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LE ROMAN DU LIÈVRE

L V MEME AUTEUR

Poésie

DK l'aNGF.LUS de l'aUBE A l'aNGÉLUS DU SOIR (1888-

1897), contenant les premiers Vers, la Naitsance du Poète, Un jour et la Mort du poète 1

LE DEUIL DES PRIMEVERES (1898-1900), Contenant les Élégies, la Jeune Fille] nue, des Poésies diverses et les Prières 1

LE TRIOMPHE DE LA VIE (1900-1901), Contenant /«OU de Noarrieu et Existences 1

CLAIRIÈRES DANS LE CIEL (1902-1906), Contenant En Dieu, Tristesses, le Poète et sa Femme, Poésies di- verses et r Église habillée de feuilles 1

LES GÉORGIQUES CHRÉTIENNES (1912) . 1

Prose

LE ROMAN DU LIÈVRE, Contenant le Roman du lièvre, Clara d'Ellébeuse, Almaïde d'Etremont, Des Choses, Contes, Notes sur des oasis et sur Alger, le 15 Aoixt à Laruns, Deux proses, Notes sur Jean- Jacques Rousseau et Mme de Warens aux Charmettes et à Chambéry 1

POMME d'anis, ou VHistoire d'une Jeune fille infirme. . 1

PENSÉE DES jardins 1

MA FILLE BERNADETTE 1

FEUILLES DANS LE VENT, Contenant Méditations, Quelques Hommes, Pommes d'anis, la Brebis égarée {

LE ROSAIRE AU SOLEIL i

FRANCIS JAMMES

Le

Roman du Lièvre

CLARA d'eLLÉBEUSE

Al.MAÏDE d'ÉTREMONT DES CHOSES

CONTES ETC.

VlNGl' ET UNIÈME ÉDITION

M K Lk C V K E DE FRANCE "^ T^oT^p. ^

XXVI, hVli 0& GONDÉ, XXVI ' ^

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

Dix exemplaires sur papier de Hollande numérolès de i à lo

JUSTIFICATION DU TinAGK I

Droits de Iraduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.

A LOUIS BARBEY

BN SOUVENIR DB BALANSUN ET DES OMBRAGES

UE CASTÉTIS

ET DU llUISSEAU QUI, PARMI LES MYOSOTIS,

MIRE TA VIE LÎMPIDE ET SANS TAPAGE

F. J.

LE ROMA.N DU LIÈVRE

Parmi le thym et la rosée de Jean de la Fon- taine, Lièvre écouta la chasse, et grimpa au sen- tier de molle argiln, et il avait peur de son ombre, et les bruyères fuyaient derrière sa course, et des clochers bleus surgissaient de vallon en vallon et il redescendait, et il remontait, et ses sauts courbaient les herbes oti s'alignaient des gouttes, et il devenait le frère des alouettes dans ce vol rapide, et il traversait les routes départementales, et il hésitait au poteau indicateur avant de suivre le chemin vicinal qui, blême de soleil et sonore au carrefour, se perd dans la mousse obscure et muette.

Ce jour-là, il manqua se butter à la douzième borne kilométrique, entre Castétis et Balansun, à cause que ses yeux ahuris sont placés de côté. Net, il s'arrêta; sa gencive, naturellement fen- due, eut un imperceptible tremblement qui dé- couvrit ses incisives. Puis, ses guêtres de routier,

40 LE ROMAN DU LIBVRB

couleur de chaume, se détendirent ainsi que ses ongles usés et rognés. Et il bondit par la haie, boulé, les oreilles à son derrière.

Et, encore, il remonta longuement tandis que les chiens désolés perdaient sa piste. Et, encore, il redescendit jusqu'à la route de Sauvejunte il vit venir un cheval attelé à une carriole. Au loin, cette route poudroyait comme dans sœur Anne, lorsque l'on dit : « Ma sœur, ne vois-tu rien ve- nir? » La sécheresse pâle en était magnifique, amèrement embaumée par les menthes. Bientôt le cheval fut auprès de Lièvre.

C'était une rosse qui traînait un char-à- bancs et qui ne pouvait plus qu'aller au galop, par à-coups. Chaque élan faisait sursauter sa carcasse dislo- quée, secouait son collier, éparpillait sa crinière terreuse, luisante et verte comme la barbe d'un vieux marin. La hôte soulevait avec peine, comme s'ils eussent été des pavés, ses sabots gonflés ainsi que des tumeurs. Lièvre prit crainte de cette grande machine vivante qui remuait en faisant un tel bruit. Il fit un bond et continua sa fuite sur les prés, le museau vers les Pyrénées, la queue vers les Landes, l'œil droit vers le soleil levant, l'œil gauche vers Mesplède.

LE ROMAN DU LiÈVRB il

Enfin, il se tapit dans un chaume, non loin d'une caille qui sommeillait à la façon des poules, le ventre dans la poussière, abrutie de chaleur, suant sa graisse à travers ses plumes.

La matinée élincela vers midi. L'azur pâlit sous la chaleur, devint gris-de-perle. Une buse planait, dont le vol se laissait porter sans effort et décri- vait des cercles de plus en plus élargis vers la hauteur. A quelque cent mètres, la nappe bleu- de-paon d'une rivière,, entraînait avec paresse le mirage des aulnes dont les feuilles visqueuses dis- tillaient un amer parfum, et coupaient de leur noirceur violente la blême lumière couleur d'eau. Près de la digue, les poissons glissaient par bandes. Un angélus battit de son aile bleue, la torride blancheur d'un clocher, et la sieste de Lièvre commença.

12 LB «OMAN Dn LiÈvrs

Il demeurn. jusqu'au soir crans cp chaume, immo- bile, ennuyé seulement d'une nuée de moustiques tremblante comme une route au soleil. Puis, au crépuscule, il fit deux bonds, doucement, devant lui et deux autres, à gauche, à droite.

C'était le commencement de la nuit, h s»avança vers la rivière oii les quenouilles des roseaux lais- saient pendre au clair de la lune le chanvre des brouillards d'argent.

Lièvre s'assit au milieu du foin fleuri, heureux qu'à celte heure les sons ne fussent qu'harmonieux, et que l'on doutât si l'appel des cailles n'était pas celui des fontaines.

Les hommes étaient-ils morts? Un seul veillait au loin, faisant des gestes sur les eaux et retirant sans bruit son épervier ruisselant de rayons. Mais le cœur de ces eaux en était seul troublé, celui de Lièvre restait calme.

Et VOICI qu-entre les angcriques apparaissait peu èi peu une boule. C'était la bien-aimée qui s'avan-

LB ROMAN DU LIHVRB 13

çait. Et Lièvre alla vers elle jusqu'à ce qu'il l'eût rejointe au centre du regain bleu. Leurs petits mu- seaux se touchaient. Et, un instant, au milieu des oseilles sauvages, ils se broutèrent des baisers. Ils jouèrent. Puis, lentement, côte èi côte, ils s'en furent, guidés par la faim, vers une métairie pros- ternée dans l'ombre. Dans le misérable potager oh ils pénétrèrent, les choux étaient croquants, les thyms amers. L'étable voisine respirait, et, sou> la porte de sa loge, le cochon passa son groin mobile et renifla.

Ainsi la nuit se passa à manger et à aimer. Peu à peu l'ombre remua sous l'aube. Des taches appa- rurent au loin. Tout se mit à trembler. Un coq ridicule déchira le silence, perché sur le poulailler. Il avait un cri furieux. Il s'applaudissait avec ses moignons d'ailes.

Lièvre et sa femelle se quittèrent au seuil de la haie d'épines et de roses. Un village de cris- tal, eût-on dit, émergeait du brouillard et, dans un champ, on distinguait des chiens affairés qui, ba- lançant leurs queues roides comme des câbles, cherchaient à débrouiller, parmi les menthes elles pailles, les courbes idéales décrites par le couple charmant.

14 I.E ROMAN DU LlKVnE

Lièvre alla se gîter dans une marni^re voîlli'e «!o mûriers il demeura jusqu'au soir, assis, les yeux ouverts. 11 s'ytenait comme un roi, sous l'ogive des branches qu'une ondée avait ornée de ses graines de soleil bleu. 11 s'y assoupit. Mais son rôve inquiet n'était point celui que donne le calme som- meil du torpide après-midi. Il ne connaissait point le repos sans alerte du lézard dont la vie palpite à peine dans le songe des vieux murs, ni la sieste confiante du blaireau dans son terrier qu'em[)lit une obscure fraîcheur.

Le moindre bruit lui redisait le danger de tout ce qui bouge, tombe, frappe; l'insolite mouvement d'une ombre, l'approche de l'ennemi. Il savait que, dans le gîte, il n'est de bonheur que si tout est semblable à ce qui s'y trouvait à l'instant. De là, naissait pour lui l'amour de l'ordre qu'entretenait son immobilité.

Pourquoi, dans le calme azuré des jours pesants, la feuille de l'églantier remuerait-elle? Pourquoi, lorsque l'ombre du taillis est si lente qu'elle semble arrêter les heures, viendrait-elle à s'agiter?

LE ROMAN DU LIÙV15E i5

Pourquoi se fût-il mêlé aux hommes, qui, non loin de sa retraite, cueillaient les quenouilles des maïs le soleil fila des grains pâles de lumière? Ses paupières sans cils ne se pouvaient accommoder de l'éblouissante palpitation des midis et, par cela seul, il savait ne pouvoir s'approcher sans danger de ceux qui fixent sans aveuglement les flammes blanches des laboursi

Rien ne le sollicitait au dehors que lorsqu'il était temps qu'il sortit de lui-même. Sa sagesse obéissait h l'harmonie. La vie lui était une mu- sique dont chaque note discordante lui conseillait qu'il se méfiât. Il ne confondait point la voix de la meute avec celle, lointaine, des cloches; ni le geste de l'homme avec celui de l'arbre agité; ni la détonation du fusil avec celle de la foudre; ni celle-ci avec le roulement des tombereaux; ni le sifflet de l'épervier avec celui des batteuses à vapeur. Il y avait ainsi tout un langage dont il tejmit les mots pour ennemis.

10 LB IIOMAN OU Ll&VnB

Qui donc aurait pu dire d'où Lièvre tenait cette prudence et cette sagesse? Nul n'eût expliqué cela, ni comment elles lui avaient été transmises. Ses origines se perdaient dans la nuit des temps les histoires se confondent..

Descendit-il de l'arche de NoC sur le mont Ararat, à l'heure oîi la colombe olivière, qui garde encore en son roucoulement le bruit des grandes eaux, vint signifier que baissait le déluge? Avait-il été créé tel, ce courte-queue, ce poil-de-chaume, ce museau-fendu, cet oreillard, ce patte-usée? L'Éter- nel l'avait-il jeté spontanément sous les lauriers de l'Eden?

Avait-il vu, blotti sous un buisson de roses, Eve, comme une jument cabrée, promener parmi les glaïeuls la grâce de ses jambes ténébreuses, et tendre ses seins d'or à travers les grenades mys- tiques? Ou ne fut-il d'abord qu'un brouillard incandesceDl?Déjàvivait-ilau cœur des porphyres? Avait-il, incombustible, resurgi de ce civet de lave, pour habiter tour à tour, jusqu'à ce qu'il osât montrer son nez, la cellule du granit et de l'algue? Devait-il au jais ruisselant ses yeux de bitume? Aux limons argileux ses poils? Aux varechs ses molles oreilles? Au feu liquide son sang vif?

LB ROMAN DU LIÈVHE 17

... Peu lui importaient ses origines en ce mo- ment que, dans la marnière, il reposait en paix. C'était par un août orageux, par une mûre fin d'après-midi dont le ciel d'un bleu de prune sombre, gonflé çà et là, se préparait h crever sur la plaine.

Bientôt l'averse commença de retentir sur la ronceraie. Le tambourinemcnt des longues ba- guettes d'eau s'accéléra. Mais Lièvre n'eut point peur, car la pluie obéissait à un rythme qu'il con- naissait. D'ailleurs, elle ne l'atteignait point, im- puissante encore à pénétrer l'épaisseur de la voûte végétale. Seule une goutte frappait le fond de la marnière, claquante et renouvelée au même point.

Ainsi le Patte-usée n'avait point le cœur troublé par ce concert. Il connaissait l'harmonie qui enchaîne comme des strophes les larmes de l'ondée, sachant que ni le chien, ni l'homme, ni le renard, ni l'épervier n'y prenaient part. Le ciel était comme une harpe se tendaient les fils d'argent de l'averse, de haut en bas. Et, en bas, chaque chose la faisait résonner d'une façon particulière et, tour à tour, reprenait son propre thème. Aux doigts verts des feuilles les cordes de cristal sonnaient,

20 LB ROMAN DU LIÈVRB

que ceignait une corde, se joignaient. Il tenait vers la lune son visage osseux plus pâle qu'elle. On distinguait son nez d'aigle, et ses yeux profonds comme ceux des ânes, et sa barbe noire les halliers avaient laissé des laines d'agneaux.

Deux colombes l'accompagnaient. Elles glissaient de branche en branche dans la douceur de la nuit. De l'amoureuse poursuite de leurs ailes, on aurait dit les pétales d'une fleur effeuillée qui eussent voulu se rejoindre et, à nouveau, s'épa- nouir en corolle.

Trois pauvres chiens au collier d'épines précé- daient, en remuant la queue, l'homme dont un vieux loup léchait le vêtement. Une brebis et soQ agnelle s'avançaient parmi les crocus-des-mousses, bêlantes, incertaines et charmées, foulant ces lilas d'émeraude, cependant que trois éperviers se pre- naient à jouer avec les deux colombes. Un timide oiseau de nuit siffla de joie parmi les fruits des chênes, puis s'éploya et rejoignit les éperviers et les colombes, l'agnelle et la brebis, les chiens, le loup et l'homme.

Et l'homme s'approcha de Lièvre et lui dit :

Je suis François. Je t'aime et je te salue,

IX ROMAN DD LIÊVRB 21

6 mon frère. Je te salue, au nom de ce ciel qui réfléchit les eaux et les pierres brillantes, au nom des oseilles sauvages, des écorces et des graines qui iXtnt ta nourriture. Viens avec ces innocents qui m'accompagnent et qui se sont attachés à mes pas avec la foi du lierre qui grimpe à l'arbre sans se dire que, bientôt peut-être, viendra le bûcheron. 0 Lièvre, je t'apporte la Foi que nous avons les uns dans les autres, la Foi qui est la vie elle-même, qui est ce que nous ne savons pas, mais ce en quoi nous croyons. 0 Lièvre aimable et gentil, ô doux routier, veux-tu bien suivre notre Foi?

Et, tandis que parlait François, les bêtes arrêtées faisaient silence, à plat ventre ou perchées, con- fiantes dans ces mots qu'elles n'entendaient point.

Lièvre seul, l'œil grand ouvert, semblait s'in- quiéter maintenant du bruit de ces paroles, une oreille en avant, l'autre en arrière, comme, tout à la fois, pour partir et rester.

Ce que voyant, François cueillit sur la pelouse une poignée de foin et la tendit au Patte-usée qui le suivit.

22 LE ROMAN DU LIEVRE

Tous cheminèrent ensemble dès cette nuit.

Nul ne leur pouvait nuire, car la Foi les proté- geait. Ace point que, lorsque François et ses amis s'arrêtaient sur la place d'un village des gens dansaient au bruit d'une musette, à l'heure les ormeaux s'attendrissent, aux tables noires des aubergistes en plein vent des filles lèvent le verre et rient, on faisait cercle autour d'eux. Et les jeunes gens qui tiraient à l'arc ou de l'arque- buse n'eussent point songé è, tuer Lièvre, tant sa tranquille promenade les étonnait, tant ils auraient trouvé barbare d'abuser d'un pauvre animal qui plaçait sa confiance jusquessous leurs pieds. Et ils prenaient François pour un homme habile à domp- terles animaux, et lui ouvraient parfois les granges pour la nuit, lui faisant une aumône dont il se servait pour acheter à ses bêtes ce qu'elles préfé- raient.

D'ailleurs elles se nourrissaient facilement, car cet automne qu'elles traversaient était généreux et faisait ployer les greniers, et on les laissait gla- ner dans les champs de maïs et prendre part à la vendange qui chantait dans le soleil couchant. Des filles blondes pressaient des grappes sur leurs seins lumineux. Leurs coudes levés luisaient. Au-

LE ROMAN DU LIÈVRE 23

dessus des ténèbres bleues des châtaigneraies, lentement, coulaientdes étoiles filantes. Le velours des bruyères s'épaississait. On entendait gémir lea robes dans la profondeur des avenues.

Ils contemplaient la mer suspendue dans l'es- pace, et les voiles penchées, et les sables blancs tachés par les ombres des tamarix, des arbousiers et des pins, et ils parcouraient de rieuses prairies, oîi, descendu de la candeur des neiges, le torrent se fait ruisseau, mais étincelle encore au souvenir des antimoines et des givres.

Lorsque sonnait le cor des chasseurs, Lièvre, demeurait sans effroi parmi ses compagnons qui le gardaient et qu'il gardait. Un jour, une meute qui s'était rapprochée de lui recula à la vue du loup, aussi bien qu'une chatte qui poursuivait les colombes s'enfuit devant les trois chiens aux col- liers d'épines, et qu'un furet qui guettait l'agnelle se cacha des oiseaux de proie. Le Patte-usée lit peur à des hirondelles qui s'acharnaient sur le hibou.

24 LE ROMAN DU LlÈVRB

Le Patte-usée s'était surtout lié avec l'un des trois chiens aux colliers d'épines. C'était une épa- gneule qui était douce, petite et trapue, h. queue courte, aux oreilles pendantes, aux pattes arquées. Elle était polie et convenable. Elle était née dans une loge à truie, chez un savetier qui chassait le dimanche. Son maître étant mort, et personne ne l'ayant alors recueillie, elle s'en fut par les champs oh elle rencontra François.

Lièvre marchait auprès d'elle et, lorsqu'elle s'endormait, elle posait son museau sur lui, qui s'assoupissait. Car tous faisaient la sieste, et leur sommeil était plein de songes sous le blême feu de midi.

François revoyait alors le paradis d'où il était descendu. Il lui semblait qu'il y entrât, par la porte grande ouverte sur la rue principale oh étaient les maisons des Élus. C'étaient des échoppes basses, toutes pareilles, dans une ombre lumi- neuse qui faisait pleurer de joie. Au fond de ces boutiques, on distinguait l'éclair d'un rabot, d'un marteau ou d'une lime. encore le sublime tra- vail continuait, car Dieu ayant interrogé les hommes qui étaient venus à lui sur ce qu'ils désiraient en

LE ItOMAN DU LIEVRE

récompense de leurs œuvres terrestres, ils avaient demandé que leur fût conservé ce qui les avaii aidés à gagner le Ciel. Et alors, leurs obscures besognes avaient revêtu je ne sais quel mystère. Des artisans se montraient aux seuils oii étaient dressées des tables pour le repas du soir. On enten- dait le rire des puits célestes. Et, sur les places, des anges qui ressemblaient à des barques dépêche s'inclinaient dans l'allégresse du crépuscule.

Quant aux animaux, ils ne voyaient, dans leurs rêves, ni la terre ni le paradis tels que nous lea concevons et voyons. Ils songeaient h des étendues diffuses se confondaient leurs sens. Il brumait en eux. L'aboiement des meutes s'alliait, chez Lièvre, à la chaleur solaire, à de brusques déto- nations, à des mouillages de pattes, à un vertige de fuite, à l'effroi, à l'odeur de l'argile, à l'éclair du ruisseau, au balancement des carottes sauvages, au crépitement du maïs, au clair de lune, à l'émoi de voir surgir sa femelle du parfum des reines-des-prés.

Tous, à travers leurs paupières closes, voyaient remuer des reflets de leurs existences. Mais les colombes, protégeant du soleil leurs vives petites têtes mobiles, c'était dans l'ombre de leurs ailes qu'elles cherchaient leur Paradis.

26 LE ROMAN DC LItVnE

11

Quand vînt l'hiver, François dit à ses amis : Bénis soyez-vous, car vous appartenez à Dieu. Mais je suis dans l'inquiétude, car le cri des oies qui passent dit que la famine est proche et qu'il n'est point dans les projets du Ciel que la terre se fasse clémente pour vous. Loués soient les des- seins cachés du Seigneur !

Autour d'eux, en effet, la campagne était déso- lée. Le ciel, de ses outres gonflées de neige, lais- sait tomber une lumière jaune. Tous les fruits dei haies étaient morts, et ceux des vergers. Et les graines avaient quitté les gousses pour entrer dans le sein de la terre.

...Loués soient les desseins cachés du Seigneur, dit François. Peut-être veut-il que vous me quit- tiez, et que vous alliez chacun de votre côté en quête d'aliments. Alors, détachez-vous de moi qui ne peux vous suivre tous ensemble, si vos ins- tincts vous mènent en des pays différents. Car voua

LE ROMAN DU LlÊVRB 27

êtes vivants, et vous avez besoin de nourriture, au lieu que moi je suis ressuscité, étant ici par la grâce de Dieu, à l'abri des besoins corporels, ap- parition permise afin de vous avoir guidés jusqu'à ce jour. Mais je sens que ma science faiblit et que je ne sais plus prendre soin de vous. Si vous vou- lez me quitter, que la langue de chacun soit dé- liée, et qu'il le dise.

26 LE ROMAN DU LILYRE

H

Quand vînt l'hiver, François dit à ses amis : Bénis soyez-vous, car vous appartenez à Dieu. Mais je suis dans l'inquiétude, car le cri des oies qui passent dit que la famine est proche et qu'il n'est point dans les projets du Ciel que la terre se fasse clémente pour vous. Loués soient les des- seins cachés du Seigneur !

Autour d'eux, en effet, la campagne était déso- lée. Le ciel, de ses outres gonflées de neige, lais- sait tomber une lumière jaune. Tous les fruits des haies étaient morts, et ceux des vergers. Et les graines avaient quitté les gousses pour entrer dans le sein de la terre.

...Loués soient les desseins cachés du Seigneur, dit François. Peut-être veut-il que vous me quit- tiez, et que vous alliez chacun de votre côté en quête d'aliments. Alors, détachez-vous de moi qui ne peux vous suivre tous ensemble, si vos in»* tincts vous mènent en des pays différents. Car voua

LB ROMAN DU LIÈVRB 27

êtes vivants, et vous avez besoin de nourriture, au lieu que moi je suis ressuscité, étant ici par la grâce de Dieu, à l'abri des besoins corporels, ap- parition permise afin de vous avoir guidés jusqu'à, ce jour. Mais je sens que ma science faiblit et que je ne sais plus prendre soin de vous. Si vous vou- lez me quitter, que la langue de chacun soit dé- liée, et qu'il le dise.

28 LB ROMAN DU LIEVRB

Ce fut le Loup qui parla le premier.

Il leva son museau vers François. Sa queue usée était balayée par le vent. Il toussa. Une longue misère le vêtait. Sa fourrure piteuse lui donnait l'air d'un roi dépossédé. 11 hésitait, regardant tour à tour chacun de ses compagnons. Enfin, sa voix passa par son gosier, la voix rauque de la neige natale. Et, comme il ouvrait ses babines, on vit toute sa souffrance ancienne à la longueur de ses dents. On ne savait, tant son expression était sauvage, s'il allait mordre ou lécher son maître.

Il dit :

0 miel sans abeilles 1 0 Pauvre! 0 Fils de Dieu! Comment te quitterais-je? Mon existence était mauvaise et tu l'as remplie de joie. Il me fallait, durant des nuits, épier la respiration des chiens, des pâtres et des feux, pour saisir l'ins- tant où enfoncer mes crocs dans la gorge des agneaux endormis. Tu m'appris, ô Béni, la douceur des vergers. Et même, lorsqu'à présent mon ventre se creusait sous le désir de la viande, je me nourris- sais de ton amour pour moi. Combien, parfois, me fut agréable ma faim lorsque je posais mon museau sur ta sandale, car cette fai«i je la souffre pour te suivre, et je mourrai volontiers pour ton amour.

LE ROMAN DU LIEVRE 29

Et les colombes roucoulèrent.

Elles suspendaient leur double vol frileux dans les branches d'un arbre sec. Elles ne pouvaient se décider à parler. On eût dit, à chaque instant, qu'elles y allaient consentir, mais, soudain effarou- chées, elles emplissaient à nouveau de leurs ca- resses blanches qui sanglotaient la forêt qui écou- tait cette grâce. Elles palpitaient comme des jeunes filles qui unissent leurs larmes et leurs bras. Elles parlèrent ensemble comme si elles n'avaient eu qu'une voix :

0 François, plus charmant que la lueur du ver luisant dans la mousse, plus aimable que le ruisseau qui nous chante lorsque nous suspendons la tiédeur de notre nid à l'ombre aromatique des jeunes peupliers. Qu'importe que les frimas et la disette nous veuillent bannir d'auprès de toi et nous chasser vers les contrées fertiles? Pour toi, nous aimerons la disette et les frimas. Pour ton amour, nous renoncerons à nos amours. Et, si nous devons mourir de froid, ce sera, ô notre maître, en nous pressant l'une contre l'autre.

30 LE ROMAN DU LIÈVRE

Et l'un des chiens aux colliers d'épines s'avança. C'était l'épagneule, amie de Lièvre. Déjà, comme le loup, elle avait ressenti âprement la faim et claquait des dents. Ses oreilles se ridèrent en s'exhaussant ; sa queue empanachée comme une gousse de coton, se tint immohile et horizontale. Ses yeux, couleur de framboise jaune, fixaient Fran- çois avec l'ardeur de la Foi absolue. Et ses deux compagnons, qui s'apprêtaient à l'écouter avec confiance, baissaient la tête en signe d'ignorance et de bonté. Et eux qui étaient des labrits de pâtres, qui n'avaient entendu jamais que les sanglots des clarines, le bêlement des troupeaux et le coup de fouet de la foudre sur les sommets, ils atten- daient, heureux et fiers, que la petite épagneulo témoignât.

Alors celle-ci fit un pas. Mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle lécha la main de François, puis elle se coucha h ses pieds.

LE ROMAN DU LIEVRE 31

Et la brebis bêla.

Ses bêlements étaient si tristes que l'ont eût dit que son âme s'exhalait déjà vers la mort, à la seule pensée de quitter François. Comme elle se taisait, on entendit soudain, prise de je ne sais quelle mélancolie, son agnelle pleurer comme une enfant.

Et la brebis parla :

Ni la sérénité des luzernes que l'aube ternit de sa buée, ni la réglisse de la montagne le brouil- lard fait perler sa sueur d'argent, ni la litière de la hutte enfumée ne sont comparables aux pâtu- rages de ton cœur. A te quitter, nous préférerions l'abattoir sanglant et fade, et le balancement de la carriole qui nous y emporte, bêlantes et les pattes liées, le flanc et la joue sur la planche. 0 François, notre mort serait de te perdre, car nous t'aimons.

Et cependant que la Robine s'exprimait, le hi- bou et les éperviers l'un près des autres perché, se tenaient immobiles, les yeux pleins d'angoisse, serrant les ailes pour ne se pas envoler.

32 LB ROMAN DU LIEVRB

Ce fut Lièvre qui parla le dernier :

Vêtu de ses poils de chaume et de terre, il sem- blait être un dieu des labours. Au milieu de cette nature désolée par l'hiver, il était comme une motte de l'été. Il évoquait un cantonnier et un facteur rural. Il portait, dans les cornets de ses oreilles, l'émoi troussé de tous les bruits. L'un de ces cornets, tendu vers le sol, épiait le grésille-^ ment de la gelée, tandis que l'autre, ouvert h l'ho- rizon, recueillait les cognées d'une hache dont ré- sonnait la forêt morlo.

Certes, dit-il, ô François, je puis me contenter des écorces moussues qui s'attendrissent sous la caresse des neiges et que les aurores de l'hiver parfument. Plus d'une fois je m'en rassasiai durant ces jours calamiteux les ronces ne sont que des cristaux roses, lorsque la glisseuse bergeronnette pousse un cri aigu vers les vermisseaux que son bec n'atteint plus sous la glace des berges. Et je brouterai ces écorces. Car, ô François, je ne veux point mourir avec les doux amis qui agonisent, mais je veux vivre auprès de toi, me nourrissant de l'amàïe fibre des tauzins.

LE ROMAN DU LIÈVRE 33

Donc, et parce que le pays de chacun d'eux eût été différent, et pour chacun seul habitable, les compagnons deLiôvrepréférèrentne se point quitter et mourir ensemble dans cette contrée que déci- mait l'hiver.

Un soir, les colombes fanées s'effeuillèrent de la branche oii elles étaient perchées, et le loup ferma les yeux à la vie, le museau sur la sandale de François : déjà, depuis deux jours, son cou n'avait plus la force de soutenir sa tête, et son échine était devenue semblable à une ronce souillée de boue et frissonnante sous le vent; son maître le baisa au front.

Puis, l'agnelle, les labrits, les éperviers, le hibou et la brebis rendirent l'âme et, enfin, la petite épagneule que Lièvre essaya en vain de réchauffer. Elle trépassa en faisant aller la queue, ce dont le Poil-de-chaume eut tant de peine qu'il ne put, jusqu'au lendemain, toucher à l'écorcc des chênes.

34 LB ROMAN DC LiÈVRB

Et François, dans la désolation, pria, le front dans la main serré, comme dans l'excès d'un mal un poète qui sent encore une fois son àme lui échapper.

