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LE PAIN DUR
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ŒUVRES DE PAUL CLAUDEL
fcDITIONS DE LA KOLVELLE REVUE FRANÇAISE
THÉÂTRE
L'OTAGE 1 VOL.
L'ANNONCE FAITE A MARIE . . i VOL.
LE PAIN DUR 1 VOL.
LE PÈRE HUMILIÉ (en préparation) . i VOL.
TRADUCTION
CCVENTRY PATMORE : POÈMES . i VOL.
POÉSIE
CINa GRANDES ODES i VOL.
DEUX POEMES D'ÉTÉ (LA CAN- TATE A TROIS VOIX - PROThE) . i VOL. CORONA BENIGNITATIS ANNI DEL i VOL- TROIS POEMES DE GUERRE . . i VOL. AUTRES POEMES DURANT LA GUERRE I VOL-
4rP
PAUL CLAUDEL
LE PAIN DUR
DRAME EN TROIS ACTES
- L.
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PARIS ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 35 & 37 RUE MADAME 1918
IL A ÉTÉ RÉIMPOSÉ ET TIRÉ A PART SUR PAPIER LAFUMA DE VOIRON AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE SIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE I A VI ET SOIXANTE-QUATRE EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE i A 64.
TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION, RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE. COPYRIGHT BY GASTON GALLIMARD 1918.
NOTE
Dans et drame, qui a, comme partie de son sujet la Rupture des barrières et la Rencontre des races, des Juifs ne pouvaient pas ne pas figurer. C'est à eux peut-être que ce congé de leur antique assujettissement rituel et juridi- que, leur relèvement de leur poste de témoins, posait la question la plus grave. Si Ali et sa Jille paraissent au lecteur antipatlnques, — pas plus que mes autres person- nages, — je ne veux pas qu'on voie là de ma part l'indice d'aucun jugement général et sommaire. Ce sont là des figures commandées par le drame, rien de plus, et dont je n'ai été que le premier spectateur. Le fait Juif est trop grand et trop magnifique, le peuple Juif est trop impor- tant au regard de Dieu, pour qu'il soit possible d'en traiter de cette manière épisodique.
J'ajoute que c'est parmi les Juifs que j'ai rencontré quelques uns de mes meilleurs amis. Je ne voudrais faire de peine à aucun d'eux, à aucun de ces vrais Israélites dont les jils et les frères ont versé leur sang pour la France, et leur demande de ne pas juger de mes inten- tions hâtivement.
P. C.
1
Et dixi : Non pascam vos : quoi moritur, moriatur ; et quod succiditur, succidatur : et rellqui dévorent unusquis- que carnem proximi sui.
Zitcb. prjpb. XI, 9.
Insipientes, incompositos, sine affec- tione, absque fœdere, sine misericordiâ.
Rom. I, 31-
0\
PERSONNAGES
TURELURE
SICHEL
L U M î R
LOUIS
ALI HABENICHTS
ACTE PREMIER SCÈNE I
L'Avcievfie bibliothèque du monastère cistercien de Ccûfcniaive, telle qu'elle est décrite à l'acte 1 de « L'O- TAGE ». Tous les litres on été enlevés des rayons et on en voit des piles ça et là sur le plancher. Désordre et pousssière ; aux fenêtres, par places, carreaux remplacés par du papier. Le grand crucifix de bronze a été descendu, on le voit appuyé contre le mur. A sa place et au-dessus^ le portrait du Roi Louis- Phi lippe, en uniforme de la Carde Nationale, grosses épauletteset pantalon de casimir blanc. — Au dehors, Novembre.
Au lever du rideau, SICHEL et LUMIR (i) assises.
A
LLMIR en habit d'icn.me, grande redingote à bran- debout gs. Cn entend 1 L RELU RE qui pérore dans la pièce voisine.
//0/X£)£TURELURE — ...laMonarchie constitutionnelle ; traditionnelle par son principe,* moderne par ses institutions !
{Applaudissements).
(i) Prononcez Loum-yir
13
LE PAIN DUR SICHEL — C'est moi qui ai trouvé cette phrase, ça a toujours du succès ! Il place ça partout.
/^0/XD£TURELURE — Te te te te te ... le développement des ressources nationales qui marche de pair avec le progrès des lumières et d'une sage liberté ! Et ceci me ramène, Messieurs, à l'événement qui fait l'objet de notre réunion. Aujourd'hui la voie ferrée touche Coûfontaine ! Demain, parla valléedelaMarneau delà des Vosges elle atteint le Rhin, elle rejoint l'Orient ! Notre main au-delà des frontières va saisir celle que nous tend l'Allemagne fraternelle. Ah, pardonnez son émotion à un vieux militaire ! Ce que notre jeunesse a rêvé, ce que n'ont pu faire nos armes et le génie d'un grand homme, la science le réalise ! D'un pays à l'autre se fait en paix l'échange des produits, des idées et des plus nobles sentiments. Et pour nos campagnes mêmes, quel avenir 1 Notre agriculture trouve des débouchés f^iciles, tout entre en exploitation, les villes encombrées se dépeuplent au profit des champs et leur envoient de joyeux bataillons de travailleurs ! Plus de chômage, plus
«4
ACTE PREMIER de bras inoccupés ! L'industrie allume de toutes parts ses foyers, partout s'élèvent les cheminées des sucreries ! Et rpoi aussi, Messieurs, moi-même, oui, je veux donner l'exemple. Cette terre, cette maison, ce bien héréditaire de notre antique famille, je veux les consacrer au développement de nos forces économiques. Ce monastère va( devenir une papeterie. Là où jadis de bien inten- tionnés ecclésiastiques, dont les plus vieux d'entre vous se souviennent sans doute avec attendrisse- ment, élevaient en l'honneur de la Divinité une voix respectable, mais inutile, va retentir le bruit joyeux des machines et des trémies. Le travail n'est-il pas la meilleure des prières, celle qui est la plus agréable au Créateur ? Oui. Mais à qui devons-nous ces bienfaits ? à qui, Messieurs ? ne l'oublions pas : au Souverain réparateur, qui, sauvant la France de vaines agitations de la démagogie est venu définitivement implanter sur notre sol la Monarchie Constitutionnelle, tradi- tionnelle par son principe, moderne par ses institutions !
(Silence. Puis faibles applaudis- sements).
13
LE PAIN DUR S I C H E L . — 11 oublie qu'il l'a déjà dit.
yOIX DE TURELURE. — Messieurs, je lève mon verre en l'honneur de Sa Majesté Louis Philippe Premier, Roi des Français ! Vive le Roi et son auguste famille !
(Applaudisscmetiis, hrotibaba).
SICH EL — Vous me direz que cela nevous rend pas vos dix mille francs.
L U M î R — Patience, je les aurai.
S I C H E L — Vous croyez que dix mille francs, ça ressort comme ça tout seul ?
LUMJR — Monsieur le Ccmte est riche.
S 1 C H E L — Pas tant que vous le pensez. Son désordre égale son avarice,
Qiii ne le cède qu'à son improbité. Ah, c'est un grand seigneur !
Et vous croyez que parce qu'on est riche, on a de l'argent comme ça à donner ? Votre simplicité m'étonne.
Plus l'argent travaille, plus il est difficile de le déranger. Tout est retenu d'avance.
Et ce n'est pas au moment qu'il va construire cette papeterie qu'il peut se passer de monnaie.
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ACTE PREMIER
L U M î R — Je sais qu'il a touché de l'argent de votre père.
S I C H E L — Oui, vous savez cela ? C'est vrai, il a touché vingt mille francs.
L U M î R — Pour la propriété de l'Arbre-Dor- mant.
S 1 C H E L — L'antique manoir des Coûfon- taine !
Un joli marché que fait mon père ! Quelques pans de murs en ruine et des champs de sable 1 plus, un moulin.
L U M i R — Mais c'est là que l'embranchement de Rheims va s'accrocher.
S 1 C H E L — Vous êtes bien renseignée.
LUMIR — J'aurai donc ces vingt mille francs.
S 1 C H E L — C'est vingt mille francs mainte- nant qu'il vous faut?
LUMIR — Dix mille francs que j'ai prêtés, Et dix mille qui sont nécessaires à Louis pour l'échéance.
S I C H E L — Cela peut le tirer d'affaire ?
LE PAIN DUR
LUMIR — Et lui permettre d'attendre la moisson qui sera belle, — il a plu, —
Et ses rentrées pour fournitures au Corps d'occupation.
SICH EL — C'est sérieux? Louis a fait quelque -chose là-bas?
LUMIR — Trois cents hectares aux portes d'Alger conquis sur les marais de la Mitidja I
Qui commenceront à rendre.
Notre père ne va pas laisser tout cela aller aux Juifs pour dix mille francs.
S I C H E L — Vous dites : notre père ?
LUMIR — Louis m'épouse, vous le savez.
S I C H E L — Je le sais, il me l'a écrit.
L U M î R — Il vous écrit ?
S I C H E L — Pauvre garçon ! J'ai de la sympa- thie pour lui, il le sait.
Je lui rends les services que je puis.
LUMIR — Vous lui devez bien cela.
S I C H E L — Comment est-ce que je lui dois bien cela ?
LUMIR — Toute sa fortune a passé aux mains de votre père.
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ACTE PREMIER
S I C H E L — Est-ce de ma faute ou celle de Tnon père,
Si M. le Capitaine Louis-Napoléon Turelu- re-Coûfontaine
S'est mis en tête de conquérir les marais de la Mitidja (trois cents hectares aux portes d'Alger) ?
Je dis qu'il doit de la reconnaissance au vieux Habenichts.
Et d'ailleurs, l'argent n'est pas sorti de la famille.
LUMÎR — Jele sais.
S I C H E L — yotre père^ comme vous dites, n'est nullement étranger aux petites opérations du mien.
LUMIR — C'est pourquoi je dois avoir mes dix mille francs.
S I C H E L — Vous comptez pour cela sur mon aide?
LUMIR — Madame, je me permets de la solliciter.
S I C H E L — Je ne suis pas Madame. LUMÎR — Sichel...
19
LE PAIN DUR
S I C H E L — Je ne suis pas Sichel ! C'est le vieux qui m'appelle ainsi. Il ne se souvient d'aucun nom,
Moitié insolence, moitié imbécillité, et nous rebaptise tous,
Si je peux dire.
C'est ainsi que de mon père il a fait Ali Habe- nichts, — ça lui donne la juste pointe d'Orient et de Galicie, dit-il, —
Et de moi, qui suis Rachel, Sichel, qui est en allemand
Faucille dans le ciel clair du mois nouveau.
Bon. Cela va bien comme ça.
L U M î R — Je sais que vous pouvez tout ici.
SICHEL — Je suis la maîtresse, n'est-ce pas ?
L U M 1 R — Si je ne le croyais pas, pourquoi serai s-je ici ?
SICHEL — Vertueusement accompagnée de notre vieille tante de Grodno, l'ineffable Madame Kokloschkine.
Vous êtes gentille dans ces habits d'homme.
LUMÎR — C'est plus commode pour le voyage.
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ACTE PREMIER
S I C H E L — C'est bien de me traiter ainsi en amie.
Vous êtes jeune, mais raisonnable. Vous ne ferez qu'un mariage raisonnable.
Je ne vous aurais pas crue si attachée à l'ar- gent.
L U M I R — Cet argent n'est pas à moi.
S I C H E L — Je vois. C'est une pauvre petite caisse révolutionnaire.
C'est avec ça qu'on va refaire la Pologne et racheter au musée de Dresde le sabre de Sobieski.
L U M î R — Non point cette Pologne, Made- moiselle Habenichts, une autre.
SICHEL — Quelle?
L U M 1 R , baissant les yeux. — Une nouvelle Pologne.
SICHEL —Où cela?
L U M î R — Au delà d'ici. De ceux-là faite qui sont morts pour elle.
SICHEL — Sans espérance.
L U M I R — Morts sans aucune espérance.
{Silence).
21
LE PAIN DUR
S I C H E L — Pour vous, vous vivrez en con- tentement dans cette belle propriété, au soleil d'Algérie.
L U M 1 R — Tout d'abord, je dois reporter cet argent là-bas.
S I C H E L — Et il est tellement sûr que vous reviendrez ?
L U M î R , la regardant. — Peut-être.
{Silence).
SIC H E L, pensive, les yeux baissés. — Vous avez encore une patrie sur terre. Vous avez une place qui de droit est à vous, pas à d'autres. On ne vous a pas extirpés.
Mais nous, Juifs, il n'y a pas un petit bout de terre aussi large qu'une pièce d'or,
Sur laquelle nous puissions mettre le pied et dire : c'est à nous, c'est nous, c'est chez nous, cela a été fait pour nous. Dieu seul est à nous.
Quelle singulière histoire ! La prise de Jérusa- lem (bon Dieu ! qui est-ce qui s'occupe de Jéru- salem !)
Et à cause de cela, il n'y a pas un homme vivant, si Je sors de ceux de ma race,
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ACTE PREMIER Qui me tende la main et me dise de son gré : «, Viens. Sois à moi. Tu es ma femme. »
Nous sommes refusés par toute l'humanité, et c'est de ce refus que nous sommes faits.
Et je sais, oui^ il y a cette autre histoire, celui<i...
{Elle désigne le crucifix sans- le regarder). Eh bien, ce n'est pas la seule erreur judiciaire qu'on ait commise.
Et était-ce une erreur ? Est-ce qu'on pouvait souffrir qu'il se dise Dieu ? C'est un blasphème, dit mon père.
Et c'est de plus un mensonge, car il n'y a pas de Dieu.
L U M I R — Son sang est retombé sur le vôtre- Le sang !
C'est une grande chose que le sang. Vous devriez causer là-dessus avec ma tante, elle en sait long.
A ce moment, c'a été pour vous comme une nouvelle naissance, dit-elle, une conception par
23
LE PAIN DUR dessus l'autre, un deuxième péché originel, l'in- verse de la bénédiction d'Abraham.
S I C H E L — C'est de la mysticité à la manière de Grodno ! Qiie parlez-vous de sang ?
Nous étions là avant vous et nous sommes les premiers-nés.
Qui êtes-vous à côté de nous ? Qiiand vous pouvez remonter à dix générations, issus de sangs plus entrecroisés que les chiens.
Vous vous dites gentilshommes ! Mais nous seuls sommes purs, en droite ligne depuis la création du monde !
C'est à nous que vous devez tout et vous nous excluez.
LUMIR — Je ne demande pas à sortir de ma race.
S I C H E L — Et moi, je demande à sortir de la mienne, à m'arracher de ce ghetto ou l'on nous tient étouffés 1
Mes pères ont cru en Dieu et ils ont espéré dans le Messie.
C'est leur rôle depuis la création du monde et ils n'ont pas changé, à part^ debout sous l'arbre à
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ACTE PREMIER sept branches, dans une foi et dans une espé- rance enragées !
Mais moi, je ne crois pas en Dieu, et je n'es- père qu'en moi-même, et je sais qu'il nly a qu'une vie,
Je suis une femme, et je veux avoir ma place avec le reste de l'humanité, et pour cela je suis prête à tout faire et à tout donner, et à tout trahir 1 Il n'est que temps !
Pensez-vous que votre Pologne m'intéresse ? Réjouissez-vous qu'il y ait une frontière de moins.
Il n'y a pas de Pologne, il n'y a pas de judaïsme, il n'y a que des hommes et des femmes vivants, pas de Dieu et le même droit pour tous !
Dieu n'est pas, il n'y a pas de Messie à attendre, on nous a tous trompés et notre espé- rance a été vaine.
C'est pourquoi les choses qui existent sont importantes et je n'en serai pas exclue.
L U M 1 R — Personne ne vous dispute votre Pair de France.
S I C H E L — Pourquoi donc êtes-vous ici ? 25
LE PAIN DUR
L U M I R — Il ne dépend que de vous que je parte.
S I C H E L — Non. Monsieur le Comte est à cet âge où l'on veut être aimé pour soi-même.
Et vous obtiendriez tout de lui, car il aime les femmes, ah ! c'est un vrai Français !
Excepté de l'argent.
Fi ! ne lui parlez point d'argent, c'est bas !
L U M I R — Sichel, si j'obtiens cet argent qut m'est dû,
Je ne retourne pas à Alger.
— Vous voyez, je vous ai comprise.
SICHEL — Je ne sais ce que vous dites.
L U M I R — C'est vous qui me poussez !
Je dis que j'obtiendrai cet argent
Par tous moyens. Je l'aurai.
Et qu'il est dangereux pour vous que je reste.
SICHEL — Que pensez-vous faire?
L U M I R — Croyez-vous que je ne connaisse pas le cœur d'un père comme Monsieur le Comte?
Je suis la fiancée de son fils.
SICHEL — Et certes, je vois que vous Taimez t
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ACTE PREMIER
LUMIR — L'honneur et le devoir avant tout.
SICHEL — C'est l'honneur et le devoir qui vous poussent à capter un vieillard imbécile ?
LUMÎR —Oui.
SICHEL — Et à trahir celui qui vous aime? L U M i R — Montrez-moi les lettres que le capitaine vous a écrites,
SICHEL — Je pense qu'il vous aime sincère- ment.
LUMÎR — Je l'aime aussi.
SICHEL — Pas autant que ces dix mille francs à récupérer.
LUMÎR — Je les lui ai donnés.
SICHEL — Prêtés.
LUMÎR — Je lui ai donné ma vie.
SICHEL — Prêtée à de gros intérêts.
LUMÎR — Nous avons fait assez. Je n'ai pas le droit d'être plus généreuse envers ce Français.
C'est mon frère qui lui a sauvé la vie, le rap- portant tout sanglant de la brèche de Constan- tine.
Et c'est moi ensuite qui l'ai soigné.
C'est mon frère et moi qui l'aidions pendant
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LE PAIN DUR qu'il commençait ses défrichements, et je tenais sa maison.
