LiBRARY DEC 1 0 1969 THE FOR STUDIES IN EDUCATION LE RÔLE DES SCIENCES DAN$ L'ÉDUCATION RENE PAUCOT Ancien Élève de l'École Normale Supérieure Agrégé des Sciences naturelles LE RÔLE DES SCIENCES DANS L'ÉDUCATION LIBRAIRIE ARMAND COLIN I03, BOULEVARD SAINT-MICHEL, PARIS 1920 Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays AVANT-PROPOS Quelle place doivent occuper les études scierv tifiques dans l'éducation et, partant, dans l'ensei- gnement à ses divers degrés ? Cette question fait, depuis longtemps déjà, l'objet de controverses d'autant plus vives que les opinions les plus opposées se réclament éga- lement de l'intérêt général. Dans l'Enseignement Primaire, les sciences ont acquis peu à peu une importance de plus en plus grande ; mais la nécessité a conduit souvent à les enseigner d'une façon trop livresque et l'on a pu les accuser d'avoir contribué à former des demi-savants encyclopédiques, bourrés de con- naissances mal digérées et presque inutilisables. D'autre part, leur rôle dans l'Enseignement tech- nique et professionnel croît de jour en jour. Gomment résoudre cette antinomie ? Paucot. Sciences. 1 2 LES SCIENCES DANS L EDUCATION Dans l'Enseîg'neinent Secondaire, contre des études trop exclusivement littéraires et à qui l'on avait pu reprocher de ne pas former les hommes nécessaires au développement indus- triel et économique du pays, on a réag-i en créant un enseignement où l'on faisait une part un peu plus large aux sciences, mais auquel on refusait jusqu'en 1902 l'égalité des grades. Cependant, au nom des études traditionnelles qui, ayant formé les générations précédentes, représentaient, disait-on, l'héritage de l'âme et des idées françaises, beaucoup réclamaient, peu de temps avant la grande guerre, un retour pur et simple aux classiques humanités latines, réputées seules éducatives, et une réduction du bagage utilitaire des sciences, accusées de sur- mener l'esprit sans le former. La question se pose plus vivement encore à la fin de la crise internationale, chacune des deux opinions y trouvant des arguments en sa faveur. La confusion, qui s'était produite dans bien des esprits entre le progrès matériel et le pro- grès moral, avait obscurci le sens du mot civili- sation, et parce que l'Allemagne arrivait en tête des nations industrielles, la révélation de sa AVANT-PROPOS barbarie morale fut pour beaucoup une cause de véritable stupeur. « N'est-ce pas là, diront les défenseurs des études classiques, la preuve irréfutable que la science n'est nullement par elle-même un facteur de civilisation, qu'elle n'a aucune influence moralisatrice^ qu'elle est tout au plus bonne à créer un esprit méthodique, mais qui appli- quera sa méthode rigoureuse aussi bien aux œu- vres de dévastation qu'aux œuvres de progrès? Elle n'est qu'un instrument, et ce qu'il faut, avant tout, transmettre à nos fils, c'est l'héritage d'idéal humain, de justice el de fraternité pour lequel ont lutté leurs aînés. Cet idéal essentiel- lement français, il importe de le maintenir par l'éducation traditionnelle dont il est issu, et d'éviter de le déformer par l'introduction de méthodes scientifiques tout imprégnées d'esprit germanique. » Et les autres de répondre : « Pour que la France puisse rester efficacement le champion de ces nobles idées, il faut qu'elle soit forte. Le sera-t-elle, si elle n'arrive pas à lutter victorieu- sement sur le terrain économique par la forma- tion d'une armée d'ingénieurs et de techniciens, 4 LES SCIENCES DANS L EDUCATION aidés par les savants? Tous ces hommes auront besoin d'études scientifiques assez précoces pour pouvoir lutter à armes égales contre leurs con- currents étrangers. D'ailleurs cet idéal de justice, cet idéal latin, ne fut-il pas défendu par tous avec la même ardeur, quelle que fut leur forma- tion, quel que fut leur degré d'instruction? C'est là un produit de l'âme française indépendant de toute école. » Les tenants de l'enseignement traditionnel et les partisans d'une orientation plus moderne sont-ils donc condamnés à ne pouvoir faire, eux aussi, l'union sacrée? Ou ne leur offiira-t-on comme terrain de conciliation que le compromis bâtard qui consisterait à former, d'une part, une élite dépositaire des traditions et, d'autre part, une armée tie travailleurs chargée de les défendre ? N'est-il pas évident que cette perte de contact serait des plus fâcheuses? Il faut que l'élite n'ignore pas les travaux et les méthodes de la masse, qui est la force, et que la foule com- prenne aussi la beauté de l'idéal français. D'ailleurs on ne forme pas artificiellement une élite en soumettant certains esprits à un traite- AVANT-PROPOS » ment particulier, comme les abeilles font, une reine en clarg-issanl une cellule et en donnant ' aux-iarves une nourriture spéciale. Il n'y a pas de pâtée royale en matière d'éducation. L'élite ne peut être que le produit spontané de la libre ■ activité des intellig'ences, et son influence néces- saire ne peut être efficace que si elle résulte d'une sélection que la vie seule peut faire, mais que rien ne permet d'eftectuer à l'avance chez reniant. L'entente est possible cependant, si l'on veut bien dissiper quelques préjugés, dont le plus j^rave est, peut-être, celui de la science impor- tation allemande. L'histoire de la science est universelle, mais la part que l'esprit français y a prise, par ses qualités propres de vivacité, de sens critique, de bon sens, est loin de le céder à la part de l'influence allemande. L'ordre et la méthode sont évidemment des qualités du tra- vail scientifique, mais qui ne sauraient constituer à elles seules l'esprit scientifique. Celui-ci faisait défaut aux signataires du manifeste des intellec- ' luels allemands, car c'est étaler la plus com- plète absence du sens de la critique expérimen- tale que de nier et de refuser de constater des 6 LES SCIENCES DANS L EDUCATION faits aussi patents que l'incendie de Louvain, en s'appuyant sur une théorie : celle de « TAlle- magne au-dessus de tout. » D'une façon moins brutale, ce défaut de l'esprit s'était déjà fait jour dans des travaux plus techniques, où l'orgueil de la raison déductive allait déjà jusqu'au dédain du fait : telle, la théorie électromagnétique de Hertz, en contradiction avec l'existence pour- tant certaine des aimants permanents. On peut dire de ces intellectuels qu'ils savent beaucoup de choses, mais on est aussi en droit d'affirmer qu'ils n'ont, en aucune façon, la mentalité du savant. L'esprit scientifique véritable est inséparable de certaines qualités intellectuelles et morales. Il nécessite de la finesse, de l'intuition, de la sagacité dans l'observation, de la clarté, toutes qualités essentiellement françaises ; aussi la crainte de voir l'esprit germanique s'infiltrer chez nous par le canal des éludes scientifiques est-elle heureusement vaine. Le travail scientifique demande en outre de la sincérité dans l'observation, de la modestie dans la soumission de l'esprit aux faits, de la probité dans le travail, qui en font une école d'élévation morale. AVANT-PROPOS / C'est cette valeur éducative des sciences qui fait l'objet du présent travail et c'est parce qu'elle est contestée qu'il est nécessaire de l'éta- blir. Si le rôle joué par les sciences dans la forma- tion intellectuelle et morale des jeunes gens a été jusqu'à présent peu considérable, c'est qu'elles en ont été presque systématiquement écartées. Introduites dans les programmes sous l'aiguil- lon des nécessités immédiates, on ne les a pas associées à l'œuvre d'éducation. Aux maîtres qui les enseignaient on lie demandait que de donner les notions indispensables et, celles-ci s'accroissant tous les jours, il a pu parfois se produire de ce fait une réduction des études qui avaient seules jusqu'alors la tâche de for- mer les esprits. Cependant, par la force même des choses, les sciences ont eu une influence sur cette forma- tion ; mais ce fut par surcroît, sans qu'elles fussent guidées vers ce but ; aussi sont-elles loin d'avoir pu donner, dans ce sens, leur plein rendement. Dira-t-on, en parlant de l'enseignement sans 8 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION latin, que des expériences ont été tentées d'une part pins large faite aux études scientifiques? Les conditions de ces essais rendent vaine toute conclusion . On y a presque toujours découragé les maîtres par un recrutement systématiquement médiocre des élèves et, tandis que ceux qui étaient char- gés de la partie littéraire abordaient le plus souvent leur tâche sans espoir de la réussir, la partie scientifique, en réalité à peine accrue, continuait à être enseignée avec le seul souci de l'utilité immédiate. Les résultats, obtenus par un enseignement ainsi sacrifié, ne peuvent permettre de juger de la valeur éducative des sciences. Malgré des conditions pédagogiques aussi peu favorables, ils ne sont cependant pas découra- geants et incitent au contraire à penser que les sciences peuvent efficacement contribuer à l'édu- cation intellectuelle et morale de l'enfant et du jeune homme. Ceci permet de concevoir une organisation des études leur laissant la place nécessaire à la prospérité commerciale et indus- trielle du pays et qui constituerait cependant des « Humanités », au sens large du mot, c'est- AVANT-PROPOS 9 à-dire des études qui formeraient des esprits et des caractères. Cette coopération nécessaire des sciences et des lettres à l'œuvre d'éducation constitue, semble-t-il, le véritable terrain de conciliation cherché entre les deux tendances qui ne sau- raient, à la vérité, différer quant au but. Ne s'agit-il pas, en effet, d'assurer la collabo- ration constante de ceux qui pensent et de ceux qui agissent et, par une liaison plus étroite de la science et de l'industrie dans l'Enseignement Supérieur, de garder à la France son rang- dans le monde, en la dotant d'hommes sachant être les bons artisans, à la fois de sa grandeur maté- rielle et de sa grandeur morale? CHAPITRE PREMIER Le problème de l'éducation L'ÉducatioQ physique. — L'Éducation intellectuelle : la mémoire ; l'esprit d'observation ; le sens logique ; l'esprit critique ; l'imagination ; l'éducation du goût; l'esprit philosophique. — L'Education mo- rale : l'exemple et les préceptes ; le devoir quoti- dien ; qualités et défauts ; l'éducation morale du jeune âge ; les bonnes habitudes ; l'examen de conscience; les modèles; la recherche d'un idéal moral. — Les étapes de l'Education. Avant d'aborder le problème des rapports de l'enseignement scientifique et de l'éducation, il importe de connaître nettement, et la tâche que l'on se propose, et I^outil qu'on veut utiliser. En quoi consiste le but éducatif poursuivi ? Quels en sont les différents aspects suivant l'âg-e du sujet? Et, d'autre part, qu'est-ce que l'ensei- 12 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION gnement scientifique? Quelles en sont les grandes lig'nes et les principales étapes? Ce n'est qu'après avoir icpondu à ces ques- tions, c'est-à-dire après avoir envisagé, d'une part, ce que doit être l'éducation et, d'autre part, ce que sont les études scientifiques, que l'on pourra étudier le rôle de ces dernières à ce point de vue. 11 ne s'agit point de donner ici de l'Education une définition nouvelle, plus concise ou plus élégante que toutes celles qui ont été proposées, plus profonde ou plus originale. Ce vaste pro- blème a déjà été traité, souvent de façon remar- quable, par des auteurs compétents. Avec eux, nous dirons : l'Education doit préparer l'enfant à son rôle futur d'homme et l'armer pour cela au triple point de vue physique, intellectuel et moral, tant dans son propre intérêt que dans celui de la société dans laquelle il doit vivre. II nous suffira donc d'indiquer sommairement quelles sont les principales qualités du corps, de l'esprit et du caractère qu'il importe le plus de faire naître, de découvrir et de former. LE PROBLÈME DE l'ÉDUCATION 13 En ce qui concerne l'éducation physique, sa nécessité est admise en principe par tous ; l'uti- lité d'une bonne hygiène ne fait de doute pour personne; l'accord est moins complet dans la pratique et l'on y a parfois passé d'un excès à l'autre. A des générations abusivement privées de toute espèce de mouvements, ont succédé d'autres où le surmenage sportif a été parfois Confondu avec une saine culture physique et qui ont interprété la sage devise latine « Meus sana incorpore sano » dans le sens d'une préoc- cupation exclusive des soins du corps, ce qui ne produit pas automatiquement l'éducation de l'esprit. Il n'en est pas moins vrai que les programmes et les méthodes d'enseignement doivent tenir compte de la nécessité de cette culture phy- sique, de façon non seulement à ne pas l'entra- ver, mais encore à la favoriser. Sa place nécessaire varie d'ailleurs avec l'âge de l'enfant. Chez les plus jeunes, ce souci doit primer toute autre considération : il faut avant tout que le petit être humain soit vigoureux et sain, et l'air et le mouvement lui sont indispen- sables. 14 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATîON Plus tard, le temps des exercices physiques pourra être réduit sans inconvénients pour la santé; mais ils devront être alors bien choisis, bien situés dans la journée et bien gradués, de façon à ne pas produire le surmenage muscu- laire, non moins dangereux que l'autre. Les meilleurs exercices sont alors les jeux, qui ont l'avantage de stimuler les enfants, de les intéresser, d'être pour eux un plaisir. Beaucoup même développent tous les groupes musculaires importants, aussi bien et d'une façon moins fas- tidieuse que les méthodes les plus rationnelles ; l'ancienneté de certains d'entre eux en fait de véritables classiques de l'éducation physique. Ils ont, en outre, l'avantage de mettre en œuvre des facultés d'initiative ou de volonté, et ce léger effort intellectuel plaît aux enfants. Ajoutons qu'un programme d'éducation phy- sique ne doit pas négliger le développement des qualités d'habileté manuelle, non moins impor- tantes que celles de force ou de souplesse. Phis tard, les sports sont pour le jeune homme la continuation, appropriée à son âge, des jeux. C'est à ce moment surtout qu'il faut craindre l'exagération et détourner des prouesses athié- LE PROBLÈME DE l'ÉDUCATION 15 tiques ceux qui y seraient trop enclins ; elles poivent être laissées aux spécialistes de ces véri- tables métiers physiques très fatigants. Il faut ïurtout s'en méfier si les jeunes gens se livrent în même temps à un travail intellectuel sérieux, Contrairement à une illusion commune, la fa- ligue physique ne repose pas de la fatigue céré- )rale ; elle s'y ajoute, au contraire, et augmente surmenage. Dans ce cas, il faut même savoir s'astreindre à )rendre l'exercice musculaire indispensable sous forme de mouvements de gymnastique métho- dique où le cerveau n'a point à intervenir et qui se règlent plus aisément que la pratique d'un sport. Une bonne hygiène alimentaire et respiratoire reste, bien entendu, à tout âge, la condition primordiale d'un développement physique nor- mal. Quelle que soit l'importance de la culture physique, un programme d'études vaudra tou- tefois, avant tout, par son influence sur l'éduca- tion intellectuelle. 16 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION Parmi les qualités de l'esprit il en est une, qui fut longtemps développée avec quelque ex- cès, et qui, de ce fait, a souffert ensuite d'une défaveur peut-être également exagérée : c'est la mémoire, faculté très commune et très souple chez l'enfant et dont l'exercice lui donne peu de peine. Aussi n'est-il pas rare que, spontanément, il s'adresse à elle seule pour mener à bien la tâche qu'on lui demande, évitant ainsi un effort d'attention ou de réflexion qui lui est plus pénible. Ce procédé peut l'inciter à négliger de pénétrer le sens véritable des mots qu'il répète et le conduire peu à peu au verbalisme, au psit- tacisme, au faux-savoir superficiel et préten- tieux. Mais ceci est-il le résultat de l'exercice de la mémoire ou n'est-ce pas plutôt celui du repos et de l'atrophie des autres facultés de l'esprit? Il ne faut donc pas laisser la mémoire étouffer les autres qualités intellectuelles, et il est bon de se défier de son rendement qui n'est excel- lent qu'en apparence; il serait toutefois mauvais de laisser se rouiller un instrument aussi utile à l'acquisition des notions premières de toute nature. t LE PROBLÈME DE l'ÉDUCATION 17 N'est-ce pas grâce à elle que l'on emmagasine des faits et des images ? C'est donc elle qui per- met les associations d'idées et on la trouve ainsi à la base du raisonnement, de l'imagination, de l'accumulation de l'expérience, c'est-à-dire de tout savoir humain. Sa vigueur, plus grande chez l'enfant que chez l'adulte, nous porte à croire (si l'on peut étendre au domaine de la psycholo- gie les lois embryogéniques) qu'elle fut une des premières lueurs intellectuelles de nos lointains ancêtres et qu'elle a eu une part prépondérante dans l'éveil de l'intelligence humaine. Tout en cultivant les autres facultés de l'esprit il ne saurait s'agir de la proscrire et de prive" l'enfant des avantages qu'elle lui offre. Savoir de mémoire n'est d'ailleurs pas tou- jours savoir par cœur, et si ce dernier mode doit être d'un usage restreint, on peut cepen- dant y avoir recours à condition que le sens du texte appris soit toujours au préalable bien péné- tré. Mais il y a d'antres formes de mémoire que celle purement auditive et verbale, par exemple la mémoire visuelle qui fixe dans l'esprit des objets concrets, des images, des faits associés aux mots qui prennent alors leur véritable Paiçot. Sciences. 2 Î8 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCÂÏION valeur de représentation. -Celle-ci peut être déve- loppée sans inconvénient. Elle vient même aider au développement d'une autre qualité intellectuelle, relativement pré- coce elle aussi : l'esprit d'observation. La plupart dos enfants sont naturellement curieux de connaître les choses cpii les entourent et ont une propension naturelle à poser des questions à propos de ce qu'ils voient. Loin de les rebuter par des réponses qui ne les satisfont pas ou par un uniforme: « Tu sauras cela quand tu seras plus grand », il est au contraire de première importance de favoriser cette tendance en les forçant à préciser leurs questions et leurs observations personnelles, et en leur faisant trouver eux-mêmes l'explication qu'ils réclament, chaque fois que la chose est possible. Il y a là une faculté de leur esprit à dévelop- per sans qu'il leur en coûte beaucoup d'efForts ou, plus exactement, sans que l'effort nécessaire leur soit pénible, car c'est un genre de travail auquel on peut les attacher passionnément. Et cette acquisition d'une perception nette, précise et rapide est certainement pour l'homme fait un avantage intellectuel précieux, qui lui permet de LE PROBLÈME DE l'ÉDUC\TION 19 prendre des décisions promptes et cependant pesées, en lui donnant le moyen de recueillir aisément les multiples aspects des objets ou des phénomènes qui l'intéressent. Un autre facteur intellectuel, prisé à bon droit, mais qui ne s'éveille qu'un peu plus tard, c'est le sens logique dont on peut distinguer deux aspects: le sens du raisonnement déductif qui sait tirer de prémisses les conclusions qu'elles comportent, et le bon sens qui permet de saisir l'accord ou le désaccord d'une proposition avec les faits. Il n'est pas nécessaire d'acquérir d'abord les principes de la logique formelle et du syllo- i^isme pour apprendre à raisonner juste; mais il est bien certain qu'il faut faire subir à l'es- prit un entraînement en s'en tenant à des sujets simples et à l'aide d'une chaîne très courte de déductions. Un raisonnement long et serré demande une grande maturité d'esprit ; l'édu- cation intellectuelle doit s'appliquer d'assez bonne heure à en forger l'inslrumenl. Elle doit aussi se préoccuper de la formation du simple bon sens, qui n'est peut-être pas aussi commun qu'on l'a dit, car il nécessite une 20 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION certaine finesse de l'esprit. Pour apercevoir la fausseté d'un raisonnement ou son désaccord avec les faits, il faut savoir construire soi-même un raisonnement et observer les faits; il faut donc, et de l'esprit d'observation, et de l'esprit déductif qui, à un certain degré de développe- ment, constituent le sens critique, arme de dé- fense contre les sophismes et instrument de contrôle de nos propres productions. Le besoin de ce sens critique se fait particu- lièrement sentir lorsque s'éveille l'imagination, cette faculté merveilleuse qui nous permet d'as- socier des images que nous n'avons jamais per- çues que séparément et de tirer de ces rappro- chements des idées nouvelles, parfois même pratiquement intéressantes, car les inventions sont souvent dues aux esprits imaginatifs. Cette qualité est très inégalement développée : très vive chez certains enfants, elle est plus lente et plus paresseuse chez d'autres. Chez les premiers, ii faudra parfois la modérer, l'assagir par l'exercice de l'esprit critique ; chez les autres, en revanche, la stimuler par la multipli- cation des perceptions et des modes d'associa- tion. LE PROBLÈME DE l'ÉDUGATION 21 Une éducation intellectuelle bien comprise ne saurait non plus se désintéresser de la formation du goût. L'amour et la connaissance du beau, l'élégance sont des qualités peut-être moins immédiatement utiles que les précédentes, mais qui, néanmoins, manqueraient à un homme vraiment cultivé. Sans qu'il soit besoin de poser des règles d'esthétique ou de discuter sur les différentes écoles d'art, il n'est point douteux que la meilleure méthode pour former le goût soit la fréquentation des chefs-d'œuvre. Qu'on prenne garde toutefois de mettre tout d'abord sous les jeux des enfants des beautés simples qu'ils puissent d'eux-mêmes sentir et goûter, et qui les amèneront peu à peu à en comprendre d'autres. L'admiration imposée, mais non ressentie, même lorsqu'elle serait jus- tifiée, loin de rapprocher l'enfant du but que l'on se propose d'atteindre, l'en éloigne. Enfin la tâche demeurerait inachevée si on ne donnait à l'esprit le goût des idées générales, le besoin d'approfondir quelques questions en les examinant sous tous leurs aspects, en les creu- sant jusqu'à en faire la philosophie; et cette culture philosophique peut être considérée 22 LES SCIENCES DANS L ÉDUCATION comme le couronnement de l'œuvre d'éducation intellectuelle. Il se peut que l'édifice construit par une bonne éducation physique et intellectuelle sem- ble parfait; il ne sera vraiment solide que si l'on y joint l'éducation morale. En ce qui concerne celle-ci, point n'est besoin non plus d'examiner quels sont les fondements de la morale, l'origine et la valeur des notions de bien et de mal, la stabilité ou la variation des principes directeurs ; il suffit de constater que, malgré la diversité des opinions philosophiques ou des confessions religieuses, tout le monde s'entend pratiquement sur ce qu'est un honnête homme. Les discussions théoriques n'empêchent point les diverses parties d'être d'accord dans l'appréciation des faits précis, et c'est surtout ceci qui importe. En particulier, cet accord est unanime en ce qui concerne la supériorité de l'exemple sur les préceptes ; l'éducation morale devra donc s'ins- pirer avant tout de ce principe. L'enfant sera alors plié, entraîné à faire le bien avec une telle LE PROBLÈME DE l'ÉDUCATION 23 force qu'il se dirigera presque instinctivement vers ce qui est juste. Ainsi l'exercice de la vertu ne lui sera pas forcément l'occasion d'un héroïsme quotidien qu'il serait exagéré de lui demander. Le mérite de bien faire persistera cependant, car il n'aura acquis cette habitude qu'au prix de multiples victoires sur lui-même, et ces légers sacrifices sont à la base de toute morale. Les plus faibles, s'ils doivent être répétés souvent, ne sont pas toujours les plus faciles à obtenir : la pratique sans éclat, mais sans défail- lance, de l'humble devoir quotidien, demande souvent autant de force d'âme que l'usage excep- tionnel d'une haute vertu. C'est d'ailleurs cet entraînement habituel qui est la meilleure préparation aux cas difficiles : les problèmes de conscience seront mieux éclai- rés à la lueur de principes moraux solidement ancrés dans le cerveau par une longue habitude du bien que par les conceptions philosophiques les plus hautes, et l'héroïsme sera plus facile à qui connaîtra le mérite des sacrifices pour avoir su, dès l'enfance, en consentir de minimes. L'éducation morale est d'ailleurs quel([ue chose de beaucoup plus délicat que l'éducation intel- 24 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION lectuelle. On ne risque jamais grand'chose à développer des qualités de l'esprit; il n'en est pas de même pour celles du caractère, où défauts et qualités diffèrent plus souvent quan- titativement que qualitativement. Si la volonté, la persévérance sont des tendan- ces infiniment utiles et sans lesquelles toutes autres restent stériles faute d'être fécondées par des actes, il n'en est pas moins vrai que leur exagération s'appelle l'entêtement et est funeste. La modestie, qui devrait toujours inspirer nos actes et nos jugements, peut devenir une source de faiblesse, en faisant, à l'excès, naître le manque de confiance en soi, facteur de non- vouloir. La pudeur peut devenir fausse honte et res- pect humain mal placé. L'émulation qui, bien dirigée, peut être une source de progrès moral, peut aussi mener à l'envie, et la tolérance, celte vertu si nécessaire à la vie sociale, conduire au scepticisme décourageant. Que conclure de là sinon que les tendances individuelles de l'enfant doivent être soigneuse- ment étudiées? 11 faut stimuler les indolents et LE PROBLÈME DE l'ÉDUCATION 25 faire plier les volontaires, encourag'er les timi- des et rabaisser l'org^ueiî des audacieux qui ne doutent jamais de leur valeur; enseig^ner la tolé- rance et l'indulgence aux intransigeants, insuf- fler l'enthousiasme aux sceptiques et, à tout moment, corriger par l'exercice de la vertu con- traire l'excès où pourrait mener la pratique d'une seule vertu. De quelle façon réaliser ainsi peu à peu l'éducation du caractère, et quels moyens con- viennent à chaque âge? Telles sont les ques- tions qui se posent maintenant. Chez le tout jeune enfant, le début d'une éducation morale ne peut être que quelque chose de très voisin encore du dressage. Rien de plus inutile, ni même parfois de plus funeste, que les dissertations précoces et incomprises sur ce qui est le bien et ce qui est le mal. Ce n'est pas déductivement que l'on construit la morale. Il n'est point douteux que ce dont l'en- fant s'aperçoit tout d'abord, c'est que certaines de ses actions sont punies, d'autres récompensées. Le choix des récompenses et des punitions est donc important et ne doit point risquer de contribuer à créer des défauts : il est aussi im- 26 LES SCIEx\CES DANS l'ÉDUCATION prudent de récompenser trop souvent par des bonbons un enfant gourmand que de le punir par des procédés trop rig-oureux, pouvant nuire à sa santé ou l'inciter à la dissimulation. Le mieux est de s'adresser, dans la mesure du pos- sible, à sa sensibilité : une caresse donnée ou refusée à propos est parfois la plus efficace des sanctions. Il faut surtout se garder de croire que, jusqu'à cinq ou six ans, il est inutile de se préoccuper de l'éducation morale sous prétexte que les enfants agissent alors sans discernement. De très bonne heure, ils s'aperçoivent bien de ce qui fait plaisir à leurs parents ou de ce qui les peine, et il importe de les orienter, dès cet âge, dans la voie droite et de leur faire accpiérir de bonnes habitudes morales. Un peu [)lus tard, on pourra mieux leur pré- ciser leurs défauts et les faire s'attacher eux- mêmes à lutter contre leurs tejidances défec- tueuses. Ceci peut s'entreprendre aussi beaucoup plus tôt qu'on ne le croit généraiement, à con- dition d'attirer l'attention de l'enfant sur des points précis et sur un seul à la fois. Si vous lui dites d'être sage, sans plus, ou LE PROBLÈME DE L EDUCATION 27 si, au contraire, vous l'accablez de multiples recommandations « d'être bien poli, de se tenir tranquille, de n'être ni menteur, ni gourmand et de ne pas salir son vêtement neuf », com- ment pourra-t-il, dans tout cela, reconnaître l'accessoire et l'important? Surtout si (cela arrive) il est bien plus grondé pour avoir sali son vêtement que pour avoir été menteur. Proposez une vertu à son attention, une de celles dont l'exercice lui est le plus difficile ; signalez-la lui dès le matin ; il suffira souvent, dans le cours de la journée, d'une allusion à sa promesse, pour le retenir sur la pente ; puis, le soir, demandez-lui d'examiner s'il a tenu ses engagements et forcez-le ainsi à un retour sur lui-même. Le lendemain peut être utilisé d'une façon analogue. Selon son âge et ses penchants, l'exercice va- riera; mais il n'est pas douteux qu'il contri- buera à créer la sincérité et à former peu à peu cette voix intérieure que l'on nomme la con- science. Qu'est-ce d'ailleurs que ces exercices, sinon l'esprit même des exercices religieux, le but de la prière du matin et du soir qu'ils vivifieront, 28 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCÂTION dans le cas d'une éducation religieuse connexe, en em[)êchant cette prière de n'être qu'une réci- tation de mots trop souvent vides de sens? Un peu plus tard, des causeries plus espa- cées, mais fréquentes encore, permettront d'ap- peler l'attention des enfants sur les défaillances de leur vie morale ; et ceci peut de même se comparer à la confession des catholiques. Certes la tâche d'un éducateur est semée d'écueils ; il importe, en elfet^ de doser, suivant les tempéraments, les sanctions et l'indulgence, de façon que l'enfant arrive peu à peu à consi- dérer la punition comme le rachat de sa faute vis-à-vis de lui-même, et que l'exercice de cer- taines vertus ne lui permette pas d'en éluder d'autres. Par exemple, pour inciter les enfants à la franchise, il arrive souvent que l'aveu de la faute entraîne sa rémission; s'il en est ainsi régulièrement, l'enfant a vite fait de s'apercevoir qu'il peut faire ce qu'il veut, pourvu qu'il l'avoue, et ce n'est pas là le résultat cherché. Si, de même, pour combattre son égoïsme, on l'as- treint à offrir le partage de ce qu'il possède mais qu'on n'accepte jamais, il ne voit bientôt plus là qu'une siniple formalité. Il importe de LE PROBLÈME DE l'ÉDUCATION 29 lui montrer que son offre ou son aveu n'ont de valeur que s'ils sont sincères, c'est-à-dire s'ils comportent l'acceptation du partage ou de la punition méritée. Mais le plus important facteur d'une bonne éducation morale, c'est que l'enfant voie prati- quer autour de lui les vertus qu'on l-ji recom- mande, et surtout par ceux qui les lui imposent. Comment lui reprocher la colère, le men- songe, l'égoïsme, si on ne lui donne pas l'exemple de la pondération, de la sincérité, du désintéressement ? Il est nécessaire que les parents ou les édu- cateurs soient pour les enfants des modèles aussi impeccables que possible ; alors l'approba- tion ou la critique de celui qui a su, de cette façon, se placer assez haut dans leur esprit, a pour eux une importance énorme. Désirer mériter l'estime ou craindre la répro- bation de quelqu'un que l'on considère comme menant une vie morale supérieure est un des facteurs les plus puissants de progrès moral. Il n'est même point nécessaire que cette personne connaisse tous vos actes ; il suffit que vous sachiez comment elle les jugerait. Il y a là une 3Ô Les sciences dans l'éducation sorte d'extériorisation, de personnification de la conscience qui la rend plus vivante et plus vigi- lante, et ceci est particulièrement vrai chez l'en- fant. Il faut donc se garder de donner prise à ses critiques, car il est souvent un juge perspicace et sans indulgence, et on perdrait parfois du coup toute influence sur lui. Le premier soin de l'éducateur doit donc être de se perfectionner lui-même tous les jours, pour se rendre digne du piédestal oîi l'enfant place si naturellement ses parents et ses maî- tres et de la confiance qu'il leur témoigne et qu'il importe de ne pas lui laisser perdre, car sa méfiance se généralise alors souvent outre mesure. Ainsi se développent peu à peu les qualités morales; mais rien n'est terminé si, dans une der- nière étape, on ne propose point un idéal moral. Une conscience sincère et scrupuleuse ne suf- fit point; il faut encore que le jeune homme arrive à se créer une idée du devoir indépen- dante de toute sanction et, quelles que soient les bonnes habitudes prises, ceci n'est possible que s'il est soutenu par an idéal. LE PROBLÈME DE l'ÉDUCATION 31 Lorsqu'il arrive à l'âge où le problème des fondements de la morale se pose pour lui, il risque fort de ne point trouver parmi les diverses solutions philosophiques, une seule qui puisse satisfaire complètement sa raison. Il faut donc que ce soit sa sensibilité qui accepte les devoirs individuels et sociaux au nom d'un idéal qui les impose. Peu importe celui que lui aura forgé le milieu où il aura vécu ; s'il est large et désintéressé, il remplira son rôle. Ce peut être, pour des croyants, la foi reli- gieuse; pour d'autres, la réalisation d'une société de fraternité et de justice ; pour d'autres encore, la soif de science et de vérité; pour tous enfin, la cause sacrée de la Patrie. Qu'on ne craigne pas qu'il s'y mêle un grain d'utopie ! L'enthousiasme généreux sied aux jeunes gens, et les désabusés précoces, les scep- tiques de la vingtième année ne sont pas dans la norme, s'ils sont sincères. Qu'ils attendent donc que la vie coupé les ailes à leurs rêves, et qu'ils songent bien que le progrès moral est dû à une succession d'efforts vers des buts peut- être inaccessibles! Il ne s'agit point pour eux 3î^ LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION de s'abuser sur les possibilités humaines^ mais il est bon qu'à cet âge on ait des forces à con- sacrer à une grande cause et qui élève l'âme. En résumé, nous retrouvons dans les divers aspects de l'Education des étapes progressives. Dès l'enfance, le souci prépondérant de la santé physique laisse cependant place au pre- mier éveil intellectuel et à quelques exercices moraux. Dans la jeunesse, le développement physique, où les jeux ont leur large part, permet une formation intellectuelle plus complète, en même temps que s'acquièrent les habitudes morales et que se forme la conscience. Enfin, dans l'adolescence, le jeune homme, dont le corps s'exerce aux sports, voit son esprit s'orner des fleurs de la culture intellec- tuelle, tandis que l'éducation morale le met en possession de l'idéal qui sera le guide de sa vie. CHAPITRE II Les études scientifiques Caractères des diverses sciences : sciences mathémati- ques ; sciences naturelles ; sciences physico-chimi- ques. — Nature des explications scientifiques. — Les leçons de choses. — Les initiations. — La for- mation de lesprit scientifique. On peut distinguer trois principaux groupres de sciences qui sont : les mathématiques, les sciences physico-chimiques et les sciences natu- relles ; il ne sera point question dans ce travail des sciences psychologiques, historiques ou so- ciologiques, parce qu'elles sont trop jeunes encore, que leurs méthodes s'éloignent de celles des sciences proprement dites et qu'elles s'adres- sent presque exclusivement à des spécialistes. Ce n'est point non plus l'essence