Puis, s'adressarit au Museau-fendu :

0 Lièvre, j'entends une voix qui me dit qu'il faut que tu conduises ceux-ci (et il désignait les cadavres des animaux) à la Béatitude éter- nelle. 0 Lièvre, il y a un Paradis pour les botes : mais je ne le connais point. Aucun homme n'y pénétra jamais. 0 Lièvre, il faut que tu y mènes les amis que Dieu m'avait donnés et qu'il m'a retirés. Tu es prudent entre tous, et c*est à ta prudence que je les confie.

Les paroles de François montaient dans le ciel éclairci. Le dur azur d'hiver s'était peu U peu fait limpide. Et l'on eût cru, sous cette gaîté reve- nue, que l'épagneule charmante allait encore redresser la souple soie de ses oreilles.

0 mes amis qui êtes morts, disait François, ètes-vous morts, puisque seul j'ai conscience de votre mort? Quelle preuve donneriez-vous au

LE nOMAN DU LIÈVRE 35

sommeil que vous n'êtes point endormis? Le fruit de la clématite est-il assoupi ou mort lorsque le vent n'effleure plus la légèreté de ses cils? Peut- cître, ô Loup, que, simplement, il ne vient plus assez de souffle d'en-haut pour enfler tes flancs? Et vous, colombes, pour que vous vous gonfliez comme un soupir? Et vous, brebis, pour que vos lamentations augmentent encore par leur douceur la douceur des pâturages inondés? Et toi, hibou, pour que ton sanglot devienne la plainte même de la nuit amoureuse? Et vous, éperviers, pour que vous vous laissiez enlever de la terre? Et vous, labrits, pour que vos jappements se confondent avec les voix des écluses? Et toi, épagneule, pour que ta délicieuse intelligence renaisse, et que tu joues encore avec le Patte-uséeî

36 LE ROMAN DU LIEVRE

Tout à coup, de la taupinière il était juché, Lièvre fit un bond dans l'azur, d'où il ne retomba point; et, aussi facilement que s'il eût foulé une prairie de trèfle bleu, un deuxième bond dans le vide angélique.

Et, à peine eut-il fait ce dernier, qu'il vit au- près de lui la petite épagneule à laquelle il de- manda, joyeux :

N'e'tais-tu donc pas morte?

A quoi elle répondit, en gambadant :

Je ne comprends pas bien ce que tu veux me dire. La sieste d'aujourd'hui me fut paisible et blanche.

Et Lièvre vit que les autres animaux le sui- vaient dans l'espace, tandis que, sur une autre voie céleste, s'acheminait François dont la main faisait signe à Loup qu'il eût confiance dans le Patte-usée. Et Loup, docile et le cœur pacifié, sen- tit la Foi l'envahir à nouveau, et il continua de cheminer avec ses amis, après un long regard vers son maître, et sachant qu'aux Élus l'adieu même est divin.

LE BOMAN DU LIEVRE 37

Ils laissèrent l'hiver derrière eux. Ils s'éton- naient de fouler ces pelouses, naguères inacces- sibles et au-dessus de leurs têtes. Mais le besoin de gagner le Paradis les maintenait sûrement dans le ciel.

Par les sentiers séraphiques, les treilles de lu- mière, les voies lactées la comète est une gerbe, Lièvre menait ses compagnons; François les lui avait confiés, le leur avait donné pour guide, parce qu'il savait sa prudence. Et l'Oreillard n'avait-il fourni à son maître, en plusieurs circons- tances, des preuves de cette qualité qui est le commencement de la sagesse? N'avait-il pas attendu, lorsque François le rencontrant l'avait prié de le suivre, que celui-ci lui tendît et laissât brouter en sa main une poignée d'herbe lUnirie? Et, lorsque tous ses compagnons s'étaient laissés mourir de faim pour l'amour les uns des autres, n'avait-il pas, le Patte-usée, continué de brouter l'écorce amère des tauzins?

Donc il apparaissait que cette prudence, même au ciel, ne lui ferait pas défaut ; que, si l'on se trompait de route, le Poil-de-chaume retrouve-

38 LE nOMAN DU LIÈVRE

rait le bon chemin ; qu'il saurait ne se point four- voyer, ne se buter ni au soleil ni à la lune, éviter les étoiles filantes aussi dang-ereuses que les pierres des frondes ; se reconnaître aux poteaux d'azur qui indiquent le nombre de kilomètres franchis et le nom des hameaux célestes.

LE ROMAN DU LIEVRE 39

Les paysages que Lièvre et ses compagnons dé- couvraient les ravissaient en extase, d'autant plus que, à l'inverse des hommes, ils n'avaient jamais soupçonné les beautés du ciel, à cause qu'ils ne lo pouvaient apercevoir que de côté, et non au-des- sus, ce qui est le propre du roi des animaux.

Donc, le Courte-queue, le Loup, la Brebis, l'Agnelle, les Oiseaux, les Labrits, rÉpagneule constataient que le ciel était aussi beau que la Terre. Et tous, excepté Lièvre, qui avait parfois la préoc- cupation de l'itinéraire, goûtaient une joie sans mélange dans ce pèlerinage vers Dieu le fir- mament, qui, naguères, leur semblait inaccessible au-dessus d'eux, était maintenant remplacé peu à peu par la terre, à son tour inaccessible au-des- sous d'eux. Ils la considéraient, à mesure qu'ils s'éloignaient d'elle, comme leur nouvelle voûte éthérée. L'azur des océans y roulait des nuages d'écumes, et les chandelles des boutiques y étoi- laieat l'étendue de la nuit.

40 LB ROMAN DU LIÈVRE

Peu à peu, ils se rapprochaient des Terres pro- mises par François. Déjà les trèfles incarnats des soleils couchants et les fruits lumineux des té- nèbres dont ils faisaient leur nourriture, plus larges et plus gonflés, laissaient en leurs âmes se fondre des sucs paradisiaques.

Les feuilles, les pulpes brûlantes infusaient dans leur sang je ne sais quelle vertu estivale, quelle joie dont les cœurs battaient plus fort à l'approche des beautés futures.

LB ROMAN DU LTÈVRE 41

Ils atteignirent enfin le séjour des bêtes bien- heureuses, le premier Paradis, celui des chiens.

Depuis un moment l'on entendait aboyer. Se penchant vers le tronc d'un chêne vermoulu, ils virent un dogue assis dedans comme dans une niche. On comprit, à son regard dédaigneux et placide, qu'il avait le cerveau dérangé. C'était le chien de Diogène à qui. Dieu avait accordé la soli- tude en ce tonneau creusé à même l'arbre. Indif- férent, il regarda passer les chiens aux colliers d'épines. Puis, au grand étonnement de ceux-ci, il quitta un instant sa loge moussue, se réenchaîna lui-môme en s'aidant avec la bouche car sa laisse était détachée rentra dans sa caverne de bois et dit :

Ici chacun prend son plaisir il le trouve.

Et, en effet, Lièvre et ses compagnons virent des chiens en quête d'imaginaires voyageurs perdus. Ils se risquaient à descendre au fond des gouffres pour les y découvrir, leur apportant un peu de bouillon, de viande et d'eau-de-vie con- tenus dans de petits barils suspendus à leur col- lier.

4,2 LK HOMAN DU LIÈVRB

D'autres se jetaient en des lacs glacés, dans l'espoir toujours déçu qu'ils en retireraient quelque naufragé. Ils regagnaient la rive, gre- lottants, assourdis, mais satisfaits de leur inutile dévouement, et prêts à s'élancer de nouveau.

D'autres s'obstinaient à mendier quelques vieux os au seuil des chaumières désertes de la route, attendant des coups de pied qui donnassent à leurs regards je ne sais quelle adorable mélan- colie.

Il y avait un chien de rémouleur qui faisait tourner avec joie, langue pendante, la cage d'une meule nul couteau ne s'aiguisait. Mais ses yeux rayonnaient de la foi passive en le devoir accompli, et il ne s'arrêtait de peiner que pour reprendre haleine et pour peiner encore.

Il y avait un labrit qui, avec la même foi, cherchait à ramener vers une bergerie des brebis égarées éternellement. Il les chassait au bord d'un ruisseau qui luisait au flanc d'une colline gazonnée.

De cette colline gazonnée, et sous bois, une meute descendait qui avait couru tout le jour

LB ROMAN DU LI£VRB 43

des biches et des gazelles rêvées. Les voix qui s'attardaient à des pistes anciennes sonnaient comme des cloches fortunées dans un matin fleuri de Pâques.

Ce fut non loin de que les labrits et la petite épagneule s'installèrent. Mais lorsque cette der- nière voulut donner à Lièvre un adieu attendri, elle vit que l'Oreillard s'était esquivé depuis que s'entendaient les chiens de chasse.

Et ce fut sans lui que les éperviers, le hibou, les colombes, le loup et les brebis continuèrent leur vol ou leur marche. Ils comprenaient bien, maintenant, que, lièvre de peu de foi, il n'avait pas su mourir comme eux et, que d'être sauvé par Dieu, il préférait se sauver lui-môme.

44 LE ROMAN DU LiÈVnB

Le deuxième Paradis était celui des oiseaux, situé dans un bocage frais oii leurs chants ruis- selaient sur les feuilles des aulnes qui en deve- naient ondulées. Et, de ces aulnes, ces chants s'écoulaient dans la rivière qui en devenait mu- sicale jusqu'à faire jouer les joncs.

Au loin courait une colline emplie de prin- temps et de ténèbres. La douceur de ses flancs était incomparable. Elle exhalait un parfum de solitude : l'aromc des lilas nocturnes mêlé h. celui du cœur des roses noires boit l'aride soleil blanc.

Soudain, par intervalles, comme si fussent tombés sur l'onde, en s'y brisant, les astres de cristal, on entendait s'épanouir le chant du ros- signol. On n'entendait que le chant du rossignol. Sur toute l'étendue de la colline taciturne, on n'entendait que le chant du rossignol. La nuit n'était que le sanglot du rossignol.

Alors, dans les bocages, l'aurore se levait» rougissante d'être nue parmi les chœurs des oiseaux dont hésitaien* à se moduler les siffle-

LK ROMAN DU LiÈVRB 45

menls, tant leurs ailes étaient accablées d'amour et de rosée. Les cailles au blé vert n'appelaient pas encore. Les mésanges à tête noire faisaient, dans les obscurs figuiers, le bruit de galets re- mués par l'eau. Un pivert dont on eût dit qu'il était une poignée d'herbe arrachée aux pelouses dorées, avec la fleur d'un sainfoin à la tête, déchira de son cri l'azur. 11 se dirigeait vers les vieux pommiers aux corolles candides.

Les trois éperviers et le hibou entrèrent dans ces lieux nourris de fleurs, sans que, partant, un seul rouge-gorge, un seul chardonneret, une seule linotte en fussent effrayés. Les oiseaux de proie se tinrent perchés, l'air arrogant et triste, l'œil fixé au soleil, battant parfois de leurs ailes de fer leur poitrine aiguë et chinée.

Quant au hibou, il s'enfonça vers la colline té- nébreuse pour, enfoui dans quelque solitaire caverne, heureux dans l'ombre et la sagesse, écouter se plaindre le rossignol.

46 LE ROMAN DU LIEVUB

Mais les plus délicieux abris étaient ceux qu'élurent les colombes. Elles se tenaient sur d'amers oliviers vacillants au crépuscule. Dans ce parc il y avait des jeunes filles qu'à cause de leur grâce animale on avait laissées entrer, toutes les jeunes filles soupirantes et pareilles à des chèvrefeuilles, toutes les jeunes filles qui rou- coulent avec toutes les colombes qui pleurent, depuis les colombes de Venise qui éventèrent l'ennui des dogaresses, jusqu'aux colombes d'I- bérie qu'agaçaient du piment de leurs lèvres des pêcheuses au teint d'orange et de tabac ; toutes les colombes rêvées, toutes les colombes qui rêvent : celle qu'élevait Béatrix, et à qui Dante donnait un grain de blé; et celle qu'entendait ians la nuit Quittéria désenchantée ; et celle qui dut gémir au-dessus des épaules de Virginie lorsque, dans la source nocturne, à l'ombre du cocotier, elle essayait en vain de calmer ses brû- lures aimables ; et celle à qui l'adolescente qu'op- presse le déclin d'Été, dans le verger les pêches se meurent, confie des messages pas- sionnés afin qu'elle aille la mène son vol.

Et il y avait les colombes des vieux presbytères ensevelis sous les roses : celles que, de sa main

LE ROMAN DU LIEVRE 47

parfumée d'encens, nourrissait Jocelyn en son- geant à Laurence. Et la colombe que l'on donne à la petite fille qui va mourir ; et la colombe que l'on pose, en certains pays, sur le front brûlant des malades; et la colombe aveugle qui gémit si tristement qu'elle attire vers les chasseurs embus- qués ie vol de ses sœurs passagères; et la plus douce colombe, qui console dans sa mansarde ie vieux poète abandonné.

48 LB ROMAN DU LIÈVRB

Le troisième Paradis était celui des brebis.

Au cœur d'un vallon d'émeraude qu'arrosaient des ruisseaux dont l'herbe était d'un vert inouï sous leur cristal ensoleillé; auprès d'un lac de nacre et de plume de paon, d'azur et de mica, de gorge de colibri et d'aile de papillon : ayant lapé le sel candide sur des granits aux grains d'or, les brebis dont les touffes d'épaisse laine sont imbri- quées comme les feuilles de larges rameaux recouverts de neige, les brebis rêvaient longue- ment.

Ce paysage était si pur, et d'un songe si clair, qu'il avait blanchi les cils des agnelles, à glisser jusqu'à leurs yeux d'or. L'air y était si transpa- rent qu'on eût cru voir, au fond de l'eau, tant leur relief s'accusait, les sommets calcaires zébrés de jaune. Les tapis des hêtraies et des sapinières se tissaient de fleurs de givre, de ciel et de sang, d'où la brise, les ayant frôlées, ressortait plus légère, plus balsamique, plus glacée.

Gomme une marée bleue, une baée montait des cônes précieux des arbres oiî s'enlaçaient des

LE ROMAN DU LIÈVRK 49

lichens d'argent. Des cascades, suspendues aux dents rocheuses, fumaient. Et, soudain, les trou- peaux angéliques bêlaient vers Dieu ; elles clarines éperdues pleuraient vers l'ombre des scolopendres. Et l'eau ténébreuse des grottes se brisait à la lumière.

On y eût vu, couchée parmi les lauriers sau- vages, la brebis retrouvée de l'Evangile. Sa patte, sous son museau, saignait encore. Les routes parcourues avaient été pénibles, mais bientôt elle se ranimerait au sucre acidulé des myrtilles. Déjà, elle frémissait en écoutant ses compagnes éparses

En entrant, pour s'y fixer, dans ce Paradis, les robines amies de François aperçurent, penché entre les myosotis couleur de l'onde qui les mirait, l'agneau de Jean de La Fontaine. Il ne discutait plus avec le loup de la fable. Il buvait, et l'eau n'en était point troublée. La source sauvage oii l'ombre des lierres, depuis deux cents ans, semblait jeter une amertume, continuait de rouler dans le gazon ses flots brisés qui entraînaient dans leurs miroitements les neigeux frissons de l'agneau.

Elles virent, suspendues sur des vallées heureuses ^ les brebis de ces héros de Cervantes, lesquels, se

50 LE «OMAN DU LIÈVRB

mourant d'amour pour une même jeune fille, avaient déserté leur cité pour mener une vie pas- torale. Ces brebis avaient les voix les plus douces : celles des cœurs qui aiment, en secret, leurs blessures. Elles buvaient sur les serpolets les larmes toujours fraîches et brûlantes que ces poètes bucoliques laissaient, comme une rosée, tomber des calices de leurs yeux.

A l'horizon de ce Paradis s'élevait une rumeur confuse comme celle de l'Océan. C'était des san- glots interrompus de flûtes ou de clarines, des appels répercutés par les gouffres, l'aboi des chiens inquiets, la chute dans le vide dune pierre fleurie. C'était le gonflement des cascades au-dessus du fracas des torrents. C'était comme la voix d'un peuple en marche vers des terres promises, vers des grappes sans nom, vers des épis de feu, mêlée au braiement des ânesses pleines qui portaient les bidons lourds de lait, et les manteaux du pâtre, et le sel, et les fromages qui s'écaillent comme des marnes.

LE 150MAN DU LIÈVRE 51

Le quatrième Paradis dtait celui des loups, si nu qu'on peut à peine le décrire.

Au sommet d'une montagne stérile, dans la désolation du vent, sous une brume pénétrante, ils avaient la volupté du martyre. Ils se nourris- saient de leur faim. Ils éprouvaient une acre' joie à se sentir délaissés, à n'avoir jamais pu qu'un instant et grâce à combien de souffrances! abdiquer l'amour du sang. Ils étaient les parias au rêve ja- mais réalisé. Depuis longtemps, ilsne pouvaient plus approcher les brebis célestes dont les cils blancs bat- taient dans la verte lumière. Et puis, aucune d'elles ne mourant plus, ils ne pouvaient désormais guetter le cadavre jeté par le pâtre au rire éternel du torrent.

Et les loups s'étaient résignés. Et leur fourrure pelée comme la roche, était pitoyable. Une sorte de misérable grandeur régnait dans ce séjour étrange. On sentait, tant ce dénûment se faisait tragique et fatal, que l'on eût baisé au front, de tendresse, ces pauvres carnassiers surpris à saigner des agnelles. La beauté de ce Paradis l'ami de François prit place, c'était la désolation et le désespoir sans espérance.

Et, au-delà de cette région, le ciel des bêtes s'éten- dait à l'infini.

LE UOMAN DU LIEVKE

III

Quant à Lièvre, il s'était enfui prudemment à la vue du chenil céleste. Tant que François était resté auprès de lui, il avait cru en François. Mais bientôt, et quoiqu'il fût dans le séjour des Bien- heureux, son naturel méfiant de laboureur l'avait repris. Et, ne trouvant pas exactement son Paradis, n'y goûtant point la sécurité parfaite, non plus que l'attrait du danger connu, et avec lequel on peut lutter, l'Oreillard fut désorienté.

Donc, il erra, mal à l'aise, ne sachant pas, ne se reconnaissant pas, cherchant en vain ce qu'il fuyait et ce qui l'avait fui. Mais qu'était-ce? Le bonheur n'était-il pas le Ciel? donc le calme eût-il été plus calme? En quel autre gîte le Museau-fendu aurait-il pu rêver un sommeil sans alerte, mieux qu'en ces lits de laine que la brise étendait sous les buissons fleuris d'étoiles?

Mais il n'y dormait point, car l'inquiétude et d'autres choses lui manquaient. Assis aux fossés

LE ROMAN OU LIEVRE ' 53

du Ciel, il ne sentait plus, sous la blancheur de sa queue courte, rhumidité le pénétrer de frissons. Les moustiques, retirés dans leur Paradis d'étangs, ne donnaient plus à ses paupières toujours levées l'acre brûlure de l'Été. Cette fièvre il la regrettait. Son cœur ne battait plus avec cette puissance dont il battait lorsque, au sommet des landes incendiées de bruyères, un coup de feu faisait autour de lui pleuvoir le sol. A la lisse caresse des pelouses soignées, son misérable poil repoussait aux endroits calleux de ses pattes. Et il se prenait à déplorer ce luxe du ciel. Et il était comme le jardinier devenu roi qui, obligé à chausser des sandales de pourpre, regrette ses sabots lourds de glaise et de pauvreté.

54 LE ROMAN DU LIÈVnB

Et François, dans son Paradis, eut connaissance des angoisses du Patte-usée et de son désarroi. Et son cœur éprouva de la peine de ce qu'un de ses anciens compagnons ne fftt pas heureux. Dès lors, les rues du hameau céleste il demeurait lui semblèrent moins pacifiantes, les ombres du soir moins douces, moins blanches les haleines du lys, moins saintes les lueurs du rabot dans les échoppes, moins claires les cruches chantantes dont l'eau s'épanouissait en gerbes fraîches qui faisaient frissonner la chair des anges assis aux margelles des puits.

LE ROMAN DU LIEVRB

Donc, François alla trouver Dieu qui le reçut dans son jardin h la tombée du jour. C'était, ce jardin de Dieu, le plus humble, mais le plus beau. On ne savait d'où venait le prodige de sa beauté. Peut-être n'y avait-il que de l'amour. Au-dessus des murailles ébréchées par les âges, de sombres lilas s'épandaient. Les pierres, joyeuses, supportaient des mousses qui souriaient et dont les bouches d'or buvaient dans le cœur d'ombre des violettes.

En une lueur diffuse, qui ne tenait point de l'aube ni du crépuscule, elle était plus douce encore qu'eux, au milieu d'un carreau de terre, un ail bleu fleurissait. Un mystère entourait lo globe bleu de son inflorescence, immobile et recueilli sur sa haute tige. On devinait que cette plante rêvait. A quoi? peut-être au labeur de son âme qui chante, au soir d'hiver, dans le pot oiî bout la soupe des déshérités. 0 divine destinée! Non loin des bordures des buis, les lèvres des laitues rayonnaient de muettes paroles, tandis qu'une grave lumière entourait l'ombre des arro- soirs endormis. Leur tâche était terminée.

Et vers Dieu, confiante et sereine, sans orgueil ni humilité, une sauge élevait son parfum misérable.

56 LE nOMAN DU LIEVRE

François s'assit auprès de Dieu, sur un banc qu'abritait un frêne qu'aimait un lierre. Et Dieu dit à François :

Je sais ce qui t'amène. Il ne sera pas dit qu'ici un seul ait pu ne pas trouver son Paradis, fût-il ciron, fût-il lièvre. Va donc vers le Patte-usée, et demande-lui ce qu'il désire. Et quand il te l'aura dit, je le lui accorderai. S'il n'a point su mourir et renoncer avec les autres, c'est que, sans doute, son cœur est trop attaché à ma Terre bien-aimée. Car, ô François, comme cet Oreillard, j'aime la Terre d'un profond amour. J'aime la terre des hommes, des botes, des plantes et des pierres. 0 François, va retrouver Lièvre, et dis-lui que je suis son ami.

LE ROMAN DU LIÈVRE 57

Et François se dirigea vers le Paradis des bêtes oîi, excepté des jeunes filles, jamais les enfants des hommes n'avaient pénétré. Il y joignit Lièvre qui errait et se désolait, mais qui, lorsqu'il eut vu venir à lui son ancien maître, éprouva une telle joie qu'il s'assit, l'œil plus ahuri que jamais, le museau tremblant d'un tremblement impercetible

Salut, mon frère, dit François. J'ai entendu souffrir ton cœur et je suis venu ici pour connaître sa tristesse. As-tu mangé trop de graines amères? Que n'as-tu la paix des colombes et des agnelles aussi blanches...? 0 faneur de regain, que cher- ches-tu avec cette inquiétude, alors qu'il n'est plus d'inquiétude ici, et que jamais plus tu ne sentiras l'haleine des chiens courants sur ton pauvre poil de routier?

0 mon ami, ce que je cherche, repartit le Museau-fendu , c'est mon Dieu. Tant que tu le fus sur la terre, je me sentis pacifié. Mais^ dans ce Paradis je suis perdu parce que je n'y sens plus ta présence, ô frère divin des bêtes, mon àme étouffe, car je n'y trouve pas mon Dieu.

58 LB ROMAN DU LIKVRB

Pensais-tu donc, reprit François, que Dieu abandonne les lièvres et que, seuls dans le monde, ils n'aient pas droit au Paradis?

Que non, lui répondit le Patte-usée. Je ne réflé- chissais point sur ces choses. Toi, je t'aurais suivi, car j'ai appris à te connaître aussi bien que la haie de la terre les agneaux suspendaient la tiède neige dont mon gîte se réchauffait. En vain, à travers ces prairies célestes, ai-je cherché ce Dieu dont tu parles encore. Mais, tandis que mes compagnons le découvraient tout de suite, et trou- vaient leurs paradis, moi j'errai. Du jour que nous t'eûmes quitté, et dès l'instant que j'eus gagné le Ciel, la nostalgie de la Terre fit battre mon cœur puéril et sauvage.

0 François, ô mon ami, ô toi seul en qui j'ai foi, rends-moi ma terre. Je sens que je ne suis pas ici chez moi. Rends-moi mes sillons pleins de boue, rends-moi mes sentes argileuses. Rends-moi la vallée natale les cors des chasseurs font remuer les brumes. Rends-moi l'ornière d'où j'en- tendais sonner comme des angélus les meutes aux oreilles pendantes. Rends-moi ma peur. Rends-moi l'effroi. Rends-moi l'émotion que j'éprouvais lorsque, soudain, un coup de feu

LE nOMAN DU LIËVRB 69

balayait sous mon bondissement les menthes odorantes, ou lorsque, parmi les cognassiers du buisson, mon museau rencontrait le cuivre du froid lacet. Rends-moi la prairie tu me décou- vris. Rends-moi les aurores des eaux d'oii le pêcheur prudent retire ses cordeaux lourds d'an- guilles. Rends-moi le regain bleu de lune, et mes amours peureuses et clandestines parmi les oseilles sauvages, lorsque je ne distinguais plus, du pélale de l'églantier tombé. lourd de rosée sur l'herbe, la rose langue de mon amie. Rends-moi ma fai- blesse, ô mon cœur. Et va dire à Dieu que je ne puis plus vivre chez lui.

0 Patte-usée, lui répondit François, ô mon ami, ô doux rural méfiant, ô Lièvre de peu de foi qui blasphèmes, si tu n'as pas su trouver ton Dieu, c'est que, pour rencontrer ce Dieu, il t'eût fallu mourir comme tes compagnons.

Mais si je meurs, que deviendrai-je? s'écria le Poil-de-chaume.

Et François :

Si tu meurs, tu deviendras ton Paradis.

60

LE ROMAN DU r.îEVRE

Devisant ainsi, ils arrivèrent aux confins du Pa- radis des bêtes. commençait le Paradis des hommes. Lièvre inclina la tête et lut, au-dessus d'un poteau, sur une plaque de fonte bleue une flèche indiquait la direction à suivre :

La journée était si torride que l'écriteau sem- blait palpiter dans le sombre été. Au loin, la route poudroyait comme dans sœur Anne, lorsque l'on dit : « Ma sœur, ne vois-tu rien venir?» La séche- resse pâle en était magnifique, amèrement em- baumée par les menthes.

Et Lièvre voyait venir à lui un cheval attelé à une carriole.

C'était une rosse qui traînait un char-à-bancs et qui ne pouvait plus qu'aller au galop, par à-coup. Chaque élan faisait sursauter sa carcasse disloquée, secouait son collier, éparpillait sa crinière terreuse,

LE nOMAN DU LIÈVRB 61

luisante et verte comme la barbe d'un vieux marin. La bête soulevait avec peine, comme s'ils eussent été des pavés, ses sabots gonflés ainsi que des tumeurs...

Alors, un doute plus fort que tous les doutes qui avaient assailli jusqu'alors l'âme de Lièvre, la lui perça.

62 LB ROMAN DU I.IKVUB

Ce doute était un grain de plomb qui venait de pénétrer, par la nuque, dans la cervelle de l'Oreil- lard. Un voile de sang, plus beau que n'est l'Au- tomne ardent, flotta devant ses yeux se levaient les ombres éternelles. 11 cria. Les doigts d'un chas- seur le serraient à la gorge, l'étranglaient, l'étouf- faient. Son cœur s'alentissait qui, jadis, battait comme au vent la pâle églantine éplorée à l'heure matinale la haie caresse la douceur des agneaux. Un instant, dans le poing de son meurtrier, il demeura immobile, efflanqué, long comme la mort. Puis le vieux Patte-usée sursauta. Ses ongles se crispèrent en vain vers le sol qu'ils n'atteignaient plus, car l'homme ne lâchait pas. Lièvre finissait goutte à goutte.

Soudain, il se hérissa, devint semblable aux chaumes de l'été il se gîtait jadis auprès de sa sœur la caille et du coquelicot son frère ; sem- blable aussi à la terre argileuse ses pieds de pauvre trempèrent ; semblable aussi au pelage dont les Septembres revêtent la colline dont il avait pris la forme ; semblable à la bure de François ; sem- blable à l'ornière d'où il entendait sonner comme des angélus les meutes aux oreilles pendantes ;

LE nO.MAN DU LiÈVRB 63

semblable à la roche aride qui est l'amour du ser- polet; semblable, par son regard, oii maintenant flottait une buée d'azur nocturne, à la pelouse bé- nie où l'attendait le cœur de son amie au cœur des oseilles sauvages; semblable, parles larmes qu'il pleurait, à la fontaine séraphique auprès de la quelle s'asseyait le vieux pêcheur d'anguilles ré- parant ses cox'deaux ; semblable à la vie; semblable à la mort; semblable à lui-même ; semblable à son Paradis.

1902.

Fi» DU ro-asân du li/;;vrb

CLARA D'ELLÉBEUSE

00 L*BISTOIRK

D'UNE ANCIENNE JEUNE FILLE

A CLARA D'ELLEBEUSE

Au fond du vieux jardin plein de tulipes, ô mémoire pure qui consoles îiia vie cruelle^ repose.

Je ne t'ai jamais trahie et tu ne m'as jamais trompé. Tu es morte avant que je fusse né, parce qu'au ciel il y a d'admirables roses.

0 mon enfanty ô mon amie, j'évoque en ce mo- ment le jour ou, par une t)lanche tombée d'au- tomne, tu tiens un petit arrosoir sur des buis qu^

tu arroses .

J'évoque aussi la cour des récréations taciturnes tu semblés, en habit de communiée, je ne sais quel encensoir de corolle éclose.

Assiste-moi toujours. Lorsque je suis broyé, quand je traîne sous les ormeaux de la petite ville y aux heures bleues de Vangelus îiocturne, mon doute et mon orgueil, pose ta main sur mon front qui bourdonne, ta blanche main... pose,,.