Maintenant mon frère est mort et d'autres devoirs m'appellent.
S I C H E L — Je ne vous trouve point si belle.
L U M î R — Assez pour me faire épouser.
SICHEL — Quels yeux! Quand vous les tenez baissés, tout est si fermé qu'on dirait que vous n'êtes plus là.
Et le plus souvent ils sont fixes et tranquilles comme ceux d'un enfant, si sérieux que Monsieur le Comte lui-même en est décontenancé.
Mais quand ils noircissent et se chargent de- furie et qu'on voit l'âme là-dedans qui brûle...
Ce sont de ces yeux-là sans doute qu'il est épris
L U M î R — Vous vous trompez. Ce ne sont pas mes yeux qu'il aime.
(Silence).
SICHEL — Lumîr, le Comte est vieux et je trouve qu'il a assez vécu.
LUMIR — Plût au ciel que son sort et cet injuste argent fussent entre mes mains !
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ACTE PREMIER
SICHEL —Ou entre les miennes, ainsi soit-il ! Mais je pense que ce n'est pas aux morts d'enterrer éternellement ceux qui vivent.
LUMÎR — 11 est là et nous n'y pouvons rien.
SICHEL — Plus que vous ne pensez.
LUMÎR — Me conseillez-vous un crime ?
SICHEL — Je n'appelle pas cela un crime. Quand un homme nous refuse ce qu'il nous doit,
Il dénonce tous nos traités avec lui, nous sommes en état de guerre.
Chacun n'a plus qu'à se servir des armes qu'il peut, à ses risques et périls.
Et le Comte une belle nuit recevrait une balle dans la tête, qui s'en étonnerait ? Il est terrible avec les braconniers et tous ses domestiques le haïssent.
LUMÎR, avec tin doux sourire. — Exécu- tez-le donc vous-même.
SICHEL — Tout le monde le peut, pas moi.
Et d'ailleurs je suis une femme.
L UMÎR — Je ne peux pas non plus.
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LE PAIN DUR
SICHEL — Cestvrai.
Il y a d'autres moyens. Je le connais, voici deux ans que je n'ai pas autre chose à faire que de le regarder.
Il est vieux. Il a peur, peur de la mort.
Il fait le brave encore, mais le médecin dit que le ressort qui anime cette grande carcasse est limé.
Avez-vous vu comme la peau de son crâne est mince ? On voit déjà dessous la tête de mort:
La même couleur jaunâtre, il y en a tout un tas près de la maison du jardinier.
Une violence, une émotion, et claque la ber- loque !
Il sait cela et il a peur. 11 y a toujours moyen de faire avec un homme qui a peur.
Presque tous les hommes ont peur de quelque chose.
C'est pour cela qu'il n'ose me chasser.
LUMIR — Touchante union !
SICHEL — Croyez-vous que ce soit par amour pour moi qu'il m'ait prise ? Non, vous ne
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ACTE PREMIER devineriez jamais ! C'est pour m'empêcher de faire •de la musique !
Il est incapable de résister à un certain esprit •de farce et de taquinerie.
J'étais une artiste, connue dans le monde entier, vous savez mon nom. Croyez-vous que depuis deux ans il m'empêche de toucher à un piano ?
Je suis sa teneuse de livres et il m'a réduite en esclavage comme les anciens Israélites.
Et Je pensais d'abord qu'il m'épouserait, mais j'ai dû bientôt renoncer à cet espoir enchanteur.
Je vous dis qu'il ne consentira à mourir que s'il a le sentiment ainsi de jouer un tour à quel- qu'un.
Et je ne puis tirer un sou de lui : pas plus pour moi, que pour vous.
LU M î R — Qu'il meure, et le fils vous reste.
SICHEL — Et à vous la sainte Pologne I
LUMIR — J'ai commis un crime et je dois le réparer.
Mon frère et moi, nous avons prêté cet argent trois fois sacré.
Il faut que je le retrouve.
3»
LE PAIN DUR
Jusque-là je ne puis me permettre une autre idée..
S I C H E L — Nous nous sommes clairement comprises, je crois?
Jouez votre jeu, je joue le mien, j'ai mes atouts aussi, toutes deux contre le mort.
{Entre Turelure)^
SCÈNE II
TURELURE — Eh bien ! qui est-ce qui parle de mort ?
SICHEL — Nous discutons les principes du whist et le coup d'hier soir : les faibles et les fortes du mort.
TURELURE — Ouais ! pauvre homme ! me voici bien encadré entre ces deux fines joueuses.
Vous m'avez bien battu hier et ramené tout roulant, il ne m'est resté que les honneurs.
SICHEL — Monsieur le Comte n'est pas près d'en manquer.
TURELURE — Charmant! charmant I « Toujours l'honneur ! » c'est ma devise.
« Touiours l'amour ! » comme disait le roi de Westphalie en levant son verre.
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ACTE PREMIER
De quoi les Allemands ont fait « Tschor- lemorl », qui est un mélange bien frais de vin blanc et d'eau de Selz.
SICHEL — Je vous laisse. Je crois que la Comtesse Lumîr a besoin de vous parler.
TURELURE — Chère Comtesse ! Que c'est aimable à vous d'être venue me rendre visite en cette pauvre maison ! Une triste hospi- talité !
Les murs sont solides et j'ai eu la bêtise de faire réparer la toiture, il y a deux ans, mais tout est à l'abandon.
Regardez ces piles de livres dont je ne peux parvenir à me débarrasser. Rien que pour les porter à Rheims on me prendra plus qu'ils ne valent. Je vas en faire du feu.
Bon ! tout cela va changer avec les machines et le chemin de fer. Cet étang, ce barrage que les moines ont fait là-haut pour leur poisson me don- nera la force motrice.
Ah ! tout cela me coûte gros d'argent, vous pouvez le dire.
J'ai dû vendre notre bien de famille, c'est dur.
}}
LE PAIN DUR Votre père a fait une bonne affaire, Sichel t Il profite de mon dénuement. SICHEL —C'est conclu?
TURELURE — Pas encore tout-à-fait. Il veut voir certains plans, prendre certaines sûretés. Ah, c'est un homme prudent 1
Vous le connaissez, Comtesse? Il a eu l'occa- sion d'obliger notre pauvre capitaine.
L U M I R — Il lui en est reconnaissant.
TURELURE —Je lésais.
Sichel, — Lumîr! — vous me permettez de vous appeler ainsi ? ne vais-je pas être votre père ? On l'aimera un peu, ce vieux papa?
Que je suis heureux de vous voir causer ainsi <;omme des amies !
Lumîr, cette petite femme sera une sœur pour vous.
Et pour moi elle a été un angel non, je dis vrai 1 un ange par le sens qu'elle a des affaires, et plus de force dans le petit doigt que le chien d'une carabine!
C'est comme pour la musique, quelle artiste,. 34
ACTE PREMIER si vous l'entendiez ! dire que je ne puis plus obte- nir d'elle qu'elle ouvre son piano !
C'est l'art qui a été le premier lien entre nous. Si vous aviez entendu ce que fait le piano dé- chaîné sous ses phalanges de fer et cet ouragan de notes, on entend distinctement chacune d'elles t
Ce petit doigt surtout, à l'extrémité de chaque main, ce petit doigt d'acier qui trouve tout-à-coup la touche et tous les points du clavier et la frappe avec une implacable ubiquité !
J'étais enthousiasmé ! Je me suis dit il faut que je fasse de ce petit doigt mon ministre et le Gou- verneur général du vieux Turelure !
Et voilà ! C'est elle qui tire de cette vieille âme tout ce qui lui reste de musique.
(// lui h aise la main).
SICHEL — CherComte! Cher Toussaint ! — Adieu, Lumîr ! Courage I Et vous, Toussaint, je vous en prie, faites ce que vous pouvez ! J'aime tant ce pauvre Louis.
{Elle sort). SCÈNE III
TURELURE, lui envoyant un baiser. — 53
LE PAIN DUR Adieu, chère amie !— Adieu, charogne, puisses-tu crever !
Me voici à vous, Mademoiselle, et prêt à vous écouter.
LUMIR — Je crains de tomber mal en ce jour de fête et parmi tant d'occupations.
TURELURE — Je suis toujours occupé. Et d'ailleurs, l'inauguration est finie.
Là-bas un train orné de feuillages et de dra- peaux ramène vers Paris mes invités digérants. Ah, c'est une grande époque !
Quelle levée de pioches sur toute la France! <^el fourmillement de brouettes !
Quatre autres voies comme celle-ci partant de Ja cajjitale vers tous les coins du pays
Permettent en quelques heures à tous les citoyens de s'unir sur le même forum.
LUMÎR — La ligne du Midi atteint Lyon •déjà et permettra à votre fils d'être ici en quelques heures.
TURELURE— Quoi ! C'est-i qu'il vient ?
LUMÎR — Je ne sais, je n'ai de lui aucune nouvelle.
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ACTE PREMIER
T U R E L U R E — Je lui avais recommandé de rester là-bas ! Je vous avais prié de lui écrire. Nous n'avons pas besoin de lui !
LUMÎR —J'ai écrit.
TURELURE — Je n'ai rien à lui dire ! Je ne veux pas le voir.
LUMÎR — J'en tire bon augure pour le suc- cès de ma requête.
TURELURE, sec. — Toujours ces dix mille francs ?
LUMÎR — Vingt mille, s'il vous plaît.
TURELURE — Vingt mille, mon petit monsieur? Comme, vous êtes gentille dans votre grande redingote !
LUMÎR — U a une grosse échéance. S'il ne peut l'honorer, on saisit tout.
TURELURE — Est-il si mal en point ? Ces usuriers sont de vrais arabes.
LUMÎR — On dit que vous êtes d'accord avec eux. C'est ainsi que vous lui avez repris les biens de sa mère.
TURELURE - C'est faux, je veux dire c'est vrai. Mais, où est le mal?
37
LE PAIN DUR
Coûfontaine n'est pas à lui, ni à moi.
C'est le bien de la famille. Où est le mal que j'aie voulu l'abriter des fantaisies d'un prodigue ?
L U M î R — Ne le poussez pas au désespoir.
T U R E L U R E — 11 lui reste l'armée. Il y retrouvera son grade.
Je suis un père, que diable ! Je l'aime. Dites- lui bien que je l'aime. Dites-lui que je m'intéresse à son avancement.
L U M î R — C'est de l'argent qu'il veut.
TURELURE avec dégoût. — L'argent, ah î
L U M 1 R — II est prêt à vous donner huit pour cent.
TURELURE — Non ! C'est un mauvais service à lui rendre que de l'encourager dans cette entreprise absurde. Il n'y a rien à faire en Algérie. Pas d'argent !
L U M I R , baissant les yeux. — Je voudrais le mien aussi.
TURELURE — Ce n'est pas moi qui l'ai pris.
L U M î R , levant les yeux sur lui. — Faites cela pour moi. Monsieur le Comte !
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ACTE PREMIER TURELURE — Bon. J'aime mieux ce ton-là.
A
LU M I R — Je ne vous croyais pas si mé- chant.
TURELURE — Cent fois non ! Je suis un bien bon homme. Doux, doux, flasque. Mou comme de la purée de citrouille.
L U M I R — Vous pouvez plaisanter, c'est plus vrai que vous ne vous en doutez.
TURELURE — Quoi ? Je ne vous fais pas peur? On m'a toujours dit que j'avais l'air d'un loup.
L U M I R , avec douceur. — Je vous trouve l'air d'un mouton. Un vrai Champenois. Et le bas de la figure est si drôle !
Vos deux lèvres sont comme des marionnettes qui se poursuivent et qui disent tout ce que vous pensez quand vous n'y pensez pas.
TURELURE, vexé. — Merci. Vous oubliez à qui yous parlez.
L U M I R — Monsieur le Comte, je sais ce que je vous dois.
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LE PAIN DUR TURELURE — Et donc que je ne vous dois rien.
L U M i R — Je ne vous demande pas de me devoir quelque chose.
TURELURE — Mademoiselle ma fille, mon petit bonhomme, il vaut mieux que je vous ôte aussitôt quelques idées de la tête.
Je ne vous rendrai pas ces dix mille francs.
L U M I R — Vous m'avez fait espérer autre chose.
TURELURE — La politique de Sa Majesté a changé.
L U M î R — Qiioi ! C'est une question de poli- tique ?
TURELURE. — L'autre jour, nous n'étions pas au mieux avec votre souverain légitime,
C'est le Czar que je veux dire.
Une bonne petite conspiration à Varsovie... Eh, mon Dieu, il n'aurait pas été si mauvais de lui faire sentir la pointe.
LUMIR - Et au besoin, on gagnait la reconnaissance de mon souverain légitime
40
ACTE PREMIER
En lui donnant quelques indications bienveil- lantes.
TURELURE — Comme vous dites. Eh bien ! notre politique a changé. La Pologne ne nous intéresse pas. Ces gens-là ne sont que des émeutiers.
L U M 1 R — Comme les héros des Trois Glo- rieuses !
TURELURE — Honneur à ces défenseurs de la Constitution !
L U M I R — Vous respectez les lois ?
TURELURE — Chacun son rôle. Le mien est de les faire.
L U M I R — C'est bien. II ne me reste donc plus qu'à partir.
TURELURE — Où cela?
L U M 1 R — Là-bas. Il faut que je rende mes comptes, pour mon frère et pour moi.
TURELURE — Vous laissez ainsi votre fiancé ?
L U M î R — Il n'est pas mon fiancé tant que ça. Je me dois d'abord à d'autres.
TURELURE — C'est vous qui allez déli-
41
LE PAIN DUR vrer la Pologne, n'est-ce pas ?
LUMÎR —Oui.
TURELURE — Le Czar n'a plus qu'à retenir une petite villa sur les bords du lac de Genève, quelque pension « mit frûbstûck ». Voilà Mademoiselle qui se met en marche comme une armée.
LUMÎR — Le jour est venu.
TURELURE — C'est elle qui va venir à bout de trois Empires avec ses grands yeux bleus et ses petites mains dans son manchon en imita- tion de lapin.
(Elle le regarde).
Pourquoi me regardez-vous ainsi avec ces yeux qui n'expriment rien et qui sont parfaite- ment incapables de comprendre quoi que ce soit? On ne sait jamais ce que vous pensez.
LUMIR — Rendez-moi cet argent.
TURELURE — Non 1
LUMIR — Croyez-vous que je n'aie pas assez d'ennemis sans vous?
TURELURE — Je ne suis pas votre en- nemi.
42
ACTE PREMIER
LUMÎR — Non, je ne crois pas.
Monsieur le Comte, est-ce qu'il y a beaucoup de gens dans votre vie qui vous aient dit : Turelure, j'ai confiance en vous ?
TURELURE— Ah, petite rusée ! Comme tu sais trouver la place faible d'un vieux bon- homme !
LUMÎR — Dois-je vraiment partir ?
TURELURE —Non!
LUMIR — Comte, vous êtes riche et je n'ai rien, et le peu que j'avais n'était pas même à moi.
TURELURE — Ce Louis est un grand coquin 1
LUMIR — L'argent des femmes — ce sont des femmes qui l'ont ramassé, — l'avarice des mères et des veuves, la dot des jeunes filles, le pain des orphelins, les larmes et le sang des pros- crits et des martyrs ! Pas un sou qui ne soit poissé de sang.
TURELURE — Tout cela sert à défricher les jujubiers de la Mitidja.
LUMIR — II est lâche de me voler ainsi, abusant de ma faiblesse !
43
LE PAIN DUR TURELURE — Je ne vous ai pas volée T LUMIR — ... Comme un homme qui vole
une petite fille, lui prenant sa tartine dans son
petit sac !
TURELURE — Je ne vous ai rien volé, sacré bout de bois î J'ai aidé le capitaine tant que j'ai pu. A moi aussi, il me doit de l'argent.
LUMIR — Rendez-moi mon argent à moi,. T^onsieur le mouton, et je vous tiens quitte du reste.
TURELURE — Mais il est ruiné dans ce cas et vous ne pouvez l'épouser.
LUMIR, baissant lesyeiix. — Naturellement,. je ne puis l'épouser sans argent.
TURELURE — Vous ne l'aimez donc pas?
LUMIR— Ma vie est trop courte pour que je m'attache tellement à aucun homme.
TURELURE — Vous avez raison. 11 ne vous aime pas. II a trop d'idées dans l'esprit.
LUMIR — Je suis si jeune, j'étais fière qu'il eût besoin de moi.
TURELURE — D'autres peuvent avoir besoin de vous !
44
ACTE PREMIER
LU M I R — Alors, laissez-moi le moyen de les aider.
TURELURE. — Un autre qui n'est pas Join.
LUMÎR — Qui?
TURELURE — Pourquoi parler de vicomte; et toutes ces images héroïques et funèbres,
Qui font tant de plaisir aux petits enfants? Que diable ! C'est bon, la vie !
LUMÎR — Je ne puis rester que si mon argent part à ma place.
TURELURE, 5^'i>^r^. — Lumîr, répondez- moi. Aimez-vous réellement votre pays?
LUMÎR — Je ne sais. C'est une question que je ne me suis jamais posée.
TURELURE —Eh bien, tout de même, vous valez plus pour votre pays que dix mille francs ! 11 y a autre chose à faire dans la vie que d'être honnête !
Il y a autre chose à faire de. la vi e quand on est^ jeune que de mourir bêtement comme dans les versions latines, ou autrement de se laisser mettre les fers aux pieds.
45
LE PAIN DUR -
Quand vous ^vous serez laissé enterrer toute vive à Boufarik, au milieu d'un grand champ de poreaux,
Croyez-vous qu'on n'avait pas autre chose à faire de vous ?
L U M I R — On ne me demande pas davan- tage.
TURELURE — Louis n'est pas de notre race. Ce n'est pas un Coûfontaine ! Il n'a jamais su ce que c'était qu'un Coiifontaine 1 II ne pense qu'à ses échéances.