même des sciences que l'on recherchera, mais bien plutôt les Paucot, Sciences. i) 34 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION qualit«îs de l'esprit qu'elles mettent en œuvre et leur progression possible suivant l'âge. Les nialhémaliques exercent surtout les facul- tés d'abstraction et de logique ; il est vrai qu'en géométrie élémentaire on raisonne tout d'abord sur des dessins pour aboutir à des faits concrets tels que des superpositions de figures; mais les progi'cs en cette matière consistent justement à rendre les raisonnements de plus en plus indépendants de cette aide, et sont parallèles à ceux de l'abstraction. Celle-ci devient plus évi- dente encore dans l'algèbre. Ce rôle des mathématiques ne leur a d'ailleurs jamais été dénié, à vrai dire; depuis longtemps, elles figurent dans tous les programmes d'en- seignement pour leur valeur éducative, au moins autant que pour leur utilité d'application pra- tique. Il n'en est point de même pour les deux au- tres groupes et surtout pour les sciences natu- relles. Bien des auteurs leur ont refusé toute importance au point de vue de la formation de l'esprit. Certains n'y veulent voir qu'un médio- cre exercice de mémoire sur des sujets trop spé- ciaux : pourquoi faire apprendre aux enfants Les études scientifiques 35 les caractères des Echinodermes et des Cœlen- térés ou affubler les fleurs de noms barbares? D'autres consentent tout au plus à y voir un dé- lassement à côté des études sérieuses. Peut-être cet enseignement a-t-il été trop souvent donné de façon à justifier en partie ces critiques. Mais ici, comme pour d'autres disciplines, c'est la méthode qui fait la valeur de leur ensei- gnement et, d'une façon aussi certaine que les mathématiques contribuent à développer la logique, il n'est point de plus merveilleux ins- trument pour former l'esprit d'observation que les sciences naturelles. C'est là leur caractère dominant et c'est ainsi comprises qu'elles doi- vent être enseignées. Elles ne sont plus alors l'amas stérile et pédant de classifications aux noms baroques, qui a laissé à quelques-uns des souvenirs d'enfance pénibles dont ils se défen- dent mal ; ce n'est pas non plus le recueil d'histoires amusantes de bêtes dont se souvien- nent d'autres; elles sont au contraire véritable- ment éducatrices de l'esprit parce qu'elles ré- pondent à son besoin naturel de connaître ce qui l'entoure, et elles sont de ce fait un instrument de progrès intellectuel. Non seulement la place 36 ' LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION qu'elles occupent actuellement est amplement justifiée, mais peut-être mériteraient-elles une place plus large encore. D'ailleurs, elles posent des problèmes géné- raux qu'un homme instruit ne saurait ignorer et qui ne peuvent être nettement compris si l'on n'a étudié les rudiments de ces sciences et si l'on ne connaît pas la méthode qui les carac- térise. Celle-ci comprend l'observation et aussi ^'expérimentation, mais dans des conditions dé- licates et difficiles par suite de la complexité des phénomènes étudiés; aussi l'initiation à la méthode expérimentale sera-t-elle plutôt le fait des sciences physico-chimiques. Ces dernières utilisent à la fois l'observation et la déduction ; elles nécessitent donc le déve- loppement de ces habitudes d'esprit acquises par l'étude élémentaire des sciences mathéma- tiques et naturelles. Ce qu'il y a de spécial chez elles, c'est l'expérimentation proprement dite, c'est à dire l'observation d'un phénomène provoque en vue d'interroger la nature. Elles en présentent les cas les plus simples parce que les phénomènes de cet ordre se laissent facile- ment abstraire, séparer des autres et portent LES ÉTUDES SCIENTIFIQUES 37 sur des grandeurs aisément mesurables, ce qui conduit à des relations numériques que l'on appelle des lois physiques. Telles sont les lois de Mariotle ou d'Archimède, exemples élémen- taires de ces relations obtenues par la compa- raison d'observations attentives, comportant des mesures, et reliées ensuite par un lien logique, résultant d'un effort d'abstraction. Cette acquisition de la méthode expérimen- tale pourrait-elle être indifférente à la culture de l'esprit? N'est-ce pas elle qui contribue, dans la plus large mesure, à créer cet esprit critique qui permet de vérifier l'accord des idées à la fois avec les faits et avec la raison ? Là aussi, quelques erreurs pédagogiques ont parfois été commises ; expérimentales, c'est ex- périmentalement que ces sciences doivent être enseignées, et ce n'est que lorsqu'on s'est bien rendu maître de la méthode pour l'avoir prati- quée, qu'il devient possible de remplacer une expérience par sa description. De cette façon, non seulement cet enseigne- ment n'est pas un vain assemblage de notions, mais, par l'association de l'esprit de déduction et de l'esprit d'observation qui marchent ici à 38 LES sciëncf.s dans l'éducation la rencontre l'une de l'autre, il devient un fac- teur puissant d'éducation intellectuelle. Comment peuvent se développer ces études aux diverses périodes de l'évolution intellec- tuelle de l'enfant? Et d'abord à quels besoins psychologiques répondent-elles ? Evidemment au désir de comprendre qui se manifeste dès le plus jeune âge, et qui est le g-erme embryonnaire de l'esprit scientifique. C'est pour le satisfaire que l'enfant assaille de questions ses maîtres et ses parents, et c'est le même but que poursuit le savant dans son laboratoire. Sous l'apparente unité des mêmes vocables « expliquer et comprendre », n'y a-t-il pas là cependant des opérations de l'esprit très différentes suivant les individus? Il semble bien tout d'abord en être ainsi, car ce ne sont, ni les mêmes phénomènes qui retien- nent l'attention, ni les mêmes explications qui sont considérées comme satisfaisantes, suivant l'âge ou les connaissances déjà acquises. L'enfant s'étonnera souvent de ce qui nous semble simple^ tandis que des faits (|ui nous LES ÉTUDES SCIENTIFIQUES 39 paraissent obscurs n'exciteront pas sa curio- sité. II est vrai que, fréquemment, l'on peut s'aper- cevoir, lorsqu'on veut lui répondre, que ce qui nous paraît simple ne l'est pas toujours en réalité, et qu'il n'est pas aisé de le satisfaire tout en restant exact. Et tout d'abord qu'est-ce qui provoque sa curiosité? C'est l'inhabituel, l'exceptionnel, parce que cela retient son attention. Les petits citadins de nos jours ne s'inquiètent plus autant du mécanisme d'une automobile que ceux d'il y a vin^-t ans; leurs cadets manifeste- ront peut-être dans quelques années la même indifférence vis à vis des aéroplanes, et la lu- mière électrique les étonne parfois moins que la flamme d'une boug^ie. Mais ceci est-il bien particulier aux enfants? En réalité c'est toujours la chose exceptionnelle qui provoque d'abord les recherches, et non point celle qui est le plus difficile à expliquer. C'est ainsi qu'il y a bien peu de temps qiie la science étudie le mouvement chez les êtres vi- vants ; c'était un attribut trop fiéfjuent de la vie pour avoir besoin d'une explication autre 40 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION que la vie même ; et cependant le mécanisme n'en est-il pas singulièrement plus complexe que celui d'une machine? Seuls, des esprits supérieurs réussissent à porter leur réflexion sur des phénomènes très simples : c'est ainsi que Newton, en examinant le fait, pourtant banal, de la chute des corps, parvint aux lois de l'Attraction Universelle. La différence dans les objets de curiosité sui- vant l'âge provient donc simplement d'une diffé- rence dans le degré d'attention et n'est pas essentielle. En est-il de même pour l'explication réclamée? Celle-ci aussi varie selon l'esprit qu'elle doit satisfaire. Le déterminisme scientifique complet d'un phénomène, même quand on le possède, serait le plus souvent impossible et inutile à exposer à des enfants ou à des ignorants ; on s'aperçoit au contraire qu'on leur donne satis- faction en ramenant les faits à d'autres déjà connus et assez familiers pour n'avoir pas en- core éveillé leur curiosité. Il suffira môme parfois de montrer que le fait qui avait attiré l'attention n'est pas exceptionnel pour qu'ils se tiennent pour satisfaits. LES ÉTUDES SCIENTIFIQUES 41 Là encore, la distinction n'est pas essentielle entre ces réponses et l'explication scientifique, celle-ci consiste aussi à ramener les faits inex- pliqués aux faits connus, à les grouper dans chaque science en lois générales, puis à réunir les faits physiques sous une même formule mathématique, ou encore à rapprocher les faits biologiques de ceux de la physico-chimie qui sont mieux étudiés. Il n'y a encore qu'une différence de degré qui tient à ce que, chez les enfants et les igno- rants, le nombre de faits connus est faible, la rareté ou la fréquence des [)hénomènes mal appréciée, et qu'avant de les ranger en catégo- ries, il faut d'abord créer celles-ci. Aussi, comprendre ce sera tout d'abord voir : pour un enfant, par exemple, la germination des plantes semblera une chose bien plus claire lorsqu'il aura regardé avec attention germer un certain nombre de graines ; les propositions élé- mentaires de géométrie seront comprises lors- que la règle, le rapporteur, la superposition des figures les auront fait voir. D'ailleurs, les enfants ne sont pas seuls à ne pas toujours distinguer entre voir et comprendre. 42 LES SCIENCES DANS L'ÉDUCATION Malgré l'apparente diversité de leurs accep- tions, ces deux mots : expliquer et comprendre, gardent toujours une grande partie de leur sens étymologique. Comprendre, c'est prendre ensemble, réunir, concevoir d'un seul coup d'œil un certain nombre de phénomènes, et une théorie scientifique nous satisfait d'autant mieux qu'elle en embrasse un plus grand nom- bre. Par contre ceux qui ne rentrent pas dans ces grands cadres nous déroutent. De même, expliquer, c'est dérouler. L'expli- cation scientifique ne consiste-t-elle pas en effet à dérouler, soit une chaîne logique de déduc- tions, soit la série des phénomènes qui se déterminent les uns les autres et aboutissent à celui que l'on cherche à expliquer ? Plus le point de départ est éloigné, plus ce mécanisme satisfait l'esprit, à condition que la maturité de celui-ci soit suffisante pour comprendre, c'est à dire pour saisir l'ensemble des anneaux de la chaîne. Par exemple, la marche d'un moteur électri- que pourra être expliquée en plusieurs phases : on montrera tout d'abord qu'une bobine de fil métallique enroulé d'une certaine façon, et pla- cée entre les pôles d'un aimant, tourne lors- LES ÉTUDES SCIENTIFIQUES 43 qu'elle est parcourue par un courant, et ceci paraîtra généralement suffisant à un enfant. Plus tard, une vue plus large sera donnée par l'expérience d'Œrstedt (aiguille aimantée dépla- cée par un courant) qui lui ouvrira des hori- zons plus étendus sur l'interaclion générale des courants et des aimants. Enfin, pour le savant, l'explication ne sera complète qu'au moyen d'une théorie électro-magnétique qui embrassera un nombre bien plus grand encore de phénomènes. Mais on voit que, si près ou si loin que l'on remonte cette série, on aboulit à des causes que l'on peut, elles aussi, chercher à expliquer; ce caractère indéfiniment perfectible et par conséquent provisoire de la science est impor- tant à signaler. Les études scientifiques ne doi- vent pas le négliger ni, par une mauvaise mé- thode, donner à aucun moment à l'enfant ou au jeune homme l'impression que la recherche est terminée et qu'on tient la clef, la cause première des phénomènes. Pour cela, il faut que les étapes de l'explica- tion scientifique soient graduées, de façon à être, à tout moment, à la portée de l'enfant tout en préparant cependant le stade suivant. 44 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION Pour établir ces divisions suivant l'âge, il est nécessaire de remarquer qu'abstraire est un exercice très difficile pour les enfants, que le concret existe seul pour eux. Aussi faut-il pren- dre ^arde à ne pas user trop précipitamment du schéma pour expliquer ; si celui-ci sim{)lifie, c'est qu'il est, somme toute, faux en quelque point et l'enfant est pendant longtemps inca- pable de discerner la part de vérité qu'il renfer- me ; il ne faut donc l'utiliser que peu à peu et avec une extrême prudence, en le confrontant souvent avec la réalité pour éviter ton te confusion. Puisque comprendre c'est d'abord voir, et que l'abstraction est pénible, la première étape de l'explication scientifique sera la leçon de choses et particulièrement la leçon de choses biolo- giques, car tout ce qui vit attire la curiosité de l'enfant. L'observation, aussi attentive que pos- sible, d'animaux, de plantes, sera donc ce qui conviendra tout d'abord le mieux à son esprit. Puis ce sera le tour des cailloux, puis des phé- nomènes physiques ou chimiques simples : un corps qui flotte, du plomb qui fond, l'effort à faire pour gonfler un pneumatique de bicyclette, l'action du vinaigre sur la craie, etc. ; tout cela LES ETUDES SCIENTIFIQUES 45 contribuera à créer des catégories où viendront plus tard s'encadrer, se classer sans trop de peine les lois d'Arcliimède, de MarioUe et autres. Les mathématiques peuvent aussi débuter par des sortes de levons de choses. Celles-ci consis- teront, par exemple, à habituer l'enfant à manier des nombres, à faire quelques calculs arithmé- tiques portant sur des quantités concrètes et assez petites pour être réellement perçues. Il y a même intérêt à réaliser longtemps efiective- ment les opérations sous ses yeux. Ce seront encore quelques dessins de figures simples qui seront découpées, pliées, superposées, afin de donner une connaissance intuitive de leurs diverses propriétés. L'étude de ces objets, déjà plus artificiels, plus abstraits, aura pour résul- tat de former la faculté d'abstraction, et l'esprit, ainsi mûri, pourra aborder avec fruit une deuxième étape. Il est évident que les exercices précédents doivent, à tout moment, mériter leur nom de leçons de choses, c'est-à-dire que les enfants doivent toujours toucher, voir, ce dont on leur parle, si on ne veut pas que cela devienne de stériles leçons de mots. Ces acquisitions, et la formation de l'esprit 46 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION qui en résulte, auront préparé le terrain en éveillant une curiosité nouvelle et plus poussée. L'enfant recherchera à nouveau des explications et ce sera la période de l'histoire naturelle et des premiers groupements de faits par comparaison. Ceci nécessite une distinction entre les carac- tères importants et les caractères secondaires, c'est-à-dire un premier degré d'abstraction, de schématisation. Il ne s'agit point d'abuser des classifications, mais de faire comprendre les phénomènes en les éclairant par des observations générales sur la subordination des caractères ou la corrélation des organes et des fonctions. Il suffît de voir combien ces explications plaisent aux enfants pour se rendre compte qu'elles sont bien adap- tées à leur esprit. Il y a même là un écueil à éviter : elles ris- quent de donner parfois l'impression qu'il est inutile de chercher plus loin, tandis qu'il est au contraire désirable de préparer le terrain des curiosités futures. Ces vues, aisément fina- listes, contentent d'autant mieux l'esprit qu'elles expliquent les faits de la même façon que l'homme lorsqu'il expose les motifs de ses LES ÉTUDES SCIENTIFIQUES 47 actes ; mais elles éloignent de la véritable mé- thode scientifique qui est la recherche des causes déterminantes et qui montre comment certains phénomènes sont la conséquence de phénomènes antécédents, et non pas l'inverse. La correction est aisée en faisant observer que la non-adaptation est impossible à conce- voir : il en résulte que l'adaptation est une expli- cation insuffisante qui nécessitera elle-même de nouvelles recherches. Cette satisfaction plus grande de l'esprit, que procurent les lois causales, sera révélée par une élude de quelques notions de sciences physico- chimiques, dans lesquelles les phénomènes sont plus simples et se laissent plus aisément abs- traire. Certaines lois, parmi les plus élémentaires, peuvent être exposées au moyen d'expériences assez commodes à réaliser et à l'aide de calculs très faciles; elles sont aussitôt des exemples de ces explications véritablement scientifiques. Par leur généralité, elles englobent, et par là font comprendre une catégorie étendue de phéno- mènes. Ce sont là deux aspects nouveaux que l'on doit mettre en évidence. 48 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION Les progrès des sciences mathématiques sui- vent nécessairement une marche parallèle. En arithmétique, l'enfant se rendra complètement maître de la pratique des opérations et de leur sens exact, mais la théorie est chose encore trop complexe pour son esprit. Lorsqu'il connaît bien la signification d'une opération et qu'il l'utilise correctement, il a compris et ne sent pas la nécessité d'une explication complémentaire ; l'exactitude de ses résultats, dont il se rend compte, satisfait son besoin de logique et on ne g'ag-nerait rien à vouloir donner des démonstra- tions qui le dépasseraient. L'appui concret de la géométrie permettra le développement pro- gressif des facultés de déduction. Des exemples bien choisis montreront aisément la faiblesse d'un raisonnement basé uniquement sur une constatation de dessin, et on pourra ainsi intro- duire peu à peu dans les démonstrations la rigueur logique qui caractérise les mathéma- tiques. Mais on perdrait son temps à vouloir l'imposer à l'enfant avant d'avoir amené son esprit à en sentir le besoin, et loin d'exercer cette faculté, on risquerait de la fausser. Le passage au degré supérieur peut se faire LES ÉTUDES SCIENTIFIQUES 49 en mathématiques d'une façon extrêmement progressive ; l'esprit d'abstraction et de rig-ueur logique se développe peu à peu avec la géomé- trie, l'algèbre, la théorie de l'arithmétique et les autres branches des mathématiques. En même temps, ce degré peut être abordé aussi dans les sciences physico-chimiques par l'examen de phénomènes plus complexes, moins schématiques. C'est alors l'étude de plus en plus approfondie de la méthode expérimentale, du groupement de faits nombreux en lois de forme mathématique ; et la prévision des phéno- mènes que permettent ces lois est, par là même, révélée. Tout le mécanisme de la critique expé- rimentale peut être ainsi progressivement exposé et connu. Une étude analogue des sciences biologiques peut être alors abordée ; les mêmes méthodes de recherche que dans les sciences physico-chi- miques y sont utilisées, mais l'expérimentation provoquée y tient moins de place, car elle y est plus difficile et il faut demander davantage à l'observation directe des phénomènes naturels. Ces sciences fourniront donc des exemples de faits plus complexes, moins faciles à analyser, Paucot. Sciences, 4 50 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION d'une critique expérimentale plus délicate et d'un maniement moins aisé, de théories moins géné- rales et moins assurées que dans les sciences physico-chimiques. Cette étape mène insensiblement jusqu'aux études spécialisées et aux recherches du savant. La plupart n'iront pas si loin, mais, dans chaque branche, cette formation doit être assez com- plète pour que les méthodes générales et les résultats les plus importants soient bien con- nus et que le caractère spécial de chaque science apparaisse nettement, ainsi que le rôle et la valeur des explications scientifiques. Il faut en particulier qu'il puisse s'en dégager que ces théories ne sont point des dogmes que l'esprit humain découvre peu à peu, mais des construc- tions qu'il bâtit pour satisfaire son besoin de con- naître, en groupant les faits de façon à les conce- voir ensemble, c'est-à-dire à les comprendre, et aussi en les déroulant à partir de bases aussi peu nombreuses que possible pour les suivre dans leur enchaînement, c'est-à-dire les expliquer. Dans ce développement progressif des études scientifiques, les qualités de l'esprit les plus diverses sont évidemment mises en jeu. LES ÉTUDES SCIENTIFIQUES 51 Ayant ainsi posé, d'une part le résultat que l'on désire, et d'aulre part les moyens dont on dispose à chaque âge, il sera loisible d'étudier avec plus de détails le rôle que ces études peu- vent jouer dans l'éducation générale. I CHAPITRE III Les sciences et la culture physique L'hygiène et la culture physique; l'alcoolisme; les maladies vénériennes. — Les sciences naturelles et la classe en plein air; excursions et jardinage ; Boy-scouts et Club alpin ; exercices ph^'siques et profit intellectuel. — Les travaux pratiques de sciences expérimentales et l'habileté manuelle. — Le rôle des sciences dans la culture physique. La part à faire aux exercices physiques des enfants et des jeunes gens est, ajuste titre, un des soucis les plus importants de tous ceux qui s'occupent d'éducation. L'intérêt même de l'ave- nir du pays exige que l'on s'inquiète de la santé et de la force de la race. Ce devoir est d'autant plus impérieux que la guerre a pour résultat, sur ce point, une sélection à rebours, car elle CULTURE PHYSIQUE 53 fauche surtout parmi les plus jeunes et les plus vig-oureux. Il ne faudra donc rien négliger pour favoriser la formation et l'entraînement phy- sique des jeunes générations. Où trouvera-t-on des indications rationnelles pour élaborer ces programmes d'éducation phy- sique? Dans les sciences biolog-iques ; c'est sur elles et particulièrement sur la physiologie et la bactériologie que sont établies les données de l'hygiène moderne. La connaissance des principaux préceptes pratiques de cette science est un des points les plus importants d'une éducation physique bien conduite. 11 ne suffit pas en effet d'exercer les muscles des jeunes gens; encore faut-il que les heureux résultats obtenus ne soient pas ensuite rapidement détruits par un genre de vie con- traire au maintien de la santé. Un enseignement pratique de l'hygiène est donc nécessaire, même dans l'Enseignement Primaire ; il devra s'appuyer sur un ensemble élémentaire de notions physiolog-iques, plus ou moins étendues selon le niveau des études, et destinées à faire comprendre, autant que pos- sible, le bien-fondé des prescriptions édictées. 54 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION Pour combattre efficacement tous les maux qui affaiblissent les individus et déciment la race, il est nécessaire de mettre chacun au cou- rant des dang-ers qu'il court. Il serait évidem- ment mauvais, en enseignant par exemple que la tuberculose est due à un microorganisme, de créer une phobie des microbes qui a atteint par- fois certaines personnes insuffisamment rensei- gnées ; mais on ne peut cependant pas laisser ignorer les conditions de la contamination. Pour réduire l'importance de ce facteur à ses justes proportions, il faut montrer, d'autre part, que l'organisme humain peut se défendre effica- cement contre cette infection, lorsqu'il n'est pas affaibli d'avance par de mauvaises habitudes physiques. L'importance de l'action de la lu- mière solaire dans cette lutte contre les microbes doit être signalée et une plus grande diffu- sion de cette vérité contribuerait peut-être à la disparition si souhaitable des taudis sans lumière. L'hygiène respiratoire^ les dangers de l'air confiné, des poussières, d'une existence trop sédentaire, les préceptes importants de l'hy- giène alimentaire ne devraient être ignorés de CULTURE PHYSIQUE 55 personne. Combien de maladies ou de déchéances physiques prématurées sont dues à des erreurs commises sur ce dernier chapitre : excès de nourriture chez les uns, idée fausse de la valeur nutritive ou de la nécessité de certaines subs- tances chez d'autres. C'est, en particulier, une idée erronée de cet ordre qui peuple les sanatoria, les hôpitaux, les asiles et les prisons : l'erreur de l'alcool utile ou indifférent avait dangereusement affaibli la France avant la guerre, et toutes les victoires risquent d'être stériles si cet ennemi n'est pas vaincu. Personne ne devrait ignorer les méfaits de ce poison, la manière insidieuse dont il agit, et surtout de quelle terrible façon il atteint les générations successives. Cet enseignement est urgent et l'on ne doit rien négliger pour qu'il frappe l'esprit. Des visites d'hôpitaux, quand elles sont possibles, pourraient peut-être par- fois convaincre les plus aveugles de la réalité des faits et de leur importance. Quel que soit le secours que puisse apporter la législation, il sera insuffisant, si la volonté personnelle de réagir contre un mal si terrible n'intervient pas, et tous les efforts de renais- 56 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION sance physique seront vains tant qu'on ne l'aura pas jugulé. C'est dans une adhésion réfléchie de plus en plus étendue qu'il faut chercher la gué- rison ; bien des efforts ont été tentés dans ce sens, les résultats en sont encore bien faibles. Loin de trouver là un motif de découragement il faut au contraire y trouver une raison de les intensifier malgré les obstacles ; ils n'ont pas été vainSj ils sont seulement insuffisants encore, en face de l'étendue du fléau. C'est l'enseignement scientifique qui pourra donner, avec toutes les garanties dont il est coutumier, les preuves les plus frappantes de ces ravages de l'alcoolisme. La question de l'alcool-aliment y sera mise au point et on mon- trera ainsi la réelle signification et les condi- tions exactes d'expériences, exécutées par des savants consciencieux, et dont des intéressés sans scrupules ont dénaturé à plaisir les résul- tats pour les besoins de leur mauvaise cause. Un observateur impartial ne peut nier ni la réalité du mal, ni son influence néfaste sur la natalité et, devant sa gravité, il ne devrait plus y avoir dans le pays une seule voix en faveur de ce terrible poison. CULTURE PHYSIQUE 57 Il est une autre question, non moins grave pour l'avenir de la race, et qui dépend aussi de l'hygiène ; c'est celle des maladies vénériennes. La déchéance qu'elles causent, pour n'être pas aussi immédiatement apparente que celle due à l'alcool, n'en est pas moins certaine. D'ailleurs ces deux maux ajoutent parfois leurs effets pour diminuer les naissances et augmenter la morta- lité infantile. Rien, ou presque rien, n'a été fait jusqu'à présent, pour prévenir vraiment les jeunes gens des dangers qui les menacent; quand ils sont renseignés, ils le sont souvent mal, ce qui est parfois pis encore que l'ignorance. C4ertains pensent à tort que la pudeur oblige au silence sur ces questions, tandis que d'autres croient les résoudre par une plaisanterie. Les pertes de vies humaines causées par la guerre rendent malheureusement l'heure trop grave pour que ces systèmes puissent suffire comme réponses au problème vital d'une natalité nombreuse et saine. Il faut donc faire connaître aux jeunes gens la nature, l'importance, la fréquence, la gravité de ces maladies, la transmission héréditaire de cer- 58 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION tailles d'entre elles. Sur ce point encore, l'ensei- gnement scientifique peut collaborer efficace- ment à la renaissance de la culture physique, car les résultats de celle-ci sont subordonnés à ceux obtenus par une lutte constante contre ces deux causes de déchéance. Il peut sembler que l'aide apportée par un enseignement à l'éducation physique doit se borner à cette coopération indirecte. Toute étude nécessitant une immobilité relative, il ne peut s'agir entre elle et les exercices musculaires que d'un compromis laissant à chacun la place qui semble lui revenir. Ce n'est pas exact en ce qui concerne les études scientifiques; par certains côtés, elles peuvent contribuer d'une façon plus immédiate au développement physique. En eiï'et, la méthode même des sciences biolo- giques est l'observation directe ; mais où voit-on le mieux la nature ? Est-ce au grand air ou dans une salle ? Et n'est-il pas évident que ces classes ne pourraient fréquemment que gagner, en vue de l'étude même, à être faites au dehors ; on voit, sans qu'il soit nécessaire d'insister, les avan- tages hygiéniques qui en résulteraient. CULTURE PHYSIQUE 59 Les jardins d'enfants de quelques écoles enfantines s'inspirent de cette alliance. De même, les leçons de choses et l'Histoire Naturelle seront à la fois plus attrayantes et plus profitables au grand air. Les programmes prévoient bien quelques excursions dirigées par le professeur ; mais ce n'est point là la répartition qui s'impose, car c'est l'enseignement en plein air qui devrait prédominer, surtout pour les plus jeunes, et être complété de temps en temps par des séances de classe consacrées à coordonner la riche moisson d'observations. Certes, pour réaliser cela, quelques change- ments seraient nécessaires, tels qu'une limita- tion du nombre des élèves et aussi une légis- lation qui n'étendrait pas imprudemment la responsabilité du maître jusqu'aux cas où sa surveillance ne pouvait efficacement s'exercer, car ceci a pour effet de briser en lui toute vel- léité d'initiatives de ce genre. Il faudrait des parcs et des espaces libres autour des écoles des villes; mais, de toute façon, cela n'est-il pas nécessaire si on veut sérieusement organiser l'éducation physique de la nation ? 60 LKS SCIENCES DANS L*ÉDUCATION Tout exercice musculaire comporte en lui- même quelques risques, et où seront-ils plus faibles que dans une excursion surveillée? A la marche, exercice musculaire et respiratoire ex- cellent, se joindrait tout le plaisir d'apprendre par vision directe une foule de choses, et la fatig^ue intellectuelle et physique peut y être aisément graduée suivant l'âge. Il serait aussi intéressant de pouvoir laisser à chaque enfant un petit coin de terre à cultiver, où il ferait à son gré pousser quelques plantes, suivant les indications qui lui seraient fournies. Les soins de bêchage, sarclage, arrosage, qu'il donnerait certes volontiers à sou petit jardin, formeraient un ensemble d'exercices physiques variés, exécutés au grand air; en même temps la culture des plantes retiendrait son attention et la botanique n'y perdrait rien. Par ailleurs, le renouveau de l'éducation phy- sique a contribué à la création des bataillons de boy-scouts. Cette tendance peut encore donner, peut-être, un bien meilleur rendement éducatif. La préparation militaire, principal but de ces groupements, est en effet des plus utiles pour les jeunes gens de seize à dix-huit ans; mais CULTURE PHYSIQUE 61 pour les plus jeunes, n'y aurait-il pas lieu d'en entrevoir d'autres? Tout en maintenant pour ceux-ci les travaux et les obligations qui cons- tituent un excellent entraînement physique et moral, les exercices plus purement militaires pourraient de douze à quinze ans passer au second plan ; à cet âg-e, beaucoup n'en sentent pas l'impoilance encore lointaine, et n'y voient plutôt qu'un jeu; en revanche, il serait pos- sible de leur faire retirer des marches et des excursions un profit intellectuel. C'est là qu'ils peuvent le mieux apprendre à regarder la nature, à observer; ils y prendront, pour peu qu'on les guide, de précieuses et véritables leçons de choses sur les plantes, les animaux ou les pierres, bien mieux que sur les bancs d'une école, et cela ne les empêchera nullement d'ac- quérir en même temps la vigueur du corps. L'intérêt de ces excursions n'en serait que plus vif pour tous ; ceux qui y viennent pour l'attrait du mouvement y çipprendraient souvent ce qu'ils auraient ignoré sans cela ; et parmi ceux-là qui, plus indolents, hésitent à adhérer à ces groupe- ments, il y en aurait peut-être qui seraient attires par le plaisir intellectuel et trouve- 62 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION raient par surcroît l'occasion d'exercer leurs muscles. Une tendance de ce genre existe déjà d'ail- leurs dans certaines sociétés, antérieures même à la naissance du scouting-. Le Club Alpin Français, en particulier, par ses caravanes scolaires, rendait les plus grands services dans cette voie de l'union de l'exercice physique et de l'élude. La collaboration des maîtres charg-és de î l'éducation physique et des professeurs d'His- toire Naturelle réaliserait cet entr'aide des exer- cices intellectuels et musculaires. La possibilité, pour ces sciences, de s'accommoder parfaite- j ment du g-rand air et de l'excursion permettrait ' d'utiliser à deux fins le temps qui leur est con- sacré. L'encouragement à la culture physique ne risquerait pas alors de nuire aux études, ainsi qu'on l'en a parfois, bien à tort, accusé. Une autre forme de cette coopération peut être encore envisagée ; il ne suffit pas, en elTet, de s'occuper de l'activité g-énérale des muscles, source de santé, il faut encore, par l'exercice CULTURE PHYSIQUE 63 plus particulier de certains groupes musculaires, donner naissance à l'adresse et à la sûreté des mouvements. Les travaux manuels ne doivent pas être oubliés dans une éducation complète. L'habileté qu'ils procurent peut être souvent d'une utilité précieuse dans la vie. On peut même ajouter qu'ils ont une influence morale : ils garantissent contre l'orgueil de l'intelligence que peut faire naître une éducation trop pure- ment intellectuelle. En faisant mieux connaître les professions manuelles, ils inclinent à une meilleure compréhension des mérites des arti- sans et, partant, à plus de justice envers eux. Le seul maniement de la plume risque de laisser l'enfant gourd et inhabile. Certaines études scientifiques bien comprises peuvent être, au contraire, l'occasion de ces travaux désirables. La physique et la chimie, sciences expérimen- tales, doivent être enseignées expérimentale- ment, c'est à dire donner lieu à des manipula- tions d'élèves. Sur ce point, on ne peut que répéter les remarques déjà faites à propos des excursions : la place qui leur est faite est insuffi- sante, et parfois même le manque de moyens 64 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION matériels nécessaires à leur réalisation les réfluit encore ; elles sont inexistantes dans l'enseigne- ment élémentaire où une responsabilité trop considérable pèse sur le professeur. Ces exercices, par la construction ou l'utilisa- tion des appareils simples qu'ils nécessitent, développeront l'habileté et l'ingéniosité ; ils seront l'occasion d'un certain nombre de travaux manuels et contribueront à en souligner l'im- portance. L'enfant pourra s'y rendre compte, en effet, que la réussite d'une expérience ou la pré- cision d'une mesure peut être souvent subor- donnée à un peu d'habileté dont dépendent donc en partie les travaux de l'esprit, surtout en matière de sciences expérimentales. Les dissec- tions, dans les sciences naturelles, rendront des services analogues et, ici encore, les progrès de l'anatomie et de la physiologie ont été, et seront longtemps encore, liés à l'habileté des expéri- mentateurs. Un double but se trouve donc, encore dans ce cas, réalisé et l'éducation physique accompagne l'éducation intellectuelle sans que le souci de l'une nuise à ce qui est dû à l'autre. Les études scientifiques s'accommodent donc CULTURE PHYSIQUE 65 très aisément de laisser aux exercices physiques le temps qui leur est nécessaire. L'observation de la nature, qui est le but des sciences biologiques, ne peut mieux se faire qu'au grand air ou en excursion, et les sciences expérimentales, par leur nature même, font collaborer étroitement le travail manuel avec celui de l'esprit. En outre, un concours plus indirect des sciences à l'éducation physique est dû à l'hy- giène qui établit sur des données scientifiques les règles du développement physique, et ce sont les études scientifiques qui montrent le mieux l'importance des deux graves questions qui inté- ressent le plus la santé d'une nation : l'alcoo- lisme et les maladies vénériennes. L'étude des sciences et cç premier soin de toute éducation ont donc entre eux un rapport plus étroit qu'il n'aurait pu sembler tout d'abord . Paucot. Sciences. CHAPITRE IV Les sciences et l'éveil intellectuel Leçons de choses et esprit d'observation. — Leçons de choses et acquisition du vocabulaire. — Leçons de choses et mémoire. — L'initiation arithmétique et l'abstraction. — La formation du sens logique. — L'initiation géométrique intuitive. On a souvent affirmé que les études scienti- fiques ne sauraient convenir aux enfants et que l'étude précoce des sciences pouvait même être néfaste. La réelle difficulté que présentent au début les mathématiques, surtout lorsqu'on ne veut rien sacrifier de leur caractère d'abstraction, est pour beaucoup dans cette assertion. Quant aux autres sciences, elles existent depuis beaucoup moins longtemps et ceci est souvent invoqué l'éveil intellectuel 67 contre leur introduction dans les programmes élémentaires. Il n'y a là cependant, pour les unes comme pour les autres, qu'une question d'adaptation, de choix de sujets, et surtout de méthodes d'en- seignement. La curiosité naturelle de la plupart des en- fants les porte à poser des questions relatives aux divers objets qui les entourent ou qu'ils remarquent, et l'on peut dire que cette tendance de l'esprit est l'origine de la recherche scienti- fique : c'est donc rllc qu'il faut utiliser tout d'abord en cherchant à développer l'esprit d'ob- servation. Ceci est l'œuvre des leçons de choses qui sont, somme toute, le premier stade des sciences expérimentales. Par ces exercices, on forcera l'enfant à ne pas se contenter d'un examen superficiel, aussitôt suivi d'une question, et on II' éveillera son attention enlui imposant de regarder plus minutieusement et plus complètement ce qui l'intéresse. Il sera ainsi souvent amené à trou- ver de lui-même la réponse à l'interrogation qu'il formulait et cette satisfaction intellectuelle aura pour lui un grand attrait. 