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LE RHIN J
LETTRES A UN AMI
PAR
VICTOR HUGO
TOME TROISIÈME
PARIS
AU SIEGE DE La BOC1ÉTÉ POUR L'EXPLOITATION l»ES OBl'VHI
i»r. ViCTOH HUGO, (Ml/. DURIEZ ET C",
l'ilir McillMi'llr l.-|'i i.M .
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V.
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LE RHIN
PARIS. IMP. SIMOH RAÇON ET COMP. , RUE H l.liFL l.ill, I.
LE RHJN
LETTRES A U> AMI
Y ICTOK 11 l Cï O
1)1. I. ACADÉMIE FRAHÇAJSbi
TOMK TROISIÈME
PARIS
\c sn'i.h uu i.a société poi i. l'exploitation dj s ŒUVRES DH riCTOB HCCO
CHEZ DURIEZ ET O
rue monsieur i,40
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lerhinlettresu03hugo
1839.
m.
LETTRE XXIX.
STRASBOURG.
Ce qu'on voit d'une fenêtre de la Maison-Rouge. — Parallèle entre le postillon badoi» et le postillon français, où l'un ,,,,, ne se montre pas aveuglé par l'amour-propre national. — Une nuit horrible. —Nouvelle manière d'être tiré a quatre
.hcviniN. D.-sti ii»ti«.i. complète el détaillée de la ville de Se-
janne. Peinture approfondie el minutieuse de Pbalsbourg,
Vitry-sur-Marne. — Bar-le-Duc. — L'auteur fait des plati- tudes aux naïade*. ~ Tout être a l'odeur de ce qu'il '"■'"(:•■-
'Il rie de l'architecture et du climat. — Haute statistique à
propos des confitures de Bar. — L'auteur songe à nne chose qui disait la joie d'un enfant.— Paysages.— Ligny.— Tonl.— La cathédrale. — L'auteur dit son fait à la cathédrale d'Or- léans, — Nancy. — Croquis galant de la place de L'Hôlel-de- \ ille. — Théorie et apologie dn rococo. — Réveil en malle- poste au point du jour. — Vision magnifique. — La c6te de Saverne. — Paragraphe qui commence dans le ciel el qui finit dans un plat h barbe. — Les paysans. — Les rouliers. — Waaseloone. —La routa tourne. — apparition du Munster.
Stras! in , ,'iomi.
Mo voilà à Strasbourg, mon ami. J'ai ma fenêtre ouverte sur la place d'Armes. J'ai à ma droite un bmiquel d'arbres, à ma gauche le Munster, donl les
4 LETTRE XXIX.
cloches sonnent à toute volée en ce moment ; devant moi au fond de la place une maison du seizième siècle, fort belle, quoique badigeonnée en jaune avec contrevents verts; derrière celte maison, les hauts pignons d'une vieille nef où est la bibliothè- que de la ville; au milieu de la place, une baraque en bois d'où sortira , dit-on , un monument pour Kléber; tout autour, un cordon de vieux toits assez pittoresques ; à quelques pas de ma fenêtre , une lanterne-potence au pied de laquelle baragouinent quelques gamins allemands, blonds et ventrus. De temps en temps, une svelte chaise de poste anglaise, calèche ou landau , s'arrête devant la porte de îa Maison-Rouge — que j'habite, — avec son pos- tillon badois. Le postillon badois est charmant; il a une veste jaune-vif, un chapeau noir verni à large galon d'argent, et porte en bandoulière un petit cor de chasse avec une énorme touffe de glands rouges au milieu du dos. Nos postillons, à nous, sont hi- deux ; le postillon de Longjumeau est un mythe ; une vieille blouse crottée avec un affreux bonnet de coton, voilà le postillon français. Maintenant, sur le tout, postillon badois, chaise de poste, gamins alle- mands , vieilles maisons , arbres , baraques et clo- cher, posez un joli ciel mêlé de bleu et de nuages , et vous aurez une idée du tableau.
J'ai eu, du reste, peu d'aventures; j'ai passé deux nuits en malle-poste , ce qui m'a laissé une
STRASBOURG. S
haute idée de la solidité de notre machine humaine. C'est une horrible chose qu'une nuit en malle- poste. Au moment du départ tout va bien, le pos- tillon fait claquer son fouet, les grelots des chevaux babillent joyeusement, on se sent dans une situation étrange et douce , le mouvement de la voiture donne à l'esprit de la gaieté et le crépuscule de la mélancolie. Peu à peu la nuit tombe, la conversa- tion des voisins languit , on sent ses paupières s'a- lourdir, les lanternes de la malle s'allument, elle relaie, puis repart comme le vent, il fait tout à fait nuit, on s'endort, c'est précisément ce moment-là que la route choisit pour devenir affreuse ; les bos- ses et les fondrières s'enchevêtrent ; la malle se met à danser. Ce n'est plus une route , c'est une chaîne de montagnes avec ses lacs et ses crêtes, qui doit faire des horizons magnifiques aux fourmis. Alors deux mouvements contraires s'emparent de la voi- ture et la secouent avec rage comme deux énormes mains qui l'auraient empoignée en passant : un mouvement d'avant en arrière et d'arrière en avant, et un mouvement de gauche à droite et de droite à gauche, — le tangage et le roulis. Il résulte de celte heureuse complication que toute secousse se multi- plie par elle-même à la bailleur des essieux , el qu'elle monte à la troisième puissance dans l'inté- rieur de la voiture ; si bien qu'un caillou gros comme le poing vous f.iit COgner huit fois de suite
i.
r, lettre xxix.
la tête au même endroit, comme s'il s'agissait d'y enfoncer un clou. C'est charmant. A dater de ce moment-là, on n'est plus dans nue voiture, on est dans un tourbillon. Il semble que la malle soil en- trée en fureur. La confortable malle inventée par M. Conte se métamorphose en une abominable pa- tache, le fauteuil-Voltaire n'est plus qu'un infâme lape-cul. On saute , on danse , on rebondit , on re- jaillit contre son voisin , — tout en donnant. Car c'est là le beau de la chose, on dort. Le sommeil vous tient d'un côté , l'infernale voiture de l'autre. De là un cauchemar sans pareil. Rien n'est compa- rable aux rêves d'un sommeil cahoté. On dort et l'on ne dort pas, on est tout à la fois dans la réalité et dans la chimère. C'est le rêve amphibie. De temps en temps on entr'ouvre la paupière. Tout a un as- pect difforme, surtout s'il pleut, comme il faisait l'autre nuit. Le ciel est noir, ou plutôt il n'y a pas de ciel, il semble qu'on aille éperdument à travers un gouffre; les lanternes de la voiture jettent une lueur blafarde qui rend monstrueuse la croupe des chevaux ; par intervalles , de farouches tignasses d'ormeaux apparaissent brusquement dans la clarté, et s'évanouissent; les flaques d'eau pétillent et fré- missent sous la pluie comme une friture dans la poêle ; les buissons prennent des airs accroupis et hostiles; les tas de pierres ont des tournures de ca- davres gisants; on regarde vaguement; les arbres
STRASBOURG . 7
de la plaine ne sont pins des arbres, ce sont des géants hideux qu'on croit voir s'avancer lentement vers le bord de la route ; tout vieux mur ressemble à une énorme mâchoire édentée. Tout à coup un spectre passe en étendant les bras. Le jour, ce se- rail tout bonnement le poteau du chemin, et il vous dirait honnêtement : Route de Coulommiers à Sèzanne, La nuit, c'est une larve horrible qui semble jeter une malédiction au voyageur. Et puis, je ne sais pourquoi on a l'esprit plein d'images de serpents ; c'est à croire que des couleuvres vous rampent dans le cerveau; la ronce siffle au bord du talus comme une poignée d'aspics ; le fouet du pos- tillon est une vipère volante qui suit la voiture et cherche à vous mordre à travers la vitre; au loin, dans la brunie , la ligne des collines ondule comme le ventre d'un boa qui digère, et prend dans les grossissements du sommeil la figure d'un dragon prodigieux qui entourerait l'horizon. Le vent râle comme un cyclope fatigué, et vous fait rê?er à quel- que ouvrier effrayant qui travaille avec douleur dans les ténèbres. — Tout vil de celte vie affreuse que les nuits d'orage donnent aux choses.
Les villes qu'on traverse se niellent aussi à dan- ser, les rues moulent et descendenl perpendirulai- rement, les maisons se penchent pèle-inèle sur la voiture, el quelques-unes y regardcnl avec des yeux de braise. Ce sont relies qui oui encore des fenêtres
écl.'lil'ées.
8 LETTRE XXIX.
Vers cinq heures du matin, on se croit brisé; le soleil se lève, on n'y pense plus.
Voilà ce que c'est qu'une nuit en malle-poste, et je vous parle ici des nouvelles malles, qui sont d'ail- leurs d'excellentes voitures le jour, quand la route est bonne, — ce qui est rare en France.
Vous pensez bien , cber ami , qu'il me serait dif- ficile de vous donner idée d'un pays parcouru de cette manière. J'ai traversé Sézanne, et voici ce qui m'en reste : une longue rue délabrée , des maisons basses , une place avec une fontaine , une boutique ouverte où un homme éclairé d'une chandelle ra- bote une planche. J'ai traversé Phalsbourg, et voici ce que j'en ai gardé : un bruit de chaînes et de ponts-levis, des soldats regardant avec des lanternes, et de noires portes fortifiées sous lesquelles s'en- gouffrait la voiture.
De Vitry-sur-Marne h Nancy, j'ai voyagé au jour. Je n'ai rien vu de bien remarquable. Il est vrai que la malle-poste ne laisse rien voir.
Vitry-sur-XIarne est une place de guerre rococo. Saint-Dizier est une longue et large rue bordée ça et là de belles maisons Louis XV en pierres de taille. liar-le-Duc est assez pittoresque ; une jolie rivière y passe. Je suppose que c'est l'Ornain; mais je n'af- firme rien en fait de rivière , depuis qu'il m'est arrivé de soulever toute la Bretagne pour avoir con- fondu la Vilaine avec le Couasnon. Les naïades sont
STRASBOURG. 9
susceptibles, et je ne me soucie pas de me colleter avec des fleuves aux cheveux verts. Mettez donc (pie je n'ai rien dit.
A propos, j'ai fait tout ce voyage accosté d'un brave notaire de province qui a son officine dans je ne sais plus quelle petite ville du midi et qui va passer ses vacances à Bade, parce que, dit-il, tout le monde va à Bade, Aucun." conversation possi- ble, bien entendu. Ce digne tabellion sent le papier timbré comme le lapin de clapier sent le chou.
Du reste, comme le voyage rend causeur, j'ai es- sayé de l'entamer de cent façons pour voir si je le trouverais mangeable, comme parle Diderot. .le l'ai ébréché de tous les côtés, mais je n'ai rien pu casser qui ne fût stupide. Il y a beaucoup de gens comme cela. .l'étais comme ces enfants qui veulent à toute force mordre dans un faux bonbon; ils cher- chent du sucre, ils trouvent du plâtre.
La ville de Bar est dominée par un immense co- teau vignoble qui est tout vert en aoûl el qui, au moment où j'y passais, s'appuyait sur un ciel loul bleu. Rien de cru dans ce bien et (buis ce vert, qu'enveloppait chaudement un rayon de soleil. Aux environs de Bar-le-Duc la mode est que les maisons de quelque prétention aient , au lieu de porte bâ- tarde, un petit porche en pierre de taille, à plafond carré, élevé sur perron. <.Vst assez joli. Vous savez que j'aime à noter les originalités des architectures
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locales, je vous ai dit cela cent fois, quand l'archi- tecture est naturelle et non frelatée par les archi- tectes. Le climat s'écrit dans l'architecture. Pointu, un toit prouve la pluie; plat , le soleil; chargé de pierres, le vent.
Du reste, je n'ai rien remarqué à Bar-le-Duc, si ce n'est que le courrier de la malle y a commandé quatre cents pots de confitures pour sa vente de l'année, et qu'au moment où je sortais de la \ille il y entrait un vieux cheval éclopé, qui s'en allait sans doute chez l'équarrisseur. Vous souvient-il de ce fameux saval de notre douce enfant , de notre chère petite D. , lequel est resté si long-temps ex- posé à tous les ouragans et fondant sous toutes les pluies dans un coin du balcon de la Place-Royale , avec un nez en papier gris, ni oreilles ni queue, et plus rien que. trois roulettes ? c'est mon pauvre che- val de Bar-le-Duc.
De Vitry à Saint-Dizier le paysage est médiocre. Ce sont de grosses croupes à blé, tondues, rousses, d'un aspect maussade en cette saison. Plus de la- boureurs, plus de moissonneurs, plus de glaneuses marchant pieds nus, tête baissée, avec une maigre gerbe sous le bras. Tout est désert. De temps en temps un chasseur et un chien d'arrêt, immobiles au haut d'une colline, se dessinent en silhouette sur le clair du ciel.
On ne voit pas les villages; ils sont blottis mire
STRASBOURG. il
les collines , dans de petites vallées vertes au fond desquelles coule presque toujours un petit ruisseau. Par instants on aperçoit le bout d'un clocher.
Une fois ce bout de clocher m'a présenté un as- pect singulier. La colline était verte ; c'était du ga- zon. Au-dessus de cette colline on ne voyait absolu- ment rien cpie le chapeau d'étain d'une tour d'église lequel semblait posé exactement sur le haut du co- teau. Ce chapeau était de forme flamande. ( En Flandre, dans les églises de village, le clocher a la forme de la cloche.) Vous Voyez cela d'ici : un im- mense tapis vert sur lequel on eût dit que Gargan- tua avait oublié sa sonnette.
Après Saint-Dizier la route est agréable. Une fraîche chevelure d'arbres se répand de tous les cô- tés, les vallons se creusent, les collines s'etïlanqueui et prennent par moments un faux air de montagnes. Ce qui aide à l'illusion , c'est que parfois, et malgré le joli aspect , la terre est maigre, le haut des col- lines est malade et pelé. On sent que la terre n'a pas la force de pousser sa sève jusque-là. Cela ne grandit les collines qu'en apparence, mais enfin ceil les grandit.
Une jolie ville, c'est Ligliy. Trois on qualie col- lines en se rencontranl oui fait une \ allée en étoile. Les maisons de l.i-nv sont toutes entassées au fond (le cette vallée comme si «'Iles a\ainil «lissé (In haut
d.s eoUmes Cela fait un-' petite ville ratluâiite à
12 LETTRE XXIX.
voir; et puis il y a une jolie rivière et deux belles tours eu ruine. Ces collines sont charmantes, elles ont l'obligeance de forcer la malle-posie à monter au pas, si bien que j'ai pu descendre, suivre la voi- lure à pied et voir la ville.
J'ai des doutes à l'endroit de la cathédrale de Toul. Je la soupçonne d'avoir quelque alïinité avec la cathédrale d'Orléans, cette odieuse église qui de loin vous fait tant de promesses et qui de près n'en lient aucune. Cependant j'ai moins mauvaise idée de l'église de Toul; il est vrai que je ne l'ai pas vue de près. Toul est dans une vallée , la malle y des- cend au galop , le soleil se couchait , il jetait un ad- mirable rayon horizontal sur la façade de la cathé- drale ; l'édifice a un aspect de vétusté singulière , il a de la masse, c'était très-beau. En approchant j'ai cru voir qu'il y avait au moins autant de délabre- ment que de vieillesse, que les tours étaient octogo- nes , ce qui m'a déplu , et qu'elles étaient surmon- tées d'une balustrade pareille au couronnement des tours d'Orléans , ce qui m'a choqué. Cependant je ne condamne pas la cathédrale de Toul. Vue par l'abside, elle est assez belle. Au moment où nous passions le pont de Toul, mon compagnon de voyage m'a demandé si la maison de Lorraine n'était pas la même chose que la maison de Médicis.
Nancy, comme Toul, est dans une vallée , mais dans une belle , large et opulente vallée. La ville a
STRASBOURG. 13
peu d'aspect ; les clochers de la cathédrale sont des poivrières pompadour. Cependant je me suis récon- cilié avec Nancy, d'abord parce que j'y ai dîné, et j'avais grand faim; ensuite parce que la place de l'Hôtel-de-Ville est une des places rococo les plus jolies, les plus gaies et les plus complètes que j'aie vues. C'est une décoration fort bien faite et mer- veilleusement ajustée avec toutes sortes de choses qui sont bien ensemble et qui s'entr'aidenl pour l'effet : des fontaines en rocaille, des bosquets d'ar- bres (aillés et façonnés , des grilles de fer épaisses , dorées et ouvragées, une statue du roi Stanislas, un arc de triomphe d'un style tourmenté et amusant, des façades nobles, élégantes, bien liées entre elles et disposées selon des angles intelligents. Le pavé, lui-même, fait de cailloux pointus, est à comparti- ments comme une mosaïque. C'est une place mar- quise.
J'ai vraiment regretté (pie le temps me manquât pour voir en détail et à mon aise celle ville toute dans le style de Louis XV. L'architecture du dix- huitième siècle , quand elle est riche , finit par ra- cheter son mauvais goût. Sa fantaisie végète el s'é- panouit au somme I des édiûces en buissons de Qeurs si extravagantes el si touffues que toute colère s'en va el qu'oïl s'y acoquine. Dans les climats chauds, à Lisbonne, par exemple, qui est .nissi une \ille rococo, il semble que le soleil ail ai^i sur celle m- lit.
14 LETTRE XXLV.
géuuion de pierre connue sur l'autre végétation. On dirait qu'une sève a circulé dans le granit; elle b'j est gonflée , s'y est fait jour et jette de toutes parts de prodigieuses branches d'arabesques qui se dres- sent enflées vers le ciel. Sur les couvents , sur les palais, sur les églises, l'ornement jaillit de partout, à tout propos, avec ou sans prétexte. Jl n'y a pas à Lisbonne un seul fronton dont la ligne soit restée tranquille.
Ce qui est remarquable , et ce qui achève d'as- similer l'architecture du dix-huitième siècle à une végétation, j'en faisais encore l'observation à Nancy en côtoyant là cathédrale , c'est que , de même que le tronc des arbres est noir et triste , la partie infé- rieure des édifices pompadour est nue , morose , lourde et lugubre. Le rococo a de vilains pieds.
J'arrivais à Nancy dimanche à sept heures du soir ; h huit heures la malle repartait. Cette nuit a été moins mauvaise que la première. Étais-je plus fatigué ? la route était-elle meilleure ? Le fait est que je me suis cramponné aux brassières de la voi- ture et que j'ai dormi. C'est ainsi que j'ai vu Phals- bourg.
Vers quatre heures du matin, je me suis réveillé. Un vent frais me frappait le visage , la voiture, lan- cée au grand galop, penchait en avant, nous descen- dions la fameuse côte de Saverne.
C'est là une des belles impressions de ma Aie. La
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pluie avait cessé, les brumes se dispersaient aux quatre vents , le croissant traversait rapidement les nuées et par moments voguait librement dans un trapèze d'azur comme une barque dans un petit lac. Une brise, qui venait du Rhin , faisait frisson- ner les arbres au bord de la route. De temps en temps ils s'écartaient et me laissaient voir un abîme vague et éblouissant : au premier plan , une futaie sous laquelle se dérobait la montagne ; en bas, d'im- menses plaines avec des méandres d'eau reluisant comme des éclairs ; au fond , une ligne sombre, confuse et épaisse, — la Forêt-Noire, — tout un panorama magique entrevu au clair de lune. Ces spectacles inachevés ont peut-être plus de prestige encore que les autres. Ce sont des rêves qu'on touche et qu'on regarde. Je savais que j'avais sous les yeux la France, l'Allemagne et la Suisse , Stras- bourg avec sa flèche, la Forêt-Noire avec ses mon- tagnes, le Rhin avec ses détours ; je cherchais tout, je supposais tout et je ne voyais rien. Je n'ai jamais éprouvé de sensation plus extraordinaire. Mêlez à cela l'heure, la course, les chevaux emportés par la pente, le hruil violent des roues, le frémissement des vitres abaissées, le passage fréquent des ombres des arbres, les souilles qui sortent le matin des montagnes, une sorte de murmure que faisait déjà la plaine, la beauté du ciel, et \mis comprendrai ce
que je sentais. Le jonr, cette vallée émerveille; la
nnii . elle fascine,
ir. LETTRE XXIX.
La descente se fait en un quart d'heure. Elle a cinq quarts de lieue. — Une demi-heure plus tard, c'était le crépuscule ; l'aube à ma gauche étamait le bas du ciel, un groupe de maisons blanches couver- tes de tuiles noires se découpait au sommet d'une colline, le véritable azur du jour commençait à dé- border l'horizon , quelques paysans passaient déjà allant à leurs vignes, une lumière claire, froide et violette luttait avec la lueur cendrée de la lune , les constellations pâlissaient, deux des pléiades avaient disparu , les trois chevaux du Chariot descendaient rapidement vers leur écurie aux portes bleues , il faisait froid, j'étais gelé, il a fallu lever les vil tes. Un moment après le soleil se levait , et la première chose qu'il me montrait , c'était un notaire de vil- lage faisant sa barbe à sa fenêtre , le nez dans un miroir cassé, sous un rideau de calicot rouge.
Une lieue plus loin , les paysans devenaient pitto- resques, les rouliers devenaient magnifiques; j'ai compté à l'un d'eux treize mulets attelés de chaînes largement espacées. On sentait l'approche de Strasr bourg, la vieille ville allemande.
Tout en galopant nous traversions Wasselonne, long boyau de maisons étranglé dans la dernière gorge des Vosges du côté de Strasbourg. Là, je n'ai pu qu'entrevoir une singulière façade d'église surmontée de trois clochers ronds et pointus , jux- taposés, que le mouvement de la voiture a brus-
• STRASBOURG. 17
quement apportée devant ma vitre et tout de suite remportée en la cahotant comme une décoration de théâtre.
Tout à coup , à un tournant de la route , une brume s'est enlevée, et j'ai aperçu le Munster. Il était six heures du matin. L'énorme cathédrale , le sommet le plus haut qu'ait bâti la main de l'homme après la grande pyramide , se dessinait nettement sur un fond de montagnes sombres d'une forme magnifique, dans lesquelles le soleil baignait ça et là de larges vallées. L'œuvre de Dieu faite pour les hommes, l'œuvre des hommes faite pour Dieu, la montagne et la cathédrale, luttaient de grandeur. Je n'ai jamais rien vu de plus imposant.
LETTRE XXX.
STRASBOURG.
La cathédrale. — La façade. — L'abside. — L'auteur l'exprime avec une extrême réserve sur le compte de sou emmenée monseigneur le cardinal île Rohan, évêqne «le Strasbourg. ■ — . — Les vitraux. — La chaire, — Les fonts baptismaux, —
— Deux tombeaux, — Quelques âneries à propos d'un anglais.
— Le bras gauche de la croix, — Le liras droit. — Le suisse mal venu et mal nu-né. — Le Munster. — Qui l'auteur ren- contre eu y moulant. — L'auteur sur le Munster. — Stras- bourg à vol d'oiseau. — Panorama. — Statues des deux archi- tectes du clocher de Strasbourg. — Saint-Thomas, — Le tombeau du maréchal de Saxe. — Aulrcs tombeaux. — Au- dessus du prêtre, le curé; au-dessus du curé, l'évoque; au- dessus de l'évéque, le cardinal ; au-dessus du cardinal, le pape) an-dessus du i>.i|>c, le sacristain, — Le gros bedeau joufflu offre •< l'auteur de le conduire dans une cachette, Un comte de Nassau ci une comtesse de Nassau sous verre, — Quelle est la dernière humiliation réservée a l'homme.
Septembre,
Hier j'ai visitt'' l'église. Le Munster est véritable- menl une merveille. Les portails de l'église sonl beaux, particulièrement !<■ portail roman; il y i wir
50 LETTRE XXX.
la façade de très-superbes figures à cheval, la rosaco est aoble et bien coupée, toute la face de l'église est un poème savamment composé. Mais le véritable triomphe de cette cathédrale, c'est la flèche, (l'est une vraie tiare de pierre avec sa couronne et sa croix. C'est le prodige du gigantesque et du délicat. J'ai vu Chartres, j'ai vu Anvers, il me fallait Stras- bourg.
L'église n'a pas été terminée. L'abside , miséra- blement tronquée, a été arrangée au goût du car- dinal de Rohan , cet imbécile, l'homme du collier. Elle est hideuse. Le vitrail qu'on y a adapté a un dessin de tapis courant. C'est ignoble. Les autres vitraux sont beaux , excepté quelques verrières re- faites, notamment celle de la grande rose. Toute l'église est honteusement badigeonnée ; quelques parties de sculpture ont été restaurées avec quel- que goût. Cette cathédrale a été touchée par toutes mains. La chaire est un petit édifice du quinzième siècle, gothique fleuri, d'un dessin et d'un stxle ravissants. Malheureusement on l'a dorée d'une façon slupide. Les fonts baptismaux sont de la môme époque et supérieurement restaurés. C'est un vase entouré d'une broussaille de sculpture la plus merveilleuse du monde. A côté, dans une cha- pelle sombre , il y a deux tombeaux. L'un , celui d'un évoque du temps de Louis V, est cette pensée redoutable que l'art gothique a exprimée sous tou-
STRASBOURG. 21
tes les formes : un lit sous lequel est un tombeau, le sommeil superposé a la mort , l'homme au cada- vre, la mort à l'éternité. Le sépulcre a deux étages. L'évéque , dans ses habits pontificaux et mitre en tête , est couché dans son lit , sous un dais ; il dort. Au-dessous, dans l'ombre, sous les pieds du lit, on entrevoit une énorme pierre dans laquelle sont scel- lés deux énormes anneaux de fer; c'est le couvercle du tombeau. On n'en voit pas davantage. Les ar- chitectes du seizième siècle montraient le cadavre (vous vous souvenez des tombeaux de Brou), ceux du quatorzième le cachaient ; c'est encore plus ef- frayant. Rien de plus sinistre que ces deux anneaux. Au plus profond de ma rêverie, j'ai été distrait par un anglais qui faisait des questions sur l'affaire du collier et sur madame de Lamotte, croyant voir là le tombeau du cardinal de Rohan. Dans tout autre lieu je n'aurais pu m'empècher de lire. Après tout , j'aurais eu tort. Qui n'a pas son coin d'igno- rance grossière? Je connais, et vous connaissez comme moi un savant médecin qui dit poudre m \ i liii'iCE , ce qui prouve qu'il ne sait ni le latin ni le fiançais. Je ne sais plus quel avocat , adver- saire de la propriété littéraire à la chambre des dé- putés, «lit : monsieur Réaumur t monsieur Fahrenheit, monsieur Centigrade. Un philo- sophe infaillible, notre contemporain, a imaginé le prétéril recollexit, Raulin , très-docte recteur « I * •
52 LKTTRE XX V.
l'Université de Paris au quinzième siècle, s'indi- quait que les écoliers écrivissent : mater tuus, paler tua, et il (lisait : Marmouseli. Le barba- risme faisait la morale au solécisme.
Je reviens à ma cathédrale. Le tombeau dont je viens de vous parler est dans le bras gauche de la croix. Dans le bras droit il y a une chapelle qu'un échafaudage m'a empêché de voir. A côté de cette chapelle court une balustrade du quinzième siècle appliquée sur le mur. Une figure peinte et sculptée s'appuie sur cette balustrade , et semble admirer un pilier entouré de statues superposées qui est vis-à- vis d'elle, et qui est d'un effet merveilleux. La tra- dition veut que cette figure représente le premier architecte du Munster, Herwyn de Steinbach.
Les statues me disent beaucoup de choses ; aussi j'ai toujours la manie de les questionner, et, quand j'en rencontre une qui me plaît, je reste long-temps avec elle. J'étais donc tète à tète avec le grand Herwyn et profondément pensif depuis plus d'une grosse heure , lorsqu'un bélître est venu me déran- ger. C'était le suisse de l'église , qui , pour gagner trente sous , m'offrait de m'expliquer sa cathédrale. Figurez-vous un horrible suisse , mi-parti d'alle- mand et d'alsacien , et me proposant ses explica- tions : — Mon sir, fous af're pas fu té cham- petfe ? — J'ai congédié assez durement ce mar- chand de baragouin.
STRASBOURG. 23
Je n'ai pu voir l'horloge astronomique qui esl dans la nef, et qui est un charmant petit édifice fantastique du seizième siècle. On esl en train de la restaurer et elle est recouverte d'une chemise en planches.
L'église vue , je suis monte sur le clocher. Voua connaissez mon goût pour le Voyage perpendiru- laire. Je n'aurais eu garde de manquer la plus haute flèche du monde. Le Munster de Strasbourg a près de cinq cents pieds de haut. Il est de la famille des clochers accostés d'escaliers à jour. C'est une chose admirable de circuler dans cette monstrueuse masse de pierre toute pénétrée d'air et de lumière, é\idée comme un joujou de Dieppe , lanterne aussi bien (pie pyramide, qui vibre et qui palpite à tous les souflles du vent. Je suis monté jusqu'au haut des escaliers verticaux. J'ai renronlré en montant un visiteur qui descendait loui pâle ei tout tremblant, ii demi porté par SOll guide. 11 n'y a pourl.ml am un danger. Le danger pourrait commencer au point où je me suis arrêté, à la naissance de la flèche pro- prement dite. Quatre escaliers à jour en spirale, correspondant aux quatre tourelles verticales, en- roulés dans un enchevêtrement délicat de pierre amenuisée et ouvragée , s'appuienl sur II flèche, dont ils suhent l'angle, ei rampent Jusqu'à ce qu'on appelle 1,1 couronne) a environ trente pieds de dis- tança de la lanterne surmontée d'une croix qui feii
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Je n'ai pu voir lin tlaus la uef, et
fantastique du >• 1/ la restaurer ei elle planches.
L'église vue . j connaissez mon go luire. Je n'aurais eu gar Ile lie du inonde, de cinq cents pied- clochers accostés d'oi admirable de circu de pierre toute péi comme un joujou i (pic pyramide , qu souffles du vent. Je s escaliers verticaux visiteur qui descendait à demi porté par s danger. Le danger pou je me suis arrêté , à \i preinent dite. Qi correspondant aux roulés dans un ci amenuisée et om dont ils suivent l'a appelle la couronu lanc
24 LETTRE XXX.
le sommet du clocher. Les marches de ces escaliers sont très-hautes et très-étroites , et vont se rétrécis- sant à mesure qu'on monte. Si bien qu'en haut elles ont à peine la saillie du talon. Il faut gravir ainsi une centaine de pieds, et l'on est à quatre cents pieds du pavé. Point de garde-fous, ou si peu qu'il n'est pas la peine d'en parler. L'entrée de cet escalier est fermée par une grille de fer. On n'ouTre cette grille que sur une permission spéciale du inaire de Strasbourg, et l'on ne peut monter qu'ac- compagné de deux ouvriers couvreurs, qui vous nouent autour du corps une corde dont ils attachent le bout de distance en distance , à mesure que vous montez, aux barres de fer qui relient les meneaux. Il y a huit jours trois femmes , trois allemandes, une mère et ses deux fdles, ont fait cette ascension. Du reste personne , excepté les couvreurs qui ont à restaurer le clocher, ne monte jusqu'à la lanterne. Là il n'y a plus d'escalier, mais de simples barres de fer disposées en échelons.
D'où j'étais, la vue est admirable. On a Stras- bourg sous ses pieds, vieille ville à pignons dentelés et à grands toits chargés de lucarnes , coupée de tours et d'églises, aussi pittoresque qu'aucune ville de Flandre. L'Ill et le Rhône , deux jolies rivières, égaient ce sombre amas d'édifices de leurs flaques d'eau claires et vertes. Tout autour des murailles s'étend à perte de vue une immense campagne
STRASBOURG. 25
pleine d'arbres et semée de villages. Le Rhin , qui s'approche à une lieue de la ville , court dans cette campagne en se tordant sur lui-même. En faisant le tour du clocher ou voit trois chaînes de monta- gnes, les croupes de la Forêt Noire au nord, les Vosges à l'ouest, au midi les Alpes.
On est si haut que le paysage n'est plus un pay- sage; c'est, comme ce que je voyais sur la monta- gne de Heidelberg, une carte de géographie, mais une carte de géographie vivante , avec des brumes, des fumées, des ombres et des lueurs, des frémisse- ments d'eaux et de feuilles, des nuées, des pluies et des rayons de soleil.
Le soleil fait volontiers fête à ceux qui sont sui- de grands sommets. Au moment où j'étais sur le Munster il a tout à coup dérangé les nuages dont le ciel avait été couvert toute la journée, et il a mis le feu à toutes les fumées de la ville, à toutes les \;i- peurs de la plaine, tout en versant une pluie d'or sur Saverne dont je revoyais la côte magnifique à douze lieues au fond de l'horizon à travers une gaze resplendissante. Derrière moi un gros nuage pleu- vait sur le Rhin ; à mes pieds la ville jasait douce- ment, et ses paroles m'arrivaient à travers des bouf- fées de vent ; les cloches de cent villages sonnaient ; des pucerons roux et blancs, qui étaient un trou- peau de bœufs , mugissaient dans une prairie à droite ; d'autres pucerons bleus et rouges , qui m.
•2(i LETTRE \\\
étaient dos canonniers , faisaient L'exercice à feu dans le polygone à gauche; un scarabée noir, qui était une diligence, courait sur la route de Metz ; et au nord , sur la croupe d'une colline , le château du grand-duc de Bade brillait dans une flaque de lumière connue une pierre précieuse. Moi, j'allais d'une tourelle à l'autre , regardant ainsi tour à tour la France, la Suisse et l'Allemagne dans un seul rayon de soleil.
Chaque tourelle fait face à une nation différente.
En redescendant je me suis arrêté quelques in- stants à l'une des portes hautes de la tourelle-esca- lier. Des deux côtés de cette porte sont les figures en pierre des deux architectes du Munster. Ces deux grands poètes sont représentés accroupis, le dos et la face renversés en arrière , comme s'ils s'é- merveillaient de la hauteur de leur œuvre. Je me suis mis à faire comme eux , et je suis resté aussi statue qu'eux-mêmes pendant plusieurs minutes. Sur la plate-forme , on m'a fait écrire mon nom dans un livre ; après quoi je m'en suis allé. Les cloches et l'horloge n'offrent aucun intérêt.
Du Munster je suis allé à Saint Thomas, qui est la plus ancienne église de la ville , et où est le tom- beau du maréchal de Saxe. Ce tombeau est à Stras- bourg ce que l'Assomption de Bridait est à Chartres, une chose fort célèbre , fort vantée , et fort médio- cre. C'est une grande machine d'opéra en marbre,
STRASBOURG. 27
dans le maigre slyle de Pigalle , et sur laquelle Louis XV se vante en style lapidaire d'être l'auteur et le guide — auctor et dux — des victoires du maréchal de Saxe. On vous ouvre une armoire dans laquelle il y a une tête à perruque en plaire ; c'est le buste de Pigalle. — Heureusement il y a auire chose h voir à Saint-Thomas : d'abord l'église elle- même, qui est romane, et dont les clochers trapus et sombres ont un grand caractère ; puis les vitraux, qui sont beaux, quoiqu'on les ait stupidement blan- chis dans leur partie inférieure ; puis les tombeaux et les sarcophages, qui abondent dans cette église. L'un de ces tombeaux est du quatorzième siècle ; c'est une lame de pierre incrustée droite dans le mur sur laquelle est sculpté un chevalier allemand de* la plus superbe tournure. Le cœur du chevalier dans une boîte en vermeil avait été déposé dans un petit trou carré creusé au ventre de la figure. Kn 93 , des Brutus locaux , par haine des chevaliers et par amour des boîtes en vermeil , ont arraché le coMir à la statue. Il ne reste plus que le trou carré parfaitement vide. Sur une autre lame de pierre est sculpté un colonel polonais, casque ol panache en tête, dans cette belle armure que les gens de guerre portaient encore au div-seplième siècle. On croit que c'est un chevalier; point, c'est un colonel. Il y a en outre deux merveilleux sarcophages en pierre; l'un , qui est gigantesque et tout chargé de blasons
58 LETTRE XXX.
dans le style opulent du seizième siècle , est le cer- cueil d'un gentilhomme danois qui dort, je ne sais pourquoi, dans cette église; l'autre, plus curieux encore, sinon plus beau, est caché dans \mo ar- moire, comme le buste de Pigalle. Règle générale : les sacristains cachent tout ce qu'ils peuvent cacher parce qu'ils se font payer pour laisser voir. De cette façon on fait suer des pièces de cinquante centimes à de pauvres sarcophages de granit qui n'en peu- vent mais. Celui-ci est du neuvième siècle: grande rareté. C'est le cercueil d'un évêque qui ne devait pas avoir plus de quatre pieds de haut, à en juger par son étui. Magnifique sarcophage du reste, cou- vert de sculptures byzantines , figures et (leurs , et porté par trois lions de pierre , un sous la tête, deux sous les pieds. Comme il est dans une armoire adossée au mur, on n'en peut voir qu'une face. Cela est fâcheux pour l'art ; il vaudrait mieux que le cercueil fût en plein air dans une chapelle. L'é- glise , le sarcophage et le voyageur y gagneraient ; mais que deviendrait le sacristain ? Les sacristains avant tout ; c'est la règle des églises.
Il va sans dire que la nef romane de Saint-Tho- mas est badigeonnée en jaune vif.
J'allais sortir, quand mon sacristain protestant, gros suisse rouge et joufllu, d'une trentaine d'an- nées , m'a arrêté par le bras : — Voulez-vous voir des momies? — J'accepte. Autre cachette, autre
STRASBOURG.
serrure. J'entre dans un caveau. Ces momies n'ont rien d'égyptien. C'est un comte de Nassau et sa fille qu'on a trouvés embaumés en fouillant les caves de l'église, et qu'on a mis dans ce coin sous verre. Ces deux pauvres morts dorment la au grand jour, cou- chés dans leurs cercueils , dont on a enlevé le cou- vercle. Le cercueil du comte de Nassau est orné d'armoiries peintes. Le vieux prince est vêtu d'un costume simple coupé à la mode de Henri IV. Il a de grands gants de peau jaune , des souliers noirs à hauts talons, un collet de guipure et un bonnet de linge bordé de dentelle. Le visage est de couleur bistre. Les yeux sont fermés. On voit encore quel- ques poils de la moustache. Sa fille porte le splen- dide costume d'Elisabeth. La tête a perdu forme humaine; c'est une tète de mort; il n'y a plus de cheveux ; un bouquet de rubans roses est seul resté sur le crâne nu. La morte a un collier au cou, des bagues aux mains , des mules aux pieds, une foule de rubans, de bijoux et de dentelles sur les man- ches, et une petit"' croix de chanoinesse richement .'•maillée sur la poitrine. Elle croise ses petites mains grises et décharnées et elle dort sur un lit de linge comme les enfants en font pour leurs poupées. Il m'a semblé en effel voir la hideuse poupée (le l.i
mort, ou recommande de ne pas remuer le cer- nieil. Si l'on touchait ii ce qui a été I.. princesse de
Nassau, cela tomberait en poussière.
30 LETTRE XXX.
Eu me retournant pour voir le couite, j'ai été frappé de je ne sais quelle couche luisante beurrée sur son visage. Le sacristain — toujours le sacri- stain — m'a expliqué qu'il y a huit ans, lorsqu'on avait trouvé cette momie, on avait cru devoir la vernir. Que dites-vous de cela? A quoi bon avoir été comte de Nassau pour être, deux cents ans après sa mort, verni par des badigeonneurs français? La Bible avait promis au cadavre de l'homme toutes les métamorphoses , toutes les humiliations, toutes les destinées, excepté celle-ci. Elle avait dit : — Les vivants te disperseront comme la poussière, te foule- ront aux pieds comme la boue, te brûleront comme le fumier; — mais elle n'avait pas dit : — Ils fini- ront par te cirer comme une faire de bottes!
LETTRE XXXI,
FREIBLRG EN BRISGAW
Profil pittoresque d'une malle-poste badoise. — Ouille clarté les lanternes de celte malle jettent sur le pays de M. de Bade. Encore an réveil au point du jour. — L'auteur est outre des insolences d'un petit nain gros comme une noix rpii s'entend avec un écrou mal graissé pour se moquer de lui. — Ciel du matin. — Vénus. — Ce qui se dresse tout à coup sur le ciel, — Entrée à Frciburg, — Commencement d'une aventure étrange, — Le voyageur, n'ayant plus le sou et ne sacbant que devenir, regarde une fontaine. — Suite de l'aventure étrange, — Mystères de la maison où il y avait une lanterne allumée. — Les spectres à table. — Le voyageur se livre à divers exorcismes, — 11 a la bonne idée de prononcer un mot magique. — Effets de ce mot. — La fille pâle. — Dialogue effrayant et laconique du voyageur et de la lille paie, ■ — Der- nier prodige. — Le voyageur sauvé miraculeusement rend témoignage à la grandeur de Dieu. — N'est-il pas é\ ident que baragouiner le latin et estropier l'espagnol) c'est savoir l'aile- mand? L'Hôtel de lu Coût de Zœhringen, — Ce que le voyageur avail rail la veille. ■ — -Histoire attendrissante de In julic comédienne et des douaniers qui lui font payer dix-sepl sous. — Le Munster de Freiburg comparé au Munster de Strasbourg. — l'n peu d'archéologie. — La maison qui est près de l'église.— Parallèle sérieux el impartial an point de vue du goût, de l'art et de la science, entre les membres d< - conseils munit ipam de France el d'Allemagne et les tain i, • - de la mer du .Sud Quel est le hadigeonnage qui réussit ri
32 LETTRE XXXI.
■jiii prospère sur 1rs bords du Rhin. — L'église «le Freiburg.
— Les verrières. — La chaire. — L'auteur bâlonne les ar- chitectes sur l'échiné des marguilliers. — Tombeau du dur Bertholdus. — Si jamais ce duc se présente chez l'auteur, le portier a ordre de ue poiul le laisser monter. • — Sarcophages.
— Le chœur. — Les chapelles de l'abside. ■ — Tombeaux des ducs de Zaehringen. — L'auteur déroge à tentes ses habitudes et ne monte j>as au clocher. — Pourquoi. — Il monte plus haut.
— Freiburg à vol d'oiseau. — tir 1 aspect de la nature. —
L'autre vallée. ■ — Quatre lignes qui sont d'un gourmand.
G septembre.
Voici mon entrée à Freiburg : — il était près de quatre heures du matin ; j'avais roulé toute la nuit dans le coupé d'une malle-poste badoise, armoriée d'or à la tranche de gueules, et conduite par ces beaux postillons jaunes dont je vous ai parlé ; tout en traversant une foule de jolis villages propres, sains, heureux, semés de jardinets épanouis autour des maisons, arrosés de petites rivières vives dont les ponts sont ornés de statues rustiques que j'en- trevoyais aux lueurs de nos lanternes, j'avais causé jusqu'à onze heures du soir avec mon compagnon de coupé, jeune homme fort modeste et fort intelli- gent , architecte de la ville de Haguenau ; puis , comme la route est bonne, comme les postes de M. de Rade vont fort doucement, je m'étais en- dormi. Donc, vers quatre heures du matin, le souf- fle gai et froid de l'aube entra par la vitre abaissée et me frappa au visage; je m'éveillai h demi, ayant
FREIBURG EN BRISGAW. 33
déjà l'impression confuse dos objets réels , et con- servant encore assez du sommeil et du rêve pour suivre de l'œil un petit nain fantastique vêtu d'une chape d'or, coiffé d'une perruque rouge, haut comme mon pouce, qui dansait allègrement der- rière le postillon, sur la croupe du cheval porteur, faisant force contorsions bizarres, gambadant comme un saltimbanque, parodiant toutes les postures du postillon, et esquivant le fouet avec des soubresauts comiques quand par hasard il passait près de lui. De temps en temps ce nain se retournait vers moi , et il me semblait qu'il me saluait ironiquement avec de grands éclats de rire. Il y avait dans L'avant-train de la voilure un écrou mal graissé qui chantait une chanson dont le méchant petit drôle paraissait s'a- muser beaucoup. Par moments, ses espiègleries et ses insolences me mettaient presque en colère , et j'étais tenté d'avertir le postillon. Quand il y eut plus de jour dans l'air et moins de sommeil dans ma tête, je reconnus que ce nain sautant dans sa chape d'or était un petit bouton de cuivre à houppe écarlate \issé dans la croupière du cheval. Tous les mouvements du cheval se communiquaient à la croupière en s'exagérant , et faisaient prendre au
bouton de cuivre mille folles attitudes. — Je me réveillai tout à fait. — Il avait plu toute la nuit, mais le vent dispersait les nuées; des lu unies hu- ileuses et diffuses salissaient çà el là le riel tomme
34 LETTRE XXXI.
les épluchures d'une fourrure noire; à ma droite s'étendait une vaste plaine brune à peine effleurée par le crépuscule; à ma gauche, derrière une col- line sombre au sommet de laquelle se dessinaient de vives silhouettes d'arbres, l'orient bleuissait vague- ment. Dans ce bleu, au-dessus des arbres, au-des- sous des nuages , Vénus rayonnait. — Vous savez comme j'aime Vénus. — Je la regardais sans pou- voir en détacher mes yeux, quand tout à coup, à un tournant de la roule, une immense flèche noire découpée à jour se dressa au milieu de l'horizon. Nous étions à Freiburg.
Quelques instants après, la voiture s'arrêta dans une large rue neuve et blanche , et déposa son con- tenu pêle-mêle, paquets, valises et voyageurs, sous une grande porte cochère éclairée d'une chétive lanterne. Mon compagnon français me salua et me quitta. Je n'étais pas fâché d'arriver, j'étais assez fatigué. J'allais entrer bravement dans la maison, quand un homme me prit le bras et me barra le passage avec quelques vives paroles en allemand , parfaitement inintelligibles pour moi. Je me récriai en bon français, et je m'adressai aux personnes qui m'entouraient; mais il n'y avait plus là que des voyageurs prussiens, autrichiens, badois, emportant l'un sa malle , l'autre son porte-manteau , tous fort allemands et fort endormis. Mes réclamations les éveillèrent pourtant un peu , et ils me répondirent.
I-RE1BIT.G EN BMSGAW. 3ô
Mais pas un mot de français chez eux, pas un mot d'allemand chez moi. Nous baragouinions de part et d'autre à qui mieux mieux. Je finis cependant par comprendre que cette porte cochère n'était pas un hôtel : c'était la maison de la poste, et rien de plus. Comment faire? où aller? Ici on ne me comprenait plus. Je les aurais bien suivis; mais la plupart étaient des fribourgeois qui rentraient chez eux, et ils s'en allaient tous de différente côtés. J'eus le déboire de les voir partir ainsi les uns après les autres jusqu'au dernier, et au bout de cinq minutes je restais seul sous la por'e cochère. La voiture était repartie. Ici, je m'aperçus que mon sac de nuit , qui contenait non-seulement mes hardes, mais encore mon ar- gent, avait disparu. Cela commençait à devenir tra- gique. Je reconnus que c'était là un cas providen- tiel; cl me trouvant ainsi tout à coup sans habits, sans argent et sans gîte , perdu chez les sannates , qui plus est , je pris à droite , et je me mis à mar- cher devant moi. J'étais assez rêveur. Cependant le soleil , qui n'abandonne personne , avait continué H roule. Il faisait petit jour; je regardais l'une après l'autre toutes les maisons, comme un homme qui aurait bonne envie d'entrer dans une; mais elles étaient toutes badigeonnées ei jaune et en grâ el parfaitement closes. Pour toute consolation, dads
mon exploration forl perplexe, je rencontra i
exquise fontaine du quinzième siècle , qui jetau
M LETTRE XXXI.
joyeusement son eau dans un large bassin de pierre par quatre robinets de cuivre luisant. Il y avait assez de jour pour que je pusse distinguer les trois étages de statuettes groupées autour de la colonne cen- trale, et je remarquai avec peine qu'on avait rem- placé la figure en grès de Heilbron, qui devait cou- ronner ce charmant petit édifice, par une méchante Renommée-girouette de fer-blanc peint. Après avoir tourné autour de la fontaine pour bien voir toutes les figurines, je me remis en marche.
A deux ou trois maisons au delà de la fontaine, une lanterne allumée brillait au-dessus d'une porte ouverte. Ma foi, j'entrai.
Personne sous la porte cochère.
J'appelle, on ne me répond pas.
Devant moi, un escalier; à ma gauche, une porte bâtarde.
Je pousse la porte au hasard ; elle était tout con- tre, elle s'ouvre. J'entre, je me trouve dans une chambre absolument noire, avec une vague fenêtre à ma gauche.
J'appelle.
— Hé! quelqu'un'.
Pas de réponse.
Je tàte le mur, je trouve une porte ; je la pousse, elle s'ouvre.
Ici, une autre chambre sombre, avec une lueur au fond et une porte entrebâillée.
FRE1BURG EN BRISGAW. 37
Je vais à cette porte et je regarde.
Voici l'effrayant qui commence.
Dans une salle oblongue, soutenue à son milieu par deux piliers, et très-vaste , autour d'une longue table faiblement éclairée par des chandelles posées de distance en dislance , des formes singulières étaient assises.
C'étaient des êtres pâles, graves, assoupis.
Au haut bout de la table, le plus proche de moi, se tenait une grande femme blême, coiffée d'un béret surmonté d'un énorme panache noir. A côté d'elle, un jeune homme de dix-sept ans, livide et sérieux, enveloppé d'une immense robe de chambre à ramages , avec un bonnet de soie noire sur les yeux. A côté du jeune homme, un vieillard à visage vert dont la tête portait trois étages de coiffures : premier élage, un bonnet de coton ; deuxième étage, un foulard ; troisième étage, un chapeau.
Puis s'échelonnaient de chaise en chaise cinq ou si\ casse-noisettes de Nuremberg vivants, grotesque- ment accoutrés, et engloutis sous d'immenses feu- tres; faces bistrées avec des yeux d'émail.
Le reste de la longue table était désert, et la nappe, blanche et nue connue un linceul, se perdait dans l'ombre, au fond de la salle.
Chacun de ces singuliers convives avail devant lui une tasse blanche el quelques vases de forme inu- sitée sur un petil plateau.
ni. •
38 LETTRE \\\l.
Aucun d'eux ne disait mol.
De temps en temps, et dans le plus profond si- lence, ils portaient à leurs lèvres la tasse blanche où fumait une liqueur noire qu'ils buvaient grave- ment.
Je compris que ces spectres prenaient du café.
Toute réflexion faite, et jugeant que le moment était venu de produire un effet quelconque, je pous- sai la porte entr'ouverte et j'entrai vaillamment dans la salle.
Point ; aucun effet.
La grande femme, coiffée en héraut d'armes, tourne seule la tête, me regarde fixement, avec des yeux blancs, et se remet à boire son philtre.
Du reste, pas une parole.
Les autres fantômes ne me regardaient même pas.
In peu déconcerté , ma casquette à la main , je fais trois pas vers la table, et je dis, tout en crai- gnant fort de manquer de respect à ce château d'U- dolphe :
— Messieurs, n'est-ce pas ici une auberge ?
Ici le vieillard triplement coiffé produisit une es- pèce de grognement inarticulé qui tomba pesam- ment dans sa cravate. Les autres ne bougèrent pas.