Moi, je vous comprends, Mademoiselle. Mon vieux sang s'échauffe quand je vous entends. Que diable ! C'est nous qui avons fait la révolution !
L U M î R — C'est la Révolution qui vous a faits.
TURELURE — Je ne dis pas non. Mais la chose ne m'amuse "plus autant. Et pourtant, faut le dire, parole d'honneur, il y a de bons moments.
Quand Sa Majesté sort des Tuileries, au roule- ment du tambour, entouré de toute sa cour et des représentants de la Propriété Française, ah, c'est un beau spectacle 1
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ACTE PREMIER
On voit se coudoyer des régicides, des nobles renégats, des raffineurs, des magistrats jansé- nistes, une douzaine de vieux cornards de l'Em- pire échappés à tous les champs de bataille, Victor Cousin,
Et au milieu, Monsieur le Roi des Français lui- même qui nous préside avec la dignité d'un chef d'institution et le sourire d'un banquier qui n'est pas absolument sûr de ses chiffres.
C'est un demi-siècle d'histoire qui s'avance I Sa Majesté elle-même y est pour quelques anec- dotes.
Ça vaut les Revues Consulaires de l'an X, sur la Place du Carrousel I
LU M I R — C'est vous qui êtes la France ?î
TURELURE — C'est vrai, pour le mo- ment, c'est moi qui suis la France, pourquoi pas ?
LUMIR — Et moi, je suis la [Pologne, sans aucun ami.
TURELURE — Ne dites pas çà, Made- moiselle 1 morbleu, vous me faites de la peine.
LUMIR — Le seul ami que j'avais m'est retiré.
47
LE PAIN DUR TURELURE —Il ne tient qu'à vous d'en retrouver un autre à la place, mon petit soldat !
L U M I R — Je ne vous entends pas.
TURELURE, larmoyant. — Écoutez-moi, Mademoiselle. Je suis vieux. J'ai besoin d'un senti- ment. Pardonnez à mon émotion.
L U M I R — Que vous êtes drôle ! {Elle sourit)
TURELURE — Je suis comme la France. Personne ne me comprend 1
LUMIR — Mais pourquoi voulez-vous que je vous comprenne ?
TURELURE — Est-ce ma faute si je suis Pair de France, et Comte, et Maréchal, et Grand Officier de je ne sais quoi, et Président de ça, et Ministre de ceci, et le diable sait quoi !
Croyez-vous que je n'aimerais pas mieux autre chose ?
Ce n'est pas moi qui suis fort et méchant, c'est les autres qui sont si bêtes et si tristes, et qui vous donnent tout avant qu'on leur demande!
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ACTE PREMIER C'est une comédie où l'on n'a qu'à jouer son rôle avec aplomb et l'on peut tout se permettre quand on connaît les planches.
Mais il y a autre chose à faire que de jouer la comédie 1 croyez-vous que je n'aimerais pas mieux autre chose ?
C'est comme la France quand elle se jetait sur Versailles ou sur le Louvre.
Ce n'est pas du pain qu'elle demandait, un peuple ne vit pas que de pain 1
C'est de la mitraille et du plomb et de grands coups de pied dans les côtes !
Un cheval comme la France, c'est jeune, c'est amoureux, ça aime à rire, ça aime à sentir son maître I
Il faut avoir du genou quand on a l'honneur de tenir une pareille bête entre les jambes, c'est pas un veau.
Mais ce gros Louis qu'elle avait sur le dos, A peine avait-elle commencé à danser un petit peu qu'il tombait par terre sans aucun mouve- ment ou bruit, comme un gros boulot de coton.
49
LE PAIN DUR
Qu'est-ce qu'il restait d'autre à faire que de lui couper la tête? Je vous en fais juge.
LUMÎR — Mais que voulez-vous que je vous dise?
T U R E L U R E — Il faut dire : c'est bien.
LUMIR — C'est bien, Monsieur le Comte, c'est tout à fait bien.
TURELURE — Bon. Où en étais-je? Ah oui, ma femme.
. Ma première femme, la seule, car Sichel, c'est pas vrai. Ah, c'était une sainte, Dieu ait son âme l
LUMIR — Sygne de Coûfontaine.
TURELURE — Répétez un peu, comment avez-vous dit cela ?
LUMIR — Sygne de Coûfontaine.
TURELURE, baissant la voix. — Sygne de Coûfontaine. Cela a une drôle de sonorité dans cette pièce.
Ah, nous fûmes des époux bien accordés pen- dant tout le temps de notre mariage.
Trop court, hélas! Onze mois en tout, dont neuf séparés. Jamais un mot entre nous. Quelle douceur toujours dans ses manières,
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ACTE PREMIER
Et quel mépris dans ses yeux quand elle con- sentait à me voir !
LU M I R — On m'a raconté certaines choses.
TURELURE — Elle était meilleure que •moi, ce n'est pas une raison pour me mépriser.
Ces gens qui ne savent que mépriser, à quoi cela sert-il? Le mépris est le masque des faibles.
Un homme fort ne méprise rien. Il a usage de tout.
LUMÎR — Eh bien, c'est qu'elle était la plus faible, vous le lui avez bien fait voir.
TURELURE — Il ne faut pas être le plus faible avec moi. C'est mauvais.
LUMIR — Je vais le dire à Sichel.
TURELURE— Ah, elle voudrait bien être la plus forte, mais elle ne peut pas, dont elle rage !
Dès que je la regarde d'un certain œil, elle se trouble et se dérobe.
LUMÎR — Moi, je n'ai pas peur de vous !
TURELURE — Je le sais, c'est délicieux. I! n'y a place que pour un sentiment dans votre petit cœur fervent et dur, dans votre petite âme loyale.
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LE PAIN DUR
Ce que vous ont dit les gens de votre race, le: père, le frère,
Cela seul existe pour vous, et ceux qui ne sont pas de la Race Sacrée,
Ils ne comptent pas l'un plus que l'autre. C'est vrai?
L U M I R — Les pauvres restent entre eux.
TURELURE — Eh bien, les gens de la Race Sacrée, ils s'entendaient si tellement bien entre eux autrefois
Que pour leur imposer la paix il leur fallait aller chercher au dehors quelqu'un qui fût abso- lument incapable de les comprendre. Jamais un Polonais n'a pu venir à bout de la Pologne.
L U M 1 R — Qut signifie cet apologue ?
TURELURE — Donnez-moi votre main, et je vous offre mon bras.
L U M î R — C'est encore une plaisanterie.
TURELURE — Oui, c'est une plaisan- terie, mais une plaisanterie sérieuse.
Vous voyez à vos pieds l'homme d'affaires de la nation Française.
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ACTE PREMIER
Le Maréchal Comte de Coûfontaine, Président du Conseil des Ministres.
Faites-en usage.
LUMÎR — Quel honneur pour moi, Mon- sieur le Comte !
TURELURE — Savez-vous ce qui me plaît en vous ? c'est la tranquillité que je lis dans vos yeux bleus,
La chasteté d'une foi si pure qu'aucune contra- diction n'y touche, la stupidité délicieuse de la jeunesse !
Grâces à Dieu, je ne suis pas encore mort!
Il est encore temps de faire une grande bêtise avant de mourir et d'engager mes cheveux blancs au service de mon capitaine !
LUMÎR — C'est sérieux, ce que vous dites ?
TURELURE — Qu'en pensez-vous ?
LUMÎR — Oui, je crois que c'est sérieux.
TURELURE— Quel meilleur adieu à faire à mon temps et à cette Sainte-Alliance des Saintes Monarchies
Que de leur lancer avant de mourir ce gentil petit brûlot !
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LE PAIN DUR
Une femme, n'importe laquelle, quand elle vous a une idée dans la tête,
Celui qui sait s'en servir, il peut bouter le feu aux quatre coins du monde avec !
LUMIR — Dites-moi, je ne suis pas pour vous n'importe laquelle?
TURELURE — Non, Lumîr. Ah, regardez- moi ainsi ! Dieu, que vous êtes jeune ! Jeune et dangereuse en même temps, mais c'est ce danger que j'aime.
Faites-moi oublier la mort! Faites-moi oublier le temps! Faites-moi trouver intérêt à quelque chose hors de moi !
Utilisez en moi ce qui était fait pour servir et à quoi personne n'a jamais cru.
Faisons une étroite alliance entre nous !
LUMIR — Et vous me rendrez mes dix mille francs?
TURELURE — Le lendemain de notre mariage 1
Avec tous les intérêts mon petit ange, (chan- tant) : Les intérêts composés, mon petit morceau de beurre en or !
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ACTE PREMIER L U M I R — Et que dira Sichel ? TURELURE — Je n'ai pas peur de Sichel f
(// lui prend la main)
{Entre SICHEL)
L U M î R , regardant SICHEL et gardant la
matn de TURELURE, qui voudrait Voter, avec un
aimable sourire, à demi-voix. — Que vous êtes
vieux ! Que vous êtes vilain !
Ah, j'aimerais mieux mille fois mourir que d'être à vous !
Ne pensez pas me faire peur.
SCÈNE IV
SICHEL — Monsieur le Comte... ~ TURELURE— Vous étiez là ?
SICHEL — Monsieur le Comte, l'auber- giste du Pot d'Étain, à Fismes...
T U R E L U,R E — au'il aille au diable I
S I C H E L — ... Dit au'il a reçu un télégram- me de Paris. Quelqu'un qui veut venir vous voir. D'urgence. On lui retient une voiture.
TURELURE — Quia signé le télégramme?
SICHEL — Interrompu par le brouillard.
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LE PAIN DUR
TU RE LU RE — Ce ne serait pas Louis, par hasard ?
S I C H E L — Non, qui l'aurait prévenu ?
TURELURE — Prévenu de quoi, je vous prie ? Il n'y a à le prévenir de rien.
L U M î R — Louis arrive ! Quel bonheur !
TURELURE — Non, Mademoiselle, je vous demande pardon, ce n'est pas un bonheur du tout.
SIC HE L — Grossoleil l'aubergiste, n'avait pas de chevaux libres. J'ai pensé bien faire d'envoyer notre voiture.
TURELURE — Vous avez très mal fait. Le cheval est vieux et se passerait bien de ces quinze kilomètres sous la pluie.
SICHEL — Réellement, vous devriez en acheter un autre.
TURELURE (sombre) — Je suis vieux aussi.
LUMIR — Adieu, je vais faire préparer la
chambre de Louis. — Adieu, Monsieur le Comte !
(Elle sort) SCÈNE V S I C H E L — Charmante enfant! Quel joli page! Je vois avec plaisir que vous êtes en termes excel- lents.
56
ACTE PREMIER
Elle a obtenu ce qu'elle voulait.
TURELURE — On obtient toujours de moi -ce qu'on veut.
S I C H E L — Lorsque l'on sait s'y prendre.
TURELURE — Qui a dit à Louis de venir?
S 1 C H E L — Mais je ne sais pas s'il vient
TURELURE — J'espère que non. J'ai hor- reur des scènes et des violences! Il n'y a rien de si dangereux pour moi.
S 1 C H E L — Avez-vous peur de lui ?
TURELURE — Je suis vieux et je n'aime pas les violences.
S I C H E L — Que craignez-vous quand Lumîr va au-devant de lui avec ces bonnes nouvelles?
TURELURE — Ma fille chérie, crois-tu vraiment que je me suis laissé ainsi entortiller?
S I C H E L — Plus que tu ne penses peut-être, mon vieux Toussaint !
TURELURE — Quand il me tuerait, il n'aura pas un sou de moi.
SICHEL — Va, donne lui ces dix mille francs.
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LE PAIN DUR TURELURE — Quand il me tuerait, il n'aura pas un sou de moi 1
S I C H E L — Il ne songe pas à tuer son père.
TURELURE — Nous verrons bien qui crè- vera le premier.
S I C H E L — Tout de même vous êtes le plus vieux.
TURELURE — Pas si vieux qu'il croit.
(// rit sèchement)
S I C H E L — Allons, parle, vieux loup, et ne fais pas l'idiot.
TURELURE — Tu as entendu ces der- nières paroles qu'elle disait?
S 1 C H E ^ — Oui, et elles étaient peu flatteu- ses^ quoique vraies.
TURELURE — Je pense que c'est pour toi qu'elle les disait. 11 me semble qu'elle me serrait quelque peu les doigts en même temps.
S 1 C H E L — Alors, c'est ton mariage que tu m'annonces avec elle ?
TURELURE — Qui sait?
(// rit)
58
ACTE PREMIER
S I C H E L — C'est cela ce que tu vas mettre dans la main à ton fils ?
TURELURE — Ou peut-être lui écrire, quand il sera parti.
S I C H E L — L'âge rend les gens imbéciles.
TURELURE — Une certaine imbécillité n'est pas inutile à l'agrément de l'existence.
S 1 C H E L — Non, tu en as ta part !
TURELURE — Cette union immorale avec une Juive coûtait à ma conscience.
SICHEL — A ta conscience?
TURELURE — A ma conscience. J'ouvre les yeux enfin.
J'ai eu des torts envers vous. Je vous ai sé- duite.
SICHEL — Il est vrai. Je n'ai pas su vous résister.
TURELURE — Moi non plus. J'ai brisé votre carrière d'artiste.
Ah, j'ai eu de grands torts envers vous ! Le meilleur moyen pour moi de les reconnaître est de ne pas essayer de les réparer.
59
LE PAIN DUR
S I C H Ê L — C'est un coup bien sensible pour moi.
TURELURE — Vous m'en voyez trans- percé.
S I C H E L' — J'ai bien dit que l'âge t'a rendu idiot.
TURELURE — Peut-être qu'il te rendra polie.
S 1 C H E L — Tu vivras toujours, n'est-ce pas?
TURELURE — Je l'espère de toutes mes forces. L'expérience m'apprend que je survis à tout le monde.
S I C H E L — Ce n'est pas l'avis de ton mé- decin.
TURELURE — J'en prendrai un autre.
SICH E L — Ni de ton fils sans doute.
TURELURE — Faudra bien qu'il s'y accou- tume.
S I C H E L — Si tu meurs, ayant épousé cette petite, — si tu meurs, dis-je...
TURELURE — J'ai bien entendu ! ce n'est pas la peine de répéter.
60
ACTE PREMIER
S I C H E L — Je dis que si tu meurs. . .
TURELURE — Non, je ne mourrai pas.
S I C H E L — Tu laisseras une riclie héritière.
TURELURE — Il ne peut pas l'épouser. Le Code le lui défend.
SICHEL — Bah!
TURELURE — Je n'aime pas les conjectu- res qui ont ma disparition pour point de départ. ^
SICHEL — Je suis sûr que vous n'avez pris aucunes dispositions.
TURELURE — J'ai bien le temps d'y songer.
SICHEL — Tout revient en ce (las à votre fils.
TURELURE — Non, ça serait trop bête!
SICHEL — Ou bien alors vous laissez tout à votre épouse, dernière survivante.
TURELURE — J'aurai un enfant d'elle.
SICHEL — Peut-être.
TURELURE — J'en aurai trois. J'ai lu cela dans ses yeux.
SICHEL — Ouidà!
6i
LE PAIN DUR TURELURE — Ce ne sera pas une hybri- dation comme la nôtre.
SICHEL — Ne lui donne pas trop d'intérêt à ta disparition.
TURELURE — C'est pourquoi je veux me couvrir.
SICHEL — Ne te mets pas à sa merci.
TURELURE — Je crois que je me ferai aimer de cette petite.
SICHEL — ... D'elle et de son amant.
TURELURE — Va-t-en au diable I
SICHEL — Que tu es simple ! Ce voyage, n'est-ce pas ? c'est une chose toute naturelle ?
Et c'est une chose toute naturelle aussi, cettç irruption du militaire, comme dans les comédies, l'arme au poing qui se présente à point nommé.
TURELURE — Je me demande ce qu'il vient faire ici.
SICHEL — Il vient réclamer ses dix mille francs,
Plus dix autres mille dont il a un besoin pres- sant.
63
ACTE PREMIER
TURELURE — Juste ce que j'ai reçu de ton père.
SICHEL — Qui l'a prévenu, je me le de- mande?
TURELURE — Toi, poison 1
SICHEL — Peut-être. Mais je crois que c'est plus simple.
TURELURE — Tu penses que l'afifaire est montée entre eux ?
SICHEL — Oui, Monsieur le Comte, je suis portée à le penser.
Il veut sa part tout de suite et le reste plus tard.
TURELURE — Eh bien, je lui donnerai ses vingt mille francs.
SICHEL — Oui, mais alors elle est libre et peut se passer de vous.
TURELURE — jEh bien, je ne les lui don- nerai pas !
SICHEL — Mais alors vous le poussez à bout et ce n'est pas sans danger 1
TURELURE— Eh bien, je ne l'attends pas et je pars pour Paris.
63
LE PAIN DUR
S I C H E L — C'est impossible. J'ai envoyé la voiture à Fisme.
TURELURE — Je suis pris ! Il ne me reste plus qu'à faire tête.
S I C H E L — Et procéder à ces choses que je vais vous dire.
TURELURE, ricanant — Sois tranquille, tu seras dans mon testament.
S I C H E L — Il ne s'agit pas de testament, mais d'une espèce d'assurance.
{Silence)
TURELURE — A ton profit, je commence à comprendre.
S I C H E L — Supposez que nous trouvions un moyen de faire passer toute votre fortune à mon nom?
TURELURE — Il y a une idée.
S I C H E L — Otez leur toute raison de désirer votre disparition.
{Silence)
TURELURE — Sichel, penses-tu qu'il veut me tuer ?
SICHEL — Que feriez-vous à sa place ?
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ACTE PREMIER TURELURE — Je n'aime pas sa figure. Je désire qu'il soit mort.
SICHEL — Rendez-lui donc sa femme et son argent.
TURELURE — Non, je ne les lui rendrai pas.
