J.-H. FABRE Le MONDE MERVEILLEUX des INSECTES PARIS IBRAIRlb: DEI.AGRAVE 15, RUE SOUFFLOT, 15 ' LIBRARY OF IQ85_I056 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES J.-H. FABRE &• ioiTION LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES 45 DESSINS 8 PLANCHES SIMILIGRAVURE 8 PLANCHES TRICHROMES D'après les originaux et aquarelles de Paul MÉRY PARIS LIBRAIRIE DELAGRAVE 15, RCB SOUFFLOT, 15 1932 Tons roits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous paya. Copyright by Librairie Delagrave, 1920. AVANTPnOPOS Il semble que ce soit en prévision de ce Hvre, auquel il pensait, que Fabre avait écrit, il y a déjà bien longtemps, les jolies pages inédites qui lui. servent d'Introduction : Le Monde merveilleux des Insectes se trouve ainsi tout naturellement présenté par le grand observateur qui, le premier, a soulevé le voile de ce Peuple extraordinaire, qiCil a si richement décrit et dont l'anatomie et les formes ne sont pas moins extravagantes que les facultés, les coutumes et les instincts. Les récits qui composent cet ouvrage ont été recueillis parmi les plus propres à mettre en relief les petits miracles de ses mœws, bien que les faits qu'ils racontent, si prodigieux souvent qu'ils paraissent, ne soient, pourtant, que la constatation de la vérité la plus ingoweuse et la plus minutieusement établie. On reti'ouvera ici, entre autres, la belle histoire du Fourmi-Lion, qu'il eût été assurément regrettable de laisser se perdre et qui n'a jamais été exhumée depuis le jour oit elle parut pour la première fois, il y a près d'un demi-siècle, dmns le Musée des familles, pour l'amusement et l'instruction de la jeunesse. Amuser et instruire, faire du travail intellectuel une joie, tel fut toujours, en effet, le souci constant de J .-H. Fabre, aussi grand éducateur que grand naturaliste, qui estimait, à juste titre, que c'est encore la vraie i/ianière d'inspirer l'amour de la nature et le goût de l'étude, en même temps que la meilleure des initiations à l'austère et profonde Science. D' G.-V. Legros. INTRODUCTION UN PEUPLE EXTRAORDINAIRE Lorsque les voyageurs nous racontent que, dans tel archipel de la Polynésie, il est de suprême bon ton de s'ouvrir une large boutonnière dans la lèvre inférieure pour y enchâsser un coquillage; que, dans tel autre, il serait souverai- nement indécent de se produire en public sans avoir le cartilage des narines transpercé d'une arête de poisson, ou le lobule de l'oreille dilaté jusqu'à l'épaule par un poids toujours croissant; lorsqu'ils nous disent que dans telle contrée on passerait pour insociable si l'on n'avait soin de s'enlever artistement sur le corps de fines lanières de peau et d'imprégner les incisions sanglantes de vermillon et d'indigo ; lorsqu'ils nous racontent ces mille détails étranges sur les mœurs des peuples, nous sourions presque d'incrédulité, bien que nous soyons assujettis nous-mêmes, sinon à des usages pareils, du moins à des usages analogues. Faudrait-il aller bien loin, pour trouver appendus à l'oreille des morceaux de métal et de petits cailloux? Si le poids n'est pas assez lourd pour distendre l'oreille jusqu'à l'épaule, c'est, apparemment, parce que ces petits cailloux sont i t INTRODUCTION fort chers. D'un commun accord, n'a-t-il pas été reconnu que rien ne fait mieux sur le visage de l'homme qu'une barre transversale au-dessous du nez? Seule- ment, les moyens employés varient. Là-bas, on se sert d'une arête de poisson ou d'un morceau de bois effilé ; ici, on préfère ses poils agglutinés avec du cosmé- tique. C'est moins douloureux et, chose essentielle, l'effet produit est le même. Serait-il impossible de trouver dans nos villes des bras tatoués de figures emblématiques? Si, de la tête aux pieds, le Nouveau-Zélandais se convertit la peau en une étoffe naturelle où se marient en traits indélébiles le noir, le rouge et le bleu, reconnaissons-le, il ne manque pas de gens ici qui suivent ses traces, mais de loin, de très loin, parce qu'ils ont l'épiderme trop sensible. Ces récits de voyageurs ne dépassent donc en rien ce qu'il est permis de croire. A un demi-méridien de distance, l'homme, dépensant les mêmes trésors d'imagination, arrive, pour s'enlaidir, aux mêmes résultats. Mais voici qu'on nous parle d'un peuple qui par ses mœurs, ses usages, ses lois, ses coutumes, ses constructions, ses industries, s'éloigne tellement des autres, qu'après les témoignages les plus graves, on se dit encore : à beau mentir qui vient de loin. Chez ce peuple, le costume est parfois d'une sévère simplicité; on pourrait même dire qu'il se réduit à rien. La douceur du climat s'y prête apparemment. Mais parfois aussi, il est d'une somptuosité si folle que notre luxe jamais ne s'est élevé jusque-là. Nous chamarrons bien d'or et d'argent quelques costumes d'apparat, nous enchâssons bien quelques pierres fines dans des colliers, des bracelets, des diadèmes, mais voilà tout : nous sommes trop pauvres. Au contraire, pour cet étrange peuple, Golconde et le Pérou n'auraient pas assez de leurs trésors. Où puisent-ils? Nul ne le sait encore. Les uns se taillent de larges chapes dans l'or laminé ; d'autres préfèrent un habit de bronze florentin qui serre la taille et fait valoir les formes ; d'autres font choix de dalmatiques d'argent; d'autres encore, car ici, comme partout, il ne faut pas discuter les goûts, se contentent d'une casaque en cuivre ou en acier bruni. C'est un peu lourd, un peu raide, mais quel éclat au soleil, et que ne ferait pas supporter le plaisir de briller! Nous en savons tous quelque chose. Pardonnons donc à cette extrava- gante nation ses costumes métalliques. Cet amour effréné des métaux n'exclut pas l'usage de vêtements plus hygiéniques. Il y en a qui se pavanent sous de majestueux manteaux de velours noir liseré de pourpre, ou qui se INTRODUCTION % drapent avec des chluin^des écarlates IVangée d'or. On en voit qui s'enve- loppent de houppelandes d'hermine si moelleuse, si blanche, que la nôtre d'est que bourre grossière en comparaison. Ce sont des frileux, des conva- bscents peut-être, qui recherchent un peu de chaleur dans ces fourrures d'une exquise mollesse. Ceux-ci s'accommodent mieux d'un justaucorps eu maroquin ou eu cuir de Russie, qui leur laisse une pleine liberté d'allure. Ce ne sont pas des gens actifs qui s'adonnent aux falbalas, à la moire, à la gaze, aux dentelles. Ce sont des efféminés; dans le pays, en général, ils sont peu considérés. Ici on ne se contente pas de mettre au doigt un rubis, une simple émeraude; on rougirait de nos mesquins colliers de gemmes; on prendrait en pitié nos diadèmes de diamants. Pour aller en guerre, ils se croiraient déshonorés s'ils n'avaient pas au moins une cuirasse de rubis, un heaume de saphirs, des brassards et des cuissards d'émeraudes. Bien plus, au sein des occupations les plus vulgaires, cette manie des gemmes ne les quitte jamais. Le moindre charpentier dédaignerait de se mettre à l'œuvre s'il n'avait le tablier de travail incrusté d'escarboucles; le plus humble terrassier ne touche- rait pas à ses outils si de larges plaques de turquoise et d'émeraude ne relui- saient sur sa poitrine. On dit même que, pour dépasser encore les autres en éclat, quelques-uns n'hésitent pas à se couronner de flammes phosphoriques au risque d'être brûlés vivants. Un diadème de phosphore en combustion doit très bien faire, eu effet, mais c'est si dangereux! Après tout, qu'ils y veillent; c'est leur affaire. Mentionnons, pour terminer ce rapide aperçu du costume, les aigrettes, huppes, pompons, panaches, dont tous invariablement se décorent la tète. Ils ont pour ce genre de parures, quelquefois fort incommodes, un amour plus prononcé que pour la richesse des étoffes. Tel d'entre eux, ouvrier vivant au jour le jour et dont tout le savoir-faire consiste à tarauder quelques pièces de charpente, ne sortirait pas de chez lui s'il n'avait pas sur le front une couple d'énormes aigrettes plus longues que lui-même. C'est donc, dans toutes les classes de ce peuple, un amour de luxe à effrayer les nations civilisées les plus riches. Et cependant tel est l'ordre, telle est l'économie, que, pour satisfaire ses penchants, personne ne va au delà des moyens légués par sa famille. Des lois somptuaires, scrupuleusement respectées, défendent à chacun de dépasser ce que lui permet son patrimoine. Aussi cette nation, tout à la fois si économe et si prodigue, n'a pas un seul exemple à citer de quelqu'un des siens ruiné 4 INTRODUCTION par de folles dépenses. Pourrions-nous, hélas, en dire autant de nous-mêmes? Ici les parents sont en général assez sobros ; il faut bien, en économisant un peu sur les vivres, parer aux dépenses de la toilette; autrement où irait-on? De loin eu loin une gorgée d'ambroisie récoltée sur certaines plantes suffit à beau- coup d'entre eux. Il y en a même qui de toute leur vie ne prennent aucune nourri- ture. Us ne s'en portent pas plus mal, ils y sont habitués. Pour la plupart, cependant, il faut un régime substantiel, tantôt végétal, tantôt animal, suivant les tempéraments. Quelques-uns adorent les légumes; d'autres préfèrent le gibier, quelquefois un peu fait, ou même horriblement faisandé. Mais ce sont les enfants surtout qui mangent. Mon Dieu quels goinfres, quels goulus! Le jour, la nuit, à toute heure, ils mangent, ils mangent à ruiner la plus opulente maison. Ils n'ont qu'une idée, manger; qu'une occupation, manger, manger sans cesse; et cela, chose inconcevable, sans jamais périr d'indigestion. Oh! que les parents sont à plaindre au milieu de ces goulus dont le cerveau, le cœur, le tout est dans le ventre. S'ils n'avaient au moins à élever qu'un seul nourrisson, mais les malheu- reux en ont, disent les voyageurs, des centaines de milliers à la fois. Ce n'est plus une famille comme les nôtres, c'est une multitude de gloutons. Aussi, qu'arrive- t-il? L'affection maternelle, partagée entre un si grand nombre, s'affaiblit d'autant; et la mère, dans l'impuissance de satisfaire aux besoins de tant de bouches, met impitoyablement la marmaille à la porte, sans plus s'en préoccuper. C'est cruel, mais comment faire? Rassurons-nous pourtant; la famille expulsée ne périra pas de famine, ne vivra même pas de la charité publique; car, dans ce pays merveilleux, les enfants sont d'une précocité inouïe. Ceux qu'une dure nécessité chasse du logis avant l'heure savent, quoique très jeunes, gagner honorablement leur vie. Dans quelques tribus, la reine seule est assez riche pour élever sa nombreuse famille, sans l'envoyer, encore au maillot, courir le monde à ses risques et périls. Un grand palais est bâti avec un appar- tement pour chacun des petits princes, et une armée de nourrices dessert la royale crèche. On parle encore de quelques nobles chasseurs qui se feraient scrupule d'abandonner leur famille, peu nombreuse il est vrai, et qui l'appro- visionnent amplement de gibier. On dit aussi, qu'à force d'épargne et d'activité, quelques mères du commuu du peuple parviennent à procurer à leurs enfants le pain de chaque jour, mais c'est là l'exception. La règle est que les enfants se suffisent à eux-mêmos et INTRODUCTION 6 soient chassés du logis au plus tôt. Ainsi le veulent les lois du pays. Le nombre et la voracité des nourrissons exigent ce règlement Spartiate auquel la politique n'est peut-être pas étrangère. Lycurgue ne voulait dans sa répu- blique que des gens valides, sains de corps et d'esprit. Notre peuple, paraît-il, a fait quelques emprunts au code lacédémonien; en livrant les citoyens dès le plus bas âge à une concurrence effrénée, il espère que le faible disparaîtra et laissera la place au fort. Le cannibalisme ne doit pas nous surprendre chez un peuple dont les principes ont cette sauvage inflexibilité; chez quelques tribus guerrières, les jeunes sont allaités avec du sang tout chaud. Ils se suspendent, les horribles petits ogres, à la veine ouverte de la victime paralysée par un coup de dague empoisonnée; il leur faut de la chair fraîche, de la chair qui tressaille sous la morsure. Mais, pour le moment, fermons les yeux sur ces horreurs, et occupons-nous des armes et des instruments de travail. Si nous sommes habiles dans la fabrication de nos armes, avouons-le, bien qu'il en coûte à notre amour-propre, ce peuple-là est encore bien plus habile que nous. Nous pourrions bien, car au fond la forme n'en est pas bien différente, mettre en parallèle avec les siens nos poignards, nos stylets, nos coutelas, nos épées, nos cime- terres, mais ce que nous ne saurions imiter dans ses armes, même de loin, c'est la finesse du tranchant, l'acuité de la pointe, la flexibilité de la lame. Pour nous surpasser ainsi, il faut que ce peuple soit en possession d'un acier spécial et d'une méthode de trempe tenue secrète. Tous ne portent pas l'épée, et c'est fort heureux, car ceux qui la portent ont la détestable habitude d'empoisonner leurs armes. Les Caraïbes trempaient la pointe de leurs flèches dans le venin des serpents ou dans le suc redoutable de certaines lianes. Les spadassins de cette nation insociable ont toujours dans la garde de leurs poignards un réservoir de poison qui suinte à l'extrémité de l'arme et envenime mortellement la plus simple égratignure. On sait, de source certaine, qu'ils n'empruntent pas ce poison aux animaux ou aux plantes, mais qu'ils le préparent eux-mêmes par des procédés où notre science ne comprend rien. Dans l'industrie assassine, la pratique toujours devance le savoir. Bien avant que Scheele eût dévoilé la nature de l'acide prussique, Locuste préparait le fatal breuvage destiné à Britannicus. De longs siècles s'écouleront donc avant que l'Europe sache la composition du 6 INTRODUCTION poison élaboré par ces sauvages. Irascibles au plus haut poiût, ces bretailleurs dégainent pour le plus faible motif; venez-vous à les couaoyer par mégarde, sans attendre vos excuses, ils vous poignardent à l'instant. Aussi les voyageurs qui les visitent ont-ils soin de s'astreindre à une minutieuse prudence pour n'éveiller en rien leur ombrageuse susceptibilité. Le danger est d'autant plus imminent que ces redoutables ferrailleurs n'abandonnent jamais leur arme, ni la nuit ni le jour. Chez les nations policées, un spadassin suspend de temps en temps son épée au clou, ne serait-ce que pour dormir; ici, jamais. Aucun d'eux ne prendrait son repas, ne s'endormirait sans avoir sur lui sa lame empoisonnée. L'épée est comme incorporée dans celui qui la porte; l'arme elle guerroyeur ne font qu'un; on dirait que les deux sont nés ensemble, comme Minerve avec sa lance. A l'arme blanche, quelques-uns préfèrent le mousqueton. On connaît chez eux une espèce de revolver se chargeant par la culasse et employé par les bandits de bas étage. On pourrait croire que le secret de la poudre leur vient du moine Roger Bacon, inventeur de cette terrible substance, ou bien des Chinois, qui revendiquent pour eux la même découverte; cependant, tout bien examiné, on est d'accord pour reconnaître que ces mousquetaires ont devancé l'Europe et l'Asie dans l'usage des matières explosives, et que leur invention se perd dans la nuit des temps. Leur emploi du revolver est fort irrégulier; celui qui vise l'ennemi ne le fait qu'à reculons; il imite le Parthe qui décochait son trait en fuyant. Outre la dague et le mousquet, ils se servent encore d'une foule d'autres armes si étranges par leur forme que la trousse d'un chirurgien, avec ses bistouris, lancettes, sondes, scalpels, scies, tenailles, pinces, trépans, etc., peut à peine en donner une idée. Faute d'expres- sions pour les décrire, nous les passerons sous silence. Leurs outils de travail ne sont pas moins variés. Notre industrie, si savante sans doute, aurait le dessus en quelques points; on ne saurait trop admirer pourtant à quel ingénieux outillage est arrivé ce peuple qui doit tout à l'inspi- ration individuelle et rien à l'étude collective. Les navigateurs ont trouvé les peuplades de la Polynésie en possession de quelques instruments très élémen- taires pour tisser les étoffes, labourer le sol, travailler le bois, comme des haches en silex, des socs façonnés avec des branches fourchues, des aiguilles en os de poissons; et voilà tout. Mais ici, quelle différence! C'est un arsenal complet où tous les métiers sont largement représtMités. N'allons pas nous INTnODUCr/ON 7 imaginer que des rapports avoc, les nations civilis(?es aient (ionnt^ à ce peuple ses outils et ses industries; ce serait grave erreur. Immuable dans ses usages, il ne veut rien communiquer. On reproche aux Chinois des tendances pareilles. D'ailleurs qu'a-t-il besoin de nos inspirations? Il s'est incarné le génie de l'industrie; ses ouvriers ont une telle aptitude pour l'art qu'ils doivent exercer que, sans apprentissage, sans essai, sans tâtonnements ils y excellent presque dès leur naissance. On cite bien parmi nous quelques petits prodiges, qui, devançant l'âge et l'expérience, font parler d'eux à dix ou douze ans, dans les arts méca- niques par exemple; mais qui jamais eut connaissance de marmots de quelques jours tissant la soie ou sculptant les bois durs? C'est pourtant ce qui se passe très communément chez ce peuple privilégié. Il y a plus : par des procédés que nous serons toujours réduits à envier sans pouvoir les imiter, l'ouvrier ne fait qu'un avec ses outils comme nous avec nos mains. Le menuisier trouve en lui sa varlope et sa tarière; le tisseur, son dévidoir et sa navette; le maçon, sa truelle et son levier; le laboureur, sa herse et sa charrue, et de même tous les corps de métiers. Cette transformation bizarre d'une partie du corps en instrument de travail ne surprend plus lorsqu'on sait à quels changements se prête l'organi- sation assouplie par une longue habitude. Le peuple dont nous parlons l'a parfaitement compris. Il lui a pris fantaisie de ne pas respirer par le nez et par la bouche, de crainte de s'étouffer, comme il nous arrive parfois en n'offrant qu'une voie à la nourriture et à l'air. Le problème était difficile; n'importe, il l'a admirablement résolu. Il s'est ouvert sur les flancs quelques boutonnières pour laisser passage l'air, et depuis, la respiration s'effectue par les côtés. Ce moyen de respiration a paru si avantageux que tous se sont empressés de l'adopter. Le même peuple s'est dit qu'avoir le cœur sur le devant de la poitrine est chose périlleuse pour faire face à l'ennemi. Il l'a donc déplacé; mais au lieu de le transporter de gauche à droite, comme le faisait maladroi- tement certain médecin de Molière, il l'a mis en ar-ière au beau milieu du dos. C'est logique et prudent. Que dirons-nous de la vue? Nous n'avons que deux yeux, en perdre un est un affreux malheur; les perdre tous les deux, c'est ce qui peut nous arriver de plus terrible. Ah ! si nous en avions quelques-uns de rechange ? Eh bien, ce peuple fortuné s'est étudié à posséder à la fois non pas dix yeux, ni vingt, ni cent, mais des milliers; et si tous n'y sont pas parvenus, beaucoup du moins en possèdent vingt mille et au delà. 8 INTRODUCTION L'organisation, encore une fois, se prête à tout; il suflit de savoir la solli- citer avec art. Dans le pays de ces voyants extraordinaires, celui qui n'a à son service que deux ou trois douzaines d'yeux est pour le moins qualifié de borgne. Ce n'est pas tout : ce peuple, qui de son corps fait ce qu'il veut, s'est créé des ailes avec un pli de l'épaule; des avirons, avec les jambes savamment aplaties; des aérostats intérieurs, qui gonflent et soulèvent les plus lourds, avec les cavités respiratoires élargies; des cloches à plongeur, pour emmagasiner sous l'eau le fluide respirable, avec quelques bouquets de poils et quelques rides de la peau; si bien qu'il vit indifféremment sur terre, dans l'onde et dans l'air. Et non content de tout cela, il a voulu bravçr le secret de la tombe, s'endormir dans la mort pour renaître à la vie. C'est là qu'il devait échouer, c'est là qu'il a pleine- ment réussi. A deux, trois, quatre reprises, il se transfigure, hier mort sous une forme, demain ressuscité sous une forme nouvelle. Le prodige est à son comble. Ce peuple, qui l'a vu? L'aurait-on aperçu dans quelque planète voisine, avec les télescopes géants d'Herschell ou de lord Rona? Non; il habite la même planète que nous, il vit au milieu de nous. Et tenez, sur une rose j'aperçois d'ici un de ses membres avec sa casaque de bronze poli. C'est une Cétoine. Ce peuple extraor- dinaire est celui des Insectes. J.-H. FABRE LA CÉTOINE DORÉE LA CÉTOINE DORÉE Parmi les premiers invités à la fête du printemps, la Cétoine mérite mention très honorable. Elle est de belle taille, propice à l'observation. Si elle manque d'élégance dans sa configuration massive, carrément coupée, elle a pour elle le somptueux : rutilance du cuivre, éclair de l'or, sévère éclat du bronze tel que le donne le polissoir du fondeur. Qui ne l'a vue, pareille à une grosse émeraude, couchée au sein d'une rose, dont elle relève le tendre incarnat par la richesse de sa joaillerie? En ce lit voluptueux d'étamines et de pétales, elle s'incruste, immobile; elle y passe la nuit, elle y passe le jour, enivrée de senteur capiteuse et grisée de nectar. Il faut l'aiguillon d'un âpre soleil pour la tirer de sa béatitude et la faire envoler d'un essor bourdonnant. A voir, sans autre information, la paresseuse en son lit de sybarite, on ne se douterait guère de sa gloutonnerie. Pour se sustenter, que peut-elle trouver sur une rose, sur un corymbe d'aubépine? Tout au plus une gouttelette d'exsu- dation sucrée, car elle ne broute pas les pétales, encore moins le feuillage. Et cela, ce rien, suffirait à ce grand corps! J'hésite à le croire. La première semaine du mois d'août, je mets en volière une quinzaine de 12 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Cétoines qui viennent de rompre leurs coques dans mes bocaux d'éducation. Je leur sers, suivant les ressources du jour, des poires, des prunes, du melon, des raisins. C'est bénédiction que de les voir festoyer. lies attablées ne bougent plus. Rien, pas même un déplacement du bout des pattes. La tête dans la purée, souvent même le corps noyé en plein dans la marmelade, on lippe, on déglutit, de jour, de nuit, à l'ombre, au soleil, sans discontinuer. Soûlées de sucrerie, les goulues ne lâchent prise. Affalées sous la table, c'est-à-dire sous le fruit diffluent, elles pourléchent toujours, en cette béate somnolence de l'enfant qui s'endort avec la tartine de confiture aux lèvres. Aucun ébat dans l'orgie, même lorsque le soleil donne bien ardent au sein de la volière. L'activité est suspendue, tout le temps appartient aux liesses du ventre. Par ces chaleurs torrides, on est si bien sous la prune reine-Claude, suant le sirop! En telles délices, à quoi bon l'essor dans les champs où tout est brûlé? Nul n'y songe. Pas d'escalade contre le grillage de la volière, pas d'ailes brusquement étalées en un essai d'évasion. Cette vie de bombance dure déjà depuis une quinzaine sans amener la satiété. A quand la fin de l'orgie, à quand les noces et les soucis de l'avenir? • Eh bien, de noces et de soins de famille, il n'y en aura pas dans la présente année. C'est différé à l'an prochain : retard singulier, en désaccord avec les usages habituels, très expéditifs en ces graves affaires. C'est la saison des fruits, et la Cétoine, passionné gourmet, veut jouir de ces bonnes choses sans en être détournée par les tracas de la ponte. Les jardins ont la poire fondante, la figue ridée dont l'œil s'humecte de sirop. La friande en prend possession et s'y oublie. Cependant la canicule se fait de plus en plus implacable. Chaque jour, comme disent nos paysans, une bourrée de plus s'ajoute au brasier du soleil. Comme le froid, la chaleur en excès suspend la vie. Alors, pour tuer le temps, gelés et rôtis sommeillent. Les Cétoines de ma volière se terrent dans le sable, à une paire de pouces de profondeur. Les fruits les plus sucrés ne les tentent plus ; il fait trop chaud. Il faut la température modérée de septembre pour les tirer de leur torpeur. A cette époque, elles reparaissent à la surface; elles s'attablent à mes écorces de melon, elles s'abreuvent à un grappillon de raisin, mais sobrement, en brèves séances. Ont disparu, pour ne plus revenir, la fringale du début et ses intermi- nables ventrées. Viennent les froids. De nouveau mes captives disparaissent sous terre. C'est là qu'elles passent l'hiver, protégées seulement par une couche de sable de LA CETOINE DOREE 13 quelques travers tle doigt. Sous celte mince couverture, en leur abri de planches ouvert à tous les \cnts, elles ne sont pas compromises par les fortes gelées. Je me les figurais frileuses; je les trouve d'une remarquable résistance aux rudesses de Thiver. Mars n'est pas fini que l'animation reparaît. Mais l'heure est passée des prouesses gastriques. C'est le moment des noces. En prévision des événements, j'ai disposé dans la volière, à fleur de terre, un potplcin de feuilles brunies, à demi corrompues. C'est laque, vers le solstice, je les vois pénétror, tantôt l'une, tantôt l'autre, et quelque temps y séjourner. Puis, les affaires terminées, elles remontent à la surface. Une à deux semaines encore, elles errent ; finalement elles se blottissent dans le sable à peu de profondeur et périssent. Les successeurs sont dans le pot à feuilles pourries. Avant que juin soit terminé, je trouve en abondance, dans le tiède amas, des œufs récents et de très jeunes larves. Parmi les Cétoines parues dans le courant de la même année, deux géné- rations sont donc à distinguer. Celles du printemps, hôtes des roses, ont passé l'hiver. Elles doivent pondre en juin et périr après. Celles de l'automne, passionnées de fruits, ont récemment quitté leurs habitacles de nymphes. Elles hiverneront et feront leur ponte vers le solstice de l'été suivant. Nous sommes aux plus longs jours; c'est le moment. A l'ombre des pins et contre le mur de clôture est un amas de quelques mètres cubes, formé de tous les détritus du jardin, surtout de feuilles mortes cueillies à l'époque de leur chute. C'est la fabrique à terreau pour les besoins de mes cultures en pots. Or, ce banc de pourriture que travaille, qu'attiédit une lente décomposition, est un Éden pour les Cétoines en leur état larvaire. Le ver bedonnant y fourmille, trouvant là provende copieuse en matières végétales fermentées, et douce température, même au cœur de l'hiver. Vers les neuf et dix heures du matin, surveillons le tas. Soyons assidus et patients, car l'arrivée des pondeuses est sujette à caprices et bien des fois fait attendre en vain. La chance nous favorise. Voici une Cétoine métallique survenue des environs. En larges circuits, elle vole, revole au-dessus de l'amas; elle inspecte de haut les lieux, elle choisit un point d'accès facile. Frou! Elle s'abat, fouille du front et des pattes; aussitôt elle pénètre. De quel côté va-t-elle? D'abord l'ouïe renseigne sur la direction suivie : on entend un froissement de feuilles sèches tant que l'insecte travaille dans les aridités de la couche 14 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES extérieure. Puis plus rien, silence : la Cétoine est arrivée dans la moite épaisseur. Là, et seulement là, doit se faire la ponte, afin que le vermisseau sortant de l'œuf trouve, sans recherche, tendre nourriture sous la dent. Laissons la pondeuse à ses affaires et revenons une paire d'heures après. Mais avant, portons notre réflexion sur ce qui vient de se passer. Un superbe insecte, bijou de l'orfèvrerie vivante, sommeillait tantôt au sein d'une rose, sur le satin des pétales et dans la suavité des parfums. Et voici que ce luxueux à dalmatique d'or, cet abreuvé d'ambroisie, brusquement quitte sa fleur et s'enterre dans le pourri; il abandonne le somptueux hamac embaumé d'essence, pour descendre dans l'ordure nauséeuse. D'où lui vient cette soudaine dépravation? Il sait que son ver fera régal de ce qu'il abhorre lui-même, et, surmontant sa répugnance, n'y songeant même pas, il plonge. Est-il incité par le souvenir de son âge de larve? Que peut bien être chez lui le souvenir du manger après un an d'intervalle, et surtout après une refonte totale de l'organisation? Pour attirer la Cétoine, la faire venir de la rose à l'amas putride, il y a mieux que la mémoire du ventre : il y a une impulsion aveugle, irrésistible, qui réalise le très logique sous les apparences de l'insensé. Revenons au tas de terreau. Le bruit des feuilles sèches froissées nous a renseignés approximativement ; nous savons en quel point la fouille doit porter, fouille minutieuse, hésitante, car il s'agit de suivre la pondeuse à la piste. Guidé par les matériaux qu'a refoulés le passage de l'insecte, on arrive tout do même au but. Les œufs sont trouvés, disséminés sans ordre, toujours isolés, sans nul préparatif. Il suffit qu'à proximité soient des matières végétales tendres, fermentées à point. L œuf est un globule d'ivoire, peu éloigné de la forme sphérique et mesurant près de trois millimètres. L'éclosion a lieu une douzaine de jours après. Le vermisseau est blanc, hérissé de cils courts et clairsemés. Mis à découvert, hors de son terreau, il rampe sur l'échiné, c'est-à-dire qu'il possède la curieuse locomotion caractéristique de sa race. Dès les premiers trémoussements s'affirme l'art de marcher sur le dos, les pattes en l'air. L'éducation en est des plus faciles. Une boîte en fer-blanc, qui met obstacle à l'évaporation et conserve les vivres frais, reçoit le nourrisson avec un choix de feuilles fermentées, cueillies dans l'amas du terreau. Cela suffit : l'élève se maintient prospère et se transforme l'an d'après, pourvu que l'on ait soin de renouveler de temps à autre les provisions. Nulle éducation entomologique ne donne moins de tracas que celle de la Cétoine, à robuste appétit et constitution vi2;oureuse. LA CÉTOINE nOBÊE IS La croissance est rapide. Au commencement d'août, quatre semaines après l'éclosion, le ver a la moitié de sa grosseur finale. C'est un ver corpulent, d'un pouce de longueur, convexe sur le dos, aplati sur le ventre. Déposé sur la table, il chemine sur le dos, les pattes en l'air, inactives. Cette méthode extravagante, contraire aux usages de la locomotion, paraît d'abord un accident, une manœuvre fortuite de l'animal effaré. Pas du tout : c'est une manœuvre normale, le ver n'en connaît pas d'autre. Vous le retournez sur le ventre, espérant le voir progresser suivant les règles. Tentatives inutiles : obstinément il se remet sur le dos, obstinément il rampe dans une position renversée. Rien n'aboutit à le faire avancer sur les pattes. Ou bien, convolulé en arc, il se tiendra immobile; ou bien, développé, il cheminera à l'inverse des autres. C'est sa manière à lui. En juin, époque de la ponte, les vieilles larves qui ont passé l'hiver font leurs préparatifs pour la transformation. Quoique d'une facture rustique, les coques de Cétoine ne manquent pas d'une certaine élégance. Ce sont des ovoïdes presque de la grosseur d'un œuf do pigeon. L'intérieur de la coque a le poli du stuc, comme le veulent les délicatesses épidermiques du ver d'abord, et puis de la nymphe. La paroi est robuste, résistante à la pression du doigt. C'est de ce coflVe que sortira la Cétoine dorée, hôte des roses et gloire du printemps. LE FOURMI-LION •j''%'«»'^^^* '^'^•^^~^'^j^,^^'hi!fy=^^:^SC:i^. '. ' v' ^^'''^ LE FOURMI-LION Que voyez-vous sur notre gravure? — D'abord un horrible petit monstre. Cela traîne sur six pattes un ventre volumineux, signe d'insatiable appétit; cela porte au bout de la tête deux cornes acérées, mobiles, recourbées, s'ouvrant et se fermant à la manière de féroces pinces. S'il nous était dit que, dans une île sau- vage, un pareil monstre, de la grosseur du loup, sort soudain de l'épaisseur des broussailles et s'avance vers un voyageur, vers un Robinson quelconque, pour le saisir et le transpercer de ses crocs, quelle émotion pour nous, et comme nous souhaiterions à l'homme menacé les meilleures armes, pour se tirer honorable- ment d'affaire : revolvers à douze coups, balles explosibles, carabines se chargeant par la culasse! Mais nous n'abuserons pas de la mauvaise mine de la bête pour éveiller une émotion factice : car ce que nous allons raconter est de l'histoire et non un conte, de la véritable histoire, tout ce qu'il y a de plus véritable. Nous dirons donc que la bête pour nous tous, jusqu'aux plus petits, est inoffensive; ce n'est pas à dire qu'elle ne soit pas d'une humeur très féroce ; seulement ses sanguinaires instincts prennent leurs victimes dans un monde si petit, si petit, que nous le foulons aux pieds sans y prendre garde. C'est un ogre, toujours affamé de chair 20 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES fraîche, comme l'était le fameux ogre de vos contes; vous savez, celui qui accueillit un soir le petit Poucet et ses frères, avec l'intention de les mettre en salmis comme de tendres pigeonneaux; l'ogre enfin dont le souvenir nous donne le tremblement. Notre bestiole donc cherche à dîner, chose qui n'est pas toujours facile à trouver en ce monde, et surtout pour un ogre. La fringale lui travaille le ventre; il lui faut manger ou périr. Son gibier habituel est la fourmi, habile coureuse, dont les fines jambes ont bientôt déjoué, par une prompte fuite, les vains essais d'attaque du chasseur lourd et ventru. Allez donc proposer à la tortue de saisir à la course une gazelle! Par rapport à la fourmi, notre ogre n'est pas plus agile, et d'ailleurs, une autre cause le met dans l'impuissance absolue d'une chasse à courre : ainsi que l'écrevisse, il ne marche bien qu'à reculons, ce qui n'est pas précisément le moyen d'atteindre une pièce de gibier fuyant devant vous. Etre lourd, obèse, marcher à reculons et être forcé de dîner de la fourmi prise vivante, le problème est difficile, très difficile. En semblable circonstance, que feriez-vous, voyons? Cherchez, réfléchissez, creusez-vous la tête. Vous ne trouvez rien! N'en soyez pas confus; bien d'autres, et celui qui vous parle tout le premier, ne trouveraient pas davantage. Le bon sens populaire, formulé en proverbe, nous répète : « Nécessité est mère d'industrie. » Cette haute vérité, que notre expérience personnelle nous apprend, le chasseur de fourmis va nous l'apprendre encore. Mais d'abord donnons à notre petite bête un nom, pour simplifier le récit. Les naturalistes l'appellent le Fourmi-Lion, ce qui veut dire Lion des Fourmis; expression heureuse, rappelant que la bestiole fait, comme le Lion, carnage de proie vivante, mais carnage de Fourmis. Voilà qui est bien, continuons. Pressé de dîner, le Fourmi-Lion se dit : « Pansu comme tu l'es, court de pattes, gauche d'allures, jamais tu ne prendras les Fourmis à la course; mais tu sais marcher à reculons, c'est bon; tu as une tête aplatie comme une pelle de terrassier, c'est excellent; tes pinces sont longues et happent avec force, c'est on ne peut mieux. Utilisons ce talent de marcher en arrière, et ces outils, la pelle et les tenailles; à l'agilité qui nous manque, substituons la ruse, et le dîner viendra. » Aussitôt fait que dit. En un lieu bien sec, couvert de sable fin, visité du soleil et abrité de la pluie par quelque rocher qui surplombe, l'insidieuse bête fait choix d'un point où les Fourmis sans cesse vont et viennent pour les affaires de leur habitation. Gravement, avec la méthode compassée d'un ingénieur qui tracerait les bases d'un savant édifice, elle marche à reculons, le ventre enfoncé LE FOURMl-LlON 21 dans le sable; elle tourne en rond et, de la sorte, ouvre un sillon, ayant lo forme d'un cercle parfait. Puis, toujours reculant et toujours s'enfonr-ant de plus en plus dans le sable, clic recommence, à nombreuses reprises, le circuit, mais en se rapprocbant peu à peu du centre, où elle finit par arriver. Si quelque pièce encombrante, un gravier volumineux, se présente, ce qui gâterait l'ouvrage, lo Fourmi-Lion le charge sur sa tête plate, et d'un vigoureux effort de nuque le rejette au loin par-dessus les bords du trou. Nous ne ferions pas mieux avec une pelle pour rejeter les déblais d'une excavation. Le résultat de ce travail est une espèce d'entonnoir, de deux pouces de large sur un peu moins de hauteur. Du reste, chaque Fourmi-Lion s'en creuse de proportionnés à sa taille; les plus forts, les géants de la famille, en façonnent où une orange trouverait presque place; les plus petits, les plus jeunes, se Contentent d'un creux que remplirait une noix. Mais, vastes entonnoirs ou modestes fossettes, toutes ces cavités sont construites sur le même principe : la pente y est très raide et formée d'un sable extrêmement mobile; rien, si léger soit-il, ne peut s'y engager sans amener un éboulement, suivi de la dégringolade. L'œuvre finie, la scélérate bête s'enterre dans le sable, tout au fond do l'entonnoir; seules les pinces apparaissent au dehors, toujours prêtes à happer, mais néanmoins dissimulées autant que faire se peut. L'image nous montre le creux dans le sable et les tenailles au fond. Et maintenant le Fourmi-Lion attend dans une immobilité complète; il attend dos heures, des jours, des semaines s'il le faut, car sa patience n'a pas d'égale; il attend que le dîner vienne à lui, puis- qu'il ne peut pas courir lui-même après le dîner. Faisons comme lui, attendons, bien attentifs. Que va-t-il se passer? Voici qu'une Fourmi, ne songeant pas à mal, trottine, apportant à ses compagnes, qui travaillent au loin, un peu de miel dans son jabot, comme la ménagère, sur l'heure de midi, apporte dans les champs le repas aux moissonneurs. Dans sa hâte, ou peut-être dans son étourderie, elle n'a pas vu le précipice. Elle s'y engage, mais un peu sur le bord seulement. Cela n'y fait rien : dès que la patte est posée sur la pente perfide, le sable s'éboule et la pauvrette est entraînée. Pour un œil assez perçant, des signes d'une féroce joie apparaîtraient dans les redoutables tenailles du fond. Dieu soit loué! Un imperceptible fétu de paille a fait obstacle à l'éboulis. La dégringolade s'est terminée au milieu de la pente; et la Fourmi, ayant perdu l'équilibre, s'efforce de regagner le haut. Sous ses pas le sable ruisselle; n'importe : elle y met tant de prudence, elle profite avec tant d'habileté du moindre appui solide, elle a tellement la précaution de prendre le travers au 82 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES lieu de suivre la pente raide, que l'escalade paraît devoir s'accomplir sans nouvel encombre. Ses genoux, ses tines cornes ont comme un tremblement d'émotion. Encore un effort, rien qu'un petit effort, et nous y sommes. Le bord est là, tout près : la Fourmi va l'atteindre. Hélas! Elle ne l'atteint pas. Voici que sur la malheureuse tombe du ciel, dru comme grêle, une pluie de grains de sable, pour elle, si petite, vraie pluie de cailloux. Quel est Je barbare qui prend plaisir à lapider ainsi la Fourmi en détresse, s'accrochant, dans son désespoir, d'ici, de là, comme elle peut, pour ne pas rouler au fond du précipice? Le barbare, c'est lui, le bandit, embusqué au fond de l'entonnoir. Regardez-le faire. Sur sa tète plate, il prend une charge, une pelletée de sable, qu'il lance en l'air, du côté de la Fourmi, par un brusque mouvement du cou, aussi soudain que celui d'un ressort. Les pelletées, lancées rapidement, se succèdent. Et vlan! Et vlan! En veux-tu? En voilà! N'en veux-tu pas? En voilà tout de même! Que peut faire la Fourmi, je vous le demande, sur la pente de ce piège infernal, où le sol se dérobe sous ses pattes en éboulis ruisselants, où il lui tombe d'en haut une grêle de cailloux? En vain elle lutte avec la vaillance du désespoir : pour un pas en avant, elle en fait trois en arrière, se rapprochant toujours des formidables pinces qui l'attendent au fond de l'entonnoir. Lapidée, étourdie, culbutée, elle roule enfin sous les pinces. Les pinces la saisissent, et tout disparaît sous le sable ; rien ne garde trace du drame qui vient de se passer. Paisiblement enfoui dans le sable de son repaire, le Fourmi-Lion dévore sa proie, si astucieusement capturée. Dévore n'est pas le mot. Le rusé chasseur est un gourmet, qui dédaigne la viande coriace et n'en veut que le jus, plus succulent, de digestion plus facile. 11 suce sa Fourmi, voilà tout. Le repas fini, il reste donc une carcasse sèche, qu'il importe de rejeter au loin : car, laissée dans l'entonnoir elle pourrait donner effroi au gibier futur et trahir le chasseur dans son embuscade. Un coup de pelle, c'est-à-dire un coup de la tête plate, lance le cadavre en dehors du trou. Puis le Fourmi-Lion répare les dégâts de son piège, il en exclut les grains trop grossiers, il en retouche les pentes, pour les préparer à une nouvelle glissade; il s'enterre comme nous l'avons dit, les pinces au dehors, et attend le passage d'une autre Fourmi. Ainsi parvient à dîner le Fourmi-Lion. Et puis on dira que les bêtes n'ont pas d'esprit 1 LA CIGALE 0 LA CIGALE LA FABLE DE LA CIGALE ET LA FOURMI La renommée se fait surtout avec des légendes; le conte a le pas ' sur l'histoire dans le domaine de l'animal comme dans le domaine de l'homme. L'insecte, en particulier, s'il attire notre attention d'une manière ou de l'autre, a son lot de récits populaires dont le moindre souci est celui de la vérité. Et, par exemple, qui ne connaît, au moins de nom, la Cigale? Où trouver, dans le monde entomologique, une renommée pareille à la sienne? Sa répu- tation de chanteuse passionnée, imprévoyante de l'avenir, a servi de thème à nos premiers exercices de mémoire. En de petits vers, aisément appris, on nous la montre fort dépourvue quand la bise est venue et courant crier famine chez la Fourmi, sa voisine. Mal accueillie, l'emprunteuse reçoit une réponse topique, cause principale du renom de la bête. Avec leur triviale malice, les deux courtes lignes : Vous chantiez! j'en suis fort aise. Eh bien, dansez maintenant, ont plus fait pour la célébrité de l'insecte que ses exploits de virhio.sité. 28 LE MONDE MERVEILLEUX DES mSECTES Cela pénètre comme un coin dans l'esprit infantile et n'en sort jamais plus. La plupart ignorent le chant de la Cigale, cantonnée dans la région de l'olivier; nous savons tous, grands et petits, sa déconvenue auprès de la Fourmi. A quoi tient donc la renommée! Un récit de valeur fort contestable, on la morale est offensée tout autant que l'histoire naturelle, un conte de nourrice dont tout le mérite est d'être court, telle est la base d'une réputation qui dominera les ruines des âges tout aussi crânement que pourront le faire les bottes du Petit Poucet et la galette du Chaperon Rouge. La Cigale souffrira toujours de la faim quand viendront les froids, bien qu'il n'y ait plus de Cigales en hiver; elle demandera toujours l'aumône de quelques grains de blé, nourriture incom- patible avec son délicat suçoir; en suppliante, elle fera la quête de mouches et de vermisseaux, elle qui ne mange jamais. A qui revient la responsabilité de ces étranges erreurs? La Fontaine, qui nous charme dans la plupart de ses fables par ime exquise finesse d'obser- vation, est ici bien mal inspiré. 11 connaît à fond ses premiers sujets, le Renard, le Loup, le Chat, le Bouc, le Corbeau, le Rat, la Belette et tant d'autres, dont il nous raconte les faits et gestes avec une délicieuse précision de détails. Ce sont des personnages du pays, des voisins, des commensaux. Leur vie publique et privée se passe sous ses yeux; mais la Cigale est étrangère là où gambade Jeannot Lapin; La Fontaine ne l'a jamais entendue, ne l'a jamais vue. Pour lui, la célèbre chanteuse est certainement une sauterelle. D'ailleurs, dans sa maigre historiette, La Fontaine n'est que l'écho d'un autre fabuliste. La légende de la Cigale, si mal accueillie de la Fourmi, est vieille comme l'égoïsme, c'est-à-dire comme le monde. Les bambins d'Athènes, se rendant à l'école avec leur cabas en sparterie bourré de figues et d'olives, la marmottaient déjà comme leçon à réciter. Ils disaient : « En hiver, les Fourmis font sécher au soleil leurs provisions mouillées. Survient en suppliante une Cigale affamée. Elle demande quelques grains. Les avares amasseuses répondent : « Tu chantais en 'été, danse en hiver. » Avec un peu plus d'aridité, c'est exactement le thème de La Fontaine, contraire à toute saine notion. La fable nous vient néanmoins de la Grèce, pays par excellence de l'olivier et de la Cigale. Ésope en est-il bien l'auteur, comme le veut la tradition? C'est douteux. Peu importe après tout : le narrateur est Grec, il est compatriote de la Cigale, qu'il doit suffisamment connaître. Il n'y a pas dans mon village de paysan assez borné pour ignorer le défaut absolu de Cigales en hiver; tout remueur de terre y connaît le premier état de l'insecte, la larve, que sa bêche exhume si souvent quand il faut, à l'approche des froids, chausser les oliviers; LA CIGALE S7 il sait, l'ayant vu mille fois sur le bord des sentiers, comment en été cette larve sort de terre, par un puits rond, son ouvrage; comment elle s'accroche à quelque brindille, se fend sur le dos, rejette sa dépouille, plus aride qu'un parchemin racorni, et donne la Cigale, d'un tendre vert d'herbe rapidement remplacé par le brun. Le paysan de l'Attique n'était pas un sot, lui non plus ; il avait remarqué ce qui ne peut échapper au regard le moins observateur ; il savait ce que savent si bien mes rustiques voisins. Le lettré, quel qu'il soit, auteur de la fable, se trouvait dans les meilleures conditions pour être au courant de ces choses-là. D'où proviennent alors les erreurs de son récit? Essayons de réhabiliter la chanteuse calomniée par la fable. La vérité rejette comme invention insensée ce que nous dit le fabuliste. Qu'il y ait parfois des relations entre la Cigale ol la Fourmi, rien de plus certain; seulement ces relations sont l'inverse de ce qu'on nous raconte. Elles ne viennent pas de l'initiative de la première, qui n'a jamais besoin du secours d'autrui pour vivre; elles viennent de la seconde, rapace exploiteuse, accaparant dans ses greniers toute chose comestible. Eu aucun temps, la Cigale ne va crier famine aux portes des fourmilières, promettant loyalement de rendre intérêt et principal; tout au contraire, c'est la Fourmi qui, pressée par la disette, implore la chanteuse. Que dis-je implore! Emprunter et rendre n'entrent pas dans les mœurs de la pillarde. Elle exploite la Cigale, effrontément la dévalise. Expliquons ce rapt, curieux point d'histoire non encore connu. En juillet, aux heures étouffantes de l'après-midi, lorsque la plèbe insecte, exténuée de soif, erre cherchant en vain à se désaltérer sur les fleurs fanées, taries, la Cigale se rit de la disette générale. Avec son rostre, fine vrille, elle met en perce une pièce de sa cave inépuisable. Établie, toujours chantant, sur un rameau d'arbuste, elle fore l'écorce ferme et lisse que gonfle une sève mûrie par le soleil. Le suçoir avant plongé par le trou de bonde, délicieusement elle s'abreuve, immobile, recueillie, tout entière aux charmes du sirop et de la chanson. Surveillons-la quelque temps. Nous assisterons peut-être à des misères inattendues. De nombreux assoiffés rôdent, en effet; ils découvrent le puits que trahit un suintement sur la margelle. Ils accourent, d'abord avec quelque réserve, se bornant à lécher la liqueur extravasée. Je vois s'empresser autour de la piqûre melliflue des Guêpes, des Mouches, des Forficules, des Sphex, des Pompiles, des Cétoines, des Fourmis surtout. Les plus petits, pour se rapprocher de la source, se glissent sous le ventre 28 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES de la Cigale, qui, débonnaire, se hausse sur les pattes et laisse passage libre aux importuns; les plus grands, trépignant d'impatience, cueillent vite une lippée, se retirent, vont faire un tour sur les rameaux voisins puis reviennent, plus entreprenants. Les convoitises s'exacerbent ; les réservés de tantôt deviennent turbulents agresseurs, disposés à chasser de la source le puisatier qui l'a fait jaillir. En ce coup de bandits, les plus opiniâtres sont les Fourmis. J'en ai vu mordiller la Cigale au bout des pattes; j'en ai surpris lui tirant le bout de l'aile, lui grimpant sur le dos, lui chatouillant l'antenne. Une audacieuse s'est permis, sous mes yeux, de lui saisir le suçoir, s'efïorçant de l'extraire. Ainsi tracassé par ces nains et à bout de patience, le géant finit par abandonner le puits. Il fuit en lançant aux détrousseurs un jet de son urine. Qu'importe à la Fourmi celte expression de souverain mépris! Son but est atteint. La voilà maîtresse de la source, trop tôt tarie quand ne fonctionne plus la pompe qui la faisait sourdre. C'est peu, mais c'est exquis. Autant de gagné pour attendre nouvelle lampée, acquise de la même manière dès que l'occasion s'en présentera. On le voit : la réalité intervertit à fond les rôles imaginés par la fable. Le quémandeur sans délicatesse, ne reculant pas devant le rapt, c'est la Fourmi; l'artisan industrieux, partageant volontiers avec qui souffre, c'est la Cigale. Encore un détail, et l'inversion des rôles s'accusera davantage. Après cinq à six semaines de liesse, long espace de temps, la chanteuse tombe du haut de l'arbre, épuisée par la vie. Le soleil dessèche, les pieds des passants écrasent le cadavre. Forban toujours en quête de butin, la Fourmi le rencontre. Elle dépèce la riche pièce, la dissèque, la cisaille, la réduit en miettes, qui vont grossir son amas de provisions. Il n'est pas rare de voir la Cigale agonisante, dont l'aile frémit encore dans la poussière, tiraillée, écartelée par une escouade d'équarrisseurs. Elle en est toute noire. Après ce trait de cannibalisme, la preuve est faite des vraies relations entre les deux insectes. LA SORTIE DU TERRIER Vers le solstice d'été paraissent les premières Cigales. Sur les sentiers de fréquent passage, calcinés par le soleil, durcis par le piétinement, s'ouvrent, au niveau du sol, des orifices ronds où pourrait s'engager le pouce. Ce sont les LA CIGAI.li LA CIGALE 29 trous de sortie des larves de Cigale, qui remontent des profondeurs nour -venir se transformer à la surface. On en voit un peu partout, sauf dans les terrains remués par la culture. Leur emplacement habituel est aux expositions les plus chaudes et les plus arides, en particulier au bord des chemins. Puissam- ment outillée pour traverser au besoin le tuf et l'argile cuite, la larve, sortant de terre, affectionne les points les plus durs. Les orifices sont ronds, avec un diamètre de deux centimètres et demi a peu près. Autour de ces orifices, absolument aucun déblai, aucune taupinée de terre refoulée au dehors. Le fait est constant : jamais trou de Cigale n'est surmonté d'un amas. La larve de la Cigale, en effet, va de l'intérieur à l'exté- fieiir; elle ouvre en dernier lieu la porte de sortie, qui, libre seulement à la fin du travail, ne peut servir au débarras. Le canal de la Cigale descend à quatre décimètres environ. Il est cylin- drique, un peu tortueux suivant les exigences du terrain, et toujours rap- proché de la verticale, direction de moindre trajet. Il est parfaitement libre dans toute sa longueur. Vainement on cherche les déblais que pareille excava- tion suppose; on n'en voit nulle part. Ce canal se termine en cul-de-sac, en loge un peu plus spacieuse, à parois unies, tassées, badigeonnées, crépies avec une bouillie de terre argileuse. La larve peut aller et venir, remonter au voisinage de la surface, redes- cendre dans son refuge du fond, sans amener, sous ses pattes griffues, des éboulements qui encombreraient le tube, rendraient pénible l'ascension, impra- ticable la retraite. Le mineur étaaçonne avec des pieux et des traverses les parois de ses galeries; le constructeur de voies ferrées souterraines maintient ses tunnels avec un revêtement de maçonnerie; ingénieur non moins avisé, la larve de Cigale cimente son canal, toujours libre malgré la durée du service. Le tube d'ascension n'est pas une œuvre improvisée à la hâte, dans l'impa- tience de venir au soleil; c'est un vrai manoir, une demeure où la larve doit faire long séjour. Ainsi le disent les murailles badigeonnées. Telle précaution serait inutile pour une simple issue abandonnée aussitôt que perforée. A n'en pas douter, il y a là une sorte d'observatoire météorologique où se prend con- naissance du temps qu'il fait au dehors. Sous terre, à la profondeur d'une brassée et plus, la larve, mûre pour la sortie, ne peut guère juger si les condi- tions climatologiques sont bonnes. Son climat souterrain, trop lentement variable, ne saurait lui fournir les indications précises que réclame l'acte le plus important de la vie, la venue au soleil pour la métamorphose. Patiemment, des semaines, des mois peut-être, elle creuse, déblaye. 30 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES raffermit une cheminée verticale, en respectant à la surface, pour s'isoler du dehors, une couche d'un travers de doigt d'épaisseur. Au bas, elle se ménage un réduit mieux soigné que le reste. C'est là son refuge, sa loge d'attente, où elle repose si les renseignements pris lui conseillent de différer l'émigration. Au moindre pressentiment des belles journées, elle grimpe là-haut, elle ausculte l'extérieur à travers le peu de terre formant couvercle, elle s'informe de la température et de l'hygrométrie de l'air. Si les choses ne vont pas à souhait, s'il y a menace d'une ondée, d'un coup de bise, événements de mortelle gravité quand se fait l'excoriation de la tendre Cigale, la prudente redescend au fond du tube pour attendre encore. Si l'état atmosphérique est, au contraire, favorable, le plafond est abattu en quelques coups de griffe, et la larve émerge du puits. Tout semble l'afflrmer : la galerie de la Cigale est une salle d'attente, un poste météorologique où la larve longtemps séjourne, tantôt se hissant au voi- sinage de la surface pour s'enquérir de la climatologie extérieure, tantôt gagnant les profondeurs pour mieux s'abriter. Ainsi s'expliquent l'opportunité d'un reposoir à la base et la nécessité d'un enduit fixateur sur des parois que de continuelles allées et venues ne manqueraient pas de faire crouler. LA TRANSFORMATION — LA PONTE — [L'ÉCLOSION La porte de sortie est franchie, abandonnée toute béante, semblable au trou pratiqué par une grosse vrille. Quelque temps la larve erre dans le voisi- nage, à la recherche d'un appui aérien, menue broussaille, touffe de thym, chaume de graminée, brindille d'arbuste. C'est trouvé. Elle y grimpe et s'y cramponne solidement, la tête en haut, avec les harpons des pattes antérieures qui se ferment et ne lâchent plus. Les autres pattes, si les dispositions du rameau le permettent, prennent part à la sustentation; dans le cas contraire, les deux crocs suffisent. Suit un moment de repos pour permettre aux bras suspenseurs de se raidir en appuis inébranlables. Le mésothorax se fend le premier sur la ligne médiane du dos. Les bords de la fente lentement s'écartent et laissent voir la couleur vert tendre de l'insecte. La décortication fait de rapides progrès. Maintenant la tête est libre. Le- rostre, les pattes antérieures, sortent peu à peu de leurs fourreaux. Sous la LA CIGALE 31 carapace, largement baîUanlo, apparaissent les pattes postérieures, les der- nières dégagées. Les ailes se gonflent d'humeur et, finalement, le bout du ventre est extrait de son étui. L'arrachement est terminé. En tout, le travail a exigé une demi-heure. Voilà l'insecte en plein hors de son masque, mais combien différent de ce qu'il sera tout à l'heure! Un bain prolongé d'air et de chaleur est nécessaire pour raffermir et colorer la frêle créature. Deux heures se passent environ sans amener de changement sensible. Appendue à sa dépouille par les seules griffes d'avant, la Cigale oscille au moindre souffle, toujours débile, toujours verte. Enfin le rembrunissement se déclare, s'accentue et la Cigale s'envole. La Cigale commune confie sa ponte à de menus rameaux secs. Jamais la brindille occupée ne gît à terre; elle est dans une position plus ou moins voisine de la verticale, le plus souvent à sa place naturelle, parfois détachée, mais néanmoins fortuitement redressée. Une longue étendue, régu- lière et lisse, qui puisse recevoir la ponte entière, a la préférence. Il est de règle que le support, n'importe lequel, soit mort et parfaite- ment sec. L'œuvre de la Cigale consiste en une série d'éraflures comme pourrait en faire la pointe d'une épingle qui, plongée obliquement de haut en bas, déchi- rerait les fibres ligneuses et les refoulerait au dehurs en une courte saillie. Qui voit ces ponctuations sans en connaître l'origine pense tout d'abord à quelque végétation cryptogamique, gonflant et rompant l'épiderme. Immédiatement en bas de l'éraflure se trouve la loge, minime canal qui occupe presque toute la longueur comprise entre son point d'entrée et celui de la loge précédente. Parfois même la cloison de séparation manque, l'étage d'en haut rejoint celui d'en bas, et les œufs, quoique introduits par de nombreuses entrées, s'alignent en file non interrompue. Le cas le plus fréquent est celui de loges distinctes l'une de l'aulre. Leur contenu varie beaucoup. Pour chacune je compte depuis six jusqu'à quinze œufs. La moyenne est de dix. Le nombre de loges d'une ponte complète étant de trente à quarante, on voit que la Cigale dispose de trois cents à quatre cents germes. Deux à trois semaines après sa sortie de terre, c'est-à-dire vers le milieu de juillet, la Cigale s'occupe de ses œufs. La pondeuse est toujours solitaire. A chaque mère sa tige, sans crainte d'une concurrence qui troublerait la délicate inoculation. La première occupante partie, une autre pourra venir, et puis d'autres encore. Il y a place pour toutes, ot largement; mais chacune à son tour 32 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES désire se trouver seule. Du reste, nulle noise entre elles; les choses se passent de la façon la plus pacifique. Si quelque mère survient, la place étant déjà prise, elle s'envole et va chercher ailleurs aussitôt son erreur reconnue. La pondeuse a constamment la tête en haut, position qu'elle occupe d'ail- leurs dans les autres circonstances. Elle se laisse examiner de très près, même sous le verre de la loupe, tant elle est absorbée dans sa besogne. L'oviscapte, de la longueur d'un centimètre environ, plonge en entier et obliquement dans la tige. Le forage ne paraît pas exiger de manœuvres bien pénibles, tant l'outil est parfait. Bien des fois, pendant que la Cigale est absorbée dans son œuvre mater- nelle, un moucheron de rien, porteur lui aussi d'une sonde, travaille à l'extermi- nation des œufs à mesure qu'ils sont mis en place. C'est un Chalcidite de quatre à cinq millimètres de longueur, tout noir, avec des antennes noueuses, grossis- sant un peu vers l'extrémité. La tarière dégainée est implantée à la partie infé- rieure de l'abdomen, vers le milieu, et se dirige perpendiculairement à l'axe du corps, comme cela a lieu pour les Leucospis, fléau de quelques Apiaires. Ayant négligé de le prendre, j'ignore de quelle dénomination les nomen- clateurs l'ont gratifié, si toutefois le nain exterminateur de Cigales est déjà catalogué. Ce que je sais mieux, c'est sa tranquille témérité, son impudente audace tout près du colosse qui l'écraserait rien qu'en lui mettant la patte dessus. J'en ai vu jusqu'à trois exploiter en même temps la misérable pondeuse. Ils se tiennent en arrière, aux talons de l'insecte, où ils travaillent de la sonde ou bien attendent la minute propice. La Cigale vient de peupler une loge et monte un peu plus haut pour forer la suivante. L'un des bandits accourt au point abandonné; et là, presque sous la grifie de la géante, sans la moindre crainte, comme s'il était chez lui et accom- plissait œuvre méritoire, il dégaine sa sonde et l'introduit dans la colonne d'œufs. Quand la mère s'envole, les ovaires épuisés, la plupart de ses loges ont ainsi reçu l'œuf étranger qui sera la ruine de leur contenu. Un petit ver d'éclo- s on !