68 CLAUA u'ELLKnEUSB

Prends ce petit livre. Il est fait sans art. Mais je souris parce que je l'aime à cause de toi, et que tu n'as jamais su, ô cueilleuse de papillons, pas plus que moi, selon quelle formule il faut aimer en vers, il faut pleurer en prose.

Je te donne mon âme. Jette-la aux pieds de Dieu. Je ne sais pas ce qu'elle vaut. En te parlant, mon sourire sanglote. C'est toi qui es venue à moi sur les nias de ma douleur. Dis à Dieu, â mon aimée, que je ne veux plus me souvenir de la Terre morose.

Clara d'Ellébeuse s'éveille sous ses boucles et bâille contre son bras nu. Elle est blonde et ronde, et ses yeux ont la couleur du ciel quand il fait beau temps.

Le soleil de ces anciennes grandes vacances fait bouger, sur les rideaux transparents d'in- dienne à ramages, à la fenêtre de l'Est, l'ombre du tulipier.

Il est huit heures. La pure lumière se glisse dans la chambre, éclairant, contre la tapisserie bleue et gaie, le portrait de Joachim d'Ellébeuse, le grand-oncle de Clara.

Et la petite jeune fille bâille encore, s'étire et songe :

Comment était-il, l'oncle Joachim d'Ellébeuse? Est-ce que la maison de la Pointe-à-Pître il est mort était belle?... La petite miniature que grand*- mère m'a montrée, et qui est dans le tiroir d'en bas, est celle de sa fiancée. Elle se nommait Laure. Elle était bien jolie, avec des boucles de

70 CLAnA D ELLÉBEUSB

cheveux très noirs, un collier de corail et un cor- sage de mousseline blanche rayée de vert... Est- ce qu'elle est enterrée près de l'oncle?... Il avait eu un duel. C'est M. d'Astin qui l'a dit... Est-ce queLaure était plus jolie que maman?

Clara d'Elle'beuse s'habille, puis fait sa prière. La maison s'éveille. L'escalier grince. Le ramage des canaris monte du vestibule. Elle descend à la salle à manger et prend dans le compotier un rai- sin dont les grains luisent à ses doigts légers.

Neuf heures déjà, se dit-elle. Maman se sera arrêtée en revenant de la messe...

Neuf heures sonnent au trumeau qui représente une église entourée d'ormeaux. Le timbre de la petite peadule encastrée dans le joli clocher peint à l'huile est rauque et doux. Amidietle soir, il imite l'angelus. Sous les arbres, il y a une bergère, un berger et des moutons.

Clara d'Ellébeuse considère la bergère et le berger.

Ils causent, pense-t-elle, et se marieront dans la chapelle du tableau. Auront-ils du bonheur ? Je souhaite que oui. Mais, puisque c'est dans un tableau^ ils ne se marieront pas...

Elle met son grand chapeau de soleil orné de reines-marguerites et de narcisses, et va sur le

CLARA D'BLLÉBEUSE 71

perron. Sur la pelouse brillante, le paon ondule lentement.

Le paon, songe-t-elle, est l'image de l'or- gueil. Moi, je suis orgueilleuse. C'est monsieur l'aumônier qui me l'a dit. Mais tout le monde ne porte pas le nom d'Ellébeuse. Voici maman qui arrive.

Mon enfant, dit M™* d'Ellébeuse à sa fille après l'avoir baisée au front, il vous faudra mettre aujourd'hui la robe que vous a donnée tante Aménaïde. M. d'Astin s'est fait annoncer. Il arri- vera vers midi. Mais ce sera bien à temps de vous habiller vers onze heures.

Et Clara, tandis que M"' d'Ellébeuse entre dans la maison, se rend au verger. Elle longe les framboisiers obscurs et les pommiers coniques et luisants. Sur des roses il y a des cétoines. L'azur tremble sur les buis. Mais voici qu'à la sérénité de tout h. l'heure succède, dans l'âme de la jeune lille, une sorte de tristesse pareille à celle de ce beau jour doré.

Soudain, et sans que rien do subit semble les Hvoir appelés, des scrupules intenses taraudent l'adolescente. Mon Dieu, mon Dieu, se dit-elle, ayez pitié de moi. J'ai eu de mauvaises pensées. irais-je, maintenant, si je venais à mourir. Suis- je prête è. paraître devant Dieu? J'ai eu des pea-

72 CLARA d'eLLÉHKUSB

sées impures au sujet du grand-oncle Joachim et de sa fiancée Laure. Je me suis demandé si elle s'asseyait sur ses genoux (|uaud ils étaient fiancés...

Et cette peur du péché, torture que peut seule comprendre une âme catholique, houleverse en ce moment l'âme douce de Clara. Elle arrive au bout du verger et, p/ès de la tonnelle, elle ouvre la barrière verte et gagne la partie la plus om- breuse du parc. sont des vernis du Japon, des lauriers, de faux-pistachiers, des liquidambars et des érables. Sous la voûte de feuillages règne une espèce de nuit, même lorsque la canicule pose une lumière de silence aux cimes luisantes des arbres.

Bientôt la jeune fille quitte le parc, et franchit la grille des initiales des d'EUébeuse, dans une ferronnerie ovale, s'encadrent de fleurs de lys Fouillées. Et, quittant le domaine, elle se trouve sur le chemin craquelé par la chaleur, entre les fougères des talus. Un bec choque une écorce, un lézard se glisse, une cigale se tait.

Ce chemin conduit à la chapelle ancienne et pauvre. Pour s'y rendre, Clara traverse le cimetière sont des tertres ornés de yuccas, d'œillets, de buis, de violiers, de menthes poussiéreuses, et de ces plantes que l'on appelle cabarets-des-oiseaux à cause de leurs feuilles creuses séjourne de Teau-

CLAKA DIÎLLÉnEUSB 73

Clara d'Ellébeuse entre dans la chapelle. Une impression glaciale la saisit. Il lui semble que des gouttes de pluie se glissent le long de son corps tiède, car sous son lierre et ses briques, sous l'azur torride, la chaumière de Dieu a fraîchi comme une cruche.

L'autel est pauvre et beau, à peine éclairé pat deux fenêtres aux petits carreaux en losanges d'où tombe untulle campagnard soigneusement empesé. De chaque côté du tabernacle, sont trois grands chandeliers dorés. A gauche, il y a une vierge dansune niche du mur et, à droite, dans une niche pareille, un saint Joseph. A leurs pieds de petits vases de loterie, si dorés et si verts qu'ils réjouissent le cœur, contiennent d'humbles lîeurs artiiicielles. Au milieu de l'église, sur un fût brisé, une pierre creusée comme un calice renferme l'eau bénite pleine d'ombre. Sous la tribune, semblable aux crèches des étables, la grille du confessionnal est cachée par une lustrine verte, luisante et roide. Cet asile pacifique n'a point de nef, mais un pla- fond de bois que recouvre une chaux d'azur.

Clara d'Ellébeuse s'agenouille et prie.

Mon Dieu, murmure-t-elle, préservez-moi des mauvaises pensées. Je veux être une petite fille pure. Eloignez de moi la curiosité. Ne me donnez pas envie de lire dans le tiroir de bonne-maman

74 CLAKA d'klkkubusb

les lettres de l'oncle Joachim. Je suis une âme tourmentée. Sainte Vierge, intercédez pour nous. Faites que je n'aille pas en enfer. Mon Dieu, que je suis malheureuse... J'ai peur d'ôlre damnée. Mon Dieu, ne me séparez pas de maman ni de petit- père. Faites que nous soyons ensemble dans le ciel. Pardonnez-moi.

Elle fait une génuflexion devant l'autel, se signe, prend de l'eau bénite et sort.

Un moment, elle est éblouie par le jour. Au loin, par delà les coteaux d'ombre, les Pyrénées sont comme des cascades célestes.

Clara repasse parle cimetière. est le tombeau des d'Ellébeuse : Bernard cT Elle beuse, 1690. Jean d'EUébeuse, 1715. Jean d'Ellébeuse, 1780. Elisa- beth d'Ellébeuse, 1781. Tristan d'Ellébeuse, 1804, ^m^/ma(/'^//e6eM5e,1820.Etd'autresd'Ellébeuse...

A côté, se trouve une sépulture isolée près de laquelle a fleuri une touffe de ces fleurs de velours

Îose que l'on confond parfois avec la belladone ^ fficinale parce que leur nom est : Amaryllis '^elladonnœ. La pierre porte cette simple inscrip- Cion;

Laura Lopez 1805

CLARA DELLEUEUsn 75

Et Clara d'Ellobeuse n'a jamais bien su qui fut cette personne. C'était une amie de la famille, lui a-t-on dit. Et elle aime cette tombe dont prend soin bonne-maman qui a planté ces lys de l'eu, cette mémoire inconnue dont ne subsiste que le doux nom... Elle s'appelait Laura, c'est-à-dire presque Laure... comme la fiancée du grand-oncle Joachim.

Et l'enfant rêve encore :

Comment était-il, le cimetière de la Pointe-à- Pître oh repoeent l'autre Laure et son fiancé l'oncle Joachim? Est-ce qu'il y a une église pareille à celle-ci?... Moi, je me figure la Pointe-à-Pître à cause d'une gravure du Musée des familles... Il y a des forêts parfumées les nègres se promènent. Comment était Laure? Elle devait être grande et marcher lentement. Est-cequ'ils s'embrassaient?...

Et Clara soudain rougit et chasse la pensée. Sa grâce penche un peu vers le sol, cette grâce char- mante et maladroite d'une enfant de seize ans. Par le verger, elle repasse et, remontant le perron, sourit au jardinier qui porte des laitues.

Bonne-maman travaille à sa tapisserie et petit- père, assis non loin d'elle, fume sa pipe. Et Robin- Bon, le cliien, dort sur la pierre en rond, le nez contre la queue.

Bonjour, bonne-maman, bonjour petit-père.

76 CLARA d'eLLÉBEUSK

Et Ton s'embrasse.

Avez-vous été heureux è. la chasse, petit- père?

Oui, ma chérie. Va voir à l'office. Mais fais vite. Tu sais que M. d'Astin ne tardera pas à arriver.

Et Gertrude montre à Clara deux jolies perdrix aux pieds rouges, dont les plumes ardoisées, rousses et noires, sont douces comme de la soie.

Clara d'EUébeuse vadans sa chambre s'habiller. Elle refait ses boucles lourdes et dorées, les enroule et les lisse au moule de buis. Elle enferme son corps frais dans la robe de mousseline blanche que lui a donnée sa tante Aménaïde. Une ceinture d'un blea céleste pend de la taille haute, lit, jusqu'à terre, lecorpsn'estqu'une ligue simple, presque nue. Une chaîne d'argent semble couler vers la gorge creuse. Les bras nus ont chacun une fossette qui semble sou- rire. Et la bouche sourit aussi, la lèvre inférieure écarlate, à peine un peu épaisse et fendue. Et le nez un peu large, très pur, à peine relevé. Et le front étroit et haut. Et les oreilles presque trop petites perdues sous les repentirs.

Sur le palier :

Vous êtes jolie, mon enfant, dit M"' d'EUé- beuse. Il était temps que vous fussiez habillée. La cloche sonne; c'est, je pense, M. d'Astin.

CLAKA d'eLLÉDEUSE 77

Elles sortent.

Il est midi. La canicule tombe des ormeaux bleus et noirs éclate le cri d'une cigale. L'air tremble et sue. Un souffle chaud, empli d'âmes de fleurs lourdes, se traîne.

Clara d'EUébeuse se tient droite sur le perron une jambe un peu en avant; et cette grâce de cou- ventine est si naturelle qu'elle en paraît puis- sante... On songe à quelque eau vive traversée de soleil, ou à une cerise mordue par un oiseau. Par l'allée d'anémones du Japon, la lente voiture de M. d'Astin s'engage, puis s'arrête au rond-point du tupilicr qu'entourent les lianes des bignoniers d'où pendent ces longues corolles jaunes et rouges dont les enfants s'amusent.

M. le marquis d'Astin met pied à terre, péni- blement, car il a une jambe de bois. Appuyé sur sa canne, il agite son chapeau. Il est très grand. Le flot dressé de ses cheveux ressemble à une tu- lipe blanche. Sa taille mince est serrée dans un habit qui, à la base, à la roideur d'une crinoline. Il gravit le perron au bras de M. d'Ellébeuse, sa- lue ces dames qui l'attendent, et les suit au salon.

Sa voix est douce. Il dit en s'asseyant :

Ma jambe de bois ne peut me laisser en paix. Elle a, depuis deux semaines, sa crise de goutte...

78 CLARA d'eLLÉPEUSB

Et bonne-maman d'Étanges, avec un sourire en- fantin :

C'est comme moi, monsieur d'Astin... Voici dix jours que s'enfla ma main droite...

Pour Dieu!... Encore votre main n'est-elle pas une bûche et pouvez- vous la tendre... Et que dit cette belle enfant?

Il considère Clara assise en face de lui, contre ie paravent. Sur ce paravent il y a des arbres aux fruits jaunes sous lesquels sont étendus des ber- gers et des bergères. On y voit aussi une chasse au cerf. Le cerf traverse un ruisseau sont des angéliques roses. Les chiens, langue pendante, le serrent de près. Au loin, sur une pelouse, deux petits cavaliers en tricorne, la trompe en sautoir, s'efi'orcent aies rejoindre. El les arbres aux beaux fruits sont sur un fond blanc, et la rivière et les arbres sont bleus. Ce doit représenter une tombée dorée de septembre. Il semble que les cimes des ormeaux y soient agitées par un vent de grandes vacances au déclin. Et, contre ce paravent, les boucles de Clara d'Ellébeuse se détachent des fruits peints, des fruits ronds et beaux comme des grenades qui seraient des poches.

Elle ne dit rien et sourit, embarrassée et char- mante. Tandis que sa mère répond pour elle, mille pensées vivent sous ce front lisse. Elle songe que

CLAHA d'ÉLLÉDBUSB 79

M. d'Astin l'intimide, bien que, depuis longtemps, elle le connaisse et l'aime, depuis toute petite, de- puis toujours. Cependant, il lui faisait peur jadis quand il racontait son voyage à la Chine, et les missionnaires torturés. C'est lui qui donna ces deux jolies gravures dont l'une représente une femme Mongole de distinction en habit de cérémo» nie d'été y l'autre la fille aînée de l empereur,,. La Chine est un vilain pays qui donne envie de vo- mir et oh l'on torture le Christ, un pays qui a la môme odeur vilaine et noire que le coiïret qui est et qui sent le camphre et le poivre. C'est le pays du démon. Ah I combien Clara d'Ellébeuse préférerait visiter les îles de la Guadeloupe les bonnes négresses se font catholiques, sont morts l'oncle Joachim et sa fiancée Laure, qui s'ai- maient dans des fleurs... Mais M. d'Astin est très bon pour sa petite amie, et tout récemment il lui a donné un bracelet à la mode, une petite chaîne de forçat en or terminée par un boulet... 11 était, paraît-il, le meilleur ami du grand-oncle Joachim, mais il ne parle presque jamais de lui...

Tout justement, aujourd'hui, comme l'on vient de passer à la salle à manger, la conversation tombe sur l'oncle Joachim, au sujet de la jolie dé- coration de fleurs de capucines qui est au milieu de la table.

80

CLARA d'elLKBEUSB

Mon cher Henri, dit M. d'Astin, je me sou- viens que, lors du dîner d'adieux que donna le frère de votre père, à la veille de son départ pour l'Amérique, il y avait une garniture de nappe dans le même goût. Ce fut un repas empli de gaîté, à Bordeaux, au Restaurant du Brésil.

Nous bûmes h nos futures amours. Alors, certes, je ne pensais point que les siennes finiraient si tragiquement, ni qu'à mon retour de la Chine je dusse ensevelir dans ce pays sa bien-aimée Laura...

M. d'Astin se tait. Il a oublié la présence de la jeune fille. Un sourire de M"" d'EUébeuse la lui rappelle.

Vous avez, fait-il, des melons magnifiques?

Le terrain est très sableux, répond M°" d'El- lébeuse... Mais ne reconnaissez- vous point leur es- pèce ? Elle est de ces fameuses graines que vous eûtes la gracieuseté de nous offrir, il y a six ans, et que vous disiez tenir de la fille d'un poète de la Chine...

... Ou de la fille d'un mandarin, c'est tout comme. Aujourd'hui le vieux garçon que je suis ne reconnaît plus les melons... Et les mandarines, je le crains...

Un pli s'est formé entre les sourcils de Clara d'EUébeuse. Les mots qu'a prononcés le mai'quis au sujet de l'oncle Joachim la bouleversent. Elle

CLARA d'eLLÉBEUSE 81

se Téphie : Il a dit : à mon retour de la Chine... Il a dit à mon retour de la Chine... J'ai enseveli dans ce pays sa bien-ainaée Laura... On lui avait donc menti, à elle, à Clara? Elle est donc morte ici Laura? Oii? Dans la maison?... Mais elle ne s'appelait pas Laure, sa fiancée, puisqu'il l'appelait Laura, du même nom que la femme de la tombe? Comment?... Comment?... Pourquoi grand'mère lui avait-elle dit en lui montrant la miniature : C'est le portrait de M"* Laure, la fiancée, de ton grand-oncle Joachim.

sont-ils morts, grand'mère? avait-elle demandé. ^ Là-bas, h. la Pointe-à-Pitre. Alors ce n'était pas vrai qu'ils étaient là-bas?... Mais si, puisque sur les lettres du tiroir il y a écrit ; Guadeloupe... Iladit: je l'ai ensevelie dans ce pays.

Vous n'avez point d'appétit, mon enfant? remarque M"" d'EUébeuse.

Elle répond :

Je suis un peu fatiguée, petite-mère. Et boit un peu d'eau pour essayer de se donner faim.

Et, tandis que la conversation reprend autour d'elle, de nouveau elle se remémore : il a enseveli ^ dans ce pays, sa bien-aimée Laura.

Elle évoque le cimetière oii sont les cabarets- des-oiseaux, les belladones chaudes et roses et les menthes poussiéreuses. Elle se souvient que,

g2 CLARA o'KLl.rnEUSR

dans un coin d'ombre, des tomates échappées de quelque misérable potager ont mûri. Sa pensée, à travers les ronces, lit encore cette inscription :

Làurâ Lopbz i805

La nuit claire coule dans le ciel, une de ces nuits tièdes les longs moustiques désertent la rivière pour la lueur de la lampe.

C'est après dîner. M. d'Astin, qui s'est résolu à rester, joue aux échecs avec M. d'Ellébeuse. M°" d'Étanges et sa fille travaillent à leurs tapisse- ries. Clara d'EUébeuse, les bras derrière le dos, regarde, par la fenêtre qui donne sur le parc, l'ombre remuer dans les feuillages. Une vague inquiétude l'oppresse. EUenepeut être absolument heureuse. Toujours, même aux soirs calmes comme celui-cit son âme éprouve une angoisse qui semble nécessitée par le bonheur. Lorsque Clara d'EUé- beuse était petite enfant, et que le don d'une pou- pée la comblait d'abord de joie, elle l'abandonnait tout à coup, sans que ses parents comprissent la

CLARA d'ellÉBEUSE 83

cause de ce changement subit d'humeur. Elle deve- nait soudain morose, et, les sourcils froncés, jetait, pour n'y plus toucher, sa poupée dans un coin. <' Cette enfant est inconstante », disait M°" d'Etanges. Mais non. C'était qu'au plus fort de la joie de posséder ce jouet, Clara d'EUébeuse venait d'y découvrir l'insigniQante, mais inévitable tare dont rien, en ce monde, n'est exempt. Elle avait remarqué là, sur l'étoffe rose emplie de son qui simulait la chair, une petite tache qu'elle n'avait pu effacer :

Ma poupée est imparfaite, se disait-elle. Quel dommage que, dans le magasin, on n'en ait pas choisi une autre, n'importe laquelle...

Et maintenant, l'époque des jouets passée, dans les moments de plus grandes ivresses, c'est-à-dire au sortir du confessionnal, quand l'absolution et la bonne volonté régnent dans son cœur, surgit tout à coup le péché oublié. C'est le plus grand toujours. Mais l'a-t-elle seulement oublié ? Ne l'a-t-elle pas caché exprès à son confesseur. Ce doute la taraude. Est-ce qu'elle sait, elle? Peut-elle affirmer que non? Alors, elle est damnée? Cette crainte éloi< gnée, une autre, quelconque, survient, la torture parfois jusque dans ses rêves, dont elle s'éveille en sursaut avec une sensation d'étouffementet de vertige. « Ce sont des vapeurs, mon enfant », lui

84 CLARA D ELLÉDEUSH

dit M"' d'EUébeuse. Et Gertrude prépare pour Clara quelque infusion de plantain.

Échec et mat, dit M. d'Astin à M. d'EUébeuse, qui sourit.

Clara s'est retournée, la tête haute, ses beaux bras nus toujours derrière le dos. Elle sourit dans ses boucles lisses et regarde le jeu. Elle aime, sans bien les connaître, ces pièces polies qui glissent sur l'échiquier dallé comme un palais. Elle s'assied, silencieuse, auprès de la lampe et ouvre un volume qu'elle a toujours vu là.

C'est la CAzVie en mtnm/wrf, de M. Breton, cadeau fait à M. d'EUébeuse par son vieil ami d'AsUn. Clara d'EUébeuse regarde la gravure qui orne le chapitre sur la récolte du thé. Des singes roses gravissent une montagne au bord d'un ruisseau. L'un d'eux, assis auprès d'un arbre à thé, en embrasse le tronc qu'il secoue avec rage. Et des ranveaux, choient des feuilles et des fleurs que recueille un Chinois h, large culotte oronge, aux pantoufles feutrées et courbes, à tunique bleue, au chapeau défaille en abat-jour. Non loin, un singe qui a des gants blancs suce un fruit.

Clara d'EUébeuse referme le volume. Dix heures sonnent. Elle embrasse tout le monde, va demander son chandelieràGertrude, et monte dans sa chambre.

A se sentir seule, Clara d'EUébeuse éprouve ua

CLAHA d'ei.LÉBKDSB 85

soulagement. Non point qu'elle n'aime la société de ses chers parents, mais la solitude et la médi- tation apaisent un peu cette âme fragile.

« Mon enfant, lui dit souvent l'aumônier des Ursulines, vos scrupules proviennent d'une déli- catesse trop grande. Votre conscience est timorée, mais cela est chez vous la preuve d'une grande bonne volonté. »

Clara d'Ellébeuse fait sa prière, puis se désha- bille lentement, mais avec une pudeur excessive, la crainte de fixer trop longtemps ce que cache la robe de tante Aménaïde. Elle se dit qu'il est per- mis de regarder ses bras exposés ô. l'air tout le jour; mais qu'il ne faut pas toucher ou regarder à son corps inutilement, en dehors de sa toilette.

Elle se couche, pose l'éteignoir de cuivre sur la chandelle, mais ne s'endort point tout de suite. C'est le moment oiji son âme se recroqueville. Alors, ellerevoit mieux les choses en pensée qu'elle ne les a vues directement. Elle songe à M. d'Astin, îi ce qu'il a dit du grand-oncle Joachim, de la fiancée Laure, au mystère que l'on fait autour de leurs mémoires. t*uis elle se revoit dans le parc. Sous ses cils clos elle perçoit nettement la pelouse qui dévale au bas du perron, puis une cime d'ormeau, une touffe de bambous, puis une urne de pierre grisedans la perspective de l'allée ombreuse... puis s'endort.

gg CLARA d'eLLÉBEUSB

u

L*orage, pendant la nuît, atrcmpé le parc. Mais la pluie s'évapore et le soleil est si brillant sur les feuillages qu'ils fatiguent la vue. Clara d'EUébeuse se promène dans V Allée aux noisettes. Il y a des coques, àterre, vidées par les écureuils. C'estune de ces matinées fraîches et limpides qui annoncent la canicule.

Clara attend que le jardinier ait fini de bâter le petit âne. C'est fait. Elle cueille une gaule verte et, d'un banc de pierre, saute sur la bête qu'elle dirige vers la grille. Elle prend le sentier des bois do Noarrieu. Les gouttes glacées des néfliers pleuvent sur elle. L'âne trotte. Elle est toute secouée et, de temps en temps, retient son large chapeau de paille prêt à tomber. La voici sur la lisière moussue veillent les colchiques. .Dans les haies brillent des toiles d'araignées. On lentend le gloussement des ruisseaux encore gorgés

CLARA D'ELLéfiBUSB 8"?

de l'orage nocturne . Des pies jacassent, un geai crie.

Mais, au milieu des bois, c'est un silence que rien ne trouble, à peine le bruissement des hautes fougères froissées par les flancs du petit âne ; c'est un recueillement de fraîcheur qui va durer jus- qu'au soir, même aux heures torrides oii les maïs crépitent. Au pied d'un châtaignier, sur une éclair- cie de lumière et d'émcraude, il y a des gentianes. Leurs cloches sombrement bleues tentent Clara d'Ellébeuse qui arrête sa monture, en descend, et les cueille pour les allier aux reines-marguerites et aux narcisses de son chapeau des champs, orné de rubans blancs à filets paille

Elle s'assied auprès de l'arbre et, tressant les fleurs, songe avec tristesse à la fin des vacances, à la rentrée, à la grande cour des récréations d'octobre les feuilles dures des platanes sont agitées par le vent aigre et froid.

Jamais elle ne s'est bien résignée au pension- nat. Et c'est encore plus affreux les jours oii sa mère lui rend visite au parloir. Elle préférerait, tant son regret est amer aux heures de séparation, que M"' d'Ellébeuse ne lui donnât point ces joies trop brèves, empoisonnées toujours par l'attente du départ. Lorsque la cloche sonne et qu'il faut se quitter, après une demi-hsure, c'est le cœur gonflé d'angoisse qu'elle emporte h son pupiire,

88 CLARA D ELLÉBEUSB

près de la petite Vierge de métal dressée sur un autel de livres, les pâtisseries que lui envoie M°" d'Étanges. Elle n'y peut jamais goûter le soir môme et, encore, le lendemain, lui laissent-elles dans la bouche un goût de larmes, une odeur morose qu'elle a définie intérieurement ; le par- fum de la séparation.

Suis-je donc sotte, se dit-elle, de songer d'avance à tout cela...

Et elle considère un escarbotqui vient de s'abattre à ses pieds.

Il est temps qu'elle rentre, surtout si elle veut revenir parla route royale. Elle se lève et, remontée sur son âne, reprend sa route à travers bois.

Le trot de l'âne rhythme ses pensées qui, toutes en ce moment, se concentrent sur la mémoire de l'oncle Joachim et de sa fiancée. Clara d'EUébeuse songe à cette mystérieuse Laure. Toc, tec, tec toc, tec, toc tec, tec, toc font les sabots du petit âne... Oh! que je voudrais voir les colonies de Laure... Et elle se récite cette strophe d'une poésie d'Anaïs Ségalas parue au Magasin des demoiselles :

De peur qu'un maringouin ne touche à ton visage,

Tes nègres viennent déplier La moustiquaire en gaze, et sous le blanc nuage

On voit la déesse briller.

CLAHA d'ellébeusk 89

Dans l'habitation, maîtresse étincelante,

Tout un peuple noir suit tes pas; Ton trône est un liamac, ô reine nonchalante,

Et ta couronne est un madras.

.. Mais elle trouve ces vers moins beaux que ceux que compose Roger Fauchereuse, un jeune homme de leurs amis.

Clara d'EUébeuse se retrouve à la grille du parc au moment sa mère et M. d'Astin se promènent dans la grande allée. La maman de Clara est char- mante. Elle semble une aquarelle tirée des F/eurs animées. Un chapeau de grosse paille cousue de suisse, enguirlandé de reines-marguerites, encadre ses lisses bandeaux châtains, ses yeux brillants et ses joues fraîches. Elle porte un peignoir de mous- seline blanche imprimée à pois roses, et s'abrite sous une ombrelle verte. Clara d'EUébeuse met pied à terre, tend son front d'abord à sa mère, ensuite à leur vieil ami.

Avez-vous été bien loin, mon enfant? de- mande M. d'Astin.

J'ai fait le tour du bois de Noarrieu, et je suis revenue par la route royale.

C'est un grand tour. Ah ! Que ne puis-je vous accompagner, ma chérie. J'ai encore la passion des promenades matinales et des bois, mais ne puis y donner cours. Si je vous accompagnais à

90 CUIBA D HLLEBBUSB

cheval, j'en serais réduit à un seul éperon... et à une seule jambe. Triste cavalier, ma chère enfant, pour vous défendre...

Clara sourit et s'éloigne, tandis que M"' d'Ellé- beuse fait remarquer à M. d'Astin la beauté de tournesols dont les fleurs lourdes apparaissent au- dessus de la haie du potager.

Bonjour, bonne-maman. Que lisez-vous là, bonne-maman?

Je lis, mon enfant, une histoire très intéres- sante...

Et, pour expliquer, bonne-maman enlève ses lunettes.

Je lis, mon enfant, l'histoire très intéres- sante d'un navigateur presque inconnu. Cet homme, vraiment remarquable, a fait le tour du monde dans une petite barque. Il fut au pays des Hin- dous dans une ville les singes sont tout-puis- sants. On n'a pu se rendre maître de ces animaux, car ils pilent d'une espèce d'épice qu'ils soufflent à travers les yeux de leurs ennemis, à l'aide d'un roseau...

Oh! Qu'elle est jolie, bonne-maman, votre histoire... Qu'elle est jolie, bonne-maman... Bonne- maman?... Le tiroir d'en bas, de votre commode, est resté ouvert... Vous avez oublié de le refer- mer?...