SICHEL — Défendez-vous en ce cas. TURELURE — C'est une chose effrayante que de mourir !
SICHEL — Mais non, c'est une chose très simple.
TURELURE — Tu ne sais pas ce que je sais.
{Roulement de voiture au dehors) SICHEL — II me semble que j'entends la voiture.
TURELURE — j'ai peur de la mort.
65
ACTE DEUXIÈME SCÈNE I
La même pièce, le lendemain. — Une table est dressée autour de laquelle TU RELU RE, le CAPITAINE, ALI, SICHEL et LUMIR achèvent dt dîner. Bien qu'il fasse jour on a fermé les volets et deux flambeaux brûlent au milieu de la table.
TURELURE, versant du vin à son fils. — Capitaine, mon Capitaine, que dites-vous de ce vin de Bouzy?
LOUIS — Je le reconnais. J'en ai bu bou- teille avec vous le jour de mon départ pour Al- ger.
T URELURE — C'est le vin de la montagne de Rheims dont Jean de La Fontaine buvait avec Monsieur Pintrel, seigneur de Villeneuve.
. 67
LE PAIN DUR
Il a encore du degré et fait des jambes sur le "verrc comme le Bourgogne.
Ça ressemble à un gros bourgeois qui a tout de même de la fmesse.
LOUIS — A votre santé, mon père I
TURELURE — A la santé de ces dames I
{Ils boivent tous deux)
LOUIS — Q_ielle joie dé se retrouver dans son pays ! Vous avez bien fait de fermer les volets, mon père. On est plus entre soi.
TURELURE — A mon âge un verre de vin vaut la peine d'être tranquillement dégusté. On ne sait jamais s'il y en aura un autre qui suivra.
C'est pas non plus que je crache sur le Beaune, mais c'est un vin qu'il faut boire seul à mon âge.
Une de ces solennelles vieilles bouteilles qu'on vous apporte après dîner et que l'on met deux heures à finir judiciairement,
Plein d'idées et de souvenirs puissants.
ALI — Pour moi, je ne reçois que de l'eau, c'est le médecin qui le veut.
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ACTE DEUXIEME LOUIS — Ça ne fait rien ! à votre santé. Monsieur Habenichts !
A L I — A votre santé, mon Capitaine !
(// boit son eau}
LOUIS la main sur le cœur. — IVobl bekommen ! A la santé de mon bienfaiteur !
ALI — Toujours à votre service.
LOUIS — Et ne craignez rien. Vous serez payé à l'échéance.
ALI— J'en suis sûr ! J'en suis sûr !
TURELURE — Tout va bien ! rien de tel qu'un bon dîner pour mettre les gens d'accord.
Quant à moi je suis le plus heureux des hommes entre mon quasi-beau-père et ma quasi- belle-fille.
ALI — Vous avez commencé vos travaux ?
TURELURE — Nous sommes en train de faire la fosse pour la roue,
En plein dans le cimetière des moines.
Ce que nous avons enlevé d'os, ça n'est pas à croire ! Deux charrettes et il y en a encore un tas.
Et au milieu, il y avait une espèce de puits Romain que nous avons curé, c'était déjà une
69
LE PAIN DUR espèce de puits sacré, vous savez, où on élevait des serpents.
Et dans le fond, nous avons trouvé un Mer- cure de bronze.
ALI — Il faudra me montrer ça. Je suis ama- teur de tous ces bons dieux.
LOUIS, montrant le Christ. — Vous devriez bien nous débarrasser de celui-ci.
Ce n'est pas une chose à avoir chez soi.
L U M î R — Si j'avais un bien comme celui-ci, je n'en ferais pas une usine.
LOUIS — Pourquoi donc ? Il faut être de son temps.
SICHEL — Lumîr a raison. On peut faire une usine partout. Mais un complexe comme celui-ci...
ALI — On ne dit pas un complexe.
SICHEL — C'est drôle, je ne peux pas vous voir sans parler allemand.
Enfin une chose comme celle-ci, ces cloîtres, ces caves, ces greniers,
On n'en fera pas une autre. C'est dommage de tailler là-dedans.
70
ACTE DEUXIÈME Ça impressionne .C'est comme dans les romans. Tout est de l'époque. On ne travaille plus comme ça aujourd'hui.
ALI — Âlso ! On me dit rien que les plombs une fois déjà aussi que vous avez arrachés, Vous en avez eu pour dix mille francs. TURELURE— C'est faux.
(// boit)
LOUIS— Voilà le chemin de fer qui va tou- cher Coûfontaine.
Il n'y a plus qu'à raser la baraque et à tout bazarder.
Quelle stupidité de tenir tellement à cette vieille terre, quand il y en a d'autres, toutes neuves et toutes chaudes, qui vous rapportent ce que vous voulez !
ALI — Des dattes.
TURELURE— Des dettes.
LOUIS — C'est gras, c'est fondant I Une fois que vous avez extirpé les palmiers nains et toute la saloperie,
La charrue entre là-dedans sans aucun bruit, comme un sabre au travers d'un marchand de
7»
LE PAIN DUR cacaouettes ! On n'en voit pas le fond.
Ça vous donne du blé comme du plomb zéro et des raisins à tous les ceps comme des paquets de boyaux.
TURELURE — Il n'y a pas d'autre terre que la terre de France.
ALI — Un an de blé, un an de betteraves. Blé, betteraves. Reblé, rebetteraves. Et encore du blé, et encore des betteraves. Et toujours du blé et sempiternellement des betteraves.
Trois pour cent dans les bonnes années. Tous les impôts à payer, [toute la sacrée boutique du Gouvernement sur votre dos.
Ce n'est pas vous qui avez la terre, c'est la terre qui vous tient par les bottes, une betterave entre les autres.
TURELURE — Pourquoi donc est-ce que vous avez tellement envie de ma terre de Dormant?
S I C H E L — II n'y a pas de spectacle plus dé- solant qu'un champ de betteraves.
L U M 1 R — Ça fait butter les chevaux.
LOUIS — Vous avez raison, père Ali ! Eh, disons-le, sambleu, il n'y a de vraie propriété que
72
ACTE DEUXIEME celle qu'on a volée, parce qu'on en avait tellement envie !
Un bien qu'on a conquis les armes à la main et qu'on défend à coups de fusil !
Une putain de terre qui vous fout la fièvre et dont vous êtes déterminé à faire ce qu'elle ne veut pas !
TURELURE — C'est comme ça qu'on a pris la Pologne, hé, hé !
ALI — Lisez l'histoire. Il n'y avait pas moyen de faire autrement que de la partager.
TURELURE — Cette méchante Pologne! Oui, c'est elle qui a induit en tentation ses ver- tueux voisins. Ah, c'est là son grand crime qu'on ne peut lui pardonner !
— Vous ne dites rien, ma chère belle-fille?
L U M i R — Je cherche mon sac.
TURELURE — Le voici. Il était sous ma serviette. Qu'il est lourd 1 Qu'est-ce qu'il y a de- dans?
L U M 1 R , reprenant le sac. — Deux pistolets chargés.
73
LE PAIN DUR
TURELURE — Otez l'un d'eux et faites une place pour mon cœur.
— Eh bien, père Ali, je crois qu'il est temps que nous en finissions et que nous réglions toutes ces affaires ensemble.
LOUIS — Mon père, vous savez que j'ai besoin de vous parler.
TURELURE — Est-ce tellement pressé ?
LOUIS — Oui, c'est tellement pressé.
TURELURE — Eh bien, je suis à toi dès que j'aurai fini.
{Sortent TURELURE, AU et SICHEL.)
SCÈNE II
LOUIS, à Lutnîr. — Bonjour, Mademoiselle.
L U M I R — A vos ordres, mon capitaine.
LOUIS — Voulez-vous avoir la bonté de m'expliquer ce qui se passe en ces lieux?
LUMÎR — C'est Sichel qui vous a dit de venir?
LOUIS —Elle-même. 74
ACTE DEUXIÈME
L U M I R — Je sais que vous êtes en corres- pondance avec elle.
LOUIS — Oui. Et vous voyez que je m'en trouve bien.
LUMÎR, dure. — Louis, j'ai demandé à yoixt père cet argent que vous me devez, et celui qui vous est nécessaire.
J'ai fait le siège du vieillard par tous les bouts et je crois que Sichel m'a aidée de son mieux.
En vain.
LOUIS — Il ne fallait pas demander d'ar- gent. Il fallait que ce soit lui au contraire qui nous en offre.
LUMÎR. — On ne peut pas le tromper. Il sait très exactement où nous en sommes.
LOUIS — C'est pourquoi vous avez essayé d'un autre moyen?
LUMÎR — C'est vrai. Il a bien voulu m'of- frir sa main hier soir.
LOUIS — Et vous avez l'intention de l'ac- cepter ?
LUMÎR — C'est un homme irrésistible. 75
LE PAIN DUR LOUIS — Que vous a-t-il proposé ? L U M î R — Il a mis son bras à mon service et m'offre de se faire le général et l'homme d'af- faires de la Pologne.
LOUIS, riant aux éclats. — Ah ! ah I ah ! L U M I R — N'est-ce pas, c'est drôle ?
LOUIS — Le plus grand coquin a dans son
cœur un stock des plus nobles sentiments,
Dont il regrette de n'avoir jamais pu se servir.
Cest comme neuf.
LUMIR — Croyez-vous que je sois inca- pable de m'en servir ? Qui sait?
Entre un vieillard et une jeune fille, la partie n'est pas égale. Je n'ai qu*à lui sourire d'une cer- taine manière que j'ai essayée et je vois qu'il la connaît.
Un vieillard et une jeune fille ! des mains aussi fortes et délicates que celles de la mort.
LOUIS — Ainsi, mon père m'a tout pris et maintenant, il me prend ma femme !
LUMIR — Vous n'aviez qu'à la défendre.
LOUIS — Voyons, Lumîr, c'est ridicule l
76
ACTE DEUXIEME vous ne voulez pourtant pas me faire dire que je vous aime.
Non !J'ai beau essayer, cela me reste dans la bouche.
Et il n'est pas facile de vous dire ce qu'on veut, mais vous avez l'air tout de suite si loin quand vous le voulez.
Mais nos vies à tous les trois depuis de longues années, la vôtre, celle de votre frère,
Oui, elles furent tellement réunies, dans la souffrance, dans la lutte, dans l'espoir, dans la mi- sère !
Oui, mon enfant, et dans ce qui n'est pas considéré de ce côté-ci de la mer comme la stricte honnêteté. — Par les honnêtes gens comme mon père. '
Je tiens tellement à vous, mon bel ange loin- tain à mes côtés, est-il possible que nous soyons séparés ?
L U M î R — Ce n'est pas ma faute.
LOUIS — Vous m'avez sauvé la vie 1
LUMÎR — Ça suffit à vous donner tous les droits ?
77
LE PAIN DUR LOUIS — Vous êtes toujours là quand je suis triste, quand j'ai la fièvre ;
Quand on est vaincu.
Toujours calme, toujours jeune, forte, avisée, et toujours prête à partir dans les vingt minutes
Pas une heure de votre temps depuis ces six années que vous ne m'ayez consacrée, à moi et à mon bien.
Vous avez toujours cru aux possibilités de la Mitidja, ah, c'est un lien entre nous 1 ' L U M IR — je vous ai même donné tout ce que j'avais.
LOUIS —Je le sais.
L U M î R — Et ce que je n'avais pas : ces dix mille francs sacrés.
LOUIS — Je vous les rendrai .
L U M I R — Dans un mois, vous serez vendu Et tout sera fini.
LOUIS, violemment. — On ne me vendra pas ma terre I
L U M î R — L'échéance est le 30.
LOUIS — Je vous dis qu'on ne me vendra pas l
78
ACTE DEUXIÈME
LUMÎR — Le pays pacifié, les chemins faits, la terre prête à rendre. Le moment est venu pour votre père et pour Ali de mettre la main dessus.
LOUIS — N'essayez pas de me faire perdre la tête. Pour le moment, ce n'est pas ma terre que je suis venu sauver.
C'est vous, mon enfant, ma sœur, vierge Lumîr, contessina, mon petit hussard !
Ne dites pas qu'il n'est plus personne au monde qui m'aime pour autre chose que son propre intérêt.
Ma mère a mieux aimé mourir que de me voir et mon père, dès que je suis né, a mis tout son cœur à me détester.
Je me souviens de ces yeux attentifs dont il me regardait, suivant chacun de mes mouve- ments.
Et toujours plein de politesse. Toujours il me parlait comme à une grande personne.
J'espérais qu'il y aurait quelque part un enfant et un camarade qui serait à moi seul, simplement parce qu'il m'aime le mieux,
79
LE PAIN DUR
Qiielqu'un pour écouter ce que je dis et avoir confiance en moi,
Qiielqu'un avec votre visage qui n'est pas tel- lement beau, mais il n'en est aucun autre qui ait du charme pour moi, et il me parle de tant de choses que je ne comprends pas,
Un compagnon à voix basse qui vous prend dans ses bras et qui vous avoue qu'il est une femme, — un ami,
Un seul, c'est assez d'un.
LUMÎR, les fCîtx baissés. — Oui, je suis cela pour vous. Ne croyez pas que je suis insen- sible.
LOUIS — Cependant, tu vas te vendre à mon ennemi, à ce père qui m'a fait !
Nul ennemi ne vous a suffi si ce n'est précisé- ment celui-là.
LUMÎR — Louis, tout de même, j'existais avant de vous connaître. Et moi aussi, avant que vous soyez là.
J'ai un père qui m'a fait.
LOUIS — Vous l'aimiez, lui !
LUMIR -^ Mon père, mon frère et moi.
80
ACTE DEUXIEME
LOUIS — Ici le monde s'arrête.
LUMÎR — Mon frère, mon père ! Tous deux sont morts et je reste seule, une même chose avec eux.
LOUIS. — C'est vous-même que je veux épouser et non point votre frère et votre père.
LUMIR. — Je ne suis pas distincte. Mon père avec nous ! Ses bras autour de moi et ma tête sur son épaule !
Je n'ai pas eu d'autre patrie que lui ! Son visage, ses yeux, son grand dénuement.
Ces larmes que j'ai vu couler, cette sublime colère comme sur le champ de bataille, son cœur avec celui de son enfant !
Et cet argent, mourant de faim, auquel il ne touchait pas, ce trésor de la patrie, sous sa veste râpée, cette suprême poignée de terre à nous, est-ce que je la laisserai périr ?
Je ne fais qu'un avec lui ! Qui me prend, il nous prend tous ensemble !
Quelle autre patrie que dans les yeux de mon père quand il me tenait ainsi serrée contre lui ?
Je reste seule.
81
LE PAIN DUR.
LOUIS — II reste moi qui suis aussi seul que vous. Laissons le passé où il est.
II n'est meilleure patrie que celle qu'on se fait soi-même. Qu'est-ce que la Pologne ? Nous sommes tous les deux assez forts pour le soleil d Afrique.
L U M I R — Il y a un sillage derrière moi que la mer ne suffit pas à disperser.
La Pologne, pour moi, c'est cette raie rose dans la neige, là-bas, pendant que nous fuyions,
Chassés de notre pays par un autre plus fort,
Cette raie dans la neige, éternellement !
J'étais toute petite alors, blottie dans les four- rures de mon père.
Et je me souviens aussi de cette réunion, la nuit, alors que la révolte commença.
Mon père me prit dans mon lit et m'apporta au milieu de ces hommes armés, tous gentils- hommes,
Et il me leva tout debout comme il aimait à le faire, mes deux pieds dans ses fortes mains,
Toute droite dans ma longue chemise blanche et mes cheveux bruns répandus,
82
ACTE DEUXIÈME
Comme une petite statue de l'Espérance et de lia Victoire!
Et tous ces hommes fiers autour de moi, les .sabres dégainés, criant hourra !
LOUIS — Eh bien ! Qiie serait-il arrivé s'ils avaient réussi? Un pays comme celui que vous voyez autour de vous,
Des journaux, des ministres, un parlement et toutes ces choses inexprimablement dégoûtantes.
Le jeu des intérêts, l'opinion publique, l'essor -des forces économiques. Pots de vin, raffineries, Sociétés par actions.
Des hommes sur vous comme Toussaint Ture- lure et comme Ali Habenichts.
Croyez-vous que je sois le fils ou le compa- triote de ces gens-là ? Il n'y a plus d'autre patrie ■que soi-même.
La Pologne n'a pas réussi ? Tant mieux ! Il y a bien assez de patries comme cela !
L U M I R — Vous parlez comme Sichel. LOUIS — Son père vaut le mien. L U M I R^ suave. — Quand je l'aurai épousé... LOUIS — Plaît-il?
83
LE PAIN DUR L U M î R — Qiiand j'aurai épousé le Comte de Coûfontaine, votre père,...
LOUIS — Vous serez une belle-mère tout à fait charmante.
LUMÎR — Je dis que quand j'aurai épousé votre père,
Je serai bonne pour vous, Louis !
Nous nous intéresserons à vous. Nous met- trons un peu d'argent dans vos cultures. Nous vous recommanderons au Gouverneur.
LOUIS — Ce sera beau. Toutefois, il pour- rait arriver quelque chose auparavant.
LUMIR — Quelque chose ? Tu es bien inca- pable de rien faire, lâche !
LOUIS — Je ne suis pas un lâche !
LUMIR — Tu veux une femme et tu es incapable de la défendre !
Es-tu un homme? Est-ce que tu te laisseras marcher sur le ventre jusqu'à la fin ? Est<e que tu te laisseras éternellement chevaucher par ce vieux cadavre?
Ce n'est pas assez de tes biens? Tes biens que
84
ACTE DEUXIÈME tu t'es faits toi-même sans qu'il y soit pour un sou !
C'est ta femme qu'il veut à présent ! C'est moi qu'il vient te prendre sous ton nez !
LOUIS — Il ne l'aura pas.
L U M I R — Il a déjà tes biens. C'est lui qui fera la vendange cette année.
