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LE PROCÈS

DE LA

NEUTRALITÉ BELGE

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Emile Waxweiler

Directeur de l'Institut de Sociologie Solvay à l'Université de Bruxelles Membre de l'Académie Royale de Belgique

Le Procès

de la

Neutralité Belge

Réplique aux accusations

LIBRAIRIE PAYOT & C'«

PARIS

106, Bd. Saint-Germain

LRUSflNNE 1, Rue de Bourg, 1

1916

en"

AVANT- PROPOS

Un des faits les plus inattendus parmi ceux qui marquèrent le début de la guerre européenne, demeu- rera assurément la campagne de presse et de pamphlets organisée en Allemagne contre la Belgique, dès que la résistance belge fut connue.

Campagne de silence. On laisse ignorer au public ce qui pourrait représenter l'attitude de la Belgique sous son véritable jour. On retarde jusqu'au 8 août la communication à la presse de la Note allemande du

2 août réclamant le passage à travers le territoire. On ne fait pas connaître, même dans les deux Livres blancs officiels, la réponse du Gouvernement belge. Bien que cette réponse ait été transmise la nuit même du 2 au

3 août, tantôt on nie simplement la vérité et Von im- prime à la suite de la Note allemande : « Cette Note est restée sans réponse (auf dièse Note erfolgte keine Antwort » Urkunden, Depeschen und Berichte der Frankfurter Zeitung, p. d>y), tantôt on invente de toutes pièces une contre-vérité et l'on déclare : « A cette Note, la Belgique répondit par la déclaration de guerre (Belgien antwortete darauf mit der Kriegs- erklàrung». Die Wahrheit iiber den Krieg, brochure publiée par un groupe de personnalités, p. lo).

Campagne de diffamation. La population belge est « assoiffée de sang » (Message officiel au Président

I.E PROCES Dh LA NEUTRAUTt BHLGt

des Etais- Unis) ; les civils allemands restés en Bel- gique sont massacrés ; les soldats allemands sont har- celés par une abominable guerre populaire de francs- tireurs ; les blessés sont martyrisés. Le Gouvernement belge est coupable de tous ces excès ; il a conduit le pays à la guerre par sa politique aventureuse et traî- tresse ; il avait dès longtemps partie liée avec V Angle- terre et la France et il a livré la Belgique à ces puis- sances pour les aider à réaliser leurs projets belliqueux contre V Allemagne.

La Belgique, d'abord étonnée, s est défendue : le Gouvernement, les autorités, le clergé, des publicistes ont patiemment relevé les imputations et en ont montré le manque absolu de fondement.

On aurait pu croire que la campagne prendrait fin et quelle avait été peut-être seulement un effet de la -fièvre d' exaltation des premiers temps de guerre.

Point du tout.

L'hostilité ne s'est pas apaisée : des personnalités universitaires ont apporté le concours de leur noto- riété ; des enquêtes administratives ont été instituées ; des publications officielles et des brochures d'allure officieuse ont été propagées dans les pays neutres.

Devant cette persistance des attaques, on en vient à se demander s'il faut abandonner le terrain à l'Ac- cusation.

Pour beaucoup de personnes, la Belgique n'a plus besoin d'être défendue : elles ont fixé leur convic- tion. Mais, pour d'autres dont les scrupules sont

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE

plus résistants ou dont le jugement a été surpris, le silence pourrait sembler un acquiescement.

Puis, la Belgique doit, à l'issue de cette mêlée, appa- raître telle que rien ne puisse entamer son renom dans Vhistoire : elle doit pouvoir, toute droite, poursuivre sa destinée.

Les principaux griefs qui ont été récemment for- mulés contre la Belgique seront donc discutés dans les pages qui vont suivre. Ils peuvent se ramener, je pense, à trois chefs dominants d' accusation :

I. « Kn bonne politique, la résistance de la Bel- gique est incompréhensible. »

II. « Si la Belgique a résisté, c'est qu'elle était engagée. »

III. « lya Belgique n'avait pas à résister, car son territoire n'était pas inviolable. »

C'est sous ce triple aspect que je vais considérer le réquisitoire de V Accusation, en m' autorisant de docu- ments et de sources authentiques, dont plusieurs n'ont pas encore été livrés à la publicité.

J'avais déjà, dans un écrit antérieur (lya Belgique neutre et loyale), entrepris de défendre mon pays contre les assauts de la médisance. Un an a passé : sur aucun point, si minime soit-il, la contradiction na pu entamer l'exposé des faits. Ce que j'aurai encore à dire s'ajoute donc à ce que j'ai déjà dit, sans l'amen- der ni l'atténuer d' aucune façon.

Mars içi6.

« En bonne politique, la résistance de la Belgique est incompréhensible. »

lyorsqu' après avoir lu avec attention les diverses publications dirigées contre la politique extérieure de la Belgique, on se prend à réfléchir sur les raisons de l'insistance qu'elles apportent dans leurs accu- sations, on aperçoit qu'à la base de toutes ces criti- ques se trouve un état d'esprit, qu'il n'est pas rare d'ailleurs de rencontrer dans beaucoup de milieux neutres, je veux dire un étonnement profond, une curiosité déconcertée s'exprimant ainsi : « Comment est-il possible que la Belgique, sollicitée par l'Alle- magne de laisser simplement traverser son terri- toire, ne se soit pas arrangée de façon à acquiescer ? En résistant, la Belgique a pris une attitude qui, en bonne politique, ne peut vraiment pas se jus- tifier. »

Bn bonne politique, explique-t-on, un Etat dont la maturité est achevée, ne croit plus aux chimères. La Belgique aura-t-elle l'ingénuité de soutenir qu'elle

I" IK PROCf-S DR I.A NHUTRAUTE BHLGE

j^iirdait une foi robuste dans les enj^agenients inter- nationaux sanctionnés par des traités? Mais objec- tera, par exem])le, la brochure d'allure officieuse La Neutralité helgc, imprimée à Berlin (vStilke) et répan- due à profusion en toutes langues dans les pays neutres, la Belgique aurait être la première à savoir que le traité même (jui l'a créée et qu'elle se plaît tant à invoquer, le traité de neutralisation de 1839, avait été disqualifié par un des représentants les plus notoires de la puissance qui avait préci- sément Jntérêt à le défendre : en 1870, à l'occa- sion des accords conclus entre l'Angleterre, d'une part, et la France et l'Allemagne, d'autre part, touchant le respect du territoire belge, Gladstone n'avait-il pas dit sans ambages à la Chambre des Communes, en plaçant ses paroles sous l'autorité de lord Aberdeen et de lord Palmerston : « Avant de lier sa politique à un engagement de garantie donné à un tiers, un pays doit avoir égard à la si- tuation particulière dans laquelle il se trouve au moment la garantie est appelée à jouer. » Une telle déclaration était bien faite pour rappeler à la Belgique, que les traités ne valent que dans la mesure les nécessités politiques, variables avec les époques et les circonstances, peuvent s'en accommoder.

Ou bien la Belgique s'imaginait -elle candide- ment qu'un Etat doit ambitionner l'héroïsme du geste et sacrifier à l'attitude théâtrale le souci

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE I I

réfléchi de ses intérêts ? Mais, lira-t-on dans la presse allemande et même dans la presse neutre, tm Etat est avant tout un enchaînement continu de nécessités collectives ; il est comptable devant les générations à venir du discernement qu'il met, dans les conjonctures graves, à distinguer les données essentielles, dominantes, de celles qui sont éphé- mères et épisodiques. Ktait-ce à de la dialectique de chancellerie que l'on devait se livrer en Belgi- que, lorsqu'on se trouvait jeté avec fracas en plein prologue d'un drame allait se jouer la destinée de l'Europe ? I^a clairvoyance n'aurait-elle pas conduire, sinon à prendre parti pour le voisin dont la puissance était, à tout prendre, assurée contre tout affaiblissement durable, du moins à s'arranger de façon à sauver les apparences et à épargner au pays les ruines de la guerre ?

Toutes ces réflexions ont pris un relief particulier depuis les événements survenus dans les Balkans. On se plaît à y découvrir une variété étonnante d'arguments.

C'est la Serbie qui, elle aussi, a préféré la politique « romantique » d'alliance avec l'Entente à une pohtique « réaliste» et qui a vu, par un juste retour, sa destinée s'égaler à celle de la Belgique.

C'est la Bulgarie, qui a mis au-dessus de toute autre considération la réalisation impérative de revendications qu'elle s'entendait à placer sous le patronage de l'Europe entière.

I 2 I.H PROCHS DE LA NEUTRALITfc BRLGE

C'est la Orèce enfin, (jui, sollicitée comme la Bclgi(iiie, d'accorder à des j>uissances une « neutra- lité bienveillante », manœuvre de telle façon cjue, tout en ne se dérobant pas à cette invitation, elle ne s'aliène pas les sympathies des ennemis de ceux qui la pressent.

Et l'on généralise aussitôt. L'évolution des peu- ples a ses lois. A notre époque, elle commande aux petits Etats une orientation à laquelle ils ne peuvent se soustraire qu'au péril de leur existence : trop faibles pour entraver le mouvement fatal de conso- lidation des grands Etats, les petits doivent réso- lument faire un choix parmi les forces qui se par- tageront le monde et incliner leur politique dans le sens de leur choix. Telles, dans l'évolution écono- mique, les petites entreprises se laissent polariser par les grandes et se contentent de l'autonomie qu'elles gardent au sein d'une constellation d'inté- rêts coordonnés.

De sorte qu'en résumé, la Belgique aurait réelle- ment, en s'opposant au passage des troupes alle- mandes à travers son territoire, commis une faute politique si flagrante qu'il ne serait pas raisonnable- ment possible de la lui imputer et qu'il faudrait attri- buer à d'autres causes son inconcevable attitude. L'explication de la résistance de la Belgique par sa prétendue connivence avec les adversaires de l'Allemagne gagnerait ainsi une grande vraisem- blance.

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE

* *

Or, tous ces raisonnements sont spécieux, parce qu'ils laissent dans l'ombre les vérités essentielles.

lya Belgique serait assurément inexcusable, si elle avait asservi sa politique à quelque étroit et ostentatoire doctrinarisme diplomatique, si elle avait, pour tout dire, agi par donquichottisme. Combien la réalité est différente !

Il est facile d'affirmer, comme M. Richard Grasshoff (La Belgique coupable : Une réponse à M. le profes- seur Waxweiler \ traduction française, Berlin, 1915, chez Reimer) que « la question si disputée de la vio- lation de la neutralité belge ne joue qu'un rôle secondaire dans la recherche des responsabilités concernant le sort funeste dont la guerre a frappé la Belgique... Si, ajoute-t-il, cette question revêt encore quand même aux yeux de beaucoup de per- sonnes parmi lesquelles M. Waxweiler, une impor- tance absolument hors de saison, il faut l'attribuer à ces deux motifs plausibles : on croit pouvoir, par de longues dissertations sur un sujet accessoire, détourner l'attention publique des objets princi- paux et, par d'incessants haros sur la félonie de l'Allemagne, on espère éveiller la commisération universelle et gagner la sympathie des autres peu- ples dont la neutralité est garantie » (p. 6).

Bn fait, au contraire, tout pivote autour de la

14 »•• i'Korj;s df i.a nkutrauti: bf:i,ge

neutralité belge et si les accusateurs de mou pays s'obstinent à découvrir à ses actes des mobiles déshonnétes ou perfides, c'est qu'ils ne veulent pas instruire cette (luestion-là avec calme et sans pré- jugés.

Le soir du 2 août 19 14, devant la Note commi- natoire de l'Allemagne, il n'a point fallu à Bruxelles de longues heures de délibérations : nulle tergiver- sation, nulle hésitation. Fanfaronnade ! disent les accusateurs. Témoignage de persévérance politique, répondent ceux qui connaissent l'histoire de la neu- tralité belge depuis 1839.

Car, c'est précisément cette histoire qu'il faut con- sulter pour apercevoir que la résistance de 1914, dictée aux Belges par le sentiment spontané de leur honneur, était aussi dans la pleine tradition de leur politique nationale, bien plus, que cette politique était commandée par une claire conscience des nécessités d'existence de la Belgique comme nation indépendante.

Depuis le moment les Etats européens se sont formés jusqu'à la révolution de 1830, la Bel- gique s'était vu refuser le droit à l'existence. Bien que, suivant l'observation de Charles-Quint, <( les habitants de ces contrées, ne pussent souffrir le gouvernement des étrangers », pendant de longs siècles ils n'avaient pas réussi à s'en libérer : les convoitises rivales des grandes puissances étaient

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE

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trop vives autour de leurs provinces, qu'un labeur infatigable s'obstinait à faire riches, malgré les dévastations de guerres toujours renouvelées. I^'in- dépendance fut dure à conquérir. Mais au cours de luttes incessantes, la nationalité belge avait subi la forte trempe du temps et, dès le moment elle put jouir de la liberté, elle trouva en elle- même une étonnante force d'épanouissement.

Ce peuple n'avait eu, pour soutenir sa for- mation, ni l'armature d'un langage commun, ni la protection d'un confinement géographique, ni la contrainte d'une ^autorité traditionnelle; il s'était trouvé cahoté à travers quatre siècles de domina- tions étrangères et de rébellions ; l'Europe ne lui avait accordé l'autonomie qu'en le contrai- gnant à l'isolement aux côtés de voisins puissants et rivaux, et ce peuple-là, une fois maître de ses destinées, s'est donné des institutions telles que, pendant deux générations, elles ont été citées par les autres nations comme des modèles à imiter. Il a fait l'expérience des libertés constitutionnelles contemporaines sous les regards d'abord narquois, puis surpris, des amis de la Restauration et dans un temps de grands pays voisins s'essayaient à peine à pratiquer un régime qu'il a, par sa sagesse, son esprit de progrès et de conservation, contribué à faire accepter en Europe. En même temps, ce peuple a dû, à peine constitué, subir le premier sur le continent la terrible commotion

1() l.h PROCÈS Dh I.A NEUTKALITk bhlCE

sociale dont rindustrialisme nouveau avait déjà fait trembler l'Angleterre. J3ientôt devenu, sur son ])ctit morceau de territoire, ];lus compact que tous les autres peuples du monde, il s'est trouvé placé devant tous les problèmes de l'organisation démocratique des foules modernes. Et rien, pen- dant ces quatre-vingt-cinq ans, n'a ébranlé sa soli- dité vigoureuse !

Ce n'est pas manquer à la modestie qui sied à tout patriote de rappeler qu'on venait souvent de l'étran- ger étudier les institutions belges, assister aux expé- riences de la représentation proportionnelle, du vote obligatoire et du scrutin secret, observer les résul- tats de la législation sur les habitations ouvrières, sur l'épargne populaire et sur la mutualité. Bien des choses étaient encore imparfaites, mais combien d'autres avaient pris, d'emblée, la marque d'une originalité saine ?

Méconnaissant tout cela, de petits hommes, cuistres et impertinents, s'évertuent aujourd'hui en Allemagne à ramasser de petits faits tendant à mettre en doute le patriotisme des Belges, voire les fondements de leur nationalité. A la faveur du silence auquel la pensée est condamnée dans mon pays depuis dix-huit mois, ils ont cru qu'ils pourraient à loisir, sans qu'on leur réph- quât, défigurer les réalités en s' appuyant sur une demi-documentation, en invoquant des personnages dont le crédit était inexistant dans la Belgique

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 17

normale et en érigeant en arbitres du sentiment public des exaltés, que leurs fanatismes suffisaient à isoler. La presse suisse a fait justice d'une façon si probe du plus méprisable de ces pamphlets (Neutralité belge et Neutralité suisse, par Edouard Blocher, Zurich et Genève, 191 5, série des Stini- men im Sturm aus der deutschen Schweiz), que je m'en voudrais de les dénoncer autrement.

Mais j'ai le droit de demander à ces gens qui écrivent dans la langue dont se sont servis tant de grands esprits pour renouveler l'histoire, ce qu'ils connaissent, eux, de l'histoire de la Belgique ? Ils parlent avec dédain du sens patriotique des Bel- ges : lequel, parmi eux, a connu l'esprit qui ani- mait les Belges de 1830 à 1880 ? Lequel a assisté aux grandes commémorations nationales de 1880 et de 1905 ? Lequel a éprouvé le frisson qui a couru à travers la masse sur la place Poelaert à Bruxelles, le jour de la Fête du LXXV® anniversaire de l'Indé- pendance ? Lequel a lu les nombreux recueils tous les représentants de la pensée belge, d'un accord unanime, ont rappelé avec une fierté contenue, ce qu'était devenu leur pays depuis soixante- quinze ans et pourquoi ils l'aimaient ? Lequel, enfin, a assisté à la Joyeuse-Entrée du roi Albert et de la reine Elisabeth dans toutes les villes belges et a com- pris cette fraternisation si spontanée, que le dra- peau rouge pouvait s'y rencontrer franchement avec le drapeau tricolore ?

NEUTRALITÉ BELGE a

|8 LE PROT.KS DE LA NEUTRALITE BELGE

Ah ! la lamentable besogne que l'on a faite en venant nier devant l'opinion des neutres ce qui surgit, évident, de toute l'histoire de la Belgique : la volonté de vivre.

La volonté de la nation de vivre : telle a été justement la force directrice de la politique exté- rieure de la Belgique.

Comme le rappelait, il y a quinze ans, dans la Revue de Droit international (tome XXXII, p. 608) mon collègue de Bruxelles, le professeur Nys, « la Belgique avait elle-même acquis et affirmé son indépendance et ainsi le fait qu'elle est un Etat ne résultait nullement d'un acte gracieux des puis- sances. Elle existait comme Etat souverain quand le concert européen a été saisi de la « question belge».... Iva souveraineté d'un Etat et l'indépen- dance, conséquence de cette souveraineté, ne dé- pendent nullement du bon plaisir des autres Etats et n'ont pas besoin d'être reconnues par ceux-ci. » Prenant ainsi son appui sur des éléments qui n'a- vaient rien d'artificiel, la pohtique extérieure de la Belgique s'attacha à sauvegarder le droit de la nation à l'existence.

Or, dès les premiers jours du règne de Léopold I®', le souverain et son gouvernement durent se pénétrer de ce fait dominant : si l'on voulait assurer la vie du pays, il fallait lui donner une position nettement indépendante vis-à-vis des trois puissances dont le

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE I9

voisinage encerclait le royaume d'influences ja- louses. Pour la Belgique, la condition même de la vie, c'était l'équilibre, je ne dis point tant la neutralité, formule de doctrine, mais l'équilibre, règle d'action. Toute tendance à favoriser l'une des puissances aux dépens des deux autres inclinait, par une véritable intuition collective, l'opinion en sens inverse ; toute atteinte portée par l'une des puis- sances à la souveraineté nationale poussait à un rapprochement vers les autres. Tel un système mé- canique reposant sur trois points d'appui dont l'un viendrait à se dérober, ne conserverait son intégrité que s'il se redressait dans la direction des deux premiers.

lye danger extérieur était incessa»it. I^es puissances étaient à l'affût des moindres manifestations de sollicitude ou d'hostilité dont la Belgique pouvait être l'objet ; bien plus, à cette méfiance réciproque s'ajoutait souvent l'intention non dissimulée d'at- tenter à l'autonomie du pays. Ce n'était que par une fermeté vigilante que l'on parvenait à échapper aux écueils. En 1840 déjà, le roi lyéopold I^^, dans un discours adressé au Sénat, formulait la maxime qui devait résumer toute la politique belge, faite à la fois de prudence et d'énergie : «Maintenir la neutralité sincère, loyale et forte, doit être notre but constant. » C'est dans les mêmes termes que, vingt-six ans plus tard, au lendemain de la crise européenne de 1866, son successeur lyéopold II s'exprimait en ouvrant

I

20 I.H PROr.KS DP. I.A NHUTRAI.lTh BF-L(iF

la session législative : « Au milieu, disait le roi, des graves événements qui ont troublé une grande partie de l'Europe, la Belgique est demeurée calme, con- fiante et pénétrée des droits et des devoirs d'une neutralité qu'elle maintiendra dans l'avenir comme dans le passé, sincère, loyale et forte. »

Mais cette politique si correcte éveillait elle-même des suspicions. « La neutralité n'est pas l'impuis- sance, avait écrit en 1840 le ministre des Affaires étrangères dans une circulaire diplomatique il arrêtait des principes de conduite extérieure : si les événements l'exigent, la Belgique prendra telles pré- cautions que lui dictera le soin de sa sécurité. » Cela suffit pour qu'à Berlin et à Vienne, on s'a- larme; si la Belgique tient ce langage, c'est, pré- tend-on, qu'elle partage les desseins belliqueux de la France. « On pousse, dit un mémoire confiden- tiel, le système jusqu'à considérer tout armement en Belgique comme une violation de la neutralité. »

Ou bien, c'est sur le terrain économique que les antagonismes se font jour : depuis 1836, on veut entraîner la Belgique à conclure avec la monarchie française une union économique. La Belgique ré- siste. Pour la contraindre, on entreprend contre elle une guerre de tarif : les autres puissances garantes, à l'intervention^ de l'Angleterre, soutiennent alors le jeune royaume et déclarent, notamment en op- position à Guizot, que toute fusion commerciale est contraire à la neutralité.

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 21

Quelques années plus tard, en 1848, c'est la France républicaine qui, rompant avec l'attitude pacifique de lyamartine, témoigne de dispositions très hostiles à la Belgique. Aussitôt, le gouvernement belge sonde les autres cabinets étrangers et lord Palmerston fait à cette occasion une déclaration qui, précisément, n'est pas sans importance pour les événements ac- tuels : les puissances, dit-il, ont non seulement le droit, mais encore l'obligation de garantir l'indé- pendance de la Belgique et cette obligation implique à ses yeux le devoir général : d'aider par tous les moyens la partie lésée par l'agression d'une puis- sance étrangère ; de lui conserver ou de lui faire restituer la possession territoriale ainsi sauve- gardée.

C'est à cette époque que les autorités belges arrêtent à la frontière une troupe de révolutionnaires français qui voulaient pénétrer sur le territoire, ce qui n'empêcha point peu de temps après la Belgique, accueillante aux défenseurs des institutions libérales, de donner asile aux proscrits du Second Empire.

Mais, pour ne rien dire des susceptibilités éveillées en 1855 par l'organisation de la défense du pays et la construction du camp retranché d'Anvers, ni des sollicitations dont on fut l'objet pendant la guerre de Crimée, c'est à partir de 1866 que se placent les incidents qui montrent le mieux combien la Belgique dut toujours conduire une politique d'action et de sauvegarde, très éloignée de toute idéologie diploma-

22 LE PROCES DE LA NEITTRALITE BELGL

tique. Sans que l'ou connût exactement à Bruxelles la portée des négociations secrètes engagées par Napoléon III avec Bismarck pour l'annexion éven- tuelle de la Belgique par la France, on avait re- cueilli des informations graves. Bientôt, une circu- laire diplomatique du ministre français des Affaires étrangères i)ar intérim, le marquis de la Valette, met le comble aux inquiétudes : ce document n'é- nonce ni plus ni moins que la théorie de l'élimination des petits Etats au profit des grands et il annonce, en outre, une réorganisation militaire qui achève de donner à ce manifeste toute sa signification. Fait caractéristique et qui révèle bien les ambitions hypocrites que la politique belge devait sans cesse dépister, l'apparition de la circulaire française coïncide avec une campagne de la presse officieuse allemande, notamment de la Norddeutsche Allge- meine Zeitung, contre la Belgique. Menacée de deux côtés, l'opinion dans le pays se tourne instinctive- ment vers le troisième garant : on invite à Bruxelles une délégation de volontaires anglais qui est ac- cueillie avec chaleur par la population. La presse anglaise, sans distinction de parti, prend fait et cause pour la Belgique et dénonce la conspiration latente qui s'ourdit contre elle.

En 1867, nouvelles alertes. D'abord, le sort du grand-duché du Luxembourg, qui est discuté dans une conférence internationale, a trop d'affinités avec celui de la Belgique pour que les convoitises étran-

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE 2}

gères ne se réveillent pas. Par la politique pleine de dignité qu'il adopte, le gouvernement belge s'as- sure la confiance de l'Europe.

A peine cette question est-elle résolue, que l'Em- pire français veut mettre la main sur d'importantes lignes de chemins de fer du pays : c'est une atteinte évidente à la souveraineté nationale. Mais l'habileté tenace d'un homme politique qui devait devenir un homme d'Etat, M. Frère-Orban, réus- sit à faire aboutir à Paris des négociations longues et difficiles.

Puis, c'est 1870 qui offre tant de sujets de rap- prochements avec la situation présente.