68 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION Un autre résidera dans la variété même des objets qu'on peut lui montrer ; en particulier, les manifestations de la vie, tant végétale qu'ani- male, seront d'une g-rande ressource et le capti- veront aisément. Tout en restant des plus élémentaires, les no- tions ainsi acquises peuvent être déjà des no- tions scientifiques. Surtout, le grand avantage de ces exercices est justement qu'ils constituent une première gymnastique intellectuelle et celle- ci est des plus profitables au point de vue du développement de l'acuité de cette faculté si précieuse qui consiste à savoir regarder et à ne pas se contenter simplement de voir. Pour cela, il est indispensable que les objets eux-mêmes soient réellement soumis à l'examen des enfants. L'usage des images, gravures, tableaux, n'est qu'un pis-aller dont il ne faut user que le moins possible. Ce ne sont déjà plus que des repré- sentations plus ou moins fidèles et on a trop tôt fait (le passer de là à de simples descrip- tions, c'est-à-dire de substituer les mots aux choses. Pour j^rovoquer celte attention plus vive que l'éveil intellectuel 69 l'on recherche, il esl différents moyens qui, tous, présentent des avantages. On peut faire, par exemple, décrire par l'enfant ce qu'il voit, ou encore le lui faire dessiner. Dans un chapitre spécial, il sera traité de la collaboration que ce dernier moyen peut apporter à l'éducation du goût ; mais il convient de signaler ici l'aide importante que le premier apporte à l'acquisition du vocabulaire, un des buts importants des pre- mières études. Plus l'observation se précise en effet, plus les idées éveillées sont multiples, plus les nuances perçues sont délicates, et l'enfant est amené de lui-même à désirer les mots nécessaires à l'ex- pression de sa pensée. Les mots ainsi acquis resteront bien mieux gravés dans son esprit que s'ils lui avaient été donnés arbitrairement et sans qu'il éprouvât le besoin de les utiliser. La pauvreté du vocabulaire des élèves est un des défauts le plus souvent signalés, et à juste litre, car sa richesse est parallèle à celle des idées et favorise l'éveil intellectuel. Mais il ne suffit pas de fournir des mots à l'enfant pour qu'il s'en serve, il faut encore qu'il en sente le besoin; les leçons de choses consti- 70 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION tuent une des meilleures occasions de le faire naître. Il ne s'agit d'ailleurs en aucune façon de lui faire apprendre un vocabulaire technique, mais simplement des mots plus précis, mieux frappés, que ceux qui forment généralement la monnaie courante de son langage. L'acquisition du vocabulaire est évidemment avant tout un travail littéraire ; mais dans le jeune âge il ne peut y avoir que des avantages à associer le plus étroitement possible les diverses disciplines intellectuelles pour l'œuvre commune d'éducation, et l'on trouve ici l'exemple d'une de leurs collaborations les plus fructueuses. Pour que l'enfant garde quelque chose de ce qu'il a ainsi appris, il est évidemment nécessaire de s'adresser à sa mémoire. Trop souvent l'on n'a voulu voir dans ces premiers exercices de sciences que la mise en œuvre de cette faculté, dont l'hypertrophie, aux dépens des autres, mène au verbalisme et au psitlacisme. Les sciences ne sont cependant pas seules à faire appel à la mémoire; les disciplines litté- raires y ont aussi recours largement, dans la récitation des textes par exemple. D'ailleurs, l'éveil intellectuel 71 c'est l'abus seul de cette méthode qui est nui- sible, non son usage, et surtout en ce qui con- cerne les leçons de choses, car ce n'est pas ici la mémoire verbale, la mémoire des mots qui est uniquement en jeu, c'est aussi et surtout la mé- moire visuelle, celle des choses elles-mêmes. De cette façon, ce ne sont pas des vocables vides de sens qui sont retenus, mais, en même temps et bien plutôt, des perceptions, des images et des idées. Les notions ainsi acquises, sans beaucoup de fatigue et avec grand profit pour l'esprit, peu- vent porter sur les sujets les plus divers, pris de préférence dans la vie familière et habituelle de l'enfant : l'origine de ses vêlements, de sa nour- riture, des objets qui l'entourent lui sera ainsi peu à peu révélée. On est même en droit de s'étonner lorsque l'on constate parfois l'absence de ces connaissances chez des gens dont l'ins- truction semble par ailleurs avoir été assez complète, surtout lorsque, chose plus grave, ils ne se sentent point embarrassés par cette igno- rance, dont une étude précoce et bien orientée des sciences les eût préservés. L'initiation aux sciences mathématiques est 72 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION plus difficile, car celles-ci nécessitent un effort d'abstraction, qui est certes très profitable et même indispensable, mais qui est souvent pénible pour l'enfant. La grande difficulté con- siste justement à ne pas le jeter trop brusque- ment dans l'abstrait, mais à l'y habituer peu à peu en restant tout d'abord assez longtemps dans un domaine plus concret, mieux accessible et plus attrayant. Toutes les méthodes élémentaires de l'ensei- gnement mathématique devront être bien péné- trées de cette nécessité. Ainsi la notion de nombre devra résulter de la collection d'objets concrets dont il ne faudra que très prudemment et très lentement augmenter la quantité, car les nombres trop élevés ne représentent rien à l'es- prit de l'enfant. Les instructions jointes aux programmes officiels de cet enseignement élémentaire insis- tent bien sur cette obligation de se limiter long- temps à la première dizaine, puis à la première centaine. Peut-être ne sont-elles pas toujours suivies d'assez près ; lorsqu'on utilise, depuis longtemps déjà, la numération, son mécanisme semble tellement clair qu'on ne soupçonne par- l'éveil intellectuel 73 fois pas assez les réelles difficultés qu'il suscite dans l'esprit des enfants. On peut s'aider, pour le leur faire saisir, de représentations concrètes, telles que des grou- pements de billes ou autres objets par dizaines dans des sacs, puis de ces sacs par dix dans des sacs plus grands et ainsi de suite, et réaliser cette opération matérielle devant leurs yeux. Il ne faut pas croire qu'il suffise de la décrire, qu'elle est assez siuiple pour que cela donne un résultat identique ; il y a au contraire entre les deux façons de procéder toute la différence qui sépare le concret de l'abstrait. Ce n'est qu'après avoir effectué celte opération un certain nombre de fois, sur des objets diffé- rents, que les enfants verront qu'il n'est pas nécessaire de la réaliser véritablement pour la répéter; ils auront alors compris le mécanisme de la numération, et leur intelligence aura fait un progrès, un pas vers l'abstraction. Certes ce moyen est peut-être lent ; grâce à leur mémoire, les enfants peuvent apprendre autrement et beaucoup plus rapidement la numération et même s'en servir à peu près cor- rectement. Mais ils seront alors bien moins inté- 74 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION ressés ; certains mêmes seront rebutés dès le début, en tous cas, le profit intellectuel sera bien moindre, car il n'j aura aucun effort vers la possession du mécanisme de l'abstraction qui doit s'acquérir peu à peu. Des remarques absolument analogues peuvent être faites en ce qui concerne l'initiation aux quatre opérations arithmétiques. A ce point de vue, il faut tout d'abord nettement séparer l'ad- dition et la soustraction des deux autres ; elles peuvent être bien plus vite et bien plus facile- ment conçues par l'enfant parce qu'elles sont plus aisées à rendre concrètes, et elles doivent toujours l'être au début. C'est le seul moyen de ne pas laisser perdre de vue le sens exact de l'opération. Assez sou- vent, celle-ci est trop rapidement considérée comme comprise et tout l'effort porte sur l'ap- prentissage du mécanisme qui, certes, est impor- tant, mais beaucoup moins, pour la formation du sens logique, que la signification même de l'opération. Aussi est-il nécessaire de ne proposer que des exercices portant sur des nombres concrets et, au début, peu élevés^ de façoti qu'ils représen- l'éveil intellectuel 75 tenl vraiment quelque chose à l'enfant; il fau- dra lui faire ajouter ou enlever des pommes, des moulons ou des sous de façon qu'il se rende bien compte que l'une des opérations consiste à réunir diverses collectivités en une seule, et que l'autre consiste à enlever un certain nombre d'objets d'une collectivité. Si les opérations portent sur des nombres abstraits, surtout si ceux-ci sont tellement g^rands qu'ils n'ont en réalité aucun sens pour l'enfant, additionner sera pour lui un mécanisme, une façon d'assembler des chiffres, et soustraire, un autre mécanisme ; mais il ne comprendra point ce que cela veut dire. Des questions concrètes ressembleront à des problèmes ; il n'y a là nul inconvénient, au con- traire : plus intéressantes et mieux comprises que de simples exercices portant sur des nombres abstraits, elles prépareront aux véritables pro- blèmes, en ne risquant pas de laisser passer au second plan la signification de l'opération. Certes il faut que l'enfant, peu à peu, se rende maître du mécanisme du calcul, mais il est tout d'abord nécessaire que, par une abondance suffisante d'exemples concrets sur lesquels il faut cons- 76 LES SCIENCES DANS i/ÉDUGATION tamment revenir, les mots additionner et sous- traire prennent un sens absolument net et pré- cis. Utiliser à propos ces opérations, c'est déjà faire preuve de logique et il importe que les bases de cette faculté soient solides et bien éta- blies. La multiplication et la division seront alors abordées par des esprits déjà un peu habitués à l'abstraction; il ne sera pas inutile néanmoins au début de les concrétiser, afin d'en obtenir aussi une compréhension nette ; il ne sera plus indispensable de les matérialiser, encore que cela puisse avoir quelques avantages de temps à autre; mais elles devront être expliquées à l'aide d'exemples et non sur des nombres abstraits. L'usage exclusif de ceux-ci risque même d'en- traîner des erreurs de raisonnement. Le fait que, dans une multiplication de deux nombres abstraits, on peut intervertir l'ordre des fac- teurs, cache souvent à l'enfant leur rôle en réa- lité très différent. Il n'aperçoit plus qu'il s'agit d'une addition rapide de nombres égaux au multiplicande, et que le produit est formé, par conséquent, d'unités de même nature que celles de ce facteur. l'éveil intellectuel 77 L'ig'iiorance, que Ton constate trop souvent, de ce que représente le produit d'une multipli- cation est due à une marche trop rapide vers l'abstraction ; l'enfant ne saisit pas dans ce cas le véritable sens de l'opération. La division répond en réalité à deux pro- blèmes concrets différents : partager une collec- tion également entre un nombre connu de per- sonnes : le résultat représente alors le nombre d'objets de la colleclion que l'on peut donner à chacun; ou bien prélever dans la collection des parts connues et le résultat indique le nombre de personnes qui peuvent être servies, A cause de cette dualité des résultats, il arrive, plus souvent encore que pour la multiplication, que, l'opération faite, les enfants ne savent pas au juste ce qu'ils ont obtenu. Là encore ce fait se produit lorsqu'on a sacrifié le plus impor- tant^ c'est-à-dire la nature même de l'opération, à l'apprentissage mécanique des procédés de calcul. Bien que l'étude, même élémentaire, des frac- tions réponde à un stade plus avancé de l'éveil intellectuel, il est toujours nécessaire de se réfé- rer de temps en temps à des exemples qui per- 78 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION mettront de voir si l'on est bien compris et qui peuvent d'ailleurs être plus schématiques. On pourrait craindre que ce souci constant de rendre concrètes les opérations arithmétiques détourne cette étude de son vrai but et contri- bue ainsi à en détruire le profit intellectuel; mais il faut bien remarquer que les mathéma- tiques tendent à développer deux facultés dis- tinctes : la log-ique et l'abstraction, qu'il ne faut pas confondre. On peut faire des raisonnements déductifs serrés sur des propositions concrètes; et au contraire construire des raisonnements peu rigoureux sur des abstractions. Or, ce qui est difficile dans le jeune âge, c'est l'abstraction ; il y faut un entraînement progressif que les exercices arithmétiques réalisent peu à peu, et qui ne se fera bien que lentement. Mais le sens logique est une chose délicate, qu'il importe surtout de ne pas fausser dès le début, et pour cela l'enfant doit se sentir appuyé dans ses pre- mières tentatives de déduction par des réalités concrètes, palpables, dont la vérification immé- diate lui soit une évidence qui le rassure et lui montre qu'il est dans la bonne voie. Le lancer sans préparation suffisante dans un l'éveil intellectuel 79 raisonnement qui porte sur des entités abstraites quUl ne conçoit pas bien, c'est lui enlever toute possibilité de contrôler sa logique. Il ne sert de rien de l'avertir lorsqu'il est dans l'erreur, s'il ne peut se rendre compte de l'endroit où il l'a commise ; le résultat peut être de le resfouter ou de fausser à tout jamais son sens log^ique. Certes un des buts des mathématiques c'est de procurera l'esprit des méthodes sûres et simples de déduction impeccable; ceci est surtout vrai, plus tard^ pour l'algèbre par exemple. Il serait au contraire très mauvais de les présenter à l'enfant comme un mécanisme mystérieux dont il suffît d'acquérir plus ou moins péniblement la clef pour en tirer des résultats merveilleux dont on aperçoit mal la genèse. Non seulement elles n'ont plus alors aucun rôle éducatif, mais même leurs résultats pra- tiques sont très inconstants. Enseignées au contraire en respectant la psy- chologie propre de l'enfant, elles jettent les bases de son sens logique et préparent peu à pen son esprit à l'abstraction. Plus aisément encore que les notions d'arith- métique, les premiers éléments de géométrie 80 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION contribueront aux mêmes fins. C'est à la néces- sité pratique et immédiate de connaître les quatre règles fondamentales que répond l'ordre généralement adopté ; sans cela, l'initiation géo- métrique devrait peut-être avoir la première place dans l'éducation mathématique de l'enfant. Elle consiste en effet à faire dessiner, découper, plier des figures ; elle peut donc commencer par de véritables leçons de choses. L'enfant constatera un cerlain nombre de propriétés de ces objets déjà un peu abstraits, puisque l'on n'y considère que leurs fonnes ou les lignes qui y sont tracées. Les premiers rai- sonnements que l'on peut esquisser sont guidés, vérifiés par ces observations. Ainsi, grâce à ces appuis, la logique déduc- tive peut essayer ses premiers pas sans risquer de s'égarer ou de se fausser et, d'autre part, l'esprit de l'enfant prend l'habitude du schéma, c'est-à-dire de l'abstraction, A côté de cela, ces exercices de géométrie in- tuitive pourront servir à mettre enjeu des quali- tés plus secondaires, mais non moins utiles, telles que l'ordre et le soin. On voit qu'à ce premier stade de l'éveil intel- L^ÉVEIL INTELLECTUEL 8l lectuel, les sciences sont loin dêlre inactives ou inutiles ; à elles revient le soin de former et de développer l'esprit d'observation. De plus, tout en exerçant la ménjoire, elles peuvent collaborer efficacement à l'acquisition du langage tandis que, d'autre part, elles habi- tueront l'esprit de lenfant à l'abstraction, tâche difficile et indispensable et, en même temps, éta- bliront solidement dans son intelligence les pre- mières bases de la logique déductive. Paucot. Scionces. CHAPITRE V Les sciences et la formation intellectuelle Sciences naturelles; excursions et comptes rendus; classifications et jugement; collections; première idée des lois biologiques. — Sciences physico chi- miques ; idée de causalité ; premières bases de la critique expérimentale ; manipulations et pro- blèmes. — Sciences mathématiques ; problèmes d'arithmétique; logique et bon sens; la géométrie déductive. — Progrès iotellecluels réalisés. Les diverses étapes de l'éducalioii intellec- tuelle que l'on peut établir en tenant compte de l'âge, ne sont, bien entendu, que des divisions coniniodes pour l'élude de la question. Il est évident que l'on passera par transitions insen- sibles de l'éveil de l'esprit à sa formation et, de là, à la culture proprement dite qui est le cou- ronnement de toute éducation. LA FORMATION INTELLECTUELLE 83 La première g^ymnaslique intellectuelle, telle qu'elle est indiquée au chapitre précédent, ne cesse donc pas brusquement et doit se pour- suivre en même temps qu'elle s'étend et se complète par d'autres méthodes. Les sciences naturelles pourraient, à cet âge, rendre de plus grands services que ceux exigés d'elles jusqu'à présent. Elles pourraient en effet donner iieu à des exercices gradués et de plus en plus difficiles, qui développeraient l'esprit d'observation dont la formation est alors loin d'être achevée. Mais elles auraient besoin pour cela de n'être pas renfermées dans le cadre étroit d'une distribution des études identique à elle-même chaque semaine. C'est dans la nature que l'étude de la nature est la plus fructueuse et, bien que toutes les saisons puissent fournir des sujets d'observation au naturaliste, le prin- temps et l'été en sont particulièrement riches. Une adaptation plus souple des horaires per- mettrait peut-être de reporter la plus grande partie de ces études au deuxième semestre de l'année scolaire et, surtout, donnerait la possi- bilité de disposer, par exemple, d'une après- midi entière, seul moyen, sauf dans quelques 134 LES SGiENCËS DANS l'ÉDUCATION rares établissements privilégiés, d'emmener les élèves en promenades zoologiques, botaniques ou géologiques. Certes il n'est pas toujours indispensable de faire des excursions à de grandes dislances ; un parc, un jardin, des talus de fortifications même parfois, fourniront d'am- ples sujets d'études. Encore faut-il qu'on ait le temps matériel de s'y rendre. D'ailleurs, il ny aurait aucun inconvénient, dans ce cas, à appe- ler l'attention des enfants sur le même sujet pendant plus d'une heure ; les conditions, tant psychologiques qu'hygiéniques de la classe en plein air étant bien différentes de celles du tra- vail dans une salle. Nous avons déjà fait remarquer tous les avan- tages d'une telle méthode au point de vue de l'éducation physique. Pour être sûr de faire travailler l'esprit, il y aurait souvent lieu de réclamer aux élèves un compte rendu d'ailleurs succinct et simplement documentaire de l'excursion, mais dont l'obli- gation les forcerait à l'attention et à la précision, et qui serait en outre utile pour l'enrichissement du vocabulaire. A l'âge dont nous nous occu- pons, le professeur de sciences et le professeur LA FORMATION INTELLECTUELLE 85 de lettres sont généralement distincts ; ce procédé exige donc leur collaboration, et celle-ci ne peut être que féconde en résultats si le premier est bien persuadé de la valeur éducative de son enseignement et si le second veut bien ne pas voir là une intrusion abusive dans ses attribu- tions propres. L'éducation est en réalité un ensemble ; si l'on est amené à fragmenter l'instruction pour confier à chaque spécialiste la matière dans laquelle il est le plus compétent, il ne peut être qu'utile de faire collaborer les diverses disci- plines en vue de la tâche commune et de montrer par là aux enfants la véritable unité des études. Les sciences naturelles se répartissent géné- ralement en trois groupes : zoologie, botanique, géologie ; le point de vue utilitaire, qui tient compte uniquement des connaissances indispen- sables à acquérir, a maintenu cette division dans l'enseignement. Le point de vue éducatif contri- buerait plutôt à faire adopter un ordre basé sur la difficulté et la précision croissante des observa- tions. Un tel programme est réalisable (1) sans (1) Voir « Un Prograaime gradué d'Histoire Naturelle ». Revue de l'Enseignement des Sciences, février 1913. 86 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION une dispersion excessive des notions de même nature, qui aurait aussi ses inconvénients. C'est de cette façon que se ferait le mieux la transi- tion vers une étape supérieure de ces études : la comparaison de divers objets. Celle-ci est en effet la base des classifications naturelles et elle met en jeu une nouvelle qualité de l'esprit : le jugement. Tout classement implique, en effet, non seulement une observation complète des objets à ranger, mais une hiérarchie des carac- tères, puis un rapprochement qui néglige les moins importants, qui en fait momentanément abstraction. On voit que le mécanisme psycho- logique est déjà bien plus complexe et que l'on assiste à un progrès de l'éducation intellectuelle. Pour le réaliser pleinement on peut utiliser divers exercices et particulièrement la réunion de collections de plantes, d'insectes, de coquil- lages ou de pierres. On peut aisément trouver des arguments pour critiquer cette méthode : « Quoi ! est-ce là un exercice éducatif? Est-ce même l'étude de la vie que de piquer des insectes ou de sécher des fleurs en y accolant des noms barbares ? » En réalité, il ne s'agit, ni d'en faire le but LA FORMATION INTELLECTUELLE 87 exclusif de l'Histoire Naturelle, ni d'inciter les eufanls à la recherche de l'échantillon rare, g-loire du collectionneur. Non! il n'est ques- tion, plus simplement, que de les intéresser à la détermination de quelques animaux ou de quel- ques plantes prises parmi les plus courantes et les plus simples ; et ceci, non pour arriver à un nom (bien qu'il serait utile de savoir reconnaître un chêne, un hêtre, un noisetier, un charançon, une grive, une buse, et que trop de gens peut- être s'accommodent aisément de leur ignorance à cet égard), mais surtout parce que cet exercice force à préciser l'observation. Il contribue en outre à donner des habitudes d'ordre, de soin, de propreté, qualités que nécessitent la disposi- tion, l'arrano-ement de ces collections élémen- taires. Ce résultat n'est pas sans valeur, et peu d'exercices intellectuels sont aussi aptes à le donner. D'ailleurs, les enfants font volontiers des col- lections ; celles de sciences naturelles, ainsi comprises, ont le double avantage de leur rendre l'étude attrayante et d'exercer leur esprit. L'observation des animaux et des végétaux dans la nature même corrigera, d'autre pari, 88 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION l'absence de vie de cet exercice. Elle pourra être complétée, dans les cas où cette vision directe serait impossible, par des projections de vues fixes ou animées. Ces dernières surtout, par leur représentation plus complète de la vie, sont d'une utilité considérable dans l'enseignement de ces sciences; elles constituent elles-mêmes de véritables sujets d'observation. Des remarques relatives au fonctionnement des organismes vivants pourront ainsi être faites et une première constatation s'imposera aussi- tôt : l'adaptation réciproque des organes et des fonctions, qui donne déjà à l'esprit une pre- mière idée de l'existence de lois naturelles, de relations nécessaires. Mais il faut se garder de présenter cela comme une explication entière- ment suffisante ; elle ne l'est que pour des intel- ligences non encore initiées à la véritable méthode scientifique qui recherche le détermi- nisme des phénomènes et non leur finalité. C'est pourquoi il faut plutôt présenter ces cons- tatations générales comme un groupement pro- visoirement satisfaisant des faits, mais qui laisse pressentir la nécessité de recherches ultérieures. L'esprit n'est pas ainsi leurré sur la valeur réelle LA FORMATION INTELLECTUELLE 89 de ce qu'il a acquis ; le champ reste ouvert, ainsi qu'il convient dans une bonne méthode d'enseig'nement progressif des sciences. C'est à d'autres études que revient le soin de révéler la recherche expérimentale. Le détermi- nisme des phénomènes est plus aisément visible dans les sciences physico-chimiques que dans les sciences biolog-iques, et c'est par elles que se fera ce prog-rès. Cette initiation commencera par des observa- tions qui, au lieu déporter sur des êtres vivants, auront pour objets des phénomènes physiques ou chimiques. L'esprit sera très vile amené à saisir les importantes différences entre ces deux ordres de constatation ; tout d'abord les phéno- mènes sont beaucoup plus simples, et l'élève s'aperçoit vite que leur production est liée à un petit nombre de causes dont la répétition iden- tique les fait naître à coup sûr. L'idée de leur déterminisme, d'où résulte la possibilité de prévoir lorsqu'on possède tous les éléments antécédents, s'imposera donc rapi- dement ; c'est là une première et très impor- tante acquisition au point de vue de la formation de l'esprit scientifique. 90 LES SCIENCES DANS L.'ÉDUCATION Puis, par une gradation appropriée des exer- cices, on pourra exposer des faits nouveaux et faire des hypothèses sur leurs causes ; on sera donc amené à faire voir comment l'on doit, par l'expérimentation, choisir entre ces diverses hypothèses. Les conditions supposées nécessaires et suffisantes étant réalisées, l'expérience mon- tre si le fait attendu se produit. Parfois même, un peu plus tard, l'on pourra trouver des cas assez simples pour que les élèves eux-mêmes puissent sug-gérer des hypothèses et imao-iner les vérifications nécessaires. Cet exer- cice intellectuel est la base première de l'esprit expérimental qui, par la confrontation des théo- ries avec les faits, prépare le sens critique et, dans sa plus large acception, le bon sens. Un caractère important des phénomènes phy- sico-chimiques est de présenter g^énéralement une face principale, masquant par son relief les circonstances accessoires. Aussi laissent-ils faci- lement abstraire, isoler, ce que l'on veut spé- cialement considérer ; c'est pourquoi la recher- che des causes y est plus aisée que dans les phénomènes, aux aspects multiples et presque tous ég-alement importants, de la biologie. Il est LA FORMATION INTELLECTUELLE 91 bon d'attirer raltention des enfants sur ces caractères accessoires que l'on néglige, afin de préparer leur esprit à l'analyse expérimentale des faits plus complexes qui sont la synthèse de phénomènes simples dont il faut isoler et séparer les causes. Ainsi, par exemple, on peut montrer dès cet âge, que le volume d'une masse gazeuse dépend et de sa température et de sa pression, et que l'effet de chacune de ces deux causes de varia- tions doit, pour plus de simplicité, être étudié séparément, l'autre facteur étant maintenu constant. Enfin, un dernier aspect de ces observations, qu'il est bon de mettre en relief dès le début, c'est qu'elles ne sont plus seulement qualitatives : elles comportent des mesures et, par là, malgré leur apparente simplicité, elles sont plus préci- ses que toutes celles faites jusqu'à présent. Cette précision s'étend à la recherche des causes, et ces sciences ne se contentent pas de voir qu'un phénomène est lié à un autre, mais aussi qu'il y a une relation numérique entre la cause et l'elTet produit. 11 en résulte que les lois, c'est- à-dire les hypothèses vérifiées, ont une forme 92 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION I i mathématique et permettent par conséquent une prévision quantitative des phénomènes. Toutes ces notions ne peuvent être acquises que par un ejiseignement vraiment expérimen- tal. Par cette méthode seule, les élèves verront î clairement que les lois résultent de l'interpré- tation et du groupement des faits et ne sont pas le fruit d'on ne sait quelle intuition édictant des propositions, d'où l'on déduit ensuite les faits, en prenant parfois la peine de montrer que les conclusions sont conformes à la réalité. Si, parfois, la science procède. de cette façon, par voie dédnctive, ce n'est que grâce à de nombreuses connaissances antérieures acquises expérimentalement; la vérification est alors, non pas superflue, mais indispensable. Présenter déductivement la physique et la chimie au début, serait fausser leur caractère et faire perdre la plus grande partie du fruit intellectuel de ces études. Il faut au contraire que, tout d'abord, l'obser- i vation et l'expérience précèdent les lois. Plus I tard seulement, lorsque l'introduction des mesu- res aura expliqué et justifié l'usage des mathé- matiques, on pourra utiliser la méthode déduc- LA FORMATION INtELLEGTUELLE 93 live de celles-ci. Mais on insistera alors pour montrer que les conclusions auxquelles on aboutit sont, non pas des certitudes vérifiées parfois par récréation, mais des présomptions d'autant plus vraisemblables que le point de départ est plus solidement établi, c'est à dire repose sur plus de faits ; elles nécessitent cependant toujours une confrontation avec la réalité. Il serait bon, pour atteindre le but, que les enfants fissent, dès cet âge, quelques manipu- lations. Ces exercices tout en développant l'ha- bileté manuelle, partie non négligeable de l'édu- cation physique, mettraient en évidence les diffi- cultés de l'expérimentation, la précision que l'on peut obtenir dans les mesures, l'ordre de grandeur des quantités sur lesquelles on opère, en un mot tout ce qui constitue le mécanisme de la méthode expérimentale. Celle-ci, acquise intuitivement par la pratique, n'en sera que mieux comprise plus tard au moment de l'ensei- gnement philosophique. En outre, les petits problèmes proposés seront plus profitables encore s'ils ont pour bases des observations faites par les élèves eux-mêmes. Ces questions servent tout d'abord à faire 94 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATÎON mieux pénétrer le sens des lois expérimentales par l'application dont elles sont l'objet ; mais surtout il importe que le bon sens, c'est-à-dire, somme toute, le sens de l'accord des résultats avec la réalité, y soit exercé. Il faut que les élèves sachent bien que ce sont des résultats concrets qu'on leur demande; les manipulations y aideraient: s'ils ont eux-mêmes effectué une pesée avec une balance de Roberval, ils seront moins enclins à exprimer en dixièmes de milli- grammes les poids obtenus avec cet instrument, ils ne pousseront point jusqu'au centième de millimètre l'appréciation d'une long-ueur de plu- sieurs hectomètres et ainsi de suite. Ces habi- tudes, trop fréquentes^ sont dues à l'emploi prédominant des nombres abstraits en mathé- matiques, elles choquent en réalité le bon sens, et l'enseig-nement expéiimental de la physique tendra à les faire perdre. De même un séjour, même restreint, au labo- ratoire contribuera à corriger les erreurs sur l'ordre de grandeur des phénomènes en les ren- dant aussitôt [)lus visibles ; causées souvent par une insignifiante faute de calcul, ces fautes passent en général pour bénignes aux yeux des LA FORMATION INTELLECTUELLE 95 élèves qui ne considèrent que le point de vue mathématique; la pratique des réalités leur en montrera, au contraire, la gravité, car leur bon sens plus exercé en sera choqué. Ainsi orientés ces petits problèmes ne risquent plus de se réduire à une vaine contrefaçon des mathématiques; ils peuvent développer d'autres qualités. Les sciences physico-chimiques ont un rôle important à jouer dans l'éducation intellec- tuelle par la formation du sens de la critique expérimentale; mais c'est à condition d'être expérimentales, sinon elles risquent de se pré- senter aux enfants comme une branche des mathématiques où il y aurait des expériences. C'est encore parfois ce qui arrive lorsque leur introduction est trop tardive par rapport au développement de ces dernières sciences. Celles-ci doivent progresser parallèlement de façon à fournir l'instrument que les sciences physico-chimiques ont à utiliser et à assurer de plus en plus les progrès de l'esprit déductif. En arithmétique peuvent commencer mainte- nant les problèmes donnant lieu à plusieurs opérations. C'est alors qu'éclate l'avantage d'avoir au début insisté sur leur signification ; 96 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION grâce à cela l'enfant saura les utiliser rationnel- lement ; il verra quelle est la nature de celles qui serviront à résoudre un problème parce que celui-ci se présentera à ses yeux comme une série d'actions déterminées à eflectuer et que chacune de ces actions se fait au moyen de l'opération qui lui correspond. Cependant en lui proposant une série variée d'exercices concrets mettant tous en jeu le même mécanisme abs- trait, on pourra lui montrer l'uniformité de la solution sous la diversité des apparences (par exemple les nombreux exercices qu'on peut ima- giner sur ce thème : trouver deux nombres connaissant leur somme et leur différence) et ceci préparera le terrain pour les généralisations ultérieures. Autant cela est utile, autant il serait mauvais au contraire pour le développement de l'esprit de logique et des facultés d'abstraction, de pro- céder inversement et de fournir tout d'abord un mécanisme applicable aux divers cas et dont la valeur ne pourrait être bien comprise. On fait souvent parmi ces problèmes une dis- tinction qu'il est prudent de ne pas exagérer ; c'est celle des problèmes de raisonnement et des LA FORMATION INTELLECTUELLE 97 problèmes de calcul ; dans ceux-ci, le raisonne- ment est aisé; seul le mécanisme du calcul pré- sente quelques difficultés; c'est le contraire dans les premiers. Cependant il ne faut pas pousser la séparation jusqu'à autoriser, dans le second cas, la disparition de tout raisonnement et sur- tout jusqu'à eu admettre de faux ; il ne faut pas émousser le sens logique par trop de con- cessions et la facilité de raisonner ne peut dis- penser de le faire. Quant aux premiers, ils doivent être choisis avec soin et ne pas dépasser la portée de ce que l'on peut demander à une logique encore en voie de formation; certaines de ces petites questions ressemblent parfois à des devinettes ou à des casse-têtes chinois, et les grandes per- sonnes elles-mêmes ne les résolvent qu'après un effort de réflexion. Rien de bon à attendre d'un exercice aussi notablement disproportionné avec les forces de ceux auxquels on le demande; même si quelques-uns s'en tirent, cela ne "leur est pas plus profitable qu'il ne leur serait phy- siquement avantageux de soulever exception- nellement un poids trop lourd pour eux. Une règle importante doit encore guider dans Paticot. Sciences. 