>âtive roninlacera la famille de la Cigale, grassement nourri, un seul par chambre, ( 'une douzai le d'œufs à la coque. L'expérience des siècles ne t'a donc rien appris, ô lamentable pondeuse! Avec tes y^ux excellents, tu ne peux manquer de les apercevoir, ces terribles soudeurs, lorsqu'ils voltigent autour de toi, préparant leur mauvais coup; tu jes vois, tu les sais à tes talons, et tu restes impassible, tu te laisses faire. Retourne-toi donc, débonnaire colosse; écrase ces pygmées! Tu n'en feras jamais LA CIGALE 38 rien, incapable de modilier tes instincts, même pour allc-f^er ton loi de misères maternelles. Les œufs de la Cigale commune ont le blanc luisant de l'ivoire qui, fin septembre, fait place à la couleur blonde du froment. Dans les premiers jours d'octobre se montrent, en avant, deux petits points d'un brun marron, arrondis, bien nets, qui sont les taches oculaires de l'animalcule en formation. Ces deux yeux brillants, qui regardent presque, et l'exlrémilé antérieure conoïde, donnent aux œufs l'aspect de poissons sans nageoires, poissons minuscules à qui convien- drait pour bassin une demi-coquille de noix. Puis la Cigale naissante émerge de sa loge, sous la forme d'un animalcule qui, encore mieux que l'œuf, a l'aspect d'un poisson extrêmement petit avec un aviron impair dirigé en arrière, à la face ventrale, et formé par l'ensemble des deux pattes d'avant qui, logées dans un fourreau spécial, se couchent en arrière, tendues en ligne droite l'une contre l'autre. C'est la larve primaire des Cigales qui bientôt se dépouille d'avant en arrière et devient l'exacte larve normale qui fouira la terre. La défroque rejetée forme un filament suspenseur, épanoui en godet à son extrémité libre. Dans ce godet est enchâssé le bout de l'abdomen de la larve qui, avant de se laisser choir à terre, prend un bain de soleil, se raffermit, gigote, fait essai de ses forces, mollement balancée au bout de son cordon de sûreté. Les antennes, assez longues, sont libres et s'agitent; les pattes font jouer leurs articulations; les antérieures ouvrent et ferment leurs crochets, relati- vement robustes. Je ne connais guère de spectacle plus singulier que celui de ce minime gymnasiarque appendu par l'arrière, oscillant au moindre souffle, et préparant en l'air sa culbute dans le monde. La suspension a une durée variable. Quelques larves se laissent choir au bout d'une demi-heure environ; d'autres persistent dans leur cupule pédonculée des heures entières; quelques-unes même attendent le lendemain. Un peu plus tôt, un peu plus tard, la larve tombe à terre, soit par accident, soit par elle-même. L'infime bestiole, pas plus grosse qu'une puce, a préservé ses tendres chairs naissantes des duretés du sol au moyen de son cordon suspenseur. Elle s'est raffermie dans l'air, moelleux édredon. Main- tenant elle plonge dans les âpretés de la vie. J'entrevois mille dangers pour elle. Un souffle de rien peut emporter cet atome ici, sur le roc inattaquable, là, sur l'océan d'une ornière où croupit un peu d'eau; ailleurs, sur du sable, région de famine où rien ne végète; ailleurs â 14 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES «ncore, sur un terrain argileux, trop tenace pour être labouré. Ces mortelles étendues sont fréquentes, et sont fréquents aussi les souffles disporsateurs en cette saison venteuse et déjà mauvaise de fin octobre. Il faut à la débile créature une terre très souple, d'accès facile, afin de se mettre immédiatement à l'abri. Les jours froids s'approchent, les gelées vont venir. Errer quelque temps à la surface exposerait à de graves périls. Sans tarder, il convient de descendre en terre, et même profondément. Cette condi- tion de salut, unique, impérieuse, dans bien des cas ne peut se réaliser. Que peuvent les griffettes de la puce sur la roche, le grès, la glaise durcie? L'ani- malcule périra, faute de trouver à temps le refuge souterrain. Le premier établissement, exposé à tant de mauvaises chances, est, tout l'affirme, cause de grande mortalité dans la famille de la Cigale. Le petit parasite noir, ravageur des œufs, nous disait déjà l'opportunité d'une ponte longuement fertile ; la difficulté de l'installation initiale nous explique, à son tour, comment le maintien de la race dans des proportions convenables exige de trois cents à quatre cents germes de la part de chaque mère. Émondée à l'excès, la Cigale est féconde à l'excès. Par la richesse de ses ovaires, elle conjure la multiplicité des périls. Une fois enfouies à des profondeurs où les gelées ne sont pas à craindre, les petites Cigales sommeillent, solitaires, dans leurs quartiers d'hiver et attendent le retour du printemps pour mettre en perce quelque racine voisine et prendre leur première réfection. Quatre années de rude besogne sous terre, un mois de fête au soleil, telle est la vie de la Cigale. Ne reprochons plus à l'insecte adulte son délirant triomphe. Quatre ans, dans les ténèbres, de la pointe de ses pics, il a fouillé le sol; et voici le terrassier boueux soudain revêtu d'un élégant costume, doué d'ailes rivalisant avec celles de l'oiseau, grisé de chaleur, inondé de lumière, suprême joie de ce monde. Les cymbales ne seront jamais assez bruyantes pour célébrer de telles félicités, si bien gagnées, si éphémères. LA GUÊPE LA GUÊPE En septembi'e, avec mon jeune Paul, qui me prête ses bons yeux et sa naïve attention non encore troublée par des pensées soucieuses, je m'en vais à l'aventure, interrogeant du regard le bord des sentiers. A des vingt pas de distance, mon compagnon vient de voir s'élever de terre, monter et s'éloigner, maintenant l'un, maintenant l'autre, des traits rapides, comme si quelque petit cratère, en éruption dans l'herbe, lançait des projectiles. « Un nid de Guêpes, fait-il; un nid, bien sûr! » On s'approche discrètement, crainte de s'attirer l'attention de la farouche caserne. C'est un guêpier, en effet. A l'entrée du vestibule, ouverture ronde où pourrait s'engager le pouce, se croisent, affairés, les allants et les venants. Un frisson, brrr! me court entre les épaules à la pensée du mauvais quart d'heure que nous vaudrait l'attaque de l'irascible soldatesque visitée de trop près. Superbe ouvrage vraiment, que le nid de la Guêpe, du volume d'un moyen potiron. Il est libre d'adhérence de partout, sauf au sommet, où des racinee diverses, des rhizomes de chiendent surtout, plongent dans l'épaisseur de la paroi et donnent solides attaches. Sa forme est ronde toutes les fois que la 38 LE MONDE MERVEILLEUX DES LWSECTES souplesse et l'homogénéité du terrain ont permis une excavation régulière. Dans un sol rocailleux, la sphère se déforme, ici plus, et là, moins, d'après les obstacles rencontrés. Toujours un espace d'un travers de main Le largeur reste libre entre le monument de papier et la paroi du souterrain. C'est le boulevard où circulent à l'aise les constructeurs, en continuel travail d'agrandissement et de conso- lidation. Là débouche l'unique ruelle par où la cité communique avec le dehors. Au-dessous du guêpier, l'étendue inoccupée est beaucoup plus considérable. Elle s'y arrondit en une vaste cuvette qui permet d'amplifier l'enveloppe générale à mesure que de nouveaux étages de cellules s'ajoutent en bas aux précédents. Cette capacité, en forme de fond de chaudron, est aussi le grand cloaque où tombent et s'amassent les mille déchets du guêpier. L'ampleur dp la caverne suscite une demande. Les Guêpes ont-elles, elles- mêmes, creusé le souterrain? Là-dessus aucun doute : pareilles cavités, si correctes et si vastes, ne se trouvent pas toutes faites. Qu'au début, dans son désir d'aller vite, la mère fondatrice, travaillant seule, ait profité d'un abri fortuit, dû peut-être aux fouilles de la taupe, c'est possible; mais quant à l'ouvrage ultérieur, crypte énorme, les Guêpes seules y ont pris part. Que sont alors devenus les déblais, masse terreuse dont le cube mesurerait environ un demi- mètre de côté? Sur le seuil de sa demeure, la Fourmi dresse en monticule conique les matériaux extraits. Avec son hectolitre de terre et davantage, quelle taupinée n'obtiendrait pas la Guêpe si l'amoncellement était dans ses usages ! Loin de là : sur sa porte, nul déblai, netteté parfaite. Qu'a-t-elle fait de l'encombrante masse? La réponse est facile. Elles sont des mille et des mille qui piochent le caveau, l'agrandissent à mesure que besoin en est. Chacune sa parcelle terreuse entre les mandibules, elles gagnent le dehors, s'envolent à distance et laissent tomber leur charge, qui plus près, qui plus loin, dans toutes les directions. Ainsi disséminées sur de larges étendues, les terres extraites ne laissent pas traces apparentes. La matière du guêpier est un papier gris mince et flexible, zone de bandes pâles, variables de teinte suivant la nature du bois exploité. De sa pâte de papier la Guêpe commune manufacture de larges écailles qui lâchement s'imbri- quent et se superposent en nombreuses assises. Le tout forme un grossier molleton, spongieux, épais, riche en air immobile. Sous tel abri doit chauffer, en bonne saison, une température sénégalienne. LA GUÊPE S9 Aux m(^mes principes de la configuration globulaire et. de l'air captif entre des cloisons, se conforme le farouche Frelon, chef de file de la corporation vespienne par sa vigueur et sa belliqueuse audace. Dans le trou caverneux d'un saule ou dans les recoins de quelque grenier abandonné, il travaille un cartonnage blond et zone, très friable, composé de parcelles ligneuses agglo- mérées. Son guêpier, de forme sphérique, est enveloppé d'une enceinte de grandes écailles convexes, sortes de tuiles qui, soudées l'une à l'autre et disposées en couches multiples, laissent entre elles de vastes intervalles où l'air se maintient stagnant. Faire emploi d'un corps athermane, l'air, pour mettre obstacle à la déper- dition de chaleur, nous devancer dans l'art des édredons, donner à l'enceinte du nid la configuration qui, sous la moindre enveloppe, enclôt la plus grande capacité, adopter comme cellule le prisme hexagone, qui fait économie d'espace et de matériaux, sont actes de science conformes aux données de notre physique et de notre géométrie. Maintenant ouvrons l'épaisse enveloppe du nid. L'intérieur est occupé par les gâteaux ou disques à cellules, disposés horizontalement et reliés l'un à l'autre par de solides piliers. Leur nombre est variable. Sur la fin de la saison, il peut atteindre la dizaine et même la dépasser. L'oinfice des cellules est h la face inférieure. En cet étrange monde, les jeunes croissent, somnolent, reçoi- vent la becquée dans une position renversée. Pour les besoins du service, des espaces libres, avec colonnades d'attache, séparent les divers étages. Là vont et viennent incessamment les nourrices, affairées de leurs vers. Des trappes latérales, entre l'enveloppe et la pile de gâteaux, donnent accès facile de partout. Enfin, sur les flancs de l'enveloppe s'ouvre, sans apparat d'architecture, la porte de la cité, modeste ouverture perdue sous les feuillets de l'enceinte. En face est le vestibule souterrain con- duisant au dehors. Les cellules des gâteaux inférieurs sont plus grandes que celles des gâteaux supérieurs; elles sont réservées à l'éducation des femelles et des mâles, tandis que celles des étages d'en haut servent pour les neutres, de taille un pv^^ moindre. Au début, la communauté réclame d'abord des ouvrières en abon- dance, des célibataires exclusivement adonnés au travail, qui amplifient l» demeure et la mettent en état de devenir cité florissante. Plus tard viennent les préoccupations de l'avenir. Des cellules plus spacieuses sont construites, desti- nées partie aux mâles, partie aux femelles. Remarquons encore que, dans uu guêpier d'âgo avancé, les cellules dea 40 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES étages supérieurs ont leurs parois rongées jusqu'à la base. Ce sont des ruines dont il ne reste plus que les fondations. Devenues inutiles du moment que la société, riche de travailleurs, n'a plus qu'à se compléter par l'apparition des deux sexes, les petites loges ont été rasées, et de leur papier remis en pâte se sont construites les grandes loges, berceaux des vers sexués. Avec l'appoint venu du dehors, les cellules démolies ont servi à l'édification des cellules nou- velles, plus amples ; peut-être encore ont-elles fourni de quoi mettre quelques écailles de plus à l'enveloppe. Économe de son temps, la Guêpe ne se met pas en frais d'exploitation lointaine quand elle a chez elle des matériaux disponibles. Elle sait, comme nous, du vieux faire du neuf. Dans un nid complet, le total des cellules se chiffre par milliers. Avec dix mille cellules seulement, comme il n'y a peut-être pas de loge qui, l'une portant l'autre, ne serve à élever trois larves, un guêpier produit en moyenne par an plus de trente mille Guêpes. Trente mille, disent les recensements. La mauvaise saison venue, que devient cette multitude? Deux causes de ruine sembleraient jouer un rôle majeur lorsque, la mau- vaise saison venue, le guêpier se dépeuple : la famine et le froid. En hiver, plus de vivres, plus de fruits sucrés, principale nourriture des Guêpes. Enfin, malgré l'abri sous terre, la gelée achève les affamées. Est-ce bien ainsi que les choses se passent? Nous allons voir. La terrine à Guêpes est dans mon cabinet, où tous les jours, en hiver, du feu s'allume, un peu pour moi, un peu pour mes bêtes. Jamais il n'y gèle, et le soleil y donne la majeure partie de la journée. En cette douce retraite sont écartées les chances de la dépopulation par le froid. La disette non plus n'esta craindre. Sous la cloche est un godet plein de miel; des grains de raisin, prove- nant de mes dernières grappes conservées sur la paille, varient la vicluaille. Avec telle provende, s'il y a des défaillances dans le troupeau, la famine sera hors de cause. Ces dispositions prises, les affaires tout d'abord ne marchent pas trop mal. Blotties entre les gâteaux pendant la nuit, les Guêpes en sortent lorsque le soleil donne sur la cloche. Elles viennent à la lumière, y stationnent serrées l'une. contre l'autre. Puis l'animation renaît; on grimpe sur la toiture, paresseu- sement on déambule, on descend, on s'abreuve à la flaque de miel, aux grains de raisin. Les neutres prennent l'essor, voltigent, se rassemblent sur le treillis; les mâles, haut encornés, se frisent les antennes, tout guillerets; les femelles, plus lourdes, ne prennent pas part à ces ébats. LA GUÊPE 41 Une semaine se passe. Les visites au réfecloirc, quoique brèves, semblent affirmer certain bien-être; néanmoins voici que, sans cause apparente, éclate la mortalité. Un neutre est au soleil, immobile sur la déclivité d'un rayon. Rien en lui ne dénote le malaise. Soudain il se laisse choir, tombe sur le dos, agite un moment le ventre, gesticule des pattes, et c'est lini : il est mort. De leur côté, les femelles m'inspirent des craintes. J'en surprends une au moment où elle glisse hors du guêpier. Couchée sur le dos, elle a des pandicu- lations des membres, des soubresauts de l'abdomen, des convulsions suivies d'une complète immobilité. Je la crois trépassée. Il n'en est rien. Après un bain de soleil, souverain cordial, elle se remet sur pieds et regagne la pile de gâteaux. La ressuscitée n'est pas sauve cependant. Dans l'après-midi, elle est prise d'une seconde attaque qui, cette fois, la laisse réellement inanimée, les pattes en l'air. La mort, ne serait-elle que celle d'une Guêpe, est toujours chose grave, digne de nos méditations. Jour par jour, je surveille avec une curiosité émue la fin de mes bêtes. Un détail entre tous me frappe : les neutres brusquement succombent. Ils viennent à la surface, se laissent glisser, tombent sur le dos et ne se relèvent plus, comme foudroyés. Ils ont fait leur temps; ils sont tués par l'âge, inexorable toxique. Ainsi devient inerte le mécanisme dont le ressort a déroulé sa dernière spire. Mais les femelles, dernières nées de la cité, loin d'être accablées par la décrépitude, débutent au contraire dans la vie. Elles ont la vigueur du jeune âge; aussi, lorsque le trouble de l'hiver les saisit, sont-elles capables de quelque résistance, alors que les vieilles travailleuses brusquement périssent. De même les mâles, tant que leur rôle n'est pas terminé, résistent assez bien. Ma volière en possède quelques-uns, toujours dispos, alertes. Je les vois faire des avances à leurs compagnes, sans bien insister. Pacifiquement, on les repousse de la patte. Ces attardés ont manqué le bon moment; ils périront inutiles. Les femelles dont la fin s'approche se distinguent aisément des autres par le négligé de leur toilette. Elles ont le dos poussiéreux. Les bien portantes, une fois réfection prise sur le bord du godet à miel, s'installent au soleil et continuel- lement s'époussettent. Les pattes d'arrière, en de doux étirements nerveux, ne cessent de brosser les ailes et le ventre; celles d'avant passent et repassent les tarses sur la tête et le thorax. Ainsi se maintient dans un lustre parfait le costume noir et jaune. Les maladives, insoucieuses des soins de propreté, se 42 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES tiennent immobiles au soleil ou bien errent languissamment. Elles renoncent au coup de brosse. Mauvais signe que cette insouciance de la toilette. Deux ou trois jours après, en effet, la poudreuse sort une dernière fois du guêpier, et vient sur le toit jouir encore un peu du soleil; puis, les griffettes sans vigueur abandonnant l'appui, doucement elle s'affale à terre et ne se relève plus. Elle ne veut pas mourir dans sa chère demeure de papier, où le code des Guêpes impose propreté parfaite. Si les neutres étaient encore là, farouches hygiénistes, ils appréhenderaient l'impotente et l'entraîneraient au dehors. Premières victimes du mal d'hiver, ils manquent, et la moribonde procède elle-même à ses funérailles en se laissant choir dans le charnier, au fond du souterrain. Pour des raisons de salubrité, condition indispensable en telle multitude, ces stoïques se refusent à trépasser dans le logis même, entre les gâteaux. Les dernières survivantes gardent jusqu'à la fin cette répugnance. C'est pour elles une loi jamais abrogée, si réduite que soit la population. Du dortoir des jeunes tout cadavre doit être écarté. D'un jour à l'autre, ma volière se dépeuple, malgré la douce température de l'appartement, malgré le godet à miel où viennent siroter les valides. D'où provient cette mortalité moissonnant le total de mes Guêpes? Mes soins les ont préservées des misères où tout d'abord on verrait la cause de leur fin dans les conditions habituelles. Sustentées de raisin et de miel, elles n'ont pas souffert de la famine; réchauffées à la chaleur de mon foyer, elles n'ont pas souffert du froid; égayées presque journellement par les rayons du soleil, et logées dans leur propre guêpier, elles n'ont pas souffert de la nostalgie. De quoi donc sont-elles mortes? Je comprends la disparition des mâles. Ils sont désormais inutiles. Je m'explique moins bien le décès des neutres, qui, le printemps revenu, seraient d'un si grand secours lors de la fondation des colonies nouvelles. Ce que je ne comprends pas du tout, c'est la mort des femelles. J'en avais près de cent, et pas une n'a vécu au delà des premiers jours de l'année. Sorties de leur cellules de nymphes. en octobre et novembre, elles avaient les robustes attributs du ieune âge; elles étaient l'avenir, et ce caractère sacré de la maternité future ne les a pas sauvées. Comme les débiles mâles, retirés des affaires, comme les ouvrières, usées par le travail, elles ont succombé. N'accusons pas de leur mort l'internement sous cloche. Aux champs, les choses se passent de la même manière. Les divers nids visités en fin décembre LA GUÊPE 4S m'affirment tous pareille mortalité. Les femelles périssent presque à l'égal du reste de la population. C'était à prévoir. Le nombre de femelles, filles d'un même guêpier, m'est inconnu. L'abondance de leurs cadavres dans le charnier de la colonie me dit cependant qu'elles doivent se compter par centaines et centaines, peut-être par milliers. Une seule suffit à la fondation d'une cité de trente mille habitants. Si toutes prospéraient, quel fléau! Les Guêpes tyranniseraient la campagne. L'ordre des choses veut que l'immense majorité périsse, tuée non par une épidémie accidentelle et l'inclémence de la saison, mais par une destinée inéluc- table qui met à détruire la même fougue qu'à procréer et une seule, sauvegardée d'une manière ou de l'autre, suffit au maintien de l'espèce. LA PHRYGANE LA PHRYGANE Parmi les insectes qui s'habillent, bien peu dépassent la Phrygane en ingé- niosité d'accoutrement. Son ouvrage lui a valu ce joli nom qui signifie morceau de bois, bûchette. De façon non moins expressive, le paysan provençal la nomme lou porto-fais, loti porto canèu. C'est la bestiole des eaux dormantes portant un fagot en menus chaumes, débris du roseau. Son fourreau, maison ambulante, est œuvre composite et barbare, amon- cellement cyclopéen où l'art cède la place à l'informe robusticité. Les matériaux en sont très variés, à tel point qu'on s'imaginerait avoir sous les yeux le travail de constructeurs dissemblables, si de fréquentes transitions n'avertis- saient du contraire. Chez les jeunes, les novices, cela débute par une sorte de panier profond en vannerie rustique. L'osier employé, de nature à peu près toujours la même, n'est autre que des tronçons de radicelles rigides, longtemps rouies et décor- tiquées sous les eaux. La petite larve qui a fait trouvaille de pareils filaments les scie de la mandibule, les débite en baguettes droites, qu'elle fixe une à une sur le bord de son panier, toujours en travers, perpendiculairement à l'axe de l'ouvrage. 48 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Représentons-nous un cercle enveloppé d'un hérissement de tangentes, ou mieux un polygone dont les côtés seraient de part et d'autre prolongés. Sur cet assemblage de droites étageons-en d'autres par assises répétées, sans nous préoccuper d'une orientation commune; nous obtiendrons une sorte de fascine hirsute dont les osiers déborderaient de tous côtés. Tel est le bastion du jeune âge, système défensif excellent avec sa pilosité continue de hallebardes, mais de manœuvre pénible à travers le fouillis des herbes aquatiques. Tôt ou tard le ver renonce à cette espèce de chausse-trape s'accrochant de partout. 11 était vannier, maintenant il se fait charpentier; il construit en poutrelles et solives, c'est-à-dire en rondins ligneux, brunis sous les eaux, souvent de la grosseur d'une forte paille, longs d'un travers de doigt plus ou moins, tels que le hasard les fournit. Du reste, il y a de tout dans cette friperie : fragments de chaume, tubes de jonc, débris de ramille, tronçons de menue tige quelconque, éclats de bois, lopins d'écorce, graines volumineuses, notamment semences de l'iris des marais, tombées rougeâtres de leurs capsules, et maintenant noires comme charbon. L'hétéroclite collection s'échafaude au hasard. Des pièces sont fixées en long, d'autres en travers, d'autres obliquement. Des angles rentrent, des angles sortent en brusques anfractuosités; le gros se mélange au menu, le correct avoisine l'informe. Ce n'est pas un édifice, c'est un amoncellement insensé. Parfois un beau désordre est un effet de l'art. Ce n'est pas ici le cas : l'ouvrage de la Phrygane est objet inavouable. Et ce fol entassement succède sans transition à la régulière vannerie du début. La fascine de la jeune larve ne manquait pas d'une certaine élégance, avec ses fines lattes, toutes méthodiquement empilées en travers; et voici que le constructeur, grandi, expérimenté, devenu, croirait-on, plus habile, abandonne le devis coordonné pour en adopter un autre, sauvage et confus. Entre les deux systèmes, nul degré de transition; sur le panier du début brusquement se dresse l'extravagant monceau. Si Ton ne trouvait fréquemment les deux genres d'ouvrage superposés, on n'oserait leur accorder origine commune. Seule leur jonction les ramène à l'unité, malgré le disparate. Mais le double étage n'est pas de durée indéfinie. Devenu grandelet et logé à sa guise dans un amas de solives, le ver renonce au panier du jeune âge, devenu trop étroit et faix embarrassant. Il tronque son fourreau, il en détache et abandonne l'arrière, œuvre du début. En déménageant plus haut et plus au large, il sait, par une rupture, alléger sa mobile maison. Reste seul l'étage LE DYTIQUE ET I^ICS PIIRVGAXES LA PHRYGANE M supérieur, que prolonge à l'embouchure, à mesure qu'il en est besoin, la même architecture en poutrelles sans ordre. Avec ces étuis, odieux fagots, s'en trouvent d'autres, tout aussi fréquents, d'exquise élégance et composés en entier de menus coquillages. Sortent-ils du même atelier? Il faut des preuves bien évidentes pour le croire. Ici c'est l'ordre avec ses beautés, là le désordre avec ses laideurs; d'une part les délicatesses d'une marqueterie en coquilles, de l'autre les rudesses d'un amas de rondins. Le tout néanmoins provient du même ouvrier. Les preuves en surabondent. Sur tel étui déplaisant au regard par la confusion de ses pièces ligneuses, parfois des placages se montrent, réguliers et faits de coquilles; de même à tel chef-d'œuvre en coquillage il n'est pas rare de voir accolé un odieux enchevêtrement de solives. On éprouve quelque dépit à voir le bel étui déparé de ceUe barbare façon. Ces mélanges nous disent que la rustique amonceleuse de poutres excelle, à l'occasion, dans l'art de gracieux pavés en coquilles, et qu'elle pratique indifféremment la brutale charpente et la délicate marqueterie. En ce dernier cas, le fourreau se compose avant tout de Planorbes, choisis parmi les moindres et disposés à plat. Sans être d'une scrupuleuse régularité, l'ouvrage, bien réussi, ne manque pas de mérite. Les jolies spires, à tours serrés, plaquées l'une contre l'autre au même niveau, font un ensemble d'excellent aspect. Jamais pèlerin revenant de Saint-Jacques-de-Composttile n'a mis sur ses épaules camail mieux agencé. Mais trop souvent reparaît la fougue de la Phrygane, insoucieuse des proportions. Le volumineux s'associe au petit, l'exagéré brusquement se dresse, au grand dommage de l'ordre. A côté de minimes Planorbes, grands au plus comme une lentille, d'autres sont fixés, de l'ampleur de l'ongle, impos- sibles à correctement encastrer. Ils débordent les parties régulières, en gâtent le fini. Pour comble de désordre, aux spires plates la Phrygane adjoint toute coquille morte sans distinction d'espèce, au hasard des trouvailles, pourvu qu'elle ne soit pas de volume excessif. En somme, la Phrygane bâtit avec un peu de tout, venu de la plante ou du mollusque mort. Les seuls matériaux refusés sont les graviers. De la construction sont exclus, avec un soin bien rarement en défaut, la pierre et le caillou. C'est ici question d'hydrostatique sur laquelle nous allons revenir tout à l'heure. Dans sa mare naturelle, la Phrygane rencontre un peu de tout; el ce peu î 80 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES de tout, elle l'emploie tel quel. Morceaux de bois, grosses semences, coquillages vides, bouts de chaume, fragments informes, prennent place vaille que vaille dans la construction, tels qu'ils sont rencontrés, sans retouches de la scie; et de cet amalgame, fruit du hasard, résulte un édifice d'incorrection choquante. L'ouvrière en charpenterie n'est pas oublieuse de ses talents ; les belles pièces lui ont fait défaut. Qu'elle fasse trouvaille d'un chantier convenable, et du coup elle revient à l'architecture correcte, dont elle porte en elle-même les devis. Avec de petits Planorbes morts, tous d'égale ampleur, elle fait superbe étui en placage; avec un pinceau de fines racines, réduites par la pourriture à leur axe ligneux, droit et rigide, elle manufacture d'élégantes fascines où notre vannerie trouverait des modèles. Sous un autre aspect, la Phrygane mérite attention. Avec une persévérance que ne lassent point les épreuves répétées, elle se refait un étui lorsque je la dénude. C'est en opposition avec les usages de la généralité des insectes, qui ne recommencent pas la chose faite, mais simplement la continuent d'après les règles habituelles, sans tenir compte des parties ruinées ou disparues. Exception bien frappante : la Phrygane recommence. D'où lui vient cette aptitude? J'apprends d'abord que, pour une vive alerte, aisément elle quitte son fourreau. Sur les lieux de pêche, je loge mon butin dans des boîtes en fer-blanc, sans autre humidité que celle dont mes captures sont imbibées. L'amas est légèrement tassé afin d'éviter fâcheux tumulte et d'occuper du mieux l'espace disponible. Nul autre soin de ma part. Cela suffit pour conserver les Phryganes en bon état pendant les deux ou trois heures que me prennent la pêche et le retour. A mon arrivée, je trouve que beaucoup d'entre elles ont quitté leurs demeures. Elles grouillent nues parmi les étuis vides et ceux dont l'habitant n'est pas sorti. C'est pitié de voir ces délogées traîner leur ventre nu et leur frêle toison respiratoire sur le hérissement des bûchettes. Le mal d'ailleurs n'est pas grand. Je verse le tout dans la mare vitrée. Nulle ne reprend possession des fourreaux inoccupés. Peut-être serait-il trop long d'en trouver un exactement à sa taille. Il est jugé préférable de renoncer aux vieilles nippes et de se faire de toutes pièces étui neuf. Les choses ne traînent pas en longueur. Du jour au lendemain, avec les matériaux dont l'auge en verre abonde, fagots de ramilles et touffes de cresson, toutes les dénudées se sont créé domicile du moins temporaire et sous forme de manchon en radicules. LA PNB VGA NE 81 Le manque d'eau et les émois de la cohue dans les bolles ont profondément troublé les captives, qui, dans l'imminence d'un grave danger, se sont empressées de déguerpir en abandonnant l'encombrante casaque, de port difficultueux. Elles se sont dépouillées pour mieux fuir. L'effroi survenu ne saurait être de mon fait : les naïfs ne sont pas si nombreux qui prennent intérêt aux choses de la mare; et la Phrygane n'a pas été précautionnée contre leurs perfidies. Le brusque abandon de la case a certainement un autre motif que les tracas- series de l'homme. Ce motif, le vrai, je l'entrevois. Dans les conditions naturelles, la Phry- gane a ses exploiteurs, dont le plus redoutable est apparemment le Dytique. Pour déjouer l'assaut du brigand, brutal éventreur, à l'affût dans les anfrac- tuosités des rocailles, elle s'avise d'abandonner son fourreau en toute hâte; mais alors une condition exceptionnelle s'impose : c'est l'aptitude à recommen- cer l'ouvrage. Ce don extraordinaire du recommencement, elle le possède à un haut degré. Volontiers j'en vois l'origine dans les persécutions du Dytique et aulres forbans. Nécessité est mère d'industrie. Certaines Phryganes s'babillent de grains de sable et ne quittent pas le fond du ruisseau. Sur un fond net, balayé par le courant, elles déambulent d'un banc de verdure à l'autre, non désireuses de venir à la surface flotter et naviguer dans les joies du soleil. Les assembleuses de bûches et de coquilles sont mieux avantagées. Elles peuvent indéfiniment se maintenir à fleur d'eau sans autre soutien que leur esquif, s'y reposer par flottilles insubmer- sibles, s'y déplacer même eu manœuvrant de l'aviron. D'où leur vient ce privilège? Pour stationner à la surface sans l'appui des herbages, comment donc fait la Phrygane, elle-même et son étui étant plus lourds que l'eau? Son secret est bientôt dévoilé. Enveloppées de bois ou bien de coquilles, les Phryganes, toujours plus lourdes que l'eau, peuvent se maintenir à la surface au moyen d'un aérostat temporaire qui diminue la densité de l'ensemble. Le fonctionnement de cet appareil est des plus simples. Considérons l'arrière du fourreau. Il est tronqué, béant et muni d'un diaphragme membraneux, ouvrage de la filière. Un pertuis rond occupe le centre de ce rideau. Par delà vient la capacité de l'étui, régulière, à parois lisses et capitonnées de satin, quelle que soit la rudesse de l'extérieur. Armé à l'arrière de deux crocs qui mordent sur la doublure soyeuse, l'animal peut avancer ou reculer à sa guise à l'intérieur du cylindre, fixer ses crochets en tel point qu'il 52 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES veut, et rester ainsi maître du fourreau, lorsque les six pattes et l'avant nicinœuvrent au dehors. Dans l'inaction, le corps est en plein rentré; la larve occupe toute la capacité tubulaire. Mais pour peu qu'elle se contracte vers l'avant, ou mieux encore qu'elle sorte en partie, un vide se fait à la suite de cette espèce de piston comparable à celui d'une pompe. A la faveur de la lucarne d'arrière, soupape sans clapet, ce vide aussitôt se remplit d'eau. Ainsi se renouvelle l'eau aérée autour des branchies, molle toison de cils répartis sur le dos et le ventre. Ce coup de piston n'intéresse que le travail respiratoire, il ne modifie pas la densité, ne change presque rien au plus lourd que l'eau. Pour obtenir allégement, il faut d'abord monter à la surface. A cet effet, la Phrygane escalade les herbages d'un appui à l'autre; elle grimpe, tenace dans son projet malgré les encombres que lui vaut son fagot au milieu du fouillis. Arrivée au but, elle émerge un peu le bout d'arrière, et un coup de piston est donné. Le vide obtenu s'emplit d'air. Cela suffit, l'esquif et le nautonier sont aptes à flotter. Inutile désormais, l'appui des herbages s'abandonne. C'est le moment des évolutions à la surface, dans les félicités du soleil. Comme navigateur, la Phrygane n'a pas grand mérite. Tournoyer sur elle- même, virer de bord, se déplacer quelque peu par un mouvement de recul, c'est tout ce qu'elle obtient, et encore de façon bien gauche. L'avant du corps, issu hors de l'étui, fait office d'aviron. A trois ou quatre reprises, brusquement il se relève, se fléchit, retombe et fouette l'eau. Ces coups de battoir répétés par intervalles amènent l'inhabile pagayeur en des parages nouveaux. Le voyage est de long cours si la traversée mesure un empan. Du reste, les bordées à fleur d'eau n'entrent guère dans les goûts de la Phrygane. Sont préférés les trémoussements sur place, les stationnements par flottilles. L'heure venue de regagner les ti'anquillités du fond, sur un lit de vase, l'animal, rassasié de soleil, rentre en plein dans son étui, chasse d'un coup de piston l'air de l'arrière-logis. La densité normale est reprise, et mollement le plongeon s'accomplit. On le voit : en construisant son fourreau, la Phrygane n'a pas à se pré- occuper de statique. Malgré le disparate de son ouvrage, où le volumineux, moins dense, semble équilibrer le concentré, plus lourd, elle n'a pas à combiner en juste proportion le léger et le pesant. C'est par d'autres artifices qu'elle monte à la surface, qu'elle flotte, qu'elle replonge. L'ascension se fait par l'échelle des herbages aquatiques. Peu importe alors la densité moyenne de LA PHHYGANE 83 l'étui, pourvu que le faix à traîner n'excède pas les forces de la bête. D'ailleurs, déplacée dans l'eau, la charge est très réduite. Une bulle d'air admise dans la chambre d'arrière, que l'animal cesse d'occuper, permet, sans autre manœuvre, station indéfinie à la surface. Pour replonger, la Phrygane n'a qu'à rentrer en plein dans sa gaine. L'air est chassé, et la pirogue, reprenant sa densité moyenne, supérieure à celle de l'eau, à l'instant s'immerge, descend d'elle-même. Donc nul choix de matériaux de la part du constructeur, nul calcul d'équilibre, à la seule condition de ne pas admettre le caillou. Tout lui est bon, le gros et le menu, la solive et la coquille, la graine et le rondin. Échafaudé au hasard, tout cela fait inexpugnable enceinte. Un point seul est de rigueur. 11 faut que le poids de l'ensemble dépasse légèrement celui de l'eau déplacée; sinon, au fond de la mare, la stabilité serait impossible sans un ancrage perpétuel luttant contre la poussée du liquide. De même serait impra- ticable la prompte submersion lorsque la bête apeurée veut quitter la surface devenue périlleuse. Cette condition majeure du plus lourd que l'eau n'exige pas non plus discernement lucide, car la presque totalité de l'étui se construit au fond de la mare, où tous les matériaux, cueillis au hasard, étant déjà descendus là, sont aptes à descendre. Dans les fourreaux, les quelques pièces propres à flotter sont rares. Sans calcul de légèreté spécifique, uniquement pour ne pas rester désœuvrée, la Phrygane les a fixés à son fagot quand elle prenait ses ébats à la superficie. Nous avons nos sous-marins, où l'ingéniosité de l'hydraulique déploie ses plus hautes ressources. La Phrygane a les siens, qui émergent, naviguent à fleur d'eau, replongent, s'arrêtent même à mi-profondeur en dépensant par degrés l'allège aérienne. Et cet appareil, si bien équilibré, si savant, n'exige rien de son constructeur comme savoir. Cela se fait tout seul, conforme aux devis de l'universelle Harmonie des choses. ■^..?a*:î LE SCARABÉE SACRÉ LE SCARABEE SACRE LE CHANTIER Aux Coléoptères vidangeurs est dévolue la haute mission d'expurger le sol de ses immondices. Quel empressement autour de la manne que vient de distribuer le mouton ou le cheval! Jamais aventuriers accourus des quatre coins du monde n'ont mis telle ferveur à l'exploitation d'un placer californien. Avant que le soleil soit devenu trop chaud, ils sont là par centaines, grands et petits, pêle-mêle, de toute espèce, de toute forme, de toute taille, se hâtant de se tailler une part dans le gâteau commun. Il y en a qui travaillent à ciel ouvert, et ratissent la surface; il y en a qui s'ouvrent des galeries dans l'épaisseur même du monceau, à la recherche des filons de choix; d'autres exploitent la couche inférieure pour enfouir sans délai leur butin dans le sol sous-jacent; d'autres, les plus petits, émiettent à l'écart un lopin éboulé des grandes fouilles de leurs forts collabora- teurs. Quelques-uns, les nouveaux venus et les plus affamés sans doute, con- somment sur place; mais le plus grand nombre songe à se faire un avoir qui lui permette de couler de longs jours dans l'abondance, au fond d'une sûre retraite. fis LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Une bouse, fraîche à point, ne se trouve pas quand on veut au milieu des plaines stériles du thym; telle aubaine est une vraie bénédiction du ciel; les favorisés du sort ont seuls un pareil lot. Aussi les richesses d'aujourd'hui sont-elles pru- demment mises en magasin. Le fumet stercoraire a porté l'heureuse nouvelle h un kilomètre à la ronde, et tous sont accourus s'amasser des provisions. Quelques retardataires arrivent encore, au vol ou pédestrement. Quel est celui-ci qui trottine vers le monceau, craignant d'arriver trop tard? Ses longues pattes se meuvent avec une brusque gaucherie, comme poussées par une mécanique que l'insecte aurait dans le ventre; ses petites antennes rousses épanouissent leur éventail, signe d'inquiète convoitise. 11 arrive, il est arrivé, non sans culbuter quelques convives. C'est le Scarabée sacré, tout de noir habillé, le plus gros et le plus célèbre de nos bousiers. Le voilà attablé, côte h côte avec ses confrères, qui, du plat de leurs larges pattes antérieures, donnent à petits coups la dernière façon à leur boule, ou bien l'enrichissent d'une der- nière couche avant de se retirer et d'aller jouir en paix du fruit de leur travail. Suivons dans toutes ses phases la confection de la fameuse boule. Le chaperon, c'est-à-dire le bord de la tête, large et plate, est crénelé de six dentelures angulaires rangées en demi-cercle. C'est là l'outil de fouille et de dépècement, le râteau qui soulève et rejette les fibres végétales non nutritives, va au meilleur, le ratisse et le rassemble. Le chaperon dentelé éventre et fouille, élimine et rassemble un peu au hasard. Les jambes antérieures concourent puis- samment à l'ouvrage. Elles sont aplaties, courbées en arc de cercle, relevées de fortes nervures et armées en dehors de cinq robustes dents. Faut-il faire acte de force, culbuter un obstacle, se frayer une voie au plus épais du monceau, le bousier joue des coudes, c'est-à-dire qu'il déploie de droite et de gauche ses jambes dentelées, et d'un vigoureux coup de râteau déblaie une demi-circonfé- rence. La place faite, les mêmes pattes ont un autre genre de travail : elles recueillent par brassées la matière râtelée par le chaperon et la conduisent sous le ventre de l'insecte, entre les quatre pattes postérieures. Celles-ci sont confor- mées pour le métier de tourneur. Leurs jambes, surtout celles de la dernière paire, sont longues et fluettes, légèrement courbées en arc et terminées par une griffe très aiguë. Il suffit de les voir pour reconnaître en elles un compas sphé- rique, qui, dans ses branches courbes, enlace un corps globuleux pour en vérifier, en corriger la forme. Leur rôle est, en effet, de façonner la boule. Brassée par brassée, la matière s'amasse sous le ventre, entre les quatre jambes, qui, par une simple pression, lui communiquent leur propre courbure et lui donnent une première façon. Puis, par moments, la pilule dégrossie est LE SCARABÉE SACRÉ If mise en branle entre les quatre branches du double compas sphérique; elle tourne sous le ventre du bousier et se perfectionne par la rotation. Si la couche superficielle manque de plasticité et menace de s'écailler, si quelque point trop filandreux n'obéit pas à l'action du tour, les pattes antérieures retouchent les endroits défectueux ; à petits coups de leurs larges battoirs, elles tapent la pilule pour faire prendre corps à la couche nouvelle et emplàtrer dans la masse les brins récalcitrants. Par un soleil vif, quand l'ouvrage presse, on est émerveillé de la fébrile prestesse du tourneur. Aussi la besogne marche-t-elle vite : c'était tantôt une maigre pilule, c'est maintenant une bille de la grosseur d'une noix, ce sera tout à l'heure une boule de la grosseur d'une pomme. J'ai vu des goulus en confec- tionner de la grosseur du poing. Voilà certes du pain sur la planche pour quelques jours. LE CHARROI Les provisions sont faites ; il s agit maintenant de se retirer de la mêlée et d'acheminer les vivres en lieu opportun. Là, commencent les traits de mœurs les plus frappants du Scarabée. Sans délai, le bousier se met en route; il embrasse la sphère de ses deux longues jambes postérieures, dont les griffes terminales, implantées dans la masse, servent de pivots de rotation; il prend appui sur les jambes intermédiaires, et faisant levier avec les brassards dentelés des pattes de devant, qui tour à tour pressent sur le sol, il progresse à reculons avec sa charge, le corps incliné, la tête en bas, l'arrière-train en haut. Les pattes postérieures, organe principal de la mécanique, sont dans un mouvement continuel; elles vont et viennent, déplaçant la griffe pour changer l'axe de rotation, maintenir la charge en équilibre et la faire avancer par les poussées alternatives de droite et de gauche. A tour de rôle, la boule se trouve de la sorte en contact avec le sol par tous les points de sa surface, ce qui la perfectionne dans sa forme et donne consistance égale à sa couche extérieure par une pression uniformément répartie. Et hardi! Ça va, ça roule; on arrivera, non sans encombre cependant. Voici un premier pas difficile : le bousier s'achemine en travers d'un talus, et la lourde masse tend à suivre la pente; mais l'insecte, pour des motifs à lui connus, préfère croiser cette voie naturelle, projet audacieux dont l'insuccès dépend d'un faux pas, d'un grain de sable troublant l'équilibre. Le faux pas est fait, la boule 60 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES rouleau fond de la vallée; l'insecte, culbuté par l'élan de la charge, gigotte, se remet sur ses jambes et accourt s'atteler. La mécanique fonctionne de plus belle. — Mais prends donc garde, étourdi: suis le creux du vallon, qui t'épargnera peine et mésaventure; le chemin y est bon, tout uni; ta pilule y roulera sans effort. — Eh bien, non : l'insecte se propose de remonter le talus qui lui a été fatal. Peut-être lui convient-il de regagner les hauteurs. A cela je n'ai rien à dire; l'opinion du Scarabée est plus clairvoyante que la mienne sur l'opportunité de se tenir en haut lieu. — Prends au moins ce sentier, qui, par une pente douce, te conduira là-haut. — Pas du tout, s'il se trouve à proximité quelque talus bien raide, impossible à remonter, c'est celui-là que l'entêté préfère. Alors com- mence le travail de Sisyphe. La boule, fardeau énorme, est péniblement hissée, pas à pas, avec mille précautions, à une certaine hauteur, toujours à reculons. On se demande par quel miracle de statique une telle masse peut être retenue sur la pente. Ah ! un mouvement mal combiné met à néant tant de fatigue : la boule dévale, entraînant avec elle le Scarabée. L'escalade est reprise, bientôt suivie d'une nouvelle chute. La tentative recommence, mieux conduite cette fois aux passages difficiles; une maudite racine de gramen, cause des précédentes culbutes, est prudemment tournée. Encore un peu, et nous y sommes; mais dou- cement, tout doucement. La rampe est périlleuse et un rien peut tout compro- mettre. Voilà que la jambe glisse sur un gravier poli. La boule redescend pêle- mêle avec le bousier. Et celui-ci de recommencer avec une opiniâtreté que rien ne lasse. Dix fois, vingt fois, il tentera l'infructueuse escalade, jusqu'à ce que son obstination ait triomphé des obstacles, ou que mieux avisé et reconnaissant l'inutilité de ses efforts, il adopte le chemin en plaine. Le Scarabée ne travaille pas toujours seul au charroi de la précieuse pilule : fréquemment, il s'adjoint un confrère; ou pour mieux dire, c'est le confrère qui s'adjoint. Voici comment d'habitude se passe la chose. — Sa boule préparée, un bousier sori de la mêlée et quitte le chantier, poussant à reculons son butin. Un voisin, des derniers venus, et dont la besogne est à peine ébauchée, brusque- ment laisse là son travail et court à la boule roulante, prêter main forte à l'heu- reux propriétaire, qui paraît accepter bénévolement le secours. Désormais, les deux compagnons travaillent en associés. A qui mieux mieux, ils acheminent la pilule en lieu sûr. Y a-t-il eu pacte, en effet, sur le chantier, convention tacite de se partager le gâteau? Pendant que l'un pétrissait et façonnait la boule, l'autre ouvrait-il de riches filons pour en extraire des matériaux de choix et les adjoindre aux provisions communes? Je n'ai jamais surpris pareille collabora- tion; j'ai toujours vu chaque bousier exclusivement occupé de ses propres affaires LE se AB A BEE SACBE Gl sur les lieux d'exploitation. Donc, pour le dernier venu, aucun droit acquis. Serait-ce alors une association des deux sexes, un couple qui va se mettre en ménage? Quelque temps, je l'ai cru. Les deux bousiers, l'un par devant, l'autre par derrière, poussant d'un même zèle la lourde pelote, me rappelaient certains couplets que moulinaient dans le temps les orgues de Barbarie. « Pour monter notre ménage, hélas! comment ferons-nous. — Toi devant et moi derrière, nous pousserons le tonneau. » Mais, il faut renoncer à cette idylle de famille, car les deux bousiers occupés au charroi d'une même boule sont très souvent du même sexe. Ni communauté de famille, ni communauté de travail. Quelle est alors la raison d'être de l'apparente société? C'est tout simplement tentative de rapt. L'empressé confrère, sous le fallacieux prétexte de donner un coup de main, nourrit le projet de détourner la boule à la première occasion. Faire sa pilule au tas demande fatigue et patience; la piller quand elle est faite, ou du moins s'imposer comme convive, est bien plus commode. Si la vigilance du propriétaire fait défaut, on prendra la fuite avec le trésor; si l'on est surveillé de trop près, on s'attable à deux, alléguant les services rendus. Tout est profit en pareille tactique, aussi le pillage est-il exercé comme une industrie des plus fructueuses. Les uns s'y prennent sournoisement, comme je viens de le dire; ils accourent en aide à un confrère qui nullement n'a besoin d'eux, et sous les apparences d'un charitable concours, dissimulent de très indélicates convoitises. D'autres, plus hardis peut-être, plus confiants dans leur force, vont droit au but et détroussent brutalement. A tout instant des scènes se passent dans le genre de celle-ci. — Un Sca- rabée s'en va, paisible, tout seul, roulant sa boule, propriété légitime, acquise par un travail consciencieux. Un autre survient au vol, je ne sais d'où, se laisse lourdement choir, replie sous les élytres ses ailes enfumées et du revers de ses brassards dentés culbute le propriétaire, impuissant à parer l'attaque dans sa posture d'attelage. Pendant que l'exproprié se démène et se remet sur jambes, l'autre se campe sur le haut de la boule, position la plus avantageuse pour repousser l'assaillant. Les brassards plies sous la poitrine et prêt à la rispote, il attend les événements. Le volé tourne autour de la pelote, cherchant un point favorable pour tenter l'assaut; le voleur pivote sur le dôme de la citadelle et constamment lui fait face. Si le premier se dresse pour l'escalade, le second lui détache un coup de bras qui l'étend sur le dos. Inexpugnable du haut de son fort, l'assiégé déjouerait indéfiniment les tentatives de son adversaire si celui-ci ne changeait de tactique pour rentrer en possession de son bien. La sape joue pour i2 i.t: momjE merveilleux des inhectes faire crouler la citadelle avec la garnison. La boule, inférieurement ébranlée, chancelle et roule, entraînant avec elle le bousier pillard, qui s'escrime de son mieux pour se maintenir au-dessus. 11 y parvient, mais non toujours, par une gymnastique précipitée qui lui fait gagner en altitude ce que la rotation du sup- port lui fait perdre. S'il est mis à pied par un faux mouvement, les chances s'égalisent et la lutte tourne au pugilat. Voleur et volé se prennent corps à corps, poitrine contre poitrine. Les pattes s'emmêlent et se démêlent, les articulations s'enlacent, les armures de cornes se choquent oli grincent avec le bruit aigre d'un métal limé. Puis celui des deux qui parvient à renverser sur le dos son adversaire et à se dégager, à la hâte prend position sur le haut de la boule. Le siège recommence, tantôt par le pillard, tantôt par le pillé, suivant que l'ont décidé les chances de la lutte corps à corps. Le premier, hardi flibustier sans doute et coureur d'aventures, fréquemment a le dessus. Alors, après deux ou trois défaites, l'exproprié se lasse et revient philosophiquement au tas pour se confectionner une nouvelle pilule. Quant à l'autre, toute crainte de surprise dis- sipée, il s'attelle et pousse où bon lui semble la boule conquise. J'ai vu parfois survenir un troisième larron qui volait le voleur. En conscience, je n'en étais pas fâché. Le Scarabée, propriétaire d'une boule, qu'il pousse à reculons, n'est pas toujours pillé par le confrère qui survient; il n'en est pas moins vrai qu'il n'accepte la collaboration du larron que par crainte d'un mal pire. La rencontre est, en effet, le plus souvent, des plus pacifiques. Le bousier propriétaire ne se détourne pas un seul instant de son travail à l'arrivée de l'acolyte; le nouveau venu semble animé des meilleures intentions et se met inconti- nent à l'ouvrage. Le mode d'attelage est différent pour chacun des associés. Le propriétaire occupe la position principale, la place d'honneur : il pousse à l'arrière de la charge, les pattes postérieures en haut, la tête en bas. L'acolyte occupe le devant, dans une position inverse, la tête en haut, les bras dentés sur la boule, les longues jambes postérieures sur le sol. Entre les deux, la pilule chemine, chassée devant lui par le premier, attirée à lui par le second. Les efforts du couple ne sont pas toujours bien concordants, d'au- tant plus que l'aide tourne le dos au chemin à parcourir, et que le propriétaire a la vue bornée par la charge. De là des accidents réitérés, de grotesques culbutes dont on prend gaîment son parti : chacun se ramasse à la hâte et reprend position sans intervertir l'ordre. En plaine, ce mode de charroi ne répond pas à la dépense dynamique, faute de LE SCARAIiEE SACRE 63 précision dans les mouvements combinés ; à lui seul, le Scarabée de l'arrière ferait aussi vite et mieux. Aussi l'acolyte, après avoir donné des preuves de son bon vouloir, au risque de troubler le mécanisme, prend-il le parti de se tenir en repos, sans abandonner, bien entendu, la précieuse pelote qu'il regarde déjà comme sienne. Pelote touchée est pelote acquise. Il ne commettra pas cette imprudence : l'autre le planterait là. Il ramasse donc ses jambes sous le ventre, s'aplatit, s'incruste pour ainsi dire sur la boule et fait corps avec elle. Lo tout, pilule el bousier cramponné à sa surface, roule désormais en bloc sous la poussée du légi- time propriétaire. Que la charge lui passe sur le corps, qu'il occupe le dessus, le dessous, le côté du fardeau roulant, peu lui importe; l'aide tient bon et reste coi. Singulier auxiliaire, qui se fait carrosser pour avoir sa part de vivres ! Mais qu'une rampe ardue se présente, et un beau rôle lui revient. Alors, sur la pente pénible, il se met en chef de file, retenant de ses bras dentés la pesante masse, tandis que son confrère prend appui pour hisser la charge un peu plus haut. Ainsi, à deux, par une combinaison d'efforts bien ménagés, celui d'en haut retenant, celui d'en bas poussant, je les ai vus gravir des talus où sans résultat se serait épuisé l'entêtement d'un seul. Mais tous n'ont pas le même zèle en ces moments difficiles : il s'en trouve qui, sur les pentes où leur concours serait le plus nécessaire, n'ont pas l'air de se douLer le moins du monde des difficultés à surmonter. Tandis que le malheureux Sisyphe s'épuise en tentatives pour franchir le mauvais pas, l'autre, tranquillement laisse faire, incrusté sur la boule, avec elle roulant dans la dégringolade, avec elle hissé derechef. J'ai soumis bien des fois deux associés à l'épreuve suivante pour juger de leurs facultés inventives en un grave embarras. Supposons-les en plaine, l'acolyte immobile sur la pelote, l'autre poussant. Avec une longue et forte épingle, sans troubler l'attelage, je cloue au sol la boule, qui s'arrête soudain. Le Scarabée, non au courant de mes perfidies, croit sans doute à quelque obstacle naturel, ornière, racine de chiendent, caillou barrant le chemin. Il redouble d'efforts, s'escrime de son mieux; rien ne bouge. — Que se passe-t-il donc? Allons voir. — Par deux ou trois fois, l'insecte fait le tour de sa pilule. Ne découvrant rien qui puisse motiver l'immo- bilité, il revient à l'arrière, et pousse de nouveau. La boule reste inébran- lable. — Voyons là-haut. — L'insecte y monte. 