On n'a pas assez remarqué, par exemple, que si l'Angleterre a cru alors devoir demander à la France et à la Prusse un engagement particulier de respecter le territoire belge, c'était pour des raisons très sem- blables à celles qui déterminèrent son action dans le conflit actuel. I^e 3 août 1914, l'Angleterre connais- sait depuis six jours les intentions de l'Allemagne à l'égard de la Belgique : dans la conversation histo- rique du 29 juillet, qui reste pour les Belges la date capitale, il avait été dit que la Belgique ne conser- verait son intégrité que si elle laissait passer les armées allemandes ; quant à son indépendance, il n'en était pas fait mention. (Voir dans La Belgique neutre et loyale, p. m à 117 et 122-123, l^- suren- chère des conditions dont la Belgique faisait les frais et qui furent offertes du 29 juillet au 4 août

24 I H l'ROChS DK LA NhUTRALITh BELGF

à rAiigleterrc pour prix de son abstention.) De même, en 1870, l'Angleterre venait d'avoir connais- sance de la tractation secrète entre Napoléon III et Bismarck et c'est l'émotion provoquée par cette révélation qui décida l'opinion : les discussions au parlement britannique eu font foi. « Il est impossible, dit, le 2 août 1870, le comte Russell à la Chambre des lyords, de n'être pas anxieux pour l'avenir quand on voit qu'en 1866, et à des époques encore plus rapprochées, le premier ministre de Prusse et l'am- bassadeur initié aux pensées de l'empereur des Fran- çais se sont concertés pour violer le traité de 1831, fouler aux pieds la foi publique et anéantir l'indé- pendance de la Belgique. I^a Belgique n'a attaqué personne. C'est un royaume prospère, en possession d'institutions libres, et bien qu'il ait existé de temps à autre des conflits, comme pour les chemins de fer et autres objets de peu de conséquence, je n'ai jamais entendu nier que sous l'ancien roi Léopold, un très sage et intelligent monarque, comme sous le roi actuel, la Belgique ait eu des relations amicales avec tous les autres Etats, maintenant sa propre indépendance et ne lésant aucun autre pays. C'est donc une découverte extraordinaire que d'apprendre que l'indépendance de cet Etat a fait l'objet de négociations entre d'autres puissances... Nous som- mes tenus de défendre la Belgique. »

Je ne veux pas m' arrêter davantage à ce sug- gestif rapprochement entre 1870 et 1914, mais il

LE PROCKS DE LA NEUTRALITE BELGE 2 5

est nécessaire de noter en passant que dès le mo- ment où l'attitude de l'Angleterre se dessina, la Belgique fut en mesure de connaître les raisons sur lesquelles elle se fondait. Disraeli avait pris soin de rappeler que l'obligation de défendre la Belgique prenait sa source dans les intérêts les mieux établis de la politique anglaise : « Le traité de 1839, expliquait l'orateur, a été conclu dans l'intérêt général de l'Burope, mais avec une notion très claire de l'importance de ses dispositions pour l'Angleterre. Ce fut un principe permanent de la politique de ce pays que l'intérêt de l'Angleterre exigeait que les contrées situées le long de la côte du continent, de Dunker- que à Ostende et jusqu'aux îles de la mer du Nord, fussent possédées par des Etats libres et prospères, pratiquant les arts de la paix, jouissant des droits de la liberté, s' adonnant aux opérations du com- merce qui favorisent la civilisation générale, et que ces contrées n'appartinssent pas à une grande puis- sance militaire qui, par les conditions de son exis- tence, doit tendre à exercer une influence prépon- dérante en Europe. »

Attentive à toutes ces manifestations, la Belgi- que négocie directement avec la France et avec l'Allemagne et elle obtient leur engagement de res- pecter sa neutralité « déclaration surabondante en présence des traités en vigueur », écrit Bismarck au ministre de Belgique, le 22 juillet.

Dans cette grave circonstance encore, la politique

36 LE PROCHS DP. I.A NFUTRAI.ITK BELGF.

belge garde ainsi le contact direct avec les réalités ; elle ne se fait pas d'illusions ; elle sait que l'existence autonome du pays repose sur une neutra- lisation d'intérêts. Bien plus, les yeux fixés sur l'avenir, elle tient à marquer publiquement la si- gnification des derniers événements : le i6 août, le ministre des Affaires étrangères de Belgique, M. d'Anethan, communique au parlement le texte des accords signés par la France et par la Prusse avec l'Angleterre et il en définit ainsi la portée : «Les traités identiques et séparés, dit-il, conclus par l'Angleterre avec les deux puissances en guerre, ne créent ni ne modifient les obligations résultant du traité de 1839 '> ^^^ règlent pour un cas déterminé le mode pratique d'exécution de ces obligations, ils n'infirment en rien les engagements des autres puis- sances garantes et, leur texte en fait foi, ils laissent entier pour l'avenir le caractère obligatoire du traité antérieur avec toutes ses conséquences ^. »

^ On remarquera en passant combien ces déclarations for- melles réduisent à néant la thèse de certains accusateurs qui soutiennent qu'en 1914 la Belgique n'était plus garantie par le traité initial de 1859, parce qu'il aurait été rendu caduc par ceux de 1870. (Voir, par exemple, Frans Kolbe, dans DasGrôssere Deiitschland, 5, 30 janvier 1915 : Prof. Dr. John W. Burgess, Der Europàische Krieg, Hirzel, Leipzig : Kap. VI, pp. 135-193, et Dr. R. Pattai, Wiener Deiitsches Volksblatt. 11 octobre 1914. Contra : « Cahiers Documentaires », B.D.B. Le Havre, note 40.) Le texte du double traité de 1870 est d'ailleurs catégorique et il faut bien supposer que ceux qui ont défendu la thèse dont je parle ne l'avaient pas lu :

« S. M. la reine du Royaume-Uni .... et S. M , désirant

dans le moment actuel consigner dans un acte solennel leur déter- mination bien arrêtée de maintenir l'indépendance et la neutralité

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 2^

Depuis 1870, la politique belge ne doit pas se mon- trer moins active : les alternatives de malveillance et de sympathie se succèdent presque sans interruption.

Pendant la guerre, déjà, c'est l'Allemagne qui ma- nifeste sa mauvaise humeur à propos de l'attitude d'une partie de la presse belge jugée trop sympa- thique à la France, ce qui provoque une déclaration très nette du ministre des Affaires étrangères de Belgique au Sénat : « Il serait, dit-il, souveraine- ment injuste de rendre soit la nation, soit le gou- vernement, responsables de certains articles de jour- naux. » « Un peu plus tard, expose M. Banning dans un mémoire confidentiel auquel sa haute fonc- tion, au Département des Affaires étrangères à Bruxelles, donnait une autorité exceptionnelle, la paix de Versailles amène une détente momenta- née. Mais, dès 1872, les récriminations commencent. C'est au printemps de 1875 que les manifestations hostiles atteignent leur apogée : l'Allemagne est

de la Belgique telles qu'elles sont établies par l'art.y du traité signé à Londres le 19 avril 1839 entre la Belgique et les Pays-Bas, lequel article a été déclaré par le traité quintuple de 1839 avoir la même force et la même valeur que s'il était textuellement inséré dans le dit quintuple traité, leurs dites Majestés ont résolu de conclure entre elles un traité, séparé qui, sans infirmer et sans affaiblir les conditions du quintuple traité stis-mentionnées , serait un acte subsidiaire et accessoire à l'autre.

» Art. 3. Ce traité sera obligatoire pour les Hautes Parties contractantes pendant la durée de la guerre actuelle entre la France et la Confédération de l'Allemagne du Nord et ses alliés, et pendant douze mois après la ratification du traité de paix conclu entre les belligérants, et à l'expiration de ce temps, l'indépendance et la neutralité de la Belgique continueront en ce qui concerne les Hautes Parties contractantes à reposer comme jusqu'ici sur l'Art. J«' du quintuple traité du 14 avril 183g, »

28 l.F. PROCI S DE LA NEUTRAI.ITH BF.I.GF.

alors sur le point de reprendre la lutte contre la France ; mais l'empereur de Russie impose la paix (mai 1875). L'orage artificiellement déchaîné contre la Belgique tombe aussitôt : il n'a plus d'objet. f>

De 1888 à 1891, c'est en France qu'une campa- gne de presse s'organise contre la Belgique : la publication de documents dérobés à Bruxelles et les commentaires qui les accompagnent, notam- ment dans la Nouvelle Revue, amènent le ministre des Affaires étrangères de Belgique à attester au Parlement la loyauté absolue de la politique belge, « qui, dit-il, respecte les devoirs de la neutralité jusqu'au scrupule.» Cependant, un pamphlet, inti- tulé La Belgique vendue à V Allemagne, reproche au gouvernement belge, parmi beaucoup d'autres cho- ses, de s'être abstenu de se faire représenter offi- ciellement à l'Exposition de Paris et de s'obstiner à commander ses canons aux établissements Krupp (p. 200) ; le 8 août 1890, le Figaro peut écrire : « Il faut considérer désormais la Belgique non plus comme un Etat neutre, mais bien comme une pro- vince germanique. » Au bout de peu de temps, le Gouvernement, par le souci qu'il affirme de mainte- nir la position internationale du pays, dissipe tou- tes les préventions et fait taire les calomniateurs.

A partir de 1895 environ, c'est d'Angleterre que viennent les nuages : déjà en 1887, Sir Charles Dilke avait pu écrire dans une étude politique publiée par

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE 29

la Fortnightly Review que « les affaires du Congo avaient singulièrement nui à la Belgique dans l'esprit de la nation anglaise ». (L'Europe en i88y, p. 49.) Un article du Standard du 4 février 1887, auquel les journaux et les publicistes d'Allemagne font au- jourd'hui une fortune inattendue, avait émis des vues qui étaient, à la vérité, peu favorables à la neutralité belge, mais qui exprimaient uniquement une opinion privée et non, comme la presse alle- mande veut le faire croire, le sentiment du gouver- nement anglais. Bientôt, la campagne anglaise contre l'administration de l'Etat Indépendant avant l'annexion par la Belgique, provoque de vives protestations dans l'opinion belge ; les relations politiques en sont atteintes. Dans son discours d'avènement au trône, en décembre 1909, le roi Albert fait à propos de l'introduction des réformes au Congo par le gouvernement belge une déclara- tion dont la portée est très nette pour tout le monde : « Quand la Belgique prend un engagement, prononce- t-il, personne n'a le droit de douter de sa parole. »

Mais la période à laquelle nous venons d'arriver est celle précisément au cours de laquelle les accu- sateurs de la politique belge s'entêtent à accumu- ler les griefs. Je m'y arrêterai dans une partie spéciale de cette étude. (Voir II, p. 39 et ss.)

On a vu dans ce très sommaire aperçu, combien,

30 I.R FROCHS DE LA NHUTRAUTF, BEIXiR

depiiis les premières années de l'indépendance de la Belgique, le sentiment jniblic avait pris, par un instinct sûr des nécessités, l'habitude de faire front contre le voisin, quel ({u'il fût, qui manifestait des velléités d'immixtion ou d'hégémonie : rodomonta- des, menaces, sympathies indiscrètes, interprétations malveillantes, ranimaient aussitôt l'esprit de fronde qui couve à l'état permanent dans le peuple belge. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans cette psycho- logie de la nation, l'explication de la vogue dont a joui pendant un certain temps le projet de rappro- chement avec la Hollande : on serait peut-être plus à son aise, si l'on était deux pour faire front...

Une chose apparaît surtout avec évidence : la résolution prise le 2 août 1914 vient s'insérer dans un ensemble parfaitement continu de détermina- tions politiques.

I^a Belgique pratiquait depuis quatre-vingt-quatre ans une politique d'une rare constance. Cette poli- tique prolongeait simplement la volonté nationale de vivre : <îTout naît et périt avec l'indépendance », avait dit le roi Ivéopold II en inaugurant, à Bruges, en 1887, le monument élevé à la mémoire des com- muniers flamands. On était neutre non seulement parce qu'on entendait demeurer fidèle à l'engage- ment pris envers l'Europe qui, en 1830, avait fait de la neutralité la condition de la liberté, mais parce que pour vivre, il fallait rester soi-même. C'était une raison autrement forte que toutes celles

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE

que l'on pouvait tirer de la casuistique des con- ventions internationales, et c'est cette raison-là qui échappe aux accusateurs de la Belgique : ne l'apercevant pas, ils ne voient pas non plus que pour aucun pays l'obligation de ne céder à aucune influence étrangère, ne tient, comme pour la Bel- gique, aux conditions mêmes de sa formation poli- tique et de son développement comme Ktat.

Disons-le d'un mot : depuis 1830, la politique extérieure de la Belgique se ramenait à ce programme élémentaire : pas d'inféodation, pas d'inféoda- tion d'aucune sorte, ni politique, ni économique, ni coloniale; pas d'inféodation, ni dans le domaine de la langue ni dans celui de la pensée : l'intérêt national pur et simple. Le premier passant venu se serait trouvé d'accord avec le gouvernement sur ce pro- gramme-là, parce qu'il sortait de l'âme même du peuple. Comme l'exprime encore aujourd'hui éner- giquement le récent manifeste par lequel les person- nalités les plus autorisées du mouvement flamand ont répondu aux sollicitations dont les Flamands sont l'objet de la part des Allemands en Belgique occupée : « Wij willen in geene afhankelijkheid leven van eenige vreemde mogendheid.» (nous ne voulons pas vivre dans la dépendance d'une puissance étrangère quelconque.)

Dès lors, que vienne en face d'une politique ainsi définie, demeurée semblable à elle-même depuis les débuts, sans oscillation, sans vacille ment, que

32 IK l'KOCKS l)h I.A NFUTRAl.ITh BELXiE

vienîic l.i demande de ]>assage des armées alleman- des ! Qu'on se représente cette demande, même dépouillée de la menace fatale qui plaçait le pays dans l'alternative de céder ou de perdre l'indépen- dance, — qu'on se la représente adressée aux Belges de 1840, de 1848, de 1856, de 1866, de 1870: quelle réponse eussent-ils donnée ?

I^e refus.

Le refus, non par romantisme cocardier, ni par bigotisme des fictions diplomatiques, mais parce que, en dehors de toute considération de fidélité aux Traités, l'acceptation, c'était l'inféodation avant, pendant et après la guerre : il y a des com- plaisances qui préparent la servitude.

Le refus : par nécessité.

Car, pour la Belgique la nécessité lui faisait une loi, « Not kannte kein Gebot », : non pas une nécessité de convenances stratégiques, mais une nécessité te- nant à l'existence intime de la nation et se confon- dant avec l'exigence cardinale de ne rien abandonner de sa personnalité à l'une ou l'autre des trois puis- sances voisines.

La Belgique en avait une conscience si nette que, dans sa réponse à la Note allemande du 2 août, elle a formulé cette déclaration par laquelle s'exprimait encore à cette heure suprême, sa volonté d'indé- pendance : « Si, contrairement à notre attente, une violation de la neutralité belge venait à être commise par la France, la Belgique remplirait tous

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE

33

ses devoirs internationaux et son armée opposerait à l'envahisseur la plus vigoureuse résistance. »

Plus précise encore dans le même sens est cette opinion que m'exprimait récemment le directeur des Affaires politiques de Belgique : «Jamais un instant, me disait-il, nous n'avons pensé que, dans une conflagration européenne notre neutralité serait violée, nous aurions le choix de nos alliés. »

Voit-on à présent combien, en se déterminant le 2 août 1914 par le respect de la parole donnée en 1830 aux Puissances, en se rangeant, sans peser les chances des adversaires en présence, du côté rappelait le Droit, la Belgique servait en même temps ses intérêts les plus vitaux ?

Elle aurait pu, dit-on souvent (voir en dernier lieu Frankfurter Zeitung, 23 février 1916, n^ 53), céder à la mi-août 1914, lorsque l'Allemagne a re- nouvelé sa demande. Comme si livrer à ce mo- ment le territoire à l'un des garants n'eût pas été, en fait, prendre parti pour lui, au détriment des deux autres ! Comme si, accepter une compromis- sion après quinze jours d'une guerre marquée par des représailles inhumaines et imméritées, n'eût pas été un outrage au sentiment public et le témoi- gnage de la pire des inféodations !

* *

Que reste-t-il, après tout cela, des assimilations entre la position de la Belgique et celle de certains

NEUTRALITÉ BELGE

34 I-H PKOCHS DK l.A NI.UrkALITh BKI.fiK

Etats des Balkans, que la presse allemande et, jus- qu'à un certain point, la presse des pays neutres, ont, depuis octobre dernier, multipliées avec une satis- faction non déguisée ?

Quand le Berner Taghlatt revient (par exemple, n°' des 9 octobre et 7 décembre 1915) sur les mal- heurs de la Belgique et de la Serbie, il vise non seulement les grandes puissances de l'Entente, mais encore les deux petits peuples. Je me limite volon- tairement à la défense de la politique de la Belgique et, par suite, je ne me laisse pas entraîner à consi- dérer les événements des Balkans autrement que dans la mesure ils intéressent cette défense. Or, selon le Berner Taghlatt, la leçon qu'ils portent, est qu'un petit peuple doit y regarder à deux fois avant de faire dépendre son existence de l'interv^ention d'une grande puissance: «la Belgique a écouté l'An- gleterre et la France, comme la Serbie a suivi la Russie ; la Belgique ne s'est décidée à résister que dans la conviction absolue qu'elle recevrait de l'En- tente une aide suffisante ».

Cette opinion contredit un des faits qui ont été le plus solidement établis par le Livre gris belge : elle avait déjà été affirmée par la lettre que trente et un professeurs allemands ont envoyée aux universités anglaises le 7 septembre 1914 et j'ai rappelé, en si- gnalant cette manifestation, combien mes collègues d'Allemagne se sont mépris :

» lycs Belges, ai- je dit, résistaient à l'invasion

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 3(5

allemande, que l'Angleterre acceptât ou qu'elle refu- sât d'intervenir. ly' appel du Roi à l'intervention diplomatique du Gouvernement anglais est parti alors que le refus de la proposition du 2 août était déjà notifié à l'Allemagne. Iv' appel du Gouverne- ment à la coopération militaire des forces anglaises, françaises et russes est parti après la violation du territoire, alors que l'armée belge combattait déjà^. Et je sais de source autorisée, j'en donne ma parole d'honneur, qu'à ce moment-là les angoisses étaient grandes dans les sphères dirigeantes de Bel- gique, lorsqu'on s'interrogeait sur ce qu'allait être la réponse de lyOndres. » (La Belgique neutre et loyale, p. 173.)

Une comparaison entre l'attitude de la Belgique et celle de la Serbie est d'ailleurs sans pertinence : la Serbie avait un statut qui l'autorisait à pratiquer la politique qui lui convenait. I^a Belgique était tenue, obligée, contrainte, par le régime que l'Bu- rope lui avait imposé comme condition de l'indé- pendance, non seulement de résister le jour sa

* Puisque Toccasion se présente, je voudrais redresser une opi- nion assez répandue au sujet de l'intervention militaire de la France. On parle souvent du refus que le Gouvernement belge aurait opposé à une offre française d'envoyer cinq corps d'armée au secours de la Belgique menacée par la Note allemande. Il est officiellement établi, d'ime part, que le Ministre de France n'a fait que les communications dont le premier Livre gris rend compte (voir notamment 24) ; d'autre part, que l'attaché militaire fran- çais n'a parlé au ministre de la guerre que du concours de principe que le Gouvernement belge n'a voulu accepter qu'après la viola- tion du terriroire : rien n'a jamais été spécifié au sujet de la nature et de la force de ce concours.

36 LK PROChS DE LA NEUTRALITÉ BELGE

frontière était violée, mais encore de se concerter avec ceux de ses garants r|iii lui étaient restés lidéles.

Le contraste qu'on a voulu établir entre l'attitude de la Belgique et celle de la Grèce n'est pas fondé davantage.

Dans un communiqué de presse (25 novembre 1915), l'Agence Wolfï voulait à tort d'ail- leurs, ainsi que le Social Demokraten du 26 décem- bre l'a rectifié voir un reflet du sentiment pu- blic au Danemark, on opposait le roi des Belges au roi de Grèce : celui-ci aurait usé de son influence pour soustraire son pays aux calamités de la guerre ; celui-là aurait, au contraire, jeté son épée dans la balance et appelé ainsi sur son peuple le destin qui l'accable.

Qui ne voit cependant que rien, dans les deux situations, ne se laisse comparer ?

lya Belgique, en 1914, à la veille d'un conflit qui va mettre aux prises ses voisins, qui sont en même temps ses garants, se voit imposer par l'un d'eux au prix de la perte de la liberté, la révocation de ses engagements à l'égard des autres. Depuis sa formation comme Etat, toute sa politique, née des nécessités mêmes de l'existence, a eu pour objet unique d'échapper à l'assujettissement. Sollicitée tout à fait à l'improviste, alors que peu d'heures auparavant les assurances opposées lui étaient encore prodiguées, elle a une nuit pour se pronon-

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 37

cer. Si elle acquiesce, non seulement elle détruit tout son passé, mais elle accroît l'invraisemblance de ce coup de tête de tout l'opprobre sous lequel on s'ensevelit quand on manque à ses obligations. Nul peuple, nul homme n'eût hésité.

I^a Grèce, en 1915, au milieu d'une guerre dont les péripéties se sont jusque-là déroulées loin de ses frontières, reçoit de la part des trois puissances qui, seules en Europe, l'ont, depuis sa régénération, aidée à conquérir et à garder son indépendance, la demande de laisser les troupes de ces puis- sances traverser son territoire pour aller au secours de son propre allié. Son gouvernement a eu, depuis de longs mois déjà, le loisir de la réflexion ; il avait pris d'abord une position favorable aux intérêts des mêmes puissances et conforme à la tra'lition natio- nale ; il n'est tenu par aucun traité ; il demeure, dans les limites que tracent la gratitude et l'unité de la conduite, maître souverain et juge de ses inté- rêts. Il se détermine et prend ses responsabilités.

trouver la plus minime analogie ? lyC profes- seur Schweizer, de Zurich, dans une étude sur la neutralité bienveillante de la Grèce, comparée à la neutralité de la Suisse (Netie Ziircher Zcihing, 26-27 novembre 1915), a lucidement montré que le droit de passage est rigoureusement incompatible avec la neutralité permanente et que la demande de l'Allemagne, le 2 août 1914, équivalait à vouloir transformer la Belgique, territoire neutralisé, en une

58 l> PROCÈS DE LA NEUTRALITH BELGE

base d'opérations pour une attaque contre la France. Quant à savoir si l'évolution des formes politiques entraîne les Ktats contemporains vers l'absorption des petits par les grands, un débat ne pourrait uti- lement s'engager sur une telle question qu'en des circonstances moins défavorables. Au surplus, l'Etat contemporain se constitue sous nos yeux, très diffé- rent à la fois de ce qu'il était il y a moins d'un siècle et de ce que l'on pensait qu'il serait : on peut à peine deviner quels seront ses traits dominants.

Mais une chose est certaine : c'est que jamais les hommes réunis en nations n'asserviront le sentiment qu'ils ont de leur existence commune à des calculs Il commerciaux. Peut-être un petit Etat aurait-il éco-

nomiquement avantage à se fondre dans un grand. Mais il y a, chez les citoyens d'un Etat, d'autres J- aspirations que le souci du rendement et des frais

£: généraux, et l'histoire est justement faite des con-

flits qui surgissent entre ces aspirations-là, que leur noblesse même rend incompressibles.

II

« Si la Belgique a résisté, c'est qu'elle était déjà engagée >'.

C'est le 13 octobre 1914, voici quinze mois, que, pour la première fois, l'accusation a été portée que le Gouvernement belge s'était rendu coupable d'une grave violation des obligations que sa situation d'Etat neutre lui imposait. L'accusation prétendait se fonder « sur des documents démontrant i,A con- nivence DE I.A Bei<gique (die belgische Konnivenz) avec les puissances de l'Entente, fait qui aurait d'ailleurs été déjà connu longtemps avant la guerre dans les milieux autorisés de l'Allemagne » {Nord- deutsclu Allgemeine Zeitung, 13 octobre 1914.)

Depuis ce moment, il ne s'est sans doute pas écoulé une semaine sans que, de l'une ou l'autre façon, l'accusation ne fût reproduite, dans un livre, dans une brochure, dans un journal, dans un dis- cours ou une interwiew. La collection de documents que j'ai rassemblée au jour le jour n'a cessé de s'augmenter, et il n'est vraiment pas banal de voir

40 l.h J'KO(.I..S l)h I.A NhUTKAirrh BhLGE

comment une croyance fait prise dans l'opinion.