7 98 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION le choix des exercices : c'est que les données en soient vraisemblables et aient quelque rapport avec des questions pratiques, ce qui a pour résultat d'intéresser davantage l'enfant. En outre, il ne peut être que désastreux de faire porter les problèmes sur des quantités beau- coup plus grandes ou plus petites que celles qui se présentent dans la réalité ; cela a pour consé- quence de faire négliger la considération de la so- lution concrète. Tandis que, si les données sont choisies d'accord avec le bon sens, on est en droit d'exiger qu'il en soit de même des résul- tats. L'enfant ne doit pas se contenter de la vérification mécanique de ses calculs, mais en- core savoir rejeter une solution manifestement absurde, comme un quintal de blé à deux francs ou un père ayant douze ans de plus que son fils. Ici encore se manifeste le besoin de l'unité d'éducation qui sera d'autant mieux obtenue que le physicien et le mathématicien la récla- meront tous deux. Ce dernier ne doit pas plus se désintéresser de l'exercice du sens critique chez ses élèves que le premier de l'exactitude de leurs calculs, lorsque les problèmes de physique en comportent. La formation intellectuelle 99 Il ne suffit d'ailleurs pas de respecter le bon sens dans les données et les solutions, mais il faut encore en tenir compte dans les résultats intermédiaires, lorsqu'il y en a. Ainsi, une appli- cation trop mécanique des règles de trois, con- duit parfois les élèves à parler, par exemple, d'ouvriers travaillant une minute ou vingt-six heures par jour; l'illogisme ou l'absurdité de ces nombres doivent absolument faire proscrire ces modes de raisonnement, même lorsqu'ils conduisent à des résultats exacts, car la formation log"ique tout entière risque de se trouver faussée par ce mécanisme substitué au véritable rai- sonnement. Celui-ci est toujours possible et une application logique et correcte de la règle doit toujours être préférée à son utilisation automatique. En géométrie, il s'agit de passer peu à peu des premiers essais intuitifs et expérimentaux à une méthode plus rigoureuse et plus abstraite ; mais pour que les démonstrations logiques soient acceptées par les élèves, il faut qu'ils en sentent le besoin et saisissent bien la différence qu'il y a entre montrer et démontrer. L'approximation des vérifications expérimen-^ lOÔ LES SCIENCES DANS l'ÉdUCATION taies, les erreurs qu'entraîne une figure mal faite, leur montreront l'insuffisance de la première méthode et la supériorité de la seconde en raison de la certitude des résultats qu'elle donne, indépendamment de l'imperfection des dessins. Une fois cet avantage de la méthode déduc- tive bien compris et bien apprécié, la géométrie élémentaire sera une des meilleures écoles de formation du sens logique. En particulier, il ne faudra pas négliger d'appuyer sur certaines expressions sur lesquelles on glisse parfois un peu vite, afin d'en faire ressortir toute la valeur : ainsi « condition nécessaire et suffisante » est un terme fréquent, souvent employé d'un seul bloc, et qu'il est nécessaire de détailler en montrant, par des exemples, que les deux mots « nécessaire » et « suffisant » ont un sens très différent et ne sont pas forcément liés l'un à l'autre. De même, les enfants ne se rendent pas tou- jours aisément compte de la distinction à faire entre un théorème et sa réciproque et de la nécessité de démontrer celle-ci. C'est en insistant sur ces points qu'on développera ses facultés de déduction. LA FORMATION INTELLECTUELLE 101 De tels procédés, qui habituent peu à peu les enfants à la pratique de l'abstraction et de la logique, sont généralement susceptibles de résul- tats bien meilleurs que ceux qui les mettent d'emblée aux prises avec les difficultés psycho- logiques que présentent pour eux les mathé- matiques. Cette deuxième méthode peut léussir avec quelques-uns, mais beaucoup sont rebutés et, parmi ceux-là, il en est cependant de nom- breux auxquels une méthode plus progressive eut été profitable. Ainsi les études scientifiques aideront considé- rablement à la formation intellectuelle par le développement dcqualités déjà solides de logique et d'abstraction ; Tobservalion sera devenue plus affinée et plus précise; le jugement, qui résulte de la faculté de comparer, se sera fortifié par l'exercice ; en outre l'idée d'un déterminisme des phénomènes et de Texistence de lois cau- sales, vague encore dans les sciences biologi- ques^ aura été clairement montrée par les sciences ph^'sico-chimiques qui auront contribué ainsi à fonder le sens de la critique expérimentale. CHAPITRE VI Les sciences et la culture intellectuelle Géométrie et intuition géométrique. — Arithmétique et logique. — Algèbre, notion de fonction. — Ré- sultat intellectuel des études mathématiques. — Sciences physico-chimiques et esprit critique. — La contre-épreuve expérimentale. — Rôle particulier des sciences naturelles. — Les théories générales des sciences et la culture philosophique. Si les sciences onl leur [)lace marquée au moment de l'éveil des facultés inlellectiielles, qu'elles contribuenl ensuite à former, elles ne jouent pas un rôle moins important au moment de leur épanouissement, que l'on peut appeler proprement la culture intellectuelle. Les sciences mathématiques, abordées par des esprits plus mûrs et progressivement entraînés, peuvent alors porter tous leurs fruits. LA CULTURE INTELLECTUELLE 103 La géométrie peut devenir de plus en plus purement déductive en ce qui concerne les démonstrations, mais les exercices et les pro- blèmes, particulièrement certains d'entre eux, tels que la recherche des lieux géométriques, mettent aussi en œuvre des qualités de finesse, d'imagination qui constituent l'intuition géomé- trique. Celle-ci permet, par une compréhension plus intime de cette science, de soupçonner, avant'toute démonstration, le sens dans lequel les recherches seront profitables. C'est là une précieuse faculté de l'esprit et qui trouve son application en dehors de la géométrie qui a servi à la faire naître. Elle donne une idée de la différence qui existe enlre la connaissance com- plète d'une question, permettant de l'envisager dans son ensemble et d'en voir à la fois, syn- théliquement, les divers aspects, et la connais- sance fragmentaire et analytique qui ne per- met d'en considérer les différentes faces que successivement. Les bases de l'arithmétique seront alors reprises en y appliquant les qualités de rigueur logique précédemment acquises. L'esprit péné- trera ainsi plus avant dans le mécanisme intime 104 LES SCIENCES DANS LÉDUCATION de la numération et des opérations : il le démon- tera pour ainsi dire, au lieu de se contenter de le voir en gros, et saisira de cette manière toute la généralité des méthodes. C'est aussi vers ce moment que l'étude de l'algèbre peut être abordée avec profit. Sa con- naissance est indispensable dans la plupart des professions qui utilisent les sciences; mais sur- tout l'empreinte intellectuelle qui en résulte est des plus nettes et des plus importantes. Plu- sieurs des caractères particuliers des mathéma- tiques y sont, mieux qu'ailleurs, mis en évidence ; c'est là en effet que l'abstraction et la généra- lisation sont poussées le plus loin, et le calcul algébrique se révèle vite comme un merveilleux et pratique instrument de raisonnement déduc- tif. C'est un mécanisme logique, parfait et infail- lible, qui permet d'être assuré que les conclu- sions proviendront directement des prémisses sans qu'aucune hypothèse supplémentaire oit pu se glisser, à l'insu de l'esprit, dans le cours du raisonnement, du moment qu'on l'a manié convenablement et suivant des règles précises. Par ses transformations, il permet cependant L\ CULTURE INTELLECTUELLE 105 d'envisager un même problème sous des aspects si multiples et si variés qu'il semble que l'on ait chaque fois des résultats nouveaux. Il peut aussi, par suite de l'identité des méthodes ou des calculs qui permettent de les résoudre, servir à rapproclier des questions qui paraissent au premier abord très diiïérenîe.s, et il a parfois ainsi ouvert de nouvelles voies loi^iques en géométrie. Bien dirigé, l'enseignement de l'al- gèbre donne l'impression d'une force nouvelle de raisonnement, qui permet de suivre, sans courir le risque de s'égarer, les nombreux anneaux d'une longue chaîne de déductions. C'est donc un instrument d'une portée incom- parable pour la formation de l'esprit. La notion de fonction, en particulier, déborde par son importance le cadre des mathématiques et même des autres sciences. Dès qu'il est établi que deux grandeurs varient ensemble de telle façon qu'il existe un lien quelconque entre leurs mesures numérifpics, l'algèbre, c'est à dire le raisonne- ment déductif, peut être utilisé. Ce fait a une importance énorme, non seulement en ce qui concerne les sciences concrètes où de telles relations sont extrêmement fréquentes, mais 106 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION même dans bien d'autres domaines de l'activité humaine. Aussi l'acquisition, non plus vague, mais précise, de cette notion très générale de fonction par le canal des mathématiques est peut être une des plus considérables que l'on puisse faire. C'est elle en particulier qui donne à ceux qui ont reçu une culture mathématique suffisante certaines supériorités, telles que le besoin impé- rieux de précision et de clarté dans les diverses questions qu'ils ont à traiter, ou dans les défini- tions et les faits qui doivent servir de bases à leurs raisonnements. Quelle que soit l'applica- tion de ces qualités, elles seront avantageuses pour qui les possède et le fait de raisonner à partir de propositions vagues ou mal définies constituera toujours une infériorité. Cette formation de l'esprit n'aurait d'inconvé- nients que si elle était exclusive; elle pourrait alors entraîner une telle confiance dans la puis- sance de cette méthode de raisonnement que, dans la vie, elle inciterait à négliger de coujparer les conclusions aux faits, comparaison toujours nécessaire, car c'est seulement dans les mathé- matiques que les points de départ sont assez LA CULTURK INTELLliCTUKLLE 107 assurés, et surtout assez abstraits, pour qu'il soit inutile de faire cette comparaison. Aussi, faut-il corrig^er cette tendance de l'esprit, on plutôt compléter cette formation par une étude parallèle des sciences ex[)érimentales. Il n'en est pas moins vrai qu'une éducation inathénuttique suffisante répond à une nécessité qu'une culture intellectuelle vraiment complète ne saurait néglij^er. Les sciences physico-chimiques, tout en uti- lisant mainlenaiit cet instrument précieux des mathématiques, ne devront pas cesser d'être expérimentales; c'est même parce qu'elles ne cesseront pas de l'être, malj^ré l'emploi de la raison déductive, que la puissance et les limites de celle-ci se trouveront bien mises en évidence. Les méthodes d'enseignement ne différeront donc pas essenliellement de celles de la période précédente, et les manipulations des élèves devront toujours y tenir une large place: ce n'est vraiment qu'au laboratoire qu'on peut acquérir les qualités intellectuelles de l'expéri- mentateur; mais on pourra exiger plus de pré- cision, aborder l'étude de faits plus complexes et même parfois, dans des cas simples, établir 108 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION la relation numérique qui lie la variation conco- mitante de deux grandeurs. Grâce aux mathématiques, on verra comment les hypothèses peuvent conduire à des conclu- sions différentes des faits qui leur ont servi de bases, mais il importera de faire remarquer qu'il a fallu confronter ces résultats avec la réa- lité; s'il y a eu accord, la théorie se trouve éta- blie plus solidement puisqu'elle englobe un bien plus grand nombre de phénomènes et parfois même a permis d'en prévoir; sinon elle doit être rejetée puisqu'elle mène à des conclusions erro- nées. L'histoire des sciences, dont quelques aperçus sont alors ti'ès utiles, fournira de nom- breux exemples de cette critique expérimentale des théories. L'esprit critique, qu'il faut développer par ces études, consiste essentiellement à juger de l'accord d'une théorie avec les faits; ceci peut sembler simple, mais nécessite en réalité un apprentissage minutieux que les sciences phy- sico-chimiques sont les plus a[)les à donner. Il faut pour cela une raison déductive assez puissante pour tirer de la théorie le plus pos- sible de conclusions pratiques vérifiables, et un La culture intellectuelle 109 sens de l'observation assez aiguisé pour ne rien laisser échapper des phénomènes considérés. Mais une autre qualité, l)ien particulière, est nécessaire : c'est celle qui consiste à savoir ne tirer d'une expérience que ce qu'elle contient réellement, et à ne pas prendre pour une vérifi- cation expérimentale, ce qui n'est qu'une nou- velle hypothèse suggérée par le fait nouveau. Ce contrôle s'exerce surtout au moyen de contre-expériences, dans lesquelles on se place à nouveau dans des conditions identiques, sauf une seule, dont l'influence apparaît ainsi nette- ment. Il nécessite donc une discrimination sévère de toutes ces circonslances et force l'esprit à analyser, à abstraire successivement les différentes composantes d'un phénomène complexe. Parmi celles-ci, il en est auxquelles on attache une importance prépondérante, mais quel que soit le degré de probabilité dans ce sens, il n'atteint jamais la certitude. Ce senti- ment de la nécessité de la contre-épreuve expé- rimentale est peut-être la partie la plus carac- téristique de ce qui constitue res{)rit scienti- fique. En chimie, par exemple, l'expérience de con- 110 Les sciences dans l'éducation trôle d'une analyse sera la synthèse du produit; seul l'ensemble des deux faits fournit une certi- tude quant à sa composition ; cependant si, l'analyse faite, la synthèse ne réussit pas, ce peut être par suite d'une erreur, mais aussi parce qu'on ignore le mécanisme de cette syn- thèse tout en en [)Ossédant les éléments; une expérience nég^ative ne prouve donc rien darjs ce cas; elle suspend simplement la conclusion. Ilyalà aussi un point important à considérer : c'est que tous les résultats expérimentaux ne permettent pas de conclusions; il y a des faits positifs qui font nettement pencher la balance en faveur d'une hypothèse, il en est de négatifs à la suite desquels on ne peut que réserver son jugement. Seules, certaines expériences sont forcément décisives ; c'est celles-là surtout que recherchent les savants; il en est ainsi lorsque deux théories expliquent également bien tous les faits qu'elles groupent, mais sont opposées sur un point; l'examen expérimental de celui-ci fera nécessairement rejeter l'une au profit de l'autre. Un exemple typique de ces expériences cruciales est la recherche de la vitesse compa- rée de la lumière dans l'air et dans l'eau, dont LA CULTURt; INTELLECTUELLE 111 le résultat fut de rejeter la théorie de l'émission au profit de celle des ondulations. Osera-t ou prétendre que ces qualités ne trouvent leur utilisation que dans le domaine scientifique? N'y a-t-il pas bien d'autres cas dans lesquels ce sentiment de la nécessité d'une contre-épreuve évitera, à ceux qui en sont bien pénétrés, des conclusions trop prématurées et peut-être erronées, bien que basées sur un fait qui semble en conformité avec les théories admises? Ou bien encore, celte notion de faits négatifs, qui n'établissent pas de résultats fermes, permellra de ne pas condamner trop vite, sur de telles constatations, des idées qui déplaisent. N'est-ce donc pas ainsi que s'établit un juge- ment à la fois pondéré, réservé et sûr et est-ce là une qualité médiocre ? Un esprit qui a subi l'empreinte des sciences physico-chimiques ne se hâtera pas, en présence d'un fait nouveau, de démolir toutes ses anciennes idées. La pratique de ces sciences lui aura appris à scruter d'abord le fait et à l'éta- blir d'une façon indubitable par de multiples expériences, avant de l'opposer à une théorie 112 LES SCIENCKS DANS l'ÉDUCATION qui en explique beaucoup d'autres. Mais, une fois arrivé à cette certitude, l'autorité de ces mêmes théories ne le fera pas hésiter à les dénoncer comme caduques, car ce n'est point là manquer de respect aux savants qui les ont établies, mais au contraire marcher sur leurs traces et continuer leur œuvre qui fut toujours de grouper les faits expérimentaux en lois générales qui les contiennent. Oui ne voit que cet état d'esprit, transposé dans la vie, donnera des hommes à la fois pru- dents et respectueux des traditions, mais cepen- dant hardis novateurs lorsque, ayant su [)rofiter des leçons de l'expérience et sans égards pour les idées préconçues, quelle que soit leur diffu- sion ou leur séduction, ils auront, appuyés sur des faits indiscutables, jugé nécessaires cer- taines transformations? Egalement éloignés de la routine et de la hâte intempestive vers les nouveautés, tels seront les hommes ayant reçu une cultuie vraiment scien- tifique et expérimentale. Cette culture, les sciences biologiques doivent venir la compléter. Les sdences physico-chi- miques sont en effet déjà très avancées : les LA CULTURE INTELLECTUELLE 113 théories mathématiques y sont fréquentes, les faits viennent se grouper autour d'un petit nombre d'hypothèses très générales ; elles peuvent donner parfois, surtout avant que l'on aborde l'Enseignement Supérieur, une impres- sion d'achèvement, de perfection, qui pourrait avoir des inconvénients analogues à la trop grande certitude que donnent les mathéma- tiques. Elles forment mieux le sens de la cri- tique expérimentale parce qu'elles en donnent des exemples simples, mais il est désirable aussi que cette qualité s'exerce et se perfectionne sur des données plus complexes et c'est là le rôle des sciences biologiques. Dans ces dernières, les conditions expérimen- tales sont beaucoup moins faciles à saisir et à déterminer avec exactitude. Le raisonnement repose sur les mêmes bases que dans les sciences physiques, mais les modalités de son utilisation sont bien différentes : en particulier, la pratique do la contre-épreuve, d'autant plus nécessaire, est rendue délicate par suite de la difficulté de retrouver des conditions identiques, et cela tient à la large place qu'occupent dans ces sciences les phénomènes irréversibles. Paucot. Sciences. 8 114 LES SCIBXGES DANS l'ÉDUGATION Parfois même on ne peut la réaliser, et il en résulte une précarité plus grande des théories, qui sont plus fragmentaires, embrassent moins de faits et sont révisées plus souvent. Dans cer- tains cas, en géologie par exemple, toute expé- rimentation est presque impossible ; o^ tloit alors se contenter d'observer les phénomènes que la nature présente et d'en analyser les causes et les effets, sans pouvoir les reproduire ou les provoquer, tant en raison de leur durée que de leur complexité. D'autre part, on trouve plus souvent que dans les sciences physico- chimiques une disproportion considérable entre les grandeurs qui mesurent les causes et celles qui représentent les résultats, et cette influence parfois énorme de conditions, au premier abord négligeables, est aussi une source de difficultés. Beaucoup de phénomènes biologiques ne sont pas d'ailleurs susceptibles de mesures précises et ceci écarte de ces sciences les applications mathématiques; c'est là d'ailleurs une des rai- sons de leur état moins avancé. Mais cette cons- tatation même d'un degré différent de perfection dans les différentes sciences sert à la culture intellectuelle. Un esprit dont la formation scien- LA CULTURE INTELLECTUELLE 115 tifique se bornerait aux mathématiques et aux sciences physiques, risquerait d'être entraîné à appliquer leurs méthodes d'une façon trop rigide en dehors de leurs domaines; or, sur des bases imprécises, l'application des mathématiques ne peut donner que des conclusions douteuses. Bien entendu, ici encore, toutes ces notions seront plus aisément acquises s'il y a un réel contact des élèves avec la pratique même de l'ex- périmentation ; malgré la délicatesse plus grande des manipulations, un assez grand nombre sont réalisables par des élèves pour qui cette méthode de travail n'est plus nouvelle, et cela suffira à faire saisir l'esprit particulier de ces sciences. Lors même que ces manipulations ne condui- raient qu'à de simples exercices d'observation, comme c'est le cas dans les dissections anato- miques, elles leur donneront une idée de la complexité des mécanismes par lesquels la vie se manifeste, et par conséquent de la difficulté de son étude. En se rendant compte de la déli- catesse des observations nécessaires et de la complication de certaines techniques, ils com- prendront mieux que même des points de faits puissent être encore l'objet de controverses. 116 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION Les sciences naturelles serviront donc à exer- cer et à affiner cet esprit critique, base d^un jug-ement sûr, créé par les sciences physico-chi- miques ; mais leur rôle le plus important est encore celui qu'elles jouent dans la formation des idées générales et la culture philosophique de l'esprit. C'est que, malgré leur imperfection relative, les sciences naturelles ont réussi à élaborer de vastes synthèses et à planter des jalons permet- tant d'aborder toute une série de questions qui se posent à une intelligence cultivée : origine de l'homme, origine de la vie, origine des mondes. Les solutions suggérées par la science se sont incorporées à diverses doctrines philosophiques, mais elles ne peuvent être vraiment comprises si l'on s'en tient à l'exposé de ces théories. Le transformisme biologique, par exemple, sous ses deux aspects : Lamarckisme et Darwi- nisme, n'intéresse pas que des spécialistes. Il ne peut, d'autre part, être clairement conçu que si une étude suffisante des sciences biologiques a permis de saisir la valeur et la portée des con- clusions que ses méthodes autorisent. Dans les théories évolutionnistes plus géi\é- LA CULTURE INTELLECTUELLE 117 raies qu'elles ont inspirées, il y a lieu de discri- miner l'apport des sciences et l'apport de la philosophie et, seule, l'étude des sciences permet cette distinction nécessaire. Un homme cultivé ne peut rester non plus étranger aux théories physiologiques qui nous éclairent sur le mécanisme de la vie, aux théo- ries géologiques qui jettent des lueurs sur la formation de la terre et se rattachent par là aux théories astronomiques sur l'origine des mondes. Les sciences physico-chimiques sont aussi très riches en aperçus généraux et, d'une façon géné- rale, les diverses sciences ont abordé et plus ou moins éclairci beaucoup des grands problèmes qui préoccupent la pensée humaine. Une véritable culture ne peut donc pas se dis- penser de notions scientifiques assez étendues pour comprendre ce que la science a établi dans ses divers domaines, et surtout pour saisir les méthodes qui ont permis ces résultats. Toutes ces vastes synthèses naturelles qui embrassent des durées ou des espaces incom- mensurables à l'homme, et où l'homme tiendrait si peu de place si ce n'était son propre esprit qui les créait, ne peuvent être envisagées dans 118 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION toute leur grandeur que par ceux qui sont aptes à comprendre comment la science y est parve- nue. C'est elle qui donne, avec les mathématiques, les notions les plus claires qu'on ait pu se for- mer sur l'infini par les considérations d'espace et de nombre; elle nous conduit par l'astrono- mie à envisag-er des abîmes de grandeur; par la géologie, des successions formidables de temps ; par la chimie elle mesure les dimensions imperceptibles de l'atome, et ensuite, par la chi- mie physique moderne, elle montre dans cet infini de petitesse toute la complexité d'un monde ; elle laisse entrevoir entre la matière et l'énergie des relations qui perniettent à certains esprits hardis de penser que la première n'est qu'une manifestation de la seconde. Toutes ces idées agitées ne sont-elles pas des plus propres à élever l'esprit et à l'amener, sinon à mieux goûter, du moins à mieux com- prendre toute la profondeur d'un Pascal? L'étude proprement dite de la philosophie ne sera-t-elle pas bien plus profitable encore après une telle préparation ? Ce couronnement nécessaire d'une œuvre LA CULTL'nE INTELLECTUELLE lli) d'éducalîon intellectuelle ne pourra que gagner à la connaissance préalable et intuitive des mé- thodes des diverses sciences, acquises par la pratique avant que leur mécanisme n'en soit ex- pliqué. Bacon ne sera-t-il pas bien plus clair pour celui qui aura réalisé au moyen de mesures sa méthode des variations concomitantes? Et les fondements des mathématiques ne seront-ils pas plus aisément analysés par ceux qui auront acquis quelque habitude de ses méthodes? D'une façon générale, la valeur d'explication des théories scientifiques, leur rôle vis-à-vis de l'esprit humain et vis-à-vis de la réalité, sera mieux conçu [mr des intelligences qui ne seront pas étrangères à la façon dont elles s'édifient. L'enseignement scientifique peut donc contri- buer largement à la culture philosophique; non pas en se substituant à l'étude de la philosophie, mais en la vivifiant et en lui préparant la voie par la formation des intelligences. La pratique de l'analyse, le goût et l'habitude des idées générales constituent la base de l'es- prit philosophique, ei cet enseignement sera alors bien plus profitable et ne risquera point de paraître à certains une simple dialectique 120 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION verbale, discutant parfois de sujets qu'elle coii'^ naît peu ou mal. La culture intellectuelle ne saurait donc, elle non plus, se passer de l'étude des sciences ; leur nécessité à ce point de vue est pleinement indépendante de leur utilité pratique et ne ré- sulte que des qualités qu'elles forment, et de l'esprit philosophique qu'elles ne peuvent man- quer d'éveiller. CHAPITRE VII Les sciences et l'imaginatiou La littérature du nicrveilleu.v scientifique. — J. V'erue et les découvertes industrielles. — Rôle de l'imagi- nation dans la recherche scientifique. — Mécanisme de l'invention dans la fantaisie scientifique. — Contribution des diverses sciences: sociologie, bio- logie, physique, mathématiques. — Le développe- ment de l'imagination par les sciences. Il est une qualité de l'esprit dont il n'a pas été question dans les chapitres précédents et qui mérite d'être envisagée spécialement : c'est l'imagination. Elle semble, au premier abord, devoir être complètement étrangère à un esprit scientifique, puisqu'elle nous fait sortir du réel, tandis que c'est, au contraire, la réalité sensible que la science étudie. 122 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION On connaît la critique présentée par Dickens, sous une forme humoristique, à une éducation trop réaliste, et Tliistoire de Thomas Gradgrind, « l'homme des réalités, l'homme des faits et des chiffres ». « Il j avait cinq petits Gradgrind nourris dans le respect du fait Nul d'entre eux n'avait jamais songé à établir un rapport entre la vache des prairies et celle des chansons, ou la fameuse vache qui avait avalé Tom-Pouce. Toutes les vaches étaient pour eux des quadrupèdes herbi- voreà ruminants à plusieurs estomacs. » Ch. Dickens compare ces enfants dont on tue l'imagination à « de petits vases rangés en ordre, prêts à recevoir de grandes jattes défaits dont on va les remplir jusqu'au bord ». Ce n'est là que la caricature d'une fausse éducation scientifique et non point ce que celle-ci doit être réellement. On peut tirer de ces études plus de profit qu'on ne le fait généralement et, sans prétendre qu'elles soient aptes à développer également toutes les facultés de l'esprit, il est aisé de constater cependant qu'il n'en est guère qu'elles négligent complètement et qu'elles ne puissent, DÉVELOPPEMENT DE l'iMAGINATION 123 en conséquence, plus ou moins contribuer à former. En particulier, elles ont, avec celle dont il est question ici, plus de points de contact qu'il ne semble à première vue. Les créations de l'imagination ne sont point, en effet, complètement arbitraires: elles sont tirées d'un fond antérieur d'observations, de connaissances ; elles résultent d'associations nouvelles d'imag-es, d'idées qui, jusque-là, n'avaient pas été rapprochées. Si cet exercice nécessite une aptitude spéciale de l'esprit, il n'en est pas moins vrai qu'il sera facilité par la pos- session de notions plus nombreuses et par la variété des modes d'association que Ton aura déjà utilisés. Ôr les sciences peuvent, tout au moins, fournir à la fois ces idées nouvelles et des exemples de la façon dont elles peuvent se grouper. Nul n'ignore d'ailleurs qu'il existe toute une littérature d'imagination qui puise justement ses sujets dans les sciences ; c'est là une première présomption d'un point de contact entre ces études et cette tournure d'esprit. L'un des auteurs les plus populaires dans ce 124 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION genre, Jules Verne, qui a écrit surtout pour les enfants, n'a g-uère utilisé que les sciences appli- quées. Son procédé est extrêmement simple ; il consiste à supposer résolus les problèmes pra- tiques dont on recherche la solution et à décrire, comme réalisés industriellement, des procédés restés confinés dans les laboratoires. Pour cela, la connaissance de quelques faits scientifiques est largement suffisante, et l'effort d'imagination est, somme toute, peu considérable. Dans l'ordre du progrès industriel, la réalité a souvent en peu de temps atteint, et même parfois dépassé, la fantaisie des auteurs, qu'il s'agisse, par exemple, de navigation aérienne ou sous- marine (1). Parfois même on peut se demander si la fan- taisie n'a pas inspiré les chercheurs, et les chars d'assaut, dits « tanks », employés pendant la guerre, ont plus d'une analogie étrange avec certaines machines décrites par le romancier Wells (2). Cette imagination, qui s'appuie uniquement (1) J. Verne. Cinq semaines en bal/on ; — Vingt mille lieues sous mer. (2) Wells. Les croiseurs de lerre. DÉVELOPPEMENT DE l'iMAGINAT;ON 125 sur les progrès industriels, est d'ailleurs relati- vement courte, et Jules Verne ne parla jamais de rien de semblable à la télégraphie sans fil, par exemple, parce que le principe même de cette découverte lui était inconnu et qu'il se contentait d'amplifier des résultats, même mini- mes, mais déjà acquis. Il est intéressant de remarquer que l'inven- teur a, lui aussi, recours à son imagination pour édifier les plans de l'appareil qu'il cherche ; la seule différence c'est qu'il lui est nécessaire de vérifier expérimentalement les conclusions du travail de son esprit et, par conséquent, il ne peut négliger celte précision dans les détails dont le narrateur de merveilleux est au contraire obligé de se dispenser; mais leur eff'ort psychi- que se fait sensiblement de la même façon. Il est aussi d'autres auteurs qui ont, dans ce genre, donné des œuvres dans lesquelles l'ima- gination est plus puissante, mais en s'adressant, cette fois, non plus à la science appliquée, mais à la science pure, en pénétrant [)lus profondé- ment la nature même des lois. De même que l'on pouvait établir, à la préci- sion près, des analogies entre le travail intellec- 126 LES SCIENCES DANS L'ÉDUCATION tuel d'un Jules Verne et celui d'un ing-énieur, on en trouvera entre celui d'auteurs comme Wells ou J.-H. Rosny et celui de savants adonnés à la recherche expérimentale. C'est qu'en effet il ne faut pas croire que l'imag^ination soit bannie de cette recherche ; au contraire, le savant est obligé d'y faire très souvent appel. Il ne doit l'écarter que lorsqu'il observe et que sa tâche consiste alors à ne rien laisser échapper des diverses particularités du phénomène qu'il regarde; mais sitôt qu'il veut expérimenter, il est obligé d'y avoir recours. L'expérience est en effet, comme l'établit Claude Bernard, soit « une observation pro- voquée dans le but de faire naître une idée (1) », c'est alors l'expérience pour voir, utile dans une question presque totalement inconnue ; soit « une observation provoquée dans un but de contrôle (l) », c'est à dire afin de savoir si l'idée préconçue qu'on s'est faite de la cause du phé- nomène sera confirmée ou infirmée. Une recherche expérimentale est donc néces- sairement guidée par une idée a priori, une (1) Intr'oduction à l'élude de la médecine expérimentale. DÉVELOPPEMENT DE l'iMAGINATÎON 127 hypothèse qui, vérifiée, sera la théorie, l'expli- cation du phénomène. L'idée a priori est donc suivant l'expression même de Claude Bernard, le « primum movens » du raisonnement scienti- fique. Mais cette idée ou cette hypothèse, comment sera-t-elle fournie au savant, sinon par l'activité de son imag-ination ? Ses études antérieures lui suggéreront des analogies avec d'autres phéno- mènes mieux connus et mieux étudiés ; son esprit élaborera une théorie propre à le satis- faire sur le modèle de celles qu'il connaît et les faits observés lui fourniront les éléments de cette hypothèse ; mais elle résultera cependant d'un travail original, d'une intuition personnelle qui sera l'œuvre de son imagination. Le rôle de cette faculté ne se borne pas là ; c'est encore à elle qu'il faut s'adresser pour trouver le procédé expérimental qui servira à vérifier l'idée préconçue. Ici, le raisonnement déductif sera utilisé pour en tirer des consé- quences que l'on pourra soumettre directement au contrôle de l'expérimentation, mais l'imagi- nation intervient dans la réalisation des dispo- sitifs qui permettront les observations les plus 128 LES SCIENCES DAMS l'ÉDUCÂTION probantes ; et le crédit plus ou moins grand que l'on pourra accorder à l'hypothèse dépend beau- coup des conditions d'une expérience plus ou moins bien imaginée. Cependant l'acte de création de l'idée est cer- tainement le plus important puisqu'il met en branle tout le mécanisme du raisonnement expé- rimental, en fournissant l'hypothèse qui lui servira de base. On voit donc que l'imagination est loin d'être une qualité négligeable pour un savant. Réciproquement, c'est la connaissance suffi- samment approfondie des lois expérimentales qui fournit leurs sujets aux auteurs de merveil- leux scientitique, et leurs trouvailles procèdent d'un mécanisme psychique très analogue. Comment, en effet, arrivent-ils à donner^ même dans leurs fantaisies les plus invraisem- blables, cette impression de possibilité que l'on a en les lisant ? C'est qu'ils expliquent les phé- nomènes qu'ils décrivent, de la même façon que le savant, par les mêmes lois ou par des lois analogues. Parfois ils prennent des théories, c'est à dire des hypothèses jusqu'à présent vérifiées, et ils DÉVELOPPEMENT DE l'iMAGINATION 129 en déduisent des conséquences^ mais en pous- sant celles-ci bien au-delà des vérifications ex- périmentales possibles ; il les appliquent en dehors des conditions limitées qui ont permis de les établir; ils extrapolent les lois, pour em- ployer un terme scientifique, et c'est ce qui rend leurs constructions à la fois fabuleuses et logiques. On ne peut conclure avec certitude que dans les limites entre lesquelles les lois ont été vérifiées; on n'a pas le droit d'extrapoler, mais cette méthode est utilisée par le savant à la recherche de l'explication d'un phénomène nou- veau et s'il espère pouvoir la trouver dans l'ex- tension d'une loi déjà existante ; seulement, il doit, avant de conclure, confronter son opinion avec la réalité expérimentale. L'auteur d'imagination scientifique procède d'une façon semblable, mais le caractère de son œuvre le dispense de la vérification et l'incite même au contraire à pousser aussi loin qu'il pourra, jusqu'à l'invraisemblance même, les conséquences logiques de son hypothèse. Dans d'autres cas, l'ignorance où l'on est des causes de certains phénomènes permet à ces Paucot. Sciences. 