11 n'y trouve que son ( ollègue immobile, car j'avais eu soin d'enfoncer assez l'épingle pour que la tête 6* LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES disparût dans la masse de la pelote; il explore tout le dôme et redescend. D'autres poussées sont vigoureusement essayées en avant, sur les côtés; l'insuccès est le même. Jamais bousier sans doute ne s'était trouvé en présence d'un pareil problème d'inertie. Le Scarabée va-t-il secouer son collègue accroupi sur le dôme et lui dire quelque chose comme ceci : « Que fais-tu là, fainéant! Mais viens donc voir, la mécanique ne marche plus! » Rien ne le prouve, car je vois long- temps le Scarabée s'obstiner à ébranler l'inébranlable, à explorer d'ici et de là, par dessus, par côté, la machine immobilisée, tandis que l'acolyte persiste dans son repos. A la longue, cependant, ce dernier a conscience que quelque chose d'insolite se passe; il en est averti par les allées et venues inquiètes du confrère et par l'immobilité de la pilule. Il descend donc et à son tour examine la chose. L'attelage à deux ne fait pas mieux que l'attelage à un seul. Ceci se complique. Le petit éventail de leurs antennes s'épanouit, se ferme, se rouvre, s'agite et trahit leur vive préoccupation. Puis UQ trait de génie met fin à ces perplexités. « Qui sait ce qu'il y a là-dessous? » — La pilule est donc explorée par la base, et une fouille légère a bientôt mis l'épingle à découvert. Aussitôt il est reconnu que le nœud de la question est là. Les deux collègues, qui d'ici, qui de là, s'insinuent sous la boule, laquelle glisse d'autant et remonte le long de l'épingle à mesure que s'enfoncent les coins vivants. La mollesse de la matière, qui cède en se creusant d'un canal sous la tête du pieu inébranlable, permet cette habile manœuvre. Bientôt la pelote est suspendue à une hauteur égale à l'épais- seur du corps des Scarabées. Le reste est plus difficile. Les bousiers, d'abord couchés à plat, se dressent peu à peu sur les jambes, poussant toujours du dos. C'est dur à venir à mesure que les pattes perdent de leur puissance en se redressant davantage; mais enfin cela vient. Puis, un moment arrive où la poussée avec le dos n'est plus praticable, la hauteur limite étant atteinte. Un dernier moyen reste, mais bien moins favorable au développe- ment de force. Tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre de ses postures d'atte- lage, c'est-à-dire la tête en bas ou bien la tête en haut, l'insecte pousse soit avec les pattes postérieures, soit avec les pattes antérieures. Finale- ment, la boule tombe à terre, si l'épingle toutefois n'est pas trop longue. L'éventrement de la pilule par le pieu est tant bien que mal réparé et le charroi aussitôt recommence. Mais si l'épingle est d'une longueur trop considérable, la pelote, LE SCARABÉE SACRE 6b encore solidement fixée, finit par être suspendue à une hauteur que l'insecte, se redressant, ne peut plus dépasser. Dans ce cas, après de vaines évolutions autour du mât de cocagne inaccessible, les bousiers abandonnent la place si l'on n'a pas la bonté d'âme d'achever soi-même la besogne et de leur resti- tuer le trésor. Savant emploi du coin et du levier, tel est le haut fait méca- nique, dont est capable le Scarabée sacré pour remettre en marche sa boule immobilisée. Orientés au hasard, à travers plaines de sable, fourrés de thym, ornières et talus, les deux Scarabées collègues quelque temps roulent la pelote et lui donnent ainsi une certaine fermeté de pâte qui peut-être est de leur goût. Tout chemin faisant, un endroit favorable est adopté. Le bousier propriétaire, celui qui s'est maintenu toujours à la place d'honneur, à l'arrière de la pilule, celui enfin qui presque à lui seul a fait tous les frais du charroi, se met à l'œuvre pour creuser la salle à manger. Tout à côté de lui est la boule, sur laquelle l'acolyte reste cramponné et fait le mort. Le chaperon et les jambes dentées attaquent le sable; les déblais sont rejetés à reculons par brassées, et l'excavation rapidement avance. Bientôt l'insecte disparaît en entier dans l'antre ébauché. Toutes les fois qu'il revient à ciel ouvert avec sa brassée de déblais, le fouisseur ne manque pas de donner un coup d'œil à sa pelote pour s'informer si tout va bien. De temps à autre, il la rapproche du seuil du terrier; il la palpe, et à ce contact, il semble acquérir un redoublement de zèle. L'autre, sainte- nitouche, par son immobilité sur la boule, continue à inspirer confiance. Cependant la salle souterraine s'élargit et s'approfondit; le fouisseur fait de plus rares apparitions, retenu qu'il est par l'ampleur des travaux. Le moment est bon. L'endormi se réveille, l'astucieux acolyte décampe, chassant derrière lui la boule avec la prestesse d'un larron qui ne veut pas être pris sur le fait. Le voleur est déjà à quelques mètres de distance. Le volé sort du terrier, regarde et ne trouve plus rien. Coutumier du fait lui-même, sans doute, il sait ce que cela veut dire. Du flair et du regard, la piste est bientôt trouvée. A la hâte, le bousier rejoint le ravisseur; mais celui-ci, roué compère, dès qu'il se sent talonné de près, change de mode d'attelage, se met sur les jambes postérieures et enlace la boule avec ses bras dentés, comme il le fait en ses fonctions d'aide. — « Ahï mauvais drôle! j'évente ta mèche : tu veux alléguer pour excuse que la pilule a roulé sur la pentj et que tu t'efforces de la retenir et de la 66 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES ramener au loj^is. Pour moi, témoin impartial de l'affaire, j'affirme que la boule, bien équilibrée à l'entrée du terrier, n'a pas roulé d'elle-même : d'ailleurs le sol est en plaine; j'affirme t'avoir vu mettre la pelote en mouvement et t'éloigner avec des intentions non équivoques. C'est une tentative de rapt, ou je ne m'y connais pas. » — Mon témoignage n'étant pas pris en considération, le propriétaire accueille débonnairement les excuses de l'autre; et les deux, comme si de rien n'était, ramènent la pilule au terrier. Mais si le voleur a le temps de s'éloigner assez, ou s'il parvient à celer la piste par quelque adroite contremarche, le mal est irréparable. Avoir amassé des vivres sous les feux du soleil, les avoir péniblement voitures au loin, s'être creusé dans le sable une confortable salle de banquet, et au moment où tout est prêt, quand l'appétit aiguisé par l'exercice ajoute de nouveaux charmes à la perspective de la prochaine bombance, se trouver tout à coup' dépossédé par un astucieux collaborateur, c'est, il faut en convenir, un revers de fortune qui ébranlerait plus d'un courage. Le bousier ne se laisse pas abattre par ce mauvais coup du sort : il se frotte les joues, épanouit les antennes, hume l'air et prend son vol vers le tas prochain pour recommencer à nouveau. J'admire et j'envie cette trempe de caractère. LA SALLE A MANGER Supposons le Scarabée assez heureux pour avoir trouvé un associé fidèle; ou, ce qui est mieux, supposons qu'il n'ait pas rencontré en route de confrère s'invitant lui-même. Le terrier est prêt. C'est une cavité creusée en terrain meuble, habituellement dans le sable, peu profonde, du volume du poing, et communiquant au dehors par un court goulot, juste suffisant au passage de la pilule. Aussitôt les vivres emmagasinés, le Scarabée s'en- ferme chez lui en bouchant l'entrée du logis avec des déblais tenus en réserve dans un coin. La porte close, rien au dehors ne trahit la salle du festin. El maintenant vive la joie, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes! La table est somptueusement servie; le plafond tamise les ardeurs du soleil et ne laisse pénétrer qu'une chaleur douce et moite; le recueillement, l'obscurité, le concert extérieur des grillons, LE SCARABÉE SACRÉ 67 tout favorise les fonctions du ventre. Dans mon illusion, je me suis surpris à écouter aux portes, croyant ouïr pour couplets de table le fameux morceau de l'opéra de Galalhéc : « Ah ! qu'il est doux de ne rien faire, quand tout s'agite autour de nous. » Qui oserait troubler les béatitudes d'un pareil banquet? Mais le désir d'apprendre est capable de tout, et cette audace, je l'ai eue. J'inscris ici le résultat de mes violations de domicile. — A elle seule, la pilule presque en entier remplit la salle; la somptueuse victuaille s'élève du plancher au plafond. Une étroite galerie la sépare des parois. Là se tiennent les convives, deux au plus, un seul très souvent, le ventre à table, le dos à la muraille. Une fois la place choisie, on ne bouge plus; toutes les puissances vitales sont absorbées par les facultés digestives. Pas de menus ébats, qui feraient perdre une bouchée, pas d'essais dédaigneux, qui gaspilleraient les vivres. Tout doit y passer, par ordre et religieuse- ment. A les voir si recueillis autour de l'ordure, on dirait qu'ils ont conscience de leur rôle d'assainisseurs de la terre, et qu'ils se livrent avec connaissance de cause à cette merveilleuse chimie qui de l'immon- dice fait la fleur, joie des regards, et l'élytre des Scarabées, ornement des pelouses printanières. LE COPRIS ESPAGNOL LE GOPRIS ESPAGNOL LA PONTE Courtaud, ramassé dans une rondelette épaisseur, lent d'allure, en voilà certes un d'étranger à la gymnastique du Scarabée. Les pattes, de longueur fort médiocre, repliées sous le ventre à la moindre alerte, ne supportent aucune comparaison avec les échasses du célèbre pilulaire. Rien qu'à leur forme raccourcie, sans souplesse, on devine aisément que l'insecte n'aime pas les pérégrinations avec les embarras d'une boule roulante. Le Copris est, en effet, d'humeur sédentaire. Une fois des vivres trouvés, de nuit ou bien au crépuscule du soir, il creuse un terrier sous le monceau. C'est un antre grossier où pourrait trouver place une pomme. Là s'introduit, brassée par brassée, la matière qui forme toiture ou du moins se trouve sur le seuil de la porte; là s'engouffre, sans forme déterminée aucune, un énorme volume de vivres, éloquent témoin de la gloutonnerie de l'insecte. Tant que dure le trésor, le Copris ne reparaît plus à la surface, tout entier aux plaisirs de la table. L'ermitage ne sera abandonné qu'après épuisement du garde-manger. Alors recommencent, le soir, les recherches, les trouvailles et les fouilles pour un nouvel établissement temporaire. 72 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Avec ce métier d'enfournsur d'ordure sans manipulation préalable, il est d'évidence que le Copris ignore à fond, pour le moment, l'art de pétrir et de modeler un pain globulaire. Les pattes courtes, maladroites, semblent du reste devoir exclure radicalement art pareil. En mai, juin au plus tard, arrive la ponte. L'insecte, si dispos à faire lui-même ventre des plus sordides matières, devient difficile pour la dot de sa famille. Comme au Scarabée sacré, il lui faut alors le produit mollet du mouton, déposé en une seule pièce. Même copieuse, la tarte est enfouie sur place dans sa totalité. Nul vestige n'en reste à l'extérieur. L'économie exige qu'on recueille jusqu'aux miettes. On le voit : nul voyage, nul charroi, nul préparatif. Le gâteau est descendu en cave par brassées et au point même où il gît. L'insecte répète, en vue de ses larves, ce qu'il faisait travaillant pour lui-même. Quant au terrier, que signale une volumineuse taupinée, c'est une spacieuse grotte creusée à vingt centi- mètres environ de profondeur. J'y reconnais plus de large, plus de perfec- tion qu'aux chalets temporaires habités par le Copris en temps de l'eslin. Assistons d'abord à l'emmagasinement. Aux lueurs discrètes du crépus- cule, je le vois apparaître sur le seuil de son terrier. Il remonte des profondeurs, il vient faire récolte. Craintif, prêt à faire retraite à la moindre alerte, il y va d'un pas lent, compassé. Le chaperon décortique et fouille, les pattes antérieures extraient. Une brassée est détachée, toute modeste, croulant en miettes. L'insecte l'entraîne à reculons et disparaît sous terre. Au bout de deux minutes à peine, le voici de nouveau. Tou- jours prudent, il interroge le voisinage avec les feuillets étalés de ses antennes avant de franchir le seuil du logis. C'est une ample salle à voûte irrégulière, surbaissée, à sol presque plan. Dans un recoin un trou rond bâille, pareil à l'orifice d'un col de bouteille. C'est la porte de service, donnant dans une galerie oblique qui remonte jusqu'à la surface. Les parois du logis creusé en terrain frais sont tassées avec soin. On voit que, travaillant pour l'avenir, l'insecte a déployé tous ses talents, toutes ses forces d'excavateur, pour faire œuvre durable. Si le chalet où simplement il festoie est cavité creusée à la hâte, sans régularité et de solidité médiocre, la demeure est une crypte de plus grandes dimensions et d'ai'chitecture bien mieux soignée. Je soupçonne que les deux sexes prennent part à l'œuvre magistrale; du moins je rencontre fréquemment le couple dans les terriers destinés à la ponte. L'ample et luxueuse pièce a été, sans doute, la salle de noces; LE COPRIS ESPAGNOL 73 le mariage s'est consommé sous la grande voûte à l'édification de laquelle l'amoureux a concouru, vaillante manière de déclarer sa flamme. Je soupçonne aussi le conjoint de prêter aide à sa compagne pour la récolte et la mise en magasin. A ce qu'il m'a paru, lui aussi, fort comme il est, cueille des brassées et les descend dans la crypte. A deux marche plus rite le minutieux travail. Mais une fois le logis bien pourvu, discrè- tement il se retire, remonte à la surface et va s'établir ailleurs, laissant la mère à ses délicates fonctions. Son rôle est fini dans le manoir de la famille. Or, que trouve-t-on dans ce manoir, où nous avons vu descendre de si nombreuses et si modestes charges de vivres? Un amas confus de mor- ceaux disjoints? Pas le moins du monde. J'y trouve toujours une pièce unique, une miche énorme qui remplit la loge moins un étroit couloir tout autour, juste suffisant à la circulation de la mère. Cette pièce somptueuse, vrai gâteau des rois, n'a pas de forme fixe. J'en rencontre d'ovoïdes, rappelant l'œuf de la dinde pour la configu- ration et le volume; j'en trouve en ellipsoïdes aplatis semblables au vulgaire oignon; j'en constate de presque rondes qui font songer aux fromages de Hollande; j'en vois qui, circulaires et légèrement renflées à la face supérieure, imitent les pains du campagnard provençal, ou mieux la fougasso à Viôu avec laquelle se célèbrent les fêtes de Pâques. Dans tous les cas, la surface en est lisse, régulièrement courbe. On ne peut s'y méprendre : la mère a rassemblé, pétri en un seul bloc les nombreux fragments rentrés l'un après l'autre; de toutes ces parcelles elle a fait pièce homogène, en les brassant, amalgamant, pié- tinant. A bien des reprises, je surprends la boulangère au-dessus de la colossale miche devant laquelle la pilule du Scarabée fait si piètre figure ; elle va, déambule sur la convexe surface mesurant parfois un décimètre d'ampleur; elle tapote la masse, la raffermit, l'égalise. Je ne peux donner qu'un coup d'oeil à la curieuse scène. Aussitôt aperçue, la pâtissière se laisse couler le long de la pente courbe et se blottit au-dessous du pâté. L'assiduité, les soins patients de la pétrisseuse me font soupçonner un détail d'industrie auquel j'étais loin de songer. Pourquoi tant de retouches à ce bloc, pourquoi si longue attente avant de l'employer? Une semaine et davantage se passe, en effet, avant que l'insecte, tou- jours foulant et lissant, se décide à mettre en œuvre son amas. Lorsqu'il a malaxé sa pâte au degré voulu, le boulanger la rassemble 10 74 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES en un seul monceau dans un coin du pétrin. Au sein du bloc volumi- neux couve mieux la chaleur de la fermeiilalion panaire. Le Copris con- naît ce secret de boulangerie. Il conglobe en pièce unique l'ensemble de ses récoltes; il pétrit soigneusement le tout en une miche provisoire, à laquelle il donne le temps de se bonifier par un travail intime qui rend la pâte plus sapide et lui donne un degré de consistance favorable aux manipulations ultérieures. Tant que n'est pas accompli le chimique travail, mitron et Copris attendent. Pour l'insecte c'est long, une semaine au moins. C'est fait. Le mitron subdivise son bloc en pàtons dont chacun deviendra un pain. Le Copris se comporte de même. Au moyen d'une entaille circu- laire pratiquée par le couperet du chaperon et la scie des pattes anté- rieures, il détache de la pièce un lambeau ayant le volume réglemen- taire. Pour ce coup de tranchoir, pas d'hésitation, pas de retouches qui augmentent ou retranchent. D'emblée et d'une coupure nette, le pâton est obtenu avec la grosseur requise. Il s'agit maintenant de le façonner. L'enlaçant de son mieux de ses courtes pattes, si peu compatibles, ce semble, avec pareil travail, l'insecte arrondit le lambeau par le seul moyen de la pression. Gravement il se déplace sur la pilule informe encore, il monte et il descend, il tourne à droite et à gauche, en dessus et en dessous; il presse méthodiquement un peu plus ici, un peu moins là; il retouche avec une inaltérable patience; et voici qu'au bout de vingt-quatre heures le morceau anguleux est devenu sphère parfaite de la grosseur d'une prune. Dans un coin de son atelier encombré, l'artiste courtaud, ayant à peine de quoi se mouvoir, a terminé son œuvre sans l'ébranler une fois sur sa base; avec longueur de temps et patience, il a obtenu le globe géométrique que sembleraient devoir lui refuser son gauche outillage et son étroit espace. Longtemps encore l'insecte perfectionne, polit amoureusement sa sphère, passant et repassant avec douceur la patte jusqu'à ce que la moindre saillie ait disparu. Ses méticuleuses retouches semblent ne devoir jamais finir. Vers la fin du second jour cependant le globe est jugé conve- nable. La mère monte sur le dôme de son édifice; elle y creuse, toujours par la simple pression, un cratère de peu de profondeur. Dans cette cuvette, l'œuf est pondu. Puis, avec une circonspection extrême, une délicatesse surprenante en des outils si rudes, les lèvres du cratère sont rapprochées pour faire LE COPH/S ESPAGNOL 75 voûte au-dessus de l'œuf. La mère lentement tourne, ratisse un peu, ramène la matière vers le haut, achève de clôturer. C'est ici travail délicat entre tous. Une pression non ménagée, un refoulement mal calculé pourrait compromettre le germe sous son mince plafond. De temps en temps le travail de clôture est suspendu. Immobile, le front baissé, la mère semble ausculter la cavité sous-jacente, écouter ce qui se passe là-dedans. Tout va bien, paraît-il; et la patiente manœuvre recommence : fin ratissage des flancs en faveur du sommet qui s'effile un peu, s'allonge. Un ovoïde, dont le petit bout est en haut, remplace de la sorte la sphère primi- tive. Sous le mamelon, tantôt plus, tantôt moins saillant, est la loge d'éclo- sion avec l'œuf. Vingt-quatre heures se dépensent encore en ce minutieux travail. Total, quatre fois le tour du cadran et parfois davantage pour confectionner la sphère, l'excaver d'une cuvette, déposer l'œuf et l'enclore par la transformation de la sphère en ovoïde. L'insecte revient à la miche entamée. Il en détache un second lopin, qui, par les mêmes manipulations, devient ovoïde peuplé d'un œuf. L'excédent suffit pour un troisième ovoïde, assez souvent même pour un quatrième. Je n'ai jamais vu dépasser ce nombre quand la mère dispose des seuls matériaux qu'elle avait amassés dans le terrier. La ponte est finie. Voilà la mère dans son réduit, que remplissent presque les trois ou quatre berceaux, dressés l'un contre l'autre, le pôle saillant en haut. Que va-t-elle faire maintenant? S'en aller, sans doute, pour se refaire un peu au dehors d'un jeûne prolongé. Qui le croirait se trompe. Elle reste. Et pour- tant, depuis qu'elle est sous terre, elle n'a rien mangé, se gardant bien de toucher à la miche, qui, divisée en parts égales, sera la nourriture de la famille. Le Copris est d'un touchant scrupule en fait de patrimoine; c'est un dévoué qui brave la faim pour ne pas laisser les siens dépourvus. Il la brave pour un second motif : faire la garde autour des berceaux. A partir de la fin de juin, les terriers sont difficiles à trouver, à cause des tau- pinées disparues par l'effet de quelque orage, du vent, des pieds des passants. Les quelques-uns que je parviens à rencontrer contiennent toujours la mère, somnolant à côté du groupe de pilules, dans chacune desquelles festoie, grasi à lard, un ver bien près de son développement complet. ' Enfouies avec provisions dans la première quinzaine de mai, les mères ne reparaissent plus à la surface. Elles se tiennent recluses dans le terrier après la ponte ; elles passent la lourde période caniculaire avec leurs ovoïdes, qu'elles surveillent incessamment. 76 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES C'est aux premières pluies d'automne, en septembre, qu'elles remontent au dehors. Mais alors la nouvelle génération est parvenue à la forme parfaite. La mère a donc sous terre la joie de connaître sa famille, prérogative si rare chez l'insecte; elle entend ses fils gratter la coque pour se libérer; elle assiste à la rupture du coffret qu'elle avait si consciencieusement travaillé ; peut-être vient-elle en aide aux exténués, si la fraîcheur du sol n'a pas assez ramolli la cellule. Mère et progéniture ensemble quittent le sous-sol, ensemble viennent aux fêtes automnales, alors que le soleil est doux et que la manne ovine abonde sur les sentiers. Les trois ou quatre pilules avec œuf, rangées l'une contre l'autre, occupent la presque totalité de l'enceinte et ne laissent que d'étroits couloirs. De la miche initiale, il ne reste à peu près rien, à peine quelques miettes, dont il est fait profit lorsque l'appétit vient. Mais c'est là souci sans gravité pour la mère, préoccupée avant tout de ses ovoïdes. Elle va assidûment de l'un à l'autre, les palpe, les ausculte, les retouche en des points où mon regard ne peut rien saisir de défectueux. Sa grossière patte, gantée de corne, plus clairvoyante dans les ténèbres que ma rétine en plein jour, découvre peut-être des fêlures naissantes, des défauts d'homogénéité qu'il convient de faire disparaître pour prévenir l'accès desséchant de l'air. La bien avisée se glisse donc de-ci, de-là, dans les interstices de son amas ; elle inspecte la nitée ; elle met ordre au moindre accident. L'éclosion réclame de quinze à vingt jours. La larve naît déjà grande- lette. Ce n'est plus ici le débile vermisseau, le point animé que nous mon- trent beaucoup d'insectes; c'est gentille créature, à tendre robusticité, qui, tout heureuse de vivre, frétille, roule dans sa niche en faisant le gros dos. Elle est d'un blanc satiné, avec un peu de jaune-paille sur la calotte crânienne. Vers la lîn juillet apparaît la nymphe, d'abord en entier d'un jaune ambré, puis d'un rouge-groseille sur la tète, la corne, le corselet, la poitrine, les pattes, tandis que les élytres ont la teinte pâle de la gomme arabique. Un mois pius tard, en fin août, l'insecte parfait se dégage de ses enveloppes de momie. MŒURS DE LA MERE A quelque moment que je la visite, je trouve la mère tantôt juchée sur le dôme de ses jarres, tantôt à terre, à demi redressée »t lissant de I LE COPUIS ESI'AGNUl. LE COPRIS ESPAGNOL 77 la patte la panse ventrue. Plus rarement elle sommeille au milieu du tas. L'emploi de son temps est manifeste. Elle surveille son trésor de pilules; elle ausculte des antennes ce qui se passe là-dedans; elle écoute la croissance des nourrissons; elle retouche les points défectueux; elle polit et repolit les surfaces pour ralentir la dessiccation à l'intérieur jusqu'à complet développe- ment des inclus. Ces soins minutieux, soins de tous les instants, ont des résultats qui frapperaient l'attention de l'observateur le moins expérimenté. Les jarres ovoïdes, disons mieux, les berceaux de la nursery sont superbes de régulière courbure et de netteté. Ici aucune de ces crevasses par où fait saillie un bour- relet de mastic, aucune de ces fêlures, de ces écailles soulevées, enfin aucun de ces accidents qui presque toujours déparent, sur le tard, les poires du Scarabée, si belles au début. Travaillés au stuc par un modeleur, les coffrets du bousier cornu n'auraient pas meilleure façon, même lorsque la dessiccation les a gagnés en plein. Oh ! les beaux œufs d'un bronze obscur, rivalisant de volume et de forme avec ceux de la chouette! Cette perfection, maintenue irréprochable jusqu'à la rupture de la coque pour la délivrance, ne s'obtient que par des retouches incessantes, entrecoupées de loin en loin de repos pendant lesquels la mère se recueille et sommeille à la base du tas. Elle pourrait descendre plus avant dans le sable, se blottir à sa guise en n'importe quel point; elle pourrait remonter au dehors, s'attabler à des vivres frais, si le besoin de se restaurer l'exige. Ni le repos, ni les joies du soleil et des petits pains mollets ne lui font quitter sa famille. Jusqu'à ce que tous ses fils aient éventré leur coque, elle n'abandonnera pas la chambre natale. Nous sommes en octobre. Si désirées des gens comme des bêles, les pluies sont enfin venues, imbibant le sol à quelque profondeur. Après les torrides et poudreuses journées de l'été qui suspendent la vie, voici la fraîcheur qui la ramène, voici l'ultime fête de l'année. Au milieu des bruyères épanouissant leurs premiers grelots roses, l'oronge crève sa bourse blanche et apparaît, sem- blable au jaune d'un œuf à demi dépouillé de son albumen; le massif bolet pourpre bleuit sous le pied du passant qui l'écrase; la scille automnale dresse sa petite quenouille de fleurs lilas; l'arbousier ramollit ses billes de corail. Ce renouveau tardif a des échos sous terre. Les Copris nouveau-nés se hâtent de rompre leurs coques assouplies par l'humidité, et viennent à la surface participer aux liesses des derniers beaux jours. Ils sont trois, quatre, cinq au plus. Les fils, plus longuement encornés, 7» LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES sont aisément reconnaissables; mais rien ne distingue les filles de la mère. Entre eux d'ailleurs même confusion. Par un brusque revirement, la mère, tantôt si dévouée, est devenue d'une parfaite indifférence à l'égard de sa famille émancipée. Désormais chacun chez soi, chacun pour soi. On ne se connaît plus. Que son indifférence actuelle ne nous fasse pas oublier ses soins merveilleux, prodigués pendant quatre mois. En dehors des hyménoptères sociaux, abeilles, guêpes, fourmis et autres, qui nourrissent leurs petits à la becquée et les élèvent avec les soins d'une délicate hygiène, où trouver dans le monde entomologique un autre exemple de telle abnégation maternelle, de telle sollicitude éducatrice? Je n'en con- nais pas. Comment le Copris a-t-il acquis cette haute qualité, que j'appellerais volontiers morale, s'il était permis de mettre de la moralité dans l'inconscient? Comment a-t-il appris à dépasser en tendresse l'abeille et la fourmi, de si grand renom? Je dis dépasser. L'abeille mère, en effet, est simplement une usine à germes, usine de prodigieuse fécondité, il est vrai. Elle pond, et c'est tout. D'autres, vraies sœurs de charité vouées au célibat, élèvent la famille. La mère Copris fait mieux dans son humble ménage. Seule, sans aide aucune, elle pourvoit chacun des siens d'un gâteau dont la croûte durcie et constamment remise à neuf sous la truelle maternelle devient inviolable berceau. Dans sa tendresse, elle s'oublie jusqu'à perdre le besoin de manger. Au fond d'un terrier, quatre mois durant, elle veille sur sa nichée, attentive aux besoins du germe, du ver, de la nymphe et de l'insecte parfait. Elle ne remontera aux fêtes du dehors que lorsque toute sa famille sera émancipée. Ainsi éclate, chez un humble consommateur de bouse, une des plus belles manifestations de l'instinct maternel. L'esprit souffle où il veut. LE MINOTAURE TYPHÉE / .:/, LE MINOTAURE TYPHEE Pour désigner l'insecte objet de ce chapitre, la nomenclature savante associe deux noms redoutables : celui de Minotaure, le taureau de Mines nourri de chair humaine dans les cryptes du labyrinthe de Crète, et celui de Typhée, l'un des géants, fils de la Terre, qui tentèrent d'escalader le ciel. A la faveur de la pelote sdefil que lui donna Ariane, fille de Minos, l'Athénien Thésée parvint au Mino- taure, le tua et sortit sain et sauf, ayant délivré pour toujours sa patrie de l'horrible tribut destiné à la nourriture du monstre. Typhée, foudroyé sur son ntassement de montagnes, fut précipité dans les flancs de l'Etna. 11 y est encore. Son haleine est la fumée du volcan. S'il tousse, il expectore des coulées de lave; s'il change d'épaule pour se reposer sur l'autre, il met eu émoi la Sicile : il la secoue d'un tremblement de terre. Il ne déplaît pas de trouver un souvenir de ces vieux contes dans l'histoire des bêtes. Si de vagues analogies relient en outre le fabuleux et l'historique, noms et prénoms sont des plus heureux. Tel est le cas du Minotaure Typhée. On appelle de la sorte un coléoptère noir, de taille assez avantageuse. C'est un pacifique, un inoffensif, mais il est encorné mieux que le taureau de Minos. Nul, parmi nos insectes amateurs de panoplies, ne porte armure aussi mena- t.2 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES çante. Le mâle a sur le corselet un faisceau de trois épieux acérés, parallèles et dirigés en avant. Supposons-lui la taille d'un taureau, et Thésée lui-même, le rencontrant dans la campagne, n'oserait affronter son terrible trident. Le Typhée de la Fable eut l'ambition de saccager la demeure des dieux en dressant une pile de montagnes arrachées de leur base ; le Typhée des natura- listes ne monte pas, il descend; il perfore le sol à des profondeurs énormes. Le premier, d'un coup d'épaule, met une province en trépidation; le second, d'une poussée de l'échiné, fait trembler sa taupinée, comme tremble l'Etna lorsque son enseveli remue. Le Minotaure Typhée affectionne les lieux découverts, sablonneux, où, se rendant au pâturage, les troupeaux de moutons sèment leurs traînées de noires pilules. Les terriers, reconnaissables à la taupinée qui les surmonte, commencent à se montrer fréquents en automne, lorsque des pluies sont enfin venues humecter le sol calciné par les torridités estivales. Alors, de dessous terre, les jeunes de l'année doucement émergent et viennent pour la première fois aux réjouissances de la lumière; alors, en des chalets provisoires, on festoie quelques semaines; puis on thésaurise en vue de l'hiver. Visitons la demeure, maintenant travail aisé auquel suffit une simple hou- lette de poche. Le manoir de l'arrière-saison est un puits du calibre du doigt et de la profondeur d'un empan environ. Pas de chambre spéciale; mais un trou de sonde, vertical autant que le permettent les accidents du terrain. Tantôt d'un sexe, tantôt de l'autre, le propriétaire est au fond, toujours isolé. L'heure de se mettre en ménage et d'établir la famille n'étant pas encore venue, chacun vit en ermite et ne s'occupe que de son bien-être. Au-dessus du reclus, une colonne de crottins de mouton encombre le logis. 11 y en a parfois de quoi remplir le creux de la main. Comment le Minotaure a-t-il acquis tant de richesses? Il amasse aisément, affranchi qu'il est du tracas des recherches, car il a toujours soin de s'établir à proximité d'une copieuse émission. Il fait cueillette sur le seuil même de sa porte. Lorsque bon lui semble, de nuit surtout, il choisit dans l'amas de pilules une pièce à sa convenance. De son chaperon comme levier, il l'ébranlé en dessous; d'un doux roulis, il l'amène à l'orifice du puits, où le butin s'engouffre. Suivent d'autres olives, une par une, toutes de manœuvre aisée à cause de leur forme. Ainsi roulent des fûts sous la poussée du tonnelier. Vers les premiers jours de mars, commencent à se rencontrer des couples adonnés de concert à la nidification. Les df ix sexes, jusque-là isolés en des LE MINOTAURE TYPHÈE 83 terriers superficiels, se trouvent maintenant associés pour une longue période. Dès l'éveil printanier, et même parfois à la fin de l'automne, avant d'avoir connu leurs collaborateurs, les vaillantes futures mères se mettent à l'ouvrage, choisissent bonne place et forent un puits, dont la profondeur découragerait quiconque n'est pas doué d'une belle patience. Il faut au Minotaure un logis de profondeur outrée, comme n'en excave aucun autre fouisseur, mesurant jusqu'à un mètre et demi. La mère, mieux entendue aux choses d'éducation, occupe l'étage inférieur. Seule elle fouille, versée qu'elle est dans les propriétés de la verticale qui éco- nomise le travail en donnant la plus grande profondeur. Elle est l'ingénieur, toujours en rapport avec le front d'attaque de la galerie. L'autre est son manœuvre. Il stationne à l'arrière, prêt à charger les déblais sur sa hotte cornue. Plus tard, l'excavatrice se fait boulangère; elle pétrit en cylindres les gâteaux des fils; le père est alors son mitron. Il lui amène du dehors de quoi faire farine. Comme dans tout bon ménage, la mère est le ministre de l'intérieur; le père est celui de l'extérieur. Tout au fond de la cuve, se trouve le nid, la motte centrale, d'acquisition si pénible. Elle contient une conserve alimentaire en forme de saucisse, à peu près de la longueur et de la grosseur du doigt. C'est composé d'une matière sombre, compacte, stratifiée par couches, où se reconnaissent les pilules du mouton réduites en miettes. Parfois la pâte est fine, presque homogène d'un bout à l'autre du cylindre ; plus souvent la pièce est une sorte de nougat où de gros débris sont noyés dans un ciment d'amalgame. Suivant ses loisirs, la boulangère varie apparemment la confection, plus ou moins soignée, de sa pâtisserie. La chose est étroitement moulée dans le cul-de-sac du terrier, où la paroi est plus lisse et mieux travaillée que dans le reste du puits. L'œuf est au-dessous des provisions, dans le sable même, tout dépourvu des soins méticuleux où les mères excellent. Il y a là, non une cellule à parois lisses, comme semblerait en réclamer le délicat épiderme du nouveau-né, mais une anfractuosité rustique, résultat d'un simple éboulis plutôt que de l'industrie maternelle. En cette rude couchette, à quelque distance des vivres, le ver doit éclore. Pour atteindre le manger, il lui faudra faire crouler et traverser un plafond de sable de quelques millimètres d'épaisseur. En vue de ses fils, la mère Minotaure est experte dans l'art des saucisses, mais elle ignore à fond les tendresses du berceau. Pourquoi les Minotaures plongent-ils dans le sol à d'aussi grandes profon- deurs. 84 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Parce que leur famille, éclose vers le mois de juin, doit trouver sous la denl des vivres tendres lorsque les ardeurs de l'été cuiront le sol comme brique. La menue saucisse, à la profondeur d'un empan ou deui, deviendrait alors chose racornie, immangeable, et le ver périrait, incapable de mordre sur la dure pièce. 11 importe donc que les victuailles soient descendues en cave, à des profondeurs où les plus violents coups de soleil n'amèneront pas la dessiccation. Essayons de voir les curieuses choses qui se passent sous terre au moment de l'édification du nid. La mère est toujours en avant, à la place d'honneur, dans la cuvette d'attaque. Seule, de son chaperon elle laboure; seule, de la herse de ses bras dentés, elle [:ratte et fouit, non relayée par son compagnon. Le père est toujours rn arrière, fort occupé lui aussi, mais d'une autre besogne. Sa fonction est de véhiculer au dehors les terres abattues et de faire place nette à mesure que la pionnière approfondit. Son travail de manœuvre n'est pas petite affaire. Nous pouvons en juger par la taupinée qu'il élève, dans l'exercice de son métier aux champs. C'est un volumineux monceau de bouchons de terre, de cylindres mesurant la plupart un pouce de longueur. Cela se voit au seul examen des pièces; le déblayeur opère par blocs cyclopéens. Il ne transporte pas miette par miette les produits de l'excavation; il les expulse par agglomérés énormes. Que dirions-nous d'un mineur obligé de hisser à la surface, à quelques cents mètres d'élévation, une accablante benne de houille par la voie verticale d'un puits étroit où l'ascension se pratiquerait sur le seul appui des genoux et des coudes? Le père Minotaure a pour besogne courante l'équivalent de ce tour de force. Très dexlrement, il y réussit. Il se tient aux talons de la fouisseuse, ramenant par brassées devers lui les terres remuées. Il les pétrit, ce que permet leur fraîcheur; il les amalgame en un tampon qu'il refoule dans le canal. Puis cela chemine, le faix en avant, lui en arrière et poussant de sa fourche à trois pointes. La mère fouille. Le père, à quelque distance, attend que le monceau de gravats commence à gêner la travailleuse. Il s'approche alors. Par petites brassées, il attire devers lui et se fait glisser sous le ventre les terres remuées qui, plastiques, s'agglomèrent en pelote sous le foulage des pattes d'arrière. L'insecte maintenant se retourne au-dessous delà charge. Le trident enfoncé dans le paquet, ainsi qu'une fourche dans la botte de foin que l'on met en grenier, les pattes antérieures, à larges bras dentelés, retenant le fardeau, l'empêchant de s'émietter, il pousse de toute son énergie. Et hardi I cela s'ébranle, cela monte, très lentement il est vrai, mais enfin cela montt. LE MINOTAURE TYPHEE LE MINOTAURE TYPHÉE 85 Parvenu à quelque distance de l'orifice, l'insecte laisse là sa motte, qui, moulée dans le canal, reste en place, immobile. Il revient au fond, non en se laissant précipiter d'uue chute brutale, mais peu à peu, de façon prudente. Une seconde pelote est hissée, qui s'adjoint à la première et fait corps avec elle. Une troisième suit. Enfin d'un dernier ahan il expulse le tout en un bouchon. Ce sont autant de pierres de taille, d'agglomérés, qui défendent l'accès du domicile. Avec ces déblais convenablement moulés, s'obtient, de la sorte, un système de fortification cyclopéenne. De tels puits exigent labeur se prolongeant le mois entier, si ce n'est plus. Or, pour se restaurer, que mangent les deux puisatiers en cette longue période? Rien, absolument rien. Ni l'un ni l'autre ne se montre au dehors, à la recherche de victuailles. La mère ne quitte pas un instant le fond; le père seul monte et redescend. Quand il monte, c'est toujours avec une charge de déblais; mais l'insecte lui-même ne se montre pas, car l'embouchure du cône éruptif reste close par le tampon expulsé. Tout se passe en secret, à l'abri des indiscrétions de la lumière. Les paysans mes voisins, rudes gratteurs de terre, font quatre repas par jour. Dès l'aube, au saut du lit, morceau de pain et figues sèches, pour tuer le Ter, disent-ils. Au champ, vers les neuf heures, la femme apporte la soupe et le complément, anchois, olives, qui font boire sec. Sur les deux heures, à l'ombre d'une haie, se retire de la besace le goûter, amandes et fromage. Suit un somme au fort de la chaleur. Quand vient la nuit, rentrée à la maison, où la ménagère a préparé salade de laitue et friture de pommes de terre assaisonnées d'oignon. Au total, beaucoup de mangeaille pour un travail modéré Ah! que le Minotaure nous est supérieur! Un mois durant et plus, sans nourriture aucune, il accomplit besogne forcenée, toujours vigoureux, toujours dispos. Si je disais à mes voisins, les remueurs de glèbe, qu'en un certain monde le travailleur trime dur et le mois entier sans prendre réfection, ils me répon- draient par un large rire d'incrédulité. Le terrier est prêt; l'heure est venue d'y établir la famille. Le père sort alors pour la première fois de chez lui, et se risque au grand jour. Il va aux pilules, en choisit une à sa convenance, et à petits coups de boutoir la fait rouler ainsi qu'un tonnelet, car c'est toujours le mâle, et le mâle seul, qui sort et vient aux vivres; la mère, au grand jamais, ne se montre, absorbée qu'elle est en d'autres occupations au fond du terrier. Les apports se font avec parci- monie. Là-bas dessous, paraît-il, les apprêts culinaires sont de minutieuse len- teur; il faut donner à la ménagère le temps d'élaborer les pièces descendues se LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES avant d'en amener d'autres qui encombreraient l'oflicine et gêneraient la manipulation. Le mâle entre, enlaçant des pattes la pilule, qu'il a soin d'introduire par un bout. Parvenu à une certaine distance du fond, il lui suffit d'obliquer légè- rement la pièce pour que celle-ci, en raison de l'excès d'ampleur de son grand axe, trouve appui par ses deux extrémités contre la paroi du canal. Ainsi s'obtient une sorte de plancher temporaire apte à recevoir la charge de deux ou trois pilules. Le tout est l'atelier où va travailler le père, sans dérangement pour la mère, occupée elle-même en dessous. C'est le moulin d'où va descendre la semoule destinée à la confection des gâteaux. Le meunier est bien outillé. Voyez son trident. Sur le corselet, base solide, se dressent trois épieux acérés, les deux latéraux longs, et le médian court, tous les trois dirigés en avant. A quoi bon cette machine? On n'y verrait d'abord qu'une parure masculine, comme la corporation des bousiers en porte tant d'autres, de forme très variée. Or, c'est ici mieux qu'un ornement; de son atour le Minotaure fait outil. ^ Les trois pointes inégales décrivent un arc concave, dans lequel peut s'eugager la rotondité d'un crottin. Sur son incomplet et branlant plancher, où la station exige l'emploi des quatre pattes d'arrière, arc-boutées contre la paroi du canal, comment fera l'insecLe pour maintenir fixe la glissante olive et la fragmenter? Voyons-le à l'œuvre. Se baissant un peu, il implante sa fourche dans la pièce, dès lors immo- bilisée, prise qu'elle est dans la lunule de l'outil. Les pattes antérieures sont libres; de leurs brassards à dentelures, elles peuvent scier le morceau, le dilacérer, le réduire en parcelles qui tombent à mesure par les vides du plancher et arrivent là-bas, à la mère. Ce qui descend de chez le meunier n'est pas une farine passée au blutoir, mais bien une grossière semoule, mélange de débris poudreux et de morceaux à peine broyés. Si incomplète qu'elle soit, cette trituration préalable sera d'un grand secours pour la mère, en méticuleux travail de panification; elle abrégera l'ouvrage, elle permettra d'emblée la séparation du médiocre et de l'excellent. Lorsque, à l'étage d'en haut, tout est trituré, même le plancher, le meunier cornu remonte à l'air libre, fait récolte nouvelle et recommence, tout à loisir, sa besogne d'émiettement. La boulangère, de son côté, n'est pas inactive en son officine. Elle cueille les débris pleuvant autour d'elle, les subdivise davantage, les affine, en fait triage : ceci, plus tendre, pour la mie centrale, cela, plus LE MINOTAURE TYPIIÉE 87 coriace, pour la croûte de la miche. Virant d'ici, viianl de là, elle tapote la matière avec le battoir de ses bras aplatis; elle la dispose par couches, comprimées après à l'aide d'un piétinement sur place, pareil à celui du vigneron foulant sa vendange. Rendue ferme et compacte, la masse deviendra de meilleure conservation. En dix jours environ de soins combinés, le ménage obtient enfin le long pain cylindrique. Le père a fourni la mouture, et la mère a pétri. Tout étant bien en ordre, le mâle sort du terrier. Il erre, insoucieux, lui d'ordinaire si craintif. Le manger lui est indifférent. Quelques pilules restent à la surface. A tout instant il les rencontre; il passe outre, dédaigneux. 11 n'a qu'un désir, s'en aller au plus vite. Cela se voit à ses inquiètes marches et contremarches. Il culbute, se remet sur pied, indéfiniment recommence, oublieux du terrier où jamais plus il ne rentrera. Le vaillant, ses devoirs de père de famille remplis, se sentant défaillir, va mourir à l'écart, bien loin, pour ne pas souiller la demeure d'un cadavre et troubler la veuve dans la suite des affaires. J'admire cette stoïque résignation de la bête. Que fait maintenant la mère Minotaure dans la fraîcheur de sa crypte? Elle surveille sa nitée. La durée de l'œuf est de quatre semaines environ; mais la larve prend son temps et passe toute la période estivale avant de se trans- former. Il fait si bon au sein d'une saucisse, dans une crypte affranchie des variations atmosphériques, loin des conflits de l'extérieur où les réjouissances ne sont pas sans péril; il est si doux de ne rien faire, de somnoler en digérant! Pourquoi se presser? Les tracas de la vie active ne viendront que trop tôt. Le Minotaure paraît être de cet avis : il prolonge autant que possible les béatitudes du premier âge. Le vermisseau, qui vient de naître dans le sable, s'escrime des mandibules et des pattes, travaille de la croupe, s'ouvre un passage et, du jour au lendemain, parvient aux vivres empilés par-dessus. Au bout d'une paire de mois, tantôt montant et tantôt descendant à travers sa colonne de victuailles, pour stationner aux meilleurs endroits, c'est une belle larve correcte de forme et luisante de santé. Dans les derniers jours du mois d'août finit la période larvaire. Travaillée par la digestion du ver, la colonne alimentaire, la saucisse, tout en conservant sa forme et ses dimensions, s'est convertie en une pâte dont il serait impossible de reconnaître l'origine. Pas une miette ne reste où la loupe retrouve une hbre. Le mouton avait déjà finement divisé la matière végétale; le ver, incomparable gg LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Iriturateur, a repris ladite matière et l'a subdivisée encore davantage, porphyrisée en quelque sorte. Ainsi sont extraites et utilisées les particules nutritives dont le quadruple estomac du mouton n'avait pu tirer parti. Enfin, aux approches d'octobre qui amène les premières pluies, l'évolution est complète. C'est la saison des liesses automnales, alors que le sol, converti en cendrier tout l'été, reprend fraîcheur et verdoie d'un gazon où le berger conduit son ouaille; c'est la fête du Minotaure, l'exode des jeunes qui, pour la première fois, viennent aux joies de la lumière, parmi les dragées des moutons au pâturage. Lorsque viennent ces liesses de l'automne, la mère remonte à la surface, accompagnée des jeunes, qui se dispersent à leur guise pour festoyer aux lieux fréquentés des moutons. Alors, n'ayant plus rien à faire, la dévouée périt. Oui, au milieu de l'indifférence générale des pères pour les fils, le Mino- taure est, à l'égard des siens, d'un zèle bien remarquable. Oublieux de lui- même, non séduit par les ivresses du printemps, alors qu'il ferait si bon voir un peu le pays, banqueter avec les confrères, lutiner les voisines, il s'opiniâtre au travail sous terre, il s'exténue pour laisser un avoir à sa famille. Lorsqu'il raidit pour la dernière fois ses pattes, celui-là peut se dire : « J'ai fait mon devoir, j'ai travaillé ». D'une inspiration inconsciente ces humbles ont d'emblée magnifiquement résolu le problème paternel, encore nébuleux chez nous. Le père Minotaure notamment, s'il avait voix délibérative en ces graves affaires, amenderait notre décalogue. En de frustes versiculets imités de ceux du catéchisme, il y inscrirait : Tes enfants tu élèveras Du mieux possible et vaillamment. LES NÉCROPHORES LES NEGROPHORES L'ENTERREMENT En avril, sur le bord des sentiers, gît la taupe éventrée par la bêche du paysan; au pied de la haie, l'enfant sans pitié a lapidé le lézard qui venait de revêtir son vert costume de perles. Le passant a cru méritoire d'écraser sous son talon la couleuvre rencontrée; un coup de vent a fait choir de son nid un oisillon sans plumes. Que vont devenir ces petits cadavres et tant d'autres lamentables déchets de la vie? Le regard et l'odorat n'en seront pas longtemps offensés. Les préposés à l'hygiène des champs sont légion. Ardent flibustier, propre à toute besogne, la Fourmi accourt la première et commence la dissection par miettes. Bientôt le fumet de la pièce attire le diptère, générateur de l'odieux asticot. En même temps s'empressent, par escouades venues on ne sait d'où, le Silphe aplati, l'Escarbot luisant trotte- menu, le Dermeste poudré à neige sous le ventre, le Staphylin fluet, qui tous, d'un zèle jamais lassé, sondent, fouillent, tarissent l'infection. Quel spectacle, au printemps, sous une taupe morte! L'horreur de ce laboratoire est une belle chose pour qui sait voir et méditer. Surmontons notre 92 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES dégoût; relevons du pied l'immonde détritus. Quel grouillement là-dessous, quel tumulte de travailleurs affairés! Les Silphes, à larges et sombres élytres de deuil, fuient éperdus, se blottissent dans les fissures du sol ; les Saprius, ébène polie où miroite le soleil, trottinent à la hâte, désertent le chantier; les Dermestes, dont l'un porte pèlerine fauve mouchetée de noir, essayent de s'envoler, mais, ivres de sanie, culbutent et montrent la blancheur immaculée de leur ventre, contraste violent avec l'obscurité de leur costume. D'autres ne tarderont pas à venir, plus petits et plus patients, qui repren- dront la relique, l'exploiteront ligament par ligament, os par os, poil par poil, jusqu'à ce que tout rentre dans les trésors de la vie. Mais le plus vigoureux et le plus célèbre des expurgateurs du sol c'est le Nécrophore, si différent de la plèbe cadavérique par sa taille, son costume, ses mœurs. En l'honneur de ses hautes fonctions, il fleure le musc; il porte rouge pompon au bout des antennes, flanelle nankin sur la poitrine, et, en travers des élytres, double écharpe cinabre, à festons. Costume élégant, presque riche, bien supérieur à celui des autres, toujours lugubre ainsi qu'il convient à des employés des pompes funèbres. C'est, à la lettre, un fossoyeur, un ensevelisseur. Tandis que les autres, Silphes, Dermestes, Escarbots, se gorgent de la pièce exploitée, lui, sustenté de peu, touche à peine à sa trouvaille pour son propre compte. Il l'inhume entière sur place, dans un caveau où la chose mûrie à point sera la victuaille de ses larves. Il l'enterre pour y établir sa descendance. Ce thésauriseur de morts, avec ses allures compassées, presque lourdes, est d'une étonnante promptitude dans Femmagasineraent des épaves. En une séance de quelques heures, une pièce relativement énorme, une taupe par exemple, disparaît engloutie sous terre. Les autres laissent à l'air la carcasse vidée, desséchée, des mois entiers encore jouet des vents; lui, opérant en bloc, du premier coup fait place nette. Comme trace visible de son œuvre, il ne reste qu'une faible taupinée, tumulus de la sépulture. Avec sa méthode expéditive, le Nécrophore est le premier des petits assainisseurs des champs. Il est aussi l'un des insectes les plus renommés sous le rapport des aptitudes psychiques. Arrêtons-nous un moment sur les conditions normales du travail dévolu à celui-ci. L'insecte ne choisit pas sa pièce de venaison, la proportionnant à ses forces; il l'accepte telle que le hasard la lui présente. Parmi ses trouvailles, il y en a de petites, la musaraigne; de moyennes, le mulot; d'énormes, la taupe, le rat d'égoût, la couleuvre, qui excéderaient la puissance de fouille d'un seul ensevelisseur. Dans la majorité des cas, tout transport est impossible, LES NÉCROPHORES LES NÉCROPHORES 93 tant le faix est disproportionné avec le moteur. Un léger déplacement, sous l'effort des échines, c'est tout ce qu'il est possible d'obtenir. Incapable de véhiculer le monstrueux cadavre rencontré n'importe où, le Nécrophorc est obligé de creuser la fosse là même où gît le mort. Ce lieu forcé de sépulture peut être en terrain meuble comme en terrain caillouteux ; il peut occuper tel point dénudé ou bien tel autre où le gazon, le chiendent surtout, plonge l'inextricable réseau de ses cordelettes. La chance est grande aussi d'un hérissement de courtes broussailles qui maintiennent la pièce à quelques pouces du sol. Lancée par la bêche du cultivateur qui vient de lui casser les reins, la taupe tombr> ici, là, ailleurs, au hasard; et c'est au point de la chute, n'importe les obstacles, pourvu qu'ils ne soient pas insur- montables, que l'ensevelisseur doit l'utiliser. Les difficultés si variables de l'inhumation font entrevoir déjà que le Nécro- phore ne peut avoir des méthodes fixes dans la marche de son travail. Exposé aux chances du fortuit, il doit être capable de modifier sa tactique dans les limites de son petit discernement. Scier, rompre, dégager, hisser, ébranler, déplacer, sont autant de moyens indispensables au fossoyeur dans l'embarras. Privé de ces ressources, réduit à des procédés uniformes, l'insecte serait inca- pable de faire le métier qui lui est dévolu. Assainisseur général, le Nécrophore ne refuse aucune putridité cadavé- rique. Tout lui est bon, le gibier à plumes comme le gibier à poil, pourvu que la pièce n'excède pas ses forces. II exploite avec non moins d'entrain le batracien et le reptile. La viande de boucherie non plus n'est pas dédaignée. Côtelette de mouton, lambeau de bifteck, faisandés à point, disparaissent sous terre avec les mêmes égards qui se prodiguent à la taupe et à la souris. Bref, le Nécrophore n'a pas de préférences exclusives ; il met en silo toute chose corrompue. Une taupe gît sur la terre. Les Nécrophores, se tiennent blottis, invisibles, sous le cadavre, qui, de temps à autre, semble s'animer, secoué de bas en haut par le dos des travailleurs. Qui ne serait pas au courant de l'affaire éprouverait quelque surprise à voir la morte remuer. De loin en loin, l'un des fossoyeurs sort et fait le tour de la bête, qu'il explore en lui fouillant le velours. Il rentre empressé, reparaît encore, s'informe de nouveau, se glisse sous la pièce. Les trépidations reprennent de plus belle; le cadavre oscille, se trémousse, tandis qu'un bourrelet de terre refoulée de l'intérieur s'amasse tout autour. Par son propre poids et par les efforts des fossoyeurs besognant en dessous, la taupe petit à petit s'enfonce. •4 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Bientôt le sable refoulé au dehors s'ébranle sous la poussée des terrassiers invisibles, s'éboule dans le gouffre et couvre l'ensevelie. C'est un enterrement clandestin. Le cadavre semble disparaître de lui-même, comme englouti dans un milieu fluide. Longtemps encore, jusqu'à ce que la profondeur soit jugée suffisante, la descente va continuer. Travail très simple en somme : à mesure qu'en avant les ensevelisseurs approfondissent le vide où plonge le cadavre, secoué, tiraillé en arrière, sans l'intervention des fossoyeurs la sépulture se comble d'elle-même par le seul éboulement des terres ébranlées. Bonnes pelles au bout des pattes, fortes échines capables d'un petit tremblement de terre, il n'en faut pas davantage en pareil métier. Ajoutons-y, point essentiel, l'art de fréquentes secousses au mort, pour le tasser en un moindre volume et lui faire franchir les passages difficiles. Bien que disparue, la taupe est encore loin d'être parvenue à destination. Laissons les croque-morts achever leur besogne. Ce qu'ils font maintenant sous terre, continuation de ce qu'ils ont fait à la surface, ne nous apprendrait rien de nouveau. Attendons deux ou trois jours. Le moment est venu, informons-nous de ce qui se passe là-bas dessous, visitons le pourrissoir. La taupe n'est plus la taupe, mais une horreur verdâtre, infecte, dépilée, recroquevillée en une sorte de lardon rondelet. La chose doit avoir subi manipu- lation soignée pour être ainsi condensée en une courte épaisseur, de même qu'une volaille sous la main de la cuisinière, et surtout pour être à ce point dépouillée de sa fourrure. Est-ce dispositif culinaire en vue des larves que la bourre pourrait incommoder? Est-ce résultat sans but, simple chute du poil par la putridité? Je reste indécis. Toujours est-il que les exhumations, de la première à la dernière, me montrent le gibier à poil épilé, et le gibier à plumes déplumé, moins les rectrices des ailes et de la queue. D'autre part, reptiles et poissons conservent leurs écailles. Revenons à la chose méconnaissable qui représente la taupe. Moins la fourrure, éparse en flocons, elle est intacte. Les fossoyeurs ne l'ont pas entamée. C'est le patrimoine des fils, et non le vivre des parents, qui, pour se sustenter, prélèvent tout au plus quelques lippées sur le suintement des sanies. A côté de la pièce, qu'ils surveillent et pétrissent, sont deux Nécrophores, le couple, pas plus. Chaque fois que j'assiste à l'ensevelissement par une escouade où les mâles dominent, tous pleins de zèle, plus tard, la mise en terre tei'minée, je ne trouve LES NECROPHORES 95 qu'un couple dans le caveau mortuaire. Après avoir prêté main-forle, les autres se sont discrètement retirés. Remarquables pères de famille, en vérité, que ces fossoyeurs. Un couple est-il dans l'embarras, avertis par le fumet, des aides surviennent, servants des dames, qui se glissent sous la pièce, la travaillent de l'échiné et de la patte, l'enterrent, puis s'en vont en laissant à leurs joies les maîtres de céans. Ceux-ci longtemps encore manipulent de concert le morceau, l'épilent, le troussent, le laissent mijoter suivant les goûts des vers. Quand tout est en ordre, le couple sort, se dissout, et chacun, à sa guise, recommence ailleurs, au moins comme simple auxiliaire. Revenons aux prouesses de l'enterrement qui ont valu au Nécrophore la plus belle part de sa renommée. S'il faut mouvoir le cadavre, l'insecte se renverse; il agrippe de ses six pattes la bourre du mort, s'arc-boute sur le dos et pousse en faisant levier du front et du bout du ventre. S'il s'agit de creuser, la station normale est reprise. Ainsi tour à tour s'escrime l'ensevelisseur, tantôt les pattes en l'air, quand il convient de déplacer le cadavre ou de l'entraîner plus bas, tantôt les pattes à terre, quand il est nécessaire d'agrandir la fosse. Les mâles ont un rôle majeur dans les affaires du ménage. Mieux doués peut-être que leurs compagnes, ils vont aux informations lorsque le cas est embarrassant; ils inspectent le terrain et choisissent le point où se pratiquera la fosse. Confiante en ses aides, la femelle, immobile sous la pièce à ensevelir, attend le résultat de leurs recherches. Des collaborateurs, souvent surviennent, avertis par l'odorat. Ce sont des travailleurs fortuits. On les accueille sans noise, mais sans gratitude non plus. On ne les convoque pas, on les tolère. Un terrain dur, nécessitant le transfert du cadavre ailleurs, n'est pas la seule difficulté familière aux f^écrophores. Bien des fois, le plus souvent peut- être, le sol est gazonné, surtout par le chiendent qui, de ses tenaces cordelettes, forme sous terre inextricable réseau. Fouiller dans les interstices est possible, mais entraîner le mort c'est une autre affaire : les mailles du filet sont trop étroites pour livrer passage. Le fossoyeur se verra- t-il impuissant contre pareil obstacle, d'extrême fréquence? Cela ne saurait être. Exposé à telles ou telles autres entraves habituelles dans l'exercice de son industrie, l'animal est toujours prémuni en conséquence, sinon son métier serait impraticable. Pas de but atteint sans les moyens, les aptitudes nécessaires. Outre l'art du terrassier, le Nécrophore en possède un autre : l'art de rompre les câbles, racines, stolons, menus rhizomes qui paralysent la descente en fosse. Au travail de la pelle et de la pioche doit s'adjoindre le travail du sécateur. 