Aujourd'hui encore, quand d'Allemagne on parle aux pays neutres on dira, par exemple, sans embarras aucim, comme s'il s'agissait d'un fait universelle- ment accepté : « I^a Hollande neutre n'aura jamais le sort de sa voisine du vSud, la Belgique coupable et violatrice de sa propre neutralité... (des Neutra- litàtsbriichigen und schuldigen Belgiens). Si la Belgique avait suivi la politique de stricte et loyale neutralité que la Hollande observe, si elle ne s'était pas laissée prendre par l'Angleterre et si elle n'avait pas préparé avec elle des plans contre l'Allemagne, elle se trouverait aujourd'hui dans une situation analogue à celle de la Hollande. » {Germania, 23 septembre 1915.)

Ou bien, dans une lettre accompagnant l'envoi de documents aux journaux suisses, le ministre d'Alle- magne à Berne écrira : « La Belgique s'était d'ailleurs trouvée depuis longtemps sous l'influence de la France et de l'Entente ». {Journal du Jura, 15 sep- tembre 1915.)

Ou encore, s' adressant à un représentant de Associated Press » des Etats-Unis, M. le secré- taire d'Etat von Jagow expliquera que « le Gouver- nement belge, encouragé par l'Angleterre et, en fait, militairement enchaîné par cette puissance, a jeté son pays dans la guerre ». {Lokal Anzeiger, 16 octobre 1915.)

Il n'est pas sans intérêt d'observer avec attention

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 4I

les procédés par lesquels les accusateurs de la Bel- gique ont pu ainsi parvenir à détourner les faits de leur interprétation naturelle et à obscurcir le bon droit de la Belgique.

D'abord, on n'accorde pas de valeur aux démen- tis, si solennels soient-ils. I^e Gouvernement belge, par exemple, lassé de voir se renouveler sans cesse les mêmes imputations sans fondement, fait la dé- claration suivante, qu'il appuie sur des faits : « I^e Gouvernement belge déclare sur l'honneur que non seulement aucune convention ne fut conclue, mais encore que jamais il n'y eut de la part d'un gouver- nement quel qu'il soit ni pourparlers, ni propositions au sujet de semblable convention... Tous les minis- tres belges, sans exception, peuvent en attester sous la foi du serment : jamais une conclusion quelconque de ces conversations ne fut proposée soit au Conseil des ministres, soit à un ministre en particulier. » (Livre gris, II n^ 103, annexe, p. 106). A cela, le journal officieux de l'Empire d'Allemagne, la Norddeutsche Allgemeine Zeitung, se borne à ré- pondre : « IvC Gouvernement belge veut, par une déclaration sur l'honneur, supprimer des documents compromettants qui existent. Il nie que jamais une convention ait été conclue avec un gouvernement quel qu'il soit ou que même des pourparlers ou des négociations aient eu lieu. Cette déclaration sur rhonneur est vraiment trop naïve pour que n'im- porte qui puisse y ajouter foi en présence des preuves

42 LK F'RCK:F.*% de I.A NkUTRAI.ITK BhI/;K

écrasantes fournies par les documents. » (n*^ du 10 mars 1915.)

De l'objet essentiel du débat, à savoir la distinc- tion évidente, patente, à faire d'une part entre une prétendue convention liant le Gouvernement belge au Gouvernement britannique et inféodant la Bel- gique à la politique de l'Entente et, d'autre part, des conversations entre militaires, ayant pour objet de sauvegarder, conformément aux traités et aux précédents, la neutralité belge dans l'hypothèse redoutée et d'ailleurs précisément réalisée en 19 14, cette neutralité serait au préalable violée par l'Allemagne, de cela, de cela qui seul compte, pas un mot. Pour le lecteur, l'effet estproduit : « Le Gouvernement belge nie impudemment des faits établis », de sorte que l'on peut encore imprimer, dans une note officielle envoyée de Berlin, le 6 août dernier, à la presse internationale : «...La connivence militaire de la Belgique avec l'Angleterre et la France est établie si irréfutablement par les documents..., qu'il serait superflu de dire encore un seul mot à ce sujet. »

Il faudrait, pour découvrir l'origine et suivre la trajectoire de ces traînées persistantes de médisance, une patience laborieuse que le sujet ne comporte pas, mais, lorsqu'on veut s'y astreindre, le résultat dé- dommage toujours des peines de la recherche. Le Bureau Documentaire Belge (B. D. B.), établi au Havre, a ainsi retracé (dans la note n^ 136)

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 43

les avatars successifs de l'information suivante lancée le 26 août dernier par l'Agence WolfE en Allemagne, en Autriche-Hongrie et dans tous les pays neutres.

I De source très sérieuse, il nous est communiqué l'inci- dent très intéressant et très caractéristique d-apres :

» Au consulat hollandais d'ime grande ville suisse, s'est présenté un homme revenu de France et qui, désirant se rendre en Belgique, sollicitait un passeport néerlandais. Il fut évidemment vite prouvé que l'impétrant n'était pas Néerlandais, mais Belge. Parmi les documents présentés aux fins d'identification, se trouvait, par hasard, une petite bro- chure, destinée, d'après son titie, aux soldats belles. Elle contient le croquis des différents uniformes français, porte le titre : « Nos Alliés i> et comme date d'édition : juillet 19 14. L'histoire est absolument certaine et les personnes qui nous l'apprennent sont prêtes à en garantir de leur nom l'authenticité. »

Ce récit n'était d'ailleurs qu'une réédition un peu transformée d'une information qu'on avait pu lire dans la Kôlnische Zeitung du 28 août 1914, n^ 967, sous le titre de « Bin Beweis » (Une preuve). Il fit, sous sa forme nouvelle, son tour de presse et les commentaires ne manquèrent pas. Or, le consulat hollandais mis en cause envoya le 7 septembre à un journal de Bâle, le Basler Anzeiger, une rectification décisive dans ces termes :

« Comme l'affaire donne lieu à toutes sortes de considéra- tions, le consulat en question nous fait remarquer qu'il n'attache aucune importance au récit de ce Belge, qui, vou- lant d'abord s'attribuer une autre nationalité, ne faisait donc pas grand cas de la vérité, et que l'on a prêté, erroné- ment et progressivement à cette histoire, qui est un exemple de la naissance de bruits sans fondement une importance qu'elle ne mérite évidemment pas.»

ly'Agence Wolff ni aucun des journaux qui avaient inséré son information ne donnèrent connaissance

44 »- PKOCKS I)h l,A NHUTRAI.ITK BELGE

du dcincnti. Bien plus, trois semaines plus tard, le Bcrlincr Tagcblatt (29 septembre 191 5, édition du matin), reprenait encore le récit primitif. Mieux encore, le B. D. B. a, le 12 octobre dernier, jjublié des renseignements puisés à des sources officielles et attestant, avec une précision incontestable, que le seul document figurant des uniformes militaires étrangers qui ait été distribué en Belgique à l'occa- sion de la guerre, a été, non pas même mis en cir- culation, mais confectionné LE 6 août 1914, c'est-

A-DIRE QUATRE JOURS APRÈS LA RÉCEPTION DE LA

NOTE DE l'Allemagne. Jusqu'à présent, aucun des nombreux journaux qui ont accueilli l'erreur, n'a consacré une ligne à la vérité.

Je disais qu'un premier moyen de jeter le trouble dans l'opinion consistait à ignorer ou à nier les dé- mentis. Un autre procédé très fréquent aboutit à con- fondre, dans un exposé, des témoignages de premier ordre avec des présomptions sans valeur, à brouiller des faits démonstratifs avec des données sans con- sistance, si bien qu'il devient impossible de démêler la trame de la réalité.

Une des applications les plus fécondes de cette manière s'observe dans les imputations qui visent spécialement à discréditer la jDolitique du Gouver- nement belge : parmi quelques faits de caractère officiel, on jette un grand nombre de découpures de journaux, d'extraits de discours non officiels, d'impressions ou de racontars, qui sont présumés

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE 45

fournir un tableau de l'état de l'opinion dans le pays. Kn général, d'ailleurs, cette opinion est re- présentée comme hostile à l'Allemagne, puisqu'il s'agit d'établir qu'il existait, dès avant la guerre, une hostilité systématique contre elle. Cependant, la thèse inverse se rencontre parfois, comme par exemple dans la Schlesische Volkszeitung du 17 août 1915, pour faire pièce à l'influence française, on explique qu'avant la guerre une grande partie de la population belge s'entendait très bien avec les Allemands, qui s'étaient assuré de réelles sympathies. La contradiction des deux affirma- tions importe peu : ce ne sont pas les mêmes lecteurs qui ont tous les articles sous les yeux.

De même, c'est par de véritables combinaisons d'alchimie de la documentation que l'auteur de la brochure Neutralité belge et Neutralité suisse, que j'ai épinglée plus haut, (p. 17), arrive à étayer une conclu- sion ainsi formulée : si l'Allemagne a demandé à passer à travers la Belgique, c'est parce qu'elle avait perdu toute confiance à l'égard de ce pays et quelle n'aurait jamais risqué de compter sur sa neutralité pour assurer la sécurité de ses riches provinces rhénanes; par contre, l'Allemagne avait en la Suisse une confiance absolue, parce que la Suisse pratiquait la neutralité d'une façon loyale : aussi l'Allemagne a-t-elle respecté la Suisse, alors qu'elle violait la Belgique (pp. 29-30 de l'édition allemande, p. 32 de l'édition française). Et cette

4^^ n l'Ror;» s dh i.a ni.utraiitk nixcF

conclusion repose sur l'exi^osé d'une série de faits qui prétendent apporter des témoignantes du senti- ment public en Belgique et qui, étant en réalité sans valeur propre, n'autorisent aucune générali- sation touchant la politique extérieure de la Bel- gique. Par exemple, l'auteur citera avec insistance une brochure qui eût lui demeurer suspecte, puisqu'elle ne portait aucun nom couvrant son contenu ; ou bien il écrira (je souligne) : /< On alla MÊME EN Belgique jusqu'à participer aux ar- mements DE LA France. En 191 2, lorsqu'une sous- cription nationale fut ouverte en France au profit de l'aviation militaire, on n'hésita pas à étendre

i„ l'œuvre à la Belgique, » (p. 30 de l'édition française).

ii;:;

A la vérité, tout s'était borné à une proposition dé- placée, surgie dans des milieux qui ne comptaient pas, et un journal gantois, dont les tendances n'é- taient rien moins que flamingantes, s'était écrié à . cette occasion : « Ah çà ! sommes-nous tout à fait

fous ? et faut-il faire remarquer vraiment que ces aéroplanes pourraient être appelés à faire planer leur menace au-dessus du sol belge ? « L'auteur sait cela, puisqu'il est obligé de l'imprimer : mais cela ne l'empêche aucunement de conclure avec aplomb : « Que pouvait-on attendre d'un pays dont la po- pulation OFFRE DES AÉROPLANES A l'ARMÉE FRANÇAISE ? » p. 29 de l'édition allemande, passage non reproduit dans l'édition française).

Je pourrais apporter ici de très nombreux extraits

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 47

de la presse allemande et de brochures destinées aux neutres, l'on invoque ainsi des incidents futiles ou des personnalités discréditées. Pour n'ap- porter qu'un exemple encore, je dirai ce qu'il faut penser d'un certain major Girard, dont l'Accusation se plaît à reproduire les a^âs : M. Girard n'appar- tient plus à l'armée belge : vingt-cinq ans avant la guerre, il avait déjà été unanimement stigmatisé au Parlement et, en août 1891, un journal reproduisit à son sujet l'opinion d'un ancien membre du gou- vernement : « lyC major Girard, disait celui-ci, mène une campagne absolument antipatriotique, indigne d'un ancien officier. » Mais que voulez-vous que les neutres sachent de tout cela ? Ils n'ont retenu qu'une chose, c'est qu'un « major belge » a des idées favorables à certaines thèses allemandes.

De pareils moyens disqualifient une polémique. Il est particulièrement regrettable de les rencon- trer dans des écrits auxquels la situation de leurs auteurs paraît conférer le prestige reconnu aux travaux scientifiques.

Ainsi, le professeur Karl Hampe, de Heidelberg, fait tort à une étude d'allure impartiale {Belgiens Vergangenheit und Gegenwart ; Teubner, I^eipzig und Berlin, 1915), en composant, dans son chapi- tre IX (pp. yy et ss.), une mosaïque de citations de valeur très inégale pour démontrer que, dans les dernières années, les cercles dirigeants belges avaient, comme le Gouvernement, pris parti, pour la France

4S IK PROCÈS DE LA NP.UTRAI.1TK BEI-CE

contre l'Alleiuagne : que valent ces découpures de seconde main aux yeux de tous ceux qui ont connu l'opinion éclairée du pays pour en avoir observé et mesuré les courants ?

De même, le professeur Reinhard P'rank, de Mu- nich, (Die bclgischc Neutr alitât, Mohr, Tiibingen, 1915, p. 19 et suiv.) et son collègue Aloys Schulte, de Bonn, (Von der Neutralitàt Belgiens, Marcus und Weber, Bonn, 1915 ; p. 94 et suiv.), tentent de dé- montrer qu'une évolution se serait produite au cours des dernières années, dans les sphères officielles et dans les milieux autorisés de Belgique, quant aux obligations qu'imposait la neutralité. L<es opinions K citées, extrêmement peu nombreuses, sont celles

de publicistes, c'est-à-dire de particuliers n'enga- geant ni de près ni de loin le gouvernement. Mes col- lègues reconnaîtront qu'à transposer ainsi des faits et des affirmations du domaine privé dans le do- maine public, on enlève à un exposé historique toute sa valeur. Ces procédés, dangereux et s'éloignant fort de la saine critique, conduisent à des déclara- tions comme celle-ci : «(En Belgique), tout était donc préparé dans l'esprit des juristes, des soldats et SANS DOUTE aussi DES hommes politiques pour que Ton en vînt à regarder des conspirations avec la France et l'Angleterre comme compatibles avec la neutralité. » Or, cette grave affirmation du profes- seur R. Frank (p. 26) repose sur deux citations, ni plus ni moins.

t:

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 49

Ou bien, on trouve chez le professeur Schulte (p. 103) cette remarquable série d'inférences spé- cieuses : «Assurément, i.e gouvernement bei.ge n'a pas fait vai^oir ce point de vue, mais... ce que des hommes comme ceux-là (le général Brialmont et le professeur Nys) disent, ne s'efface pas et grandit au contraire dans les cœurs... I^e bouillant wallon (Brialmont) était parmi les plus ardents amis de la France. Dans Iv' armée bei.ge, les partisans de l'alliance française dominaient com- plètement. Ils ONT finalement du moins cei.a SEMBI.E triomphé aussi au ministère des Affaires étrangères. »

Ou bien encore, le même professeur Schulte, glis- sant subrepticement dans une phrase une incidente qui suggère certaines pensées et tend à forcer le jugement, écrira en parlant du port de Zeebrugge (p. 86) : « Iv' Angleterre ne peut venir à Anvers par mer : mais la Belgique construisit, pour des buts commerciaux, le port de Zeebrugge ; celui-ci convient d'ailleurs aussi comme base de débar- quement POUR LES Anglais et il a été employé déjà ainsi en automne 1914. »

Pascal aimait fustiger ces sortes de dialecticiens...

Voilà pour les procédés de l'Accusation.

lyCS faits qu'elle invoque sont connus : on n'en a pas allégué de nouveaux depuis un an, mais on les reprend avec des variantes dans l'exposé. Je

NEUTRALITÉ BELGE 4.

^O LK PROCKS DR LA NP.UTRALITh BEIXË

me bornerai îi utiliser ici le document allemand le plus officiel (jui soit, la dernière édition du Livre blanc consacré à la guerre : Aktenstûckc ztim Kriegsausbruch, herausgegeben vom Auswârtigen Amte, publié vers le mois d'avril 1915. Encore à cette date, on a jugé ojjportun de consacrer le tiers des soixante-quinze pages de ce document aux imputations contre la Belgique : on y trouve reproduites les révélations de la Norddeutsche Allgemeinc Zeitung, d'octobre à décembre 19 14, concernant les documents « Barnardiston-Du- carne », «Bridges-Jungbluth», «Greindl», ^< Espion- nage , manuels militaires et rapports anglais *. i. On a corrigé insignifiante erreur de traduction n

(bedeutungsloser Uebersetzungsfehler), comme l'a qualifiée la Norddeutsche du 10 mars 1915, qui, dans le rapport Ducarne, transformait « conversation » en « convention » (Abkommen). Pour l'édification du lecteur, je reproduis ci-dessous le passage du manuscrit l'on veut trouver à la fin de la se- conde ligne un mot écrit d'une façon prétendument « très illisible » sehr undeutlich ») \ chacun lira

c:

cependant d'emblée dans ce mot: «conversation»^.

^ A ce propos, un fait remarquable vient d'être mis en lumière par mon compatriote, M. Passelecq, qui, dirigeant le Bureau docu- mentaire belge (B. D. C), dispose de sources nombreuses d'in-

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 5I

Kn compensation de cette rectification, on a mis en vedette l'indication que le général belge avait inscrite sur l'enveloppe renfermant le rapport. J'avais délibérément, malgré les instances de plu- sieurs amis, évité de discuter cette question dans La Belgique neutre et loyale ; je la considérais et je la considère encore comme puérile; mais l'Accusation insiste et mes critiques me reprochent mon silence : P. Schumann (Hat Belgien sein Schicksal verschul- det ? Antwort auf Prof. Waxweilers gleichnamige Schrift ; Verlag des Dresdner Anzeigers, p. 30) ne m'accuse- t-il pas à ce propos de falsifier les textes ?

On se représente aisément dans quelles circonstan- ces une inscription a été faite par le général sur l'en-

formations. Daus une étude très fouillée du Livre Blanc, il dit :

« Il nous est venu récemment entre les mains quelques fascicules de la revue mensuelle de propagande officiellement éditée à Berlin, en plusieurs langues, depuis le mois d'août 1914 (et répandue à foison en tous pays neutres), sous le titre de Kriegschronik : Kriegs- tagehuch, Soldatenbnefe, Kriegsbilder (en français : Journal de la Guerre, Lettres de soldats en campagne. Illustrations ; en hollan- dais : Oorlogskroniek ; etc.) et avec la mention « Imprimé et édité par M. Berg à Berlin ». Parmi ces fascicules, se trouvaient, pour le « mois de novembre 191 4 », un exemplaire de l'édition en langue française et un de l'édition en langue allemande.

« Or, quelle n'a pas été notre surprise, en comparant ces deux éditions simultanées de la même brochure, de constater que, tan- dis que l'édition allemande comporte, dans la version allemande du manuscrit Ducarne, l'altération de la Nordd. A II g. Zeitg {Ab- kommen), l'édition en langue française ne la comporte pas, mais, au contraire, porte, correctement typographie, le texte exact du manuscrit : « Conversation». Voiries fac-similés dans Passrlecq, Essai critique et notes sur l'altération officielle des documents belges, p. 40. (Berger-Levrault, Pages d'histoire, 1916).— Ilest évident que si, à Berlin, on a pu, dans une édition, faire iypographier correc- tement, c'est qu'on avait lu correctement...

S2

I.K PROChS 1)K LA NKUTKAI.ITK BELGK

veloppe dans laquelle il venait de glisser la minute de son rapport. Le crayon rouge à la main, il va inscrire sur l'enveloppe une rubrique, rappelant l'objet de la pièce qu'elle contient ; il n'est pas juriste, le général, il n'a pas de scrupules quant au choix du mot : « De quoi traite ce rapport ? de conventions, que diable ! puisque j'ai convenu diverses choses avec l'attaché militaire », et le général écrit en grands caractères, en faisant suivre son inscription d'un long paraphe comme on en trace au moment une affaire est achevée : « conventions anglo-belges » A Remarquez

bien qu'il n'écrit pas « convention » au singulier, justement parce que dans son esprit il n'y a que des « choses convenues ».

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 53

Or, cet innocent intitulé d'enveloppe, que le professeur Sculte appelle quelque chose de très essentiel («etwas sehr Wesentliches ») acquiert, dans les réquisitoires contre la Belgique, une valeur de témoignage juridique : « Kn présence de ce titre' proclame gravement la Norddeutsche, il ne peut plus subsister aucun doute sur la signification de droit PUBivic (staatsrechtliche Bedeutung) que, du côté BELGE LUI-MÊME, OU accordait aux documents. » (Article cité.)

Je n'ajouterai rien, sauf peut-être ceci. Puisque, pour apprécier la valeur juridique d'un écrit, il suffit de connaître la rubrique sous laquelle il a été placé dans une enveloppe par un militaire, je puis aussi invoquer une rubrique de classement, que la Nord- deutsche a citée, en passant, le 13 octobre 1914, mais dont elle a négligé de faire état : il paraît que la fameuse enveloppe a été trouvée dans un dossier portant cette inscription : « Intervention anglaise en Belgique ». Rubrique pour rubrique, je retiens la seconde.

Ceci est plus important. Dans la dernière édition officielle, on a maintenu la principale altération du texte : la phrase essentielle : « l'entrêE des an- glais NE SE FERAIT QU' APRÈS LA VIOLATION DE NOTRE NEUTRALITÉ PAR L'ALLEMAGNE », n'est pas insérée à sa place dans la traduction allemande ; elle n'est toujours citée, exclusivement en fran- çais d'ailleurs et, par suite, ignorée par la majo-

54 '> J'ROCRS DH I.A NKUTRAl.ITh BRLGR

rite des lecteurs allemands, qu'accessoirement, en dehors du rapport et comme si ELLE èTAiT

UNE NOTE MARGINALE, AJOUTÉE APRÈS LA RÉDAC- TION : «Auf dem vSchriftstiick findet sich noch der folgende Randvermerk ».

J'ai montré, en reproduisant {La Belgique neutre et loyale, p. 178) le fac-similé de cette partie du raj;- port, combien cette façon de présenter les choses est inexacte : en réalité, la phrase fait partie du texte original, elle est écrite de la même main, au même instant que l'ensemble de la minute, car il s'agit :; d'une minute toute émaillée de ratures, de suppres-

5' sions et d'additions. En retirant la phrase du texte

i.., avec lequel elle fait corps, on commet un faux.

c

Telles sont, sous leur forme actuelle, les pièces versées au débat.

Une chose est surprenante à propos de ce rapport militaire désormais célèbre : c'est qu'aucun de ceux qui en Allemagne s'en sont occupés, n'a fixé son attention sur les deux premiers paragraphes du docu- ment. On les trouvera ci-contre dans leur forme originale.

Ces paragraphes sont essentiels : ils marquent le début de l'exposé ; ils définissent la nature, l'objet, la portée de l'affaire. Relisons-les lentement.

« lyA première visite date de la mi-janvier. » L'Attaché militaire anglais est donc venu trouver le général : visite de soldat à soldat. Je vais préciser

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE

55

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S6 l.k F'ROCHS DE LA NHUTRAI.ITK BFI.GK

ce point, d'après des informations sûres : visite personnelle, faite au domicile particulier du géné- ral et que rien n'avait annoncée.

De quoi l'attaché a-t-il parlé pour débuter ? « Des préoccupations dk l'état-major de son PAYS » : soucis de soldats.

Relativement à quoi ? « A la situation poli- tique GÉNÉRALE ET AUX ÉVENTUALITÉS DE GUERRE DU MOMENT. »

Ces soucis sont-ils extraordinaires ? La visite date de la mi-janvier 1906. Or, précisément, je trouve dans un recueil diplomatique publié par le Départe- ment des Affaires étrangères de Berlin et dont je reparlerai (Belgische Aktenstûcke: iço^-içi4. Heraus- gegeben vont Auswârtigen Amt), une lettre du 14 jan- vier 1906 adressée au ministre belge des Affaires étrangères par le chargé d'affaires à Londres, et j'y lis : « Dans ces derniers temps, le ministre des Affai- res étrangères a répété à plusieurs reprises aux diffé- rents ambassadeurs accrédités à Londres que la Grande-Bretagne était engagée vis-à-vis de la France en ce qui concerne le Maroc et qu'elle remplirait ses engagements jusqu'au bout, même en cas d'une guerre franco-allemande, et quoi qu'il pût lui en coûter. La presse et l'opinion publique font preuve des mêmes sentiments. L'on rappelle les différents froissements qui se sont produits entre ce pays et l'Allemagne, notamment lors de la guerre sud- afri- caine, et Ton ajoute que si la conférence d'Algésiras,

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE 57

qui est réunie à la demande de TAllemagne, venait à échouer par la faute de cette dernière, non seulement tout espoir de rapprochement anglo-allemand serait perdu, mais il en résulterait une réelle hostilité entre les deux pays. »

En janvier igo6, il y avait donc véritablement en Angleterre des préoccupations très graves.