9 130 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION auteurs d'imaçiner des hypothèses exph'catives plus ou moins semblables à celles qui rendent compte de faits analogues. Bien entendu, afin de pouvoir laisser plus de liberté à leur fan- taisie, ils s'adresseront aux théories les plus récentes, les moins connues ; ils pousseront même les conséquences jusqu'aux plus extrêmes limites, puisque le critérium de la vérification expérimentale n'a pas à intervenir pour les arrêter dans cette voie. Mais l'opération primor- diale de leur esprit ressemble beaucoup à celle du savant lancé dans la recherche du déter- minisme d'un fait ; de là vient cet aspect bizarre de vraisemblance jusque dans la fan- taisie la plus outrée qui fait le caractère parti- culier de ces œuvres. L'action s'en trouvera située soit dans des lieux inconnus de l'homme, pour ne pas heurter la réalité constatée, ou dans un avenir très éloi^^né afin de rendre admissible l'extrapolation très poussée des lois. Bien que les sciences socioloi^iques aient été systématiquement écartées de cette étude, parce que trop peu constituées en tant que sciences pour que la question de leur rcMe dans l'éduca- tion y soit abordée, il est impossible de n'en DÉVELOPPEMENT DE l'iMAGINATION 131 pas dire un mot au point de vue de la contribu- tion qu'elles ont apportée aux œuvres d'imaç^i- nation. Leurs lois, encore vag-ues, se prêtent d'autant mieux à ces déductions osées. C'est ainsi que les faits de spécialisation du travail professionnel, de développement du machinisme sont la base d'un g^rand nombre de romans de Wells (1). C'est au contraire par une extrapolation dans le passé, et en suppléant par l'imag'ination aux documents paléontologiques et ethnologiques absents, que J.-H. Rosny a écrit ses romans préhistoriques. En biolog-ie, les lois de l'évolution, de l'adap- tation des organes aux fonctions, ont assez de souplesse pour que l'on puisse en tirer des déductions lointaines, permettant de construire logiquement des êtres fantaisistes que l'on peut placer dans d'autres planètes ou dans les temps futurs : c'est le cas des Martiens (2) ou des Sélé- nites (3) de Wells ; ces derniers font penser à (1) Cf. Wells : Quand le dormeur s'éveillera; — La machine à explorer le temps. (2) Wells : La guerre des mondes. (3) Wells : Les premiers hommes dans la lune. 132 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION d'énormes insectes, et le caractère particulier de ces monstres, c'est que, si étranges qu'ils paraissent, ils sont conformes aux lois biologi- ques que nous connaissons et leur obéissent. Mieux l'essence même des lois est pénétrée, plus l'imagination semble être féconde et ori- ginale tout en restant logique ; c'est ainsi que, parmi les caractères essentiels des êtres vivants, on peut distinguer la propriété d'avoir une morphologie fixe qui lend à se réparer lors- qu'elle est détruite, et celle d'assimiler des élé- ments étrangers ; aussi un biologiste n'hésitera pas à reconnaître pour vivants des êtres comme les ferro-magnétaux de J.-H. Rosny (1) bien qu'ils soient tout différents comme composition chimique de ceux que nous connaissons. Les hypothèses géologiques permettent aussi des extrapolations lointaines en ce qui concerne l'évolution de notre planète. C. Flammarion, dans un seul roman (2), en expose plusieurs : nivellement universel, refroidissement progres- sif, choc avec un astre. J.-H. Rosny en suit une autre, la perte de l'eau (1), contraire à celle du (1) La mort de la Terre. (2) La fin du monde. DÉVELOPPEMENT DE l'iMAGINATION 133 nivellement. Dans chaque cas une loi g-éoiogique exacte est seule poussée jusque dans ses plus extrêmes conséquences, en négligeant les au- tres. La physique et la chimie, par leurs lois mieux établies et dans de plus larges limites, semblent devoir offrir moins de ressources aux imagina- tifs puisque la recherche y est elle-même plus limitée. Cependant Wells y trouve l'idée de substances pouvant modifier l'indice de réfrac- tion des corps vivants au point de les rendre invisibles (1) ; il ramène l'attraction universelle à l'hypothèse d'ondes, par analogie avec les théories électriques, et l'existence supposée d'un corps opaque à ces ondes lui fournit logique- ment le moyen de voyager dans les espaces sidéraux (2). D'ailleurs, malgré leur ancienneté relative, ces sciences sont encore en gestation de théories nouvelles, par exemple en ce qui concerne les phénomènes de radioactivité, d'ionisation, etc., et là, l'imagination a encore un vaste champ. Certaines de ces théories vont même jusqu'à (1) Wells : L'homme invisible. (2) Wells : Les premiers hommes dans la lune. 134 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION saper les bases de la mécanique ralionnelle classique, qui semblaient cependant bien solides, à conclure à l'absence de la masse, donc de la matière, simple manifestalian de l'énergie. L'imagination du savant ne dépasse-t-elle pas ici en hardiesse celle môme des auteurs du mer- veilleux? Dans les mathématiques, il semble bien que cette qualité soit complètement exclue et, de fait, fort peu d'auteurs de ce genre ont cherché à y puiser leurs sujets. Cependant l'algèbre a créé la géométrie à plus de trois dimensions, qui n'a pas manqué de faire tra- vailler l'imagination. Le temps a été par exemple regardé comme une quatrième dimen- sion de l'espace (1) ; ou bien on a supposé un espace à plus de trois dimensions, mais dont nous n'en connaîtrions que trois, comme un être assujetti à ne pas quitter une surface pour- rait n'en connaître que deux ; telle est l'explica- tion de Wells (2) à l'appui de phénomènes d'ubi- quité : l'espace se repliant et se recoupant dans sa quatrième dimension comme une feuille de papier peut le faire dans la troisième. (1) Wells : La machine à explorer le temps. (2) Wells : Un étrange phénomène. DÉVELOPPEMENT DE l'iMAGINATION 135 De même les g-éométries non euclidiennes, par les résullals logiques et expérimentalement jnexacts qu'elles donnent, peuvent mettre l'ima- gination enjeu, et H. Poincaré a pu nous expo- ser un monde imaginaire où les conditions phy- siques seraient telles que l'on y serait conduit expérimentalement à ces géométries (1). Certes les ressources des mathématiques dans cette voie sont limitées; il n'en est pas moins vrai que l'attrait qu'offrent certaines de leurs parties, comme la représentation des quantités imaginaires ou la géomélrie moderne, est dû, surtout pour ceux qui y débutent, à l'exercice de cette faculté. Ainsi donc, on a été amené à voir qu'il y a entre les études scientifiques et le développe- ment de l'imagination plus de points de contact qu'il ne semblait tout d'abord. Cette qualité, tempérée bien entendu par le sens de la crilicpie expérimentale, est nécessaire à l'avancement des sciences. L'inventeur, le savant qui ouvrent des voies nouvelles seront le plus souvent ceux qui auront sur d'autres, aussi (1) H. Poincaré : La Science et V hypothèse. 136 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION riches en connaissances, l'avantage d'une ima- g-ination plus vive, sachant mieux associer les idées pour en faire surgir l'hypothèse géniale ; et celle-ci, une fois vérifiée expérimentalement, éclairera d'un jour nouveau les phénomènes et les reliera d'une façon plus satisfaisante pour l'esprit. Il faut cependant que cette qualité soit associée à la sagacité et à l'impartialité d'un bon observateur, afin de savoir confronter avec la réalité les conséquences de l'hypothèse émise. Mais, réciproquement, les études scientifiques contribueront-elles à développer l'imagination ? L'existence d'œuvres, telles que celles qui ont été envisagées dans ce chapitre, est déjà une présomption favorable à l'affirmative, puisque l'on a vu que c'était la connaissance la plus complète des lois scientifiques qui permettait ce qui pouvait paraître la fantaisie la plus outrée. Ici encore, c'est la méthode d'enseignement qui importe ; il faut laisser parfois les élèves suggérer eux-mêmes des hypothèses à l'occasion de leurs observations et de leurs expérimenta- tions. C'est ainsi qu'on développera leur imagi- nation ; en même temps qu'en les forçant ensuite DÉVELOPPEMENT DE LIMAGlNAXrON 137 à soumettre celles ci à l'épreuve de la critique expérimentale on développera leur esprit scien- tique, Certes, il ne faut pas les laisser s'égarer et on n'apprend point la science en la refaisant com- plètement ; mais il est nécessaire de se rendre compte çà et là des procédés qu'elle a employés pour se constituer. L'histoire des sciences aidera aussi à attein- dre ce double but, en montrant de nombreux exemples de ce rôle de l'imagination dans la découverte des lois ; et des notions de cette his- toire sont inséparables d'études scientifiques bien comprises. Si donc d'autres moyens peuvent être plus efficaces encore pour développer l'imagination, il serait inexact de penser que l'étude des sciences tend à l'étoutfer; elle peut contribuer au contraire à la cultiver et elle a l'avantage d'apporter le correctif nécessaire aux inconvé- nients de sa trop grande extension : l'habitude de ne l'utiliser que pour soumettre toujours ses constructions au contrôle expérimental. CHAPITRE VIII Les sciences et l'éducation du goût Les sciences biologiques et les spectacles de la nature. — Lois de la beauté des êtres vivants, — Le dessin et les sciences d'observation. — Art documentaire et art décoratif. — Les sciences physiques et la beauté des synthèses. — La beauté des machines et la poé- sie de l'industrie — L'élégance mathématique et son caractère. — Architecture et géométrie. — Le langage de la science et l'intensité d'expression. L'éducation du g'oùt a été longtemps consi- dérée, de même que le développement de l'ima- gination, comme complètement étrangère aux études scientifiques et l'on a prétendu que toute idée esthétique en était nécessairement exclue. Il y a dans cette opinion une exagération manifeste ; certes les œuvres littéraires sont, par l'éducation du GOUT 139 essence, des manifestations de l'élan humain vers la beauté, mais ce ne sont point les seules ; elles ne sont même ni les premières, ni les plus importantes de ces tentatives artistiques de l'hu- manité. Peut-être ! dira-t-on ; mais la science, elle, est uniquement préoccupée du vrai et non point du beau ; elle ne peut donc avoir aucune influence sur la Formation du goût. Tout au plus accor- dera-t-on quelque valeur d'harmonie à une sj^nthèse, quelque élégance à une théorie, mais c'est pour déclarer aussitôt que ce sont là choses sensibles seulement aux savants, qu'un écolier ne saurait apprécier et qui ne peuvent donc influencer favorablement son éducation artis- tique dont les études littéraires peuvent seules se charger. Parler ainsi, c'est méconnaître singulièrement les conditions dans lesquelles doit se donner l'enseignement des sciences ; et d'ailleurs, d'une façon générale, c'est d'une erreur de ce genre que naissent la plupart des malentendus sur sa valeur. On a vu, en effet, qu'une importante partie des études scientifiques consiste à apprendre 140 LES SCIENCES DANS I.'ÉDUCATION aux enfants à observer la nature. Croit-ou que celte attention apportée à ce qu'il y a de plus magnifique et de plus varié soit vaine ? Ne voit- on pas qu'ainsi l'enfant sera plus frappé par ces spectacles que s'il n'y attachait qu'un œil dis- trait ? Ces beautés naturelles ne sont-elles pas les plus immédiatement sensibles, celles qui, avant toutes les autres, parlent à l'esprit, les moins discutées aussi, et partant celles qui ris- quent le moins de fausser le goût ? Un grand nombre de manifestations artis- tiques ou littéraires ne sont-elles pas souvent des essais de transcription, par le pinceau ou par la plume, de ces richesses de la nature, et l'émotion causée par le spectacle lui-même sera-t-elle moindre que celle que peut causer sa transcription ? Ne sera-t-elle pas ressentie en outre avant que l'on puisse goûter un tableau ou une description? Et ne juge-t-on pas en grande partie ces œuvres d'après la puissance plus ou moins grande avec laquelle elles évoquent les sentiments que la vision directe aurait pu faire naître. Les beautés de la forme littéraire sont d'ail- leurs plus abstraites, et par là moins immédiate- l'éducation du GOUT 141 meut accessibles, que celles de la nature elle- même. C'est se faire des sciences biologiques une idée complètement fausse que de penser que leur rôle se borne à affubler de noms pédants des animaux empaillés ou des fleurs séchées ; ce n'en est là qu'une caricature bien pauvre. En réalité, l'observation, mettant eu jeu au maximum tous les sens, les affine et, par consé- (pient, rend l'esprit plus aple à saisir les nuances, ce qui est une des conditions essen- tielles de la formation du coût. Pense- t-on vraiment qu'il soit possible d'étu- dier les fleurs ou les oiseaux sans être sensible aux couleurs et aux parfums des uns, aux chants des autres ? Au contraire, ces études auront pour résultat une admiration moins banale et moins convenue, et qui trouvera l'occasion de s'exercer sur des objets plus variés. Il n'y a point que les fleurs et les papillons qui étalent des teintes éclatantes ; les chenilles par exemple, objets du dégoût irraisonné de beaucoup de g-ens, montrent souvent des coloris non moins somptueux. Il n'y a point que les découpures multiples des frêles feuilles de certaines fougères 142 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION pour suggérer l'idée de délicatesse et de fragi- lité, il y a encore les gracieuses carapaces mille fois plus ornées de microscopiques organismes marins. Et combien d'autres spectacles ainsi ignorés : l'éclat de pierre précieuse des yeux de certaines araignées, les tons subtilement nuancés des méduses, des « ceintures-de- Vénus » que l'observateur inattentif ne connaît que mortes et sous la forme de masses gluantes échouées sur la plage. Dira-t-on que l'étude, la découverte des lois distrait du spectacle ? Au contraire, elle le fait mieux goûter ; ces formes, ces couleurs, ces parfums, ces chants ont des causes variées ; c'est en les recherchant qu'on a trouvé, en parti- cuher, cette corrélation des organes et des fonctions réalisée par de multiples procédés et toujours créatrice de beauté. Les êtres vivants sont surtout élégants et gracieux dans l'accom- plissement des actes qui les caractérisent le plus et pour lesquels ils sont le mieux adaptés : c'est l'habitude de la chasse qui rend les félins si souples ; l'hirondelle, au vol si léger, fait bien laide figure lorsqu'on la capture ; le cygne, au port^si majestueux lorsqu'il nage, est lourd et l'éducation du GOUT 143 grotesque sur le sol. Par la parfaite adaptation des org-anes aux fonctions, par le rendement optimum qui en résulte, toute sensation d'effort se trouve supprimée, et c'est ce sentiment de facilité qui cause le charme, de la même façon qu'un style simple et aisé fait le mérite d'une œuvre littéraire et que cette perfection masque le travail considérable que s'est imposé parfois l'auteur pour accorder le style avec le sujet. On peut même faire de cette constatation une véritable loi d'esthétique, et bien des fautes contre le goût eussent été évitées si cette desti- nation d'un objet à un usage avait été toujours bien respectée dans les productions artistiques. Dans d'autres cas, la richesse de la livrée, la production du parfum, la beauté du chant sont, pour l'animal comme pour la plante, liées aux fonctions de reproduction et cette observation, en orientant les recherches, peut faire découvrir de nouveaux spectacles tels que, par exemple, la robe de noces des poissons qui offre une variété de coloris presque toujours insoupçonnée. D'un autre point de vue, il n'est pas douteux que l'élude élémentaire du dessin est nécessaire à une éducation artistique. Là encore, la possi- 144 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION bilité de la collaboration des sciences, et parti- culièrement des sciences naturelles, est on ne peut plus visible. C'est par l'observation attentive d'objets, d'abord simples, par exemple des feuilles, ensuite plus complexes comme des fleurs, puis des animaux, que l'enfant arrivera progressivement à saisir les proportions qui en font l'harmonie et, plus tard, la valeur des coloris qu'on y remarque. Le dessin sera d'abord une copie aussi exacte que possible et, si l'attention aide au dessin, réciproquement^ l'obligation de dessiner excite l'attention. Il ne s'agira donc tout d'abord que de croquis documentaires aussi précis que possible, mais n'ayant pas nécessairement de valeur artistique; plus tard, cet arrangement, cette stylisation qui est œuvre de goût, devien- dra peu à peu possible et se réalisera de temps en temps. Il est en effet inexact de croire que la précision du détail soit un obstacle à l'expres- sion artistique. Les études d'anatomie humaine ou animale, faites avec soin et méthode, ne sont-elles pas, au contraire, indispensables aux sculpteurs et aux peintres ? Il est d'ailleurs des exemples frappants de l'éducation du GOUT 145 cette possibilité d'allier les effets les plus artis- tiques à la précision la plus minutieuse. L'œuvre du peintre Mathurin Méheut, exposée il y a quelques années (l),eu est un des plus nets. A côté de crabes et d'étoiles de mer, dessinés et coloriés avec une exactitude de détails qui eut fait pâmer d'aise M. de Buffonet,avec lui, tous les naturalistes descripteurs, on pouvait voir des motifs décoratifs du plus heureux effet réalisés avec des documents tirés de la faune et de la flore marine, et qui offraient à l'œil le double régal de l'harmonie des lig^nes et de la richesse du coloris. N'était-ce point cependant à une observation presque purement scienti- fique qu'étaient dues ces productions artis- tiques ? Par cette première f^mation, œuvre des sciences biologiques, plus directe, plus concrète et par cela même plus aisée pour l'enfant qu'au- cune autre, celui-ci sera amené peu à peu à pouvoir goûter de nouvelles et différentes satis- factions esthétiques. (1) M, MÉHEUT. Etudes de la mer; — Exposition du Pavillon de Marsan. Paucot. Sciences. 10 146 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION Les beautés révélées par les autres sciences sont en effet moins immédiatement accessibles; elles ne nécessitent cependant pas pour être senties une maturité d'esprit supérieure à celle qu'exigent les émotions d'ordre littéraire. C'est le goût du beau et du grand, en effet, qui est touché par la connaissance des vastes synthèses qui font saisir l'enchaînement des phénomènes naturels, et il n'est point douteux qu'il y ait une noblesse dans cet arrangement et cette hiérarchie ainsi dévoilés. L'agencement harmonieux et grandiose des lois générales qui règlent à la fois le cours des astres et les mouvements des particules les plus petites, enchante l'esprit comme pourrait le faire le plus magnifique poème. Les applications pratiques et industrielles de ces sciences sont aussi une source abondante d'émotions artistiques ; celles-ci naissent à chaque instant de l'opposition incessante entre la peti- tesse, la faiblesse de l'homme, son humble place dans la nature, et la variété et l'immensité de cette nature qu'il arrive à pénétrer, à con- naître et à asservir. Ces machines créées par son génie, ces loco- l'éducation du GOUt 147 motives qui l'emportent à des vitesses vertigi- neuses, ces aéroplanes qui parcourent l'espace, ces sous-marins qui plongent dans les profon- deurs océaniques, ces usines où se fait ce labeur, ces haut-fourneaux d'où la fonte coule en ondes lumineuses et puissantes; tout cela n'a-t-il pas une poésie un peu âpre qui a même séduit parfois jusqu'à ceux qui semblaient le moins faits pour la goûter ? Est-ce que cela pourrait laisser indiffé- rents et froids ceux-mêmes qui en sont les créa- teurs? Le contraste entre la puissance de ces mons- tres et la faiblesse de celui qui en est l'âme est au plus haut point évocatcur de l'atmosphère d'émotion nécessaire aux manifestations de l'art. Elles sont belles, d'ailleurs, ces machines, justement de cette beauté des animaux bien adaptés ; celles qui volent le sont par leur légèreté et celles qui soulèvent des fardeaux par leur puissance formidable, due cependant à un délicat mécanisme. La Science, loin de chasser l'art de son domaine l'y appelle au con- traire à chaque pas, puisque, dans cet ordre. 148 LES SCIENCES DANS l'ÉdUCATION c'est de la perfection technique que naîtra la beauté. C'est là que se trouvent la poésie et la gran- deur de l'industrie, fille des sciences appliquées et déjà bien des littérateurs, des peintres et des sculpteurs se sont essayés à rendre l'émotion qu'elle fait naître. En outre, l'ensemble des sciences expérimen- tales peut apporter aux études artistiques une autre contribution, celle de leurs méthodes, qui permettront parfois d'étudier ce sentiment du beau dans ses diverses manifestations et d'en dégager les quelques lois simples qui le régis- sent. Ces études (1) nécessitent des connais- sances scientifiques qui, en analysant les causes de l'émotion esthétique, permettent aux uns de la mieux ressentir et aux autres de l'exprimer plus sûrement. Les points de contact entre les arts et les sciences se montrent donc peu à peu aussi nom- breux qu'ils pouvaient sembler rares à un examen superficiel. (i) Un exemple de travaux flo ce genre est VEslhétique de la Lumière, par l'. SotniAU. l'éducation du GOUT 149 Les mathématiques elles-mêmes, plus abs- traites, plus rigides, ne sont point aussi étran- gères à ces émotions qu'on le pourrait penser. Il n'y a point que l'exactitude et la rigueur logique qui fassent la valeur d'une solution ; même dans les problèmes élémentaires inter- vient un autre facteur que l'on nomme l'élé- gance. En quoi consisle-t-elle ? Elle est faite surtout de clarté, de concision, d'aisance. Les solu- tions les meilleures, à ce point de vue, sont celles qui suivent la ligne la plus directe, des prémisses aux conclusions, sans digressions pesantes, sans lourdeurs inutiles, celles qui savent à propos quitter la route bien frayée des méthodes générales pour le raccourci ingénieux qui mène droit au but, mais qui, facile à suivre une fois trouvé, est parfois le plus difficile à découvrir. Les solutions élégantes s'imposent, une fois connues, par la satisfaction qu'elles procurent à l'esprit ; elles éclipsent les autres par leur grâce comparable à celle d'un style approprié, d'un bel animal ou d'une puissante machine ; ce charme, ici encore, tient au meilleur rendement, à l'effort minimum du sens logique 150 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION pour aboutir au résultat. Leur beauté peut encore se comparer à celle d'un style architec- tural simple et bien dégagé. L'architecture peut être d'ailleurs appelée un art scientifique; ses effets sont produits par l'agencement de lignes ; elle nécessite l'alliance du goût et de la géométrie et peut se réclamer à juste titre de l'élégance mathématique. Cette qualité peut d'ailleurs servir à l'esprit en dehors de ce domaine restreint. La concision, la clarté, l'ingéniosité sont aussi des qualités de style et, qui plus est, des qualités particulière- ment françaises. Aussi, loin de nuire aux progrès des études littéraires, une éducation scientifique bien orientée doit les aider. Elle peut fournir des idées, des sujets d'émotion, d'utiles et générales remarques d'esthétique. Le besoin de précision qu'elle donne forcera à chercher le mot propre, exactement adéquat à la pensée que Ton veut exprimer, et celui-ci, ce peut être encore souvent l'étude des sciences qui le fournira, non point par son vocabulaire tech- nique,'mais par des mots dusage moins banal destinés à exprimer ces nuances variées qui sont le résultat d'une observation plus attentive. l'éducation du GOUT 151 On a pu comparer les vocables courants, dont le sens est devenu vague, à des monnaies usées dont on reconnaît mal l'effigie ; l'étude des sciences fournit au contraire des mots plus neufs, mieux frappés, et c'est peut-être bien à leur emploi que certaines pages de Flaubert ou de Maupassant doivent leur particulière inten- sité d'expression descriptive. Certaines œuvres de Michelet, comme la Mer ou VOiseau, ne montrent-elles pas aussi qu'on peut être à la fois naturaliste et poète? II n'est donc point à craindre que le bon goût soit étouffe, le sens artistique annihilé par Tétude des sciences. Certes, dans une éducation bien comprise, elles ne sauraient, seules, donner complètement cette culture esthétique ; mais elles sont loin d'y être contraires. Celles qui étudient la nature et ses lois, comme, celles qui combinent les lignes et les figures, montrent ou créent de la beauté et découvrent à l'esprit quelques-unes de ces sources d'admiration et d'émotion sans lesquelles il n'est point de véri- table artiste. CHAPITRE IX Les sciences et les habitudes morales Les sciences d'observation et l'acquisition de la sincé- rité. — Travail expérimental, modestie el tolérance. — Analyse expérimentale et examen de conscience. — La volonté, la patience, le goût du travail. — La vie des savants et l'exemple moral. La science étant la recherche du vrai el non du bien, on a pu dire qu'il ne pouvait y avoir une morale véritablement scientifique ; quant aux sciences morales, elles consistent dans l'observation des mœurs et ne donnent point de règles morales. On ne peut prouver, ni déductivement, ni expérimentalement, que ceci est le bien et cela le mal. Mais la plupart des études, qu'elles soient littéraires ou scientifiques, ne sont pas LES HABITUDES MORALES 153 morales par elles-mêmes ; elles ne contribuent à cette éducation qu'en éveillant certaines habi- tudes d'esprit, et « les habitudes intellectuelles ont aussi leur retentissement moral (1). » Lorsque les études scientifiques, même les plus élémentaires, sont abordées par l'enfant, sa formation morale est déjà depuis long^temps ébauchée. Déjà de bonnes ou de mauvaises habitudes ont été prises dans le milieu familial, et il est clair que nulle étude ne peut avoir d'influence sur cette première partie de l'éduca- tion morale, encore très voisine du dressage, 11 n'en est pas de même un peu plus tard, au moment de l'éveil intellectuel et lorsqu'il ne s'agit plus de plier l'enfant à des habitudes purement mécaniques, mais de lui en faire acquérir par une lutte constante contre ses ten- dances défectueuses, et par des victoires répé- tées sur lui même. El tout d'abord l'étude, même élémentaire, des sciences d'observation est une école de sin- cérité; c'est en effet la première qualité qu'elles (1) H. PoiNCAKÉ. La Morale et la Science. (Dernières Pensées.) 154 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION exigent et il n'en est point de plus importante. Or elles contribuent à former, non pas une sin- cérité passive, superficielle, satisfaite par un accord grossier avec la vérité, mais une sincé- rité active, faite d'attention à noter scrupuleu- sement les moindres détails ; une observation n'est bonne, en effet, que dans ces conditions, et les études scientifiques ne peuvent qu'y accou- tumer les enfants. Que l'on ne dise point que l'exercice de cette vertu est ici sans efficacité parce que sans mérite, car l'enfant ne ment que lorsqu'il a intérêt à mentir, ce qui n'est point ici le cas; ce serait une erreur. Dès les premières observa- tions et les premières expérimentations, il arrive souvent que l'enfant regarde avec des idées préconçues, soit qu'il les ait réellement a priori, soit qu'il pense mieux satisfaire le maître par un résultat que par un autre. En enseignant les sciences expérimentales par les méthodes qui leur sont propres, on le forcera à porter son attention sur ce qu'il doit regarder et à en noter scrupuleusement tous les détails, même si ce qu'il obtient ainsi n'est pas conforme à ce qu'il pensait ou espérait trouver. On y arrivera en LES HABITUDES MORALES 155 préférant, dans une manipulation de physique, par exemple, un résultat moins exact, mais dû à une observation sincère, à une mesure tru- quée ou modifiée de façon à trouver un chiffre fixé à l'avance. Il faut former peu à peu cet état d'esprit de l'expérimentateur que Claude Ber- nard définit ainsi (1) : « Je dirai que l'expéri- mentateur pose des questions à la nature, mais dès qu'elle parle, il doit se taire, il doit consta- ter ce qu'elle répond, l'écouter jusqu'au bout et, dans tous les cas, se soumettre à sa décision. » Ainsi naîtra peu à peu l'habitude d'une nota- tion des faits toujours exactement sincère et précise ; celui qui l'a prise ne peut plus, par une observation volontairement superficielle, négli- ger des détails, de manière à fausser, d'une façon plus ou moins consciente, les résultats; il se trouve donc amené à la forme de la sincérité la plus méritoire et la plus difficile : la sincé- rité envers soi-même. Comme le dit Henri Poin- caré (2) : « Quand ce sera devenu pour nous un pli professionnel, indélébile, une seconde (1) Cl. Bernard. IntrodurAion à l'Etude de la Médecine expérimentale. (2) La Morale et la Science, déjà cité. 156 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION nature, n'allons-nous pas porter dans toutes nos actions ce souci de la sincérité absolue au point de ne plus comprendre ce qui pousse d'autres hommes à mentir?» Une seconde qualité morale que doivent et peuvent développer les études scientifiques est la modestie. Elle s'acquiert par cette soumission constante aux faits à laquelle est forcé l'expéri- mentateur sincère. Quelle que soit son idée a priori ., quels que soient l'effort intellectuel, l'habileté mise à imagi- ner une hypothèse, il est obligé de l'abandonner si les faits la contredisent et de constater que les déductions et les analogies sur lesquelles elle était fondée sont fausses. A quelle meilleure école de modestie pourrait-on soumettre l'intel- ligence humaine ? « Il (l'expérimentateur) doit soumettre son idée à la nature et être prêt à l'abandonner, à la modifier, à la changer suivant ce que l'obser- yation des phénomènes qu'il a provoqués lui enseignera (1). » (1) Cl. Behnaru. Introduction à l'Étude de la Médecine expérimentale. LES Habitudes morales 157 En laissant parfois les élèves siig-gérer des hypothèses relatives aux faits qu'ils observent, en leur faisant appliquer les méthodes de la critique expérimentale, en leur exposant aussi l'histoire des sciences et des hypothèses, parfois géniales, qui durent cependant être abandon- nées, on les amènera à acquérir peu à peu la mentalité de l'expérimentateur que décrit Cl. Bernard. « L'esprit de l'expérimentateur se dislingue de celui du métaphysicien et du scholastique par la modestie, parce qu'à chaque instant l'expérience lui donne la conscience de son ignorance relative et absolue. En instruisant l'homme, la science expérimentale a pour effet de diminuer de plus en plus son orgueil (1). » C'est bien là, en effet, la source principale de la modestie que donnent les études scientifiques. Elles procurent la joie d'étendre ses connais- sances, de pénétrer plus avant dans les secrets de la nature, mais, bien comprises, elles ne risquent jamais de laisser croire que l'on pos- sède la clef de toute chose; elles font au con- . (1) Cl. Bernard. Introduction à V Étude de la Médecine expérimentale. Î58 Les sciences dans l'éducation traire apprécier de plus en plus l'étendue de l'ignorance humaine. En montrant ainsi les difficultés d'une bonne observation, les déboires de Texpérimentation, le sort précaire des hypothèses les mieux con- çues, elles enseig-nent encore la tolérance à l'égard des opinions ou des croyances des autres, cette vertu sociale si importante. En voyant quel mal il faut se donner pour être assuré du peu que l'on sait, on sera plus indul- gent, même pour ce qu'on pense être l'erreur. Ici encore il faut citer Claude Bernard (1). « L'esprit vraiment scientifique devrait nous rendre modestes et bienveillants. Nous savons tous peu de choses en réalité et nous sommes tous faillibles en face des difficultés immenses que nous offre l'investigation des phénomènes naturels. » D'ailleurs, on constate que les gens vraiment imprégnés de cet esprit sont largement tolé- rants et, par conséquent, ce n'est pas un leurre que d'espérer développer la tolérance par le moyen de ces études. (1) Cl. Bernahd. Introduction à l'Étude de la Médecine expérimentale. LES HABITUDES MOftALES 159 Lorsqu'on est engag-é dans les écueils de la recherche expérimentale, il ne suffit pas de savoir constater que l'on s'est trompé, il faut encore s'appliquer à trouver les causes de ses erreurs. Si, par exemple, deux observations donnent des résultats discordants, il ne suffit pas de le noter; il faut encore démêler les raisons de ces dis- cordances. On y arrive par l'analyse expérimen- tale, d'une pratique souvent malaisée, mais dont on peut donner de nombreux exemples. C'est en séparant, par l'esprit d'abord, expé- rimentalement ensuite, les divers aspects et les diverses conditions du phénomène que l'on arrive à se rendre compte des variations qu'il présente, à les expliquer et à faire ainsi avancer la science. L'esprit est aidé dans cette recherche par le raisonnement déductif, développé par les mathé- matiques, et par la faculté d'abstraction, fruit de ces mêmes études, qui lui permet d'isoler, dans la complexité de la réalité, les éléments qui la composent. Qui ne voit que ce travail sera fructueux à d'autres points de vue et que cette habitude d'analyser les causes peut aisément se transposer dans le domaine de la psychologie ? Celui que l'expérimentation a plié à la critique 160 LES SCIENCES DANS l'ÉDUGATION saura