Je vous avoue qu'alors je perdis patience, et me voilà criant à tue-tête : — Holà ! hé ! l'aubergiste ! le tavernier ! de par tous les diables ! l'hôtelier ! le garçon ! quelqu'un ! Ko t hier !
FREIBURG EN BRISGAW. 39
J'avais saisi au vol, dans mes allées et venues sur le Rhin, ce mot : Kellner, sans en savoir le sens, et je l'avais soigneusement serré dans un coin de ma mémoire avec une vague idée qu'il pourrait m'etre bon.
En effet, à ce cri magique : Kellner! une porte s'ouvrit dans la partie ténébreuse de la caverne.
Sésame, ouvre-loi! n'aurait pas mieux réussi.
Celte porte se referma après avoir donné passage à une apparition qui vint droit à moi :
Une jeune fille, jolie, pale, les yeux battus, velue, de noir, portant sur la tète une coiffure étrange, qui avait l'air d'un énorme papillon noir posé à plat sur le front, les ailes ouvertes.
Elle avait, en outre, une large pièce de soie noire roulée autour du cou, comme si ce gracieux spectre eût eu à cacher la ligne rouge et circulaire de Marie Stuart et de Marie-Antoinette.
— Kellner? me dit-elle.
Je répondis avec intrépidité : — Kellner!
Elle prit un (lambeau et nie lit signe de la sui\re.
INous rentrâmes dans les chambres par où j'étais venu, et, au beau milieu de la première, sur un banc de bois, elle nie montra a\ec un sourire un homme dormant du sommeil profond des justes, fi tète sur mon sac de nuil.
l'oit surpris de ce dernier prodige, je SfîCOU i
l'homme; il s'éveilla: la jeune fille et lui échang<
40 LETTRE XXXI.
rent quelques paroles à voix basse, et deux minutes après nous nous retrouvions, mon sac de nuit et moi, fort confortablement installés dans une cham- bre excellente, à rideaux blancs comme neige.
Or, j'étais à Y hôtel de la Cour-de-Zœhringen.
Voici maintenant l'explication de ce conte d'Anne Radcliffe :
A la douane de Kehl , le conducteur de la malle badoise m'ayant entendu parler latin (non sans bar- barismes) avec un digne pasteur qui s'en retournait à Zurich , et espagnol avec un colonel Duarte , qui va par la Savoie rejoindre don Carlos, en avait con- clu que je savais l'allemand, et ne s'était plus au- trement inquiété de moi. A Freiburg, le kellner, c'est-à-dire le factotum de l'hôtel de Zaehringen, attendait la malle-poste à son arrivée, et le courrier, en débarquant, m'avait montré à lui à mon insu, en lui disant : Voilà un voyageur pour vous, puis lui avait remis mon sac de nuit pendant que je me démenais au milieu des allemands. Le kellner, me croyant averti , avait pris les devants avec mon sac et était allé m'attendre à l'hôtel, où il dormait dans la salle basse. Vous devinez le reste.
Il y a pourtant dans l'aventure un hasard d'une grande beauté : c'est qu'en sortant de la poste j'ai pris à droite, et non à gauche. Dieu est grand.
Les spectres impassibles qui buvaient du café étaient tout bonnement les vovageurs de la diligence
FREIBURG EN BRISGAW. 41
de Francfort à Genève, qui mettaient à profit l'heure de répit que la voiture leur accorde au point du jour ; braves gens un peu affublés à l'allemande , qui me paraissaient étranges et auxquels je devais paraître absurde. La jeune fille , c'était une jolie servante de l'hôtel de Zaehringen. Le grand papillon noir, c'est la coiffure du pays. Coiffure gracieuse. De larges rubans de soie noire ajustés en cocarde sur le front , cousus à une calotte également noire , quelquefois brodée d'or à son sommet, derrière la- quelle les cheveux tombent sur le dos en deux lon- gues nattes. Les deux bouts de l'épaisse cravate noire, qui est aussi une mode locale, tombent éga- lement derrière le dos.
Il était sept heures du soir, la veille , quand je quittais Strasbourg. La nuit tombait quand j'ai passé le Rhin, à Kehl, sur le pont de bateaux. Iln touchant l'autre rive, la malle s'est arrêtée, et les douaniers badois ont commencé leur travail. J'ai livré mes clefs et je suis allé regarder le Rhin au crépuscule. Cette contemplation m'a l'ait passer le temps de la douane et m'a épargné le déplaisir de voir ce que mon compagnon l'architecte m'a raconté ensuite d'une pauvre comédienne allant à Carlsruhe;
assc/. jolie bohémienne , que les douaniers se SOnl
divertis à tourmenter, lui faisant payer dix-sepl sons pour une tournure en calicot non ourlée, el lui
tirant (le sa Valise Ions ses Clinquants et tontes ses
42 LETTRE XXXI.
perruques, à la grande confusion de la pauvre fille.
Le munster de Freiburg, à la hauteur près, vain le munster de Strasbourg. C'est, avec un dessin différent, la même élégance, la même hardiesse, la même verve, la même masse de pierre rouillée et sombre, piquée ça et là de trous lumineux de toute forme et de toute grandeur. L'architecte du nou- veau clocher de fer à Rouen a eu, dit-on, le clocher de Freiburg en vue. Hélas !
Il y a deux autres clochers a la cathédrale de Freiburg. Ceux-là sont romans, petits, bas, sévères, à pleins cintres el à dentelures byzantines, et posés, non comme d'ordinaire aux extrémités du transept , mais dans les angles que fait l'intersection de la petite nef avec la grande nef. Le munster est égale- ment, en quelque sorte, indépendant de l'église, quoiqu'il y adhère. Il est bâti à l'entrée de la grande nef, sur un porche presque roman, plein de statues peintes et dorées, du plus grand intérêt. Sur la place de l'église, il y a une jolie fontaine du sei- zième siècle, el en avant du porche, trois colonnes du même temps, qui portent la statue de la Vierge entre les deux ligures de saint Pierre et de saint Paul. Au pied de ces colonnes le pavé dessine un labyrinthe.
A droite , l'ombre de l'église abrite , sur la même place, une maison du quinzième siècle, à toit im- mense en tuiles de couleur, à pignons en escaliers,
FREIBURG EN BRISGAW. 43
flanquée de deux tourelles pointues , portée sur quatre arcades, percée de haies charmantes, char- gée de blasons coloriés, avec balcon ouvragé au pre- mier étage, et, entre les fenêtres-croisées de ce bal- con, quatre statues peintes et dorées, qui sont Maxi- milieu Ier, empereur ; Philippe Ier, roi de Castille ; Charles-Quint, empereur; Ferdinand Ier, empereur. Cet admirable édifice sert à je ne sais quel plat usage municipal et bourgeois, et on l'a badigeonné en rouge. De ce côté-ci du Rhin , on badigeonne en rouge. Ils arrangent leurs églises comme les sau- vages de la mer du Sud arrangent leurs visages.
Le munster, par bonheur, n'est pas badigeonné'. L'église est enduite d'une couche de gris, ce qui est presque tolérable quand on songe qu'elle aurait pu être accommodée en couleur de betterave. Lés vitraux, à peu près tous conservés, SOU1 d'une mer- veilleuse beauté. Gomme la flèche occupe sur la façade la place de la grande rosace, les baB-COtés
aboutissent à deux moyennes rosaces inscrites dans des triangles de l'effel le plus mystérieux et le plus charmant. La chaire, gothique flamboyant, esl bu- perbej la ((tille qu'on y a ajoutée est misérable. Ces sortes de chaires n'avaient pas de chef. Voilà ce que les marguilliers devraient Bavoir, avant de Iripoter à leur fantaisie ces beaux édifices. Toute la partie 1 esi romane, ainsi que les deux por
lails latéraux, dontjl'un, celui de droite, est mas
44 LETTRE XXXI.
que par un porche de la renaissance. Rien de plus curieux, selon moi, que ces rencontres du style ro- man et du style de la renaissance ; l'archivolte by- zantine , si austère , l'archivolte néo-romaine , si élégante , s'accostent et s'accouplent , et , comme elles sont toutes deux fantastiques, cette base com- mune les met en harmonie et fait qu'elles se tou- chent sans se heurter.
Un cordon d'arcades romanes engagées ourle des deux côtés le bas de la grande nef. Chacun des cha- piteaux voudrait être dessiné à part. Le style roman est plus riche en chapiteaux que le style gothique.
Au pied de l'une de ces arcades gît un duc Ber- tholdus, mort en 1218, sans postérité, et enterré sous sa statue : sub ftâc statua, dit l'épitaphe. Hœc statua est un géant de pierre à long corsage, adossé au mur, debout sur le pavé , sculpté dans la manière sinistre du douzième siècle, qui regarde les passants d'un air formidable. Ce serait un effrayant commandeur. Je ne me soucierais pas de l'entendre monter un soir mon escalier.
Cette grande nef, assombrie par les vitraux, est toute pavée de pierres tumulaires verdies de mousse ; on use avec les talons les blasons ciselés et les faces sévères des chevaliers du Brisgaw, fiers gentils- hommes qui jadis n'auraient pas enduré sur leurs visages la main d'un prince, et qui maintenant y souffrent le pied d'un bouvier.
FRFJBURG EN BBISGAW. 45
Avant d'entrer au chœur, il faut admirer deux portiques exquis de la renaissance, situés, l'un à droite, l'autre à gauche, dans les bras de la croisée ; puis, dans une chapelle grillée, au fond d'une petite caverne dorée, on entrevoit un affreux squelette vêtu de brocart d'or et de perles, qui est saint Alexan- dre, martyr; puis deux lugubres chapelles, égale- ment grillées et qui se regardent , vous arrêtent : l'une est pleine de statues, c'est la Cène, Jésus, tous les apôtres, le traître Judas; l'autre ne contient qu'une figure , c'est le Christ au tombeau ; deux funèbres pages , dont l'une achevé L'autre , le verso et le recto de ce merveilleux poème qu'on appelle la Passion. Des soldats endormis sont sculptés sur le sarcophage du Christ.
Le sacristain s'est réservé le chœur et les cha- pelles de l'abside. On entre, mais on paye. Du reste, on ne regrette pas son argent Cette abside, comme celles de Flandre, est un musée, et un mu- sée varié. Il y a de l'orfèvrerie byzantine, il y a de la menuiserie flamboyante , il y a des étoiles de Ve- nise, il y a des tapisseries de Perse, il \ a des ta- bleaux qui sont de llolhcin, il y a de |;i serrurerie -
bijou qui pourrait ('ire de Biscornette. l.es tombeaux des ducs de Zaehringen , qui sont dans le chœur,
smii de très-belles l. s noblement sculptées; les
deux portes romanes des petits clochers, <l<»ui l'une ii dentelures, sont forl curieuses; m. us ce que j'ai
16 LETTRE XXXI.
admiré surtoul , c'est , dans uns chapelle du fond ,
un Clirisi byzantin, d'environ cinq pieds de haut, rapporté de Palestine par un évêque de Freiburg. LeChrisI el la croix sont en cuivre doré rehaussé
de pierres brillantes. Le Christ, façonné d'un style barbare, mais puissant, est vêtu d'une tunique ri- chement ouvragée. I n gros rubis non taillé figure la plaie du côté. La statue en pierre de l'évêque, adossée au mur voisin, le contemple avec adoration. L'évêque est debout ; il a une fïère figure barbue , la mitre en tête, la crosse au poing, la cuirasse sur le ventre, l'épée au côté, l'écu au coude, les bottes de fer aux jambes et le pied posé sur un lion. C'est très-beau.
Je ne suis pas monté au clocher. Freiburg est dominé par une grande colline, presque montagne, plus haute que le clocher. J'ai mieux aimé monter sur la colline. J'ai d'ailleurs été payé de ma peine par un ravissant paysage. Au centre, à mes pieds, la noire église avec son aiguille de deux cent cin- quante pieds de haut ; tout autour les pignons taillés de la ville, les toits à girouettes, sur lesquels les tuiles de couleur dessinent des arabesques; çà et là, parmi les maisons , quelques vieilles tours carrées de l'ancienne enceinte; au delà de la ville une im- mense plaine de velours vert frangée de haies vives sur laquelle le soleil fait reluire les vitres des chau- mières comme des sequins d'or ; des arbres , des
PREIBURG EN BRISGAW. 47
vignes, des routes qui s'enfuient; à gauche, une hauteur boisée dont la forme rappelle la corne du duc de Venise; pour horizon, quinze lieues de montagnes. Il avait plu toute la journée, mais quand j'ai été au haut de la colline, le ciel s'est éclairci, et une immense arche de nuages s'est arrondie au-des- sus de la sombre flèche toute pénétrée des rayons
du soleil.
Au moment où j'allais redescendre j'ai aperçu un sentier qui s'enfonçait entre deux murailles de ru- chers à pic J'ai suivi ce sentier, et au bout de quelques pas je me suis trouvé brusquement comme à la fenêtre sur une autre vallée toute différente de celle de Frcihurg. On s'en croirait à cent lieues. C'est un. vallon sombre, étroit, morose, avec quel- ques maisons à peine parmi les arbres, resserré de toutes parts entre de hautes collines. Un lourd pla- fond de nuées s'appuyait sur les croupes espacées des montagnes comme un toit sur des créneaux;
ei , par les intervalles des collines, connue par les lucarnes d'une tour énorme, je voyais le ciel bleu. A propos, à Freiburg j'ai mangé des truites ^ Baut-Rhin, qui sonl d'excellents petits poissons —
et fort jolis; bleus, tachés de rouge.
LETTRE XXXII
15 A L E .
Paysages. — Profil «1rs compagnons de voyage de l'auteur. — Joli costume des jeunes filles. — Ce qu'un philosophe peul conduire. — I<i le lecteur \<>ii passer un peu de Forêt-Noire.
— Bàle. — L'hôtel de la Cigogne. — Théorie des fonlaim s.
— Tombeau d'Érasme. — Autres tombeaux,
Baie , 7 septembre.
Hier, cher ami, à cinq heures du malin, j'ai quitté Freiburg. A midi . j'entrais dans Bâle. La rouie que je fais esl chaque jour plus pittoresque. .l'.ii vu lever le soleil. Vers six heures il a puissam- ment troué les nuages, el ses rayons horizontaux sonl allés au loin l'aire surgir à l'horizon les gibbo- siiés monstrueuses du Jura. Ce sonl déjà des bosses formidables. <m seul que ce Boni les dernières on- dulations de ces ('lionnes vagues de granil qu'on appelle les ilpes.
Le coupé i\>' la diligence badoise étaiÇpris. L'in- ni.
50 LETTRE X.WII
térieur était ainsi compost' : un bibliothécaire alle- mand, triste d'avoir oublié sa blouse dans une au- berge du moni Rigi; un petit vieillard habillé comme sons Louis XV, se moquant d'un autre vieillard en costume d'incroyable qui me faisait l'effel d'Elleviou en voyage, et lui demandant s'il avait vu le pays des grisons; enfin un grand commis-mar- chand, colporteur d'étoffes et déclarant avec un gros rire que, comme il n'avait pu placer ses échantil- lons, il voyageait en vins (en vain) ; de plus ayant sur les joues des favoris comme les caniches tondus en ont ailleurs. — Voyant ceci , je suis monté sur l'impériale.
Il faisait assez froid; j'y étais seul.
Les jeunes filles de ce côté du Haut-Rhin ont un costume exquis : cette coiffure-cocarde dont je vous ai parlé, un jupon brun à gros plis assez court et une veste d'homme en drap noir avec des morceaux de soie rouge imitant des crevés et des taillades cousus à la taille et aux manches. Quelques-unes , au lieu de cocarde, ont un mouchoir rouge noué en fiebu sous le menton. Elles sont charmantes ainsi. Cela ne les empêche pas de se moucher avec leurs doigts.
Vers huit heures du matin , dans un endroit sau- vage et propre à la rêverie, j'ai vu un monsieur d'âge vénérable, vêtu d'un gilet jaune, d'un panta- lon gris cl d'une redingote grise, et coiffé d'un
IULE.
51
vaste chapeau rond, avant un parapluie sous le bras gauche et un livre à La main droite. Il lisait aitenli- vement, Ce qui in inquiétait, c'est qu'il avait un fouet à la main gauche, De plus, j'entendais des grognementB singuliers derrière une broussaille qui bordait la roule. Tout à coup la broussaille s'est in- terrompue, et j'ai reconnu que ce philosophe con- duisait un troupeau de cochons.
Le chemin de Freiburg à Bâle court le long d'une magnifique chaîne de collines déjà assez hau- tes pour l'aire obstacle aux nuages. !>,■ temps en temps on rencontre sur la roule un chariot attelé de bœufs conduit par un paysan en grand chapeau. dont l'accoutrement rappelle la Basse-Bretagne j ou bien un routier traîné par huit mulets ; ou une Ion- gue poutre qui a été un sapin, et qu'on transporte à Bâle sur deux paires de roues qu'elle réunit comme un trait d'union; ou une vieille femme a genoux devant une vieille croix sculptée» Deux heures avattl d'arriver à Bâle, la rouie traverse un coin de forêt : des halliers profonds, des pins, des sapins, «les mé- Lètes: par moments une clairière, dans laquelle un grand chêne se dresse seul connu.' le chandelier :>
sepl brandies; pois des ravins où l'un entend mur- num.r (|,.s torrents. <:'<'si la Forêt-Noire.
.1,. Xous parlerai de Bâle en détail dans ma pro- (.,M111(, 1^^. je me suis logé I /" Cigogne, el de ,., fenétre oU je voue écris j« vota dans une pétale
62 LETTRE XXXI F.
place deux jolies fontaines côte à côte , l'une du quinzième siècle , l'autre du seizième. La plus grande, celle du quinzième siècle, se dégorge dans un bassin de pierre plein d'une belle eau verte, moirée , que les rayons du soleil semblent remplir, en s'y brisant, d'une foule d'anguilles d'or.
C'est une chose bien remarquable d'ailleurs que ces fontaines. J'en ai compté huit à Freiburg; à Bâle il y en a à tous les coins de rue. Elles abon- dent à Lucerne, à Zurich, à Berne, à Soleure. Cela est propre aux montagnes. Les montagnes engen- drent les torrents, les torrents engendrent les ruis- seaux, les ruisseaux produisent les fontaines; d'où il suit que toutes ces charmantes fontaines gothiques des villes suisses doivent être classées parmi les fleurs des Alpes.
J'ai vu de belles choses à la cathédrale, et j'en ai vu de curieuses , entre autres, le tombeau d'Érasme. C'est une simple lame de marbre, couleur café, po- sée debout , avec une très-longue épitaphe en latin. Au-dessus de l' épitaphe est une figure qui ressem- ble , jusqu'à un certain point , au portrait d'Érasme par Holbein , et au bas de laquelle est écrit ce mot mystérieux : Terminus. Il y a aussi le sarcophage de l'impératrice Anne , femme de Rodolphe de Habsbourg , avec son enfant endormi près d'elle ; et , dans un bras de la croisée , une autre tombe du quatorzième siècle sur laquelle est couchée une
BALE. 53
sombre marquise de pierre, la dame de Hochburg. — Mais je ne veux pas empiéter; je vous conterai liûle dans ma prochaine lettre.
Demain, à cinq heures du matin, je pars pour Zurich, où vient d'éclater une petite chose qu'on appelle ici une révolution. Que j'aie une tempête sur le lac, et le spectacle sera complet.
S.
LETTUE XXXÏII.
B A L E
La Plume et le Canif, élégie. — Frick. — Bàle. — La cathédrale.
— Indignation du voyageur. — Le b é. — Les flè- ches, — La façade. ■ — Liés deux seuls saitits qui aient des chevaux. — Le portail de gauche. — La rosace. — Li
de droite. — Le cloître. — Regret amer au cloître de Saint- SVandrille. — Luxe dés tombeaux. — Intérieur de l'église.
— Les stalles. — La chairei — La crypte. — Peur qu'on v a.
— Les archives. — Le haul «h -^ clochers.- — Bftle à \<>l d'oi- si-.ni. — ! Promenade dan- la ville. — Ce que l'architecture locale a de particulier. ■ — La maison ilr> armuriers» — L'Hô- tel de-Ville. — Munatius Plancus, — L'auteur rencontre avec plaisir le valet de trèfle à la porte d'une auberge. — L'archéo- logie sérail perdue si les servantes oe venaient pas au secours îles antiquaires. — La Bibliothèque — Holbeiu partout, --• I ble de l> di te, — ■ S . . i 1 1 > admirables el exemplaires
ilrs biblioth i i 1 1 de Bàle | un tableau de Rubens. — ■
Remarque importante el dernière sur la Bibliothèque. — Fin de li légic de la Plume el du ' anif.
Frii k , H septembre.
Cher ami, j'ai une affreuse plume t el j'attends un canif pour la tailler. Cela ne m'einpéchc pas de
56 LETTRE XXXIII.
vous écrire , comme vous voyez. L'endroit où je suis s'appelle Frick, et ne m'a rien offert de remar- quable qu'un assez joli paysage et un excellent dé- jeuner que je viens de dévorer. J'avais grand' faim.
— Ah ! on m'apporte un canif et de l'encre. J'avais commencé cette lettre avec ma carafe pour écri- toire. Puisque j'ai de bonne encre , je vais vous parler de Bfde, comme je vous l'ai promis.
Au premier abord la cathédrale de Bàle choque et indigne. Premièrement, elle n'a plus de vitraux ; deuxièmement , elle est badigeonnée en gros rouge, non-seulement à l'intérieur, ce qui est de droit, mais à l'extérieur, ce qui est infâme ; et cela , de- puis le pavé de la place jusqu'à la pointe des clo- chers : si bien que les deux flèches, que l'architecte du quinzième siècle avait faites charmantes , ont l'air maintenant de deux carottes sculptées à jour.
— Pourtant , la première colère passée , on regarde l'église, et l'on s'y plaît; elle a de beaux restes. Le toit, en tuiles de couleur, a son originalité et sa grâce (la charpente intérieure est de peu d'intérêt). Les flèches, flanquées d'escaliers - lanternes , sont jolies. Sur la façade principale il y a quatre curieu- ses statues de femmes : deux femmes saintes qui rêvent et qui lisent; deux femmes folles, à peine vêtues, montrant leurs belles épaules de Suissesses fermes et grasses , se raillant et s'injuriant avec de grands éclats de rire des deux côtés du portail
BALE. 57
gothique. Cotte façon de représenter le diable est neuve et spirituelle. Deux saints équestres, saint Georges et saint Martin , figurés à cheval et plus grands que nature, complètent l'ajustement de la façade. Saint Martin partage à un pauvre la moitié de son manteau, qui n'était peut-être qu'une mé- chante couverture de laine , et qui maintenant , transfiguré par l'aumône, est en marbre, en granit, en jaspe, en porphyre, en velours, en salin, en pourpre, en drap d'argent, en brocart d'or, brodé en diamants et en perles , ciselé par Benvenuto, sculpté par Jean Goujon , peint par Raphaël. — Saint Georges, sur la tète duquel deux anges posent un morion germanique , enfonce un grand coup de lance dans la gueule du dragon qui se lord sur une plinthe composée de végétaux hideux.
Le portail de gauche est un beau poème roman. Sous l'archivolte, les quatre évangélisies ; à droite et à gauche, toutes les œuvres de charité Ggurées dans de petites stalles superposées, encadrées de dem piliers et surmontées d'une architrave. Cela fait (Uux espèces de pilastres au somme! desquels un ange glorificateur embouche la trompette. Le
poème se termine par une ode.
Une rosace byzantine complète ce portail; et, par un beau soleil , c'est un tableau charmanl dans une bordure Buperbe.
Le portai] de droite est moins curieux , nuis il
M LETTRE \WIII.
communique avec un noble cloître du quinzième siècle, pavé, lambrissé el plafonné de pierres sépul- crales , qui a quelque analogie avec l'admirable cloître de Saint- Wandrille , si stupidement détruit par je ne sais quel manufacturier inepte. Les tom- beaux pendent et se dressent de toutes parts sous les ogives à meneaux flamboyants ; ce sont des lames ouvragées, celles-ci en pierres, d'autres en marbre, quelques-unes en -cuivre ; elles tombent en ruine; la mousse mange le granit, l'oxyde mangé le bronze. C'est, du reste, une confusion de tout les styles depuis cinq cents ans, qui fait voir l'é- croulement de l'architecture. Toutes les formes mortes de ce grand ait sont là, pêle-mêle, se heur- tant par les angles , démolies l'une par l'autre, comme ensevelies dans ces tombes : l'ogive et le plein-cintre , l'arc surbaissé de Charles-Quint , le fronton échancré de Henri III, la colonne torse de Louis XIII, la chicorée de Louis XV. Toutes ces fan- taisies successives de la pensée humaine, accrochées au mur comme des tableaux dans un salon , enca- drent des épitaphes. Une idée unique est au centre de ces créations éblouissantes de l'art, — la mort. La végétation variée et vivante de l'architecture fleurit autour de cette idée.
Au centre du cloître il y a une petite cour carrée pleine de cette belle herbe épaisse qui pousse sur les morts.
BALE.
Dans l'intérieur de l'église, outre les tombes dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, j'ai trouvé drs st., Iles en menuiserie du quinzième et du sei- zième siècle. Ces petits édifices en buis ciselé soûl pour moi des livres très-amusants à lire ; chaque stalle est un chapitre. La grande boiserie d'Amiens est l'Iliade de ces épopées.
La chaire , qui est du quinzième siècle , sort du pavé comme une grosse tulipe de pierre, enchevê- trée sous uo réseau d'inextricables nervures. Ils ont mis à celte belle Heur une coiffe absurde, comme à Freihurg. — En général, le calvinisme, sans mau- vaise intention d'ailleurs, a malmené cette pauvre église ; il l'a badigeonnée, il a blanchi les fenêtres, -il a masqué d'une balustrade à mollets le bel ordre roman des hautes travées de la nef, el puis il a ré- pandu sous celte belle \oùle catholique je ne sais quelle atmosphère puritaine qui ennuie. La vieille cathédrale du prince-évôque de Baie, lequel portait d'argent à la crosse de sable, n'est plus qu'une chambre protestante.
Pourtant le méthodisme a respecté les chapiteaux romans du chœur, qui sont des plus mystérieux el des plus remarquables j il a respecté la crypte pla- cée sous l'autel, OÙ il J a des piliers du douzième sir. leel des p.-iilt lires du tiei/ieliie. ( M:el.|iies llimis-
tres romans , d'une difformité chimérique, arrachi - de je ne sais quelle église ancienne disparue, lisent
Go LETTRE X XXI II.
là , sur le sombre pave de cette crypte , comme des dogues endormis. Ils sont si effrayants qu'on marche auprès d'eux dans l'ombre avec quelque peur de les réveiller.
La vieille femme qui me conduisait m'a offert de me montrer les archives de la cathédrale, j'ai ac- cepté. Voici ce que c'est que ces archives : un im- mense coffre en bois sculpté du quinzième siècle, magnifique, mais vide. — Quand on entre dans la chambre des archives , on entend un bâillement effroyable ; c'est le grand coffre qui s'ouvre. — Je reprends. Une vaste armoire du même temps , à mille tiroirs. J'ai ouvert quelques-uns de ces tiroirs ; ils sont vides. Dans un ou deux j'ai trouvé de pe- tites gravures représentant Zurich , Berne , ou le mont Rigi ; dans le plus grand il y a une image de quelques hommes accroupis autour d'un feu ; en bas de cette image , qui est du goût le plus suisse, j'ai lu cette inscription : Bivoic des Bohémiens. Ajoutez à cela quelques vieilles bombes en fer po- sées sur l'appui d'une fenêtre , une masse d'armes, deux épieux de paysan suisse qui ont peut-être mar- telé Charles-le-ïéméraire sous leurs quatre rangées de clous disposées en mâchoires de requin, de mé- diocres reproductions en cire de la Danse macabre de Jean Klauber, détruite en 1805 avec le cime- tière des Dominicains ; une table chargée de fossiles de la Forêt-Noire ; deux briques-faïences assez eu-
BALE. 61
rieuses du seizième siècle ; un almanach de Liège pour 1837, el vous aurez les archives de la cathé- drale de Bàle. Ou arrive à ces archives par une helle grille noire, touffue, tordue, et savamment brouillée, qui a quatre cents ans. Des oiseaux et des chimères sont perchés ça et là dans ce sombre feuillage de fer.
Du haut des clochers la vue est admirable. J'avais sous mes pieds, à une profondeur de trois cent cin- quante pieds, le Rhin large et vert ; autour de moi le grand Bàle, devant moi le petit Bàle : car le Rhin a fait de la ville deux morceaux ; et , comme dans toutes les villes que coupe une rivière, un côté s'esl développé aux dépens de L'autre. A Paris c'esl la rive droite, à Bàle c'est la rive gauche. Les deux Bàle communiquent par un long ponl de buis, sou- vent rudoyé parle Rhin , qui n'a plus de piles de pierre que d'un seul côté et au centre duquel se découpe une jolie tourelle- guérite du quinzième siècle. Les deux villes fout au Rhin des deux côtés une broderie ravissante de pignons taillés, île faça- des 'J,nl|ii<[iies, (le Inils il girouettes , de loiirelles el
de tours. Cel ourlet d'anciennes maisons se répète sur le Rhin ci s'\ renverse. Le ponl reflété prend l'aspect étrange d'une grande échelle couchée d'une rive à l'autre. Des bouquets d'arbres et une foule de jardins suspendus aux devantures des maisons c
mélenl aux zigzags de toutes tes vieilles architec-
iii.
(,' IJ.I Mil. X.WIII.
turcs. Les croupes des t'-^liscs, les tours des encein- tes fortifiée», foui de gros nœuds sombres auxquels
se rattachent de temps en temps les lignes rapri-
cieuses qui courent on tumulte des clochers un pignons, des pignons aux lucarnes. Tout cela rit, chaule, parle, jase, jaillit, rampe, coule, marche, danse, brille au milieu d'une haute clôture de mon- tagnes qui ne s'ouvre à l'horizon que pour laisser passer le Rhin.
Je suis redescendu dans la ville , qui abonde en fantaisies exquises, en portes bien imaginées, en ferrures extravagantes, en constructions curieuses de toutes les époques. Il y a, entre autres, un grand logis qui sert aujourd'hui de hangar à un roulage, et qui a à toutes les baies, guichets, portes, fenê- tres , des nœuds gordiens de nervures , souvent tranchés par l'architecte et les plus bizarres du monde. Je n'ai rien rencontré de pareil nulle part. La pierre est là tordue et tricotée comme de l'osier. Vous pouvez voir des anses de panier en Norman- die ; mais , pour voir le panier tout entier, il faut venir à Bàle. Près de ce roulage, j'ai visité l'an- cienne maison des armuriers, bel édifice du sei- zième siècle , avec des peintures en plein air sur la devanture , dans lesquelles Vénus et la Vierge sont fort accortement mêlées.
L'hôtel-de-ville est du même temps. La façade, surmontée d'un homme d'armes empanaché , qui
BALE. 63
porte l'écu de la ville, serait belle si elle n'était badigeonnée (en rouge, toujours!) et, qui plus est, ornée d'affreux personnages peints accoudés à un balcon ligure qui est dans le style gothique de 1810. La cour intérieure a subi le même tatouage. Le grand escalier aboutit à deux statues : l'une, qui est en bas , esl un fort beau guerrier de la renais- sauce qui a la prétention de représenter le consul romain Munaiius Plancus; l'autre, qui est en haut, au coin de l'imposte d'une porte surbaissée, est un Valet de ville qui lient une lettre à la main : il esl peint, vêtu mi-parti de noir et de blanc, qui est le blason de la ville, et la lettre, bien pliée , a un ea- cliet rouge. Ce valet de \ille gothique a surnagé sur toutes les révolutions de l'Europe. Je l'avais ren- contré le matin même près de l'hôtel des Trois- Rois, allant par la ville, bien portant et bien vivant, précédé de son lioninie d'armes portant une épée ; ee qui faisait beaucoup rire quelques commis nui
chands, lesquels lisaient le Constitutionnels la porte d'un estaminet.
1 ne l'i.iiclie servante est sortie tout à coup de la
porte surbaissée; elle m'a adressé quelques paroles
en allemand, et, comme je ne la comprenais pas, je
l'ai sui\ie. Bien m'en a pris, l.a bonne fille m'a in- troduit dans une chambre où il \ a un escalier à \i->
des plus exquis , puis dans une ville toute en < Inm
poli, avec de beaux vitraux aux croisées el une su
04 LETTRE XXXIII.
perbe porle de la renaissance à la place où nous mettons d'ordinaire la cheminée : ici, comme en Alsace, comme m\ Allemagne, il n'y a pas de che- minées, il y a des poêles. Voyant tontes ces merveil- les, j'ai donné à la gracieuse fille une belle pièce d'argent de France qui l'a fait sourire.
Sur l'escalier de cet hôtel-de-ville il y a une cu- rieuse fresque du Jugement dernier qui est du sei- zième siècle.
Je n'aurais pas quitté Bàle sans visiter la Biblio- thèque. Je savais que Bàle est pour les Holbein ce que Francfort est pour les Albert Durer. A la Bi- bliotbèque, en effet, c'est un nid, un tas, un en- combrement ; de quelque côté qu'on se tourne, tout est Holbein. Il y a Luther, il y a Érasme , il y a Mélanchthon, il y a Catherine de Bora, il y a Hol- bein lui-même ; il y a la femme de Holbein , belle femme d'une quarantaine d'années , encore char- mante , qui a pleuré et qui rêve entre ses deux en- fants pensifs , qui vous regarde comme une femme qui a souffert et qui pourtant vous donne envie de baiser son beau cou. Il y a aussi Thomas Morus avec toute sa famille , avec son père et ses enfants, avec son singe , car le grave chancelier aimait les singes. Et puis il y a deux Passions, l'une peinte, l'autre dessinée à la plume ; deux Christ morts, ad- mirables cadavres qui font tressaillir. Tout cela est de Holbein ; tout cela est divin de réalité, de poésie
BALE. 65
cl d'invention. J'ai toujours aimé Holbcin ; je trouve dans sa peinture les deux choses qui me touchent, la tristesse et la douceur.
Outre les tableaux, la Bibliothèque a des meu- bles ; force bronzes romains trouvés à Augst , un coffre chinois, une tapisserie-portière de Venise, une prodigieuse armoire du seizième siècle (dont on a déjà offert douze mille francs, me disait mon guide) , et enfin la table de la Diète des treize cantons. C'est une magnifique table du seizième siècle, portée par des guivres, des lions et des saty- res qui soutiennent le blason de Bâle, ciselée aux armes des cantons, incrustée d'étain , de nacre ri d'ivoire ; table autour de laquelle méditaient ces avoyers et ces landammans redoutés des empereurs : table qui faisait lire à ces gouverneurs d'hommes cette solennelle inscription : Supra naturam prœsto est Deus. — Elle est, du reste, en mau- vais état. La bibliothèque <le Bâle est assez mal
tenue ; les objels \ sont rangés comme des écailles
d'huîtres. J'ai vu sur un bahut un petil tableau de Rubens qui est posé debout contre une pile de bou- quins, et qui a déjà dû tomber bien des fnis, car le cadre est tout brisé. — Vous voyez qu'il j a du peu de iniii dans cette bibliothèque, des tableaux, des meubles , «les étoffes rares ; il y a aussi quelques livres. Mon iimi , j'arrête ici cette lettre, griffonnée,
Gfi LETTRE XXXIII
comme vous le pouvez voir, sur je ne sais quel pa- pyrus égyptien plus poreux et plus altéré qu'une
éponge. Voici un supplice que j'enregistre parmi ceux que je ne souhaite pas à mes pires ennemis : écrire avec une plume qui crache sur du papier qUi boit.
LETTRE XXXIV.
ZURICH.
L'auteur entend un tapage nocturne, se penche et reconnaît tpe c'est une révolution. — Sérénité dé la nuit. — Vénus. — Cho- ie) violentes mêlées aux petites choses. — Enceinte murale de Bâle. Quel succès les Bâlois obtiennent dans U- redou- table fossé de leur 'ville. — Familia. ités bardies de l'autcui avec une gargouille, — Les portes de Balé. — L'aMnée de
Bile. Une fontaine .11 mauvais lieu. — Roule de Bâle a
Zurich.— Creuzach. — Augst. - L'Ergols. - Warmbach — «liinfelden. — Une fontaine en bon lieu.— L'auteur prend place parmi les chimistes.
r» septembt e.
Je suis à Zurich. Quatre heures dn matin vien- nent de sonnor au beffroi de la ville avec accompa- gùemenl de trompette». J'ai cru entendre la diane, j'ai ouverl ma fenêtre, il faii nuil noire el personne
ne dort La ville de Zurich bourd le comme une
ruche irritée. Les ponts de l><>is iremblenl sons le pas mesuré dès bataillons qui passenl confusémeni
68 LETTRE XXXIV.
dans l'ombré. On entend le tambour dans les col- lines. Des marseillaises alpestres se chantent devant les tavernes allumées au coin des rues. Des bisets zurichois font l'exercice dans une petite place voi- sine de l'hôtel de l'Épée, que j'habite, et j'entends les commandements en français : Portez arme! Arme bras! — De la chambre à côté de la mienne une jeune fille leur répond par un chant tendre, héroïque et monotone , dont l'air m'explique les paroles. Il y a une lucarne éclairée dans le beffroi et une autre dans les hautes flèches de la cathé- drale. La lueur de ma chandelle illumine vague- ment un grand drapeau blanc étoile de zones bleues, qui est accroché au quai. On entend des éclats de rire , des cris , des bruits de portes qui se ferment, des cliquetis bizarres. Des ombres passent et repas- sent partout. Une joyeuse rumeur de guerre tient ce petit peuple éveillé. Cependant, sous le reflet des étoiles , le lac vient majestueusement murmurer jusqu'auprès de ma fenêtre toutes ces paroles de tranquillité , d'indulgence et de paix que la nature dit à l'homme. Je regarde se décomposer et se re- composer sur les vagues les sombres moires de la nuit. Un coq chante, et là-haut, à ma gauche, au- dessus de la cathédrale, entre les deux clochers noirs, Vénus étincelle comme la pointe d'une lance entre deux créneaux.
C'est qu'il y a une révolution à Zurich. Les pe-
ZURICH. C9
tiles Ailles veulent faire comme les grandes. Tout marquis veut avoir un page. Zurich vient de tuer son bourgmestre et de changer son gouver- nement.
Moi , puisqu'ils m'ont éveillé , je profite de cela pour vous écrire , mon ami. Voilà ce que vous ga- gnerez à celte révolution.
Le jour se levait hier matin quand j'ai quitté Bâle. La route qui mène à Zurich côtoie pendant nu demi-quart de lieue les vieilles tours de la ville. Je ne VOUS ai pas parlé des louis de Bâle; elles sunl pourtant remarquables, toutes de formes et de hau- teurs différentes , séparées les unes des autres par une enceinte crénelée appuyée sur un fossé formi- dable où la ville de Râle cultive avec succès les pommes de terre. Du temps des arcs el dis (lèches celle enceinte était une forteresse redoutable; niain- tenanl ce n'est plus qu'une chemise.
Les entrées de la ville sont encore ornées de ces belles herses du quatorzième siècle , donl les dénis
crochues garnissent le haut des portes, si bien qu'en sortant d'une tour on croit sortir de h gueule d'un monstre. A propos, avant-hier, an pins haul de la flèche de Bâle il \ avail une gargouille qui me re- gardait fixement ; je me suis penché, je lui ai mis résolument la main dans la gueule, il n'en a été que cela. Vous pouvez conter la chose aux gens qui s'é- merveillent de Van- Imbursh.
70 LETTRE XXXIV.
Presque toutes les entrées du grand Bâle sont des portes-forteresses d'un beau caractère, surtout celle <[iii mène au polygone, fier donjon à toit aigu, flan- qué de deux tourelles, orné de statues comme la porte de Vincennes et L'ancienne porte du vieux Louvre. Il va sans dire qu'on l'a ratissé, raboté, mastiqué et badigeonné (en rouge). Deux archers sculptés dans les créneaux sont curieux. Ils appuient Contre le mur leurs souliers à la poulaine et sem- blent soutenir avec d'énormes efforts les armes de la ville, tant elles sont lourdes à porter. En ce moment passait sous la porte un peloton d'environ deux cents hommes qui revenaient du polygone avec un canon. Je crois que c'est l'armée de Bâle.
Près de cette porte est une délicieuse fontaine de la renaissance qui est couverte de canons, de mor- tiers et de piles de boulets sculptés autour de son bassin, et qui jette son eau avec le gazouillement d'un oiseau. Celte pauvre fontaine est honteusement mutilée et dégradée; la colonne centrale était char- gée de figures exquises dont il ne reste plus que les torses et, par-ci, par-là, un bras ou une jambe. Pauvre chef-d'œuvre violé par tous les soudards de l'arsenal ! — Mais je reprends la route de Bâle à Zurich.
Pendant quatre heures, jusqu'à Rhinfelden , elle côtoie le Rhin dans une vallée ravissante où pou- vaient, du haut des nuages, toutes les lueurs hu-
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inities du malin. On laisse à gauche Creuzach, dont la haute tour, tachée d'un cadran blanc, s'aperçoit des clochers de I'.àle; puis en traverse Augsl. Augst, voilà un nom bien barbare. Eh bien, ce nom, c'est Augusta. Augst est une ville romaine, la capitale des Rauraques, l'ancienne Raurica, l'ancienne Augusta Rauracorum, fondée par le consul Munalius Plancus, auquel les I>àlois ont érigé une statue dans leur Ilo- tel-de- Ville, avee épitaphe rédigée par un brave pé- dant qui s'appelait Beatus Rhcnanus. Voilà une bien grosse gloire, disais-je, et une bien petite ville. En ell'ei , l' Augusta Rauracorum n'est plus maintenant qu'un adorable décor pour un vaudeville suisse. I n groupe de cabanes pittoresques, posé suc un rocher, rattaché par deux \icilles portes-forteresses 5 deux ponis moisis, sous lesquels galope un joli torrent, l'Ergolz, qui descend de la montagne en écartant les branches des arbres; 1111 brnil de roues de mou- lins, des balcons de bois é^,a\és de \igues, un vicuv cimetière où j'ai remarqué en passant une tombe étrange du quatrième siècle el qui a l'air de s'é- crouler dans le Rhin auquel il est adossé; \<>ilà Augst, voilà Raurica, voilà Augusta. Le sol est bou- leversé par les fouilles. On en tire un las de petites statuettes de bronze dont la bibliothèque île Bàle se fait un petit dunkerque.
(ne demi-heure plus loin, but l'autre rive du Rhin, ce jnli ruban de vieilles maisons de bois,
72 LETTRE \\\IV.
coupé par une cascade , c'est Warmbach. Et puis , après une demi-lieue d'arbres, de ravins et de prai- ries, le Rhin s'ouvre; au milieu de l'eau s'accroupit un gros rocher couvert de ruines et rattaché aux deux rives par un pont couvert , bâti en bois , d'un aspect singulier. Une petite ville gothique, hérissée de tours, de créneaux et de clochers, descend en désordre vers ce pont : c'est Rhinfelden, une cité militaire et religieuse , une des quatre villes fores- tières, un lieu célèbre et charmant. Cette ruine au milieu du Rhin , c'est l'ancien château , qu'on ap- pelle la Pierre-de-Rhinfelden. Sous ce pont de bois qui n'a qu'une arche, au delà du rocher, du côté- opposé à la ville, le Rhin n'est plus an fleuve, c'est un gouffre. Force bateaux s'y perdent tous les jours. — Je me suis arrêté un grand quart d'heure a Rhinfelden. Les enseignes des auberges pendent à d'énormes branches de fer touffues , les plus amu- santes du monde. La grande rue est réjouie par une belle fontaine dont la colonne porte un noble homme d'armes qui porte lui-même les armes de la ville de son bras élevé fièrement au-dessus de sa tête.
Après Rhinfelden jusqu'à Bruck, le paysage reste charmant , mais l'antiquaire n'a rien à regarder, à moins qu'il ne soit comme moi plutôt curieux qu'archéologue , plutôt flâneur de grandes routes que voyageur. Je suis un grand regardeur de toutes
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choses, rien de plus; mais je crois avoir raison; toute chose contient une pensée ; je tache d'extraire la pensée de la chose. C'est une chimie comme une autre.
m
LETTRE XXXY.
ZURICH.
Paytàges. — Tableau* llmiamls en Suisse. — La vache1. — Lé cheval <jui oc se eabre jamais» — Le rustre qui se comporte ;u,., le beau sexe comme s'il était élève de Buckingham. — La ruche et la cabane. — Microcosme. — Lé grand dahs le petjt. —Sekingcn. — La vallée <le TAar. — Quelle ruine i.< nieuse la domine. — Brugg. — L'auteur, après une longue et patiente étude, donne une folile de détails scientifiques el importants touchant la tête rfe foin qui est sculptée dan» la muraille de Brugg» -*• Costumes el coutumes. — Les Fem- mes el ies hommes .1 Brugg. — Chose qui se comprend pai • tout, excepté a Brugg. «- L'auteui décrit, dans l'itttértl d< l'an, utte coiffure qui est à toutes les coiffures connues et que l'ordre composite est aui quatre ordres réguhi 1 Dan-
ger de mal proooncei le prémiét mol d'une proc lamation. —
Baden. La Limmat. — Fontaine qui ressemble à un
besque dessinée par Raphaël.— Àaua verLigena, Soleil , oui I. un. — Paysage. — Sombre vision < 1 sombré souvenir.
Les villages. — théorie de la chaumière suriqti
La royageui '■ ndort .1 m s voil 0 mi ni il
se réveille. — - Une crypte comme il n'eu 1 jamais vu. — Zu- ,,, 1, .m gratte jour. 1 .'.mu. m ail beaUi oujl de mal di la
ville el be; |> de bien du Inc, — La oomlohvnacn
L'auteur s'explique l'émeuii d< Zuricli Li I I du lar.
\ qui la ville de Zurich doil beaucoup pi '
venue I. Inrtl de Wrlli mhi 1 1 ' •
76 LETTRE XXXV.
a V hôtel de l'Épée, par la raison qu'il y a <'tr fort mal. — l'n vers de Ronsard dont l'hôtelier pourrait faire son enseigne. — Elymologie, archéologie, topographie, érudition, citation et économie politique en huii lignes. — Où l'auteur prouve qu'il a les bras longs.
Septembre.
Quand on voyage en plaine, l'intérêt du voyage est au bord de la route ; quand on parcourt un pays de montagnes, il est à l'horizon. Moi, — même avec cette admirable, ligne du Jura sous les yeux, — je veux tout voir, et je regarde autant le bord du che- min que le bord du ciel. C'est que le bord de la route est admirable dans cette saison et dans ce pays. Les prés sont piqués de fleurs bleues , blan- ches, jaunes, violettes, comme au printemps; de magnifiques ronces égratignent au passage la caisse de la voiture; ça et là, des talus à pic imitent la forme des montagnes, et des filets d'eau gros comme le pouce parodient les torrents ; partout les arai- gnées d'automne ont tendu leurs hamacs sur les mille pointes des buissons : la rosée s'y roule en grosses perles.
Et puis , ce sont des scènes domestiques où se révèlent les originalités locales. Près de Rhinfelden, trois hommes ferraient une vache qui avait l'air très- bête, empêchée et prise dans le travail. A Augst, un pauvre arbre difforme, appuyé sur four- che, servait de cheval aux petits garçons du village,
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gamins qui ont Rome pour aïeule. Près de la porte de Bàle , un homme battait sa femme , ce que les paysans font comme les rois. Buckingham ne disait- il pas à madame de Chevreuse qu'il avait aimé trois reines, et qu'il avait été obligé de les gourmer toutes les trois! A cent pas de Frick, je voyais une ruche posée sur une planche au-des- sus de la porte d'une cabane. Les laboureurs en- traient et sortaient par la porte de la cabane , les abeilles entraient et sortaient par la porte de la ru- che ; hommes et mouches faisaient le travail du bon Dieu.
Tout cela m'amuse et me ravit. A Freiburg j'ai oublié long-temps l'immense paysage que j'avais sous les yeux pour le carré de gazon dans lequel j'étais assis. C'était sur une petite bosse sauvage de la colline. Là aussi il y avait un monde Les scara- bées marchaient lentement sous les libres profondes de la végétation; des fleurs de ciguë en parasol imi- taieol les pins d'Italie; une longue feuille, pareille à une cosse de haricots entr'ouverte, laissait voir de
belles gouttes de pluie comme un collier de dia- mants dans un écrill de satin vert; un pauvre bour- don m mille, en velours jaune et noir, remontait
péniblement le long d'une branche épineuse ; des nuées épaisses de moucherons lui cachaient le jour; une clochette bleue tremblai) auvent, el toute une
nation de pucerons s'était abritée BOUS Cette énorme
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qui s'enraie , el la foi mge dans l'éblouissante
vallée de l'Aar.
L'œil se jette d'abord i nul du ciel h y trouve, pour ligne extrême, di i ites rudes, abruptes cl rugueuses, que je crois t les Cimes-Grises; puis il va au bas de la valléi I lier Brugg, belle petite ville roulée et serrée dans ne ligature pittoresque de murs et de orénl ponl sur l'Aar ; puis
il remonle le long d'une m bre ampoule boisée cl s'arrête à une haute mi) Cette ruine, c'est le château de Habsburg, le b eau de la maison d'Au- I riche. J'ai regardé long-t ps cette tour d'où s'esl n volée l'aigle à deux t'
L'Aar, obstrué de roche , déchire en caps et en promontoires le fond de I; allée. Ce beau paysage est un des grands lieux dt l'histoire. Rome s'\ esi battue, la fortune de VI 8 is y a écrasé celle de Galba, l'Autriche y est né< )c ce donjon croulant, bâti au onzième siècle par.in simple gentilhomme d'Alsace appelé Radbot, d« >ule sur toute l'histoire de l'Europe moderne le 11 ve immense des archi- ducs et des empereurs.
Au nord, la vallée - | I dans une bruine. là est le confluent de I ! ( la Reuss et de la Lim- mat. La Limmat vient du de Zurich el apporte les fontes du mont 1 li ; Aar vient des lacs de Thirn et de Brienz, e ; cascades du (iiim-
sell ; la Ileuss vient d Ouatre-Canlons , el
.
78 LETTRE XXW.
tonte ; près d'une flaque d'eau qui n'eût pas rempli une cuvette, je voyais sortir de la vase et se tordre vers le ciel, en aspirant l'air, un ver de terre sem- blable aux pythons antédiluviens, et qui a peut-être aussi lui, dans l'univers microscopique, son Hercule pour le tuer et son Cuvier pour le décrire. Kn somme, cet univers-là est aussi grand que l'autre. Je me supposais ftlicromégas; mes scarabées étaient des megatheriums giganteums, mon bourdon était un éléphant ailé, mes moucherons étaient des aigles, ma cuvette d'eau était un lac, et ces trois touffes d'herbe haute étaient une forêt vierge. — "Nous me reconnaissez là, n'est-ce pas, ami? — A Rhinfelden, les exubérantes enseignes d'auberge m'ont occupé comme des cathédrales ; et j'ai l'esprit fait ainsi qu'à de certains moments un étang de village , clair comme un miroir d'acier, entouré de chaumières et traversé par une flottille de canards , me régale au- tant que le lac de Genève.