Mais cela intéresse-t-il la Belgique ? Assurément, car voici la communication importante, la raison d*être de la visite :

« Un envoi de troupes d'un totai. de cent miixe hommes environ, était projeté pour le cas i.a bei.gique serait attaquée. »

Nous lisons bien : envoi projeté pour le cas

I,A BELGIQUE SERAIT ATTAQUÉE. Eh quoi ? En 187O,

au moment de la révélation des négociations secrètes engagées entre Napoléon III et Bismarck pour l'annexion de la Belgique, on avait été bien plus catégorique : le 30 juillet, le Cabinet anglais avait décidé que les engagements contractés envers la Belgique seraient tenus, dussent-ils conduire à la guerre et il avait obtenu du Parlement, par un vote presque unanime, un crédit extraordinaire de deux millions de livres et un contingent supplémentaire de vingt mille hommes de troupes. Gladstone avait dit officiellement au ministre de Belgique que M l'incident du traité secret franco-prussien était de la plus haute gravité et qu'il engageait l'Angle- terre plus avant dans les affaires belges. » En face

58 l.K Ï'ROOKS DK LA NHUTRAI.ITh BELGF

de tout le déploiement politifjue de 1870, combien la démarche de 1906 i)araît anodine : un attaché militaire anglais vient simplement informer, à titre confidentiel, le chef de l'état-major belge d'un pro- jet qui consiste à envoyer des troupes pour le cas la Belgique serait attaquée...

C'est si bien une première information, sans plus, que l'Attaché militaire s'empresse de « demander

COMMENT CETTE ACTION SERAIT INTERPRÉTÉE PAR LA BELGIQUE ».

A une telle question, dites-moi, que devait ré- pondre n'importe quel chef d'état-major venant d'apprendre qu'au cas son pays, convention- nellement neutre, serait attaqué, l'une des puis- sances qui l'ont garanti viendrait à son secours ? Exactement ce que le général belge a répondu : « au point de vue militaire, cette action ne pourra qu'Être favorable, mais cette question d'in- tervention (notez le mot en passant) relève

ÉGALEMENT DU POUVOIR POLITIQUE ET, DÈS LORS, JE SUIS TENU d'en ENTRETENIR LE MINISTRE DE LA GUERRE. »

Quant aux questions d'ordre militaires, le chef de l'état-major belge avait toujours, au cours de sa carrière, considéré ce domaine comme étant le sien, par ce qu'il en avait les responsabilités : « C'était, je suis autorisé à me ser^dr de ses pro- pres expressions, une règle qu'il s'était imposée dans tous les travaux ou études stratégiques ou

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 59

tactiques, car il jugeait que ces questions, spécia- lement de son ressort et de sa compétence, ne relevaient que de l'état- major. » Aussi n'a-t-il adressé un rapport au ministre de la Guerre sur ses conversations avec l'attaché militaire anglais qu'au moment elles avaient pris fin.

Si je voulais poursuivre l'analyse attentive du rapport du général belge, je pourrais multiplier encore les preuves de son indiscutable correction. Ainsi, je lis un peu plus loin : « M. Barnardis- ton s'informa si nos dispositions étaient suffisan- tes POUR ASSURER LA DÉFENSE DU PAYS durant

la traversée et les transports des troupes an glaises, temps qu'il évaluait à une dizaine de jours. Je répondis que les places de Namur et de lyiége ÉTAIENT A l'abri d'un coup de main et que, en quatre jours, notre armée de campagne, forte de loo ooo hommes, serait en état d'inter- venir. »

Plus loin encore, notez ces expressions : « Nous pouvions compter, que, en douze ou treize jours, seraient débarqués, etc. » « Il me demanda d'examiner la question du transport de ces forces

VERS LA partie DU PAYS Oll ELLES SERAIENT

UTILES. » « J'ai insisté une dernière fois et aussi énergiquement que possible sur la nécessité de hâter encore les transports maritimes, de façon que les troupes anglaises fussent prés de nous entre le onzième et le douzième jour. »

.«I

6o LK PROCKS DF. I A NF.UTRALITH BELGE

Combien, h travers toutes ces lij^nes, transparaît l'idée qu'il s'agit de venir au secours de la Bel- gique pr^:alablement attaquée.

Seuls, les auteurs du Livre blanc s'égarent dans des commentaires en marge de l'évidence. Ils atta- chent, par exemple, une grande importance à ce que, parmi les documents trouvés à Bruxelles figurait une carte du déploiement de l'armée française, et ils en tirent hardiment cette conclusion : la Belgique n'était pas seulement d'accord avec l'Angleterre, mais « les trois puissances alliées avaient établi exactement genau festgesetzt ») les plans d'une coopération des armées alliées. » [Akienstûckc zuvi Kriegsausbruch, p. 58, en bas). Or, je suis en mesure d'affirmer que cette carte était une « carte d'études », faite par un des officiers adjoints à l'état-major belge ; cet officier en a dessiné, au moment des con- versations de 1906, aussi bien qu'avant et après cette époque, beaucoup d'autres pour orienter l'état- major sur la marche des déploiements stratégiques possibles de l'armée française et aussi de l'armée allemande. Ces cartes avaient la valeur de schémas et j'ajoute d'après des renseignements émanant du général Ducarne lui-même, qu'aucune, absolument aucune carte ne fut dressée au cours des entretiens avec l'attaché militaire anglais, ce dont le dossier trouvé à Bruxelles fait d'ailleurs foi.

Pour montrer combien, même au point de vue purement militaire, la Belgique était, après ces con-

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE

versations, exactement dans la même situation qu'au- paravant à l'égard de ses garants, j'avais révélé dans La Belgique neutre et loyale (p. 179) que peu de temps après 1906, un voyage d'études de l'état-major belge avait eu pour thème tactique un débarquement sup- posé de troupes anglaises en Belgique. Je puis être aujourd'hui plus précis : voici le tableau des direc- tions données aux voyages d'études pendant les cinq années qui suivirent les conversations :

1906, VERS Iv'AlvLEMAGNE ;

1907, VERS I.A France ;

1908, VERS Iv'Angi^eterre ;

1909, VERS l'AIvIvEMAGNE ;

1910, VERS i,A France.

En particulier, le voyage de 1908 était basé sur l'hypothèse que la France et i.' Angleterre fai- saient CAUSE COMMUNE POUR TRAVERSER LA BEL- GIQUE DANS UNE GUERRE CONTRE l' ALLEMAGNE.

Véritablement, peut-on souhaiter des faits qui anéantissent plus complètement l'Accusation ?

*

* *

ly'un des accusateurs de la Belgique, le D^ Richard Grasshoff ^, l'a bien senti.

1 D' juris et phil. Richard Gkasshoff, Belgiens Schidd, zu- gleick eine Antwort an Professor D' Waxueiler ; Reimer, Berlin 1915. Traduction française : La Belgique coupable ; même éditeur.

Puisque j'entre en discussion avec cet auteur, il me permettra

à2 Ll: l'KUChS l)h I.A NtUTK ALITÉ BELGE

Aussi ])asse-t-il légèrement, sur les commentaires des brochures officieuses et il se borne à dire (je résume l'argumentation) :

« lyaissons de coté tous les incidents susceptibles d'une interprétation multiple (p. 6)... ne tenons aucun compte des suppositions instinctives que le fait suggère immédiatement chez chaque esprit rai- sonnable (p. 7). Il n'en reste pas moins ceci : le Gouvernement belge devait avertir l'Allemagne, car si, dans l'avenir, l'Angleterre voulait un jour débarquer des troupes en Belgique sans attendre f l'attaque allemande, et le Gouvernement belge

devait savoir par l'Histoire que l'Angleterre était

de lui faire observer qu'il m'a bien inexactement attribué des ten- dances d'esprit et des expressions qu'il n'a pas trouvées dans mon livre. Il écrit : « En notre qualité d'Allemand doué d'un jugement médiocre, concession la plus haute que fasse à notre iutelli^ence la magnanimité de M. Waxweiler (p. 7 de la traduction française) ; voici le passage correspondant de l'édition allemande : « Wir wollen als besonnene Deutsche von màssigem Urteil dass uns Herr Waxweiler grossmûtig im hôchsten Falle der Einsicht zuge- steht » (p. lo-ii).

Je n'ai jamais rien écrit de semblable.

J'ai dit, à propos des démarches diplomatiques de l'Allemagne du 29 juillet au 4 août 19 14, qui ont révélé des dispositions si peu correctes à l'égard de la Belgique : c Les meilleurs amis de l'Allemagne, les Allemands eux-mêmes qui ont su dans les angois- santes semaines que vit notre pays, conserver le sens de la mesure, n'éprouvent-ils pas, en présence de ces faits, un indicible malaise et pour tout dire, un troublant remords ? » (p. 117,) Et dans la traduction allemande : « Empfinden die besten Freunde Deutsch- lands, ja die Deutschen selbst, die trotz den bangen Ereignissen der letzten Monate ein mâssiges Urteil bewahrt haben, nicht ein unbeschreibUches Unbe hagen und, um es ganz zu sagen, nagende Reue ? (P. 102.)

Aucun de mes textes ne renferme, on le voit, rien qui autorise la remarque de l'auteur.

Dans sa brochure, le D^" Grasshoff revient encore en trois autres endroits (pp. 10-17-45) sur cette confusion déplaisante.

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITÉ BELGE 63

assez perfide pour le faire, elle connaissait désor- mais tous les détails techniques nécessaires. Or, l'Allemagne, garante comme l'Angleterre, avait le droit de connaître les mêmes choses. I^e Gouverne- ment belge devait se demander : à présent que l'Angleterre s'est assurée un pareil monopole d'in- formations, l'Allemagne se regardera-t-elle toujours comme liée par un traité de garanties dont l'un des contractants menace de s'assurer la part du lion ? Croit-on en Allemagne à la loyauté d'Albion ? »

(p. 8-9.)

En somme, pour le D' Grasshoff, toute l'accusa- tion contre la Belgique se ramènerait à ceci : la Belgique aurait rompu l'équilibre de la neutralité en assurant à l'Angleterre un monopole par la com- munication de secrets militaires. I^e professeur Frank voit à son tour, dans cette imputation, le grief fondamental à adresser à la Belgique {Die belgische Neutr alitât, p. 31).

Mais il suffit de lire le rapport complet du général Ducarne {La Belgique neutre et loyale, p. 283 et suiv.), pour constater que le chef de l'état-major belge n'a eu aucunement à confier à son interlocuteur des se- crets militaires belges ; il a recueilli, au contraire, de très intéressantes confidences sur les dispositions anglaises ; il a coordonné des mesures pour concerter l'action des deux armées, toujours en vue « d'opé- rations COMBINÉES DANS LE CAS d'UNE AGRES- SION Ai.i,EMANDE ». Il s'est borné « à convaincre l'at-

04 I.H l'ROŒS Dh LA NHU TKAUTI. BEUih

taché anglais de la volonté ([un l'armée belge avait d'entraver dans la mesure du possible les mouve- ments de l'ennemi et de ne pas se réfugier dès h- début dans Anvers ». Rien de plus.

Je suis heureux de pouvoir communiquer ici une déclaration récente de l'ancien chef de l'état- major belge : si un attaché militaire français ou allemand s'était adressé à lui et l'avait invité à prendre des mesures en vue de combiner une dé- fense éventuelle du territoire garanti, il lui eût réservé exactement le même accueil. Mais cela n'eût pas empêché l'état-major de garder le secret sur ses propres dispositions et de ne communiquer à aucun des attachés militaires celles qu'il aurait prises avec les autres.

I/CS accusateurs de la Belgique perdent vraiment toujours de vue que cet Etat était indépendant, souverain, maître chez lui, et ne voulait d'aucune inféodation : il prenait pour sa défense les mesures « qu'il lui convenait de prendre », comme le disait en 1887 l'ancien ministre belge Frère-Orban, qui saisissait cette occasion pour rappeler à la Chambre ces paroles du maréchal de Moltke : « C'est affaire à la Belgique de choisir ses moyens de défense. » (Cf. E. Descamps, La Neutralité de la Belgique, p. 409, § 5 : « I^e choix des moyens appropriés à la défense. »).

Eh ! puisque les accusateurs de la Belgique se montrent si ombrageux à l'égard du rôle des atta-

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITÉ BELGE 65

chés militaires étrangers à Bruxelles, je vais leur révéler un précédent qui ne laisse pas d'être assez piquant.

I^e 12 mai 1875, le baron lyambermont, qui a longtemps dirigé la diplomatie belge, écrivait à M. Jules Devaux, chef du cabinet du roi Ivéo- pold II :

« On m'a dit et redit en termes presque suppliants : il faut mettre Namur et I^iége en état de défense. Il ne s'agit pas de grands travaux, mais seulement d'un système n'entraînant qu'une très modique dé- pense. On a même fait remarquer que ces travaux sont indispensables dans les deux sens : vous pourrez déclarer en les proposant que vous les faites aussi bien pour une armée venant de l'autre côté. Nous ne demandons donc pas de privilèges, mais nous tenons à ce que la ligne de la Meuse soit barrée.

» Bn somme, je ne puis mieux condenser la pensée de mon interlocuteur qu'en répétant les mots dont il s'est servi : Tout ce que nous vous demandons, c'est de tenir cinq jours ; cela fait, votre tâche sera remplie. »

Iv'interlocuteur du baron Lambermont n'était ni plus ni moins que l'Attaché militaire allemand à Bruxelles, le major von Sommerfeld. Il était venu trouver non pas un militaire, mais la personnalité la plus éminente du Département des Affaires étran- gères. Il ne lui avait pas demandé simplement de prendre en commun des mesures d'exécution pra-

NEUTRALITÉ BELGE S

66 l.H l'ROCKS DE LA NEUTRALITÉ BELGE

tique, i>our le cas l'armée allemande devrait conformément aux traités, aider l'armée belge dans la défense du territoire, mais il l'avait pressé d'en- gager son gouvernement dans une voie qui était alors toute nouvelle, de modifier profondément le système défensif du pays, et cela simplement pour répondre aux convenances stratégiques de l'Allemagne.

La conversation militaire de 1906 est considérée aujourd'hui en Allemagne comme une trahison : comment l'eût-on qualifiée si elle avait eu la portée f de la conversation dipi^omatique de 1875 ^ ?

L., Que les conversation^ de 1906 n'aient pas dé-

L, passé ce qui était strictement compatible avec les

: obligations de la neutralité, cela ne peut être con-

testé par aucun esprit droit. Mais il est possible

^ Il n'est pas inutile de souligner le fait qu'en 1875, c'était l'Allemagne qui insistait avec force auprès de la Belgique pour que celle-ci mît Namur et Liège en état de défense.

Le professeur Schulte sera sans doute bien surpris d'apprendre ceci, lui qui, dans les conjectures qu'il amoncelle pour incriminer la politique de la Belgique, représente les fortifications de la Meuse comme dirigées contre l'Allemagne (notamment, p. 86), Il importe fort peu, d'ailleurs, que plus tard Moltke ait exprimé au roi Léopold 11 vm avis différent : ce changement d'opinion montre, au contraire, combien la Belgique avait raison de con- sulter ses seuls intérêts pour décider les mesures propres à assu- rer la défense de son territoire.

De même, M. Schulte sera étonné d'apprendre que, vers 1890, il y eut en France, précisément à propos du projet des fortifica- tions de la Meuse déposé en 1887, toute une levée de boucliers : on prétendait que le projet faisait partie d'un accord liant la Belgique à l'Allemagne. J'ai déjà fait allusion précédemment (p. 28) à cette campagne injuste.

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE 67

d'affirmer, en outre, qu'elles sont restées sans influence aucune sur l'orientation de la politique extérieure de la Belgique.

On possède, en efFet, depuis peu de temps une précieuse source de renseignements, émanant du Département des Affaires étrangères de Berlin, ce qui lui confère une valeur peu banale pour la défense de la politique belge. C'est une série de rap- ports diplomatiques adressés à Bruxelles par dix ministres et chargés d'affaires belges, qui repré- sentaient la Belgique à Berlin, I^ondres et Paris entre 1905 et 1914 : Belgische Aktenstûcke; j'y ai déjà fait allusion (p. 56). Je ne veux pas montrer ici que le choix des rapports laisse une impression bien différente de celle que donnerait la série com- plète, si elle était publiée ; je ne veux pas davan- tage savoir dans quelle mesure ces rapports expli- quent la politique de telle ou telle puissance euro- péenne. Je me place au seul point de vue de la Belgique et je remarque qu'à ce point de vue, et indépendamment de toutes les opinions person- nelles qui peuvent s'y rencontrer, il faut considérer ces documents comme si l'on regardait l'image d'un objet dans un miroir : envisagés de cette façon, les rapports donnent en quelque sorte par réflexion des indications précises sur la politique extérieure de la Belgique.

Ouvrons donc le recueil que la Chancellerie allemande a cru devoir livrer au public et cher-

68 IF. PROCKS DK l.A NHUTRAI.ITK BELGE

chons-y ce que les ministres belges, accrédités dans les trois grandes capitales, écrivaient au sujet de l'orientation de la politique à laquelle ils collaboraient. Dans les cent-quarante pages des Aktcnstiicke nous ne trouverons pas un mot, pas une allusion à une inféodation de la politique belge à l'une quelconque des trois grandes puissances voisines, et, en particulier, à l'Angleterre. Les occa- sions d'en parler étaient cependant incessantes : dès la première page du recueil, il est question de la

tension des rapports entre la France et l'Angleterre il»' ' ;;:. d'une part et l'Allemagne d'autre part : on est au

c' lendemain de Tanger et à la veille d'Algésiras. Le

c terrain est brûlant. Observe-t-on de la part des diplo-

^' mates belges quelque hésitation à s'y aventurer,

quelque gêne à entretenir le gouvernement des con- flits qui se déroulent ou se préparent ? Nullement. Ils étalent ouvertement leurs opinions. Dans cette collection qui a été rassemblée par l'adversaire, il n'a, visiblement, fait entrer parmi les pièces dé- couvertes que celles d'où sa cause pouvait tirer quelque force, il n'y a pas une pensée, exprimée ou sous-entendue, qui permette d'incriminer en quoi que ce soit la politique de la Belgique.

Ces rapports sont bien ceux que l'on devait s'at- tendre à trouver dans les archives d'un pays dont toutes les attitudes extérieures étaient, ainsi que je l'ai montré, commandées par le souci d'assurer la vie de la nation en échappant à tout assujettissement.

c

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITÉ BELGE 6()

Quel que soit l'événement qui survient et qu'il survienne, les représentants de la Belgique le jugent toujours au point de vue national, aussi bien il y a dix ans, en septembre 1905 (Aktenstucke, p. 9 : « A NOTRE POINT DE VUE, il est à souhaiter que le secré- taire d'Etat, à Berlin, ait raison »), qu'à la veille de la guerre, en juillet 1914 (id. p. 139 : « En ce QUI nous concerne, nous n'avons pas à prendre parti. »)

Ainsi, les dix diplomates belges ignorent tout d'une prétendue « connivence » entre la Belgique et l'Entente. Or, il faudrait ne rien connaître de l'or- ganisation diplomatique pour s'imaginer que pen- dant dix années consécutives, dix représentants diffé- rents d'un pays auprès de trois gouvernements voi- sins auraient pu demeurer systématiquement dans l'ignorance d'actes décisifs, qui auraient engagé la politique nationale dans une voie déterminée précisé- ment à l'égard de ces trois gouvernements. Cela est, en particulier, d'autant moins possible en ce qui con- cerne la Belgique pendant cette période, que l'un des ministres dont le nom apparaît le plus souvent dans la liste des rapports publiés, le comte Greindl, ministre à Berlin, jouissait, dans les milieux diplo- matiques belges, d'une autorité que "son âge et son expérience lui avaient assurée. I^es rapports publiés confirment à cet égard singulièrement ce que je disais ailleurs de ce diplomate {La Belgique neutre et loyale, p. 181), à savoir qu' « on lui communiquait

yO LE PROCÈS DR LA NEUTRALITE BELGE

souvent les dociinients qui intéressaient la situa- tion internationale du pays. »

Mais feuilletons plus attentivement le recueil et cherchons si nous n'y découvrirons pas des indica- tions concernant spécialement les conversations militaires de 1906.

Il s'en trouve, en effet, et, ne pouvant les passer sous silence, l'Accusation a imaginé de représenter les opinions émises par les diplomates belges comme des << avertissements » adressés à leur gou- vernement, pour lui signaler les périls d'une préten- due politique nouvelle. I^a brochure de propagande La Neutralité belge dit, par exemple : « Le comte Greindl met avec insistance son gouvernement en garde contre le terrible danger auquel la Belgique s'est exposée par sa réunion aux puissances de l'Entente » (p. 7) ; la brochure dit encore : « Avec toute la lucidité permise à un diplomate envers son gouvernement, le comte Greindl a rappelé au sien qu'il violait ses devoirs de neutralité en se liant par des engagements subversifs » [id.) ; et plus loin : « lycs avertissements n'ont pas manqué au gouver- nement, belge demeuré aveugle jusqu'au bout * (p. 8). Le professeur D^ Hônn, dans son article Aus belgischen Archiven (dans Das grôssere Deutschland, 21 août 1915, p. 1123), n'hésite pas à conclure que «l'entêtement du gouvernement belge à ne pas suivre les avis de ses diplomates rend sa culpabi- lité deux fois plus lourde ». Le recueil officiel lui-

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 7I

même reprend ce thème : « Cela a été, lit-on à la fin de l'introduction, un malheur pour la Belgique qu'elle n'ait pas voulu entendre les voix de ses diplomates. »

lya thèse que le Gouvernement belge aurait été l'objet de remontrances de la part de ses représen- tants à l'étranger prétend se fonder, en particu- lier, sur un rapport envoyé en 191 1 par le comte Greindl au Département des Affaires étrangères à Bruxelles ; ce rapport, n'a d'ailleurs, pas été repro- duit dans le recueil diplomatique des Belgische Aktenstiicke ; la N orddeutsche n'en a publié, le 13 octobre 1914, qu'un fragment ingénieusement choisi et reproduit dans le dernier Livre blanc (P- 59-) J'^i ^^Jà dit (La Belgique neutre et loyale, p. 180-181) que le rapport du comte Greindl n'a aucunement été fait à l'occasion des conversations de 1906 avec l'attaché militaire anglais : il fournit au Département l'avis que celui-ci avait demandé concernant une étude rédigée par un fonctionnaire supérieur et portant pour titre : « Que fera la Bel- gique en cas de guerre franco-allemande ? » Dans sa réponse, qui constitue un long mémoire, le comte Greindl envisage diverses éventualités de viola- tion de la neutralité belge. Il s'arrête d'abord, en un langage d'ailleurs curieusement prophétique, au danger allemand ; puis il signale le danger franco - anglais. Il émet des réserves sur le travail qui lui a été soumis, mais, à aucun endroit, il ne laisse devi-

72 Ih l'RDCKS DK l.A NKUTRALITh BRI.GF.

ner une intention de critique ou d'avertissement à l'égard de la politique du gouvernement. Et ce- pendant il fait allusion aux conversations de 1906 : le moment était tout indiqué de faire entendre des paroles sévères ; tout au contraire, le Comte s'exprime dans des termes qui révèlent une com- plète confiance : « nous » savons à quoi nous en tenir ; « nous » avons montré que nous ne nous laisserions pas intimider, etc.

IfSi même attitude d'esprit s'observe aussi bien dans les autres rapports du comte Greindl que

:::•■: dans ceux de ses collègues de Londres et de Paris.

c L'Accusation ne pourrait pas apporter une seule

c' citation en faveur de sa thèse.

b' Dès lors, il est établi que les passages les

^ ' diplomates belges parlent des conversations mili-

taires sont à retenir pour ce qu'ils disent, ni plus ni moins : ils n'ont aucune portée tendancieuse.

Or, tous ces passages, sans exception, s'accor- dent à montrer que les représentants de la Belgi- que SAVAIENT que les conversations n'avaient pas eu la moindre influence sur la politique du pays. La première mention des conversations de 1906 est du 5 avril de cette même année, dans un rapport du comte Greindl, preuve précise que le gouvernement belge, loin de dissimuler ce qu'il venait d'apprendre, a, sans aucun délai, porté la nouvelle notamment à la connaissance du doyen de la diplomatie belge. Et comment celui-ci s'exprime-

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE 73

t-il ce jour-là, alors qu'il vient d'être mis au cou- rant et que ses impressions sont encore vives ? « Si, dit-il, quelque doute (sur la signification d'une visite du roi d'Angleterre à Paris) pouvait régner encore, la singulière démarche faite par le colonel Barnardiston auprès de M. le général Du- carne l'aurait dissipé» (Belgische Aktenstûcke, -p. 21). Rien de plus : aucune allusion, même lointaine ni à une convention, ni à une inféodation quelconque de la politique belge ; le diplomate sait qu'il n'y a rien eu de semblable.