non seulement connaître ses actes, mais aussi en analyser les mobiles; il sera obligé de les voir tels qu'ils sont réellement et ne pourra plus se tromper lui-même, plus ou moins volon- tairement, sur les véritables causes qui l'ont fait agir. N'est-ce pas là le mécanisme même de l'opération intellectuelle que l'on appelle l'exa- men de conscience, examen qui ne sera vrai- ment fécond, au point de vue moral, que par cette analyse scrupuleuse des motifs des actions commises. S'il serait exagéré de dire que les éludes scien- tifiques peuvent à elles seules créer une cons- cience d'honnête homme, il n'en est pas moins vrai qu'elles ne permettent plus cette honnêteté moyenne, peu difficile, habile à se tromper elle- même sur ses intentions et prompte à s'absoudre de ses fautes ; elles imposent au contraire une moralité plus haute parce que plus éclairée. Les difficultés inhérentes à l'étude des scien- ces sont encore, au point de vue moral, éduca- tives d'une autre manière : elles contribuent à développer, d'une part, l'initiative et la volonté, d'autre part, l'application, la patience, le goût du travail régulier et soutenu, Les Habitudes morales l6l En effet, dans la recherche scientifique ou l'apprentissage bien compris des sciences on rencontre à tous moments des obstacles; des problèmes expérimentaux se posent qu'il faut résoudre. En laissant de temps en temps les élèves aux prises avec de petites difficultés de ce genre, bien choisies selon la maturité de leur esprit, et de façon qu'ils soient amenés à s'in- téresser à la solution, ils s'ing-énient à la trou- ver. Pour cela, il faut qu'ils fassent appel aux diverses qualités précitées, qu'ils essaient, qu'ils prennent des initiatives, qu'ils sachent recom- mencer sur de nouveaux frais après des tenta- tives infructueuses, en un mot qu'ils appliquent leur volonté et exercent leur patience. Celle-ci est particulièrement nécessaire dans les mesures qu'on peut leur demander de plus en plus lon- gues et de plus en plus délicates à mesure qu'ils avancent dans leurs études ; c'est alors que se révèle indispensable la patience, car le succès dépend de sa continuité ; en effet, il suffit de la perdre quelques secondes pour qu'un geste trop brusque compromette ou même anéantisse le travail de plusieurs heures. Celle persévérance n'a d'ailleurs rien de com- Paucot. Sciences, 14 162 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION muu avec l'entêtement ; il ne s'agit point en effet de heurter indéfiniment un même obstacle infranchissable, mais de savoir tourner, pour les franchir, en avançant toujours, ceux que l'on rencontre ; et c'est de cette façon qu'on acquiert l'habitude du travail régulier. Certes, il y a en sciences, comme dans les autres branches d'études, des sujets plus ou moins brillants. Certains ont une supériorité qui tient, soit à leurs facultés de raisonnement, soit à leur tact expérimental, soit encore à leur habileté manuelle ; mais ceux-là même ne peu- vent espérer réussir vraiment sans des qualités d'ordre, de méthode, de persévérance, d'appli- cation, de travail soutenu sans défaillance, qualités qui, acquises par ces exercices, sont pour l'homme parmi les plus précieuses qu'il puisse posséder. Dire de quelqu'un qu'il est consciencieux dans son travail, c'est en faire un bel éloge moral, et il serait désirable qu'on puisse le décerner plus souvent, quelle que soit la sphère d'activité grande ou petite de chacun. Les exercices scientifiques contribuent donc à développer certaines qualités morales essen- tielles, telles que la sincérité, la modestie d'où LES HABITUDES MORALES 163 dérive la tolérance, le goût du travail et la persévérance, l'initiative et la volonté et, par- dessus tout, l'habitude de l'analyse qui forme une conscience attentive; enfin, ils partag-ent en outre avec d'autres la possibilité de mora- liser par l'exemple. On a dit des études historiques et littéraires qu'elles offraient à l'admiration et à l'imitation des traits de hautes vertus, d'héroïsme et d'ab- négation ; l'histoire de la science et des savants n'est point dépourvue de pareils exemples qui nous montrent des hommes sacrifiant leur liberté ou leur vie, soit à leurs convictions, soit au salut commun. Mais, exemples plus précieux peut-être encore, on y trouve à chaque pas des modèles de pro- bité dans le travail, d'abnégation humble et modeste, de vies consacrées entièrement au dévouement ou à la recherche, sans autre souci que l'intérêt du prochain ou de la vérité et souvent sans qu'il y ait même l'espoir d'en être récompensés par la gratitude ou la notoriété. Ce sont là vertus moins brillantes peut-être, mais que l'on peut avoir plus souvent l'occasion d'exercer, et aussi plus difficiles n pratiquer que 164 LES SCIENCES DAÎ^S l'ÉDUCATION celles qui exigent des sacrifices plus grands, mais momentanés. C'est d'ailleurs la pratique du devoir courant qui prépare le mieux à l'accomplissement des devoirs plus hauts et exceptionnels. Ce serait une erreur morale que de négliger le premier en prétendant se réserver pour les autres; ceux-ci n'en dispensent point, car l'occasion de les accomplir peut ne pas se présenter, tandis que l'on a tous les jours celle d'exercer des vertus plus modestes. L'exemple a d'autant plus de force que l'on peut comprendre, pratiquer ces mêmes travaux qui ont trempé ces caractères et se mettre ainsi doublement à leur école. On peut, plus vérita- blement, se proposer de les imiter, car leurs qualités se révèlent ainsi immédiatement appli- cables à la vie courante. Les études scientifiques peuvent donc contri- buer dans une large mesure à l'éclosion d'habi- tudes morales ; elles sont une des bases de ce tout complexe qui constitue l'éducation morale, quelle que soit la façon dont on la complétera par ailleurs. CHAPITRE X Les sciences et les idées morales Nécessité des idées morales. — L'activité de la nature et la loi de travail ; dégradailoo parasitaire. — Le déterminisme scientifique et son influence morale. — L'irréversibilité biologique et l'impossibilité de réparer. — Les sciences et l'idée de solidarité. — Sciences et idéal moral. Si la base essentielle d'une éducation morale est l'acquisition d'une conscience éclairée et de bonnes habitudes qui, par leur emprise, ren- dent chaque jour la pratique du bien plus aisée et celle du mal plus difficile, cette éducation doit être complétée par la formation d'idées mo- rales. Il faut que cette conduite habituelle dérive cependant d'une règle acceptée et consentie, et que les notions viennent se grouper autour d'un idéal qui sera le régulateur des impulsions 166 LES SCIENCES DANS l' ÉDUCATION morales, car « le moteur moral ne peut être qu'un sentiment (i) ». Il arrive, en effet, une période où l'esprit est amené à vouloir des justifications des habitudes qu'on lui a fait prendre, à désirer des raisons personnelles et intimes pour discriminer le mal du bien, en un mot à se poser la question du fondement de la morale. Les variations de celle- ci au cours des siècles, l'obscurité originelle des droits et des devoirs les plus fondamentaux ou les plus nécessaires, tout cela provoque parfois dans certains esprits un désarroi dans lequel peut sombrer l'éducation morale. Pour parvenir sans encombre au dénouement de cette crise, un idéal est nécessaire qui élayera et consolidera l'édifice. Il ne s'agit en aucune façon de demander à la Science d'établir inductivement ou déductive- ment les bases de la morale ; celle-ci ne se démontre pas plus qu'elle ne se découvre ; elle a ses fondements ailleurs que dans la raison ou dans l'expérience, dans les domaines du senti- ment et de l'intuition. (1) H. PoiNCARÉ. La Moi'ale et la Science, déjà cité. LES IDÉES MORALES 167 Ce serait fausser l'esprit scientifique que de réclamer de lui ce qu'il ne peut donner. C'est d'ailleurs par une étude bien comprise et appro- fondie des sciences que l'on percevra le mieux les limites de leur domaine et que l'on se péné- trera de cette vérité qu'il y a des sujets qui ne relèvent point d'elles. Ce sont, au contraire, les études incomplètes et mal conduites qui laissent espérer des secours que la science ne peut donner et, si l'on pro- clame parfois sa faillite, c'est à la suite de déceptions de ce g^enre qui ne lui sont point imputables. Dans ce cas « le meilleur remède contre une demi-science, c'est plus de scien- ce (1). » Mais, ces restrictions faites, l'étude des sciences peut avoir une influence morale, non seulement par l'acquisition d'habitudes, ainsi qu'il a été exposé au chapitre précédent, mais parce qu'elles éveillent ou rendent plus tangi- bles certaines idées. Tout d'abord le spectacle de la nature, et par- ticulièrement des êtres vivants et de leur activité (1) H, PoiNCARÉ. La Morale et la Science, déjà cité. 168 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION constante et générale, pourra servir à encoura- ger l'enfant au travail, en lui montrant, dans cette obligation de l'effort, une grande loi natu- relle. Il ne faut d'ailleurs pas se dissimuler qu'il y aura là plutôt une interprétation des faits, voire même une allégorie, qu'un véritable exemple, car le travail des animaux n'est en lui- même ni moral, ni immoral. Il ne faut pas abu- ser de la transposition morale des lois biolo-, giques, car des applications fausses et mal comprises des lois de la sélection naturelle et de la lutte pour la vie ont pu, par exemple, servir de prétextes justificatifs aux pires actions. Cepen- dant certaines constatations peuvent utilement illustrer des conseils contre la paresse ; il en est ainsi pour la loi si évidente de l'atrophie des organes constamment au repos et de leur déve- loppement par l'usage ; l'inaction physique ou intellectuelle conduit donc rapidement à la diffi- culté d'agir et, au contraire, le travail fortifie le corps ou l'intelligence. Ainsi la dégénérescence organique et particu- lièrement nerveuse des animaux parasites sera un exemple très frappant de cette idée ; la nature nous offre même des cas de parasitisme LES IDÉES MOBALES 169 social (chez les fourmis esclavag^istes), où l'on voit peu à peu le parasite qui se fait servir, pas- ser sous la dépendance complète de ses servi- teurs. Qui ne voit qu'il y a là matière à réflexions et à comparaisons, sans toutefois pousser trop loin ce rapprochement des sociétés humaines et des sociétés animales, si différentes phjsioloçiquement sur tant de points ? Parmi les idées que la pratique expérimen- tale peut ancrer peu à peu dans l'esprit, il en est une, celle de causalité, qui est corrélative de la notion du déterminisme des phénomènes. Cela ne veut pas dire que l'étude des sciences mène forcément au déterminisme philosophique, mais que l'on est nécessairement déterministe au cours du travail scientifique. En effet ceci revient seulement à admettre que, dans toutes les sciences expérimentales, aussi bien celles de la vie que celles de la matière inerte, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets ; |)roposition sans laquelle il est bien évident qu'il n'y a pas de sciences possibles et, par consé- quent, postulat nécessaire de l'esprit quand il les aborde. Mais on ne peut pas ne pas voir alors que ces 170 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION effets sont ensuite causes de nouveaux phéno- mènes qui s'y enchaînent tout aussi nécessaire- ment que les premiers et ainsi de suite, et on est conduit alors à envisager toute la série des conséquences d'un acte initial, à concevoir le déroulement illimité de ses répercussions. Quel que soit, d'autre part, le système philoso- phique adopté, n'est-il pas évident que cette idée, renforcée par l'application incessante qu'en font les sciences, aura pour résultat de nous rendre plus attentifs à la gravité de nos actes, plus circonspects, moins portés à agir à la légère ? Car nous aurons toujours présente à l'esprit cette chaîne indéfinie de conséquences que nous forgeons d'un seul coup, sans plus jamais pouvoir en briser les anneaux indissolublement rivés les uns aux autres. Nous serons amenés à dire avec J. Tannery (1) : « Il est vrai que les peines et que les récompenses seront éternelles ; malheureux ! prends bien garde à chacune de les actions : chacune de tes fautes te souille à jamais, toi et ceux qui vivent avec loi et ceux qui vivent avec ces derniers ; l'œil ne peut (1) J. Tannebv. Pensées, 175. LES IDÉES MORALES 171 suivre les transformations indéfinies du mouve- ment que lu as créé, l'oreille ne peut entendre Téclio affaibli de la parole que tu as prononcée, mais les conséquences de tes actes ne cesseront pas de se dérouler; tu auras ta part dans le bonheur ou dans le malheur des hommes à venir et des êtres qui naîtront d'eux. » L'on peut illustrer ces paroles avec des exemples à la portée de la jeunesse. On peut dire à un enfant peu soigneux de ses livres : « Ce papier^ que tu g^aspilles, est fait de bois, et tes actes, que tu crois de si peu de portée, contribuent cependant pour une part, si faible soit-clle, au déboisement qui est fatal à nos monta^^-nes et cause tant de catastrophes I Si donc, entraîné par ce déterminisme des phénomènes, que la science montre, on penchait vers ce système philosophique, on y trouverait une règ^le de morale, et des plus strictes, à considérer cette succession indéfinie des consé- quences d'un acte initial. Contrairement au fatalisme, le déterminisme est loin de penser que nos actes présents importent peu pour l'avenir, mais, au contraire, il voit ceux-ci le conditionner, le créer par leurs 172 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION répercussions. La science contribue donc à montrer l'importance et la valeur de l'éducation première qui aig^uillera notre vie dans la bonne ou la mauvaise voie. L'étude plus particulière des sciences biolo- g-iques introduit dans l'esprit une autre notion, non moins féconde au même point de vue. Elles montrent en effet que les phénomènes de la matière vivante sont irréversibles, c'est à dire que celle ci, contrairement à la matière inerte, ne repasse jamais par des états identiques aux états antérieurs, que tout ce qui la modifie laisse par conséquent une trace plus ou moins importante, mais ineffaçable, indélébile, et qu'elle porte en elle toute l'histoire des condi- tions où elle a vécu. Une telle notion est de nature à mieux faire comprendre le mécanisme des habitudes; l'organisme, modifié dans un sens par une action, la répèle plus aisément et la facilité croît très rapidement avec la fréquence de la répétiticm ; celle-ci entraîne une modifica- tion de plus en plus profonde de l'organisme dans un sens favorable à l'habitude et défavorable aux gestes contraires qui deviennent de plus en plus difficiles, sinon impossibles à exécuter. LES IDÉES MOftALES 173 Sans vouloir appliquer au domaine intellectuel et moral de l'homme l'intégralité de ces données et de ces conclusions, il n'en est pas moins visible que nous sommes, dans une large mesure, soumis à des lois analogues en ce qui conceine l'acquisition des habitudes mentales. On ne peut non plus nier les répercussions, non seulement physiques mais psychiques, dues aux modifica- tions des conditions physiologiques; ainsi, par exemple, les ravages produits à plus ou moins longue échéance par une intoxication progressive, comme c'est le cas pour l'alcoolisme, ou ceux dus à l'introduction accidentelle d'organismes para- sites comme le « treponema pallidiim ». Ces deux exemples de déterminisme biologique et de la gravité d'actes, même passagers, sont particulièrement frappants et propres à renfor- cer l'idée de responsabilité. Le mécanisme de l'acquisition des habitudes fait mieux comprendre la valeur du premier pas dans un sens ou dans l'autre, et la difficulté de changer d'autant plus grande qu'on est plus engagé sur la pente. Par dessus tout, sera moralisatrice la vision claire de l'irréversibilité des phénomènes, ce qui nous entraîne dans un Î74 LKS SCllîNCES DANS l'ÉDUCATION courant que l'on ne remonte pas. Il est impos- sible de réparer totalement les conséquences funestes d'un acte; il en est de terribles exemples physiologiques : même si on arrive à réparer presque complètement le tort causé à autrui, ce que l'on a fait reste, pour soi-même, une cause de faiblesse si l'on doit résister de nouveau à la tentation de le recommencer. Cette constatation pourrait même être déso- lante et la loi biologique semble d'autant plus impitoyable que les suites d'une faute ne sont pas forcément en rapport avec sa gravité morale; mais elle laisse entrevoir cependant que, d'une façon générale, la modification du caractère vers le bien ou le mal sera d'autant plus faible que l'action est plus isolée, ce qui est d'accord avec toutes les morales, qui enseignent que la persévérance dans la faute est plus grave que la faute elle-même, ainsi que le dit le vieil adage : Errare humaniun est, perseverare dia- bolicum. Ces idées, renforcées par l'étude des sciences, développeront un sentiment de gravité néces- saire à la vie morale. Aucun de nos actes n'est négligeable et sans importance ; maîtres d'eux LES IDÉES MORALES 175 tant que nous ne les avons pas accomplis, ils nous entraînent ensuite sans retour. Nous ne pouvons revenir à la bifurcation après l'avoir dépassée ; si nous avons choisi la mauvaise route, nous ne pourrons espérer regag-ner l'autre que si nous ne sommes pas trop engagés et seulement à travers des sentiers épineux et difficiles, c'est à dire que le retour au bien se fait alors plus péniblement et avec plus d'ef- forts. On ne peut dire absolument que c'est là un résultat de l'enseignement des sciences, mais c'est ce que les habitudes d'esprit qu'elles don- nent peuvent inciter à penser. Elles montrent qu'il y a « une règle plus forte que nous à laquelle on ne peut se soustraire et dont on doit s'accommoder coûte que coûte (1). » Une autre notion, que l'étude des sciences tend à renforcer, est celle de solidarité sur laquelle reposent bien des systèmes de morale sociale. La Science montre que l'on ne peut à volonté la repousser ou l'accepter : elle est un fait. L'interaction des êtres vivants les uns sur (1) H. PoiNCARÉ. La Morale çt la Science, déjà cité. 176 LES SCIENCES DANS l' EDUCATION les autres en est la cause ; et l'observation prouve que, même d'un point de vue ég^oïste, nul ne peut se désintéresser du sort des autres hommes. La misère et l'alcoolisme ne peuvent laisser froids le riche ouïe tempérant parce qu'elles engendrent la tuberculose qui peut l'atteindre demain. Et ce qui est vrai des contagions phy- siques l'est peut-être plus encore des contagions morales ; nul de nos actes n'est sans influence autour de nous et nous aurons à en supporter, non seulement les conséquences directes, mais encore les répercussions incidentes. La révélation de cette solidarité fatale, que montre si bien l'étude de l'hygiène, par exemple, ne sera-l-elle pas l'aide la plus efficace qui soit aux morales qui s'en réclament? Quant à celles qui s'inspirent d'autres prin- cipes voisins, tels que la justice ou la charité, leur action sera malgré tout renforcée par la constatation de ces faits. La science développe d'ailleurs encore ce sentiment de la solidarité parce qu'elle-même est œuvre collective; elle nous donne par conséquent mieux que toute autre étude cette idée « de la coopération néces- saire de nos efforts et de ceux de nos contem- LES IDÉES MORALES 177 porains et même de nos devanciers et de nos successeurs » (1). L'édifice de la culture morale réclame encore un autre soin; l'ensemble des habitudes et des idées suffira peut-être dans la pratique cou- rante de la vie, mais il peut se présenter des cas de conscience complexes, des conflits de devoirs, que l'on ne pourra résoudre qu'à la lueur d'un idéal moral nécessaire au couronne- ment de l'œuvre. La science n'est incompatible avec aucun de ceux que l'éducation peut développer par ail- leurs : foi religieuse, grandeur de la patrie, bonheur de l'humanité, car elle est en dehors de tout système religieux ou philosophique; mais quelle que soit la grande cause à laquelle on se dévoue, la science peut y être utile. Elle peut aussi d'elle-même nous proposer un idéal : ce sera, pour le chercheur, la découverte des lois de la nature, la poursuite de la vérité. Si toute noble pensée est par elle-même mora- lisatrice, celle-ci, particulièrement, est assez haute, elle exige de ceux qui la poursuivent (1) H. PoiNCARÉ. La Morale et la Science, àè]. cit. Paucot. Sciences. 12 178 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION assez de renoncement et de désintéressement pour qu'on puisse être assuré de sa valeur morale : « Celui qui aura vu, ne fiit-ce que de loin, la splendide harmonie des lois naturelles sera mieux disposé qu'un autre à faire peu de cas de ses petits intérêts éo'oïstes » (1). Tout au plus pourrait-on dire que c'est là un idéal bien abstrait, peu accessible et qui ne séduira que peu de gens. Outre que c'est déjà quelque chose que de l'avoir entr'aperçu, même si l'on ne se sent pas la force de passer sa vie à à y tendre, la Science peut en proposer d'autres qui seront à la portée d'un plus grand nombre. A côté de la Science pure, il y a la Science appliquée et celle-ci a pour idéal le progrès. Progrès matériel tout d'abord, certes, mais cela n'implique pas forcément un but égoïste et terre à terre. Le médecin, par exemple, qui cherche à soulager ses semblables, à diminuer la souf- france humaine, n'est-il pas en droit de se réclamer d'un idéal moral dont l'élévation est prouvée par les dévouements qu'il a suscités? Il est cependant d'ordre scientifique. L'ingénieur, (1) H. PoiNCARÉ. La Morale et la Science, déj. cit. LES IDÉES MORALES 179 l'inventeur qui cherchent à contribuer au bonheur de l'humanité, en lui apportant un peu plus de bien-être poursuivent un idéal. Sans doute, l'amélioration des conditions matérielles n'a, en elle-même, qu'une faible valeur; mais l'augmentation des facilités de production aide, cependant, au progrès intellectuel et moral en laissant plus de temps pour la pensée; c'est en cela que ces efforts tendent à plus de civilisation, au vrai sens du mot. D'ailleurs les études scientifiques, inclinant l'esprit au travail désintéressé, l'élèvent et le préparent à mettre ses facultés au service des causes qui lui sembleront nobles et justes ; elles sont donc, de toutes façons, un facteur d'ascen- sion morale. D'autres disciplines, et même à proprement parler toutes, doivent concourir à celte éduca- tion ; mais les études scientifiques peuverU y contribuer pour une part importante. « La Science, largement entendue, enseignée par des maîtres qui la comprennent et qui l'aiment, peut jouer un rôle très utile et très important dans l'éducation morale (1). » (1) H. PoiNCARÉ. La Morale et la Science, Aé']. cit. 180 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION Pour cela, ces études ne doivent point con- sister en la simple connaissance de faits ou de lois et l'acquisition de connaissances pratiques. Elles peuvent et doivent constituer au contraire une gymnastique intellectuelle complète et variée. Les exercices de sciences expérimen- tales, en particulier, seront conçus de façon à créer des habitudes d'esprit applicables à la vie morale. Les études scientifiques pourront ainsi, à la fois favoriser l'éducation physique, être d'un puissant secours pour l'éclosion et l'épanouisse- ment de nombreuses qualités intellectuelles et, par les idées qu'elles éveillent, jouer un rôle important dans la formation morale, couronne- ment de l'œuvre d'éducation. CHAPITRE XI Les sciences dans l'Enseignement Primaire L'Enseignement Primaire ; son but. — Aspect et place des études scientifiques. — Danger des études faus- sement encyclopédiques ; choix des méthodes. — L'Enseignement Primaire Supérieur ; ses raisons d'être, ses buis. — L'Enseignement Professionnel. — La formation des instituteurs. La valeur éducative des sciences au triple point de vue physique, intellectuel et moral, c'est à-dire la contribution qu'elles peuvent apporter à celte tâche de la formation des corps, des esprits et des cœurs, a été l'objet des cha- pitres précédents. Il reste à assigner à ces études la place qu'elles doivent occuper dans l'ensemble de l'instruc- 182 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION lion, tant par leur importance pratique clans la vie actuelle, que par les qualités qu'elles per- mettent de développer. Sans entrer dans une discussion détaillée de prog-rammes et d'horaires, il est toutefois néces- saire de rechercher les conditions les plus favo- rables, les méthodes les mieux appropriées, qui permettront d'obtenir des sciences tout le profit utile que l'on en peut espérer. Pour cela, il faut distinguer entre les trois ordres d'Enseignement que l'on reconnaît géné- ralement suivant l'âge des enfants et les buts poursuivis : le Primaire, le Secondaire et le Supérieur. L'Enseignement Primaire prend l'enfant lors de son éveil intellectuel et est chargé de lui faire acquérir d'abord les toutes premières notions, celles qui sont indispensables à toute étude ulté- rieure et qui constituent le minimum de bagage intellectuel que l'étude doit conférer. Ces notions fondamentales sont résumées dans la formule : lire, écrire et compter. Parmi elles, la dernière seule est du domaine scientifHjue qui, on le voit, a sa place dès le début des études. Cette première tâche est d'ailleurs des plus DANS l'enseignement PRIMAIRE 183 arides ; la numération, les éléments du calcul exigent des enfants un effort d'abstraction diffi- cile et pénible. On a déjà vu comment il était nécessaire de leur aplanir ce chemin en concré- tisant les opérations, en les faisant effectuer à l'aide d'objets matériels, en insistant longtemps sur des nombres peu élevés, représentant des collections mieux ou plus souvent perçues. Le sens de {'opération sera la préoccupation essen- tielle et, les deux premières étant bien com- prises, on pourra ensuite passer à la multipli- cation et à la division, que l'on peut illustrer par des apports égaux ou par des partages entre les élèves. Il est, en effet, bien plus important pour l'esprit de saisir ce qu'il fait que de réussir mécaniquement des calculs sans signification. Celte partie mécanique ne peut, certes, être négligée ; elle aide à l'acquisition de la pratique du calcul et il est hors de doute que ce but est essentiel ici ; mais, bien évidemment aussi, il ne suffit pas de savoir effectuer les quatre opé- rations, il faut encore, avant tout, connaître ce qu'elles représentent pour pouvoir les utiliser à bon escient. Dès cette première formation, il est utile 184 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION d'adjoindre un quatriènïe terme à la trilogie lire, écrire et compter; c'est: observer. Observer est aussi indispensable que lire, écrire et comp- ter ; les leçons de choses doivent donc faire partie du plan fondamental de l'Enseignement Primaire. Par leur nature concrète, elles seront des plus accessibles à l'enfant ; elles le reposeront, tout en lui apprenant à regarder. Cet exercice peut, d'autre part, contribuer dans une large mesure à la possession du vocabulaire, car le besoin des mots naît peu à peu de la précision même des observations. Dans cette toute première étape on trouve encore associées les lettres et les sciences ; il n'y a que des avantages à celte fusion qui fait de la première initiation intellectuelle un tout cohérent dont toutes les parties se tiennent. De plus, les connaissances usuelles ainsi acquises par l'enfant sur ce qui l'entoure, sur les plantes alimentaires ou textiles, les animaux utiles ou nuisibles ne sont pas moins nécessaires que les rudiments de la langue et du calcul ; leur absence constitue une lacune qui, plus tard, ne se comble que difficilement. DANS l'enseignement PRIMAIHE 185 En outre, ces leçons de choses comportent aisément, lorsque la température le permet, la classe en plein air, le jardinage, la promenade; elles sont par là essentiellement favorables au développement physique de l'enfant qui doit être ici une préoccupation dominante des éduca- teurs. Cette voie, recommandée par bien des maîtres de l'Enseignement Primaire, pourrait plus aisé- ment être suivie si l'on parvenait à lever cer- taines difficultés matérielles telle que le trop grand nombre d'élèves, obstacle à toute surveil- lance et à tout enseignement efficace. La dimi- nution des responsabilités écrasantes qui pèsent sur le maître en cas d'accident, même bénin, serait aussi souhaitable pour l'application de ces méthodes. Dans l'éducation anglaise, souvent vantée, l'enfant a plus de liberté et d'initiative, mais avec des dangers que les parents français ne veulent pas lui faire courir. Ces risques seraient, malgré tout, très faibles dans une promenade ou une classe en plein air avec des effectifs nor- maux ; et si l'on veut bien ne pas incriminer le maître lorsqu'il se produit un de ces accidents 186 LES SCIENCES DAN'S l'ÉDUCATION que la présence des parents, pas plus que la sienne, n'aurait pu éviter, il ne sera plus para- lysé par la crainte de sa responsabilité dans ces exercices. Le rôle de l'Enseignement Primaire ne se borne pas à l'acquisition de ces notions fondamentales ; il vise ensuite à donner quelques connaissances de grammaire, d'histoire, de géographie et de sciences. Dans l'établissement de ses program- njes, l'Enseignement Primaire est obligé de tenir compte du temps limité dont on dispose, car il s'adresse à des enfants qui, pour la plupart, quitteront l'école de bonne heure pour choisir un métier; il faut donc qu'il forme un tout complet et qu'un certain nombre de buts pratiques soient atteints. Ce dernier point a été parfois envisagé un peu trop exclusivement ; cela a conduit à faire apprendre par cœur aux enfants des notions encyclopédiques qui leur surchargent la mémoire sans qu'elles puissent être le moins du monde assi- milées et sans utilité pour la formation de l'esprit. Avec de .tels programmes, l'enseignement scientifique est complètement vicié. Point de méthode expérimentale ni d'observation person- DANS l'enseignement PRIMAIRE 187 nelle possible, mais un enseignement purement verbal dans lequel quelques dessins, vus dans les livres, ne peuvent, en aucune façon, suffire à relier la nature, que l'on croit étudier, et les mots appris. Il en résulte une simplification, une schématisation exagérée des phénomènes et un abus de la méthode déductive, ce qui finit par déformer l'esprit en lui imposant de fausses cer- titudes. Ce mode d'enseignement a pu produire quelques pédants encyclopédiques, à esprit étroit, sûrs d'eux-mêmes sur la foi d'un manuel. C'est là le type de cette mentalité que certains écrivains ont, bien à tort d'ailleurs, qualifié de « primaire » car ce mot, employé dans ce sens péjoratif, est loin de convenir à tous ceux que cet enseignement a formés, mais en revanche pourrait s'appliquer bien souvent et plus juste- ment à quelques autres. Il y a là cependant un danger qui tient à ce que l'on a trop négligé un autre but de tout enseignement : l'éducation. C'est justement parce que les éludes primaires doivent être un tout complet et se suffire à elles-mêmes, qu'il importe autant, et davantage, de former l'esprit, qui n'aura plus l'occasion de 188 LES SCIRNCRS DANS l'ÉDUCATIOX l'être, que de faire acquérir des notions pra- tiques. C'est cela qu'il ne faut pas perdre de vue pour que l'enseignement primaire soit, à la fois, le plus profitable à ceux qui devront s'en con- tenter et qu'il prépare en même temps le mieux aux études secondaires l'élite de ses élèves qui pourra être appelée à s'y diriger. Les sciences peuvent et doivent alors avoir une large place sans être une cause de sur- menage ou de psittacisme stérile. Il ne faut point, en effet, que toutes les questions scien- tifiques soient traitées. On se bornera, au con- traire, à des notions élémentaires de sciences naturelles ou physico-chimiques; mais elles se- ront acquises par la méthode de l'observation directe, qui pliera l'esprit à cet exercice. Quel- ques comparaisons ou expérimentations très simples montreront comment on arrive à l'ex- plication des phénomènes dans cet ordre de connaissances. On évitera surtout de poser a priori de grandes théories semblables à des dogmes d'où les explications découlent avec une simplicité vraiment trop lumineuse; rien n'est plus contraire au véritable esprit de l'enseigne- ment scienlilique. DANS l'enseignement PRIMAIRE 189 On n'abusera pas de la mémoire verbale, mais on utilisera surtout la mémoire visuelle, celle qui substitue la vision directe au mot ou plutôt qui les associe. Tout cela laissera mieux entre- voir la complexité des phénomènes et l'étude des sciences pourra remplir, de cette façon, son rôle de professeur de modestie. De même, dans les sciences mathématiques, s'il importe de savoir calculer, il ne faut pas perdre de vue la formation du sens logique; celui-ci ne devra à aucun moment risquer d'être déformé par l'emploi de procédés, peut-être un peu plus rapides, mais trop mécaniques, en place du raisonnement concret; car, avant tout, il ne faut pas fausser le jugement. Les notions élémentaires de géométrie seront données par le dessin et par la connaissance quasi-expérimentale des objets géométriques ; on profitera des exemples simples pour exercer les facultés de raisonnement et de déduction, mais sans abuser, car il ne s'agit que de rester aux éléments et aux connaissances indi8[)en- sables. C'est l'application de ces idées générales qui doit servir à élaborer les programmes primaires 190 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION de sciences. Les modifications souhaitables con- sistent donc plutôt dans des changements d'es- prit et de méthode que de matières. Cependant il y aurait peut être çà et là intérêt à restreindre celles-ci, à allég-er les programmes, mais sans diminuer le temps consacré aux sciences, en l'augmentant plutôt. La méthode expérimentale, la seule qui puisse donner des résultats en accord avec ce que l'on est en droit d'espérer, en réclame et il vaut mieux, grâce à elle, savoir bien, peu de choses, en y mettant le temps, que d'acquérir vite un grand nombre de connais- sances mal assimilées, résultat souvent atteint malheureusement par des enseignements trop purement livresques ou verbaux. A l'Enseignement Primaire s'en rattache un autre, qui est censé le compléter, et porte le litre, à vrai dire un peu contradictoire, de Pri- maire Supérieur. Il est destiné à poursuivre la tâche de l'Enseignement Primaire vis-à-vis des enfants qui, tout en ayant le loisir de recevoir plus longtemps que d'autres les bienfaits de l'instruction, n'abordent cependant point l'Ensei- gnement Secondaire. Sa tâche est donc paral- lèle à celle de ce dernier ; les âges des élèves sont DANS l'enseignement PRIMAIRE 191 les mêmes et les programmes scientifiques se ressemblent, du moins en apparence. Quelles sont les raisons de ce double emploi ? Elles ne sont pas d'ordre pédag-Oi^ique, mais budgétaire: l'En- seignement Primaire Supérieur est gratuit ou peu onéreux, et sa durée plus courte permet un accès plus précoce aux emplois rémunérateurs. Il n'entre pas dans le cadre de ce travail de discuter la valeur de ces raisons. On ne peut que regretter qu'une organisation plus souple ne permette pas le profit des études secondaires à tous ceux qui y sont aptes. Quant à la réduction du temps des études et aux nécessités de leurs fins pratiques, elles ont eu pour résultat mal- heureux de multiplier les connaissances utiles et d'accentuer le caractère faussement encyclo- pédique que prend, dans ces conditions, l'ensei- gnement des sciences, avec ses résultats souvent désastreux pour l'esprit. Les programmes sont immenses et les horaires comprimés, à tel point qu'un enseignement véritablement scientifique est à peu près impossible, car il n'a rien de commun avec un amas de connaissances acquises de mémoire, dont la juste valeur ne peut être perçue, et qui encombrent l'esprit sans que 192 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION celui-ci, que l'on ne s'est pas préoccupé de former, puisse les assimiler et sache les uti- liser. C'est qu'il n'y a pas plusieurs manières de bien enseig-nerles sciences ; les méthodes doivent changer avec l'âge, elles ne sauraient différer suivant la situation pécuniaire ou sociale. Quant aux buts poursuivis ils ne sauraient être, quel que soit le degré d'Enseignement, ni unique- ment l'acquisition de connaissances, ni unique- ment le développement de l'intelligence. On ne forme l'esprit qu'en l'instruisant, et il ne peut véritablement utiliser pratiquement les notions qu'il a reçues qu'au moyen des qualités qu'elles ont contribué à développer. Ce qui est recommandable dans un lycée ne saurait l'être dans une école; de plus longues études doivent donner de nouveaux fruits d'édu- cation intellectuelle. Les méthodes propres à l'Enseignement Primaire, même excellentes, ne conviennent qu'à l'âge des études primaires ; elles ne sauraient sans inconvénients être utili- sées pour des esprits plus mûrs. C'est donc vers l'Enseignement Secondaire qu'il serait dési- rable et logique de pouvoir orienter les enfants DANS l'enseignement PRIMAIRE 193 qui continueront leurs études jusque vers Yàge de dix-sept ans. Reste la question d'une accession plus rapide aux diverses professions. Une place équitable faite aux sciences dans l'Enseig^nement Secon- daire pourra déjà en çcrande partie la résoudre. Quant à ceux qui ne peuvent poursuivre aussi long-temps leurs études, leur voie normale est l'Enseisfnement Professionnel ; celui-ci est, au contraire, parfaitement justifié et peut rendre les plus grrands services. Il est la véritable et la plus utile forme que puisse prendre TEnseig-ne- ment Primaire Supérieur, si on ne veut pas voir celui-ci s'effarer vainement vers une parodie plus ou moins bien réussie de l'Enseig-nement Secon- daire. L'Enseig-nement Professionnel s'adresse aux jeunes g-ensqui veulent joindre à l'apprentissag-e d'un métier des études un peu plus poussées, particulièrement au point de vue des connais- sances qui leur seront utiles ; c'est un Enseigne- ment spécialisé à partir d'une base primaire ; il échappe ainsi au risque d'englober trop de choses. Les sciences jouent un tel rôle dans la vie Padcot. Sciences. 