96 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Examinons le cas où de menues broussailles hérissent le terrain et main- tiennent le cadavre à une petite distance du sol. La trouvaille ainsi suspendue par les hasards de la chute restera-t-elle sans emploi? Les Nécrophores passe- ront-ils outre, indifférents au superbe morceau qu'ils voient, qu'ils flairent à quelques pouces au-dessus de leur tête, ou bien le feront-ils choir du gibet? La venaison n'abonde pas au point d'être dédaignée si elle doit coûter quelques efforts. Avant d'avoir vu, je suis pour la chute, persuadé que le Nécrophores, souvent exposés aux difficultés d'un mort ne gisant pas sur le sol, doivent avoir l'instinct de le culbuter à terre. L'appui fortuit de quelques chaumes, de quelques épines entrelacées, chose si fréquente dans les champs, ne saurait les dérouter. La chute du pendu, s'il est placé trop haut, doit cer- tainement faire partie de leurs moyens instinctifs. Voyons-les à l'ouvrage. J'implante dans le sable d'une volière où sont réunis quatorze Nécrophores une maigre touffe de thym. L'arbuste a tout au plus un pan de hauteur. Sur la ramée, je dispose une souris, dont j'entrelace la queue, les pattes, le cou, parmi le branchage, afin d'augmenter la difficulté I Tous les Nécrophores, bien entendu, ne prennent part simultanément à l'ouvrage du jour; la plupart restent terrés, somnolents. Parfois un seul, souvent deux, trois, quatre, rarement davantage, s'occupent du mort que je leur offre. Aujourd'hui deux accourent à la souris, bientôt reconnue là-haut sur la touffe de thym. Ils gagnent la cime de l'arbuste par le treillage de la volière. L'insecte s'arc-boute contre un rameau, pousse tour à tour du dos et des pattes, ébranle, véhémentement secoue, jusqu'à ce que le point travaillé se dégage de ses entraves. A coups d'échiné, en une brève séance, les deux collaborateurs extraient a] morte du fouillis. Encore une secousse, et la souris est en bas. Suit l'enseve- lissement. %:'^ LE GRILLON /. -MA'' LE GRILLON Célèbre presque autant que la Cigale, le Grillon champêtre, hôte des pelouses, figure au nombre des insectes classiques, nombre très restreint, mais glorieux. Il doit cet honneur à son chant et à sa demeure. Loin de se plaindre, il est très satisfait et de sa demeure et de son violon. En vrai philosophe, il sait la vanité des choses; il apprécie le charme d'une modeste retraite hors du tumulte des jouisseurs. Sous ce rapport, en effet, le Grillon est bien extraordinaire. Seul de nos insectes il a, quand vient l'âge mûr, domicile fixe, ouvrage de son industrie. En mauvaise saison, la plupart des autres se terrent, se blottissent au fond d'un refuge provisoire, obtenu sans frais et abandonné sans regret. Divers, en vue de l'établissement de la famille, créent des merveilles : outres de cotonnade, corbeilles de feuillage, tourelles de ciment. Quelques larves vivant de proie habitent des embuscades permanentes, où s'attend le gibier. Celle de la Cicindèle, entre autres, se creuse un puits vertical, qu'elle clôt de sa tête plate et bronzée. Qui s'aventure sur l'insidieuse passe- relle disparaît dans le gouffre, dont la trappe fait aussitôt bascule et se dérobe sous le passant. Le Fourmi-lion pratique dans le sable un entonnoir à pente 100 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES très mobile où glisse la Fourmi, que lapident des pelletées de projectiles lancés du fond du cratère par la nuque du chasseur convertie en catapulte. Mais ce sont là toujours des refuges temporaires, des nids, des traquenards. Le domicile laborieusement édifié, où l'insecte s'établit pour ne plus démé- nager, ni dans les félicités du printemps, ni dans les misères de l'hiver; le véri- table manoir, fondé en vue de sa propre tranquillité, sans préoccupation de chasse ou de famille, le Grillon seul le connaît. Sur quelque pente gazonnée, visitée du soleil, il est propriétaire d'un ermitage. Tandis que tous les autres vagabondent, couchent à la belle étoile ou sous l'auvent fortuit d'une écorce crevassée, d'une feuille morte, d'une pierre, lui, par un singulier privilège, est domicilié. Grave problème que celui de la demeure, résolu par le Grillon, le Lapin et finalement l'Homme. Dans mon voisinage, le Renard et le Blaireau ont des tanières dont les anfractuosités du roc fournissent la majeure part. Quelques retouches complètent le réduit. Mieux avisé, le Lapin fonde son domicile et creuse où bon lui semble lorsque manque le couloir naturel qui lui permettrait de s'établir sans frais. Le Grillon les dépasse tous. Dédaigneux des abris de rencontre, il choisit toujours l'emplacement de son gîte en terrain hygiénique,. aux bonnes exposi- tions. Il ne profite pas des cavités fortuites, incommodes et frustes; il creuse en plein son chalet depuis l'entrée jusqu'à l'appartement du fond. Au-dessus de lui, dans l'art du domicile, je ne vois que l'Homme. Qui ne connaît la demeure du Grillon! Qui, à l'âge des ébats sur la pelouse, ne s'est arrêté devant la cabane du solitaire! Si léger que soit votre pas, il a entendu votre approche, et d'un brusque recul il est descendu au fond de sa cachette. Lorsque vous arrivez, le seuil du manoir est désert. Le moyen de faire sortir le disparu est connu de tous. Une paille est intro- duite et doucement agitée dans le terrier. Surpris de ce qui se passe là-haut, chatouillé, l'insecte remonte de son appartement secret; il s'arrête dans le vesti- bule, hésite, s'informe en remuant ses fines antennes; il vient à la lumière, il sort, désormais facile capture, tant les événements ont troublé sa pauvre tête. Si, manqué une première fois et devenu plus soupçonneux, il résiste aux titilla- tions de la paille, l'inondation avec un verre d'eau déloge l'obstiné. Adorables temps du Grillon mis en cage et nourri d'une feuille de laitue, candides chasses enfantines sur le bord des sentiers gazonnés, je vous revois en explorant aujourd'hui les terriers à la recherche de sujets pour mes volières d'étude; je vous retrouve presque dans votre fraîcheur première lorsque mon LE GRILLON 101 compagnon, petit Paul, déjà maître dans la tactique de la paille, brusquement se lève après une longue lutte de patience et d'adresse contre le récalcitrant, brandit en l'air sa main fermée et s'écrie, tout ému : « Je l'ai, je l'ai! » Vite dans un cornet de papier, petit Grillon. ïu seras choyé, mais apprends-nous quelque chose et montre-nous d'abord ta demeure. C'est, parmi les gramens, sur quelque pente ensoleillée, propice au prompt écoulement des pluies, une galerie oblique, à peine du calibre du doigt, infléchie ou droite, suivant les exigences du terrain. Un pan au plus mesure sa longueur. Il est de règle qu'une touffe de gazon, respectée de l'insecte quand il sort pour brouter la verdure voisine, dissimule à demi le logis, lui serve d'auvent et projette sur l'entrée une ombre discrète. Le seuil, en pente douce, scrupuleu- sement ratissé et balayé, se prolonge à quelque distance. Lorsque tout est tran- quille à la ronde, c'est sur ce belvédère que le Grillon stationne et racle de l'archet. L'intérieur du domicile est sans luxe, à parois nues, non grossières cepen- dant. De longs loisirs permettent d'en effacer les rugosités trop déplaisantes. Au fond du couloir est la chambre de repos, l'alcôve en cul-de-sac, un peu mieux lissée que le reste et de diamètre légèrement amplifié. En somme, demeure très simple, fort propre, exempte d'humide, conforme aux besoins d'une hygiène bien entendue. Ouvrage énorme d'ailleurs, vrai tunnel de cyclope eu égard aux modestes moyens d'excavation. La ponte a lieu fin mai ou au commencement de juin. Les œufs, d'un jaune- paille, sont des cylindres arrondis aux deux bouts et mesurent à peu près trois millimètres de longueur. Ils sont isolés dans le sol à une paire de centi- mètres de profondeur, au nombre de cinq ou six cents pour une seule mère, disposés suivant la verticale et rapprochés par semis plus ou moins nombreux, correspondant aux pontes successives. L'œuf du Grillon est une petite merveille de mécanique. Après l'éclosion, il figure un étui d'un blanc opaque, ouvert au sommet d'un pore rond, très régulier, sur le bord duquel adhère une calotte qui faisait opercule. Au lieu de se rompre au hasard sous la poussée ou sous les cisailles du nouveau-né, il s'ouvre de lui-même suivant une ligne de moindre résistance expressément préparée. Le Grillon sort, pareil au diablotin d'une boîte à surprise. Lui parti, la coque reste gonflée, lisse, intacte, d'un blanc pur, avec la îalotte operculaire appendue à l'embouchure. L'œuf de l'oiseau grossièrement se i02 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES casse sous les heurts d'une verrue, venue exprès au bout du bec du nouveau-né; celui du Grillon, d'un mécanisme supérieur, s'ouvre ainsi qu'un étui d'ivoire. La poussée du front suffit pour en faire jouer la charnière. Le jeune Grillon, tout pâle, presque blanc, s'escrime contre la terre qui le surmonte. Il cogne de la mandibule; il balaye, il refoule en arrière par des ruades l'obstacle poudreux, de résistance nulle. Le voici à la surface, dans les joies du soleil et dans les périls de la mêlée des vivants, lui si débile, guère plus gros qu'une puce. En vingt-quatre heures, il se colore et devient superbe négrillon dont l'ébène rivalise avec celle de l'adulte. De sa pâleur initiale il lui reste un blanc ceinturon qui cerne la poitrine et fait songer à la lisière de la prime enfance. Très alerte, il sonde l'espace avec ses longues antennes vibrantes; il trottine, il bondit par élans que ne lui permettra plus l'obésité future. En août, le jeune Grillon déjà grandelet, tout noir comme l'adulte, sans vestige aucun du ceinturon blanc des premiers jours, n'a pas encore de domicile. L'abri d'une feuille morte, le couvert d'une pierre plate lui suffisent, tentes de nomade insoucieux du point où il prendra repos. Jusque vers le milieu de l'automne, le vagabondage persiste. C'est sur la fin d'octobre, à l'approche des premiers froids, que le terrier est entrepris. Le mineur gratte avec les pattes antérieures; il fait emploi des pinces mandibulaires pour extraire les graviers volumineux. Je le vois trépigner de ses fortes pattes d'arrière, à double rangée d'épines ; je le vois râteler, balayer à reculons les déblais et les étaler en un plan incliné. Toute la méthode est là. Le travail marche d'abord assez vite. En une séance d'une paire d'heures, l'excavateur disparaît sous terre. Par intervalles, il revient à l'orifice, toujours à reculons et toujours balayant. Si la fatigue le gagne, il stationne sur le seuil du logis ébauché, la tête en dehors, les antennes mollement vibrantes. Il rentre, il reprend la besogne des pinces et des râteaux. Le plus pressé est fait. Avec une paire de pouces, le gîte suffit aux besoins du moment. Le reste sera ouvrage de longue haleine, repris à loisir, un peu chaque jour, rendu plus profond et plus large à mesure que l'exigent le» rudesses de la saison et la croissance de l'habitant. L'hiver même, si le temps est doux, si le soleil rit à l'entrée de la demeure, il n'est pas rare de surprendre le Grillon amenant au dehors des déblais, signe de réparation et de nouvelles fouilles. Au milieu des joies printanières se poursuit encore l'entretien de l'immeuble, constamment restauré, perfectionné, jusqu'au décès du propriétaire. Avril finit, et le chant commence, rare d'abord ot par solos discrets, bientôt LE GRILLON ,03 symphonie générale où chaqnn niotlo de gazon a son exéciilant. .lo mettrais volontiers le Grillon en tète des choristes du renouveau. Dans nos giirriguos, lors des fêtes du thym et de la lavande en fleur, il a pour associée l'alouette huppée, fusée lyrique qui monte, le gosier gonflé de notes, et de là-haut, invi- sible dans les nuées, verse sur les guérets sa douce cantilène. D'en bas lui répond la mélopée des Grillons. C'est monotone, dépourvu d'art, mais combien conforme, par sa naïveté, à la rustique allégresse des choses renouvelées! C'est l'hosanna de l'éveil, le saint alléluia compris du grain qui germe et de l'herbe qui pousse. En ce duo, à qui la palme? Je la donnerais au Grillon. Il domine par son nombre et sa note continue. L'Alouette se tairait, que les champs glauques des lavandes, balançant au soleil leurs encensoirs camphrés, recevraient de lui seul, le modeste, solennelle célébration. LES NOCES DU GRILLON Écoutons sa musique. C'est au seuil du logis, dans les allégresses du soleil, jamais à l'intérieur que chante le Grillon. Les élytres, relevées en double plan incliné et ne se recouvrant alors qu'en partie, stridulent leur cri-cri avec des douceurs de trémolo. C'est plein, sonore, bien cadencé et de durée indéfinie. Ainsi se charment, tout le printemps, les loisirs de la solitude. L'anachorète chante d'abord pour lui. Enthousiasmé de vivre, il célèbre le soleil qui le visite, le gazon qui le nourrit, la paisible retraite qui l'abrite. Dire les félicités de la vie est le premier mobile de son archet. Le solitaire chante aussi pour les voisines. Curieuse scène, ma foi, que les noces du Grillon. Les deux sexes sont domiciliés à part et tous deux casaniers à l'extrême. A qui revient de se déplacer? L'appelant va-t-il trouver l'appelée? Est-ce l'appelée qui vient chez l'appelant? Si le son est le seul guide entre demeures largement distantes, il est de nécessité que la muette aille au rendez-vous du bruyant. Mais pour sauver la bienséance, je me figure que le Grillon a des moyens spéciaux qui le guident vers la Grillonne silencieuse. Quand et comment se fait la rencontre? Je soupçonne que les choses se passent aux discrètes lueurs du crépuscule du soir et sur le seuil du logis de la belle, en cette esplanade sablée, en cette cour d'honneur qui précède l'entrée. Tel voyage, de nuit, à quelque vingt pas de distance, est pour le Grillon grave entreprise. Son pèlerinage accompli, comment retrouvera-t-il sa demeure, ,04 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES lui casanier, inexpert en topographie? Regagner ses pénates doit lui être impos- sible. Il erre, je le crains, à l'aventure, sans gîte. Faute de temps et de courage pour se creuser un nouveau terrier, sa sauvegarde, il périt misérablement, savoureuse bouchée du Crapaud en ronde nocturne. Sa visite à la Grillonne l'a exproprié, l'a tué. Que lui importe! lia accompli son devoir de Grillon. Entre prétendants, les rixes sont fréquentes, vives, mais sans gravité. Les deux rivaux se dressent l'un contre l'autre, se mordent au crâne, solide casque à l'épreuve des tenailles, se roulent, se relèvent, se quittent. Le vaincu détale au plus vite; le vainqueur l'insulte d'un couplet de bravoure; puis, modérant le ton, il vire, revire autour de la convoitée. Il fait le beau, le soumis. D'un coup de doigt, il ramène une antenne sous les mandibules, pour la friser, l'enduire de cosmétique salivaire. De ses longues pattes d'arrière, éperonnées et galonnées de rouge, il trépigne d'impatience, il lance des ruades dans le vide. L'émotion le rend muet. Ses élytres, en rapide trépidation néanmoins, ne sonnent plus ou ne rendent qu'un bruit de frôlement désordonné. Vaine déclaration. La Grillonne court se cacher derrière une brindille de thym. Elle écarte un peu le rideau cependant, et regarde, et désire être vue. Et fugit ad salices, et se cupit ante videri, disait délicieusement l'églogue, il y a deux mille ans. Le couple est formé. LE GARDE-MANGER DU CERCERIS ift LE GARDE-MANGER DU CERCEHIS LE CERCERIS GÉANT Le Cerceris géant est la plus grande et la plus robuste de cette espèce de Guêpes qui butinent solitairement au pied du mont Ventoux et qui nour- rissent leurs larves de proies, bien qu'elles ne vivent elles-mêmes que du suc des fleurs. La dernière quinzaine de septembre est l'époque où le Cerceris commence à creuser ses terriers et à y enfouir la proie destinée à ses larves. Il lui faut un sol vertical mais sec, un talus à pic ou le flanc d'un ravin exposé la plus grande partie du jour aux rayons du soleil. Ce n'est pas assez pour lui du choix de cet emplacement vertical : d'autres précautions sont prises pour se garantir des pluies inévitables de la saison déjà avancée. Si quelque lame de grès dur fait saillie en forme de corniche, si quelque trou, à y loger le poing, est naturellement creusé dans le sol, c'est là, sous cet auvent, au fond de cette cavité, qu'il pratique sa galerie, ajoutant ainsi un vestibule naturel à son propre édifice. Bien qu'il n'y ait entre eux aucune 108 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES espèce de communauté, ces insectes aiment cependant à se réunir en petit nombre; et c'est toujours par groupes d'une dizaine environ au moins que j'ai observé leurs nids, dont les orifices, le plus souvent assez distants l'un de l'autre, se rapprochent quelquefois jusqu'à se toucher. Par un beau soleil, c'est merveille de voir les diverses manœuvres de ces laborieux mineurs. Les uns, avec leurs mandibules, arrachent patiemment au fond de l'excavation quelques grains de gravier et en poussent la lourde masse au dehors; d'autres, grattant les parois de leur couloir avec les râteaux acérés des tarses, forment un tas de déblais qu'ils balaient au dehors à reculons, et qu'ils font ruisseler sur les flancs des talus en longs filets pulvérulents. D'autres, soit par fatigue, soit par suite de l'achèvement de leur rude tâche, semblent se reposer et lustrent leurs antennes et leurs ailes sous l'auvent naturel qui, le plus souvent, protège leur domicile; ou bien encore restent immobiles à l'orifice de leur trou, et monti'ent seulement leur large face carrée, bariolée de jaune et de noir. D'autres enfin, avec un grave bourdonnement, voltigent sur les buissons voisins du chêne au kermès, où les mâles, sans cesse aux aguets dans le voisinage des terriers en construction, ne tardent pas à les suivre. Des couples se forment, souvent troublés par l'arrivée d'un second mâle qui cherche à supplanter l'heureux possesseur. Les bourdonnements deviennent menaçants, des rixes ont lieu, et souvent les deux mâles se roulent dans la poussière jusqu'à ce que l'un des deux reconnaisse la supériorité de son rival. Non loin de là, la femelle attend, indifférente, le dénoûment de la lutte; enfin elle accueille le mâle que les hasards du combat lui ont donné, et le couple, s'envolant à perte de vue, va chercher la tranquillité sur quelque lointaine touffe de broussailles. Là se borne le rôle des mâles. De moitié plus petits que les femelles, et presque aussi nombreux qu'elles, ils rôdent çà et là, à proximité des terriers, mais sans y pénétrer, et sans jamais prendre part aux laborieux travaux de mine et aux chasses, peut-être encore plus pénibles, qui doivent approvisionner les cellules. En peu de jours, les galeries sont prêtes, d'autant plus que celles de l'année précédente sont employées de nouveau après quelques réparations. Le Cerceris géant est, en effet, fidèle à ses pénates. La lame de grès qui surplombe et servait d'auvent à ses prédécesseurs, il l'adopte à son tour; il creuse la même assise de sable qu'ont creusée ses ancêtres, et ajoutant ses propres travaux aux travaux antérieurs, il obtient des retraites profondes qu'on ne visite pas toujours sans difficulté. Le diamètre des galeries est assez large pour qu'on puisse y plonger *'t*^ 0. \,' un ClvRCKKIS (JKAXT LE GARDE-MANGER DU CERCERIS 109 le pouce, et l'insecte peut s'y mouvoir aisément, même lorsqu'il est chargé de la proie que nous lui verrons saisir. La victime que le Cerceris choisit pour alimenter ses larves est un Charançon, un Curculionite de grande taille, le Cléone ophtalmique. On voit le ravisseur arriver pesamment chargé, portant sa victime entre les pattes, ventre à ventre, tête contre tête, et s'abattre lourdement à quelque distance du trou, pour achever le reste du trajet sans le secours des ailes. Alors l'hyménoptère traîne pénible- ment sa proie avec les mandibules sur un plan vertical ou au moins très incliné, cause de fréquentes culbutes qui font rouler pêle-mêle le ravisseur et sa victime jusqu'au bas du talus, mais incapables de décourager l'infatigable mère qui, souillée de poussière, plonge enfin dans le terrier avec le butin dont elle ne s'est point dessaisie un instant. Si la marche avec un tel fardeau n'est point aisée pour le Cerceris, surtout sur un pareil terrain, il n'en est pas de même du vol dont la puissance est admirable, si l'on considère que la robuste bestiole emporte une proie presque aussi grosse et plus pesante qu'elle. En violant les cellules déjà approvisionnées, je n'ai pu réprimer mon étonnement en constatant que les Charançons que j'exhumais, quoique privés pour toujours du mouvement, étaient dans un parfait état de conservation. Fraîcheur des couleurs, souplesse des membranes et des moindres articulations, état normal des viscères, tout conspire à vous faire douter que ce corps inerte qu'on a sous les yeux soit un véritable cadavre, d'autant plus qu'à la loupe même il est impossible d'y apercevoir la moindre lésion; et, malgré soi, on s'attend à voir remuer, à voir marcher l'insecte d'un moment à l'autre. Bien plus : par des chaleurs qui, en quelques heures, auraient desséché et rendu friables des insectes morts d'une mort ordinaire, par des temps humides qui les auraient tout aussi rapidement corrompus et moisis, j'ai conservé, sans aucune précaution et pendant plus d'un mois, les mêmes individus, soit dans des tubes de verre, soit dans des cornets de papier; et, chose inouïe, après cet énorme laps de temps, les viscères n'avaient rien perdu de leur fraîcheur. En présence de pareils faits, on ne peut croire à une mort réelle; la vie est encore là,. vie latente et passive, la vie du végétal. Elle seule, luttant encore quelque temps avec avantage contre l'invasion destructive des forces chimiques, peut ainsi préserver l'organisme de la décomposition. La vie est encore là, moins le mouvement; et l'on a sous les yeux une merveille comme pourraient en produire le chloroforme et l'éther, une merveille reconnaissant pour cause les mysté- rieuses lois du système nerveux. Les fonctions de cette vie végétative sont ralenties, troublées sans doute; MO LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES mais enfin elles s'exercent sourdement dans ce profond sommeil qu'aucun réveil ne doit suivre, et qui, cependant, n'est pas encore la mort. Elle ne s'arrête que lorsque l'intestin ne renferme plus rien, comme le constate l'autopsie. Ayant mis dans un flacon cor^enant de la sciure de bois humectée de quelques gouttes de benzine des Charançons récemment exhumés et plongés dans une immobilité absolue, je n'ai pas été peu surpris de les voir un quart d'heure après remuer leurs antennes et leurs pattes. Cependant le mouvement est d'autant plus lent à se manifester que la victime est plus vieille. Comment s'opère le meurtre? Il est bien évident que l'aiguillon à venin du Cerceris doit jouer ici le premier rôle. Mais où et comment pénètre-t-il dans le corps du Charançon, couvert d'une dure cuirasse, dont les pièces sont si étroite- ment ajustées? Dans les individus atteints par le dard, rien, même à la loupe, ne trahit l'assassinat. Il faut donc constater, par un examen direct, les manœuvres meurtrières de l'Hyménoptère. Le drame commence, pour s'achever avec une inconcevable rapidité. L'Hymé- noptère se met face à face avec sa victime, lui saisit la trompe entre ses puis- santes mandibules, l'assujettit vigoureusement; et, tandis que le Curculionite se cambre sur les jambes, l'autre, avec les pattes antérieures, le presse avec effort sur le dos comme pour faire bâiller quelque articulation ventrale. On voit alors l'abdomen du meurtrier se glisser sous le ventre du Cléone, se recourber, et darder vivement à deux ou trois reprises son stylet venimeux à la jointure du prothorax, entre la première et la seconde paire de pattes. En un clin d'œil, tout est fait. Sans le moindre mouvement convulsif, sans aucune de ces pandicu- lations des membres qui accompagnent l'agonie d'un animal, la victime, comme foudroyée, tombe, pour toujours immobile. C'est terrible en même temps qu'admi- rable de rapidité. Puis le ravisseur retourne le cadavre sur le dos, se met ventre à ventre avec lui, jambes de çà, jambes de là, l'enlace et s'envole. Au point atteint, il est impossible d'apercevoir le plus léger signe de bles- sure, le moindre épanchement de liquides vitaux. Mais ce qui a surtout le droit de nous surprendre, c'est l'anéantissement si prompt et si complet de tout mou- vement. Ainsi, ces robustes Cléones qui, transpercés vivants d'une épingle et fixés sur la fatale planchette de liège du collectionneur d'insectes, se seraient démenés des jours, des semaines, que dis-je, des mois entiers, perdent à l'instant même tous leurs mouvements par l'effet d'une fine piqûre qui leur inocule une invisible gouttelette de venin. Mais la chimie ne possède pas de poison aussi actif à si minime dose; l'acide prussique produirait à peine ces effets, si toutefois il peut les produire. Aussi, n'est-ce pas à la toxicologie mais bien LE GARDE-MANGER DU CERCERIS m à la physiologie ci à ranaloniie qu'il faut s'adresser pour saisir la cause d'un anéantissement si foudroyant; ce n'est pas tant la haute énerji,ie du venin inoculé que l'importance de l'organe lésé qu'il faut considérer pour se rendre compte de ces merveilleux faits. Qu'y a-t-il donc au point où pénètre le dard? UN SAVANT TUEUR L'Hyménoptère vient de nous révéler en partie son secret en nous montrant le point qu'atteint son aiguillon. La question est-elle avec cela résolue? Pas encore, et de bien s'en faut. Revenons en arrière : oublions un instant ce que la bête vient de nous apprendre, et proposons-nous à notre tour le problème du Cerceris. Le problème est celui-ci : emmagasiner sous terre, dans une cellule, un certain nombre de pièces de gibier, qui puissent suffire à la nourriture de la larve, provenant de l'œuf pondu sur l'amas de vivres. Tout d'abord cet approvisionnement paraît chose bien simple; mais la réflexion ne tarde pas à y découvrir les plus graves difficultés. Notre gibier à nous est abattu par exemple d'un coup de feu : il est tué avec d'horribles bles- sures. L'Hyménoptère a des délicatesses qui nous sont inconnues : il veut une proie intacte, avec toutes ses élégances de forme et de coloration. Pas de membres fracassés, pas de plaies béantes, pas de hideux éventrements. Sa proie a toute la fraîcheur de l'insecte vivant; elle conserve, sans un grain de moins, cette fine poussière colorée, que déflore le simple contact de nos doigts. L'insecte serait-il mort, serait-il réellement un cadavre, quelle difficultés pour nous s'il fallait obtenir semblable résultat! Tuer un insecte par le brutal écrasement sous le pied est à la portée de tous; mais le tuer proprement, sans que cela y paraisse, n'est pas opération aisée, où chacun puisse réussir. Combien d'entre nous se trouveraient dans un insurmontable embarras s'il leur était proposé de tuer, à l'instant même, sans l'écraser, une bestiole à vie dure qui, même la tête arrachée, se débat longtemps encore! Il faut être entomologiste pratique pour songer aux moyens par l'asphyxie. Mais ici encore, la réussite serait douteuse avec les méthodes primitives par la vapeur de la benzine ou du soufre brûlé. Dans ce milieu délétère, l'insecte trop longtemps se démène et ternit sa parure. On doit recourir à des moyens plus héroïques, par exemple aux éma- nations terribles de l'acide prussique se dégageant lentement de bandelettes de H2 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES papier imprégnées de cyanure de potassium; ou bien encore, ce qui vaut mieux étant sans danger pour le chasseur d'insectes, aux vapeurs foudroyantes du sulfure de carbone. C'est tout un art, on le voit, un art appelant à son aide le redoutable arsenal de la chimie, que de tuer proprement un insecte, que de faire ce que le Cerceris obtient si vite, avec son élégante méthode, dans la supposition bien grossière où sa capture deviendrait en réalité cadavre. Un cadavre! mais ce n'est pas là du tout l'ordinaire des larves, petits ogres friands de chair fraîche, à qui gibier faisandé, si peu qu'il le fût, inspirerait insurmontable dégoût. Il leur faut viande du jour, sans fumet aucun, premier indice de la corruption. La proie néanmoins ne peut être emmagasinée vivante dans la cellule, comme nous le faisons des bestiaux destinés à fournir des vivres frais à l'équipage et aux passagers d'un navire. Que deviendrait, en effet, l'œuf délicat déposé au milieu de vivres animés. Que deviendrait la faible larve, vermisseau qu'un rien meurtrit, parmi de vigoureux Coléoptères remuant des semaines entières leurs longues jambes éperonnées. Il faut ici, contradiction qui paraît sans issue, il faut ici de toute nécessité l'immobilité de la mort et la fraîcheur d'entrailles de la vie. Devant pareil problème alimentaire, l'homme du monde, possédât-il la plus large instruction, resterait impuissant; l'ento- mologiste pratique lui-même s'avouerait inhabile. Le garde-manger du Cerceris défierait leur raison. Supposons donc une Académie d'anatomistes et de physiologistes; ima- ginons un congrès où la question soit agitée parmi les Flourens, les Magendie, les Claude Bernard. Pour obtenir à la fois immobilité complète et longue durée des vivres sans altération putride, la première idée qui surgira, la plus naturelle, la plus simple, sera celle de conserves alimentaires. On invoquera quelque liqueur préservatrice, on supposera d'exquises vertus antiseptiques à l'humeur venimeuse de l'Hyménoptère; mais ces vertus étranges resteront à démontrer. Une hypothèse gratuite, remplaçant l'inconnu de la conservation des chairs par l'inconnu du liquide conservateur, sera peut-être le dernier mot de la savante assemblée. Si l'on insiste, si l'on explique qu'il faut aux larves, non des conserves, qui ne sauraient avoir jamais les propriétés d'une chair encore palpitante, mais bien une proie qui soit comme vive malgré sa complète inertie, après mûre réflexion, le docte congrès arrêtera ses pensées sur la paralysie. — Oui, c'est bien cela! Il faut paralyser la bête; il faut lui enlever le mouvement, mais sans lui enlever la vie. — Pour arriver à ce résultat, le moyen est unique : léser, LE GARDE-MANGER DU CERCERIS 113 couper, détruire l'appareil nerveux de l'insecte en un ou plusieurs points habi- lement choisis. Où est-il cet appareil nerveux qu'il s'agit d'atteindre pour paralyser l'insecte sans le tuer néanmoins? L'insecte est comme un animal renversé, qui marcherait sur le dos; c'est-à-dire qu'au lieu d'avoir la moelle épinière en haut, il l'a en bas, le long de la poitrine et du ventre. C'est donc à la face inférieure, et à cette face exclusivement que devra se pratiquer l'opération sur l'insecte à paralyser. Cette difficulté levée, une autre se présente, autrement sérieuse. Armé de son scalpel, l'anatomiste peut porter la pointe de son instrument où bon lui semble, malgré des obstacles qu'il lui est loisible d'écarter. L'Hyménoptère n'a pas le choix. Sa victime est un Coléoptère solidement cuirassé; son bistouri est l'aiguillon, arme fine, d'extrême délicatesse, qu'arrêterait invinciblement l'armure de corne. Quelques points seuls sont accessibles au frêle outil, savoir les articulations, uniquement protégées par une membrane sans résistance. En outre, les articulations des membres, quoique vulnérables, ne remplissent pas le moins du monde les conditions voulues, car par leur voie pourrait tout au plus s'obtenir une paralysie locale, mais non une paralysie générale, embras- sant dans son ensemble l'organisme moteur. Sans lutte prolongée, qui pourrait lui devenir fatale, sans opérations répétées qui, trop nombreuses, pourraient compromettre la vie du patient, l'Hyménoptère doit abolir, en un seul coup si c'est possible, toute mobilité. Il lui est donc indispensable de porter son aiguillon sur des centres nerveux, foyer des facultés motrices, d'où s'irradient les nerfs qui se distribuent aux divers organes du mouvement. Or, ces foyers de la loco- motion, ces centres nerveux consistent en un certain nombre de noyaux ou ganglions, plus nombreux dans la larve, moins nombreux dans l'insecte parfait, et disposés sur la ligne médiane de la face inférieure en un chapelet à grains plus ou moins distants et reliés l'un à l'autre par un double ruban de substance nerveuse. Chez tous les insectes à l'état parfait, les ganglions dits thoraciques, c'est-à-dire ceux qui fournissent des nerfs aux ailes et aux pattes et président à leurs mouvements, sont au nombre de trois. Voilà les points qu'il s'agit d'atteindre. Leur action détruite d'une façon ou d'une autre, sera détruite aussi la possibilité de se mouvoir. Deux voies se présentent pour arriver à ces centres moteurs avec l'outil si faible de l'Hyménoptère, l'aiguillon. L'une est l'articulation du cou avec le corselet; l'autre est l'articulation du corselet avec la suite du thorax, entre la première et la seconde paire de pattes. La voie par l'articulation du cou ne is 114 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES convient guère : elle est trop éloignée des ganglions, eux-mêmes rapprochés de la base des pattes qu'ils animent. C'est à l'antre, uniquement à l'autre qu'il faut frapper. — Ainsi dirait l'Académie où les Claude Bernard éclaireraient la qut^stion des lumières de leur profonde science. — Et c'est là, précisément là, entre la première et la seconde paire de pattes, sur la ligne médiane de la face inférieure, que l'Hyménoptère plonge son stylet. Par quelle docte intelligence est-il donc inspiré? Choisir, pour y darder l'aiguillon, le point entre tous vulnérable, le point qu'un physiologiste versé dans la structure anatomique des insectes pourrait seul déterminer à l'avance, est encore fort loin de suffire : l'Hyménoptère a une difficulté bien plus grande à surmonter, et il la surmonte avec une supériorité qui vous saisit de stupeur. Les centres nerveux qui animent les organes loco- moteurs de l'insecte parfait sont, disons-nous, au nombre de trois. Ils sont plus ou moins distants l'un de l'autre; quelquefois, mais rarement, rapprochés entre eux. Enfin, ils possèdent une certaine indépendance d'action, de telle sorte que la lésion de l'un d'eux n'amène, immédiatement du moins, que la paralysie des membres qui lui correspondent, sans trouble dans les autres ganglions et les membres auxquels ces derniers président. Atteindre l'un après l'autre ces trois foyers moteurs, de plus en plus reculés en arrière, et cela par une voie unique, entre la première et la seconde paire de pattes, ne semble pas opération pra- ticable pour l'aiguillon, trop court, et d'ailleurs si difficile à diriger en de pareilles conditions. Il est vrai que certains Coléoptères ont les trois ganglions thoraciques très rapprochés, contigus presque; il en est d'autres chez lesquels les deux derniers sont complètement réunis, soudés, fondus ensemble. Il est aussi reconnu qu'à mesure que les divers noyaux nerveux tendent à se confondre et se centralisent davantage, les fonctions caractéristiques de l'animalité devien- nent plus parfaites, et par suite, hélas! plus vulnérables. Voilà vraiment la proie qu'il faut aux Cerceris. Ces Coléoptères à centres moteurs rapprochés jusqu'à se toucher, assemblés même en une masse commune et de la sorte solidaires l'un de l'autre, seront à l'instant même paralysés d'un seul coup d'aiguillon; ou bien, s'il faut plusieurs coups de lancette, les ganglions à piquer seront tous là, du moins, réunis sous la pointe du dard. Ces Coléoptères, proie éminemment facile à paralyser, quels sont-ils? Là est la question. Cette centralisation de l'appareil nerveux est l'apanage d'abord des Scarabéiens; mais la plupart sont trop gros : le Cerceris ne pourrait peut- être ni les attaquer, ni les emporter; d'ailleurs beaucoup vivent dans des ordures ou l'Hyménoptère, lui si propre, n'irait pas les chercher. Les centres LE GARDE-MANGER DU CERCERIS ^^^ moteurs très rapprochés se retrouvent encore chez les Histériens, qui vivent de matières immondes, au milieu des puanteurs cadavériques, et doivent par conséquent être abandonnés; chez les Scolytiens, qui sont de trop petite taille; et enfin chez les Buprestes et les Charançons. Quel jour inattendu au milieu des obscurités primitives du problème! Parmi le nombre immense de Coléoptères sur lesquels sembleraient pouvoir se porter les déprédations des Cerceris, deux groupes seulement, les Charançons et les Buprestes, remplissent les conditions indispensables. Ils vivent loin de l'infec- tion et de l'ordure, objets peut-être de répugnances invincibles pour le délicat chasseur; ils ont dans leurs nombreux représentants les tailles les plus variées, proportionnées à la taille des divers ravisseurs, qui peuvent ainsi choisir à leur convenance; ils sont beaucoup plus que tous les autres vulnérables au seul point où l'aiguillon de l'Hyménoptère puisse pénétrer avec succès, car en ce point se pressent, tous aisément accessibles au dard, les centres moteurs des pattes et des ailes. En ce point, pour les Charançons, les trois ganglions thoraciques sont très rapprochés, les deux derniers même sont contigus; en ce même point, pour les Buprestes, le second et le troisième sont confondus en une seule et grosse masse, à peu de distance du premier. Et ce sont précisément des Buprestes et des Charançons que nous voyons chasser, à l'exclusion absolue de tout autre gibier, par les Cerceris. 11 y a dans ce choix, comme n'en ferait pas de plus judicieux un savoir transcendant, un tel concours de difficultés supérieurement bien résolues, que l'on se demande si l'on n'est pas dupe de quelque illusion involontaire, si la plume n'a pas décrit des merveilles imaginaires. Un résultat scientifique n'est solidement établi que lorsque l'expérience, répétée de toutes les manières, est venue toujours le confirmer. Soumettons donc à l'épreuve expérimentale l'opé- ration physiologique que vient de nous enseigner le Cerceris géant. S'il est possible d'obtenir artificiellement ce que l'Hyménoptère obtient avec son aiguillon, savoir l'abolition du mouvement et la longue conservation de l'opéré dans un état de parfaite fraîcheur; s'il est possible de réaliser cette merveille avec les Coléoptères que chasse le Cerceris, ou bien avec ceux qui présentent une centralisation nerveuse semblable, tandis qu'on ne peut y parvenir avec les Coléoptères à ganglions distants, faudra-t-il admettre, si difficile que l'on soit en matière de preuves, que l'Hyménoptère a, dans les inspirations inconscientes de son instinct, les ressources d'une sublime science? Voyons donc c« que dit l'expérimentation. La manière d'opérer est des plus simples. 11 s'agit, avec une aiguille, ou, 116 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES ce qui est plus commode, avec la pointe bien acérée d'une plume métallique, d'amener une gouttelette de quelque liquide corrosif sur les centres moteurs thoraciques, en piquant légèrement l'insecte à la jointure du prothorax, en arrière de la première paire de pattes. Le liquide que j'emploie est l'ammo- niaque; mais il est évident que tout autre liquide ayant une action aussi éner- gique produirait les mêmes résultats. La plume métallique étant chargée d'ammoniaque comme elle le serait d'une très petite goutte d'encre, j'opère la piqûre. Les effets ainsi obtenus diffèrent énormément, suivant que l'on expé- rimente sur des espèces dont les ganglions thoraciques sont rapprochés, ou sur des espèces où ces mêmes ganglions sont distants. Pour la première caté- gorie, mes expériences ont été faites sur des Scarabéiens, sur des Buprestes, enfin sur des Charançons, en particulier sur le Cléone que chasse le héros de ces observations. Pour la seconde catégorie, j'ai expérimenté sur des Cara- biques et sur des Longicornes. Chez les Scarabées, les Buprestes et les Charançons, l'effet est iastantané; tout mouvement cesse subitement, sans convulsions, dès que la fatale goutte- lette a touché les centres nerveux. La piqûre du Cerceris ne produit pas un anéantissement plus prompt. Les Scarabées, les Buprestes et les Charançons piqués artificiellement, malgré leur immobilité complète, conservent pendant trois semaines, un mois et même deux, la parfaite flexibilité de toutes les arti- culations et la fraîcheur normale des viscères. En un mot, ils se comportent absolument comme les Coléoptères sacrifiés par le Cerceris ; il y a identité com- plète entre l'état où le ravisseur plonge ses victimes et celui qu'on produit, à volonté, en lésant les centres nerveux thoraciques avec de l'ammoniaque. Or, comme il est impossible d'attribuer à la gouttelette inoculée la conservation parfaite de l'insecte pendant un temps aussi long, il faut rejeter bien loin toute idée de liqueur antiseptique, et admettre que, malgré sa profonde immobilité, l'animal n'est pas réellement mort, qu'il lui reste encore une lueur de vie, main- tenant quelque temps encore les organes dans leur fraîcheur normale, mais les abandonnant peu à peu pour les laisser enfin livrés à la corruption. Chez les Coléoptères de la seconde catégorie, c'est-à-dire chez ceux dont les ganglions thoraciques sont distants l'un de l'autre, une piqûre d'ammoniaque ne produit, même chez les Carabiques de médiocre taille, que des convulsions violentes et désordonnées. Peu à peu l'animal se calme, et, après quelques heures de repos, il reprend ses mouvements habituels, ne paraissant avoir rien éprouvé. Les Longicornes sont plus sensibles à l'action de l'ammoniaque. L'inocu- lation de la gouttelette corrosive les plonge assez rapidement dans l'immobilité, LE GARDE-MANGER DU GERCE RI S 417 et, après quelques convulsions, l'animal paraît mort. Mais cette paralysie, qui aurait persisté dans les Scarabées, les Charançons et les Buprestes, n'est ici que momentanée : du jour au lendemain, les mouvements reparaissent, aussi éner- giques que jamais. Par les mêmes procédés, si efficaces sur les Coléoptères à ganglions rapprochés, il est donc impossible de provoquer une paralysie complète et persistante chez les Coléoptères à ganglions distants; on ne peut obtenir tout au plus qu'une paralysie momentanée se dissipant du jour au lendemain. La démonstration est décisive : les Cerceris ravisseurs de Coléoptères se conforment, dans leurs choix, à ce que pourraient seules enseigner la physio- logie la plus savante et l'anatomie la plus fine. Vainement on s'efforcerait de ne voir là que des concordances fortuites : ce n'est pas avec le hasard que s'expliquent de telles harmonies. LE SPHEX A AILES JAUNES LE SPHEX A AILES JAUNES LE TERRIER Sous leur robuste armure, impénétrable au dard, les insectes coléoptères n'offrent au ravisseur porte-aiguillon qu'un seul point vulnérable. Ce défaut de la cuirasse est connu du meurtrier, qui plonge là son stylet empoisonné et atteint du même coup les trois centres moteurs, en choisissant les groupes Charançons et Buprestes, dont l'appareil nerveux possède un degré suffisant de centralisation. Mais que doit-il arriver lorsque la proie est un insecte non cuirassé, à peau molle, que l'Hyménoptère peut poignarder ici ou là indif- féremment, au hasard de la lutte, en un point quelconque du corps? Y a-t-il encore un choix dans les coups portés? Pareil à l'assassin qui frappe au cœur pour abréger les résistances compromettantes de sa victime, le ravisseur suit-il la tactique des Cerceris et blesse-t-il de préférence les ganglions moteurs? Si cela est, que doit-il arriver lorsque ces ganglions sont distants entre eux, et agissent avec assez d'indépendance pour que la paralysie de l'un n'entraîne pas la paralysie des autres? A ces questions va répondre l'histoire d'un chasseur de Grillons, le Sphex à ailes jaunes. M i2S LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES C'est vers la fin du mois de juillet que le Sphex à ailes jaunes déchire le cocon qui l'a protégé jusqu'ici et s'envole de son berceau souterrain. Pendant tout le mois d'août, on le voit communément voltiger, à la recherche de quelque gouttelette mielleuse, autour des têtes épineuses du chardon-roland, la plus commune des plantes robustes qui bravent impunément les feux caniculaires de ce mois. Mais cette vie insouciante est de courte durée, car dès les premiers jours de septembre, le Sphex est à sa rude tâche de pionnier et de chasseur. C'est ordinairement quelque plateau de peu d'étendue, sur les berges élevées des chemins, qu'il choisit pour l'établissement de son domicile, pourvu qu'il y trouve deux choses indispensables : un sol aréneux facile à creuser et du soleil. Du reste aucune précaution n'est prise pour abriter le domicile contre les pluies de l'automne et les frimas de l'hiver. Un emplacement horizontal, sans abri, battu par la pluie et les vents, lui convient à merveille, avec la condition cependant d'être exposé au soleil. Aussi, lorsqu'au milieu de ses travaux de mineur, une pluie abondante survient, c'est pitié de voir, le lendemain, les galeries en construction bouleversées, obstruées de sable et finalement abandonnées. Rarement le Sphex se livre solitaire à son industrie; c'est par petites tribus de dix, vingt pionniers ou davantage que l'emplacement élu est exploité. Il faut avoir passé quelques journées en contemplation devant l'une de ces bourgades, pour se faire une idée de l'activité remuante, de la prestesse saccadée, de la brusquerie de mouvements de ces laborieux mineurs. Le sol est rapidement attaqué avec les râteaux des pattes antérieures. Un jeune chien ne met pas plus de fougue à fouiller le sol pour jouer. En même temps, chaque ouvrier entonne sa joyeuse chanson qui se compose d'un bruit strident, aigu, interrompu à de très courts intervalles, et modulé par les vibrations des ailes et du thorax. On dirait une troupe de gais compagnons se stimulant au travail par un rythme cadencé. Cependant le sable vole, retombant en fine poussière sur leurs ailes frémissantes. et le gravier trop volumineux, arraché grain à grain, roule loin du chantier. Si la pièce résiste trop, l'insecte se donne de l'élan avec une note aigre qui fait songer aux ahansi dont le fendeur de bois accompagne un coup de hache. Sous les efforts redoublés des tarses et des mandibules, l'antre ne tarde pas à se dessiner; l'animal peut déjà y plonger en entier. C'est alors une vive alternative de mouvements en avant pour détacher de nouveaux matériaux et de mouvements de recul pour balayer au dehors les débris. Dans ce va-et-vient précipité, le Sphex ne marche pas, il s'élance, comme poussé par un ressort; il bondit, l'abdomen palpitant, les antennes vibrantes, tout le corps enfin LE SPHEX A AILES JAUNES 1S3 animé d'une sonore trépidation. Voilà le mineur dérobé aux regards; on entend encore sous terre son infatigable chanson, tandis qu'on entrevoit, par intervalles, ses jambes postérieures, poussant à reculons une ondée de sable jusqu'à l'orifice du terrier. De temps à aulre, le Sphex interrompt son travail souterrain, soit pour venir s'épousseter au soleil, se débarrasser des grains de poussière qui, en s'introduisant dans ses fines articulations, gênent la liberté de ses mouvements, soit pour opérer dans les alentours une ronde de recon- naissance. Malgré ces interruptions, qui d'ailleurs sont de courte durée, dans l'intervalle de quelques heures la galerie est creusée, et le Sphex vient sur le seuil de sa porte chanter son triomphe et donner le dernier poli au travail, en effaçant quelques inégalités, en enlevant quelques parcelles terreuses dont son œil clairvoyant peut seul discerner les inconvénients. Aussitôt le terrier creusé, la chasse commence. Mettons à profit les courses lointaines de l'Hyménoptère, à la recherche du gibier, pour examiner le domicile. L'emplacement général d'une colonie de Sphex est, disons-nous, un terrain horizontal. Cependant le sol n'y est pas tellement uni qu'on n'y trouve quelques petits mamelons couronnés d'une touffe de gazon ou d'armoise, quelques plis consolidés par les maigres racines de la végétation qui les recouvrec'est sur le flanc de ces rides qu'est établi le repaire du Sphex. La galerie se compose d'abord d'une portion horizontale, de deux à trois pouces de profondeur, et servant d'avenue à la retraite cachée, destinée aux provisions et aux larves. C'est dans ce vestibule que le Sphex s'abrite pendant le mauvais temps; c'est là qu'il se retire la nuit et se repose le jour quelques instants, montrant seulement au dehors sa face expressive, ses gros yeux effrontés. A la suite du vestibule survient un coude brusque, plongeant plus ou moins obliquement à une profondeur de deux à trois pouces encore, et terminé par une cellule ovalaire d'un diamètre un peu plus grand et dont l'axe le plus long est couché suivant l'horizontale. Les parois de la cellule ne sont crépies d'aucun ciment particulier; mais, malgré leur nudité, on voit qu'elles ont été l'objet d'un travail plus soigné. Le sable y est tassé, égalisé avec soin sur le plancher, sur le plafond, sur les côtés, pour éviter des éboulements, et pour effacer les aspérités qui pourraient blesser le délicat épiderme de la larve. Enfin cette cellule communique avec le couloir par une entrée étroite, juste suffisante pour laisser passer le Sphex chargé de sa proie. Quand cette première cellule est munie d'un œuf et des provisions néces- saires, le Sphex en mure l'entrée, mais il n'abandonne pas encore son terrier. Une seconde cellule est creusée à côté de la première et approvisionnée de la 124 . LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES même façon; puis une troisième et quelquefois enfin une quatrième. C'est alors seulement que le Sphex rejette dans le terrier tous les déblais amassés devant la porte, et qu'il efface complètement les traces extérieures de son travail. Ainsi à chaque terrier correspondent ordinairement trois cellules, rarement quatre. Mais voici venir bruyamment un Sphex qui, de retour de la chasse, s'arrête sur un buisson voisin et soutient par une antenne, avec les mandibules, un volumineux Grillon, plusieurs fois aussi pesant que lui. Accablé sous le poids, un instant il se repose. Puis il reprend sa capture entre les pattes, et par un suprême effort, franchit d'un seul trait la largeur du ravin qui le sépare de son domicile. Il s'abat lourdement sur le plateau où je suis en observation, au milieu même d'une bourgade de Sphex. Le reste du trajet s'effectue à pied. L'Hyménoplère, que ma présence n'intimide en rien, est à califourchon sur sa victime, et s'avance, la tête haute et fière, tirant par une antenne, à l'aide de ses mandibules, le Grillon qui traîne entre ses pattes. Si le sol est nu, le transport s'effectue sans encombre; mais si quelque touffe de gramen étend en travers de la route à parcourir le réseau de ses stolons, il est curieux de voir la stupéfaction du Sphex lorsqu'une de ces cordelettes vient tout à coup à paralyser ses efforts; il est curieux d'être témoin de ses marches et contremarches, de ses tentatives réitérées, jusqu'à ce que l'obstacle soit surmonté, soit par le secours des ailes, soit par un détour habilement calculé. Le Grillon est enfin amené à destination, et se trouve placé de manière que ses antennes arrivent précisément à l'orifice du terrier. Le Sphex abandonne alors sa proie, et descend