Un an plus tard, en avril 1907, le comte Greindl a encore l'occasion de donner son jugement et, chose caractéristique, il se sert sensiblement des mêmes termes que la première fois : « Nous-mêmes, écrit-il alors, nous avons eu à enregistrer les singulières OUVERTURES faites par le colonel Barnardiston au général Ducarne. (Id., p. 34).

Et, dans une troisième circonstance, quatre ans plus tard, il s'exprime encore d'une façon analogue : « C'est la continuation des propositions singulières qui ont été faites il y a quelques années au général Ducarne par le colonel Barnardiston. » (Id., p. 102.)

DÉMARCHES OUVERTURES PROPOSITIONS :

c'est bien uniquement sous cet aspect, conforme à la stricte réalité, que les conversations militaires de 1906 apparaissent au diplomate belge, dont l'Accu- sation aime tant utiliser le témoignage.

Bien plus, il se trouve dans le rapport dont un

74 '> PKDCKS DH I.A NKirrKAI.lTK BHUiK

fragment a été publié par la Norddeulsche une phrase qui révèle que le même dij^lomate considérait que les projets communiqués en 1906 par l'Attaché militaire anglais tenaient coni}>te d'une résistance éventuelle de l'armée belge à l'avance des troupes anglaises. Il écrit, en effet : « L'armée anglaise entre- rait tout de suite chez nous par le nord-ouest, ce qui lui donnerait l'avantage d'entrer immédiatement en action, de rencontrer l'armée belge, si nous ris- quions UNE BATAILLE, dans Une région nous ne pouvons nous appuyer sur aucune forteresse, de s'em- parer de provinces riches en ressources de toute espèce, en tout cas d'entraver notre mobilisa- tion, ou de ne la permettre qu'après avoir obtenu de nous des engagements formels donnant l'assurance que cette mobilisation se fera au profit de l'Angleterre. »

ly'indépendance de la Belgique à l'égard de ses garants apparaît ainsi de toutes parts avec évi- dence. Elle est si grande et si réelle qu'un an avant la guerre, le baron Beyens, ministre de Bel- gique à Berlin, ancien ministre de la Maison du roi Albert et particulièrement en situation d'être au courant des tendances de la politique extérieure de son pays, pouvait écrire dans un des rapports diplomatiques que l'Allemagne a publiés : « lye danger paraîtrait réel et pressant si le partage du Congo faisait, sous les auspices de l'Angleterre, l'objet de pourparlers secrets entre les trois grandes

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITÉ BELGE 75

puissances qui sont nos voisines en Europe et si nos dépouilles africaines devenaient entre elles l'ins- trument d'un rapprochement pacifique. Mais les choses n'en sont pas là. Nous n'en devons pas moins à mon avis tenir l'œil ouvert sur toutes les consé- quences possibles d'une entente anglo-allemande ». (Belgische Aktenstucke, p. 124.) I^e même ministre, écrivant trois mois avant la guerre et signalant à son gouvernement qu'une opinion un peu moins hostile à l'Entente paraissait se former à Berlin, con- cluait que pour la Belgique la question la plus inté- ressante était de savoir si, en cas de conflit interna- tional, l'Angleterre serait encore aussi disposée qu'en 191 1 à se ranger aux côtés de la France et si, en somme, la Belgique aurait encore à redouter l'entrée de soldats anglais. {Id. p. 133.)

Même en recourant exclusivement à la documen- tation de l'Accusation et en ne quittant pas le terrain qu'elle a choisi, on fait ainsi surgir, en faveur de la politique de la Belgique, des justifications véri- tablement éclatantes pour reprendre l'expression qui a été employée devant moi par une haute per- sonnalité neutre.

Dans l'empressement que l'Accusation met à charger la politique belge, elle apporte même des faits qui, à l'examen, se retournent totalement contre elle. Voici, par exemple, le professeur Schulte qui fait grand état [Von dcr Neutralitàt Belgiens,

^11

76 LE PROCÈS m I A NF.l'TRALITE BELGE

p. 106 et suiv.) d'un discours^ prononcé le 11 dé- cembre 1909, au Sénat de Belgique, par un ancien ministre, M, de Favereau, qui détenait précisément le portefeuille des Affaires étrangères au moment se sont produites les conversations militaires de 1906. Iv'intervention de M. de Favereau au Parle- ment était motivée par la discussion de la réforme militaire qui introduisait le service général ; l'ancien ministre voulait rallier au projet ses amis de la droite : il n'hésite pas à leur tenir un langage sévère, ni à faire peser sur eux le poids des responsabilités qui les menacent.

I^a thèse qu'il entend combattre est celle de la prétendue quiétude créée par les traités de 1839 c'est une fausse quiétude, explique l'orateur, qui saisit cette occasion pour définir à nouveau la poli- tique, très réaliste, qu'impose la neutralité perma- nente aussi bien à la Belgique qu'à ses garants.

^ Au sujet du texte de ce discours, je ne vois réellement pas pourquoi le professeur Schulte dit que le compte rendu officiel des Annales parlementaires a été atténué, ni pourquoi il croit trou- ver des différences entre ce compte-rendu et une correspondance envoyée de Bruxelles à la Kreuzzeitung de Berlin. Le premier alinéa qu'il veut ajouter au compte rendu officiel (p. 122) se retrouve plus loin dans le texte du discours (p. 123 à la fin) ; le second alinéa (p. 123-124) se retrouve P.126-Ï27, enfin le troisième alinéa (p. 125) se retrouve à cette même page. Le correspondant de la Kreuzzeitung a simplement donné du relief à certaines idées, mais le texte qui a été communiqué au Sénat est bien celui qui a été imprimé aux Annales parlementaires. Je relève à peine l'affirmation tout à fait gratuite tendant à faire croire (p. 109) que si le correspondant d'un autre journal allemand a, quelques jours après que le discours avait été prononcé, donné des indications inexactes sur un passage essentiel, c'est parce qu'il y aurait été invité officieusement.

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 77

Gardons-nous, dit M. de Favereau, de penser que les Puissances ont obéi en 1830 et obéiront dans l'avenir à autre chose qu'à leurs intérêts. Elles n'in- terviendront en notre faveur que précisément dans les limites de ces intérêts. On nous cite toujours l'exemple de 1870 et l'on nous rappelle l'action pro- tectrice de l'Angleterre, qui s'adressa alors en notre faveur aux deux belligérants. Eh bien, depuis 1870 la situation a profondément changé : la nouvelle politique que l'Angleterre paraît avoir adoptée ivUi

PERMETTRA-T-EI.I.E DE REMPLIR PLUS LONGTEMPS LE

MÊME RÔLE A NOTRE ÉGARD ? lyC jour du danger, NE

SERA-T-ELLE PAS LIÉE PAR DES ENGAGEMENTS VIS- A-VIS d'un des BELLIGÉRANTS ET AINSI SON IN- FLUENCE POURRA- T-ELLE ENCORE ÊTRE MISE A

NOTRE SERVICE ? Je base, affirme l'orateur, mon ju- gement SUR CE QUE j'ai VU ÉTANT MINISTRE ; je re- grette de ne pouvoir, en raison de la discrétion que je dois garder, vous exposer ici les choses en détail. Mais disons-nous bien que, dans notre situation,

NOUS SOMMES FORCÉMENT SANS ALLIANCE ; NOUS

RESTONS isolés; plaise à Dieu que jamais une grande puissance ne veuille, à la faveur de cet isolement, nous entraîner dans des combinaisons contraires à nos intérêts. Qu'arriverait-il, par exemple, si nous n'étions pas en état d'assurer nous-mêmes la défense d'Anvers ? Ne pouvant être défendue par nous et ne pouvant, en fait, appartenir à aucune grande puis- sance continentale, cette place ne devrait-elle pas

7^ I-L PROCLS DJ. LA NKUTRALITK BKLGK

falaleiiienl lonibcT aux mains de l'Angleterre, et c|ui sait quand et comment elle serait évacuée ? Il suffit, concluait l'ancien ministre, que toutes ces questions soient posées pour qu'un pays, qui est résolu à de- meurer maître de sa destinée, connaisse ses de- voirs.

Telle est, ramenée à ses données essentielles, la sub- stance du discours prononcé à la fin de l'année 1909 au Sénat de Belgique par celui qui avait, à ce mo- ment, le plus d'autorité pour parler de la politique extérieure du pays. Il en ressort avec une aveuglante fpi: clarté qu'après les conversations militaires de

1906, la Belgique n'a pas dévié d'un trait de sa ligne de conduite traditionnelle. Le professeur Schulte a cru embarrasser les défenseurs de la politique belge en appelant l'attention sur cet

^4

î; exposé : ils lui savent, au contraire, inâniment de

r- gré de sa bonne inspiration. A la vérité, lui-même

éprouve quelques scrupules en terminant son argu- mentation, mais il les dissipe aussitôt en insinuant (p. 112) que M. de Favereau a quitté le ministère pour ne pas être solidaire de la prétendue politique de connivence. En fait, le départ de M. de Favereau n'a pas eu le moindre rapport avec les conversa- tions de 1906 et rien n'autorisait le professeur Schulte à établir un rapprochement entre ces deux incidents.

* * *

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE 79

Soit ! dit alors T Accusation: ne parlons plus des conversations de 1906. Mais quelle a été l'attitude du gouvernement belge six ans plus tard, en 191 2, après la démarche faite par un autre attaché mili- taire anglais, le lieutenant-colonel Bridges, auprès du chef d'état-major belge ?

Avant de discuter les reproches de l'Accusation à cet égard, rappelons ce qu'a été la démarche de 1912.

On est en avril, quelques mois après la crise d'Agadir, au cours de laquelle pour la première fois l'Angleterre a affirmé officiellement sa solidarité avec la France. Iv' Attaché anglais vient trouver le général Jungbluth et lui dit (je reproduis le Livre blanc) :

« ly' Angleterre dispose d'une armée, pouvant être envoyée sur le continent, composée de six divisions d'infanterie et de huit brigades de cavalerie, en tout cent soixante mille hommes. Elle a aussi tout ce qu'il lui faut pour défendre son territoire insulaire. Tout est prêt. »

Rien, dans ces informations militaires, n'inté- resse la Belgique ; rien n'est même nouveau pour son gouvernement, car d'après les Belgische Aktenstucke, p. 101-102 le ministre belge à Berlin avait écrit à Bruxelles quatre mois plus tôt, le 6 décembre 1911 : « Jusqu'à nouvel ordre, il faut tenir pour avéré qu'à I^ondres on a dis- cuté le projet d'aider la France dans une guerre

8<) I.K l'KOCKS DH I.A NHUTRALITK BhLGE

avec r Allemagne par le débarquement d'un corps de cent cinquante mille Anglais. »

Mais voici une information importante et nou- velle (je reproduis toujours le Livre blanc) :

« Le Gouvernement britannique, lors des derniers événements, aurait débarqué immédiatement chez

vous, MÊME SI vous N'AVIEZ PAS DEMANDÉ DE SE- COURS ^. »

» Aussitôt le chef d'état-major belge, proteste : » Mais il faudrait pour cela notre consente- ment. #3!:i » Je le sais, répond l'Attaché, mais comme vous

ne seriez pas à même d'empêcher les Allemands de ^ Il passer chez vous, l'Angleterre aurait débarqué ses

troupes en tout état de cause. »

La riposte du général belge a donc été immédiate : le général connaissait, en effet, la thèse que la Bel- gique a toujours soutenue, à savoir qu'aucun des garants ne pouvait intervenir sans l'adhésion de la Belgique elle-même. J'ai montré {La Belgique neutre et loyale, p. 55-56) qu'en droit international cette thèse est fort contredite, tant au point de vue général des principes qu'au point de vue spécial de la Belgique. Aux autorités dont j'ai alors rapporté

1 Le professeur Schulte ( Von der Neutralitàt Belgiens, p. 99) m'accuse de ne pas avoir fait mention de cette déclaration essen- tielle. Il se trompe ; elle figure dans mon livre, p. 181 : <<...Même si la Belgique ne le demandait pas. » Il était parfaitement inutile de la reproduire une seconde fois avec la variante : « En tout état de cause. »

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITÉ BELGE 8l

l'opinion, je tiens à ajouter l'avis d'un auteur alle- mand, le D' juris Siegfried Richter, qui a fait pa- raître, précisément avant la guerre, en 1913, un ouvrage important, Die Neutralisation von Staaten, dans la série de monographies Die Rechtseinheit, publiée sous la direction des professeurs Kohler et Stier-Somlo deux collègues qui ne ménagent point aujourd'hui les reproches à mon pays. Richter n'hésite pas à aiïirmer qu'il est impossible de faire dépendre l'intervention d'un garant de l'assenti- ment formel ou tacite de l'Ktat couvert par la neu- tralité permanante (p. 220) : selon cette manière de voir, les intentions de l'Angleterre auraient donc été parfaitement licites. Mais je ne reviens plus sur ce débat purement doctrinal et j'ai hâte de retrouver l'Accusation, qui incrimine l'attitude adoptée par la Belgique après la révélation de l'attaché anglais. C'est à ce propos, en effet, que les attaques se re- nouvellent sans cesse, pressantes, catégoriques et méchantes :

« Quant au Gouvernement belge, dit le Livre blanc (p. 66), son devoir était non seulement de repousser avec la dernière énergie les insinuations anglaises, mais encore d'informer les puissances signataires du traité de 1839, ^^ particulier le Gouverne- ment allemand, des tentatives réitérées de l'Angle- terre pour détourner la Belgique de son rôle de neu- tralité. I^e Gouvernement belge, loin d'agir ainsi, s'est cru autorisé et obligé à prendre, de con-

NEUTRALITÉ BELGE 6

82 I.I- l'KO(,I.S Uh LA NhUTKALITh BELGE

CKRT AVEC i/KTAT-MAJ(jR ANGLAIS, DES MESURES

MILITAIRES DE DÉFENSE coiitre une prétendue inva- sion projetée de l'Allemagne. En revanche, jamais il n'a fait la moindre démarche pour s'entendre avec le Gouvernement allemand ou avec les autorités militaires allemandes com]jctentes, au sujet de l'é- ventualité d'une entrée des troupes anglo-françaises en Belgique, bien qu'il eût parfaitement connais- sance de cette intention, comme le prouvent les documents trouvés. Le Gouvernement belge était donc bien résolu d'avance à se joindre aux enne-

581; mis de l'Allemagne et à faire cause commune

avec eux. »

f^ j^ Plus violente encore est la brochure de propagande

La Neutralité belge, on lit (p. 8) ; «Le Gouverne- ment belge est demeuré aveugle jusqu'au bout, trop profondément engagé qu'il était dans les pourpar- lers sur une action miHtaire commune. La main de l'Angleterre ne l'a plus jamais lâché. » Et plus loin (pp. 9-10) : « Les trois pays se livraient à une étroite coopération. La Belgique « neutre » était donc bien devenue de fait membre actif de la coalition contre l'iVllemagne... Grâce aux intrigues anglaises, auxquelles la Belgique ne s'est que trop volontairement prêtée, le traité de garantie de 1839 a été complètement dépouillé de sa teneur et de sa nature pour devenir un sc;'^/) of paper.... Avec l'aide de la Belgique elle-même, l'Angleterre avait miné intérieurement la neutralité belge. »

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITÉ BELGE 83

Enfin, le professeur Schulte dresse un vrai réqui- sitoire {Von der Neiitr alitât Belgiens, pp. 115-117; je souligne deux passages) :

« En 1912, s'écrie-t-il, une personnalité militaire anglaise responsable déclare carrément que l'Angle- terre aurait débarqué en Belgique en tout état de cause. lyà dessus, les Belges ne se fâchent pas: leur chef d'état -major continue tranquii^lement a NÉGOCIER (ihr Generalstabschef verhandelt ruhig weiter) ; le Gouvernement ne fait aucune com- munication aux autres puissances garantes... I^es gouvernants actuels de la Belgique avaient oublié les paroles du fondateur de la dynastie : « Maintenir la neutralité sincère, loyale et forte, doit être notre but constant. » I^es milieux dirigeants belges regar- daient la neutralité comme inexistante hielten fiir ein Nichts »)... L'histoire écrira un jour en termes clairs : La Belgique avait reçu de l'Eu- rope une garantie solennelle ; sous cette garantie, le pays a prospéré pendant quatre-vingt-trois ans ; ... mais la Belgique a fini par considérer sa neutralité comme une chaîne ; le Gouvernement savait que l'Angleterre allait bientôt la violer, II, n'en a pas moins en secret continué a né- gocier AVEC ELLE, et ainsi il a retiré pour l'Al- lemagne toute raison d'être à la neutralité de la Belgique. »

A tout cela, il n'y a qu'une réponse à faire : c'est contraire aux faits: rien ne prévaudra contre eux.

a.

84 1.1: l'KOCfS I)h l.A NP.UTKAI.ITK HHLCil-

Cette fois, nous tenons l'Accusation : nous ue la lâcherons pas.

C'est bien, n'est-ce pas, la déclaration de 1912 qui, pour le moment, importe seule ?

Or, depuis 1912, après l'entretien unique rapporté ci-dessus, l'Accusation sait pertinemment qu'iL n'y

A PAS EU UN SEUL CONTACT ENTRE MILITAIRES AN- GLAIS ET BELGES.

Il est donc complètement faux de dire qu'après la déclaration de 1912, soit le chef de l'état-major belge, soit le gouvernement belge auraient continué des négociations avec l'Angleterre et que, par là, la C; Belgique aurait pris position dans l'Entente.

^^ Veut -on savoir ce que le Gouvernement belge a

h^f fait après le seul et unique entretien de 191 2 ?

I^e Gouvernement belge, loin de négocier avec l'Angleterre pour prendre position dans l'Entente, a fait part au Gouvernement anglais « des appréhen- sions QUE l'on avait en BELGIQUE DE VOIR l' AN- GLETERRE VIOLER LA PREMIÈRE LA NEUTRALITÉ

BELGE ». Dans l'entretien qu'il eut à cette occasion avec Sir Edward Grey, le ministre de Belgique à I/Ondres signala, sans préciser autrement, qu'il avait été question que « 1' Angleterre débarquât des

TROUPES EN VUE DE DEVANCER l' ENVOI POSSIBLE DE TROUPES ALLEMANDES A TRAVERS LA BELGIQUE

VERS LA France», et il expliqua que c'étaient

CES RUMEURS QUI CAUSAIENT DES APPRÉHENSIONS.

A la suite de cette démarche à Londres, sir

Cv

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE 85

Edward Grey, voulant dissiper les interpréta- tions fâcheuses, écrivit le 7 avril 19 13 une lettre au Ministre d'Angleterre à Bruxelles, qui en remit copie au Ministère des Affaires étrangères de Bel- gique ; dans cette lettre, le chef du Foreign Office déclarait : « Je suis certain que le Gouvernement anglais actuel ne sera jamais le premier à violer la neutralité de la Belgique et je ne crois pas qu'aucun gouvernement anglais le ferait ni que jamais l'opi- nion publique dans ce pays l'approuverait... Etre les premiers à violer la neutralité et à envoyer des troupes en Belgique, ce serait donner à l'Allemagne, par exemple, une justification pour envoyer des trou- pes en Belgique. Ce que nous désirons dans le cas de la Belgique aussi bien que dans le cas de tous les autres pays neutres, c'est que leur neutralité soit respectée : aussi longtemps qu'elle ne serait pas violée par une autre puissance, nous n'enverrions certainement pas nous-mêmes des troupes sur leur territoire. » (Voir dans le Livre gris, II, n^ 100, le texte complet de ce document qui a été publié la première fois le 7 décembre 1914 par la presse anglaise).

Voilà ce que la Belgique a fait et l'Accusation l'ignore si peu que, le 12 octobre dernier, la Nord- detUsche Allgemeine Zeitung s'occupait encore de cette lettre de sir Edward Grey, pour dire qu'elle ne pouvait être réellement considérée comme caté- gorique et solennelle, attendu que... la raison est

H6 I.P. PROr.HS DH !.A NHUTRALITH BRLGF.

plaisante le ministre avait employé l'expression : « Je ne crois pas », en parlant de l'attitude des futurs gouvernements de l'Angleterre.

Or, ce que la Belgique a fait en 1913 à I^ondres, elle l'avait fait en 191 1 à Berlin, et cette der- nière démarche présente une im|X)rtance extrême pour le point de vue qui nous occupe ici.

Une polémique venait d'être soulevée par le projet hollandais concernant les fortifications de Flessingue : diverses circonstances avaient à nou- veau posé le problème de la neutralité belge et de rinterv^ention éventuelle de ses garants. Le gouver- nement saisit l'occasion. Il suggère aussitôt k ^^ Berlin {Livre gris, n^ 12) l'idée « qu'une déclaration

uj faite au Parlement allemand, à l'occasion d'un débat

£* sur la politique étrangère, serait de nature à apaiser

î^ l'opinion publique et A calmer SES défiances, si

REGRETTABLES AU POINT DE VUE DES RELATIONS

ENTRE LES DEUX PAYS, d M. de Bethmann-HoUweg fait répondre qu'il est très sensible aux senti- ments QUI ONT inspiré LA DÉMARCHE DE LA Belgique ; c'est alors qu'il déclare que l'Allemagne n'a pas l'intention de violer la neutralité belge.

Que signifie donc cette démarche de la Belgique, en réalité sans précédent dans l'histoire poHtique du pays, sinon que le gouvernement belge veut pré- cisément éprouver l'hypothèse d'une violation de la neutralité par les armées allemandes, hypo- thèse que les conversations militaires ont envisa-

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITÉ BELGE 87

gée en 1906 et qu'autorisent tant d'indices divers ?

C'est-à-dire que, tout comme elle le demande loyalement à l'Angleterre en 1913, la Belgique de- mande loyalement à l'Allemagne en 191 1 de dissi- per ses appréhensions.

Bt non seulement, la Belgique parle à I^ondres et à Berlin, mais dans un esprit d'impeccable cor- rection, elle engage à Paris une conversation diplo- matique, dont le second Livre gris a fait connaître la teneur significative (n^ i).

lyC 22 février 1913, au cours d'un entretien que le ministre de Belgique a avec le directeur général des Affaires politiques de la République, celui-ci l'interroge sur la portée du projet de réforme militaire en discussion au Parlement belge.

Dans sa réponse, le ministre « fait remarquer avec toutes les réserves nécessaires, que les relations étroites établies assez récemment par l'Angleterre avec certaines grandes puissances ne la mettraient plus vis-à-vis de la Belgique dans la même position que naguère, quoique l'existence d'une Belgique libre et indépendante continue à être vitale pour sa politique. Nous voulons éviter, si possible, dit le ministre, que la Belgique ne redevienne, comme elle ne le fut que trop souvent, le champ de bataille de l'Europe. »

Il ajoute que « la Belgique entend avoir une armée solide et sérieuse qui lui permette de faire

irs.!.

88 LE PROr.hS DH LA NF.UTRAI.ITF BF.I.GH

entièrement et pleinement son devoir pour sauve- garder son indépendance et sa neutralité. »

« C'est parfait, répond l'interlocuteur du mi- nistre de Belgique, mais vos nouveaux armements ne sont-ils pas motivés par la crainte que cette neu- tralité ne soit violée par la France ?

» Non, reprend le ministre, ils ne sont pas plus dirigés contre la France que contre l'Alle- magne ; ils sont destinés à empêcher quiconque d'entrer chez nous. »

Ht le ministre conclut : <( Je vous le répète, nous ne nous fions à aucun calcul de probabilités ; d'ail- Q^ leurs, ce qui peut être vrai aujourd'hui peut ne plus

i ^^' l'être demain, à raison de circonstances nouvelles et

ju NOTRE BUT EST UNIQUEMENT d'EMPÊCHER DANS LES

I ^ LIMITES DE NOS FORCES TOUTE VIOLATION DE NOTRE

^' NEUTRALITE. »

-' Au cours de l'entretien, il est rappelé que la

France ne prendra jamais l'initiative de violer la neutralité belge ; mais que si les armées allemandes entraient en Belgique et que les Belges ne fussent pas de force à les repousser, le gouvernement de la République se reconnaîtra le droit de prendre les mesures qu'il jugera utiles pour défendre son territoire.