13 194 LES SCIENCRS DANS l'ÉDUCATION actuelle qu'elles seront nécessairement amenées à y tenir nne ç^rande place. L'étude rie la phy- sique et de la chimie conviendra à bien des mé- tiers industriels en donnant aux ouvriers des connaissances techniques qui leur permettront un rôle de direction ; la tréoméfrie servira aux menuisiers, aux charpentiers ; les sciences natu- relles seront indispensables dans les écoles d'ag-riculture, encore trop peu nombreuses, et dont la multiplication serait souhaitable afin de maintenir ou de ramener à la terre les jeunes ^ens de la campagcne. Des notions scientifiques permettant un meilleur rendement seront très utiles pour obtenir ce résultat. Dans ces écoles, les études de sciences de- vront toujours être basées sur les applications pratiques immédiatement nécessaires aux élèves. C'est dans leur métier que devront être pris les sujets d'observation ou d'expérience, et l'intérêt qui en résultera fera mieux apprécier l'impor- tance de la Science. Si quelques théories simples peuvent être ébauchées, on en montrera aussi- tôt l'application, les prog^rès qu'on leur doit. I/utilité des travaux de science pure sera ainsi mieux comprise des élèves, et l'on préparera de DANS l'enseignement PRIMAIRE 195 celle façon, pour la plus grande prospérité du pays, l'union plus intime de la Science et de l'In- dustrie ou de l'Agriculture. Il ne suffit pas en effet que le savant et l'ingénieur, industriel ou agro- nome, sentent la nécessité de cette liaison, il faut encore que l'ouvrier et l'agriculteur la désirent. Il n'y a d'ailleurs aucune raison, malgré le but pratique poursuivi et réalisé par le choix des exemples, de renoncer pour cela au résultat éducatif qui peut être parallèle. Il sera certaine- ment mieux atteint par des études spécialisées, mais complètes sur le point particulier envisagé, que par des études plus générales et superfi- cielles ; de celte façon, la véritable méthode scientifique, l'expérimentation sera vraiment appliquée, et c'est là l'important pour la culture de l'esprit. Le lien, nécessaire au point de vue écono- mique, entre le savant et l'artisan, en sera ren- forcé. Ayant appris et compris de la même façon ce qu'ils savent, ils ne seront plus séparés par l'hiatus d'une édiication intellectuelle toute différente, mais par une simple distinction de degré. Les plus intelligents et les plus travail- 196 LES SCIENCES DANS l' ÉDUCATION leurs parmi les g'ens de métier pourront donc, plus aisément, franchir parfois cette étape, poser de nouveaux problèmes à la Science, contribuer à en résoudre d'anciens, et renouveler ainsi d'une façon féconde l'élite qui, pour remplir son rôle nécessaire, ne doit pas être le résultat d'une sélection artificielle et prématurée, mais être accessible au contraire à tous ceux que leur mérite en rend dig-nes. Cette spécialisation professionnelle, adaptée aux besoins des diverses régions, tend d'ailleurs à se réaliser de plus en plus et à ne laisser à l'Enseignement Primaire Supérieur proprement dit que la tâche, professionnelle elle aussi, de former les instituteurs. Ceux-ci devront être initiés aux méthodes scientifiques, car, seulement ainsi, ils obtiendront de ces études, dont on a vu la place indispen- sable, le meilleur rendement éducatif et pra- tique. Si la part à faire aux sciences dans l'En- seignement Primaire donne lieu à discussions, c'est parce que leur développement, récent encore, a parfois devancé l'usage de méthodes pédagogiques appropriées. Pour bien enseigner les sciences, il faut DANS l'enseignement PRIMAIRE 197 d'abord avoir bien pénétré leur véritable esprit de logique ou d'expérimenlation. Aussi, tout au moins en ce qui les concerne, est-il permis de se demander si la formation des instituteurs ne gagnerait pas à s'inspirer des méthodes de l'Enseignement Secondaire, en joi- gnant à ces études quelques cours spéciaux qui viendraient ajouter à la culture générale les notions professionnelles indispensables. CHAPITRE Xll Les sciences dans l'Enseignement Secondaire Buis de rEuseigneineot Secondaire. — Conimoul les sciences y f'urcul iulroduiles. — Lf ur néccssilé pra- tique et inlellecliiclle. — Obstacles à leur dévelop- pement. — Place respective des sciences mathéma- tiques, physico-chimiques, biologiques. — Impor- tance do la culture scientifique. — Remarques à propos de la question du latin et de l'enseignement sans latin. — Association des lettres et des sciences. Pour déterminer la place que doivent occuper les .sciences dans l'Enseignement Secondaire il importe d'envisager, tout d'abord, quels sont les buts de cet enseignement qui prend généra- lement les enfants vers l'àg^e de di.x à douze ans jusqu'à di.\-sept ou dix-huit ans. DANS l'enseignement SECONDAIRE 199 Sa mission la plus importante est de former des hommes qui, par leurs aptitudes, leurs connaissances plus approfondies, leur caractère, auront à remplir dans la société un rôle plus ou moins prépondérant. C'est parmi les bénéficiaires de l'instruction secondaire que doivent se recruter ceux qui, dans les diverses branches de l'activité humaine, seront des têtes et porteront la responsabilité du renom et de la grandeur du pays. Lors de la création napoléonienne de notre Enseignement Secondaire actuel, ces dirigeants étaient surtout des fonctionnaires, des magis- trats, des gens appartenant aux professions libérales. Mais, depuis lors, les commerçants, les industriels, qui ont aussi à être des conducteurs d'hommes, ont joué un rôle de plus en plus important pour la prospérité de la Nation et, de ce fait, relèvent de plus en plus de la formation que donne l'Enseignement Secondaire. Aussi les sciences n'eurent-elles au début qu'un rôle extrêmement eliacé ; les sciences expérimentales naissaient à peine, d'ailleurs; et les considérants relatifs aux diverses disciplines 200 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION pouvaient écarter les sciences en ces termes (1) : « L'Etat ne doit pas enseigner ce qui n'est pas d'une utilité générale et reconnue. Enfin l'Etat ne doit pas enseigner les sciences qui ne sont pas faites, circonscrites^ reconnues, et dont les méthodes sont encore diverses et incertaines L'on se demande ensuite quelles sont les con- naissances de l'utilité la plus générale et l'on reconnaît que ce sont celles qui donnent le moyen d'arriver sûrement à toutes les autres , en un mot, qui apprennent à bien apprendre, à bien savoir, à bien user de ce qu'on sait Les sciences proprement dites ne doivent pas être communes à tout le monde Les sciences sont uniquement consacrées aux divers services publics et aux différentes fonctions qu'impose l'intérêt de la société. Pour chacune de ces œuvres, pour chacune de ces fonctions il ne faut qu'un nombre limité d'hommes instruits... Le gouvernement a voulu conserver tout ce qui pouvait servir à ces divers intérêts sans sortir des proportions qui doivent toujours exister (1) Discours de Rœderor, orateur du gouvernement, au Corps Législatif sur le projet de loi relatif à. l'Instruction Publique, 24 Floréal an X (li ujai 1802). DANS l'enseignement SECONDAIRE 201 entre la destination des hommes et les besoins de la société « . On voit, que dans l'esprit des fondateurs, les deux buts étaient nettement perçus : forma- lion de l'esprit, d'abord, acquisition de con- naissances g'énérales, indispensables pour l'exer- cice de certaines professions, ensuite. Les mêmes idées conduiraient donc aujour- d'hui, au contraire, à faire participer larg^ement les sciences à cet enseignement. Leur exclusion ne provient que du faible rôle qu'elles jouaient alors dans la vie sociale. En effet, au fur et à mesure de leur dévelop- pement et de leur influence grandissante sur l'éveil industriel, elles ont pris peu à peu place dans les programmes ; mais c'est uniquement leur nécessité, leur valeur pratique qui a amené ce résultat. On les enseigne comme des notions indispensables, non comme une discipline nou- velle de l'esprit. A côté d'elles, les anciennes études classiques se perpétuent, semblables à elles-mêmes, toujours éducatrices, mais répon- dant de moins en moins au second des buts de tout enseignement : la préparation à une acti- vité sociale. 202 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION La transformation progressive des sources de richesse, le développement industriel élargissent peu à peu l'importance des carrières demandant une forte préparation scientifique, et les incon- vénients de ce divorce se font sentir de plus en plus vivement. Selon les tendances et suivant un rythme variable avec les époques, deux courants opposés se manifestent. Il j a quelque vingt ans, à la suite de Jules Lemaître, on dénonça le manque de préparation à la vie qui caractérisait les meilleurs sujets de l'Enseignement Secondaire et on accusa sa cul- ture, peut-être d'une façon un peu exagérée, d'être une des causes du manque d'initiative et de la stagnation de notre commerce et de notre industrie. Plus récemment, au contraire, on voulut réagir contre des tendances estimées trop utilitaires et considérer seulement un des buts de l'Enseignement Secondaire : l'éducation de l'esprit. Un mouvement se dessina, qui tendait à écarter les sciences, jugées connaissances spéciales, et à revenir aux études secondaires telles qu'elles étaient jadis, sans se rendre suffisamment compte que celui-là même qui les avait créées, les avait adaptées à son temps, et DANS l' ENSEIGNEMENT SECONDAIRE 203 qu'elles ne pouvaient vraisemblablement, sans modifications, suffire au nôtre. Si réducalion de l'esprit et du caractère est le but primordial, il ne saurait être le seul et, de même que l'Enseignement Primaire a parfois eu tort de l'oublier un peu, il serait regrettable que l'Enseignement Secondaire négligeât, au con- traire, la préparation à la vie et voulût durer sans se transformer avec le temps. L'acquisition des bases scientifiques indispen- sables ne saurait, pour la plupart des jeunes gens et dans l'intérêt de la prospérité écono- mique du pays, être retardée jusqu'à la fin des études secondaires, car ce qui était encore pos- sible il y a un demi-siècle, ne l'est plus. Leur importance grandissante pour l'industriel, l'in- génieur, le commerçant, l'agriculteur, ne permet plus de les laisser ainsi au second plan. En outre, il serait actuellement impossible de négliger, dans la formation de l'esprit, la cul- ture scientifique. Au début du xix* siècle, un homme cultivé pouvait ignorer les grands pro- blèmes de la physique ou de la biologie, préoc- cupations de quelques savants spécialisés; il n'en va plus de même aujourd'hui. 204 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION Les travaux scientifiques ont enrichi le domaine intellectuel de trop d'idées nouvelles qui ne peuvent être ignorées d'un homme ins- truit. Mais, surtout, l'esprit qui anime la méthode expérimentale, le sens de la critique expérimentale, l'esprit scientifique en un mot, n'est plus seulement utile au savant: il a pénétré toute la vie moderne. Tous ceux, et ils sont nombreux, qui utilisent les applications des sciences en ont besoin, et les autres ne peuvent plus y être complètement étrangers. L'esprit scientifique n'est pas nouveau, certes, mais sa diffusion est peut-être un des caractères parti- culiers de cette époque ; à ce titre, il intéresse tous les gens cultivés et, seule, l'étude des sciences peut le donner et en faire comprendre la portée. Il en résulte que la part des sciences dans l'en- seignement secondaire doit être large désor- mais ; mais, en revanche, elles doivent collaborer à la lâche principale de cet enseignement : la formation intellectuelle et morale. Elles ne doivent plus être enseignées comme ayant seulement une portée pratique, comme un accessoire devenu peu à peu monstrueux, mais DANS l'enseignement SECONDAIRE 205 comme une partie importante et fondamentale des études secondaires ; en effet elles répondent })arfaitement aux nécessités actuelles, en remplis- sant pleinement ce double but : faire acquérir des connaissances et former l'esprit. Gomme dans l'enseignement primaire, c'est donc une question de méthode qui est en jeu ; malgré de grands et louables efforts faits dans ce sens par des maîtres comprenant la véritable portée de leur rôle, les sciences sont encore trop souvent enseignées par tradition comme des notions accessoires, dont l'utilité pratique est la seule raison d'être, et le professeur se trouve ainsi, à tort, déchargé des préoccupations plus subtiles de l'éducateur. Même dans les classes où les horaires et les programmes sont le plus favorables aux sciences, elles sont encore parfois très loin d'occuper la place qui leur revient, puisque c'est surtout leur importance éducative qu'il s'agit de faire reconnaître. Les maîtres, d'ailleurs de plus en plus nombreux, qui, bien pénétrés de l'esprit scientifique, cherchent à obtenir des élèves autre chose qu'un bagage de connaissances utiles, sont parfois gênés dans leur œuvre par une 206 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION opposition (soit de la part de certains parents, soit même parfois de la part de collèg"ues) qui leur laisse entendre qu'ils sortent de leur rôle en voulant, eux aussi, influencer l'esprit ou le caractère des enfants qui leur sont confiés. Mais, pour remplir ce rôle, les éludes scienti- fiques, et particulièrement l'enseig^nement des sciences expérimentales, doivent pouvoir béné- ficier des méthodes qui leur sont propres. L'in- troduction de manipulations, d'excursions, est un premier pas dans cette voie, mais c'est un pas à la fois trop timide et trop récent pour qu'on en ait pu tirer encore de grands résultats. Ces exercices complètent heureusement, mais insuffisamment, les classes. Il serait souhaitable qu'ils pussent être plus nombreux pour g^arder à ces études leur véritable caractère; en parti- culier, la leçon pratique et la leçon orale devraient pouvoir plus aisément se mêler, se fusionner, en un mot, se compléter immédiate- ment l'une par l'autre. Certes, par cette méthode, l'acquisition des con- naissances est plus lente, mais combien plus sûre, et surtout quel profit pour l'éducation de l'esprit ! On peut, d'ailleurs, plus tard, exposer DANS l'enseignement SECONDAIRE 207 quelques questions d'une façon plus didactique sans inconvénients; l'élève, ayant bien saisi la véritable méthode scientifique, ne risque plus de s'y tromper. Pas plus que pour l'Enseig-nement Primaire, il ne saurait être question dans cette étude géné- rale de discuter en détail des questions de pro- j^rammes scolaires; mais les modifications que l'application d'une telle tendance leur ferait subir seraient plutôt en sens inverse de celles qui, procédant de la valeur purement utilitaire des sciences, consistent à bourrer les pro- g-rammes en restreignant les horaires. Cet ensei- gnement, pour être éducatif, a besoin, lui aussi, d'avoir des programmes à l'aise dans des horaires larges, ce qui, malheureusement, est assez rarement le cas. D'autres modifications, d'un caractère plus technique, seraient également désirables. Un enseignement expérimental nécessite un matériel que les maîtres s'ingénient à se procurer à peu de frais ; il y a cependant un minimum indispen- sable et il est souhaitable de tenir compte de ces besoins, l'argent ainsi dépensé ne pouvant être mieux employé. 208 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION Une antre question est la limitation du nombre des élèves dans chaque classe ; son élévation trop considérable se traduit toujours, outre le surmenag^e intellectuel du maître, par un moindre profit pour les élèves; mais dans l'enseig'nement des sciences, il constitue vite une impossibilité quasi absolue d'appliquer les méthodes expéri- mentales. Il devient extrêmement difficile, en particulier, de vérifier l'exactitude et la sincérité des observations de chacun ; la besoo'ne de sur- veillance se complique et, en vertu de la juris- prudence établie en France, la responsabilité du professeur vis à vis des familles est telle, même en cas d'accidents sans aucune s^ravité, que le maître le plus dévoué hésitera parfois devant une excursion ou un innocent travail manuel, non par peur des responsabilités, mais parce qu'il se trouve chargée de celles qui ne devraient, en aucun cas, lui incomber. Ces détails peuvent paraître insignifiants et terre à terre ; ces restes d'une conception de l'enseig-nement dans lequel le seul outil du maître est la parole, et celui de l'élève la plume, nuisent cependant au développement normal des études scientifiques dans la voie que beau- DANS l'enseignement SECONDAIRE 209 coup se sont efforcés d'ouvrir et qui est vérita- blement celle qui leur convient. Dans cet ensemble, quelle part faire aux diverses sciences ? Il est bien évident que les mathématiques, par leur influence sur la formation du raisonne- ment, par leur rigueur logique, leur clarté, leur précision, et aussi à cause de leurs multiples applications, doivent jouer un rôle important. Une culture scientifique vraiment solide ne se conçoit pas sans une base mathématique assez large. Il est chimérique de craindre que cela ait pour résultat de pousser à l'utilisation des mathématiques dans la vie à tout propos et hors de propos, car il ne s'agit pas de les enseigner exclusivement ; on remarque, au contraire, que cette tendance à un emploi abusif est le plus sou- vent le fait de ceux qui n'ont reçu que de tardives ou insuffisantes notions de ces sciences, et en ont mal compris la valeur. La culture mathématique, au contraire, per- met à ceux qui en sont pourvus de se garder de fonder un raisonnement sur des bases im- précises, d'éviter d'appliquer les mathématiques P.UTCOT. Sciences, 14 21 0 LES SCIENCKS DANS l'ÉdUCATION à des quantités non mesurables. Elle fait bien voir qu'on ne sort d'une équation que ce qu'on y a mis et prései've ainsi des espoirs insensés que fait naître la moindre apparence mathématique chez ceux qui ont mal compris la valeur de ses méthodes. Cependant leur influence doit être corrigée ou plutôt complétée par l'étude des sciences expéri- mentales; celles-ci montreront les limites du raisonnement déductif et détermineront la place qui revient à l'observation et à l'expérience. C'est par l'étude de la physique et de la chi- mie que se formera le mieux cet esprit de cri- tique expérimentale qui est nécessaire pour com- pléter la logique déductive. La connaissance de ces sciences est suffisam- ment avancée pour qu'un grand nombre des généralisations, qui sont leur but, soient parfai- tement accessibles aux élèves de l'Enseignement Secondaire. L'étude de la physique permettra particulièrement l'application fréquente du rai- sonnement mathématique. Il est nécessaire de faire comprendi"é la nature de celte aide^ tout en laissant l'enseignement imprégné de l'esprit expérimental, afin que l'abus des mathématiques DANS l'enseignement SECONDAIRE 211 ne vienne pas laisser croire (jne la physique n'en est qu'une branche, où Ton fait de temps en temps des expériences, d'ailleurs superflues, puisque leur résultat, toujours concordant, finit par ne plus être douteux. Pour éviter cet écueil, il ne faut introduire le raisonnement mathématique que lorsqu'il se présente de lui-même par suite de la précision des mesures. Les sciences physico- chimiques, dans les- quelles on peut réaliser aisément les conditions nécessaires et suffisantes à la production d'un phénomène, formeront l'idée de déterminisme expérimental. La contre-épreuve, nécessaire à la vérification de l'hypothèse, sera relativement facile à faire concevoir et imaginer; or, Claude Bernard a écrit (1) : « Le sentiment de cette contre-épreuve expérimentale nécessaire cons- titue le sentiment scientifique par excellence >;. C'est là la principale raison de l'iuiporlance de ces études. Quant aux sciences biolog-iques, si, par suite de la complexité plus grande des phéno- (1) Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. 212 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION mènes étudiés, elles donnent moins bien l'idée de la contre-épreuve nécessaire, elles ont en revanche un autre rôle important à remplir dans l'Enseig-nement Secondaire. Elles éveilleront tout d'abord chez l'enfant l'esprit d'observa- tion et le formeront par la variété et l'intérêt de leurs objets ; puis, plus tard, elles éduqueront son jugement par la comparaison des carac- tères, base des classifications. C'est elles, plus particulièrement parmi les autres sciences, qui contribueront au développement de l'imagina- tion et du sens artistique par les* magnifiques spectacles qu'elles offrent. Plus tard enfin, les sciences biologiques proprement dites feront connaître, mieux que les autres sciences, les difficultés variées de la critique expérimentale et, par là, seront les plus propres à inculquer la modestie. On a vu d'ailleurs le rôle que l'idée de déter- minisme scientifique peut jouer dans l'éducation morale, ainsi que celle de l'irréversibilité biolo- gique que, seule, une étude assez complète des sciences biologiques peut donner. L'intérêt pratique de ces études n'est généra- lement pas nié; il [)eut èlie bon de rappeler DANS l'enseignement SECONDAIRE 213 cependant que nombreuses sont les professions pour lesquelles des connaissances mathématiques ou physico-chimiques sont indispensables et que si les sciences naturelles semblent moins utiles, c'est cependant leur développement qui permet- trait d'intéresser bien des jeunes gens aux pro- blèmes agronomiques, culture ou élevage, et de les diriger vers ces professions, car une élite ne serait pas moins nécessaire aux champs qu'à l'usine ; bien d'antres métiers d'ailleurs utilisent les données des sciences biologiques, ou pour- raient avec profit avoir recours à elles. D'ailleurs, plus encore que des connaissances, la culture scientifique et le tour d'esprit qui en résulte sont de plus en plus indispensables, non seulement à tous ceux qui, dans quelque domaine que ce soit, approcheront plus ou moins la science pure ou appliquée, mais même à ceux qui semblent pouvoir s'en tenir le plus loin. Pour ne prendre qu'un exemple, le sens de la déduction logique ou de la critique expérimen- tale sera-t-il inutile à un juriste? Et, s'il a à trancher des points de droit posés par de nou- velles découvertes, une connaissance, au moins 214 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION approchée, de l'objet du litige ne sera-t-elle pas d'un secours aussi grand que le droit tradi- tionnel ? Il fant donc que les sciences aient une large {)Iace dans la culture secondaire ; il ne faudrait cependant pas conclure de cet exposé où, par la nature même du sujet, on est amené à mettre leur valeur en relief, qu'elles exigent toute la place. Les autres disciplines, les études litté- raires ne sont évidemment pas moins indispen- sables ; autant est nécessaire la collaboration des sciences à l'éducation, autant il serait néfaste qu'elles veuillent s'en charger seules. Mais on ne peut pas songer à établir la balance entre ces diverses études sans loucher à une question, qui a fait l'objet de discussions parfois assez âpres. Il s'agit de la place qu'exige une très ancienne discipline liltéi'aire qui, de ce fait, a eu le temps de faire ses preuves, et dont l'extension permet difficilement la croissance des autres : l'enseignement du latin. Il est désirable, avant tout, d'écarter le plus possible certaines questions connexes qui s'y sont greffées, en ont troublé la simplicité, et ont été le plus souvent la cause de la violence des DANS l'i:nseignement secondaire 215 polémiques qui se sont livrées sur ce sujet et dans lesquelles l'enseignement scientifique, sa valeur, la place qu'il revendique ont été souvent mis en cause. Il n'y a qu'à citer pour mémoire les accusa- tions portées par défenseurs et contempteurs de cette discipline, d'appartenir à tel ou tel parti politique ou à telle confession religieuse, ou encore de vouloir de propos délibéré la mort du génie français au profit de l'esprit germanique. L'Union sacrée, née de la guerre, a eu certai- nement pour résultat de faire regretter ces arguments à ceux-là mêmes qui les employèrent, et il a été surabondamment démontré que la légende de la science, produit allemand, lancée à son profit par la Germanie, manquait de base (1), La clarté, qualité scientifique, est aussi une qualité française et, dans l'histoire des sciences, c'est presque toujours des Français qui ont ouvert les voies nouvelles. Parmi les raisons opposées à l'introduction des méthodes scientifiques dans l'enseignement, (1) Voir DniEM : La science allemande et Quelques réflexions à propos de l'his-toire des Sciences (Bévue de l'Enseignement des Sciences, décembre 1916). 216 LES SCIENCES DANS l/ÉDUCATlON il en est une autre, née d'une erreur voisine de celle qui voyait là un danger d'invasion de l'esprit étranger. Elle est fondée sur une dis- cussion purement technique entre des concep- tions différentes de critique littéraire. Certaines écoles s'intitulaient scientifiques, à moins que cette appellation ne soit de leurs adversaires. Or, la critique littéraire ne peut visiblement être ni déductive, ne pouvant partir d'apliorismes a priori ayant l'évidence des postulats mathé- matiques, ni expérimentale, puisque toute contre- épreuve, toute tentative de vérification d'hypo- thèses par l'expérimentation fait nécessairement défaut. Donc les arg^uments qui valent pour ou contre cette méthode de critique littéraire ne sont d'aucune portée en ce qui concerne la méthode et les études scientifiques, et l'intro- duction de celles-ci n'aura aucune influence sur les conceptions littéraires. Enfin, on a encore confondu cette question avec celle de savoir si l'homme uniformément cultivé était supérieur au spécialiste ou récipro- quement? Aucun désaccord sérieux ne peut cependant subsister longtemps sur ce point. A valeur égale, le spécialiste dont les notions DANS l'kNSEIGNEMENT SECONDAIRE 217 jB-énérales seront les plus étendues aura, non seulement des satisfactions intellectuelles plus vives, ce qui n'intéresse que lui, mais encore une supériorité dans sa spécialité même, par la largeur de vues plus grande qu'il retirera de sa culture; mais, d'autre part, le dilettantisme qui consiste à avoir des clartés de tout sans avoir rien approfondi ne peut constituer vraiment l'état d'esprit de l'élite, car, pour remplir son rôle, celle-ci doit être active, et c'est une culture bien superficielle que celle qui n'a jamais traité com- {)lètement aucune question et croit pouvoir s'approprier les résultats des synthèses géné- rales sans avoir idée des difficultés par les- quelles on y arrive. On ne fait réellement partie d'une élite qu'en ayant d'abord une valeur suffisante dans la profession que l'on exerce. L'étude des sciences n'est d'ailleurs pas, comme on l'a vu, celle d'un ensemble de spécia- lités, mais, au contraire, l'étude d'une partie importante de ces notions générales nécessaires à la culture de l'esprit, culture qu'elle contri- bue ainsi à étendre, A quoi se réduit donc la question ? A savoir si le temps consacré aux études latines peut 218 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION être diminué, (ont en conservant une grande partie de leurs résultats? A déterminer si les qualités qu'elles développent ne peuvent l'être autrement et doivent être considérées comme caractéristiques et spécifiques de la culture secondaire ? La première question doit être résolue par les spécialistes de cet enseignement; en fait, ils sont divisés sur ce point. Toutefois, il convient de remarquer que ceux qui pensent que la plus minime réduction enlève à ces études toute leur valeur, sont les mêmes qui prétendent juger les résultats des études scientifiques sur les essais timides et incomplets qui en ont été faits. Ne semblerait-il pas juste, cependant, de penser que, pour elles aussi, un certain développement est nécessaire pour porter des fruits? Quant à la seconde question, tout en rendant hommage aux services qu'a, pendant plusieurs siècles, rendu la discipline latine, on est en droit de penser que ce but de l'éducation de l'esprit, poursuivi par elle, peut être atteint en même temps par d'autres moyens. Une influence considérable et bienfaisante des sciences sur la vie intellectuelle, de son éveil à DANS l'enseignement SECONDAIRE 219 sa floraisoi!, et sur la vie moraie sera ohlenue, comme on l'a vu, au moyen d'exercices appro- priés. Ceux-ci, par leur variété, peuvent, sans trop (le désavantage, être comparés comme g'ymriastique intellectuelle à la version latine, quelle que soit, d'ailleurs, sa valeur qui est très réelle. D'autres disciplines littéraires : français, histoire, langues vivantes, doivent concourir aussi à celle œuvre d'éducation; on ne voit pas bien quelle raison valable pourrait faire refuser à cet ensemble le nom d'enseignement secondaire. Si l'étude du latin peut se faire en laissant aux autres disciplines la place qui doit leur reve- nir en raison de leur valeur à la fois pratique et éducative, il peut y avoir intérêt à n'en priver personne, jusqu'à ce que l'enfant soit en étal de décider suivant ses goûts et ses aptitudes, s'il l'abandonne ou s'il la poursuil. Si, au contraire, elle ne peut être réduite et ne peut rendre de services qu'en conservant un rôle, non seulement prépondérant par les horaires, mais exclusif en ce qui concerne la tâche d'éducation, une autre conception de l'en- seignement secondaire est nécessaire à côté de renseignement traditionnel. Dans celui-ci, les 220 LES SCIENCES DA^S L'ÉDUCATION sciences ne pourront jamais être que des con- naissances utiles et accessoires ; la place leur manquera pour être autre chose; leur rôle sera subordonné, leur contribution à l'éducation presque nulle. Dans l'autre, au contraire, il n'y aura point de disciplines subordonnées à d'aulres; lettres et sciences y doivent être conçues comme colla- borant à l'œuvre commune qui sera un dévelop- pement complet et harmonieux de l'esprit, en relation avec les exig^ences de la vie moderne. Qu'on ne dise point que l'expérience a été faite, et que les résultats en ont été désas- treux ! Les exécrables résultats donnés, selon certains, par l'enseig-nement sans latin, ne sont pas contrôlables, même par la statistique, science aux résultats bien précaires cependant. Il n'y a là que des impressions personnelles qui échappent de ce fait à toute vérification. Les défauts réels, que l'on a constatés, ont des causes très visibles, au premier plan des- quelles il faut placer le mauvais recrutement auquel l'a presque toujours condamné l'idée a /;7'/oï7 de son infériorité. Si l'on introduit une donnée fausse dans un problème, le résultat DANS l'enseignement secondaïbe 22l sera nécessairement inexact, et modifié dans le sens même imposé par l'erreur initiale. Cet enseignement a été d'ailleurs constitué par une série de retouches et chaque étape por- tait le poids des préventions qu'avaient fait naître les défauts de la précédente. Il a surtout subi l'étouffement dans l'étreinte des méthodes héritées d'un enseignement tout différent ; l'élude des sciences y fut faite avec le seul souci d'en faire un enseignement utilitaire, ainsi qu'elles y étaient condamnées depuis longtemps par leur effacement devant les disciplines littéraires, ainsi que par les buts trop étroitement assignés au début à leur enseignement. Quant aux lettres, elles étaient assez souvent abordées par certains maîtres avec cette idée préconçue qu'elles offrent peu d'intérêt dans les classes de sciences. Il y a à peine une quinzaine d'années que le cycle des études scientifiques a acquis une durée normale ; jusqu'ici, peu de maîties en sont sortis ; or c'est là la véritable pierre de touche de la valeur d'un enseignement ; il est bien difficile d'exiger de ceux qui ont subi l'empreinte d'une méthode d'y renoncer pour en appliquer d'autres ; ce n'est qu'au bout de plusieurs gêné- 999 LES SCIENCliS DANS L EDUCATION râlions de maîtres qu'un espiit pédagogique nouveau, issu du nouvel (Jidre de choses, peut naître et, jusque-là, toutes les conclusions tirées de ce qui a été sont entachées d'erreurs initiales. Les sciences ne réclament pas d'ailleurs un rôle prépondérant; elles demandent seulen)ent de n'être plus exclues de l'œuvre d'éducation. Lettres et Sciences, associées dans un esprit de collaboration amicale et non de concurrence dédaig^neuse, feraient de cet ensemble celui qui conviendrait le mieux à la plupart des hommes de demain, qui auront à maintenir, dans une période critique, la prospérité économique du pays ; les méthodes scientifiques doivent leur être familières. De même que l'ancien enseignement secon- daire, bien que purement littéraire, avait formé des hommes de science, il ne saurait être inter- dit de penser que celui-ci ne fournirait pas seu- lement à la France des commerçants, des indus- triels, des ingénieurs, des médecins ou des savants, mais encore des poètes, des orateurs et des artistes, qui y auraient puisé une sève nouvelle. Tout au plus risquerait il de nous DANS l'enseignement SECONDAIRE 223 piiver d'une surabondance d'écrivains de second ordre; mais serait-ce vraimenl un mal? Sa généralité aurait pour résultat une culture intellectuelle vraiment féconde et sa variété favorisei;ait cependant le développement des qualités individuelles. Par son influence sur la formation des esprits et des caractères, il ne mériterait pas moins que renseignement tradi- tionnel le beau nom d' « Humanités ». CHAPITRE XIll L'euseiguemeut supérieur des sciences Premier stade de l'Enseignement Supérieur: Mathéma- tiques générales et P. G. N. — Sciences pures et sciences appliquées; nécessité de leur liaison. — Les laboratoiies de recherche. — L'enseignement supérieur des sciences et son rôle éducatif. En ce qui concerne l'Enseignement Supérieur, la question se pose d'une façon toute différente. La nécessité de la spécialisation ne fait pas de doute à celte étape. La culture générale, fournie par l'Enseignement Secondaire, permet à chacun de choisir sa voie, et même ceux dont res[»iit est assez vaste pour se perfectionner dans divers sens, sont forcés d'appliquer leur principal effort dans une direction déterminée. Quant à la place que l'enseignement supé- DANS l'kNSEIGNEMENT SUPERIEUR 'i'îo i rieur des sciences doit avoir dans les préoccupa- lions d un pays, son importance ne saurait être mise en doute. Le développement considérable pris par les sciences et leurs applications, la valeur qu'elles ont, tant pour la prospérité économique que pour le rang- intellectuel d'une nation, leur assure I un rôle prépondérant. Si c'est une des gloires I des savants français que d'avoir souvent fait ; leurs découvertes malgré la pénurie des moyens matériels dont ils disposaient, il ne faut pas I oublier cependant que les sciences, et particuliè- rement les sciences appliquées, ont besoin d'un oulillag-e sur lequel, dans l'intérêt même du pays, on aurait le ])lus grand tort de lésiner. Le domaine actuel des études supérieures de sciences est très vaste ; on ne peut y accéder qu'à i'aide de connaissances plus élémentaires qui ont dû être acquises au cours des études antérieures. C'est là encore une des raisons qui obligent à faire dans l'Enseignement Secondaire une part suffis.