Et toi, on te payera trois francs par jour pour les gros travaux et le sulfatage.
LOUIS — Ne me rends pas fou I
L U M I R — Maintenant, c'est ta femme qu'il va prendre aussi et je suis à lui.
LOUIS — Il ne l'a pas prise encore.
L U M I R — II ne l'a pas prise encore ? Lève-toi, bombre ! lève-toi, je te dis 1
LOUIS — Malheur à toi, si je me lève !
L U M I R — Crois-tu que j'ai peur, Capitaine ! Capitaine Louis Napoléon Ture-
lure-Coûfontaine !
Lève-toi, lève-toi que je te regarde 1 Coûfon-
taine, Coûfontaine...
{Elle rit aux éclats),
85
LE PAIN DUR
LOUIS, sombre. — Adsiim.
{Il se lève).
L U M I R — Tu es un lâche et je te crache à la figure !
{Silence),
LOUIS, bas. — Lumîr, assez,
L U M I R , i mi-voix, entre ses dents. — Lâche î lâche !
LOUIS — Assez, petite furie !
L U M I R , ^^ même. — Rends-moi mesdixmille francs, voleur !
LOUIS — Tais-toi et laisse-moi réfléchir.
LUMIR — Louis! Caballero! Écoute-moi, soldat de la Légion Étrangère !
Tous les deux nous avons servi sur la terre d'Afrique, sous un drapeau qui n'est pas le nôtre, pour uneaiuse qui ne nous intéresse pas,
Pour l'honneur du Corps,
Sans amis, sans argent, sans famille, sans maître, sans Dieu,
Estimant que ce n'est pas trop de l'esclavage pour payer cette demi-liberté !
U reste l'Honneur !
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ACTE DEUXIÈME Si Dieu existait, Oui, si Dieu existait,
{Elle regarde le erueifix — d'une voix déchirante) :
Si Dieu existait, il y aurait Dieu dabord, mais il n'y a plus que des soldats dans le même rang et des hommes égaux, le devoir entre les camarades^ la batterie des Hommes-sans-peur !
Il y a Ihonneur !
Es-tu un lâche ? Qiiand un camarade t'appelle au secours, est-ce que le premier devoir n'est pas de répondre ? 11 n'y a que nous au monde.
Qui est ton père ? Quel bien t'a-t-il fait?
Qiiand tu étais par terre sur la brèche de Cons- tantine avec trois balles dans la peau.
Est-ce que mon frère a tellement réfléchi pour te charger sur son dos,
Qiiand tu claquais des dents sous ton gourbi avec une sale fièvre^
Est-ce une autre que j'ai laissée te soigner ? Tu faisais sous toi et c'est moi qui te nettoyais comme un enfant.
Qiii a eu confiance en toi ? Qiii t'a prêté de
87
LE PAIN DUR l'argent? Pas un sou que nous ne t'ayons donné, ce qui était à nous et pas.
Sans reçu, sans intérêts, en vrais militaires, en chics camarades, en hommes du même çouf.
Mon frère est mort à ton service, maintenant, je suis seule.
LOUIS — Il est cependant permis de réflé^ chir et de chercher sa voie.
L U M I R — Il n'est pas permis de réfléchir et il n'y a qu'une voie.
LOUIS— Le cœur me lève à l'idée de porter la main sur le vieux Monsieur.
L U M î R , doucement — Louis, sauve-moi. Je suis seule sur la terre.
LOUIS — Tu as confiance en moi ?
L U M I R — Oui, j'ai confiance en toi.
LOUIS — Donne-moi le sac.
L U M I R , ouvre le sac et en tire deux pisto- lets. — Fais attention !
Il y a dedans deux pistolets, l'un grand, l'autre petit.
je les ai chargés moi-même ce matin.
LOUIS— Bien.
88
ACTE DEUXIÈME
L U M î R — Tu vois ? Les amorces sont mises. Maintenant, écoute bien.
Le petit est chargé à blanc, il n'y a pas de balle. Tu as entendu ce que je te dis ?
LOUIS — Le petit est chargé à blanc, il n'y a"pas de balle.
L U M î R — Le petit, tu entends ? Pas d'er- reur.
Le vieux est lâche. Je suis sûre que la peur suffira et qu'il n'y aura pas besoin d'en venir aux extrémités.
Il vient de toucher 20.000 francs d'Ali. C'est Sichel qui me l'a dit. Il les a certainement sur luL
Il est vieux. Il est usé. Qui sait si l'émotion ne suffira pas? C'est une idée que Sichel m'a donnée.
Elle est avec son père dans l'autre aile du bâti- ment. II n'y a personne dans celle-ci. U n'y a rien à craindre d'elle.
LOUIS— L'autre pistolet?
LUMÎR — L'autre pistolet est chargé à balle.
LOUIS — C'est bien.
LUMIR — Tous les deux sont au cran d'ar-
.89
LE PAIN DUR rêt, mais on peut les armer avec une seule main.
LOUIS — J'ai compris.
L U M I R — le les remets tous les deux dans le sac.
LOUIS — Mets le sac ici à ma droite.
LUMÎR — Du cœur.
{Elle le regarde et lut sourit. Puis elle sort).
SCÈNE III
{Entre TU RELU RE). TURELURE — Monsieur mon fils, me voici à vous, toutes affaires réglées avec le Bar- koceba.
Seigneur ! Que deviendrions-nous si je n'étais là pour prendre soin de votre héritage !
(// essaye vivement de prendre le sac que LUMIR a laissé sur la table. Le capitaine le lui retire. Tous les deux se regardent en silence). LOUIS — Mon père, pourquoi me faites-
90
ACTE DEUXIÈME vous tort ? Mon père, pourquoi me faites-vous la guerre ?
C'est bien, vous avez le dessus et me voici prêt à composer.
TURELURE — Tu es mon fils unique et mes sentiments pour toi sont ceux du plus tendre intérêt.
LOUIS — Quittez ce ton.
TURELURE, grinçant des dents — Et toi, tu voudrais m'ôter la vie si tu le pouvais !
LOUIS — Pourquoi faites-vous que je ne puisse aller nulle part sans que vous me barriez la route ?
TURELURE — Il ne fallait pas me récla- mer cet argent de ta mère à ta majorité. Je ne pouvais te le laisser dissiper.
Et ce que tu jetais, il voilait autant que je fusse là pour le ramasser.
LOUIS — Je n'ai pas jeté d'argent et ma vie est dure. Je ne suis pas un homme de plaisir.
TURELURE — Tu es un homme de chi- mère, donnant ce qu'il a pour ce cfu'il n'a pas.
LOUIS — je suis un homme de conquête.
9'
LE PAIN DUR Qui m'y a forcé? Je n'ai eu ni père ni mère. Tout ce que j'ai, il me fallait le tenir de moi-même.
T U R E L U RE — Tu oublies la fortune que tu as reçue de moi.
LOUIS — Reprise de force, mon père, à grand appareil de papier timbré.
TU RELURE — Ne t' étonne donc pas que j'essaie de la rattraper.
LOUIS — Vous n'y êtes de rien. C'est le bien de ma mère qu'elle avait reconstitué à grand labeur.
TURELURE — De rien ? Tu dis que je ne suis de rien dans Goûfontaine ?
Mort de ma vie! J'en suis fait et je l'ai dans les os ! qu'est-ce auprès de moi que ces comtes tou- jours absents, coupés de tous les sangs de France et d'Europe, ces produits de haras et de chenil?
Ah, ça me faisait pitié que de voir cette bonne terre de France fondre et frire comme du beurre sur le sable d'Afrique !
Je suis plus Goûfontaine que toi 1
92
ACTE DEUXIEME
LOUIS — Je ne suis ni Turelure ni Coûfon- taine.
TURELURE — Tu es Turelure, le front et le nez sont les miens.
La bouche fine et dessinée est celle de ta mère. Quelque chose d'assez simple.
LOUIS -— C'est à cause de la bouche que Vous me haïssez ?
TURELURE — Non, c'est à cause du nez et du front.
LOUIS — Un père se réjouirait d'être ainsi continué.
TURELURE — au'est-ce qu'il y a à conti- nuer? Il n'y a pas besoin de deux Turelure. Et moi, à quoi est-ce que je sers, alors?
LOUIS — Je ne suis pas Turelure.
TURELURE — Tu l'es. Tu te sers de la même figure que moi et ton âme fait les mêmes plis.
Je te comprends à fond, et ne dis pas que tu ne me comprennes pas aussi! ça bouge ensemble.
Ou sinon je ne verrais pas ce regard dans tes
93
LE PAIN DUR yeux. (Bon, je ne te veux pas de mal). Cesl cela qui nous fait du mal à tous les deux.
Tu es le Turelure concurrent et successeur.
Il n'y a pas là de quoi se fondre d'amour et de bénignité ! Quoi ! je me défends!
LOUIS — J'ai mis exprès la mer entre vous et moi.
TURELURE — En emportant mon bien.
LOUIS — Vous dites que vous l'avez re- pris.
TURELURE — Ma mort te le rendra. Je n'aime pas les gens qui sont intéressés à mon décès.
LOUIS — Ce n'est pas à votre mort que je suis intéressé. Je viens à vous dans un sentiment de tristesse et de curiosité pendant que vous vivez encore.
Pourquoi vous débattre ainsi avec fureur comme si je vous tenais à la gorge?
Je vous regarde, oui, ça m'intéresse, et je vou- drais savoir de quoi je suis fait.
Mon père qui m'avez fait, expliquez-moi pour- quoi.
94
ACTE DEUXIÈME
Il y avait quelque chose en vous qui n'était pas fini et qui ne pouvait venir à la vie que dans un autre
Par le moyen de cette autre, ma mère.
Et il est bien vrai que je vous ressemble. C'est comme si je vous voyais pour la première fois. Oui, je vous vois en plein et je pourrais tout dessiner.
TURELURE — Pour moi je n'éprouvais aucun besoin de te voir.
LOUIS — N'est-ce pas? un enfant, c'est comme un autre soi-même que l'on peut regarder de ses deux yeux,
Soi-même et quelque chose d'autre et d'intrus,
La conscience hors de vous qui s'anime et qui agite les bras et les jambes.
Une conséquence vivante sur laquelle tu ne peux plus rien, papa!
TURELURE — Il fallait que je fisse de toi tout le but de mon existence ?
LOUIS — Quel a été le but de votre exis- tence ?
TURELURE — Quel est le but d'un na- geur, sinon de ne pas aller dessous? Pas le temps de réfléchir à autre chose.
93
LE PAIN DUR
Il n'y avait pas de fond de bois pour nous ! Pas !e temps de faire la planche et de se chauffer le ventre au soleil. Il y en a très bien qui ont bu un petit coup près de papa Turelure !
Ce n'est pas moi qui me suis mis à l'eau, c'est la mer qui m'a pris et qui ne m'a plus quitté.
Je voulais vivre.
Des vagues comme des montagnes ! Il faut monter avec elles. Attention qu'elles ne vous ver-^ sent pas sur la tête comme une charretée de cail- loux ! Chacun pour soi et tant pis pour les cama- rades.
LOUIS — Vous voilà au sec.
TURELURE — Oui. J'attends ce que tu as à me dire.
LOUIS — Je sais que vous me tenez. Vous m'avez suivi de loin avec une patience de chas- seur.
Toutes les routes autour de moi sont bouchées. Vous avez bien réfléchi et vous n'en avez pas oublié une.
Vous le savez, je ne puis faire face à l'échéance du 30.
ACTE DEUXIÈME
Faute de quoi je suis saisi et vendu par le com- père Habenix.
TURELURE — Il te reste l'armée que tu as désertée,
Et qui est toujours ouverte aux hommes de notre sang. Tu peux toujours compter sur moi pour ton avancement,
Pour un avancement raisonnable.
LOUIS — Saisi, vendu.
TURELURE — Il te reste les espérances.
LOUIS — C'est vrai, il me reste l'espé- rance.
TURELURE, chantonnant.
Quand papa lapin mourra^ J'aurai sa belle culotte!
Quand papa lapin mourra^ f aurai sa culotte de drap !
L O U I S — Je vous cède une terre toute molle et nettoyée, une belle terre sans aucun venin, pure comme une pucelle, vous n'y trouve- riez pas une racine, pas une pierre aussi grosse que le poing.
97
LE PAIN DUR
C'est moi qui ai fait cela et j'ai manqué d'y crever..
TURELURE — Je vais te dire un secret, mon garçon. Je me fous de ta terre et de ton travail.
Tu n'es qu'un paysan et tu ne vois pas autre, chose que la terre qui fait du fruit.
Mais pour moi c'est autre chose qui me paraît bien doux et sucré 1
LOUIS — Le « Chapeau de gendarme >\ n'est-ce pas? Mes sept arpents au bord de la mer près du Camp-des-Zouaves ?
TURELURE — Tu l'as dit, mon petit en- fant ! c'est tout chocolat !
Ah, quels beaux Magasins-Généraux nous allons y construire et matière à warrants 1
LOUIS — Et vous ne ferez rien de ma terre de la Mitidja?
TURELURE — Rien du tout, mon capi- taine! Pourquoi se donner tant de mal quand il n'y a qu'à attendre, les bras croisés ?
Si le pays se développe, nous profiterons du travail des autres.
98
ACTE DEUXIÈME
LOUIS — Écoutez, mon père, je ne vous demande rien ; laissez moi seulement comme régisseur sur ma terre,
Sur votre terre, veux-je dire.
T U R E L U R E — Non, le plus sûr est d'ar- rêter les frais et risques.
Et de laisser faire aux gens de cœur.
LOUIS — C'est votre idée ?
TURELURE — Oui, mon fils, c'est morv idée.
LOUIS — Et est-ce qu'il ne vous a jamais frappé. Monsieur le Comte,
Qu'il peut êtrednngereuxde réduire un homme au désespoir ?
TURELURE — Je n'ai peur que des opti- mistes.
Il n'y a rien de moins dangereux qu'un homme désespéré ;
QLiand on est hors de sa portée.
LOUIS, mettant la main sur le sac — Vous n'êtes pas hors de ma portée.
TURELURE — Louis, tu es trop de mon sang pour sauter dans la mare à Gribouille.
99
LE PAIN DUR
LOUIS — Ne vous y fiez pas trop, je vous le conseille. Oui, regardez-moi, Monsieur, vous m'avez bien regardé?
Et ne quittez pas cette table, je vous le défends ! Ne bougez bras ni jambes, je vous dis! Fixe!
Ah ! Ah ! je vois une grosse bosse sous votre redingote. C'est l'argent que vous a donné Ha- benix?
TURELURE — Ne fais pas de bêtises.
LOUIS — Et vous, ne faites pas le dévorant avec moi, je vous le conseille. Monsieur mon père!
Vous voulez voir ce qu'il y a dans ce petit sac ? // ouvre le sac et en tire les deux pistolets qu'il arme et place soi- gneusement devant lui.
TURELURE — Gamin, ce que tu fais est de bien mauvais goût. Si tu tires, on viendra.
LOUIS — Tout le monde est dans l'autre aile de la maison,
Par les soins de Sichel.
100
ACTE DEUXIÈME
TURELURE — Par le5 soins de Sichel ! je comprends. Quoi donc, c'est sérieux ?
LOUIS — Je n'ai pas le choix des moyens, je marche, je ne suis pas libre !
Mon père, je vous en supplie, comprenez qu'il n'y a aucun moyen de reculer.
Je ne suis pas libre ! Il me faut cet argent ! Je dois!
Je dois cet argent et il faut à tout prix que je le restitue, ou je perds l'honneur, je suis entièrement perdu !
Je vous dis que je dois avoir cet argent.
— Ne bougez pas ! — Mon père.
Vous m'avez pris tout ce que j'avais.
TURELURE — Tu n'avais rien du tout,
LOUIS —Gardez-le.
TURELURE — Mille grâces.
LOUIS — Mais donnez-moi ces dix mille francs.
TURELURE — Non. C'est non. Moi non plus, je ne peux pas, je ne peux pas te les donner.
LOUIS — Ces dix mille francs qui ne sont
lOI
LE PAIN DUR pas à moi, ni à vous ; et qui ne sont pas à celle-là même qui me les a prêtés.
TURELURE — Eh bien, elle a pris ses risques.
LOUIS — Je vous assure qu'il me faut ces dix mille francs et que je les aurai. — Ne remuez pas ainsi, je vous en prie, cela me fait mal au cœur.
TURELURE — Et qu'est-ce qui arrivera, pauvre benêt, si tu lui rends ces dix mille francs?
LOUIS— Cela m'est égal.
TURELURE — Crois-tu qu'elle t'épou- sera, ruiné comme tu l'es?
LOUIS — Je n'en sais rien.
TURELURE — Jamais, je te dis ! jamais ! elle me l'a dit.
LOUIS — Raison de plus pour que vous me donniez cet argent.
TURELURE.— Elle fout le camp avec et c'est fini.
LOUIS — Qu'est-ce que cela peut vous faire ?
TURELURE. — Ne vois-tu pas que si tu lui rends cet argent,
I02
ACTE DEUXIÈME
Nous perdons toute prise sur elle ? Ce n'est pas plus ton intérêt que le mien. Qu'est-ce que cela peut me faire, bougre d'égoïste?
Si j'étais son mari, je ne lui donnerais jamais d'argent que sur vu des notes.
LOUIS — Son mari ?
TURELURE — Eh! Tu te crois toujours tout seul au milieu de tes jujubiers, espèce de sauvage!
LOUIS — Ainsi, c'est sérieux et je le tiens de votre bouche même ;
Vous m'avez pris mon bien et maintenant, tu veux me chauffer ma femme !
TURELURE — C'est toi qui la laisses aller.
LOUIS — Vous lui avez demandé, n'est-ce pas?
TURELURE — Bon, j'ai été repoussé avec perte.
LOUIS — Laissez-la donc tranquille?