A Rhinfelden on quitte le Rhin et on ne le revoit plus qu'un instant à Sekingen : laide église , pont de bois couvert, ville insignifiante au fond d'une dé- licieuse vallée. Puis la route court à travers de joyeux villages, sur un large et haut plateau autour duquel on voit bondir au loin le troupeau mon- strueux des montagnes.
Tout à coup on rencontre un bouquet d'arbres près d'une auberge , on entend le bruit de la roue
ZURICH. 79
qui s'enraie, et la route plonge dans l'éblouissante vallée de l'Aar.
L'oeil se jette d'abord au fond du ciel et y trouve, pour ligne extrême , des crêtes rudes , abruptes et rugueuses , qui je crois être les Cimes-Grises ; puis il va au bas de la vallée chercher Brugg, belle petite ville roulée cl serrée dans une ligature pittoresque de murs et de créneaux , avec pont sur l'Aar ; puis il remonte le long d'une sombre ampoule boisée 61 s'arrête à une haute ruine. Cette ruine , c'est le chfiteau de Habsburg, le berceau de la maison d'Au- triche. J'ai regardé long-temps cette tour d'où s'est envolée l'aigle à deux têtes.
L'Aar, obstrué de rochers , déchire en caps et en promontoires le fond de la vallée. Ce beau paysage est un des grands lieux de l'histoire. Home s'\ esi battue, la fortune de Vilellius y a écrasé relie de Galba, l'Autriche y est née. De ce donjon croulant. bâti au onzième siècle par mi simple gentilhomme d'Alsace appelé Uadbol , découle sur toute l'histoire de l'Europe moderne le Qeuve Immense des archi- ducs et des empereurs.
\u mird , la vallée se perd dans une brume. Là
est le confluent de l'Aar, de la Reusa et de la Lim- ais! La Limmal vient du lac de Zurich et apporte
les foules du mont Todi ; l'Aar vient des Lies de il) 1 1 n et de lîrieii/,, et apporte les OSSCSdea du (iiim
mII : l,i iienss \ icni du lac des Ouatrp-Canlons , ei
80 LETTRE XXXV.
apporte les torrents du Rigi , du "Windgalle et du Mont-Pilate. Le Rhin porte tout cela à l'Océan.
Tout ce que je viens de vous écrire , ces trois ri- vières, cette ruine et la forme magnifique des blocs que ronge l'Aar, emplissaient ma rêverie pendant que la voiture descendait au galop vers Brugg. Tout à coup j'ai été réveillé par la manière charmante dont se compose la ville quand on en approche. C'est un des plus ravissants tohu-bohu de toits, de tours et de clochers que j'aie encore vus. Je m'é- tais toujours promis, si jamais j'allais à Brugg, de faire grande attention à un très-ancien bas-relief incrusté dans la muraille près du pont, qui, dit-on, représente une tête de hun. Comme c'était diman- che, le pont était couvert d'un tas de jolies filles cu- rieuses, souriantes, dans leurs plus beaux atours, si bien que j'ai oublié la tête du hun.
Quand je m'en suis souvenu , la ville était à une lieue derrière moi.
Avec leur cocarde de rubans sur le front , moins exagérée qu'à Freiburg, leur cuirasse de velours noir traversée de chaînes d'argent et de rangées de boulons, leur cravate de velours à coins brodés d'or serrée au cou comme le gorgeret de fer des cheva- liers, leur jupe brune à plis épais et leur mine éveillée , les femmes de Brugg paraissent toutes jo- lies; beaucoup le sont. Les hommes sont habillés Comme nos maçons endimanchés, et sont affreux. Je
ZURICH. 81
comprends qu'il y ait des amoureux à lirugg ; je ne conçois pas qu'il y ait des amoureuses.
La ville , propre , saine , heureuse d'aspect , faite de jolies maisons presque toutes ouvragées, n'est pas moins appétissante au dedans qu'au dehors. Lue chose singulière, c'est que les deux sexes, dans leurs réunions du dimanche, y jouent le jeu d'Alphée et d'Aréthuse. Quand j'ai traversé la ville , j'ai vu toutes les femmes à la porte du Pont , et tous les hommes à l'autre bout de la grande rue, à la porte de Zurich. Dans les champs, les sexes ne se mêlent pas davantage; on rencontre un groupe d'hommes, puis un groupe de femmes; cet usage, que les en- fants eux-mêmes subissent , est propre à tout le canton et va jusqu'à Zurich. C'est une chose étrange, et, comme beaucoup de choses étranges, c'est une chose sage. Dans ce pays de sè\e et <l<' beauté, de nature exubérante et de costumes exquis, la nature tend à rendre l'homme entreprenant , le costume rend la femme coquette; la coutume intervient, sé- pare les sexes et pose une barrière.
Cette vallée, du reste, n'est pas seulement un confluent de rivières, c'est aussi un confluent <!<■ costumes. On passe la Reuss, la cuirasse de velours noir- devient un corselet de damas à (leurs, au beau milieu duquel elles cousent un large galon d'or. On l>.isse la Limmat, la jupe brune devient une jupe rouge avec un tablier de mousseline brodée, routes
82 LETTRE XXXV.
les coiffures se mêlent également; en dix minutes on rencontre de belles filles avec de grands peignes exorbitants comme à Lima, avec des cbapeaux de paille noire à baute forme comme à Florence , avec une dentelle sur les yeux comme a Madrid. Toutes ont un bouquet de fleurs naturelles au côté. Raffi- nement.
La variété des coiffures est telle que je m'atten- dais à tout. Après le pont de la Reuss , il y a une petite côte. Je la montais à pied. Je vois venir à moi une vieille femme coiffée d'une espèce de vaste sombrero espagnol en cuir noir, dans l'ornement duquel entraient pour couronnement une paire de bottes et un parapluie. J'allais enregistrer cette coif- fure bizarre , quand je me suis aperçu que cette bonne femme portait tout simplement sur sa tête la valise d'un voyageur. Le voyageur suivait à quel- ques pas; brave bonhomme, qui se piquait proba- blement de parler français , et qui m'a accosté pom- me raconter la révolution de Zurich. Tout ce que j'y ai pu comprendre, à travers force baragouin, c'est qu'il y avait eu une proclamation du bourg- mestre, et que cette proclamation commençait ainsi : Braves Iroqiiois! — Je présume que le digne homme voulait dire : Braves Zuriquois.
La vallée de l'Aar a deux bracelets charmants : Brugg qui l'ouvre , Raden qui la ferme. Baden est sur la Limmat. On suii depuis une demi-heure le
ZURICH. 83
bord de la Limmat, qui fait un tapage horrible au fond d'un charmant ravin dont tous les éboulc- ments sont plantés de vignes. Tout a coup une porte -donjon à quatre tourelles barrc la roule ; au-dessous de cette porte se précipitent pêle-mêle dans le ravin des maisons de bois dont les man- sardes semblent se cahoter; au-dessus, parmi les arbres, se dresse un vieux château ruiné dont les créneaux font une crête de coq à la montagne. Tout au fond, sous un pont couvert, la Limmat passe en toute hâte sur un lit de rochers qui donne aux vagues une forme violente. Et puis on aperçoit un clocher à tuiles de couleur qui semble revêtu d'une peau de serpent. C'est Badcn.
Il y a de tout à Badcn : des ruines gothiques, des ruines romaines, des eaux thermales, une statue d'Isis, des fouilles où l'on trouve force dés à jouer, un hôtel-de-ville où le prince Eugène et le maréchal de \illars ont échangé des signatures , etc. Comme je voulais arriver à Z-urich avant la nuit, je me suis contenir de regarder sur la place, pendant qu'on changeait de chevaux, une charmante fontaine de la renaissance surmontée, connue celle de Rhinfel- den , d'une hautaine et sévère Qgure de soldai. L'eau jaillit par la gueule d'une effrayante guivre de bronze qui roule sa queue dans les ferrures de la fontaine. Deux pigeons familiers s'étaient perchés sur cette guivre, et l'un d'eux buvait eu trempaul
84 LETTRÉ XXXV.
son bec dans le filet d'eau arrondi qui tombait du robinet dans la vasque, fin comme un cheveu d'argent.
Les Romains appelaient les eaux thermales de Radcn tes eaux bavardes, « aquae verbigenae. » — Quand je vous écris, mon ami, il me semble que j'ai bu de cette eau.
Le soleil baissait , les montagnes grandissaient, les chevaux galopaient sur une route excellente en sens inverse de la Limmat ; nous traversions une région toute sauvage ; sous nos pieds il y avait un couvent blanc à clocher rouge, semblable à un jouet d'enfant ; devant nos yeux , une montagne à forme de colline, mais si haute qu'une forêt y semblait une bruyère ; dans le jardin sévère du couvent, un moine blanc se promenait causant avec un moine noir; par-dessus la montagne, une vieille tour mon- trait à demi sa face rougie par le soleil horizontal. Qu'était cette masure? Je ne sais. Conrad de Tà- gerfelden , un des meurtriers de l'empereur Albert, avait son château dans cette solitude. — En était- ce la ruine ? — Moi , je ne suis qu'un passant et j'ignore tout, j'ai laissé leur secret à ces lieux sinis- tres , mais je ne pouvais m'empêcher de songer vaguement au sombre attentat de 1308 et à la ven- geance d'Agnès, pendant que celte tour sanglante, cachée peu à peu par les plis du terrain , rentrait lentement dans la montagne.
ZURICH. 85
La route a tourné ; une crevasse inattendue a laissé passer un immense rayon du couchant ; les villages, les fumées, les troupeaux et les hommes ont reparu , et la belle vallée de 1? Limmat s'est remise à sourire. Les villages sont vraiment remar- quables dans ce canton de Z.urich. Ce sont de ma- gnifiques chaumières composées de trois comparti- ments. A un bout , la maison des hommes , en bois et en maçonnerie, avec ses trois étages de fenêtres- croisées basses , à petits vitraux ronds ; à l'autre boni, la maison des bêtes, étable et écurie, en plan- ches; au centre, le logis des chariots et des usten- siles, fermé par une grande porte cochère. Dans le faîtage, qui est énorme, la grange et le grenier. Trois maisons sous un toit. Trois tètes sous un bon- net. Voilà la chaumière zuriquoise. Comme vous voyez, c'est un palais.
La nuii était tout à fait tombée, je m'étais tout platement endormi dans la voiture, quand un bruit de planches sous le piétinement des chevaux m'a
réveillé. J'ai ouvert les veux. J'étais dans une es- pèce de caverne en charpente de l'aspecl le plus singulier. Au-dessus de moi , de grosses poutres
courbées en cintres surbaissés et arr-boutées d'une
manière inextricable portaient une voûte de ténè- bres; à droite et à gauche, de basse-, arcades faites de Solives trapues nie laissaient enli e\oir deux -aie- lies obscures et étroites, percées ça et là de trous
lit H
80 LETTRE XXXV.
carrés par lesquels m'armaient la brise de la nuit et le bruit d'une rivière. Tout au fond , à l'extré- mité de cette étrange crypte, je voyais briller vague- ment des baïonnettes. La voiture roulait lentement sur un plancher des fentes duquel sortait une ru- meur assourdissante. Une torche éloignée, qui trem- blait au vent , jetait des clartés mêlées d'ombres sur ces massives arches de bois. J'étais dans le pont couvert de Zurich. Des patrouilles bivouaquaient à l'cntour. Rien ne peut donner une idée de ce pont, vu ainsi et à cette heure. Figurez- vous la forêt d'une cathédrale posée en travers sur un fleuve et s'ébranlant sous les roues d'une diligence.
Pendant que je vous écris tout ce fatras le jour a paru. Je suis un peu désappointé. Zurich perd au grand jour; je regrette les vagues profils de la nuit. Les clochers de la cathédrale sont d'ignobles poivrières. Presque toutes les façades sont ratissées et blanchies au lait de chaux. J'ai à ma gauche une espèce d'hôtel Guénégaud. .Mais le lac est beau ; mais , là-bas , la barrière des Alpes est admirable. Elle corrige ce que le lac , bordé de maisons blan- ches et de cultures vertes, a peut-être d'un peu trop riant pour moi. Les montagnes me font tou- jours l'effet de tombes immenses ; les basses ont un noir suaire de mélèzes , les hautes ont un blanc lin- ceul de neige.
ZÏ'RICH. 87
Quaire heures après midi.
Je viens de faire une promenade sur le lac dans une façon de petite gondole à trente sons par heure, comme un fiacre. J'ai jeté généreusement trois francs dans le lac de Zurich ; je les regrette un pou. C'est beau , mais c'est bien aimable Ils ont un New-Munster qu'ils vous montrent avec orgueil et qui ressemble à l'église de Pantin. Les sénateurs zuriquois habitent des \illas de plâtre, lesquelles ont un faux air des guinguettes de Vaugirard. Dieu me pardonne ! j'ai vu passer un omnibus comme à Passy. Je ne m'étonne plus si ces gaillards-là font des révolutions.
Heureusement l'eau bleue du lac est transpa- rente, .le \(iy,iis dans des profondeurs vitreuses «les montagnes au fond du lac et (les forêts soi' ces
montagnes. Des rochers et des algues me figuraient assez bien la terré noyée par le déluge, et, en me penchant sur le bord de mon Gacre à dru\ rames,
j'avais les émotions de \né quand il se niellait a la
fenêtre de l'arche, De temps en temps je voyais pas-
ser de gros poissons zébrés de rubans noirs Comme des libres. J'.ii sau\é du boni de ma canne dm\ OU
trois mouches qui se noyaient Ll ville doit beaucoup plaire But personnes qui
88 LETTRE XXXV.
adorent la façade du séminaire de Saint-Sulpice. On y bâtit en ce moment des édifices superbes, dont l'architecture rappelle la Madeleine et le corps-de- garde du boulevard du Temple. Quant à moi, en mettant à part le portail roman de la cathédrale, quelques vieilles maisons perdues et comme noyées dans les neuves , deux aiguilles d'église et trois ou quatre tours d'enceinte , dont une , qui est énorme, ressemble au ventre pantagruélique d'un bourg- mestre, je ne suis pas digne d'admirer Zurich. J'ai vainement cherché la fameuse tour du Wellemberg, qui était au milieu de la Liinmat , et qui avait servi de prison au comte de Habsbourg et au conseiller Waldman , décapité en 1488. L'aurait-on démolie ? Pendant que je suis en train, pardieu, parlons de l'auberge ! A Y hôtel de i'Épée , le voyageur n'est pas écorché ; il est savamment disséqué. L'hôtelier vous vend la vue de son lac à raison de huit francs par fenêtre et par jour. La chère que l'on fait à Y hôtel de i'Épée m'a rappelé un vers de Ronsard, qui, à ce qu'il paraît, dînait mal :
La vie est attelée A deux mauvais chevaux, le boire et le manger.
Nulle part ces deux chevaux ne sont plus mau- vais qu'à Yliôtcl de i'Épée.
A propos , je ne vous ai pas dit que Zurich s'ap- pelait autrefois Turegum. La Limmat le divise en
ZURICH. 8!»
deux villes , le grand Zurich et le petit Zurich , que réunissent trois beaux ponts , sur lesquels les bourgeois se promènent souvent, dit Georges Bruin de Cologne. La vigne est bien exposée au soleil. Il y a le vin de Zurich et le blé de Zurich.
Je vous embrasse , quoique je sois à treize cent vingt pieds au-dessus de vous.
LETTRE XXXVI
z r ri c n.
Il pli-ut. — Description d'une chatnbre. — Ri-flet du dehors dans I intérieur — Le voyageur prend le parti de Fouiller dam le dftriolréSi — Ce tjlt'll y tnuivc. — Amdttrs «ihIm./ i, u turc-, honteuses (!<■ Napoléon Bttonaparfe, — ■ Le livre. — Les c itampes. . — 1811. — ls 10. — Choses curieuses, — Choses ierleutPS. — 11 plettt.
Septembre,
J'il quitté l'hôtel de l'Kpée. Je suis \cmi me
lOgôï dans la ville , n'importe 0Û. .!•' n'ai plus la fflallVaise ËUbeCgO, mais je n'ai plus la Vue ilii lac
H \ ii des moments où j«' regrette en bloc le mé- chant dîner et le magnifique paysage.
Avant-hier, c'était un de ces motnents»lBi il pieu \,iii. J'étais enfermé dans la chambre que j'habite :
92 LETTRE XXXVI.
— une petite chambre triste et froide , ornée d'un lit peint en gris à rideaux blancs , de chaises à dos- sier en lyre, et d'un papier bleuâtre bariolé de ces dessins sans gcùl et sans style qu'on retrouve indis- tinctement sur les robes des femmes mal mises et sur les murs des chambres mal meublées. J'ai ou- vert la fenêtre , qui est une de ces hideuses fenêtres d'il y a cinquante ans qu'on appelait fenêtres-guil- lotines , et je regardais mélancoliquement la pluie tomber. La rue était déserte ; toutes les croisées de la maison d'en face étaient fermées ; pas un profil aux vitres, pas un passant sur ce pavage de petits cailloux ronds et noirs que la pluie faisait reluire comme des châtaignes mûres. La seule chose qui animât le paysage, c'était la gouttière du toit voisin, espèce de gargouille eu fer-blanc figurant une tête d'âne à bouche ouverte , d'où la pluie tombait à flots ; une pluie jaune et sale qui venait de laver les tuiles et qui allait laver le pavé. Il est triste qu'une chose prenne la peine de tomber du ciel sans au tre résultat que de changer la poussière en boue.
J'étais retenu au gîte; le gîte était médiocrement plaisant. Que faire ? La Fontaine a fait le vers de la circonstance. Je songeais donc. Par malheur, j'étais dans une de ces situations d'âme que vous connais- sez sans doute , où l'on n'a aucune raison d'être triste et aucun motif d'être gai ; où l'on est égale- ment incapable de prendre le parti d'un éclat de
ZURICH. 93
rire ou d'un torrent de larmes ; où la vie semble parfaitement logique , unie , plane , ennuyeuse et triste ; où tout est gris et blafard au dedans comme au dehors. Il faisait en moi le même temps que dans la rue, et, si vous me permettiez la métaphore, je dirais qu'il pleuvait dans mon esprit. Vous le savez , je suis un peu de la nature du lac ; je réflé- chis l'azur ou la nuée. La pensée que j'ai dans l'âme ressemble au ciel que j'ai sur la tête.
En retournant son œil, — passez -moi encore cette expression , — on voit un paysage en soi. Or, en ce moment-là , le paysage que je pouvais voir en moi ne valait guère mieux que celui que j'avais sous les yeux.
Il y avait deux ou trois armoires dans la cham- bre. Je les ouvris machinalement , comme si j'avais eu chance d'y trouver quelque trésor. Or, les ar- moires d'auberge son! toujours vides ; une armoire pleine, c'est l'habitation permanente. N'a pas de nid qui passe. Je ne trouvai donc rien dans les ar- moires.
Pourtant, au moment où je refermais la dernière, j'aperçus sur la tablette d'en haut je ne sais quoi qui me parut quelque chose. J'j mis la main. C'était d'abord de U poussière, el puis c'était un livre, l n
pelil livre carré comme les ahnanarhs de Liège,
bioché en papier ^iis, couvert de cendre, oublié là depuis des années. Quelle bonne fortune 1 Je secoue
94 LETTRE XXXVF.
la poussière, j'ouvre au hasard. C'était en fran- çais. Je regarde le titre : — Amours secrètes et Aventure* honteuses de Napoléon Buona- partc, avec gravures. — Je regarde les gravures :
— un homme à gros ventre et h profil de polichi- nelle , avec redingote et petit chapeau , mêlé a toutes sortes de femmes nues. Je regarde la date :
— I8I/1.
J'ai eu la curiosité de lire. O mon ami, que vous dire de cela ? Comment vous donner une idée de ce livre imprimé à Paris par quelque libelliste et ou- blié à Zurich par quelque autrichien ? — Napoléon Buonaparté était laid ; ses petits yeux enfoncés , son profil de loup et ses oreilles découvertes lui faisaient une figure atroce. — Il parlait mal ; n'avait aucun esprit et aucune présence d'esprit ; marchait gau- chement ; se tenait sans grâce et prenait leçon de Talma chaque fois qu'il fallait « trôner. » — Du reste , sa renommée militaire était fort exagérée ; il prodiguait la vie des hommes ; il ne remportait des victoires qu'à force de bataillons. (Reprocher les bataillons aux conquérants ! ne croiriez-vous pas entendre ces gens qui reprochent les métaphores aux poètes ? ) — Il a perdu plus de batailles qu'il n'en a gagné. — Ce n'est pas lui qui a gagné la ba- taille de iMarengo , c'est Desaix ; ce n'est pas lui qui a gagné la bataille d'Austerlitz, c'est Soult ; ce n'est pas lui qui a saçué la bataille de la Moskowa , c'est
Zl I1ICH. 05
Ney l, — Ce n'était qu'un Capitaine du second or- dre, fort inférieur aux généraux du grand siècle, à Turenne, à Coudé, à Luxembourg, à Vendôme ; et même de nos jours, son « talent militaire » n'était rien , comparé au « génie guerrier » du duc de Wellington. De sa personne, il était poltron. Il avait peur au feu. Il se cachait pendant la canonnade à Brienne. (A Brienne !) — Il a\ait vices sur vices. — Il mentait comme un laquais. — Il était avare au point de ne donner que dix francs par jour à une femme qu'il entretenait dans une petite nie soli- taire du faubourg Saint-Marceau (l'auteur dit : ./'r(/' vu la rue, la maison et la femme). Il était jaloux au point d'enfermer cette femme , qui ne sortait presque jamais et vivait séparée du monde entier, sans une créature humaine puni la servir, en proie au desespoir et à la terreur. Voilà CC que c'était (pie l'amour de Napoléon Huonapai lé ! — H avait en outre, — car ce jaloux féroce était un libertin effronté, Othello compliqué de don Juan, — il avait en outre, dans tous les quartiers de Paris, de pe- tites chambres, des caves, des mansardas, des
oubliettes louées sous des noms supposa , où il
1 En ist i "ii m- aervail i • •■ Buanapar < je '•
,,, ,,,i reaommi de lit uli aaul de N ipoli ou; aujourd'hui loui
.ii .. place: Dcsaix, Soulf, Ney, i de grandes el illustre*
Bguret; Nanoleon eil tleni ■< gloire ■ • rpi*îl était 'i i
h un .-, |'l.ui| h
i)6 LETTRE VWYl.
attirait sous divers prétextes des jeunes GDes pau- vres, etc., etc., etc. De là des troupeaux d'enfante,
petites dynasties inédites, relégués aujourd'hui dans des greniers ou ramassant des loques et des haillons au coin des bornes sous une hotte de chiffonnier. Voilà ce que c'était que (es amours de Napoléon Buon aparté ! — Qu'en dites-vous ? La première his- toire rappelle un peu Geneviève de Brabant au fond de son bois ; la seconde est renouvelée du Mino- taure. J'en ai entrevu bien d'autres et de pires, mais je n'ai pas eu le courage d'aller plus loin. Je n'ai jamais de bien longues rencontres avec ces livres que l'ennui ouvre et que le dégoût ferme.
Vous riez de cela ? Je vous avoue que je n'en ris pas. Il y a toujours dans les calomnies dirigées con- tre les grands hommes , tant qu'ils sont vivants, quelque chose qui me serre le cœur. Je me dis : Voilà donc de quelle manière la reconnaissance con- temporaine a traité ces génies que la postérité en- toure de respect , les uns parce qu'ils ont fait leur nation plus grande, les autres, parce qu'ils ont fait l'humanité meilleure ! Soyez Molière, on vous accu- sera d'avoir épousé votre fdle ; soyez Napoléon , on vous accusera d'avoir aimé vos sœurs. ■ — La haine et l'envie ne sont pas inventives, direz-vous ; elles répètent toujours à peu près les mêmes niaiseries, lesquelles deviennent inoffensives à force d'être ré- pétées. Qu'est-ce qu'une calomnie qui est un pla-
ZURICH. 'J7
giat ? — Sans doute, si le public le savait; mais est-ce que le public sait que ce que l'on dit aujour- d'hui du grand homme d'aujourd'hui est précisé- ment ce qu'on disait hier du grand homme d'hier ? D'accord. Mais la foule ignore tout. Les grands hommes ont dédaigné tout cela , direz-vous encore ; sans doute ; mais qui vous dit qu'ils n'ont pas souf- fert autant qu'ils ont dédaigné ? Qui sait tout ce qu'il y a de douleurs poignantes dans les profon- deurs muettes du dédain ? Qu'y a-l-il de plus révol- tant que l'injustice, et quoi de plus amer que de recevoir une grande injure quand on mérite une grande couronne? Savez-vous si cet odieux petit livre dont vous riez aujourd'hui n'a pas été officieu- sement envoyé en 1815 au prisonnier de Sainte- Hélène, et n'a pas fait, tout slupide qu'il vous sem- ble et qu'il est, passer une mauvaise nuit à l'homme qui dormait d'un si profond sommeil la veille de Marengo et d'Austerlitz? N'y a-t-il pas des moments où la haine, dans ses affirmations effrontées et fu- rieuses, peut faire illusion, même au génie qui .1 la conscience de sa force et de son avenir,? Apparaître caricature à la postérité quand on a tout fait pour lui laisser une grande ombre! Non, mon ami, je ne puis rire de cet infâme petit libelle. Quand j'ex- plore les bas-fonds du passé, et quand je visite les caves ruinées d'une prison d'autrefois, je prends ton! au sérieux , les vieilles calomnies que je PS m \)
98 LETTRE XXXYI.
niasse dans l'oubli et les hideux instruments de tor- ture rouilles que je trouve dans la poussière.
Flétrissure et ignominie à ces misérables valets des basses-œuvres qui n'ont d'autre fonction que de tourmenter vivants ceux que la postérité adorera morts !
Si l'auteur sans nom de cet ignoble livre existe encore aujourd'hui dans quelque coin obscur de Paris, quel châtiment ce doit être pour cet immonde vieillard, dont les cheveux blancs ne sont qu'une couronne d'opprobre et de honte , de voir, chaque fois qu'il a le malheur de passer sur la place Ven- dôme, Napoléon, devenu homme de bronze, salué à toute heure par la foule , enveloppé de nuées et de rayons, debout sur son éternelle gloire et sur sa co- lonne éternelle !
Depuis que j'avais fermé ce volume, tout s'était assombri; la pluie était devenue plus violente au dehors, et la tristesse plus profonde en moi. Ma fe- nêtre était restée ouverte , et mon regard s'attachait machinalement à la grotesque gouttière de fer-blanc qui dégorgeait avec furie un flot jaunâtre et fan- geux. Celte vue m'a calmé. Je me suis dit que la plupart du temps ceux qui font le mal n'en ont pas pleine conscience, qu'il y a chez eux plus d'igno- rance et d'ineptie encore que de méchanceté ; et je suis demeuré là immobile, silencieux, recueillant les enseignements mystérieux que les choses nous don-
ZURICH. 99
ncnt par les harmonies qu'elles ont entre elles, le coude appuyé sur ce stupide pamphlet d'où s'était épanché tant de haine el de calomnie , et l'œil fixé sur celte bouche d'àne qui vomissait de l'eau sale.
LETTRE XXXVII.
SCHAFFHAUSF.N.
Vue de Schaffhotue. — Schaffhausen. — Schaffouse, — Scha- plui.se. — Schapfuse. — Shaphusia. — Probalopolis — Ef- froyable combat el mêlée terrible «les érudits el de9 antiqtiai res. — Deux des | >l 1 1 ^ redoutables s'attaquent avec Furie. — L'au- teur a la lâcheté de s'enfuir du champ de bataille, les l;iis>.iiii ans i>rises. — Le château Munoth. — Ce qu'était Schaffhousc il y a deux cents ans. — Quel était le joyau d'une ville libre. — L'aiiii-iir dtne. — Une des innombrables aventures qui ar- rivent .'i ceux qui ont la hardiesse de voyager ;i travers les orthographes des pays. — Calaïsche i la choule. — L'au- teur offre tranquillement de faire ce qui eût épouvanté Gai gantas.
itemb
Je suis à SchafThouse depuis quelques heures. Écrivez Schaffhausen, cl prononcez toul ce qu'il vous plaira. Figurez \<>us un knxur suisse, un Ter- racine allemand, une ville du quinzième siècle, « I« » t » i
102 LETTRE XXXVII.
les maisons tiennent le milieu outre les chalets d'Unterseen et les logis sculptés du vieux Rouen, perchée dans la montagne , coupée par le Rhin qui se tord dans son lit de roches avec une grande cla- meur, dominée par des tours en ruine , pleine de rues à pic et en zigzag, livrée au vacarme assour- dissant des nymphes ou des eaux, — nymphis, lymphis, transcrivez Horace comme vous voudrez, — et au tapage des laveuses. Après avoir passé la porte de la ville, qui est une forteresse du treizième siècle, je me suis retourné, et j'ai vu au-dessus de l'ogive cette inscription : salvs exevntibvs. J'en ai conclu qu'il y avait probablement de l'autre côté : PAX INTKANTÎBYS. J'aime cette façon hospitalière.
Je vous ai dit d'écrire Schaffhausen et de pro- noncer tout ce qu'il vous plairait. Vous pouvez écrire aussi tout ce qu'il vous plaira. Rien n'est comparable, pour l'entêtement et la diversité d'avis, au troupeau des antiquaires , si ce n'est le troupeau des grammairiens. Platine écrit Schaphuse, Strum- phius écrit Schapfuse, Georges Bruin écrit Sha- phusia, et Miconnis écrit Proéatopotis. Tirez- vous de là. Après le nom vient l'élymologie. Autre affaire. Schaffhausen signifie la ville du mouton , dit Glarean. — Point du tout! s'exclame Strum- phius. Schaffhausen veut dire port des bateaux, de scka fa, barque, et de hausc, maison. — Ville du mouton! répond Glarean; les armes de la ville
SCHAFFHAUSEN. 103
sont d'or au bélier de sable. — Porl des bateaux ! repart Strumphius ; c'est Jà que les bateaux s'arrè- tent, dans l'impossibilité d'aller plus loin. — Ma foi ! que l'étymologifi devienne ce qu'elle pourra. Je laisse Strumphius et Glarcan se prendre aux roi Iles.
Il faudrait batailler aussi à propos du vieux châ- teau Munolb, qui est près de Sclialïhonse , sur l'Emmersberg, et qui a pour étymologie Munitio, disent les antiquaires, à cause d'une citadelle ro- maine qui était là. Aujourd'hui il n'y a plus (pic quelques ruines, une grande tour et une immense voûte casematée qui peut couvrir plusieurs centaines d'hommes.
Il y a deux siècles Schaffhouse était plus pitto- resque encore. L'hôlel-de-ville, le couvent de la Toussaint, l'église Saint-Jean, étaient dans toute leur beauté; l'enceinte de tours était intacte et complète. Il y en avait treize, sans compter le chàleau 61 sans compter les deux hautes tours sur lesquelles s'ap- puyail cet étrange et magnifique pool suspendu sur le Rhin (pie notre Ondinot lit sauter le 1.". au il 1709 avec celle ignorance cl cette insouciance des
chefs-d'œuvre qui n'est pardonnable qu'aux héros. Enfin, hors de la cité, au delà de la porte-donjon qui \a vers la Forôt-Noire, dam la montagne, sur une éininenrc, à côté d'une chapelle, on distinguait au loin, dans la brume de l'horizon , un hideux pe tii édifice de charpente cl «le pierre, — le gibet, tu
104 LETTRE XXXVII.
moyen âge , et même il n'y a pas plus de cent ans , dans toute commune souveraine, une potence con- venablement garnie était une chose élégante et ma- gistrale. La cité ornée de son gibet, le gibet orné de son pendu, cela signifiait faille Libre.
J'avais grand'faim, il était tard, j'ai commencé par dîner. On m'a apporté un dîner français , servi par un garçon français, avec une carte en français. Quelques originalités , sans doute involontaires, se mêlaient, non sans grâce, à l'orthographe de cette carte. Comme mes yeux erraient parmi ces riches fantaisies du rédacteur local , cherchant à compléter mon dîner, au-dessous de ces trois lignes :
Haumelette au c liant pinnions, Biffeteque au craison, Hépole d'agnot au laidgume,
je suis tombé sur ceci :
Calaïsche à la choute, — 10 francs.
Pardieu! me suis-je dit, voilà un mets du pays : calaïsche à la choute. Il faut que j'en goûte. Dix francs ! cela doit être quelque raffinement propre à la cuisine de Schaffhouse. J'appelle le garçon. — Monsieur, une calaïsche à la choute. Ici le dialogue s'engage en français. Je vous ai dit que le garçon parlait français.
— Vort pien , monsir. Temain matin.
SCHAFFHAUSEN. «05
— Non, dis-je, tout de suite.
— Mais, monsir, il est pien tard.
— Qu'est-ce que cela fait ?
— Mais il sera nuit tans eine hère.
— Eh bien ?
— Mais monsir ne bourra bas foir.
— Voir! voir quoi? Je ne demande pas à voir.
— Che ne gombrends bas monsir.
— Ah çà! c'est donc bien beau à regarder, votre calaïsche à la choute?
— Voit peau, monsir, atmiraple, manifigue!
— Eh bien, vous m'allumerez quatre chandelles tout autour.
— Guadre janlelles ! Monsir choue. (Lisez : Mon- sieur jotte.) Che ne gombrends bas.
Pardieu! ai-je repris avec quelque impatience,
je me comprends bien , moi . j'ai faim. Je veux manger.
— Mancher gouoi?
— Manger votre calaïsche.
— Notre calaïsche î
— Votre choute.
— Notre choute ! mancher non-' choute! Monsir choue. Mancher la choute ti Rhin !
Ici je suis parti d'un éclal de rire. I.e pauvre
diable de garçon ne comprenait pins, el moi, je venais de comprendre. J'avais été le jouel ^'nwr hallucination produite sur mon cerveau par l'ortho
100 LETTRE XXXVII.
graphe éblouissante de l'aubergiste. Catatsche à l 1 choute signifiait calèche à la chute, En d'au- tres ternies, après vous avoir offert à dîner, la carte vous offrait complaisamment une calèche pour aller voir la chute du Rhin à Laufen , moyennant dix francs.
Me voyant rire, le garçon m'a pris pour un fou, et s'en est allé en grommelant : — Plancher la choute ! églairer la choute ti Rhin afec guadre jan- telles ! Ce monsir choue.
J'ai retenu pour demain matin une caiaïschc à la c fiante.
LETTRE XXXVIM.
LA CATARACTE DU RHIN.
I 1 1 h ni place. — Arrivée. — Le château de liaufen. — La m taracte. Aspecl — Dé lai h. — Causerie du guide. ■ — L'en- fant. — L<s stations. — D'où l'un voit le mieux. — L'auteur s'adosse au rocher. — Un décor. — Due signature el un pa- raphe.— Le jour baisse. — L'auteur passe le Rhin, — Le Rliiu, le Rhône. — La cataracte, en cinq parties, — Le forçat.
Lautcu , septembre.
Mon ami, que vous dire? Je viens uV voir cette chose inouïe. Je n'en suis qu'à quelques pas. J'en entends le bruit. Je vous écris Bans savoir ce qui
tombe de ma pensée. Les idées et les images s'y
entassent pêle-inêle, s'y précipitent, s'y heurtent, s'y brisent, ei s'en vont en famée, en écume, en rumeur, eo nuée, j'ai en moi comme an bouillon- neineni immense, il me semble que j'ai la chute di Rhin dans le cerveau.
108 li.tïp.i: X.WVIII.
J'écris au hasard, comme cela vient Vous com- prendrez si vous pouvez.
On arrive à Laufen. C'est un château du trei- zième siècle, d'une fort belle masse et d'un fort bon style. Il y a à la porte deux guivres dorées, la gueule ouverte. Elles aboient. On dirait que ce sont elles qui font le bruit mystérieux qu'on entend.
On entre.
On est dans la cour du château. Ce n'est plus un château , c'est une ferme. Poules , oies , dindons , fumier ; charrette dans un coin ; une cuve à chaux. Une porte s'ouvre. La cascade apparaît.
Spectacle merveilleux !
Effroyable tumulte ! Voilà le premier effet. Puis on regarde. La cataracte découpe des golfes qu'em- plissent de larges squammes blanches. Comme dans les incendies , il y a de petits endroits paisibles au milieu de cette chose pleine d'épouvante ; des bos- quets mêlés à l'écume ; de charmants ruisseaux dans les mousses; des fontaines pour les bergers ar- cadiens de Poussin , ombragées de petits rameaux doucement agités. — Et puis ces détails s'évanouis- sent, et l'impression de l'ensemble vous revient. Tempête éternelle. Neige vivante et furieuse.
Le flot est d'une transparence étrange. Des ro- chers noirs dessinent des visages sinistres sous l'eau. Ils paraissent toucher la surface et sont à dix pieds de profondeur. Au-dessous des deux principaux vo-
LA CATARACTE DV RHIN. 109
mitoires de la chute, deux grandes gerbes d'écume s'épanouissent sur le fleuve et s'y dispersent en nua- ges verts. De l'autre côté du Rhin , j'apercevais un groupe de maisonnettes tranquilles, où les ména- gères allaient et venaient.
Pendant que j'observais, mon guide me parlait. — Le lac de Constance a gelé dans l'hiver de 1829 à 1830. 11 n'avait pas gelé depuis cent quatre ans. On y passait en voiture. De pauvres gens sont morts de froid à Schaffhouse. —
Je suis descendu un peu plus bas , vers le gouf- fre. Le ciel était gris et voilé. La cascade fait un rugissement de tigre. Bruit effrayant, rapidité terri- ble. Poussière d'eau , tout à la fois fumée et pluie. A travers cette brume on voit la cataracte dans tout son développement. Cinq gros rochers la coupent en cinq nappes d'aspects divers et de grandeurs dif- férentes. On croit voir les cinq piles rongées d'un pont de titans. L'hiver, les glaces font des arches bleues sur ces culées noires.
Le plus rapproché de ces rochers est d'une foi nie étrange ; il semble voir sortir de l'eau pleine de rage la tête hideuse et impassible d'une idole in- doue, à trompe d'éléphant. Des arbres el «les brous- sailles qui s'entremêlent à son sommet lui font des cheveux hérissés ei horribles.
A l'endroit le plus épouvantable de l.i chute, un
grand rocher disparaît el reparaît sons l'écume
III. [0
110 LETTRE XXXVIII.
comme le crâne d'un géant englouti , hatlu depuis six mille ans de cette douche effroyable.
Le guide continue son monologue. — La chute du Rhin est à une lieue de Schalïhouse. La masse du fleuve tout entière tombe là dune hauteur de « septante pieds. » —
L'âpre sentier qui descend du château de Laufen à l'abîme traverse un jardin. Au moment où je passais assourdi par la formidable cataracte , un en- fant, habitué à faire ménage avec cette merveille du monde , jouait parmi des fleurs et mettait en chan- tant ses petits doigts dans des gueules-de-loup roses.
Ce sentier a des stations variées , où l'on paie un peu de temps en temps. La pauvre cataracte ne saurait travailler pour rien. Voyez la peine qu'elle se donne. Il faut bien qu'avec toute cette écume qu'elle jette aux arbres, aux rochers, aux fleuves, aux nuages, elle jette aussi un peu quelques gros sous dans la poche de quelqu'un. C'est bien le moins.
Je suis parvenu par ce sentier jusqu'à une façon de balcon branlant pratiqué tout au fond , sur le gouffre et dans le gouffre.
Là , tout vous remue à la fois. On est ébloui , étourdi , bouleversé , terrifié , charmé. On s'appuie à une barrière de bois qui tremble. Des arbres jaunis , — c'est l'automne , — des sorbiers rouges entourent un petit pavillon dans le style du Café
LA CATARACTE DU RHIN. 1 1 1
Turc , d'où l'on observe l'horreur de la chose. Les femmes se couvrent d'un collet de toile cirée (un franc par personne). On est enveloppé d'une ef- froyable averse tonnante.
De jolis petits colimaçons jaunes se promènent voluptueusement sous cette rosée sur le bord du balcon. Le rocher qui surplombe au-dessus du bal- con pleure goutte à goutte dans la cascade. Sur la roche qui est au milieu de la cataracte se dresse un chevalier-troubadour en bois peint, appuyé sur un bouclier rouge à croix blanche. Un homme a dû risquer sa vie pour aller planter ce décor de l'Am- bigu au milieu de la grande et éternelle poésie de Jéhovah.
Les deux géants qui redressent la tête, je veux dire les deux plus grands rochers , semblent se parler. Ce tonnerre est leur voix. Au-dessus d'une épouvantable croupe d'écume on aperçoit une mai Bonnette paisible avec sou petit verger. On dirait que cciir affreuse hydre est condamnée à porter éternellement sur son dos cette douce et heureuse cabane.
Je suis allé jusqu'à l'extrémité du balcon; je me
suis adossé au rocher.
L'aspecl devient encore plus terrible. <;Vst un écroulement effrayant. Le gouffre hideux et splen-
dide jette a\ee rage une pluie de perles ;iu visagO
de ceux qui osent le regarder de si près, '.'est ,-id
M 2 LETTRE XXXVIII.
mirable. Les quatre grands gonflements de la cata- racte tombent, remontent et redescendent sans cesse. On croit voir tourner devant soi les quatre roues fulgurantes du char de la tempête.
Le pont de bois était inondé. Les planches glis- saient. Des feuilles mortes frissonnaient sous mes pieds. Dans une anfractuosité du roc, j'ai remarqué une petite touffe d'herbe desséchée. Desséchée sous la cataracte de Schaffhouse ! dans ce déluge, une goutte d'eau lui a manqué. Il y a des cœurs qui res- semblent à cette touffe d'herbe. Au milieu du tour- billon des prospérités humaines , ils se dessèchent. Hélas! c'est qu'il leur a manqué cette goutte d'eau qui ne sort pas de la terre, mais qui tombe du ciel, l'amour !
Dans le pavillon turc, lequel a des vitraux de couleur, et quels vitraux! il y a un livre où les visi- teurs sont priés d'inscrire leurs noms. Je l'ai feuil- leté. J'y ai remarqué cette signature : Henri, avec ce paraphe ^\). Est-ce un V ?
Combien de temps suis-je resté là, abîmé dans ce grand spectacle ! Je ne saurais vous le dire. Pendant cette contemplation, les heures passeraient dans l'es- prit comme les ondes dans le gouffre , sans laisser trace ni souvenir.
Cependant on est venu m'avertir que le jour baissait. Je suis remonté au château, et de là je suis descendu sur la grève d'où l'on passe le Rhin pour
LA CATARACTE DU RHIN. 113
gagner la rive droite. Cette grève est au bas de la chute, et l'on traverse le fleuve à quelques brasses de la cataracte. On s'aventure pour ce trajet dans un petit batelet charmant, léger, exquis, ajusté comme une pirogue de sauvage , construit d'un bois souple comme de la peau de requin, solide, élastique, fi- breux , touchant les rochers à chaque instant et s'y écorchant à peine, manœuvré comme tous les ca- nots du Rhin et de la Meuse, avec un crochet et un aviron en forme de pelle. Rien n'est plus étrange que de sentir dans cette coquille les profondes et orageuses secousses de l'eau.
Pendant que la barque s'éloignait du port, je re- gardais au-dessus de ma tête les créneaux couverts de tuiles et les pignons taillés du château qui domi- nent le précipice. Des filets de pêcheurs séchaient sur les cailloux au bord du fleuve. On pêche donc dans ce tourbillon ? Oui , sans doute. Gomme les poissons ne peuvent franchir la cataracte, on prend là beaucoup de saumons. D'ailleurs, dans quel tour- billon l'homme no pêche-t-il pas?
Maintenant je voudrais résumer toutes ces sen- sations si \i\eset presque poignantes. Première im- pression : on ne sail que dire, on est écrasé comme
par tous les grands poèmes. Puis l'ensemble se dé- brouille. i,cs beautés se dégagent de la nuée. Somme toute, c'esl grand, sombre, terrible, hideux . ma
gnifique, inexprimable.
10.
114 LETTRE XXXV111.
De l'autre côté du Rhin, cela fait tourner des moulins.
Sur une rive, le château; sur l'autre, le village, qui s'appelle Neuhausen.
Tout en nous laissant aller au balancement de la barque, j'admirais la superbe couleur de cette eau. On croit nager dans de la serpentine liquide
Chose remarquable , chacun des deux grands lleuves des Alpes, en quittant les montagnes, a la couleur de la mer où il va. Le Rhône , en débou- chant du lac de Genève , est bleu comme la Médi- terranée ; le Rhin , en sortant du lac de Constance, est vert comme l'Océan.
[Malheureusement le ciel était couvert. Je ne puis donc pas dire que j'ai vu la chute de Laufen dans toute sa splendeur. Rien n'est riche et merveilleux comme cette pluie de perles dont je vous ai déjà parlé , et que la cataracte répand au loin. Cela doit être pourtant plus admirable encore lorsque le so- leil change ces perles en diamants et que l'arc-en- ciel plonge dans l'écume éblouissante son cou d'é- meraude comme un oiseau divin qui vient boire à l'abîme.
De l'autre bord du Rhin , d'où je vous écris en ce moment , la cataracte apparaît dans son entier, divisée en cinq parties bien distinctes qui ont cha- cune leur physionomie à part et forment une espèce de crescendo. La première , c'est un dégorgement
LA CATARACTE DU RHIN. 115
de moulin; la seconde, presque symétriquement composée par le travail du flot et du temps , c'est une fontaine de Versailles ; la troisième , c'est une cascade ; la quatrième est une avalanche ; la cin- quième est le chaos.
Un dernier mot, et je ferme cette lettre. A quel- ques pas de la chute , on exploite la roche calcaire , qui est fort belle. Du milieu d'une des carrières qui sont là, un galérien , rayé de gris et de noir, la pioche à la main , fa double chaîne au pied , regar- dait la cataracte. Le hasard semble se complaire parfois à confronter dans des antithèses , tantôt mé- lancoliques, tantôt effrayantes , l'œuvre de la nature et l'œuvre de la société.
LETTRE XXXIX.
YIYF.Y. — C.IIILLON. — LAUSANNE.
Ce que l'auteur cherche dans ses voyages. — Vévey. — L'église.
— La vieille femme bedeau. — Deux tombeaux. — Edmond Ludlow. — Andrew Broughton. — David. — Les proscrits.
— Comparaison des épitaphes. — Philosophie. — On troi- sième tombeau. — L'apothicaire. — Néant des choses hu- maines proclamé par celui <pti a passé sa vie à poursuivre M. de Pourceaugnac, — Le soir. — Souvenirs de jeunesse.
— Vaugirard et Meillerie. — Paysage. — Clair de lune. — Histoire. — Traces de tous les peuples en Suisse. — Les grecs.
— Les romains. — Les Imns. — Les hongrois. — Cbillon.
— Le châtean. — Une femme française. — La crypte, — Les trois souterrains. — Détails sinistres. — Le gibet. — ■ Les cachots. — Bonnivard. — La cage donne la même allure au penseur el à la bétc fauve. — Touchante e( lugubre histoire de Michel Cotié. — -s,,s dessins sur la muraille, — Impuis- sance démontrée de saint Christophe. — Nom de lord Byron gravé par lui-même sur un pilier. — Détails. — La voûte de- vient bleue. — Magnificences secrètes el générosités cachées de la nature. — Les martins-pécheurs. — Sepl colonnes, sept cellules, — Trois cachots superposés, — Peintures faites pô- les prisonniers, — Les oubliettes, — Ce qu'on y a trouvé. — l.i cave comblée, — Permission refusée à lord Byron L'auteur descend dans le caveau où Byron na pas pu entrer,
i , qu'il \ \"ii — Le due Pierre de Savoie, I ncore la destinée des sart ophages. — Le t imetière. — La chapelle, —
118 LETTRE XXXIX.
La chambre des ducs de Savoie. — Intérieur — Ce qu'en cuit Fait les gens de Berne. — La fenêtre. — La porte. — Traces de l'assaut. — Quel oiseau passait son bec par le trou qui est au bas île la porte. — La salle de justice — De quoi elle est meublée aujourd'hui. — La chambre de la torture. — La grosse poutre. — Les trois trous. — Affreux détails. — Une particularité du château de Chilien. — L'auteur démontre que les petits oiseaux n'ont pas la moindre idée de l'invention de l'artillerie. — Ludlov« et Bonnivard confrontés. — Lausanne.
— Ce que Taris a de plus que Yevey. — Le mauvais goût calviniste. — Lausanne enlaidie par les embellissent. — L'Ilotel-de-Villc. — Le château des baillis. — La cathédrale.
— Vandalisme. — Quelques tombeaux. — Le chevalier de Granson. — Pourquoi les mains coupées. — M. de Rebecque.
— Lausanne a vol d'oiseau. — Paysage. — Orage de nuit qui s'annonce. — Retour à Paris.
Vévey, 21 septembre.
A M. LOUIS B.
Je vous écris cette lettre , cher Louis , à peu près au hasard , ne sachant pas où elle vous trouvera , ni même si elle vous trouvera. Où êtes-vous en ce mo- ment? que failes-vous? Êtes-vous à Paris? êtes-vous en Normandie? Avez-vous l'œil fixé sur les toiles que votre pensée fait rayonner, ou visitez-vous, comme moi, la galerie de peinture du bon Dieu? Je ne sais ce que vous faites ; mais je pense à vous , je vous écris, et je vous aime.
Je voyage en ce moment comme l'hirondelle. Je vais devant moi cherchant le beau temps. Où je vois un coin du ciel bleu , j'accours. Les nuages,
VEVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 119
les pluies , la bise , l'hiver, viennent derrière moi comme des ennemis qui me poursuivent, et recou- vrent les pauvres pays à mesure que je les quitte. Il pleut maintenant à verse sur Strasbourg , que je visitais il \ a quinze jours; sur Zurich , où j'étais la semaine passée; sur Berne, où j'ai passé hier. Moi , je suis à Vévey, jolie petite ville , blanche , propre , anglaise, confortable, chauffée par les pentes méri- dionales du mont Chardonne comme par des poêles et abritée par les Alpes comme par un paravent. J'ai devant moi un ciel d'été, le soleil, des coteaux couverts de vignes mûres, et cette magnifique éme- raude du Léman enc! àssée dans des montagnes de neige comme dans une orfèvrerie d'argent. — Je vous regrette.