^nte aux sciences, afin de ne pas surcharger outre mesure l'Enseignement supé- rieur qui, par surcroît, s'étend tous les jours ; d'ailleurs il est nécessaire que le choix des études Paucot. Sciences, 15 226 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION scientifiques se fasse en connaissance de cause, suivant des goûts et des aptitudes que seules des études plus élémentaires peuvent révéler. L'Enseignement Supérieur comprend deux domaines nettement distincts : les sciences pures et les sciences appliquées ; il est logique de penser que ces dernières attireront un bien plus grand nombre d'étudiants que les premières, mais, pour tous, il est des notions générales indispensables qui forment comme le premier degré de cet enseignement. Aussi n'y a-t-il aucune raison de les séparer à ce moment ; au contraire il y a le plus grand intérêt, pour les uns comme pour les autres, et aussi pour le déve- loppement économique du pays, à maintenir, le plus longtemps possible, entre ces deux groupes d'étudiants un contact intime. Ces notions élémentaires de base sont, en ce qui concerne les sciences mathématiques, bien représentées par la matière du certificat de Mathématiques générales, et par les études Physiques, Chimiques et Naturelles (P. C. N.) pour les sciences expérimentales. Il serait donc naturel d'exiger tout d'abord l'obtention d'un de ces deux certificats suivant la spécialisation DANS l'enseignement SUPÉRIEUR 227 ultérieure, que la spécialisation se fasse dans le domaine des sciences appliquées ou dans celui des sciences pures. Pour ces dernières, on peut même se deman- der s'il ne serait pas utile de demander les deux certificats, dont la réunion donne une idéed'ensemble de la science. Certes, la spécia- lisation est une chose indispensable, particuliè- rement en ce qui concerne les travaux de recher- che, et Claude Bernard disait déjà en 1877 (1) : « Aujourd'hui le temps des encyclopédistes est passé et s'il faut avoir des notions sur l'ensemble des sciences, il est nécessaire que chacun choi- sisse son lot dans le champ scientifique ». Cela est encore plus vrai aujourd'hui ; mais il disait aussi, ce qui ne l'est pas moins (1) : « Un homme de science, dig"ne de ce nom ne saurait se restreindre d'une façon absolue à une seule science. En général, il n'en cultive qu'une seule , mais il connait les sciences voisines ». Ces deux certificats, base des études supé- rieures de sciences, prépareraient donc aux spé- (1) Cours du Collège de France. 2e leçon d'introduction aux leçons sur le diabète. 228 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCâTION cialisations ultérieures, en donnant les notions tant aiathétnatiques qu'expérimentales que com- porte une culture scientifique complète. Celle-ci serait en particulier des plus utiles aux futurs professeurs de sciences. Tant que leur enseignement ne consistait qu'à inculquer des connaissances, ils pouvaient, sans inconvénient, se borner aux études de leur spécialité ; mais pour collaborer à l'œuvre d'éducation, des vues plus générales sur les diverses méthodes des sciences ne pourraient être que désirables. A l'étape suivante de l'enseignement supé- rieur, la spécialisation apparaît plus nettement. C'est alors l'étude plus approfondie des diverses techniques particulières, des problèmes qu'elles résolvent, des méthodes qu'elles emploient. A ce moment, se fait nécessairement la séparation entre les sciences pures et les sciences appli- quées ; mais, actuellement, cette division se fait en réalité beaucoup plus tôt et elle est trop absolue. Les futurs ingénieurs reçoivent leur éducation professionnelle dans des écoles tech- niques, nombreuses et variées, qui se chargent même de l'instruction théorique nécessaire. Rares sont les Facultés des Sciences compre- DANS l'enseignement SUPÉRIEUR 229 nant un ensemble suffisant de cours de sciences appliquées pour former des iug-énieurs ; et cependant les expériences déjà instituées (1) ont donné des résultats satisfaisants. Cette séparation est peut être une des causes les plus abaissantes de l'absence de liaison que l'on a eu à déplorer entre la science et l'in- dustrie. Elle isole chaque groupe dans un comparti- ment clos^ par des cloisons étanches, et cela a pour résultat de faire naître des incompréhen- sions et des défiances mutuelles. Si, au contraire, le futur savant et le futur ingénieur avaient fré- quemment l'occasion de se voir, de se connaître, de causer entre eux, leurs préoccupations ne seraient plus aussi divergentes. Celui-ci se ren- drait mieux compte de l'intérêt que peut présen- ter la précision, la minutie même des recher- ches de sciences pures ou encore l'élaboration patiente d'une théorie ; il aborderait parfois ces problèmes en y apportant le concours de son esprit pratique. Réciproquement, celui-là ne (1) Par exemple les Insliluls de Cliimie ou de Mécanique appliquée à Nancy. 230 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION serait plus aussi ignorant des soucis de l'indus- triel, des questions de main-d'œuvre ou de prix de revient et pourrait parfois apporter à la solu- tion de questions de ce genre l'aide de ses rigou- reuses méthodes de laborcUoire. Cet échange de vues, profitable aux uns comme aux antres, ne peut mieux s'effectuer que par la camaraderie qui naît de la présence aux mêmes cours ; l'instruction théorique faite en commun serait peut-être un des moyens les [)lus efficaces de réaliser cette aide mutuelle ; il suffirait de créer à côté les divers cours tech- niques spéciaux, nécessaires aux ingénieurs. Ce qui est vrai de l'industrie l'est aussi de l'agronomie, et il y aurait un intérêt du même ordre à établir plus de points de contact entre les études supérieures de sciences naturelles et leurs applications à l'art vétérinaire, à l'élevage, à la culture, aux pêcheries, etc. Elles devraient avoir aussi quelque liaison avec les études médi- cales, ces sciences étant, en grande partie, des sciences biologiques appliquées. Le certificat d'études P.C. N. est bien exigea la base, ce qui est fort juste, mais, ensuite, tout contact est à peu près perdu avec les études scientifiques et la DANS l'enseignement SUPÉRIEUR 281 plupart de ces étudiants se cantonnent alors dans l'apprentissage empirique d'un métier. Gela n'est peut-être pas sans quelques inconvé- nients, surtout quand ce métier exige, comme la profession médicale, de fréquentes applications de l'esprit et des connaissances scientifiques. Ce que Cl. Bernard écrivait il y a cinquante ans reste, à cause de cela, encore trop souvent vrai : « Il (le sentiment de la contre-épreuve expérimentale, sentiment scientifique par excel- lence) est familier aux physiciens et aux chi- mistes, mais il est loin d'être aussi bien compris par les médecins ». Il y aurait donc, à ce point de vue, un intérêt primordial à ce que les notions de [)hysique, de chimie, de physiologie, de bac- tériologie, d'embryologie, nécessaires à cette profession et que le P. C. N. n'a pu procurer, soient l'occasion de rapprochements fructueux avec les autres étudiants adonnés à ces sciences. Par ces éludes, qui forment comme la seconde phase de l'enseignement supérieur, on pénètre dans chaque spécialité jusqu'à la limite de la (1) Introduclion â l'Étude delà médecine expérimentale. 232 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION science faite, on entrevoit déjà nettement les problèmes qu'elle pose encoi'e, mais on ne s'es- saie point à les résoudre. Ceci est l'objet de l'étape terminale qui se fait dans les laboratoires de recherche. Ces laboratoires ne sont ouverts qu'à nn petit nombre de travailleurs qui ont été distingués pour leurs aptitudes particulières ou qui peuvent, plus longtemps, poursuivie leurs études. Leur nombre est souvent plus faible en France que dans d'autres pays, et cela lient, sur- tout, à des raisons budgétaires. La recherche nécessite nn outillage coûteux et le nombre de boursiers que l'on peut créer est faible ; c'est pourquoi on Ifs choisit uniquement parmi ceux dont on peut espérer des vues réellement origi- nales et neuves. Mais la trouvaille géniale néces- site souvent un long et [)atient labeur; en outre, la science actuelle comporte une infinité de tra- vaux partiels, pour lesquels il suffit de connaître une bonne méthode générale et de ra[)pliquer consciencieusement. La découverte sera le fruit "de la synthèse de ces n^atériaux, mais celui qui la fait n'aurait pas eu la possibilité de les réunir tous, si d'autres, plus obscurs et moins bien doués, ne lui avaient pas ainsi préparé la besogne. t)ANS l'enseignement SUPERIEUR 233 C'est cette organisation qui a permis aux uni- versités américaines ou allemandes, d'obtenir avec un personnel même médiocre, un rendement considérable. Sans imiter les Allemands dans la soumission trop servile et antiscientifique des idées des élèves à celles du maître et dans la production trop abondante d'un fatras scientifique où il y a beaucoup de choses publiées avant d'avoir élé mises au point, il serait désirable de leur emprunter ce système d'outillage complet, de larges crédits, qui permet un recrutement moins limité du personnel, qui, chez nous, ne le céderait en rien, comme qualité, à ce que peut fourriir n'importe quelle autre nation. Le rôle important de directeur de laboratoire de recherches est souvent rattachée celui de pro- fesseur d'enseignement supérieur. Certes, il y a des établissements tels que le Collège de France, le Muséum, dont les maîtres sont plus particu- lièrement des hommes de laboratoire ; mais la valeur du corps enseignant des Facultés fait que le professeur est presque toujours doublé d'un savant. Tâche écrasante parfois, et dont les deux aspects comportent des qualités assez difîé- 234 LES SCIENCES DANS l'ÉDUGATION renies. Tel savant remarquable, guide parfait dans des travaux de recherche, aura peine à détourner son esprit une fois par semaine pour se mettre à la portée d'auditeurs en vue d'un enseignement qui, bien que qualifié de supérieur, n'en est pas moins d'un degré au dessous de ses préoccupations habituelles. Tel autre, au contraire, sera meilleur pédagogue; mais le temps qu'il passera à mettre au point des questions pour les bien présenter à des élèves de licence, sera forcément pris sur la recherche. Il serait peut-être utile de laisser à certains directeurs de laboratoire la possibilité de se confi- ner dans ce rôle ; ils ne s'occuperaient que de ce degré supérieur, auraient à recruter et à former des chercheurs, à leur montrer les voies qui leur conviennent, et leurs cours pourraient se borner à l'exposé de leurs travaux. Pour les autres, la lâche d'enseignement serait au contraire consi- dérée comme la principale. Il serait d'ailleurs indispensable que ce degré supérieur existât pour les sciences appli- quées comme pour les sciences pures, et que des laboratoires techniques fussent chargés de DANS l'enseignement SUPERIEUR 235 la recherche des solutions aux problèmes prati- ques et industriels. Le contact, maintenu à l'étape précédente entre les ing-énieurs et les savants, permettrait de recruter leur personnel parmi les uns comme parmi les autres, et c'est ainsi que serait atteint cet objectif de la science mettant ses résultats au service de l'industrie. A ses divers degrés l'Enseignement Supérieur prend un caractère technique ; son but semble ! êlreexclusivement d'instruire, il ne s'occupe plus d'éducation ; celle-ci peut-elle être considérée comme terminée? Cependant, si la culture intel- lectuelle et morale qui résulte des sciences est déjà ébauchée, il n'en est pas moins vrai que ce sont les éludes plus complètes de l'Enseig-ne- Supérieur qui pourront mieux préciser encore la signification des théories scientifiques, la valeur des méthodes expérimentales ou déduc- tives. Malgré leur spécialisation forcée, elles doivent conduire aux idées générales, à la philosophie des sciences. La sincérité dans les observations, a modestie dans les travaux de recherche j sont 236 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION plus que jamais nécessaires ; la valeur morale des notions de déterminisme et d'irréversibilité des phénomènes peut d'autant mieux se déga- ger que celles-ci se précisent davantage au cours des études supérieures. La beauté de l'harmonie naturelle des lois, la grandeur de l'édifice qu'elles constituent, doi- vent être mieux comprises. L'idéal de la science doit se dégager : recher- che de la vérité pour la science pure, soulage- ment des misères, augmentation du bien-être de l'humanité pour la science appliquée. Tout cela ne doit pas risquer de rester enfoui sous un amas de cours lro|) purement techniques et trop étroitement conçus. Certes, à cet âge, les jeunes gens sont capables de vibrer seuls aux grandes idées que la science éveille et de poursuivre ainsi spontanément l'éducation de leur esprit et de leur caractère. Oserait-on prétendre cependant qu'il est super- flu de les y aider? Cette tâche est toujours connexe de celle d'enseigner; l'enseignement supéiieur en a sa part comme les autres. Beaucoup de maîtres le comprennent d'ailleurs et savent ne pas se con- DANS L^FNSEIGNEMENT SUPÉRIEUR 237 finer dans une étude trop terre à terre et pure- ment pratique, mais laisser entrevoir la généra- lité des questions qu'ils traitent, leur portée philosophique, leurs rapports avec la morale. Peut-être est-ce dans l'enseignement des sciences appliquées qu'une telle éducation serait la plus nécessaire et c'est peut-être là qu'elle est la moins fréquente. Les études pratiques, en effet, donnent, plus rarement que les études théoriques, l'occasion de ces échappées sur des horizons lointains. Cependant, tandis que le chercheur, souvent enfermé dans sa tour d'ivoire, n'a qu'une influence sociale restreinte, l'ing-énieur, le méde- cin ont au contraire un rôle des plus impor- tants et des plus actifs à jouer dans la vie. Une forte éducation intellectuelle et morale, fruit de leurs éludes, leur est nécessaire. Il est aisé aux maîtres de l'Enseignement Supérieur de la don- ner, et elle n'est pas moins indispensable que de solides connaissances professionnelles. Quant à la culture philosophique que les sciences, à ce degré supérieur, doivent se gar- der de négliger, elle ne peut que se développer par une extension plus large de cours ayant 238 LES SCIENCES DANS l'ÉdUCATION pour but l'exposition des principes généraux des diverses sciences, de leurs méthodes, des problèmes qu'elles posent, des théories qui les résument. Peut-être même les cours de philo- sophie des sciences seraient-ils plus profitables encore si les étudiants que ces spéculations at- tirent étaient plus incités à les suivre par le rattachement de ces cours aux facultés des sciences. Une telle organisation de l'Enseignement Supé- rieur, faisant à la fois la part de la spécialisation inévitable et de l'utilité de notions générales, établissant des relations durables entre la science pure et la science appliquée et ne négligeant pas dans ces hautes études le problème de l'édu- cation, couronnerait l'édifice de la collaboration des sciences à la grandeur matérielle, intellec- tuelle et morale du pays. CHAPITRE XIV Conclusions Réalité des résultats éducatifs des études scientifiques. — Obstacles à leur plus grande extension. — Impor- tance sociale des sciences. — Le rôle des sciences dans l'éducation. Le rôle de l'enseignement scientifique vis-à- vis de la formation intellectuelle, de la vie mo- rale, de la santé physique même, n'est-il sim- plement qu'un espoir qui ne pourrait se réaliser que par une transformation radicale, ou bien a-t-on déjà pu constater dans cette voie des pas assez décisifs pour qu'on soit encouragé à y persévérer ? La pédagogie n'est pas une science déduclive ; si la logique peut faire préjuger de certains ré- sultats, ceux-ci ne peuvent être constatés qu'ex- 240 LES SCIENCES DANS l'ÉDIJCATION périmentalement. Si l'observation n'avait pas montré l'influence de l'enseignement scientifique et les résultats déjà obtenus par de nombreux maîtres, le présent travail eut été impossible. En aucun point, il ne procède d'idées a priori ; la formation du sens logique par les mathéma- tiques le développement des qualités d'obser- vation par les sciences naturelles ne sont d'ail- leurs généralement pas contestés ; même dans les cas plus sujets à controverses, tels que la culture du goût ou de l'imagination, l'éveil des habitudes ou des idées morales par les sciences, ce sont encore des faits qui servent à établir la thèse, ainsi qu'en témoignent les exemples et les cita- lions qui figurent dans ces chapitres. D'autre part, beaucoup de ces faits, bien que n'étant pas notés dans des livres ou des articles, sont cependant bien connus des professeurs de sciences. Seulement, ceux-ci écrivent générale- ment assez peu; c'est pourquoi certaines mé- thodes d'enseignement, ayant donné d'encoura- geants résultats, sont, bien qu'abondamment discutées, ignorées ou méconnues en dehors de ce milieu. Contrairement à ce que pensent cer- tains détracteurs obstinés des méthodes univer- CONCLUSIONS 241 sitaires, il est peut-être peu de professions où l'on soit moins routinier, et où l'on cherche davantage à perfectionner son oeuvre. Certes, les professeurs sont des hommes qui peuvent, comme tous, avoir des moments de lassitude où l'on se laisse dominer par des habi- tudes commodes; mais, le plus souvent, leur métier est leur g^rand souci et la préoccupation de toucher l'esprit des enfants le sujet de leurs méditations. Seulement, et c'est là une des erreurs d'où proviennent les reproches, leur enseignement est, par essence, collectif. Le nombre des élèves interdit aux mieux inten- tionnés d'étudier la psychologie de chaque en- fant; et le pourrait-on qu'il serait impossible de tenir compte de la diversité des caractères et d'appliquer à chacun une règle particulière. Cela n'est applicable que dans l'éducation indi- viduelle et ce n'est pas ici le lieu de discuter les avantages et les inconvénients de cette méthode. L'instruction et l'éducation en commun né- cessitent des procédés généraux qui n'en sont pas moins basés sur une connaissance psycho- logique des enfants ; mais celle ci ne peut rete- Paucot. Sciences. 16 242 LES SCIENCES DANS l'î'dUCâTION nir que ce qui est commun à tous les enfants normaux d'un même âo-e. Cette étude, en ce qui concerne les sciences, est forcément relativement récente, au moins quant aux sciences expérimentales. Aussi les divers procédés pédaî^oçriques peuvent-ils être encore l'objet de discussions ; mais celles-ci ne dépassent si^uère le cadre des publications stric- tement professionnelles et c'est pour cela que certains résultats, parmi les plus récemment obtenus, peuvent encore être sporadiques, et par conséquent sujets à contestations malçcré les efforts faits pour leur diffusion. D'ailleurs, cet esprit nouveau de renseio"nement des sciences, malg-ré les encouraç^ements qu'il reçoit, ren- contre encore bien des obstacles. Justement parce que la pédao'O^ie est de nature expérimentale, elle ne peut se transfor- mer brusquement. Lorsqu'on commence à enseig-ner, le souvenir de ceux qui furent vos maîtres est long^temps tout-puissant ; ce n'est que peu à peu que l'on envisa^-e la possibilité de transformations dont l'utilité est apparue. Or, pendant loncftemps et jusqu'à une époque relativement peu éloiijnée, les sciences n'étaient CONCLUSIONS 243 enseignées que pour les connaissances qu'elles procurent. Plus anciennement il arrivait encore souvent qu'on ne réclamait point de ceux qui en étaient charg^és, les mêmes titres ou une cul- ture générale aussi forte que ceux exigés des professeurs de lettres. Parfois même, on confiait l'enseignement des sciences à des maîtres qui n'y étaient point du tout spécialisés et, actuelle- ment encore, c'est bien souvent le cas en ce qui concerne les sciences naturelles, les plus sacri- fiées (1). Dans ces conditions, le défaut provenant de l'insuffisance du savoir était peut-être moins grave que le peu d'intérêt accordé à ces études par le maître lui-même. Il n'avait qu'une mé- diocre confiance dans les résultats et mécon- naissait gravement les principes qui eussent pu rendre son enseignement vraiment fructueux. Pour une raison analogue, l'enseignement scientifique fut souvent sacrifié dans l'Enseigne- ment Primaire. La formation de l'instituteur étant plus imprégnée de grammaire, de fran- (1) Voir « Un enseignement inorganique ». Revue de l'Enseignement des Sciences, mars 1914. 244 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION çais, d'histoire que de sciences, surtout expéri- mentales, cela créait une tendance naturelle à enseig-ner ces dernières de la même façon que le reste, c'est-à-dire à l'aide de méthodes qui ne leur conviennent point. Certes, dans de nombreux cas particuliers, les inconvénients furent moins graves; d'aucuns réfléchirent et goûtèrent dans l'étude de la nature, par exemple, des satisfactions qui leur permirent de deviner ce qu'il convenait le mieux de faire pour en enseigner les lois ; mais en général, rien ne les y avait spécialement préparés. Ce lourd héritage d'un enseignement pure- ment verbal et utilitaire pèse encore sur les résultats éducatifs de l'étude des sciences. Il se marque parfois matériellement par la disposi- tion de la classe, aux tables étroites séparées de la chaire du maître par une barrière qui, si elle favorise l'autorité de la parole magistrale considérée comme seule source du savoir, s'oppose au contraire à l'observation directe. L'étendue des programmes, surtout dans l'En- seignement Primaire, est sans rapport avec le nondjre (Thenres allribuées, et semble ne tenir compte que de ce que l'on peut dire pendant ce CONCLUSIONS 245 temps. L'emploi du temps complique tout projet d'excursion : ou bien il faut obtenir l'agrément de collègues, ou bien demander aux élèves une après-midi de liberté en sacrifiant aussi la sienne; parfois même, dans les grandes villes, les prier d'acquitter le prix du moyen de locomotion nécessaire, puis assumer la respon- sabilité de tout ce qui peut leur arriver. Certes, ces tentatives sont approuvées, encouragées, parfois même félicitées, mais elles n'en sont pas pour cela plus aisées à réaliser, et peut-on dire vraiment que cet exercice important de rensei- gnement des sciences, recommandé par les pro- grammes, est organisé, ou bien n'est-il pas plutôt aimablement toléré ? D'ailleurs, ces initiatives ne reçoivent pas que des approbations ; certains, restés fidèles à l'idée de la classe immobile et du maître versant son savoir dans l'oreille des élèves, ne veulent voir là qu'un jeu infructueux, une perte de temps pour les enfants, un oubli de la gravité professionnelle par le professeur. Les échos des discussions pédagogiques rela- tives aux sciences sont parfois interprétés de la plus étrange façon. Ainsi, lorsque certains 246 LES SCIENCES DANS l'ÉDUGATION malhéinaliciens crurent préférable d'aborder la théorie des parallèles par la considération des translations (méthode de Méray) au lieu de la commencer par le postulatum d'Euclide, objections et arg"uments furent échangés qui témoignaient d'un égal désir de rechercher la méthode d'enseignement la plus convenable à l'esprit des enfants. Dans tout cela, quelques personnes n'ont voulu voir qu'un snobisme de nouveauté, sinon même une affaire de librairie destinée à placer de nouveaux livres! Il n'est donc pas étonnant que les résultats de l'étude des sciences, même les mieux cons- tatés, el les progrès de ses méthodes, trouvent encore bien des sceptiques. On peut comparer l'enseignement scientifique à un homme ligotlé dans des liens étroits, mais qui se libère peu à peu par l'effort de ses muscles; cependant des passants, ne le voyant pas encore courir, s'obstinent à le déclarer inerte. Il importe donc de trancher le plus rapide- ment possible ses entraves, afin qu'en marchant il démontre qu'il est capable de se mouvoir. Celle tâche est d'autant plus urgente que la CONCLUSIONS 247 valeur sociale des sciences est de jour en jour plus considérable. Cest de leur développement, .de leur application à l'industrie, à lagriculture, que dépend l'avenir économique du pays, inti- mement lié à sa puissance. D'ailleurs, tout le monde sent, les uns confu- sément, les autres plus clairement, que le grand cataclysme international ne peut laisser après lui toutes choses en l'état antérieur. L'enseignement, lui aussi, doit participer à ces transformations indispensables. Bien des réformes, déjà plus ou moins hautement récla- mées, font sentir de plus en plus vivement leur nécessité. Les uns demandent, à juste titre, une plus grande part faite aux soins du corps, à l'éducation physique, dénoncent l'abus de l'im- mobilité studieuse chez les jeunes enfants. D'autres songent à l'organisation d'un enseigne- ment technique et professionnel qui doit former des ouvriers habiles, des contremaîtres ins- truits, des ingénieurs distingués qui constitue- ront l'armée de la lutte économique de demain et devront collaborer avec les savants pour la mener à bonne fin. L'agriculture a, comme l'industrie, besoin d'artisans, d'ingénieurs et de 248 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION savants. II y a donc urgence à ne pas accentuer le divorce entre ces tendances et celles d'un enseig-neinent qui, tout en développant des qua- lités intellectuelles précieuses, resterait pure- ment verbal et oublierait de développer cer- taines facultés et certaines connaissances propres à favoriser cette prospérité qu'il faut rechercher. II ne s'agit en aucune façon de demander à l'Enseignement à ses divers degrés, de renoncer à ce qui a fait si longtemps sa valeur et sa force: la culture intellectuelle et philosophique, le goût des idées générales qui élèvent l'âme, la force d'imagination qui crée les nouvelles œuvres, le sens du beau qui ne se sépare pas de celui du bien, le culte du désintéressement qui n'est pas le dilettantisme sans but, mais le sacrilice volon- taire des intérêts particuliers aux intérêts géné- raux. Il ne faut qu'ouvrir les yeux à ce fait que la science tend aussi vers ces fins ; si elle étudie le réel, elle sait cependant découvrir l'idéal. Elle peut donc aussi collaborer à l'éducation; des résultats ont déjà été obtenus dans cette voie. Il suffit de favoriser les méthodes qui les ont donnés pour les rendre plus fréquents. Une telle transformation, conformément au véritable CONCLUSIONS 249 esprit scientifique, reste respectueuse des tradi- tions et de tout ce qui a fait le rang de la France dans le monde; mais ce n'est pas une raison pour hésiter devant des nouveautés qui ont fait leurs preuves et sont devenues nécessaires pour le maintenir. En réclamant pour les sciences une place plus grande, moins par une augmentation de pro- giammes que par des modifications leur per- mettant Tutilisation aisée et complète des méthodes qui leur sont propres, on ne vise pas à écarter les autres disciplines. On désire, au contraire, collaborer avec elles et tendre ainsi vers les buts éternels et élevés de toute éduca- tion ; mais on veut s'engager dans des voies nouvelles et plus larges, permettant en même temps le développement de la puissance écono- mique du pays, base de sa prospérité et facteur aussi de sa grandeur. TABLE DES MATIERES Pages Avant-Propos 1 Chapitre ^^ — Le problème de l'éducation H L'éducation physique. — L'éducation intellec- tuelle : la mémoire; l'esprit d'observation; le sens logique; l'esprit critique; l'éducation du goùl; l'esprit philosophique. — L'éducation morale ; l'exemple et les préceptes; le devoir quotidien; qualités et défauts; l'éducation morale du jeune âge; les bonnes habitudes; lexamen de conscience; les modèles; la rechercha d'an idéal moral. — Les étapes d« l'éducation. Chapitre 11. — Les études scientifiques 33 Caractères des diverses sciences : sciences mathé- matiques ; sciences naturelles ; sciences physico- chimiques. — Nature des explications scienti- fiques. — Les leçons de choses. — Los initia- tions. — La formation de l'esprit scientifique. Chapitre 111. — Les sciences et la culture phy- sique 52 L'hygiène et la culture physique; l'alcoolisme; les maladies vénériennes. — Les sciences 252 LES SCIENGF.S DANS l'ÉDUCATION naturelles et la classe en plein air. — Excur- sions et jardinage. — Boy-Scouts et Club Alpin. — Exercices physiques et profit intellectuel. — Les travaux pratiques de sciences expérimen- tales et rhabileté manuelle. — Le rôle des sciences dans la culture physique. Chapitre IV. — Les sciences et l'éveil intellec- tuel 56 Leçons de choses et esprit d'observation. — Leçons de choses et acquisition du vocabulaire. — Leçons de choses et mémoire. — L'initia- tion arithmétique et l'abstraction. — La for- mation du sens logique. — L'initiation géomé- trique intuitive. Chapitre Y. — Les sciences et la formation intel- lectuelle 82 Sciences naturelles; excursions et comptes ren- dus; classifications et jugement; collections; première idée des lois biologiques. — Sciences physico-chimiques; idée de causalité; premières bases de la critique expérimentale; manipula- tions et problèmes, — Sciences mathématiques; problèmes d'arithmétique; logique et bon sens; la géométrie déductive. — Progrès intellec- tuels réalisés. Chapitre VI. — Les sciences et la culture intel- lectuelle 102 Géométrie et intuition géométrique. — Arithmé- tique et logique. — Algèbre; notion de fonc- tion. — Résultat intellectuel des études mathé- matiques, — Sciences physico-chimiques et esprit critique. — La contre-épreuve expéri- TABLE DES MATIÈRES 253 mentale. — R61e particulier des sciences natu- relles. — Les théories générales des sciences et la culture philosophique. Chapitre VII. — Les sciences et l'Imagination. . 121 La littérature du merveilleux scientifique. — Jules Verne et les découvertes industrielles. — Rôle de l'imagination dans la recherche scienti- fique. — Mécanisme de l'invention dans la fan- taisie scientifique. — Contribution des diverses sciences : sociologie, biologie, physique, mathé- matiques. — Le développement de l'imagina- tion par les sciences. Chapitre VIII. — Les sciences et l'éducation du goût 138 Les sciences biologiques et les spectacles de la nature. — Lois de la beauté des êtres vivants. — Le dessin et les sciences d'observation. — Art documentaire et art décoratif. — Les sciences physiques et la beauté des synthèses. — La beauté des machines et la poésie de l'industrie. — L'élégance mathématique et son caractère. — Architecture et géométrie. — Le langage de la science et l'intensité d'expression. Chapitre IX. — Les sciences et les habitudes morales 152 Les sciences d'observation et l'acquisition de la sincérité. — Travail expérimental, modestie et tolérance. — Analyse expérimentale et examen de conscience. — La volonté, la patience, le goût du travail. — La vie des savants et l'exemple moral. 254 LES SCIENCES DANS l'ÉDUCATION Chapitre; X. — Les sciences et les idées morales. 165 Nécessité des idées morales. — L'activité de la nature et la loi de travail ; dégradation parasi- taire. — Le déterminisme scientifique et son influence morale. — L'irréversibilité biologique et l'impossibilité de réparer. — Les sciences et l'idée de solidarité. — Sciences et idéal moral. Chapitre XI. — Les sciences dans l'Enseignement Primaire 181 L'enseignement primaire; son but. — Aspect et place des études scientifiques. — Danger des études faussement encyclopédiques: choix des méthodes. — L'enseignement primaire supé- rieur; ses raisons d'être; ses buts. — L'ensei- gnement professionnel. — La formation des instituteurs. Chapitre XII. — Les sciences dans l'Enseignement Stcondaire 198 Buts de l'enseignement secondaire. — Comment les sciences y furent introduites. — Leur néces- sité pratique et intellectuelle. — Obstacles à leur développement. — Place respective des sciences mathématiques, physico-chimiques, biologiques. — Importance de la culture scien- tifique. — Remarques à propos de la question du latin et de l'enseignement sans latin. — Association des lettres et des sciences. Chapitre XIII. — L'enseignement supérieur des sciences 224 Premier stade de l'enseignement supérieur : Mathématiques générales et ?.C.,'N. — Sciences TABLE DES MATIERES 255 pures et sciences appliquées; nécessité de leur liaison, — Les laboratoires de recherche. — L'enseignement supérieur des sciences et son rôle éducatif. Chapitre XIV. — Conclusions 239 Réalité des résultats éducatifs des études scienti- fiques — Obstacles à leur plus grande exten- sion. — Importance sociale des sciences. — Le rôle des sciences dans l'éducation. DARANTIERE %G7S'^^ jj,j 507 P323R C.1 Paucot # Le rôle des science dans l'éducation. 3 0005 02028989 1 507 P323R Paucot . Le rôle des sciences dans l 'éducation 507 P323R Paucot^ Le rôle des sciences dans l'éducation