CLABA d'eLLÉBEUSE 91

Non, mon enfant. C'est ton père, qui est dans sa chambre, qui vint prendre ici, tout à rheure, des papiers qui étaient sous clef... Il doit les remettre à M. d'Astin.

Quels papiers, bonne-maman?

Je crois, des lettres de la Guadeloupe... Mais cela t'importe peu, mon enfant. Il est temps que tu ailles t'apprAter pour le déjeuner.

Clara d'Ellébeuse sort de la chambre de M"" d'Étanges, et monte l'escalier en fronçant les sourcils :

... Pourquoi M. d'Astin va-t-il garder les pa- piers de la Guadeloupe? Les papiers de la Gua- deloupe, ce sont les lettres du grand-oncle Joachim... Ces papiers doivent rester dans la fa- mille... Pourquoi M. d'Astin va-t-il les empor- ter?... Je ne veux pas, moi, que M. d'Astin les emporte... Est-ce qu'il va emporter aussi le joli portrait de Laure?

Une grande tristesse, une sourde rage gonflent le cœur de l'enfant. Elle n'a jamais lu ces corres- pondances. Elle n'en a vu que l'extérieur, parfois, lorsque bonne-maman ouvrait le tiroir d'en bas. Mais elle tient à ces papiers jaunis, parce que le portrait du grand-oncle Joachim est dans sa chambre, et que l'oncle Joachim était le fiancé de Laure... Mais elle ne peut pas empêcher petit

Ô2 CLARA d'eLLÉBEUSB

père de remettre ces papiers à M. d'Astin... Elle est folie de songer à cela... Elle n'oserait ja- mais...

Elle s'habille machinalement. Cette pensée, que les lettres de l'oncle Joachim vont quitter à jamais, peut-être, la maison, la bouleverse autant qu'un scrupule religieux. Elle était, il y a vingt minutes, tout heureuse de sa promenade. Mainte- nant, sa joie est empoisonnée. L'idée fixe la ta- raude. Cependant, elle se recoiffe, met sa belle robe de mousseline et, avant de quitter sa chambre, considère longuement le portrait du grand-oncle, et lui envoie un baiser.

La porte de la chambre de petit-père est ou- verte. Elle entre et le voit assis à sa table en face de plusieurs liasses de lettres. Certaines de ces liasses sont déjà cachetées; d'autres ne sont en- core que ficelées ; d'autres sont libres. L'enfant se rend bien vite compte du travail auquel est occupé son père. Elle dissimule son émotion et dit :

Bonjour, petit père, comment avez-vous passé la nuit?

Bien, mon enfant. Tu me trouves en train d'effectuer un rangement de papiers d'affaires au- quel je m'emploie depuis ce matin. Heureuse- ment que je vais avoir terminé. Je n'ai plus qu'à apposer quelques cachets de cire... Mais ce sera

CLAHA d'eLLÉBEUSK 93

pour cet après-midi. Voici le premier coup du déjeuner.

Clara descend. Maman, grand'mère et M. d' As- tin sont déjà au salon. M. d'Ellébeuse arrive bien- tôt. M. d'Astin lui dit :

Mon cher ami, j'ai vous donner un mal de tous les diables, en vous faisant ranger cette correspondance; je vous en demande bien par- don.

Mais pas du tout, mon cher d'Astin... Voire réclamation est entièrement juste, et je me re- proche de n'avoir point songé, de moi-même, plus tôt, à vous remettre ces lettres du pauvre Joachim. Vous les relirez avec émotion... Vous me les aviez confiées à la veille d'un voyage déjà ancien, et j'eusse dû, déjà, vous les rendre.

Pendant le repas, Clara demeure silencieuse et dissimule son état d'âme. Elle fait semblant de manger, de crainte d'une observation qui la ferait éclater. Quand on ne la regarde pas, elle glisse à Robinson, qui est près d'elle, le contenu de son as- siette. Elle n'entend que vaguement ce qui se dit autour d'elle.

On sert le café sur la terrasse, à l'ombre du tu- lipier. Clara d'Ellébeuse descend le perron s'est posé le paon. Elle songe profondément :

...Ces lettres sont du grand-oncle Joachim;

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donc elles pourraient être à nous?, Cependant, il est impossible de les garder, puisque petit-père veut les remettre à M. d'Astin... Quand repart-il, M. d'Astin?

Elle fait lentement le tour du château, ses bras nus croisés derrière la taille. Sous un grand cha- peau de paille Clarisse Harlowe, sa tête, inclinée un peu vers le sol, laisse pendre en avant deux boucles à moitié dans l'ombre.

... Si je pouvais seulement, se dit-elle, conser- ver deux ou trois lettres de l'oncle Joachim?... Serait-il bien mal de les prendre dans les paquets non cachetés?... Oui, sans doute... Ce serait un vol abominable... dont je pourrais me confesser à la rentrée... Mais est-ce que l'on peut accomplir une mauvaise action, et obtenir valablement l'ab- solution, quand on s'est dit avant que Ton s'en confesserait ensuite ?^

Elle longe un vieux mur oh s'épand un lierre, fait le tour du perron et revient sur ses pas, tarau- dée par l'idée fixe," bouleversée par des scrupules et par l'envie de prendre les lettres.

Clara, lui dit M"" d'EUébeuse, allez cher- cher votre zéphyr en haut? Nous faisons, cette après-dînée, une promenade en voiture... Voua pourriez vous enrhumer au retour...

La jeune fille monte Tescalier. Elle passe de-

CLARA d'eLLÊBBCSB 95

vant la chambre de son père. La porte en est ou- verte, et les papiers sont toujours sur la table. Elle hésite, entre, s'en va, revient, ferme les yeux et les rouvre. Elle est seule. Rapidement, elle s'empare de deux lettres, au hasard, chacune prise au milieu de deux paquets rangés, mais non fice- lés, et s'enfuit dans sa chambre. Elle cache les lettres dans son sachet à mouchoirs, puis s'age- nouille et demande pardon à Dieu.

La promenade sur les coteaux est délicieuse, mais Clara d'Ellébeuse n'en goûte point le charme, et l'après-midi lui paraît long. Elle ne se sent un peu plus à l'aise qu'au retour, bien que, durant un quart d'heure oii son père est monté dans ses appartements, elle éprouve une crainte et une an- goisse inexprimables.

Enfin sa peur se dissipe lorsque M. d'Ellébeuse reparaît, une dizaine de liasses cachetées dans les mains, et disant :

Tenez, mon cher d'Astin, voici vos lettres en ordre.

Le dîner et la soirée se passent monotones. C'est, comme la veille, une tiède soirée de l'été finissant, dont le silence n'est troublé, dans le sa- lon, que par le bruit sec et léger des pièces de buis sur l'échiquier.

A dix heures, Clara d'Ellébeuse regagne sa

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chambre et va prendre dans le sachet les deux lettres qu'elle y a cachées. Elles sont écrites sur du papier rugueux et jaune, taché de poussière et d'humidité. L'une des adresses est très ornemen- tée. Les suscriptions sont identiques. En carao tôres d'imprimerie noirs et rouges :

Guadeloupe, par le Havre*

Et en belle anglaise :

Par le navire la Rosina.

A Monsieur,

Monsieur d'AsTiN,

à Aïciritz, par Balansun,

en France (Basses-Pyrénées.)

Les plis sont alourdis par de la cire et des pains à cacheter. Clara d'Ellébeuse est émue, ses oreilles bourdonnent un peu. Elle s'assied, déplie les mis- sives de l'oncle Joachim, en examine les dates, et lit rapidement.

L'Artibonite, près la Pointe-à-Pitre, ce 12 juin 1805.

L*empressement que vous mettez, mon cher Hector, à m'envoyer le plan de la petite maison de campagne doit s'installer Laura me touche infiniment. Ce que vous m'en dites m'agrée en tous points, surtout que la

CLARA d'ellkiîeuse 97

villa n'est point humide, ce qui est d'une grande im- portance pour une créole qui n'a jamais quitté les Antilles. La description qui accompagne votre plan est séduisante. Cet isolement, non loin du village s'est passée ma jeunesse, conviendra à cette âme profondé- ment blessée par la vie. Je crois, du reste, me souvenir de cette habitation. Ne l'appelions-nous pas la propriété fermée? Ne domine-t-eîlepas un léger coteau, non loin de Noarrieu? N'y a-t-il pas, tout auprès, un vieux puits auprès duquel je me suis posté bien souvent durant nos chasses au lièvre?

Ce que vous me dites du jardin me plaît également. Laure aime les belles fleurs. Comme «lie adore aussi les oiseaux, vous seriez charmant d'en faire mettre quelques-uns en volière par les petits paysans de Ba- lansim. Ils ne sont point comparables à nos oiseaux des Tropiques, mais les bouvreuils, les chardonnerets et les linots ont d'agréables chants.

Mon amie est dans une mélancolie profonde de quit- ter La Pointe-à-Pitre. Son angoisse redouble à l'idée que sa famille ne saura point si elle est morte ou vivante. Je lui ai promis que, pour rassurer ses pa- rents, vous chargeriez un de vos amis fidèles de Londres de porter lui-même au navire qui fait le courrier des Antilles une lettre qu'elle vous fera tenir, destinée à rassurer les siens.

Je ferai partir Laura secrètement pour Saint-Pierre de la Martinique, elle s'embarquera le 30 cou- rant, à bord de Y Aimahle-EUsa. Je vous prierais de l'aller quérir à Pauillac-sur-Gironde, l'on fait escale, en compagnie du D' Campagnolle. 11 est toujours entendu que Laura passera aux yeux des curieux de Balansun et de Noarrieu pour une malade

7

98 CLARA d'eLLÉBECSB

qu'un de vos amis envoie à notre docteur pour faire une cure d'air.

Vous voudrez, mon cher Hector, me faire tenir le compte de tout ce que je vous dois et de tout ce que je pourrai vous devoir.

Je vous prie d'accepter les quelques colis que je fais charger à votre intention à bord du Val-cTOr qui em- portera cette lettre. Je fais adresser le tout en douane de Bordeaux. Il se trouve, parmi ces colis, une partie du trousseau de Laura, du linge dont vous trouverez le détail ci-inclus, des robes, etc., et une guitare d'une grande valeur dont elle joue parfaitement.

Le rhum qui est à votre adresse doit être transvasé goutte à goutte dans une deuxième barrique. Vous en perdrez ainsi beaucoup, mais ce qui en restera sera délicieux.

Je ne sais assez vous remercier, mon cher Hector, de votre bonté fraternelle.

L'Artibonite, près la Pointe-à-Pitre, ce 7 décembre 1805.

Je vous remercie, mon cher Hector, des nouveaux détails que vous me donnez sur la mort de la pauvre Laura. Je désirais connaître la vérité, si terrible qu'elle fût. Ma main est prise d'un tremblement à vous écrire ces lignes. Voici dix nuits que je pleure amèrement, demandant pardon au Tout-Puissant de l'imprudence que j'ai commise, et qui a précipité dans la tomb<» le plus aimable des êtres. Hélas ! Pourquoi suis-je resté sourd aux plaintes de cette chère amie et no l'ai-je point accompagnée en France ? Pourquoi la con- fiance en moi lui a-t-elle fait défaut ? Malheureux que

CLAHA o'ELLÉnEUSB 99

je suis ! Il ne me reste plus qu'à terminer dans les san- glots et le repentir une vie si cruelle, qu'il me faut faire appel à toute ma religion pour ne point en hâter la fin.

Vous me dites que vous n'aviez rien observé chez Laura, si ce n'est un peu plus de tristesse durant les derniers jours. Mais n'étions-nous pas habitués à cette mélancolie? Ici même, sous cette triste véranda d'où je vous écris, et elle passa de longues soirées, je ne pus jamais lui donner un peu de joie. Le pauvre être fixait sur moi ses yeux douloureux, et qui semblaient marqués pour une mort prématurée. Son seul plaisir était que les maronnes lui apportassent des colibris et des fleurs. Me souvenir de ces choses fait battre mon cœur à coups précipités, ou le fait s'arrêter comme s'il allait rejoindre dans la tombe celui de ma bien-aimée Laura.

Mais se procura-t-elle la fiole de laudanum que vous avez trouvée sur sa table de nuit? Délivre-t-on des remèdes aussi vénéneux sans ordonnance? Mais que dis-je ? Si son dessein était arrêté, rien ne pouvait contrarier les lois du sort. Il fallait que ce terrible évé- nement s'accomplît.

Que ce douloureux secret demeure entre nous. Il ne faut pas que ce qui est un scandale aux yeux du monde retombe sur cette chère Mémoire. Le docteur-médecin Campagnolle et vous, savez seuls comment s'est dé- roulé ce ti'iste drame. Je connais son cœur d'ami. Il se taira, car s'il est des obligations envers les hommes, il en est de plus grandes envers Dieu qui, j'en suis sûr, s'est montré compatissant envers elle. Si le châtiment d'une mort que réprouve le sentiment chrétien doit re- tomber sur le coupable, c'est moi seul qui en assume la responsabilité, dans ce monde et dans l'autre.

La pauvre enfant doutait de mon amour. Elle pensa

400 CLARA d'ellébeusb

que le triste fruit qu'elle portait en elle m'était un sujet d'inquiétude et d'ennui, et que je l'avais exilée en France, plutôt dans l'espoir égoïste de fuir cet événement, que dans celui d'éviter le scandale de sa grossesse. Pourquoi ai-je gardé secret ce sentiment paternel qui m'emplissait de joie? Pourquoi la nature m'a-t-elle loué de ce tempérament inflexible qui cache, sous un orgueil blâmable, la plus douloureuse des sensibilités? Pourquoi n'ai-je pas assez expliqué à ma chère maî- tresse que la seule crainte de voir sa réputation effleu- rée, dans une cité sa famille occupe une situation si considérable, était la seule cause de son embarquement? Nul n'a soupçonné que la jeune fille avait gagné la France. Antonio Lopez, son frère, a fait efl'ectuer des recherches, mais en vain. Un instinct secret l'avertit cependant que je devais être l'auteur de cette disparition. A cause du manque de preuves, et de la position que j'oc- cupe ici, il n'a pu me dénoncer à la justice. Alors, il m'a cherché querelle, et vous connaissez la triste issue d'un duel où, tirant au hasard et avec l'intention de ne même pas blesser mon adversaire, je l'ai défiguré et aveuglé. Laura doutait-elle que je dusse retenir en France et l'y épouser, comme je le lui avais promis? Je ne sais. Mais chacune des questions que je me pose au sujet de son trépas m'emplit d'angoisse, d'épouvante et de re- mords. Je l'avais envoyée auprès de vouSj parce que je savais que seulement elle trouverait une âme dé- vouée et faite pour la soutenir. Je veux, ô mon ami, si ce n'est déjà fait, que sa dépouille mortelle repose dans le cimetière moi-même je dormirai un jour. Il faut que cette fiancée éternelle demeure auprès du tom- beau des d'Ellébeuse dont elle eût porté le nom. Si mon frère Tristan n'était pas mort, je vous eusse prié

«ÎLAHA d'kLLÉBEUSB lOi

de lui confier ce secret douloureux, car je désire que mes actions soient justiciables de ma famille. Je vous demande, au cas moi-même je viendrais à mourir ici, qu'à l'époque de sa majorité mon neveu Henri, au- jourd'hui âgé de trois ans, soit instruit de cette inhu- mation, et des circonstances qui la déterminèrent.

Et maintenant, reposez en paix. Mânes de ma bien- aimée Laura! Que la miséricorde toute-puissante de Dieu soit avec vous ! Chère Ombre, vous n'êtes que la victime de mon cœur terrible et passionné! Que je demeure seul sur la terre avec mes douleurs et mes remords, puisque vous n'avez même pas laissé à ma cruelle solitude le triste fruit de nos embrassements !

Je vous étreins, mon cher Hector, le visage inondé de larmes.

Joachim d'Ellébbusb.

En achevant la lecture de celte dernière lettre, la jeune fille sent sa vue s'obscurcir. Un bourdon- nement emplit ses oreilles, en même temps qu'une sueur froide l'inonde. Elle veut se lever, mais tombe évanouie au pied du fauteuil. Peu à peu, le bourdonnement reprend plus léger. Une sensa- tion de bien-être l'envahit. Elle revient à elle et comprend. Elle est seule. Sur sa table à toilette elle prend un morceau de sucre, l'imbibe d'eau de m élisse et l'avale. . . Elle s'était évanouie aussi une fois... quand elle était toute petite... Elle ramasse les lettres, les renferme dans le sachet, se couche et s'endort d'un sommeil sans rêves, jusqu'au matin.

402 CLARA d'bllébeusb

HT

Aujourd'hui est un Dimanche. Gertrude vient ouvrir les contrevents.

Il faut vous lever, Mademoiselle. On va sonner la messe. Il sera bon de partir un peu d'avance à cause de M. d'Astin.

Clara s'habille, essayant d'oublier la terrible aventure d'hier soir.

... Je prierai avec ferveur le Bon Dieu, se dit-elle, lui demanderai pardon... Il y avait des choses bien horribles dans ces lettres... Je n'ai pas tout compris... Cette personne était une femme qui n'était pas la sienne, qui allait avoir un enfant et qui, alors, s'est... Oh! mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi.

Clara d'EUébeuse descend. Elle a bien doi*mi. Son teint est reposé. M"' d'EUébeuse ne remarque aucun trouble dans la physionomie de sa chère fille. Gertrude apporte les paroissiens. On se dirige vers Téglise.

CLARA d'ëLLÉHBUSB 103

M. d'Astin va doucement. A chaque pas sa jambe de bois décrit un demi-cercle. Lui-même sourit de sa lenteur :

Rien ne sert de courir; il faut partir à points dit le fabuliste... Ahl ma petite Clara...

Tout infirme qu'il est, M. d'Astin est délicieux. De son chapeau haut de forme gris sort, pour se relever contre l'oreille, un épais flocon de cheveux d'une blancheur étincelante. Dans sa cravate de soie noire à triple tour, son cou garde une roideur charmante et altière. Sa jaquette, couleur de prairie sombre, tombe régulièrement sur un pan- talon de même teinte, et un escarpin verni, que recouvre une guêtre verte, chausse son unique pied.

M. d'Ellébeuse porte un habit bleu très serré à la taille. Il donne le bras à M"" d'Étanges, dont la robe est de Flandre grise, ornée d'olives d'ivoire. Un fichu de dentelle noire recouvre ses bandeaux blancs.

M°" d'Ellébeuse est coiffée d'un chapeau de paille de riz à rubans ivoire et roses, orné de feuillages des eaux et de tubéreuses. Un fichu- berlhe recouvre ses épaules rondes.

La journée est sereine comme le furent les pré- eédentes, et les bois semblent endimanchés.

L'humble église éclate d'une sainte lumière.

104 CLARA D ELLEBEUSE

M. le curé vient de monter à l'autel Sa chasuble est ornée de palmes vertes, de corolles dorées et roses.

Ces dames se sont agenouillées. M. d'Astin cf M. d'Ellébeuse se recueillent, debout, les bras croisés.

Clara, très inclinée, récite la prière de saint Thomas d'Aquin :

M 0 vous qui m'aimez tant, Jésus, ici véritablement Dieu « caché, écoutez-moi, je vous implore!...

« Rendez-moi amère toute joie qui n'est pas vous, impossible « tout travail fait sans vous, insupportable tout repos qui n'est « pas en vous!...

« Bonté suprême, 6 Jésus, donnez-moi un cœur épris de vous « qu'aucun spectacle, aucun bruit ne puissent distraire, un « cœur fidèle et fier qui ne chancelle, qui ne descende jamais; « un cœur indomptable, toujours prêt à lutter après chaque « tempête: un cœur libre jamais séduit, jamais esclave ; un « cœur droit qu'on ne trouve jamais dans les voies tortueuses.

« Puisse la pénitence me faire sentir les épines de votre cou- « ronne ! Puisse la grâce me verser vos dons sur la route de « rexil! Puisse la gloire m'enivrer de vos joies dans la Patrie I « Ainsi soit-il. »

Elle ouvre son livre de messe, mais ne peut suivre la lecture attentivement. Elle resonge aux lettres qui Font bouleversée, à l'oncle Joachim, à sa fiancée Laure... Laura Lopez. Oui, c'est bien le même nom que celui qui est gravé sur la tombe, là, tout près. C'est elle. Et, tout à coup, de ces

CLARA d'eLLSBEUSB 105

sentiments confus qui la hantent depuis la veille, ne surgit qu'une idée de pitié passionnée pour la pauvre trépassée. Clara d'Ellébeuse murmure mentalement : Laure... Pauvre Laure... Laura... Dolora... Dolorida... Et elle prête à cette triste inconnue, dans son exaltation, le nom de la Vierge douloureuse.

M. le curé monte en chaire et, tandis qu'il proche dans le patois du pays, Clara d'Ellébeuse regarde les assistants devant elle. Elle vient de reconnaître, à droite du bénitier, le frère d'uivO de ses amies de pension : Roger Fauchereuse.

La famille de sa compagne de classe Lia Fau- chereuse habite aux environs, à une lieue et de- mie de Balunsun, le château des saules. C'est un vieux manoir précédé d'une immense cour oij, toutelajournée, se promènent des légions de paons. Une longue avenue de saules et de chênes y con- duit. M. et M"" Fauchereuse sortent peu. M"" Fau- chereuse est d'humeur bizarre qui ne laisse point, à certaines époques, d'inquiéter son mari. Celui- ci est un gentilhomme rural, fort bien élevé et très intelligent, qui fit à Montpellier de bonnes études en médecine. Il peut ainsi, et sans que sos oflices tournent à métier, exercer sa charité au près de pauvres voisins, voire se trouver utile à des amis en cas pressant. M. d'Ellébeuse a ren-

f06 CLARA d'eLLÈBEUSB

contré parfois M. Fauchereuse, et la sympathie, d'ailleurs partagée, qu'il a éprouvée pour celui-ci lui a fait souvent regretter la rareté de leurs en- trevues. Quant à Lia Fauchereuse, on la confie parfois au régisseur, quand il va en ville, pour qu'il la laisse en passant, jusqu'à son retour, chez les d'Ellébeuse. Parfois aussi, moins souvent, elle s'y rend accompagnée de son frère Roger.

Ce jeune homme n'est que pendant les va- cances. Il a fait son droit à Paris. 11 est charmant et a du goût pour la poésie, ce qui le retient à la Capitale presque toute l'année.

Clara d'Ellébeuse rougit en l'apercevant. Il est en costume de chasse. Des cheveux bruns, assez longs, séparés sur le front et rejetés un peu en arrière, forment une volute autour de chaque oreille. Le profil est très fin. Les yeux noirs sont en même temps doux et vifs. Il est mince et grand. Le cou, entouré d'un foulard de soie blanche, jaillit, gracieux, des épaules étroites et tombantes. ... C'est la chasse qui aura fait qu'il est venu entendre la messe à Balansun, se dit Clara d'El- lébeuse.

A sortie, on se retrouve. Roger salue. M. d'El- lébeuse lui tend la main :

Comment allez-vous, Roger? Quel bon vent vous amène?

CLARA d'eLLÉBBUSB 107

Nous avons lancé il y a deux heures et n'avons pas abouti. J'ai perdu un chien du côté de Gastétis. L'un des piqueurs est à sa recherche, et l'autre garde la meute à l'auberge.

Ces dames se sont rapprochées :

Bonjour, monsieur Roger. Donnez-nous des nouvelles de vos chers parents? Ma fille se plaint de ne plus recevoir la visite de Lia.

Ma mère n'était pas très bien ces jours der- niers. Elle se passe difficilement de Lia, en ces mo- ments. Cependant il y a un mieux sensible, et j'es- père bien qu'avant peu ma sœur vous viendra voir.

Mais vous, Roger, demande M. d'Ellébeuse, pourquoi ne nous resteriez-vous pas?

Mais je n'ai point dit non, cher Monsieur... Si toutefois...

Mais non, mais non... Vous restez. Il y a place, pour vos chiens, à l'écurie. Vous coucherez ici, c'est entendu, et nous chasserons demain en- semble... Il y a dans votre chambre un Lamar- tine à votre disposition. Il n'y a donc point de raison pour que vous nous refusiez cela. J'enver- rai tout à l'heure un de mes hommes pour avertir vos parents, et faire emmener les chiens au château.

Rog<îr sourit et remercie. Et le petit groupe s'en va, le long des haies.

108 CLARA d'eLLEBEDS»

Le déjeuner est fort gai. Clara d'Ellébeuse écoute, ravie, ce que Roger raconte. Il parle lente- ment, d'une voix un peu sourde. Ce qu'il dit est original. Et puis, il sait tant de choses touchant Paris... Il est souvent reçu chez Lamartine l'ont bien fait venir son talent précoce et sa dis- tinction. De temps à autre, il regarde Clara en souriant, un peu comme une enfant, beaucoup comme une jeune fille. Et celle-ci oublie ses an- goisses, les lettres de l'oncle Joachim, son éva- nouissement de la veille... Sans doute parce que j'ai bien prié, pense-t-elle.

Monsieur Fauchereuse, dit M. d'Astin, on citait, il y a quelques mois, dans un magazine parisien, quelques très belles stances de vous, pro- noncées à l'occasion d'un mariage. J'ai fortement regretté que l'on ne donnât point tout le poème.

Si vous avez la bonté de l'apprécier, Mon- sieur, il me sera facile...

... Mais je l'ai, moi, ce poème, dit en rou- gissant Clara d'Ellébeuse.

Comment! Tu l'as! Petite cachée! s'écrie. M. d'Astin.

... Je l'ai recopié dans mon cahier de poé- sies. C'est Lia qui me l'avait prêté.

Tu iras nous chercher ton cahier de poésies après déjeuner, mon enfant, dit M°" d'Étanges. Je

CLARA D ELI.ÉBEUSB 109

suis heureuse de voir que tu aimes à recueillir de beaux sentiments bien exprimés.

Ces quelques vers, reprend Roger Fauche- reuse, je les ai récités en l'honneur de M. de la Mirandière, l'un de nos avocats les plus estimés, à la veille de son départ pour Rome oti il a été nommé secrétaire d'ambassade. Quelques jaloux y virent, en plus de la cordiale amitié que je m'étais efforcé d'exprimer, une allusion désobligeante au peu de talent de certains tribuns actuels. M. de Lamartine, qui assistait à ce mariage, voulut bien prendre fait et cause pour moi. Quelques belles dames me félicitèrent et, le soir même, au bal de l'Ambassade anglaise, celui qui s'était mon- tré le plus courroucé vint me féliciter et choquer son verre contre le mien...

Clara d'Ellébeuse est toute saisie d'admiration. Comme Lia doit être fière de posséder un frère pareil. Il a des mains fines comme une femme, et il la regarde avec tant de bonté. Elle se sent tout intimidée par lui. 11 a une façon de sourire qui fait que l'on ne sait pas s'il se moque de vous joli- ment... Elle n'oublie jamais quand elle le ren- contre... Un premier mardi du mois, jour de sor- tie... 11 était en voiture, à Pau, en compagnie d'une dame très élégante. Oh! Qu'elle était belle!... Elle avait une grande capote rose... Elle était

IIQ CLARA D'BLLÉBBUSB

appuyée nonchalamment sur les coussins de la berline... Son corsage était d'organdi à pois sau- mon... Qui était-elle? Qui sait? Peut-être une grande dame de Paris venue exprès pour soigner Roger, au cas il tomberait malade...

... Les poètes doivent être malades, et les jolies dames les soignent... Us sont aimés des créoles qui récitent leurs vers dans des hamacs, à l'ombre de grandes fleurs... Roger Fauchereuse ira, peut- être, aux colonies... On y donne des bals... Il y rencontrera une jeune lille comme Laura... Non! Pas comme Laura l... Gomme moi, alors? Non, parce qu'elle sera brune... La lanterne du nègre éclairera la forêt, comme dans Paul et Virginie... Ils se marieront dans l'église, le matin... Elle sera bras nus sur des haies de roses... 11 y a des sau- terelles bleues dans les prairies...

Le déjeuner s'achève, on va sur la terrasse.

Tout le monde s'est assis en cercle. Des guêpes bourdonnent sur les feuillages. La cloche sonne les vêpres. Des coquelicots noirs se fanent sur la pelouse.

Mon enfant, dit M°" d'EUébeuse à sa fille, vous seriez bien gentille, maintenant que le café est servi, d'aller nous chercher le cahier de poésies 011 vous avez recopié les beaux vers de M. Fauchereuse.

CLAnA d'ellébeusb 111

Clara d'Ellébeuse va dans sa chambre. Elle ouvre le cahier à la page se trouve le poème de Roger. une pensée a séché. Vite, elle l'enlève. Mais la tige et le cœur de la fleur ont laissé, en s'y écrasant, une petite tache d'un vert jaune. Clara veut l'effacer, mais ne peut y réussir. Elle mouille son mouchoir et frotte la tache qui s'élar- git. C'est comme les clefs de la femme de Barbe- Bleue. Elle redescend, et tend le cahier tout ou- vert à Roger. Celui-ci sourit. On fait silence. Il lit :

A Franz de la Mîrandière. A l'occasion db son mariagb

Au moment que tu vas, sur une voile errante Tranchant le tiède azur d'une mer transparente, Porter ton bel amour aux pieds des orangers, Laisse un moment souiller aux cordes de ma lyre Cette brise du cœur, spirituel zéphire

Qui berce Dieu dans ses vergers.

La vie est devant toi, s'ouvrant comme un portique de suaves lys mêlent au pur cantique De ton hymen naissant leurs parfums langoureux. Tribun, laisse un moment l'orage populaire Gronder, et que ta voix qui calme sa colère ITftit plus que des accents heureux.