On retrouve, dans les paroles du ministre de Bel- gique à Paris, l'idée politique directrice qui avait déjà été exprimée par l'ancien ministre des Affaires étrangères, M. de Favereau, dans son discours de

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE

89

1909 : la position de TAngleterre dans le concert enropéen n'est désormais plus la même ; la Belgique se trouve ainsi exposée à ne plus rencontrer de la part de cette puissance la même liberté de bienveil- lance, qui était dans la tradition de sa politique ; l'isolement menace le pays ; de plus en plus, il ne pourra compter que sur lui-même.

Combien, je le note en passant, ces préoccupations, qui, depuis les nouveaux arrangements diplomati- ques survenus en Europe, inspiraient toute la poli- tique de la Belgique, sont éloignées des hypothèses que formule le professeur Karl Rathgen dans son article des Preussische Jahrbiichey : Belgiens ans- wàrtigc Politik und der Kongo. Selon lui, ce serait l'Angleterre encore elle ! qui aurait contraint la Belgique à renforcer son organisation militaire et elle aurait mis cette condition à la reconnaissance de l'annexion du Congo. On voit que la réalité était bien différente...

J'allais conclure en demandant ce qui reste de l'accusation lancée contre le gouvernement belge d'avoir, en 1912, manqué à ses obligations envers les garants du pays et notamment envers l'Alle- magne, lorsqu'un fait significatif me revient à la mémoire. Il date de la veille même de la remise de la Note allemande, le 2 août. I^e traité de com- merce entre la Belgique et l'Allemagne devait ar- river à échéance le 31 décembre 1917 : or, le Dépar-

90 l.H l'ROCHS DK LA NEUTRAMTK BELGE

teineiit des Affaires étrangères, qui a le commerce extérieur dans ses attributions, avait, dans les derniers jours de juillet, préparé une circulaire pour les chambres de commerce et les associations in- dustrielles et commerciales, les invitant à mettre à l'étude les questions qui pourraient se présenter à cette occasion. Cette circulaire était conçue dans un esprit tout à fait favorable au maintien des relations conventionnelles avec l'Allemagne. Elle fut expédiée dans le même moment les troupes allemandes franchissaient la frontière... Le fait est surtout caractéristique, si on le rapproche de cet autre que la Belgique était sans traité de commerce avec la France et avec l'Angleterre.

ly'ensemble de ces témoignages, tous concordants, qu'ils viennent de l'Accusation ou de la Défense, n'admet qu'une seule conclusion.

Pendant les années troublées que traversa l'Eu- rope de 1905 à 1914, la Belgique a gardé le souci vigilant d'elle-même. Constante dans son attitude de neutralité sincère, elle a cherché à obtenir de la part de ses trois garants les plus intéressés à son sort, des assurances qui pussent fortifier la confiance qu'elle plaçait en eux.

Loin de s'inféoder, elle a affirmé son autonomie.

Loin de trahir, elle a attesté sa loyauté.

I

III

« La Belgique n'avait pas à résister, car son territoire n'était pas inviolable ».

Dans le procès que l'on a institué contre mon pays, ç,i

il a été réservé à un avocat habitant Bruxelles, mais qui, à I^eipzig, ne possède pas la nationalité belge, de soutenir la partie la plus spécieuse de l'accusation. a

On s'était évertué à démontrer que la Belgique avait j

violé elle-même sa neutralité ; M. F. Norden a en- trepris de prouver que la Belgique ne possédait même pas de titre juridique au respect de ses fron- tières, parce que jamais l'inviolabilité de son terri- toire ne lui aurait été garantie. A vrai dire, M. Norden n'a pas été le premier, depuis la guerre, à formuler ce grief : déjà dans le numéro de février 191 5 de la Deutsche Revue, le Reichsgerichtsrat Wittmaack avait exposé les grandes lignes de la thèse, et le pro- fesseur Schulte en a dit quelques mots dans sa bro- chure (p. 66-68) à propos d'une divergence d'inter- prétation qui séparait les juristes belges Nys et Descamps.

92 I.h l'ROrjS DI-: i.a np.utrai.ith bhi.gh

Pour discuter cette thèse, qui fait aujourd'hui l'objet de toute une brochure (F. Norden, La Bel- gique neutre et V Allemagne, Bruxelles, imprimerie Richard, 1915), je me propose d'abord de la ramener à ses traits essentiels.

lya Belgique se serait trompée en se tenant pour obligée, aux termes des traités, de s'opposer au passage des armées allemandes à travers son terri- toire. Son erreur tirerait son origine d'une interpré- tation infondée de la clause visant la neutralité du pays. Iv'article 7 du traité conclu le 19 avril 1839 entre la Belgique et les Pays-Bas et placé le même jour sous la garantie de l'Autriche, de la France, de la Grande-Bretagne, de la Russie, déclare, en effet, que « la Belgique formera un Etat indépendant et perpétuellement neutre ». Ce texte, qui reproduit une convention du 15 novembre 1831, ne fait pas mention de l'invioIvABILITÉ du territoire. Or, l'omis- sion de cette garantie complémentaire aurait été intentionnelle. Une rédaction antérieure (texte du 26 juin 1831) connue sous le nom de Traité des Dix- Huit articles, spécifiait avec précision que « les cinq Puissances garantissaient la neutralité perpétuelle, ainsi que l'intégrité ET l'inviolabilité du terri- toire. » De propos délibéré, les Puissances auraient ainsi réduit l'étendue de leurs engagements et ac- cordé à la Belgique une garantie précaire, autorisant le passage à travers le territoire et n'entraînant pas pour l'Etat nouveau l'obligation à l'égard des autres

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE 93

Puissances contractantes de s'opposer à ce passage éventuel.

Visiblement, cette thèse a une portée purement théorique, car jamais l'Allemagne n'a songé à l'in- voquer : comme le Berner Taghlatt l'a fait judicieu- sement observer (19 15, n^ 464), aux termes de la déclaration du Chancelier, le passage à travers la Belgique constituait « ein Unrecht », une viola- tion du droit et non pas l'exécution d'un engage- ment contractuel.

Mais puisque l'Accusation invoque aujourd'hui cette tardive justification, il faut bien en faire une discussion détaillée. Dans cette discussion, je lais- serai momentanément dans l'ombre la question pro- prement dite du changement dans la rédaction de l'Acte diplomatique qui a consacré l'existence de la Belgique et j'examinerai, d'abord, si, en droit comme en fait, la neutralisation du pays était com- patible avec une servitude de passage établie au profit d'une des Puissances.

* * *

Quelle était donc la véritable portée de la neu- tralité belge ? Comment faut-il se représenter sa signification, son étendue, ses limites ?

Il serait vain, pour répondre à ces questions, de recourir à de subtiles exégèse de doctrine : les garanties données à la Belgique se définissent par

94 'P l'ROCHS DR LA NEUTRALITK BELGE

les circonstances qui les ont fait naître ; elles pren- nent leur pleine valeur par les expériences qui les ont consolidées. Il convient donc de rechercher, en remontant aux sources historiques, quelles ont été les intentions des Puissances au moment oii elles ont proclamé la neutralité de la Belgique, à quelles conditions de droit et de fait cette neutralisation répondait et quels enseignements apportent les événements qui ont accompagné les débuts du nou- veau régime.

Reportons-nous à la formation de la Belgique comme Etat.

I^a Conférence de I^ondres vient de se mettre d'ac- cord sur la proclamation de I'indépendance du pays (Protocole du 20 décembre 1830). Mais, à l'heure même elle reconnaît ainsi les résultats de la Révolution belge, elle déclare solennellement ne pas vouloir s'en tenir à cette reconnaissance : la séparation de la Belgique d'avec la Hollande déchi- rait, en effet, un système politique, pour reprendre l'expression même des plénipotentiaires, je veux dire le système étabH par les traités de 1814 et de 1815.

« En formant, disent les plénipotentiaires, par les traités en question, l'union de la Belgique et de la Hollande, les puissances signataires de ces mêmes traités avaient eu pour but de fonder un juste équi- libre en Europe et d'assurer le maintien de la paix générale.

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 95

)> I^es événements des quatre derniers mois ont malheureusement démontré que cet amalgame par- fait et complet que les puissances voulaient opérer entre ces deux pays, n'avait pas été obtenu, et qu'il serait désormais impossible à effectuer, qu'ainsi l'objet même de l'union de la Belgique avec la Hol- lande se trouve détruit et que dès lors il devient indispensable de recourir à de nouveaux arran- gements POUR ACCOMPLIR ivES INTENTIONS à l' exé- cution desquelles cette union devait servir de moyen.

» Unie à la Hollande et faisant partie intégrante du Royaume des Pays-Bas, la Belgique avait à remplir sa part des devoirs européens de ce royaume et des obligations que les traités lui avaient fait contracter envers les autres puissances. Sa séparation d'avec la Hollande ne saurait la libérer de

CETTE PART DE CES DEVOIRS ET DE CES OBLIGA- TIONS.

» I^a Conférence s'occupera conséquemment de discuter et de concerter les nouveaux arrange- ments LES PLUS propres A COMBINER l' INDÉPEN- DANCE FUTURE DE LA BELGIQUE avec les Stipula- tions des traités, avec les intérêts et la sécurité des autres puissances et avec la conservation de l'équilibre européen. »

Mais, on le sait, les «stipulations des traités», les M intérêts et la sécurité des puissances », la «con- servation de l'équilibre européen » apparaissaient id comme des formules diplomatiques, recouvrant

96 LE PROCES DE LA NEUTRALITÉ BEIXiE

un jeu d'influences, de résistances et de convoitises. La France, suspecte aux quatre autres puissances, devait être contenue dans ses frontières ; le boule- vard construit contre elle par les traités de 18 14 et de 1815 par l'union de la Belgique avec la Hol- lande venait d'être démoli par la séparation des deux paj^s : on devait le remplacer. D'autre part, la France elle-même, désireuse de jeter bas toutes les entraves que l'Europe lui avait mises, tendait à la création sur sa frontière du nord d'un Etat « confié à un souverain qui serait un voisin commode et pourrait devenir un allié fidèle )/, pour reprendre les expressions de Talleyrand (Mé- moires, édition de Broglie, tome III, p. 421), et elle ne voulait à aucun prix consentir à des combinai- sons qui auraient donné un point d'appui quelconque à l'Angleterre sur le continent (id., p. 410). Enfin, l'Angleterre ne voyait pas d'un œil défavorable la constitution d'un Etat fort, qui fût distinct de la Hollande, surtout que, dès le début des négociations, elle avait aperçu la possibilité de remettre les desti- nées de cet Etat nouveau à un prince en qui elle avait toute confiance, lyéopold de Saxe-Cobourg.

Les « nouveaux arrangements » propres à combiner ces diverses exigences politiques avec l'indépendance désormais proclamée de la Belgique n'étaient point aisés à découvrir : toutes les mesures auxquelles on s'arrêtait « n'étaient, raconte Tallej^rand, que des palliatifs provisoires qui ne tiraient pas des

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE 97

dangers permanents. J'avais, explique- t-il, médité une solution pendant plusieurs jours, que je regardais comme décisive... c'était une déclaration, par les puissances, de la neutrai^ité de la Belgique. Je la soumis à la Conférence dans sa séance du 20 janvier 1831, oti j'eus la satisfaction de la faire adopter et consigner dans le protocole de ce jour » (Tome IV, p. 17).

lyC protocole dont parle Talleyrand est formel : « Ivcs plénipotentiaires, sont unanimement d'avis que les grandes puissances devaient à leur intérêt bien compris, à leur union, à la tranquillité de l'Eu- rope et à l'accomplissement des vues consignées dans leur protocole du 20 décembre, une manifesta- tion solennelle, une preuve éclatante de la ferme détermination elles sont de ne rechercher, dans les arrangements relatifs à la Belgique, comme dans toutes les circonstances qui pourront se présenter encore, aucune augmentation de ter- ritoire, AUCUNE INFI^UENCE EXCI.USIVE, AUCUN AVANTAGE ISOLÉ, et de donner, à ce pays lui-même ainsi qu'à tous les Etats qui l'environnent, les meilleures garanties de repos et de sécurité. C'est par suite de ces maximes, c'est dans ces intentions salutaires que les plénipotentiaires ont résolu, etc.. » lya Conférence apercevait si nettement la nécessité de rattacher au système politique général de l'Eu- rope l'arrangement nouveau, qui était essentielle- ment fondé sur la double base de l'indépendance et

NEUTRALITÉ BELGE T

9^ l.K FROChS IJK LA NEUTRAUTt BELGE

de la neutralité de l'Ktat nouveau, qu'elle réitéra l'affirmation de ses vues en termes catégoriques, le 19 février 1831 :

« I/union de la Belgique avec la Hollande se brisa... il n'appartenait pas aux puissances de juger des causes qui venaient de rompre les liens qu'elles avaient formés. Mais, quand elles voyaient ces liens rompus, il leur appartenait d'atteindre encore l'objet qu'elles s'étaient proposé en les formant. Il leur appartenait d'assurer, à la faveur de combinaisons nouvelles, cette tranquillité de l'Europe dont l'union de la Belgique avec la Hollande avait constitué une des bases. IvCS puissances y étaient impérieusement appelées. Elles avaient le droit, et les événements leur imposaient le devoir, d' empêcher que i.es

PROVINCES BELGES, DEVENUES INDÉPENDANTES,

ne portassent atteinte à la sécurité générale et a

L'ÉQUIUBRE EUROPÉEN...

« Chaque nation a des droits particuliers, mais e'europe aussi a SON droit ; c'est l'ordre social qui le lui a donné.

» I/CS traités qui régissent l'Europe, la Belgique devenue indépendante, les trouvait faits et en vi- gueur ; ELLE DEVAIT DONC LES RESPECTER ET NE PAS LES ENFREINDRE. En les respectant, elle se con- ciliait avec l'intérêt et le repos de la grande commu- nauté des Etats européens ; en les enfreignant, elle eût amené la confusion et la guerre. I^es puissances seules pouvaient prévenir ce malheur, et puisqu'elles

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE 99

le pouvaient, elles le devaient ; elles devaient faire prévaloir la salutaire maxime que tES événements

QUI FONT NAÎTRE EN EUROPE UN ÉTAT NOUVEAU NE I.UI DONNENT PAS PLUS LE DROIT d'alTÉRER LE SYSTÈME GÉNÉRAL DANS LEQUEL IL ENTRE,

que les changements survenus dans la condition d'un Etat ancien ne l'autorisent à se croire délié de ses engagements antérieurs. »

Cet ensemble d'actes et de déclarations donne à la neutralité de la Belgique sa pleine signification.

lya neutralité de la Belgique, c'est un rempart dressé contre des ambitions prêtes à se heurter ; elle n'a été conçue, reconnue et garantie qu'en vue d'em- pêcher l'une ou l'autre des puissances « de recher- cher dans les arrangements comme dans toutes les circonstances qui peuvent se présenter encore aucune influence exclusive, aucun avantage isolé ».

Ne voit-on pas, dès lors, qu'elle deviendrait quel- que chose d'incompréhensible, d'indéfendable, d'in- cohérent, si elle pouvait tolérer un privilège de pas- sage à travers le territoire neutralisé au profit de Tune quelconque des puissances garantes ?

C'est une neutralité spéciale, affirme M. Norden (p. 38), une neutralité qui n'est pas selon le sens usuel et vtdgaire du mot, impénétrable ; c'est, pour tout dire, une neutralité perméable (p. 19).

Du tout : la neutraHté belge était, au contraire, dans la pensée de ceux qui l'ont formulée, si parfai-

I

loo ih l'Koos t)H i.A nhi;ti<amtk w.tnK

teinent étanche cjue Talleyrand pouvait écrire, en transmettant à Paris le protocole décisif du 20 jan- vier 1831 (voir ])lus haut, p. 97) : c La neutralité reconnue de la Belgique place désormais ce pays dans la même position que la Suisse » (tome IV, p. 19). Et il définit ailleurs ce que signifie i)Our la France cette assimilation : « La neutralité de la Bel- gique assurée est, de Dunkerque à Luxembourg, UNE DÉFENSE égale à celle que nous trouvons de Bâle à Cliambér>^ par la neutralité de la Suisse » (id., p. 3(S) Ailleurs, encore, il précise davantage : « La neutra- lité perpétuelle de la Suisse est surtout favorable à la France qui, entourée de places fortes sur toutes les autres parties de ses frontières, en est dépour- vue sur celle qui a la Suisse pour confins. La neu- tralité DE CE PAYS LUI DONNE DONC, SUr le seul point elle soit faible et désarmée, un boulevard

TNEXPUGNABLE. » (tome II, p. 23I.)

Ainsi, qu'il s'agisse de la Belgique ou de la Suisse, la neutralité permanente entraîne ipso facto l'invio- labilité du territoire.

Cela tombe sous le sens : si la combinaison de la neutralisation n'avait pas eu pour objet exclusif de rendre toutes les frontières de la Belgique infran- chissables, à quoi donc eût-elle bien pu répondre ?

M. Norden aperçoit sans doute lui-même la fragi- lité de sa thèse, car il se demande comment une neu- tralité qui ne comporterait pas l'inviolabilité pour- rait bien être violée ? Et il répond : « Ce ne pourrait

LE PROCES DH LA NEUTRALITE BELGE lOI

être évidemment que par une agression armée ayant pour but de s'emparer de tout ou partie du terri- toire ou des provinces de l'Etat neutre » (p. 37). On devine ce raisonnement conduit : comme, en août 1914, l'Allemagne n'avait pas d'intentions agressives et réclamait seulement le droit de pas- sage, elle n'a même pas violé la neutralité perméable que, selon M. Norden, les puissances avaient entendu octroyer à la Belgique (id.).

M. Norden pense-t-il qu'en guerre les mots per- dent leur signification ? Ce n'est pas la neutralité qui serait violée par une « agression armée contre la Belgique», mais bien 1,'indépEndance, garantie au même titre par le Traité de 1839. L'indépendance d'un pays est une chose; sa neutralité, une autre chose, et si M. Norden en vient à opérer une simple sub- stitution entre ces deux notions, c'est justement parce qu'il a, au préalable, vidé la seconde de tout contenu et qu'il l'a réduite à une pure expression verbale.

Peut-être, me ripostera M. Norden, avez-vous raison : il est possible qu'en droit comme en fait, la neutralisation de la Belgique entraînât l'in- violabilité de ses frontières, mais il n'en reste pas moins que le traité définitif diffère des traités provisoires, précisément par l'omission de la ga- rantie d'inviolabilité ; dès lors, en fait au moins.

102 LK PROCES DK I.A NHUTRAI.ITF BP.I.GK

les intentions des puissances ont se modifier.

Je réponds :

Précisément, en fait, cela n'est pas exact, car peu de temps après le moment oii les puissances avaient adopté la rédaction nouvelle, divers incidents sur- girent qui leur fournirent l'occasion de préciser leurs vues.

En décembre 183 1, une convention subsidiaire, dont j'aurai à parler longuement ci-après, provoqua de la part du gouvernement français de très vives protestations. Or, à ce propos, M. Casimir Périer, faisant allusion au cas une puissance tenterait de franchir la frontière belge, s'exprima comme suit : « lya garantie donnée par les cinq puissances emporte l'union de quatre contre la cinquième qui tenterait de violer l'indépendance ou la neutralité belge. » Au moment oti M. Casimir Péfier parlait ainsi, la P'rance se trouvait déjà non plus devant le texte primitif du 26 juin 1831, mais devant le texte modifié, qui avait été approuvé le 15 novem- bre 1831 ; elle n'en affirmait pas moins que la neutralité belge avait et ne pouvait avoir d'autre sens que celui que la nature des choses com- mandait.

Un autre événement également postérieur au Traité du 15 novembre a mis en évidence, avec plus de netteté encore, que la neutralité de la Belgique emportait toujours, dans les intentions des puissances signataires, l'inviolabilité du territoire :

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE IO3

les faits ont été rappelés en 190 1 au Sénat de Belgi- que par le ministre des Affaires étrangères (séance du 6 juin) :

« Après i^e traité du 15 novembre 1831, disait le ministre, la Belgique a été amenée à recourir à la garantie qui lui avait été donnée. A ce moment, une partie du territoire belge était encore occupée par les armées des Pays-Bas, et la cita- delle d'Anvers, notamment, était entre leurs mains. Qu'a fait la Belgique ? Elle a invoqué la garan- tie INSCRITE DANS I^'ART. 25 DU TRAITÉ DU I5 NOVEMBRE, pour obtenir l'aide militaire des puis- sances. Iva France et l'Angleterre se déclarèrent disposées à prêter leur concours et l'intervention des armées étrangères assura le respect de l'in- tégrité DU TERRITOIRE en Ce qui concernait Anvers. »

Cette intervention des puissances garantes, au lendemain du traité de novembre 183 1, n'était, au surplus, que le renouvellement, dans des condi- tions identiques, d'une première intervention sur- venue entre le traité de juin et celui de novem- bre. Ivcs Pays-Bas ayant envahi la Belgique, la Conférence de lyondres avait alors approuvé l'emploi, pour un temps limité, d'une armée française et décidé qu'une escadre anglaise re- pousserait du côté de la mer les attaques des Hol- landais.

I04 l> PKOCHS r)F. I.A NF.UTRAl.ITh BhlX^F

Après novembre 1831, comme avant cette date, sous l'empire du texte nouveau comme sous l'empire du texte primitif, les puissances étaient, on le voit, pleinement d'accord pour s'opposer par la force à la violation du territoire belge. Dans toutes les cir- constances où, postérieurement au changement de rédaction, les puissances ont manifester par des actes la portée qu'elles attriVjuaient elles-mêmes à leur décision solennelle, elles ont attesté que le texte nouveau n'altérait en aucune façon la nature de leurs obligations et, qu'en proclamant la neutralité de la Belgique, elles^ avaient expressément entendu tenir ses frontières fermées à toute invasion.

Mais, insistera encore M. Norden, pourquoi donc, alors, le traité de novembre a-t-il supprimé la mention de l'inviolabilité territoriale ?

M. Norden a une explication : entre juin et novembre 1831, il est arrivé, dit-il (p. 25) que les Hollandais ont rompu l'armistice, envahi la Belgique et que les Belges n'ont pas pu leur résister; les puis- sances constatant ainsi que l'armée belge était trop faible, en auraient conclu que, si la France voulait un jour faire à son tour invasion en Belgique, les Belges ne pourraient lui opposer une résistance sé- rieuse et que, dès lors, il fallait pourvoir à cette résistance d'une manière effective ; elles y auraient pourvu en décidant de faire revivre à l'égard de la

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE IO5

Belgique une ancienne stipulation relative à l'occu- pation de certaines forteresses situées sur son terri- toire et, comme cette stipulation devait avoir comme conséquence de permettre à la Prusse et à TAngleterre d'introduire des troupes d'occupation, les puissances auraient supprimé dans le traité la clause relative à l'inviolabilité.

On ne peut refuser à cette explication une cer- taine séduction de vraisemblance. Mais un roman peut aussi être vraisemblable et, dans le cas pré- sent, nous nous trouvons devant un roman. Pour le démontrer, je devrai bien, au risque d'allonger ma réplique, entrer dans le détail de certains faits historiques .

Il faut se rappeler qu'en 1814-1815, les grandes puissances, dans leur souci d'ériger contre la France une barrière effective, avaient décidé de construire ou d'entretenir au sud des Pays-Bas, c'est-à-dire sur le territoire de la future Belgique, une ligne de treize forteresses. En 1818, l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie avaient réglé l'utilisation éven- tuelle de ces forteresses par un protocole signé à Aix-la-Chapelle.

« lyC système de la barrière était rétabU », dit R. Dollot dans son excellent exposé historique sur Les origines de la neutralité de la Belgique et le système de la barrière (p. 533). Mais l'existence de cette Hgne de forteresses était ressentie par la France comme une humiliation permanente et Tal-

I()6 l>. l'kOCHS DK I.A NkUTRAUTh BKLGK

leyrand, en soutenant à la Conférence de Londres la neutralisation de la Belgique avait le ferme dessein de faire tomber ce remi)art matériel j>our le remplacer par un rempart conventionnel. Il ne s'en était pas caché dans sa correspondance avec son gouvernement : il écrivait, à propos du proto- cole du 20 janvier 183 1, dans lequel il était parvenu, comme je l'ai expliqué plus haut (p. 97), à faire insérer la neutralisation de la Belgique : « Les treize forteresses de la Belgique à l'aide desquelles on me- naçait sans cesse notre frontière du Nord, tombent, pour ainsi dire, à la suite de cette résolution, et nous sommes désormais dégagés d'entraves importunes. » (Mé77ioires, tome IV, p. 19.)