TURELURE — Laisser une chose qu'il me faut? Je ne puis quand je le voudrais.
{Geste de LOUIS).
103
LE PAIN DUR
Louis, mon fils, ne me tue pas ! Cela ne te servirait à rien. Tu n'auras pas ma fortune. Oui, je t'expliquerai ! J'ai des arrangements avec Sichel, elle a tout, j'ai pris une assurance !
LOUIS — Ne me provoquez pas !
TURELURE — J'ai eu tort, j'ai fait le brave. Ce n'est pas ce que je voulais dire ! Je me suis laissé entraîner.
Oui, j'ai eu des torts envers toi, laisse moi un peu de temps, je ferai ce que tu voudras !
Je ne suis pas brave. Tu verras comme on tient à la vie quand on est vieux ! les jours comptent.
Ne me fais pas de mal, Louis 1
LOUIS — Donnez-moi ces dix mille francs.
TURELURE — Je ne peux pas, Louis î Attends un peu! Aie pitié de moi, mon enfant I Cela ne m'est pas possible.
LOUIS — Savez vous une chose, mon père? Savez-vous ce qu'elle m'a dit?
Vous n'êtes pas libre, dites-vous, et je ne le suis pas lion plus, et elle ne l'est pas davantage.
Il lui faut cet argent que vous avez et qui n'est pas à elle.
104
ACTE DEUXIÈME
TURELURE — Tout ce que j'ai, si elle veut, est à elle.
LOUIS — Eh bien, soyez content, elle veut. Oui, si je ne lui rends pas ce dépôt dont elle est saisie.
Elle est prête à se laisser épouser.
TURELURE — Louis, c'est une bonne parole. A cause de cela, je te pardonne tout le reste.
Elle est si jeune et si gentille, c'est un rayon de soleil dans ma vie.
Et que ses bras sont blancs! j'ai vu ses bras à dîner, l'autre jour. Il me faut ces bras-là.
LOUIS — Et cela vous est égal de vous faire épouser par nécessité?
TURELURE — Nécessité engendre la crainte, qui est la moitié de l'amour chez une femme.
LOUIS — Et la moitié de la sagesse chez un vieux turlupin.
TURELURE — Louis, tu as eu tort de me dire qu'elle voulait m'épouser.
105
LE PAIN DUR
LOUIS — Elle veut. Vous avez touché son cœur.
TURELURE — Comment veux-tu que je fasse maintenant?
Je t'aurais encore donné cet argent, brigand, bien que ce soit dur.
LOUIS — C'est plus dur encore de mourir.
TURELURE, avec un gros soupir, — C'est vrai, c'est encore plus dur de mourir.
Mais il n'y a pas moyen de faire autrement.
LOUIS — Soyez sage.
TURELURE— Non!
Tu peux tout demander à un Français
Excepté de faire le chapon et de renoncer à une femme par contrainte.
Cela, c'est impossible ! cela, non ! Je suis Français et tu ne peux pas me demander cela.
Tu peux tuer ton père, si tu le veux.
LOUIS — C'est votre dernier mot? TURELURE — Tue-moi si tu le veux... Non, ne me tue pas, j'ai peuri LOUIS —L'argent.
106
ACTE DEUXIÈME TURELURE — C'est impossible 1 Tu ne crois pas en Dieu, Louis?
L O U I S — Je n'y crois pas.
TURELURE — Je suis perdu, je ne suis entouré que de figures impitoyables!
Voici mon fils, et je me tiens au milieu de ces deux femmes qui me conduisent à la mort avec un sourire funèbre!
LOUIS — Est-ce que vous y croyez ?
TURELURE — J'y crois ! je suis le seul croyant et votre bestialité me fait horreur !
Tu ne comprends pas un homme du vieux temps.
J'y crois de tout mon cœur ! Je suis un bon catholique à la manière de Voltaire !
Non, non, je ne ris pas ! Mon fils, ne me tue pas ! ne me tue pas, mon enfant !
LOUIS, le couchant en joue avec les deux pistolets. — L'argent !
TURELURE, claquant des dents et essayant de tenir bon. — Non. C'est impossible. Ne me tue pasl
LOUIS — L'argent, voleur I
107
LE PAIN DUR TURELURE— Non! LOUIS — Mon argent, voleur! mon argent^ voleur! les dix mille francs, voleur !
(Signe que non). (LOUIS tire à la fois avec les deux pistolets. Les deux coups ratent^ TURELURE reste un moment immobile et les yeux révulsés. Puis la mâchoire s'avale et il s affaisse sur un bras du fauteuil. {LOUIS s approche de lui, ouvre les vêtements, taie le cœur, fouille dans les poches, prend Vargent, remet le corps en position. Lui- même, debout et les bras croiséSy le regarde fixement).
{Entre LUMÎR
SCÈNE IV
LUMIR — Je n'entendais plus* rien. Je suis entré.
LOUIS — Vous écoutiez ù la porte ?
jo8
ACTE DEUXIÈME LUMÎR — Oui.
{Â demi-voix) Tu as tiré?
LOUIS — Oui.
Les deux coups à la fois.
L U M î R — Eh bien ?
LOUIS — Tous les deux ont raté.
LUMÎR — Mais ton père...
LOUIS — ... Est mort. Oui, il est mort tout •de même. II est bien mort. Son misérable cœur s'est arrêté.
LUMIR — Cependant les amorces étaient fraîches, la poudre sèche et je sais charger.
LOUIS — Tu auras oublié de souffler dans la cheminée. Ce sont de vieilles armes.
LUMÎR — Tu lui as pris l'argent?
LOUIS — Je l'ai. {// lui donne l'argent). Voici les dix mille francs. Pas besoin de quittance entre nous.
LUMÎR — Louis, que faut-il que je te dise?
LOUIS — j'ai tué mon père.
LUMÎR — Tu Tas tué. C'est bien. Il n'y avait pas autre chose à faire.
109
LE PAIN DUR
L O U I S . — Il fallait. Je n'étais pas libre.
L U M I R . — Je jure que cet argent était à moi et qu'il n'avait pas le droit de le garder, et que je n'étais pas libre de le lui laisser.
LOUIS. — Il n'y a qu'à ne plus y penser.
L U M I R . — Comme il est jaune ! comme il nous regarde avec ses vieux yeux rouges !
LOUIS. — N'aie pas peur, il ne te fera rien. Le vieux gentleman est tout-à-fait tranquille et jamais il n'a eu l'air si respectable.
L U M î R . — Louis !
LOUIS — Crois-tu que j'aie regret dece que j'ai fait?. C'est fini, cela n'est plus, il n'y a plus, qu'à ne pas y penser.
Je n'étais pas libre.
L U M î R . — Tu as tiré les deux coups à la fois?
LOUIS. — Oui, je n'aime pas les marivau- dages.
Compte ton argent, et moi, j'ai à vérifier quelque chose.
{Elle compte les billets, et lui pen- dant ce temps, dégageant la ba-
MO
ACTE DEUXIEME
guette d'une des armes, la plonge dans le canon du pistolet court et en fait tomber une balle, qu'il élève entre ses doigts). Lumîr, Le premier pistolet aussi était chargé.
(Elle se retourne vers lui et fit).
I II
ACTE TROISIEME
SCÈNE I
La même pièce qu'aux actes précédents. Au lever du rideau ^ SIC HE L et LUMIR, [Costume de femme) sont assi- ses chacune à une table, écrivant sous la dictée de LOUIS qui se promène de ion^r en large. Au milieu, à une autre table lenotaire MORTDEFROID, disparaissant derrière des liasses et des dossiers, LOUIS dicte et parle à la fois à tous les trois.
Deux jours ont passé depuis l'acte II.
LOUIS — Attention, Sichel ! Notre plus belle écriture de chancellerie, ma fille ! et ne gâtez pas cette feuille de papier à tranche dorée, s'il vous plaît, la dernière oui me reste. Nous y sommes? — Je continue :
«... Parmi les épreuves cruelles qui viennent de m'atteindre, je puise un grand réconfort... »
(A LUMIR). Vous y êtes, Lumîr ?
« Keller, Boufarik. »
ii3
LE PAIN DUR
{A SIC H EL). C'est mon copain là-bas, une espèce d'associé.
 LUMIR). « Mon vieux, ci-joint une traite de 2.000 francs sur Dumont, Zographos et 0«, sur la- quelle tu paieras :
A la ligne.
Facture du 30 Juin, ci... >>
{A SICHEL). «... un grand réconfort dans ce témoignage de l'estime et de la confiance que Sa Majesté n'a cessé de montrer... »
{A LUMIR) : ci i.ooofr.
100 journées d'ouvriers à 2 fr. 50, ci 250 fr
Note Laparra 380 fr.
Frais divers Mémoire.
{A SICHEL). «... à mon père ».
(A LUMIR). Faites le total.
LUMIR — Vous avez tort de laisser tant d'argent à Keller. 11 va tout boire.
LOUIS — Eh bien, qu'il boive à ma santé! On ne perd pas son père tous les jours ! — ça va, Monsieur Mortdefroid?
MORTDEFROID— Ce n'est pas facile de s'y retrouver.
114
ACTE TROISIÈME
LOUIS — Pardon de vous avoir fait venir ds si bonne heure, mais je n'aime pas que les choses traînent. Et le corps est levé à dix heures et demie sans faute, on va sonner à l'église dans un mo- ment.
A vos pièces, Sichel !
« Veuillez agréer personnellement, Monsieur le Secrétaire, l'expression de ma haute considération et vous faire l'interprète auprès de sa Majesté... »
{A LUMIR). « Et quant à ce petit Maltais qui nous embête... »
{A SICHEL) — « ... Des sentiments de recon- naissance, de dévouement et de profond respect avec lesquels je suis... » A la ligne, une ligne de blanc.
{A LUMIR). « ... Si tu ne parviens pas à m'en débarrasser avant mon retour... » {A SICHEL). «... De Sa Majesté ». SICHEL — Cela fait deux fois Majesté. LOUIS — Eh bien, ça lui fera plaisir !
(Il envoie iittbxiser aiipjrtrait du Roi Louis-Pbilippe).
LE PAIN DUR
(^ SIC HE L). «... De Sa Majesté. . . » deux lignes de blanc, en lettres plus petites...
{y4 LUMIR). «... Tu es un porc ».
(^ SIC H EL). « ... Le très humble et très obéis- sant serviteur ».
{Â LUMIR). « ... Mon père est mort, j'ai l'ar- gent pour réchéance. Je serai là le 20. » Relisez.
Eh bien, Monsieur Mortdefroid ?
MORTDEFROID — Ce que je vois n'est pas fameux, mais ce n'est vraiment pas facile de s'y reconnaitre.
Le défunt Comte avait la manie des affaires et de la spéculation, auxquelles il ne s'entendait mie.
Défiant comme un vieillard, simple et plein de foi comme un petit enfant,
Tendant de toutes parts des fils où il s'empê- trait. Un vrai militaire !
Et cette crise qui se déclare à la Bourse !
LOUIS, nasillard et bouffonnant. — De sorte que si nous mettons d'un côté cette quittance et dé- charge générale de toutes les obligations, dettes, avals, participations, garanties et engagements quelconques,
116
ACTE TROISIÈME
Que mon père, le jour de sa mort, a reçus du père de Mademoiselle...
S I C H E L — Plus cette somme de 20.000 francs en argent liquide que mon père lui avait versée.
LOUIS — ... Que j'ai trouvée sur lui et dont je me suis permis de m'emparer, en ayant grand besoin.
MO RTDE FROID — ... Si, disons-nous, nous mettons d'un côté cette quittance... C'était une bonne pensée de sa part, pauvre comte ! une espèce de pressentiment de sa fin. Le jour même de sa mort ! Il voulait laisser une situation nette.
LOUIS — Si, d'autre part, nous faisons état de cette reconnaissance forfaitaire de trois cent mille francs à payer en deux termes de six mois, que mon dit père, le même jour, a signée en faveur du dit père de Mademoiselle... .
MORTDEFROID — Je crois que les deux se balancent. Trois cent mille francs, c'est toutes les forces de votre actif. C'est une situation nette.
LOUIS — Pour net, c'est net. Fort bien, je m'y attendais.
117
LE PAIN DUR {y1 SICHEL). Je vous félicite, Mademoiselle, Donnez-moi tout cela que je signe.
(// signe les lettres de SICHEL et celles de LUMÎR).
MORTDEFROID. — On peut tout plaider, naturellement. Il y a certaines choses suspectes : comptes fictifs, papiers antidatés, ce n'est pas diffi- cile de donner du corps à un dossier. Les contre- lettres aussi. — Mais allez faire la preuve.
LOUIS. — Pas de preuve, Monsieur Mortde- froid ! Je vous charge de tout vendre et de tout liquider.
{A SICHEL). Nous ferons honneur à notre si- gnature. —
C'est une bonne affaire pour votre étude.
MORTDEFROID.— Puis-je encore vous être utile en quelque chose ?
LOUIS. — Nous recauserons après l'enterre- ment, si vous le voulez bien.
MORTDEFROID.— Serviteur, Monsieur le Comte !
. (// sort).
ri8
ACTE TROISIEME LOUIS, i SICHEL — C'est une belle dot.
Mademoiselle, que mon père vous laisse. SICHEL — Vous avez reçu votre part. LOUIS — Ma part, rien de plus juste. Ces
20.000 francs providentiels et toute l'Afrique pour
moi I
SICHEL — Et votre fiancée.
LOUIS — Et ma fiancée par-dessus le mar- ché. C'est vrai, tonnerre ! Je n'y pensais pas. II y a de beaux jours pour nous.
Et maintenant, aux affaires sérieuses ! Est-ce que votre père est réveillé ?
SICHEL — Je ne sais. Je crois qu'il a passé une mauvaise nuit.
LOUIS — Pas réveillé?
Il faut qu'il se réveille. Tout le monde sur le pont! J'ai besoin de lui dans une heure. Et portez- lui ces lettres de faire-part. Dites-lui qu'il s'amuse à écrire les adresses en attendant. Voici la liste. Compris ?
(// lui donne les papiers). (Elle sort)-
119
LE PAIN DUR SCÈNE II
L U M I R , posant sa plume. — H y a des choses que je ne comprends pas.
LOUIS — Ilya des choses que tu ne com- prends pas? Qu'est-ce que tu ne comprends pas, mon petit ange ?
L U M î R — Ton père avait peur de toi Com- ment a-t-il accepté ce tête à tête ?
LOUIS — Il n'a pu faire autrement. Il n'a pas pu résister. C'était intéressant de s'expliquer à fond avec moi et de me voir vaincu et suppliant.
En outre, il me méprisait.
C'était intéressant de me braver en face avec cet argent dans sa poche qui lui chauffait le cœur.
L U M î R — Et comment a-t-il pu signer cette obligation de trois cent mille francs?
LOUIS— Bah 1 Qu'avait-il à craindre d'Ali ? Tous deux se tenaient par trop de liens et de com- munications. C'était une assurance à rebours. Il tenait à ce que nous l'aimassions pour lui-même. Rien que ces bons petits vingt mille francs dont il n'a pas eu le courage de se séparer.
L U M I R — C'est une trouvaille de Sichel.
I20
ACTE TROISIÈME
LOUIS— Elle lui fait honneur.
LUMÎR — Il pensait que s'il lui laissait toute sa fortune,..,
LOUIS — D'une part cela m'ôterait tout intérêt à sa mort à lui....
LUMÎR — Et d'autre part, quand il vien- drait à mourir,...
LOUIS — Cela m'encouragerait à l'épouser. Oui, c'est bien son genre de plaisanteries.
LUMÎR — Mais tu ne l'aimes pas, Louis, -dis-moi ?
LOUIS — Si fait, contessina, elle seule.
(// Vembrasse).
Que votre joue est fraîche et vos mains sont glacées.
(// feint de vouloir V embrasser de nouveau. Léger mouvement de répulsion^.
Je vous dégoûte, Lumîr?
LUMÎR — J'ai cru voir la figure cruelle et dévorante de votre père, le meunier naïf et mé- chant.
121
LE PAIN DUR
Non, vous êtes redevenu le même, — le même qu'avant.
LOUIS — Lumîr, je vous demande de ne plus me parler du vieux Monsieur.
C'est vrai, je l'ai tué, j'ai tué mon père, autant que la chose dépendait de moi. Le cœur y était.
Et pour ces souvenirs pénibles, cette action toutes les nuits lentement qui se prépare et qu'on recommence en rêve,
Je sais que c'est une question de fermeté, de pa- tience et de temps.
LUMÎR — Quelles sont tes intentions?
LOUIS ~ Repartir pour l'Algérie, le plus tôt possible, une fois la liquidation mise en train par quoi tout est remis entre les mains du couple.
LUMÎR —Sans regret?
LOUIS — Des regrets ? Qu'ils gardent tous ces biens ! C'est un soulagement pour moi. 'LUMÎR — Ainsi, rien ne s'est passé?
LOUIS — Rien ne s'est passé. - LUMÎR — Tu retournes en Algérie avec moi?
113
ACTE TROISIÈME LOUIS — Avec toi, si tu le veux.
(Elle rit, la tête baissée et fait signe que non). Non ? Tu ne peux pas revenir avec moi ? LUMÎR — Non.
LOUIS — C'est en Pologne que tu veux aller ?
LUMIR à voix basse, eomme se parlant à elle-même. — Oui... en Pologne... partir...
LOUIS — N'est-ce pas, de toutes manières, tu nas jamais eu l'intention de revenir avec moi?
{Elle secoue la tète.) Qiii t'appelle dans cette Pologne ? LUMIR, comme si elle avait l'esprit ailleurs. — Un parent qui est malade m'appelle. LOUIS — Pourquoi essayes-tu de mentir ? LUMIR — Pourquoi me poses-tu des ques- tions ?