H2 CLARA D'ELLRnKUSB

Si tu t'en vas errer sur la plage dormante, Abandonnant ton bras à l'épouse charmante, Et laissant l'Océan souffler dans tes cheveux. N'écoute plus les voix des factions humaines, Mais, les regards fixés sur celle que tu mènes, Comprends la voix de l'âme et ses secrets aveux.

Lorsque tu penseras à ta chère Patrie, A celte Liberté par les bardes chérie. Four qui nous combattons et pour qui nous mourrons, Dis-toi : la Liberté que Dieu donne à notre âme Est sainte, s'il prosterne aux genoux d'une femme Tous les orages de nos fronts.

Et maintenant, haussons nos coupes de jeunesse Aux lèvres de l'ami deux fois heureux qui laisse Un songe s'éveiller dans la réalité, Et que nous saluons au seuil sacré d'un tempie, D'où l'avenir, soleil des jours passés, contemple Tout un bonheur d'éternité.

Merveilleux! Oh!... Merveilleux I... s'écrient en même temps M™" d'EUébeuse et d'Étanges. M. d'EUébeuse, gravement, fait un signe d'appro- bation. Quant à M. d'Astin, il se lève, très ému, et, tendant la main à Roger Fauchereuse :

Jeune homme, lui dit-il, les larmes aux yeux, je ne suis point dans vos idées. Mon siècle est mort. Mais laissez-moi vous dire que vous irez loin.

Roger Fauchereuse s'est levé. Son attitude, un peu empruntée, est charmante. Il a rendu le

CLARA d'eLLÉbEUSB 113

cahier à Clara et, le poing sur la hanche, sanglé dans sa redingote de chasse, la tête un peu en ar- rière, il regarde le déroulement des collines. Un murmure des chants des vêpres parvient jusqu'à la terrasse. Et, dans les villages lointains, des cloches battent.

Clara d'ElIébeuse n'a rien dit. Jamais peut-être elle ne fut plus doucement dmue qu'aujourd'hui, si ce n'est le jour de sa première communion. Encore ce jour-là, sa joie fut-elle empoisonnée par des scrupules. Elle se souvient qu'au moment de partir pour la messe elle craignait d'avoir bu de l'eau pendant la nuit. Avant d'aller se ranger parmi ses compagnes, elle fit part de son inquié- tude à sa mère qui en sourit, et l'envoya à M. l'aumônier qui la tranquillisa. Elle évoque cette sainte journée. C'était il y a cinq ans. Elle avait une couronne de roses blanches sur ses ban- deaux ondulés, une chemisette ornée de ruches de tulle, et une robe et une jupe festonnées. Dans son missel recouvert d'ivoire, elle avait réuni les pieuses gravures que ses amies lui avaient données. Au dos de ses gravures, on lisait de fines dédicaces : « A ma chère Ciara, en souve- nir du plus beau jour de notre vie; » uAma tendre amie Ciara d'Eliébeuse, jusque dans la Patrie de Dieun; « A ma préférée Clara, souvenir d'une

114 CLARA D'EI-LÉnEUSB

Journée bien heureuse. » Et ces gravures étaient des cœurs qui flambaient, des calices d'or d'où s'élevait l'iiostie dans un rayonnement de gerbes au soleil; des saints prosternés sous des éclairs; des Vierges qui tenaient l'Enfant-Jésus et dont un pied nu, posé placidement sur le monde, écrasait le serpent tentateur; des agenouillemenls de com- muniantes à la Sainte-Table recevant le Sacre- ment des mains d'un digne prêtre, aux cheveux bouclés.

...J'étais en blanc, se dit Clara... On est en blanc le jour de sa première communion et le jour de son mariage...

Certes, Clara est heureuse aujourd'hui. Elle peut chasser les sombres pensées. L'histoire du grand-oncle Joachim et de Laura ne lui apparaît plus qu'à travers une brume, comme un songe triste et qui serait doré. Elle se lève et va rapporter le cahier dans sa chambre, et revient à la terrasse. On passe au salon oii Roger Fau- chereuse, d'une voix pleine de sentiment, chante, en s'accompagnant sur la guitare, une nouvelle romance de Loïsa Puget : Quand tu reviendras.

Un domestique de M. d'EUébeuse vient annon- cer que le chien a été retrouvé et mis à l'écurie, et que la valise contenant les effets de M. Roger est arrivée. Sa famille avertie la lui envoie.

CLARA d'eLLÉDEDSB 115

M. d'Ellébeuse conduit le jeune poète dans la chambre qu'il lui a destinée, et lui dit :

Mon cher Roger, agissez comme bon vous semblera.

Merci. J'ai quelques lettres à écrire.

Vous avez tout ce qu'il faut pour cela.

Au moment du dîner, Roger Fauchereuse réap- paraît. 11 a revêtu un habit vert qui moule sa taille fine. Il porte des guêtres d'étoffe d'une cou- leur assortie à celle de son pantalon. On cause de la chasse projetée pour le lendemain. Il est con- venu que Clara d'Ellébeuse y viendra. On la pos- tera, pour qu'elle ne se fatigue pas trop, au pied de quelque chêne.

Le départ de M. d'Astin interrompt cette con- versation. Sa voilure estavancée. Il fait ses adieux.

On voit son lourd carrosse s'enfoncer sous les feuillages de l'allée se meurt le bel après-midi. Il disparaît, puis reparaît entre les magnolias dont une lourde fleur se détache et neige sur les che- vaux.

115 CLARA d'eLLÉBEUSB

IV

Clara d'Ellébeuse a rôvé pendant la nuit. Elle a rôvé qu'elle était Laure et que Roger était le grand-oncle Joachira. Elle était sous une fleur qui était une grande cloche blanche. Elle étouffait, Une voix lui criait : « Malheureuse! Voici venir le temps de ta grossesse! »

Elle se réveille en sursaut, aux coups frappés à la porte par Gertrude qui dit :

Mademoiselle, il est cinq heures.

Clara se rappelle que l'on va chasser le lièvre. Elle fait sa toilette, s'habille rapidement, oublie son vilain cauchemar en songeant à Roger et à la belle matinée qu'il va faire. Gertrude lui apporte à. déjeuner. Les courants gueulent dans la cour. Clara descend. Elle va prendre son fusil dans la bibliothèque, oii se mêlent des parfums de vieux livres, de ratière et d'ombre.

M. d'Ellébeuse, Roger et les trois piqueurs sont déjà sur la terrasse. Elle les y rejoint. Roger veut

CLARA d'eLLÛBEUSE li7

lui prendre son fusil et le porter, mais elle le lui refuse en riant. On franchit la grille.

Dans l'ombre fraîche el grise de l'aube, les con- tours sont durs et noirs. On découple bientôt les chiens qui reniflent et rampent sur un chaume. L'und'eux s'attarde. Un autre tourne sur lui-même. Tous épandent une odeur caséeuse. Quelques-uns trottent vite, bassets torses, griffons moustachus et braques dégingandés.

Tout à coup un long appel jaillit d'une gorge. Immobile, le cou tendu, le corps raidi, les yeux vagues, un chien hurle puis se tait une seconde. Et, de nouveau, il sonne. C'est un gémissement long qui tremble dans l'air matinal, l'ébranlé de la plaine aux coteaux. Ses compagnons accourent à lui. Il crie toujours, le mufle haut et froncé, re- muant la queue, les oreilles dressées et ridées. Puis tous, presque en môme temps, se mettent à donner. Un jappe. Ceux-ci ont deux notes pro- longées : haute puis basse, et ceux-là jouent du tambour de leur gosier. Et là-bas, pendant les silences, répond la meute de l'écho. La chasse va.

Les jolies guêtres chamois de Clara d'Ellébeuse se trempent aux fougères. Elle suit les chasseurs. Parfois un ajonc la pique aux genoux. Les halliers laissent couler sur son large chapeau orné d'une aile de geai, en pluie glaciale et Jjrillante, la rosée.

418 CLARA d'blLÉBEDSB

Il s'élève des champs un effluve de terre et de menthe. Le lièvre se dérobe. On gravit un petit coteau.

Mon enfant, dit M. d'Ellébeuse à sa fille, tu te fatiguerais... Va te poster sur le petit chemin, près de la propriété fermée ; nous t'y rejoindrons tout à l'heure. Nous allons aussi nous poster, Ro- ger et moi.

... La propriété fermée ^s& dit Clara d'Ellébeuse, n'est-ce point l'habitation dont parle l'oncle Joa- chim dans la première lettre, l'habitation était Laure?... Mais si... Lentement, la jeune fille se rend sur le sentier. Elle regarde, comme si elle la voyait pour la première fois, cette maison close qui n'a qu'un étage. Une palissade en minces écha- las cassés, mal reliés entre eux par des fils de fer, entoure le petit jardin abandonné l'enfant pé- nètre. Les gonds des contrevents verts sont usés. Du bout du doigt, Clara d'Ellébeuse en caresse la rouille grenue. Une grande émotion l'envahit : Il doit faire froid et noir au dedans, se dit-elle. Il doit y avoir des toiles d'araignées pendantes.

A gauche, près du chemin, un bosquet de chênes ombrage un puits.

Clara se promène dans le jardin elle consi- dère, montant de l'herbe haute pleine de pavots, de pieds-d'alouette et de folle-avoine, des rosiers

CLAHA d'eLLÉBEUSE 119

pareils à des ronces, et qui formèrent peut-être nne tonnelle. Il y a une planche de banc, humide et pourrie, qui est là.

La chasse s'est éloignée. A peine Clara d'Ellé- beuse entend-elle les chiens de temps en temps, comme s'ils étaient au fond du ciel.

Elle cueille des fleurs et songe à leurs symboles qu'elle a recopiés sur son carnetde couventine, en cachette, car cela est défendu.

... Le pavot mauve, si fragile, signifie sommeil et langueur ; le pied-d'alouette, dont chaque fleur est comme un papillon bleu, timidité, ingénuité; la rose, fraîcheur et tendresse...

... Laure connaissait-elle le langage des plantes? Pauvre Laure ! Elle a bien soufl"rir... Est-ce que c'est qu'elle est morte? était sa chambre ? Est-ce que c'était au contrevent de gauche ? Il y a un clou, là. Est-ce qu'on y suspendait une cage? Elle aimait les oiseaux.

Clara d'EUébeuse n'entend plus la chasse qui est bien loin, sans doute... derrière le coteau... Est-ce que papa et Roger sont avec les pi- queurs?...

Elle ne sait pourquoi, elle a envie de sangloter.

... Elle aimait les oiseaux, Laure... Et elle jouait de la guitare... Qui avait délivré le laudanum?

Le ciel est pur comme une source bleue. Le so-

120 CLARA H £IXBBEUSB

leil de neuf heures jette une ombre épaisse au pied du puits.

... Laure buvait de cette eau, peut-être?... Et si j'en buvais, moi? Il y a un seau neuf qui doit servira quelque métairie du voisinnge... Que l'in- térieur du puits est noir et beau! Il y a des scolo- pendres, des violettes et des mousses glacées... Il y a un tremblement de soleil sombre aufond... Le seau n'est pas trop lourd... Il revient... L'eau est claire... Qu'elle est fraîche...

Vous allez prendre mal, mademoiselle Clara !

C'est Roger qui a dit cela. Il a surgi tout à coup.

Votre pore n'est pas ici?... Il m'avait dit qu'il y viendrait... Peut-être a-t-il suivi les chiens?... Voulez- vous bien laisser cette eau... J'ai du vin dans ma gourde. En voulez-vous un gobelet?

Merci, monsieur Roger... Merci. . Je ne bois jamais que de l'eau... Je n'aime pas le vin... Je ne bois jamais de vin.

Elle sourit à Roger et s'assied sur une poutre, au pied du puits. Roger se place auprès d'elle. Ils ont posé leurs fusils contre la margelle.

Savez-vous, monsieur Roger, qui habitait cette maison?

Ma foi, non... Je l'ai toujours vue fermée

CLARA d'eLLKBEUSB 121

ainsi... Je la trouve extrêmement jolie. Et vous?

Oh!... Moi, si j'étais poète comme vous ou comme Almaïde de Fleureuilje saurais bien... Je parlerais...

Quiest Almaïde de Fleureuil?

Une grande du couvent... '— De quoi parleriez-vous ?

Je parlerais des contrevents, de la rouille et des vieilles fleurs... Il y a de vieilles fleurs qui souffrent d'être seules, parce qu'elles ont appar- tenu h des personnes mortes... comme dans ce jar- din... On se flgure les personnes... Elles étaient bonnes et causaient le soir quand il faisait tiède... Est-ce que vous voudrez écrire cela dans vos poé- sies, dites, monsieur Roger? Elles sont belles, belles, vos poésies... Moi, je suis une petite enfant dont vous riez... Gela me donne envie de pleurer... Tenez... J'ai cueilli ces fleurs pour vous... Tenez...

Et Clara d'Ellébeuse, d'un geste brusque et ma- ladroit, jette les fleurs aux pieds de Roger. Celui- ci sourit et dit à l'enfant :

C'est bien gentil, cela, ma petite amie. Je ferai des vers sur ces fleurs et les enverrai, pour vous, è, votre maman...

Mais tout à coup il cesse de parler, surpris... Il se tourne vers Clarad'Ellébeuse, pensant qu'elle rit, la tête dans les bras. Il écarte doucement l'une

^22 CLARA d'eLLÉBEUSB

des mains de l'enfant... Et voici qu'elle sanglote, qu'elle sanglote pour de bon... De grosses larmes coulent le long de ses boucles.

Et, tout embarrassé, ne voulant pas comprendre, il lui demande avec douceur :

Qu'avez-vous, ma petite amie ? Pourquoi pleurez- vous ainsi ?

Mais Clara d'EUébeuae ne répond point et, lon- guement, pleure encore, les coudes sur les genoux, son chapeau tombé. Roger tout ému le ramasse.

Ne pleurez pas ainsi, petite amie, vous me faites beaucoup de peine...

Et comme d'une main légère il caresse la nuque lisse et dorée de l'enfant qu'il veut con- soler, celle-ci enlace tout à coup son grand ami et pleure longtemps, le front caché sur lui.

L'appel d'une corne de chasse leur parvient de très loin. Roger se lève et répond. Il prend le petit mouchoir que Clara d'Ellébeuse tient sur ses genoux et, gentiment, lui essuie les yeux en sou- riant. EUe sourit aussi.

Vite, vite, petite amie... Ne pleurez plus. Il

CLARA d'eLLEBEUSK 123

ne faut pas que l'on voie que vous avez pleuré. Je vous aime bien. Soyez gentille.

Clara d'Ellébeuse va tromper son petit mou- choir dans l'eau ensoleillée du seau, et s'en hu- mecte les paupières. C'est fini.

Le maître-piqueur arrive avec les chiens. M. d'Elîébeuse et les deux paysans le suivent à peu de distance, portant deux lièvres tués sur le coteau de Castélis.

C'est moi qui les ai tirés I Vous n'avez pas suivi, Roger ? C'a été très amusant.

... Ma foi, non! J'étais un peu fatigué... Et j'avais une compagne charmante.

Et toi, ma chérie?...

Moi, je suis contente, petit-père...

Eh bien, alors : En avant ! Marche I Et l'on redescend dans la plaine.

Des merles s'effarouchent dans les haies. L'un eux se pose à terre.

Tire-le ?

Clara d'Elîébeuse épaule lentement et ne tire point. L'oiseau file. Elle éclate de rire :

Il était si gentil, petit père...

Et, visant soudain la cruche d'un pailler, elle tire et la brise, puis rit de nouveau.

J'ai encore un coup I... Monsieur Roger, sur quoi faut-il tirer ?

124 CLARA d'eLLÉDEUSE

En l'air, sur ma casquette ?

Non, elle est trop jolie.

- Si, je le veux. Ce me sera un souvenir. Un... deux... trois... Ça y est I

Clara d'Ellébeuse est toute fière. Il y a des marques de plomb à l'étoffe.

Mais c'est charmant ! Elle m'était un peu lourde, ma coiffure 1 Vous m'avez rendu un réel service... Lia, pour faire ce travail h l'aiguille, i eût mis certainement trois quarts d'heure...

Clara d'Ellébeuse rougit de joie. Elle vient de voir, dans les doigts de Roger, les fleurs qu'elle avait cueillies pour lui, et qu'elle avait jetées à terre.

* *

Roger repartit le soir môme, laissant dans le cœur de l'enfant une douceur pareille à la tombée dorée et blanche des après-midi de septembre. Le cœur de Clara d'Ellébeuse éclate comme un fruit. Elle se réfugie sous les charmilles. L'his- toire du grand-oncle Joachim et de la fiancée Laure ne lui apparaît plus ni si dramatique, ni si funèbre. Elle y peut resongor avec calme.

CLARA d'eLLÉiîEUSH 125

... C'était la vie créole d'autrefois, se dit-elle, la vie ardente et passionnée.

Elle ne sait trop quelle était cette existence, ni ce que signifient ces qualificatifs exaltés dont elle la revêt, mais elle évoque en secret la splen- deur des îles dans la teinte des vignes vierges d'automne et des liquidambars finissants, et dans les rosaires de piments de feu que Gertrude suspend aux lucarnes du grenier. Elle se voit, avec Roger, en quelque bal des Antilles, ou d'ailleurs, car il est encore des noms charmants : la Floride ou Louisiane, ou la Caroline du Sud que décrivait un jeune marin dans le Musée des Familles. Il y a des révolutions. Les champs de cannes h sucre sont incendiés et l'esclave fidèle emporte jusqu'à la cime d'un cocotier l'enfant que veut tuer le chef des rebelles...

Les rêveries de Clara augmentent sa piété. Ses scrupules ont disparu. Elle trouve Dieu infiniment bon. Par ces journées encore torrides, l'humble église est comme un nid frais. Elle s'y retire sou- vent, mais ne demande plus pardon à Dieu pour les péchés qu'elle a commis. Sa prière est une muette exaltation, une légère fumée d'encens qui la transporte en ravissement. Elle enveloppe les pieds de la Vierge d'une sorte de cantique

126 CLAnA d'ellébeusb

mental. Un jour, pendant l'élévation, elle chasse de sa mémoire ces vers de Roger :

La'isse un moment souffler aui cordes de ma lyre Cette brise du cœur, spirituel zéphire Qui berce Dieu dans ses vergers.

Un après-midi, Lia vient la voir.

Figure-toi, ma ch5re, lui dit-elle, que ton frère nous a ravis l'autre jour en nous lisant de ses vers... Est-ce qu'il en récite souvent chez vous ?

Non, ma chère. 11 ne nous fait pas cet hon- neur, et puis...

- Et puis ?...

Les jeunes personnes, dit Roger, ne les peuvent pas tous entendre.

Tu n'as jamais lu de ceux-là ?

Curieuse... Une fois... C'était une poésie pour une dame.

Il y avait ?

Je ne sais plus... Il parlait de ses épaules...

Tu crois qu'il les a' vues au bal ?

Oui, sotte, tiens...

Clara d'EUébeuse n'achève pas. Elle s'absorbe, resongeant h cette jolie dame qu'elle aperçut un jour en voiture avec Roger, cette jolie dame qui avait une grande capote rose.

CLARA d'eLLÉBEUSE 127

Mes enfants? appelle M°" d'Ellébeuse; il est temps que vous veniez goûter.

Les amies vont s'asseoir à la salle à manger en face l'une de l'autre. En s'arrangcant sur leurs chaises, elles se sourient d'une manière embar- rassée, enfantine et contente, de ce sourire inno- cent et bon, presque un peu attristé, de deux cou- vcntines qui se rencontrent hors du pensionnat.

Clara d'Ellébeuse a mis la robe de tante Amé- naïde, et ses boucles tombent à ses épaules comme des copeaux de hôtre. Lia Fauchereuse, moins blonde que son amie, est coiffée à la vierge, avec un nœud de velours à gauche du chignon. Elle a des yeux noirs, un peu taillés en amande comme ceux deson frère. Son nez est très aquilin, sa bouche ronde et petite. Elle porte une robe lilas à double jupe sur un dessous très empesé, et ses pantalons tombent droit sur ses bottines de même couleur que la robe. Une guimpe recouvre le bas du cou et les manches, très courtes, terminées par une double frange, laissent voir les bras minces et bruns. Des mitaines légères de soie noire donnent à ses petites mains un air raisonnable. Elle sourit toujours b. son amie, tenant déjà sa cuillère au- dessus d'une assiette de framboises sombrement transparentes.

M"" d'Ellébeuse se retire. Et les petites mangent

128 CLARA d'eLLÉhEUSS

silencieuses, tandis qu'à l'horloge du trumeau sonnent quatre heures. De temps en temps, Clara d'Ellébeuse se lève pour servir son amie. EUe- môme a écrit deux petits menus : framboises^ raisiîis, pommes^ brugnons, crème au chocolat, confi- ture d'abricots, chinois, sirop de groseilley orgeat. Et tout à coup elles éclatent de rire parce que sur le rebord de la croisée le paon vient de s'abattre comme un grand bouquet d'ombre.

Après goûter, elles vont sur la pelouse et là, une jambe en avant, la tête haute, le bras étendu atten- dant le volant, elles jouent.

Allons voir s'il y a des œufs au poulailler? s'écrie soudain Clara d'Ellébeuse.

Et, dans le foin, elles vont recueillir trois œufs tièdes qu'elles rapportent à Gertrude qui s'exclame avec bonté. Elles repartent et, se donnant le bras, s'enfoncent dans l'allée ombreuse.

Est-ce que tu as des nouvelles d'Almaïdo de Fleureuil?

Oh!... ma chère, figure-toi, répond Lia, figure-toi... Roger a vu avant-hier des poésies d'Al- maïde dans mon cahier...

Qu'est-ce qu'il a dit?

11 a dit : Ce sont des vers d'une jeune per- sonne très exaltée.

C'est tout ce qu'il a dit?

CLAHA d'ellrheusb 129

Il m'a dit encore : Ton amie Clara d'EUé- beuse m'a parlé l'autre jour de M"' Almaïde de Fleureuil... Mais ce que me disait ton amie était cent fois plus joli que les vers d' Almaïde.

Et alors, ma chère?...

Alors je lui ai demandé ce que tu disais.

Et qu'est-ce qu'il t'a répondu?

Elle parlait d'un vieux jardin.

C'est tout? demande Clara d'EUébeuse in- quiète.

C'est tout.

... Oui, c'est vrai... Je lui parlais d'un vieux jardin?

De quel jardin?

Du jardin de la maison fermée.

Qu'est-ce que c'est que la maison fermée?

C'est une propriété sur le coteau de Noarrieu.

Qui l'habite?

Personne, puisqu'elle est fermée... Mais il y i eu, dans le temps...

Qui? Dis?

Une étrangère malade... je crois...

Regarde ce gros lézard vert?

Il a la tête bleue.

J'entends la voiture... C'est le régisseur

qui vient me chercher... Ohl ma chère... que

c'est court...

9

130 CLAIIA d'eLLI'ïBEUSB

Nous ne nous reverrons plus qu'au cou- vent?... C'est la .fin des vacances.

Oh! Que c'est ennuyeux, ma chère... Et

Roger repart après-demain... Je vais être presque toute seule... Tu m'écriras?

Je t'écrirai... Toi aussi?...

Oui.

La belle saison décline. Les jours qui suivent s'effeuillent sous les vents désolés d'automne ou s'endorment au bruit des pluies. Clara d'Ellébcuse emploie ses après-midi h ranger et èi déterminer les derniers rameaux fleuris de son herbier. Avec la pointe d'une épingle, elle compte et détache soigneusement les étamines. Voici l'dRciîie des prés, qui exhale une odeur d'amande douce et qui hante les prairies inondées. Voici la Scrofulaire aqua- tique et le Colchique automnal^ nuisible aux trou- peaux etdont la lueur veille sur les herbages. Voici V Attrape-mouches habitant des tourbières, qu'ar- genté éternellement la rosée du soleil, ce qui lui a valu le nom de Rof^solis. Voici la Gentiane pneu- monanthe aux sombres cloches bleues, et la fragile Bruyère vagabonde^ et VOrigan désolé dont les

CLAIU O^ELLHUIttlSB 131

fleurs sont humbles et odorantes, amies des pre- miers vents d'orage, et la Sauge commune dont le nom signifie plante salutaire, et la Mélisse agréable aux abeilles. Et Clara d'Ellébeuse relit dans sa botanique, dont la préface est ornée d'une Vierge fleurie, ces vers d'un poète inconnu :

La mélisse commune et l'herbe du Milet, Ingrédients précieux au maître des abeilles, Invitent tout l'essaim bourdonnant qui volait A clore ses ailes vermeilles.

Bientôt, il faut refermer la flore et songer à la froide rentrée.

Clara d'Ellébeuse range dans sa malle un tas de petites affaires. Elle met en ordre, dans un petit coffret, les missives que ses amies lui ont écrites durant ces vacances. Elle les relit en les classant. Voici une lettre de cette originale Victoire d'Etre- mont. Elle lui mande, avec beaucoup de « ma chère » et de points d'exclamation, que, pendant un pique- nique, le fiancé de sa sœur aînée est tombé à l'eau, la tête la première; qu'il avait de la vase dans ses souliers et dans ses poches; qu'il n'avait pas d'habits de rechange ; que c'était comique, en entrant au château, de voirEdmée pleurnicher et essuyer Eugène avec son mouchoir de batiste. Voici des nouvelles de Blanche de Percival, qui

132 CLARA D'ELLéDKUSB

se plaint amèrement de n'avoir pas reçu une seule lettre de leur amie Sylvie Laboulaye. « C'est une ingrate », conclut-elle. Quanta Rose de Limércuil, elle lit beaucoup : « Ce qui m'a surtout enthou- « siasmée, écrit-elle, c'est l'histoire d'un jeune « homme, par M"* Derval, que l'on a pris pour un « autre qui a été assassiné, qui s'habille en bour- « reau et qui retrouve sa fiancée qui s'échappe, « dans un cachot de la Terreur. »

Soudain Clara d'Ellébeuse fronce les sourcils. Elle allait oublier, dans son sachet à mouchoirs, les terribles missives de l'oncle Joachim. Elle va vite à son tiroir, prend les deux lettres, les glisse entre celles de ses amies, et referme le coffret dont elle cache la clef dans la doublure de son mantelet de couvcntine.

CLARA D'ELLÉBEUSE 133

La tristesse du vent émeut les platanes d'Octobre de la cour des récréations. Une aigre et froide poussière tourbillonne. Le mince jet d'eau se brise à chaque instant. Les goûters sont terminés, et les papiers qui enveloppèrent les gâteaux, les pommes et les oranges volent au ras du sol. C'est le moment le plus animé des jeux. On voit évoluer les robes noires des couventines. Celles-ci font exception qui se promènent, confidentielles, en- semble ou avec leurs maîtresses.

Les plus nom breuses courent ou sautent, ou jouent au volant et aux grâces :

Lia ! Tu es prise ou je n'y fais plus I

Vingt-un, vingt-deux, vingt-trois... Manqué 1 A toi.

Tu as parlé. ! C'est à moi de recommencer.

en suis-je?... Tu as foulé la ligne.

Ne crie pas comme ça.

Je te dis que non.

134 CLARA D ELLKCEUSB

Le palel est juste...

Aï!... Que je me suis fait mal au genou...

... Et alors, raconte l'une des promeneuses à ses compagnes, et alors, ma chère, quand elles furent allées dans la chambre, et qu'elles furent revenues au réfectoire, on s'aperçut qu'elles par- laient peu, et que leurs voix étaient rauques... Elles disaient qu'elles revenaient de Palestine... La converse qui les servait à table, ma chère, vit une botte rouge sous la robe... tout h, coup...

L'épingle est entrée dans la balle I

Aï! Aï! Aï!

Que tuessotte!... Machère, si tu cries comme ça, je n'y fais plus.

Le vent souffle toujours, désolé. Des moineaux déjà gonflés par le froid pépient dans la poussière, craintifs, s'envolent en emportant des miettes do pain.

Clara d^llébeuse est seule, assise sur un banc, pliée en deux, une main sur sa poitrine. Depuis trois jours, elle est en proie à des douleurs aiguës qui la prennent au long des côtes, à l'échiné, à la gorge, à la nuque. Elle serre les dents et ne dit rien de son mal, soit qu'être plainte l'exaspère, soit qu'une épouvantable idée ait germé dans son cerveau déséquilibré. Un petit cri, parfois, et c'est tout. Elle est là, depuis le commencement de la

CLARA d'rLLBBEUSE 135

récréation, troussée dans sa capeline noire, un peu tremblante de fièvre, et ne répondant point à ses compagnes qui l'interrogent en passant, pas môme à Lia, sa chère amie.

Mais celles-ci ne s'étonnent point de son mu- tisme, la sachant souvent bizarre. Un petit panier est à côté d'elle, empli de raisins flétris, bien arrangés par Gertrude, que lui apporta hier sa mère, et auxquels elle n'a point touché. Elle est farouche comme un petit animal malade. Ses repentirs sont en désordre sur ses joues pâles.

Elle ne se relève que lorsque la cloche sonne pour la rentrée à l'étude.

Mon enfant, lui ditM"" la Supérieure, qui passe \h comme par hasard, si vous êtes malade, il ne faut point vous fatiguer. Vous êtes, d'habitude, une excellente élève. On a constaté qu'un changement s'est opéré en vous depuis trois jours. Etes-vous souffrante?

Je suis un peu fatiguée, ma bonne mère... Mais cela ne sera rien...