Cette opinion de Talleyrand était partagée d'ailleurs, au moins en partie, par les quatre puis- sances intéressées à l'établissement de la barrière des forteresses, l'Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie : le 17 avril 1831, elles décla- rèrent, par un protocole spécial, que «les forteresses étaient trop nombreuses pour être efficacement défendues et qu'une partie de ces forteresses, éle- vées sous des circonstances différentes, pourraient être démolies. »

Notons attentivement les termes et aussi la date de ce protocole ; le 17 avril 1831, c'est-à-dire avant le traité primitif de juin. Dès ce moment, alors que le changement de rédaction qui inquiète tant M. Norden n'était pas encore introduit ; alors que

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE IO7

l'armée belge n'avait pas subi les revers qui, selon M. Norden, eussent été nécessaires pour appeler l'attention des plénipotentiaires sur ce fait que l'armée d'un pays de quatre millions d'habitants ne serait jamais en état d'opposer une résistance sérieuse aux armées de France ; alors que rien n'exis- tait diplomatiquement en dehors des déclarations si claires de la Conférence en faveur de la pleine neu- tralité de la Belgique, les quatre puissances inté- ressées déclarent qu'il faut quoi ? raser toutes les forteresses, comme la France l'eût souhaité ? Non pas, mais simplement qu'il sera opportun d'en supprimer un certain nombre.

Il apparaît donc nettement que l'idée de conser- ver en Belgique une partie de la barrière de 1815 n'est, ni de près ni de loin, liée à la revision du traité de juin.

Si, à présent, on veut bien se rappeler (voir p. 94 et 98) les déclarations répétées et emphatiques par lesquelles la Conférence, dans ses protocoles du 20 décembre 1830 et du 19 février 1831, a affirmé à l'é- gard du droit de l'Europe la stricte nécessité pour la Belgique désormais indépendante de remplir sa part des devoirs et obligations que sa réunion antérieure aux Pays-Bas lui avait fait contracter, on devine aisément l'attitude que les quatre puissances ont prise à l'égard de la Belgique. Un certain nombre de forteresses devaient subsister ; les Pays-Bas suppor- taient, du chef de ces forteresses, certaines charges

I()8 Lh PKOChS Dh LA NKUTRAI.lTh Bhl,GE

déterminées ])ar le protocole d*Aix-la-Chai)elle : dès lors, hi Belgique serait substituée aux Pays-Bas dans leurs rapports avec les quatre puissances quant aux dites forteresses.

C'est exactement ce qui se produisit. On négocia; la Belgique et la France se mient d'accord pour démolir Charleroi, Mons, Tournai, Ath et Menin. Dans l'intervalle, la Hollande avait rompu l'armis- tice ; la France était intervenue. Dès lors, tout l'édifice laborieusement construit se trouve me- nacé ; les jalousies et les ambitions à peine éteintes se raniment : « Le jour nos troupes, écrit Talleyrand le 17 août, ont passé la frontière, ce jour-là même a commencé une réaction dans l'esprit anglais, dont le Times offre des symp- tômes frappants. Cette réaction s'est visiblement étendue ; elle menace essentiellement le cabinet actuel ; elle devient nationale. » [Mémoires, tome IV, p. 270.)

I^a Belgique, de son côté, est inquiète ; elle envoie à Londres un plénipotentiaire spécial, le général comte Goblet d'Alviella ; il s'agit pour elle d'éviter que les charges qu'elle va hériter des Pays-Bas au sujet des forteresses ne soient incompatibles avec l'indépendance et la neutralité du pays (voir Goblet, Des cinq grandes Puissances de l'Europe dans leurs rapports politiques et militaires avec la Belgique.) Au cours des négociations de Londres, des modifica- tions sont apportées au projet franco-belge ; on sub-

LE PROŒS DE LA NEUTRALITE BELGE IO9

stitue notamment, parmi les places à démanteler, Philippeville etMariembourg à Charleroi et Tournai.

I^a France se fâche, son gouvernement est vive- ment indisposé par la pensée qui inspire les quatre autres cours ; toute apparence de restauration du système défensif de 1815 soulève chez elle les plus grandes susceptibilités. Le roi lyOuis-Philippe écrit à Talleyrand que jamais il n'aurait accepté la neu- tralité perpétuelle de la Belgique, s'il n'avait pas cru que les forteresses érigées pour menacer la France seraient démolies. (Mémoires, tome IV, p. 364.)

Enfin, on aboutit. Le 14 décembre 183 1, un accord spécial, dit « convention des forteresses » est signé, qui stipule les forteresses à démanteler et à conser- ver ; mais craignant que la véhémente opposition de la France ne compromette le succès de ces labo- rieuses négociations, les plénipotentiaires des quatre puissances autres que la France ne font pas figurer, dans la convention, l'article qui pourrait déchaîner des colères et ils en font l'objet d'une clause secrète, à laquelle la Belgique adhère par la force des cho- ses, puisqu'elle est substituée aux Pays-Bas.

C'est cette clause secrète, dont l'existence a été révélée en 1864, qui est pour M. Norden le nœud du roman qu'il a construit : se trouve, prétend- il, la consécration de la servitude de passage im- posée à la Belgique. Or, si l'on consulte le texte, on aperçoit que c'est exactement le contraire qui est vrai : la clause secrète libère la Belgique de

I :o

I.H PKOOES Dk LA NhUlKALITk BKl.GË

toute obligation incompatible avec sa neutralité. M. Norden s'est abstenu de donner ce texte : je le reproduis ci-dessous, en mettant en regard le texte du protocole d'Aix-la-Chapelle, (^ui précisait les charges imposées aux Pays-Bas, et en soulignant les passages essentiels :

ClvAUSE SECRÈTE.

* Il est bien entendu que S. M. le Roi des Belles suc- cède à tous les droits que S. M. le Roi des Pays-Bas exerçait sur les forteresses élevées, réparées ou éten- dues dans la Belgique en tout ou en partie aux frais des Cours d'Autriche, de Prusse et de Russie et qui doivent être conservées en vertu de la clause patente de ce jour. Il est également entendu qu'à l'égard de ces forteresses S. M. le Roi des Belges se trouve placé dans la position se trouvait le Roi des Pays-Bas envers les quatre Cours ci dessus nom- mées, sauf les obligations gu'ihiposera à S. M. le Roi des Belges et aux quatre Cours elles-mêmes la neutra- lité perpétuelle de la Belgique.

En conséquence dans le cas par malheur la sécu- rité des forteresses dont il est question viendrait à être compromise, S. M. le Roi des Belges concerterait avec les Cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie toutes les me- sures que réclamera la con- servation de ses forteresses toujours sous la réserve de la neutralité de la Belgique. »

Protocole d'Aix-i^-Chapelle.

« Messieurs les plénipoten- tiaires ont discuté easuite les moyens de fournir à ces forteresses les gamisf^ns né- cessaires, le cas de guerre échéant et la guerre se por tant dans les Pays-Bas et, vu que les établissements militaires de ce royaume n'ont jamais pu être formés pour la défense exclusive d'un pays dont la défense intéresse à un si haut degré toutes les puissances, il a été convenu ae recommander à Sa Majesté le Roi des Pays- Bas de faire occuper, le casus fœderis ayant été déclaré, les forteresses d'Os tende, Nieuport, Ypres et celles situées sur l'Escaut, à l'ex- ception de la citadelle de Tournai et de la place d'An- vers, par les troupes de Sa Majesté britannique, et les citadelles de Huy, Namur et Dinant, ainsi que les places de Charleroi, Mariembourg et Philippe ville par les trou- pes de Sa Majesté prus- sienne. »

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 1 I I

Les différences sautent aux yeux.

Désormais il n'est plus question, parmi les obliga- tions des Pays-Bas qui seront dévolues à la Belgique, que de celles que tolérera la neutralité du pays : c'est pourquoi i.'on renonce explicitement a faire

OCCUPER I.ES FORTERESSES PAR LA PRUSSE ET

L'ANGLETERRE et l'on se borne à dire que le roi des Belges « concertera avec les quatre Puissances toutes les mesures que réclamera la conservation des places fortes » et ce, non point encore en cas de guerre commune contre la France (casus fœderis), mais dans le cas « par malheur, la sûreté des forteresses viendrait à être compromise ». Fait caractéristique, au moment de signer au nom de la Belgique, le général Goblet adressa aux quatre plénipotentiaires une note qui précisait ces points ; les plénipotentiai- res lui en donnèrent acte dans un protocole spécial.

En résumé :

ce n'est pas à la suite de l'invasion de la Belgi- que par la Hollande que la question des forteres- ses a été sotdevée ; c'est en conformité des décla- rations constantes de la Conférence ;

on n'a pas, au moment de la rédaction abrégée de novembre 1831, voulu faire revivre une ancienne clause, que l'on aurait, en juin, eu l'intention de laisser dans l'oubli ; car dès le mois d'avril on en avait prévu l'adaptation au régime nouveau de la Belgique ;

112 Ih l'KOt:hS Dh I.A NhUTKAI.iri. BKI.Cih

loin (le vouloir affail^lir la garantie de la pleine neutralité de la Belgique par quelque condition pouvant entraîner la violation éventuelle du terri- toire, on a expressément et catégoriquement su- bordonné toute mesure quelconque concernant les forteresses au respect de cette neutralité ;

non seulement la convention des forteresses et sa clause secrète ne donnaient pas à l'Allemagne le droit d'occuper un millimètre carré de la Belgique, mais on avait précisément dans la clause secrète supprimé toute allusion à une occupation quel- conque ;

loin de charger la Belgique d'une servitude de passage, les arrangements de novembre 1831 con- sacraient définitivement le statut politique de la Belgique, Etat indépendant, perpétuellement

NEUTRE, PERPÉTUELLEMENT INVIOLABLE, GARANTI DANS SON INDÉPENDANCE, SA NEUTRALITÉ ET SON INVIOLABILITÉ PAR l' ENGAGEMENT FORMEL DE CINQ PUISSANCES.

Telle est la vérité de l'histoire « cette grande indiscrète » comme dit M. Norden.

Il reste encore, pour être complet, à expliquer comment il se fait que, le 15 novembre 1831, la Conférence de Londres a adopté un autre texte que celui du 26 juin.

Aucun document, aucun rapport diplomatique ne permettent de présumer que cette modification ait

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE II 3'

été intentionnelle : elle apparaît simplement comme une mise au point de rédaction.

En effet, la formule sur laquelle l'accord entre les plénipotentiaires s'était établi le 26 juin 1831 (Traité des Dix-Huit articles) s'inspirait visiblement de celle qui, dans le Traité de Vienne du 20 novembre 1815, avait reconnu la neutralité de la Suisse, revendiquée par les délégués de ce pays comme une tradition nationale. En 1815, on avait dit :

« lyCS puissances font une reconnaissance formelle et authentique de la neutralité perpétuelle de la Suisse et elles lui garantissent l'intégrité et l'invio- labilité dans ses nouvelles limites. lycs puissances re- connaissent authentiquement que la neutralité et l'inviolabilité de la Suisse et son indépendance de toute influence étrangère sont dans les vrais intérêts de la politique de l'Europe entière. » En 1831, on disait :

« Art. 9. lya Belgique, dans ses limites telles qu'elles seront tracées conformément aux principes posés dans les présents préliminaires, formera un Etat perpétuellement neutre. Les cinq puissances, sans vouloir s'immiscer dans le régime intérieur de la Belgique, lui garantissent cette neutralité perpétuelle, ainsi que l'intégrité et l'inviolabilité de son territoire dans les limites mentionnées au présent article. »

Ce rapprochement n'a rien de surprenant : l'un

NEUTRALITÉ BELGE 8

I

114 IH PROCHS DE LA NFUTRALITF. BELGE

des principaux artisans de la neutralisation de la Belgique, Talleyrand, a, je l'ai rappelé plus haut (p. loo), toujours eu en vue de placer la Belgique dans la même situation que la Suisse quant aux effets de la neutralité dans l'ensemble du système politique de l'Europe.

Mais, cinq mois plus tard, en novembre, on dut soumettre le traité à une refonte générale, parce que les Pays-Bas refusaient de l'approuver, notam- ment en raison des sacrifices territoriaux qu'il leur imposait. Dans cette refonte, l'article 9 dis- ^ parut comme article autonome et les stipulations

'^ qu'il énonçait firent l'objet de deux articles nou-

o veaux, a savoir :

LU C

:;<^ « Art. 7. La Belgique, dans les limites indiquées

f aux art. i, 2 et 4, formera un Etat indépendant per-

r

t pétuellement neutre. Elle sera tenue d'observer cette

: J même neutralité envers tous les Etats. »

» Art. 25. lycs Cours d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie garan- tissent à S. M. le Roi des Belges l'exécution de tous les articles qui précèdent. »

Dans la nouvelle rédaction, on a visiblement le souci d'affirmer que la garantie donnée par les puissances à la Belgique s'étend à la totalité des stipulations, qu'elle recouvre tous les aspects, tous

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE I 1 5

les attributs de l'Etat nouveau : sa souveraineté, son indépendance, sa neutralité, ses limites ; on rejette, à cet effet, la clause de garantie à la fin de la rédaction (art. 25), et l'on dissocie la formule du début, qui était inspirée du précédent de 181 5. Il eût été pratiquement impossible d'introduire, dans la rédaction nouvelle, l'expression « inviolable » à l'art. 7, car l'inviolabilité ne peut être évoquée qu'au moment il s'agit de la garantir ; l'in- violabilité n'existe pas en soi, elle ne peut être, comme la neutralité et l'indépendance, un attribut spécial d'un Etat ; on ne se représente donc pas l'art. 7 rédigé comme suit : « I^a Belgique formera un Etat indépendant, inviolable et perpétuellement neutre ! » D'autre part, il était superflu d'introduire l'expression « inviolable » dans l'art. 25, car il n'y avait pas l'ombre d'une raison pour mettre ici en évidence cet aspect particulier de la souveraineté de l'Etat nouveau, puisque tous les articles du traité se trouvaient expressément garantis, sans en excepter ceux qui traçaient les limites du ter- ritoire : or, qu'est-ce que garantir des limites, sinon garantir en même temps leur inviolabilité ? La rédaction de novembre apparaît donc comme tout-à-fait équivalente à celle de juin.

De tout l'exposé de M. Norden, il ne demeure donc littéralement rien qu'une tentative attristante de semer la méfiance parmi les Belges au milieu

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C)

llb I-E l'ROChS DE LA NhUTKALlTh BELGE

desquels il habite et le doute parmi les neutres, qui subordonnent leurs sympathies pour la Belgique à la certitude que la violation de sa neutralité a été effectivement un acte contraire à des engagements formels, sanctionnés par des traités.

Dernières paroles.

Parmi les accusations dont on persiste à charger la Belgique, il s'en trouve qui sont si puériles que l'on éprouve une sorte de gêne à devoir les réfuter. On reste déconcerté devant une publication comme celle de M. Grasshoff {Belgiens Schuld, citée plus haut p. 6i), véritablement les droits de la logi- que et du bon sens sont ignorés.

Pour démontrer que « la Belgique avait violé sa neutralité bien longtemps avant qu'un seul soldat allemand n'eût foulé son territoire » (p. 6), M. Grass- hoff se contente, dit-il, « de deux faits d'une impor- tance qui défie toute casuistique » (p. 7). J'ai déjà relevé le premier : grief au gouvernement belge d'avoir favorisé l'Angleterre d'un monopole d'infor- mations militaires (voir p. 63 et suiv.). Voici le second : « Avant l'entrée obligée des troupes allemandes en Belgique le 4 août 19 14, ce pays avait ouvert déjà sa frontière aux Français :... les PREUVES à cet égard, dit l'auteur, sont conci^uan- TES » (p. 7 et II). Quelles sont ces preuves?

Un Allemand, séjournant en Belgique comme mar- chand et comme ouvrier, a vu le dimanche 26 juillet

IlR I.K l'ROCFS DK LA NRUTRAI.ITK BHl.GH

deux officiers français et un officier anglais à Bruxel- les ; il a rencontré le 29 juillet huit soldats français et « a entendu dire que c'étaient des artilleurs » ; du 29 juillet au 2 août, il a vu un aéroplane au-dessus de Bruxelles, « c'était un biplan français à son idée il le croit parce qu'en 1910 il a vu beaucoup d'appa- reils français au concours d'aviation à Bruxelles » (p. 12). Deux personnes, dont le nom n'est pas donné, déclarent que « d'après l'affirmation des habitants de trois localités belges de la région du nord de Lille, la mobilisation de l'armée belge a été proclamée dans les villages dès le 30 juillet 1914, et que des patrouilles françaises ont franchi la frontière le i®^ août pour se réunir aux patrouilles belges (p. 13). Un soldat français prisonnier, du 8^ hus- sards, a déposé que son régiment avait passé la fron- tière belge le 2 août, se dirigeant sur Bouillon (p. 14); un autre, du 21^ dragons, sans fixer de date, dit qu'il est entré en Belgique le lendemain de la mobili- sation française (id.) ; un troisième, du 28^ dra- gons, certifie que la frontière a été franchie le 31 juillet au soir (p. 15). Je laisse de côté l'inof- fensive information d'un journal belge, qui s'est borné à annoncer le 30 juillet «d'importants mou- vements de troupes françaises ce jour-là à la fron tière, ainsi que le départ de sept trains militaires spéciaux, partis le 28 juillet de Charleville à desti- nation de la frontière » (p. 17).

J'ai déjà répondu aiix déclarations de civils con-

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE

119

cernant la présence d'officiers et de soldats français dans les rues de Bruxelles avant le 3 août 1914 (La Belgique neutre et loyale, p. 143 à 147), et j'ai conclu alors en ces termes : « Je ne veux pas prétendre que les témoins dont on rapporte les déclarations n'aient pas dit ce qu'ils croient être la vérité : divers faits qui sont à ma connaissance me portent plutôt à penser que des méprises se sont produites. » (p. 146.) Il y a eu, d'ailleurs, plus que des méprises : le gouvernement français a pris la peine de faire recueillir à Bruxelles, à Iviége et à Namur de ren- seignements précis, qui établissent que « les témoi- gnages invoqués fourmillent d'erreurs grossières et d'inexactitudes plus ou moins volontaires. » (Voir Livre gris, II, no 118, et annexes).

La question de la présence de militaires français dans les rues de certaines villes belges avant les hostilités est aujourd'hui tranchée : il serait puéril d'y revenir.

Mais, parmi les déclarations rapportées par M. Grasshoff, il en est trois qui ont, je le sais, produit une réelle impression chez les neutres : je veux parler des allégations des trois soldats français prisonniers en Allemagne. Je suis aujourd'hui en mesure d'y répondre.

lyC Grand Quartier Général des armées françaises de l'Est a eu la complaisance de préciser, à ma de- mande, d'une façon formelle et décisive, quels ont été les cantonnements effectifs des unités françaises

120 LE PROCES DE LA NhUTRAI.ITh BEIGE

accusées d'avoir traversé la frontière belge avant l'appel fait, le 4 août, par la Belgique au concours militaire des nations garantes. Le rapport du Grand Quartier Général, que je reproduis ci-après, rax)pelle d'abord les ordres donnés au début de la campagne par le haut commandement français en exécution des instructions du gouvernement de la Répu- blique.

IvE 4 AOUT, le Ministre de la Guerre écrivait :

« Iv' Allemagne va tenter par de fausses nouvelles

de nous amener à violer la neutralité belge. // est

^1 interdit rigoureuse^nent et de la manière la plus for-

g melle, jusqu'à ce qu'un ordre contraire soit donné, à

u toutes nos troupes, de pénétrer, même par des patrouil-

o

les ou de simples cavaliers sur le territoire de la Bel- gique, ainsi qu'à tout aviateur de survoler ce terri- toire. Un ordre contraire ne sera d'ailleurs donné que lorsque le G. Q. G. se sera entendu avec le gouver- nement belge. Signé : Messimy. »

Le 5 AOUT seulement, après entente réalisée AVEC I.E GOUVERNEMENT BELGE, le Général en chef

AUTORISAIT LES RECONNAISSANCES DE CAVALERIE

A PÉNÉTRER EN TERRITOIRE BELGE, et leur ordon- nait de s'y comporter comme en pays ami et allié.

Enfin, c'est LE même jour, 5 août, a 19 heures, qu'ordre était donné par le Général en chef au corps de cavalerie (région de Charle\411e) et à la ... ® di- vision de cavalerie (région de Mangiennes), de

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 12 1

franchir la frontière i,E i^endemain 6 août et de se porter vers Neufchâteau ^.

Mais il y a plus : l'examen des déclarations invo- quées par M. Grasshoff fait, comme on va le voir, res- sortir des inexactitudes de dates, des confusions de noms et des erreurs de fait qui leur enlèvent défi- nitivement toute valeur. Je donne la parole au Grand Quartier Général :

Le cavalier Julien Requet, du 8^ régiment de hussards aurait prétendu que son régiment, arrive à La Neuville-aux- Toumeurs dans la nuit du 31 juillet au i^^ août, y aurait séjourné deux jours, puis se serait rendu à Donchery et de à Bouillon ; il y aurait franchi la frontière «le 2 août 19 14, vers 5 heures de l'après-midi ». A Bouillon, le 8»^ hussards aurait rejoint le 3^ régiment de hussards, ainsi que les 23 et 27 e dragons, qui auraient franchi la frontière « vers le même temps ».

La division à laquelle appartenait le 8^ hussards faisait partie du corps de cavalerie. Cette division est bien arrivée le matin du i^f août dans ses cantonnements de concentra- tion (région Aubenton-Rmnigny), mais elle y est demeurée les 2, $ et 4 août.

En particulier, la brigade légère à laquelle appartenait le 8 6 hUvSsards a cantonné pendant ces trois jours dans la région Girondelle-Foulzy-Cuvillers-La Neuville-aux-Tourneurs (S. O de Rocroi).

Conformément aux déclarations du cavalier Requet, cette brigade s'est ensuite portée sur Donchery ; cette marche a eu heu le 5 août ; le 5 août au soir, elle a cantonné dans la zone Donchery, le Dancourt, Vrigne-sur-Meuse.

C'est dans la journée du 6 août que la brigade s'est portée de Donchery sur Bouillon par Saint Menges et Corbion ; c'est donc dans la matinée de ce jour et non pas le 2 août, que la fron- tière a été passée.

Le hussards auquel il est fait allusion dans l'affirmation du cavalier Requet, formait brigade avec le 8^ hussards ; il a stationné et fait mouvement avec ce régiment du i^^ au 6 août.

Quant aux 23e et 27 « dragons, ils faisaient partie~d'une

^ La Note adressée par l'Allemagne au Gouvernement belge est du 2 août ; la violation du territoire belge par les troupes alle- mandes et l'appel de la Belgique aux Puissances Alliées, du 4 août.

122 I.l. PROCKS DK I.A NEUTRALITE BELGE

autre division du corps de cavalerie, la(juelle a quitté le 6 aoi la région de Charleville et s'est portée ce jour-là vers Paliseï

août Paliseul par Givonue et liouillon, franchissant ainsi la frontière belge à la mcnic date que le 8'- hussards.

I/C cavalier Recjuet a pu effectivement croiser ces régi- ments à Bouillon, mais pas à la date qu'il indique.

En définitive, le cavalier Requet a rapporté des faits qui paraissent exacts, mais dont les dates sont erronées.

Ivn outre, certains points de cette déclaration sont ambi- gus ; si son régiment est arrivé à La Neuville dans la nuit du 31 juillet au i^"' août et y a séjourné " deux jours n, s'il a fait ensuite étape sur Donchery (50 km.), puis sur Bouillon, com- ment a-t-il pu pénétrer en Belgique le 2 août ?

Le cavalier Bailly du 2i« dragons aurait rapporté que le

lendemain du jour la mobilisation fut annoncée à Ilirson,

son régiment avait quitté ses cantonnements de couverture

(région de Bossus) et avait franchi la frontière belge pour

atteindre Bouillon le même jour. Le 5^' dragons et plusieurs

<^ régiments de cuirassiers, \'tis par le cavalier Sailly à Bouillon,

^* auraient franchi la frontière à la même date. Ces régiments

^ auraient, par suite, pénétré en Belgique le 2 août.

Le 21 <^ et le 56 dragons constituaient une brigade appar- ^J tenant à la même division que le 8^ hussards, visé plus haut.

Toute la division ayant fait mouvement à la fois, ce qui a ^ C. été dit pour le 8^ hussards s'applique d'une façon générale

c>^- aux 21^ et 3 e dragons.

^ "^ Arrivée le i^^ août à ses emplacements de couverture, cette

K brigade a cantonné les i, 2, 3 <?^ 4 août dans la région Auben-

S ton, Hannapes, Bo.ssus-lès-Rumigny, ^Vntheny.

r.' .; Le s, elle s'est portée sur Doncher\^ en même temps que la

: f brigade de hussards et a cantonné dans la région Vrigne-aux-

BoivS, Vivier-au-Court, Issancourt, Lûmes, Villers. Le 6 août seulement, elle a fait mouvement vers Bouillon dans les mêmes conditions que la brigade de hussards.