Vévey n'a que trois choses ; mais ces trois choses sont charmantes : sa propreté , son climat et son église. — Je devrais me borner à dire la tour de son église ; car l'église elle-même n'a plus rien de remarquable. Elle a subi cette espèce de dévastation soigneuse, méthodique et vernissée que le protes- tantisme inflige aux églises gothiques. Tout esl ra- tissé, raboté, balayé, défiguré, blanchi, lustré et
frotté. C'est un mélange stupide et prétentieux de barbarie et de nettoyage. Plus d'autel, plus de cha- pelles, plus de reliquaires, plus de figures peintes
ou sculptées; une table el des s|;dles de bois qui
encombrent la nef, voila l'église de vévey,
120 LETTRE XXXIX.
jj Je m'y promenais assez maussademenl , escorté
de cette vieille femme , toujours la même, qui tient lieu de bedeau au\ églises calvinistes, et me co- gnant les genoux aux bancs de monsieur le préfet, de monsieur le juge de paix, de messieurs les pas- leurs, etc., etc., quand, à côté d'une chapelle con- damnée où m'avaient attiré quelques belles vieilles consoles du quatorzième siècle oubliées là par l'ar- chitecte puritain , j'ai aperçu dans un enfoncement obscur une grande lame de marbre noir appliquée au mur. C'est la tombe d'Edmond Ludlow, un des juges de Charles Ier, mort réfugié à Vévey en 1698. Je croyais celte tombe à Lausanne. Comme je me baissais pour ramasser mon crayon tombé à terre , le mot depositorium , gravé sur la dalle , a frappé mes yeux. Je marchais sur une autre tombe , sur un autre régicide, sur un autre proscrit, Andrew Broughton. Andrew Broughton était l'ami de Lud- low. Comme lui il avait tué Charles 1er, comme lui il avait aimé Cromwell , comme lui il avait haï Cromwell , comme lui il dort dans la froide église de Vévey. — En 1816 David, en fuite comme Lud- low et Broughton , a passé à Vévey. A-t-il visité l'église? Je ne sais; mais les juges de Charles Ier avaient bien des choses à dire au juge de Louis XVI. Ils avaient à lui dire que tout s'écroule , même les fortunes bâties sur un éebafaud ; que les révolutions ne sont que des vagues, où il ne faut être ni écume
VÉVEY. - CII1LL0N. - LAUSANNE. 121
ni fange; que toute idée révolutionnaire est un ou- til qui a deux tranchants, l'un avec lequel on coupe, l'autre auquel on se coupe; que l'exilé qui a fait des exilés, que le proscrit qui a été prescripteur traînent après eux une mauvaise ombre , une pitié mêlée de colère, le reflet des misères d'autrui flam- boyant comme l'épée de l'ange sur leur propre mal- heur. Ils pouvaient dire aussi à ce grand peintre, — n'est-ce pas, Louis ? — que pour le penseur, en un jour de contemplation , il sort de la sérénité du ciel et de l'azur profond du Léman plus d'idées nobles , plus d'idées bienveillantes, plus d'idées utiles à l'humanité qu'il n'en sort en dix siècles de vingt révolutions comme celles qui ont égorgé Charles Ier et Louis XVI; et qu'au-dessus des agitations poli- tiques, éternellement au-dessus de ces tempêtes cli- matériques des nations, dont le flux bourbeux ap- porte aussi bien Maral que Mirabeau, il y a', pour les grandes .unes, l'art, qui conîient l'intelligence de l'homme, et la nature, qui contient l'intelligence
de Dieu !
Pendant que je me laissais aller à tontes ces rê- vasseries, un rayon du soleil couchant, entré par je ne sais quelle lucarne et comme dépaysé dans cette
église nue H moine, est \rnu se poser sur les lom-
bes comme la lumière d'un flambeau , et j'ai lu les épitaphes. Ce sont de longues et graves protestations où semble respirer l'âme des deux vieux régicides,
1 1
122 LETTRE X\\l\.
hommes intègres, purs cl grands (railleurs. Tous deux exposent les faits de leur \ie et le fait de leur mort sans colère, mais sans concession. Ce sont des phrases rigides et hautaines , dignes en effet d'être dites par le marbre. On sent que tous deux regret- tent la patrie. La patrie est toujours belle , même Londres vue du Léman. Mais ce qui m'a frappé, c'est que chacun des deux vieillards a pris une pos- ture différente dans le tombeau. Edmond Ludlow s'est envolé joyeux vers les demeures éternelles, se- lles œtcvnas lœtus advolavit , dit l'épitaphe de- bout contre le mur. Andrew Broughton, fatigué des tra\ aux de la vie , s'est endormi dans le Seigneur, in Domino obdormivit, dit l'épitaphe couchée à terre. Ainsi, l'un joyeux, l'autre las. L'un a trouvé des ailes dans le sépulcre, l'autre y a trouvé un oreiller. L'un avait tué un roi et voulait le paradis; l'autre avait fait la même chose et demandait le repos.
Ne vous semble-t-il pas , comme à moi , qu'il \ a dans ces deux petites phrases si courtes la clef des deux hommes et la nuance des deux convictions ? Ludlow était un penseur ; il avait déjà oublié le roi mort , et ne voyait plus que le peuple émancipé. Broughton était un ouvrier; il ne songeait plus au peuple, et avait toujours présente à l'esprit cette rude besogne de jeter bas un roi. Ludlow n'avait jamais vu que le but , Broughton que le moyen.
VÉVEY. - CHILLON. - LAUSANNE. 123 Ludlow regardait en avant , Broughton regardait en arrière. L'un est mort ébloui , l'autre harassé.
Comme je (initiais ces deux tombes, une troi- sième épitapbe m'a attiré, longue et solennelle apostrophe au voyageur gravée en or sur marbre noir, comme celle de Ludlow. Mon pauvre Louis, à côté de toute grande chose il y a une parodie. Près des deux régicides il y a un apothicaire. C'est un respectable praticien, appelé Laurent Matte, fort honnête et fort charitable homme d'ailleurs, qui , parce qu'il lui est arrivé de faire fortune à Libourne et de se retirer du commerce à Vévey, veut absolument que le passant s'arrête et réflé- chisse sur l'inconstance des choses humaines : Mo- ntre parumper, qui hàc transis, et respice raum humanarum inconstantiam et ludt-
ùrinm. ,
Si jamais tombe emphatique a été ridicule, c est à coup sur celle qui coudoie les deux pierres Bé- vères sous lesquelles Ludlow et Broughton gisenl avec leurs mains sanglantes.
Le soir, — c'était hier, — je me suis promené au bord du lac J'ai bien pensé à vous, Louis, el | „ns douces promenades de 1828, quand nous
avions vingt-quatre ans, quand nous faisiez Ma- teppa, quand je faisais Uê Orientâtes, quand „ous dous contentions d'un rayon horizontal du eonchantéttlôsurYaugirard. La lune était presque
124 LETTRK XXXIX.
dans son plein. La haute crête de Meillerie, noire au sommet et vaguemenl modelée à mi-côte, em- plissait l'horizon. Au fond, à ma gauche, au-dessous de la lune, les dents d'Oche mordaient un charmant nuage gris -perle , et toutes sortes de montagnes fuyaient tumultueusement dans la vapeur. L'admi- rable clarté de La lune calmait tout ce côté violent du paysage. Je marchais au bord même du flot. C'était la nuit de l'équinoxe. Le lac avait cette agi- tation fébrile qui , à l'époque des grandes marées, saisit toutes les masses d'eau et les fait frissonner. De petites lames envahissaient par moments le sen- tier de cailloux où j'étais, et mouillaient la semelle de mes bottes. A l'ouest, vers Genève, le lac, perdu sous les brumes , avait l'aspect d'une énorme ar- doise. Des bruits de voix m'arrivaient de la ville, et je voyais sortir du port de Vévey un bateau allant à la pêche. Ces bateaux-pêcheurs du Léman ont une forme que le lac leur a donnée. Ils sont munis de deux voiles latines attachées en sens inverse à deux mâts différents, afin de saisir les deux grands vents qui s'engouffrent dans le Léman par ses deux bouts, l'un par Genève , qui vient des plaines , l'autre par Villeneuve, qui vient des montagnes. Au jour, au soleil , le lac est bleu , les voiles sont blanches , et elles donnent à la barque la figure d'une mouche qui courrait sur l'eau les ailes dressées. La nuit l'eau est grise et la mouche est noire. Je regardais
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 155
donc cette gigantesque mouche, qui marchait lente- ment vers Meillerie, découpant sur la clarté de la lune ses ailes membraneuses et transparentes. Le lac jasait à mes pieds. Il y avait une paix immense dans cette immense nature. C'était grand et c'était doux. Un quart d'heure après la barque avait dis- paru , la fièvre du lac s'était calmée, la ville s'était endormie. J'étais seul, mais je sentais vivre et rêver toute la création autour de moi.
Je songeais à mes deux régicides , qui prennent, eux aussi , leur part de ce sommeil et de ce repos de toutes choses dans ce beau lieu. Je m'abîmais dans la contemplation de ce lac que Dieu a rempli de sa paix et que les hommes ont rempli de leurs guerres. C'est un triste privilège des lieux les plus charmants d'attirer les invasions et les avalanches. Les hommes sont comme la neige , ils fondent et se précipitent dans les vallées éclairées par le soleil. Toute celle ra\ issanle CÔte liasse «lu Léman a été, depuis trois mille ans, sans cesse dévastée par des passants armés qui venaient , chose étrange , du midi aussi bien que du nord. F. es romains y ont trouvé la trace des grecs : les allemands y onl trouvé la trace des arabes. La tour de Glérolle à été bâlie par les romains contre les Imus. Neuf cents ans plus tard la tour de Goure à été bâtie par les vaudois contre les hongrois. L'une garde Vévey;
l'autre protège Lausanne. En feuillet. ml , l'autre
1 1.
126 LETTRE XXXIX.
jour, dans la bibliothèque de Bàle, un assez curieux exemplaire des Commentaires de César , je suis tombé sur un passage où César dit qu'on trouva
dans le camp des helvétiens des tablettes écrites en caractères grecs , et j'en ai pris note : Repertœ suni tabulas titteris greecis confetti (de Bell. gall., xl, i).
Les romains ont laissé à ce délicieux pays deux ou trois tours de guerre, des tombeaux, entre au- tres, la sombre et touchante épitapbe de Julia Alpi- nula , des armes, des bornes militaires, la grande voie militaire qui balafre ces admirables vallées de- puis le Valais jusqu'à Avenclies, par Vévey et Atta- lins , et dont on découvre encore ça et là quelques arrachements. Les grecs lui ont laissé des proces- sions-pantominv s qui rappellent les théories, et où il y a des jeunes filles couronnées de lierre qu'on traîne sur des chars. Ils lui ont laissé aussi les koraules de la Gruyère , ces danses que leur nom explique , ^opoç et a.b\y\. Ainsi des forteresses , des sépulcres , uue épitaphe qui est une élégie , une route stratégique, voilà l'empreinte de Rome; des processions qui semblent ordonnées par Thespis et ■une danse au son de la flûte , voilà la trace de la Grèce.
Ce matin je suis allé à Chillon par un admirable soleil. Le chemin court entre des vignes au bord du lac. Le vent faisait du Léman une immense moire
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 12 7
bleue ; les voiles blanches élincelaient. Au bas de la route les mouettes s'accostaient gracieusement sur des îoches à fleur d'eau. Vers Genève l'horizon imi- tait l'océan.
Chillon est un bloc de tours posé sur un bloc de rochers. Tout le château est du douzième et du treizième siècle, à l'exception de quelques boiseries, portes, tables, plafonds, etc., qui sont du seizième. Il sert aujourd'hui d'arsenal et de poudrière au canton de Vaud. La bouche des canons touche l'em- brasure des catapultes.
C'est une femme française qui fait faire aux visi- teurs la promenade du château avec beaucoup de bonne grâce et d'intelligence.
La crypte , qui est au niveau des eaux du lac, se partage en trois souterrains principaux. Le pre- mier, qui est ajusté comme une serrure à L'entrée des deux autres, était la salle des gardes. C'est u\w vaste nef formée de deux voûtes Ogives juxtaposées dont 1rs retombées s'appuient, au milieu de la salle, sur une rangée de piliers qui la traverse. Le second
souterrain , pins petit, se divise en deux chambres fort sombres. La première était un cachol , la deuxième est un lieu sinistre. Dans la première ou entrevoil un grand lit de pierre creusé dans le roc a if ; dans la seconde, entre deux énormes piliers carrés dont l'un esl le mur même , on distingue
confusément, après une station de quelques ininules
128 LETTRE XXXIX
dans cotte cave, un madrier scellé transversalement par les deux bouts dans le granit brut , et dont l'arête supérieure présente des façons de dénis de scie, comme si elle avait été usée et entaillée pro- fondément et à différents endroits par une corde ou par une chaîne qu'on y aurait nouée. Au milieu de cette traverse il y a un trou carré qui laisse passer le jour, si l'on peut appeler jour la lueur blafarde et terreuse qui s'accroche ça et là aux angles de la voûte. Ce vague et horrible appareil est un gibet. Ces entailles ont été faites en effet par des chaînes patibulaires. Ce trou laissait passer la corde d'en- cas. Les deux échelles du patient et du bourreau , qui étaient appliquées aux deux piliers vis-à-vis l'une de l'autre , ont disparu. En face du gibet il y avait dans la muraille un perluîs par où l'on jetait le ca- davre au lac. Ce pertuis a été muré, et s'est changé en une niche basse pleine de ténèbres qui fait une tache noire au pied du mur. A deux pas de cette niche aboutit l'escalier à vis de la chambre de justice avec sa massive porte de chêne à peine équarrie.
La troisième salle ressemble à la première ; seule- ment elle est beaucoup plus obscure. Les meur- trières ont été comblées et se sont tranformées en soupiraux. Dans chaque entrecolonnement il y avait un cachot. On a jeté bas les cloisons, et les compar- timents qu'avaient remplis tant de misères diverses pendant trois siècles se sont effacés. C'est le cin-
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 129
quième de ces compartiments que Bonnivard a rendu célèbre. Il ne reste plus de son cachot que le pilier, de la chaîne de ses pieds qu'un anneau scellé dans ce même pilier, de la chaîne de son cou qu'un trou dans la pierre. L'anneau de cette chaîne a été arra- ché. Je suis resté long-temps comme rivé moi-même à ce pilier, autour duquel ce libre penseur a tourné pendant six ans comme une bête fauve. Il ne pou- vait se coucher — sur le roc — qu'à grand'peine et sans pouvoir allonger ses membres. Il n'avait en effet d'autres distractions (pie les distractions des bêtes faines renfermées. Il usait le bas du pilier avec son talon. J'ai mis ma main dans le trou qu'il a fait ainsi. Et il marquait, en l'usant de même avec le pied , la saillie de granit où sa chaîne lui permet- tait d'atteindre. Pour tout horizon il avait la hideuse muraille de roc vif opposée au mur qui trempe dans le lac. — Voilà dans quelles cages on mettait la pen- sée en 1530.
Le premier des cinq compartiments ne m'a pas inoins intéressé que !«• cinquième. Dans le cachot de Bonnivard il y a eu l'intelligence, dans celui-ci il y a eu le dévouement l n jeune homme de Genève, nommé Michel Cotié, avait pour le prieur de Saint- Victor un attàchemenl môle d'admiration. Quand il sut Bonnivard à Chillon, il voulut le sauver. Il con- naissait If château de Chillon p ■ j avoir servi; il
s'\ introduisit de nouveau et s'\ Ht donner j<' ae
130 LETTRE XXXIX.
sais quelle besogne domestique. Quoique impru- dence le trahit : il fut pris essayant de communi- quer avec Bonnivard. On le traita en espion et on le mit dans un cachot (le premier à droite en en- trant). On l'aurait bien pendu, niais le duc de Sa- voie voulait des aveux qui compromissent Bonnivard. Gotié résista vaillamment à la toiture. Une nuit il tenta de s'échapper : il scia sa chaîne et perça son mur avec un clou , il grimpa jusqu'à un des soupi- raux et arracha une barre de fer. Là il se crut sauvé. La nuit était très-noire ; il se jeta dans le lac ; il n'avait séjourné au château que l'été , et il avait remarqué que l'eau du lac montait à quelques pieds au-dessous des soupiraux, mais c'était l'hiver; en hiver, il n'y a plus de fontes de neige, l'eau du lac baisse et laisse à découvert les rochers dans lesquels est enraciné Chillon ; il ne les vit pas et s'y brisa. — Voilà l'histoire de Cotié.
Rien ne reste de lui que quelques dessins char- bonnés sur le mur. Ce sont des figures demi-nature qui ne manquent pas d'un certain style : un Christ en croix presque effacé , une Sainte à genoux avec sa légende autour de sa tête en caractères gothiques, un Saint Christophe (que j'ai copié ; vous savez ma manie), cl un Saint Joseph. L'aventure de Cotié dément, à mon grand regret, la tradition Clirlsto- fori fiiclcm, etc. Son Saint Christophe ne l'a pas sauvé de mort violente.
VÉYEY. - CHILLON. - LAUSANNE. 131 Le soupirail par où Michel Cotié s'est précipité fait face au troisième pilier. C'est sur ce pilier que Byron a écrit son nom avec un vieux poinçon à manche d'ivoire, trouvé en 1536 dans la chambre du duc de Savoie , par les bernois qui délivrèrent Bonnivard. Ce nom Byron, gravé sur la colonne de granit, en grandes lettres un peu inclinées, jette un rayonnement et range dans le cachot.
11 était midi, j'étais encore dans la crypte, je dessinais le Saint Christophe ; — je lève les yeux par hasard , la voûte était bleue. — Le phénomène de la Grotte d'Azur s'accomplit dans le souterrain de Chilien, et le lac de Genève n'y réussit pas moins bien epic la Méditerranée. Vous le voyez, Louis, la nature n'oublie personne; «'lie n'oubliait pas bonni- vard dans sa basse-fosse. A midi elle changeait le souterrain en palais; elle tendait toute la voûte de celle splendide moire bleue dont je vous parlais tout à L'heure, et le Léman plafonnait le cachot
El |>uis, elle envoyait au prisonnier des martins- pêcheura qui venaient rire el jouer dans sou sou- pirail. — Les ducs de Savoie oui disparu du château de Chillon, les mai lim-pédieins l'habilenl toujours. L'affrétée crypte m' leur fait p;is peur; on dirait qu'ils la croient bâtie pour eux; ils entrent hardi- ment par les meurtrières, h s'j abritent , tantôt ^y soleil, tantôt d<' l'orage.
Il y a sept COloniieS dans l,i crv pie , il \ avait sept
132 LETTRE XXXIX.
cachots. Les gens de Berne y trouvèrent six prison- niers, parmi lesquels Bonnivard ; et les délivrèrent tous, excepté un meurtrier nommé Albrignan, qu'ils pendirent à la traverse de la chambre noire. C'est la dernière fois que ce gibet a servi.
Chaque tour de Chillon pourrait raconter de sombres aventures. Dans l'une, on m'a montré trois cachots superposés; on entre dans celui du haut par une porte, dans les deux autres par une dalle qu'on soulevait et qu'on laissait retomber sur le prison- nier. Le cachot d'en bas recevait un peu de lumière par une lucarne ; le cachot intermédiaire n'avait ni air ni jour. Il y a quinze mois, on y est descendu avec des cordes , et l'on a trouvé sur le pavé un lit de paille fine où la place d'un corps était encore marquée , et ça et là des ossements humains. Le cachot supérieur est orné de ces lugubres peintures de prisonnier qui semblent faites avec du sang. Ce sont des arabesques, des fleurs, des blasons, un pa- lais à fronton brisé dans le style de la renaissance. — Par la lucarne le prisonnier pouvait voir un peu de feuilles et d'herbe dans le fossé.
Dans une autre tour, après quelques pas sur un plancher vermoulu qui menace ruine et où il est défendu de marcher, j'ai aperçu par un trou carré un abîme creusé dans la masse même de la tour : ce sont les oubliettes. Elles ont quatre-vingt-onze pieds de profondeur, et le fond en était hérissé de
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 133
couteaux. Ou y a trouvé un squelette disloqué et une vieille couverture en poil de chèvre rayée de gris et de noir, qu'on a jetée dans un coin , et sur laquelle j'avais les pieds tandis que je regardais clans le gouffre:
Dans une autre tour il y avait une cave comblée. Lord Byron en 1816 demanda la permission d'y faire des fouilles. On la lui refusa sous je ne sais quels prétextes d'architecte. Depuis on a déblayé le caveau. J'y suis descendu. C'est là qu'était la sépul- ture du duc Pierre de Savoie, qui fut un des grands hommes de son temps, et qu'on avait surnommé le petit Charlemagne (deux mots mal accouplés , soit dit en passant). L'an 1268 le duc Pierre fut descendu en grande pompe dans ce caveau. Au- jourd'hui, le tombeau et le duc, tout a disparu. J'ai vu la vieille porte pourrie du caveau , sr.ns gomls et sans serrure, appuyée au miu- sous le hangar d'une (oui \oisine; et il ne reste plus rien du grand (\\\c Pierre que L'empreinte carrée du chevet de son sar- cophage, arraché de la muraille par les bernois.
Celle cour voisine était elle-même un cimetière où plusieurs grands seigneurs savoyards avaient des tombes, il n'\ a plus maintenant qu'un peu d'herbe et un vieux lierre mort autour d'une vieille poutre déchaussée.
Je n'ai pu visiter la chapelle, qui est pleine de
gargousses, La chambre des ducs est au-dessus «lu
lit. 12
134 LETTRE XXXIX.
caveau sépulcral. Les bernois en avaient inutile les lambris, et en avaient l'ait un corps-de-gardc. La l'innée des pipes a noirci le plafond de bois à cais- sons fleurdelisés cl à nervures semées de croix d'ar- gent. L'ours de Berne est peint sur la cheminée. L'écusson de Savoie est gratté. On montre un trou dans leur mur où, dit-on, il y avait un trésor, et d'où les gens de Berne ont tiré avec de grands cris de joie les belles orfèvreries de M. de Savoie. Le fait est que tous ces merveilleux vases de Benvenuto et de Colomb ont dû faire un admirable effet en roulant pêle-mêle dans un corps-de-garde. Vous voyez d'ici le tableau. Si vous le faisiez , Louis , il serait ravissant. — La chambre était ornée d'une belle chasse peinte à fresque dont on voit encore quelques jambes et quelques bras. La fenêtre est une croisée du quinzième siècle assez finement sculptée au dehors.
La porte de cette chambre ducale a été arrachée après l'assaut. On me l'a montrée dans une grande salle voisine , où il y a , par parenthèse , quelques tables curieuses et une belle cheminée. C'est une porte de chêne massif doublée avec des cuirasses aplaties sur l'enclume. Vers le bas de la porte est une ouverture ronde à biseau par laquelle passait le bec d'un fauconneau. Une balle bernoise a profon- dément troué l'armature de fer, et s'est arrêtée dans le chêne. En mettant le doigt dans le trou on sent la balle.
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 135
La salle de justice est voisine de la chambre du- cale. Figurez-vous une magnifique nef, plafonnée à caissons, chauffée par une cheminée immense, égayée par dix ou douze fenêtres ogives trilobées du treizième siècle, et meublée aujourd'hui de canons, ce qui ne la dépare pas. Toutes les salles voisines sont pleines de boulets, de bombes, d'obusiers et de canons, dont quelques-uns ont encore la belle forme monstrueuse des derniers siècles. On entrevoit par les portes entre-bàillées ces formidables bouches de cuivre qui reluisent dans l'ombre.
Au bout de la salle de justice est la chambre de torture. A quelques pieds au-dessous du plafond, une grosse poutre la traverse de part en part. J'ai vu dans cette poutre h-s trois trous par où passait la corde de l'estrapade.
dette solive s'appuie sur un pilier de bois cou- ronné d'un charmant chapiteau du quatorzième siè- cle, qui a été peint el dure, Le bas du pilier, auquel on attachait le patient, est déchiré par des brûlures noires et profondes. Les instruments de torture, en
se promenant sur L'homme, rencontraient le bois de
temps en temps. De là ces hideuses cicatrices. I.a chambre est éclairée par une belle fenêtre ogive
qu'emplil un paysage éblouissant.
t ne chose remarquable, c'est que le château de Ghillon, quoique entouré d'eau, esl préservé de toute humidité à tel poinl qu'on en laisse les fené
136 LETTRE XXXIX.
très ouvertes hiver comme été. Au printemps, les petits oiseaux viennent faire leur nid dans la bouche des nbusiers.
Après une visite de trois heures j'ai quitté Chil- lon, et, rentré à Vévey, je suis allé revoir Ludlow dans son église. C'est avec un grand sens , selon moi , que la Providence a rapproché la tombe de Ludlow du cachot de Bonnivard. In fil mystérieux, qui traverse les événements de deux siècles, lie ces deux hommes. Bonnivard et Ludlow avaient la même pensée : l'émancipation de l'esprit et du peuple. La réforme de Luther, à laquelle coopérait Bonnivard, est devenue en cent trente ans la révolution de Cromwell , dans laquelle trempait Ludlow. Ce que Bonnivard voulait pour Genève, Ludlow le voulait pour Londres. Seulement, Bonnivard, c'est l'idée persécutée ; Ludlow, c'est l'idée persécutrice ; ce que le duc de Savoie avait fait à Bonnivard, Ludlow l'a rendu avec usure à Charles Ier. L'histoire de la pensée humaine est pleine de ces retours surpre- nants. Donc , et c'est ici que se clôt le magnifique syllogisme de la Providence , près de la prison de Bonnivard il fallait le sépulcre de Ludlow.
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 137
Lausanne, 22 septembre, dix heures du soir.
C'est à Lausanne, cher Louis, que j'achève cette interminable lettre. Un vent glacial me vient par ma fenêtre ; mais je la laisse ouverte pour l'amour du lac, que je vois presque entier d'ici. Chose bizarre , Vévey est la ville la plus chaude de la Suisse , Lau- sanne en est la plus froide. Quatre lieues séparent Lausanne de Vévey ; la Provence touche la Sibérie.
L'année donne en moyenne à Paris cent cinquante et un jours de pluie; à Vévey, cinquante-six. Prenez cela comme vous voudrez , et ouvrez votre parapluie.
Lausanne n'a pas un monument que le mauvais goût puritain n'ait gâté. Toutes les délicieuses fon- taines du quinzième siècle ont été remplacées par d'affreux cippcs de granit, bêtes et laids comme des cippes qu'ils sont. L'Hôtcl-de- Ville a son beffroi , son toit et ses gargouilles de fer brodé , découpé et peint ; mais les fenêtres et les portes ont été fâcheusement retouchées. Le vieux château des baillis , cube de pierre rehaussé par des mâchicoulis en briques, avec quatre tourelles aux quatre angles, est d'une fort belle masse; mais toutes les baies ont élé refaites; les contrevents verts de Jean-Jacques se sont stupi- dement cramponnés aux vénérables croisées à croix de Guillaume de Challanl. La cathédrale est un noble
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138 LETTRE XXXTX.
édifice du treizième el do quatorzième siècle; mais presque toutes les figures ont été soigneusement am- putées; mais il n'y a plus un tableau: mais il n'y a plus une verrière ; mais elle est badigeonnée en gris de papier a sucre; mais ils ont pauvrement remis à neuf la flècbe du cloeber de la croisée, et ils ont posé sur le cloeber du portail le bonnet pointu du magicien Rotbomago. Cependant il y a encore de superbes statues sous le portail méridional, et, à quelques figurines près, on a laissé intacte la belle porte flamboyante de M. de Monlfaucon , le dernier évèque qu'ait eu Lausanne. Dans l'intérieur, je me trompais , il reste un vitrail , celui de la rosace. Ils ont respecté aussi un ebarmant banc d'œuvre de la transition, mêlé de gothique fleuri et de renaissance, don de ce même M. de Montfaucon ; un grand nom- bre de chapiteaux romans, d'une complication ex- quise, et quelques tombeaux admirables, entre autres celui du chevalier de Granson , qui est couché sur sa tombe , les mains coupées , ayant été vaincu dans un duel. Au-dessous du chevalier, vêtu de sa chemise de fer, j'ai remarqué la pierre mortuaire de M. de Rebecque , aïeul de Benjamin Constant.
Quand je suis sorti de l'église, la nuit tombait, et j'ai encore pensé à vous , mon grand peintre. Lau- sanne est un bloc de maisons pittoresques , répandu sur deux ou trois collines, qui partent du même nœud central , et coiffé de la cathédrale comme d'une
VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE. 139
tiare. J'étais sur l'esplanade de l'église devant le portail , et pour ainsi dire sur la tète de la ville. Je voyais le lac au-dessus des toits, les montagnes au- dessus du lac, les nuages au-dessus des montagnes, et les étoiles au-dessus des nuages. C'était comme un escalier où ma pensée montait de marche en marche et s'agrandissait à chaque degré. Vous avez remarqué comme moi que, le soir, les nuées refroidies s'al- longent, s'aplatissent et prennent des formes de crocodiles. Un de ces grands crocodiles noirs nageait lentement dans l'air, vers l'ouest ; sa queue ohstruait un porche lumineux bâti par les nuages au couchant ; une pluie tombait de son ventre sur Genève , ense- velie dans les bruines ; dvux ou trois étoiles éblouis- santes sortaient de sa gueule comme des étincelles. Au-dessous de lui, le lac, sombre et métallique, se répandait dans les terres connue une flaque de plomb fondu. Quelques fumées rampaient sur les toits de la ville. Au midi, l'horizon était horrible. On n'en- trevoyait <pie les larges bases des inouï, ignés enfouies sous une monstrueuse excroissance de vapeurs. Il y aura une tempête cette nuit
Je rentre et je \ous écris, .l'aimerais bien mieux vous serrer la main et vous parler. le lâche que ma lettre soil une sorte de fenêtre par laquelle \«>iis puissiez voir ce que je \<tis.
\dieu, Louis , à bientôt. Nous savez comme je
suis à nous; soyez à moi de votre côté.
140 LETTRE XXXIX.
Vous faites de belles choses, j'en suis sûr; moi j'en pense de bonnes, et elles sont pour vous; car vous êtes au premier rang de ceux que j'aime. Vous le savez bien , n'est-ce pas ?
Je serai à Paris dans dix jours.
CONCLUSION.
Voici de quelle façon était constituée l'Europe dans la première moitié du dix-septième siècle , il y a un peu plus de deux cents ans.
Six puissances de premier ordre : le Saint-Siège , le Saint-Empire, la France, la Grande-Bretagne; nous dirons tout à l'heure quelles étaient les deux antres.
Unit puissances de second ordre : Venise, les
Cantons suisses , les Provinces-! nies, le Danemark,
la Suède, la Hongrie, la Pologne, la Mosco\ie.
Cinq puissances de troisième ordre : la Lorraine , la Savoie, la Toscane, Cènes, Malle.
Enfin si\ éiais de quatrième ordre : t rbîn, Man loue, Modem, Lticqnes, Raguse, Génère.
144 CONCLUSION.
En décomposant ce groupe de vingt-cinq états et en le reconstituant selon la forme politique de chacun, on trouvait : cinq monarchies électives , le Saint- Siège, le Saint-Empire, les royaumes de Danemark, de Hongrie et de Pologne ; douze monarchies héré- ditaires , l'empire turc , les royaumes de France , de Grande-Bretagne, d'Espagne et de Suède, les grands- duchés de Moscovie et de Toscane, les duchés de Lorraine, de Savoie, d'L'rbin, de Mantoue et de Modènc; sept républiques, les Provinces-Unies, les treize-cantons, Venise, Gènes, Lucques, Raguse et Genève; enfin Malte, qui était une sorte de répu- blique à la fois ecclésiastique et militaire , ayant un chevalier pour évêque et pour prince , un couvent pour caserne , la mer pour champ , une île pour abri , une galère pour arme , la chrétienté pour patrie , le christianisme pour client , la guerre pour moyen , la civilisation pour but.
Dans cette énumération des républiques nous omettons les infiniment petits du monde politique , nous ne citons ni Andorre , ni San-Marino. L'histoire n'est pas un microscope.
Comme on vient de le voir, les deux grands trô- nes électifs s'appelaient Saints. Le Saint-Siège , le Saint-Empire.
La première des républiques , Venise , était un état de second ordre. Dans Venise le doge était con- sidéré comme personne privée et n'avait rang que de
CONCLUSION. 1.45
simple duc souverain ; hors de Venise le doge était considéré comme personne publique , il représentait la république même et prenait place parmi les tètes couronnées. Il est remarquable qu'il n'y avait pas de république parmi les puissances de premier ordre, mais qu'il y avait deux monarchies électives , Rome et l'Empire; il est remarquable qu'il n'y avait point de monarchies électives parmi les états de troisième et de quatrième rang, mais qu'il y avait cinq républi- ques : Malte, Gênes; Lucqucs, Raguse, Genève.
Les cinq monarques électifs étaient tous limités , le pape par le sacré collège et les conciles , l'empe- reur par les électeurs et les diètes, le roi de Dane- mark par les cinq ordres du royaume , le roi de Hongrie par le palatin qui jugeait le roi lorsque le peuple l'accusait , le roi de Pologne par les palatins, les grands châtelains et les nonces terrestres. En effet, qui dit élection dit condition.
Les douze monarchies héréditaires , les petites comme les grandes, étaient absolues, à L'exception du roi de la Grande-Bretagne, limité par les deux chambres du parlement, et du roi de Suède, dont le trône avait été électif jusqu'à Gustave Wasa, el qui était limité par ses douze conseillers, par les vicomtes des territoires el par la bourgeoisie presque souveraine «le Stockholm. A ces deux princes on pourrait jusqu'à nu certain point ajouter le roi de France, qui avail à compter, fort rarement, il est III. 13
146 CONCLUSION.
vrai , avec les états-généraux, et un peu plus souvent avec les huit grands parlements du royaume. Les deux petits parlements de Metz et de Basse-Navarre ne se permettaient guère les remontrances; d'ailleurs le roi n'eut point fait état de ces jappements.
Des huit républiques, quatre étaient aristocra- tiques : Venise, Gènes, Raguse et Malte ; trois étaient bourgeoises : les Provinces-Unies , Genève et Luc- ques ; une seule était populaire , la Suisse. Encore y estimait-on fort la noblesse , et y avait-il certaines villes où nul ne pouvait être magistrat s'il ne prouvait quatre quartiers.
Malte était gouvernée par un grand-maître nommé à vie, assisté des huit baillis conventuels qui avaient la grand'eroix et soixante écus de gages , et conseillé par les grands-prieurs des vingt provinces. Venise avait un doge nommé à vie; toute la république sur- veillait le doge , le grand conseil surveillait la répu- blique , le sénat surveillait le grand conseil, le conseil des Dix surveillait le sénat, les trois inquisiteurs d'état surveillaient le conseil des Dix, la bouche de bronze dénonçait au besoin les inquisiteurs d'état. Tout magistrat vénitien avait la pâleur livide d'un espion espionné. Le doge de Gènes durait deux ans; il avait à compter avec les vingt-huit familles ayant six maisons , avec le conseil des Quatre-Cents , le conseil des Cent, les huit gouverneurs, le podesta étranger, les syndics souverains , les consuls, la rote,
CONCLUSION. H 7
l'office de Saint-Georges et l'office des kh l. Les deux ans finis, on le venait chercher au palais ducal et on le reconduisait chez lui en disant : V ostra screnità ha finito suo tempo , voslra ecceUemà sene vadaà casa. Raguse, microcosme vénitien, espèce d'excroissance maladive de la vieille Albanie poussée sur un rocher de l'Adriatique, aussi bien nid de pirates que cité de gentilshommes, avait pour prince un recteur nommé à la fois de trois façons, par le scrutin, par l'acclamation et par le sort. Ce doge nain régnait un mois , avait pour tuteurs et surveillants durant son autorité de trente jours le grand conseil, composé de tous Les nobles, les soixante pregadi , les onze du petit conseil, les cinq pourvoyeurs, les six consuls , les cinq juges, les trois officiers de la laine, le collège des Trente, les deux camerlingues, les trois trésoriers, les six capitaines de nuit, les trois chanceliers et les comtes du dehors; et, sou règne fini, il recevait pour sa peine cinq ducats. Les sept Provinces-Unies s'administraient par un stathouder qui s'appelait Orange ou Nassau, quelquefois par oViin , el par leurs états-généraux où siégeaient les nobles, les bonnes villes, 1rs paysans des Onimelandes, et d'où la Hollande et la Liise excluaient le clergé ;
Lirecbi l'admettait. Luoques, que gouvernaient les
1 P neer Vojfice de s quatre quatre, Ce conseil ri.iii ainsi
' mi poui .i\.im 6\é institue1 en l i î i. Il était c pose de huii
liomni
148 CONCLUSION.
dix-huit citoyens du conseil du colloque, les cent soixante du grand conseil , et le commandeur de la seigneurie assisté des trois tierciers de Saint-Sauveur, de Saint-Paulin et de Saint-Martin, avait pour chef culminant un gonfalonier élu par les assorteurs. Les vingt-cinq mille habitants formaient une sorte de garde nationale qui défendait et pacifiait la ville; cent soldats étrangers gardaient la seigneurie. Vingt-cinq sénateurs , c'était tout le gouvernement de Genève. La diète générale assemblée à Berne, c'était l'autorité suprême où ressortissaient les treize cantons, régis cha- cun séparément parleurlandammanou leur avoyer.
Ces républiques, on le voit, étaient diverses. Le peuple n'existait pas à Malte , ne comptait pas à Ve- nise , se faisait jour à Gênes , parlait en Hollande et régnait en Suisse. Ces deux dernières républiques , la Suisse et la Hollande , étaient des fédérations.
Ainsi, dès le commencement du dix -septième siècle, dans les vingt-cinq états du groupe européen, la puissance sociale descendait déjà de nuance en nuance du sommet des nations à leur base, et avait pris et pratiqué toutes les formes que la théorie peut lui donner. Pleinement monarchique dans dix états, elle était monarchique, mais limitée, dans sept, aris- tocratique dans quatre , bourgeoise dans trois , plei- nement populaire clans un.
Dans ce groupe construit par la Providence, la transition des états monarchiques aux états popu-
CONCLUSION. 149
laires était visible. C'était la Pologne , sorte d'état mi-parti, qui tenait à la fois aux royaumes parla couronne de son chef et aux républiques par les prérogatives de ses citoyens.
Il est remarquable que dans cet arrangement de tout un monde ? par je ne sais quelle loi d'équilibre mystérieux, les monarchies puissantes protégeaient les républiques faibles, et conservaient, pour ainsi dire , curieusement ces échantillons de la bourgeoi- sie d'alors, ébauches de la démocratie future, larves informes de la liberté. Partout la Providence a soin des germes. Le grand duc de Toscane, voisin de Gênes, eût bien voulu lui prendre la Corse; et comme Lucques était chez lui, il avait cette chétive république sous la main ; mais le roi d'Espagne lui défendait de toucher à Gênes, et l'empereur d'Alle- magne lui défendait de toucher à Lucques. Ragusc était située entre deux formidables voisins, Venise à l'occident , Constantinople à l'orient. Les ragusains, inquiels à droite et à gauche, eurent l'idée d'offrir au grand-seigneur quatorze mille sequins par an; le grand seigneur accepta, et à dater de ce jour il pro- tégea les franchises des ragusains. I ne ville ache- tant de la liberté au sultan, c'esl déjà un fait étrange; les résultats en étaienl plus étranges encore. De temps en temps Venise rugissait vers Raguse, le sultan mettaii le holà; la grosse république voulait dévorer la petite, un despote l'en empêchait.
13.
150 CONCLUSION.
Spectacle singulier! un louveteau menacé par une louve et défendu par un tigre.
Le Saint-Empire , cœur de l'Europe , se compo- sait comme l'Europe, qui semblait se refléter en lui. A l'époque où nous nous sommes placés , quatre- vingt-dix-huit états entraient dans cette vaste agglo- mération qu'on appelait l'empire d'Allemagne, et s'étageaient sous les pieds de l'empereur ; et dans ces quatre-vingt-dix-huit états étaient représentés, sans exception , tous les modes d'établissements po- litiques qui se reproduisaient en Europe sur une plus grande échelle. Il y avait les souverainetés hé- réditaires , au sommet desquelles se posaient un ar- chiduché, l'Autriche, et un royaume, la Bohème; les souverainetés électives et viagères, parmi les- quelles les trois électorals ecclésiastiques du Rhin occupaient le premier rang ; enfin il y avait les soixante-dix villes libres, c'est-à-dire les répu- bliques.
L'empereur alors, comme empereur, n'avait que sept millions de rente. Il est vrai que l'extraordi- naire était considérable, et que, comme archiduc d'Autriche et roi de Bohême , il était plus riche. Il tirait cinq millions de rente rien que de l'Alsace, de la Souabe et des Grisons , où la maison d'Autriche avait sous sa juridiction quatorze communautés. Pourtant , quoique le chef du corps germanique eût en apparence peu de revenu , l'empire d'Allemagne
CONCLUSION. 151
au dix-septième siècle était immense. Il atteignait la Baltique au nord, l'Océan au couchant, l'Adriatique au midi. 11 touchait l'empire ottoman de Knin à Szolnock, la Hongrie à Boszormeny, la Pologne de Munkacz à Laucnbourg, le Danemark à Rendhnrg, la Hollande à Groningue, les Flandres à Aix-la-Cha- pelle, la Suisse à Constance, la Lombardie et Venise à Roveredo , et il entamait par l'Alsace la France d'aujourd'hui.
L'Italie n'était pas moins bien construite que le Saint-Empire. Quand on examine, siècle par siècle, ces grandes formations historiques de peuples et d'états , on y découvre à chaque instant mille sou- dures délicates, mille ciselures ingénieuses faites par la main d'en haut, si bien qu'on finit par admirer un continent comme une pièce d'orfèvrerie.
Moins grande et moins puissante que l'Allemagne, l'Italie, grâce à son soleil, était plus alerte, plus re- muante, et en apparence plus \i\ace. Le réseau des intérêts y était croisé de façon à ne jamais se rom- pre ei à ne jamais se débrouiller. De là un balance^- nieni perpétue] ei admirable, une continuelle intri-
gue de Ions contre chacun el de chacun contre Ions; momemenl d'hommes el d'idées qui circulai: comme la \ ie inèine diins loi il es les \ eines de l'Italie.
Le duc de Savoie, situé dans la montagne, était fort C'était un très-grand seigneur; il était marquis de Suze , de Clèves el de Saluées , comte de Nue el
152 CONCLUSION.
de Mauriemie, et il avait un million d'or de revenu. Il était l'allié des suisses qui désiraient un voisinage tranquille; et il était l'allié de la France, qui avait besoin de ce duc pour faire frontière aux princes d'Italie, et qui avait payé son amitié au prix du marquisat de Saluées; il était l'allié de la maison d'Autriche, à laquelle il pouvait donner ou refuser le passage dans le cas où elle aurait voulu faire marcher ses troupes du Milanez vers les Pays-Bas, gui ne sont du tout paisibles et branlent tou- jours an manche, comme disait Mazarin; enfin, il était l'allié des princes d'Allemagne, à cause de la maison de Saxe dont il descendait. Ainsi crénelé dans cette quadruple alliance , il semblait inexpu- gnable; mais comme il avait trois prétentions, l'une sur Genève contre la république , l'autre sur Mont- ferrat contre le duc de Mantoue , la troisième sur l'Achaïe contre la Sublime-Porte, c'était par là que la politique le saisissait de temps en temps pour le secouer ou le retourner. Le grand duc de Toscane avait un pays qu'on appelait Y état de fer, une frontière de forteresses et une frontière de mon- tagnes , quinze cent mille écus de revenu , dix mil- lions d'or dans son trésor et deux millions de joyaux, cinq cents chevaux de cavalerie , trente-huit mille gens de pied, douze galères, cinq galéasses et deux galions, son arsenal à Pisc , son port militaire à l'île d'Elbe, son four à biscuit à Livonrne.ll était allié
CONCLUSION. 153
de la maison d'Autriche par mariage , et du duc de Mantoue par parenté; mais là Corse le brouillait avec Gênes , la question des limites avec le duc d'Urbin , moindre que lui , la jalousie avec le duc de Savoie, plus grand que lui. Le défaut de ses montagnes, c'était d'être ouvertes du côté du pape ; le défaut de ses forteresses, c'était d'être des forte- resses de guerre civile, plutôt faites contre le peuple que contre l'étranger; le défaut -de son autorité, c'était d'être assise sur trois anciennes républiques , Florence, Sienne et Pisc, fondues et réduites en une monarchie. Le duc de Mantoue était Gonzague ; outre Mantoue , très-forte cité bâtie avant Troie , et où l'on ne peut entrer que par des ponts, il avait soixante-cinq villes, cinq cent mille écus de revenu, et la meilleure cavalerie de l'Italie; mais, comme marquis de Monlferrat, il sentait le poids du duc de Savoie. Le duc de Modènc était Est ; il avait Mo- dène et Reggio ; mais , comme dur prétendant de Ferrare, il sentait le poids du pape. Le duc d'Urbin était Montefeltro; il s'étendail sur soixante milles de
longueur et sur trente-cinq de largeur, avait un peu d'Ombrie et un peu «le Marche, sepl villes, trois cents «liai aux et douze cents soldats aguerris ; mais.
comme voisin d'Aiieùne, il sentait le poids du pape et lui payait chaque année dvux mille deux rent quarante écus. Au centre même de l'Italie, dans \w\ étal de forme bizarre qui coupait la presqu'île eu
154 CONCLUSION.
deux comme une écharpc , résidait le pape , dont nous esquisserons peut-être plus loin en détail la puissance comme prince temporel. Le pape tenait dans sa main droite les clefs du paradis , ce qui ne l'empêchait pas d'avoir sous sa main gauche la clef de l'Italie inférieure, Gaëte. Indépendamment de l'état de l'église, il était souverain et seigneur direct des royaumes de Naples et de Sicile , des duchés d'Urbin et de Parme, et, jusqu'il Henri VIII, il avait reçu l'hommage des rois bretons pour l'Angle- terre et l'Irlande. Il était d'autant plus maître en Italie que Naples et Milan étaient à un roi absent. Sa grandeur morale était immense. Respecté de près, vénéré de loin , conférant sans s'amoindrir des dignités égales aux royautés , couronnant ses cardi- naux de cet hexamètre hautain : Princlpibiis pr(cstant cl régions œquiparantur , pouvant donner sans perte , récompenser sans dépense et châtier sans guerre, il gouvernait toutes les prin- cesses de la chrétienté avec la rose d'or qui lui re- venait à deux cent trente écus, et tous les princes avec l'épée d'or qui lui revenait à deux cent qua- rante ; et , pour faire humblement agenouiller les empereurs d'Allemagne, lesquels pouvaient mettre sur pied deux cent mille hommes, ce qui représente aujourd'hui un million de soldats, il suffisait qu'il leur montrât les bonnets et les panaches de sa garde suisse qui lui coûtait deux cents écus par an.
CONCLUSION. 155
Au nord de l'Europe végétaient dans la pénombre polaire deux monarchies trop lointaines en appa- rence pour agiter le centre. Pourtant , au seizième siècle, à la demande de Henri II, Christiem II, roi de Danemark , avait pu envoyer en Ecosse dix mille soldats sur cent navires. La Suède avait trente-deux enseignes de sept cents hommes de pied chacune , treize compagnies ordinaires de cavalerie, cinquante voiles en temps de paix, soixante-dix en temps de guerre , et versait par an sept tonnes d'or, environ cent mille talers, au trésor royal. La Suède parut peu brillante jusqu'au jour où Charles XII résuma toute sa lumière en un éclair éblouissant.
A cette époque , la France militaire parlait haut en Europe; mais la France littéraire bégayait en- core. L'Angleterre , pour les nations du continent , n'était qu'une île considérable occupée d'un com- mencement obscur de troubles intérieurs. La Suisse, c'est là sa lâche aux yeux de l'historien , vendait des armées à qui en voulait. Celui qui écril ces lignes visitait il y a quelques .mures l'arsenal de Lucerne. Tout en admirant les vitraux du seizième siècle (pie le sénat lucernois a failli, dit-on, laisser emporter par un financier étranger, moyennant mille francs par croisée, il arriva dans une salle où son guide lui montra deux choses : une grossière reste de montagnard auprès d'uni' pique, et une magnifique
BOUqueniUe rouge galonnée d'or auprès d'une halle-
156 CONCLUSION.
barde. La grosse veste, c'était l'habit des paysans de Sempach; la souquenille galonnée, c'était l'uniforme de la garde suisse de l'empereur d'Allemagne. Le visiteur s'arrêta devant celte triste et saisissante an- tithèse. Ce haillon populaire, cette défroque impé- riale, ce savon de pâtre, cette livrée de laquais, c'é- tait toute la gloire et toute la honte d'un peuple pendues à deux clous.
Des voyageurs étrangers qui parcouraient aussi l'arsenal de Lucerne s'écrièrent, en passant près de l'auteur de ce livre : Que fait cette hallebarde à côté de cette pique? Il ne put s'empêcher de leur répondre : Elle fait V histoire de la Suisse l.
1 Les blâmes généraux de l'histoire admettent toujours Les restrictions individuelles. 11 faut circonscrire la sévérité pour rester dans le juste et dans le vrai. Sans contredit, el nonobstant tous les motifs d'économie politique pris dans un excédant «le population qui se fût plus honorablement écoulé en émigrations ou en colonies, sans contredit, ces ventes d'armées faites par un peuple libre à tous les despotismes qui avaient besoin de soldats, sont une chose immorale et honteuse. C'était, redisons-le, trans- former des citoyens en condottieri , un homme libre en laus- knecht , l'uniforme en livrée. Il est malheureusement vrai de dire qu'au dix-septième et même au dix-huitième siècle, l'habit militaire des suisses capitules avait cet aspect. Il est triste égale- ment que le mot Suisse, qui éveille dans l'esprit une idée d'in- dépendance, puisse y éveiller aussi une idée de domesticité. Nous avons encore le suisse des hôtels, le suisse des cathédra- les. // m'avait fait venir d'Amiens pour être suisse. Mais il se- rait inique d'étendre la réprobation que soulève un fait de nation, considéré dans son ensemble, à tous les individus, sou- vent honorables et purs, qui ont participé à ce fait ou l'ont subi. Hâtons-nous de le proclamer, sous cette livrée il y a eu des
CONCLUSION. 157
L'esquisse qu'on peut faire en son esprit de l'Eu- rope h celte époque ne serait pas complète si l'on ne se figurait au Nord , dans le crépuscule d'un hi- ver éternel, une étrange figure assise, un peu en deçà du Don, sur la frontière de l'Asie. Ce fantôme, qui occupait les imaginations' au dix-septième siè- cle, comme un génie, moitié dieu, moitié prince, des Mille et une Nuits , s'appelait le grand-knez de JMoscovie.