En ce cas, mon enfant, vous êtes dispensée de tout devoir... J'exige même que vous vous re- posiez comme vous l'entendrez... Vous avez, Dieu merci, donné assez souvent des preuves de votre assiduité... Si vous ne vous jugez pas assez malade pour aller h l'infirmerie, demeurez h l'élude, mais

136 CLAHA d'eLLÉBEUSB

ne vous y fatiguez point... Môme je vous permets, exceptionnellement, des lectures libres, comme à la veille des vacances. Allez, mon enfant.

Clara d'EUébeuse entre à l'étude ses com- pagnes sont déjà au travail. Les plumes d'oie grincent ensemble sur les cahiers méthodiquement inclinés. Les enfants s'appliquent la tête penchée sur l'épaule droite, un bout de langue ressorti.

Clara d'Ellébeuse lève la planche de son pupitre qu'elle maintient longtemps ouvert à l'aide d'une règle. De sous ses livres, elle sort l'une des lettres du grand-oncle Joachim. Elle la déplie et, la figure hébétée par l'angoisse, elle en relit, pour la cen- tième fois, la fin :

« Que je demeure seul sur la terre avec mes dou- « leurs et mes remords, puisque vous n'avez même « pas laissé à ma solitude le triste fruit de nos « embrassements. »

Oh! L'épouvantable idée qui, depuis trois jours, tord le cœur de l'enfant! Je suis enceinte, je dois être enceinte, s'est-elle mentalement écriée avant- hier, en relisant cette lettre... Et, maintenant, elle se redit cela avec obstination... Elle ressentait quelques douleurs nerveuses et, tout à coup, l'idée folle a surgi dans sa conscience en déroute... « le triste fruit de nos embrassements. »

Alors, s'est dit Clara, c'est par des embrassements

CLARA d'eLLÉBEUSK 137

que naissent les enfants? C'est par des embrasse- menls que la malheureuse Laura est devenue grosse? Ahl Savais-je cela, misérable que je suis!

Quelle coupable folie s'est emparée de mon âme lorsque, près de la maison fermée, j'ai serré pas- sionnément Roger dans mes bras?...

... Mais pourtant, papa bien souvent m'a serrée dans ses bras?... Oui, sans doute. Mais Dieu ne permet point qu'on ait jamais d'enfant avec son père ni avec ses frères, ni avec ses parents... Avec ses cousins... oui, puisqu'on les épouse?.,.

De ce jour, commence pour Clara, une lente agonie. Rien ne l'instruit de son erreur, pas môme, tant elle est ignorante, les plus rassurantes des preuves. Sa mère l'est venue voir, l'a interrogée sur son mal, mais en vain. Clara d'Ellébeuse a passé dix jours à la maison, et sa gaieté n'est point revenue. Môme elle a redemandé le couvent. Elle a erré souffrante, dans les greniers s'abritèrent les jeux de son enfance. Son père, roulant au fond (le sa pensée le terrible secret de la folie de plusieurs d'Ellébeuse, essaye de chasser l'abominable crainte.

138 CLARA d'eLLEBRUSH

La morne enfant dépérit, et promène à travers les couloirs glacés du couvent, elle est revenue, sa fièvre et ses angoisses si fortes qu'elle ne res- sent plus ses névralgies.

Une nuit elle croit sentir remuer l'enfant dans son ventre de vierge. Et, réveillée en sursaut, elle se souvient de cette voix entendue en rêve pen- dant les vacances, le matin môme de l'abominable chasse, de cette voix qui criait : « Voici venir le temps de ta grossesse. » C'était l'avertissement divin, se dit-elle... Et moi! Ne l'avoir pas écouté! Tout est perdu, tout est fini!... Ah! Qu'elle ne fût jamais née... ou qu'elle fût née une bête, un "pauvre être comme Robinson, le chien, qui man- geait des os au soleil... On l'eût laissée bien tran- quille...

Et parfois sa pensée se concentre sur l'enfnnt que nourrit son ignorance douloureuse. Ah! Elle l'aime déjà. C'est son fils, le fils du bien-aimé. Que dirait-il, Roger, s'il la savait dans cet état?... Lui décrire? Oh! Non... Quelle hontel... Elle ne sau- rait môme pas... Mais quand il apprendra l'affreuse ^vérité, est-ce qu'il y aura un duel comme celui de l'oncle Joachim et du frère de Laura? Est-ce que Roger tirera? Est-ce qu'il aveuglera petit père? Et alors?... Non, c'est trop affreux...

Et chaque jour est une nouvelle agonie, chaque

CLAHA d'bllébeuse 139

nuit une nouvelle mort; non, pas môme une mori, mais quelque chose de plus affreux que la vie.

Un jour, MM. d'EUébeuse et Faucliereuse vont ensemble au couvent rendre visite à leurs filles. Elles arrivent, l'une de'périe et pâle, l'autre pleine de joie et de santé. Au bout d'un quart d'heure, M. Fauchereuse congédie Lia et, se tournant vers Clara d'EUébeuse:

Est-ce que vous souffrez, mon enfant?... Dites ? D'où souffrez-vous?

Ah I comme elle est prête à confesser son crime! Mais une pudeur la retient... Devant un autre mé- decin, oui, peut-être eût-elle crié, dans un san- glot, sa faute imaginaire... Mais devant celui-ci, non, jamais... celui-ci, qui est le père de Roger... Roger n'a point commis de faute... Elle seule est responsable de ce crime. Une invincible pudeur la retient... Elle répond:

Mais je ne souffre pas... J'ai la fn^vre.

Et les deux hommes se retirent. Et la grille du couvent franchie, un long sanglot monte de la poitrine de M. d'EUébeuse.

Calmez-vous, mon pauvre ami, lui dit M. Fau- chereuse. Il est de ces maux de nerfs, fréquents chez les jeunes personnes, qui disparaissent aussi subitement qu'ils sont venus... Je ne crois pas à un danger immédiat... L'enfant est forte... d'une

MO CLARA D ELLKDEDSB

parenté robuste. . Je n'ai jamais entendu dire que les d'Ellébeuse ni les d'Etanges aient eu des maladies nerveuses.

A ces mots, inconsciemment terribles, M. d'Ellé- beuse se redresse.

Moucher Fauchereuse..., dit-il.

Et il se tait, arrête la terrible confidence.

Cette enfant n'est que nerveuse, continue M. Fauchereuse... Je vous affirme que sa raison n'est point altérée.

Clara d'EUébeuse suit un régime spécial. 11 n'est pas de soin que n'ait pour elle un couvent dont elle a toujours été la chérie. Afin de ne la pas énerver davantage, l'aumônier la dispense de tous les exercices religieux... La messe, le dimanche, et c'est tout. Elle n'est pas tenue à la confession de quinzaine. Le vieux prêtre connaît l'âme de la jeune fille et sait quel exercice terrible peut être un examende conscience dans cet état morbide.

Mais Clara d'EUébeuse, d'abord soulagée de cette obligation, s'en inquiète ensuite :

Si je m'étais confessée, peut-être me fussé-je mal confessée. Est-ce que je ne suis pas aussi cou- pable d'intention, ne me confessant point?

Et les tortures recommencent ou, plutôt, ne cessent point. Elle rêve souvent qu'elle est assise au bord du puits da la maison fermée, que d?*8

CLAnA d'ellkbeusk m

paons sont perchés sur la margelle, et que le soleil lui brûle la tôté.

Il naîtra nu, se dit-elle... L'enfant Jésus avail de la paille.

Et, tandis qu'elle s'attendrit à la pensée du nou- veau-né divin, une sourde rancune l'emplit contre Dieu le Père. Oh ! il est mauvais, s'écrie-t-elle. Mais, effrayée bientôt de son blasphème, elle courbe son âme et prie.

Une visite, surtout, la comble d'amertume, celle de son vieil ami M. d'Astin qui, la sachant malade, la vient voir. Il entre péniblement au par- loir, lui apportant avec un bon sourire un panier de ces jolies nèfles dont elle raffolait quand elle se portait bien. Elle est si touchée de cette attention qu'un sanglot la secoue. Le vieux gentilhomme, suffoqué par sa propre émotion, tend les bras à l'enfant pour qu'elle s'y jette un moment et s'y apaise.

Mais soudain Clara d'Ellébeuse se lève, les sourcils froncés, les yeux hagards :

Pas d'embrassements, lui crie-t-elle... Vous êtes un misérable... Vous voulez me déshonorer.

142 CLARA d'kLLÉBBUSB

M. d'Astin sait taire à la famille la phrase, in- dice d'une folie terrible, pense-t-il, qui a 6chapp4 à. l'enfant, mais il insiste, sans s'expliquer, pour que la couventine soit replacée au grand air. Clara d'Ellébeuse est ramenée chez elle.

M. Fauchereuse, avec une bonne grâce char- mante, vient souvent passer l'après-midi à Balan- sun; mais l'inexplicable mal dont souffre la jeune fille, et qu'il étudie attentivement en silence, ne s'éclaire pas davantage ë. ses yeux.

Peut-être, se dit-il, sont-ce des troubles de la circulation, des arrêts fréquents h cet âge? Il inter- roge M*"* d'Ellébeuse; mais celle-ci déjà s'est inquiétée de ces moments, et la certitude lui est acquise de leur absolue régularité, dont ne peut, hélas! se rassurer l'ignorance de la pauvre enfant.

Clara d'Ellébeuse ne parle plus que lorsqu'on l'interroge, et brièvement.

Elle se lève tous les jours à la même heure, et va prier de grand matin à l'église elle n'entre qu'après avoir fait une halte auprès de la tomba de Laura. Les belladones de velours rose n'y sont plus fleuries, mais les tristes rouges-gorges leg

CLARA d'eLLÉUEDSB 143

remplacent, parmi les feuilles sèches ou la neige. Vn jour elle se met à tousser beaucoup, s'étant agenouillée, par pénitence, dans l'herbe brillante de gelée. Il n'est point de mots pour raconter les tortures de cette suppliciée. Une lassitude, un écœurement de toute chose ne l'abandonnent que pour laisser place à des remords aussi cruels que peu fondés. Ces remords brûlent ses tempes, em- plissent ses oreilles d'un bourdonnement conti- nuel. Et, la nuit, des hallucinations l'épouvantent, des voix lui crient sa grossesse, des douleurs ai- guës la rongent, elle voit des ombres rouges frémir dans l'obscurité.

Au réveil d'une de ces nuits terribles, Clara d'EUébeuse n'a pas la force de se lever. Gertrude lui apporte à déjeuner. Mais l'enfant, irritée par son s-upplice intérieur, refuse, avec des mots do colore, les soins de la vieille servante. M""' d'El- lébeuse insiste alors doucement auprès de sa fille, pour la déterminer à prendre quelque nourriture. Mais c'est en vain, et la pauvre femme, accablé© de douleur, se retire, et va pleurer longuement dans sa chambre.

144 CLARA d'eLLÉBEUSB

VI

Ce fut par une sereine matinée de mars que Clara d'EUébeuse se tua. Le ciel était limpide comme la nacre de certaines eaux; les nuages légers et rares s'écaillaient, à peine ardoisés. Mille oiseaux chantaient sur les platanes nus, et les lauriers-thyms étaient fleuris. Des coqs se répondaient. Les iiielairies luisaient sous les rosées, les bourdonnements confus du printemps qui va venir s'élevaient des verdures jaunissantes des blés nouvaux. Çà et là, dans le parc, les corolles rosâtres des magnolias à fleurs nues semblaient des flammes. Sur les pelouses brillaient les anémones-sylvie aux feuilles tremblantes. Les primevères jaunes et roses, les violettes, les renon- cules, les pulmonaires, les petits-houx ornaient les talus des haies. Les Pyrénées tremblaient au loin, pareilles à des glaçons flottants d'azur et de neige.

M""' d'EUébeuse entra dans la chambre de sa

CLARA d'ellÉBEUSE i45

fille qui, depuis deux jours, un peu moins souf- frante, recommençait à se lever.

Gomment avez-vous dormi, mon enfant?

Je me sens mieux, petite mère.

Voulez-vous que Gertrude vous apporte Teau chaude pour votre toilette ?

Je veux bien, petite mère.

M"" d'EUébeuse quitta la chambre de Clara et, toute ravie de son espoir, alla s'agenouiller et prier au pied de son crucifix.

Lorsque Gertrude se fut retirée, Clara d'Ellé- beuse fit avec grand soin sa toilette. Elle lustra au rouleau de buis ses boucles lourdes. Elle sépara régulièrement ses bandeaux lisses qui s'incurvaient sur le front; puis, soucieuse, ouvrit son sachet k mouchoirs. Elle y prit les deux lettres de l'oncle Joachim qu'elle y avait replacées, et les brûla dans la cheminée, soigneusement. Un moment, elle fixa des yeux le portrait de son grand-oncle, puis descendit, en étouffant ses pas, à la biblio- thèque. Il y avait, à l'un des angles de cette pièce, un placard oii M"" d'Etanges avait réuni toutes les drogues nécessaires aune pharmacie de campagne, quelques sels, quelques liquides. Sur chaque fiole ou bocal, M™' d'Etanges avait écrit de sa vieille écriture le nom du médicament : Ether sulfuriquc^ Laudanum, Arnica, Eau sédative, etc.

146 CLARA D'iiLLlîbEUSB

Clara d'EUébeuse ouvrit l'armoire et prit le laudanum. L'inspiration de faire cette chose fut presque subite. L'idée n'était point complètement formulée dix minutes avant, lorsqu'elle brûlait les lettres de l'oncle. C'était peut-ôtre le fait d'avoir détruit ces missives, la continuation d'une pensée que son esprit fatigué avait interrompue puis reprise. Elle ne s'étonna pas elle-même de son acte. Elle ne le ressentait plus qu'avec difficulté, comme son corps. Elle éprouvait la pa- ralysie presque totale de ce qu'elle accomplissait. Elle prit donc la fiole et la glissa dans son corsage.

Aucune émotion n'était sur sa figure. Elle regarda, par l'unique fenêtre de la bibliothèque, dans le parc. Il y avait un coin humide et om- breux où elle jouait aux jardins^ quand elle était petite. Alors, elle se souvint de cela. Sous l'aca- cia aux grandes gousses, elle plantait régulière- ment des têtes de grosses roses, puis les arrosait d'un petit arrosoir vert que, pour sa fête, son père lui avait donné. Elle se rappelait de sa demande :

« Bonne-maman, faisons la pluie ? » On mettait un peu d'eau claire au fond du jouet. Quelques gouttes tombaient sur les pétales ardents. Un bruissement dans les massifs l'emplissait de crainte. Elle laissait l'arrosoir et se précipitait

CLARA d'bllbbbusb 147

vers sa grand'mère, de ce pas des enfants qui commencent à marcher, les bras en avant.

Ces souvenirs lui broyèrent le cœur. Elle se retint de pleurer. Elle éprouva comme une nau- sée morale. Son âme l'étranglait. Par-dessus son corsage noir de couventine, elle serrait la fiole qui lui donnait froid aux seins.

Elle quitta la pièce, gagna le parc. Elle aperçut son père qui ne la vit pas. Il allait à la chasse avecRobinson. Elle ralentit son pas. Elle considéra sa robe, vaguement. Une inexprimable angoisse contracta sa bouche. Elle se figura que son ventre avait grossi. Elle songea h sa mère, à Roger. Elle les chassa de ses pensées...

Maintenant elle était au cimetière entre le caveau des d'EUébeuse et la tombe de Laura. Des jacinthes blanches fleurissaient.

Elle s'agenouilla, tira la fiole de son corsage et la déboucha. De la main gauche elle se cram- ponna à la grille. Elle ferma les yeux, but le lau- danum d'un trait, et resta là.

Ainsi mourut Clara d'EUébeuse, à l'âge de dix- sept ans, le dix mars mil huit cent quarante-huit. Priez pour elle.

1899.

FIN DE CLARA d'eLLÉBEUBB

ÂLMÀÏDE D^ETREMONT

ou l'bistoirs D'UNE JEUNE FILLE PASSIONNÉE

A ALMAÏDE D'ETREMONT

Pourquoi^ et par quel mystère ^ es-tu venue f as- seoir à mon côté ?

Dis-mot pourquoi ta grâce antique et tes noirs repentirs me troublent et me rappellent un orage lointain ? Et pourq7(oiy seul, je t'aperçois dans le passé? Et pourquoi je souffre tant, lorsque, de tes yeux d' Oindre à jamais enfoncés dans les miens, tu semblés me reprocher, avec une amertume et un amour immenses ^ une faute que je ne connais point?

Almaïde d'Etremont, accoudée au banc elle est assise, ne peut dissiper sa tristesse qu'aug- mente la langueur de ce triste et ancien après-midi.

L'ombre au cadran d'ardoise qu'irise le soleil marque trois heures. Tout conspire à la mélanco- lie de cette âme qu'as'sombrit le regret d'un songe mal vécu. Ahl Pourquoi îe parfum du pompa- douraécœure-t-il ainsi la jeune lille? Pourtant elle aimait son arôme étrange aux jours qu'avec des amies d'enfance elle jouait aux grâces dans l'allée ténébreuse.

0 Temps lointains! Rien ne demeure plus des jours de grandes vacances qu'empourpraient les agonies solaires de l'Automne. 0 Almaïde d'Etre- mont! Evoques-tu aujourd'hui, dans la morose rê- verie de cette méridienne, les feuillages qui, d'année en année, étendent une ombre plus solen- nelle sur le sable des récréations? Revois-tu la sentimentale que tu étais déjà quand, aux jours de distribution des prix, l'on te choisissait pour

i54 almaTdr d'btremont

venir réciter, parmi le parfum pieux des fraîches guirlandes, l'élégiepar toi composée? Songes-tu aux funérailles de tes parents? Ou te souviens-tu de cette compagne adolescente <q[ue conduisit au tré- pas une folie ardente et pure? Te remémores-tu que, pour cette Clara d'EUébeuse, (a cloche pleura dans l'air liquide et qu'une petite procession blanche, dont tu étais, se balança comme une armée de lys dans le cimetière en flamme»?

Depuis lors, que d'après-midi sont passés! Al- maïde d'Etremont a vingt-cinq ans. Elle connaît la solitude et l'ombre que ies morts étendent au gazon oii ils furent. Les monoiones jours 8*enfuient sans que rien distraie celte orpheline demeurée seule dans ce trop vaste domaine en face d'un oncle âgé, infirme et taciturne. Aucun pèlerin ne s'est arrêté à la grille, un soir de mai, pour cueillir dans le parfum des lilas noirs cette colombe fian- cée. C'est en vain qu'Almaïde, assise auprès de rétang,guette la carpe légendaire qui, des glauques profondeurs, doit rapporter l'anneau nuptial. Et rien ne répond à sa rêverie que la clameur des paons juchés dans le deuil des chênes. Et rien ne console sa méditation que sa méditation. Et rien ne se pose à sa bouche plus ardente qu'un fruit- de-la-passion que le vent altéré qui souffle aux lèvres de chair des marronniers d'Inde.

ALMAÏDE d'eTREMONT 155

Ses yeux n'ont point de candenr, mais une chaude et hautaine mélancolie, unecoqlée de lumière noire au-dessus du nez mobile et mince. Et ses joues et son menton font un arc si parfait et si plein que tout haiser en voudrait rompre l'harmonie. D'un grand chapeau de paille orné de pavots des moissons, les cheveux coulent enrepeniirs obscurs sur la ronde lueur de l'épaule. Et tout le corps n'est qu'une grâce paresseuse qui fléchit sur ce banc d'où la main d'Almaïde, négligemment, laisse toniber une missive,

... C'est une lettre d'Eléonore de Percival, une amie de pension qu'elle a revue parfois, qui lui fait part de ses fiançailles et la convie à son mariage :

0 Almaïdel lui écrit-elle, je sentais que mon cœur allait éclater,.. Je n'avais jamais trouvé le Printemps si beau que cette année... Peut-être que le Ciel, pour me donner ce pressentiment de ma joie, voulut parer davantage la Nature... Ja- mais la prairie n'a été si charmante et les serin- gats, lorsqu'ils frôlaient mes boucles, exhalaient un parfum qui me faisait défaillir. 0 Almaïde! Je prie pour toi le Bon Dieu qu'il t'envoie une pareille ivresse. Si tu savais.,. L'autre soir, pen- dant que je me promenais au bras de mon fiancé, un rossignol s'est pris à chanter... Je succombais. Il me semblait que ma poitrine allait se briser et

156 ALMAÏDB d'BTKEMONT

qu'une vie nouvelle se levait en moi... Lorsque je me suis retrouvée seule dans ma chambre, je me sentais si émue de reconnaissance envers le Ciel, et ma foi était si ardente, que je me compa- rais à ces lampes du sanctuaire qui ne savent que se consumer pour Dieu. J'ai compris h. ce moment que, si René ne m'avait été envoyé par la Provi- dence, j'aurais quitté le monde pour vivre dans la divine exaltation de Fiançailles Eternelles. 0 Al- maïde! Prie pour moi. Et qu'un pareil bonheur t'inonde!... Si j'avais été morte... Ah! C'est toi qu'il eût choisir...

ÉléoQoreest bienheureuse, se dit Almaïde... Comme l'on est égoïste quand on ne souffre pas 1 On étale sa joie aux yeux des abandonnés... Moi, je demeurerai seule. Je vieillirai dans l'attente. Chaque jour du calendrier sera pareil à l'autre...

Pauvre Almaïde I Ses yeux sont gonflés de larmes, sa gorge est contractée. Elle étend le bras, cueille uue rose et la baise avec tristesse, comme si elle la prenait à témoin de sa douleur.

Puis, se redressant :

Allons, pense-t-elle, fuyons ces lieux désolés. Elle sort du parc à l'heure du couchant, tra

verse le hameau ne s'entendent que les rebon- dissements d'un marteau de forge. C'est dans le plus secret recoin d'une « Vaiiée

almaTdg d'etremont loi

heureuse » que se dresse le château des d'Etreraont. Dans ce pays, l'émeraude argentée des prairies, l'eau bleue du ciel et la verte clarté des pics en- châssent tour à tour la neige des troupeaux et des cascades, Ips fauves moissons de l'été et les hêtres rougissants du pompeux Automne.

Tantôt gravissant les premiers contreforts do la montagne printânière, Almaïde rêveuse cueille à ses pieds la gentiane vernaleou le narcisse, tantôt errante par la plaine, elle entre dans les berceaux bleus de l'été, gagne quelque source et s'y plonge.

Ainsi ce soir, fuyant ses moroses pensées et l'août brûlant, elle atteint le bois des Aldudes. Elle en sait les discrets sentiers. C'est qu'enfant elle s'asseyait et que sa mère, qui était d'Espagne et de la famille de Alcaraz, lui contait des légendes de Grenade, s'exallant elle-même à se les rappe- ler.

Cette mère était morte quand Almaïde avait treize ans; et la jeune fille évoquait la chambre ardente son père la reçut dans ses bras, lors- qu'elle revint en hâte du couvent, le lit funèbre Guadalupe de Alcaraz reposait vêtue de blanc et parée comme une Vierge d'Alméria.

Et dès ce jour une fatalité avait pesé sur le 'lomaine. M. d'Etremont mourait quelque temps après dans un asile d'aliénés l'on avait lin-

158 ALMAÏDB d'ETUEMONT

lerner, saisissant de la tutelle de sa fille un oncle inlirme et taciturne qui trouva son avantage à gérer les biens de sa nièce et à l'éloigner le plus possible du monde,

... Almaïde s'enfonce de plus on plus dans le bois des Aldudes. Sa robe de gazt blanche ondule au zéphyr qui s'élève au coucher du soleil. Elle ar- rive auprès de l'eau, dépouille ses vêtements et, ravie, se plonge au creux le plus caché de la ri- vière. Elle voit, devant le tremblement de ses jambes charmantes, s'enfuir les reilets blancs des ablettes effarouchées. Elle frissonne à peu à peu entrer tout entière dans la fraîcheur verte et liquide remue l'ombre des aulnes. Elle suffoque et ses épaules frémissent quand elle y est baignée tout à fait. Le silence règne sur l'eau.

Assise sur le gravier, elle éprouve une joie à se sentir loin du château qu'elle déteste, loin de ce parc dont chaque fleur lui paraît triste. Souvent elle vient ainsi, à la tombée du jour, étreindre sur sa gorge polie et ronde la douceur des eaux. Elle sait que nul ne passe en ces retraites. Et d'ailleurs, jamais d'extrêmes pudeurs ne l'effrayè- rent. On la grondait, au couvent, de courir riante et peu vêtue au milieu du dortoir.

Mais, ce soir, comme elle se berce de ses rêve- riesj et s'atnuse à voir sombrer, dans le courant,

ALMA.ÏDB d'bTRBMONT 159

la lettre exallée d'Eléonore, elle entend un bruit à l'orée de la rivière. Elle regarde, enfouie dessous les feuilles...

C'est un pâtre d'une quinzaine d'années, le torse nu, sa petite culotte de toile bleue retroussée au- dessus des cuisses, qui enjambe le gué, poussant deux chèvres devant lui. Il disparaît sans aperce- voir Almaïde, mais elle rougit de l'avoir vu.

Rentrée chez elle ce soir-là, elle se sent troublée par un peu de tristesse fiévreuse et se couche d'assez bonne heure après avoir salué son oncle qui, pour prendre ses repas, ne descend plus de sa chambre il reste étendu tout le jour. Almaïde ne peut s'endormir. Ce bain était froid, pensc- t-elle. Elle songe à l'eau que dore l'ombre, à la lettre d'Eléonore que le flot abaissait et soulevait en l'entraînant, aux vives ablettes, au petit berger qui passait l'eau... Il avait une figure amusante et des jambes aussi rousses que le maïs à sa récolle, et un petit torse bombé... Va-t-il souvent par là? Jamais encore Almaïde ne l'avait rencontré. Qu'il est donc mignon, cet enfant... Il sifflait bien et ses deux chèvres étaient noires.

150 ALMA-fUK p'BTKKMONT

II

Almaïde d'Etrcmontaîmc àassister, le dimanche après midi, aux danses que les habitants du ha- meau forment autour de la vieille église. Bergères et bergers font, ce jour-là, un lent rondeau. Les jeunes filles portent le sanglant capulet d'Ossau, et les gorges bombent sous le châle oii sont brodés l'épi de blé et les fleurs bleues et rouges des som- mets. Elles vêtent la robe noire à bandes d'azur qui est rélevée en arrière et imite les ailes bordées de ciel des papillons. Et, lentement, le rondeau tourne, si lentement, accompagné d'une psalmo- die si lente, que tous semblent s'endormir de langueur à leur chant. Ces montagnards ont des physionomies aussi tranquilles que des choses. Leurs yeux seuls, pareils à des agates, indiquent une vie puissante et douce.

Tandis qu' Almaïde regarde évoluer la ronde et écoute ces chants si calmes, si désolés que rien ne peut dire combien calmes et désolés, elle reconnaît

ALMAÏDK D'initEMONT 161

le petit pàlie qui, la vcillo, chassait devant iui, à travers l'eau dorée, les deux chèvres. Elle ne sait point qui il est, bien qu'elle connaisse depuis long- temps la plupart de ceux qui sont là... Cet enfant est charmant, se dit-elle. Et elle sourit de ce qu'il danse avec gravité, donnant les mains à deux belles filles dont les joues sont pareilles à des pommes de feu sous la rosée. Gela amuse beau- coup Almaïde de l'avoir vu, hier, les culottes trous- sées, presque aussi na qu'un petit chien de berger qui vient de naître, et do le retrouver là, vêtu de la bure des pasteurs, accordant son pas et sa voix à la psalmodie plaintive.

Qui es-tu, petit? D'où es-tu? De qui es-tu?

Je suis Petit-Guilhem, de chez Arramoun, Mademoiselle.

Mais étais-tu? Je ne t'ai jamais vu au village...

Je suis revenu pour remplacer mon frère, qui est parti.

Mais étais-tu?

Dans la vallée de Gavarnio, Mademoiselle.

Qu'est-ce que tu y faisais?

Je tressais des cordes pour les sandales et j'apprenais le métier de guide avec mon oncle.

Tu es bien jeune pour la moutagne. Quel

Age as-tu?

Il

le* ALMAÏDB d'BTRKwONT

Seize ans, Mademoiselle.

La physionomie du petit garçon demeure calme. Il n'est point intimidé par ces demandes. Il a une jolie figure, lisse comme du lait caillé, des yeux pareils à des mûres, des dents aussi blanches que celles d'un levraut, des lèvres de chèvrefeuille rose.

Sa mère s'approche d'Almaïde :

Vous parlez à mon garçon, Mademoiselle?.., Petit-Guilhem, enlève ton berret?... Vous ne le connaissiez pas?...

Non... Laissez-le retourner à la danse. C'est un joli enfant.

Joli, oui, Mademoiselle. Mais pas toujours sage. Et puis il me fait rire de danser comme ça avec ces chevrottes qui sont plus grandes que lui. Quel toupet 1

La ronde et la mélopée reprennent, se marient avec une douceur angélique. Comme un encens, les voix montent vers la montagne empourprée. C'est l'heure oii elle se dore comme un fiuit ou comme une église, oii la vineuse lueur du soleil rampe sur les rhododendrons et les raisins d'ours, se dissipe en ombres confuses l'azur nocturne des sa- pins.