précipitamment au fond du souterrain. Quelques secondes après, on le voit reparaître, montrant la tête au dehors, et jetant un petit cri allègre. Les antennes du Grillon sont à sa portée; il les saisit et le gibier est prestement descendu au fond du repaire. LES TROIS COUPS DE POIGNARD C'est au moment où il va immoler le Grillon que le Sphex déploie ses savantes ressources, et on ne saurait imaginer spectacle plus dramatique. Je suis tout yeux, tout attention. Pour rien au monde, je ne céderais ma part du dramatique spectacle auquel je vais assister. Le Grillon effrayé s'enfuit en sautillant; le Sphex le serre de près, l'atteint, se précipite sur lui. C'est alors, au milieu de la poussière, un pêle-mêle confus, où tantôt vainqueur, tantôt vaincu, chaque UU SPIIICX A AII,lvS JAUNES LE SPHEX A AILES JAUNES 125 champion occupe tour à tour le dessus ou le dessous dans la lutte. Le succès, un instant balancé, couronne enfin les efforts de l'agresseur. Malgré ses vigoureuses ruades, malgré les coups de tenaille de ses mandibules, le Grillon est terrassé, étendu sur le dos. Les dispositions du meurtrier sont bientôt prises. Il se met ventre à ventre avec son adversaire, mais en sens contraire, saisit avec les mandibules l'un ou l'autre des filets terminant l'abdomen du Grillon, et maîtrise avec les pattes de devant les efforts convulsifs des grosses cuisses postérieures. En même temps, ses pattes intermédiaires étreignent les flancs pantelants du vaincu, et ses pattes postérieures s'appuyant, comme deux leviers, sur la face, font largement bâiller l'articulation du cou. Le Sphex recourbe alors verticalement l'abdomen de manière à ne présenter aux mandibules du Grillon qu'une surface convexe insaisissable; et l'on voit, non sans émotion, son stylet empoisonné plonger une première fois dans le cou de la victime, puis une seconde fois dans l'articulation des deux segments antérieurs du thorax, puis encore vers l'abdomen. En bien moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, le meurtre est consommé, et le Sphex, après avoir réparé le désordre de sa toilette, s'apprête à charrier au logis la victime, dont les membres sont encore animés des frémissements de l'agonie. Arrêtons-nous un instant sur ce que présente d'admirable la tactique de guerre dont je viens de donner un pâle aperçu. La proie est armée de mandibules redoutables, capables d'éventrer l'agresseur si elles parviennent à le saisir; elle est pourvue de deux pattes vigoureuses, véritables massues hérissées d'un double rang d'épines acérées, qui peuvent tour à tour servir au Grillon pour bondir loin de son ennemi, ou pour le culbuter sous de brutales ruades. Aussi voyez quelles précautions de la part du Sphex, avant de faire manœuvrer son aiguillon. La victime, renversée sur le dos, ne peut, faute de point d'appui, faire usage, pour s'évader, de ses leviers postérieurs. Ses jambes épineuses, maîtrisées par les pattes antérieures du Sphex, ne peuvent non plus agir comme armes offensives; et ses mandibules, retenues à distance par les pattes postérieures de l'Hymé- noptère, s'entr'ouvrent menaçantes sans pouvoir rien saisir. Mais ce n'est pas assez pour le Sphex de mettre sa victime dans l'impossibilité de lui nuire; il lui faut encore la tenir si étroitement garrottée qu'elle ne puisse faire le moindre mouvement capable de détourner l'aiguillon des points où doit être instillée la goutte de venin; et c'est probablement dans le but de paralyser les mouvements de l'abdomen qu'est saisi l'un des filets qui le terminent. Non, si 128 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES une imagination féconde s'était donné le champ libre pour inventer à plaisir le plan d'attaque, elle n'eût pas trouvé mieux; et il est douteux que les athlètes des antiques palestres, en se prenant corps à corps avec un adversaire, eussent des attitudes calculées avec plus de science. Je viens de dire que l'aiguillon est dardé à plusieurs reprises dans le corps du patient : d'abord sous le cou, puis en arrière du prothorax, puis enfin vers la naissance de l'abdomen. C'est dans ce triple coup de poignard que se montrent, dans toute leur magnificence, l'infaillibilité, la science infuse de l'instinct. Rappelons d'abord les principales conséquences où nous a conduits la précédente étude sur le Cerceris. Les victimes des Hyménoptères dont les larves vivent de proie ne sont pas de vrais cadavres, malgré leur immobilité parfois complète. Chez elles, il y a simple paralysie totale ou partielle de« mouvements, il y a anéantissement plus ou moins complet de la vie animale; mais la vie végétative, la vie des organes de nutrition se maintient longtemps encore, et préserve de la décomposition la proie que la larve ne doit dévorer qu'à une époque assez reculée. Pour produire cette paralysie, les Hyménoptères chasseurs emploient précisément les procédés que la science avancée de nos jours pourrait suggérer aux physiologistes expérimentateurs, c'est-à-dire la lésion, au moyen de leur dard vénénifère, des centres nerveux qui animent les organes locomoteurs. On sait, en outre, que les divers centres ou ganglions de la chaîne nerveuse des animaux articulés sont, dans une certaine limite, indépendants les uns des autres dans leur action ; de telle sorte que la lésion de l'un d'eux n'entraîne, immédiatement du moins, que la paralysie du segment correspondant; et ceci est d'autant plus exact que les divers ganglions sont plus séparés, plus distants l'un de l'autre. S'ils sont, au contraire, soudés ensemble, la lésion de ce centre commun amène la paralysie de tous les segments où se distribuent ses ramifications. C'est le cas qui se présente chez les Buprestes et les Charançons, que les Cerceris paralysent d'un seul coup d'aiguillon dirigé vers la masse commune des centres nerveux du thorax. Mais ouvrons un Grillon. Qu'y trouvons-nous pour animer les trois paires de pattes? On y trouve ce que le Sphex savait fort bien avant les anatomistes : trois centres nerveux largement distants l'un de l'autre. De là, la sublime logique de ses coups d'aiguillon réitérés à trois reprises. Science superbe, humiliez-vous! Non plus que les Charançons atteints par le dard des Cerceris, les Grillons sacrifiés par le Sphex à ailes jaunes ne sont réellement morts, malgré des apparences qui peuvent en imposer. En effet, si l'on observe assidûment un Grillon étendu sur le dos, une semaine, quinze jours même et davantage après LE SPHEX A AILES JAUNES 127 le meurtre, on voit, à de longs intervalles, l'abdomen exécuter de profondes pulsations. Assez souvent on peut constater encore quelques frémissements dans les palpes, et des mouvements très prononcés de la part des antennes ainsi que des filets abdominaux, qui s'écartent en divergeant, puis se rapprochent tout à coup. En tenant les Grillons sacrifiés dans des tubes de verre, je suis parvenu à les conserver pendant un mois et demi avec toute leur fraîcheur. Par conséquent les larves de Sphex, qui vivent moins de quinze jours avant de s'enfermer dans leurs cocons, ont, jusqu'à la fin de leur banquet, de la chair fraîche assurée. La chasse est terminée. Les trois ou quatre Grillons qui forment l'appro- visionnement d'une cellule sont méthodiquement empilés, couchés sur le dos, la tête au fond de la cellule, les pieds à l'entrée. Un œuf est pondu sur l'un d'eux. 11 reste à clore le terrier. Le sable provenant de l'excavation el amassé devant la porte du logis est prestement balayé à reculons dans le couloir. De temps en temps, des grains de gravier assez volumineux sont choisis un à un, en grattant le tas de déblais avec les pattes de devant, et transportés avec les mandibules pour consolider la masse pulvérulente. S'il n'en trouve pas de convenable à sa portée, l'Hyménoptère va à leur recherche dans le voisinage, et paraît en faire un choix scrupuleux, comme le ferait un maçon des maîtresses pièces de sa construction. Des drbris végétaux, de menus fragments de feuilles sèches sont également employés. En peu d'instants, toute trace extérieure de l'édifice souterrain a disparu, et si l'on n'a pas eu soin de marquer d'un signe l'emplacement du domicile, il est impossible à l'œil le plus attentif de le retrouver. Cela fait, un nouveau terrier est creusé, appro- visionné et muré autant de fois que le demande la richesse des ovaires. La ponte achevée, l'animal recommence sa vie insouciante et vagabonde, jusqu'à ce que les premiers froids viennent mettre fin à une vie si bien remplie. LA LARVE OU LE DRAME SOUTERRAIN L'œuf du Sphex à ailes jaunes est blanc, allongé, cylindrique, un peu courbé en arc, et mesure de trois à quatre millimètres en longueur. Au lieu d'être pondu au hasard, sur un point quelconque de la victime, il est, au contraire, déposé sur un point privilégié et invariable; enfin il est placé en travers de la poitrine du Grillon, un peu par côté, entre la première et la seconde paire de pattes. Il faut que le point choisi présente quelque particularité d'une haute 128 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES importance pour la sécuriLé de la jeune larve, puisque je ne l'ai jamais vu varier. L'éclosion a lieu au bout de trois ou quatre jours. Une tunique des plus délicates se déchire, et on a sous les yeux un débile vermisseau, transparent comme du cristal. La faible créature occupe la position même de l'œuf. Sa tête est comme implantée au point même où l'extrémité antérieure de l'œuf était fixée, et tout le reste du corps s'appuie simplement sur la victime sans y adhérer. On ne tarde pas à distinguer, par transparence, dans l'intérieur du vermisseau, des fluctuations rapides, des ondes qui marchent les unes à la suite des autres avec une mathématique régularité, et qui, naissant du milieu du corps, se propagent, les unes en avant, les autres en arrière. Ces mouvements ondula- toires sont dus au canal digestif, qui s'abreuve à longs traits des sucs puisés dans les flancs de la victime. Arrêtons-nous un instant sur un spectacle fait pour captiver l'attention. La proie est couchée sur le dos, immobile. Le vermisseau est perdu s'il vient à être arraché du point où il puise la vie; tout est fini pour lui s'il fait une chute, car dans sa débilité et privé qu'il est des moyens de se mouvoir, comment retrouvera-t-il le point où il doit s'abreuver? Un rien suffit à la victime pour se débarrasser de l'animalcule qui lui ronge les entrailles, et la gigantesque proie se laisse faire, sans le moindre frémissement de protestation. Je sais bien qu'elle est paralysée, qu'elle a perdu l'usage des pattes, sous l'aiguillon de son meurtrier; mais encore, récente comme elle est, conserve-t-elle plus ou moins les facultés motrices et sensitives dans les régions non atteintes par le dard. L'abdomen palpite, les mandibules s'ouvrent et se referment, les filets abdominaux oscillent, ainsi que les antennes. Qu'adviendrait-il si le ver mordait en l'un des points encore impressionnables, au voisinage des mandibules, ou même sur le ventre qui, plus tendre et plus succulent, semblerait pourtant devoir fournir les premières bouchées du faible vermisseau? Mordu dans le vif, le Grillon aurait au moins quelques frémissements de peau; et cela suffirait pour détacher, pour faire choir l'infime larve, désormais perdue sans doute et exposée à se trouver sous la redoutable tenaille des mandibules. Mais il est une partie du corps où pareil danger n'est pas à craindre, la partie que l'Hyménoptère a blessée de son dard, enfin le thorax. Là et seulement là, sur une victime récente, l'expérimentateur peut fouiller avec la pointe d'une aiguille, percer de part en part, sans que le patient manifeste signe de douleur. Eh bien, c'est là aussi que l'œuf est invariablement pondu; c'est par là que la jeune larve entame toujours sa proie. Rongé en un point qui n'est plus apte LE SPHEX A AILES JAUNES 129 à la douleur, le Grillon reste donc immobile. Plus tard, lorsque le progrès de la plaie aura gagné un point sensible, il se démènera sans doute dans la mesure de ce qui lui est permis; mais il sera trop tard : sa torpeur sera trop profonde, et d'ailleurs l'ennemi aura pris des forces. Ainsi s'explique pourquoi l'œuf est déposé en un point invariable, au voisinage des blessures faites par l'aiguillon, sur le thorax enfin, non au milieu, où la peau serait peut-être trop épaisse pour le vermisseau naissant, mais de côté, vers la jointure des pattes, où la peau est bien plus fine. Quel choix judicieux, quelle logique de la part de la mère lorsque, sous terre, dans une complète obscurité, elle discerne sur la victime et adopte le seul point convenable pour son œuf! En peu de jours, la jeune larve a creusé dans la poitrine de la victime un puits suffisant pour y plonger à demi. Il n'est pas rare de voir alors le Grillon, mordu au vif, agiter inutilement les antennes et les filets abdominaux, ouvrir et fermer à vide les mandibules, et même remuer quelque patte. Mais l'ennemi est en sûreté et fouille impunément ses entrailles. Quel épouvantable cauche- mar pour le Grillon paralysé! LE SCORPION BLANC LE SCORPION BLANC LA DEMEURE C'est un taciturne, de mœurs occultes, de fréquentation sans agrément, si bien que son histoire, en deiiors des données anatomiques, se réduit de peu s'en faut à rien. Nul mieux que lui cependant, parmi les animaux segmentés, ne mériterait les détails d'une biographie. De tout temps il a frappé l'imagina- tion populaire, au point d'être inscrit dans les signes du zodiaque. La crainte a fait les dieux, disait Lucrèce. Divinisé par l'effroi, le Scorpion est glorifié dans le ciel par un groupe d'étoiles, et dans l'almanach par le symbole du mois d'octobre. Essayons de le faire parler. Ses lieux préférés sont les cantonnements pauvres de végétation, où le roc émergé en feuillets verticaux se calcine au soleil, se déchausse par le fait des intempéries et finit par crouler en plaques. On l'y rencontre d'ordinaire par colonies largement distantes, comme si les membres d'une même famille, émigrant à la ronde, devenaient tribu. Ce n'est pas sociabilité, de bien s'en faut. Intolérants à l'excès et passionnés de solitude, ils occupent constamment seuls leur abri. Vainement je les fréquente, il ne m'arrive jamais den rencontrer 13i LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES deux sous la même pierre; ou, pour plus d'exactitude, quand il y en a deux, l'un est en train de manger l'autre. Le gîte est très sommaire. Retournons les pierres, en général plates et de quelque étendue. La présence du Scorpion se dénote par une niche de l'ampleur d'un fort col de bouteille et de la profondeur de quelques pouces. Se baissant, on voit d'habitude le maître de céans sur le seuil de sa demeure, les pinces étalées et la queue en posture de défense. D'autres fois, propriétaire d'une cellule plus profonde, l'ermite est invisible. Pour l'amener au jour, il faut l'emploi d'une petite houlette de poche. Le voici qui relève et brandit son arme. Gare aux doigts! Le vulgaire Scorpion noir, répandu dans la majeure partie de l'Europe méridionale, est connu de tous. Il fréquente les lieux obscurs, au voisinage de nos habitations; dans les journées pluvieuses de l'automne, il pénètre chez nous, parfois même sous les couvertures de nos lits. L'odieuse bête nous vaut plus d'effroi que de mal. Surfaite de renommée, elle est plus répugnante que dangereuse. Bien plus à craindre et bien moins connu de chacun, le Scorpion langue- docien est cantonné dans les provinces méditerranéennes. Loin de rechercher nos habitations, il se tient à l'écart, dans les solitudes incultes. A côté du noir, c'est un géant qui, parvenu à sa pleine croissance, mesure de huit à neuf centi- mètres de longueur. Sa coloration est le blond de la paille fanée. La queue, en réalité ventre de l'animal, est une série de cinq articles prismatiques, sortes de tonnelets dont les douves se rejoignent en crêtes ondu- leuses, semblables k des chapelets de perles. Pareils cordons couvrent le bras et l'avant-bras des pinces et les taillent en longues facettes. D'autres courent sinueusement sur le dos et simulent les joints d'une cuirasse dont les pièces seraient assemblées par un capricieux grènetis. De ces saillies à grains résulte une sauvage robusticité d'armure, caractéristique du Scorpion languedocien. On dirait l'animal façonné par éclats à coups de doloire. La queue se termine par un sixième article vésiculaire et lisse. C'est la gourde où s'élabore et se tient en réserve le venin, redoutable liquide semblable d'aspect à de l'eau. Un dard courbe, rembruni et très aigu, termine l'appareil. Un pore, qui demande la loupe pour être aperçu, bâille à quelque distance de la pointe. Par là se déverse, dans la piqûre, l'humeur venimeuse. Le dard est très dur et très acéré. Par le fait de sa forte courbure, le dard dirige sa pointe eu bas lorsque la queue est étalée en ligne droite. Pour faire usage de son arme, le Scorpion LE SCORPION BLANC 135 doit donc la relever, la retourner et frapper de bas en haut. C'est, en effet, son invariable tactique. La queue se recourbe sur le dos de la bête et vient en avant larder l'adversaire que maîtrisent les pinces. L'animal est d'ailleurs presque toujours dans cette posture; qu'il marche ou qu'il soit en repos, il (onvolute la queue sur l'échiné. Bien rarement il la traîne, débandée en ligne droite. Les pinces, mains buccales rappelant les grosses pattes de l'Écrevisse, sont des organes de bataille et d'information. S'il progresse, l'animal les tend en avant, les deux doigts ouverts, pour prendre avis des choses rencon- trées. S'il faut poignarder un adversaire, les pinces l'appréhendent, l'immo- bilisent, tandis que le dard opère par-dessus le dos. Enfin, s'il faut grignoter longtemps un morceau, elles font office de mains et maintiennent la proie à la portée de la bouche. Jamais elles ne sont d'usage soit pour la marche, soit pour la stabilité, soit pour le travail d'excavation. Ce rôle revient aux véritables pattes. Brusquement tronquées, elles se terminent par un groupe de griffettes courbes et mobiles, en face desquelles se dresse une brève pointe fine, faisant en quelque sorte office de pouce. Des cils rudes couronnent le moignon. Le tout constitue un excellent grappin qui nous explique l'aptitude du Scorpion à grimper le long d'un mur vertical, malgré sa lourdeur et sa gaucherie. Les yeux, au nombre de huit, sont répartis en trois groupes. Au milieu de cette bizarre pièce qui est à la fois la tête et la poitrine, brillent côte à côte deux gros yeux très convexes, apparemment yeux de myope à cause de leur forte convexité. Une crête de nodosités rangées en ligne sinueuse leur sert de sourcil et leur donne aspect farouche. Leur axe, dirigé à peu près horizontalement, ne peut guère leur permettre que la vision latérale. Même remarque au sujet des deux autres groupes, composés chacun de trois yeux, fort petits et situés bien plus avant, presque sur le bord de la brusque troncature qui fait voûte au-dessus de la bouche. A droite comme à gauche, les trois minimes lentilles sont rangées sur une brève ligne droite et dirigent leur axe latéralement. En somme, dans les petits yeux comme dans les gros, disposition peu avantageuse pour y voir clair en avant de soi. Très myope et d'ailleurs louchant de façon outrée, comment fait le Scor- pion pour se diriger? Comme l'aveugle, il va à tâtons; il se guide avec les mains, c'est-à-dire avec les pinces, qu'il porte étalées en avant et les doigts ouverts pour sonder l'étendue. Les pinces, malgré leur vigueur, ne prennent jamais part au travail d'eica- 136 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES vation, ne s'agirait-il que d'extraire un grain de sable. Réservées pour le service de la bouche, de la bataille et surtout de l'information, elles perdraient l'exquise sensibilité de leurs doigts en cette grossière besogne. Soulevons la pierre. A la profondeur de trois ou quatre pouces plonge le gîte, le terrier, fréquenté de nuit, souvent aussi de jour si le temps est mauvais. Parfois un coude brusque dilate le réduit en chambre spacieuse. En avant du manoir, immédiatement sous la pierre, est le vestibule. Là, de jour, aux heures d'un soleil ardent, se tient de préférence le solitaire, dans les béatitudes de la chaleur doucement tamisée par la pierre. Dérangé de ce bain thermique, suprême félicité, il brandit sa queue noueuse et vite rentre chez lui, à l'abri de la lumière et des regards. Remettons la pierre en place et revenons un quart d'heure après. Nous le trouverons de nouveau sur le seuil de la caverne, tant il y fait bon lorsqu'un soleil généreux chauffe la toiture. L'ALIMENTATION Malgré son arme terrible, signe probable de brigandage et de goinfrerie, le Scorpion languedocien est un mangeur d'extrême frugalité. Lorsque je le visite chez lui, parmi les rocailles des collines voisines, je fouille avec soin ses repaires dans l'espoir d'y trouver les reliefs d'une ripaille d'ogre, et je n'y rencontre que les miettes d'une collation d'ermite; habituellement même je n'y récolte rien du tout. Quelques élytres vertes d'une Punaise des bois, des ailes de Fourmi-Lion adulte, des anneaux disjoints d'un chétif Criquet, à cela se bornent mes relevés. Je m'attendais à mieux. Telle brute, me disais-je, si bien armée pour la bataille, ne se contente pas de bagatelles; ce n'est pas avec une cartouche de dynamite que se charge la sarbacane pour abattre un oisillon ; ce n'est pas avec dard atroce que se poignarde une humble bestiole. Le manger doit consister en venaison puissante. Je me trompais. Si terriblement outillé, le Scorpion est un vénateur fort médiocre. C'est de plus un poltron. Rencontrée en chemin, une petite Mante éclose du jour lui cause de l'émoi. Un Papillon du chou le met en fuite rien qu'en battant le sol de ses ailes tronquées; l'inoffensif estropié en impose à sa couar- dise. Il faut le stimulant de la faim pour le décider à l'attaque. Lorsqu'en avril l'appétit commence à lui venir, il lui faut, comme aux Arai- LE SCORPION BLANC 137 gnées, proie vivante, assaisonnée de sang non encore figé; il lui faut morceau qui palpite des frémissements de l'agonie. Jamais sur un cadavre il ne porte la dent. La pièce, en outre, doit être tendre et de petit volume : comme l'humble Criquet ou tel petit Coléoptère aux élytres molles. J'assiste au repas. Voici que le Scorpion sournoisement s'avance vers l'insecte, immobile sur le sol. Ce n'est pas une chasse, c'est une cueillette. Ni hâte ni lutte ; nul mouveipient de la queue, nul usage de l'arme venimeuse. Du bout de ses mains à deux doigts, placidement le Scorpion happe la pièce; les pinces se replient, ramènent le morceau à la portée de la bouche et l'y main- tiennent, les deux à la fois, tant que dure la consommation. Le mangé, plein de vie, se débat entre les mandibules, ce qui déplaît au mangeur, ami des grignotements tranquilles. Alors le dard s'incurve au-devant de la bouche ; tout doucement il pique, il repique l'insecte et l'immobilise. La mastication reprend tandis que l'aiguillon continue de tapoter, comme si le consommateur s'ingurgitait le morceau à petits coups de fourchette. Enfin la pièce, patiemment broyée et rebroyée des heures entières, est une pilule aride que l'estomac refuserait; mais ce résidu est tellement engagé dans le gosier que le repu ne parvient pas toujours à le rejeter de façon directe. Il faut l'intervention des pinces pour l'extirper du défilé buccal. Du bout des doigts, l'une d'elles saisit la pilule, délicatement l'extrait de l'avaloir et la laisse tomber à terre. Le repas est fini; de longtemps il ne recommencera. Par un brusque revirement, en avril et mai le frugal se fait goinfre et se livre à de scandaleuses ripailles. Bien des fois alors il m'arrive de trouver sous sa tuile un Scorpion dévorant son confrère en parfaite quiétude, comme il le ferait d'un vulgaire gibier. Tout y passe, moins, d'habitude, la queue, qui reste appendue des journées entières à l'avaloir du repu, et finalement se rejette comme à regret. Il est à présumer que l'ampoule à venin, terminant le morceau, n'est pas étrangère à ce refus. Peut-être l'humeur venimeuse est-elle de saveur déplaisante au goût du consommateur. A part ce résidu, le dévoré disparaît en entier dans un ventre dont la capacité semble inférieure, en volume, à la chose engloutie. 11 faut un estomac de haute complaisance pour loger telle pièce. Avant d'être broyé et tassé, le contenu dépasserait le contenant. En dehors de ces ripailles, le Scorpion est un sobre et, tout en conservant son activité, il est capable de supporter le manque de nourriture les trois quarts de l'année. 18 188 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Une Chenille dont la vie est de quelques jours continuellement brouté pour amasser la matière du futur Papillon ; son dévorant appétit supplée à la brièveté du banquet. Comment fait-il, lui, pour thésauriser tant de substance avec des miettes largement espacées? 11 doit accumuler à la faveur d'une exceptionnelle longévité. Évaluer approximativement sa durée n'offre pas difficulté sérieuse. Les pierres retournées à diverses époques nous donnent la réponse aussi bien que le feraient les archives d'un état civil. J'y constate, sous le rapport de la taille, cinq catégories de Scorpions. Les moindres mesurent un centimètre et demi de longueur; les plus gros en mesurent neuf. Entre ces deux extrêmes, s'éche- lonnent, très distinctes, trois grandeurs. A n'en pas douter, chacune de ces catégories correspond à une année de différence dans l'âge; peut-être même à plus. Le Scorpion languedocien a donc le privilège d'une verte vieillesse; il vit cinq années et probablement davantage. Il a le loisir, on le voit, de se faire gros avec des miettes. Grossir n'est pas tout, il faut agir. Les miettes se répéteront, il est vrai, mais toujours si parcimonieuses et à des intervalles si éloignés, qu'on en vient à se demander quel est vraiment ici le rôle du manger. Mes Scorpions, petits et grands, soumis à l'abstinence rigoureuse, donnent particulièrement à réflé- chir. Toutes les fois que je les trouble dans leur repos, ce dont ma curiosité ne se prive guère, ils se meuvent guillerets, brandissent la queue, piochent le sable, le balayent, le déplacent; bref, ils font des kilogrammètres, suivant l'expression mécanique; et cela dure des huit, des neuf mois. Pour suffire à pareil travail, que dépensent-ils matériellement? Rien. L'idée vient alors de réserves nutritives, d'économies adipeuses amassées dans l'orga- nisme. Pour suffire à la dépense de force, l'animal se consumerait lui-même. Mais l'animal serait-il en entier un combustible par excellence et brûlerait- il jusqu'au dernier atome, le total de la chaleur dégagée serait loin d'équivaloir au total des résultats mécaniques. Nos usines ne mettent pas en branle une machine, l'année durant, avec une motte de houille pour toute provision. Alors un soupçon nous vient. Les animaux d'organisation très différente de la nôtre, dépourvus d'une température propre déterminée par une oxydation active, seraient-ils régis par des lois biologiques immuables dans la série entière des vivants? Chez eux le mouvement serait-il toujours le résultat d'une com- bustion dont le manger fournirait les matériaux? Ne pourraient-ils emprunter, du moins en partie, leur activité aux énergies ambiantes, chaleur, électricité, lumière et autres, modes variés d'un même agent? LE SCORPION BLANC 139 Ces énergies sont l'âme du monde, l'insondable tourbillon qui met en branle l'univers matériel. Serait-ce alors idée paradoxale que de se figurer, dans certains cas, l'animal comme un accumulateur de haute perfection, capable de recueillir la chaleur ambiante, de la transmuter dans ses tissus en équivalent mécanique et de la restituer sous forme de mouvement? Ainsi s'entreverrait la possibilité de la bête agissant en l'absence d'un aliment énergétique matériel. Ah! La superbe trouvaille que fit la vie, lorsque, aux époques de la houille, elle inventa le Scorpion ! Agir sans manger, quel don incomparable s'il se fût généralisé! Que de misères, que d'ati'ocités supprimerait l'affranchissement des tyrannies du ventre! Pourquoi le merveilleux essai ne s'est-il pas continué, se perfectionnant dans les créatures d'ordre supérieur? Quel dommage que l'exemple de l'initiateur n'ait pas été suivi, en progression croissante! Aujour- d'hui peut-être, exemptée des ignominies de la mangeaille, la pensée, la plus délicate et la plus haute expression de l'activité, se referait de la fatigue avec un rayon de soleil. De l'antique don, plein de promesses non réalisées, certains détails se sont néanmoins propagés dans l'animalité entière. Nous vivons, nous aussi, de radiations solaires ; nous leur empruntons en partie nos énergies. L'Arabe, nourri d'une poignée de dattes, n'est pas moins actif que l'homme du Nord, gorgé de viandes et de bière; s'il ne se remplit pas aussi copieusement l'estomac, il a meilleure part au banquet du soleil. Tout bien considéré, le Scorpion puiserait donc dans la chaleur ambiante la majeure part de son aliment énergétique. Quant à l'aliment plastique, indis- pensable à l'accroissement, un peu plus tôt, un peu plus tard, son heure vient, annoncée par une mue. La rigide tunique se fend sur le dos; à l'aide d'un doux glissement, l'animal émerge de sa défroque, devenue trop étroite. Alors se fait impérieux le besoin de manger, ne serait-ce que pour suffire aux dépenses de la peau neuve. LE VENIN Pour l'attaque de la menue proie, son habituelle nourriture, le Scorpion ne fait guère usage de son arme. 11 saisit l'insecte des deux pinces et tout le temps le maintient de la sorte à la portée de la bouche, qui doucement gri- gnote. Parfois, si le dévoré se démène et trouble la consommation, la queue 140 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES s'incurve et vient à petits coups immobiliser le patient. En somme, le dard n'a qu'un rôle fort secondaire dans l'acquisition du manger. Il n'est vraiment utile à l'animal qu'en un moment de péril, en face d'un ennemi. Parmi les habitués des pierrailles, qui donc oserait l'attaquer. Pour juger de la violence de son venin, je me suis imaginé de le mettre en présence de la Lycose de Narbonne, la redoutable Araignée des Garrigues. Qui des deux, pareillement outillés en crocs venimeux, aura le dessus et mangera l'autre? Si la Lycose est moins robuste, elle a pour elle la prestesse qui lui permet de bondir et d'attaquer à l'improviste. Avant que l'assailli, lent à la riposte, se soit mis en posture de bataille, l'autre aura fait son coup et fuira devant le dard brandi. Les chances sembleraient être en faveur de l'alerte Aranéide. Les événements ne répondent pas à ces probabilités. Aussitôt l'adversaire aperçu, la Lycose se dresse à demi, ouvre ses crocs où perle une gouttelette de venin et attend, intrépide. A petits pas et les pinces tendues en avant, le Scorpion s'approche. De ses mains à deux doigts, il saisit, il immobilise l'Araignée, qui désespérément proteste, ouvre et ferme ses crochets sans pouvoir mordre, maintenue qu'elle est à distance. La lutte est impossible avec tel ennemi, muni de longues tenailles, qui maîtrisent de loin, empêchent d'appro- cher. Sans lutte aucune, le Scorpion courbe donc la queue, la ramène au delà du front, et plonge le dard, tout à son aise, dans la noire poitrine de la patiente. Ce n'est pas ici le coup instantané de la Guêpe et des autres bretteurs à quatre ailes; l'arme, pour pénétrer, exige certain effort. La queue noueuse pousse en oscillant un peu ; elle vire et revire le dard ainsi que le pratiquent nos doigts pour faire entrer une pointe dans un milieu de quelque résistance. La trouée faite, l'aiguillon reste un moment dans la plaie, sans doute pour donner au venin le temps d'une large émission. Le résultat est foudroyant. Aussitôt piquée, la robuste Lycose rassemble ses pattes. Elle est morte. Écraserait-on la bête sous le pied, que l'inertie ne serait pas plus soudaine. On dirait la Lycose terrassée par une décharge fulgurante. Manger le vaincu est de l'ègle, d'autant mieux que l'Aranéide dodue est venaison superbe comme il doit bien rarement en échoir dans les habituels domaines de chasse. Sur place et sans tarder, le Scorpion s'y attable, en com- mençant par la tête, formalité d'usage général avec n'importe quel gibier. Immobile, par menues bouchées, il gruge, il ingurgite. Tout se consomme, moins quelques tronçons des pattes, morceaux coriaces. La gargantuélique bombance dure les vingt-quatre heures. Le festin terminé, on se demande LE SCORPION BLANC Ul comment a disparu la pièce dans un ventre guère plus volumineux que la chose mangée. Il doit y avoir des aptitudes stomacales particulières chez ces consom- mateurs, qui, exposés à des jeûnes interminables, se gorgent à outrance lorsque l'occasion se présente. Je soupçonne le Scorpion de ne pas être indifférent à la capture d'une Mante religieuse, autre pièce de haut titre. Certes, il ne va pas la surprendre sur les broussailles, station habituelle de l'insecte ravisseur; ses moyens d'ascen- sion, excellents pour escalader une muraille, ne lui permettraient absolument pas la marche sur le branlant appui du feuillage. Il doit faire son coup lorsque la mère est en gésine, sur la fin de l'été. Il m'arrive assez fréquemment, en effet, de trouver le nid de la Mante religieuse appliqué à la face inférieure des blocs de pierre hantés par le Scorpion. Ce qui se passe alors, je ne l'ai jamais vu et probablement ne le verrai jamais; ce serait trop demander aux chances de la bonne fortune. Par artifice comblons cette lacune. Dans l'arène d'une terrine, le duel est provoqué entre le Scorpion et la Mante, choisis l'un et l'autre de belle taille. Au besoin, je les excite, je les pousse à la rencontre. Je sais déjà que tous les coups de queue ne portent réellement pas; bien des fois ce sont de simples taloches. Économe de son venin et dédaignant de piquer lorsqu'il n'y a pas urgence, le Scorpion repousse l'importun d'un brusque revers de la queue, sans faire usage de l'aiguillon. Dans les diverses épreuves ne compteront que les coups suivis d'une blessure saignante, preuve de la pénétration du dard. Happée des pinces, la Mante prend aussitôt la pose spectrale, les pattes à scies ouvertes et les ailes déployées en cimier. Ce geste d'épouvantail, loin d'avoir du succès, favorise l'attaque; le dard plonge entre les deux pattes ravisseuses, tout à la base, et quelque temps persiste dans la plaie. Quand il sort, une gouttelette de venin suinte encore à la pointe. A l'instant, la Mante replie les pattes en une convulsion d'agonie. En moins d'un quart d'heure, succède l'inertie complète. Les Papillons, à leur tour, comment se comportent-ils? Un Machaon, un Vulcain, atteints par le dard, à l'instant périssent. Descendons de quelques rangs dans la série des animaux segmentés, inter- rogeons la Scolopendre, le plus puissant de nos Myriapodes. Le dragon à vingt-deux paires de pattes n'est pas pour le Scorpion un inconnu. Il m'est arrivé de les trouver ensemble sous la même pierre. Le Scorpion était chez lui; l'autre, vagabondant de nuit, avait pris là refuge tem- 14S LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES poraire. Rien de fâcheux n'élail survenu de cette cohabitation. En est-il toujours ainsi? Nous allons voir. Je mets en présence les deux horreurs dans un ample bocal sablé. La Scolopendre tourne en longeant de près la paroi de l'arène. C'est un ruban onduleux, large d'un travers de doigt, long d'une douzaine de centimètres, annelé de ceintures verdàtres sur un fond couleur d'ambre. Les longues antennes vibrantes sondent l'étendue ; de leur extrémité, sensible ainsi qu'un doigt, elles rencontrent le Scorpion immobile. A l'instant, la bête affolée rétrograde. Le circuit la ramène à l'ennemi. Nouveau contact et nouvelle fuite. Mais le Scorpion est maintenant sur ses gardes, l'arc de la queue tendu et les pinces ouvertes. Revenue au point dangereux de sa piste circulaire, la Scolo- pendre est saisie des tenailles, au voisinage de la tête. En vain la longue bête à souple échine se contorsionne et enlace; imperturbable, l'autre ne serre que mieux des pinces; soubresauts, lacs noués et dénoués ne parviennent à lui faire lâcher prise. Cependant le dard travaille. A trois, à quatre reprises, il plonge dans les flancs du Myriapode, qui, de son côté, ouvre tout grands ses crocs à venin et cherche à mordre sans y parvenir, l'avant du corps étant maintenu par les tenaces pinces. Seul le train d'arrière se débat et se tortille, se boucle et se déboucle. Efforts inutiles. Tenus à distance par les longues tenailles, les crochets empoi- sonnés de la Scolopendre ne peuvent agir. J'ai vu bien des batailles entomolo- giques ; je n'en connais pas de plus horrible que celle entre ces deux monstruo- sités. Cela vous donne la chair de poule. Enfin, quand plus rien ne remue, l'énorme proie s'entame. LES FIANÇAILLES TRAGIQUES — EN FAMILLE A l'idylle de la soirée succède, dans la nuit, l'atroce tragédie. Le lendemain matin, la Scorpionne est retrouvée sous le tesson de la veille. Le petit mâle est à ses côtés, mais occis et quelque peu dévoré. Il lui manque la tête, une pince, une paire de pattes. Au retour de la nuit, la recluse l'emporte au loin pour lui faire d'honorables funérailles, c'est-à-dire pour achever de le manger. Us sont en vérité superbes, les petits Scorpions languedociens. S'ils restaient ainsi, s'ils ne portaient, bientôt menaçant, un alambic à venin, ils seraient gracieuses créatures que l'on prendrait plaisir à élever. Bientôt s'éveillent en LE SCORPION BLANC 143 eux les velléités d'émancipation. Volontiers ils descendent du dos maternel pour folâtrer joyeusement dans le voisinage. S'ils s'écartent trop, la mère les admo- neste, les rassemble en promenant sur le sable le râteau de ses bras. En des moments de sieste, le spectacle de la Scorpionne et de ses petits vaut presque celui de la Poule et de ses poussins au repos. La plupart sont à terre, serrés contre la mère. Il s'en trouve qui escaladent la queue maternelle, se campent sur le haut de la volute et de ce point culminant semblent prendre plaisir à regarder la foule. De nouveaux acrobates surviennent qui les délogent et leur succèdent. Chacun veut avoir sa part des curiosités du belvédère. Le gros de la famille est autour de la mère ; il y a là un continuel grouille- ment de marmaille qui s'insinue sous le ventre et s'y blottit, laissant au dehors le front où scintillent les points noirs oculaires. Les plus remuants préfèrent les pattes maternelles, pour eux appareil de gymnase; ils s'y livrent à des exercices de trapèze. Puis, à loisir, la troupe remonte sur l'échiné, prend place, se stabi- lise, et plus rien ne bouge, ni mère ni petits. LA MANTE RELIGIEUSE LA MANTE RELIGIEUSE LA CHASSE Encore une bête du Midi, d'intérêt au moins égal à celui de la Cigale, mais de célébrité bien moindre, parce qu'elle ne fait point de bruit. Si le Ciel l'eût gratifiée de cymbales, première condition de la popularité, elle éclipserait le renom de la célèbre chanteuse, tant sont étranges et sa forme et ses mœurs. On l'appelle ici lou Prègo-Diéu, la bête qui prie Dieu. Son nom officiel est Mante religieuse. Le langage de la science et le naïf vocabulaire du paysan sont ici d'accord et font de la bizarre créature une pythonisse rendant ses oracles, une ascète en extase mystique. L'homme des champs n'est pas difficile en fait d'analogies; il supplée richement aux vagues données des apparences. Il a vu sur les herbages brûlés par le soleil un insecte de belle prestance, à demi redressé majestueuse- ment. 11 a remarqué ses amples et fines ailes vertes, traînant à la façon de longs voiles de lin; il a vu ses pattes antérieures, des bras pour ainsi dire, levées vers le ciel en posture d'invocation. Il n'en fallait pas davantage; l'imagination populaire a fait le reste; et voilà, depuis les temps antiques, les broussailles 148 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES peuplées de devineresses en exercices d'oracles, de religieuses en oraison- 0 bonnes gens aux naïvetés enfantines, quelle erreur était la vôtre! Ces airs patenôtriers cachent des mœurs atroces; ces bras suppliants sont d'horribles machines de brigandage : ils n'égrènent pas des chapelets, ils exterminent qui passe à leur portée. Par une exception qu'on serait loin de soupçonner dans la série herbivore des Orthoptères, la Mante se nourrit exclusivement de proie vivante. Elle est le tigre des paisibles populations entomologiques, l'ogre en embuscade qui prélève tribut de chair fraîche. Supposons-lui vigueur suffisante et ses appétits carnassiers, ses traquenards d'horrible perfection en feraient la terreur des campagnes. Le Pi ègo-Diéu deviendrait vampire satanique. Son instrument de mort à part, la Mante n'a rien qui inspire appréhen- sion. Elle ne manque même pas de gracieuseté, avec sa taille svelte, son élégant corsage, sa coloration d'un vert tendre, ses longues ailes de gaze. Pas de mandibules féroces, ouvertes en cisailles; au contraire, un fin museau pointu qui semble fait pour becqueter. A la faveur d'un cou flexible, bien dégagé du thorax, la tête peut pivoter, se tourner de droite et de gauche, se pencher, se redresser. Seule parmi les insectes, la Mante dirige son regard, elle inspecte, elle examine; elle a presque une physionomie. Le contraste est grand entre l'ensemble du corps, d'aspect très pacifique, et la meurtrière machine des pattes antérieures, si justement qualifiées de ravis- seuses. La hanche est d'une longueur et d'une puissance insolites. Son rôle est de lancer en avant le piège à loups qui n'attend pas la victime, mais va la chercher. Un peu de parure embellit le traquenard. A la face interne, la base de la hanche est agrémentée d'une belle tache noire ocellée de blanc; quelques rangées de fines perles complètent l'ornementation. La cuisse, plus longue encore et sorte de fuseau déprimé, porte à la face inférieure, sur la moitié d'avant, une double rangée d'épines acérées. La rangée interne en comprend une douzaine, alternativement noires et plus longues, vertes et plus courtes. Cette alternance des longueurs inégales multiplie les points d'engrenage et favorise l'efficacité de l'arme. La rangée externe est plus simple et n'a que quatre dents. Enfin trois aiguillons, les plus longs de tous, se dressent en arrière de la double série. Bref, la cuisse est une scie à deux lames parallèles, que sépare une gouttière où vient s'engager la jambe repliée. Celle-ci, très mobile sur son articulation avec la cuisse, est également une scie double, à dents plus petites, plus nombreuses et plus serrées que celles de la cuisse. Elle se termine par un robuste croc dont la pointe rivalise d'acuilé LA MANTE RELIGIEUSE l49 avec la meilleure aiguille, croc canaliculé en dessous, à double lame de couteau courbe ou de serpette. Aucun de nos insectes n'est de maniement plus incommode. Cela vous griffe de ses pointes de serpette, vous larde de ses piquants, vous saisit de ses étaux, et vous rend la défense à peu près impossible si, désireux de con- server votre prise vivante, vous ménagez le coup de pouce qui mettrait fin à la lutte en écrasant la bête. Au repos, le traquenard est plié et redressé contre la poitrine, inoffensif en apparence. Voilà l'insecte qui prie. Mais qu'une proie vienne à passer, et la posture d'oraison brusquement cesse. Soudain déployées, les trois longues pièces de la machine portent au loin le grappin terminal, qui harponne, revient en arrière et amène la capture entre les deux scies. L'étau se referme par un mouvement pareil à celui du bras vers l'avant-bras; et c'est fini : Criquet, Sauterelle et autres plus puissants, une fois saisis dans l'engrenage à quatre rangées dépeintes, sont perdus sans ressource. Ni leurs trémoussements déses- pérés ni leurs ruades ne feront lâcher le terrible engin. Impraticable dans la liberté des champs, l'étude suivie des mœurs exige ici l'éducation à domicile. L'entreprise n'a rien de difficile : la Mante est peu soucieuse de son internement sous cloche, à la condition d'être bien nourrie. Tenons-lui des vivres de choix, renouvelés tous les jours, et le regret des buissons ne la tourmentera guère. J'ai pour volières, à l'usage de mes captives, une dizaine d'amples cloches en toile métallique, les mêmes dont il se fait emploi pour mettre à l'abri des mouches certaines provisions de table. Chacune repose sur une terrine remplie de sable. Une touffe sèche de thym, une pierre plate où pourra plus tard se faire la ponte, en composent tout l'ameublement. J'y installe mes captives, les unes isolées, les autres par groupes. C'est dans la seconde quinzaine du mois d'août que je commence à rencon- trer l'insecte adulte dans les herbages fanés, les broussailles, au bord des chemins. Les femelles, à ventre déjà volumineux, sont de jour en jour plus fréquentes. Leurs fluets compagnons sont, au contraire, assez rares. Le filet à la main, je fais quotidiennement une tournée dans l'enclos, désireux de procurer à mes pensionnaires quelque gibier de choix. Ces pièces d'élite, je les destine à m'apprendre jusqu'où peuvent aller i'audace et la vigueur de la Mante. De ce nombre sont le gros Criquet cendré, dépassant en volume celle qui doit le consommer ; le Dectique à front blanc, armé de vigoureuses mandibules dont les doigts ont à se méfier; le bizarre 180 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Truxale, coiffé d'une mitre en pyramide; l'Éphippigère des vignes, qui fait grincer des cymbales et porte sabre au bout du ventre bedonnant. A cet assortiment de gibier peu commode, ajoutons deux horreurs, deux Araignées parmi les plus grandes du pays : l'Epeire soyeuse, dont l'abdomen discoïde et festonné a l'ampleur d'une pièce de vingt sous; l'Epeire diadème, affreusement hirsute et ventrue. Qu'en liberté la Mante s'attaque à de pareils adversaires, je ne peux en douter lorsque je la vois, sous mes cloches, livrer hardiment bataille à tout ce qui se présente. A l'affût parmi les buissons, elle doit profiter des aubaines opulentes offertes par le hasard, comme elle profite, sous le grillage métallique, des richesses dues à ma générosité. Ces grandes chasses, pleines de péril, ne s'improvisent pas; elles doivent être dans les habitudes courantes. Toutefois elles paraissent rares, faute d'occasion, et au grand regret de la Mante peut-être. Criquets de toute espèce. Papillons, Libellules, grosses Mouches, Abeilles et autres moyennes captures, voilà ce qu'on rencontre habituellement entre les pattes ravisseuses. Toujours est-il que dans mes volières l'audacieuse chasse- resse ne recule devant rien. Criquet cendré et Dectique, Épeire et Truxale, tôt ou tard sont harponnés, immobilisés entre les scies et délicieusement croqués. La chose mérite d'être racontée. A la vue du gros Criquet qui s'est étourdiment approché sur le treillis de la cloche, la Mante, secouée d'un soubresaut convulsif, se met soudain en terri- fiante posture. Une commotion électrique ne produirait pas effet plus rapide. La transition est si brusque, la mimique si menaçante, que l'observateur novice sur-le-champ hésite, retire la main, inquiet d'un danger inconnu. Si la pensée est ailleurs, je ne peux encore, vieil habitué, me défendre d'une certaine sur- prise. On a devant soi, à l'improviste, une sorte d'épouvantail, de diablotin chassé hors de sa boîte par l'élasticité d'un ressort. Les élytres s'ouvrent, rejetés obliquement de côté; les ailes s'étalent dans toute leur ampleur et se dressent en voiles parallèles, en vaste cimier qui domine le dos; le bout du ventre se convolute en crosse, remonte, puis s'abaisse et se détend par brusques secousses avec une sorte de souffle, un bruit de puf! puf! rappelant celui du Dindon qui fait la roue. On dirait les bouffées d'une Couleuvre surprise. Fièrement campé sur les quatre pattes postérieures, l'insecte tient son long corsage presque vertical. Les pattes ravisseuses, d'abord ployées et appliquées l'une contre l'autre devant la poitrine, s'ouvrent toutes grandes, se projettent en croix et mettent à découvert les aisselles ornementées de rangées de perles LA MANTE RELIGIEUSE 151 et d'une tache noire à point centrai blanc. Les deux ocelles, vague imitation de ceux de la queue du Paon, sont, avec les fines bosselures éburnéennes, des joyaux de guerre tenus secrets en temps habituel. Cela ne s'exhibe de l'écrin qu'au moment de se faire terrible et superbe pour la bataille. Immobile dans son étrange pose, la Mante surveille l'Acridien, le regard fixé dans sa direction, la tête pivotant un peu à mesure que l'autre se déplace. Le but de cette mimique est évident : la Mante veut terroriser, paralyser d'effroi la puissante venaison qui, non démoralisée par l'épouvante, serait trop dange- reuse. Y parvient-elle? Sous le crâne luisant du Dectique, derrière la longue face du Criquet, nul ne sait ce qui se passe. Aucun signe d'émotion ne se révèle à nos regards sur leurs masques impassibles. Il est certain néanmoins que le menacé connaît le danger. Il voit se dresser devant lui un spectre, les crocs en l'air, prêts à s'abattre ; il se sent en face de la mort et il ne fuit pas lorsqu'il en est temps encore. Lui qui excelle à bondir et qui si aisément pourrait s'élancer loin des griffes, lui le sauteur aux grosses cuisses, stupidement reste ne place ou même se rapproche à pas lents. On dit que les petits oiseaux, paralysés de terreur devant la gueule ouverte du serpent, médusés par le regard du reptile, se laissent happer, incapables d'essor. A peu près ainsi se comporte, bien des fois, l'Acridien. Le voici à portée de la fascinatrice. Les deux grappins s'abattent, les griffes harponnent, les doubles scies se referment, enserrent. Vainement le malheureux proteste : ses mandibules mâchent à vide, ses ruades désespérées fouettent l'air. Il faut y passer. La Mante replie les ailes, son étendard de guerre; elle reprend la pose normale, et le repas commence. Lorsque la pièce à capturer peut présenter résistance sérieuse, la Mante a donc à son service une pose qui terrorise, fascine la proie et donne aux crocs le moyen de happer sûrement. Ses pièges à loups se referment sur une victime démoralisée, incapable de défense. Elle immobilise d'effroi son gibier au moyen d'une brusque attitude de spectre. Un grand rôle revient aux ailes dans la fantastique pose. Elles sont très amples, vertes au bord externe, incolores et diaphanes dans tout le reste. De nombreuses nervures, rayonnant en éventail, les parcourent dans le sens de la longueur. D'autres, plus fines et transversales, coupent les premières à angle droit et forment avec elles une multitude de mailles. Dans l'attitude spectrale, les ailes s'étalent et se redressent en deux plans parallèles qui se touchent presque, comme le font les ailes des Papillons diurnes au repos. Entre les deux 152 LE MONDE MERVEILLEUX DES Hy SECTES se meul, par brusques élans, le bout convokité de l'abdomen. Du frôlement du ventre contre le réseau des nervures alaires provient l'espèce de souffle que j'ai comparé aux bouffées d'une Couleuvre en posture défensive. Pour imiter l'étrange bruit, il suffit de promener rapidement le bout de l'ongle contre la face supé- rieure d'une aile déployée. Des ailes s'imposent au mâle, nain fluet qui doit, d'une broussaille à l'autre, vagabonder pour aller à la rencontre de la femelle. Il les a bien développées, suffisantes, et de reste, pour ses essors, dont la plus grande portée atteint à peine quatre ou cinq de nos pas. L'opportunité des ailes ne se comprend pas, au contraire, pour la femelle, démesurément obèse à la maturité des œufs. Elle grimpe, elle court; jamais elle ne vole, alourdie par son embonpoint. Alors dans quel but des ailes, et des ailes comme il y en a bien peu d'ampleur semblable? La Mante religieuse chasse le gros gibier. Parfois, en son affût, se présente une pièce périlleuse à dompter. L'attaque directe pourrait être fatale. Il convient d'abord d'intimider le survenant, de mater sa résistance par la terreur. Dans ce but, elle déploie soudain ses ailes en suaii*e de fantôme. Les vastes voiles inhabiles au vol sont des engins de chasse. L'attaque de la proie commence par la nuque. Tandis que l'une des pattes ravisseuses tient le patient harponné par le milieu du corps, l'autre presse la tète et fait bâiller le cou en dessus. En ce défaut de la cuirasse fouille et mor- dille le museau de la Mante, avec une certaine persistance. Une large plaie cervicale s'ouvre. Les ruades de l'Acridien se calment, la proie se fait cadavre inerte; et désormais, plus libre de mouvements, la carnassière bête choisit à sa guise les morceaux. #1 L'EMPUSE T^=7 L'EMPUSE La mer, première nourrice de la vie, conserve encore, dans ses abîmes, beaucoup de ces formes singulières, discordantes, qui furent les essais de l'ani- malité; la terre ferme, moins féconde, mais plus apte au progrès, a presque totalement perdu ses étrangetés d'autrefois. Le peu qui persiste appartient surtout à la série des insectes primitifs, insectes d'industrie très bornée, de métamorphoses très sommaires, presque nulles. Dans nos régions, au premier rang de ces anomalies entomologiques qui font songer aux populations des forêts houillères, se trouvent les Mantiens, dont fait partie la Mante religieuse, si curieuse de mœurs et de structure. Là prend place aussi l'Empuse. Sa larve est bien la créature la plus étrange de la faune terrestre pro- vençale, fluette, dandinante et d'aspect si fantastique que les doigts novices n'osent la saisir. Les enfants de mon voisinage, frappés de sa tournure insolite, l'appellent le diablotin. Dans leur imagination, la bizarre bestiole confine à la sorcellerie. On la rencontre, toujours clairsemée, au printemps jusqu'en mai, en automne, en hiver parfois si le soleil est vif. Les gazons coriaces des terrains arides, les menues broussailles abritées de quelques tas de pierres en chaude exposition sont la demeure favorite de la frileuse. 