Ce personnage , plutôt asiatique qu'européen , plutôt fabuleux que réel , régnait sur un vaste pays périodiquement dépeuplé par les courses des tar- tares. Le roi de Pologne avait la Russie -Noire, c'est-à-dire la terre ; lui , il avait la Russie-Blanche, c'est-à-dire la neige. On faisait cent récits et cent contes de lui dans les salons de Paris, et tout en s'extasiant sur les sixains de Benscradeà Julie d'An- gennes, on se demandait, pour varier la conversa- tion, s'il élail bien prouvé que le grand-knez pût mettre en campagne trois cent mille chevaux. La
héros. Les Misses même capitules, onl été Bouvenl sublimes. Après avoir vendu leur service qui pouvait s'acheter, ils ont
donné leur dévoue m qui ne pouvait si' payer. Abstraction
faite de l'origine Fâcheuse des concordats militaires, à un cer- tain point ili- mii' historique que l'auteur de ce livre csl loin il'' répudier, 1rs suisses, par exemple, oui été admirablei aux I "'l' i ies. Il est beau, peut-être, que la nation qui, la première
en l pe, •■ donné son sang poui la liberté u.ii^s.mir , pait
donné la dernière pour la royauté i 'ante; el sous ce rap- port le 10 août 1793 n'esl pas indigne du 17 novembre lft)7. III. 14
158 CONCLUSION.
chose paraissait chimérique, et ceux qui la décla- raient impossible rappelaient que le roi de Pologne Etienne était outré victorieusement en Moscovie et avait failli la conquérir avec soixante mille hommes, et qu'en 1560 le roi de Mongol était venu à Mos- cou avec quatre-vingt mille chevaux et l'avait brû- lée. Le knez est fort riche, écrivait madame Pi- lou, il est seigneur et maître absolu de toutes choses. Ses sujets chassent aux fourrures. Il prend pour lui les meilleures peaux et les plus chères, et se fait sa portion à sa volonté. Les princes d'Europe, par curiosité plus encore que par politique, envoyaient au knez des ambassades presque ironiques. Le roi de France hésitait à le traiter d'altesse. C'était le temps où l'empereur d'Allemagne ne donnait au roi de Pologne que de la sérénité , et où le marquis de Brandebourg tenait à insigne honneur d'être archichambellan de l'empire. Philippe Pcrnisten, que l'empereur avait envoyé à Moscou pour savoir ce que c'était , était revenu épouvanté de la couronne du knez , qui surpassait en valeur, disait-il, les quatre couronnes réunies du pape , du roi de France , du roi catholique et de l'empereur. Sa robe était toute semée de dia- mants, rubis, emeraudes et autres pierres grosses comme des noisettes. Pernistern avait rapporté en présent à l'empereur d'Allemagne huit quarantaines de zoboles et de martres zibe-
CONULUSION. 159
Unes, dont chacune fut estimée à Vienne deux cents (ivres. Il ajoutait, du reste, que les Circassiens des cinq montagnes étaient pour ce prince un grand embarras. Il estimait l'in- fanterie moscovite à vingt mille hommes. Quoi qu'il en fût de ces narrations orientales, c'était une distraction pour l'Europe , occupée alors de tant de grosses guerres , d'écouter de temps en temps le petit cliquetis d'épées divertissant et lointain que faisait dans son coin le knez de iMoscovie ferraillant avec le précop, prince des tartarcs.
On n'avait sur sa puissance et sa force que des idées très-incertaines. Quant à lui , plus loin que le roi de Pologne, plus loin que le roi de Hongrie, majesté à tète rase et à moustaches longues, plus loin que le grand-duc de Lithuanie, prince déjà fort sauvage à voir , habillé d'une pelisse et coiffé d'un bonnet de fourrures, on l'apercevait assez nette - ment, immobile sur une sorte de chaire-trône , en- tre l'image de Jésus h l'image de la Vierge, crosse,
mitre, les mains pleines de b;igues , vêtu d'une
longue robe blanche comme le pape , et entouré
d'hommes couverts d'or de la tète aux pieds. Quand des ambassadeurs européens étaient chez lui, il changeait de mitre tous les jours pour les éblouir.
Au delà de la UoSCOVie et du grand-knez , dans
plus d'éloignemenl et dans moins de lumière, on pouvait distinguer un pa\s immense lu centre du-
ICO CONCLUSION.
quel brillait dans l'ombre le lac de Caniclu plein de perles, et où fourmillaient, échangeant entre eux des monnaies d'écorce d'arbres et de coquilles de mer, des femmes fardées, habillées, comme la terre non cultivée, de noir en été et de blanc en hiver, et des hommes vêtus de peaux humaines écorchées sur leurs ennemis morts. Dans l'épaisseur de ce peuple qui pratiquait farouchement une religion composée de Mahomet, de Jésus-Christ et de Jupiter, dans la ville monstrueuse de Cambalusa, habitée par cinq mille astrologues et gardée par une innombrable ca- valerie, on entrevoyait, au milieu des foudres et des vents , assis, jambes croisées , sur un tapis circulaire de feutre noir , le grand khan de Tartarie qui répé- tait par intervalles d'un air terrible ces paroles gra- vées sur son sceau : Dieu au ciel , le grand- khan sur terre.
Les oisifs parisiens racontaient du khan, comme du knez, force choses merveilleuses. L'empire du khan des tartares avait été fondé , disait-on , par le maréchal Ganguiste que nous nommons aujourd'hui Gengis-Khan. L'autorité de ce maréchal était telle qu'il fut obéi un jour par sept princes auxquels il avait commandé de tuer leurs enfants. Ses succes- seurs n'étaient pas moindres que lui. Le nom du grand-khan régnant était écrit au fronton de tous les temples en lettres d'or , et le dernier des titres de ce prince était âme de Dieu, Il partageait avec
CONCLUSION. 161
le grand-knez la royauté des hordes. Un jour , ap- prenant par les astrologues que la ville de Gamba- lusa devait se révolter, Cublai-Khan en fit faire une autre à côté, qu'il appela Taïdu. Voilà ce que c'était que le grand-khan.
Au dix-septième siècle, n'oublions pas qu'il n'y a de cela que deux cents ans, il y avait hors d'Eu- rope, au nord et à l'orient, une série fantastique de princes prodigieux et incroyables , échelonnés dans l'ombre; mirage étrange, fascination des poètes et des aventuriers , qui au treizième siècle avait fait rêver Dante et partir Marco-Polo. Quand on allait vers ces princes, ils semblaient reculer dans les té- nèbres; mais en chercbanl leur empire on trouvait tantôt un monde , comme Colomb , tantôt une épo- pée, comme Camoens. Vers la frontière septentrio- nale de l'Europe, la première de ces figures ex- traordinaires, la plus rapprochée el la mieux éclairée, c'était If. grand-duc de Lilhuanie; la deuxième, distincte encore, c'était le grand-knez de Moscovie; la troisième, déjà confuse, c'était le grand-khan de Tartarie; et an delà de ces trois usions, le grand-
gérif Sur son trône d'argenl , le grand -sophi sur son trône d'or, le grand-zainorin sur son trône d'airain, le grand mogol entouré d'éléphants et de canons de bronze, le sceptre étendu sur quarante-sepl royau- mes, le grand-lama, le grand-cathay, le grand-daîr, de pins en pins vagues, île plus en plus étranges, de
i i.
162 CONCLUSION.
plus on plus énormes, allaient se perdant les uns
derrière les autres dans les brumes profondes de l'Asie.
II
Sauf quelques détails qui viendront en leur lieu et qui ne dérangeront en rien cet ensemble, telle était l'Europe au moment que nous avons. indiqué. Comme on l'a pu reconnaître , le doigt divin , qui conduit les générations de progrés en progrès, était dés lois partout ïisible dans la disposition intérieure ,m extérieure «les éléments qui la constituaient, et ccitc ruche de royaumes el de nations était admira- blement construite" pour que déjà les idées y pussent Aller et venir a leur aise el faire dans l'ombre la Ci- vilisation.
A ne prendre (pie lYnsemble, el en adinellant les résilierions qui sont dans toutes les mémoires , CC travail, qui est la \ériiable affaire du K'ure biunain.
164 CONCLUSION.
so faisait au commencement du dix-septième siècle en Europe mieux que partout ailleurs. En ce temps où vivaient, respirant le même air, et par consé- quent, fût-ce à leur insu, la même pensée, se fécon- dant par l'observation des mêmes événements, Ga- lilée, Grolius, Descartes, Gassendi, Harvey, Lope de Vega, Guide, Poussin, Ribera, Van-Dyck, Rubens, Guillaume d'Orange, Gustave Adolphe, "Walstein , le jeune Richelieu, le jeune Rembrandt, le jeune Salvator Rosa, le jeune Milton, le jeune Corneille et le vieux Shakspeare , chaque roi , chaque peuple , chaque homme, par la seule pente des choses, con- vergeaient au même but, qui est encore aujourd'hui la fin où tendent les générations, l'amélioration gé- nérale de tout par tous, c'est-à-dire la civilisation même. L'Europe, insistons sur ce point, était ce qu'elle est encore, un grand atelier où s'élaborait en commun cette grande œuvre.
Deux seuls intérêts , séparés dans un but égoïste de l'activité universelle, épiant sans cesse pour choisir leur moment le vaste atelier européen , l'un procédant par invasion, l'autre par empiétement; l'un bruyant et terrible dans son allure, brisant de temps à autre les barrières et faisant brèche à la muraille ; l'autre habile , adroit et politique , se glissant par toute porte entr'ouverte , tous deux ga- gnant continuellement du terrain, troublaient, pres- saient entre eux et menaçaient alors l'Europe. Ces
CONCLUSION. 165
deux intérêts, ennemis d'ailleurs, se personnifiaient en deux empires; et ces deux empires étaient deux colosses.
Le premier de ces deux colosses, qui avait pris position sur un côté du continent au fond de la Méditerranée , représentait l'esprit de guerre , de violence et. de complète : la barbarie. Le second, situé de l'autre côté, au seuil de la même mer, représentait l'esprit de commerce , de ruse et d'en- vahissement : la corruption. Certes, voilà bien les deux ennemis naturels de la civilisation.
Le premier de ces deux colosses s'appuyait puis- samment à l'Afrique et à l'Asie. En Afrique il avait Alger, Tunis, Tripoli de Barbarie et l'Egypte entière d'Alexandrie à Syène , c'est-à-dire toute la côte de- puis le Penon de Vêlez jusqu'à l'isthme de Suez; de là il s'enfonçait dans l'Arabie Troglodyte* depuis Suez sur la mer Rouge jusqu'à Suakem.
Il possédait trois des cinq labiés en lesquelles Ptolémée a di\isé l'Asie, la première, la quatrième et la cinquième.
Posséder la première table, c'était avoir le l'ont , la Bithynie, la Phrygie, la Lycie, la Paphlagonie, la Galatie, la Pamphylie, la Gappadoce, l'Arménie mineure, la Garamanie, c'est-à-dire tout le Tra pe/.iis de gtolémée depuis Alexandrette jusqu'à Trébisonde.
Posséder la quatrième table, c'était avoir Chypre,
166 CONCLUSION.
la Syrie, la Palestine, tout le rivage depuis Eiramide jusqu'à Alexandrie, l'Arabie- Déserte et l'Arabie- Pétrée, la Mésopotamie et Babylone, qu'on appelait Bagadet.
Posséder la cinquième table, c'était avoir tout ce qui est compris entre deux lignes dont l'une monte de Trébisonde au nord jusqu'à PHermanassa de Ptolémée et jusqu'au Bosphore Cimmérien, que les italiens appelaient Bouche-de-Saint-Jean , et dont l'autre, entamant l'Arabie-Heureuse, va de Suez à l'embouchure du Tigre.
Outre ces trois immenses régions, il avait la Grande-Arménie et tout ce que Plolémée met dans la troisième table d'Asie jusqu'aux confins de la Perse et de la ïartarie.
Ainsi ses domaines d'Asie touchaient au nord l'Archipel, la mer de Marmara, la mer Noire, le Palus-iMéotide et la Sarmatié Asiatique; au levant la mer Caspienne , le Tigre et le golfe Persique qu'on nommait mer d'Elcalif; au couchant le golfe Ara- bique, qui est la mer Rouge; au midi l'Océan des Indes.
En Europe, il avait l'Adriatique à partir de Knin au-dessus de Raguse, l'Archipel, la Propontide, la mer Noire jusqu'à Caffa , en Crimée, qui est l'an- cienne Théodosie; la Haute-Hongrie jusqu'à Bude; la Thrace, aujourd'hui la Roumélie; toute la Grèce, c'est-à-dire la Thessalie, la Macédoine, l'Épire, l'A-
CONCLUSION. 167
chaïe et la M orée ; presque toute l'Illyric ; la Dal- niatie , la Bosnie, la Servie, la Dacie et la Bulgarie ; la Moldavie, la Yalachie et la Transylvanie, dont les trois vaivodes étaient à lui; tout le cours du Danube depuis YValzen jusqu'à son embouchure.
Il possédait en rivages de nier onze mille deux cent quatre-vingts milles d'Italie, et en surface de terre un million deux cent trois mille deux cent dix- neuf milles carrés.
Qu'on se figure ce géant de neuf cents lieues d'envergure et de onze cents lieues de longueur couché sur le ventre en travers du vieux monde, le talon gauche en Afrique, le genou droit sur l'Asie, un coude sur la Grèce, un coude sur la Thrace, l'ombre de sa tète sur l'Adriatique , l'Autriche , la Hongrie et la l'odolie, avançant sa face monstrueuse tantôt sur Venise, tantôt sur la Pologne , tantôt sur l'Allemagne, et regardant l'Europe.
L'autre colosse avait pour chef-lieu , sous le plus beau ciel du monde, une presqu'île baignéti au le- vant par la .Méditerranée, au couchant par l'Océan, séparée de l'Afrique par un étroit bras de mer, et de l'Europe par une haute chaîne de montagnes. Cette presqu'île contenail dix-huil royaumes, aux- quels il imprimait son unité.
Jl tenait Serpa et Tanger, qui sont les verrous du détroit de Gibraltar, et selon qu'il lui plaisait de l'ou- vrir et de le fermer, il faisait de la Méditerranée
168 CONCLUSION.
une mer ou un lac. De sa presqu'île il répandait ses flottes dans celte mer par vingt-huit grands ports métropolitains ; il en avait trente-sept sur l'Océan.
Il possédait en Afrique le Penon de Vêlez , Me- lilla', Oran , Marzalcahil , qui est le meilleur havre de la Méditerranée, Nazagan et toute la côte depuis le cap d'Aguirra jusqu'au cap Gardafu ; en Améri- que, une grande partis de la presqu'île septentrio- nale, la côte de Floride, la Nouvelle-Espagne, le Yucatan, le Mexique et le cap de Californie, le Chili, le Pérou, le Brésil, le Paraguay, toute la presqu'île mé- ridionale jusqu'aux Patagons; en Asie,Ormuz, Diu, Goa , Malacca, qui sont les quatre plus fortes places de la côte, Daman, Bazin, Zanaa, Ciaul, le port de Colomban; les royaumes de Camanor, de Cochin et de Colan, avec leurs forteresses, et, Calicut excepté, tout le rivage de l'océan des Indes, de Daman à 31elipour.
11 avait dans la mer , et dans toutes les mers , les trois îles Baléares, les douze îles Canaries, les Açores, Santo-Puerto, Madère, les sept îles du Cap- Vert, Saint-Thomas, l'Ue-Dieu, Mozambique, la grande île de Baaren, l'île de Manar, l'île de Ceylan; quarante des îles Philippines , dont la principale , Luzan, est longue de deux cents lieues; Porto-Rico, Cuba , Saint-Domingue ; les quatre cents îles Lu- cayes et les îles de la mer du Nord , dont on ne sa- vait pas le nombre.
CONCLUSION. 169
C'était avoir à soi toute la mer, presque toute l'Amérique, et en Afrique et en Asie à peu près tout ce que l'autre colosse ne possédait pas. •
En Europe, outre sa vasle presqu'île, centre de sa puissance et de sou rayonnement, il avait la Sar- daigne et la Sicile, qui sont trop des royaumes pour n'être comptées que comme des îles. Il tenait l'Italie par les deux extrémités, par le royaume de Naples et par le duché de Milan, qui tous deux étaient à lui. Quant à la France , il la saisissait peut-être plus étroitement encore, et les trois états qu'il avait sur ses frontières, traçant une sorte de demi-cercle, le Roussillon, la Franche-Comté et la Flandre, étaient comme son bras passé autour d'elle.
Le premier de ces deux colosses, c'était la Tur- quie ; le second , c'était l'Espagne.
III. 15
III
Ces deux empires inspiraient à l'Europe, l'un une profonde terreur, l'autre une profonde défiance.
Par la Turquie , c'était l'esprit de l'Asie qui se répandait sur l'Europe ; par l'Espagne , c'était l'es- prit de l'Afrique.
L'islamisme, sous Mahomet II, avait enjambé for- midablement l'antique passage du Bœuf, Bos-Poros, et avait insolemment planté sa queue de cheval atta- chée à une pique daus la ville qui a sept collines comme Rome, et qui avait eu des églises quand Rome n'avait encore que des temples.
Depuis cette fatale année ihô'ô , la Turquie, comme nous l'avons dit plus haut, avait représenté en Europe la barbarie. En effet, tout ce qu'elle
CONCLUSION. 171
touchait perdait en. peu d'années la forme de la civi- lisation. Avec les turcs, et en même temps qu'eux, l'incendie inextinguible et la peste perpétuelle s'é- taient intallés à Constantinople. Sur cette ville qu'avait dominée si long-temps la croix lumineuse de Cons- tantin , il y avait toujours maintenant un tourbillon de flamme ou un drapeau noir.
Un de ces hasards mystérieux où l'esprit croit voir lisiblement écrits les enseignements directs de la Providence, avait donné, comme proie; à ce redou- table peuple, la métropole même de la sociabilité humaine, la patrie de la pensée, la terre de la poésie, de la philosophie et de l'art, la Grèce. A l'instant même, au seul contact des turcs, la Grèce, fille de L'Egypte et mère de l'Italie, la Grèce était devenue barbare. Je ne sais quelle lèpre avait défiguré son peuple, son sol, ses monuments, jusqu'à son admi- rable idiome. Une foule de consonnes farouches et de syllabes hérissées avait crû, comme la végétation
d'épines et de broussailles qui obstine les mines, sur ses mots les plus doux , les pins sonores, les pins
harmonieux , les mieux prononcés par les poètes.
Le grée, en passant par la bouche i\v^ turcs, m était retombé patois. Les VOCableS turcs, bombe de Ions les idiomes d'\sie, a\aienl troublé à jamais,
en s'\ précipitant pêle-mêle, celle langue si trans- parente , si pure cl si splendide , langue de cristal d'où était sortie i poésie de diamant. Les noms
172 * CONCLUSION.
dos villes grecques s'étaient déformés et étaient de- venus hideux. Les contrées voisines, sur lesquelles Hellé rayonnait jadis, avaient subi la même souillure ; A rgos s'était changée en Filoquia, Delos en Dili, Didymo-Tychos en Dimotuc, Tzolorusen Tchourli, Zephirium en Zafra, Sagalessus en Sadjaklu, Nyssa en Nous-Shehr, Moryssus en Mondons, Cybistraen Bustereh, le fleuve Acheloùs en Aspro-Potamos , et le fleuve Poretus en Pruth. N'est-ce pas avec le sentiment douloureux qu'inspirent la dégradation et la parodie qu'on reconnaît, dans Stan-Ko, Cos , patrie d'Apelles et d'Hippocrate ; dans.Fionda, Phasélis , où Alexandre fut obligé de mettre un pied dans la mer, tant le passage Climax était étroit; dans Hesen-now , Novus , où était le trésor de Mithridate ; dans Skipsilar, Scapta-Iîyla, où Thucydide avait des mines d'or et écrivait son histoire ; dans Temeswar, Tomi, où fut exilé Ovide ; dans Kokso, Coutousos, où fut exilé saint Chrysostome; dans Giustendil, Jnstiniana, berceau de Justinien ; dans Salenti, ïrajanopolis, tombeau de Trajan ! L'Olympe, l'Ossa, le Pelion et le Pinde s'appelaient le beylick de Jauina*, un pacha accroupi sur une peau de tigre fronçait le sourcil dans la même montagne que Jupiter. La dé- rision amère qui semblait sortir des mots sortait aussi des choses : l'Étolie, cette ancienne république si puissante et si fière, formait le Despotat. Quant à la vallée de Tempe , fiigida Tempe, devenue
CONCLUSION. 173
sauvage et inaccessible sous le nom de Lycostomo , pleine désormais de haine, de ronces et d'obscurité, elle s'était métamorphosée en vallée des loups.
L'idée terrible qu'éveille la barbarie faite nation , ayant des flottes et des armées, s'incarnait vivante et complète dans le sultan des turcs. C'est à peine si l'Europe osait regarder de loin ce prince effrayant. Les richesses du sultan , du turc , comme on l'ap- pelait, étaient fabuleuses ; son revenu dépassait fpiinze millions d'or. La sultane sœur de Sélim avait deux mille cinq cents sequins d'or de rente par jour. Le Turc était le plus grand prince en cavalerie. Sans compter sa garde immédiate , les quatorze mille ja- nissaires , qui étaient une infanterie , il entretenait constamment autour de lui , sur le pied de guerre, cinquante mille spahis et cent cinquante mille tima- riots, ce qui faisait deux cent mille chevaux. Ses galères étaient innombrables. L'année d'après Lé- pante, la flotte ottomane tenait encore tète à toutes les marines réunies de la chrétienté. 11 avait de si grosse artillerie que, s'il fallait en croire les bruits populaires, le vent de ses canons ébranlait les mu- railles. On se souvenait avec frayeur qu'au siège de Constantinople Mahomel II avait fail construire, en maçonnerie liée de cercles de fer, un mortier mons- trueux qu'on manœuvrait sur rouleaux , que deux mille jougs de bœufs pouvaient à peine traîner et qui, inclinant sa gueule sui la ville, J Vomissait
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174 CONCLUSION.
nuit et jour des torrents de bitume et des blocs de rochers. Les autres princes, avec leurs engins et leurs bombardes, semblaient peu de chose auprès de ces sauvages sultans qui versaient ainsi des vol- cans sur les villes. La puissance du Turc était telle- ment démesurée, et il savait si bien faire front de toutes parts, que, tout en guerroyant contre l'Eu- rope , Soliman avait pris à la Perse le Diarbékir et Amurat la Médie ; Sélim avait conquis sur les ma- melucks l'Egypte et la Syrie , et Amurat III avait exterminé les Géorgiens ligués avec le sophi. Le sultan ne mettait en communication avec les rois de la chrétienté que la porte de son palais. Il datait de son étrier impérial les lettres qu'il leur écrivait, ou plutôt les ordres qu'il leur donnait. Quand il avait un accès de colère, il faisait casser les dents à leurs ambassadeurs à coups de poing par le bourreau. Pour les turcs mêmes, l'apparition du sultan, c'était l'épouvante. Les noms qu'ils lui donnaient expri- maient surtout l'effroi ; ils l'appelaient le fils de l'esclave, et ils nommaient son palais d'été la maison du meurtrier. Ils l'annonçaient aux autres nations par des glorifications sinistres. Où son cheval passe, disaient-ils, l'herbe ne croît pi as. Le roi des Espagnes et des Indes, espèce de sultan catholique, était plus riche à lui seul que tous les princes de la chrétienté- ensemble. A ne compter que son revenu ordinaire , il tirait chaque
V!
CONCLUSION. 175
année d'Italie et de Sicile quatre millions d'or, deux millions d'or du Portugal , quatorze millions d'or de l'Espagne, trente millions d'or de l'Amérique. Les dix-sept provinces de l'état des Pays-Bas , qui com- prenait alors l'Artois, le Cambrésiset les Ardennes, payaient annuellement au roi catholique un ordinaire de trois millions d'or. Milan était une riche proie , convoitée de toutes parts, et par conséquent malaisée à garder. Il fallait surveiller Venise, voisine jalouse ; couvrir de troupes la frontière de Savoie pour arrê- ter le duc, se ruant à Vimpourvu, comme disait Sully; bien armer le fort de Fuentes , pour tenir en respect les suisses et les grisons ; entretenir et ré- parer les bonnes citadelles du pays, surtout Novarrc, Pavic, Crémone, qui a, comme écrivait Montluc, une tour forte tout ce qui se peut, qu'on inet entre les merveilles de ÏEueopc. Comme la ville était remuante , il fallait y nourrir une garnison espagnole de six cents hommes d'armes, de mille chevau-légers el de trois mille fantassins, el bien
tenir en état le château de Milan, auquel on travaillai!
Bans Cesse. Milan, on le voit, COÛtail fort cher; pour- tant , Ions fiais faits, le ÎWilane/. rapportait tous les ans a L'Espagne huit eenl mille ducats. Les plus petites fractions de cette énorme monarchie don- naient leur denier ; les îles lî.iléi ires \ersaient par an
cinquante mille écus, l'ouï ceci, nous le répétons,
n'el.ul que le revenu ordinaire. L'eUranrdiiiaii e
176 CONCLUSION.
était incalculable. Le seul produit de la Cruzade valait le revenu d'un royaume; rien qu'avec les subsides de l'église le roi entretenait continuellement cent bonnes galères. Ajoutez à cela la vente des conimanderies , les caducités des états et des biens , les alcavales, les tiers, les confiscations, les dons gratuits des peuples et des feudataires. Tous les trois ans le royaume de Naples donnait douze cent mille écus d'or, et, en 1615, la Castille offrait au roi, qui daignait accepter, quatre millions d'or payables en quatre ans.
Cette richesse se résolvait en puissance. Ce que le sultan était par la cavalerie, le roi d'Espagne l'était par l'infanterie. On disait en Europe : cava- lerie turque, infanterie espagnole. Être grave comme un gentilhomme, diligent comme un mi- quelet , solide aux chocs d'escadrons , imperturbable à la mousquetade, connaître son avantage et son désavantage à la guerre , conduire silencieusement sa furie , suivre le capitaine , rester dans le rang , ne point s'égarer, ne rien oublier, ne pas disputer, se servir de toute chose, endurer le froid, le chaud, la faim, la soif, le malaise, la peine et la fatigue, marcher comme les antres combattent , combattre comme les autres marchent , faire de la patience le fond de tout et du courage la saillie de la patience : voilà quelles étaient les qualités du fantassin espa- gnol. C'était le fantassin castillan qui avait chassé les
CONCLUSION. 177
maures, abordé l'Afrique, dompté la côte, soumis l'Ethiopie et la Gafrerie, pris IMalacca et les îles Moluques , conquis les vieilles Indes et le nouveau monde. Admirable infanterie qui ne se brisa que le jour où elle se heurta au grand Condé ! Après l'in- fanterie espagnole venait, par ordre d'excellence, l'infanterie wallonne , et l'infanterie wallonne était aussi au roi d'Espagne. Sa cavalerie, qui ne le cé- dait qu'à la turque, était la mieux montée qui fût enEurope ; elle avait les genêts d'Espagne, les -cour- siers de Règne, les chevaux de Bourgogne et de Flandre. Les arsenaux du roi catbolique regorgeaient de munitions de guerre. Rien que dans les trois salles d'armes de Lisbonne , il y avait des corselets pour quinze mille hommes de pied, et des cuirasses pour dix mille cavaliers. Ses forteresses étaient sans nombre et partout, et dix d'entre elles, Collioùre, Perpignan et Salses au midi , au nord Gravclines, Dunkerque, Hesdin, Arras, Valenciennes, Philip- peville ei Marienbourg, faisaient brèche à la France d'aujourd'hui.
La plus grande puissance de l'Espagne, si puis- saule par ses forteresses, sa cavalerie et son infan- terie, ce n'étail ni son infanterie, ni sa cavalerie, ni ses foi 1er esses ; c'était sa Huile. Le roi catholique,
qui avaii les meilleurs hommes de guerre de l'Eu- rope , avait aussi les meilleurs hommes «le mer. \ueiin peuple navigateur n'égalait à cette époque les
178 CONCLUSION.
catalans , les biscayens , les portugais et les génois. Séville, qui comptait alors parmi les principales villes maritimes de l'Europe, l>i<'ii que située assez avant dans les terres, et où abordaient toutes les Hottes du Mexique et du Pérou , était une pépinière de ma- telots.
Pour nous faire une idée complète du poids qu'a- vait l'Espagne autrefois comme puissance maritime, nous avons voulu savoir au juste ce que cétail que la grande armada de Philippe II, si fameuse et si peu connue, comme tant de choses fameuses. L'his- toire en parle et s'en extasie ; mais l'histoire, qui hait le détail et qui , selon nous , a tort de le haïr, ne dit pas les chiffres. Ces chiffres, nous les avons cherchés dans l'ombre où l'histoire les avait laissés tomber ; nous les avons retrouvés à grand'peine ; les voici. Rien, à notre sens, n'est plus instructif et plus curieux.
C'était en 1588. Le roi d'Espagne voulut en finir d'une seule fois avec les anglais , qui déjà le harce- laient et taquinaient le colosse. Il arma une flotte. Il y avait dans cette flotte vingt-cinq gros vaisseaux de Séville, vingt-cinq de Biscaye, cinquante petits vaisseaux de Catalogne et de Valence , cinquante barques de la côte d'Espagne, vingt chaloupes des quatre villages de la cote de Guipuscoa, centgabares de Portugal , quatorze galères et quatre galéaces de Naples , douze galères de Sicile, vingt galères d'Es-
CONCLUSION. 1"'J
pagne, et trente ourques d'Allemagne ; en tout trois cent cinquante voiles manœuvrées par neuf mille marins.
On n'apprécierait pas exactement cette escadre si l'on ne se rappelait ce que c'était alors qu'une galère. Une galère représentait une somme considérable. Toute la côte septentrionale d'Afrique, Alger et Tripoli exceptées, ne produisait pas au sultan de quoi faire et maintenir deux galères.
L'approvisionnement de bouche de l'armada était immense. En voici le cliiiïre très-singulier et très- exact : cent soixante-sept mille cinq cents quintaux de biscuit, fournis par Murcie, Burgos, Campos, la Sicile, Naples et les îles ; onze mille quintaux de chair salée, fournis par l'Estramadurc, la Galice et les Asluries ; onze mille quintaux de lard , fournis par Séville, Ronda et la Biscaye; vingt-trois mille barils de poisson salé, fournis par Cadix et l'Algarve ; vingt-nuit mille quintaux de fromage, fournis par Mayorque, Scncgallo et le Portugal ; quatorze mille quioljiix de riz, fournis par Gènes et Valence; Tingt-troiS mille poidl d'huile el de vinaigre, fouillis par l'Andalousie: le poids valait Vingt-ciflq livre» J \iii'j,l-MX mille fonègUefl de le\es. fournies p,il' < ..ir ihâgène et la Sicile; vingt-six mille poinrons de \in,
fournis par Malaga, Maxovella, Gères* el Séville. Les provnioM en blé, fer et toiles venaient d' Andalousie,
de Niiples el de r,is,;i\ e. I.e lol.il s'en est perdu.
180 CONCLUSION.
Cette flotte portait une armée : vingt-cinq mille espagnols, cinq mille tiivs des régiments d'Italie,
six mille des Canaries, des Indes et des garnisons de Portugal, le reste de recrues; douze mille ita- liens, commandes par dix mestres-de-camp ; vingt- cinq mille allemands, douze cents chevau-légers de Castille, deux cents de la côte et deux cents de la frontière, c'est-à-dire seize cents cavaliers, trois mille huit cents canonniers et quatre cents gasta- dours ; ce qui , en y comprenant les neuf mille ma- rins, faisait en tout soixante-seize mille huit cents hommes.
Ce monstrueux armement eût anéanti l'Angleterre. Un coup de vent l'emporta.
Ce coup de vent , qui souffla dans la nuit du 2 sep- tembre 1588, a changé la forme du monde.
Outre ses forces visibles, l'Espagne avait ses forces occultes. Certes , sa surface était grande , mais sa profondeur était immense. Elle avait partout sous terre des galeries, des sapes, des mines et des contre- mines, des fils cachés, des ramifications inconnues, des racines inattendues. Plus tard , quand Richelieu commença à donner des coups de bêche dans le vieux sol européen , il était surpris à chaque instant de sentir rebrousser l'outil et de rencontrer l'Espagne. Ce qu'on voyait d'elle au grand jour allait loin ; ce qu'on ne voyait pas pénétrait plus avant encore. On pourrait dire que dans les affaires de l'univers à cette
CONCLUSION. 181
époque il y avait encore plus d'Espagne en dessous qu'en dessus.
Elle tenait aux princes d'Italie par les mariages : Austria, nube ; aux républiques marchandes, par le commerce : au pape , par la religion , par je ne sais quoi de plus catholique que Rome même ; au monde entier, par l'or dont elle avait la clef. L'A- mérique était le coffre-fort , l'Espagne était le cais- sier. Comme maison d'Autriche , elle dominait pom- peusement l'Allemagne et la menait sourdement. L'Allemagne, dans les mille ans de son histoire m<>- dernei a été possédée une fois par le génie de la France, sous Charlemagne, et une fois par le génie de l'Espagne, sous Charles-Quint. Seulement, Char- les-Quint mort, l'Espagne n'avait pas lâché l'Alle- magne.
Comme on voit, l'Espagne avait quelque chose de plus puissani encore que sa puissance, c'était sa politique. La puissance esl le bras, la politique es) la main.
L'Europe, on le conçoit , étail mal à l'aise entre
ees deux < 1 1 1 j ii ces dantesques , qui pesaient sur elle
du poids de deux mondes. Comprimée par l'Espagne à l'occident el par la Turquie à l'orient , chaque jum- elle semblait se rétrécir; et la frontière européenne, lentement repoussée, reculait vers le centre. La moitié de la Pologne et la moitié de la Hongrie étaient déjà envahies, el c'est à peine si Varsovie el Bude m. ,,
182 CONCLUSION.
étaient en deçà de la barbarie. L'ordre méditerra- néen de Saint-Jean-de-Jérusalem avait été refoulé sous Charles -Quint de Rhodes à Malle. Gènes, dont la domination atteignait jadis le Tanaïs ; Gènes, qui autrefois possédait Chypre, Lcsbos, Chio, Péra et un morceau de la Thrace , et à laquelle L'empereur d'Orient avait donné Mitylène, avait successivement lâché pied devant les turcs de position en position , et se voyait maintenant acculée à la Corse.
L'Europe résistait pourtaut aux deux états enva- hisseurs. Llle bandait contre eux toutes ses forces , pour employer l'énergique langue de Sully et de Matthieu. La France, l'Angleterre et la Hollande se roidissaient contre l'Espagne; le Saint-Empire, aidé par la Pologne, la Hongrie, Venise, Rome et Malte, luttait contre les turcs.
Le roi de Pologne était pauvre , quoiqu'il fût plus riche que s'il eût été roi d'un des trois royaumes d'Ecosse , de Sardaigne ou de Navarre , lesquels ne rapportaient pas cent mille écus de rente ; il avait six cent mille écus par an , et la Lilhuanie le défrayait. Excepté quelques régiments suisses ou allemands, il n'entretenait pas d'infanterie ; mais sa cavalerie , composée de cent mille combattants polonais et de soixante-dix mille lithuaniens, était excellente. Cette cavalerie, protégeant une vaste frontière, avait cela d'efficace pour défendre contre les hordes du sultan l'immense et tremblant troupeau des nations civilisées,
CONCLUSION. 183
qu'elle était organisée à la turque , et que , sauvage, farouche et violente dans son allure , elle ressemblait à la cavalerie ottomane comme le chien-loup res- semble au loup. L'empereur couvrait le reste de la frontière de terre de Knin, sur l'Adriatique, àSzol- nock, près du Danube, avec vingt mille lansquenets, dépense insuffisante en temps de guerre, qui fatiguait l'empire en temps de paix. Venise et Malte cou- vraient la mer.
Nous ne mentionnons plus Gènes qu'en passant. Gênes, trop de fois humiliée, surveillait sa rivière avec quatre galères, en laissait pourrir vingt-cinq dans son arsenal , se risquait peu au dehors et s'abritait sous le roi d'Espagne.
Malte avait trois cuirasses : ses forteresses, ses navires et la valeur de ses chevaliers. Ces braves gentilshommes, soumis dans Malte à des règles somp- tuaires tellement sévères que le plus qualifié d'entre cuv ne pouvait se faire l'aire un habit neuf sans la permission du bailli drapier, se vengeaient de ces contraintes claustrales par un déchaînement de bra- voure inouï, ci , brebis dans l'ile, devenaient lions sur mer. I ne galère de Malle, qui ne portail jamais plus de sei/.e canons et de cinq cents combattants,
attaquait sans hésiter trois galions unes.
Venise, opulente et hardie, appuyée sur sept villes furies qui étaient à elle en Lombardie el dans la Marche , malin sse du Frioul el de l'Istrie, maîtresse
isi CONCLUSION.
do l'Adriatique donl la garde lui coûtai! cinq mille ducats par an , bloquant les uscoquesavec cinq fastes
toujours années, fièrement installée à Corfou, à Zante, à Céphalonie, dans toutes les îles de la côte depuis Zara jusqu'à Cérigo, entretenant perpétuel- lement sur le pied de guerre vingt-cinq mille cernides, trente-cinq mille lansquenets, suisses et grisons, quinze cents lances , mille clievau-légers lombards et trois mille stradiots dalmates , Venise faisait résolu- ment obstacle au sultan. Même lorsqu'elle eut perdu Andro et Paros qu'elle avait dans l'Archipel , elle garda Candie; et là , debout sur ce magnifique bar- rage naturel qui clôt la mer Egée , fermant aux turcs la sortie de l'Archipel et l'entrée de la Méditerranée , elle tint en échec la barbarie.
Le service de mer à Venise impliquait noblesse. Tous les capitaines et les surcomites des navires étaient nobles vénitiens. La république avait toujours en mer quarante galères , dont vingt grosses. Elle avait dans son admirable arsenal , unique au monde , deux cents galères , des ouvriers capables de mettre hors du port trente vaisseaux en dix jours , et un armement suffisant pour toutes les marines de la terre.
Le Saint-Siège était d'un grand secours. Rien n'est plus curieux que de rechercher aujourd'hui quel prince temporel , quelle puissance politique et mili- taire il y avait alors dans le pape , si haut situé comme
CONCLUSION. 185
prince spirituel. Rome, qui avait eu jadis cinquante milles d'enceinte , n'en avait plus que seize ; ses portes , divisées autrefois en quatorze régions, étaient réduites à treize; elle avait subi sept grands pillages historiques; mais, quoique violée, elle était restée sainte; quoique démantelée, elle était restée forte. Rome, s'il nous est permis de rappeler ce que nous avons dit ailleurs , sera toujours Rome. Le pape tenait une des marches d'Italie , Ancône , et l'un des quatre duchés lombards, Spolette; il avait Ancône, Comachio et les bouches du Pô sur le golfe de Venise, Civita-Vecchia sur la mer T\ rrhène. L'état de l'Église comprenait la Campagne de Rome et le Patrimoine de saint Pierre, la Sabine , l'Ombrie , c'est-à-dire toute l'ombre de l'Apennin , la marche d' Ancône , la Romagne, le duché de Ferrare, le pays de Pérouse, le Bolonais et un peu de Toscane; une ville du pre- mier ordre , Rome; une du second, Bologne; huit du troisième , Ferrare, Pérouse, Ascoli, Ancône, Forli, Ravenoe, Fermo et Viterbe; quarante-cinq place de loni rang, parmi lesquelles Ilimini, Cesena, Faënza et Spolette; cinquante évêchés et un million et demi d'habitants. En outre, le saint-père possédait en France le comtal Venaissin, qui avait pour cœur le redoutable palais-forteresse d'Avignon. F. 'état ro- main , vu sur une carte, présent. lit la forme, qu'il a encore, d'une ligure assise dans la grave posturedes dieux d'Egypte, avec l'Abruzze pour chaise, Modène
16.
186 CONCLUSION.
et la Lombardie sur sa tète, la Toscane sur sa poi- trinc, la terre de Labour sous ses pieds, adossée à l'Adriatique et ayant la Méditerranée jusqu'aux ge- noux. Le souverain pontife était riche. Il semait des indulgences et moissonnait des ducats. Il lui suffisait de donner une signature pour faire contribuer le monde. Tant que j'aurai une plume , disait Sixte-Quint, j'aurai de l'argent. Propos de pape ou de grand écrivain. En effet Sixte-Quint , qui était un pape lettré, artiste et intelligent, n'hésitant devant aucune dépense royale , mit en cinq ans quatre mil- lions d'or en réserve au château Saint-Ange. Avec les contributions de tous les fidèles de l'univers , le saint-père se donnait une bonue armée , vingt-cinq mille hommes dans la Marche et la Romagne, vingt- cinq mille hommes dans la Campagne et le Patri- moine ; la moitié aux frontières, la moitié sous Rome. Au besoin il grossissait cet armement. Grégoire VII et Alexandre III tinrent tète à des princes qui dis- posaient des forces de l'empire , à son apogée dans leur temps, jointes aux troupes des Deux-Siciles. Un jour le duc de Ferrare se permit d'aller faire du sel à Comachio. Le saint père s nous citons ici deux lignes d'une lettre de Mazarin , avec ses raisons et une armée qu'il leva, amena le duc au re- pentir, et lui prit son état. Voilà ce que c'était que les soldats du pape. Cette milice faisait admirable- ment respecter l'état romain. Ajoutez à cela l'Ombrie,
CONCLUSION. 187
grande forteresse naturelle où Annibal s'est rebroussé, et pour cotes , au nord comme au midi , les rivages les plus battus des vents de toute l'Italie. Aucune descente possible. Le pape , sur les deux mers , était gardé et défendu par la tempête.
Posé et assuré de cette façon, il coopérait au grand et perpétuel combat contre le turc. Aujourd'hui le saint-père envoie des camées au pacha d'Egypte et se promène sur le bateau à vapeur Mahmoudièh. — Fait inouï et qui montre brusquement , quand on y réfléchit , le prodigieux changement des choses , le pape assis paisiblement dans cette invention des huguenots baptisée d'un nom turc ! — Dans ce temps- là il remplissait vaillamment son office de pape et envoyait ses galères mitrées d'une tiare à Lépante. Dès que les croissants et les turbans surgissaient , il n'avait plus rien à lui, ni un soldat, ai un écu; il contribuait à son tour. Ainsi, dans l'occasion , ce que les chrétiens avaient donné au pape, le pape le rendait à la chrétienté. Dans la ligne de 1542 contre les ottomans, Paul III envoya à Charles-Quint douze mille fantassins et cinq cents chevaux.
A la (in du seizième siècle , en 1588, un orage avait sauvé l'Angleterre de l'Espagne; à la lin du dix-septième, en 1683, Sobieski sauva l'Allemagne de la Turquie. Sauver l'Angleterre , c'était sauver r Angleterre ; sauver l'Allemagne, c'était Bauver l'Eu- rope. On pourrait dire qu'en cette mémorable con-
188 CONCLUSION.
jôncture , la Pologne fit l'office de la France. Jus- qu'alors c'était toujours la France que la barbarie avait rencontrée , c'était toujours devant la France qu'elle s'était dissoute. En 496, venant du nord, elle s'était brisée à Clovis; en 732 , venant du midi, elle s'était brisée à Charles-Martel.
Cependant, ni l'invincible armada vaincue par Dieu , ni Kara-Mustapha battu par Sobieski , ne rassuraient pleinement l'Europe. L'Espagne et la Turquie étaient toujours debout, et le dix-septième siècle croyait les voir grandir indéfiniment, de plus en plus redoutables et de plus en plus menaçantes , dans un terrible et prochain avenir. La politique, cette science conjecturale comme la médecine, n'avait alors pas d'autre prévision. A peine se tranquillisait-on un peu par moments en songeant que les deux co- losses se rencontraient sur la mer Rouge et se heur- taient en Asie.
Ce choc dans l' Arabie-Heureuse, si lointain et si indistinct, ne diminuait pas , aux yeux des penseurs, les fatales chances qui s'amoncelaient sur la civilisa- tion. A l'époque dont nous venons d'esquisser le tableau , l'anxiété était au comble. Un écrit intitulé : Les forces du roy d'Espagne, imprimé a Paris en 1627 avec privilège du roi et gravures d'Isac Jaspar, dit : « L'ambition de ce roy seroit de pos- « séder toute chose. Ses flottes, qui vont et viennent, » brident l'Angleterre et empeschent les nauires des
CONCLUSION. 189
» austres estats de courir à leur fanlasie. » Dans un autre écrit , publié vers la même époque et qui a pour titre : Discours sommaire de V estât du Turc , nous lisons : « Il ( le Turc) donne avec beaucoup de » sujet l'alarme à la chrestienté, vu qu'il a tant de » moyens de faire une grosse armée en la levant sur les » pays qu'il possède. Il faudroit manquer du tout » de jugement pour estre sans appréhension d'un » tel déluge, o
IV
Aujourd'hui, par la force mystérieuse des choses, la Turquie est tombée , l'Espagne est tombée.
A l'heure où nous parlons , les assignats * , cette dernière vermine des vieilles sociétés pourries, dé- vorent l'empire turc.
Depuis long-temps déjà une autre nation a Gi- braltar, comme le sauvage qui coud à son manteau l'ongle du lion mort.
Ainsi, en moins de deux cents ans, les deux co- losses qui épouvantaient nos pères se sont évanouis.
L'Europe est-elle délivrée ? Non.
Comme au dix-septième siècle, un double péril la
1 Pu Turquie ils s'appellent schim.
CONCLUSION. 191
menace. Les hommes passent, mais l'homme reste; les empires tombent, les égoïsmes se réforment. Or, à l'instant où nous sommes, de même qu'il y a deux cents ans, deux immenses égoïsmes pressent l'Eu- rope et la convoitent. L'esprit de guerre, de vio- lence et de conquête est encore debout à l'orient ; l'esprit de commerce, de ruse et d'aventure est en- " core debout à l'occident. Les deux géants se sont un peu déplacés et sont remontés vers le nord, comme pour saisir le continent de plus haut.
A la Turquie a succédé la Russie ; à l'Espagne a succédé l'Angleterre.
Coupez par la pensée, sur le globe du monde, un segment qui, tournant autour du pôle, se développe du cap Nord européen au cap Nord asiatique , de Tornéa au Kamtschatka, de Varsovie au golfe d'A- nadvr, de la mer Noire à la mer d'Okhotsk, el qui, au couchant, entamant la Suéde, bordant La Balti- que, dévorant la Pologne, au midi, échancranl la Turquie, absorbant le Caucase el la mer Caspienne, envabissani La Perse, suivant la Longue chaîne qui commence aux monts Ouralsel unit au cap Orien- tal, côtoie le Turkestan et La Chine, heurte le Japon par le cap Lopatka, et, parti du milieu de l'Europe, aille au détroit de Behring toucher l'Amérique à travers l'Asie; outre la Pologne, jetei pêle-mêle dans ce monstrueux segmenl la Crimée, La Géorgie, le chirvan, l'Imiretée, L'Abascie, L'Arménie et La
192 CONCLUSION.
Sibérie; groupez à l'cntour les îles de la Nouvelle- Zemble, Spitzberg, Vaigatz et Kalgouef, Aland, Dagho et Oesel, Clarke, Saint-Mathieu, Saint-Paul,
Saint-Georges, les Aleuticnnes, Kodiak , Silka et l'archipel du Prince-de-Galles; dispersez dans cet espace immense soixante millions d'hommes, vous aurez la Russie.
La Russie a deux capitales; l'une coquette, élé- gante , encombrée des énormes colifichets du goût pompadour qui s'y sont faits palais et cathédrales, pavée de marbre blanc, bâtie d'hier, habitée par la cour, épousée par l'empereur; l'autre, chargée de coupoles de cuivre et de minarets d'étain, sombre, immémoriale et répudiée. La première, Saint-Pé- tersbourg, représente l'Europe; la seconde, Moscou, représente l'Asie. Comme l'aigle d'Allemagne, l'aigle de Russie a deux tètes.
La Russie peut mettre sur pied une armée de onze cent mille hommes.
Le débordement possible des Russes fait réparer la muraille de Chine et bâtir la muraille de Paris.
Ce qui était le grand-knez de Moscovie est à présent l'empereur de Russie. Comparez les deux figures , et mesurez les pas que Dieu fait faire à l'homme.
Le knez s'est fait tzar, le tzar s'est fait czar, le czar s'est fait empereur. Ces transformations, di- sons-le, sont de véritables avatars. A chaque peau
CONCLUSION. 193
qu'il dépouille, le prince moscovite devient de plus en plus semblable à l'Europe , c'est-à-dire à la civi- lisation.
Pourtant, que l'Europe ne l'oublie pas, ressem- bler ce n'est pas s'identifier.
L'Angleterre a l'Ecosse et l'Irlande , les Hébrides et les Orcades ; avec le groupe des îles Schctland , elle sépare le Danemarck des îles Féroé et de l'Is- lande, ferme la mer du Nord, et observe la Suède; avec Jersey et Guerncscy elle ferme la Manche et observe la France. Puis elle part, elle tourne autour de la péninsule, pose son influence sur le Portugal cl son talon sur Gibraltar, et entre dans la Méditer- ranée après en avoir pris la clef. Elle enjambe les Baléares, la Corse, la Sar daigne et la Sicile; là elle s'arrête, trouve Malte, et s'y installe entre la Sicile et Tunis, entre l'Italie et L'Afrique; «le Malle, elle gagne Corfou , d'où elle surveille la Turquie en fer- mant la mer Adriatique; Sainte-Maure, Céphalonie
et /.aille, d'OÙ elle surveille la Violée en dominant la nier Ionienne; GérigO, d'où elle surveille Candie
en bloquant L'Archipel, [ci il faut rebrousser che- min, l'Egypte barre le passage, L'isthme de Sue/.
n'esl pas encore COUpé; elle revient sur ses pas,
et rentre dans l'Océan. Elle a tourné L'Espagne, celte petite presqu'île; elle va tourner L'Afrique, cette presqu'île énorme. Le trajet esl malaisé sur cette plage où \m océan de sable se mêle au grand
[II. 17
194 CONCLUSION.
océan des flots. Comme un homme qui traverse un gué avec précaution de pierre en pierre , elle a des repos marqués pour tous les pas qu'elle fait. Elle met d'abord le pied à Saint-James , à l'embouchure de la Gambie, d'où elle épie le Sénégal français. Son second pas s'imprime sur la côte , à Cachéo, le troi- sième à Sierra-Leone , le quatrième au cap Corse. Puis elle se risque dans l'océan Atlantique , et réu- nit sous son pavillon l'Ascension, Sainte-Hélène et Fernando-Po, triangle d'îles qui entre profondément dans le golfe de Guinée. Ainsi appuyée, elle atteint le Cap et s'empare de la pointe d'Afrique comme elle s'est emparée à Gibraltar de la pointe d'Europe. Du Cap , elle remonte , au nord , de l'autre côté de la presqu'île africaine, aborde les Mascarenhas , l'île de France et Port-Louis , d'où elle tient en respect Madagascar, et s'établit aux îles Seychelles, d'où elle commande toute la côte orientale du cap Del- gado au cap Gardafù. Ici il n'y a plus que la mer Rouge qui la sépare de la Méditerranée et de l'Ar- chipel ; elle a fait le tour de l'Afrique ; elle est pres- que revenue au point d'où elle était partie. Voici la mer des Indes, voilà l'Asie.
L'Angleterre entre en Asie; des Seychelles aux Laquedives il n'y a qu'un pas, elle prend les Laque- dives; après quoi elle étend la main et saisit l'Hin- doustan s tout l'Hindoustan, Calcutta, Madras et Bombay, ces trois provinces de la Compagnie des
CONCLUSION. 195
Indes , grandes comme des empires , et sept royau- mes, Népaul, Oude, Barode, Nagpour, Nizam , Maïssour et Travancore. Là elle touche à la Russie; le Turkestan chinois seul l'en sépare. Maîtresse du golfe d'Oman que borde l'immense côte qu'elle pos- sède de Haydérabad h Trivanderam , elle atteint la Perse et la Turquie par le golfe Persique , qu'elle peut fermer , et l'Egypte par la mer Rouge , qu'elle peut bloquer également. L'IIindoustan lui donne Ceylan. De Ceylan elle se glisse entre les îles Nico- bar et les îles Andammans, prend terre sur la lon- gue côte des monts Mogs, dans l'Indo-Chine , et la voilà qui tient le golfe du Bengale. Tenir le golfe du Bengale , c'est faire la loi à l'empire des Birmans. Les monts Mogs lui ouvrent la presqu'île de Ma- lacca; elle s'y étend et s'y consolide. De Malacca elle observe Sumatra, des îles Sincapour elle observe Bornéo. De cette façon, possédant le cap Romnnia ci le cap Comorin , elle a les deux grandes pointes
<l' \sie comme elle a la pointe d'Kuropo, comme elle
a la pointe d'Afrique.
