S67-1870) 413
V. Le triomphe de la machine 427
VI. La pourriture de l'Empire 435
VIL L'Empereur nous livre h Sedan 445
VIII. L'âme invincible de la France 452
IX. Fureurs barbares. — Système russe des l'russiens. 160
X. Strasbourg 468
XL A l'Allemagne 476
xn. Ce que c'est que la Russie 483
XIIL L'unité indivisible de la France. — Sa renaissance
sauvera l'Europe 492
jlBHODARD.— 71&eg,
. ^m-f,^j^—fv^'
Lk.
ŒUVRES DE J. MICHELET
IIISTOIUE
vul.
HliluIHB HUMAINS 2
HUTUIRB DB FRAMCB 19
HlHroiHK DE I.A RFVor.UTION . . lO
LEUKMiKci DU NUHD.— I.aFhANCB DBVANT I.'EURUPB t
I.Bs Fbmmks de la Révolution 1
VUl.
Lbs Soldats db la Révulutiun 1
Précis ob l'Histoihb db Fram:b AU MuYBN Age t
Précis db l'Histoire modernb 1
Histoire et Philosophib : IiitroductloQ à l'Histuira utiiver- Mlie. — Vico. — I.iither. — Etf. 1
IIISTOIHK NATURELLE
L'Oiseau. L'Inbkctb
La Mbr.
La Montagne I
inSTOlUK SOCIALE
BllJLK DK I.'HU\JAMTÉ 1
Les Ohiginks» DU Droit i
Le l*Eui»r,K 1
La Sorcière 1
L'Étudiant i
Nos Fils !
La Femme. .. i
L'Amour.
Les Jésuites. — Le Prêtre et la FBMNfE i voL
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THE BORROWE AN OVERDUE I NOT RETURNEI ORBEFORETHI BELOW. NON-P NOTICES DOE BORROWER FRI
Harvard Colli Cambridge, MAI