156 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Donnons-en un rapide croquis. Toujours relevé jusqu'à toucher le dos, le ventre s'élargit en spatule et se convolute en crosse. Des lamelles pointues, sortes d'expansions foliacées, disposées sur trois rangs, hérissent la face inférieure, devenue supérieure par le retournement. Cette crosse écailleuse est hissée sur quatre longues et fines échasses, sur quatre pattes armées de genouillères, c'est-à-dire portant vers le bout de la cuisse, au point de jonction avec la jambe, une lame saillante et courbe semblable à celle d'un couperet. Au-dessus de cette base, escabeau à quatre pieds, s'élève, par un coude brusque, le corselet rigide, démesurément long et rapproché de la verticale. L'extrémité de ce corsage, rond et fluet comme un fétu de paille, porte le traquenard de chasse, les pattes ravisseuses, imitées de celles de la Mante. Il y a là harpon terminal, mieux acéré qu'une aiguille, étau féroce, à mâchoires dentées en scie. La mâchoire formée par le bras est creusée d'un sillon et porte de chaque côté cinq longues épines, accompagnées dans les intervalles de dente- lures moindres. La mâchoire formée par l'avant-bras est canaliculée pareille- ment, mais sa double scie, que reçoit au repos la gouttière du bras, est formée de dents plus fines, plus serrées, plus régulières. La loupe y compte une ving- taine de pointes égales pour chaque rangée. Il ne manque à la machine que d'amples dimensions pour être effroyable engin de tortionnaire. La tête s'accorde avec cet arsenal. Oh! la bizarre tête! Frimousse pointue, avec moustaches en croc fournies par les palpes; gros yeux saillants; entre les deux, une dague, un fer de hallebarde; et sur le front quelque chose d'inouï, d'insensé : une sorte de haute mitre, de coiffure extravagante qui se dresse en promontoire, se dilate à droite et à gauche en aileron pointu et se creuse au sommet en gouttière bifide. Que peut faire le diablotin de ce monstrueux bonnet pointu, comme ni les mages de l'Orient ni les adeptes de l'art trismé- giste n'en ont jamais porté de plus mirobolant? Nous l'apprendrons en le voyant en chasse. Le costume est vulgaire; le grisâtre y domine. Sur la fin de la période larvaire, après quelques mues, il commence à laisser entrevoir la livrée plus riche de l'adulte et se zone, de façon très indécise encore, de verdâtre, de blanc, de rose. Aux antennes déjà se distinguent les deux sexes. Les futures mères les ont filiformes; les futurs mâles les renflent en fuseau dans la moitié inférieure et s'en font un étui d'où émergeront plus tard d'élégants panaches. Voilà la bête, digne du crayon fantastique d'un Callot. Si vous la rencon- trez parmi les broussailles, cela se dandine sur ses quatre échasses, cela dodeline de la teie, cela vous regarde d'un air entendu, cela fait pivoter la L'ËMPUSE 117 mitre sur le col et s'informe par-dessus l'épaule. On croit lire la malice sur son visage pointu. Vous voulez la saisir. Aussitôt cesse la pose d'apparat. Le corselet dressé s'abaisse, et la bête détale par longues enjambées en s'aidant des pattes ravisseuses, qui happent les brindilles. La fuite n'est pas longue, pour peu que l'on ait coup d'œil exercé. L'Empuse est capturée, mise dans un cornet de papier qui épargnera des entorses à ses frêles membres, et finalement parquée sous une cloche en toile métallique. En octobre, j'obtiens ainsi un troupeau suffisant. Comment les nourrir? Mes Empuses sont bien petites; elles datent d'un mois ou deux au plus. Je leur sers des Criquets proportionnés à leur taille, les moindres que je puisse trouver. Elles n'en veulent pas. Bien mieux, elles en sont effrayées. Si quelque étourdi se rapproche pacifiquement de l'une d'elles, appendue par les quatre pattes d'arrière à la coupole treillissée, l'importun est mal accueilli. La mitre pointue s'abaisse, et d'un coup de boutoir le culbute au loin. Nous y sommes : le bonnet magique est une arme défensive, un éperon protecteur. Le bélier heurte de son front, l'Empuse bouscule de sa mitre. Mais cela ne fait pas dîner. Je sers, vivante, la Mouche domestique. Sans hésitation, elle est acceptée. Dès que le Diptère passe à sa portée, le diablotin aux aguets vire la tête, incline la tige du corselet suivant l'oblique, et, lançant la patte, harponne, serre entre ses doubles scies. Le chat n'est pas plus leste à griffer la souris. Si petit qu'il soit, le gibier suffit pour un repas. Il suffit pour la journée entière, souvent pour plusieurs jours. Première désillusion : sobriété extrême chez ces insectes si férocement outillés. Je m'attendais à des ogres : je trouve des jeûneurs que satisfait de loin en loin une maigre collation. Une Mouche leur remplit le ventre pour au moins vingt-quatre heures. Ainsi se passe l'arrière-saison. Pendant les trois mois de l'hiver, rien ne bouge. Il est de règle pour elles de passer la froide saison dans une abstinence complète. Réfugiées dans les anfractuosités des rocailles, aux meilleures expositions, les jeunes Empuses attendent, engourdies, que la chaleur revienne. Malgré l'abri d'un tas de pierres, il doit y avoir de pénibles moments à passer quand la gelée se prolonge, quand la neige imbibe, de ses indéfinis suintements, le recoin le mieux protégé. N'importe : plus robustes qu'elles n'en ont l'air, les Empuses échappent aux périls de l'hivernage. Parfois, lorsque le soleil est vif, elles se hasardent hors de leur cachette et viennent s'informer si le printemps s'avance. 168 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES 11 vient, en effet. Nous sommes en mars. Les Empuses se remuent et changent de peau. Mais encore un point à mettre en lumière avant d'assister à la métamor- phose. Le mode de station des jeunes Empuses sous la cloche en toile métallique où je les observe est invariablement le même du début à la fin. Accroché au réseau par les griffettes des quatre pattes postérieures, l'insecte occupe le haut du dôme et pend, immobile, le dos en bas, tout le poids du corps supporté par les quatre points de suspension. S'il veut se déplacer, les harpons d'avant s'ouvrent, s'allongent, saisissent une maille et tirent à eux. La courte prome- nade finie, les pattes ravisseuses se replient contre la poitrine. En somme, ce sont les quatre échasses d'arrière qui soutiennent presque toujours à elles seules l'animal suspendu. Et cette station renversée, si pénible, nous semble-t-il, n'est pas de courte durée ; dans mes volières, elle se prolonge une dizaine de mois sans interruption. La Mouche, suspendue au plafond, est dans une position pareille, il est vrai; mais elle a des moments de repos : elle vole, elle marche dans la posture normale, elle s'étale à plat ventre au soleil. Et puis, ses exercices d'acrobate sont de courte saison. Sans relâche, dix mois durant, l'Empuse réalise ce singulier équilibre. Suspendue au treillis le dos en bas, elle chasse, mange, digère, somnole, se dépouille, se transforme, s'accouple, pond et meurt. Elle a grimpé là-haut toute jeune; elle en tombe rassasiée de jours et devenue cadavre. A l'état libre, les choses ne se passent pas tout à fait ainsi. L'insecte stationne sur les broussailles le dos en haut; il s'équilibre suivant la pose réglementaire et ne se renverse qu'en des circonstances de loin en loin répé- tées. Non habituelle à leur race, la longue suspension de mes incarcérées n'est que plus remarquable. Cela fait songer aux chauves-souris, appendues, la tête en bas, par les pattes d'arrière, au plafond de leurs cavernes. Une structure spéciale des doigts permet à l'oiseau de dormir sur une patte, qui serre automatiquement, sans fatigue, le rameau balancé. L'Empuse ne me montre rien d'analogue à ce méca- nisme. L'extrémité de ses pattes ambulatoires a la conformation ordinaire : au bout double griffe, double croc de romaine, et voilà tout. Je souhaiterais que l'anatomie me montrât en jeu, dans ces tarses, dans ces jambes moindres que des fils, les muscles, les nerfs, les tendons qui com- mandent les griffettes et les maintiennent dix mois fermées sans lassitude pendant la veille et pendant le sommeil. L'BMPVSE l>t Vers le milieu de mai s'accomplit la transformation et apparaît l'Empuse adulte, remarquable de forme et de costume. Des extravagances larvaires, elle garde la mitre pointue, les brassards en scie, le long corsage, les genouillères, la triple rangée de lamelles à la face inférieure du ventre; mais actuellement l'abdomen ne se recourbe plus en crosse, et l'animal possède tournure plus correcte. De grandes ailes, d'un vert tendre, roses à l'épaule et promptes d'essor dans l'un comme dans l'autre sexe, font toit au ventre, zone en dessous de blanc et de vert. Le mâle, sexe coquet, s'empanache d'antennes plumeuses, semblables à celles de certains papillons crépusculaires, les Bombyx. Pour la taille, il est presque l'équivalent de sa compagne. Malgré son aspect belliqueux, l'Empuse est une bête pacifique, qui ne dédommage guère des frais d'éducation. Installée sous cloche soit par assemblée d'une demi-douzaine, soit par couples séparés, à aucun moment elle ne se départit de sa placidité. Comme la larve, elle est très sobre, satisfaite d'une Mouche ou deux pour ration quoti- dienne. Les deux sexes cohabitent en paix, indifférents l'un à l'autre, jusque vers le milieu de juillet. Alors le mâle, usé par l'âge, se recueille, ne chasse plus, titube, peu à peu descend des hauteurs du dôme treillissé et s'affale enfin sur le sol. Il finit de sa belle mort. La ponte suit de près la disparition des mâles. LA TARENTULE A VENTRE NOIR LA TARENTULE A VENTRE NOIR LE TERRIER Michelet nous raconte comment, apprenti imprimeur au fond d'une cave, il entretenait des rapports amicaux avec une Araignée. A certaine heure, un rayon de soleil filtrait par la lucarne du triste atelier et illuminait la casse du petit assembleur de lettres de plomb. La voisine à huit pattes descendait alors de sa toile et venait, sur le bord de la casse, prendre sa part des joies de la lumière. L'enfant laissait faire; il accueillait en ami la confiante visiteuse, pour lui douce diversion aux longs ennuis. Ah! les beaux problèmes que suscite sa fréquentation! Pour les exposer dignement, ne serait pas de trop le merveilleux pinceau que devait acquérir le petit imprimeur. Il faudrait ici la plume d'un Michelet, et je n'ai qu'un rude crayon, mal taillé. Essayons, malgré tout : pauvrement vêtue, la vérité est encore belle. La plus robuste des Araignées de ma contrée est la Lycose de Narbonne ou Tarentule à ventre noir, parée de velours noir à la face inférieure, sous le ventre surtout, chevronnée de brun sur l'abdomen, annelée de gris et de blanc 164 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES sur les pattes. Les terrains arides, caillouteux, à végétation de thym, grillés par le soleil, sont sa demeure favorite. Rarement je passe à côté de ses repaires sans donner un coup d'œil au fond des clapiers, où luisent, comme des diamants, les quatre gros yeux télescopes des recluses; les quatre autres, beaucoup plus petits, ne sont pas visibles à cette profondeur. Ces demeures sont des puits d'un pied de profondeur environ, d'abord ver- ticaux, puis infléchis en coude. Leur diamètre moyen est d'un pouce. Sur le bout de l'orifice s'élève une margelle, formée de paille, de menus brins de toute nature, jusqu'à de petits cailloux de la grosseur d'une noisette. Le tout est maintenu en place, cimenté avec de la soie. Fréquemment l'Araignée se borne à rapprocher les feuilles sèches du gazon voisin, qu'elle assujettit avec les liens de ses filières, sans les détacher de la plante; fréquemment aussi, à la construction en charpente, elle préfère un travail de maçonnerie, fait de petites pierres. La nature des matériaux à la portée de la Lycose, dans l'étroit voisi- nage du chantier de construction, décide de la nature de la margelle. Il n'y a pas de choix : tout est bon à la condition d'être rapproché. La direction en est verticale autant que le permettent les obstacles fréquents dans un sol pareil. Un gravier, cela s'extrait, se hisse au dehors; mais un galet est bloc inébranlable que l'Araignée contourne en coudant sa galerie. Si telle rencontre se répète, l'habitation devient un antre tortueux, à voûtes de pier- railles, à carrefours communiquant entre eux par de brusques défilés. Ce défaut d'ordre est sans inconvénient, tant la propriétaire connaît, par une longue habitude, les recoins et les étages de son immeuble. Si quelque chose bruit là-haut, de nature à l'intéresser, la Lycose remonte de son manoir anfrac- tueux avec la même célérité qu'elle le ferait d'un puits vertical. Peut-être même trouve-t-elle des avantages aux sinuosités de son gouffre quand il faut entraîner dans le coupe-gorge une proie qui se défend. D'ordinaire, le fond du terrier se dilate en une chambre latérale, lieu de repos où l'Araignée longuement médite et tout doucement se laisse vivre lorsque le ventre est plein. Une fois domiciliée, quand vient l'âge mûr, la Lycose est éminemment casanière. Elle travaille toujours de nuit. Autour de l'orifice de son repaire elle bâtit un donjon. Trop casanière pour aller à la recherche de matériaux, elle fait emploi de ce qui se trouve autour d'elle, ressource bien limitée. Des lopins de terre, de menus éclats de pierre, quelques brindilles, quelques gramens secs et voilà tout, à peu près. Aussi l'ouvrage est-il en général modeste et se réduit à un parapet qui n'attire guère l'attention. LA TARENTULE A VENTRE NOIR 165 Mais si les matériaux abondent, surtout les matériaux textiles avec lesquels l'ôcroulement n'est pas à craindre, la Lycose se complaît aux tourelles élevées. Elle connaît l'art des donjons, et le met en pratique toutes les fois qu'elle en a les moyens. A quoi bon ce dernier édifice? Passionnée de chasse à courre tant qu'elle n'est pas domiciliée, la Lycoso, une fois établie, préfère se tenir à l'affût et attendre le gibier. Tous les jours, au fort de la chaleur, on la voit doucement remonter de dessous terre et venir s'accouder sur les créneaux de son castel. Elle est alors vraiment superbe de pose et de gravité. Le ventre bedonnant inclus dans l'embouchure, la tète au dehors, les yeux vitreux fixement braqués, les pattes rassemblées pour le bond, des heures et des heures elle attend, immo- bile et voluptueusement saturée de soleil. Qu'une pièce de son goût vienne ;\ passer, aussitôt, du haut de sa tour, la guetteuse s'élance, prompte comme un trait. D'un coup de poignard à la nuque, elle jugule Criquet, Libellule et autre gibier; non moins prompte, elle escalade le donjon et rentre avec sa proie. C'est merveilleux d'adresse et de célérité. Bien rarement une pièce est manquée, pourvu qu'elle passe à proximité convenable, dans le rayon de l'élan du chasseur. Mais si le gibier se trouve à quelque distance, la Lycose n'en tient compte. Dédaigneuse d'une poursuite, elle laisse la proie vagabonder. Pour faire son coup, il lui faut succès certain. Elle l'obtient au moyen de sa tour. Dissimulée derrière la muraille, elle voit venir l'arrivant; elle le surveille, et quand l'autre est à sa portée, soudain elle bondit. Avec cette méthode de brusque surprise, l'affaire est certaine. Serait-il ailé et de rapide essor, l'étourdi qui s'approche de l'embuscade est perdu. Cela suppose, il est vrai, de la part de la Lycose une belle patience, car le terrier n'a rien qui puisse servir d'appât et attirer les victimes. Tout au plus, le relief de la tourelle tentera petit-être de loin en loin, comme reposoir, quelque passant fatigué. Mais si le gibier ne vient pas aujourd'hui, il viendra demain, après-demain, ou plus tard, car dans la garrigue les Criquets sautillent innom- brables, peu maîtres de leurs bonds. Un jour ou l'autre, la chance finira par en amener quelqu'un aux abords du terrier. Ce sera le moment de se jeter sur e pèlerin du haut du rempart. Jusque-là, vigilance imperturbable. On mangera quand on pourra, mais enfin on mangera. Très au courant de ces tardives éventualités, la Lycose attend donc, non bien inquiète d'ailleurs d'une abstinence prolongée. Elle a l'estomac complaisant, aujourd'hui bien gorgé de nourriture, puis indéfiniment vide. Après un jeûne 166 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES de quelque durée, c'est, chez elle, non dépérissement, mais fringale de loup. Tous ces voraces ripailleurs sont les mêmes : ils engloutissent à l'excès aujour- d'hui en prévision de la pénurie de demain. LA BESACE Sur le sable, dans l'étendue à peu près de la paume de la main, un réseau de soie est d'abord filé, tout grossier, informe, mais solidement fixé. C'est le plancher sur lequel va opérer l'Araignée. Voici que sur cette base, qui garantira du sable, la Lycose travaille une nappe ronde, de l'ampleur d'une pièce de deux francs et faite d'une superbe soie blanche. D'un mouvement doux, isochrone, comme réglé par les rouages d'une fine horlogerie, le bout du ventre s'élève, s'abaisse, en touchant chaque fois un peu plus loin le plan d'appui, jusqu'à ce que soit atteinte l'extrême portée de la mécanique. Alors, sans déplacement de l'araignée, l'oscillation reprend en sens inverse. A la faveur de ce va-et-vient, entrecoupé de nombreux contacts, s'obtient un segment de la nappe en un tissu très correct. Cela fait, l'Araignée se déplace un peu suivant une ligne circulaire, et le métier fonctionne de la même façon sur un autre segment. La rondelle de soie, sorte de patène à peine concave, maintenant ne reçoit plus rien des filières dans sa partie centrale; seule la zone marginale augmente d'épaisseur. La pièce devient ainsi une écuelle à cuvette hémisphérique entourée d'un large bord plat. C'est le moment de la ponte. D'une seule et rapide émission, les œufs, glutineux et d'un jaune pâle, sont déposés dans la cuvette, où leur ensemble se moule en un globe qui fait largement saillie hors de la cavité. Les filières de nouveau fonctionnent. A petits coups, le bout du ventre s'élevant et s'abaissant comme pour le tissage de la nappe ronde, elles voilent l'hémisphère à découvert. Le résultat est une pilule enchâssée au centre d'un tapis circulaire. Les pattes, inoccupées jusqu'ici, actuellement travaillent. Elles harponnent et rompent un à un les fils qui maintiennent la nappe ronde tendue sur le grossier réseau d'appui. En même temps les crochets saisissent cette nappe, la soulèvent petit H petit, l'arrachent de sa base et la rabattent sur le globe des œufs. L'opération est laborieuse. Tout l'édifice s'ébranle, le plancher se détache, LA TARENTULE A VENTRE NOIR 187 souillé de sable. De rapides manœuvres des pattes refoulent à distance ces lambeaux impurs. Bref, par violentes secousses des crochets qui tiraillent, par coup de balai des pattes qui expurgent, la Lycose extirpe le sac aux œufs et l'obtient parfaitement net, libre de toute adhérence. C'est une pilule de soierie blanche, douce au toucher et tenace. Le volume en est celui d'une moyenne cerise. A l'intérieur, rien autre que les œufs. Moulue de fatigue, la mère enlace des pattes sa chère pilule. Désormais, jusqu'à l'éclosion, elle ne quitte plus le précieux fardeau, qui, fixé aux filières par un bref ligament, traîne et ballotte appendu à son arrière. Avec ce faix qui lui bat les talons, elle vaque à ses affaires; elle marche ou se repose; elle cherche sa proie, l'attaque, la dévore. Si quelque accident détache la besace, c'est tôt fait que de la remettre en place. Les filières la touchent en un point quelconque, et cela suffît : à l'instant l'adhérence est rétablie. Le travail de la pilule terminé, certaines s'émancipent, veulent voir un peu le pays avant la réclusion finale. Ce sont elles que l'on rencontre parfois errant sans but et traînant leur sacoche. Tôt ou tard, cependant, les vaga- bondes rentrent au logis, et le mois d'août n'est pas fini que de chaque terrier le frôlement d'une paille fait remonter une mère avec la besace appendue. C'est un spectacle à voir que celui de la Lycose traînant après elle son trésor, ne le quittant jamais, ni de jour ni de nuit, pendant le repos aussi bien que pendant la veille, et le défendant avec une audace qui en impose. Si je cherche à lui prendre le sac, elle le presse en désespérée sur sa poitrine, s'agrippe à mes pinces, les mord de ses crocs venimeux. J'entends le grincement des poignards sur le fer. Non, elle ne se laisserait pas ravir impunément la besace si mes doigts n'élaient munis d'un outil. Tiraillant et secouant du bout des pinces, j'enlève sa pilule à la Lycose qui proteste, furieuse. Je lui jette en échange celle d'une autre Lycose. Aussitôt happée des crochets et enlacée des pattes, elle est appendue à la filière. Bien d'autrui ou de soi-même, c'est tout un pour l'Aranéide, qui s'en va fièrement avec la besace étrangère. C'était à prévoir, d'après l'identité des pilules échangées. Sondons plus avant la stupidité de la besacière. A la Lycose que je viens de priver de sa ponte, je jette une bille de liège, grossièrement polie à la lime et de volume équivalent à celui de la pilule dérobée. L'objet subéreux, si différent de la bourse de soie, est accepté sans scrupule aucun. De ses huit yeux où brille l'éclair des gemmes, la bête cependant devrait reconnaître sa méprise. La stupide n'y prend garde. Amoureusement elle enlace la bille de 168 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES liège, la caresse des palpes, la fixe aux filières et désormais la traîne comme elle traînerait son véritable sac. Si j'augmente le nombre des billes de liège, si j'en mets quatre ou cinq parmi lesquelles se trouve la vraie pilule, il est rare que la Lycose l'eprenne son bien. D'information, de choix, il n'y en a pas. Ce qui est happé au hasard est gardé, bon ou mauvais. Cet enténèbrement de la Lycose me déconcerte. La bête serait-elle dupée par le mol contact du liège? Je remplace les billes subéreuses par des pelotes de coton ou de papier, qu'assujettissent en leur forme ronde quelques liens de fil. Les unes et les autres sont très bien acceptées en remplacement du vrai sac enlevé. Serait-ce tromperie par le fait de la coloration, blonde dans le liège et comparable à la teinte du globe soyeux sali d'un peu de terre; blanche dans le papier et le coton et alors identique à celle de la pilule nette? En échange de son ouvrage, je donne à la Lycose une pelote en fil de soie, choisi d'une belle teinte rouge, la plus voyante des couleurs. L'extraordinaire pilule est acceptée et jalousement gardée non moins bien que les autres. LA FAMILLE Trois semaines et plus, la Lycose traîne la sacoche des œufs appendue aux filières. Que le lecteur veuille se rappeler les épreuves racontées dans le précédent chapitre, en particulier celles de la bille de liège et de la pelote de fil stupidement acceptées en échange de la vraie pilule. Eh bien, cette mère si obtuse, satisfaite de n'importe quoi lui battant les talons, va nous émerveiller de son dévouement. Qu'elle remonte de son puits pour s'accouder à la margelle et prendre le soleil, qu'elle rentre brusquement dans le souterrain s'il y a péril, ou bien qu'elle vagabonde avant de se domicilier, jamais elle ne quitte la chère sacoche, objet bien encombrant dans la marche, l'escalade, le bond. Si quelque accident la détache du point de suspension, elle se jette affolée sur son trésor, amou- reusement l'enlace, prête à mordre qui voudrait le lui enlever. Je suis parfois moi-même le larron. J'entends alors grincer la pointe des crocs venimeux sur l'acier de mes pinces, qui tiraillent d'un côté tandis que la Lycose tiraille de l'autre. Mais laissons la bête tranquille. D'un rapide contact des filières, la LA TARENTULE A VENTRE NOIR 169 pilule est remise en place, et l'Araignée s'éloigne à grands pas, toujours menaçante. Sur la fin de l'été, toutes les domiciliées, vieilles ou jeunes, soit en captivité sur le bord de la fenêtre, soit en liberté dans les allées de l'enclos, me donnent chaque jour l'éditiant spectacle que voici. Le matin, dès que le soleil se fait chaud et donne sur le terrier, les recluses remontent du fond avec leur sac et viennent stationner à l'orifice. Toute la belle saison, de longues siestes au soleil sur le seuil du manoir sont d'usage courant, mais à cette heure la pose n'est plus la même. Auparavant, la Lycose venait au soleil pour elle-même. Accoudée sur le parapet, elle avait en dehors du puits la moitié antérieure du corps, et en dedans la moitié postérieure. Les yeux se rassasiaient de lumière, la panse restait dans l'obscur. Chargée du sac aux œufs, l'Araignée renverse la pose : l'avant est dans le puits, et l'arrière au dehors. Avec les pattes postérieures, elle tient soulevée au-dessus de l'embouchure la blanche pilule gonflée de germes; doucement elle la tourne, la retourne, pour en présenter toutes les faces à la vivifiante illumination. Et cela dure la moitié de la journée, tant que la température est élevée; et cela recommence avec une exquise patience durant trois à quatre semaines. Pour les faire éclore, l'oiseau couvre ses œufs de l'édredon de sa poitrine; il les presse sur le calorifère de son cœur. La Lycose fait tourner les siens devant le foyer souverain; elle leur donne pour incubateur le soleil ! Dans les premiers jours de septembre, les jeunes, éclos depuis quelque temps, sont mûrs pour la sortie. En une seule séance, la famille entière émerge du sac. Tout aussitôt les petits grimpent sur le dos de la mère. Quant au sac vide, loque sans valeur, il est rejeté hors du terrier. La Lycose n'y accorde plus attention. Étroitement groupés l'un contre l'autre, parfois en une couche double et triple, suivant leur nombre, les jeunes occupent toute l'échiné de la mère, qui, pendant sept mois, nuit et jour, va désormais porter sa famille. Nulle part ne se trouverait spectacle familial plus édifiant que celui de la Lycose vêtue de ses petits. De temps à autre, il m'arrive de voir passer sur la grand'route un groupe de bohémiens se rendant à quelque foire du voisinage. Sur le sein de la mère, dans un hamac formé d'un mouchoir, vagit le nouveau-né. Le dernier sevré est à califourchon sur les épaules; un troisième chemine agrippé aux jupons, d'autres suivent de près, le plus grand en arrière et furetant dans les haies; 22 170 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES riches de mûres. C'est superbe d'insoucieuse fécondité. Joyeux et sans le sou, ils vont. Le soleil est chaud, et la terre fertile. Mais comme ce tableau pâlit devant celui de la Lycose, l'incomparable bohémienne dont la marmaille se compte par centaines! Et tout ce monde, de septembre en avril, sans un instant de répit, trouve place sur le dos de la patiente, s'y laisse doucement vivre et promener. Ils sont bien sages, d'ailleurs, les petits ; nul ne bouge, ne cherche noise aux voisins. Mutuellement enlacés, ils forment une draperie continue, une souquenille hirsute sous laquelle la mère est méconnaissable. Est-ce un animal, est-ce une pelote de bourre, un ramassis de petites graines accrochées? Le premier coup d'oeil laisse indécis. L'équilibre de ce feutre vivant n'est pas tel que des chutes ne soient fréquentes, surtout lorsque la mère remonte de chez elle et vient sur le seuil du terrier faire prendre le soleil aux petits. Le moindre frottement contre la galerie culbute une partie de la famille. L'accident est sans gravité. La poule, inquiète de ses poussins, cherche les égarés, les rappelle, les rassemble. La Lycose ne connaît pas ces transes maternelles. Impassible, elle laisse les culbutés se tirer d'affaire tout seuls, ce qu'ils font avec une admirable prestesse. Parlez-moi de ces marmots pour se relever sans geindre, s'épousseter et se remettre en selle. A l'instant, les précipités trouvent une patte de la mère, habituel mât d'ascension; ils l'escaladent au plus vite et regagnent l'échiné de la porteuse. En un rien de temps, l'écorce animale est refaite. Parler ici d'amour maternel serait, je crois, excessif. La tendresse de la Lycose pour ses fils ne dépasse guère celle de la plante qui, étrangère à tout sentiment affectueux, a néanmoins, à l'égard de ses graines, des soins d'une exquise délicatesse. La bête, en bien des cas, ne connaît pas d'autre maternité. Qu'importe à la Lycose sa marmaille! Elle accepte celle d'autrui non moins bien que la sienne ; elle est satisfaite pourvu qu'une foule grouillante lui charge le dos, foule venue de ses flancs ou d'ailleurs. Le réel amour maternel est ici hors de cause. Famille véritable et famille d'autrui, pour elle c'est tout un. Avec un pinceau, je balaye la charge de l'une de mes Aranéides et je la fais choir au voisinage d'une autre couverte de ses petits. Les délogés trottinent, trouvent étalées les pattes de la nouvelle mère, vite y grimpent et montent sur le dos de la bénévole, qui tranquillement laisse faire. Ils s'insinuent parmi les autres, ou, lorsque la couche est trop épaisse, ils gagnent l'avant, passent du ventre sur la poitrine, sur la tête même, mais en laissant la région des yeux à découvert. 11 ne faut pas éborgner la porteuse; la sécurité générale l'exige. Us le LA TARENTULE A VENTRE NOIR 171 savent et respectent les lentilles oculaires, si populeuse que soit l'assemblée. Toute la bête se couvre d'un tapis de marmaille, sauf les pattes, qui doivent conserver leur liberté de mouvements, et le dessous du corps, où sont à craindre les frottements du terrain. A la surchargée, mon pinceau impose une troisième famille, pacifiquement acceptée elle aussi. On se serre un peu plus, on se superpose par strates, et tout le monde trouve place. La Lycose n'a plus alors figure de bête; c'est un héris- sement sans nom qui déambule. Les chutes sont fréquentes, suivies de conti- nuelles ascensions. Je m'aperçois que j'ai atteint, non les limites du bon vouloir de la porteuse, mais celles de l'équilibre. L'Araignée adopterait indéfiniment d'autres enfants trouvés, si l'échiné lui permettait de leur donner position stable. Tenons-nous-en là. Rendons à chaque mère sa famille en puisant au hasard dans l'ensemble. Il y aura forcément des échanges, mais cela ne tire pas à conséquence : fils réels ou fils adoptifs sont même chose aux yeux de la Lycose. LE FESTIN DE SOLEIL La Lycose nourrit-elle au moins les petits qui pendant sept mois lui grouillent sur le dos? Les convie-t-elle quand elle a fait capture? Je l'ai cru tout d'abord, et, désireux d'assister aux agapes familiales, j'ai mis une attention spéciale à surveiller les mères au moment du manger. Le plus souvent la consom- mation se fait dans le terrier, à l'abri des regards ; mais il arrive aussi que la pièce est mangée en plein air, sur le seuil de la demeure. D'ailleurs il est aisé d'élever la Lycose et sa famille sous cloche en toile métallique, avec couche de terre où la captive ne s'avisera jamais de creuser un puits, pareil travail n'étant plus de saison. Tout se passe alors à découvert. Eh bien, tandis que la mère mâche, remâche, exprime et déglutit, les jeunes ne bougent de leur campement sur le dos. Pas un ne quitte sa place, ne fait mine de vouloir descendre pour prendre part à la réfection. Du côté de la mère, non plus, aucune invitation à venir se sustenter, aucun relief mis en réserve pour eux. Elle se repaît, et les autres regardent, ou plutôt sont indif- férents à ce qui se passe. Leur parfaite quiétude pendant la ripaille de la Lycose certifie, chez eux, un estomac sans besoins. Avec quoi sont-ils donc sustentés pendant leui's sept mois d'éducation sur le 172 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES dos maternel? L'idée vient d'exsudations fournies par le corps de la porteuse; les jeunes se nourriraient de leur mère à la façon d'une vermine parasite ^t l'épuiseraient petit à petit. Abandonnons cette idée. Jamais on ne les voit appliquer la bouche sur la peau qui devrait être pour eux une sorte de mamelle. D'autre part, la Lycose, loin de s'épuiser et dépérir, se maintient en parfait embonpoint. A la fin de l'éducation, elle est aussi bedonnante que jamais, fille n'a pas perdq, tant s'en faut; au contraire, elle a gagné; elle a acquis de quoi procréer, l'été suivant, une autre famille aussi populeuse que celle d'aujourd'hui. Encore une fois, de quoi se sustentent les petits? Pour suffire aux dépenses vitales de la bestiole, on n'ose songer à des réserves venues de l'œuf, surtout quand ces réserves, si voisines de rien, doivent s'économiser en vue de la soie, matière d'importance capitale, dont il se fera tantôt copieux usage. Autre chose doit être en jeu dans l'activité de l'animalcule. Avec l'inertie se comprendrait l'abstinence totale ; l'immobilité n'est pas la vie. Mais les jeunes Lycoses, bien que d'habitude tranquilles sur le dos de la mère, ne cessent d'être prêtes au mouvement et à la rapide escalade. Tombées de la voiture maternelle, vite elles se relèvent, vite elles grimpent le long d'une patte et remontent là-haut. C'est superbe de prestesse et d'animation. Et puis, une fois en place, il faut conserver dans l'amas un équilibre stable; il faut tendre et raidir ses petits membres pour se maintenir accrochée aux voisines. En réalité, de repos complet, il n'y en a pas pour elles. Or, la physiologie nous dit : pas une fibre ne travaille sans une dépense d'énergie. Assimilable, dans une large mesure, aux machines de notre industrie, l'animal exige, d'une part, la rénovation de son organisme ^sé par l'exercice, d'autre part, l'entretien de la chaleur transformée en mouvement. On peut le comparer à la locomotive. En travaillant, la bête de fer détériore par degrés ses pistons, ses bielles, ses roues, ses tubes de chauffe, qu'il faut, de temps en temps, remettre en bon état. Le fondeur et le chau- dronnier la restaurent, lui servent, en quelque sorte, l'aliment plastique, l'aliment qui s'incorpore à l'ensemble et fait partie du tout. Mais serait-elle récemment sortie des ateliers de construction, elle est encore inerte. Pour devenir apte à se mouvoir, il faut que le chauffeur Ivii fournisse Valiment énergétique, c'est-à-dire lui allume quelques pelletées de houille dans le ventre. De cette chaleur se fera travail mécanique. Ainsi de l'animal. Comme rien ne se fait avec rien, l'œuf fournit d'abord les matériaux du nouveau-né; puis des aliments plastiques, chaudronniers des r^ ^ fi V^n, I.A lAKlCNT r I.l. LA TARENTULE A VENTEE NOIR 173 êtres vivants, accroissent le corps jusqu'à certaines limites et le remettent à neuf à mesure qu'il s'use. En même temps, sans discontinuer, fonctionne le chauffeur. Le combustible, source de l'énergie, ne fait dans l'organisme qu'une station temporaire; il s'y consume et fournit la chaleur, d'où dérive le mouvement. La vie est un foyer. Chauffée par son manger, la machine animale se meut, chemine, s'élance, bondit, nage, vole, met en branle de mille manières son outillage de locomotion. Revenons aux jeunes Lycoses. Jusqu'à l'époque de leur émancipation, elles ne prennent aucun accroissement. Telles je les voyais naissantes, telles je les retrouve sept mois après. L'œuf a fourni les matériaux nécessaires à leur minuscule charpente; et comme, pour le moment, les pertes de substance usée sont excessivement réduites, nulles même, un surplus d'aliments plastiques est inutile tant que la bestiole ne grandira pas. Sous ce rapport, l'abstinence prolongée n'offre aucune difficulté. Mais il reste l'aliment énergétique, indis- pensable, car la petite Lycose se meut, et très activement, lorsqu'il le faut. D'où ferons-nous déiùver la chaleur dépensée dans l'action, lorsque l'animal ne prend absolument aucune nourriture? Un soupçon se présente. On se dit : sans être la vie, la machine est plus que matière, car l'homme y a mis un peu de son âme. Or, la bête de fer, consommant sa ration de houille, broute en réalité l'antique frondaison des fougères arborescentes, où s'est accumulée l'énergie du soleil. Les bêtes de chair et d'os ne font pas autrement. Qu'elles se dévorent entre «lies ou qu'elles prélèvent tribut sur la plante, c'est toujours par le stimulant de la chaleur solaire qu'elles s'animent, chaleur emmagasinée dans l'herbe, le fruit, la semence et ceux qui s'en nourrissent. Le soleil, âme du monde, est le souverain dispensateur de l'énergie. Au lieu d'être servie par l'intermédiaire de l'aliment, cette énergie solaire ne pourrait-elle pénétrer directement l'animal et le charger d'activité, de même que la pile charge de force un accumulateur? La chimie, avidacieuse révolutionnaire, nous promet la synthèse des sub- stances alimentaires. A la ferme succédera l'usine. Pourquoi la physique n'inter- viendrait-elle pas, elle aussi? Elle abandonnerait aux cornues la préparation de l'élément plastique; elle se réserverait l'aliment énergétique, qui, ramené à son exacte expression, cesse d'être matière. A l'aide d'ingénieux appareils, elle nous infuserait notre ration d'énergie solaire, dépensée après en mouvement. On se remonterait la machine sans le secours, souvent pénible, de l'estomac et de ses annexes. Ah! le délicieux monde, où l'on déjeunerait d'un rayon de soleil 1 174 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Sept mois durant, sans aucune nourriture matérielle, les jeunes Lycoses dépensent de la force en mouvements. Pour remonter le mécanisme de leurs muscles, elles se restaurent directement de chaleur et de lumière. A l'époque où la sacoche des œufs lui. traînait au bout du ventre, la mère, aux meilleurs moments de la journée, venait présenter sa pilule au soleil. Des deux pattes d'arrière, elle l'exhaussait hors du terrier, en pleine clarté; doucement elle la tournait, la retournait, afin que chaque face reçût sa part de la vivifiante radiation. Or, ce bain de vie, qui a donné l'éveil aux germes, maintenant se continue pour maintenir actifs les tendres nouveau-nés. Chaque jour, si le ciel est clair, la Lycose, chargée de ses petits, remonte du fond du terrier, s'accoude à la margelle et de longues heures stationne au soleil. Là, sur l'échiné maternelle, jusqu'à l'émancipation, les jeunes délicieu- sement s'étirent, se saturent de chaleur, se chargent de réserves motrices, s'imprègnent d'énergie. Ils sont immobiles, mais pour peu que je souffle sur eux, vivement ils trépignent comme au passage d'un ouragan. A la hâte ils se dispersent, à la hâte ils se rassemblent, preuve que, sans aliment matériel, la machinette animale est toujours sous pression, apte à fonctionner. Quand l'ombre vient, mère et fils redescendent, rassasiés d'effluves solaires. Le banquet énergétique au restaurant du soleil est terminé pour aujourd'hui. DUEL DU POMPILE ET DE LA TARENTULE De quelle façon s'y prend le Calicurgue anaelé ou Pompile pour opérer la Tarentule à ventre noir armée de redoutables crochets à venin, la terrible Lycose de Narbonne, qui d'une morsure occit taupe et moineau et met l'homme en péril? Comment l'audacieux Pompile maîtrise-t-il un adversaire plus vigou- reux que lui, mieux doué en virulence de venin et capable de faire repas de Bon assaillant? Parmi les prédateurs, aucun n'affronte des luttes aussi dispro- portionnées, où les apparences feraient de l'agresseur la proie, et de la proie l'agresseur. Le problème méritait étude patiente. J'entrevoyais bien, d'après l'orga- nisation de l'Araignée, un simple coup de dard vers le centre du thorax; mais cela ne m'expliquait pas la victoire de l'Hyménoptère, sortant sain et sauf de sa prise de corps avec un tel gibier. Il fallait voir. La difficulté principale est LA TARENTULE A VENTRE NOIR 178 la rareté du Calicurgue. Obtenir la Tarentule au moment voulu m'est aisé : la partie du plateau de mon voisinage laissée encore inculte par les planteurs de vigne m'en fournit autant qu'il est nécessaire. Capturer le Pompile c'est autre chose. Je compte si peu sur lui, que des recherches spéciales sont jugées inutiles. Le rechercher serait peut-être le moyen de ne pas le trouver. Rapportons-nous-en aux chances de l'éventuel. L'aurai-je, ne l'aurai-je pas? Je l'ai. A l'improviste, j'en prends un sur les fleurs. Le lendemain, je m'approvisionne d'une demi-douzaine de Tarentules. Peut-être pourrai-je les utiliser l'une après l'autre en des duels répétés. A mon retour de l'expédition aux Lycoses, la chance me sourit encore et comble mes désirs. Un deuxième Pompile s'offre à mon filet : il traîne par une patte, dans la poudre de la grande route, sa lourde Aranéide paralysée. Je fais grand cas de ma trouvaille : le dépôt de l'œuf presse, et la mère acceptera, je le crois, une pièce d'échange sans grande hésitation. Voilà donc mes deux captifs, chacun sous cloche avec sa Tarentule. Je suis tout yeux. Quel drame dans un moment! J'attends, anxieux.... Mais... mais.... Qu'est ceci? Qui des deux est l'assailli? Qui des deux l'assaillant? Les rôles semblent intervertis. Le Calicurgue, non apte à grimper sur la paroi lisse de la cloche, arpente le périmètre du cirque. L'allure fière et rapide, les ailes et les antennes vibrantes, il va, revient. La Lycose est bientôt aperçue. Il s'en approche sans le moindre signe de crainte, tourne autour d'elle et paraît dans l'intention de lui saisir une patte. Mais à l'instant la Tarentule se lève presque verticale, les quatre pattes postérieures pour appui, les quatre antérieures dressées, étalées, prêtes à la riposte. Les crochets venimeux largement bâillent; une goutte de venin perle à leur pointe. Rien qu'à les voir, j'en ai la chair de poule. Dans cette attitude terrible, présentant à l'ennemi sa robuste poitrine et le velours noir de son ventre, l'Aranéide en impose au Pompile, qui brusquement fait demi-tour et s'écarte. La Lycose referme alors sa trousse de poignards empoisonnés, et reprend la pose naturelle, l'appui sur les huit pattes; mais aux moindres velléités agressives de l'Hyménoptère, elle reprend sa menaçante posture. Elle fait mieux : soudain elle bondit et se jette sur le Calicurgue; prestement elle l'enlace, le mordille de ses crochets. Sans riposter de l'aiguillon, l'attaqué se dégage et sort indemne de la chaude bourrade. A plusieurs reprises je suis témoin de l'attaque, et jamais rien de grave n'arrive à l'Hyménoptère, qui rapidement se tire d'affaire et paraît n'avoir rien éprouvé. Ses marches et contre- marches reprennent, non moins audacieuses et rapides qu'au début. Cet échappé des terribles crochets est-il donc invulnérable? Évidemment non. Une réelle morsure lui serait fatale. De gros Acridiens, à tempérament 176 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES robuste, succombent; pourquoi lui, d'organisme délicat, ne succomberait-il pas? Les poignards de l'Aranéide font donc de vains simulacres; leurs pointes ne pénètrent pas dans les chairs de l'enlacé. Si les coups étaient réels, je verrais des blessures saignantes, je verrais les crocs fermés un instant sur le point saisi; et toute mon attention ne parvient à surprendre rien de pareil. Les crochets seraient-ils alors dans l'impuissance de percer les téguments du Calicurgue? Pas davantage. Je les ai vus transpercer, avec des craquements de cuirasse rompue, le corselet des Acridiens, bien supérieur en résistance. Encore une fois, d'où provient cette étrange immunité du Calicurgue entre les pattes et sous les poignards de la Tarentule? Je ne sais. En péril mortel devant son ennemi, la Lycose menace de ses crochets et ne peut se décider à mordre, par une répu- gnance que je ne me charge pas d'expliquer. N'obtenant rien autre que des alertes et des pugilats sans gravité, je m'avise de modifier l'arène des lutteurs et de la rapprocher des conditions naturelles. Le sol est fort mal représenté par ma table de travail; et puis l'Aranéide n'a pas son château fort, son terrier, dont le rôle est peut-être de quelque valeur tant dans l'attaque que dans la défense. Une grande terrine pleine de sable reçoit, plongé verticalement, un tronçon de roseau. Ce sera le puits de la Lycose. J'implante au milieu quelques tètes d'échinops garnies de miel comme réfectoire du Pompile; une paire de Criquets, renouvelés après consommation, sustenteront la Tarentule. La confortable habitation, exposée au soleil, reçoit les deux captifs sous un dôme de toile métallique, d'aération propice au séjour prolongé. Mes artifices n'aboutissent pas; la séance se termine sans résultat. Une journée se passe, puis deux, puis trois, et toujours rien. Le Calicurgue est assidu aux capitules miellés; repu, il grimpe au dôme et tourne sur le grillage en d'infatigables circuits; la Tarentule ronge, paisible, son Criquet. Si l'autre passe à sa portée, vivement elle se redresse et l'invite du geste à gagner le large. Le terrier artificiel, le tronçon de roseau, remplit bien son office. Lycose et Calicui'gue s'y réfugient tour k tour, mais sans noisè. Et c'est tout. Le drame dont le prologue était plein de promesses, me paraît indéfiniment différé. Une dernière ressource me reste, sur laquelle je fonde grand espoir : c'est de transporter mes Calicurgues sur les lieux mêmes de leurs investigations, et de les installer à la porte du logis de l'Aranéide, au-dessus du terrier naturel. Je me mets en campagne avec un attirail que je promène pour la première fois à travers champs : une cloche de verre, une autre en toile métallique, plus les divers engins nécessaires au maniement et transvasement de mes irascibles et LA TARENTULE A VENTRE NOIR 177 dangereux sujets. Mes recherches de terriers, parmi les cailloux, les touffes de thym et de lavande, ont bientôt abouti. En voici un superbe. Une paille introduite m'apprend qu'il est habité par une Tarentule de taille convenable à mes projets. Le voisinage de l'orifice est déblayé, aplani, pour recevoir la cloche métallique, sous laquelle se transvase un Pompile. C'est le moment d'allumer sa pipe et d'attendre, couché sur les cailloux Encore une désillusion. Demi-heure se passe et l'Hyménoptère se borne à tournoyer sur le grillage comme il le faisait dans mon cabinet. De sa part nul signe de convoitise en présence de ce terrier au fond duquel je vois briller les yeux de diamant de la Tarentule. L'enceinte en treillis est remplacée par l'enceinte en verre qui, ne permet- tant pas l'escalade des hauteurs, obligera l'insecte de rester à terre et de prendre enfin connaissance du puits, qu'il paraît ignorer. Cette fois-ci nous y sommes. Après quelques circuits, le Calicurgue prend garde à l'antre qui bâille sous ses pas. Il y descend. Cette audace me confond. Je n'aurais jamais osé pousser mes prévisions jusque-là. Se jeter à l'improviste sur la Tarentule quand elle est hors de son manoir, passe encore; mais s'engouffrer dans le repaire quand la terrible bête vous attend là-bas avec son double poignard empoi- sonné! Qu'adviendra- t-il de cette témérité? Un bruissement d'ailes monte des profondeurs. Acculée dans ses appartements secrets, la Lycose est, sans doute, aux prises avec l'intrus. Cette rumeur d'ailes est le chant de victoire du Cali- curgue, à moins que ce ne soit son chant de mort. L'égorgeur pourrait bien être l'égorgé. Qui des deux sortira vivant de là-dessous? C'est la Lycose, qui précipitamment détale et se campe au-dessus même de l'orifice du terrier dans sa posture de défense, les crocs ouverts, les quatre pattes antérieures dressées. L'autre serait-il poignardé? Pas du tout, car il sort à son tour, non sans recevoir au passage une bourrade de l'Aranéide, qui regagne aussitôt son repaire. Délogée du sous-sol une seconde fois, une troi- sième, la Tarentule remonte toujours sans blessure; toujours elle attend l'enva- hisseur sur le seuil de sa porte, lui administre correction et rentre chez elle. En vain j'alterne mes deux Pompiles et je change de terrier, je ne parviens pas à voir autre chose. A l'accomplissement du drame manquent certaines condi- tions que mes stratagèmes ne réalisent pas. Découragé par la répétition de mes séances infructueuses, j'abandonne la partie, riche d'un fait de quelque valeur cependant : sans crainte aucune, le Calicurgue descend dans le repaire de la Tarentule et en déloge celle-ci. Je me figure que les choses se passent de la même manière en dehors de mes 178 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES cloches. Expulsée de son domicile, l'Aranéide est plus craintive et se prête mieux à l'attaque. D'ailleurs, dans les gênes d'un étroit terrier, l'opérateur ne dirigerait pas sa lancette avec la précision que réclament ses desseins. L'auda- cieuse irruption nous montre encore, plus clairement que ne l'ont fait les prises de corps sur ma table, la répugnance de la Lycose à percer de ses crocs son adversaire. Quand les deux sont face à face au fond du repaire, c'est le moment ou jamais de s'expliquer avec l'ennemi. La Tarentule est chez elle, dans toutes ses aises; les coins et recoins du bastion lui sont familiers. L'intrus a les mouvements gênés; les lieux lui sont inconnus. Vite une morsure, ma pauvre Lycose, et c'en est fait de ton persécuteur. Tu t'abstiens, je ne sais pourquoi; et ta répugnance est la sauvegarde du téméraire. L'imbécile mouton ne répond pas au couteau du boucher par le choc de son front cornu. Serais-tu le mouton du Calicurgue? Mes deux sujets sont réinstallés dans mon cabinet, sous leurs dômes de toile métallique, avec lit de sable, terrier en bout de roseau et miel renouvelé. Ils y retrouvent leurs premières Lycoses, nourries de Criquets. La cohabitation se prolonge pendant trois semaines sans autres accidents que des pugilats, des menaces de jour en jour plus rares. De part et d'autre, aucune hostilité sérieuse. Enfin les Calicurgues périssent : leur temps est fini. Piteuse clôture après enthou- siaste début. Renoncerai-je au problème? Oh I que non ! J'en ai vu bien d'autres qui ne m'ont pas détourné d'un projet chaudement caressé. La fortune aime les persé- vérants. Elle me le témoigne en m'offrant, en septembre, une quinzaine de jours après la mort de mes chasseurs de Tarentules, un autre Calicurgue, capturé pour la première fois. C'est le Calicurgue bouffon, de même costume criard que le premier et presque de même taille. Or, que désire ce nouveau venu, sur le compte duquel je ne sais rien? Une Araignée, c'est sûr; mais laquelle? A tel chasseur, il faut corpulent gibier; peut-être l'Épeire soyeuse, peut-être l'Épeire fasciée, les plus grosses Aranéides du pays après la Tarentule. La première tend sa grande toile verticale, où se pren- nent les Criquets, d'un fourré de broussailles à l'autre. Je la trouverai dans les taillis des collines voisines. L'autre tend la sienne en travers des fossés et des petits cours d'eau fréquentés des Libellules. Je la trouverai dans le voisi- nage de l'Aygues, au bord des canaux d'arrosage alimentés par le torrent. Une double expédition me procure les deux Épeires, que j'offre à la fois à mon \ captif le lendemain. C'est à lui de choisir d'après ses goûts. Le choix est bientôt fait : l'Epeire fasciée obtient la préférence. Mais elle LA TARENTULE A VENTRE NOIR 17» ne cède pas sans protester. A l'approche de l'Hyménoptère, elle se redresse et prend une attitude défensive calquée sur celle de la Lycose. Le Calicurgue ne tient pas compte des menaces : sous son habit d'arlequin, il a l'assaut brutal, la patte leste. De rapides bourrades sont échangées, et l'Épeire gît culbutée sur le dos. Le Calicurgue est dessus, ventre à ventre, tête contre tête; de ses pattes, il maîtrise les pattes de l'Aranéide; de ses mandibules, il maintient le céphalo-thorax. Il recourbe fortement l'abdomen, ramené mi dessous; il dégaine, et.... Un moment, lecteur, s'il vous plaît. Où va plonger l'aiguillon? D'après ce que nous ont appris les paralyseurs, ce sera dans la poitrine, pour abolir le mouvement des pattes. Vous le pensez; je le croyais aussi. Eh bien, sans trop rougir de notre commune erreur, fort excusable, confessons que la bête en sait plus long que nous. Elle sait assurer le succès par une manœuvre prépa- ratoire à laquelle ni vous ni moi n'avions songé. Ah! quelle école que celle des bêtes! N'est-il pas vrai qu'avant de frapper l'adversaire, il convient de veiller à ne pas être atteint soi-même. Le Calicurgue bouffon ne méconnaît pas ce conseil de la prudence. L'Épeire a sous la gorge deux poignards acérés, avec goutte de venin à la pointe; le Calicurgue est perdu si l'Aranéide le mord. Cependant son opération d'anesthésie réclame une parfaite sûreté de bistouri. Que faire en ce péril qui troublerait le chirurgien le mieux affermi? Il faut d'abord désarmer le patient, et puis l'opérer. Voici qu'en effet le dard du Calicurgue, dirigé d'arrière en avant, plonge dans la bouche de l'Épeire, avec précautions minutieuses et persistance accen- tuée. Dès l'instant, les crochets venimeux se referment inertes, et la proie redoutable est dans l'impuissance de nuire. L'abdomen de l'Hyménoptère détend alors son arc et va plonger l'aiguillon en arrière de la quatrième paire de pattes, sur la ligue médiane, presque à la jonction du ventre. En ce point, la peau est plus fine, plus pénétrable qu'ailleurs. Le reste de la poitrine est couvert d'un plastron résistant que le dard ne parviendrait peut-être pas à perforer. Les noyaux nerveux, foyer du mouvement des pattes, sont situés un peu plus haut que le point blessé, mais la direction de l'arme d'arrière en avant permet de les atteindre. De ce dernier coup résulte la paralysie des huit pattes à la fois. De plus longs développements dépareraient l'éloquence de cette tactique. Tout d'abord, comme sauvegarde de l'opérateur, un coup dans la bouche, ce point terriblement armé, redoutable entre tous; puis, comme sauvegarde de la larve, un second coup dans les centres nerveux du thorax, pour abolir les mou- 180 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES vements. Je le soupçonnais bien, que les sacrificateurs de puissantes Aranéides étaient doués de talents spéciaux; mais j'étais fort loin de m'attendre à leur audacieuse logique, qui désarme avant de paralyser. Ainsi doit se comporter le chasseur de Tarentules, qui, sous mes cloches, a refusé de livrer son secret. Sa méthode, je la connais maintenant, divulguée qu'elle est par un collègue. Il ren- verse l'horrible Lycose sur le dos, lui poignarde ses poignards en la piquant à la bouche, puis pratique à l'aise, d'un seul coup d'aiguillon, la paralysie des pattes. J'examine l'Epeire immédiatement après l'opération, et la Tarentule quand le Calicurgue la traîne par une patte vers son clapier, au pied de quelque muraille. Quelque temps encoi-e, lihe minute au plus, l'Épeire remue convulsi- vement les pattes. Tant que durent ces frérhissements de l'agonie, le Pompile ne lâche pas sa proie, tl semble surveiller les progrès de la paralysie. Du bout des mandibules, il explore à plusieurs reprises la bouche de l'Aranéide, comme pour s'informer si les crochets venimeux sont bien inoffensifs. Puis tout s'apaise, et le Calicurgue se dispose a traîner ailleurs sa proie. C'est alors que je m'en empare. Ce qui me frappe avant tout, c'est l'inertie absolue des crochets, que je titille du bout d'une paille sans parvenir à les tirer de leur torpeur. Les palpes, au contraire, les palpes, leurs immédiats voisins, oscillent pour peu que je les touche. Mise en siireté dans uii flacon, l'Épeire est soumise à nouvel examen une seniaine plus tard. L'irritabilité est en partie revenue. Sous le stimulant d'une paille, je lui vois remuer un peu les pattes, surtout les derniers articles, jambes et tarses. Les palpes sont encore plus irritables et mobiles. Ces divers mouvements sont d'ailleurs sans vigueur, sans coordination, et l'Aranéide ne peut en faire usage pour se retourner, et encore moins pour se déplacer. Quant aux crochets venimeux, en vain je les stimule : je ne parviens pas â les faire ouvrir, à les faire remuer seulement. Ils sont donc profondément paralysés, et d'une façon spéciale. Ainsi me le disait, au début, l'insistance particulière du dard quand la bouche est piquée. En fin septembre, presque un mois après l'opération, l'Épeire est dans le même état, ni morte ni vivante : les palpes frémissent toujours au contact de la. paille, et rien autre ne bouge. Finalement, après six à sept semaines de léthargie, surviennent la mort réelle et sa compagne, la pourriture. La Tarentule du Calicurgue annelé, telle que je la dérobe au propriétaire au moment du charroi, me présente les mêmes particularités. Les crochets à venin ne sont absolument plus irritables sous les titillations de la paille, nouvelle preuve s'ajoutant à celles de l'analogie pour établir que la Lycose à reçu, comme l'Épeire, un coup d'aiguillon dans la bouche. Les palpes, au contraire, LA TARENTULE A VENTRE NOIR 181 sont et seront, des semaines encore, très irritables et mobiles. J'insiste sur ce point, dont on reconnaîtra bientôt l'intérêt. Obtenir un second assaut de mon Calicurgue bouffon ne m'a pas été possible : les ennuis de la captivité nuisaient à l'exercice de ses talents. D'ailleurs l'Épeire ne s'est pas toujours trouvée étrangère à ses refus; certaine ruse de guerre employée sous mes yeux par deux fois pouvait bien dérouter l'agresseur. Que je raconte la chose, ne serait-ce que pour relever un peu dans notre estime ces sottes Aranéides, pourvues d'armes perfectionnées et n'osant en faire usage contre l'assaillant, plus faible, mais plus audacieux. L'Épeire occupe la paroi de l'enceinte en toile métallique, les huit pattes largement étalées sur le treillis; le Calicurgue tourne dans le haut du dôme. Saisie de panique à la vue de l'ennemi qui vient, l'Araignée se laisse choir à terre, le ventre en l'air, les pattes ramassées. L'autre accourt, l'enlace, l'explore et se met en posture de la piquer à la bouche. Mais il ne dégaine pas. Je le vois attentivement penché sur les crocs venimeux, comme pour s'informer de la terrible machine; puis il part. L'Araignée est toujours immobile, et si bien que je la crois morte, paralysée à mon insu, en un moment où je n'y prenais pas garde. Je la retire de la volière pour l'examiner à l'aise. Pas plus tôt déposée sur la table, la voici qui ressuscite et prompte- ment détale. La rusée faisait la morte sous le stylet du Calicurgue, avec tel art que je m'y suis laissé prendre. Elle a leurré plus avisé que moi, le Cali- curgue, qui l'inspectait de très près et n'avait pas trouvé digne de sa dague un cadavre. Peut-être le naïf lui trouvait-il déjà l'odeur du faisandé, comme autrefois l'ours de la fable. Cette ruse, si ruse il y a, m'a tout l'air de tourner le plus souvent au désavantage de l'Aranéide, Tarentule, Épeire et autres. Le Calicurgue qui vient de la culbuter sur le dos, après un vif pugilat, sait très bien que la gisante n'est pas morte. Celle-ci, croyant se protéger, simule l'inertie cadavérique; l'assaillant en profite pour son coup le plus périlleux, le coup de dard dans la bouche. L'ÉPEIRE FASCIÉE L'ÉPEIRE FASGÏEE CONSTRUCTION DE LA TOILE Le filet de l'oiseleur est une des ingénieuses scélératesses de l'homme. Au moyen de cordages, de piquets et de quatre bâtons, deux grandes nappes de mailles couleur de terre sont tendues sur le sol, l'une à droite, l'autre à gauche d'une aire dénudée. Une longue corde, que manœuvre, au moment opportun, le chasseur blotti dans une hutte de broussailles, les fait mouvoir et brusquement les rabat à la façon de volets qui se ferment. Entre les deux sont réparties les cages des appelants, linottes et pinsons, verdiers et bruants jaunes, proyers et ortolans, qui, d'ouïe subtile, perçoivent à distance le passage d'une bande des leurs et lancent aussitôt une brève note d'appel. L'un d'eux, le sambé, irrésistible tentateur, sautille et bat des ailes en apparente liberté. Un cordon le retient à son poteau de forçat. Si, brisé de fatigue, désespéré de ses vains efforts pour s'en aller, le patient se couche sur le ventre et refuse de fonctionner, il est loisible à l'oiseleur de le ranimer sans bouger de sa hutte. Une longue ficelle fait jouer un petit levier mobile sur un pivot. Soulevé 24 180 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES de terre par la diabolique machinette, l'oiseau vole, retombe, remonte à chaque secousse du cordon. Au doux soleil d'une matinée d'automne, l'oiseleur attend. Soudain, -vive agitation dans les cages. Les pinsons coup sur coup jettent leur cri de ralliement : pinck! pinck! Il y a du nouveau dans les airs. Vite le sambé. Ils arrivent, les naïfs; ils descendent sur l'aire perfide. D'un prompt effort, l'embusqué tire sa corde. Les nappes se referment, toute la bande est prise. Il y a dans les veines de l'homme du sang de bête fauve. L'oiseleur accourt au massacre. De la pression du pouce, il étouffe le cœur aux captifs, il leur défonce le crâne. Les oisillons, lamentable gibier, iront au marché, assemblés pai' douzaines avec un fil passé dans les narines. En ingéniosité scélérate, le filet de l'Épeire peut soutenir la comparaison avec celui de l'oiseleur; il la dépasse même si, patiemment étudié, il nous révèle les principaux traits de sa haute perfection. Quel art d'exquise délicatesse pour arriver à faire curée de quelques mouches! Nulle part, dans l'entière série des bêtes, le besoin de manger n'a inspiré industrie plus savante. Que le lecteur veuille bien méditer l'exposé qui va suivre, et certainement il partagera mon admiration. Comme prestance et comme coloration, l'Épeire fasciée est la plus belle des Aranéides du Midi. Sur son gros ventre, puissant entrepôt de soie presque du volume d'une noisette, alternent les écharpes jaunes, argentées et noires qui lui ont valu la dénomination de fasciée. Autour de cet opulent abdomen, longuement rayonnent les huit pattes, annelées de pâle et de brun. Toute menue proie lui est bonne. Aussi, à la seule condition de trouver des appuis pour son filet, s'établit-elle partout où bondit le Criquet, où voltige le Papillon, où plane le Diptère, où danse la Libellule. D'habitude, à cause de l'abondance du gibier, c'est en travers d'un ruisselet, d'une rive à l'autre, parmi les joncs, qu'elle ourdit sa toile. Elle la tend aussi, mais avec moins d'assiduité, dans les taillis de chênes verts, sur les coteaux à maigres pelouses, aimées des Acridiens. Son engin de chasse est une grande nappe verticale dont le périmètre, variable suivant la disposition des lieux, se rattache aux rameaux du voisinage par de multiples amarres. Voyons d'abord de quelle manière sont obtenus les cordages qui forment la charpente de la construction. Invisible tout le jour, blottie qu'elle est dans la verdure des cyprès, voici que sur les huit heures du soir, l'Araign ie sort gravement de sa retraite et gagne L'ÉPEIRE FA SCIÉE 187 la cime d'un rameau. De ce poste élové, quelque temps elle combine ses moyens d'après les lieux; elle interroge le temps, s'informe si la nuit sera belle. Puis, soudain, les huit pattes largement étalées, elle se laisse choir suivant la verticale, appendue au cordon qui lui sort des filières. De même que le cordier obtient par le recul la régulière venue de son étoupe, l'Épeire obtient par la chute la sortie de la sienne. Son poids est la force d'extraction. La descente n'a pas d'ailleurs la brutale accélération que lui imprimerait la pesanteur seule. Elle est réglée par le jeu des filières, contractant ou dilatant leurs pores, les fermant tout à fait au gré de la précipitée. Aussi avec douce modération s'allonge ce fil à plomb vivant. La lourde ventrue semble alors étaler ses pattes dans le vide sans aucun appui. A deux pouces du sol, brusque arrêt; la bobine soyeuse ne fonctionne plus. L'Araignée se retourne, agrippe le cordon qu'elle vient d'obtenir, et remonte par cette voie, toujours en filant. Mais cette fois, la pesanteur ne venant plus en aide, l'extraction s'opère d'autre façon. Les deux pattes d'arrière, d'une rapide manœuvre alternée, tirent le fil de la besace et l'abandonnent à mesure. Revenue à son point de départ, à la hauteur d'une paire de mètres et davan- tage, l'Araignée est donc en possession d'un fil double, bouclé en anse, qui flotte mollement dans un courant d'air. Elle fixe à sa convenance le bout dont elle dispose et attend que l'autre, agité par le vent, ait engagé son anse dans les ramilles du voisinage. Sentant son fil arrêté, l'Épeire le parcourt d'un bout à l'autre à plusieurs reprises et l'augmente chaque fois d'un brin. Ainsi s'obtient le câble sicspenseur, maîtresse pièce de la charpente. A cause de sa structure, je l'appelle câble, malgré son extrême finesse. 