{Silence\ LOUIS — Lumîr, qu'est-ce qu'il y a ? LUMÎR — Que ce lieu est horrible et cette pluie depuis huit jours qui n'en finit pas !
123
LE PAIN DUR Cette grande maison ravagée, dépossédée de ses maîtres, morte...
Ce mur nu, ce Christ déposé, attendant que quelqu'un l'enlève, et tout cela pendant si long- temps qui fut toute la joie et toute l'espérance de l'humanité,
Maintenant descendu et déposé contre le mur. On l'a oublié là.
Et à la place de Jésus-Christ cette idole hideuse et luisante, ce vieillard colorié qui n'est que joues et toupet !
Que je suis seule ici ! Grand Dieu, que je suis seule ici et que je m'y sens étrangère !
Tout, autour de moi, m'est hostile et je n'y ai aucune place. Les choses mêmes autour de moi, on dirait qu'elles ne me voient pas et que je n'y suis pas.
LOUIS — Viens avec moi. Rentre avec moi dans la vie et dans la réalité.
L U M 1 R — La réalité est absente. La vraie vie est absente. Moi, du moins, je suis éveillée pour ce court moment.
124
ACTE TROISIÈME LOUIS — La vraie vie est présente avec
toutes ces choses que nous avons à y faire et qui
attendent de nous l'existence.
Le passé est mort, la vie s'ouvre et le chemin
devant nous est déblayé.
L U M I R — Je n'ai point de goût à cette terre étrangère.
LOUIS — La chose qu'on a faite n'est pas une étrangère pour nous.
LUMIR — Je n'ai rien fait autrement que par loyauté,
A mon frère, à mon père. Tous deux sont morts et j'ai récupéré cet argent.
Maintenant, je suis libre et déliée et toute seule dans ce vaste univers !
Unique et absolument seule.
LOUIS, amer. — Il y a la patrie là-bas.
LUMIR — Sans père, sans patrie, sans Dieu, sans lien, sans bien, sans avenir, sans amour !
Rien autour de moi que la pluie sempiternelle, ou ce soleil blanc plus effrayant que la mort.
Qui ne me montre rien autour de moi que des
125
LE PAIN DUR figures aussi vaines que le sable, un peuple d'om- bres nulles.
Le torrent qui passe et personne absolument de qui je sois connue,
Rien que la rumeur éternelle de ces bouches sans aucun sens qui parlent en une langiie étran- gère.
LOUIS — Lumîr, je t'ai aimée autrefois et je sais que tu le savais.
LUMIR {petit sourire). — Autrefois?
LOUIS — Je t'aime encore.
LUMIR — Non, tu ne m'aimes plus et je suis déjà partie.
Tu n'as pas trop de toute ton âme pour penser à ce que tu fis avant-hier.
LOUIS — Pour cette Lumîr.
LUMIR {elle étend la main pour le toucher). — C'est vrai. Ah, pauvre ami, ah, frère, que j'ai de peine pour toi !
LOUIS — Et c'est parce que tu m'aimais que tu m'as dressé cette embûche?
LUMÎR — Tu parles de ce petit mensonge 126
ACTE TROISIÈME que j'ai fait, et de ce premier pistolet qui, effective- ment, était chargé à balle ?
LOUIS — Tu voulais la mort certaine pour mon père et pour moi le crime et l'échafaud.
L U M I R — Je suis plus jeune que toi et tout cela est ma propre part bientôt.
LOUIS — Tu voulais me faire mourir?
L U M I R — Fallait-il que je te laisse à cette temme ?
LOUIS — Je ne veux pas épouser Sichel.
L U M 1 R — C'est ce qu'elle veut qui est la chose importante.
Et tu vois qu'elle a tout l'argent.
LOUIS — Que m'importe Targent?
LUMIR — Beaucoup. Nous avons vécu trop durement, toi et moi, pour ne pas savoir ce que vaut l'argent.
LOUIS — Je t'ai rendu le tien.
LUMIR — Oui, tu es quitte avec moi. Nous sommes quittes tous les deux.
LOUIS — Tu m'as fait commettre ce crime et maintenant, tu m'abandonnes.
127
LE PAIN DUR
LUMIR — Non pas, tu n'as qu'à venir avec mol où je vais.
LOUIS — Tu sais bien que je ne puis pas,, toutes ces choses que j'ai commencées m'atta- chent.
LUMIR, doucement. — Est-ce que c'est triste que je parte?
LOUIS — Non, ce n'est pas triste.
LUMIR — Bien vrai, ce n'est pas triste? Ah,, n'essaye pas de feindre ! Je vois ce regard enfantin dans tes yeux, qui me fait tant de plaisir, et ce trouble qui me rend confuse, et ce petit sourire malheureux !
LOUIS — De cela aussi, je viendrai à bout.
L U M î R — Louis, est-ce que tu tiens telle- ment à vivre sans moi ?
LOUIS — Ne me mets pas en colère ! Ne me regarde pas ainsi de cet air de compassion et de mépris ! J'aime mieux ton indifférence.
A
LUMIR — Non, je ne reviendrai pas avec toi.
LOUIS — N'est-ce pas un malheur de s'en-
128
ACTE TROISIÈME tendre parler ainsi par un bout de femme qu'on tordrait entre ses deux mains?
Tu sais bien que je suis le plus fort. Alors, pourquoi est-ce que tu ne veux pas faire ce que je veux ? Ce n'est pas juste.
LUMIR — Non, je ne reviendrai pas avec toi.
LOUIS — Lumîr, il y a tant de choses devant nous !
LUMIR — Non, il n'y a pas tant de choses devant nous.
LOUIS, doucement. — Reste, je ne puis me passer de toi.
LUMIR, passionnément. — C'est vrai que tu ne peux te passer de moi ?
Dis-le encore ! C'est vrai que tu ne peux te passer de moi? Pour de bon? ah, ce n'était pas long à dire!
C'est une chose courte mais elle tient tout le bonheur que je pouvais avoir. Un bonheur court.
LOUIS — Il sera long si tu veux.
LUMIR — Je ne suis pas très belle. Si j'étais très belle, peut-être cela vaudrait la peine de vivre.
129
LE PAIN DUR
Je ne sais pas m'habiller. Je n'ai aucun des arts de la femme.
J'ai toujours vécu comme un garçon. Rien que des hommes autour de moi.
Regarde comme tout tient sur moi C'est foutu on ne sait comment.
LOUIS — C'est bien ainsi.
L U M I R — Cependant, je ne suis tout d& même pas si mal. J'aurais voulu une fois que tu me voies avec une belle toilette. Une toilette toute rouge.
LOUIS — Je t'aime comme tu es, moj Roikii!
LUMIR — Bon, il y a mille femmes comme moi, ce n'est pas la peine de vivre.
LOUIS — Il n'y en a qu'une seule pour moi.
LUMÎR — C'est vrai qu'il n'y en a qu'une seule pour toi ? Ah, je sais que c'est vrai ! Ah, dis ce que tu veux ! Il y a tout de même en toi main- tenant quelque chose qui me comprend et qui est mon frère !
130
ACTE TROISIEME
Une rupture, une lassitude, un vide qui ne
peut plus être comblé.
Tu n'es plus le même qu'aucun autre. Tu es seul.
A jamais tu ne peux plus cesser d'avoir fait ce
que tu as fait, [ci ou cernent) parricide !
Nous sommes seuls tous les deux dans cet horrible désert.
Deux âmes humaines dans le néant qui sont capables de se donner l'une à l'autre.
Et en une seule seconde, pareille à la détona- tion de tout le temps qui s'anéantit, de remplacer toutes choses l'un par l'autre 1
N'est-ce pas qu'il est bon d'être sans aucune perspective ? Ah, si la vie était longue.
Cela vaudrait la peine d'être heureux. Mais elle est courte et il y a moyen de la rendre plus courte encore.
Si courte que l'éternité y tienne !
LOUIS — Je n'ai que faire de l'éternité.
L U M I R — Si courte que l'éternité y tienne 1 Si courte que ce monde y tienne dont nous ne voulons pas et ce bonheur dont les gens font tant d'affaires !
13»
LE PAIN DUR
Si petite, si serrée, si stricte, si raccourcie, que Tien autre ciiose que nous deux n'y tienne !
Va, qu'est-ce que cette Mitidja et cette moisson qui s'en va toute en poussière ne laissant qu'un peu d'or entre les doigts et toutes ces choses à qui nous n'avons pas de proportion ?
Viens avec moi et tu seras ma force et ma soli- dité.
Et moi, je serai la Patrie entre tes bras, la Dou- ceur jadis quittée, la terre de Ur, 1 antique Consola- tion !
il n'y a que toi avec moi au monde, il n'y a que ce moment seul enfin où nous nous serons aperçus face à face !
Accessibles à la fin jusqu'à ce mystère que nous renfermons.
Il y a moyen de se sortir l'âme du corps comme une épée, loyal, plein d'honneur, il y a moyen de rompre la paroi.
II y a moyen de faire un serment et de se donner tout entier à cet autre qui seul existe.
Malgré l'horrible nuit et la pluie, malgré cela qui est autour de nous le néant,
ACTE TROISIEME
Comme des braves I
De se donner soi-même et de croire à l'autre tout entier !
De se donner et de croire en un seul éclair ! — Chacun de nous à l'autre et à cela seul !
LOUIS — Que veux-tu de moi?
LUMIR — Je veux que tu m'accompagnes où je vais.
LOUIS — En Pologne?
LUMIR — En Pologne et plus loin que la Pologne. La patrie de tristesse, Ur de Chaldée, la source des larmes dans le cœur de celle que tu aimes. Dans ce pays avec moi qui est plus près que la Pologne.
LOUIS — Non, Lumîr.
(Silence).
LUMIR — C'est bien. Épouse la maîtresse de ton père.
LOUIS — Tu y tiens?
LUMÎR — Ne lui as-tu pas fait tort? Ne l'as-tu pas privée de ce Turelure auquel elle avait droit ?
Toi aussi, tu es un Turelure.
LE PAIN DUR
Va, je te connais à fond. Tu es un Turelure. Tu es un vrai Français.
Est-ce qu'un Français peut se passer de femme?
LOUIS — Je puis me passer de toi.
LUMIR — Elle t'aime. Tu serres les dents?
LOUIS — Ce n'est pas une chose agréable à entendre dire.
LUMIR — Elle t'aime. J'ai vu comme elle te regarde aussi tendre et vibrante sous ton œil qu'une corde à violon. Elle te collera au corps avec ses yeux noirs ! Elle t'entrera dans le corps comme de la ficelle, le lierre dans du bois de chêne.
LOUIS — C'est bien. C'est tout de même moi qui suis le plus fort.
L U M î R — Vis heureux.
LOUIS — Heureux ou non.
•L U M î R — Adieu donc, frère î
LOUIS — Ah, ne souris pas ainsi, avec ce sourire qui dégoûte d'être vivant !
LUMIR — Vis. Je ne veux pas de toi.
LOUIS — Penses-tu sauver la Pologne ?
LUMIR — C'est la moquerie que vous me
ACTE TROISIÈME faites tous, Ali, Sichel, ton père, tous les Juifs autour de nous.
LOUIS — Tu ne peux pas susciter ton pays à toi toute seule.
LUMÎR — Non.
{Elle regarde le crucifix).
LOUIS — Si Dieu existait, il sauverait la Pologne.
LUMIR — Ce n'est pas de la sauver qu'il s'agit.
LOUIS — De quoi s'agit-il donc ?
LUMIR — De quitter Turelure et les siens.
LOUIS — N'est-ce pas 1 II faut donner tort à Dieu une fois de plus ? 11 faut ajouter une injus- tice de plus au compte de la Pologne !
{Silence).
11 faut interrompre la prescription ? 11 faut donner de l'occupation une fois de plus à ses bourreaux ?
{Silence).
Les bourreaux de la Pologne, tu ne dis rien ?
LUMIR — Ce sont les Français qui emploient de pareils mots.
135
LE PAIN DUR LOUIS — Pourquoi donc t'en vas-tu là-bas ?
L U M I R — Je vais vers ma patrie terrestre puisqu'il n'y en a point d'autres. Là où je ne sois plus une étrangère.
Avec ceux-là qui sont d'une même race que moi. mes frères, dans une nuit profonde.
Avec ceux-là qui sont dépouillés de ce qui était inutile et de tout excepté de l'amour que l'on peut se donner l'un à l'autre, mon peuple dans les ténèbres !
Cet amour dont tu n'as pas voulu, cette chose essentielle que je n'ai pu donner, mon âme.
Voici que je la leur apporte, comme un prison- nier lié par tous les membres, qui cherche son frère dans la nuit avec la bouche, une figure humaine dans la nuit pour lui donner ce pain à manger qu'il tient entre les dents !
Si je vis, je ne puis être à tous.
Mais si je meurs, je suis toute à tous et tous sont un en moi.
LOUIS — Ceux qui t'appellent sont fous. LUMIR — C'est vrai, je les trouve fous aussi, pauvres frères, mais cela ne fait rien.
ACTE TROISIEME LOUIS — Et même si je t'avais épousée, tu pars et me préfères ces gens que tu ne connais pas?
LUMÎR — Oui.
L O U 1 S "— Je fais donc bien de te laisser aller.
LUMÎR — Non, frère. Même si ta vie est longue.
Tu ne trouveras plus une pareille occasion de la donner pour celle qui se donnait à toi.
LOUIS — La consigne est de vivre.
LUMIR — La mienne est de mourir.
Bassement, ignoblement, entre deux employés mécontents de s'être levés de si bonne heure.
Une lanterne, une nuit de pluie comme il y en a là-bas avant l'hiver, la pluie qui tombe à torrents, sans aucun espoir.
C'est une jeune fille qu'on va pendre à une barre de fer entre les deux murs d'une prison. Adieu I
LOUIS — Sans aucun espoir.
LUMIR — Oui, adieu sans aucun espoir, dans le ciel et sur la terre !
(Elle sort)
U7
LE PAIN DUR SCÈNE III
{Entre SICHEL)
SICHEL — Voici les papiers que je vous
rapporte. Mon père sera ici dans un moment.
LOUIS — Je vous rends grâces.
SICHEL — Louis ;
Je suis sûre que vous m'en voulez. Vous pen- sez que j'ai capté votre héritage.
LOUIS — Gardez-le. Bon débarras. J'ai ce pays en horreur.
SICHEL — Louis, je vous jure que je ne vous ai pas fait tort, autant que vous le croyez.
Ces trois cent mille francs, c'est bien ce que votre père nous doit, exactement.
Y compris ces 20.000 francs que vous avez reçus vous-même.
Mettons 30 ou 40.000 francs en plus ou moins, la valeur de ce bien de Coûfontaine.
C'est votre père qui a voulu mettre un chiffre rond.
Est-ce trop pour ces années d'esclavage ?
Je ne dis que la vérité.
LOUIS — Je ne vous en veux point du tout.
o^f^ ,:^^.ACTE TROISIÈME
• "^^tt?" ~ ^^^' ^^'^^ "^ m en voulez pas, c'est bien à vous.
Mon avenir est détruit, mon protecteur est mort et je suis deshonorée.
De cela aussi vous ne me voulez pas du tout.
LOUIS — Ce n'est pas moi qui ai tué mon père.
{Silence\
SICHEL — Ce n'est pas vous qui avez tué votre père. Non.
II n'y avait pas besoin d'y mettre la main. Je suppose que la peur a suffi.
Que regardez-vous dans la cour? Vous pourriez me regarder quand je vous parle.
LOUIS — Je guette quelqu'un qui part.
SICHEL — Qui cela?
LOUIS — La Comtesse Lumîr.
SICHEL — Lumîr part?
LOUIS — Elle part, je pense et pour ne pas revenir.
SICHEL — Louis, ça me fait de la peine. LOUIS — Merci bien.
U9
LE PAIN DUR
S I C H E L — Moi, je serais restée.
LOUIS — C'est sûr.
S I C H E L — Louis, ce qui se passe dans la cour est intéressant.
Mais il y a ce papier aussi que j'ai dans la main^ qui mérite qu'on me regarde.
LOUIS — Qu'est-ce que c'est ?
{Elle lui donne le papier).
Je vois, la reconnaissance signée par mon père. Je l'ai déjà vue.
(// fait le geste de la lui rendre).
S I C H E L, évitant de la reprendre. — Je vous .jure qu'il n'y a pas d'autres exemplaires.
LOUIS — Reprenez-la.
SIC H E L — J'ai eu bien de la peine à l'obte- nir de mon père.
LOUIS — Reprenez-la.
(// l'envoie en l'air d'une chiquenaude).
S I C H E L , la rattrapant au vol. — Tout le monde m'accusera de vous avoir dépouillé.
LOUIS — Dormant et Coûfontaine, il y a de quoi vous consoler.
S IC H E L — Eh quoi I m'accusez-vous aussi ?
140
ACTE TROISIÈME LOUIS — Je vous enverrai des dattes au premier de Tan.
S I G H E L — Je suis une Juive, n'est-ce pas ? Je ne tiens qu'à l'argent ? Eh bien, regardez ce que je fais de celui-ci.
{Elle déchire le papier. — Silence. — Tous deux se regardent). Voilà. Je vous ai tout rendu. Votre argent et le nôtre. Telle est notre cupidité. LOUIS — Sichel, ce que vous venez de faire n'est pas bête du tout.
SICHEL — N'est-ce pas ? Je vole mon père, je le dépouille et me place à votre merci. Quelle astuce de ma part!
LOUIS — Qiiel dommage que le mien soit mort !
{Bruit de roues dans la cour.
LOUIS va à la fenêtre et reste
longuement appuyé à la vitre).
SICHEL — Ce regret m'étonne.
LOUIS — Oui. Je n'ai plus personne pour
faire auprès de votre famille les démarches d'usage.
SICHEL — Quelles démarches ?
i4r
LE PAIN DUR
LOUIS — C'est une situation embarrassante pour des jeunes gens bien élevés.