Almaïde d'Etremont regagne le château mo- rose, en emportant au fond du cœur le regret de n'avoir point sapart aux joies de ces simples mon-

ALMAÏDE d'eTREMONT 163

tagnards. Ah! Que n'est-elle une bergère? Que n'habite-t-elle au pied du ravin frémissent les hépatiques bleues, dans la chaumière de ces pâtres? Elle emplirait h la source verte la cruche qui, l'été, grésille. Elle cultiverait dans le jardin villageois les lys, les romarins et les ciboules. L'appel fu- nèbre des paons ne l'éveillerait plus, mais le cri ensoleillé du coq. A la saison, elle irait dans la montagne, chaque jour, portant le repas de son jeune frère. Tous deux ils mordraient aux arbouses, ils entendraient rire les fontaines. Ils baiseraient les tèvres des rhododendrons. Ils boiraient l'eau bénie des rocs. Us guideraient, de leurs gaules vertes, la neige des agneaux vers les pâturages fleuris. Ils écouteraient les cloches rauques du troupeau sonner dans l'élévation...

Au lieu de cela, il va falloir rentrer comme de coutume, subir le monotone écœurement de cette vie sans espérance. Pauvre Almaïdel Entre deux tristes serviteurs et ce parent exigeant et ma- niaque, eUe «st la prisonnière d'un domaine mau- dit. Coromft sœur Anne au sommet de la tour, elle n'aperçoït que la poussière soulevée sur la route par les brehis résignées. Plus rien! Pas même, tant elle est triste, l'envie de fixer sur le papier, comme jadis elle le faisait au couvent, les expres- sions de sa mélancolie.

164 ALMAÏDB D BTRlîMONT

Elle se prend k rêver dans sa chambre. Elle est assise et fait un bouquet avec des fleurs éparses sur elle. Le jour qui tombe éclaire sa joue gauche, le corps demeure dans l'ombre. Elle s'ennuie. Un vague énervement, elle ne sait quoi d'insatisfait, une oppression qu'elle voudrait chasser, une an- goisse, pareille à celle qui la brise parfois au ré- veil, la torturent. Et rien que de sentir, un ins- tant, la pression de son coude sur son genou l'émeut jusqu'à la faire se lever du fauteuil elle est étendue. Elle fait le tour de sa chambre sans quitter son chapeau des champs. La mousse- line de sa robe qui bruit à peine lui donne de la langueur, le glissement du tissu léger sur sa chair ronde et chaude l'inquiète.

Qu'Almaïde d'Etremont est belle ainsi 1 Ses yeux cernés d'ombre dans l'ombre, sa pâleur fon- due au jour qui se meurt, sa démarche puissante et gracieuse qui la fait, à chaque pas, tourner sur elle-même, disent assez l'origine maternelle, le sang puisé au soleil de Grenades ardentes.

Elle pose son bouquet sur la commode bombée luisent des appliques de cuivre et, détachant de la muraille une guitare, elle en tire quelques accords. Maintenant, assise et les jambes croisées, un poignet nerveusement tendu sous le col du bois

ALMAÏDE D KTREMONT 165

sonore dont elle pince les cordes sourdes, Almaïde se met à chanter.

Par la fenêtre, son regard plonge dans la nuit bleue qui se lève et recouvre l'étang de splendeur. Les chauves-souris, amies des greniers vermoulus, tournoient, hésitent, crissent, cliquètent et glissent dans l'air liquide. Pareilles à de noires fumées, les branches touflues des chênes moutonnent dans l'azur nocturne qui, au-dessus de l'allée ténébreuse, semble s'écouler comme un fleuve de nacre.

La guitare glisse aux pieds d' Almaïde. La tête en arrière, les bras pendants, les yeux perdus, les narines mobiles, elle frémit un instant. Car, vision rapide, elle croit voir, dans le clair de lune qui s'élève et tremble comme un ruisseau, s'arrêter un chevrier adolescent qui tend vers elle en riant les baies d'arbouse de son torse.

1Q(J ALMAÏDli D'KTHBMONT

111

C'est la sixième noce à laquelle vient assiste Almaùide depuis sa sortie du couvent. Elle s'éveille, dès l'aube, dans la chambre qu'on lui prépara au château des Percival, et songe tristement que ce n'est point encore elle qui, aujourd'hui, donnera son cœur et sa main au fiancé longtemps at- tendu.

.. Cependant, il eût été juste que je me ma- riasse avant Éléonore. Elle a trois ans de moins que moi. Et pourtant je suis belle... Mais per- sonne ne vient me demander, personne ne s'in- téresse à moi, mon oncle ne veut voir personne... Je souffre. Pourquoi la robe qui est et que je dois mettre n'est-elle pas celle de la mariée?... Cela me fait delà peine d'assister àce mariage. Je n'aurai pas faim. Je ne danserai pas. Ça m'ennuie... Si j'avais rencontré son fiancé avant qu'elle le ren- contrât, il m'aurait choisie aussi bien... Pourquoi pas? i^es choses. Jaus le monde, se font au hasard

almaToe d'etrëmont 167

mais je n'ai pas de chance... Et puis on dit qu'elle est fort riche et que je suis peu fortunée... Etmon père est mort dans un asile d'aliénés... Pourtant je ne suis pas folle ?. . . Quand on a un oncle comme le mien, cela vous empêche de vous marier... Quand on n'est pas assez riche, on ne se marie pas. On as- siste au bonheur des autres. C'est bête. C'est agaçant et triste... Us vont partir pour l'Espagne. Ma mère était d'Espagne, et c'est moi qui devrais partir pour l'Espagne, mariée. Us vont s'arrêter à Fon- tarabie, m'a-t-elle dit. Je connais Fontarabie. Us dormiront ensemble. J'ai envie de dormir avec quelqu'un. Ils entendront le bruit de la mer. Elle est bleue et luit dans le ciel. Us feront tout ce qu'ils voudront. Us iront se cacher dans quelque auberge il y aura des muletiers. Les filles auront des fleurs de grenadier dans les che- veux. U y aura des giroflées sur l'épaisse muraille du jardin. Eléonore gagnera la verte vallée. Us se coucheront dans la mousse... Ce lit est ennuyeux. Il faut que je me lève.

Déjà une rumeur emplit le château. Que la journée est joyeuse ! Le ciel tout entier n'est qu'une fraîche pervenche. Et c'est dans sa corolle que la pelouse est enclose. 0 lumière plus claire que la pluie 1 0 frondaisons lointaines ! Pourquoi rendez*

168 ALMAÏDB d'kTREMONT

VOUS plus sombre encore que de coutume l'âmo d'Almaïde d'Etremont?

Elle s'assied sur son lit avant que d'en descendre, et contemple avec un sentiment d'amer orgueil la rondeur parfaite de ses bras. La noire lumière de son regard les caresse. Elle en respire l'odeur un peu fauve, et soudain sa poitrine est gonflée de sanglots.

Qu'elle est donc belle, une fois habillée! Dans son énorme robe rose couleur de figue ouverte, et bombée par la crinoline, elle a l'air d'une corolle renversée, d'une belladone de feu dressée sur ses étamines. Le dos brun jaillit du corsage, engaine comme d'un calice la base de cette folle fleur. Et l'on dirait, à, chaque pas qu'Almaïde fait dans la chambre sur la pointe de ses bottines roses, qu'elle va bondir nue des pétales ardents.

Cependant la cloche nuptiale sanglote dans l'air angélique et de lourds carrosses roulent dans la cour. Ce sont les familles des environs qui arrivent. Voici les Limereuil. Voici les Demonville. Voici le vieux marquis d'Astin qui tremble, et boite de sa jambe de bois, appuyé sur son ami d'Ellébeuse. On remarque toujours la beauté de ses cheveux blancs. Il a quitté par exception le fauteuil de cuir il traduit rÉnéide, et il se souvient de l'empire chinois qu'il visita. On dit

AI.MAÏDli d'ETKEMONT 169

que de tragiques aventures bouleversèrent sa vie et qu'au crépuscule de sa destinée il se prépare, comme Robinson au retour de son île, à aborder en paix la Contrée de Dieu. De la fenêtre elle est, Almaïde le voit passer. Elle distingue son profil accusé et cette ride de douleur qui balafre la joue du vieillard. Deux claires adolescentes, au bas du perron, lui font gravement la révérence. Il les salue sans leur sourire.

Le galop de nombreux chevaux roule, sur le gravier. Ce sont les jeunes paysans de la vallée qui viennent saluer l'épousée. Ils lui amènent une douce génisse couronnée de lierre. Et des villa- geoises en blanc soutiennent une cage d'osier oii s'effarouchent deux tourterelles. L'allée estjonchée de laurier, de buis et de glaives d'iris. Et la cloche, à qui soudain répondent les deux colombes, rou- coule toujours dans la matinée immatérielle. Et des voix d'adolescentes, plus légères que des églan- tines, s'effeuillent aux échos de la maison. Elles se sont éveillées de grand matin dans le dortoir que l'on a improvisé pour elles auprès de la chambre de la fiancée, rieuses et élevant leurs grêles bras nus vers leurs cheveux encore endor- mis.

Bientôt se forme le cortège. La mariée paraît et se balance. Elle est comme un lys que parent

170 A«-!»AÏDB D'ETRliMONT

d'autres fleurs. Des lilas blancs mêlés à^es corolles d'oranger couronnent ses bandeaux lisses et noirs d'où tombe un voile si iégor qu'il s'azure comme l'aile d'un moustique. Elle tient les cils baissés, des cils qui battent comme des papillons noirs, posés à l'iris couleur de gentiane obscure. L'ovale du visage est allongé, presque trop ; et le nez si mince qu'il inquiète un peu, tant le souffle vital qui l'anime est léger, tant la courbe en est accen- tuée au-dessus des lèvres pincées et pâles. Comme d'un muguet le haut des épaules jaillit d'une col- lerette en dentelle. Et, hors de la large sous- manche enrubannée, la main, d'une petitesse étrange, se pose un peu crispée sur le bras paternel.

Almaïde d'Etremont embrasse Eléonore, puis, après avoir répondu au salut de M. de Landelaye, le futur époux, elle prend le bras de M. de Soulèro, qui la doit accompagner. Ce choix de cavalier ne lui plaît qu'à moitié. Il est veuf et jouit de la réputation de parler beaucoup de lui-môme h pro- pos de choses peu intéressantes... Il aurait mieux figuré dans les Caractères de la Bruyère, se dit Almaïde, qu'ici... Je le laisserai dire.

Tous s'en vont à pied vers l'église entre les haies rouges de ronces. La canicule pèse. Tout se tait. Seule, un instant, dans un fossé herbeux et humide, une grenouille coasse.

ALMAÏDE d'kTUEMONT 171

Sous la nef, la lumière s'épand en larges raies que les vitraux colorent, et la traîne de la mariée déployée sur la fraîcheur des dalles se revêt ainsi d'arc-en-ciel. La chapelle est semblable à un gâteau de miel en rumeur quand tournoie sur lui le peuple actif des abeilles. Un parfum de forêt, d'encens et d'angélique, charme ce saint asile. Le gémis- sement d'un petit harmonium se propage, s'élar- git sous la voûte, émeut les âmes recueillies.

Almaïde d'Etremont, à genoux, la figure dans les mains, a l'air de prier : mais elle ne cherche d'abord dans cette attitude qu'un moyen de s'isoler, de laisser entrer dans son cœur un peu de cet apaisement qui noît du silence que l'on fait en soi. Elle est charmante ainsi : on dirait que, dis- tendu par l'agenouillement, le corps va rompre son écorce et se détacher comme un fruit mûr, lourdement, des palmes de la chevelure.

Bientôt Almaïde relève la tête et voit, en trans- parence sur un vitrail, Jean-Baptiste enfant vêtu de peaux de bêtes et debout auprès d'un ruisseau, ^ Elle songe alors à Petit-Guilhem qui est pâtre aussi, et qui franchit le gué des rivières :

... Qu'elle était donc bénie, cette époque oîi maîtres et valets ne faisaient qu'une famille...! C'était l'âge d'or, pense-t-elle. Ruth glanait auprès de Booz qui l'épousait. Les pavots saignaient

172 ALMAÏDB D'ETKBMONT

parmi Tombre des gerbes. Une lourde liqueur gonflait les raisins violets de Chanaan... Les femmes accouchaient à l'ombre des dromadaires. Les jeunes chefs de la tribu priaient dans le désert.

... 0 mon Dieu! se dit Almaïde d'Etremont... mon Dieu, écoutez-moi, je veux aimer, je suis si triste... si malheureuse... Mon Dieu, j'ai le besoin d'aimer quelqu'un... Je crie vers Vous...

Mais rien ne répond à la jeune fille que le petit harmonium qui continue sa note grêle pareille à la voix du vent du soir sur les eaux.

Le cortège se reforme et l'église se vide. Et le parfum des verdures déjà flétries est plus fort au soleil de midi. On a dressé deux tables dans la grange dont les murs sont tapissés de feuilles. A l'une sont conviés les villageois du hameau. Le repas est commencé. Les bruits du jour au dehors se consument. La porte est close. On n'entend que le bruit léger des fourchettes sur les faïences. L'ombre arrose la paix des âmes. M. d'Astin se lève et dit :

Il m'est doux, ma bien chère enfant, ma bonne Eléonore, de méditer sur votre bonheur alors que le soleil va bientôt se lever pour moi sur le continent des Ombres. Je suis comme le pèlerin qui a regagné le village natal, et qui ne demande plus qu'à reposer bientôt en paix sous

ALMAÏDB d'etUEMONT 173

le beau chêne qui ombrage la tombe de scsancôtres. Je suis semblable à Ulysse qui, de retour dans ses foyers, aime à se souvenir de la mer tempétueuse et des combats. Je suis comme un orme bientôt centenaire dont la joie est d'abriter dans ses der- niers feuillages le nid charmant de vos jeunesses et de vos grâces.

A l'issue de tant de diverses circonstances qui poussèrent mes pas aventureux des plages de l'Empire Chinois aux rives de la brumeuse Albion, je demeure les yeux fixés au Ciel, confiant dans l'étoile divine qui sut mènera leurs destinées les Mages Chaldéens aussi bien que le Navigateur de Gênes.

Tant d'orageux Etés ont marqué mon visage d'ineffaçables rides 1 Tant de frimas ont laissé sur mon front un peu de la neige éternelle qui m'aver- tit que je dois bientôt atteindre les premiers som- mets d'un autre Empire-Céleste!

Ma bien chère enfant, vous voici à jamais auprès du gentilhomme que vous avez choisi. Sa distinc- tion vous rendra fière et sa bonté heureuse. Et Dieu vous bénira dans votre descendance.

Hélas! ô mes amis, que n'ai-je fait comme vous? Le Créateur, sous les fruits d'or du Paradis terrestre, voulut à l'homme une compagne. Per- »ettez à un vieillard qui va descendre dans la

i74 ALMAÏDH d'KTREMOXT

tombe de regretter la soUlude intérieure de sa

vie.

Certes, il est beau de voyager 1 II est intéressant de revêtir la robe des principaux d'une cité iMongolo, de pénétrer, déguisé en lama, dans un verger, quitte à revenir de cette expédition avec une jambe de bois! Il est agréable d'étudier l'astronomie en compagnie des Pères Jésuites de Pékin, et d'as- sister chez un peuple délicat aux fôtes de la qua- trième lune!

... Mais combien plus belle l'existence de celui qui aura vécu selon le Seigneur et qui mourra, pareil au laboureur du Fabuliste, les mains dans les mains de ses enfants.

Mes amis, laissez, avant que ma voix se taise, que je vous confie le talisman rapporté de mes pérégrinations. Peut-être vous préservera-t-il de quelques dangers : Ne vivez point trop dans le rêve. Il engendre la mélancolie. Je connus une jeune Tartare qui, semblable à la Belle-au-Bois- dormant, se laissa ravir par des songes, tellement qu'au bout de sept années de sçmmeil elle mourut de chagrin de s'être réveillée.

Vaquez aux soins du ménage. Élevez des oiseaux. Cultivez des plantes utiles. Visitez les pauvres de la contrée. Donnez aux fils et aux filles qui vous naîtront l'amour de la vérité et de la nature, car

ALMAÏDE d'ETREMONT 175

c'est dans l'œuvre du Créateur que résident nos joies et nos consolations.

Maintenant, ô mes enfants, je vous dis adieu. Ce n'est point sans émotion que je contemple, une dernière fois sans doute, les charmilles de ce parc sous lesquelles, il y a septante et cinq années, de chères Ombres se fiancèrent. Mais ce n'est pas non plus sans douceur qu'après des tribulations sans nombre j'aspire à l'éternel repos, trop heu- reux que le Tout-Puissant m'ait fait encore cette grâce de voir renaître en vous un passé chéri.

Son discours fini, M. d'Astin se rassied péni- blement. Un respectueux silence, puis des applau- dissements accueillent ces éloquentes paroles. A côté de l'orateur une forme noire frémit. C'est l'antique M"" d'Étanges, la grand'môre de la pauvre Clara d'EUébeuse, qui sanglote dans ses mains veinées et noueuses. Et, tout à coup, avec une attitude charmante et douloureuse, gardant tou- jours sur ses yeux l'une de ses mains, elle tend l'autre à son vieil ami d'Astin, qui en baise les doigts semblent pleurer les bagues anciennes^.

Et Almaïde d'Etremont, belle comme la nui! dans sa robe ardente, se dit en regardant le vieux gentilhomme qui lève son verre en tremblant

176 almaTdb d'btbkmont

Qu'il est donc bien 1... Je le préfère au marié...

Et, à la grande joie d'Almaïde, le repas fini, M. d'Astin s'approche d'elle :

Il y a bien longtemps que je ne vous ai vue, ma belle enfant... Je bouge si peu... Comment se porte votre oncle? Toujours maniaque? Enfin!... Ah! votre chère mère, votre père, qu'ils étaient aimables ! Comment, jolie comme vous êtes, ne vous mariez-vous pas ? Ne rougissez point... Ah ! Oui? je comprends... L'oncle?... Je m'en dou- tais...

Enfin achève M. d'Astin en souriant tout n'est pas éternel... Les grenades sont faites pour être cueillies. Et si votre Argus d'oncle garde l'arbre par trop, on les lui volera, ma chérie... Et je regrette bien de n'être plus assez jeune... Voyons?... Vous vous ennuyez là-bas ? Vous ne sortez jamais? Quand me venez- vous voir?... Mardi j'ai de nos amis, venez-vous?

Almaïde répond:

Vous êtes bien bon, monsieur d'Astin... Je voudrais tant, mais ne le puis. Mon oncle, bien qu'il me voie peu, ne peut souffrir que je m'absente des Aldudes pour aller visiter du monde... Au- jourd'hui, la permission est exceptionnelle... Merci, monsieur d'Astin, merci...

ALMAÏDE d'ethemont !77

Eh bien ! ma fille, reprend le gentilhomme joyeux à demi, à demi attristé, je vote à votre oncle le plus beau chône de mes bois pour son cercueil '

Il dit cela debout, voûté sur sa canne, ricanant à la façon de M. de Voltaire. Mais une grande bonté glisse de ses yeux, bien qu'il semble s'amuser de l'intimidation qu'il cause à la jeune fil^e qui rougit. Il la considère avec le septicisme indulgent d'un digne vieillard, qui conserve le culte de la beauté, mais qui garde un sourire de crainte attendrie aux illusions des jeunes gens.

178 ALMAÏDB D'iiTHEMONT

IV

Quelques jours après le mariage d Eléonore, comme Almaïde d'Etremont se dirige vers la rivière qui arrose le bois des Aidudes, elle trouve non loin de la berge, dans un épais herbage, Petit-Guilhem qui joue de la flûte.

Elle s'arrête et lui sourit :

Est-ce que c'est bien difficile de siffler comme cela?

Et elle prend le triangle de buis et, de sa lèvre ardente, en effleure le bord.

Non, pas comme ça, Mademoiselle. Il faut faire glisser la flûte de gauche à droite et puis de droite à gauche en soufflant après les douze trous

La soirée frémit doucement au souvenir d'une ondée qui passe au soleil. D'épais nuages blancs fuient sur le bleu limpide et net. L'eau verte, sur qui les larmes des aulnes bleus s'élargissent en cercles de lumière, se trouble un peu par endroits,

ALMAÏDE d'eTBEMONT 179

des bulles montent du fond pour se briser h. l'air.

Viens, rapprochons-nous de la rivière? lui dit-elle. Asseyons-nous là, veux-tu?

L'enfant se met aux pieds d'Almaïde et, rajus- tant son pipeau à ses lèvres, il gonfle ses joues au buis creux qui résonne.

Quelle était la jolie chevrière avec laquelle tu dansais l'autre jour ?... Celle qui avait les sabots vernis et les bas violets?

C'est ma petite amie. Mademoiselle.

Comment, ta petite amie?

Mon amoureuse, Mademoiselle. Almaïde rougit et lui demande:

Elle s'appelle?

Maïlys.

Est-ce que vous êtes promis ?

Oh! promis... nous sommes trop jeunes... Puis, malin:

Nous nous amusons dans la montagne.

A quoi vous amusez-vous?

A l'amour. Mademoiselle.

Alracïde rougit et se tait un instant, puis:

Comment faites-vous à l'amour?

... Et, en demandant cela, son cœur bat, ses oreilles bourdonnent. Elle ne sait si elle regrette d'avoir parlé. Elle étend I0 Lras et, à travers la

180 ALMAÏDE D'KTni-MONT

mousseline de la manche, elle sent la joue brû- lante du petit pâtre. Un long moment ils demeurent ainsi, muets, immobiles, étourdis par leur désir hésitant et par le violent parfum qui s'élève des menthes rouges.

... Ma foi, tant pis ! se dit-elle. C'est bon d'être comme ça...

Mais comme elle attire davantage à elle, insen- siblement, presque sans le vouloir, la tôle de l'adolescent, celui-ci se hisse un peu à la manière des chevreaux brouteurs de haies et cueille une bouche plus douce et tiède qu'un fruit dont la pulpe se fond.

Alors seulement la jeune fille se lève et, sans mot dire, s'en va.

ALMAÏUE d'eTREMONT 181

Dès ce jour, ils se retrouvent et s'aiment. Les tièdes regains de la fin d'août abritent leurs ca- resses que nul ne soupçonne et que rien ne trouble. Ils s'enlacent, bercds par le rire des eaux courantes et par le bruit régulier que font en broutant les chèvres noueuses. Parfois ils re- cherchent les bruyères. Quelle joie, dans les bras l'un de l'autre, de s'enfouir parmi ces grappes de braises! Quel anéantissement voluptueux ils goûtent lorsque, les fournaises de l'après-midi ayant fendu l'ocre des sentiers, les larmes espa- cées d'un orage viennent à crépiter soudain sur les feuillages ! Oh ! les lents retours k tra- vers les vignes hautes, lorsque la grive pé- pieuse appelle en vain les raisins disparus; et les arrêts sous le figuier lorsque, succombant à tant d'ivresse dorée, Almaïde ne peut que battre des cils en gémissant...

Bientôt vient l'automne, et c'est dans la mon- tagne qu'ils vont cacher leurs amours.

La passion d'Almaïde s'accroît à mesure qu'elle devient moins ignorante entre les bras du petit faune. Elle se donne sans réserve, sans crainte, sans regrets, sans remords. Elle trouve à la brû- lure fraîchissante des baisers la saveur poivrée

18J ALMAÏ0E D'ETniiMONT

d'un fruit rouge qui se fondrait à tous ses membres. Elle emplit du souvenir de ses étreintes le parc si funèbre jadis. La clameur des paons n'attriste plus les ombrages, mais ëclate au spleil, aveuglante et joyeuse. L'humeur inquiète de son oncle, aussi bien que les nouvelles reçues d'Eléo- nore, laissent Almaïde indifférente, presque nar- quoise. Et ce sont maintenant des heures d'envie et d'attente qu'indique sur le cadran solaire l'ombre aiguë des beaux soleils mûrs.

Tous deux gravissent les sentiers pierreux et gagnent les bergeries désertes. Les hêtres ne perdent pas encore leurs feuilles qui sont rouges comme des copeaux de cuivre recroquevillés par le feu. La mollesse de ce silence bleu toujours nocturne : les sapins, caresse les battements de leurs cils et ils s'amusent du vol des perdrix blanches qui éveille et fait trembler le vide.

Personne au village ne s'étonne de les voir s'en aller, presque chaque jour, ensemble. On sait qu'Almaïde a du goût pour ces promenades dont elle rapporte des rameaux fleuris. Et il n'y a rien d'étonnant h. ce qu'elle prenne un guide : il est dangereux d'errer seul dans la montagne.

0 cascades que semble immobiliser votre chute rapide ! Gieux de pourpre dorée ! Oiseaux de proie qui plongez dans les gouffres dort le bruit !

ALMAÏDE d'etREMONT 183

Cavernes creusées par le liquide saphir des eaux vierges : voyez passer deux aimables enfants!

Tantôt les sombres daphnés les invitent à s'étendre, tantôt une pelouse plus verte que la vallée se mouraient d'amour les pâtres de Cer- vantes les accueille et les alanguit.

Almaïde d'Etremont a voulu revêtir, pour ces courses alpestres, le capulet et le châle ossalois. Elle-même a brodé les aconits, les pavets et les colchiques d'automne sur la soie sonore et lui- sante que bombe sa gorge. Et Petit-Guilhem ne l'aime que mieux ainsi, car elle ne lui paraît plus être la demoiselle des Aldudes, mais la sœur des chevrières qu'il délaisse et qui, de l'éclatante blancheur des couchants, ramènent l'ombre har- mohieuse des troupeaux.

Qu'il est bon que se dissipe enfin la tristesse d' Almaïde! Oh! l'écœurante vie que, jusqu'à pré- sent, elle a traînée! Elles s'enfuient maintenant, les nausées de l'existence ancienne, l'acre et mo- notone douleur qui gonflait son âme de dégoût, l'iniquité de n'être aimée de personne, elle, doni le cœur débordait d'amertume et d'étouffante ja- lousie quand, sur les toits des métairies, les pigeons roucouleurs mêlaient leurs ailes.

La mort; elle eût préféré la mort à ce retour en arrière ; la mortqu'elle avait souhaitée jadis lorsque,

184 ALMAÏDE D'ETREMONT

par la fenêtre ouverte sur la nuit, elle écoutait, de son lit, bruire et mourir le vent d'orage aux feuilles de l'épais figuier et lorsqu'elle n'entre- voyait rien au delà de ce gémissement.

M'aimes-tu? Dis que tu m'aimes, Petit- Guilhem? demande-t-elle.

Et les yeux de pie de l'adolescent brillent sur ceux de la jeune fille à laquelle il ne répond guère que par des caresses qu'elle compte. Puis il ferme les paupières sous le désir comme un Sylvain sous un vol d'abeilles, et s'enivre au par- fum de cette fleur des bois.

étais-tu, hier? Hier, je ne t'ai pas vu. Dis-moi tu étais? Je veux savoir tu étais.

Hier, j'ai conduit des touristes au Cinq- Monts.

Ce n'est pas vrai. Je parie que tu es allé trouver la petite chevrière... Tu étais avec Maï- lys. Va-t'en. Je ne t'aime plus.

Je n'étais pas avec elle. J'étais au Cinq-Monts.

Tu mens. Embrasse-moi?

Et Almaïde laisse jouer sur elle cet écureuil des montagnes Elle ne garde aucune réserve envers lui. Elle que l'on accusait, avec raison, au eouvent, de trop montrer l'orgueil de sa race, elle livre aux baisers du petit pâtre l'ovale impassible et parfait de ses joues, qui fait songer au dédain

ALMAÏDB d'etREMONT 185

tranquille, k la sensuelle gravité de quelque sombre Marie- Antoinette.

Combien peu elle regrette à présent de ne s'être point mariée! Comment se fait-il qu'il y a quelques jours à peine elle rêvât d'une existence pareille à celle d'Eléonore de Landelaye? Qu'im- porte, à, cette heure, à Almaïde, que son amie ait gagné l'Espagne au bras d'un mari défait cl pâle? Toutes les brûlantes contrées sont dans le cœur d'Almaïde, et tous leurs vins, et toutes leurs grenades, et toutes leurs amours, et toutes leurs chansons. Ah! cent et mille fois elle préfère au plus parfait des gentilshommes ce chevreau noir de la vallée qui la caresse de sa bouche éclatante.

Ils s'aiment. La saison s'enfuit. Après le noir Été et la sanglante Automne vient l'Hiver. Et, venu l'hiver, c'est pour Almaïde une volupté que de se souvenir des bois bleus qui commencèrent d'abriter ses amours, des ruisseaux qu'eût chéris la colombe de La Fontaine, des libellules sur le glauque ruisseau des Aldudes, du ronflement des batteuses qu'accompagnaient le roucoulement des tourterelles et les silences des baisers. Elle évoque aussi les bergeries de septembre closes au feu blanc de midi, la pénétration des caresses, la cruche bombée et rouge ils buvaient l'eau qui grésillait dans la terre poreuse.

186 ALMAÏDR DJBTCveMONT

Maintenant, c'est février et, ce jour-Ià, Petit- Guilhem doit conduire au col trois touristes qui sont arrivés à l'auberge, la veille.

Avant de les aller rejoindre, et bien qu'il soit -de très grand matin, il s'est glissé dans le parc du château jusque sous les croisées d'Almaïde. ïlle a enir'ouvert la fenêtre du sud. Et lui, s'ai- dantdes branches du figuier, il est monté jusqu'à elle, est entré dans la chambre.

Ghutt! Fais bien doucement... Tu es gentil d'être venu. Je t'attendais depuis une heure. Tu as froid. Regarde... On est bien ici...

On entend coasser la girouette du colombier.

... Vous aurez du vent.

Ils veulent partir quand môme.

Combien sont-ils?

Troi«.

XLMAÏDE d'eTREMONT 187

Quelle heure est-il ? Trois heures ?

Trois heures et demie.

Tu seras prudent. Il faut t'en aller... Écoute dans les lauriers?... Il n'y aura pas d'avalanches?

Non.

Gomme ça...

Oui...