A l'heure où nous sommes, elle attaque la Chine de vive force après avoir essa\é de l'empoisonner, ou du moins de rendormir.
Ce n'est pis tout; il reste deux mondes, la Nou- velle-Hollande et l'Amérique, elle les saisit. De Ma- lacca, elle traverse le groupe inextricable des îles île la Sonde, celte conquête de la vieille navigation liol-
190 CONCLUSION.
landaise, et s'empare de la Nouvelle-Hollande tout entière, terre vierge qu'elle féconde avec des forçats,
et qu'elle garde jalousement, crénelée dans les îles Bathurst au nord et dans l'île de Diéinen au sud comme dans deux forteresses.
Puis elle suit un moment la roule de Cook, laisse à sa gauche les six archipels de l'Océanie, louvoie devant la longue muraille des Cordelières et des Andes, double le cap Horn, remonte les côtes de la Patagonie et du Brésil, et prend terre enfin sous l'équateur au sommet de l'Amérique méridionale à Stabrock, où elle crée la Guyane anglaise. Un pas, et elle est maîtresse des Iles du Veut, ce cromlech d'îles qui clôt la mer des Antilles ; un autre pas , et elle est maîtresse des îles Lucayes, longue barri- cade qui ferme le golfe du Mexique. Il y a vingt- quatre petites Antilles, elle en prend douze; il y a quatre grandes Antilles, Cuba, Saint-Domingue, la Jamaïque et Porlo-Ricco , elle se contente d'une, la Jamaïque , d'où elle gêne les trois autres. Ensuite , au milieu même de l'isthme de Panama , à l'entrée du golfe d'Honduras, elle découpe en terre ferme un morceau du Yucatan, et y pose son établissement de Balize comme que vedette entre les deux Amé- riques. Là, pourtant, le i\Iexique la tient en échec, et , au delà du Mexique , les États-Unis , cette colo- nie dont la nationalité est un affront pour elle. Elle se rembarque, et des îles Lucayes, s'appuyantsurles
CONCLUSION. 197
Bermudes où elle plante son pavillon, elle atteint Terre-Neuve , cette île qui , vue à vol d'oiseau, a la forme d'un chameau agenouillé sur l'Océan et levant sa tète vers le pôle. Terre-Neuve', c'est la station de son dernier effort. Il est gigantesque. Elle allonge le bras et s'approprie d'un coup tout le nord de l'A- mérique, de l'océan Atlantique au Grand-Océan, les îles de la Nouvelle-Ecosse, le Canada et le Labrador, la baie d'Hudson et la mer de Baffin , le Nouveau- Norfolk, la Nouvelle-Calédonie et les archipels de Quadra et de Vancouver, les Iroquois, les Chi- peouays, les Eskhnaux , les kristinaux, les Koliou- gis, et, au moment de saisir les Ougalncmioutis et les Kitègues, elle s'arrête tout à coup : la Russie est là. Où l'Angleterre est venue par mer, la Russie est venue par terre, car le détroit de Behring ne compte pas, et là, sous le cercle polaire, parmi les sauvages hideux el effarés, dans les glaces et les banquises, .à la réverbération des neiges éternelles , ii la lueur des aurores boréales, les deux colosses se rencontrent et se reconnaissent.
Réi apitùlons : l'Angleterre lient les six plus grands
golfes du inonde, qui sonl les golfes de Guinée,
d'Oman, de Bengale, du Mexique, de Baffin el
d'Hudson ; elle on\ re ou ferme à son Lié neuf mers,
la mer du Nord, l;i Manche, la Méditerranée, l'A- driatique, la mer Ionienne, l,i nier de l'Archipel, le ■jolie Persiqoe, la mer Rouge, la mer des Antilles.
17.
198 CONCLUSION.
Elle possède en Amérique un empire, la Nouvelle- Bretagne, en Asie un empire, l'IIindoustan, et dans le Grand-Océan un monde, la Nouvelle-Hollande.
En outre, elle a d'innombrables îles qui sont, sur toutes les mers et devant tous les continents, comme des vaisseaux en station et à l'ancre , et avec les- quelles, île et navire elle-même, embossée devant l'Europe, elle communique, pour ainsi dire sans solution de continuité, par ses innombrables vais- seaux, îles flottantes.
Le peuple d'Angleterre n'est pas pour lui:même un peuple souverain , mais il est pour d'autres na- tions un peuple suzerain. Il gouverne féodalement deux millions trois cent soixante-dix mille écossais , buit millions deux cent quatre-vingt mille irlandais, deux cent quarante-quatre mille africains , soixante mille australiens , un million six cent mille améri- cains et cent vingt-quatre millions d'asiatiques ; c'est- à-dire que quatorze millions d'anglais possèdent sur la terre cent trente-sept millions d'hommes.
Tous les lieux que nous avons nommés dans les quelques pages qu'on vient de lire, sont les points d'attache de l'immense filet où l'Angleterre a pris le monde.
Voici ce qui a perdu la Turquie. Premièrement, l'immensité du territoire formé d'états juxtaposés et non cimentés. Le ciment des nations, c'est une pensée commune. Des peuples De peuvent adhérer entre eux s'ils n'ont une même langue dont les mois circulent comme la monnaie de l'esprit de «mis possédée tour à tour par chacun. Or, ce qui fait circuler la langue, ce qui imprime une effigie aux mots, ce qui crée la pensée com- mune, c'esl avant tout l'art, la poésie, la littérature, humaniorté litterœ. Point d'art ni de lettres en Turquie, donc point de langue circulant de peuple
B peuple , "point de pensée commune , point d'nmlé. [Ci on pariait latin, là «rec, ailleurs slave, plus loin
200 CONCLUSION.
arabe, persan ou hindou. Ce n'était pas un empire , c'était un bloc taillé par le sabre, un composé hy- bride de nations qui se touchaient , mais qui ne se pénétraient pas. Ajoutez à cela des déserts , faits tantôt par la conquête, tantôt par le climat, immen- ses solitudes que la sève sociale ne pouvait traverser. Deuxièmement, le despotisme du prince. Le sul- tan était tout ensemble pontife et empereur , souve- rain temporel et souverain spirituel, chef politique, chef militaire et chef religieux. Ses sujets lui appar- tenaient, biens, corps et esprit, d'une façon absolue et terrible, comme sa chose et plus que sa chose. Il pouvait les condamner et les damner. Sultan , il avait leur vie ; commandeur des croyants , il avait leur âme. Or, malheur à l'individu qui est en même temps ordinaire comme homme et extraordinaire comme prince ! Trop de pouvoir est mauvais à l'homme. Être prêtre, être roi, être Dieu, c'est trop. Le bourdonnement confus de toutes les vo- lontés éveillées qui demandent à être satisfaites à la fois assourdit le pauvre cerveau de celui qui peut tout, étourdit son intelligence, dérange la génération de sa pensée et le rend fou. On pourrait dire et dé- montrer , preuves en main , que la plupart des em- pereurs romains et des sultans ont été dans une si- tuation cérébrale particulière. Sans doute il faut admettre, et l'histoire enregistre par intervalles l'ad- mirable accident d'un despote illustre , intelligent et
CONCLUSION. 201
supérieur; mais eu général et presque toujours le sultan est vulgaire. De là des désordres sans nom- bre ; l'effroyable oscillation d'une volonté suprême qui heurte et brise tout au hasard dans l'état. Le despotisme, utile, expédient, inspirateur, parfois nécessaire , pour les hommes de génie , effare et trouble l'homme médiocre. Le vin des forts est le poison des faibles.
Troisièmement, les révolutions de sérail, les con- spirations de palais; le despote étranglant ses frères, les frères empoisonnant ou égorgeant le despote; la défiance du père au fils et du fils au père ; le soup- çon dans le foyer , la haine dans l'alcôve, des mala- dies inconnues, des fièvres suspectes, des morts obscures; l'éternel complot des grands, toujours placés entre une ascension sans terme et une chute sans fond; l'émeute et le bouillonnement des petits, toujours malheureux, toujours irrités; la terreur dans la famille impériale, le tremblement dans l'em- pire ; faits graves, tristes et permanents qui dérou- lent du despotisme.
Quatrièmement, un gouvernemenl mauvais, à la fois dur et mon , lequel sort en rbanrelanl de ce despote qui ne pense jamais cl de ce palais qui tremble ton joins; pouvoir sans cohésion superposé à un étal sans unité. Les populations de cel empire à demi barbare sont dans l'ombre ; d'elles-mêmes él d'autrui, de leurs intérêts, de leur avenir, elles dis-
202 CONCLUSION.
tinguent et savent peu de choses; le gouvernement,
qui devrait les guider et qui s'y hasarde en effet, ignore presque tout et méconnaît le reste. Or, poul- ies gouvernements comme pour les individus, mé- connaître est pire qu'ignorer. Où ira cette nation forte, puissante, exubérante, redoutable, mais igno- rante? Qui la mène et où la mène-t-on? Elle tâtonne et voit à peine devant elle ; son gouvernement y voit moins encore. Étrange spectacle! un myope conduit par un aveugle.
Cinquièmement, la servitude posée comme un bat sur le peuple. Sous la domination turque , le labou- reur ne s'appartenait pas; il était à un propriétaire. Il y avait un premier bétail , le troupeau ; et un deuxième bétail , le paysan. Ainsi , la dépopulation partout , point de vraie culture, un sillon détesté du laboureur. La propriété et la liberté font aimer la terre a l'homme ; la servitude la lui fait haïr. Le cœur se serre en étudiant cet état ; qu'on l'examine en haut ou qu'on le regarde en bas, les deux extré- mités se ressemblent par la misère intellectuelle. Que peut devenir la sociabilité humaine entre un prince que le despotisme hébète et un paysan que l'esclavage abrutit ?
Sixièmement , l'abus des colonies militaires. Les timariots étaient des colons soldats. C'est une erreur qu'avaient les turcs de croire qu'on refait de la po- pulation de cette manière. Le procédé manque le
CONCLUSION. 203
but. Un village qui est un régiment n'est plus un village. Un régiment est toujours coupé carrément ; un village doit choisir son lieu et y germer naturel- lement et y croître au soleil. Un village est un arbre, un régiment est une poutre. Pour faire le soldat, on tue le paysan. Or , pour la vie intérieure et profonde des empires, mieux vaut un paysan qu'un soldat.
Septièmement , l'oppression des pays conquis; une langue barbare imposée aux vaincus; une noble na- tion , illustre, historique , grande dans les souvenirs et les sympathies de l'Europe, jadis libre, jadis ré- publicaine, décimée, extirpée, livrée au sabre et au fouet, écrasée dans l'homme, dans la femme et jus- que dans l'enfant ; déracinée de son propre sol, trans- plantée au loin , jetée au vent, foulée aux pieds. Ces voies de fait du peuple vainqueur sur le peuple vaincu sont accompagnées de cris d'horreur, et finissent par révolter toute la terre. Quand l'heure a enfui sonné, les peuples opprimasse lèvent, et le monde se lève
de leur CÔté.
Huitièmement, la religion sans l'intelligence, la
loi sans la réflexion, c'est-à-dire l'idolâtrie ; un peu- ple, dévot sans perception directe du beau, du juste
et du vrai, qui n'a plus dans la tète que les deux
yeux louches et faux de sa cro\ anee , le fatalisme à
travers lequel il voit l'homme, le fanatisme à travers
lequel il VOil Dieu.
Ainsi, un grand territoire mal lié, w\ gouverne-
204 CONCLUSION.
nient inintelligent , les conspirations de palais, l'abus des colonies militaires, la servitude du paysan , l'op- pression féroce des pays conquis, le despotisme dans le prince , le fanatisme dans le peuple : voilà ce qui a perdu la Turquie. Que la Russie y songe.
Voici ce qui a perdu l'Espagne :
Premièrement , la manière dont le sol était pos- sédé. En Espagne , tout ce qui n'appartenait pas au roi appartenait à l'église ou à l'aristocratie. Le clergé espagnol était , qu'on nous permette ce mot sévère- ment évangélique , scandaleusement riche. L'arche- vêque de Tolède, du temps de Philippe NI, avait deux cent mille ducats de rente, ce qui représente aujourd'hui environ cinq millions de francs. L'abbesse de las Buelgas de Burgos était daine de vingt-quatre villes et de cinquante villages , et avait la collation de douze commanderies. Le clergé, sans compter les dîmes et les prébendes , possédait un tiers du sol ; la grandesse possédait le reste. Les domaines des grands d'Espagne étaient presque de petits royaumes. Les rois de France exilaient un duc et pair dans ses terres; les rois d'Espagne exilaient un grand dans ses états , en sus est ados. Les seigneurs espagnols étaient les plus grands propriétaires , les plus grands cultivateurs et les plus grands bergers du royaume. En 1617 le marquis de Gebraleon avait un troupeau de huit cent mille moutons. De là des provinces entières, la Vieille- Caslille , par exemple , laissées en friche et abandon-
CONCLUSION. 205
nées à la vainc pâture. Sans cloute la petite propriété et la petite culture ont leurs inconvénients, mais elles ont d'admirables avantages. Elles lient le peuple au sol individu par individu. Dans chaque sillon, pour ainsi dire , est scellé un anneau invisible qui attache le propriétaire à la société. L'homme aime la patrie à travers le champ. Qu'on possède un coin de terre ou la moitié d'une province , on possède, tout est dit, c'esl là le grand fait. Or, quand l'église et l'aristo- cratie possèdent tout, le peuple ne possède rien; quand le peuple ne possède rien , il ne tient à rien. A la première secousse il laisse tomber l'état.
Deuxièmement, la profonde misère des classes inférieures. Quand tout est en haut, rien n'est en bas. Le champ était aux seigneurs, par conséquent le blé, par conséquent le pain. Ils vendaient le pain au peuple, cl le lui vendaient cher. Faute affreuse , que font toujours toutes les aristocraties. De là des famines factices. Du temps même de Charles-Quint, dans les hivers rigoureux, les pauvres mouraient de
froid et de faim dans les rues de Madrid. Or, profonde misère, profonde rancune. La faim fait un trou dans le CQBUr du peuple et v met la haine. Au jour venu, tou- tes les poitrines s'ouvrent, et une révolution en sort. En attendant (pie les révolutions éclatent, le vol s'organise. Les voleurs tenaient Madrid. Ailleurs ils forment une bande; à Madrid ils formaient une cor- poration. Tout Voyageur prudent capitulait avec eux, lll. i,s
206 CONCLUSION.
les comptait d'avance dans les frais de sa route et leur faisait leur part. Nul ne sortait de chez soi sans emporter la bourse des voleurs. Pendant la minorité de Charles II , sous le ministère du second don Juan d'Autriche, le corrégidorde .Madrid adressait requête à la régente pour la supplier d'éloigner de la ville le régiment d'Aytona, dont les soldats, la nuit venue", aidaient les bandits à détrousser les bourgeois.
Troisièmement , la manière dont étaient possédés et administrés les pays conquis et les domaines d'ou- tre-mer. Il n'y avait pour tout le Nouveau-Monde que deux gouverneurs, le vice-roi du Pérou et le vice-roi du Mexique ; et ces deux gouverneurs étaient eu général mauvais. Représentants de l'Espagne , ils la calomniaient par leurs exactions et la rendaient odieuse. Us ne montraient à ces peuples lointains que deux faces, la cupidité et la cruauté, pillant le bien et opprimant l'homme. Ils détruisaient les princes naturels du pays et exterminaient les populations indigènes. Quant aux vice-royautés d'Europe, il y avait un proverbe italien. Le voici ; il dit éuergique- ment ce que c'était que la domination espagnole : L'officier de Sicile ronge , l'officier deNaples mange , l'officier de Milan dévore.
Quatrièmement, l'intolérance religieuse. Nous re- parlerons peut-être plus loin de l'inquisition. Disons seulement ici que les évêques avaient un poids im- mense en Espagne. Des classes entières de régnicoles,
CONCLUSION. 207
les hérétiques et les juifs, étaient hors la loi. Tout clergé pauvre est évangéliquc ; tout clergé riche est mondain, sensuel, politique, et par conséquent in- tolérant. Sa position est convoitée , il a besoin de se défendre, il lui faut une arme, l'intolérance en est une. Avec cette arme il blesse la raison humaine et tue la loi divine.
Cinquièmement , l'énormité de la dette publique. Si riche que fût l'Espagne , ses charges l'obéraient. Les gaspillages de la cour , les gros gages des digni- taires , les bénéfices ecclésiastiques , l'ulcère sans cesse agrandi de la misère populaire , la guerre des Pays-Bas, les guerres d'Amérique et d'Asie, la cherté de la politique secrète , l'entretien des supports ca- chés qu'on avait partout, le travail souterrain de l'intrigue -universelle qu'il fallait payer et soutenir dans le monde entier , ces mille causes épuisaient l'Espagne. Les coffres étaient toujours vides. On attendait le galion , et , comme écrivait le maréchal de Tessé, si quelque tempête le fait périr ou si quelque ennemi l'emporte, toute chose est au désespoir. Sous Philippe III, le marquis de Spinola était obligé de payer de ses deniers l'année des Pays- Bas, il y a deux siècles , l'Europe , sous le rappofl financier, ressemblai à une famille mal administrée ; les monarchies étaient l'enfant prodigue, les répu- bliques étaient L'usurier. C'esl l'éternelle histoire du gentilhomme empruntant au marchand. Nous avons
208 CONCLUSION.
vu ((ne la Suisse vendait des armées ; la Hollande,
Venise et Gènes vendaient de l'argent Ainsi un prince achetait aux: treize cantons une apnée toute faite, les cantons livraient l'année à jour fixe, Venise la
payait; puis, quand il fallait rembourser Venise, le prince donnait une province, quelquefois tout son état v passait. L'Espagne empruntait de lout coté et devait partout. En 1600 le roi catholique devait , à Cènes seulement, seize millions d'or.
Sixièmement, une nation voisine, une nation sœur, pour ainsi parler, ayant long-temps vécu à part, ayant eu ses princes et ses seigneurs particuliers , envahie un beau matin par surprise , presque par trahison, réunie violemment à la monarchie centrale, de royaume faite province et traitée en pays conquis.
Septièmement, la nature de l'armement en Es- pagne. L'armement de terre était peu de chose com- paré à l'armement de mer. La puissance espagnole reposait principalement sur la flotte. C'était dépendre d'un coup de vent. L'aventure de l'armada, c'est l'histoire de l'Espagne. Un coup de vent , qu'on l'ap- pelle trombe, comme en Europe, ou typhon, comme en Chine , est de tous les temps. Malheur à la puis- sance sur laquelle le vent souffle !
Huitièmement , l'éparpillement du territoire. Les vastes possessions de l'Espagne, disséminées sur toutes les mers et dans tous les coins de la terre , n'avaient aucune adhérence avec elle. Quelques-unes , les lu-
CONCLUSION. 209
des, par exemple , étaient à quatre mille lieues d'elle, et , comme nous l'avons dit , ne se liaient a la mé- tropole que par le sillage de ses vaisseaux. Or, qu'est- ce que le sillage d'un vaisseau ? Un fil. Et combien de temps croit-on que puisse tenir un monde attaché par un fil ?
L'an passé nous trouvâmes dans je ne sais plus quelle poussière un vieux livre que personne ne lit aujourd'hui et que personne n'a lu peut-être quand il a paru. C'est un in-quarto intitulé : Discours de ta monarchie d'Espagne, publié sans nom d'au- teur, en 1617, à Paris, chez Pierre Chevalier, rue Saint-Jacques, à l'enseigne de Saint-Pierre, près les Mathurins. Nous ouvrîmes ce livre au hasard, et nous tombâmes, page 152, sur le passage que nous transcrivons textuellement : « Quelques-uns tiennent » que cette monarchie ne peut estre de longue durée, » à cause que ses terres sont tellement séparées et » esparses, el qu'il faut des despences incroyables » pour enuoyer partout et des vaisseaux el des hom- •» mes, et niesine que ceuv qui sont natifs des pais • » esloignés peuvent enfin entier en considération du
» petit nombre des espagnols, prendre courage, el a se liguer contre eux; el les chasser. » c'est en 1617, a l'époque ou l'Europe tremblait devant l'Espagne, à l'apogée de la monarchie castillane, qu'un inconnu osait écrire el imprimer cette folle prophétie. Cette
folle prophétie , c'était l'avenir. Deux cents ans plus
18.
210 CONCLUSION.
tard, elle s'accomplissait dans tous ses détails, et aujourd'hui chaque mot de l'anonyme de 1617 ni devenu un fait : les terres êparses ont amené les dépenses incroyables, la métropole s'est épuisée en hommes et en vaisseaux , (es natifs des pays éloignés sont entrés en considération du petit nombre des espagnols , ont pris courage, se sont ligués contre eux, et les ont chassés. On pourrait dire que le messie Bolivar est ici prédit tout entier. — Il y a deux siècles, toute l'Amérique était un groupe de colonies; aujourd'hui, réaction frap- pante, toute l'Amérique, au Brésil près, est un groupe de républiques.
Ainsi , une riche aristocratie possédant le sol et vendant le pain au peuple ; un clergé opulent , pré- pondérant et fanatique , mettant hors la loi des classes entières de régnicoles; l'intolérance épiscopale; la misère du peuple ; l'énormité de la dette ; la mau- vaise administration des vice - rois lointains ; une nation sœur traitée en pays conquis ; la fragilité d'une puissance toute maritime assise sur la vague, de l'océan ; la dissémination du territoire sur tous • les points du globe ; le défaut d'adhérence des pos- sessions avec la métropole ; la tendance des colonies à devenir nations : voilà ce qui a perdu l'Espagne. Que l'Angleterre y songe.
Enfin , pour résumer ce qui est commun à l'em- pire ottoman et à la monarchie espagnole, l'égoïsme,
CONCLUSION. 2 1 i
un égoïsme implacable et profond, — chose étrange, de l'égoïsme et point d'unité ! — Une politique im- morale, violente ici, fourbe là, trahissant les al- liances pour servir les intérêts ; être, l'un, l'esprit militaire sans les qualités chevaleresques qui font du soldat l'appui de la sociabilité ; être, l'autre, l'es- prit mercantile sans l'intelligente probité qui fait du marchand le lien des états; représenter, comme nous l'avons dit, le premier, la barbarie ; le second, la corruption ; en un mot, être, l'un, la guerre, l'autre, le commerce, n'être ni l'un ni l'autre la civilisation : voilà ce qui a fait choir les deux colosses d'autrefois. Avis aux deux colosses d'aujourd'hui.
VI
Avant d'aller plus loin , nous sentons le besoin de déclarer que ceci n'est qu'une froide et grave étude de l'histoire. Celui qui écrit ces lignes comprend les haines de peuple à peuple, les antipathies de races, les aveuglements des nationalités, il les excuse, mais il ne les partage pas. Rien, dans ce qu'on vient de lire , rien , clans ce qu'on va lire encore , ne con- tient une réprobation qui puisse retomber sur les peuples mêmes dont l'auteur parle. L'autour blâme quelquefois les gouvernements , jamais les nations. En général , les nations sont ce qu'elles doivent être ; la racine du bien est en elles , Dieu la développe et lui fait porter fruit. Les quatre peuples mêmes dont on trace ici la peinture rendront a la civilisation de
CONCLUSION. 213
notables services le jour où ils accepteront comme leur but spécial le but commun de rimmamte. L Es- pagne est illustre , l'Angleterre est grande ; la Russie et la Turquie elle-même renferment plusieurs des meilleurs germes de l'avenir.
Nous croyons encore devoir le déclarer dans la profonde indépendance de notre esprit, nous né- tendons pas jusqu'aux princes ce que nous disons des gouvernements. Rien n'est plus facile aujour- d'hui que d'insulter les rois. L'insulte aux rois est une flatterie adressée ailleurs. Or, flatter qui que ce soit de celte façon, en haut ou en bas, c'est une idée que celui qui parle ici n'a pas besoin d'éloigner de lui ; il se sent libre , et il est libre , parce qu .1 se reconnaît la force de louer dans l'occasion quiconque lui semble louable, fût-ce un roi. Il le dit donc hautement et en pleine conviction , jamais , et ceci prouVe l'eicellence de notre siècle, jamais, en aucun temps, quelle que soit l'époque de l'histoire qu on veuille confronter avec la nôtre, les princes et les peuples n'onl wlu ce qu'ils valent maintenant.
Qu'on ne cherche donc dans l'examen historique auquel il se livre ici aucune application blessante ni pour l'honneur «1rs royautés ni pour la dignité des nati0ns; il n'y en a pas. C'est avanl tout un travail philosophique el spéculatif. Ce sont des faits géné- raux, rien de plus; ce sonl des idées générales, ricn de plus. L'auteur n'a aucun Bel dans I àme.
214 CONCLUSION.
Il attend candidement l'avenir serein de l'huma- nité. Il a espoir dans les princes; il a foi dans les peuples.
VII
Cela dit une fois pour toutes, continuons l'examen des ressemblances entre les deux empires qui ont alarme le passé et les deux empires qui inquiètent
le présent.
Première ressemblance. Il y a du tartare dans le turc, il y en ;i aussi dans le russe. Le génie des peu- ples garde toujours quelque chose de sa murce.
Les mies, lils des tartares, sont des hommes du ,„„■,!, descendus à traders l'Asie, qui sont entrés
en Europe par le midi.
Napoléon a Sainle-llélrneadit: Gra liez U vus*<\ vous trouverez le tartare, O qu'Haditdu russe,
on peul If dite du Une.
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)NCLUS1
21:
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ne s'il reliait une patrie ou
i dénia z d'où il est, il ne
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comme e , il pousse un hur- , disparaît et revient En un ins it il emporte et pille Il combat • près avec le sabre, me longue ice dont la pointe est lanchée. »
ne du nord >ar qui a-t-il été es-
Spoque l rès qui? Sans doute
elque rédael r effrayé du Moni-
Cosai ms le temps où la
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par Ammien rcellin et Jordanis ' ,
où Rome Q t. Quinze cents ans
la figure r iru , le portrait res-
ssant que
de 375 comme les
lis, 24. Ami llin , 12.
1!)
ÉKf.'^_ ***f ^Hl M
216 CONCLUSION.
même. A de certaines époques climatériques ot fa- tales, il descend du pôle et se fait voir aux nations méridionales, puis il s'en va, et il revient deux mille ans après, et l'histoire le retrouve tel qu'elle
l'avait laissé.
Voici une peinture historique cpie nous avons sous les yeux en ce moment : « C'est là vraiment l'homme n barbare. Ses membres trapus , son cou épais et » court, je ne sais quoi de hideux qu'il a dans tout le » corps, le font ressembler à un monstre à deux pieds » ou à ces balustres taillés grossièrement en figures » humaines qui soutiennent les rampes des escaliers. » Il est tout à fait sauvage. Il se passe de feu quand » il le faut , même pour préparer sa nourriture. Il » mange des racines et des viandes cuites ou plutôt » pourries sous la selle de son cheval. Il n'entre sous » un toit que lorsqu'il ne peut faire autrement. Il a a horreur des maisons comme si c'était des tom- » beaux. Il va par vaux et par monts, il court devant » lui, il sait depuis l'enfance supporter la faim, la » soif et le froid. Il porte un gros bonnet de poil sur » la tête , un jupon de laine sur le ventre , deux » peaux de boucs sur les cuisses, sur le dos un » manteau de peaux de rats cousues ensemble. Il » ne saurait combattre à pied. Ses jambes, allourdies » par de grandes bottes , ne peuvent marcher et le » clouent à sa selle, de sorte qu'il ne fait qu'un avec » son cheval, lequel est agile et vigoureux, mais
CONCLUSION. 217
» petit et laid. Il vit à cheval, il traite à cheval, il » achète et vend à cheval, il boit et mange à cheval, » il dort et rêve à cheval.
» Il ne laboure point la (erre , il ne cultive pas les » champs, il ne sait ce que c'est qu'une charrue. Il » erre toujours , comme s'il cherchait une patrie ou » un foyer. Si vous lui demandez d'où il est, il ne » saura que répondre. Il est ici aujourd'hui , mais » hier il était là ; il a été élevé là-bas, mais il est né » plus loin.
» Quand la bataille commence , il pousse un hur- » lement terrible, arrive, frappe, disparaît et revient » comme l'éclair. En un instant il emporte et pille » le camp assailli. Il combat de près avec le sabre, » et de loin avec une longue lance dont la pointe est » artistement emmanchée. »
Ceci est l'homme du nord. Par qui a-l-il été es- quissé, à quelle époque et d'après qui? Sans doute en 1814, par quelque rédacteur effrayé du Moni- teur, d'après le Cosaque, dans le temps où la France pliait? Non , ce tableau a été fait d'après le liim, en 375, par Ammien Marcellin el Jordanis1, dans le temps où Rome tombait. Quinze cents ans se sont écoulés, la figure a reparu , le portrait res- semble encore.
Notons en passant (pic les buns de ."575 comme les
1 Voyct Jordanii , i\. Ammien Marcellin, 12. lit. ,g
218 CONCLUSION.
cosaques de 1814 venaient des frontières de la Chine.
L'homme du midi change, se transforme et se développe, fleurit et fructifie , meurt et renaît comme la végétation ; l'homme du nord est éternel comme la neige.
Deuxième ressemblance. En Russie comme en Turquie rien n'est définitivement acquis à personne, rien n'est tout à fait possédé , rien n'est nécessaire- ment héréditaire. Le russe comme le turc peut , d'après la volonté ou le caprice d'en haut , perdre son emploi, son grade, son rang, sa liberté, son bien, sa noblesse, jusqu'à son nom. Tout est au monarque , comme dans de certaines théories plus folles encore que dangereuses, qu'on essaiera vai- nement à l'esprit français , tout serait à la com- munauté. Il importe de remarquer, et nous livrons ce fait à la méditation des démocrates absolus , que le propre du despotisme , c'est de niveler. Le des- potisme fait l'égalité sous lui. Plus le despotisme est complet , plus l'égalité est complète. En Russie comme en Turquie , la rébellion exceptée , qui n'est pas un fait normal , il n'y a pas d'existence décidé- ment et virtuellement résistante. Un prince russe se brise comme un pacha ; le prince comme le pacha peut devenir simple soldat et n'être plus dans l'ar- mée qu'un zéro dont un caporal est le chiffre. Un prince russe se crée comme un pacha. Un porte-
CONCLUSION. 219
balle devient Méhémet-Ali ; un garçon-pâtissier de- vient Menzikoff. Cette égalité , que nous constatons ici sans la juger, monte même jusqu'au trône et, toujours en Turquie, parfois en Russie, s'accouple à lui. Une esclave est sultane ; une servante a été czarine.
Le despotisme , comme la démagogie , hait les su- périorités naturelles et les supériorités sociales. Dans la guerre qu'il leur fait, il ne recule pas plus qu'elle devant les attentats qui décapitent la société même. Il n'y a pas pour lui d'hommes de génie; Thomas Morus ne pèse pas plus dans la balance de Henri Tu- dor que Bailly dans la balance de Marat. Il n'y a pas pour lui de têtes couronnées; iMarie Stuart ne pèse pas plus dans la balance d'Elisabeth que Louis XVI dans la balance de Robespierre.
La première chose qui frappe quand on compare la Russie à la Turquie, c'est une ressemblance; la première chose qui frappe quand on compare l'An- gleterreà l'Espagne, c'est une dissemblance. En Es- pagne, la royauté est absolue; en Angleterre, elle est limitée.
lui j réfléchissant , on arrive à ce résolut singu- lier : cette dissemblance engendre une ressemblance.
I. 'excès (in mniiairliisiiie pnuluil , i|ii;inl ;i l'autorité
royale, et à ne le considérer que sons ce point de rue spécial, le môme résultat (pie l'excès du consti- tutionnalisme. Dans l'on et dans l'autre ras le roi est annulé.
220 CONCLUSION.
Le roi d'Angleterre, servi ii genoux, esl un roi nominal ; le roi d'Espagne , sen i de même à genoux,
est aussi un roi nominal. Tous deux sont impecca- bles. Chose remarquable, l'axiome fondamental de la monarchie la plus absolue est également l'axiome fondamental de la monarchie la plus constitution- nelle. Ei rey no cae , le roi ne tombe pas , dit la vieille loi espagnole ; The king can do nu wrong, le roi ne peut faillir, dit la vieille loi anglaise. Quoi de plus frappant, quand on creuse l'histoire, que de trouver , sous les faits en apparence les plus divers , le monarchisme pur et le constitutionnalisme rigou- reux assis sur la même base et sortant de la même racine !
Le roi d'Espagne pouvait être , saus inconvénient , de même que le roi d'Angleterre, un enfant, un mineur , un ignorant , un idiot. Le Parlement gou- vernait pour l'un; le Despacho Universal gouvernait pour l'autre. Le jour où la nouvelle de la prise de Mons parvint à Madrid, Philippe IV se réjouit très-fort en plaignant tout haut ce pauvre roi de France, ese fobrecito rey de Francia. Personne n'osa lui dire que c'était à lui , roi d'Espagne , que Mons appar- tenait. Spinola , investissant Breda , que les hollan- dais défendaient admirablement , écrivit dans une longue lettre à Philippe III le détail des innombra- bles impossibilités du siège ; Philippe III lui renvoya sa lettre après avoir seulement écrit en marge de sa
CONCLUSION. 221
main : Marquis, prends Breda. Pour écrire un pareil mot , il n'y a que la stupidité ou le génie , il faut tout ignorer ou tout vouloir, être Philippe III ou Bonaparte. Voilà à quelle nullité pouvait tomber le roi d'Espagne, isolé qu'il était de toute pensée et de toute action par la forme même de son autorité. La grande charte isole le roi d'Angleterre à peu près de la même façon. L'Espagne a lutté contre Louis XIV avec un roi imbécile; l'Angleterre a lutté contre Na- poléon avec un roi fou.
Ceci ne prouve-t-ii point que dans les deux cas le roi est purement nominal? — Est-ce un bien ? Est- ce un mal ? C'est là encore un fait que nous consta- tons sans le juger.
Rien n'est moins libre qu'un roi d'Angleterre, si ce n'est un roi d'Espagne. A tous les deux on dit : Vous pouvez tout, à ta condition de ne rù n vouloir. Le parlement lie le premier, L'étiquette lie le second ; et , ce sont là les ironies de l'histoire , ces den\ entraves si différentes produisent dans de cer- tains ras les mêmes effets. Quelquefois le parlement se révolte et tue le roi d'Angleterre : quelquefois l'é- tiquette se révolte et tue le roi d'Espagne. Parallé- lisme bizarre, mais incontestable, dans lequel l'é- chafaud de Charles I,r a pour pendant le brasier de Philippe ni.
I n des résultats les plus considérables de celte an- nulation de l'autorité royale par des (anses pourtant
19.
m CONCLUSION.
presque opposées, c'est que la loi salique devient inutile. En Espagne comme en Angleterre, 1rs fem- mes peuvent régner.
Entre les deux peuples il existe encore plus d'un rapport qu'enseigne une comparaison attentive. En Angleterre comme en Espagne, le fond du caractère national est fait d'orgueil et de patience. C'est là , à tout prendre, et sauf les restrictions que nous indi- querons aillieurs, un admirable tempérament et qui pousse les peuples aux grandes choses. L'orgueil est vertu pour une nation ; la patience est vertu pour l'individu.
Avec l'orgueil on domine; avec la patience on co- lonise. Or, que trouvez-vous au fond de l'histoire d'Espagne comme au fond de l'histoire de la Grande- Bretagne ? Dominer et coloniser.
Tout à l'heure nous tracions , l'oeil fixé sur l'his- toire , le tableau de l'infanterie castillane. Qu'on le relise. C'est aussi le portrait de l'infanterie anglaise.
Tout à l'heure nous indiquions quelques traits du clergé espagnol. En Angleterre aussi il y a un ar- chevêque de Tolède; il s'appelle l'archevêque de Cantorbéry.
Si l'on descend jusqu'aux moindres particularités, on voit que, pour ces petits détails impérieux de vie intérieure et matérielle qui sont comme la seconde nature des populations , les deux peuples , chose sin- gulière , sont de la même façon tributaires de l'O-
CONCLUSION. 223
céan. Le thé est pour l'Angleterre ce qu'était pour l'Espagne le cacao : l'habitude de la nation; et par conséquent, selon la conjoncture, une occasion d'al- liance ou un cas de guerre.
Passons à un autre ordre d'idées.
Il y a eu et il y a encore chez certains peuples un dogme affreux , contraire au sentiment intérieur de la conscience humaine, contraire à la raison publi- que qui fait la vie même des États. C'est cette fatale aberration religieuse, érigée en loi dans quelques pays, qui établit en principe et qui croit qu'en brû- lant le corps on sauve l'âme, que les tortures de ce monde préservent une créature humaine des tortu- res de l'autre, que le ciel s'achète par la souffrance physique; et que Dieu n'est qu'un grand bourreau souriant, du haut de l'éternité de son enfer, à tous les hideux petits supplices que l'Iionnue peut inven- ter. Si jamais dogme lui contraire au développement delà sociabilité humaine, c'est celui-là. C'est lui qui s'attelle à l'horrible chariot de Jaghernaut; c'est lui qui présidai! il y a un siècle aux exterminations an- nuelles de Dahomet. Quiconque seul et raisonne le repousse avec horreur. Les religions de l'orient l'ont vainement transmis ;'"* religions de l'occident. Au- cune philosophie ne l'a adopté. Depuis trois mille; ans, sans attirer un seul penseur, la pâle clarté de ces doctrines sépulcrales rougit vaguement le bas du porche monstrueux des théogonies de l'Inde, sombre
29.4 CONCLUSION. .
et gigantesque édifice qui se perd , à demi entrevu par l'humanité terrifiée , dans les ténèbres sans fond du mystère infini.
Cette doctrine a allumé en Europe au seizième siècle les bûchers desjuifs et des hérétiques; l'inqui- sition les dressait, l'Espagne les attisait. Cette doc- trine allume encore de nos jours en Asie le bûcher des veuves; l'Angleterre ne le dresse ni ne l'attise, mais elle le regarde brûler.
Nous ne voulons pas tirer de ces rapprochements plus qu'ils ne contiennent. Il nous est impossible pourtant de ne pas remarquer qu'un peuple qui se- rait pleinement dans la voie de la civilisation ne pour- rait tolérer , même par politique , ces lugnbres , atroces et infâmes sottises. La France au seizième siècle a rejeté l'inquisition. Au dix-neuvième , si l'Inde était colonie française , la France eût depuis long-temps éteint le suttee.
Puisqu'en notant çà et là les points de contact ina- perçus , mais réels , de l'Espagne et de l'Angleterre, nous avons parlé de la France, observons qu'on en retrouve jusque dans les événements en apparence purement accidentels. L'Espagne avait eu la captivité de François Ier ; l'Angleterre a partagé cette gloire ou cette honte. Elle a eu la captivité de Napoléon.
Il est des choses caractéristiques et mémorables qui reviennent et se répètent, pour l'enseignement des esprits attentifs, dans les échos profonds de
CONCLUSION. 225
l'histoire. Le mot de Waterloo : La garde meurt et ne se rend pas , n'est que l'héroïque traduction du mot de Pavie : Tout est perdu, fors ('hon- neur.
Enfin, outre les rapprochements directs, l'histoire révèle , entre les quatre peuples qui font le sujet de ce paragraphe, je ne sais quels rapports étranges et, pour ainsi parler, diagonaux, qui semblent les lier mystérieusement et qui indiquent au penseur une similitude secrète de conformation et, par con- séquent peut-être, de destination. Enregistrons-eu ici deux seulement. Le premier va de l'Angleterre à la Turquie : Henri VIII tuait ses femmes comme Mahomet II. Le deuxième va de la Russie à l'Fspa- gne : Pierre Ier a tué son fils comme Philippe IL
VIII.
La Russie a dévoré la Turquie.
L'Angleterre a dévoré l'Espagne.
C'est , à notre sens , une dernière et définitive as- similation. Un état n'en dévore un autre qu'à la con- dition de le reproduire.
Il suffit de jeter les yeux sur deux cartes d'Europe dressées à cinquante ans d'intervalle, pour voir de quelle façon irrésistible , lente et fatale la frontière moscovite envahit l'empire ottoman. C'est le sombre et formidable spectacle d'une immense marée qui monte. A chaque instant et de toutes parts le flot gagne, la plage disparaît. Le flot, c'est la Russie; la plage, c'est la Turquie. Quelquefois la lame recule, mais elle surgit de nouveau le moment d'après, et
CONCLUSION. 227
cette fois elle va plus loin. Tue grande partie de la Turquie est déjà couverte, et on la distingue encore vaguement sous le débordement russe. Le 20 août 1828, une vague est allée jusqu'à Andrinople. Elle s'est retirée ; mais lorsqu'elle reviendra , elle attein- dra Constantinople.
Quant à l'Espagne, les dislocations de l'empire ro- main et de l'empire carlovingien peuvent seules don- ner une idée de ce démembrement prodigieux. Sans compter le Milancz que l'Autriche a pris, sans compter le Roussillon , la Franche-Comté, les Ardennes, le Cambrésis et l'Artois qui ont fait retour à la France, des morceaux de l'antique monarcbie espagnole il s'est formé en Europe) et encore laissons-nous en dehors le royaume d'Espagne proprement dit , qua- tre royaumes : le Portugal, la Sardaignc, les Dcux- * Siciies, la Iï<lyir[ii(> ; en Asie, une vice-royauté , l'Inde, égale h un empire; et, en Amérique, neuf républiques : le Mexique, le Guatemala, la Colom- bie, le Pérou, Bolivia, le Paraguay, l'Uruguay, la Plata et le Chili. Soit par influence, soit par souve- raineté directe, la Grande-Bretagne possède aujour- d'hui la plus grande part de cel énorme héritage. Elle a à peu près toutes les lies qu'avait l'Espagne et qui, presque littéralement, étaient innombrables.
Connue nous le disions on commençant, ello il dé- voré l'Espagne, de même que l'Espagne avait dévoré le Portugal. Aujourd'hui, en parcourant du regard
228 CONCLUSION.
les domaines britanniques, on ne voit que noms por- tugais et castillans, Gibraltar, Sierra-Lconc , la As- cension, Fernaudo-Po, las Mascarenhas, el Cabo Del- gado, el Cabo Guardafu, Honduras, las Lucaïas, las Bermudas, la Barbada, la Trinidad, Tabago, Santa- Margarita, la Granada, San-Cristoforo, Antigoa. Par- tout l'Espagne est visible, partout l'Espagne reparaît. Même sous la pression de l'Angleterre, les fragments de l'empire de Cbarles-Quint n'ont pas encore perdu leur forme ; el , qu'on nous passe cette comparaison qui rend notre pensée , on reconnaît toute la monar- chie espagnole dans les possessions de la Grande- Bretagne comme on retrouve un jaguar à demi di- géré dans le ventre d'un boa.
IX.
Ainsi que nous l'avons indiqué sommairement dans le paragraphe V, les deux grands empires du dix-septième siècle portaient dans leur constitution même les causes de Leur décadence. Mais ils vivaient momentanément d'une vie fébrile si formidable qu'avant de mourir ils eussent pu étouffer la civi- lisation, il fallait qu'un fait extérieur considérable
donnai aux causes de chute qui riaient en eu\ le
temps de se développer. Ce fait , que nous avons également signalé, «"est la résistance de l'Europe, au dix-septième siècle, l'Europe, gardienne delà
Civilisation, menacée au levant et an conelianl.a ré- sisté à la Turquie et à l'Espagne. An dix-neuvième sie.le, l'Europe, replacée par les combinaisons sou- ru. ™
230 CONCLUSION.
veraines de la Providence identiquement dans la même situation, doit résister à la Russie et à l'An- gleterre.
Maintenant, comment résistera-t-elle ? que reste- 1— il , à ne l'envisager que sous ce point de vue spé- cial, de la vieille Europe qui a lutté, et où sont les points d'appui de l'Europe nouvelle ?
La vieille Europe , cette citadelle que nous avons lâché de reconstruire par la pensée dans les pages où nous avons placé notre point de départ, est au- jourd'hui à moitié démolie et trouée de toutes parts de brèches profondes.
Presque tous les petits états, duchés, républiques ou villes libres, qui contribuaient à la défense géné- rale , sont tombés.
La Hollande, trop de fois remaniée, s'est amoin- drie.
La Hongrie , devenue le pays de Galles, les Astu- ries ou le Dauphiné de l'Autriche, s'est effacée.
La Pologne a disparu.
Venise a disparu.
Gênes a disparu.
Malte a disparu.
Le pape n'est plus que nominal. La foi catholique a perdu du terrain ; perdre du terrain c'est perdre des contribuables. Rome est appauvrie. Or, ses états ne suffiraient pas pour lui donner une armée ; elle n'a point d'argent pour en acheter une, et d'ailleurs
CONCLUSION. 231
nous ne sommes plus dans le siècle où l'on en vend. Comme prince temporel , le pape a disparu.
Que reste-t-il donc de tout ce vieux monde? Qui est-ce qui est encore debout en Europe ? Deux na- tions seulement : la France et l'Allemagne.
Eh bien , cela pourrait suffire. La France et l'Al- lemagne sont essentiellement l'Europe. L'Allemagne est le cœur ; la France est la tête.
L'Allemagne et la France sont essentiellement la civilisation. L'Allemagne sent; la France pense.
Le sentiment et la pensée, c'est tout l'homme civilisé.
Il y a entre les deux peuples connexion intime , consanguinéité incontestable. Ils sortent des mêmes sources; ils ont lutté ensemble contre les romains; ils sont frères dans le passé, frères dans le présent, frères dans l'avenir.
Leur mode de formation a élé le même. Us ne sont pas des insulaires, ils ne sont pas des conqué- rants; ils sont les vrais lils du sol européen.
Le caractère sacré et profond de lils du sol leur est tellement inhérent et se développe en eux si puissamment qu'il a rendu longtemps impossible, même malgré l'effort des années et la prescription de l'antiquité, leur mélange avec toul peuple enva- hisseur, quel qu'il fût et de quelque part qu'il flnt,
Sans compter les juifs, nation enivrante et non eon- quérante, qui est d'ailleurs dans l'exception partout,
232 CONCLUSION.
on peut citer, par exemple, des races slaves qui ha- bitent le sol allemand depuis dix siècles et qui n'é- taient pas encore allemandes il y a cent cinquante ans. Rien de plus frappant à ce sujet que ce que raconte Tollius. En 1687, il était à la cour de Brandebourg; l'électeur lui dit un jour : « J'ai des vandales dans » mes états. Ils habitent les côtes de la mer Baltique. » Us parlent esclavon, à cause de l'Esclavonie d'où » ils sont venus jadis. Ce sont des gens fourbes, in- » fidèles, aimant le changement, séditieux; ils ont » nombre de bourgs de cinq et six cents pères de » famille; ils ont en secret un roi de leur nation, » lequel porte sceptre et couronne, et à qui ils payent » chaque année un sesterce par tète. J'ai aperçu une » fois ce roi , qui était un jeune homme bien dispos » de corps et d'esprit ; comme je le considérais at- » tentivement, un vieillard s'en aperçut, entrevit ma » pensée, et pour m'en détourner il tomba a coups de » bâton sur ce roi qui était son roi, et le chassa comme «un esclave. Ils ont l'esprit léger, et reculent, » quand on les approche , dans des bois et des ma- » rais inaccessibles; c'est ce qui m'a empêché d'ou- » vrir chez eux des écoles ; mais j'ai fait traduire » dans leur langue la Bible , les Psaumes et le calé- » chisme. Ils ont des armes, mais secrètement. Une » fois, ayant avec moi huit cents grenadiers, je me » trouvai tout à coup environné de quatre ou cinq » mille vandales; mes huit cents grenadiers eurent
CONCLUSION. 233
» grand'peinc à les dissiper. » Après un moment de silence, l'électeur voyant Tollius rêveur, ajouta cette parole remarquable : « Tollius, vous êtes alchi- miste. Il est possible que vous fassiez de l'or avec du cuivre; je vous défie de faire un prussien avec un vandale. »
La fusion éiait difficile en effet; pourtant, ce qu'aucun alchimiste n'eût pu faire , la nationalité allemande, aidée par la grande clarté du dix-neu- vième siècle , finira par l'accomplir.
A l'heure qu'il est , les mêmes phénomènes con- stituants se manifestenl en Allemagne et en France. Ce que rétablissement des départements a f;iii pour la France, l'union des douanes le fait pour l'Alle- magne ; elle lui donne l'unité.
FI faut, pour <[u<' l'univers soit en équilibre, qu'il y ait en Europe, comme la double clef de voûte «lu continent, deux grands états du Rhin, tous deux fécoiiilés ci étroitement unis par ce fleuve régénéra- teur; l'un septentrional el oriental, l'Allemagne, s'appuyant à la Baltique, à l'Adriatique el à la mer Noire, avec la Suède, le Danemarck, la Grèce el 1rs
principautés du Danube pour ans boulants; l'autre, méridional et occidental, la France, s'appinant à la
Méditerranée el à l'Océan, avec l'Italie et l'Espagne pour contreforts.
Depuis mille ans, la même question s'est déjà
présentée plusieurs fois en d'autres termes, <•! ce
ao,
234 CONCLUSION.
plan a déjà été essayé par trois grands princes.
D'abord, par Charlcmagne. Au huitième aède , ce n'était pas les turcs et les espagnols, ce n'était pas les anglais et les russes , c'était les saxons et les normands. Charlcmagne construisit son Étal contre eux. L'empire de Charlemagne est une première épreuve encore vague et confuse, mais pourtant re- connaissante, de l'Europe que nous venons d'es- quisser, et qui sera un jour , sans nul doute , l'Eu- rope définitive.
Plus tard, par Louis XIV. Louis XIV voulut bâtir l'état méridional du Rhin tel que nous l'avons indi- qué. Il mit sa famille en Espagne , en Italie et en Sicile , et y appuya la France. L'idée était neuve , mais la dynastie était usée; l'idée était grande, mais la dynastie était petite. Cette disproportion empêcha le succès.
L'œuvre était bonne , l'ouvrier était bon , l'outil était mauvais.