11 paraît simple, mais aux deux bouts on le voit se décomposer et s'épanouir, sous forme d'aigrette, en divers éléments qui sont le produit d'autant de traversées. Ces brins divergents, avec leurs points d'attache variés, donnent aux deux extrémités fixité plus grande. D'une solidité hors ligne par rapport au reste de l'ouvrage, le câble suspen- seur est d'une permanence indéfinie. En général délabrée après les chasses de la nuit, la toile est presque toujours recommencée le lendemain au soir. Après extirpation des ruines, sur le même emplacement déblayé à fond, tout se refait, moins le câble où doivent se suspendre les divers réseaux renouvelés. Une fois le câble tendu, l'Araignée est en possession d'une base qui lui permet de se rapprocher et de s'éloigner à sa guise des appuis de la ramée. Du haut de ce câble, en se laissant couler plus ou moins bas, en variant les points de chute, elle obtient, de droite et de gauche, quelques traverses obliques reliant 188 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES le câble à la ramée. A leur tour, ces traverses en supportent d'autres à direction chaque fois changeante. Lorsqu'elles sont assez multipliées, l'Épeire n'a plus besoin de recourir à la chute pour tirer ses fils; elle va d'un cordage au voisin, tréfilant toujours avec les pattes d'arrière. Ainsi se délimite une aire polygonale très irrégulière, où doit s'ourdir le filet lui-même, ouvrage d'une magnifique régularité. D'un point central rayonnent des fils rectilignes, équidistants. Sur cette charpente court, en manière de croisillons, un fil spiral continu qui va du centre à la circonférence. C'est magnifique d'ampleur et de régularité. LE FIL TÉLÉPHONIQUE Parmi les différentes espèces d'Épeires les unes se tiennent constamment sur leurs toiles, même aux ardeurs d'un violent soleil. Les autres ne s'y montrent, en général, qu'à la nuit close. A quelque distance du filet elles ont, dans les broussailles, une retraite sommaire, une embuscade formée de quelques feuilles que rapprochent des fils tendus. C'est là que le jour, le plus souvent, elles stationnent, immobiles et recueillies. Mais cette vive lumière qui les importune est la joie des champs. Alors, mieux que jamais, l'Acridien bondit, et divague la Libellule. D'ailleurs la nappe à gluaux, malgré les déchirures de la nuit, est d'ordinaire en état de servir encore. Si quelque étourdi s'y laisse prendre, l'Araignée, retirée au loin, ne saura-t-elle profiter de l'aubaine? N'ayons crainte. A l'instant elle arrive. Avertie comment? Expliquons l'affaire. La trépidation de la toile, bien mieux que la vue de l'objet, donne l'éveil. Une expérience très simple le démontre. Sur la toile d'une Épeire, je dépose un Criquet asphyxié à l'instant même par le sulfure de carbone. La pièce morte est mise en place soit en avant, soit en arrière, soit sur les côtés de l'Araignée, stationnaire au centre du filet. Si l'épreuve doit porter sur une espèce à cachette diurne, parmi le feuillage, le Criquet mort est déposé sur la toile, plus ou moins loin du centre, n'importe comment. Dans l'un et l'autre cas, d'abord rien. L'Épeire persiste dans son immobi- lité, même quand le morceau est en face d'elle, à une faible distance. Elle est indifférente à la présence du gibier, elle ne semble pas s'en apei'cevoir, si bien L'ÉPEIRE FASCIÉE 189 qu'elle finit par lasser ma patience. Alors, avec une longue paille, qui me permet de me dissimuler un peu, je fais trembloter le mort. Il n'en faut pas davantage. L'Épeire accourt de l'aire centrale, ou descend de la ramée; va droit à l'Acridien, l'enveloppe de rubans, le traite enfin comme elle l'aurait fait d'un gibier vivant, capturé dans les conditions normales. Il a fallu l'ébranlement de la toile pour la décider à l'attaque. Peut-être la couleur grise du Criquet n'est-elie pas de visibilité assez nette pour provoquer, à elle seule, l'attention. Essayons alors le rouge, coloration des plus vives pour notre rétine et probablement aussi pour celle des Aranéides. Aucun des gibiers en usage chez les Épeires n'étant vêtu d'écarlale, je fais avec de la laine rouge un menu paquet, un appât du volume d'un Criquet. Je l'englue à la toile. Mon artifice réussit. Tant que la pièce est immobile, l'Araignée ne s'émeut; mais du moment que le paquet tremble, agité par ma paille, elle accourt empressée. Il y a des naïves qui touchent un peu la chose du bout des pattes et, sans autre information, l'emmaillotent de soie à la façon de l'habituel gibier. Elles vont même jusqu'à mordiller l'appât, suivant la règle de l'intoxication préalable. Alors seulement la méprise est reconnue, et la dupée se retire, ne revient plus, si ce n'est longtemps après, pour rejeter hors de la toile l'encom- brant objet. Il y a des rusées. Comme les autres, elles accourent au leurre de laine rouge, que ma paille fait insidieusement remuer; elles y viennent de leur pavillon dans la verdure aussi bien que du centre de la nappe; elles l'explorent des palpes et des pattes; mais, reconnaissant bientôt que la chose n'a pas de valeur, elles se gardent bien d'y dépenser leur soie en liens inutiles. Cependant les rusées comme les naïves accourent même de loin, du fond de l'embuscade dans la ramée. Comment sont-elles renseignées? Ce n'est pas certes par la vue. Avant de reconnaître leur erreur, il leur faut tenir l'objet entre les pattes et même le mordiller un peu. Elles sont d'une extrême myopie. A un travers de main de distance, la proie inerte, non apte à faire trembler la toile, reste inaperçue. D'ailleurs, en bien, des cas, la chasse se pratique dans la profonde obscurité de la nuit, alors que la vue, serait-elle bonne, est hors de service. Si les yeux sont des guides insuffisants, même de très près, que sera-ce quand il faut épier la proie de loin! Dans ce cas, un appareil d'information à distance devient indispensable. Trouver cet appareil nollre aucune difficulté. i90 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Derrière la toile d'une Épeire quelconque à cachette diurne, regardons attentivement : nous verrons un fil qui part du centre du réseau, monte en ligne oblique hors du plan de la nappe et aboutit à l'embuscade où se tient l'Araignée pendant le jour. Sauf au point central, nul rapport entre ce fil et le reste de l'ouvrage, nul entrecroisement avec les cordons de la charpente. Libre de toute entrave, le trait va droit du centre du filet au pavillon d'embuscade. Sa longueur est d'une coudée en moyenne mais peut atteindre jusqu'à deux à trois mètres. Pour quel motif ce cordon a-t-il invariablement son origine au centre du réseau, jamais ailleurs? Parce que ce point est le lieu de concours des rayons, et de la sorte le centre commun des ébranlements. Tout ce qui remue sur la toile y transmet ses trépidations. 11 suffît alors d'un fil issu de ce point central pour porter à distance l'avis d'un gibier se débattant en un point quelconque de la toile. La cordelette oblique, hors du plan de la nappe, est avant tout un appareil avertisseur, un fil téléphonique. Consultons à cet égard l'expérience. Je dépose un Criquet sur le réseau. L'englué se démène. A l'instant l'Araignée sort fougueuse de sa hutte, descend par la passerelle, court sus à l'Acridien, l'enveloppe et l'opère suivant les règles. Peu après, elle le hisse fixé à la filière par un cordage, et l'entraîne dans sa cachette, où se fera longue réfection. Les Épeires, habitant de jour une retraite éloignée, ne peuvent se passer de ce fil spécial qui les met en communication permanente avec la toile déserte. Pour s'exempter d'une surveillance qui deviendrait pénible à force d'être assidue, pour se reposer tranquille et connaître les événements même en tournant le dos au filet, l'embusquée a constamment le fil téléphonique sous la patte. Qui n'a pas vu l'Épeire en cette posture, le téléphone en main, ignore l'une des plus curieuses ingéniosités de la bête. Un mot encore. La toile est bien des fois agitée par le vent. Les diverses pièces de la charpente, secouées et tiraillées par les remous de l'air, ne peuvent manquer de transmettre leur ébranlement au fil avertisseur. Néanmoins l'Araignée ne sort pas de la hutte, indifférente aux commotions du réseau. Son appareil est donc mieux qu'une sorte de cordon de sonnette qui tire et propage l'impulsion; c'est un téléphone capable de transmettre, comme le nôtre, les frémissements moléculaires origine du son. Agrippant d'un doigt son fil télé- phonique, l'Araignée écoute de la patte; elle perçoit les vibrations intimes; elle distingue ce qui est vibration venue d'un captif et ce qui est simple secousse déterminée par le ventl L'EPEIRE FA SCIÉE 191 LE PIÈGE A GLUAUX Le réseau spiral desÉpeires a des combinaisons d'effroyable science. A la simple vue, le fil qui le compose diffère de celui de la charpente et des rayons. Il miroite au soleil, paraît noduleux et donne l'idée d'un chapelet d'atomes. L'observer avec la loupe sur la toile même n'est guère praticable, à cause de l'agitation du tissu, qui tremblote au moindre souffle. En passant une lame de verre sous la nappe et la soulevant, j'emporte quelques tronçons du fil à étudier, tronçons qui restent fixés sur le verre en lignes parallèles. Maintenant loupe et microscope peuvent intervenir. Le spectacle est stupéfiant. Ces fils, touchant aux confins du visible et de l'invisible, sont des torsades à tours très serrés, semblables à ces enroulements élastiques que notre industrie prépare avec des fils de laiton. De plus, ils sont creux. L'infiniment subtil est un tube, un canal plein d'une humeur visqueuse pareille à une forte dissolution de gomme arabique. Cette humeur, je la vois s'épancher en traînée diaphane par les extrémités rompues. Sous la pression de la mince lamelle qui les recouvre sur le porte-objet du microscope, les torsades s'étirent, deviennent des rubans tordus, parcourus d'un bout à l'autre, en leur milieu, par un trait sombre qui est la capacité vide. A travers la paroi de ces fils tubulaires, roulés en lignes torses, l'humeur contenue doit suinter petit à petit et de la sorte rendre le réseau visqueux. Il l'est, en effet, et de façon à provoquer la surprise. D'une fine paille, je touche à plat trois ou quatre échelons d'un secteur. Si doux que soit le contact, l'adhérence est soudaine. Avec la paille soulevée, les fils viennent, s'étirent, doublent et triplent leur longueur à la façon d'un fil de gomme élastique. Enfin, trop tendus, ils se détachent sans rupture, ils se rectifient de nouveau dans leur position première. Ils s'étirent en déroulant leur torsade, ils se raccourcissent en l'enroulant de nouveau; enfin ils deviennent adhésifs en se vernissant de l'humeur visqueuse dont ils sont pleins. En somme, le fil spiral est un tube capillaire comme jamais notre physique n'en possédera d'aussi menus. Il est roulé en torsade afin d'avoir une élasticité qui lui permette, sans se rompre, de se prêter aux tiraillements du gibier capturé; il tient en réserve dans son canal une provision de viscosité, afin de renouveler par une incessante exsudation les vertus adhésives de la surface à mesure que l'exposition à l'air les affaiblit. C'est tout naïvement merveilleux. L'Epeire ne chasse pas aux lacets, elle chasse aux gluaux. Et quels 192 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES gluaux ! Tout s'y prend, même l'aigrette de pissenlit, qui mollement les effleure. Néanmoins l'Épeire, en rapport continuel avec sa toile, ne s'y prend pas. Pourquoi? Parce que l'Araignée s'est ménagé au milieu de son piège une aire dans la structure de laquelle n'entre pas le fil spiral visqueux. Il y a là, dans une étendue qui sur les grandes toiles représente à peu près la paume de la main, un tissu neutre où la paille exploratrice n'obtient nulle part adhésion. En cette région centrale, aire de repos, et uniquement là, stationne l'Épeire, attendant des journées entières l'arrivée du gibier. Si intime et si prolongé que soit son contact avec cette partie de la nappe, elle ne court le risque de s'y engluer, l'enduit visqueux manquant, ainsi que la structure torse et tubulaire. Un fil simple, rectiligne et plein compose uniquement cette région, de même que les rayons et le reste de la charpente. Mais lorsqu'une proie vient de se prendre, souvent tout au bord de la toile, il faut vite accourir pour la ligoter et maîtriser ses efforts de délivrance. L'Araignée marche alors sur son réseau, et je ne m'aperçois pas qu'elle en éprouve le moindre embarras. Les gluaux mêmes ne sont pas soulevés par le déplacement des pattes. En mon jeune temps, lorsque nous allions, en bande, le jeudi, essayer de prendre un chardonneret dans les chènevières, avant d'enduire de glu les vergettes, on se graissait les doigts avec quelques gouttes d'huile, pour ne pas s'empêtrer dans la viscosité. L'Épeire connaîtrait-elle le secret des corps gras? Essayons. Je frotte ma paille exploratrice avec du papier légèrement huilé. Appliquée sur le fil spiral de la toile, maintenant elle n'adhère plus. Le principe est trouvé. Sur une Épeire vivante, je détache une patte. Mise telle qu'elle est en contact avec les gluaux, elle n'y adhère pas mieux que sur les cordages neutres, rayons et pièces de la charpente. II fallait s'y attendre, d'après l'immunité générale de l'Araignée. Mais voici qui change à fond le résultat. Je mets cette patte macérer un quart d'heiire dans du sulfure de carbone, dissolvant par excellence des corps gras. Avec un pinceau imbibé de ce liquide, je la lave soigneusement. Cette lessive faite, la patte s'englue très bien au fil captateur, et y adhère tout autant que le ferait le premier objet venu, la paille non huilée par exemple. Ai-je rencontré juste en considérant une matière grasse comme le préser- vatif de l'Épeire exposée aux perfidies de sa rosace de gluaux? L'action du sulfure de carbone semble l'affirmer. Rien ne s'oppose d'ailleurs à ce que L'ÉPEIRE FASCIÉE L'ÊPEIRE FA SCIÉE 193 pareille matière, si fréquente dans l'économie animale, ne vernisse très légèrement l'Araignée par le seul fait de la transpiration. Nous nous frottions les doigts d'un peu d'huile pour manier les baguettes où devait se prendre le chardonneret; de même l'Épeire se vernit d'une sueur spéciale pour opérer en tout point de sa toile sans crainte des gluaux. Cependant une station trop prolongée sur les fils visqueux aurait des incon- vénients. A la longue, un contact continuel avec ces fils pourrait amener certaine adhésion et gêner l'Araignée, qui doit conserver toute sa prestesse pour courir sus à la proie avant qu'elle ne se dégage. Aussi, dans la structure du poste aux interminables attentes, n'entre-t-il jamais des fils glutineux. C'est uniquement dans son aire de repos que l'Épeire se tient, immobile et les huit pattes étalées, prêtes à percevoir tout ébranlement de la toile. C'est encore là qu'elle prend sa réfection, souvent d'une longue durée, lorsque la pièce saisie est copieuse; c'est là qu'après l'avoir liée et mordillée, elle traîne toujours sa proie au bout d'un fil, afin de l'y consommer à l'aise, sur une nappe non visqueuse. Comme poste de chasse et comme réfectoire, l'Épeire s'est ménagé une aire centrale exempte de glu. Quant à cette glu, il n'est guère possible d'en étudier les caractères chimiques, à cause de sa faible quantité. Le microscope nous la montre s'épan- chant des fils rompus sous forme d'une traînée hyaline, quelque peu granuleuse. L'expérience que voici nous en apprend davantage. Avec une lame de verre passée à travers la toile, je cueille une série de gluaux qui restent fixés en traits parallèles. Je couvre cette lame d'une cloche reposant sur une couche d'eau. Bientôt, dans cette atmosphère saturée d'humidité, les fils s'enveloppent d'une gaine aqueuse qui, petit à petit, s'accroît et devient coulante. Alors la configuration en torsade a disparu, et dans le canal du fil se voit un chapelet d'orbes translucides, c'est-à-dire une série de gouttelettes d'extrême finesse. Au bout de vingt-quatre heures, ces fils ont perdu leur contenu et se trouvent réduits à des traits presque invisibles. Si je dépose alors sur le verre une goutte d'eau, j'obtiens une dissolution visqueuse comme m'en donnerait une parcelle de gomme arabique. La conclusion est évidente : la glu des Épeires est une substance très hygrométrique. Dans une atmosphère saturée d'humidité, elle s'imprègne abondamment et filtre par exsudation à travers la paroi des fils tubulaires. Ces données nous expliquent certains faits relatifs au travail de la toile. Les Epeires s'occupent du tissage à des heures très matinales, bien avant l'aube. 3S 19* LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Si l'air devient brumeux, il leur arrive de laisser l'ouvrage inachevé; elles édifient la charpente générale, tendent les rayons, pièces qui sont toutes inal- térables par un excès d'humidité; mais elles se gardent bien de travailler aux gluaux, qui, imprégnés par le brouillard, se résoudraient en loques visqueuses et perdraient leur efficacité en se délavant. Le filet commencé s'achèvera la nuit suivante, si l'atmosphère est propice. Si la haute hygrométrie du fil caplateur a des inconvénients, elle a surtout des avantages. Les Épeires, chassant de jour, affectionnent les chaudes expositions, violemment ensoleillées, où les Criquets se complaisent. Sous les torridités de la canicule, à moins de dispositions spéciales, les gluaux seraient donc exposés à se dessécher, à se racornir en filaments inertes et rigides. C'est tout le contraire qui arrive. Aux heures les plus brûlantes, ils se maintiennent toujours souples, toujours élastiques et de mieux en mieux adhésifs. Comment cela? Par le seul fait de leur puissante hygrométrie. L'humidité dont l'air n'est jamais dépourvu, lentement les pénètre; elle délaye au degré requis l'épais contenu de leurs tubes et le fait transsuder au dehors, à mesure que s'épuise la viscosité précédente. Quel oiseleur serait capable de rivaliser avec l'Épeire dans l'art des gluaux? Que de savante industrie pour capturer une Phalène! Qui nous expliquera le travail de cette merveilleuse corderie? Comment la matière à soie se moule-t-elle en tube capillaire; comment ce tube s'emplit-il de glu et se dispose-t-il en torsade serrée? Et comment encore la même tréfilerie fournit-elle des fils communs, travaillés en charpente, en mous- seline, en satin. Que de produits venus de cette curieuse usine, la panse d'une Araignée ! LA CHASSE En leur piège à gluaux, les Épeires sont admirables de patiente immobilité. La tête en bas et les huit pattes largement étalées, l'Aranéide occupe le centre de la nappe, point récepteur des avis donnés par les rayons. Si quelque part, en arrière aussi bien qu'en avant, une trépidation se fait, signe d'un, gibier .pris, l'Épeire en est avertie, même sans le secours de la vue. Aussitôt elle accourt. Jusque-là, nul mouvement; on dirait la bête hypnotisée par l'attention. L'EPEIRE FASCIÉE 195 Tout au plus, à l'apparition de quelque chose de suspect, se met-elle à faire trembler sa toile. C'est sa manière d'en imposer à l'importun. Si je veux provoquer moi-même la curieuse alerte, je n'ai qu'à taquiner l'Épeire avec un brin de paille. Au jeu de l'escarpolette, il nous faut un aide qui nous mette en branle. L'effrayée qui veut se faire effrayante a trouvé beaucoup mieux. Sans impulsion, elle se balance avec sa machine de cordages. Pas d'élans, pas d'efforts visibles. Rien de la bête ne remue, et cependant tout tremble. De l'inertie en apparence procède véhémente secousse. Le repos fait l'agitation. Le calme revenu, elle reprend sa pose; elle médite, inlassable, le rude problème des vivants : mangerai-je? ne mangerai-je pas? Certains privilégiés, exempts des angoisses alimentaires, ont le vivre à profusion et sans lutte pour l'obtenir. Tel l'asticot, qui nage, béat, dans le bouillon de la couleuvre dissoute. D'autres — et, par une étrange dérision, ce sont en général les mieux doués, — n'arrivent à dîner qu'à force d'art et de patience. Vous êtes de ce nombre, ô mes industrieuses Épeires; pour dîner, vous dépensez chaque nuit des trésors de patience, et bien des fois sans résultat. Tout le jour, le ciel uniformément gris a paru couver l'orage. En dépit des menaces d'averse, ma voisine, l'Epeire angulaire (qui ne chasse qu'à la nuit close), clairvoyante dans les événements de la météorologie, est sortie du cyprès et s'est mise à renouveler sa toile aux heures réglementaires. Elle a deviné juste; la nuit sera belle. Voici que le suffocant autoclave des nuées se déchire, et par les trouées la lune regarde, curieuse. Un souffle de bise achève de nettoyer les régions supérieures; le ciel se fait superbe; en bas règne un calme parfait. Les Phalènes se mettent à pérégriner pour leurs affaires nocturnes. Bon ! L'une est prise, et des plus belles. L'Épeire dînera. Avertie par l'ébranlement, l'Épeire accourt; elle tourne autour de la pièce, elle l'inspecte à distance afin de reconnaître, avant l'attaque, le degré du péril couru. La vigueur de l'englué décidera de la manœuvre à suivre. Faisant face au captif, l'Araignée ramène un peu le ventre au-dessous d'elle et, du bout des filières, touche un instant l'insecte; puis, avec les tarses d'avant, elle met son sujet en rotation. L'Écureuil, dans le cylindre mobile de sa cage, n'a pas dextérité plus gracieuse et plus rapide. Une traverse de la spire gluante sert d'axe à la machinette, qui vire, prestement vire, ainsi qu'une broche de rôtisserie. C'est régal pour les yeux que de la voir tourner. Dans quel but ce branle circulaire? Voici : le bref contact des filières a donné l'amorce d'un fil, qu'il faut maintenant tirer de l'entrepôt de soie et 196 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES enrouler à mesure sur le captif, pour envelopper celui-ci d'un suaire qui maîtrisera tout effort. C'est ici l'exact procédé en usage dans nos tréfileries : une bobine tourne, actionnée par un moteur; de son élan, la bobine entraîne le fil métallique à travers l'étroit œillet d'une plaque d'acier, et du même coup l'enroule, aminci au point, sur l'étendue de sa gorgerette. Ainsi du travail de l'Épeire. Les tarses d'avant de l'Araignée sont le moteur; la bobine tournante est l'insecte capturé; le pertuis d'acier est le pore des filières. Pour lier le patient avec précision et célérité, rien de mieux que cette méthode, peu dispendieuse et de haute efficacité. Plus rarement, il est fait usage d'un second procédé. D'un rapide élan, l'Araignée tourne elle-même autour de l'insecte immobile, en traversant la toile par-dessus et par-dessous, et déposant à mesure le lien de son fil. La grande élasticité des gluaux permet à l'Épeire de se lancer coup sur coup à travers la toile et de passer outre sans endommager le filet. Supposons maintenant au lieu d'une Phalène, un gibier périlleux, une Mante religieuse, par exemple, brandissant ses pattes ravisseuses à croc et double scie; un Frelon, dardant furieux son atroce stylet; un robuste Coléoptère, un Pentodon, invincible sous son armure de corne. Ce sont là des pièces excep- ionnelles, très peu connues de l'Épeire. Seront-elles acceptées, venues de mes artifices? Elles le sont, mais non sans prudence. Le gibier étant reconnu d'approche dangereuse, l'Épeire lui tourne le dos au lieu de lui faire face; elle braque sur lui sa machine à cordages. Rapidement, les pattes postérieures tirent des filières bien mieux que des cordons isolés. Toute la batterie sérifique fonc- tionnant à la fois, ce sont de vrais rubans, des nappes, qu'un ample geste des pattes épanouit en éventail et projette sur l'enlacé. Attentive aux soubresauts, l'Épeire lance ses brassées de liens sur l'avant et sur l'arrière, sur les pattes et sur les ailes, d'ici, de là, de partout, à profusion. Sous pareille avalanche, le plus fougueux est promptement dompté. En vain la Mante essaye d'ouvrir ses brassards dentelés; en vain le Frelon joue du poignard, en vain le Coléoptère se raidit sur pattes et fait le gros dos : une nouvelle ondée de fils s'abat et paralyse tout effort. Le rétiaire antique, ayant à lutter contre un puissant fauve, paraissait dans l'arène avec un filet de cordages plié sur son épaule gauche. La bête bondissait. L'homme, d'un brusque élan de sa droite, développait le réseau comme le font les pêcheurs à l'épervier; il couvrait l'animal, l'empêtrait dans les mailles. Un coup de trident achevait le vaincu. L'ÉPEIRE FA SCIÉE 197 De façon pareille agit l'Épeire, avec cet avantage de pouvoir renouveler ses brassées de liens. Si la première ne suffit pas, une seconde à l'instant suit, puis une autre et une autre encore, jusqu'à épuisement des réservoirs à soie. Quand plus rien ne bouge sous le blanc suaire, l'Araignée s'approche du ligoté. Elle a mieux que le trident du belluaire : elle a ses crocs venimeux. Sans bien insister, elle mordille l'Acridien, puis elle se retire, laissant le patient s'affaiblir de torpeur. LA CHENILLE PROCESSIONNAIRE DU PIN ^3m=JSr^- --^:^--=3^ : •,^■0' »2 ""-^ -v LA CHENILLE PROCESSIONNAIRE DU PIN Dans la première quinzaine d'août, inspectons les branches inférieures des pins à hauteur du regard. Avec la moindre attention, on ne tarde pas à découvrir, d'ici, de là, sur le feuillage, certains petits cylindres blanchâtres, qui font tache sur la sombre verdure. Voilà la ponte du Bombyx; chaque cylindre est le groupe d'œufs d'une mère. Les feuilles du pin sont assemblées deux par deux. Leur couple est «nyc- loppé à la base d'un manchon cylindrique qui mesure environ trois centimètres de longueur sur quatre à cinq millimètres de largeur. Ce manchon, d'aspect soyeux et d'un blanc légèrement teinté de roussâtre, est revêtu d'écaillés qui se recouvrent à la manière des tuiles d'un toit, et dont l'arrangement, quoique assez régulier, n'a rien cependant d'un ordre géométrique. L'aspect général est à peu près celui d'un chaton de noisetier non épanoui. De forme à peu près ovalaire, translucides, blanches, avec un peu de bran à la base et de roux à l'autre extrémité, ces écailles sont libres au bout inférieur; mais elles sont fixées solidement par le bout supérieur. Ni le souffle ni le frottement répété d'un pinceau ne peuvent les détacher. Elles se redressent, ainsi (|u'une toison frictionnée à rebrousse-poil, si le manchon est doucement 202 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES balayé de bas en haut, et restent indéfiniment dans cette position hérissée; elles reprennent par une friction inverse leur primitif arrangement. C'est d'ailleurs aussi doux au loucher qu'un velours. Exactement appliquées l'une sur l'autre, elles forment une toiture protégeant les œufs. Sous ce couvert de moelleuses tuiles, impossible qu'une goutte de pluie, qu'une larme de rosée pénètre. L'origine de ce revêtement défensif est évidente : la mère s'est déplumé une partie du corps pour protéger sa ponte. A l'exemple de l'Eider, le canard [qui nous fournit l'édredon, elle a fait de ses dépouilles une chaude houppelande à ses œufs qui apparaissent semblables à de petites perles d'émail blanc. Étroi- tement groupés l'un contre l'autre, ils forment neuf files longitudinales. Dans l'une de ces files, je compte trente-cinq œufs. Les neuf rangées étant à très peu de chose près pareilles, le total du cylindre est de trois cents œufs environ. Belle famille pour une seule mère! Les œufs d'une file alternent exactement avec ceux des deux files voisines, si bien qu'il n'y a aucun intervalle vide. On dirait un ouvrage de perles, travail de doigts patients et d'exquise dextérité. La comparaison est plus exacte encore avec un fuseau de maïs, à grains si élégamment distribués en files, mais fuseau minuscule rehaussant son bel ordre géométrique par l'exiguïté de ses dimensions. Les grains de l'épi du Papillon tournent un peu à l'hexagone, effet de leur pression mutuelle; ils sont fortement agglutinés entre eux, à tel point qu'on ne peut les isoler. Violentée, leur couche se détache de la feuille de pin par fragments, par petites plaques composées toujours de plusieurs œufs. Un vernis agglutinatif relie donc entre elles les perles de la ponte, et c'est sur ce vernis qu'est fixée la base large des écailles défensives. Considérons aux lueurs de la réflexion l'élégant édifice que nous avons sous les yeux. Jeunes ou mûris par l'âge, incultes ou d'esprit élevé, nous dirons tous, en voyant le mignon épi du Bombyx : « C'est beau ». Et ce qui nous frappera le plus ce sera, non les jolies perles en émail, mais bien leur assemblage, si régulier, si géométrique. Jugement bien grave : un ordre exquis régit l'œuvre d'un inconscient, d'un humble parmi les plus humbles. Un chétif Papillon suit les lois harmonieuses de l'ordre. Si l'idée lui venait de quitter encore une fois le monde de Sirius et de visiter notre planète, Micromégas trouverait-il du beau parmi nous? Voltaire nous le montre se faisant une loupe avec un diamant de son collier afin de voir un peu le vaisseau à trois ponts échoué sur l'ongle de son pouce. La conversation s'engage avec l'équipage. Une rognure d'ongle, courbée en pavillon, enveloppe el navire et sert de cornet acoustique; un petit cure-dente gui, de sa pointe LA CHENILLE PROCESSIONNAIBE DU PIN t03 effilée, touche le vaisseau, et de l'autre bout les lèvres du géant, à quelques mille toises d'élévation, sert de téléphone. De ce célèbre dialogue, il résulte que, pour juger sainement des choses et les voir sous de nouveaux aspects, il n'est rien de tel que de changer de soleil. Il est alors probable que le Sirien aurait assez pauvre idée de notre beau artistique. Pour lui, les chefs-d'œuvre de notre statuaire, issus même du ciseau d'un Phidias, seraient des poupées de marbre ou de bronze guère plus dignes d'intérêt que ne le sont pour nous les poupées en caoutchouc des enfants; nos toiles à paysages seraient jugées plats d'épinards d'odeur déplaisante; nos partitions d'opéra seraient qualifiées de bruits très dispendieux. Ces choses-là, domaine des sens, ont une valeur esthétique relative, subor- donnée à l'organisation de qui les juge. Certes, la Vénus de Milo et l'Apollon du Belvédère sont des morceaux superbes; mais encore faut-il pour les apprécier un œil spécial. Micromégas les voyant y prendrait en pitié la gracilité des formes humaines. Le beau, pour lui, exige autre chose que notre mesquine musculature de grenouilles. Montrons-lui, au contraire, cette espèce de moulin à vent manqué au moyen duquel Pythagore, écho des sages de l'Egypte, nous enseigne la propriété fondamentale du triangle rectangle. Si de fortune, contre toute apparence, le bon géant n'est pas au courant de la chose, expliquons-lui la signification du moulin. La lumière faite en son esprit, il trouvera, tout comme nous, qu'il y a là du beau, du vraiment beau, non certes dans la figure, odieux grimoire, mais dans la relation immuable entre les trois longueurs; il admirera, tout autant que nous, l'éternelle géométrie qui pondère l'étendue. Il y a donc un beau sévère, domaine de la raison, le même en tous les mondes, le même sous tous les soleils, qu'ils soient simples ou multiples, blancs ou rouges, jaunes ou bleus. Ce beau universel, c'est l'ordre. Tout est fait avec poids et mesure, grande parole dont la vérité éclate davantage à mesure que se sonde plus avant le mystère des choses. Cet ordre, base de l'équilibre universel, est-il le résultat fatal d'un mécanisme aveugle? Entre-t-il dans les plans d'un Éternel géomètre, comme le disait Platon? Est-il le beau d'un Esthète souverain, raison de tout? Pourquoi tant de régularité dans la courbure des pétales d'une fleur, tant d'élégance dans les ciselures des élytres d'un Scarabée? Telle grâce, jusque dans les détails les plus infimes, est-elle compatible avec les brutalités des forces livrées à leurs propres violences? Autant vaudrait rapporter l'exquis médaiUon buriné par un artiste au marteau-pilon qui fait suer à la fonte ses scories. 204 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Voilà bien des considérations élevées au sujet d'un misérable rouleau d'où doivent naître des Chenilles. C'est inévitable. Dès qu'on veut creuser un peu le moindre détail des choses, se dresse un pourquoi auquel ne peut répondre l'investigation scientifique. L'énigme du monde a certainement son explication ailleurs que dans les petites vérités de nos laboratoires. Mais laissons Micro- mégas philosopher, et revenons au terre-à-terre de l'observation. En septembre, l'éclosion a lieu, un peu plus tôt pour tel cylindre, un peu plus tard pour tel autre. C'est dans la matinée que les petites Chenilles abandonnent l'œuf. Les bestioles lentement émergent, qui d'ici, qui de là, sur toute la superficie. Après l'éclosion, le cylindre écailleux est aussi régulier, aussi frais d'aspect que s'il était encore peuplé. Ce n'est qu'en soulevant les paillettes qu'on recon- naît qu'il est désert. Les œufs, toujours régulièrement rangés, sont alors des tasses bâillantes, d'un blanc un peu translucide ; il leur manijue le couvercle en forme de calotte, couvercle détruit, déchiré par les nouveau-nés. Les chétives créatures mesurent un millimètre de longueur à peine. Privées encore du roux vif qui les ornera bientôt, elles sont d'un jaune pâle, hérissées de cils, les uns plus courts, noirs, les autres plus longs, blancs. La tête, d'un noir luisant, est proportionnellement volumineuse. Son diamètre égale deux fois celui du corps. A cette exagération céphalique doit correspondre une vigueur de mâchoires capable d'attaquer dès le début une coriace nourriture. Tête énorme, robustement cuirassée de corne, voilà le trait dominant de la bestiole naissante. Le repas presque immédiatement commence. Après avoir erré quelques instants à l'aventure parmi les écailles du berceau commun, les jeunes Chenilles se rendent pour la plupart sur la double feuille qui sert d'axe au cylindre natal et se prolonge longuement au-dessus. D'autres s'acheminent vers les feuilles voisines. Ici comme là on s'attable, et la feuille rongée se creuse de fins sillons linéaires limités par les nervures laissées intactes. De temps à autre, trois ou quatre des repues se rangent à la file, cheminent de concert, mais promptement se séparent, allant chacune à sa guise C'est le noviciat des futures processions. LE NID j Cependant les froids de novembre arrivent; l'heure est venue de construire le solide habitacle d'hiver. Dans les hauteurs du pin l'extrémité d'un rameau LA CHENILLE PnOCESSIONNAIBE DU PIN 205 est choisie, à {"euUles cnovenablement serrées et convergentes. Les filandières l'enveloppent d'un réseau diffus, qui incurve un peu les feuilles voisines, les rapproche de l'axe et finit par les noyer dans le tissu. Ainsi s'obtient une enceinte moitié soie, moitié feuilles, capable de résister aux intempéries. Au commencement de décembre, l'ouvrage a la grosseur de deux poings et au delà. En son ultime perfection, vers la fin de l'hiver, il atteint le volume d'une paire de litres. C'est un grossier ovoïde qui longuement s"atténue en bas et se prolonge en une gaine enveloppant le rameau support. L'origine de ce prolongement soyeux est celle-ci. Tous les soirs, entre sept et neuf heures, si le temps le permet, les Chenilles quittent le nid et descendent sur la partie dénudée du rameau, axe de la demeure. La voie est large, car cette base a parfois la grosseur d'un col de bouteille. La descente s'accomplit sans ordre et toujours de façon lente, si bien que les premières sorties ne se sont pas encore dispersées lorsque les dernières les rejoignent. Le rameau se couvre de la sorte d'une écorce continue de Chenilles, lotal de la communauté, qui peu à peu se disjoint en escouade et se dissémine de côté et d'autre sur les rameaux les plus voisins pour en brouter le feuillage. Or, nulle ne marche sans travailler de la filière. L'ample voie de descente, qui sera au retour voie d'ascension, se couvre donc, à la suite d'allées et de venues indéfiniment répétées, d'une multitude de fils formant gaine continue. II saute aux yeux que ce fourreau où chaque Chenille, passant et repassant les nuits de sortie, laisse son double fil, n'est pas un indicateur déposé dans le seul but de retrouver aisément le nid au retour, car un simple ruban suffirait. Son utilité pourrait bien être d'affermir l'édifice, de lui donner fondations profondes et de le relier par une multitude de câbles à l'inébranlable rameau. L'ensemble comprend ainsi, dans le haut, la demeure renflée en ovoïde; dans le bas, le pédicule, la gaine cernant le support et ajoutant sa résistance à celle des autres liens déjà si nombreux. Au soniinet du dôme bâillent, très variables de nombre et de distribution, des ouvertures rondes, du calibre d'un crayon ordinaire. Ce sont les portes du logis : par là sortent, par là rentrent les Chenilles. Tout autour de la coque émergent et se dressent des feuilles respectées de la dent. Du sommet de chacune rayonnent, en gracieuses courbes d'escarpolette, des fils qui, lâchement entrelacés, forment une légère tenture, une véranda soignée de travail et d'ampleur, surtout à la partie supérieure. Là se trouve spacieuse terrasse où pendant le jour les Chenilles viennent sommeiller au soleil, amoncelées l'une sur l'autre et l'échiné courbée en rond. S06 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Avec des ciseaux, éventrons le nid d'un bout à l'autre suivant un méridien. Une large fenêtre s'ouvre qui permet de voir la disposition de l'intérieur. Tout d'abord, un fait nous frappe : les feuilles encloses dans l'enceinte sont intactes et en pleine vigueur. Les jeunes Chenilles, dans leurs établissements tempo- raires, rongent jusqu'à les tuer les feuilles cernées par l'enveloppe de soie; sans quitter leur abri, lorsque le temps est mauvais, elles ont ainsi pour quelques jours le garde-manger garni, condition réclamée par leur faiblesse. Devenues fortes et travaillant à leur demeure d'hiver, elles se gardent bien d'y toucher. Pourquoi maintenant ce scrupule? La raison en est évidente. Meurtries, ces feuilles, charpente de l'habitation, ne tarderaient pas à se dessécher, puis à se détacher sous le souffle de la bise. La bourse de soie s'effondrerait, arrachée de sa base. Respectées, au contraire, toujours robustes, elles fournissent solide appui contre les assauts de l'hiver. Très au courant de ses périls, la fîlandière du pin se fait donc obligation, si pressante que soit la faim, de ne pas scier les solives de sa maison. C'est dans la matinée, vers les dix heures, que les Chenilles quittent leur appartement de nuit et viennent au beau soleil de leur terrasse, sous la véranda que les pointes des feuilles soutiennent à distance. Tout le jour, elles y font la sieste. Immobiles, amoncelées les unes sur les autres, elles s'imprègnent délicieusement de chaleur et trahissent de loin en loin leur béatitude par de saccadés branlements de tête. Entre six et sept heures, à la nuit noire, les endormies s'éveillent, se trémoussent, se séparent et se répandent, chacune à sa guise, sur toute la surface du nid. C'est alors, en vérité, ravissant spectacle. Des zébrures d'un roux vif ondulent en tous sens sur la blanche nappe de soie. Qui monte, qui descend, qui déambule en travers, qui processionne par courtes files. Et tout en cheminant avec gravité dans un magnifique désordre, chacune colle sur le parcours le fil constamment appendu à la lèvre. Ainsi s'augmente l'épaisseur du couvert par une fine couche juxtaposée au travail antérieur; ainsi se consolide la demeure par de nouveaux appuis. Les feuilles vertes voisines sont saisies par le réseau et noyées dans la construction. Si leur extrémité seule est libre, de ce point s'irradient des courbes qui amplifient le voile, le rattachent plus loin. Tous les soirs, pendant une paire d'heures, l'animation est donc grande à la surface du nid si le temps le permet: d'un zèle jamais lassé se poursuivent la consolidation et l'épaississement de la demeure. Prévoient-elles l'avenir, elles si précaullonnées contre les rudesses de LA CHENILLE PBOCESSIONNAIRE DU PIN 207 l'hiver? Évidemment non. Leur expérience de quelques mois, si toutefois l'expé- rience est du domaine d'une Chenille, leur parle de savoureuses ventrées de feuillage, de douce somnolence au soleil sur la terrasse du nid; mais rien jusqu'ici ne leur a fait connaître les pluies froides et tenaces, la gelée, la neige, les coups de vent furieux. Et ces ignorantes des misères hivernales se précautionnent, comme versées à fond dans ce que leur réserve l'hiver. Elles travaillent à leur demeure avec une ardeur qui semble dire : « Ah ! qu'il fera bon dormir ici, serrées l'une contre l'autre, lorsque le pin balancera ses candé- labres de givre! Travaillons vaillamment! » Après le travail, la réfection. Les Chenilles descendent du nid, augmentent de quelques fils la gaine argentée du support et gagnent les branches voisines. Coup d'œil superbe que le troupeau à toison rousse, aligné par deux, par trois, sur chaque aiguille, et à rangs si pressés que les ramuscules ploient sous le faix. Les convives tous immobiles, tous la tête en avant, en silence rongent, paisibles. Le repas se prolonge bien avant dans la nuit. Enfin repues, un peu plus tôt, un peu plus tard, elles reviennent au nid, où quelque temps encore, se sentant les ampoules à soie garnies, elles filent à la surface. Ces laborieuses se feraient scrupule de traverser la blanche nappe sans y ajouter quelques fils. Il n'est pas loin d'une heure, deux heures du matin, quand tout le troupeau est rentré. Les étrangères font partie de la société au même titre que les autres. Tout à tous. Ainsi dit la Processionnaire du pin, broutant le feuillage sans la moindre noise au sujet des bouchées des voisines, ou bien pénétrant, toujours accueillie en paix, dans le domicile d'autrui comme elle pénétrerait dans sa propre demeure. Étrangère ou membre de la tribu, elle a place au dortoir et place au réfectoire. Le nid des autres est son nid; le pâturage des autres est son pâturage, pour sa juste part, ni plus ni moins que la part de ses com- pagnes habituelles ou de rencontre. Chacun pour tous et tous pour chacun. Ainsi dit la Processionnaire, qui chaque soir dépense son petit capital de soie à l'agrandissement d'un refuge parfois nouveau pour elle. Seule, que ferait-elle de son maigre écheveau? Presque rien. Mais dans la filature elles sont des cents et des cents; et de leurs riens tissés en étoffe commune résulte épaisse couverture capable de tenir tête à l'hiver. Travaillant pour soi, chacune travaille pour les autres; et celles-ci, d'un zèle égal, travaillent de leur côté pour chacune. Oh ! les fortunées bêtes qui ne connaissent pas la propriété, mère de la bataille! oh! les eaviables cénobites qui pratiquent, dans sa rigueur, un parfait communisme 1 208 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES C'est que pour la Chenille du pin la terre est aussi généreuse que l'atmo- sphère; l'alimentation ne lui coûte pas plus que la respiration. La Procession- naire du pin ignore la disette. Elle ignore tout aussi profondément la famille, autre source d'implacable concurrence. Avec la maternité et ses impérieux devoirs, le communisme cesse d'être praticable. Or, la Chenille du pin est exemptée du maintien de la race. Elle n'a pas de sexe. Ce n'est pas encore assez. La concorde parfaite de la communauté exige entre tous les membres égale répartition de forces et de talents, de goûts et d'aptitudes au travail. Cette condition, qui domine peut-être les autres, est supérieurement remplie. Seraient-elles des cents, seraient-elles des mille dans le même nid, aucune différence entre elles. Toutes ont même taille, même force, même costume; toutes ont même talent de filandière, et toutes, d'un zèle pareil, dépensent au bien-être de l'ensemble le contenu de leurs burettes à soie. Aucune ne chôme, ne traîne non- chalante lorsqu'il faut travailler. Sans autre stimulant que la satisfaction du devoir accompli, chaque soir, en saison favorable, elles filent aussi actives l'une que l'autre et tarissant jusqu'à la dernière goutte leurs réservoirs soyeux gonflés pendant le jour. Dans leur tribu, pas d'habiles et d'ineptes, de forts et de faibles, de sobres et de gloutons, de vaillants et de paresseux, d'économes et de dissipateurs. Ce que l'une fait, les autres le font, d'un zèle pareil, ni mieux ni moins bien. Superbe monde d'égalité, vraiment, mais, hélas! monde de Chenilles! LA PROCESSION Les moutons du marchand Dindenaut suivaient celui que Panurge avait malicieusement jeté à la mer, et l'un après l'autre se précipitaient, car, dit Rabelais, « le naturel du mouton, le plus sot et inepte animal du monde, estre tousiours suyvre le premier, quelque part qu'il aille ». La Chenille du pin, non par ineptie, mais par nécessité, est plus moutonnière encore : où la première a passé, toutes les autres passent, en file régulière, sans intervalle vide. Elles cheminent sur un seul rang, en cordon continu, chacune touchant de la tête l'arrière de la précédente. Les sinuosités complexes que décrit, en ses vagabonds caprices, la Chenille ouvrant la marche, toutes les autres scrupu- leusement les décrivent. Jamais théoi'ie antique se rendant aux fêtes d'Eleusis LA CHENILLE PROCESSIONNAIRE DU PIN 90* ne fut mieux coordonnée. D'où le nom de Processionnaire donné à la rongeuse du pin. Son caractère se complète en disant qu'elle est funambule sa vie durant; elle ne marche que sur la corde tendue, sur un rail de soie mis en place à mesure qu'elle avance. La Chenille en tête de la procession par le hasard des événements bave son fil sans discontinuer et le fixe sur la voie que lui font prendre ses mobiles velléités. C'est si menu que le regard armé d'une loupe le soupçonne plutôt qu'il ne le voit. Mais la seconde arrive sur la subtile passerelle et la double de son fil ; la suivante la triple ; toutes les autres, tant qu'il y en a, engluent le jet de leurs filières, si bien que, lorsque la procession a défilé, il reste, comme trace de son passage, un étroit ruban dont l'éclatante blancheur miroite au soleil. Bien plus somptueux que le nôtre, leur système de voirie consiste à tapisser de soie au lieu de macadamiser. Nous cailloutons nos routes, nous leur donnons surface égale sous la pression d'un pesant rouleau; elles déposent sur leurs voies un doux rail de satin, ouvrage d'intérêt général où chacune apporte sa contribution d'un fil. A quoi bon tant de luxe? Ne pourraient-elles, comme les autres Chenilles, cheminer sans coûteux dispositifs? A leur mode de progression, je vois deux raisons. C'est la nuit que les Processionnaires vont pâturer le feuillage du pin. Dans une profonde obscurité, elles sortent du nid situé au sommes d'une branche; elles descendent suivant l'axe dénudé jusqu'à la prochaine ramification non encore broutée et de plus en plus basse à mesure que les consommateurs ont tondu les étages d'en haut; elles remontent le long de ce rameau intact et s'y disséminent sur les aiguilles vertes. La réfection prise et la trop vive fraîcheur nocturne venue, il s'agit de regagner l'abri du domicile. En ligne droite, la distance n'est pas grande, une brassée à peine, mais des piétons ne peuvent la franchir. Il faut redescendre d'un carrefour à l'autre, de l'aiguille au ramuscule, du ramuscule au rameau, du rameau à la branche, et de celle-ci, par un sentier non moins anguleux, remonter au gîte. Comme guide dans ce trajet si long et si changeant, inutile d'invoquer la vue. La Processionnaire a bien de chaque côté de la tête cinq points oculaires, mais si minimes, si difficiles à reconnaître sous le verre de la loupe, qu'on ne peut leur accorder vision de quelque portée. D'ailleurs, à quoi peuvent servir ces lentilles de myope en l'absence de la lumière, dans la nuit noire? Inutile aussi de songer à l'odorat. La Processionnaire a-t-elle, n'a-t-elle 37 210 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES pas d'aptitude olfactive? Je l'ignore. Sans rien décider à cet égard, je peux du moins affirmer que son odorat est des plus obtus et nullement propre à l'orienter. La vue et l'odorat exclus, que reste-il pour guider le retour au nid? Il reste le cordon filé en chemin. Dans le labyrinthe de Crète, Thésée se serait perdu sans le peloton de fil dont le munit Ariane. L'immense fouillis des aiguilles du pin est, de nuit surtout, labyrinthe aussi inextricable que celui de Minos. La Processionnaire s'y dirige, sans erreur possible, avec le secours de son brin de soie. A l'heure de faire retraite, chacune. aisément retrouve soit son propre fil, soit l'un quelconque des fils voisins, étalés en éventail par le troupeau divergent; de proche en proche la tribu dispersée se rassemble en une file sur le ruban commun, dont l'origine est au nid, et de façon certaine la caravane repue remonte en son manoir. De jour, même en hiver lorsque le temps est beau, se font parfais des expéditions lointaines. On descend de l'arbre, on s'aventure à terre, on proces- sionne à des cinquante pas de distance. Ces sorties n'ont pas pour but la recherche de la nourriture, car le pin natal est fort loin d'être épuisé : les rameaux broutés comptent à peine dans l'énorme frondaison. D'ailleurs, tant que la nuit n'est pas close, abstinence complète. Les excursionnistes n'ont d'autre but qu'une promenade hygiénique, un pèlerinage de reconnaissance aux environs, peut-être un examen des lieux où se fera plus tard l'ensevelissement dans le sable pour la métamorphose. Il est bien entendu qu'en ces grandes évolutions la cordelette conductrice n'est pas négligée. Elle est maintenant plus nécessaire que jamais. Toutes y contribuent du produit de leurs filières, ainsi qu'il est de règle invariable chaque fois qu'il y a progression. Nulle ne fait un pas en avant sans fixer sur la voie son fil appendu à la lèvre. Si la série processionnante est de quelque longueur, le ruban se dilate assez pour devenir de recherche facile; néanmoins au retour il ne se retrouve pas sans hésitation. Remarquons, en effet, que les Chenilles en marche jamais ne se retournent de bout en bout; faire volte-face sur leur cordelette leur est moyen absolument inconnu. Pour regagner la voie déjà parcourue, il leur faut donc décrire un lacet dont les caprices du chef de file déterminent les sinuosités et l'ampleur. De là des tâtonnements, des vagabondages qui parfois se prolongent jusqu'à faire découcher le troupeau. L'affaire est sans gravité. On se rassemble, on se delotonne, immobiles l'une contre l'autre. Demain la recherche recommencera, heureuse tôt ou tard. Plus fréquemment encore le sinueux lacet rencontre du pre- LA CHENILLE PfiOCESSIONNAIftE DU POV Slf mier coup le ruban conducteur. Aussitôt le rail entre les pattes de la première Chenille, toute hésitation cesse : la bande à pas pressés vers le nid s'achemine. Avec ce guide, toute Chenille, si éloignée qu'elle soit, revient auprès de ses compagnes sans jamais faire