SI C H E L — Qiielle situation ?
LOUI5 — Croyez-vous donc que j'accepte ainsi votre générosité ? Croyez-vous que j'accepte ainsi votre argent ? Il est à vous, vous l'avez bien gagné, c'est la volonté de mon père.
Et j'ai quelque responsabilité, je le crains ;
Dans l'événement qui vous prive de votre pro- tecteur.
Oui, j'ai eu des torts envers le défunt. Je dois prendre égard de ses volontés.
Me voici prêt à tout réparer en homme d'hon- neur.
S I C H E L — Où voulez-vous en venir ?
LOUIS — Mademoiselle Habenichts, j'ai l'honneur de vous demander votre main.
SICHEL — Louis, si vous vous moquez ....Capitaine, veux-je dire... Monsieur le Comte, Monsieur le Capitaine....
{Elle balbutie.)
LOUIS — Vous me ferez payer cette moque- rie ? N'est-ce pas ? C'est ce que vous voulez dire ?
142
ACTE TROISIÈME
S I C H E L — Non, je ne vous menace pas.
LOUIS — Et moi, je ne me moque pas.
S I C H E L — Louis, si vous m'épousez, quel scandale !
LOUIS — Je n'ai pas peur. C'est cela même qui est drôle.
SICHEL — Votre père...
LOUIS — Je comble ses plus chers désirs. Quel lien entre nous ajouté à celui du sang. L'hé- ritage complet 1 II n'y manque quoi que ce soit. C'est le même homme qui continue.
SICHEL — Tout de bon, vous me demandez de m'épouser ?
LOUIS — Oui, c'est une idée que j'ai comme ça.
SICHEL — Et si je refusais ?
LOUIS — Vous ne refuserez pas. Il le faut. Mekbioub. C'est préparé d'avance. Nous sommes faits l'un pour l'autre. C'est écrit comme sur du papier timbré.
SICHEL — Croyez-vous que c'est pour en venir là que j'ai déchiré ce papier ?
LOUIS — Oui, je le crois tout à fait.
H}
LE PAIN DUR
S 1 C H E L — Et quand cela serait encore ?
LOUIS — Cela prouve que vous me con- naissez.
S I C H E L — Cela prouve que je vous aime.
LOUIS — Cela prouve que vous me désirez, moi, mon nom, mon avenir et ma fortune.
S I C H E L — Tout ensemble ! Pourquoi haïrais-je rien de ce qui est à vous ? Oui, c'est tout cela ensemble que je veux ! C'est tout cela qui est pour moi et dont je sais l'usage.
Qii'en aurait-elle fait, cette Polonaise absurde ? Ce petit morceau de glace ardente? Regarde comme elle vient de te lâcher.
Je sais, Je suis une juive, j'ai tout machiné pour te prendre. N'est-ce pas ? Pauvre innocent, j'ai tout préparé de bien loin contre toi.
Et quand cela serait encore ?
Ai-je tant d'amis ? Tant de ressources ? Tant d'armes sur quoi compter? Ah, je n'ai que moi- même toute seule et je suis Juive.
Et cette pierre écrasante sur nous h remonter, cette malédiction sur nous comme une mâchoire à desserrer !
144
ACTE TROISIÈME
Voici tant de siècles que nous sommes séparés de l'humanité ! Tant de siècles chez nous que l'on est mis à part comme de l'or dans la bourse d'un avare ? La porte s'ouvre tant pis pour ceux quf nous ont lâchés ! Tant pis pour toi, mon beau capitaine ! Je t'aime et tu verras que je suis la fille de la Faim et de la Soif ! Tu es beau !
Nous ne sommes pas blasés, nous autres !
La porte s'est ouverte enfin 1 Ah, je renie ma race et mon sang ! J'exècre le passé ! Je marche dessus, je danse dessus, je crache dessus 1
Ton peuple sera mon peuple et ton dieu sera mon dieu.
Je serai à toi, mon beau capitaine, et tu verras si je ne puis te servir à rien.
LOUIS — Juive, tiens-toi, et ne me lèche pas ainsi les mains passionnément comme ces affreux petits chiens fiévreux et affectueux.
Je t'épouse parce que je ne puis faire autrement et tu ne me fais pas peur.
Tu tires sur moi avec une lettre de change de mon père.
C'est bien, j'honore la signature, il le faut.
145
10
LE PAIN DUR
J'accepte l'héritage et je n'en repousse aucune part, et c'est moi qui ris le dernier.
S 1 C H E L — Tu m'insultes, c'est bon !
L O U 1 S — Il faut que tout soit clair entre nous.
SICHEL — Insulte, foule -moi sous tes pieds, je n'attends pas de toi autre chose.
Il y a longtemps qu'Israël est humilié comme une chose qu'on abhorre et dont on ne peut se passer !
Tu m'insultes ! Mais il y a longtemps qu'Israël boit l'humiliation comme de l'eau !
Ai-je dit comme de l'eau ? Non, pas comme de l'eau, mais comme du vin fort et qui coûte cher, qui chauffe et qui vous monte à la tête !
Tu m'insultes ! mais tout de même je suis ta
femme et j'aurai de toi un enfant qui sera de mon sang et de ma race.
LOUIS — Regarde-moi dans les yeux.
SICHEL — Voilà, je te regarde.
LOUIS — Tu ne me regardes pas, tu souris.
SICHEL — Maintenant je te regarde.
LOUIS — Tu ne me regardes pas, tu rougis,
146
ACTE TROISIÈME «t tes yeux sont déjà ailleurs ! Ah, c'est moi tout de même qui suis le maître !
S 1 C H E L — Crois-tu que je n'aie pas vu ce qu'il y a dans les tiens.
11 est arrivé quelque chose depuis l'autre jour ^t tes yeux ne sont plus les mêmes.
LOUIS — 11 n'est rien arrivé.
S 1 C H E L , bas et passant la langue sur ses lèvres. — N'est-ce pas? tu as tué ton père ?
LOUIS — Je n'ai pas tué mon père.
SICHEL — Je ne te demande rien. Je n'ai besoin de rien savoir. Mais ces yeux ne sont point ceux d'un homme qui a l'esprit en paix.
LOUIS — 11 n'y a pas besoin ni d'esprit ni de paix.
SICHEL — Ah, si tu ne souffres pas la paix, tu n'en trouveras pas mieux que moi pour t'en guérir I
Non, il n'y a pas besoin de paix ! Ce serait trop commode pour ces cadavres qui nous entourent et qui ne nous empêcheront pas éternellement de vivre !
147
LE PAIN DUR
Si tu n'as pas pu supporter ton père, nous ne supporterons pas davantage tous ces simulacres.
Si tu connais ton Afrique, je connais la société, comme la carte qu'on étudie d'un pays qui sera à nous, avec ses chemins et ses rivières, toutes les cotes chiffrées !
C'est nous qui sommes faits pour nous imposer et pour faire aux autres la loi.
Il y a quelque chose de rompu entre les hom- mes et nous, tant pis pour eux, c'est à nous d'en profiter.
LOUIS — Il me reste Sichel Habenichts.
S I C H E L — Il te reste Sichel Habenichts et il me reste ce parricide.
Va, ton secret n'est pas si profond que je ne sois dedans et que tu m'y trouves avec toi.
Il y a le sang d'un père sur toi, et sur moi, il y a le sang, — le sang d'un autre.
ÏI y a assez de malheur et de péché en nous pour suffire à faire de l'amour ! Ah, je t'apprendrai à me connaître et tu ne me haïras pas !
Mon beau capitaine ! Ah, que tu es sain encore
148
ACTE TROISIÈME à côté de moi ! que tu es grand ! que tu es fort et que je t'aime !
Attends que je t'apprenne Paris !
LOUIS — Je ne vais pas à Paris.
S I C H E L — Tu ne penses pas rester en ce trou ?
LOUIS — Si fait.
SI C H E L — Que feras-tu de moi ici ?
LOUIS — Ce que je pourrai, et il faudra marcher droit.
S I C H E L — Eh bien, nous nous présenterons aux élections.
LOUIS — J'ai besoin de voir ton père.
S I C H E L — Je t ai dit qu'il venait.
LOUIS — Qiie dira-t-il de cette manière dont tu as servi ses intérêts ?
S I C H E L — Nous savons mettre nos parents à la raison.
LOUIS — J'ai vu cette affaire de l'achat de Dormant dans les papiers de mon père. Ce n'est encore qu'un projet ?
S I C H E L — Oui, quoiqu'il ait reçu une avance de 20.000 francs.
149
LE PAIN DUR
Cette somme que tu as trouvée sur lui.
LOUIS — Le prix me semble bien bas.
S I C H E L — II ne s'agit que d'une bicoque et de quelques terres maigres.
LOUIS — Fameusement bien placées.
S ! C H E L — Écoute. Vends-lui Dormant. Il y tient.
LOUIS — Il faut qu'il y mette le prix.
S IC H E L — Je vais t'expliquer. C'est un bon tour de ton père. Ah, il avait des idées.
LOUIS — II n'aura pas Dormant à moins de cent mille francs. C'est le bien de mes ancêtres.
SICHEL — Il les paiera. Mais je vais t'ex- pliquer.
Ce n'est pas à Dormant que sera l'embranché- ment de Rheims avec les ateliers et les dépôts de locomotives. C'est à Châlons.
Ton père venait d'arracher cela au Ministre des Travaux Publics. C'est un grand secret encore.
LOUIS — Je vois.
SICHEL — Et il avait acheté lui-même quel- ques terrains là-bas avec l'aide de mon oncle d'Epernay, le marchand de vins de Champagne,
150
ACTE TROISIÈME frère de mon père. C'est moi qui ai les papiers.
L OU I S — Habenichts ? il n'y a pas de Habe- nichts à Epernay.
S I C H E L — Il ne s'appelle pas Habenichts. Il s'appelle Dumesloir. Roger Dumesloir. C'est ua beau nom.
SCÈNE IV {Entre Âli HABENICHTS)^ ALI HABENICHTS. — Monsieur le Comte, j'ai bien l'honneur de vous saluer.
SICHEL — Ah, père, que je suis heureuse I
{Elle l embrasse). AL! HABENICHTS— aue s'est-il passé? LOUIS — C'est de mon père que vous por- tez le deuil ?
ALI — J'ai cru honnête de mettre ce que j'avais de plus noir.
LOUIS — Ne regrettez rien. SICHEL — Père!
{Elle l'embrasse) ALI — Mon enfant.
LOUIS — Mademoiselle et moi, toutes cho- ses examinées,
»5i
LE PAIN DUR
Avons arrangé les termes entre nous d'une liquidation, ou dirai-je d'une consolidation ?
En d'autres termes, elle me fait abandon de votre créance et je l'épouse.
ALI — Qu'entends-je ?
SICHEL — Mon père!
{Elle Vemhrassc).
LOUIS — Monsieur Habenichts, j'ai l'hon- neur de vous demander la main de votre fille, s'il vous plaît.
ALI — Monsieur le Comte, vous pensez sans doute que vous me faites un grand honneur ?
LOUIS — Le plaisir est pour moi.
ALI — Mon père était un rabbin célèbre. Also ! S'il avait su que sa petite-fille épouserait un gentil et que ce sang se mélange au nôtre^
Croyez-vous qu'il aurait pris cela pour un hon- neur ? Qii'en dis-tu, Sichel ?
SICHEL — Mon père, nos liens sont rompus.
ALI — Il est vrai, toutes les bornes sontôtées I
SICHEL — Le monde commence.
LOUIS — Jetons-nous dans les bras les uns des autres.
152
ACTE TROISIÈME ALI — Vous êtes mon fils. Votre père était
mon ami.
L'alliance que j'avais avec votre famille, la voici
resserrée par un lien plus doux. Nous ne faisons
plus qu'un.
LOUIS — Bien dit, Monsieur mon père. Ah, que je suis pressé de donner le jour à un beau petit Habenichts !
Le sang des Coûfontaine qui s'est déjà appuyé un Turelure; voilà tout Israël qui débouche dedans. Le nom couvre tout.
S I C H E L — Va, je n'en serai pas indigne. Tu verras, je suis intelligente. On peut tout faire de moi.
Et je prendrai la religion que tu voudras.
LOUIS — Catholique.
Tout le monde dit que je suis catholique.
SICHEL — Précisément, c'est la religion que je préfère, elle est si pittoresque I
ALI — Écoutez-la 1 Elle dit « religion » et « catholique » comme on dit une salle à manger Renaissance.
153
LE PAIN DUR
Ça lui est bien égal ! Gatt^ wurst ! C'est tou saucisse pour elle !
LOUIS — Nous sommes d'accord ?
ALI — Je ratifie tout ce que ma fille a consentit ce matin. C'est cher ! Tant pis ! Ce sera sa dot.
SICHEL — Père !
ALI— Oui, je sais ce que tu veux me dire, mon enfant.
SICHEL — J'ai parlé à Louis.
ALI — Allons ! Après ce que j'ai fait pour vous, je suis sûr que vous ne voudrez pas me contrarier. Ce n'est pas que je tienne tellement à Dormant, mais j'ai des options sur d'autres terrains à côté, cela me ferait perdre la face.
Et votre père m'avait donné sa parole. 11 n'y a plus que la signature qui manque. Vous ne voudrez pas lui faire cette injure.
LOUIS — Je n'ai pas consenti encore.
ALI — En cas de revente avec une majora- tion au-dessus de 40 pour cent, vos droits à une ristourne sont prévus.
LOUIS — Dormant est le berceau de ma famille.
'54
ACTE TROISIÈME ALI — Si l'on forme une société, vous avez
vingt parts de fondateur.
SI C H E L — Tu le sais bien, je t'ai fait tout
lire. Fais cela pour mon père. Signe, mon chéri,
pour me faire plaisir!
LOUIS — Allons, je consens, où est le papier? ALI — Le voici ?
(// fouille fébrilement dans sa serviette). LOUIS — Prenez votre temps. Quel âge avez-vous, père Ali ? ALI — Soixante-dix ans, Monsieur le comte.
LOUIS — Et toujours autant de gaieté et d'alacrité aux affaires ?
ALI — Toujours, Monsieur Ie| Comte, tou- jours ! Ah, je voudrais ne jamais mourir.
Que diable ai-je fait de ce papier ?
(// tire différents objets de sa serviette).
. Ça, c'est des minerais qu'on m'envoie de la Sarre, ça, c'est le plan des nouvelles fortifications de
«55
LE PAIN DUR Paris — ça, c'est mon contrat avec Blum — ça.... (// tire de la serviette une bouteille enveloppée dans un journal qu'il essaie de dissimuler). LOUIS. — Qu'est-ce que c'est? ALI. — Excusez, Monsieur le Comte, c'est pour le médecin.
LOUIS — Vous souffrez des rognons ? ALI. — Un peu d'albuminurie. Les médecins sont toujours à me taquiner de ce côté. II y en a qui ne me donnent qu'un an à vivre. Farceurs ! — Voilà le papier !
LOUIS /// le papier et signe, puis, lui frap- pant sur l'épaule. — Vous pouvez dire que vous avez fait une bonne affaire. Ah, vous avez de la chance de m'avoir pour gendre.
(Tous trois se donnent la main).{i)
Et maintenant, j'ai encore quelque chose à vous demander.
ALI. — Tout ce que vous voudrez.
LOUIS montrant le crucifix. — Vous êtes ama- teur de curiosités, débarrassez-moi de cette horreur.
(i) Ici s'unit te drame à la scène.
'56
ACTE TROISIÈME
ALI — Mais cela n'a aucune valeur ! la pluie et le temps en ont fait une chose informe.
SICHEL — Mon père, il est du QLiinzième.
ALI — Il est rompu en morceaux. On dit que c'est Madame votre mère qui l'a retrouvé et collec- tionné.
LOUIS — Oui, elle était amateur de ce genre de choses.
ALI — Je n'en veux pas.
LOUIS — C'est du bronze massif comme une cloche.
(Il frappe dessus du doigt). (ÂLI frappe aussi modestement). Allez-y donc, ne vous gênez pas ! Avez-vous quelque chose de dur ?
{y^LI sort une clef de sa poche) C'est une clef que j'ai trouvée dans les décom- bres à Dormant.
(LOUIS prenant la clef en décharge un grand coup sur la tête du Christ), Ecoutez un peu comme cela sonne ! ALI — Oui, les fondeurs n'étaient pas rares à cette époque.
Ï57
LE PAIN DUR
LOUIS — Qirest-ce que vous m'en donnez ?
ALI — Trois francs le kilo. C'est le prix courant. Vous n'en trouverez pas plus autre part.
LOUIS — Mais c'est du bronze ancien ! Regardez !
(// raye le bras du Crucifix avec la de/)
Ils ne savaient pas raffiner les métaux. Dans ces vieux bronzes, on trouve de tout, même de l'or et de l'argent.
ALI — Je vous en donne trois francs.
LOUIS — Donnez-m'en cinq.
ALI — Allons, je vous en donne quatre, mais c'est trop cher.
Ce n'est plus du commerce, c'est de la fantaisie. Quatre francs ! Oui, c'est une mauvaise action que vous me faites faire.
LOUIS — Eh bien, j'accepte quatre francs, et si vous me débarrassez de cette horreur,
J'estime que je serai encore celui qui gagne et non pas celui qui perd.
FIN Hambourg, Octobre 191 3. Bordeaux, Octobre 191 4.
158
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ANDRÉ SUARÈS ESSAIS in-l6 3.5O
ANDRÉ SUARÈS PORTRAITS in-l6 3.^0
ALBERT THIBAUDET ... LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ, in-8 10 »
ALBERT THIBAUDET ... LES HEURES DE LACROPOLE in-l6 3.5O
ACHEVE D'IMPRIMER PAR L'IMPRIMERIE A. LAJAT A MORLAIX (FINISTERE) LE 28 JUIN 1918
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BINDING LIST APR 1 1946
Claudel, Paul Le pain dur
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