Deux erreurs doivent donc être relevées dans l'affirmation du cavalier Bailly :

Une erreur de date : le 21 ^ dragons n'a pas quitté ses can- tonnements de couverture le lendemain du jour la mobi- lisation a être connue à Hirson, mais trois jours plus tard (5 août) ;

Une erreur de fait : ce régiment ne s'est pas porté directe- ment de Bossus vers Bouillon, mais bien vers Lûmes, Vrignes- aux-Bois, Issancourt, région qu'il a quittée le lendemain 6 août pour se rendre à Bouillon. L'étape du 5 août est oubliée dans la déposition du cavalier BaiUy.

D'après le cavaUer Cochard du 28® dragons, la brigade formée par les 28^ et 30^ dragons aurait quitté Sedan, sa garnison, le 31 juillet au matin, se serait d'abord portée sur

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE

123

Mouzon elle serait arrivée vers midi, puis se serait rendue dans la soirée du même jour par Bazelles et La Chapelle à Bouillon, le 28® dragons serait entré le 31 juillet à 10 heu- res du soir.

I^e lendemain, i er août, la brigade serait allée de Bouillon vers Arlon par Florenville, Bellefontaine et Sainte Marie, « ayant fait le i^^' août plus de 40 km. dans la direction de l'Kst, exclusivement sur territoire belge. »

Le 28^ dragons aurait cantonné le i®^ août au soir à Saint Laurent près Arlon.

Kntre Bouillon et Florenville, la brigade aurait croisé en territoire belge le hussards et les et 6<^ cuirassiers.

Cette déclaration qui tendrait à démontrer que toute la division à laquelle appartenait le 28^ dragons se trouvait en territoire belge dès le i ^^ août, est dénuée de toute vérité.

Bn effet, la brigade constituée par les 28 « et 30^ dragons a bien quitté Sedan le 31 juillet par la grand'route de Mouzon mais elle a poursuivi sa route par Stenay et Jametz pour gagner ses cantonnements de couverture sur l'Othain. L'es- cadron auquel appartenait le cavalier Cochard a bien été arrêté au passage à Mouzon pour y attendre l'arrivée du groupe à cheval de la division venant de Charleville et l'es- corter à destination. Mais il a continué sa route, avec ce groupe, dans la soirée du 31 juillet et est venu cantonner à Stenay. Le lendemain matin, il a rejoint la division dans ses cantonnements. Pas plus que le gros du régiment, cet esca- dron n'est revenu sur Sedan le jour il en avait quitté sa garnison.

La brigade est arrivée sm* l'Othain le 31 juillet vers 22 heu- res. Le 28e dragons a cantonné à Saint-Laurent-sur-Authain (18 km. S. B. de Montmedy), le 3<^ dragons à Pillon (5 km. S. B. de Saint-Laurent).

Ces deux régiments n'ont pas quitté leurs cantonnements jusqu'au 6 août matin ; pendant toute cette période les avant- postes n'ont pas dépassé l'Othain. Le 6 août, la division se met- tait en marche et pénétrait en Belgique par Montmedy, Thouelle, Avioth, Fagny, Bellefontaine. Le 28® dragons formait l'avant- garde de la division et prenait en fin de marche les avant- postes sur la Semoy à Breuvanne (15 km. N. de Virton) ; ie 30^ dragons cantonnait à Tintigny (S. B. de Breuvanne).

Les deux régiments de cuirassiers que le cavaUer Cochard a prétendus avoir rencontrés le i^^ août entre Bouillon et Florenville étaient eux-mêmes à cette date en cantonnement sur l'Othain.

Le 36 cuirassiers a, en effet, quitté Vouziers, sa garnison, le 31 juillet dans l'après-midi et est venu cantonner ce jour-là à BrieuUes sur Meuse (5 km. S. de Dmi). Le lendemain, il s'est rendu à Mangiennes en Woevre, il est resté jusqu'au 6 août matin, date à laquelle il s'est porté en Belgique, a Ja-

124 Lh l'ROCHS DE LA NEUTRALITE BELGE

inoij^ne (lo km. Ivst de l'iorenville) par le même itinéraire (jue les 28«et 30» dragons.

Quant au 6^ cuirassiers, il a fait mouvement dans des con- ditions analoj^ues.

Parti de Sainte-Menehould, le 31 juillet, il est venu can- tonner à Consenvoye (15 km. N. de Verdun) et s'est porté le lendemain i^r août à ïiilly sous Man^iennes (7 km. L,st de Spincourt) il est resté jusqu'au 6 août. Le 6 août, il a suivi le ^^ cuirassiers dans sa tnarche vers la frontière belge.

Il est donc inexact que les 3^ et 6^ cuirassiers se soient trouvés dans la matinée du i*^"" août sur le territoire belge entre Bouillon et Florenville.

En résumé, la narration du cavalier Cochard ne se rappro- che de la réalité sur aucun point, si ce n'est sur la date à laquelle son régiment a quitté sa garnison et sur la direction qu'il a prise au départ.

Le récit abonde en confusions de dates et de noms : Saint- Laurent-sur-Othain devient Saint- Laurent près d'Arlon, qui n'existe pas. Un certain nombre de localités, citées au hasard des souvenirs, jalonnent l'itinéraire tracé par le cavalier Co- chard à sa brigade le 1^^ août : « Sainte Cécile le régiment a cantonné le 18 août, Chassepierre traversé le même jour, Florenville et Pin traversés ou vus presque chaque jour du

6 au 18 août ; Saint Vincent occupé par le 28^ dragons le

7 août ; Bellefontaine sur l'itinéraire de l'entrée en Belgique le 6 août » (rapport du colonel-commandant le 28*^ dragons).

En outre, on relève dans les déclarations du cavalier Co- chard des faits inventés de toutes pièces ; c'est ainsi que l'iti- néraire Bazeilles-La Chapelle-Bouillon par lequel le 28*^ dra- gons aurait pénétré en Belgique est distant de 25 km. de celui suivi en réalité par ce régiment (Montmedy-Avioth- Bellefontaine).

De même le cantonnement qu'aurait occupé son régiment à Bouillon le 31 juillet au soir, ne peut être attribué à une confusion de sa part, car « jamais, à aucun moment, une unité du 28 ^ dragons n'a stationné à Bouillon ni traversé cette ville » (Rapport du heutenant-colonel commandant le 28^ dragons).

De même, aussi l'itinéraire imaginé par lui et de manière précise pour la marche qu'aurait exécutée son régiment le i^r août de Bouillon sur Axlon, etc.

Les déclarations de Cochard resteraient d'ailleurs sus- pectes, alors même qu'elles ne seraient pas démenties par les faits.

Les renseignements fournis sur ce cavalier par son chef de corps sont, en effet, mauvais : « Médiocre soldat, d'intelligence limitée, nature fruste, caractère sournois et très indépendant ; Cochard répondait tout à fait au type du braconnier, d'homme des bois, qu'il se vantait d'être. »

RUSSE

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]•>() IF. l'ROCKS DE I.A NKUTRALITK BHI.Cr

I/iiicxactitude de ses renseignements s'étend jusqu'à ses

fonctions : affecte'- roimne cycliste au 3'- escadron du 28*^ dra- ;4ons, il n'a jamais été à cheval dans le rang, ainsi qu'il le laisse entendre 1-6-7 de sa déclaration).

// importe d'ajouter que sa disparition le 22 août est restée suspecte et a provoqua de la part de ses chefs les versions les plus fâcheuses pour lui.

On m'en voudrait d'ajouter un mot à cet exposé bourré de faits et de si sérieuse tenue.

lycs preuves « convaincantes » de M. Grasshoiï

ont été abondamment utilisées par l'Accusation :

^ elle y trouvait une justification inespérée pour son

g imputation que la Belgique aurait prématurément

uj ouvert ses frontières aux troupes françaises. Puis-

en

^ (;. qu'elle insiste, je vais apporter un fait qui la

b^ contraindra sans doute au silence.

k IvC plan de concentration de l'armée belge en cas

c

"; de mobilisation, c'est-à-dire le dispositif des empla-

à"

"■ * céments à occuper par les différentes unités à la veille

d'un conflit, avait été établi en 1913, au moment de la réorganisation militaire. Or, comment, dans ce plan, les positions de concentration des forces bel- ges avaient-elles été choisies ? Le rapport officiel du commandement de l'armée [L'Action de l'armée belge, du 31 juillet au 31 décembre 1914, Chapelot, Paris 1915), répond en termes formels (p. 2 et voir le croquis ci-contre).

« Les positions de concentration avaient été choi- sies en vue d'assurer la défense du territoire, tout en

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE 1 27

se conformant strictement aux obligations qu'im- posait à la Belgique sa neutralité, définie par les traités de 1839.

» En effet, (en dehors des et divisions et de la division de cavalerie, qui restaient à Anvers et Bruxelles), les i'^, 3e ^e et 5^ divisions remplis- saient le rôle de divisions d'avant-garde et se trou- vaient placées respectivement dans chacune des directions d'où un péril pouvait menacer la Belgique:

« la i^® division, ou division des Flandres, regardait l'Angleterre ;

« la 36 division, ou division de Iviége, regardait l'Allemagne ;

<^ les et divisions regardaient la France, la devant faire face à une attaque sur Namur, la à une attaque qui déboucherait de Maubeuge-Iville.

» Chacune de ces divisions d'avant-garde avait pour mission de fournir la première résistance et de donner par cette résistance même, le temps de trans- porter les cinq autres divisions dans la partie me- nacée du territoire.

» lye système défensif de la Belgique comportait, en outre, trois places fortes : Anvers, constituant un camp retranché et place de refuge, I^iége et Namur servant de places d'arrêt, de têtes de pont et de points 'd'appui : l'armée devait donc être ré- partie en troupes de forteresse et troupes de cam- pagne ; survies quinze classes de milice appelées sous les armes, les sept dernières furent réservées au ser-

128 I.H PROCHS DK LA NhUTRAIJTh BhlXiV.

vice des forteresses, et les huit premières furent affectées à l'armée de campagne. »

Telles étaient les dispositions prescrites dès avant la guerre. On s'y conforma strictement au moment de la mobilisation et, le i^'' août au matin, les ras- semblements s'opéraient comme il est indiqué sur le croquis.

Or, et c'est ici que vient se placer le fait décisif, après que le dimanche 2 août, à 7 heures du soir, le gouvernement belge eût reçu la note de l'Allemagne demandant le passage pour ses troupes, la concen- tration NE FUT PAS MODIFIÉE, c'est-à-dire que les ;i^ quatre divisions d'avant-garde conservèrent leurs

^ positions respectives, une face à l'Angleterre, deux

lu

û face à la France (deux, en raison de l'étendue de la

frontière de ce côté), une seule face a l'Allema-

:: "^ GNE. On lit, en effet, dans le rapport officiel :

« I^a Note allemande du 2 août n'eut, il faut |i'' le remarquer, pas d'influence immédiate sur la con-

centration de l'armée, qui demeura disposée sur le territoire suivant les exigences miUt aires impo- sées par la neutralité du pays ; ordre était donné aux postes placés à toutes les frontières, d'ouvrir

LE FEU SUR TOUTE TROUPE ÉTRANGÈRE ENTRANT

EN Belgique. »

Bt le rapport ajoute : « Cette attitude du haut commandement reflétait fidèlement l'attitude poU- tique prise par le gouvernement du Roi ; celui-ci avait, en effet, répondu à la note allemande, d'une

LE PROCÈS DE LA NEUTRALITE BELGE 1 29

part, qu'il repousserait par tous les moyens en son pouvoir toute atteinte portée par l'Allemagne au droit de la Belgique ; d'autre part, que si, contraire- ment à toute attente, une violation de la neutralité belge venait à être commise par la France, la Bel- gique remplirait tous ses devoirs internationaux et que son armée opposerait à l'envahisseur la plus vigoureuse résistance. »

Ce ne fut que dans i,a nuit du 3 au 4 août, lorsque la certitude eût été acquise que les trou- pes allemandes entendaient traverser la Belgique de vive force, que le haut commandement fit exécuter les mesures qu'imposait la situation nouvelle.

« Ai,ORS seui^ement, expose le rapport, ordre est donné de détruire les grands ouvrages d'art sur les voies de communication susceptibles d'être utili- sées par les troupes allemandes. I^es gouverneurs militaires des provinces sont avertis de ne pi.us

CONSIDÉRER LES MOUVEMENTS DE TROUPES FRAN- ÇAISES SUR LE TERRITOIRE BELGE COMME DES ACTES DE VIOLATION DE LA NEUTRALITÉ.

» Conformément au plan de défense, la 3^ division doit résister à l'ennemi, appuyée sur la position for- tifiée de lyiége ; sous sa protection, les autres divi- sions doivent se transporter face à l'envahisseur, à l'exception toutefois de la division de Namur (la 4^), qui reçoit mission de garder cette place ; la i'^ divi- sion est dirigée de Gand à Tirlemont, la d'Anvers

NEUTRALITÉ BELGE O

I^o II- l'ROrfS l)K I.A NHI'TKAI.ITK BF.I-GH

à lyOïivain ; la 5<* de Mons à Perwez ; la 6^ de Bruxel- les à Wavre.

« Ces transports doivent être couverts : par la division de cavalerie, qui, concentrée à Gembloux, doit se porter sur Waremme ; par une brigade mixte de la 3^ division, dirigée sur Tongres ; 30 par une brigade mixte de la 4^ division, envoyée à Huy.

» Les mouvements de concentration, commencés le 4 août, s'achèvent le lendemain ; ils s'exécutent avec rapidité et régularité, partie par route, partie par chemin de fer.

» Le Roi prend, en vertu de la Constitution, le haut commandement de l'armée.

» Le 6 août, au matin, l'armée est prête à faire mouvement avec tous ses convois. »

Kn présence de ces faits-là, je dis à l'Accusation : lorsqu'on s'occupe d'un petit pays entraîné tout à coup dans un conflit dont l'enjeu était pour lui la perte de son indépendance; lorsqu'on voit qu'en ce moment il ne s'agissait plus de fixer des atti- tudes politiques dont les sanctions sont souvent incertaines, mais de prendre des déterminations qui engagent la vie de la nation, il est demeuré si totalement fidèle à ses obUgations et si abso- lument affranchi de toute tutelle étrangère, qu'il a organisé sa défense suprême au seul et unique point de vue de ses intérêts propres, alors, quand on ne veut pas lui rendre l'hommage d'estime qu'on doit à

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LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE I 3 I

quiconque accomplit son devoir, on passe et l'on se tait.

* * *

On ne me demandera pas de revenir sur la ques- tion de la conduite des troupes allemandes en Bel- gique et sur la prétendue guerre populaire (Volks- krieg) qu'elles auraient eu à réprimer. Un Livre blanc, gros de plus de 300 pages {Die vôlkerrechtswidrige Fiihrungdes belgischen Volkskriegs) y a été consacré. M. Grasshofï était au nombre de ceux qui ont re- cueilli des dépositions qu'on y a rassemblées. C'est ce qui lui a permis de réserver à ces affaires les quatre cinquièmes de la brochure dont j'ai déjà parlé plus haut.

Je me bornerai ici à une seule remarque, le Livre blanc allemand devant être prochainement l'objet d'une réfutation détaillée de la part de la Belgique.

Dans le message officiel allemand adressé le 14 août au Président des Etats-Unis, il était dit :

« Le Gouvernement belge a publiquement encou- ragé la population à la guerre et il avait depuis long- temps préparé cette participation. »

Aujourd'hui, M. Grasshoff se charge lui-même, en publiant un certain nombre de documents émanant des autorités belges, de faire justice de cette in- croyable accusation : arrêté royal appelant à l'acti- vité la garde civique non active (p. 43), circulaires du Ministre de l'Intérieur (id.), du Gouverneur du

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132 LE l'kOChS Ut. LA NEUTRALITh BELGK

Brabant (p. 48), du Commandant supérieur des gardes civiques des provinces d'Anvers et de Bra- bant (j). 45), dépositions de personnalités belges (p. 46-47), ou de bourgmestres (p. 51), toutes les pièces officielles, y com])ris les fac-similés de télé- grammes administratifs, que M. Grasshoff a ras- semblées, confirment sans aucune hésitation possible cette chose évidente pour toute personne de bonne foi : le Gouvernement belge a, dès les premières heures, pris toutes les mesures en son pouvoir pour

ORGANISER LA PASSIVITÉ DE LA POPULATION (voir La

Belgique neutre et loyale, p. 197-229). aj ' lya population était hostile ! la presse était passion-

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^, née! s'écrie M. Grasshofï. A qui la faute ? je vous

prie. Iv' Accusation fait bon marché des deux seuls faits qui comptent, à savoir, d'abord l'indignation c'est le mot éprouvée par tous les Belges le lundi 3 août, quand ils apprirent que l'Allemagne, non contente de violer un engagement formel, les menaçait de leur enlever l'indépendance s'ils n'acceptaient pas d'agir contrairement à leur de- voir et à leur intérêt vital; ensuite l'horreur le mot n'est pas assez fort que ces mêmes Belges ont ressentie à partir du 6 août, quand ils apprirent les premières représailles des troupes allemandes en Belgique.

Quant à toutes les dépositions d'Allemands, re- cueillies par des Allemands, dont le Livre blanc fait état pour démontrer que des coups de feu auraient

LE PROCES DE LA NEUTRALITE BELGE 153

été tirés par des Belges sur les troupes allemandes, elles sont dépourvues de force probante : tout récem- •ment, une étude strictement scientifique, basée sur les seules sources allemandes, a montré com- ment les récits qui sont à la base de ces témoi- gnages relèvent de la formation légendaire et se sont trouvés lentement élaborés, selon des thèmes directeurs, sur de menus incidents, défigurés et exagérés au cours de la transmission (voir van Lan- GENHOVE : Comment se forme un cycle de légendes : Francs-tireurs et Atrocités en Belgique; Payot, 1916). Puis, qu'on veuille bien attendre : audiatur et altéra pars ! lycs Belges soumis à l'occupant et qui pour- raient répondre ne peuvent se faire entendre.

Mais on peut tout de même demander dès à pré- sent aux lecteurs du Livre blanc ou de la brochure de M. Grasshofï si, quelque part, ils y ont trouvé une justification ou une excuse pour le procédé des représailles collectives .

« Aucune peine coi.i.ective, pécuniaire ou autre, ne pourra être édictée contre i.es populations a raison de faits individuels, dont elles ne pourraient être considérées comme solidairement responsables. »

Ainsi en avaient décidé toutes les nations, l'Alle- magne comprise, à la 11^ Conférence de La Haye.

Pendant tout le mois d'août 1914, s'est déchaîné sur mon pays un système de guerre qui est exacte- ment le contre-pied de cette prescription. C'était

1^4 'P- PROCÈS DH I.A NEUTRALITE BELGE

der schneidig f^c/uhrtc Krieg, la guerre conduite crânement, que le général von Hartmann avait naguère o})])osée à la guerre menée avec quelques égards.

Pour tous ceux qui pensent que, même aux jours sévit la guerre, l'humanité et l'équité gardent leurs exigences, ce système est exécrable. On n'en a pas encore tenté l'apologie. On ne la tentera pas. Il appartient aux choses qui se font, mais dont on ne parle que pour les condamner.

:;\ Et maintenant, je m'arrête.

3 Depuis dix-huit mois, la Belgique innocente souf-

:îj fre, en expiation de méfaits qu'elle n'a jamais com-

.jû mis et dont ses ennemis ne l'ont accusée qu'après

^ l'avoir frappée, pour se justifier devant le juge-

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ment du monde : s'il se trouve encore en Allemagne des hommes qui aient le courage d'imaginer contre elle de nouveaux griefs, qu'ils parlent ! Ils ne las- seront pas la patience des Belges ni leur volonté de défendre leur patrimoine d'honneur et de loyauté.

TABLE DES MATIÈRES

Pages

AVANT-PROPOS 4

Campagne de silence et campagne de diffamation en Alle- magne contre la Belgique (p, 4). Les trois chefs domi- nants d'accusation (p. 7).

I. « EN BONNE POLITIQUE, LA RÉSISTANCE

DE LA BELGIQUE EST INCOMPRÉHENSIBLE ». . 17

Réflexions générales et allusions aux récents événements dans les Balkans (p. 10). Combien la réalité est diffé- rente (p. 14). La formation de la Belgique indépen- dante et le patriotisme des Belges (p. 15). Comment, dès les débuts de l'Indépendance, une politique d'équi- libre a apparu comme la condition même de la vie de la nation (p. 18). Les incidents internationaux entre 1840 et les premières années du XX^ siècle (p. 19). Le refus opposé à la demande de passage de l'Allema- gne le 2 août 1914 était dans la pure tradition de la politique extérieure de la Belgique depuis 1830 (p. 30). Les assimilations à la Serbie et à la Grèce ne sont fondées ni en droit ni en fait (p. 33). Le sort des petits Etats (p. 38).

II. « SI LA BELGIQUE A RÉSISTÉ, C'EST

qu'elle Était déjà engagée » 39

Les procédés par lesquels les accusateurs de la Belgique détournent les faits de leur interprétation naturelle (p. 41). Les altérations de texte dans le rapport du chef de l'état-major belge au sujet de ses conversations avec l'Attaché militaire anglais en 1906 (p. 50). L'intitulé de l'enveloppe (p. 50). Analj^se du rap- port (p. 54). Les voyages d'études de l'état-major belge de 1906 à 1910 (p. 61). Variante de l'accusa- tion : la Belgique a assuré à l'Angleterre im monopole d'informations mihtaires (p. 62). Un précédent inattendu : une démarche de l'attaché mihtaire alle- mand en 1875 (p. 65). La correspondance diploma- tique belge publiée à Berhn atteste que les conversa- tions de 1906 ont été sans influence sur la politique de la Belgique (p. 67). Le discours du Ministre des Affaires Etrangères au Sénat de Belgique en 1909 (p. 76). Une autre accusation : la Belgique aurait informer l'Allemagne après l'entretien de l'attaché militaire anglais en 1912 (p. 78). Cette accusation

\^t TABLE DES MATIERES

Page»

est contraire aux faits : exposé de ce que le Ciouverne- ment lul^^e a fait après l'entretien de 1912 : la démar- che à I/)ndrcs (p. 84). La démarche à lierlin (p. 8^^),

La démarche à l'aris (p. 87). Le Congo et la poli- tique extérieure de la Belgique (p. 89). A la veille de la jiuerrc, la Belgique préparait le renouvellement de son traité de commerce avec l'Allemagne (p. 89).

Conclusion (p. 90).

III. « LA BELGIQUE n'avAIT PAS A RÉSISTER^ CAR SON TERRITOIRE N'ÉTAIT PAS INVIO- LABLE » 91

La Belgique se serait trompée en se tenant pour obligée, aux termes des traités de s'opposer au passage des ar- mées allemandes (p. 92). La neutralisation du pays en 1839 était-elle compatible avec une servitude de pas- sage, établie au profit d'une des puissances ? (p. 93). -, Analyse des principaux protocoles de la Conférence

v^ de Londres en 1830-1831 (p. 94). La vraie significa-

3^! tion de la neutralisation de la Belgique, au point de vue

^ de l'équilibre européen (p. 99). La neutralité perma-

nente entraînait ipso facto l'inviolabilité du territoire ^ (p. 100). Après comme avant la modification de

, texte survenue entre le traité du 26 juin 1S31 et celui

^r du 15 novembre suivant, les événements vérifient cette

ly^ cette conclusion (p. 102). Réfutation de la conjec-

^^^ ture tirée de la convention des forteresses : l'accord

h préalable des quatre puissances le 17 avril 1831 (p.

P 106). Le rôle de la Belgique dans les négociations

' (p. 107). La clause secrète et sa véritable portée (p.

109), Pourquoi la rédaction du traité de juin a été modifiée (p. 112).

DERNIÈRES PAROLES 117

Note inédite du Grand Quartier Général des Armées fran- çaises de l'Est faisant justice des imputations selon les- quelles des troupes françaises auraient franchi la fron- tière belge, avant l'appel adressé par la Belgique à ses garants (p. 120). Autre témoignage décisif de la loyauté de la Belgique dans l'organisation de sa défense : l'armée belge a gardé jusque dans la nuit du 3 au 4 août ses positions de concentration, telles qu'elles avaient été choisise en conformité des obliga- tions que la neutralité imposait au pays (p. 127). Quelques mots sur la conduite des troupes alleman- des en Belgique et sur la prétendue guerre popu- laire qu'elles auraient eu à réprimer (p. 131). Con- clusion (p. 132).

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