Enfin par Napoléon. Napoléon commença par ré- tablir, lui aussi, l'état méridional du Rhin. Il in- stalla sa famille non-seulement en Espagne, en Lom- bardie, eu Étrurie et à Xaples, mais encore dans le duché de Berg et en Hollande , afin d'avoir en bas toute la Méditerranée et en haut tout le cours du Rhin jusqu'à l'Océan. Puis, quand il eut refait ainsi ce qu'avait fait Louis XIV, il voulut refaire ce qu'a- vait fait Charlemagne. Il essaya de constituer l'Aile-
CONCLUSION. 235
magne d'après la même pensée que la France. Il épousa l'Autriche , donna la Westphalie à son frère, la Suède à Bernadotte, et promit la Pologne à Po- niatowski. C'est dans celle œuvre immense qu'il rencontra l'Angleterre, la Russie et la Providence, et qu'il se brisa. Les temps n'étaient pas encore ve- nus. S'il eût réussi, le groupe continental était formé. Peut-être faut-il que l'œuvre de Charlemagne et de Napoléon st: refasse sans Napoléon et sans Char- lemagne. Ces grands hommes ont peut-être l'incon- vénient de trop personnifier l'idée et d'inquiéter par leur entité, plutôt française que germanique, la jalou- sie des nationalités. Il en peut résulter des méprises, et les peuples en viennent à s'imaginer qu'ils ser- vent un homme et non une cause, l'ambition d'un seul et non la civilisation de tous. Mois ils se déta- chent. C'est ce qui est arrivé en 1813. Il ne faut pas <pie ce soit Charlemagne ou Bonaparte qui se défende contre les ennemis de l'orienl ou les enne- mis de L'occident ; il faut que ce soit l'Europe. Quand L'Europe centrale sera constituée, et elle le
Sera un jour, l'intérêt «le ions sera évident; la
France , adossée à l'Allemagne, fera front à l'Angle- terre, qui esi, comme nous l'avons déjà dit , l'espril de commerce, et la rejettera dans L'Océan; l'Alle- magne, adossée ;i la France, fera front à la llussir,
qui, nous L'avons dit de même, est l'esprit de con- quête, ei la rejettera dans L'Asie.
230 CONCLUSION.
Le commerce est à sa place clans l'Océan.
Quanl à l'esprit de conquête , qui a la guerre pour instrument , il retrempe et ressuscite les civi- lisations mortes, et tue les civilisations vivantes. La guerre est pour les unes la renaissance, pour les autres la fin. L'Asie en a besoin, l'Europe non.
La civilisation admet l'esprit militaire et l'esprit commercial ; mais elle ne s'en compose pas unique- ment. Elle les combine dans une juste proportion avec les autres éléments humains. Elle corrige l'es- prit guerrier par la sociabilité , et l'esprit marchand par le désintéressement. S'enrichir n'est pas son objet exclusif; s'agrandir n'est pas son ambition su- prême. Éclairer pour améliorer , voilà son but ; et à travers les passions , les préjugés , les illusions , les erreurs et les folies des peuples et des hommes, elle fait le jour par le rayonnement calme et majestueux de la pensée.
Résumons. L'union de l'Allemagne et de la France, ce serait le frein de l'Angleterre et de la Russie, le salut de l'Europe , la paix du monde.
C'est ce que la politique anglaise et la politique russe, maîtresses du congrès de Vienne, ont com- pris en 1815.
Il y avait alors rupture de fait entre la France et l'Allemagne.
Les causes de cette rupture valent la peine d'être rappelées en peu de mois.
Le czar, par enthousiasme pour Bonaparte , avait
été un moment français; mais voyant Napoléon édi- fier le nord de l'Europe contre la Russie, il était
redevenu russe. El , quelle que pûl être son amitié
d'homme privé pour Alexandre, Napoléon, en for- tifiant L'Europe contre les russes, ne méritait aucun blâme. Il est aussi impossible aux Cliarlema^ne el
238 CONCLUSION.
aux Napoléon de no pas construire leur Europe d'une certaine façon qu'au castor de ne pas bâtir sa hutte selon une certaine forme et contre un certain vent. Quand il s'agit de la conservation et de la pro- pagation , ces deux grandes lois naturelles , le génie a son instinct aussi sûr, aussi fatal , aussi étranger à tout ce qui n'est pas le but, que l'instinct de la brute. Il le suit, laissez-le faire, et, dans l'empereur comme dans le castor, admirez Dieu.
L'Angleterre, elle, n'avait même pas eu le mo- ment d'illusion d'Alexandre. La paix d'Amiens avait duré le temps d'un éclair; Fox tout au plus avait été fasciné par Bonaparte. L'Europe de Napoléon était bâtie également et surtout contre elle ; aussi , pour s'allier à l'Angleterre, le czar n'eut qu'à pren- dre sa main qui était tendue vers lui depuis long- temps. On sait les événements de 1812. L'empereur Napoléon s'appuyait sur l'Allemagne comme sur la France ; mais , harcelé de toutes parts , haï et trahi par les rois de vieille souche ; piqué par la nuée des pamphlets de Londres comme le taureau par un essaim de frelons , gêné dans ses moyens d'action , troublé dans son opération colossale et délicate, il avait fait deux grandes fautes, l'une au midi, l'autre au nord ; il avait froissé l'Espagne et blessé la Prusse. Il s'ensuivit une réaction terrible et juste sous quelques rapports. Comme l'Espagne, la Prusse se souleva. L'Allemagne trembla sous les pieds de
CONCLUSION. 23y
l'empereur. Cherchant du talon son point d'appui , il recula jusqu'en France, où il retrouva la terre ferme. Là, durant trois grands mois, il lutta comme un géant corps à corps avec l'Europe. Mais le duel était inégal; ainsi que dans les combats d'Homère, l'Océan et l'Asie secouraient l'Europe. L'Océan vo- missait les anglais; l'Asie vomissait les cosaques. L'empereur tomba; la France se voila la tète; mais avant de fermer les yeux, a L'avant-garde des hordes russes, elle reconnut l'Allemagne.
De là une rupture entre les deux peuples. L'Al- lemagne avait sa rancune; la France eut sa colère
Mais chez des nations généreuses , sœurs par le sang et par la pensée, les rancunes passent, les co- lères tombent; le grand malentendu de 1813 devait finir par s'éclaircir. L'Allemagne, héroïque dans la guerre, redevient rêveuse à la paix. Tout ce qui est illustre, tout ce cpii est sublime, même hors de sa frontière, plaît à son enthousiasme sérieux et désin- téressé. Quand son ennemi est digne d'elle, elle le combat tant qu'il est debout ; elle l'honore des qu'il est tombé. Napoléon était trop grand pour qu'elle n'en revint pas à l'admirer, trop malheureux pour qu'elle n'en vînl pas à l'aimer. E1 pour la France, à qui Sainte-Hélène a serré le cœur, quiconque ad- mire et aime l'empereur esl français. Les deux na- tions étaieni donc invinciblement amenées dans un temps donne a b'( ntendre et a se réconcilier.
240 CONCLUSION.
L'Angleterre et la Russie prévirent cet avenir inévitable; et pour L'empêcher, peu rassurées par la chute de l'empereur, niolif momentané cl» rup- ture, elles créèrent entre l'Allemagne et la France un motif permanent de haine.
Elles prirent à la France et donnèrent à l'Alle- magne la rive gauche du Rhin.
XI
Ceci était d'une politique profonde.
C'était entamer le grand état méridional du Rhin ébauché par Charlemagne, construit par Louis XIV, complété et restauré par Napoléon. C'était affaiblir l'Europe centrale, lui créer faclicemenl une sorte de maladie chronique, et la tuer peut-être, avec le temps, en lui mettant près du cœur un ulcère tou- jours douloureux , toujours gangrené. C'était faire brèche à la France, à la vraie France, qui est rhé- nane comme elle est méditerranéenne; Ftûnoia rhenana, disent les vieilles chartes carlovingien- nés. (l'était poster une avant-garde étrangère à cinq journées de Paris. C'était surtout irriter à jamais I,i France contre l'Allemagne*
III. 21
242 CONCLUSION.
Cette politique profonde, qu'on reconnaît clans la conception d'une pareille pensée , se retrouve dans l'exécution.
Donner la rive gauche du Rhin à l'Allemagne , c'était une idée. L'avoir donnée à la Prusse, c'est un chef-d'œuvre.
Chef-d'œuvre de haine , de ruse , de discorde et de calamité ; mais chef-d'œuvre. La politique en a comme cela.
La Prusse est une nation jeune , vivace, énergi- que, spirituelle , chevaleresque , libérale, guerrière, puissante. Peuple d'hier qui a demain. La Prusse marche à de hautes destinées, particulièrement sous son roi actuel, prince grave, noble, intelligent cl loyal , qui est digne de donner à son peuple cette dernière grandeur, la liberté. Dans le sentiment vrai et juste de son accroissement inévitable, par un point d'honneur louable , quoique à notre avis mal entendu, la Prusse peut vouloir ne rien lâcher de ce qu'elle a une fois saisi.
La politique anglaise se garda bien de donner celte rive gauche à l'Autriche. L'Autriche évidem- ment depuis deux siècles décroît et s'amoindrit.
Au dix-huitième siècle, époque où Pierre-le-Grand a fait la Russie , Frédéric-le-Grand a fait la Prusse ; et il l'a faite en grande partie avec des morceaux de l'Autriche.
CONCLUSION. 243
L'Autriche , c'est le passé de l'Allemagne ; la Prusse, c'est l'avenir.
A cela près que la France , comme nous le mon- trerons tout à l'heure, est à la fois vieille et jeune, ancienne et neuve , la Prusse est en Allemagne ce que la France est en Europe.
Il devrait y avoir entre la France et la Prusse ef- fort cordial vers le même but, chemin fait en com- mun , accord profond , sympathie. Le partage du Rhin crée une antipathie.
Il devrait y avoir amitié ; le partage du Rhin crée une haine.
Brouiller la France avec l'Allemagne, c'était quel- que chose; brouiller la France avec la Prusse, c'é- tait tout.
Redisons-le, l'installation de la Prusse dans les provinces rhénanes a été le fait capital (\u congrès de Vienne. Ce fut la grande adresse de lord Caslle-
reagh et la grande faute de M. de Talleyrand.
XIT.
Du reste, dans le fatal remaniement de 1815, il n'y a pas eu d'autre idée que celle-là. Le surplus a été fait au hasard. Le congrès a songé à désorgani- ser la France, non à organiser l'Allemagne.
On a donné des peuples aux princes et des prin- ces aux peuples, parfois sans regarder les voisina- ges, presque toujours sans consulter l'histoire, le passé , les nationalités , les amours-propres. Car les nations aussi ont leurs amours-propres qu'elles écou- tent souvent, disons-le à leur honneur, plus que leurs intérêts.
Un seul exemple, qui est éclatant, suffira pour indiquer de quelle manière s'est fait sous ce rap- port le travail du congrès. Mayence est une ville
CONCLUSION. 245
illustre. Mayence , au neuvième siècle , était assez forte pour châtier son archevêque Hatto ; Mayence , au douzième siècle , était assez puissante pour dé- fendre contre l'empereur et l'empire son archevê- que Adalbert. Mayence, en 1225, a été le centre de la hanse rhénane et le nœud des cent villes. Elle a été la métropole des minncsaenger, c'est-à-dire de la poésie gothique; elle a été le berceau de l'impri- merie, c'est-à-dire de là pensée moderne. Elle garde et montre encore la maison qu'ont habitée, de H43 à 1450, Gutenberg, Jean Fust et Pierre Schœffer, et qu'elle appelle par une magnifique et juste assi- milation Dreykœnigshof , la maison des trois rois. Pendant huit cents ans Mayence a été la capi- tale du premier des électorals germaniques ; pendant vingt ans Mayence a été un des fronts de la France. Le congrès l'a donnée comme une bourgade à un étal <lu cinquième ordre, à la liesse.
Mayence avait une nationalité distincte, tranchée, hautaine et jalouse L'électoral de Mayence pesait en Europe. Aujourd'hui elle a garnison étrangère. Elle n'est plus qu'une sorte de corps-de-garde où
l'Autriche et la Prusse foui l'action, l'œil l\\(' sur la
France.
Mayence avait gravé en 1135 sur les portes de bronze (pie lui avait données Willigis les libertés que lui avait données Ad.ilheri. Elle a encore les portes de bronze, mais elle n'a plus les libertés,
ai.
246 CONCLUSION.
Dans le plus profond de son histoire , Mayoncc a des souvenirs romains ; le tombeau de Drusus est chez elle. Elle a des souvenirs français; Pépin, le premier roi de France qui ait été sacré, a été sacré, en 750, par un archevêque de Mayence , saint Bo- niface. Elle n'a point de souvenirs hessois, à moins que ce ne soit celui-ci : au seizième siècle, son ter- ritoire fut ravagé par Jean-le-Batailleur, landgrave de Hesse.
Ceci montre comment le congrès de Vienne a procédé. Jamais opération chirurgicale ne s'est faite plus à l'aventure. On s'est hâté d'amputer la France, de mutiler les nationalités rhénanes , d'en extirper l'esprit français. On a violemment arraché des mor- ceaux de l'empire de Napoléon; l'un a pris celui-ci, l'autre celui-là , sans regarder même si le lambeau par hasard ne souffrait pas, s'il n'était pas séparé de son centre , c'est-à-dire de son cœur, s'il pouvait reprendre vie autrement et se rattacher ailleurs. On n'a posé aucun appareil , on n'a fait aucune li- gature. Ce qui saignait il y a vingt-cinq ans saigne encore.
Ainsi, on a donné à la Bavière quelques anneaux de la chaîne des Vosges, vingt-six lieues de long sur vingt et une de large , cinq cent dix-sept mille qua- tre-vingts âmes , trois morceaux de nos trois dépar- lements de la Sarre , du Bas-Rhin et du Mont- Tonnerre. Avec ces trois morceaux la Bavière a fait
CONCLUSION. 247
quatre districts. Pourquoi ces chiffres et pas d'au- tres? Cherchez une raison; vous ne trouvez que le caprice.
On a donné à Hesse-Darmstadt le bout septen- trional des Vosges , le nord du département du Mont-Tonnerre, et cent soixante-treize mille quatre cents âmes. Avec ces âmes et ces Vosges, la Hesse a fait onze cantons.
Si l'on promène son regard sur une carte d'Alle- magne vers le confluent du Mein et du Rhin, on est agréablement surpris d'y voir s'épanouir une grande fleur à cinq pétales, découpée en 1815 par les ciseaux délicats du congrès. Francfort est le pis- til de cette rose. Ce pistil , où vivent en plein déve- loppement deux bourgmestres, quarante-deux séna- teurs, soixante administrateurs et quatre-vingt-cinq législateurs, contient quarante-six mille habitants, dont cinq mille juifs. Les cinq pétales, peints tous sur la carte de différentes couleurs, appartiennent à cinq états différents : le premier est à la Bavière, le deuxième es! .:i Hesse-Cassel, le. troisième à Hesse- Bombourg, le quatrième à Nassau , le cinquième a Hesse-Darmstadt,,
Était-il nécessaire d'accommoder el d'envelopper de cette façon une noble ville où il semble, lors- qu'on y est, (prou sente battre le cœur de l'Alle- magne? Les empereurs j étaient élus h couronnés; la diète germanique j délibère; Goethe j est né.
î>48 CONCLUSION.
Lorsqu'il parcourt aujourd'hui les provinces rhé- nanes, sur lesquelles rayonnait il n'y a pas trente ans celte puissante homogénéité qui a pénétré si profondément en inoins d'un siècle et demi l'antique landgraviat d'Alsace, le voyageur rencontre de temps à autre un poteau hlanc et hleu , il est en Bavière ; puis voici un poteau hlanc et rouge , il est dans la Hesse ; puis voilà un poteau blanc et noir , il est en Prusse. Pourquoi ? Y a-t-il une raison à cela ? A-t- on passé une rivière, une muraille, une montagne? A-t-on touché une frontière ? Quelque chose s'est-il modifié dans le pays qu'on a traversé? Non. Txien n'a changé que la couleur des poteaux. Le fait est qu'on n'est ni en Prusse, ni dans la Hesse, ni en Bavière ; on est sur la rive gauche du Rhin, c'est-a- dire en France , comme sur la rive droite on est en Allemagne.
Insistons donc sur ce point, l'arrangement de 1815 a été une répartition léonine. Les rois ne se sont dit qu'une chose : Partageons. — Voici la robe de Joseph , déchirons-la , et que chacun garde ce qui lui restera aux mains. — Ces pièces sont au- jourd'hui cousues au bas de chaque état ; on peut les voir ; jamais loques plus bizarrement déchique- tées n'ont traîné sur une mappemonde. Jamais hail- lons ajustés bout à bout par la politique humaine n'ont caché et travesti plus étrangement les éternels et divins compartiments des fleuves, des mers et des montagnes.
CONCLUSION. 249
Et , tôt ou tard les nobles nations du Rhin y ré- fléchiront, c'est d'elles que le congrès s'est le moins préoccupé. On a pu entrevoir dans ces quelques lignes nécessairement sommaires avec quel dédain le congrès a traité l'histoire, le passé, les affinités géographiques et commerciales, tout ce qui consti- tue l'entité des nations. Chose remarquable, on dis- tribuait des peuples et l'on ne songeait pas aux peu- ples. On s'agrandissait , on s'arrondissait, on s'éten- dait, voilà tout. Chacun payait ses dettes avec un peu de la France. On faisait des concessions viagères et des concessions à réméré. On s'accommodait entre soi. Tel prince demandait des arrhes; on lui donnait une ville. Tel autre réclamait un appoint ; on lui jetait un village.
Mais sous cette légèreté apparente, nous l'avons indiqué, il y avait une pensée profonde, une pensée anglaise et russe qui s'e\éculait, disons-le, aussi bien aux dépens de ['Allemagne qu'aux dépens de la France. Le Rhin est le Heine qui doit les unir; on en a fait le Qeuve qui les divise.
XIII
Cette situation évidemment est factice, violente, contre nature , et par conséquent momentanée. Le temps ramène tout à l'équation ; la France revien- dra à sa forme normale et à ses proportions néces- saires. A notre avis , elle doit et elle peut y revenir pacifiquement , par la force des choses combinée avec la force des idées. A cela pourtant il y a deux obstacles :
Un obstacle matériel ;
Un obstacle moral.
XIV
L'obstacle matériel , c'est la Prusse.
Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avoua déjà dit à ce sujet. Il est impossible pourtant que dans un temps donné la Prusse ne reconnaisse pas trois choses :
La première, c'est que, le caractère personnel «les primes toujours laissé hors de question, l'alliance
Hisse n'est pas et ne peul p;is èlre un fait simple el
clair pour un étal de l 'Europe centrale. Ce sont là des rapprochements donl l'arrière-pensée est trans- parente. Entre royaumes el entre peuples on peut s'. muer de beaucoup de façons, i.a Russie aime L'Al- lemagne comme L'Angleterre aime le Portugal el L'Espagne, comme le Loup aime te mouton.
252 ro.NCLI MU\.
La deuxième, c'est que, malgré tous les efforts de la Prusse depuis vingt-cinq ans , malgré force concessions de bien-être , comme l'abaissement des taxes sur le tabac , le houblon et le vin, si paternel qu'ait été son gouvernement , et nous le reconnais- sons , la rive gauche du Rhin est restée française ; tandis que la rive droite, naturellement et nécessai- ment allemande, est devenue tout de suite prus- sienne. Parcourez la rive droite, entrez dans les au- berges, dans les tavernes, dans les boutiques ; par- tout vous verrez le portrait du grand Frédéric et la bataille de Rosbach accrochés au mur. Parcourez la rive gauche, visitez les mêmes lieux, partout vous y trouverez Napoléon et Austcrlitz, protestation muette. La liberté de la presse n'existe pas dans les posses- sions prussiennes , mais la liberté de la muraille y existe encore , et elle suffit , comme on voit , pour rendre publiques les pensées secrètes.
En troisième lieu , la Prusse remarquera que son état , tel que les congrès l'ont coupé , est mal fait. Qu'est-ce en effet que la Prusse aujourd'hui ? Trois îles en terre ferme. Chose bizarre à dire, mais vraie. Le Rhin, et surtout le défaut de sympathie et d'u- nité, divisent en deux le grand-duché du Bas-Rhin, qui est lui-même séparé de la vieille Prusse par un détroit où passe un bras de la confédération germa- nique et où le Hanovre et la Hesse électorale font leur jonction. Entre les deux points les plus rap-
CONCLUSION. 253
proches de ce détroit, Liebenau et Wilzenhs, est précisément^ situé Cassel, comme pour interdire toute communication. Etrange sujétion presque absurde à exprimer, le roi de Prusse ne peut aller chez lui sans sortir de chez lui.
Il est évident que ceci encore n'est qu'une situa- tion provisoire.
La Prusse, disons-le-lui à elle-même, tend à de- venir et deviendra un grand royaume homogène, lié dans toutes ses parties, puissant sur terre et sur mer. A l'heure qu'il est la Prusse n'a de ports que sur la Baltique, mer dont la profondeur n'atteint pas les huit cents pieds du lac de Constance, mer plus facile à fermer encore que la Méditerranée et qui n'a pas, comme la Méditerranée, l'inappré- ciable avantagé d'être le bassin même de la civilisa- lion. Un peuple enfermé dans la Méditerranée a pu devenir Rome. Que deviendrait un peuple enfermé dans la Baltique ? Il faut à la Prusse des ports sur l'Océan.
Nul n'a le secrel de l'avenir, et Dieu seul, de son doigt inflexible, avance, recule ou efface souverai- nement les lignes vertes et rouges que les hommes tracenl sur les mappemondes. Mais dès l\ présenl on peut le constater, car une partie en esl déjà visible, le travail divin se fait. Des à présenl la Providence remel en ordre, avec s;> lenteur infaillible et majes- tueuse, ce qu'on I dérangé les congrès. Eu séparant,
III. 22
254 CONCLUSION.
par l'avènement béni d'une jeune fille, la ronronne de Hanovre de la couronne d'Angleterre, en isolant le petit royaume du grand, en frappant de din rses incapacités morales et physiques, on pourrait dire de tous les aveuglements à la fois, la branche de Brunswick restée allemande ou redevenue allemande, c'est-à-dire en la marquant pour une extinction pro- chaine, il semble qu'elle laisse déjà entrevoir son moyen et son but : le Hanovre à la Prusse et le Rhin à la France.
Quand nous disons le Rhin, nous entendons la rive gauche. Or la Prusse a plus de rive droite que de rive gauche , et elle gardera la rive droite.
Pour le Hanovre, l'incorporation à la Prusse, c'est un grand pas vers la liberté , la dignité et la gran- deur. Pour la Prusse, la possession du Hanovre, c'est d'abord l'homogénéité du territoire, la suppres- sion du détroit et de l'obstacle, la jonction du duché du Rhin à la vieille Prusse; ensuite, c'est l'absorp- tion inévitable de Hambourg et d'Oldenbourg, c'est l'Océan ouvert, la navigation libre, la possibilité d'être aussi puissante par la marine que par l'armée»
Qu'est-ce que la rive gauche du Rhin h côté de tout cela ?
Quant à l'Allemagne proprement dite , c'est dans les principautés du Danube que sont ses compensa- tions futures. Ycsl-i] pas évident que l'empire otto- man diminue et s'atrophie pour que l'Allemagne s'agrandisse?
XV
L'obstacle moral, c'est l'inquiétude que la Franco éveille en Europe.
La France en effel , pour le monde entier, c'esl la pensée, c'esl l'intelligence, la publicité, le livre, la presse, la tribune, la paroi.' ; «'est la langue, la pire des choies, dit Ésope ; — la meilleure aussi.
Pour apprécier quelle est l'influence «le la France dans l'atmosphère continentale et quelle lumière et
quelle chaleur elle y répand, il snllil de comparera l'Europe d'il J a deui cents ans , dont nous avons
crayonné le tableau en commençant, l'Europe d'au- jourd'hui.
S'il est vrai que le progrès des sociétés soit, al nous le croyons fermement, de marcher par «les
256 CONCLUSION.
transformations lentes, successives el pacifiques, du gouvernement d'un seul au gouvernement de plu- sieurs el du gouvernement de plusieurs au gouver- nement de tous; si cela est vrai, au premier aspect il semble évident que l'Europe, loin d'avancer, comme les bons esprits le pensent , a rétrogradé.
En effet, sans même pour l'instant faire figurer dans ce calcul les monarchies secondaires de la con- fédération germanique , et en ne tenant compte que des états absolument indépendants, on se souvient qu'au dix-septième siècle il n'y avait en Europe que douze monarcliies béréditaires; il y en a dix-sept maintenant.
Il y avait cinq monarchies électives ; il n'y en a plus qu'une, le Saint-Siège.
Il y avait huit républiques: il n'y en a plus qu'une, la Suisse.
La Suisse, il faut d'ailleurs l'ajouter, n'a pas seu- lement survécu, elle s'est agrandie. De treize cantons elle est montée à vingt-deux. Disons-le en passant, ■ — car, si nous insistons sur les causes morales, nous ne voulons pas omettre les causes physiques , — toutes les républiques qui ont disparu étaient dans la plaine ou sur la mer ; la seule qui soit restée était dans la montagne. Les montagnes conservent les républiques. Depuis cinq siècles, en dépit des assauts et des ligues, il y a trois républiques mon- tagnardes dans l'ancien continent : une en Europe ,
CONCLUSION. 257
la Suisse , qui tient les Alpes ; une en Afrique- , l'Abyssinie1, qui tient les montagnes delà Lune; une en Asie, la Circassic, qui tient le Caucase.
Si, après l'Europe, nous examinons la confédé- ration germanique , ce microcosme de l'Europe , voici ce qui apparaît : à part la Prusse et l'Autriche, qui comptent parmi les grandes monarchies indé- pendantes , les six principaux états de la confédéra- tion germanique sont : la Bavière , le Wurtemberg , la Saxe, le Hanovre, la Hesse et Bade. De ces six états, les quatre premiers étaient des duchés, ce sont aujourd'hui des royaumes ; les deux derniers étaient , la Hesse un landgravial et Bade un margra- viat, ce sont aujourd'hui des grands-duchés.
Quant aux états électifs et viagers du corps ger- manique, ils étaient nombreux et comprenaient une foule de principautés ecclésiastiques ; tous ont cessé d'exister, el à leur tête se sont éclipsés pour jamais les trois grands électorals archiépiscopaux du Rhin.
Si nous passons aus étais populaires , nous trou- vons ceci: il y avait en Allemagne soixante-dix villes libres ; il n'y en a plus que quatre : l'rancforl-sur- le-Mein, Hambourg, Lubeck et Brème.
Mi qu'on le remarque bien , pour faire ce rappro- chement nous ne nous sommes pas mis dans les conditions les plus favorables à ce que nous voulions
1 Le \Ii\-.nmis repoiisucnl < e injurieux le nom A'AhjrS'
"m. Il - • | ' i > > lient tgasiiens, ce qui lignifie libres,
■>.->..
258 CONCLUSION.
démontrer, car si au lieu de 1630 nous avions choisi 1650, par exemple, nous aurions pu retrancher aux états monarchiques et ajouter aux états démo- cratiques du dix-septième siècle la république an- glaise qui a disparu aujourd'hui comme les autres.
Poursuivons
Des cinq monarchies électives, deux étaient de premier rang, Rome et l'Empire. La seule qui reste maintenant , Rome , est tombée au troisième rang.
Des huit républiques, une, Venise, était une puissance de second rang. La seule qui subsiste de nos jours, la Suisse, est, comme Rome, un élat de troisième ordre.
Les cinq grandes puissances actuellement diri- geantes, la France, la Prusse, l'Autriche, la Russie et l'Angleterre , sont toutes des monarchies hérédi- taires.
Ainsi, d'après cette confrontation surprenante, qui a gagné du terrain ? la monarchie. Qui en a perdu ? la démocratie.
Voilà les faits.
Eh bien , les faits se trompent. Les faits ne sont que des apparences. Le sentiment profond et una- nime des nations dément les faits et dit que c'est le contraire qui est vrai.
La monarchie a reculé , la démocratie a avancé.
Pour cpie le côté libéral de la constitution de la vieille Europe non-seulement n'ait rien perdu, mais
CONCLUSION. 259
encore ait prodigieusement gagné, malgré la multi- plication et l'accroissement des royautés, malgré la chute de tous les états viagers et, en quelque sorte, présidentiels de l'Allemagne, malgré la disparition de quatre grandes monarchies électives sur cinq, de sept républiques sur huit et de soixante-six villes libres sur soixante-dix, il suffit d'un fait : la France a passé de l'état de monarchie pure à l'état de mo- narchie populaire.
Ce n'est qu'un pas, mais ce pas est fait par la France; et, dans un temps donné, tous les pas que fait la France , le monde les fera. Ceci est tellement vrai (pie, lorsqu'elle se hâte , le monde se révolte contre elle et la prend à partie, trouvant plus facile encore de la combattre que de la suivre. Aussi la politique de la Fiance doit-elle être une politique conductrice ci toujoun se résumer en deux mots : ne jamais marcher assez lentement pour arrêter l'Europe, ne jamais marcher assez \iU' pour empo- cher l'Europe de rejoindre.
Le tableau que nous venons de dresser dans les quelques pages qui précèdent prouve encore, el prouve souverainement , ceci : c'est que les mois ne
sniil rien, C'est que les idées sont tout A quoi hou
batailler en effet pour ou contre ie mot répuùliqve, par exemple, lorsqu'il est démontré que sept répu- bliques, quatre états électifs el soixante-six villes franches tiennent moins de place dans la civilisation
260 CONCLUSION.
européenne qu'une idée de liberté semée par la
France à tous les vents !
lui eiïet, les états nuisent ou servent à la civili- sation , non par le nom qu'ils portent, niais par l'exemple qu'ils donnent. Un exemple est une pro- clamation.
Or, quel est l'exemple que donnaient les républi- ques disparues , et quel est l'exemple que donne la France ?
Venise aimait passionnément l'égalité. Le doge n'avait que sa voix au sénat. La police entrait chez le doge comme chez le dernier citoyen, et, masquée, fouillait ses papiers en sa présence sans qu'il osât dire un mot. Les parents du doge étaient suspects à la république par cela seul qu'ils étaient parents du doge. Les cardinaux vénitiens lui étaient suspects comme princes étrangers. Catherine Corna ro, reine à Chypre , n'était à Venise qu'une dame de Venise. La république avait proscrit les titres héraldiques. Un jour un sénateur, nommé par l'empereur comte du Saint-Empire, fit sculpter en pierre sur le fronton de sa porte une couronne comtale au-dessus de son blason. Le lendemain matin la couronne avait dis- paru. Le conseil des Dix l'avait fait briser pendant la nuit à coups de marteau. Le sénateur dévora l'affront et fit bien. Sous François Foscari, quand le roi de Dacie vint séjourner à Venise , la république lui donna rang de citoyen ; rien de plus. Jusqu'ici
CONCLUSION. 26 1
tout va d'accord, et l'égalité la plus jalouse n'aurait rien à reprendre. Mais au-dessous des citoyens il y avait les citadins. Les citoyens , c'était la noblesse ; les citadins, c'était le peuple. Or, les citadins, c'est- à-dire le peuple, n'avaient aucun droit. Leur magis- trat suprême, qui s'appelait le chancelier des citadins et qui était une façon de doge plébéien, n'avait rang que fort loin après le dernier des nobles. Il y avait entre le lias et le haut de l'état une muraille infran- chissable , el en aucun cas la ciladinance ne menait à la seigneurie, lue fois seulement, au quatorzième siècle, trente bour^eoisopulenlsse ruinèrent presque pour sauver la république et obtinrent en récom- pense, ou, pour mieux dire, en payement, la no- blesse; mais cela fit presque une révolution ; et ces trente noms, aux yeux des patriciens purs, ont été jusqu'à nos jours les trente taches du livre d'or. La seigneurie déclarait ne devoir au peuple qu'une chose, le pain à bon marché. Joignez à cela le carnaval de cinq mois, et Juvénal pourra dire : Panem ci eir- censes. Voilà comment Venise comprenait l'égalité. — Le droit public fiançais a aboli tout privilège. Il a proclamé la libre accessibilité de toutes les apti- tudes ii tous les emplois, et cette parité du premier comme du dernier régnicole devant le droit politique
est la seule \raie, hi seule raisonnable , la seule ab- solue. Quel que SOil le hasard de la naissance, elle
extrait de l'ombre, constate et consacre les supé-
262 CONCLUSION.
riorités naturelles, et par l'égalité des conditions elle met en saillie l'inégalité des intelligences.
Dans Gênes comme dans Venise il y avait deux états: la grande république, régie par ce qu'on ap- pelait le Palais , c'est-à-dire par le doge et l'aristo- cratie ; la petite république, régie par l'office de Saint-Georges. Seulement, au contraire de Venise, mainte fois la république d'en bas gênait, entravait, et même opprimait la république d'en haut. La communauté de Saint-Georges se composait de tous les créanciers de l'état, qu'on nommait les prêteurs. Elle était puissante et avare et rançonnait fréquem- ment la seigneurie. Elle avait prise sur toutes les gabelles, part à tous les privilèges, et possédait exclusivement la Corse qu'elle gouvernait rudement. Rien n'est plus dur qu'un gouvernement de nobles, si ce n'est un gouvernement de marchands. Prise absolument et en elle-même , Gênes était une nation de débiteurs menée par une nation de créanciers. A Venise, l'impôt pesait surtout sur la citadinance; à Gènes, il écrasait souvent la noblesse. — La France, qui a proclamé l'égalité de tous devant la loi, a aussi proclamé l'égalité de tous devant l'impôt. Elle ne souffre aucun compartiment dans la caisse de l'état. Chacun y verse et y puise. Et ce qui prouve la bonté du principe, de même que son égalité politique res- pecte l'inégalité des intelligences, son égalité devant l'impôt respecte l'inégalité des fortunes.
CONCLUSION. 263
•A Venise, l'état vendait les offices, et moyennant
un droit qu'on appelait dépéi de conseil, les mi* neuis pouvaient entrer* siéger et voter avant l'âge dans les assemblées. — La France a aboli la vénalité des fonctions publiques.
A Venise le silence régnait. — En France la pa- role gouverne.
A Gènes, la justice était rendue par une rote toujours composée de cinq docteurs étrangers. A Lucqoes, la rote ne contenait que trois docteurs, le premier était podesta, le second juge civil, le troisième juge criminel ; et non-seulement ils de- vaient être étrangers , mais encore il fallait qu'ils fussent nés à plus de cinquante milles de Lucques. — La France a établi, en principe et en fait, que la seule justice esi la justice du pays.
A Gênes, le doge était gardé par cinq cents alle- mands; à Venise, la république était défendue en teiic ferme par une armée étrangère, toujours com- mandée par un général étranger : à Raguse, les lois étaient placées sous la protection de cent hongrois, menés par leur capitaine , lesquels servaient aux exécutions; à Lucques, la seigneurie était protégée dans son palais par cent soldats étrangers, qui, comme les juges , ne pouvaient être nés à moins de «implante milles de la cité. — La France met le prince, le gouvernement et le droit publie sous la protection des gardes nationales. Les anciennes ré-
264 CONCLUSION.
publiques semblaient se défier d'elles-mêmes. La France se fie à la France.
A Lucques , il y avait une inquisition de la vie privée , qui s'intitulait conseil des discotes. Sur une dénonciation jetée dans la boîte du conseil, tout citoyen pouvait être déclaré discole , c'est-à-dire homme de mauvais exemple, et banni pour trois ans, sous peine de mort en cas de rupture de ban. De là, des abus sans nombre. — La France a aboli tout ostracisme. La France mure la vie privée.
En Hollande, l'exception régissait tout. Les étals votaient par province et non par tète. Chaque pro- vince avait ses lois spéciales, féodales en West-Frise, bourgeoises à Groningue , populaires dans les Om- melandes. Dans la province de Hollande, dix-huit villes seulement i avaient droit d'être consultées pour les affaires générales et ordinaires de la république ; sept autres2 pouvaient être admises à donner leur avis, mais uniquement lorsqu'il s'agissait de la paix ou de la guerre, ou de la réception d'un nouveau prince. Ces vingt-cinq exceptées, aucune des autres villes n'était consultée, celles-là parce qu'elles ap-
1 Donlrectit, Harlem, Delft, Leyde, Amsterdam, Coude, Ro!- lerdam , Gorcum , Schiedam , Schoonhewe , Briel , ilcmar , Hoorne, Inchuisem, Edaui, Monickendam , Mcdemfolvck, ci Purmeseynde.
2 Woordem, Oudewater, Ghertruydenberg , Heusden, Naer- ilcii , Weesp et Miiyden.
CONCLUSION. 265
partenaient à dos seigneurs particuliers, celles-ci parce qu'elles c'étaient pas villes fermées. Trois villes impériales , battant monnaie , gouvernaient l'Ower-Yssel, chacune avec une prérogative inégale; Deventer était la première , Campcn la seconde et Zwol la troisième. Les villes et les villages du duché de Brabant obéissaient aux états-généraux sans avoir le droit d'y être représentés. — En France , la loi est une pour toutes les cités comme pour tous les citoyens.
Genève était protestante, mais Genève était into- lérante. Le pétillement sinistre des bûchers accom- pagnait la voix querelleuse de ses docteurs. Le fagot de Calvin s'allumait aussi bien et flambait aussi clair à Genève que le fagot de Torquemada à Madrid. — La France professe, affirme et pratique la liberté de conscience,
Qui h' croirait ï la Suisse, en apparence populaire ci paysanne, étail un paysde privilège, de hiérarchie ri d'inégalité. La république étail partagée en trois lé-ions. I ;i première région comprenait les treize canions et axait la souveraineté. La deuxième région contenait l'abbé el la ville de Saint-Gall, les Grisons, les Valaisans , Richterschwyl , Biel et Mulhausen. La
troisième région englobait sous une sujétion passive les pays conquis, soumis ou achetés, (.es pav s étaient
gouvernés de la façon la plus inégale el la plus sin- gulière. Ainsi, Bade en Argovie, acquise en l/ii5,
ni.
366 CONCLUSION.
et la Turgo\ie, acquise en I/16O, appartenaient mi huit premiers cantons. Les sept premiers cantons régissaient éxclusirement les Libres Provinces prises
en Hl 5 et Sargans vendu à la Suisse en 1/j83 par le comte Georges de Werdenberg. Les trois premiers cantons étaient suzerains de Bilitona et de Bellinzona. Ragatz, Lugano, Locarno, Mertdrisio, le Val-Maggia, donnés à la Confédération en 1513 par François Sforce , duc de Milan , obéissaient à tous les cantons , Appenzell excepté. — La France n'admet pas de hiérarchie entre les parties du territoire. L'Alsace est égale à la Touraine, le Dauphiné est aussi libre que le Maine, la Francbe-Comté est aussi souveraine que la Bretagne , et la Corse est aussi française que l'Ile-de-France.
On le voit, et il suffit pour cela d'examiner la comparaison que nous venons d'ébaueber , les an- ciennes républiques exprimaient des généralités lo- cales; la France exprime des idées générales.
Les anciennes républiques représentaient des in- térêts. La France représente des droits.
Les anciennes républiques, venues au hasard, étaient le fruit tel quel de l'histoire , du passé et du sol. La France modifie et corrige l'arbre , et sur un passé qu'elle subit greffe un avenir qu'elle choisit.
L'inégalité entre les individus , entre les villes , entre les provinces , l'inquisition sur la conscience , l'inquisition sur la vie privée, l'exception dans l'impôt,
CONCLUSION. 267
la vénalité des charges, la division par castes ,> saence imposé à la pensée, .la défiai feite toi de
rétat une justice étrangère clans la cité , une année étrangère dans le pays, voifâ ce qu'admettaient selon le besoin de leur politique on de lenrs intérêts les ânciennes républiques. -La nation une, le droit égal, ,a conscience inviolable , la pensée reine , li privilégeaholi, l'impôt consenti, la justice nationale, ?armée nationale, voUà ce que proclame la France. , es anciennes républiques résultaient toujours,! un cas donné, souvent unique, d'une coÏQcidence ne phénomènes, d'un arrangement fortuit d éléments
disparates, d'un accident; jamais d'un système, ta France croit en même temps qu'elle est; elle discute
M base et la critique, et l'éprouve assise par aaase; elle pose des dogmes et en conclut l'état; elle a une foi, l'amélioration; un culte, la liberté; un évangile l, vrai en tout. Les républiques disparues vivaient petitemenl el sobremen. dans leur cbétif ménage p0litiqUe; elles songeaient à elles et nenqu à eUes,
enea ne proclamaient rien , elles n'enseignaient rien; eues ne gênaient ni n'enlaidissaient aucun deapousme
par le voisinage de leur libertéi elles n'avaient rien en eues qui pût aller aui autres nations. U France, elle, stipule pour le peuple et pour tous les peuples, pourl'hommeetpQurtousleshorames, pour la con- tenue el pour toutes les consciences, EUe a ce qui sauvc 1rs nations, l'unité; elle n'a pu ce qui m
268 CONCLUSION.
perd, l'égoïsmc. Pour elle, conquérir des provinces, c'est bien ; conquérir des esprits, c'csl mieux. Les républiques dupasse, crénelées dans leur coin, fai- saient toutes quelque chose de limité et de spécial ; leur forme, insistons sur ce point, était inapplicable à autrui ; leur but ne sortait point d'elles-mêmes. Celle-ci construisait une seigneurie, celle-là une bourgeoisie, cette autre une commune, cette dernière une boutique. La France construit la société humaine.
Les anciennes républiques se sont éclipsées. Le monde s'en est à peine aperçu. Le jour où la France s'éteindrait, le crépuscule se ferait sur la terre.
Nous sommes loin de dire pourtant que les an- ciennes républiques furent inutiles au progrès de l'Europe , mais il est certain que la France est né- cessaire.
Pour tout résumer en un mot , des anciennes ré- publiques il ne sortait que des faits; de la France il sort des principes.
Là est le bienfait. Là aussi est le danger.
De la mission même que la France s'est donnée, c'est-à-dire, selon nous, a reçue d'en haut, il résidte plus d'un péril, surtout plus d'une alarme.
L'extrême largeur des principes français fait que les autres peuples peuvent vouloir se les essayer. Être Venise, cela ne tenterait aucune nation ; êtrela France, cela les tenterait toutes. De là des entreprises éven- tuelles que redoutent les couronnes.
CONCLUSION. 209
La Franco parle haut, et toujours, et à tous. De là un grand bruit qui fait veiller les uns ; de là un grand ébranlement qui fait trembler les autres.
Souvent ce qui est promesse aux peuples semble menace aux princes.
Souvent aussi qui proclame déclame. La France propose beaucoup de problèmes à la méditation des penseurs. Mais ce qui fait méditer les penseurs fait aussi songer les insensés.
Parmi ces problèmes, il y en a quelques-uns que les esprits puissants el \ mis résolvent par le bon sens ; il v en ;. d'autres que les esprits faux résolvent par le sophisme; il y en a d'autres (pie les «-spriis farou- ches résolvent par l'émeute, le guet-apens ou l'as- sassinat.
Et pins t _ et ceci d'ailleurs est l'inconvénient des théories, — on commence par nier le privilège, et l'on a raison tout à fait; puis on nie L'hérédité, ''t l'on n'a plus raison qu'à demi ; puis on nie la pro- priété , el l'on n'a plus raison du tout; puis on nie |a famiHe, et l'on a complètement tort; poison nie I,. cœur humain, el l'on est monstrueux. Même, en niant le privilège, on a en tort de ne point distinguer tout d'abord entre le privilège institué dans l'intérêl ,1,. l'individu, celui là est mauvais, h le privilège institué dans l'intérêl de la société, celui-ci esl bon. L'esprit <!«• l'homme, mené par cette chose aveugle qu'on appelle la logique, va volontiers du général .1
33.
270 CONCLUSION.
l'absolu, et de l'absolu à l'abstrait. Or, en politique, l'abstrait devient aisément féroce. D'abstraction en abstraction on devient Néron ou Mai al. Dans le demi- siècle qui vient de s'écouler , la France, car nous ne voulons rien atténuer, a suivi cette pente , niais elle a fini par remonter vers le vrai. En 89 elle a rêvé un paradis, en 93 elle a réalisé un enfer; en 1800 elle a fondé une dictature , en 1815 une restauration , en 1830 un état libre. Elle a composé cet état libre d'élection et d'hérédité; elle a dévoré toutes les folies avant d'arriver à la sagesse ; elle a subi toutes les révolutions avant d'arriver h la liberté. Or, à sa sagesse d'aujourd'bui on reprocbe ses folies d'hier ; à sa liberté on reproche ses révolutions.
Qu'on nous permette ici une digression , qui d'ail- leurs va indirectement à notre but. Tout ce qu'on reproche à la France , tout ce que la France a fait , l'Angleterre l'avait fait avant elle. — Seulement , — est ce pour ce motif qu'on ne reproche rien à celle- là? — les principes qui ont surgi de la révolution anglaise sont moins féconds que ceux qui se sont dégagés de la révolution française. L'une, égoïste comme toutes ces autres républiques qni sont mortes, n'a stipulé que pour le peuple anglais ; l'autre , nous l'avons dit tout à l'heure, a stipulé pour l'humanité tout entière.
Du reste, le parallèle est favorable h la France. Les massacres du Connaught dépassent 93. La révo-
CONCLUSION. 271
lution anglaise a en plus do puissance pour le mal que la nôtre el moins de puissance pour le bien; elle a tué un plus grand roi el produit un msins grand homme. On admire Charles Ier, on ne peut que plaindre Louis XVI. Quant à Cromwell, l'enthou- siasme hésite devant ce grand homme difforme. Ce qu'il a de Scarron gâte ce qu'il a de Richelieu ; ce qu'il a de Robespierre gâte ce qu'il a de Napoléon.
On pourrait dire que la révolution britannique BSl circonscrite dans sa portée et dans son rayonnement par la mer, comme l'Angleterre elle-même. La mer isole les idées et les événements comme les peuples, Le protectorat de 1657 est à l'empire de 1811 dans la proportion d'une île à un continent.
Si frappantes que fussent, au milieu même du dix-septième siècle, ces aventures «l'une puissante Million, les contemporains y croyaient à peine. Rien de précis ne se dessin, ni dans cel étrange tumulte.
Les peuples de ce côté du détroit nYnlre\o\aiei)l les
grandes et fatales figures de la révolution anglaise «pie derrière l'écume des falaises et les brumes do l'océan, La sombre <•! orageuse tragédie où étince-
I, lient l'épée «le Coinwell et la hache de Ileulel n'ap- paraissait aux rois du continent qu'a travers l'éternel
rideau de tempêtes «pie la nature déploie entre
l'Angleterre et l'Europe, \ cette distancée! dans ce brouillard, ce n'étaient pins des hommes, ('étaient «les ombres,
275! CONCLUSION.
Chose bien digne de remarque et d'insistance , dans l'espace d'un demi-siècle deux tètes royales ont pu tomber en Angleterre, l'une sous un couperet royal , l'antre sur un échafaud populaire , sans que les tètes royales d'Europe en fussent émues autre- ment que de pitié. Quand la tète de Louis XVI tomba à Paris , la chose parut toute nouvelle et l'attentat sembla inouï. Le coup frappé par la main vile de jYlarat et de Couthon retentit plus avant dans la ter- reur des rois que les deux coups frappés par le bras souverain d'Elisabeth et par le bras formidable de Cromwell. Il serait presque exact de dire que, poul- ie monde, ce qui ne s'est pas fait en France ne s'est pas encore fait.
1587 et 1649, deux dates pourtant bien lugubres, sont comme si elles n'étaient pas et disparaissent sous le flamboiement hideux de ces quatre chiffres sinis- tres : 1793.
Il est certain, quant à l'Angleterre, que le peni- tus loto divisos orbe Brltannos a été long-temps vrai. Jusqu'à un certain point il l'est encore. L'An- gleterre est moins près du continent qu'elle ne le croit elle-même. Le roi Canut-le-Grand, qui vivait au onzième siècle, semble à l'Europe aussi lointain que Charlemagne. Pour le regard, les chevaliers de la Table ronde reculent dans les brouillards du moyen âge presque au même plan que les paladins. La re- nommée de Shakspeare a mis cent quarante ans à
CONCLUSION. 273
traverser le détroit. De nos jours, quatre cents en- fants de Paris, silencieusement amoncelés comme les mouches d'octobre dans les angles noirs de la vieille Porte-Sain t-i\Iar tin et piétinant sur le pavé pendant trois soirées, troublent plus profondément L'Europe que tout le sauvage vacarme des élections anglaises.
Il y a donc dans la peur (pie la France inspire aux princes européens un effet d'optique et un effet d'a- coustique , double grossissement dont il faudrait se défier. Les rois ne voient pas la France telle qu'elle est. L'Angleterre fait du mal; la France fait du bruit.
Les diverses objections qu'on oppose en Europe, depuis hS.'SO surtout, à l'esprit français doivent , à notre avis, être toutes abordées de front, et pour notre part nous ne reculerons devant aucune. Au dix-neuvième siècle, nous le proclamons avec joie el avec orgueil , le but de la France, c'est le peuple,
c'est L'élévation graduelle des intelligences, c'esl l'a- doucissement progressif du sort des classes nom- breuses ei affligées, c'esl le présent amélioré par L'éducation des hommes, c'esl L'avenir assuré par L'éducation des enfants. Voilà, certes, une sainte et illustre mission. Nous ne nous dissimulons pas pour- tant qu'à celte heure une portion du peuple, à coup sûr la moins digne el peut-être la moins souffrante, semble agitée de mauvais instincts; l'envie et La ja- lousie b'j éveillent ; le paresseux d'en bas regarde avec fureur l'oisif d'en haut , auquel il ressemble
274 CONCLUSION.
pourtant ; et, placée entre ees deui eitrêmei <|ni u touchent plus qu'ils ne le croient, la vraie société, la grande société qui produit et qui pense parait me- nacée dans le conflit Un travail souterrain de haine et de colère se fait dans l'ombre, de temps en temps de graves symptômes éclatent , el nous ne nions pas que les hommes sages, aujourd'hui si affectueuse- ment inclinés sur les classes souffrantes, ne doivent mêler peut-être quelque défiance à leur sympathie. Selon nous, c'est le cas de surveiller, ce n'est point le cas de s'effrayer. Ici encore, qu'on y songe bien, dans tous ces faits dont l'Europe s'épouvante et qu'elle déclare inouïs, il n'y a rien de nouveau. L'Angle- terre avait eu avant nous des révolutionnaires; l'Al- lemagne , qu'elle nous permette de le lui dire , avait eu avant nous des communistes. Avant la France , l'Angleterre avait décapité la royauté ; avant la France, la Bohème avait nié la société. Les hussites, j'ignore si nos sectaires contemporains le savent , avaient pra- tiqué dès le quinzième siècle toutes leurs théories. Ils arboraient deux drapeaux : sur l'un ils avaient écrit: Vengeance du petit contre te grand ! et ils attaquaient ainsi l'ordre social momentané ; sur l'autre ils avaient écrit : Réduire à cinq foutes les villes de la terre ! et ils attaquaient ainsi l'or- dre social éternel. On voit que, par l'idée, ils étaient aussi « avancés » que ce qu'on appelle aujourd'hui les communistes; par l'action, voici où ils en étaient
CONCLUSION. 275
— ils avaient chassé an roi , Sigismond , de sa ca- pitale, Prague; ils étaient maîtres d'un royaume, la Bohême ; ils avaient un général homme de génie , Ziska ; ils avaient bravé un concile , celui de Bàle, en 1431, et huit diètes, celle de Brinn , celle de Vienne , celle de Presbourg, les deux de Francfort et les trois de Nuremberg; ils avaient tenu eux-mè- mes une diète à Czaslau , déposé solennellement un roi et créé une régence; ils avaient affronté deux croisades suscitées contre eux par Martin A : ils épouvantajem l'Europe à tel point qu'on avaii établi contre eux un conseil permanent à Nuremberg, une milice perpétuelle commandée par l'électeur de Brandebourg, une paix générale cpii permet lait à l'Allemagne de réunir toutes ses forces pour leur extermination, el un impôt universel, le denier commun . que le prince souverain payait comme le paysan. La terreur de leur approche avait fait trans- porter la couronne de Charlemagne el Icb joyaux de l'empire de Carlslein à Bude, el de Bude ii Nu- remberg, l K avaient effroyablement <lé\,isté , en pré- sence de l'Allemagne armée et effarée, huit provin- ces, la iWisnie, la Franconie, la Bavière, la Lusace, la s,i\e, l'Autriche, le Brandebourg et la Prusse; Ma avaient battu les meilleurs capitaines de l'Europe, l'empereur Sigismond, le duc Coribut Jagellon, le
i .mimai .lulini , |Y|c< tnir <|r Brandebourg el le lé- gal du pipe. Devant Prague, à Tcutachbroda , a
276 CONCLUSION.
Saatz, à Anssig, à Riesenberg, devant Mies et de- vant Tans, ils avaient exterminé huit fois l'armée du saint empire , et dans ces huit armées, il y en avait une de cent mille hommes , commandée par l'empe- reur Sigismond, une de cent vingt mille hommes, commandée par le cardinal Julien , et une de deux cent mille hommes, commandée par les électeurs de Trêves, de Saxe et de Brandebourg. Cette dernière seulement, dans l'état des forces militaires du quinzième siècle , représenterait aujourd'hui un ar- mement de douze cent mille soldats. Et combien de temps dura cette guerre faite par une secte à l'Eu- rope et au genre humain ? seize ans. De 14 -0 à 1436. Sans nul doute, c'était là un sauvage et gigantesque ennemi. Eh bien , la civilisation du quinzième siècle, par cela même que c'était la barbarie et qu'elle était la civilisation, a été assez forte pour le saisir, l'é- treindre et l'étouffer. Croit-on que la civilisation du dix-neuvième siècle doive trembler devant une douzaine de fainéants ivres qui épellent un libelle dans un cabaret ?