fausse route. Le fil de soie est mieux qu'un expédient de voirie : c'est le lien social, le réseau qui maintient les membres de la commu- nauté indissolublement unis. En tête de toute procession, longue ou courte, chemine une première Chenille que j'appellerai chef de marche, chef de file, bien que le terme de chef, employé faute de meilleur, soit ici un peu déplacé. Rien ne la distingue, en efîet, des autres; les hasards de l'arrangement l'ont mise au premier rang, et c'est tout. Chez les Processionnaires, tout capitaine est officier de fortune. Le chef actuel dirige; tout à l'heure il sera dirigé, si la file se disloque à la suite d'un accident quelconque et se refait dans un ordre différent. Ses fonctions temporaires lui donnent une attitude à part. Tandis que les autres passivement suivent bien alignées, lui, capitaine, s'agite, et d'un mouve- ment brusque projette l'avant du corps tantôt d'ici et tantôt de là. Tout en progressant, il semble s'informer. Explore-t-il, en effet, le terrain? choisit-il les points les mieux praticables? ou bien ses hésitations ne sont-elles que le simple résultat de l'absence d'un fil conducteur en des lieux non encore parcourus? Les subordonnées suivent, fort tranquilles, rassurées par le cordon qu'elles tiennent entre les pattes; lui s'inquiète, privé de cet appui. Que ne puis-je lire ce qui se passe sous son crâne noir et luisant, pareil à une goutte de goudron! D'après les actes, il y a là une petite dose de discernement qui sait reconnaître, après épreuve, les aspérités trop rudes, les surfaces trop glissantes, les points poudreux sans résistance, et surtout les fils laissés par d'autres excursionnistes. Là se borne, ou peu s'en faut, ce que ma longue fréquen- tation des Processionnaires m'a appris sur leur psychique. Pauvres cervelles en vérité; pauvres bêtes dont la république a pour sauvegarde un fil! LE PAPILLON Mars venu, les Chenilles ne cessent de processionner. Elles vont à la recherche de l'emplacement réclamé par la prochaine métamorphose. C'est l'ultime exode, l'abandon définitif du nid et du pin. Les pèlerines sont bien fanées, blanchâtres, avec un peu de poils roux sur le dos. 213 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Ces groupes forment désormais des processions indépendantes, qui âprement cheminent et ondulent sur le sol poudreux. La Chenille en tète de la série sonde des mandibules, laboure un peu, s'informe du terrain. Les autres, confiantes dans leur chef de file, docilement suivent, sans aucune tentative de leur part. Ce que décidera la première sera adopté par toutes. Ici, dans le choix si grave du point où se fera la transformation, pas d'initiative individuelle. Il n'y a qu'une volonté, celle du chef de file. Il n'y a qu'une seule tête, pour ainsi dire; la procession est comparable à la chaîne de segments d'un énorme Annélide. Enfin un point est reconnu propice. La première Chenille s'arrête, pousse du front, pioche des mandibules. Les autres, toujours en cordon continu, arrivent sur le chantier une à une et s'y arrêtent aussi. Alors la série se disloque et forme un amas grouillant où chacune reprend sa liberté. Toutes les échines se trémoussent pêle-mêle, toutes les têtes plongent dans la poussière, toutes les pattes ratissent, toutes les mandibules piochent. L'Annélide s'est tronçonné en une escouade de travailleurs indépendants. Une excavation se creuse où, petit à petit, les Chenilles s'ensevelissent. Quelque temps encore, le sol miné se fendille, se soulève, se couvre de taupinées; puis le repos se fait. En somme, l'ensevelissement se fait en commun, par groupes plus ou moins nombreux et à des profondeurs fort variables suivant la nature du sol. Quinze jours après, fouillons au point de la descente sous terre. Nous y trouverons les cocons rassemblés en groupes, cocons de pauvre aspect, souillés qu'ils sont de parcelles terreuses par des fils de soie. Alors un curieux problème s'impose à l'esprit de l'observateur. Comment fait le Papillon pour remonter des catacombes où la Chenille est descendue? Ce n'est pas avec les falbalas de l'état parfait, grandes ailes délicatement écailleuses, amples panaches des antennes, que peuvent se braver les rudesses du sol, à moins de sortir de là tout fripé, dépenaillé, méconnaissable, ce qui n'est pas le cas, tant s'en faut. En outre, de quelle façon s'y prend-il, lui si débile, pour crever la croûte de terre en laquelle la moindre averse a converti la poussière du début? Le Papillon paraît en fin juillet et août. L'ensevelissement a eu lieu en mars. Des pluies ne peuvent manquer de survenir pendant ce laps de temps, pluies qui tassent le terrain, le cimentent et le laissent durcir une fois l'évapo- ration faite. Jamais Papillon, s'il n'est expressément outillé et costumé, ne pourra se frayer une issue à travers tel obstacle. Il lui faut, la force des choses l'impose, outil perforateur et costume d'extrême simplicité. Au sortir du cocon, le Bombyx du pin a ses atours empaquetés. Les ailes, LA CHENILLE PjROCESSJONNAIjRE DU PIN 213 principal obstacle au travail souterrain, sont appliquées contre la poitrine en écharpes étroites; les antennes, autre grave embarras, n'épanouissent pas encore leurs panaches et se rabattent le long des flancs. Les poils, plus tard toison touffue, sont couchés d'avant en arrière. Seuls, les pattes sont libres, assez actives et douées de quelque vigueur. A cette disposition, qui supprime les surfaces gênantes, est rendue possible l'ascension à travers la terre. Nous connaissons l'accoutrement de sortie, le justaucorps indispensable dans une galerie étroite. Maintenant où se trouve l'outil perforateur? Les pattes, quoique libres, seraient ici insuffisantes : elles gratteraient latérale- ment, agrandiraient le diamètre du puits, mais ne parviendraient pas à pro longer l'issue suivant la verticale, au-dessus de l'insecte. Cet outil doit être en avant. Promenons, en effet, le bout du doigt sur la tête du Papillon. Quelques rugosités très âpres sont reconnues par le toucher. La loupe nous instruit mieux. Elle nous montre, entre les yeux et plus haut, quatre ou cinq lamelles transversales, étagées en échelons, dures et noires, taillées en lunule à l'extré- mité. La plus longue et la plus forte est la supérieure, au milieu du front. Voilà l'armature du trépan. Pour creuser nos tunnels dans les roches granitiques, nous armons nos forets de pointes de diamant. Pour un travail similaire, le Bombyx, foret vivant, s'implante sur le front une rangée de croissants acérés, inusables, vraies mèches de vilebrequin. Les vilebrequins, d'un jeu alternatif, forent dans le sable agglutiné. Les débris poudreux ruissellent d'en haut, aussitôt refoulés en arrière par les pattes. Un peu de large se fait à la voûte, et le Papillon progresse d'autant vers la surface. Le lendemain, toute la colonne, longue de deux décimètres et demi, sera percée d'une galerie droite et verticale. Voici finalement le Papillon à la surface. Avec la lenteur qu'exige si délicate opération, il étale ses paquets alaires, il épanouit ses panaches, il gonfle sa toison. Le Bombyx du pin vole fort mal. Incapable d'essor, à peu près comme le Papillon du ver à soie, il se trémousse, tournoie à terre, et ne parvient guère, dans son meilleur élan, qu'à gagner les branches inférieures, traînant presque sur le sol. Là sont déposés les cylindres de la ponte, à deux mètres au plus d'élévation. Ce sont les jeunes Chenilles qui, d'un campement provisoire à l'autre, montent plus haut et atteignent, d'étage en étage, les cimes où se tissent les demeures définitives. LE CHARANÇON DES PAMPRES LE CHARANÇON DES PAMPRES Ce magnifique Charançon manufacture en cigares les feuilles de la vigne. (1 est d'un vert doré métallique virant au bleu. S'il avait taille plus avanta- geuse, le splendide Charançon de la vigne occuperait rang très honorable parmi les bijoux de l'entomologie. Pour attirer les regards, il a mieux que son éclat : il a son industrie, qui lui vaut la haine du vigneron, jaloux de son bien. Le paysan le connaît; il le désigne même d'un nom spécial, honneur rarement accordé au monde des petites bêtes. Le vocabulaire rural est riche concernant les plantes; il est très pauvre concernant les insectes. Une douzaine ou deux de vocables, d'inextricable confu- sion par leur généralité, représentent toute la nomenclature entomologique en idiome provençal, si expressif cependant, si fécond lorsqu'il s'agit du végétal, parfois mauvais brin d'herbe que l'on croirait connu du bota- niste seul. Avant tout, l'homme de la glèbe s'informe de la plante, la grande nour- rice; le reste lui psI iiuliflérent. Superbe parure, curieuses mœurs, merveilles de l'instinct, tout cela ne lui dit rien. Mais toucher à sa vigne, manger l'herbe S8 218 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES d'autrui, quel crime abominable! Vite un nom, vrai carcan appendu au coî du malfaiteur! Cette fois, le paysan provençal s'est mis en frais d'un terme spécial : il a nommé Bécaru le rouleur de cigares. L'expression savante et l'expression rurale pleinement concordent ici. Rhynchite et Bécaru s'équivalent; l'un et l'autre font allusion au long bec de l'insecte. La feuille est d'abord piquée du rostre en un point du pétiole, ce qui provoque arrêt de la sève et souplesse du limbe fané. L'enroulement débute par l'angle de l'un des lobes inférieurs, la face supérieure, verte et lisse, en dedans, la face inférieure, cotonneuse et à fortes nervures, en dehors. Mais l'ampleur de la feuille et ses profondes sinuosités presque jamais ne permettent le travail régulier d'un bout à l'autre de la pièce. Alors des plis brusques se pratiquent qui changent, à diverses reprises, le sens de l'enroule- ment, et laissent au dehors tantôt la face verte, tantôt la face cotonneuse, sans ordre appréciable, comme au hasard. Avec la feuille de vigne, d'ampleur encombrante, de contour compliqué, s'obtient ainsi cigare informe, paquet sans correction. Ce n'est pas défaut de talent, c'est difficulté de manipuler, de maîtriser pareille pièce. Le Rhynchite de la vigne travaille à reculons, ayant sous les yeux ce qui, plié à l'instant même et peu solide encore, exigera peut-être des retouches immédiates. Le résultat est ainsi surveillé tant qu'il n'a pas fait preuve de stabilité. Par la pression du rostre, il scelle les dentelures de la couche finale. Déroulons un cigare de fraîche date. Les œufs, fines perles d'ambre, sont disséminés, un par un, à des profondeurs très variables de la volute. J'en compte en général plusieurs, de cinq à huit. La multiplicité des convives affirme extrême sobriété. Au bout de cinq à six jours naît le vermisseau. Cependant le rouleau de jour en jour brunit, tourne à l'aride. S'il restait indéfiniment suspendu au rameau, et si, cas fréquent, l'humidité nocturne venait à faire défaut, la dessiccation le gagnerait en plein, et son hôte périrait. Mais tôt ou tard l'agitation par le vent le détache, le fait tomber à terre. Cette chute est le salut du ver, bien loin encore de sa complète croissance. Au pied du cep, la terre, obombrée par les pampres, conserve assez bien la fraîcheur des dernières ondées. Gisant sur l'humecté et préservé des violences d'une insolation directe, le vivre du Rhynchite se conserve en l'état de souplesse voulue. Aussi malgré la moisissure, qui envahit l»i» amafi d*; cigarêfi, les îarvea LE CHARANÇON DES PAMPRES 819 prospèrent, grandissent sans encombre. La pourriture leur agrée. Je les vois mordre à pleines mandibules sur des loques en di^composition, ruines faisandées de la feuille devenue presque terreau. Six semaines plus lard, vers le milieu de juin, les rouleaux les plus vieux sont des masures, ne conservant guère de leur enroulement que la couche extérieure, toiture défensive. Ouvrons la ruine. A l'intérieur, délabrement complet, mélange de reliefs informes et de granules noirs, semblables à une fine poudre de chasse ; au dehors, enveloppe croulante, çà et là percée de trous. Ces ouvertures disent que les habitants sont partis, descendus en terre. Sous la poussée de l'échiné, il s'y sont creusé chacun une niche ronde, parcimonieuse d'espace, où, ramassé sur lui-même, le ver se recueille et se prépare à la nouvelle vie. Bien que formée de parcelles sablonneuses, la paroi de la cellule n'est pas croulante. Avant de s'endormir du sommeil de la transformation, le reclus a jugé prudent de consolider sa demeure. Avec un peu de soin, je peux isoler l'habitacle sous forme d'un globule de la grosseur d'un pois. Je reconnais alors que ses matériaux sont cimentés au moyen d'un produit gommeux qui, fluide au moment de son émission, a pénétré assez avant et a soudé les grains sablonneux en une muraille d'une certaine épaisseur. Vers la fin d'août, quatre mois après la manipulation des cigares, extrayons de sa coque le Rhynchite de la vigne sous sa forme adulte. Je l'exhume avec toutes les rutilances d'or et de cuivre; mais le magnifique, si je ne l'avais dérangé, aurait sommeillé dans son castel souterrain jusqu'aux nouvelles feuilles de son arbrisseau en avril. A quoi bon se presser? La larve, tout aussi bien que l'adulte, peut-être mieux, est apte aux somnolences dans les rudesses de l'hiver. Quand la vigne déploiera ses bourgeons et que le Grillon fera sonner dans les pelouses les premiers couplets de sa mélopée, tous seront prêts, retardataires et précoces; fidèles à l'appel du renouveau, tous sortiront de terre, empressés d'escalader la vigne amie et de recommencer au soleil les fêtes des feuilles roulées. LES EUMËNES '^-^J^^-*- •/<<«!^ LES EUMÈNES Costume de Guêpe, mi-partie noir et jaune, taille élancée, allure svelte, ailes non étalées à plat pendant le repos, mais pliées en deux suivant la longueur; pour abdomen, une sorte de cornue de chimiste, qui se ballonne en cucurbite et se rattache au thorax par un long col, d'abord renflé en poire, puis rétréci en fil; essor peu fougueux, vol silencieux, habitudes solitaires; tel est le sommaire croquis des Eumènes. Leur domicile est un chef-d'œuvre. Cependant les Eumènes pratiquent le métier des armes, peu favorable aux arts; de l'aiguillon, ils piquent une proie; ils font butin, ils rapinent. Ce sont des Hyménoptères ravisseurs, approvisionnant leurs larves de Chenilles. S'il est établi sur une surface horizontale, où rien ne le gêne, l'édifice de l'Eumène est une coupole régulière, une calotte sphérique, au sommet de laquelle s'ouvre un passage étroit, tout juste suffisant pour l'insecte et sur- monté d'un goulot fort gracieusement évasé. Cela rappelle la hutte ronde de l'Esquimau ou bien de l'antique Gaël, avec sa cheminée centrale. Deux centi- mètres et demi plus ou moins en mesurent le diamètre; et deux centimètres, la hauteur. Si l'appui est une surface verticale, la construction garde toujours la forme de voûte, mais l'entonnoir d'entrée et de sortie s'ouvre latéralement. 224 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES vers le haut. Le parquet de cet appartement n'exige aucun travail; il est direc- tement fourni par la pierre nue. Sur l'emplacement choisi, le constructeur élève d'abord une enceinte circu- laire de trois millimètres d'épaisseur environ. Les matériaux consistent en mortier et petites pierres. Sur quelque sentier bien battu, sur quelque route voisine, aux points les plus secs, les plus durs, l'insecte fait choix de son chantier d'extraction. Du bout des mandibules, il ratisse; le peu de poudre recueillie est imbibé de salive, et le tout devient un vrai mortier hydraulique, qui rapidement fait prise et n'est plus attaquable par l'eau. Avec le mortier, il lui faut des moellons. Ce sont des graviers de volume à peu près constant, celui d'un grain de poivre, mais de forme et de nature fort différentes suivant les lieux exploités. Il y en a d'anguleux, à facettes déter- minées par des cassures au hasard; il y en a d'arrondis, de polis par le frotte- ment sous les eaux. Les uns sont en calcaire, les autres en matière siliceuse. Les graviers préférés, lorsque le voisinage du nid le permet, sont de petits noyaux de quartz, lisses et translucides. Ces moellons sont choisis avec un soin minutieux. L'insecte les soupèse pour ainsi dire, il les mesure avec le compas des mandi- bules, et ne les adopte qu'après leur avoir reconnu les qualités requises de volume et de dureté. Une enceinte circulaire est, disons-nous, ébauchée sur la roche nue. Avant que le mortier fasse prise, ce qui ne tarde pas beaucoup, le maçon empâte quelques moellons dans la masse molle, à mesure que le travail avance. II les noie à demi dans le ciment, de manière que les graviers fassent largement saillie au dehors sans pénétrer jusqu'à l'intérieur, où la paroi doit rester unie pour la commode installation de la larve. Un peu de crépi adoucit au besoin les gibbo- sités intérieures. Avec le travail des moellons, solidement scellés, alterne le travail au mortier pur, dont chaque assise nouvelle reçoit son revêtement de petits cailloux incrustés. A mesure que l'édifice s'élève, le constructeur incline un peu l'ouvrage vers le centre et ménage la courbure d'où résultera la forme sphérique. Nous employons des échafaudages cintrés où repose, pendant la construction, la maçonnerie d'une voûte; plus hardi que nous, l'Eumène bâtit sa coupole sur le vide. Au sommet, un orifice rond est ménagé ; et sur cet orifice s'élève, construite en pur ciment, une embouchure évasée. On dirait le gracieux goulot de quelque vase étrusque. Quand la cellule est approvisionnée et l'œuf pondu, cette embou- chure se ferme avec un tampon de ciment; et dans ce tampon est enchâssé un petit caillou, un seul, pas plus : le rite est sacramentel. LES EUMÊNES 225 L'orifice du sommet, s'il restait simple trou, conviendrait tout autant qu'une porte ouvragée; l'insecte n'y perdrait rien pour les facilités d'entrée et de sortie; il y gagnerait en abrégeant le travail. C'est au contraire une embouchure d'amphore, à courbure élégante, digne du tour d'un potier. Un ciment de choix, un travail soigné, sont nécessaires à la confection de sa mince lame évasée. Parmi les graviers employés au revêtement extérieur de la coupole dominent les grains de quartz. C'est poli, translucide; cela reluit un peu et flatte le regard. Il est assez fréquent de trouver, inscrustées sur le dôme, quelques petites coquilles vides d'escargot, blanchies aux soleil. J'ai vu des nids où ces coquilles remplaçaient presque en totalité les graviers. On eût dit des cofîrels en coquil- lages, œuvre d'une main patiente. Sachant marier l'utile à l'agréable, l'Eumène fait servir ses trouvailles à la construction de son nid, en même temps forteresse et musée. S'il trouve des noyaux de quartz translucide, il dédaigne le reste : l'édifice en sera plus beau. S'il rencontre une petite coquille blanche, il se hâte d'en embellir son dôme; il en incruste tout l'ouvrage, alors superlative expression de ses goûts d'amateur. Dans son coffret l'Eumène amasse des Chenilles. Le service est copieux, mais sans variété. 11 se compose de Chenilles de minime taille; j'entends par là des larves de petits Papillons. Ces Chenilles, poignardées, ne sont pas totalement immobiles. Les mandibules saisissent ce qu'on leur présente, la croupe se boucle et se déboucle, la moitié postérieure donne de brusques coups de fouet quand on la chatouille avec la pointe d'une aiguille. En quel point est déposé l'œuf parmi cet amas grouillant, où trente mandibules peuvent trouer, où cent vingt paires de pattes peuvent déchirer? Les Chenilles sont imparfaitement paralysées, peut-être parce qu'elles n'ont reçu qu'un seul coup d'aiguillon ; elles se démènent sous l'attouchement d'une épingle ; elles doivent se contorsionner sous la moi'sure de la larve. Si l'œuf est pondu sur l'une d'elles, cette première pièce sera sans doute consommée sans péril; mais il reste les autres, non dépourvues de tout moyen de défense. Qu'un mouvement se produise dans l'amas et l'œuf, dérangé de la couche supérieure, plongera dans un traquenard de pattes et de mandibules. Que faut-il pour le mettre à mal? Un rien; et ce rien a toutes les chances de se réaliser dans le tas désordonné des Chenilles. Cet œuf, menu cylindre, hyalin ainsi que du cristal, est d'une délicatesse extrême : un attouchement le flétrit, la moindre pression l'écrase. Non, sa place n'est pas dans l'amas du gibier, car les Chenilles ne sont pas 29 226 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES suffisamment inoffensives. Leur paralysie est incomplète, comme le prouvent leurs contorsions. Tout conspire à nous faire demander par quel stratagème l'œuf est sauvegardé du péril. Que se passe-t-il?... Je fais ici une halte pour permettre au lecteur de se recueillir et d'imaginer lui-même un moyen de sauvegarde qui protège l'œuf et plus tard le vermisseau dans les conditions périlleuses que je viens d'exposer. Cherchez, combinez, méditez, vous qui avez l'esprit inventif. Y êtes-vous? Peut-être pas. Autant vous le dire. L'œuf n'est pas déposé sur les vivres ; il est suspendu au sommet du dôme par un filament qui rivalise de finesse avec celui d'une toile d'araignée. Au moindre souffle, le délicat cylindre tremblote, oscille; il me rappelle le fameux pendule appendu à la coupole du Panthéon pour démontrer la rotation de la terre. Les vivres sont amoncelés au-dessous. Second acte de ce spectacle merveilleux. Pour y assister, ouvrons une fenêtre à des cellules jusqu'à ce que la bonne fortune veuille bien nous sourire. La larve est éclose et déjà grandelette. Comme l'œuf, elle est suspendue suivant la verticale, par l'arrière, au plafond du logis; mais le fil de suspension a notablement gagné en longueur et se compose du filament primitif auquel fait suite une sorte de ruban. Le ver est attablé : la tête en bas, il fouille le ventre flasque de l'une des Chenilles. Avec un fétu de paille, je touche im peu le gibier encore intact. Les Chenilles s'agitent. Aussitôt le ver se retire de la mêlée. Et comment! Merveille s'ajoutant à d'autres merveilles : ce que je prenais pour un cordon plat, pour un ruban à l'extrémité inférieure de la suspensoire, est une gaine, un fourreau, une sorte de couloir d'ascension dans lequel le ver rampe à reculons et remonte. La dépouille de l'œuf, conservée cylindrique et prolongée peut-être par un travail spécial du nouveau-né, forme ce canal de refuge. Au moindre signe de péril dans le tas de Chenilles, la larve fait retraite dans sa gaine et remonte au plafond, où la cohue grouillante ne peut l'atteindre. Le calme revenu, elle se laisse couler dans son étui et se remet à table, la tête en bas, sur les mets, l'arrière en haut et prête pour le recul. Troisième et dernier acte. Les forces sont venues; la larve est de vigueur à ne pas s'effrayer des mouvements de croupe des Chenilles. D'ailleurs celles-ci, macérées par le jeûne, exténuées par une torpeur prolongée, sont de plus en plus inhabiles à la défense. Aux périls du tendre nouveau-né succède la sécurité du robuste adolescent; et le ver, dédaigneux désormais de sa gaine ascensionnelle, se laisse choir sur le gibier restant. Ainsi s'achève le festin. LES HALICTES LES HALICTES L'HALICTE ET SON MORTEL ENNEMI Connaissez-vous les Halictes? Peut-être non. Puisque nous sommes de loisir, informons-nous des Halictes. Ils en valent la peine. Comment les reconnaître? Ce sont des fabricants de miel, plus fluets en général, plus élancés que l'Abeille de nos ruches. Ils constituent un groupe nombreux, très varié de taille et de coloration. Il en est qui dépassent en grosseur la Guêpe ordinaire; d'autres peuvent se comparer à la Mouche domestique, ou même lui sont inférieurs. Au milieu de cette variété, désespoir du novice, un caractère persiste invariable. Tout Halicte porte, nettement lisible, le certificat de sa corporation. Regardez le dernier anneau, au bout du ventre, à la face dorsale. Si votre capture est un Halicte, il y a là un trait lisse et luisant, une fine rainure suivant laquelle glisse et remonte le dard lorsque l'insecte est sur la défensive. Cette glissière de l'arme dégainée affirme un membre quelconque de la gent Halicte, sans distinction de couleur ui de taille. Nulle autre part, dans la série 230 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES porte-aiguillon, l'originale rainure n'est en usage. C'est la marque distînctive, le blason de la famille. En avril, les travaux commencent, discrets et trahis seulement par des monticules de terre fraîche. Aucune animation sur les chantiers. Il est rare que les ouvriers se montrent, tant ils sont affairés au fond de leurs puits. Par moments, d'ici, de là, le sommet d'une taupinée s'ébranle et s'écroule sur les pentes du cône : c'est un travailleur qui remonte avec sa brassée de déblais et la refoule au dehors sans se montrer à découvert. Rien autre pour le moment. Mai arrive, joyeux de fleurs et de soleil. Les terrassiers d'avril se sont faits récolteurs. A tout moment, au sommet des taupinées devenues cratères, je les vois se poser, enfarinés de jaune. Le plus gros est l'Halicte zèbre que je vois fréquemment nidifier dans les allées de mon jardin. Surveillons-le de près. Lorsque le travail des provisions commence, survient un parasite venu je ne sais d'où. Il nous rendra témoins d'un brigandage effréné. C'est un Diptère de cinq millimètres de longueur. Yeux d'un rouge sombre, face blanche. Corselet gris cendré, avec cinq rangées de subtils points noirs qui sont les bases d'âpres cils dirigés en arrière. Ventre grisâtre, pâle en dessous. Pattes noires. II abonde dans la colonie en observation. Tapi au soleil, à proximité d'un terrier, il attend. Dès que l'Halicte arrive de la récolte, les pattes jaunies de pollen, il s'élance; il le poursuit, toujours à l'arrière, dans les tours et détours de son oscillant essor. Enfin l'Hyménoptère brusquement plonge chez lui. Non moins brusquement, l'autre s'abat sur la taupinée, tout près de l'entrée. Immo- bile et la tête tournée vers la porte du logis, il attend que l'Abeille ait terminé ses affaires. Celle-ci reparaît enfin, et quelques instants elle stationne sur le seuil de sa demeure, la tête et le thorax hors du trou. Le moucheron, de son côté, ne bouge. Fréquemment ils sont face à face, séparés par un intervalle moindre qu'un travers de doigt. Ni l'un ni l'autre ne s'émeut. L'Halicte — sa tranquillité, du moins, le ferait croire — ne prend pas garde au parasite qui le guette; le parasite, de son côté, ne manifeste aucune crainte d'être châtié de son audace. II reste imperturbable, lui, le nain, devant le géant qui l'accablerait d'un coup de patte. En vain j'épie chez l'un et chez l'autre quelque signe d'appréhension : rien ne dénote de la part de l'Halicte la connaissance du danger couru par sa famille; rien non plus, de la part du Diptère, ne trahit la crainte d'une sévère correction. Dévaliseur et dévalisé un moment se regardent, sans plus. LES HALICTES 231 S'il le voulait, le débonnaire colosse pourrait de sa grifîe évcntrer le petit bandit qui ruine sa maison ; il pourrait le broyer de ses mandibules, le larder de son stylet. 11 n'en fait rien, il laisse tranquille le brigand qui est là tout près de lui, immobile, ses yeux rouges braqués sur le seuil du logis. Pourquoi cette imbécile mansuétude? L'Abeille part. Tout aussitôt le moucheron entre, sans plus de faron que s'il pénétrait chez lui. A son aise, maintenant, il choisit parmi les cellules approvisionnées, car toutes sont ouvertes; à loisir il établit sa ponte. Nul ne le dérangera jusqu'au retour de l'Abeille. Se poudrer les pattes de pollen, se gonfler le jabot de sirop, est travail de quelque durée; aussi l'envahisseur a-t-il, pour son méfait, largement le temps nécessaire. Son chronomètre est d'ailleurs bien réglé et donne mesure exacte de la durée de l'absence. Lorsque l'Halicte revient des champs, le moucheron a déguerpi. En bonne place, nen loin du terrier, il guette l'occasion d'un autre mauvais coup. Lorsqu'elle regagne son domicile, chargée de provisions ou non, l'Abeille quelque temps hésite; en lacets rapides, elle avance et recule, elle va et revient à faible distance du sol. Cet essor embrouillé donne tout d'abord l'idée que l'Hyménoptère cherche à dérouter son persécuteur an moyen d'un inextricable réseau de marches et de contremarches. Ce serait prudent à lui, en effet; mais ce degré de sagesse lui semble refusé. Sa préoccupation n'est pas l'ennemi, mais bien la difficulté de trouver sa demeure, dans la confusion des taupinées empiétant l'une sur l'autre, et dans le désordre des ruelles de la bourgade, changeant d'aspect d'un jour à l'autre par l'éboulis de nouveaux déblais. Son hésitation est manifeste, car fréquem- ment il se trompe, il s'abat à l'entrée d'un terrier qui n'est pas le sien. Aux menus détails de la porte, l'erreur est tout aussitôt reconnue. L'investigation recommence du même essor en courbes d'escarpolette, mêlé de brusques fugues à distance. Enfin le terrier est reconnu. Fougueusement l'Halicte y plonge; mais, si prompte que soit la disparition sous terre, le moucheron est là qui se campe sur le seuil du logis et attend, tourné vers l'entrée, la sortie de l'Abeille pour visiter à son tour les jarres à miel. Quand le propriétaire remonte, l'autre recule un peu, juste de quoi laisser passage libre, et c'est tout. Pourquoi se dérangerait-il? La rencontre est si paisible que, sans autres renseignements, on ne se douterait pas d'un exter- miné face à face avec son exterminateur. Loin d'être terrorisé par l'arrivée soudaine de l'Halicte, le moucheron y prend à peine garde; de même l'Halicte 232 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES ignore son persécuteur, à moins que le bandit ne le poursuive, ne le harcèle au vol. Alors, d'un brusque crochet l'Hyménoptère s'éloigne. Le parasite de l'Halicte est dans des conditions difficultueuses. L'Abeille qui rentre a son butin de miel dans le jabot, sa récolte de farine sur les pinceaux des pattes, le premier inaccessible au larron, la seconde poudreuse, sans appui stable. Et puis, c'est très insuffisant encore. Pour amasser de quoi pétrir le pain rond, les voyages doivent se répéter. La masse nécessaire acquise, l'Halicte la malaxera de la pointe des mandibules, la façonnera de la patte en un globule. S'il se trouvait parmi les matériaux, l'œuf du Diptère serait certes en péril pendant cette manipulation. Donc l'œuf étranger se déposera sur la miche toute faite; et comme la préparation a lieu sous terre, le parasite est dans la formelle nécessité de descendre chez l'Halicte. Avec une inconcevable audace, il y descend en effet, même lorsque l'Abeille est présente. Soit couardise, soit imbécile tolérance, l'expropriée laisse faire. Le but du moucheron, en son tenace guet et ses téméraires violations de domicile, n'est pas de s'alimenter lui-même aux dépens de la récolteuse ; sur les fleurs, avec bien moins de peine que ne lui en vaut son métier de larron, il trouverait de quoi vivre. Dans les caveaux de l'Halicte, qu'il déguste sobrement les victuailles pour en savoir la qualité, voilà, je pense, tout ce qu'il peut se permettre. Sa grande, son unique affaire, c'est d'établir sa famille. Les biens volés ne sont pas pour lui, mais pour ses fils. Exhumons les pains de pollen. Nous les trouverons le plus souvent émiettés sans économie, livrés au gaspillage. Dans la farine jaune dispersée sur le plan- cher de la cellule, nous verrons se mouvoir deux ou trois asticots, à bouche pointue. C'est la progéniture du Diptère. Avec eux parfois se trouve le vrai propriétaire, le vermisseau de l'Halicte, mais chétif, émacié par le jeûne. Les goulus commensaux, sans le molester autrement, lui prennent le meilleur. Le misérable affamé dépérit, se ratatine et disparaît à bref délai. Son cadavre, un atome confondu avec les vivres restants, fournit aux asticots une bouchée de plus. Et la mère Halicte, que fait-elle en ce désastre? A tout instant, il lui est loisible de visiter ses vers; rien qu'en mettant la tête au goulot de la loge, elle ne peut manquer d'être avertie de leur misère. La miche gaspillée, le désordre d'une vermine grouillante, sont des événements d'une constatation aisée. Que ne saisit-elle les intrus par la peau du ventre! Les écraser d'un coup de mandi- bules, les jeter à la porte, serait l'affaire d'un instant. Et la sotte n'y songe, laisse en paix les afi'ameurs. LES HA Lie TE S 833 Voyons maintenant les résultats du parasite : la populense cité en entier a péri, remplacée par le Diptère. Si c'était là cas isolé, la pensée ne s'y arrêterait pas : un Halicte de plus ou de moins importe pou à léquilibre du monde. Mais, hélas! le brigandage sous toutes ses formes fait loi dans la mêlée des vivauls. Du moindre au plus élevé, tout producteur est exploité par l'improductif. L'komme lui-même, qui, par son rang exceptionnel, devrait être en dehors de ces misères, excelle dans ces àpretés de fauve. Il se dit : << Les affaires, c'est l'argent des autres, » comme le moucheron se dit : « Les affaires, c'est le miel de l'Halicle. » LA CONCIERGE La demeure creusée au début du printemps par l'Abeille solitaire reste, quand vient l'été, héritage indivis entre les membres de la famille. 11 y avait sous terre une dizaine de cellules environ. Or, de ces loges sont issues uniquement des femelles. C'est la règle chez les Halicles. Ils ont deux générations par an. Celle du printemps ne se compose que de femelles ; celle de l'été comprend à la fois des femelles et des mâles, en nombre à peu près équivalent. Non réduite par des accidents, surtout par le moucheron affameur, la maisonnée consisterait donc en une dizaine de sœurs, rien que des sœurs, toutes également laborieuses et toutes aptes à procréer sans collaborateur nuptial. D'autre part, l'habitation maternelle n'est pas une masure, tant s'en faut : la galerie de pénétration, maîtresse pièce du logis, peut très bien servir après enlèvement de quelques décombres. Ce sera autant de gagné sur le temps, si précieux à l'Abeille. Les cellules du fond, les cabines de glaise, sont, elles aussi, presque intactes. Il suffira, pour les utiliser, d'en rafraîchir le stuc avec le polissoir de la langue. Eh bien, qui des survivantes, ayant droit égal à la succession, héritera de la demeure? Elles sont six, elles sont sept et davantage, suivant les chances de la mortalité. A qui reviendra la maison maternelle? Nulle querelle entre les intéressées. Sans contestations, l'immeuble est reconnu pi"opriété commune. Par la même entrée, les Abeilles sœurs paisiblement vont et viennent, vaquent à leurs affaires, passent et laissent passer. Là-bas, au fond du puits, chacune a son petit domaine, son groupe de cellules creusées à nouveaux frais lorsque sont occupées les anciennes, maint«- 30 S34 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES nant insuffisantes en nombre. En ces alcôves, propriété individuelle, chaque mère travaille à l'écart, jalouse de son bien et de son isolement. Partout ailleurs, la circulation est libre. C'est spectacle de vif intérêt que celui des entrées et des sorties au fort du travail. Une récolteuse arrive des champs, les plumeaux des pattes poudrés de pollen. Si la porte est libre, brusquement l'Abeille plonge sous terre. Un arrêt sur le seuil serait du temps perdu, et la besogne presse. Parfois plusieurs surviennent à peu d'intervalle. Le passage est trop étroit pour deux, surtout quand il faut éviter des frôlements intempestifs qui feraient choir la charge farineuse. La plus rapprochée de l'orifice entre vite. Les autres, rangées sur le seuil dans l'ordre de leur arrivée et respectueuses des droits d' autrui, attendent leur tour. Aussitôt la première disparue, la seconde la suit, prestement suivie elle-même de la troisième, et puis des autres, une à une. Parfois encore la rencontre se fait entre une Abeille qui va sortir et une Abeille qui va rentrer. Alors, d'un bref recul, cette dernière cède le pas à la sortante. La politesse est réciproque. J'en vois qui, sur le point d'émerger des puits, redescendent et laissent le passage libre à celle qui vient d'arriver. Par ces mutuelles prévenances se maintient sans encombre le va-et-vient de la maisonnée. Ayons l'œil vigilant. 11 y a mieux que le bel ordre des entrées. Lorsqu'un Halicte se présente, revenant de sa tournée aux fleurs, on voit une sorte de trappe, qui fermait la demeure, brusquement descendre et laisser passage libre. Aussitôt l'arrivant entré, la trappe remonte à sa place, presque à fleur du sol, et clôt de nouveau. Même manœuvre au sujet des parlants. Sollicitée en arrière, la trappe descend, la porte s'ouvre, et l'Abeille s'envole. Immédiatement l'huis se referme. Que peut être cet obturateur qui, descendant ou montant dans le cylindre du puits à la manière d'un piston, ouvre et clôt le logis, à chaque départ, à chaque arrivée? C'est un Halicte, devenu concierge de l'établissement. De sa grosse tête, il fait barrière infranchissable dans le haut du vestibule. Si quelqu'un du logis veut entrer ou sortir, il tire le cordon, c'est-à-dire qu'il recule en un point où la galerie s'élargit et laisse place à deux. L'autre passe. Lui tout aussitôt remonte à l'orifice, qu'il obstrue de son crâne Immobile, le regard au guet, il ne quitte son poste que pour donner la chasse aux importuns. Profitons de ses brèves apparitions au dehors. On reconnaît en lui un Halicte pareil aux autres, maintenant affairés de récolte; mais il a le crâne chauve, le costume terne et râpé. Sur son do» à demi dépilé, ont presque disparu LES HALICTES 338 les belles ceintures de zèbre, alternant le brun et le roux. Ces vieilles nippes, usées par le travail, nous renseignent de façon claire. L'Abeille qui monte la garde et fait office de concierge à l'entrée du terrier est plus âgée que les autres. C'est la fondatrice de l'établissement, la mère des travailleuses actuelles, l'aïeule des larves présentes. En son printemps, il y a trois mois, elle s'est exténuée en travaux solitaires. Maintenant, elle se repose. Non, le terme de repos n'est pas ici de mise. Elle travaille encore, elle vient en aide à la maisonnée dans la mesure de ses moyens. Incapable d'être mère une seconde fois, elle devient concierge; elle ouvre le logis à ceux de sa famille, elle tient au large les étrangers. Le biquet soupçonneux, regardant par la fente, disait au loup : « Montre- moi patte blanche, ou je n'ouvrirai pas. » Non moins soupçonneuse, l'aïeule dit aux venants : « Montre-moi patte jaune d'Halicte, ou tu n'en- treras pas. » Nul n'est admis dans la demeure s'il n'est reconnu membre de la famille. Voyez en effet. A proximité du terrier passe une Fourmi, aventurière sans scrupule, qui voudrait bien savoir la cause de l'odeur mielleuse remontant du fond de la cave. « File ton chemin, sinon gare! » fait la concierge d'un mouve- ment de nuque. Cette menace suffit d'habitude. La Fourmi décampe. Si elle insiste, la surveillante sort de sa guérite, se jette sur l'audacieuse, la houspille, la chasse. Tout aussitôt la correction donnée, elle rentre dans son corps de garde et se remet en faction. C'est maintenant le tour d'une coupeuse de feuilles, l'Abeille Megachile, qui, inhabile dans l'art des terriers, utilise, à l'exemple de ses congénères, les vieilles galeries creusées par d'autres. Celles de l'Halicte zèbre lui conviennent très bien, quand le terrible moucheron du printemps les a laissées vacantes, faute d'héritiers. A la recherche d'un gîte où s'empileront ses outres en folioles de robinier, elle inspecte fréquemment au vol les bourgades d'Halictes. Un terrier paraît lui agréer; mais avant qu'elle ait mis pied à terre, son bour- donnement est perçu par la gardienne, qui s'élance brusque, fait quelques gestes sur le seuil de sa porte. C'est tout. La coupeuse de feuilles a compris. Elle s'éloigne. Parfois la Megachile a le temps de s'abattre et d'engager la tête dans l'embouchure du puits. A l'instant la concierge est là, qui remonte un peu et fait barricade. Suit une contestation de peu de gravité. L'étrangère a vite reconnu les droits du premier occupant, et sans insister va chercher ailleurs domicile. 236 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Ainsi des autres qui, par erreur ou par ambilion, cherchent à pénétrer dans le terrier. Entre aïeules, même intolérance. Vers le milieu de juillet, lorsque l'anima- tion de la bourgade est dans son plein, deux catégories d'Halictes sont aisément reconnaissables : les jeunes mères et les vieilles. Les premières, bien plus nombreuses, d'allure vive, de costume frais, vont el viennent sans relâche des terriers aux champs et des champs aux terriers. Les secondes, fanées, sans entrain, errent oisives d'un trou à l'autre. On les dirait désorientées, incapables de trouver leur domicile. Que sont ces vagabondes? J'y vois des affligées, restées sans famille par le fait de l'odieux moucheron du printemps. Tout a succombé en divers terriers. Au réveil de l'été, la mère s'est trouvée seule. Elle a quitté sa maison vide, elle est partie en recherche d'une demeure où il y eiit des berceaux à défendre, une garde à monter. Mais ces heureux nids ont déjà leur surveil- lante, la fondatrice, qui, jalouse de ses droits, reçoit froidement sa voisine sans emploi. Une sentinelle suffit; avec deux, l'étroit corps de garde s'encombrerait. Il m'est donné d'assister par moments à la querelle de deux aïeules. Quand survient à la porte la vagabonde en quête d'emploi, la légitime occupante ne se dérange pas do son poste, ne recule pas dans le couloir comme elle le ferait devant un Halicte revenant des champs. Loin de livrer passage, elle menace de la patte et de la mandibule. L'autre riposte, veut entrer tout de même. Des bour- rades s'échangent. La rixe finit par la défaite de l'étrangère, qui s'en va chercher noise ailleurs. Ces petites scènes nous font entrevoir dans les mœurs de l'Halicte zèbre certains détails de haut intérêt. La mère qui nidifie au printemps ne sort plus de chez elle une fois ses travaux terminés. Recluse au fond du clapier, occupée à de menus soins de ménage, ou bien somnolente, elle attend la sortie de ses filles. Lorsque, aux chaleurs de l'été, l'animation de la bourgade reprend, n'ayant rien à faire au dehors comme récolteuse, elle se met en faction à l'entrée du vestibule, pour ne laisser entrer que les travailleuses du logis, ses propres filles. Elle tient à l'écart les malintentionnées. Nul ne pénètre sans le consentement de la concierge. Rien ne dit que la vigilante s'écarte par moments de son poste. Je ne la vois jamais quitter sa maison, s'en aller se restaurer sur les fleurs. Son âge et sa fonction sédentaire, de peu de fatigue, l'affranchissent peut-être du besoin de nourriture. Peut-être encore les jeunes revenant du butin lui dégorgent-elles, de loin en loin, une gouttelette du contenu de leur jabot. Alimentée ou non, la vieille ne sort plus. LES tlAUCTEH Ï37 Mais il lui faut les joios d'une famille aclive. Diverses eu sont privées. Le brigandage du Diplère à déliiiil la maisonnée. Les éprouvées abandonnent le terrier désert. Ce sont elles qui, dépenaillées et soucieuses, errent ii travers la bourgade. Elles se déplacent par brefs essors, plus souvent elles restent immo- bils. Ce sont elles qui, aigries de caractère, violentent leurs collègues et cherchent à les déloger. De jour en jour plus rares et plus languissantes, elles dk^jiuraissent. Que sont-elles devenues? Le petit lézard gris les guettait, bouchées faciles. Les domiciliées dans leur propre domaine, celles qui gardent la manufac- ture à miel où travaillent leurs filles, héritières de l'établissement maternel, sont d'une vigilance merveilleuse. Plus je les fréquente, plus je les admire. Aux heures fraîches de la matinée, alors que les récolteuses s'abstiennent de sortir, ne trouvant pas la farine pollinique assez mûrie par le soleil, je les vois à leur poste, au bout supérieur de la galerie. Là, immobiles, la tête à fleur de terre, elles font barricade contre l'envahisseur. Si je les regarde de trop près, elles reculent un peu et attendent dans l'ombre le départ de l'indiscret. Je reviens au fort de la récolte, entre huit heures et midi. C'est maintenant, à mesure que les Halictes rentrent ou sortent, une succession de prompts recul.-. pour ouvrir la porte et d'ascensions pour la refermer. La concierge est dans le plein exercice de ses fonctions. Après midi, la chaleur est trop forte, les travailleuses ne vont plus aux champs. Retirées au fond de la demeure, elles vernissent les cellules nouvelles, elles boulangent le pain rond qui va recevoir l'œuf. L'aïeule est toujours là-haut, clôturant l'huis de son crâne pelé. Pour elle, pas de sieste aux heures étouf- fantes : la sécurité générale l'exige. Je reviens à la tombée de la nuit, plus tard même. A la clarté d'une lanterne, je revois la surveillante aussi assidue que dans la journée. Les autres se reposent ; elle, non, crainte apparemment de périls nocturnes, connus d'elle seule. Finit-elle néanmoins par descendre dans la tranquillité de l'étage infé- rieur? C'est à croire, tant le repos doit s'imposer après les fatigues d'une telle garde. Il est clair que, surveillé de la sorte, le terrier est exempt de calamités pareilles à celles qui, trop souvent, le dépeuplent en mai. Qu'il vienne main- tenant, le moucheron voleur des pains de l'Halicte! Son audace, son guet opiniâtre ne le déroberont pas à la vigilante qui, d'une menace, le mettra en fuite, ou, s'il persiste, l'écrasera de ses tenailles. Les appi-ovisionnements terminés, lorsque les Halictes ne sortent plus 238 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES affairés de récolte et ne rentrent plus enfarinés de leur charge, la vieille est encore à son poste, aussi vigilante que jamais. Les derniers préparatifs se font là-bas, concernant la nitée; les cellules se closent. Jusqu'à la fin du tout, la porte sera gardée. Alors aïeule et mères quittent la maison. Épuisées par le devoir, elles s'en vont périr on ne sait où. LE VER DE LA NOISETTE LE VER DE LA NOISETTE S'il suffit, pour être heureux, d'avoir gîte paisible, bon estomac et \hres assurés, celui-ci vraiment est un heureux, mieux que le célèbre rat qui s'était retiré dans un fromage de Hollande. L'ermite du fabuliste avait conservé quelques relations avec le monde, source d'ennuis. Un jour, des députés du peuple rat s'en vinrent lui demander une aumône légère. Le reclus écouta leurs doléances d'une oreille mal disposée; il dit ne pouvoir les assister, promit des prières, et sans plus ferma la porte. Si dur qu'il fût à la disette des autres, cette visite d'affamés dut quelque peu lui troubler la digestion; l'histoire ne le dit pas, mais il est permis de le croire. L'ermite du naturaliste n'a pas ces désagréments. Sa demeure est un logis inviolable, un coffre d'une seule pièce, sans porte ni guichet où puisse frapper l'importun en détresse. Là dedans, quiétude parfaite; rien n'y arrive des bruits, des soucis du dehors. Excellent gîte, ni trop chaud, ni trop froid, tranquille, fermé à tous. Table excellente aussi, et somptueuse. Que faut-il davantage? Le béat se fait gros et gras. 242 LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES Chacun le connaît. Qui de nous, cassant une noisette entre ses bonnes molaires d'adolescent, n'a mordu sur quelque chose d'amer, de glutineux? Pouah ! C'est le Ver des noisettes. Surmontons notre répugnance et voyons la bête de près. Elle en vaut la peine. C'est un ver replet, grassouillet, fléchi en arc, sans pattes et d'un blanc laiteux, sauf la tête, coiffée de corne jaunâtre. Extrait de sa loge et déposé sur la table, cela remue, se recourbe et frétille sans parvenir à se déplacer. La locomotion lui est refusée. Qu'en ferait-il dans son étroite niche? C'est, du reste, un trait commun à la tribu des Charançons, tous passionnés sédentaires en leur âge de larve. Tel est l'ermite dont l'histoire va suivre, le reclus à croupe rondelette et luisante, le ver du Balanin des noisettes. L'amande de la noisette est son gâteau, pièce copieuse dont il dédaigne habituellement les reliefs, tant les vivres excèdent les limites de l'embonpoint. Il y a là largement, pour un seul, de quoi mener douce vie trois à quatre semaines; mais ce serait disette avec deux convives. Aussi les provisions sont- elles scrupuleusement rationnées : à chaque noisette son ver, pas davantage. La demeure est bastion de continuité parfaite, sans joint, sans fissure par où pourrait se glisser un envahisseur. Le noyer compose la coque de son fruit avec deux valves assemblées, laissant entre elles une ligne de moindre résis- tance; le noisetier construit ses tonnelets avec une douve unique, qui se recourbe en voûte partout de force égale. Comment le ver du Balanin a-t-il trouvé accès dans cette forteresse? A la surface, aussi lisse que marbre poli, le regard ne discerne rien qui puisse expliquer l'entrée d'un exploiteur venu du dehors. On conçoit la surprise et les naïves imaginations de ceux qui, les premiers, remarquèrent le singulier contenu de la noisette intacte, sans ouverture aucune. Le ver dodu qui vivait là dedans ne pouvait être un étranger. Il était donc né du fruit même, sous l'influence d'une mauvaise lune. C'était un fils de la pourriture couvée par un brouillard. Fidèle conservateur des vieilles croyances, le paysan d'aujourd'hui met toujours les noisettes véreuses et autres fruits gâtés par l'insecte sur le compte de la lune et d'un mauvais air qui passe. Et cela durera ainsi indéfiniment, tant que l'école rurale ne donnera place d'honneur à la gaie, à la vivifiante étude des champs. A ces àneries substituons le réel. Le ver est certainement un étranger, un envahisseur; et s'il est entré, c'est qu'il a trouvé quelque part un passage. Ce défilé, qui échappe au premier examen, cherchons-le en nous aidant d'une loupe. LE VER DE LA NOISETTE 243 La recherche n'est pas longue. La base de la noisetti' s'étale en une large dépression pâle et rugueuse où la cupule se rattachait. Sur les confins de cette aire, un peu en dehors, brunit un point subtil. Voilà l'entrée du château fort, voilà le mot de l'énigme. Sans autre informé, le reste suit, très clairement. Le Gurculionide des noisettes est porteur d'un vilebrequin buccal, démesuré de longueur, et un peu courbe. En imagination, je vois très bien l'insecte, qui se dresse sur le trépied du bout des élytres et des tarses postérieurs ; il prend une pose digne d'être portraiturée par un crayon ami des extravagances; il implante d'aplomb sa mécanique; patiemment il vire, revire. C'est dur, très dur, car le fruit est choisi voisin de sa maturité, afin de fournir au ver nourriture plus savoureuse et plus abondante; c'est épais et résistant, beaucoup plus que la peau d'un gland. Quelles ne doivent pas être la lenteur et l'opiniâtre patience de notre Balanin! Peut-être son pal est-il de trempe spéciale. Nous savons amorcer nos forets de façon à user le granit; lui de même, sans doute, donne à sa lardoire tailloir triplement durci. Lente ou rapide, la tarière descend à la base de la noisette, où se trouvent tissus plus tendres, plus riches en laitage; elle plonge obliquement, fait trajet assez long afin de préparer au ver colonne de semoule, propice à la première éducation. Sondeurs de noisettes et sondeurs de glands ont mêmes délicats préparatifs en vue de la famille. Vient enfin la mise en place de l'œuf, tout au fond du puits. Avec un rostre d'arrière, équivalant en longueur à celui d'avant et tenu dans les secrets du ventre jusqu'au moment de s'en servir, la pondeuse introduit son œuf à la base de l'amande. La lucarne de libération ne se confond pas avec le fin pertuis de l'entrée. Peut-être, tant que dure le travail, convient-il de ne pas obstruer ce soupirail par où se fait l'aération de la demeure. Cette lucarne est située à la base du fruit, tout près de l'aire rugueuse par où la noisette adhère à sa cupule. En cette région, où s'élaborent, jusqu'à parfaite maturité, des matériaux naissants, la densité est un peu moindre qu'ailleurs. Le point à perforer est donc excel- lemment choisi : là se rencontrera la moindre résistance. Sans auscultation préalable, sans coups de sonde explorateurs, le reclus connaît le point faible de sa prison. Rudement il y travaille, confiant dans le succès. Où le premier coup de pic est donné, les autres suivent, sans se perdre en essais. La constance est la force des faibles. 24* LE MONDE MERVEILLEUX DES INSECTES C'est fait : le jour pénètre dans le coffre. La fenêtre s'ouvre, ronde, un peu évasée à l'intérieur et soigneusement polie dans tout le pourtour de son embrasure. A disparu sous le poliasoir de la dent toute aspérité qui pourrait troubler tantôt la difficile sortie. Les trous de nos filières en acier ont à peine précision plus rigoureuse. Le terme de filière vient ici bien à propos : la larve se libère, en effet, par une opération de tréfilage. Semblable au fil de laiton qui passe en s'amoin- drissant à travers un orifice trop étroit pour son diamètre, elle franchit la lucarne de la coque en s'atténuant. Le fil métallique est violemment tiré par les pinces de l'ouvrier ou pur les rotations de la machine; il conserve après le calibre réduit que l'opératiLin lui a donné. Le ver connaît autre méthode : il s'étire de lui-même par ses propres efforts; et, tout aussitôt le défilé franchi, il revient à sa grosseur naturelle. Ces différences écartées, la similitude est frappante. Le trou de sortie a très exactement l'ampleur de la tête, qui, rigide, casquée de corne, ne se prête pas à la déformation. Oîi le crâne a passé, il faut que le corps passe, si obèse qu'il soit. Lorsque la libération est terminée, c'est vive surprise de voir quel volumineux cylindre, quel ver corpulent a trouvé passage dans l'exigu pertuis. Si l'on n'avait été témoin de l'exode, on ne soupçonnerait jamais pareil exploit de gymnastique. L'orifice, disons-nous, est travaillé sur l'exact diamètre de la tête. Or, cette tête, inflexible, pour laquelle seule l'ampleur du trou a été calculée, représente au plus le tiers de la largeur du corps. Comment le triple trouve-t-il passage dans le simple? Voici la tête dehors, sans difficulté aucune : la porte est faite sur son patron. Suit le col, un peu plus ample : une minime contraction le dégage. C'est le tour de la poitrine, c'est le tour de la dodue bedaine. Maintenant la manœuvre est des plus ardues. L'animal est dépourvu de pattes. Il n'a rien, ni crocs, ni cils raides qui puissent lui fournir appui. C'est un flasque boudin qui, de lui-même, doit franchir le détroit, si disproportionné. D'arrière en avant le sang de l'animal afflue; les humeurs de l'organisation se déplacent et s'accumulent dans la partie déjà émergée, qui se gonfle, devient hydropique jusqu'à prendre de cinq à six fois le diamètre de la tête. Sur la margelle du puits ainsi se forme un gros bourrelet, un ceinturon d'énergie qui, par sa dilatation et son propre ressort, extrait petit à petit les anneaux suivants, diminués à mesure de volume au moyen de l'émigration de leur contenu fluide. I,E VER DE I.A NOISETTE LE VEH DE LA NOISETTE '-" C'est lent et très laborieux. Lanimal, dans sa partie libre, se courbe, se redresse os 11.. .Mnsi faisons-nous osciller un clou pour 1 extra.re de sou ,W 0 e Les mandibules bâillent large-nent, se referment, bà,llent encore san ■uîenlion de saisir. Ce sont les ahan! dont l'exténué accompagne ses elVo.b, de même (lue le bûcheron accompagne ses coups de cognée. Ihanl fait le ver, et le boudin n,onte dun cran. Pendant que le bourrelet extraaeur selnfle e tend ses muscles, il ,a de soi que 1. part,» encore dan a 0 es. tarit de ses bumeurs jusqu'aux Hmites du possible, en les a.sant IfZ dlns la partie libre. Ainsi est rendu possible l'engagemeu, dans '" "S'être un coup de levier du ceinturon gonllé; encore un bâillement, ahan! fa V e° Le ver gl sse sur la coque et se laisse choir à t.rr. du haut du no.se- ier Toute proportion gardée, pour nous semblable chute serart hornble écrasement- pour lui, si plastique, si souple déchine, c'est événement de r.en. Peu uHm 'orte de ta re sa culbute dans le monde du sommet de l'ajuste ou de déméra;"r'paisiblem.„t un peu plus tard, lorsque la noisette g.l à terre, détachée "" ir"":,, aussitôt libre, il explore le sol dans un étroit rayon cherche un point de fouille aisée, le trouve, pioche de la macboue, manœuvre de a cl7 t s'enterre. A une profondeur médiocre, un. niche ronde »»' P-';