Quelques malheureux , mêlés à quelques miséra- bles , voilà les hussites du dix-neuvième siècle. Con- tre une pareille secte, contre un pareil danger, deux choses suffisent : la lumière dans les esprits, un ca- poral et quatre hommes dans la rue.
Rassurons-nous donc et rassurons le continent.
La Russie et l'Angleterre laissées dans l'exception,
CONCLUSION'. 277
et nous avons assez dit pourquoi , on reconnaît en Europe, sans compter les petits états, deux sortes de monarchies, les anciennes et les nouvelles. Sauf les restrictions de détail, les anciennes déclinent, les nouvelles grandissent. Les anciennes sont : l'Espa- gne, le Portugal, la Suède, le Danemarck , Home, Naples et la Turquie. A la tète de ces vieilles monar- chies est l'Autriche, grande puissance allemande. Les nouvelles sont : la Belgique, la Hollande, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg , la Sardaignc et la Grèce. A la tête de ces jeunes royaumes est la Prusse, autre grande puissance allemande. Une seule monarchie dans ce groupe d'états de tout âge jouit d'un magni- fique privilège , elle est tout à la fois vieille et jeune, elle a autant de passé que l'Autriche et autant d'a- venir (pie la Prusse : c'est la France.
Ceci a'indique-t-i] pas clairement le rôle néces- saire de la France? La France est le point d'inter- section de ce qui a été et de ce qui sera, le lien com- mun des vieilles royautés et des jeunes nations, le peuple qui se souvienl et le peuple qui espère. Le
QeUVe des siècles peut couler; le passade de l'huma- nité est assuré; la France est le pont granitique qui portera les générations d'une rive à l'autre.
Qui donc pourrait songer à briser ce pont provi- dentiel? qui donc pourrait songer à détruire on à démembrer la France? >. échouer serait B'avouer fou.
ï réussir sciait se faire parricide. III.
278 CONCLUSION.
Ce qui inquiète étrangement les couronnes, c'est que la France) par cette puissance de dilatation qui est propre à tous les principes généreux, tend à ré- pandre au dehors sa liberté.
Ici il est besoin de s'entendre.
La liberté est nécessaire à l'homme. On pourrait dire que la liherté est l'air respirable de l'âme hu- maine. Sous quelque forme que ce soit, il la lui faut. Certes, tous les peuples européens ne sont point coin • plétement libres ; mais tous le sont par un côté. Ici c'est la cité qui est libre, là c'est l'individu; ici c'est la place publique, là c'est la vie privée; ici c'est la conscience , là c'est l'opinion. On pourrait dire qu'il y a des nations qui ne respirent que par une de leurs facultés comme il y a des malades qui ne respirent que d'un poumon. Le jour où cette respiration leur serait interdite ou impossible , la nation et le malade mourraient. En attendant, ils vivent, jusqu'au jour où viendra la pleine santé , c'est-à-dire la pleine li- berté. Quelquefois la liberté est dans le climat ; c'est la nature qui la fait et qui la donne. Aller demi-nu, le bonnet rouge sur la tète , avec un haillon de toile pour caleçon et un haillon de laine pour manteau ; se laisser caresser par l'air chaud, par le soleil rayon- nant , par le ciel bleu , par la mer bleue ; se coucher à la porte du palais à l'heure même où le roi s'y cou- che dans l'alcôve royale et mieux dormir dehors que le roi dedans; faire ce qu'on a eut; exister presque
CONCLUSION. 279
sans travail , travailler presque sans fatigue , chanter soir et malin, vivre comme l'oiseau , c'est la liberté du peuple à Naples. Quelquefois la liberté est dans le caractère même de la nation ; c'est encore là un don du ciel. S'accouder tout le jour dans une taverne , aspirer le meilleur tabac , humer la meilleure bière , boire le meilleur vin , n'oter sa pipe de sa bouche que pour y porter son verre , et cependant ouvrir toutes grandes les ailes de son âme, évoquer dans son cerveau les poêles et les philosophes, dégager de tout la vertu, construire des utopies, déranger le présent, arranger l'avenir, faire éveillé tous les beaux songea qui voilent la laideur des réalités , oublier el se souvenir à la fois, et vivre ainsi, noble, grave, sérieux, le corps dans la fumée, l'esprit dans les chimères : c'est la liberté de l'allemand. Le napoli- tain a la liberté matérielle, l'allemand a la liberté morale. La liberté du lazzarone a fait Hossini, la li- berté de l'allemand a fait Hoffmann. Nous fiançais, nous avons la liberté morale comme l'allemand et la
liberté politique comme l'anglais; mais nous n'avons
pas la liberté matérielle. Nous sommes esclaves du climat; nous sommes esclavi s du travail. Ce mol
doux ei charmant , Ubre oomrnel'air, on paul le
dire du lazzarone , on ne peut le dire de nmis. Ne nous
plaignons pas, car la liberté matérielle est la seule qui puisse se passer de dignité ; el en France, à ce poini
d'initiative civilisatrice où la nation 68) parvenue, il
280 CONCLUSION.
ne suffit pas que l'individu soit libre, il faut encore qu'il soit digne. Notre partage est beau. La France est aussi noble que la noble Allemagne; et, déplus que l'Allemagne , elle a le droit d'appliquer directe- ment la force fécondante de son esprit à l'améliora- tion des réalités. Les allemands ont la liberté de la rê- verie; nous avons la liberté de la pensée.
Mais , pour que la libre pensée soit contagieuse, il faut que les peuples aient subi de longues prépara- lions , plus divines encore qu'bumaines. Ils n'en sont pas là. Le jour où ils en seront là , la pensée française , mûrie par tout ce qu'elle aura vu et tout ce qu'elle aura fait, loin de perdre les rois, les sau- vera.
C'est du moins notre conviction profonde.
A quoi bon donc gêner et amoindrir cette France, qui sera peut-être dans l'avenir la providence des nations?
A quoi bon lui refuser ce qui lui appartient ?
On se souvient que nous n'avons voulu chercher de ce problème que la solution pacifique ; mais , à la rigueur, n'y en aurait-il pas une autre? Il y a déjà dans le plateau de la balance où se pèsera un jour la question du Rhin un grand poids, le bon droit de la France. Faudra-t-il donc y jeter aussi cet autre poids terrible, la colère de la France !
Nous sommes de ceux qui pensent fermement et qui espèrent qu'on n'en viendra point là.
CONCLUSION. 281
Qu'on songe à ce que c'est que la France.
Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg, Londres, ne sont que des villes ; Paris est un cerveau.
Depuis vingt-cinq ans, la France mutilée n'a cessé de grandir de cette grandeur qu'on ne voit pas avec les yeux de la chair, mais qui est la plus réelle de toutes, la grandeur intellectuelle. Au moment où nous sommes, l'esprit français se substitue peu à peu à la vieille àme de chaque nation.
Les plus hautes intelligences qui, à l'heure qu'il est , représentent pour l'univers entier la politique , la littérature, la science et l'art, c'est la France qui les a et qui les donne à la civilisation.
La France aujourd'hui est puissante autrement, mais autant qu'autrefois.
Qu'on la satisfasse donc. Surtout qu'on réfléchisse à ceci :
L'Europe ne peut être tranquille tant que la France n'est pas contente.
El après tout enfin, quel intérêt pourrait avoir l'Europe à ce que la France, inquiète, comprimée, à l'étroit dans des frontières contre nature, obligée de chercher une issue h la sève qui bouillonne en elle, devint forcément , à défaut d'autre rôle, une Rome de la civilisation future, affaiblie matériellement, mais moralement agrandie; métropole de l'huma- nité, comme l'autre Home l'est de la chrétienté, re- gagnant en influence plus qu'elle n'aurait perdu en
•8' CONCLUSION.
territoire, retrouvant sous une autre forme la supré- matie qui lui appartient et qu'on oc lui enlèvera pas, remplaçant sa vieille prépondérance militaire par un formidable pouvoir spirituel qui ferait palpiter le inonde, vibrer les fibres de chaque homme et trem- bler les planches de chaque trône; toujours invio- lable par son épée, mais reine désormais par son clergé littéraire, par sa langue universelle au dix- neuvième siècle comme le latin l'était au douzième , par ses journaux, par ses livres, par son initiative centrale, par les sympathies, secrètes ou publiques, mais profondes, des nations; ayant ses grands écri- vains pour papes , et quel pape qu'un Pascal ! ses grands sophistes pour antechrists, et quel antechrist qu'un Voltaire! tantôt éclairant, tantôt éblouissant, tantôt embrasant le continent avec sa presse comme le faisait Rome avec sa chaire , comprise parce qu'elle serait écoutée , obéie parce qu'elle serait crue, indestructible parce qu'elle aurait une racine dans le cœur de chacun , déposant des dynasties au nom de la liberté , excommuniant des rois de la grande communion humaine , dictant des chartes- évangiles, promulguant des brefs populaires, lançant des idées et fulminant des révolutions !
XVI
Récapitulent :
Il y a deux cents ans, doux étals envahisseurs pressaient l'Europe.
Eu d'antres termes, deux égoïsmes, menaçaient la civilisation.
Ces deux étais, ces deux égoïsmes, étaient la Turquie el l'Espagne.
L'Europe s'esl défendue.
(les deux états sont tombés,
aujourd'hui !<• phénomène alarmant se reproduit.
Deux aillées élals, assis sue les mêmes baS68 < 1 1 1< *
les précédents , forts des mêmes forces el mus du même mobile , menacent l'Europe.
984 CONCLUSION.
Ces deux états, ces deux égoïsmes, sont la Russie et l'Angleterre.
L'Europe doit se défendre.
L'ancienne Europe , qui était d'une construction compliquée, est démolie ; l'Europe actuelle est d'une forme plus simple. Elle se compose essentiellement de la France et de l'Allemagne , double centre au- quel doit s'appuyer au nord comme au midi le groupe des nations.
L'alliance de la France et de l'Allemagne, c'est la constitution de l'Europe. l'Allemagne adossée à la France arrête la Russie; la France amicalement adossée à l'Allemagne arrête l'Angleterre.
La désunion de la France et de l'Allemagne, c'est la dislocation de l'Europe. L'Allemagne hostilement tournée vers la France laisse entrer la Russie ; la France hostilement tournée vers l'Allemagne laisse pénétrer l'Angleterre.
Donc , ce qu'il faut aux deux états envahisseurs , c'est la désunion de l'Allemagne et de la France.
Cette désunion a été préparée et combinée habi- lement en 1815 parla politique russe-anglaise.
Cette politique a créé un motif permanent d'ani- mosité entre les deux nations centrales.
Ce motif d'animosité, c'est le don de la rive gau- che du Rhin à l'Allemagne. Or cette rive gauche appartient naturellement à la France.
Pour que la proie fût bien gardée, on l'a donnée
CONCLUSION. 285
au plus jeune et au plus fort des peuples allemands , à la Prusse.
Le congrès de Vienne a posé des frontières sur les nations comme des harnais de hasard et de fantaisie, sans même les ajuster. Celui qu'on a mis alors à la France accablée, épuisée et vaincue, est une che- mise de gêne et de force; il est trop étroit pour elle. Il la gêne et la fait saigner.
Grâce à la politique de Londres et de Saint-Pé- tersbourg, depuis vingt-cinq ans nous sentons l'ar- dillon de l'Allemagne dans la plaie de la France.
De là, en effet, entre les deux peuples, faits pour s'entendre et pour s'aimer, une antipathie qui pour- rait devenir une haine.
Pendant que les deux nations centrales se crai- gnent, s'observeni et se menacent , la Russie se dé- veloppe silencieusement, l'Angleterre s'étend dans
l'ombre.
Le péril croît de jour en jour. Une sape profonde es) creusée. Lu grand incendie corne peut-être dans les ténèbres. L'an dernier, grâce à l'Angleterre, le feu a failli prendre à l'Europe.
Or, qui pourrai! dire ce «pie deviendrait l'Europe dans cet embrasement, pleine comme elle esl d'es- prits, de têtes el de nations combustibles î
La civilisation périrait.
Elle ne peui périr. H faul donc que les deux na- tions centrales s'entendent.
2S6 CONCLUSION.
Heureusement , pi la Fiance ni l'Allemagne ne sont égoïstes. Ce sont deux peuples sincères, désin- léressés et nobles; jadis nations de chevaliers, au- jourd'hui nations de penseurs; jadis grands par l'é- pée, aujourd'hui grands par l'esprit, Leur présent ne démentira pas leur passé ; l'esprit n'est pas moins généreux que l'épée.
Voici la solution : abolir tout motif de haine entre les deux peuples ; fermer la plaît1 faite à notre flanc en 1S15 ; effacer les traces d'une réaction violente ; rendre à la France ce que Dieu lui a donné, la rive gauche du Rhin.
A cela deux obstacles.
Un obstacle matériel; la Prusse. Mais la Prusse comprendra tôt ou tard que, pour qu'un état soit fort, il faut que toutes ses parties soient soudées entre elles; que l'homogénéité vivifie , et que le morcellement tue ; qu'elle doit tendre à devenir le grand royaume septentrional de l'Allemagne; qu'il lui faut des ports libres, et que, si beau que soit le Rhin, l'Océan vaut mieux.
D'ailleurs, dans tous les cas, elle garderait la rive droite du Rhin.
Un obstacle moral; les défiances que la France inspire aux rois européens, et par conséquent la né- cessité apparente de l'amoindrir. Mais c'est là pré- cisément qu'est le péril. On n'amoindrit pas la France, on ne fait que l'irriter. La France irritée.
CONCLUSION. 287
est dangereuse. Calme, elle procède par le progrès ; courroucée, elle peut procéder par les révolutions.
Les deux obstacles s'évanouiront.
Comment? Dieu le sait. Mais il est certain qu'ils s'évanouiront.
Dans un temps donné , la France aura sa part du Rhin et ses frontières naturelles.
Cette solution constituera l'Europe , sauvera la sociabilité humaine et fondera la pais définitive.
Tous les peuples y gagneront. L'Espagne , par exemple, qui est restée illustre, pourra redevenir puissante. L'Angleterre Voudrait faire de L'Espagne le marché de ses produits, le point d'appui de sa navigation; la France voudrait faire de l'Espagne la sœur de son influence, de sa politique et de sa civili- sation. Ce sera à L'Espagne de choisir : continuer de descendre, ou commencer à remonter; être une an- nexe à Gibraltar, on être le contrefort de la France.
L'Espagne choisira la grandeur.
Tel est, selon nous, pour Le continent entier, L'i- névitable avenir, déjà visible et distinct dans le cré- puscule des choses lutines.
I ne !<>is le motif de haine disparu, aucun peuple
n'est à craindre pour L'Europe Que l'Allemaguc
hérisse sa crinière cl pousse son rugisseuienl vers l'orient : que la fiance omre ses ailes cl secoue s,i
foudre vers l'occident. i)e\;uti le formidable accord
(lu lion et (le L'aigle, le monde obéira.
XVII
Qu'on ne se méprenne pas sur noire pensée : nous estimons que l'Europe doit , à toute aventure , veiller aux révolutions et se fortifier contre les guer- res; mais nous pensons en même temps que, si au- cun incident hors des prévisions naturelles ne vient troubler la marche majestueuse du dix-neuvième siècle, la civilisation, déjà sauvée de tant d'orages et de tant d'écueils, ira s'éloignant de plus en plus chaque jour de cette Charybde qu'on appelle guerre et de cette Scylla qu'on appelle révolution.
Utopie, soit. Mais qu'on ne l'oublie pas, quand elles vont au même but que l'humanité, c'est-à-dire vers le bon, le juste et le vrai, les utopies d'un siècle sont les faits du siècle suivant. Il y a des hommes
CONCLUSION. 289
qui disent : cela sera ; et il y a d'autres hommes qui disent : voici comment. La paix perpétuelle a été un rêve jusqu'au jour où le rêve s'est fait che- min de fer et a couvert la terre d'un réseau solide, tenace et vivant. Watt est le complément de l'abbé de Saint-Pierre.
Autrefois , à toutes les paroles des philosophes on s'écriait : Songes et chimères qui s'en iront en fumée. — Ne rions plus de la fumée ; c'est elle qui mène le monde.
Pour que la paix perpétuelle fût possible et devînt de théorie réalité, il fallait deux choses : un véhicule pour le service rapide des intérêts , et un véhicule pour l'échange rapide des idées; en d'autres termes, un mode de transport uniforme, unitaire et souve- rain, et une langue générale. Ces deux véhicules, qui tendent à effacer les frontières des empires et des intelligences, l'univers les a aujourd'hui: le premier, c'esl le chemin de fer ; le second, c'esl la
langue française.
Tels sont an di\-neu\ièine siècle, pour tous les
peuples en Noie de progrès, les deux moyens de communication, c'est-à-dire de civilisation, c'est-à- dire de paix. On \a en wagon et l'on parle français. i.,. chemin de 1er règne par la toute-puissance de sa rapidité; la langue française, par sa clarté, ce qui est la rapidité d'une langue, ei par la suprématie
séculaire de sa littérature.
III.
290 CONÇU SIOR.
Détail remarquable, qui sera presque incroyable pour l'avenir, et qu'il est impossible de ne pas si- gnaler en passant : de tous les peuples et <1«' tous les gouvernements qui se servent aujourd'hui de cm deux admirables moyens de communication et d'é- change, le gouvernement de la France est celui qui paraît s'être le moins rendu compte de leur effica- cité. A l'heure où nous parlons, la France a à peine quelques lieues de chemin de fer. En 1837, ou a donné un petit rail-way connue un joujou à ce grand enfant qui se nomme Paris ; et pendant quatre ans on s'en est tenu là. Quant à la langue française, quaul à la littérature française , elle brille est res- plendit pour tous les gouvernements et pour toutes les nations, excepté po r le gouvernement français. La France a eu et la France a encore la première littérature du monde. Aujourd'hui même, nous ne nous lasserons pas de le répéter, notre littérature n'est pas seulement la première ; elle est la seule. Toute pensée qui n'est pas la sienne s'est éteinte; elle est plus vivante et plus vivace que jamais. Le gouvernement actuel semble l'ignorer, et se conduit en conséquence; et c'est là, nous le lui disons avec une profonde bienveillance et une sincère sympathie, une des plus grandes fautes qu'il ait commises de- puis onze ans. Il est temps qu'il ouvre les yeux ; il est temps qu'il se préoccupe , et qu'il se préoccupe sérieusement des nouvelles générations, qui sont lit-
CONCLUSION. 291
téraires aujourd'hui comme elles étaient militaires sous l'empire. Elles arrivent sans colère parce qu'el- les sont pleines de pensées ; elles arment la lumière à la main; mais, qu'on y songe, nous l'avons dit tout à l'heure en d'autres termes, ce qui peut éclai- rer peut aussi incendier. Qu'on les accueille donc et qu'on leur donne leur place. L'art est un pouvoir ; la littérature est une puissance. Or, il faut respecter ce qui est pouvoir, et ménager ce qui est puissance. Reprenons. Dans notre pensée donc, si l'avenir amène ce que nous attendons, les chances de guerre et de révolution iront diminuant de jour en jour. A notre sens, elles ne disparaîtront jamais tout à fait. La paix universelle est unr hyperbole dont le genre humain suit l'asymptote.
Suivre celle radieuse asymptote, voilà la loi de l'humanité. Au dix-neuvième siècle toutes les na- tions \ marchent ou j marcheront, même la Russie, môme l'Angleterre.
Quant à nous, à la condition que l'Europe cen- trale lût constituée comme nous l'avons indiqué plus haut, nous sommes de ceux qui verraienl sans jalou- sie et sans inquiétude la Russie, que le Caucase ar- rête eu ce moment, faire le tour de la mer Nuire;
et, comme jadis les turcs, ces autres hommes du nord, arriver a Constantinople par l'Asie-Mineure. Nous l'avons déjà dit. la Russie est mauvaise a l'Eu- rope pi |1(,„i1(. ;, l'Asie. Pour nous «lie est obscure,
M2 CONCLUSION.
pour l'Asie elle est lumineuse; pour nous elle est barbare, pour l'Asie elle est chrétienne. Les peuples ne sont pas tons éclairés au même degré et de la même façon : il fait nuit en Asie, il fait jour en Eu- rope. La Russie est une lampe.
Qu'elle se tourne donc vers l'Asie, qu'elle y ré- pande ce qu'elle a de clarté, et, l'empire ottoman écroulé, grand fait providentiel qui sauvera la civi- lisation, qu'elle rentre en Europe par Constanti- nople. La France rétablie dans sa grandeur verra avec sympathie la croix grecque remplacer le crois- sant sur le vieux dôme byzantin de Sainte-Sophie. Après les turcs , les russes ; c'est un pas.
Nous croyons que le noble et pieux empereur qui conduit, au moment où nous sommes, tant de mil- lions d'habitants vers de si belles destinées, est digne de faire ce grand pas ; et quant à nous, nous le lui sou- haitons sincèrement. Mais , qu'il y songe , le traite- ment cruel qu'a subi la Pologne peut être un obstacle à son peuple dans le présent et une objection à sa gloire devant la postérité. Le cri de la Grèce a soulevé l'Europe contre la Turquie. Ceci est pour l'empire. LePalatinata terni Turenne, ceci est pour l'empereur.
Quand on approfondit le rôle que joue l'Angle- terre dans les affaires universelles et en particulier sa guerre, tantôt sourde, tantôt flagrante, mais per- pétuelle, avec la France, il est impossible de ne pas songer h ce vieil esprit punique qui a si long-temps
CONCLUSION. 293
lutté contre l'antique civilisation latine. L'esprit pu- nique, c'est l'esprit de marchandise, l'esprit d'aven- ture l'esprit de navigation, l'esprit de lucre, l'esprit d'égoïsme, et puis c'est autre chose encore, c'est l'esprit punique. L'histoire le voit poindre au fond de la Méditerranée, en Phénicie, à Tyr et à Sidon. Il est antipathique à la Grèce, qui le chasse. 11 part, l„„ge la côte d'Afrique, y fonde Carthage, et de la cherche à entamer l'Italie. Scipion le combat, en triomphe et croit l'avoir détruit! Erreur! le talon du consul n'a écrasé que des murailles; l'esprit pu- nique a survécu. Carthage n'est pas morte. Depuis deux mille ans elle rampe autour de l'Europe. Elle sYst d'abord installée en Espagne, où elle semble avoir retrouvé dans sa mémoire le souvenir phéni- cien du monde perdu; elle a été chercher l'Amé- rique à travers les mers, s'en est emparée, et, nous aTOns vu comment, crénelée dans la péninsule es- pagnole, elle a saisi un moment l'univers entier. La prûvidence lui a fait lâcher pris,-. Maintenanl eue est en Angleterre; elle a de nouveau enveloppé le monde, elle le tient, et elle menace l'Europe. Mais si Carthage s'est déplacée, Rome s'est déplacée aussi. Carthage l'a retrouvée vis-à-vis d'elle, comme jadis, but la rive opposée, autrefois Rome s'appelait Vrbs, surveillait la Méditerranée et regardait l'Afrique; aujourd'hui Rome se nomme Paris, surveille l'Océan et regarde l'Angleterre.
294 CONÇU SION.
Cet antagonisme de l'Angleterre et de la France est si frappant que toutes les Dations s'en rendent compte. Nous venons de le représenter par Carthage et Home; d'autres l'ont exprimé différemment, mais toujours d'une manière frappante et en quelque sorte visible. L'Angleterre est te chat, disait le grand Frédéric , la F faner eut le chien. En droit, dit le légiste Houard, les anglais sont des juifs, les français des chrétiens. Les sauvages mêmes semblent sentir vaguement cette profonde antithèse des deux grandes nations policées. Le Christ, disent les indiens de l'Amérique, était un français qae les anglais crucifièrent éi Lon- dres. Ponce-Pilatc était un officier au service de V Angleterre.
Eh bien! notre foi à l'inévitable avenir est si re- ligieuse , nous avons pour l'humanité de si hautes ambitions et de si fermes espérances, que, dans notre conviction, Dieu ne peut manquer un jour de détruire, en ce qu'il a de pernicieux du moins, cet antagonisme des deux peuples, si radical qu'il sem- ble et qu'il soit.
Infailliblement, ou l'Angleterre périra sous la ré- action formidable de l'univers , ou elle comprendra que le temps des Carthages n'est plus. Selon nous, elle comprendra. JNe fût-ce qu'au point de vue de la spéculation , la foi punique est une mauvaise en- seigne ; la perfidie est un fâcheux prospectus. Pren-
CONCLUSION. 295
dre constamment en traître l'humanité entière, c'est dangereux; n'avoir jamais qu'un veut dans sa voile, son intérêt propre, c'est triste; toujours venir en aide au fort contre le faible, c'est lâche; railler sans cesse ce qu'on appelle la politique sentimentale, et ne jamais rien donner à l'honneur, à la gloire, au dévouement, à la sympathie, à l'amélioration du sort d'autrui , c'est un petit rôle pour an grand peuple. L'Angleterre le sentira.
Les îles sont faites pour servir les continents, non pour les dominer; les navires sont faits pour servir les villes , qui sont le premier chef-d'œuvre de l'homme; le navire n'est que le second. La mer est un chemin, non une patrie. La navigation est un moyen, non un but; surtout elle n'est pas son pro- pre luit ii elle-même. Si elle ne porte pas la civilisa- tion, ipie l'océan l'engloutisse !
Que le réseau des innombrables sillages de toutes les marines se joigne el se soude boni à bout au réseau île tous les chemins de 1er pour continuer sur l'océan l'immense circulation des intérêts, des perfectionnements et des idées; que par ces mille veines la sociabilité européenne se répande aux ex- trémités de la terre; que l'Angleterre même ait la première de ces marines, pourvu que la France ail
la seconde, rien de mieux. De celle façon l'Angle- terre suivra sa lui tout eu suivant la lui générale. De cette façon, le principe vivifiant «lu globe sera
296 CONCLUSION.
représente'' par trois nations : L'Angleterre, qui aura l'activité commerciale ; l'Allemagne, qui aura l'ex- pansion morale ; la France, qui aura le rayonnement intellectuel.
On le voit, notre pensée n'exclut personne. La Providence ne maudit et ne déshérite aucun peuple. Selon nous, les nations qui perdent l'avenir, le per- dent par leur faute.
Désormais, éclairer les nations encore obscures, ce sera la fonction des nations éclairées. Faire l'é- ducation du genre humain, c'est la mission de l'Eu- rope.
Chacun des peuples européens devra contribuer à cette sainte et grande œuvre dans la proportion de sa propre lumière. Chacun devra se mettre en rapport avec la portion de l'humanité sur laquelle il peut agir. Tous ne sont pas propres à tout.
La France , par exemple , saura mal coloniser et n'y réussira qu'avec peine. La civilisation complète, à la fois délicate et pensive , humaine en tout et, pour ainsi parler, à l'excès, n'a absolument aucun point de contact avec l'état sauvage. Chose étrange à dire et bien vraie pourtant, ce qui manque à la France en Alger, c'est un peu de barbarie. Les turcs allaient plus vite, plus sûrement et plus loin; ils savaient mieux couper des tètes.
La première chose qui frappe le sauvage, ce n'est pas la raison , c'est la force.
CONCLUSION. 297
Ce qui manque à la France, l'Angleterre l'a ; la Russie également.
piles conviennent pour le premier travail de la civilisation; la France pour le second. L'enseigne- ment des peuples a deux degrés, la colonisation et la civilisation. L'Angleterre et la Russie coloniseront le monde barbare; la France civilisera le monde co- lonisé.
XVIII
Qu'on nous permette en terminant de déplacer un peu , pour donner passage à une réflexion der- nière, le point de vue spécial d'où cet aperçu a été consciencieusement tracé. Si grandes et si nobles que soient les idées cpii font les nationalités et qui groupent les continents, on sent pourtant ..quand on les a parcourues , le besoin de s'élever encore plus haut et d'aborder quelqu'une de ces lois gé- nérales de l'humanité qui régissent aussi bien le .monde moral que le monde matériel et qui fécon- dent, en s'y superposant ça et là, les idées nationales et continentales.
Rien dans ce que nous allons dire ne dément et n'infirme, tout, au contraire, corrobore ce que nous
CONCLUSION. 29<J
venons de dire dans 1rs pages qu'on a lues. Seule- ment nous embrassons cela , et autre chose encore. C'est, avant de finir, un dernier conseil qui dresse aux esprits spéculatifs et métaphysiques aussi bien qu'aux hommes pratiques. En montant d idée en idée, nous sommes arrivé au sommet de notre pensée; c'est, avant de redescendre un dernier coup d'œil sur cet horizon élargi. Rien de plus.
'Autrefois, du temps où rivaient les antiques so- ciétés.; le midi gouvernait le monde et le nord \e bouleversait; de même dans un ordre de faits diffé- rent mais parallèle, l'aristocratie, riche, éclairée et heureuse, menait l'état, et la démocratie, pauvre, sombre et misérable, le troublait Si diverse* que soient en apparence, au premier coup dceil.l his- toire extérieure et l'histoire intérieure des nations depuis trois nulle ans, au fond de ces demi histoires a n-N a qu'un seul fait : la lutte du ...alaise contre i(, bien_être. v de certains moments les peuples ma situés dérangent l'ordre européen, les claies mal partagées dérangent l'ordre social. Tantôt 1 Europe, tantôt l'état, sont brusquement et violemment atta- qués, l'Europe par ceux qui onl froid, létatpai ceux qui onl faims c'esU-dire l'une par le uord, l'autre P..r le peuple. Le nord procède par inva- sions , et le peuple par révolutions. De là vient qu a de certaines époques la civilisation s'affaisse el dis paraît momentanément mus d'effrayant» irruptioM
300 CONCLUSION.
de barbares, venant les unes du dehors, les autres du dedans ; les unes accourant vers le midi du fond du continent, les autres montant vers le pouvoir du bas de la société. Les intervalles qui séparent ces grandes et, disons-le, ces fécondes quoique doulou- reuses catastrophes, ne sont autre chose que la me- sure de la patience humaine marquée par la Provi- dence dans l'histoire. Ce sont des chiffres posés là pour aider h la solution de ce sombre problème : Combien de temps une portion de l'humanité peut- elle supporter le froid ? Combien de temps une por- tion de la société peut-elle supporter la faim?
Aujourd'hui pourtant, il semble s'être révélé une loi nouvelle, qui date, pour le premier ordre de faits, de l'abaissement de la monarchie espagnole, et pour le second , de la transformation de la mo- narchie française. On dirait que la Providence , qui tend sans cesse vers l'équilibre et qui corrige par des amoindrissements continuels les oscillations trop violentes de l'humanité, veut peu à peu retirer aux régions extrêmes dans l'Europe et aux classes ex- trêmes dans l'état cet étrange droit de voie de fait qu'elles s'étaient arrogé jusqu'ici , les unes pour ty- ranniser et pour exclure , les autres pour agiter et pour détruire. Le gouvernement du monde semble appartenir désormais aux régions tempérées et aux classes moyennes. Charles-Quint a été le dernier grand représentant de la domination méridionale,
CONCLUSION. 301
connue Louis XIV le dernier grand représentant de la monarchie exclusive. Cependant, quoique le midi ne règne plus sur l'Europe , quoique l'aristocratie ne règne plus sur la société , ne l'oublions pas , les classes moyennes et les nations intermédiaires ne peuvent garder le pouvoir qu'à la condition d'ouvrir leurs rangs. Des masses profondes sommeillent et souffrent dans les régions extrêmes et attendent, pour ainsi dire, leur tour. Le nord et le peuple sont les réservoirs de l'humanité. Aidons-les à s'écouler tranquillement vers les lieux, vers les choses et vers les idées qu'ils doivent féconder. Ne les laissons pas déborder. Offrons, à la fois par prudence et par de- un r, une issue large et pacifique aux nations mal situées vers les zones favorisées du soleil , et aux classes mal partagées vers les jouissances sociales. Supprimons le malaise partout. Ce sera supprimer les causes de guerres dans le continent cl les (anses de révolutions dans l'étal. Pour la politique inté- rieure comme pour la politique extérieure, pour les mitions entre elles comme pour les classes dans le pays, pour l'Europe comme pour la société, le se- cret de i.i paix est peut-être dans un seul mot : don- ner au nord sa part de midi et au peuple sa pari de
pouvoir.
Parii , rc lit en juillet is ; i .
I IN 1)L TROISIÈME BT DERMES VOL1 JiE.
III. 26
TABLE
DU TROISIÈME VOLUME.
LETTRE VINGT-NEUVIÈME.
STIUSIiOURG.
Ce qu'on voil d'une fenêtre de la Maison-Rouge, — Parallèle entre le postillon badoi) el le postillon français, où l'au- leui ne le i itre pas aveuglé par L'amour^propre national.
— Une miii horrible, — Ni un ri le manière d'être lire à quatre chevaux.— Description complète el détaillée de la ville de Se zanne ~ - Peinture approfondie el minutieuse de Phalsbourg,
— Vilry-sur Marne. — Bar-le-Duc. — ■ L'auteur fail des plati- tudes aux naïades. —Tout être a l'odeur de ce qu'il mange. Théorie de l'an liiteciure < i du climat, — Haute statistique ;i propos des confitures de Bar. - [•'auteur songe .1 une 1 liose qui faisait la | d'un eufani Paj jagrs.— Liguy. — l oui
La cathédrale, I 'auteur dil fail ■> la 1 ithédralc d'Or- léans. Nancy. Croquis galant de la place do l'H6tcl-dc« Ville, - Théorie 01 apologie ilti Réveil e aile
304 TA BLK
poste au |)iiim du jour. — Vision magnifique. — La cèle de
Si i\ ei ne. — Par igraphe qui co ence dans l>- i iel ci qui finit
.tlans un plat à barbe. — Les paysans. — Les milliers. — Wasselonne. — La route tourne. — Apparition du Munster. 3
LETTRE TRENTIÈME.
STRASBOURG.
La cathédrale. — Lu façade. — L'absida. — L'auteur s'exprime avec une extrême réserve sur le compte de son éminenre monseigneur le cardinal de Rolian, évéque de Strasbourg. —
— Les vitraux. — La chaire. — Les fonts baptismaux. —
— Deux tombeaux'. — Quelques âneries à propos d'un anglais.
— Le bras gauche de la croix. — Le bras droit. — Le suisse mal venu et mal mené. — Le Munster. — Qui l'auteur ren- contre en y moulant. — L'auteur sur le Munster. — Stras- bourg à vol d'oiseau. — Panorama. — Statues des deux archi- tectes du clocher de Strasbourg. — Saint-Thomas. — Le tombeau du maréchal de Saxe. — Autres tombeaux. — Au- dessus du prêtre, le cure; au-dessus du cure, l'cvêque; au- dessus de l'évêque, le cardinal; au-dessus du cardinal, le pape; au-dessus du pape, le sacristain. — Le gros bedeau joufflu offre à l'auteur de le conduire dans une cachette. — Un comte de Nassau et une comtesse de Nassau sous verre.
— Quelle est la dernière humiliation réservée à l'homme. 19
LETTRE TRENTE-UNIÈME.
KREIBTRG EN BRISGAW.
Profil pittoresque d'une malle-poste badoise. — Quelle clarté les lanternes de cette malle jettent sur le pays de M. de Bade.
DU TROISIÈME VOLUME. 305
Encore un réveil au point du jour. — L'auteur est outré des insolences d'un petit nain gros comme une noix qui s'entend avec an écrou mal graissé pour se moquer de lui. — Ciel du matin. — Vénus. — Ce qui se dresse tout à coup sur le ciel.
— Entrée à Freiburg. — Commencement d'une aventure étrange. — Le voyageur, n'ayant plus le sou et ne sachant que devenir, regarde une fontaine. — Suite de l'aventure étrange. — Mystères de la maison où il y avait une lanterne allumée. — Les spectres à table. — Le voyageur se livre à divers exorcismes. — Il a la bonne idée • 1 1- pronoucer un mot magique. — Effets de ce mol. — La fille pale. — Dialogue effrayant ci laconique du voyageur et de la fille pâle. — Der- nier prodige. — Le voyageur sauvé miraculeusement rend témoignage a la grandeur de Dieu. — NYsi-il pas é> ident (pic baragouiner le latin et estropier l'espagnol, c'est savoir l'aile- mand? — L'Hôtel de In l'ont- de Zœhringen, — Ce que le voyageur avait fait la veille. — Histoire attendrissante de la jolie comédienne ri dis douaniers qui lui loin payer dix-sepl sons. — Le Munster de Freiburg comparé au Munster de Strasbourg. — ■ l'n peu d'archéologie. — La maison qui est près de l'église. — 'Parallèle sérieux el impartial au point de vue du goût, de l'an el delà science, entre les membres des conseils munit ipaux de France ri d'Allemagne ci 1rs sauvages delà merduSud. — Quel est le badigeonnage qui réussi) el qui prospère sur les bords du Rhin. — ■ L'église de Freiburg.
— Les verrières. - La chaire. — L'auteur bâl e 1rs ar- chitectes sur l'échiné des marguilliers. — Tombeau du duc Bertholdus. — Si jamais ce duc se présente chei l'auteur, le portier o ordre '!<■ ne point le laisser monter. San ophages.
— Le ch r. — Les i hapelles de l'abside, — Tombeaux des
ducs de Z.iln i 1 1 [ ; « • 1 1 - -L'auteur déroge à toutes ses habitudes el ne monte pas au clocher. — Pourquoi — Il monte plus haut.
— Freiburg a vol d oiseau. — <o tnd aspei i de la nature, — L'antre vallée. - .Quatre lignes qui sonl d'un gourmand, 'tl
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DU TRO EME VOLUME
Encore un réveil au poi lu jour. — L'auteur est outré des insolences d'un petit na ;ros comme une noix qui s'entenil avec un écrou mal g li mur se moquer de lui. — Ciel du matin. — Vénus. ■ — C il se drisse tout à coup sur le ciel.
— Entrée à Freiburg. Commencement d'une aventure étrange. — Le voyageai 'ayant plus le sou et ne sachant que devenir, regarde i fontaine. — Suite de l'aventure étrange. — Mystères de maison où il y avait une lanterne allumée. — Les spectre table. — Le voyageur se livre à divers exorcismes. — Il . bonne idée de prononcer un mot magique. — Effets de Ci ot. — La fille pâle. — Dialogue effrayant et laconique du yageur et de la fille pâle. — Der- nier prodige. — Le voy tir sauvé miraculeusement rend témoignage à la grandetu Dieu. — N'est-i] pas évident que baragouiner le latin et < st >ier l'espagnol, c'est savoir l'alle- mand?— V Hôtel de i m- de Zœhringen . — Ce que le voyageur avait fait la w — Histoire attendrissante de la jolie comédienne et di i miers qui lui font payer dix-sept sous. — Le Munster de reiburg comparé au Munster de Strasbourg. — Un pi u d liéologie. — La maison qui est près de l'église. — Parall» sérieux et impartial au point de vue du goût, de l'art el I i science, entre les membres des conseils municipaux di i :e et d'Allemagne et les sauvages de la mer du Sud. — Ouel t le badigeonnage qui réussit et qui prospère sur les bonis i fîliin. — L'église de Freiburg.
— Les verrières. • — 1 .. < re. — L'auteur bal e les ar- chitectes sur l'écbii uillieis. — Tombeau du duc Bertholdus. — Si j présente chez l'auteur, le portier a | laisser mouler. — Sarcophages.
- de l'abside. -— Tombeaux des ogc à i
306 TABLF
LETTRE TRENTE-DEUXIÈME.
ItAI.E.
Paysages. — Profil des compagnons de voyage de l'auteur. — Joli costume des jeunes filles, — Ce qu'un philosophe peut conduire. — Ici le lecteur voit passer un peu de Forêt-Noire.
— Bâle. — L'hôtel de la Cigogne. — Théorie îles fontaines.
— Tombeau d'Érasme. — Antres tombeaux. 49
LETTRE TRENTE-TROISIÈME.
BALE.
La Plume et le Canif, élégie. — Frick. — Bâle. — La cathédrale.
— Indignation du voyageur. — Le badigeounage. — Les flè- ches. — La façade. — Les deux seuls saints qui aient des chevaux. — Le portail de gauche. — La rosace. — Le portail de droite. — Le cloître. — Regret amer an cloître de Saint- Wandrille. — Luxe des tombeaux. — Intérieur de l'église.
— Les stalles. — La chaire. — La crypte. — Peur qu'un v a.
— Les archives. — Le haut des clochers. — ■ Bâle à vol d'oi- seau. — Promenade dans la ville. — Ce que l'architecture locale a de particulier. — La maison des armuriers. — L'IIô- tel-de-Ville. — M unatius Plancus. — L'auteur rencontre avec plaisir le valet de trèfle à la porte d'une auberge. — L'archéo- logie serait perdue si les servantes ne venaient pas au secours des antiquaires. — La Bibliothèque. — Holbein partout. — La table de la diète. — Soins admirables et exemplaires des bibliothécaires de Baie pour un tableau de Bubens. — ■ Remarque importante et dernière sur la Bibliothèque. — Fin de l'élégie de la Plume et du Canif. 55
DU TROISIÈME VOLUME. 307
LETTRE TRENTE-QUATRIÈME.
L'auteur entend un tapage nocturne, se penche et reconnaît que c'est une révolution. — sérénité clc la nuit. — Vénns. — Gho ses violentes mêlées aux petites choses. — Enceinte murale de Bflle. — Quel succès les Bâioia obtiennent dans le redou- table fossé de leur ville. — Familiarités bardies de l'auleui avec une gargouille, — Les portes de Hâle. — L'armée de Hâlc. — Une fontaine en mauvais lien. — Boute «le Bâle à Zurich. — Creuzach. — ilugst. — L'Ergohf. — Warmbach. — Rhinfelden. — Une fontaine en bon lieu. — L'auteur prend place parmi les chimistes. 07
L E T T R E T R E N T E - C I N 0 U 1 1 : ME.
Paysages — Tableaux flamands en Suisse. — La vache. — Le cheval qui ne se cabre jamais, — Le rustre < f ■ i i se comporte bv£i le beau sete comme s'il était élève «le Buckingham I m ruche et la cabane. Microcosme, — Le grand dans le petit, • Sekingen. — La vallée de l'Aar. • Quelle ruine Fa- meuse l,i domine, — Brttgg, L'auteur, après une longue ••(
patiente élude, d ne foule de détail) scientifiques ci
importants louchant la tête tle l< n qui est sculptée dans i muraille de Brugg Coslumcs et coutumes Les Fein
mes et l< hommi i ■ < Brugg. — Chose qui se comprend pai icnit, excepté ■■ Brugg.- — L'auteur décrit, dans l'intérêt d<
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DU TROIS 1E VOLUME. LETTRE TRE] E-QUATRIÈME
Z ICII
307
LETTRE i I I NO i: II. Ml..
i ii.
Paysages. — Tabl La '
cbeval qni : m[/',rl<-
avec le beau La roche • pelil —Sel
importai' muraille .1- r ( et 1« ko" tout, étape
•
i^mk^^ ' ■ • &ÊÈ . * 'd
308 TABLE
L'art, une coiffure qui est à toutes 1rs coiffures connues ce que l'ordre composite est aux quatre ordres régulii rs. — Dan- ger tle mal prononça le premier mot d'une proclamation. — li.nli h. — la Limmat. — Fontaine qui ressemble a une ara- besque dessinée par Raphaël. — Aquœ verbigenœ, — Soleil couchant. — Paysage. — Sombre vision et sombre souvenir.
— Les villages. — Théorie de la chaumière zoriquoise, — Le voyageur s'endort dans sa voiture. — Où et comment il se réveille. — Une crypte comme il n'en a jamais vu. — Zu- rich au grand jour. — L'auteur dit beaucoup de mal de la ville et beaucoup de bien du lac. — La gondole-fiacre. — L'auteur s'explique l'émeute de Zurich. — Le fond du lac. ■ — A qui la ville de Zurich doit beaucoup plaire. — Qu'est de- venue la tour de Wellemberg? — L'auteur cherche à nuire à V hôtel de l'Epée, par la raison qu'il y a été fort mal. — Un vers de Ronsard dont l'hôtelier pourrait faire son enseigne.
— Etymologie, archéologie, topographie, érudition, citation et économie politique en huit ligues. — Où railleur prouve qu'il a les bras longs. ^ 75
LETTRE TRENTE-SIXIÈME.
ZURICH.
Il pleut. — Description d'une chambre. — Reflet du dehors dans l'intérieur — Le voyageur prend le parti de fouiller dans les armoires. — Ce qu'il y trouve. — Amours secrètes et Aven- turcs honteuses de Napoléon Buonaparte. — Le livre. — Les estampes. — 1814. — 1840- — Choses curieuses. — Choses sérieuses. — Il pleut. 91
DU TROISIÈME VOLUME. 309
LETTRE TRENTE-SEPTIÈME.
SCHAFFHADSEN.
Vue de Schaffhouse. — Schaffhausen. — Schaffouse. — Srha- phuse, — Scliapfuse. — Shaphusia, — Probalopolîs — F,f- froyable combat et mêlée terrible des érudits ei des antiquai- res.— Deux «les plus redoutables s'attaquent avec furie. — L'au- teur a la lâcheté de s'enfuir du champ de bataille, les laissant aux prises. — Le château Vluuoth. — Ce qu'étail Schaffhouse il y a deux cents ans. — Quel était le joyau d'une ville libre, — L'auteur dîne. — Une des innombrables aventures qui ar- rivenl à ceirx <|ui ont la hardiesse de voyager à travers les orthographes des pays. — Calaïsche à la chôme. — L'au- teur offre tranquillement de faire ce <|ul eût épouvanté Gar- gantua. 101
LETTRE TRENTE-HUITIÈME.
LA CATARACTE DU RHIN.
Écrit sut- plaee. — Arrivée. — l.e château de l.aufeu. — ] ICI
ur. h le. . — Aspect. — Détails. — Causerie du guide, — L'en- fant. — Les nations. — D'où l'on voit le mieux. — L'auteur s'adosse au rocher. — l'u déi or. ■ — Une signature el un para- phe Le joui baisse, L'auteur passe le Rhin. — Le Rhin, — I e Rhône, — Ls cala ra< te en cinq parties, — l.e forçai 101
310 TABLE
LETTRE TRENTE-NEUVIÈME.
YKVEY. — CHTLLON. — LAUSANNE.
A M. Louis B.
Ce qui» Fauteur cherche dans ses voyages. — Vc'vey. — L'église.
— La vieille Femme bedeau. • — Deux tombeaux. — Edmond Ludlow. — Andrew Broughton. — David. — Les proscrits.
— Comparaient des épitaphes. — Philosophie. — l'u troi- sième tombeau. — L'apothicaire. — Néant des choses hu- maines proclamé par celui qui a passé ■>•! \ic à poursuivre M. de Pourceaugnac. — Le soir. — Souvenirs de jeunesse.
— Vaugirard et Meillerie. — Paysage. — Clair de lune. — Histoire. — Traces de tous les peuples eu Suisse. — Les grecs.
— Les romains. — Les hnns. — Les hongrois. — Chillon.
— Le château. — Une femme française. — La crypte. — Les trois souterrains. — Détails sinistres. — Le gibet. — Les cachots. — Bonnivard. — La cage donne la même allure au penseur et à la bêle fauve. — Touchante et lugubre histoire de Miche] Colié. — Ses dessins sur la muraille. — Impuis- sance démontrée de saint Christophe. — Nom de lord Byron grave par lui-même sur un pilier. — Détails. — La voûte de- vient bleue. — Magnificences secrètes et générosités cachées de la nature. — Les martins-pêcheurs. — Sept colonnes, sept cellules. — Trois cachots superposés. — Peintures faite.- par les prisonniers. — Les oubliettes. — Ce qu'on y a trouvé. — La cave comblée. — Permission refusée à lord Byron. — L'auteur descend dans le caveau où Byron n'a pas pu entrer.
— Ce qu'il y voit. — Le duc Pierre de Savoie. — Encore la destinée des sarcophages. — Le cimetière. — La chapelle. — La chambre des ducs de Savoie. — Intérieur — Ce qu'en ont
DU TROISIEME VOLUME. 311
fait les {jcns de Berne. — La fenêtre. — La porte. — Traces île l'assaut. — Quel oiseau passait sou bec par le trou <pii est au lias de la porte. — La salle de justice — De quoi elle est meublée aujourd'hui. — La chambre de la toiture. — La grosse poutre. — Les trois trous. — Affreux détails. — Une
particularité du château de Chillon. — L'auteur dé itre <pie
les petits oiseaux n'ont pas la moindre idée de l'invention de l'artillerie.' — Ludlow et Botinivard confrontés. — Lausanne.
— Ce que Paris a de plus que Vévey. — Le mauvais p,oùt calviniste. — Lausanne enlaidie par les embelltsseurs. — L'Hôtel-de-Ville. — Le château des baillis. — La cathédrale
— Vandalisme. — Quelques tombeaux. — Le chevalier <\c Granson. — Pourquoi les mains coupées. — M. de Rebei que.
— Lausanne à. vol d'oiseau. — Paysage. — Orage de nuit qui s'annonce. — lie tour à Paris. 117
CONCLUSION.
FIN.
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