Adieu...

11 est devant l'église. Quatre heures sonnent, d'un timbre rauque, doux et fêlé, qui tremblote et pleure. Les touristes arrivent.

Petit-Guilhem prend la tête. Il va d'un pas égal et lent, se servant peu, pour la montée, du bâton de montagne, mais laissant hésiter son pied une seconde sur le sentier rocailleux, pour s'assurer de l'équilibre des pierres.

On gravit les premières rampes, on passe h gué les torrents qui bondissent. Les mugissantes eaux brisent aux rochers leur fine écume, tournoient, reviennent sur elles-mêmes, coulent un instant avec lenteur entre deux galets, puis sursautent et s'éparpillent en grésillant.

Petit-Guilhem annonce :

Il y aura de la tempête au col.

Puis il reprend son air méditatif, sa rêverie que berce, de seconde en seconde, le choc régulier des piques sur le granit. Il songe à la jeune fille

188 ALMAÏDE d'ETREMONT

qu'il vient de quitter, et frissonne de conserver si longtemps dans son épaule creuse la caresse qu'y nicha tout à l'heure l'épaule douce et ronde d'Al- maïde. Il se dit : ces messieurs qui sont avec moi n'ont certainement pas une amie aussi jolie... Et il évoque la houche fine d'Almaïde, le nez mobile et mince, arqué, la langueur des yeux, l'élastique tiédeur de la gorge, la grâce mate des jambes sous la mousseline.

A l'horizon, le relief des montagnes s'accuse violemment tout à coup. Çà est là, perçant la brume, apparaissent, comme les veines du ciel, les arêtes d'azur sombre sillonnées de filets de neige. A mesure que l'on monte et que l'on change de position, il semble que les pics les uns devant les autres étages se déplacent, qiie leurs crêtes se renouvellent.

On s'enfonce dans la nuit bleue des sapins. On entend toujours les bâtous obliques tâter le sol rocheux du côté n'est pas le gouffre. Voici la première plaque neigeuse... Attention!

Petit-Guilhem va tracer le chemin. Il hésite, puis enfonce résolument ses pas dans la neige dont la surface arrive à ses genoux. Les trous ainsi formés, et chacun des touristes pose à son tour les pieds, ont la lueur verdâtre d'une rivière pro- fonde.

ALMAÏDE d'etREMONT 189

Regardez là-bas?

Oui. Il neige...

Oui, et une tempête de vent... Gare! Cou- chons-nous... Ce grésil brûle la ligure et les mains. On dirait des étincelles... Tiens!... une martre, là-bas... Voyez-donc cette martre?...

Ne bougeons plus.

Ils demeurent immobiles, la face vers la terre, cramponnés à leurs bâtons, de peur d'être enlevés par la rafale.

On repart enfin. Ce n'est plus, jusqu'à la limite du ciel, qu'une seule et immense courbe jaune ou blanche sur laquelle rien n'existe, pas un mouve- ment, pas un bruit. Il semble qu'une mouche, tant la solitude est mortelle, suffirait en volant à faire basculer l'horizon. On ne peut, à cause de la force de l'ouragan, atteindre le sommet du col. Il faut redescendre.

Les glissades commencent. Petit-Guilhem s'as- sied le premier sur la pente de neige et se laisse aller, modérant parfois de son bâton la vitesse vertigineuse. Cliacun le suit en riant, les reins soulevés par des monceaux de neige en boule, éprouvant à cette sorte de vol presque horizontal cette sensation du dormeur qui rêve qu'il plane, étendu sur le dos.

Bientôt, l'on va quitter le névé et se retrouver

190 ALMAÏDE D ETIIKMONT

en sûreté. Déjà, là-bas, voici des bergeries l'on pourra déjeuner. Petit-Guilhem pense que l'on y serait bien avec Almaïde... Mais les montagnes sont iTO\i méchantes à présent. A la belle saison, ils pourront venir là. Il étendra des fougères fraîches sur le sol... Ils amèneront les deux chèvres. Ils riront en essayant de traire le lait bleu dans son chapeau de joncs, comme l'année dernière... Elle était belle, dimanche, en revenant des vêpres... Elle est bonne... Toutes les petites filles du hameau lui offrent des perce-neige, de gros bou- quets de perce-neigo. Ça attriste Petit-Guilhem quelquefois, qu'elle semble l'oublier pour une touffe de fleurs. L'été, il lui portera des chardons bleus...

Dites donc?

^ Quoi?

Oii est le guide ?

Mais il était là... Je ne le vois plus...

Le lendemain, après-midi, on retira d'une cre- vasse le cadavre de Petit-Guilhem. De sous le berret avait coulé un filet de sang dont sa poi- trine était tachée comme celle d'un rouge-gorge.

ALMAÏDE d'eTREMONT 101

Lorsque le jardinier du château apprend à Almaïde la mort de Petit-Guilhem, elle ne marque aucune émotion, tant le choc intérieur est terrible. Elle dit :

Ah! Quel malheur... et gagne, pour s'y asseoir, le banc qui est près du cadran solaire. Elle n'y voit plus bien. Le saule pleureur se met à tourner. Il lui semble qu'elle compte des chiffres, qu'elle a un vilain rêve dont elle se veut éveiller, mais il continue...

Almaïde se trouve mal. Elle ne sent point le coup de tôte qu'elle donne au dossier du banc. Elle fléchit et ne se ranime qu'au bout d'un long quart d'heure.

Elle supporte tout avec courage : la visite aux affligés, la vue de Petit-Guilhem mort. La mère est assise impassible auprès delà couche l'en- fant repose, les narines pincées, blanc de cette blancheur bleue qu'a seule, aux déclins des jours

192 ALMAÏDE d'ktREMONT

d'hiver, la neige des sommets que n'atteint pas encore la marée de Tombre.

Sur le seuil de la cuisine convertie en chambre mortuaire glousse une poule, craintive, la patte en l'air, vers ses poussins dispersés. La flamme du cierge tremble, rougeoie, file et fume au-dessus du crucifix et de l'assiette d'eau bénite trempe un laurier noir. Au mur sont suspendus un bissac et une gourde. Le chat, devant l'âtrc éteint, se peigne délicatement. Une vieille paysanne en capuchon noir prie, tousse et s'en va. De belles filles de la vallée ne s'agenouillent qu'un instant, efi'rayées par cette chose incompréhensible : l'immobilité de cet enfant dont la souplesse peut-être un jour lessurprit.

Almaïde d'Etremont se prosterne. Elle se dit :

Il avait ce berret marron et ce costume, les jours qu'il dansait ivec les chevrières...

Elle essaie de prier, mais ne le peut. Sa pensée reprend :

... Avec les chevrières... qu'il dansait avec les chevrières... Il avait cette même boucle de che- veux, la fois il m'a rencontrée... qu'une branche m'avait griffée au front. Les bêtes s'étaient échap- pées. Je crois que c'est la plus noire qui bêle... 11 est temps de s'en aller d'ici. Oh ! que je souffre...

Elle se lève.

Vous êtes bonne d'être venue, Mademoiselle.

ALMAIDB d'eTHEMONT i'S?

11 VOUS aimait tant... Regardez : on a. retrouvé son bâton... Il y avait du sang à la pique. Almaïde demeure froide et demande :

A quelle heure l'enterrement, demain?

A neuf heures, Mademoiselle.

Vous ferez prendre au châ-teau ce dont vous aurez besoin.

Ellerentre, se couchesansavoir mangé etseplonge dans ses tristes rêveries. Elle se remémore cette idylle de cinq mois. Elle oublie, à chaque moment, tant ses souvenirs sont récents, la mort de Petit-Gui- Ihem. Il lui arrive, à plusieurs reprises, de se dire :

... Après-demain, je le retrouverai au gué des saules; maintenant les charmilles sont desséchées; les feuilles ne nous cachent plus, il faudra faire attention...

Puis elle pense :

N'y a-t-il rien qui m'empêche de l'aller retrouver?...

Et, avant même qu'elle se soit formulé cette réponse que Pctit-Guilhem est tombé dans un gouffre, et qu'il est maintenant semblable à la neige morte et bleue, une autre objection surgit qu'elle est sur le point d'écarter... Mais comment n'avoir pas songé à ça depuis deux mois?...

... Et tout à coup un flot de sang brûle sa face, elle étoutle un cri de honte...

i3

194 ALMAÏDE niiUin.MONT

Elle n'assiste point, le lendemain, à l'enterre- ment du petit pâtre et, durant les jours qui suivent, demeure immobilisée par sa consternation. En- ceinte! Elle est enceinte...

Que faire ? Pauvre Almaïde ! Gomme un fruit sa beauté va mûrir, fruit de passion oi^ seraient encloses toutes les promesses des beaux jours. MaU gré le deuil et l'angoisse, une puissante vie puisée à ce sol va pousser au coeur d'Almaïde sa sève ardente.

Des jours se passent. Elle se reprend. Ce n'est point que la mortelle inquiétude la déserte, mais la faroucbe énergie qui couve en elle s'accroît h mesure que l'instinct de la mère se définit. Elle est trop femme pour ne pas s'arc-bouter k la dé- fense, et la première défense est le soin qu'elle prend de cacher son état. Elle l'accepte au fond d'elle-même avec une sorte de résignation aigre, sombre et passionnée. Mais cette pécheresse vio- lente s'attache à son fruit aussi bien qu'une fleur. Et jamais à cette nature saine et belle ne viendrait l'idée que, par les montagnes, on peut trouver de mauvaises fées, qui, aux flancs des ravins stériles, cueillent des lys noirs dont le parfum tue les en- fants qui vont naître.

ALMAÏDE n'ETriKMONT 195

VU

Deux mois se passent de la sorte, et un nouveau deuil advient qui n'affecte guère Almaïde : la mort de son oncle frappé d'une congestion et trouvé, un matin, inanimé dans son lit.

Comme en rêve, troublée par ses terribles sou- cis, Almaïde assiste à, ces obsèques sans prendre garde aux importuns dont la curiosité vient sup- puter la ruine prochaine du château des Aldudes. Seule au monde, que doit-elle faire?...

Éléonore de Landelaye s'approche d'elle après la cérémonie :

Chère Almaïde, lui dit-elle, que tu es à plaindre? Ne crois point que nous ne pensions à loi souvent... Tu es sympathique à René; il a songé à toi... Je sois combien causer de ces choses, en une telle circonstance, est délicat... Mais l'occa- sion est peut-être unique et pourrait ne plus se présenter... Dans le monde, te voilà seule, sans un bras auquel t'appuyer...

Almaïde commence à deviner ce que lui va con-

196' ALMAÏDB d'ETRBMONT

seiller son amie. 11 lui semble que dans sa poitrinese caille un flot desangquil'étoufl'e. Mais, plutôt qu'un regret, c'est une sourde irritation qu'elle ressent.

Non... laisse-moi... laisse-moi, dit-elle.

Non, ma chère Almaïde, reprend Éléonore, je ne me tairai pas. C'est ton chagrin, sans doute, qui te fait me parler ainsi. Mais écoute...

Non! Tais-toi I

Si; écoute-moi; je le veux... C'est René qui m'a dit d'insister... Tu connais M. de Soulère... Il t'accompagnait à mon mariage... M. de Soulère est libre... Il est riche... Il t'aime.

Almaïde ne répond à son amie que par un dou- loureux éclat de rire. En quelques secondes, comme dit-on celui qui se noie, elle revoit de nombreuses images. Elle évoque l'homme en- nuyeux qu'on lui propose, un geste de lui, une inflexion qui l'agacèrent le jour des noces d'Éléo- nore. Ah I cet homme, sans presque le connaître, elle le hait... Elle le hait de toutes ses forces, d'une haine irraisonnée et charmante de jeune fille... Puis, tout à coup, dans ses yeux dilatés par le délire, la montagne se reflète en même temps que le battement de ses artères emplit ses oreilles d'une rumeur de cascade... Puis elle croit voir, cabré comme un maigre chevreau, Petit- Guilhem au bord d'un précipice. Il va glisser sur

ALMAÏDE d'kTREMONT 107

l'herbe qui est blanche... Il tombe. Il est tombé. II est mort. Il est dans son lit, avec un berret marron sur les yeux. Oh I Que ses baisers étaient chauds I Elle s'écrie :

Non... Je t'en supplie... Va-t'en... Je t'en supplie... Va-t'en... Laisse-moi tranquille.

M. d'Astin s'approche d'elles :

Ma chère Eléonore... Voulez-vous nous lais-* ser seuls un instant?...

... Mon enfant, dit-il à Almaïde, que vous souffrez, n'est-ce pas?

Oh 1 Oh 1 oui, je souffre...

Mon enfant, il vous faut un grand repos... Je vous en prie, confiez-vous à moi ? Vous habi- terez quelque temps mon château. Nous serons seuls et rien ne vous y troublera... Je ne sais pourquoi, ma chérie, il me semble que c'est la volonté de vos chers parents qui parle en moi. Voulez-vous, dites, voulez-vous venir?

Oui, répond-elle doucement.

Eh bien, il faut que vous quittiez ces lieux dès ce soir. J'enverrai ici mon intendant pour qu'il veille à. ce que rien ne soit distrait. Reposez- vous un moment dans votre chambre. Nous par- tirons dans deux heures. Mon carrosse est là. Nous enverrons prendre, ces jours-ci, ce dont vous n'avez-pas besoin immédiatement.

i98 ALMA.ÏD£ D ETRBMONT

Almaïde d'Etremont est installée chez M. d'As- tin. Tant d'événements abolissent parfois en elle la précision de la pensée jusqu'à lui faire, à de cer- tains moments, oublier son état. 11 lui arrive chose singulière ! de pouvoir, grâce à ces ab- sences, goûter parfois le charme du printemps qui commence à parer le vieux domaine. Il y a en elle comme un frémissement de source dans les herbes. Elle se dit alors : Calme-toi ; il n'y a rien qui t'inquiète.

Mais elle sort bientôt de ce rêve, et la réalité la perce alors comme une lame dont elle croit sentir la froide pénétration là, se dit-elle, doit être la pointe du cœur. Le partum des lilas lui fait mal jusqu'à lui donner la nausée. Toute odeur s'exagère en elle.

M. d'Astin la laisse seule autant qu'elle le désireu Elle se promène par les pelouses, caressant avec une infinie tendresse le crâne bas du vieux chien qui la suit. Elle lui parle : Oh I que tu es bon, toi... Si tu savais...

ALMAÏDB d'eTREMONT 199

Et elle sent sa douleur croître comme une ronce, seconde par seconde.

Cet état de la jeune fille n'est pas sans inquiéter M. d'Astin qui connaît hélas ! l'atavisme pater- nel de la jeune fille, et qui sait dans quel mysti- cisme sombrèrent plusieurs de Alcaraz.

Il s'essaie parfois à distraire Almaïde. Il lui fait visiter cette antique demeure encombrée comme un roman d'aventures. Le parfum d'un autre monde y règne. En considérant les objets rappor- tés de la Chine, on songe à Sindbad-le-Marin. Dans le salon, il y a une chaise à porteurs dans laquelle est assise une grande poupée du Céleste Empire qui, de sa main passée à la portière, laisse pendre un hibiscus rouge. En s'approchant, on admire la robe d'azur de ce mannequin charmant dont la tête, appuyée en arrière, offre, comme une rose éternelle, le sourire un peu dédaigneux de la bouche.

Çà et sont des meubles rares, des chaises incrustées de nacre ou des fauteuils drapés de robes si légères que l'on distingue à travers elles les pivoines couleur de chair qui s'épanouissent aux dossiers. Les pieds de l'un de ces fauteuils reposent en des babouches si petites, si jolies que l'on songe à Cendrillon. Et, sur les murs, on voit de gaies peintures, polies comme des porceiames

200 ALMAÏDB d'eTHEMONT

des princesses Mongoles achètent des fleurs, ou les marchandent, avec de petits gestes réservés. Un soir qu'Almaïde est plus sombre que de coutume, et que M. d'Aslin s'aperçoit qu'il ne peut plus lutter contre cette énigmatique tristesse, qu'il ne peut attribuer à la mort d'un oncle égoïste et morose, il lui demande :

Ma chérie, vous paraissez avoir un gros cha- grin?...

Elle demeure silencieuse dans l'ombre de la lampe. Il s'assied auprès d'elle et lui prend les mains :

Dites, qu'avez- vous?

La voix du gentilhomme est si douce et bonne qu'elle fait frissonner la jeune fille comme sous un souffle d'amour. Longuement, comme qui va sangloter, elle aspire l'air d'un soupir entrecoupé. Ses yeux se remplissent de larmes, ses narines frémissent.

Enfin elle tombe à genoux sur le tapis et, pleu- rante, appuyant sa joue humide et brûlante aux vieilles mains ridées qu'elle retient entre ses doigts crispés, elle fait sa confession.

I

AI.MAÏDE d'eTRBMONT 201

VIII

^ Au lendemain matin de cette terrible soirée, M. d'Astin mande Almaïde dans sa chambre.

Mon enfant, lui dit-il, asseyez-vous en face de moi. . . J'ai songé à vous toute la nuit. J'ai besoin de vous entretenir.

Il dit cela doucement, gravement, étendu sur un fauteuil, le pied sur un tabouret, enveloppé d'une robe de femme chinoise qu'il se plaît à sou- vent revêtir dans sa chambre. Il appuie, à plat, ses bras sur les bras du fauteuil, chaque main s'incurvant à l'un des pommeaux de chêne. Le corps est un peu voûté en avant. Les cheveux blancs, rejetés en arrière, ondulent. Les yeux de claire pervenche fixent le plancher tremble la lueur du feu. Une bonté éclaire le visage dou- loureux.

M. d'Astin reprend :

... J'ai songé à vous toute la nuit..» Et il se tait de nouveau, hésitant.

202 ALMAÏOB D'BTRBMONT

Au dehors souffle une rafale de Mai. Une tendre lueur verdâtre filtre par les petits car- reaux. Une cafetière ronronne devant la braise. Almaïde, craintive, essaie de poser ses regards aux objets qui ornent cette chambre elle n'était jamais entrée.. A droite, il y a une carte marine roussie comme un vieux coquillage. On lit au-des- sous : Océan Indien. Et çà et là, contre les murs ou sur des étagères, on voit des armes, des bouts de câbles, des oiseaux et des papillons naturalisés, des œufs d'autruche. Au fond, il y a deux grands tableaux.

L'un représente une jeune femme brune qui a Tair malade et langoureux. Elle a un regard triste et long. D'une main elle soutient un châle, de l'autre elle joue avec un colibri. Et, à ses pieds accroupie, une petite esclave noire range dans une corbeille des corolles jaunes qui ressemblent à des fruits et des fruits roses pareils à des co- rolles.

L'autre tableau représente une Chinoise élé- gante et d'un grand charme. Les cheveux dressés sur le front conique supportent obliquement des épingles et des fleurs. Les yeux, d'une petitesse extrême, sourient de côté, sensuels. On dirait que les narines sont deux pétales d'oeillet. La bouche, petite et ronde comme une cerise, indique l'obsti-

Al.MAÏDH D HTREMONT 203

nation à demeurer fermée, peut-être la volonté de ne s'ouvrir qu'au baisier, délicatement, comme une bonbonnière de corail au-dessus de l'ivoire ovale et charnu du menton. Elle est habillée d'une robe verte de môme nuance que le vêtement de M. d'Astin, et une ceinture lilas nouée par der- rière ressort des deux côtés en larges ailes de pa- pillon.

... Toute la nuit, et une partie de la mati- née, — reprend M. d'Astin, j'ai songé à vous, mon enfant. Ecoutez-moi.

J'ai connu bien des douleurs... L'âge m'a donné l'expérience. Tout homme qui a beaucoup souffert et vécu n'ose plus condamner, peut-être parce que lui-même aura bientôt besoin de la miséricorde de Dieu...

Ma chérie, vous avez aimé parce que vous aviez besoin d'aimer. Votre sentiment ne fut point vil. Vous avez aimé d'un amour naturel, et non point de cet amour qui s'achète ou se vend aujourd'hui par un mariage intéressé, et qui fait, hélas ! que la plus divine des aspirations se fabrique à vo- lonté dans le cœur d'une jeune fille. Cette pierre philosophale, cette transsubstantiation que recher- chèrent des alchimistes, on l'a trouvée, ô mon en- fant! La plupart des pères, des mères, cèdent leur fille au roi Midas. Pensez-vous que Dieu voie sans

204 ALMAIDE D BTREMONT

irritation cette simonie des âmes? Non... La femme est née pour l'homme et l'hommo pour elle. Toutes les créatures, toutes les choses veulent se donner d'elles-mômes les unes aux autres. Considérez la vallée au printemps. Le per- dreau blanc y cherche sa compagne, la fleur de l'hépatique s'incline vers la fleur de l'hépatique, l'ajonc n'a cette odeur suave que parce que ses pistils vont être alors fécondés.

... Mon enfant, je connais le supplice des cœurs solitaires, la soif d'aimer, la douleur qui gonfle de sanglots les âmes délaissées... Ma chérie, ne sufl"oquez pas ainsi, calmez-vous. Êtes-vous mon amie? Je suis le vôtre et ne sais que m'attendrir sur votre cas. Votre action n'est point criminelle. Mais malheur à une société qui condamne le plus souvent une jeune fille sans fortune ou sans re- lations à la plus horrible des solitudes ! Ce n'est point vous qui êtes coupable, Almaïde, mais ce monde égoïste et repu de tous les vices qui re- fuse à une pauvre enfant ce qu'elle accorde aux animaux, ce qu'elle favorise aux oiseaux dans leurs cages. De l'hypocrisie naît tout le mal. Il faudrait que toute vierge, dont le cœur se con- sume isolé, ait le droit de choisir celui à qui elle veut se donner; et que ce droit fût absolu; et qu'il existât en dehors des conventions, des con-

ALMAÏDB d'eTREMONT 205

trats et des parents. Il serait bon que celle qu'une injuste destinée astreint au célibat ait le droit de le rompre, et de rompre avec tous ceux qui la blâmeraient de celte action, échappant ainsi àleur hypocrite mépris; et qu'elle pût leur dire, le jour qu'elle se sentirait devenir mère : je m'en vais bon me semble, puisque vous me refusez une place au chenil.

La voix de M. d'Astin tremble et s'élève. Ainsi au temps de sa jeunesse, devait-il donner à sa pa- role ce ton d'autorité que savent avoir tous ceux qui commandent à la douleur et aux dangers.

Ne soyez pas si émue, ma chère enfant, re- prend-il. Donnez-moi la main, et ayez confiance.

Et, se retournant vers le portrait de la créole qui décore le fond de la chambre, il l'indique d'un mouvement de lôte à Almaïde :

C'était l'amie d'un ami. Elle est morte victime de la honte que suscitèrent en elle ces hypocrites préjugés. Elle avala du laudanum, et son trépas tragique bouleversa à jamais les idées de celui qui l'aimait. Elle se nommait Laura Lopez.

Puis, désignant le portrait de la Chinoise :

Elle se nommait Li-Tsée. C'était la fille d'un mandarin. Il s'opposait à son mariage. Elle se donna à moi. Je ne demandais qu'à continuer de

206 ALMAÏDE D ETRE^ONT

l'aimer et qu'à chérir l'enfant qu elle me promet- tait. Mais son père surprit nos relations et, trou- vant qu'elle s'était déshonorée à fréquenter un chrétien, il la fit dévorer par des truies. Et je per- dis ainsi la plus aimable des maîtresses et la fleur de tout un Printemps.

M. d'Astinse recueille, le front dans une main. On entend le bruit du feu et celui du vent dans le parc, ce même vent peut-être qui soufflait jadis sur le jardin de la Chine oii,dans un massif épais, le jeune marquis sentait fléchir sous lui Li-Tsée, plus souple et douce qu'un rameau fleuri de co- gnassier.

Almaïde est aux genoux du vieillard qui pose sa main sur elle en signe de bénédiction, et dit :

Ne vous troublez point. Je suis ému en son- geant que ma pauvre Li-Tsée n'eut jamais le bonheur que vous allez avoir : celui d'être mère. Votre enfant, vous en serez fière, puisque Dieu vous l'envoie. Si je vis encore quelques mois, il me fera me souvenir de celui dont on me priva... Oui, Dieu nous l'envoie. Nous l'accueillerons. La position que je lui laisserai, je n'ai pas d'héritiers naturels, sera belle. Et votre richesse vous évitera bien des ennuis. Mon amie, vous élèverez cet en- fant non point en secret, ni en désavouant son origine, ce qui serait facile. Mais vous le produi-

A1.MAÏDB d'bTRBMONT 207

rez aux yeux de ce monde qu'il faut apprendre à mépriser en déclarant hautement : Voici le fils ou la fille de M"' Almaïde d'Etremont et d'un petit pâtre de la vallée.

Almaïde, toujours agenouillée, la main dans la main du gentilhomme, sent une immense ten- dresse l'envahir. Elle relève enfin la tête et, cam- brée, les cheveux épars, fixe de ses yeux ardents brûlent des larmes ceux du vieillard plus bleus et pur3 qu'un azur d'avril. Elle entoure de ses beaux bras le cou de M. d'Astin et murmure :

Mon ami, que vous êtes bon...

208 ALMAÏDE d'btHKMONT

IX

L'Été couronné d'origan et de bninelles bleues vint et passa.

Et, la fin de Septembre arrivée, le parc du châ- teau d'Astin s'emplit de cette aurore du crépus- cule qui rend pareil à quelque verger mûr, la fin du jour. Tout s'empourpre, tout se dore. Les ra- mées obscures et cramoisies, pas encore dégarnies de leurs feuilles, s'épandent avec lourdeur au- dessus des gazons. Aucun vent ne souffle aux eaux Touillées des bassins. Et, dans les buées li- las de l'allée, un marbre nu, quelque Diane cou- rante, semble tresser, plus haut que son front, une invisible guirlande.

Etendu sur sa chaise longue, au bas du perron, ayant jeté parjeu sa canne à son épagneul qui la lui rapporte, M. le marquis d'Astin voit du fond de l'allée s'avancer vers lui Almaïde.

Elle s'assied auprès de lui, tenant son enfant

ALMAÏOB D'ëTREMONT 209

qui pose aux fruits blancs et gonflés qu'elle lui tend ses lèvres d'anémone humide.

M. d'Aslin les contemple longtemps, puis :

Ce soir, qu'il fait beau, mon amie! Cette mort de l'après-midi est douce et recueillie. Puisse mon existence se terminer ainsi, et puissent les nuages du Trépas ne voiler un instant mes yeux que pour me découvrir ensuite le limpide azur des Contrées divines... Ne vous attristez pas, mon enfant, de ces paroles." Vous me donnez eucore de la joie... Mais je ne voudrais pas recommencer la vie.

... Voici le dernier Automne, sans doute, je me souvienne de moi. Je m'éteindrai, un soir, comme ce soleil qui dore les bois poétiques de ces coteaux. Sur leurs bruyères, adolescent, je ren- contrai l'amour de bergères comme vous trou- v;Ues celui d'un pâtre. Il n'y a de diilérence .[Li'aux yeux du monde entre votre jeunesse et la mienne passée. Toutes choses sont égales. Ces co- teaux bondissent comme l'Océan, et ils gardent aux creux de leurs vallons, comme la mer au fond de ses vagues, les reliques de bien des tempêtes...

Voyez là,-bas, près de ce blanc clocher, reposent en paix Clara d'EUébeuse, qui vous fut amie, et Laura Lopez, dont je vous parlai au lendemain de votre aveu. Toutes deux moururent d'aiaour,

210 ALMAÏDB d'ETUBMONT

bien que l'égoïsme des hommes prétende que Ton n'en meure point.

L'une était chasteté, l'autre était passion, ce qui est souvent la môme chose. L'une succomba, je ne sais plus à quelle pure folie, et l'autre à l'efiroi de s'être donnée. En un mot, elles semblent avoir trépassé au même mal, victimes de l'orgueil héréditaire.

Quant à vous, mon enfant, ce fut d'être privée d'assez bonne heure d'éducation qui vous sauva. Toutes choses sont égales, vous ai-je dit et toutes les créatures. Quelle différence établir entre nos chaperons rouges des montagnes, qui ne peuvent davantage résister h. l'amour que les noi- setiers à la poussée de la sève, et M"* Almaïde d'Etremonl? Je suis revenu de bien des hypocri- sies dont l'homme le plus droit se débarrasse difficilement. Je puis d'autant plus émettre ces opinions que mon âge me les permet et .que, depuis de longues années, j'ai su ne point profa- ner la beauté, et que je vis dans cet état de pureté qui seul rend la vieillesse digne en la rappro- chant de l'adolescence. Mais, enfant, souriez : Je sais que si, jeune homme, j'eusse vécu auprès de vous, pâtre ou marquis, et que s'il m'eût été impossible de vous épouser, j'aurais essayé de vous prendre. Et que, si j'y fusse parvenu^ je me

almàTdb d^étrbmont 211

serais tenu pour un misérable si l'idée d'un mépris quelconque pour vous avait traversé mon esprit.

Je sais également que tout triste cœur de jeune fille voué à la solitude, meurtri constamment par la vision de la joie de ses amies, gonflé par le be- soin de donner son amour, de se dévouer et de se sacrifier, doit succomber à la moindre caresse qui lui affirme qu'il est capable de donner du bonheur. Et quelle est la femme heureuse qui, ayant mordu au fruit d'un riche verger, oserait blâmer Almaïde qui, au fond des ravins, cueillit une pauvre arbouse?

M. d'Astin se tait. Il prend dans sa main la main libre d'Almaïde qui, rêveuse, penche tou- jours vers son enfant sa gorge de pervenche pâle d'où coule la blanche rosée de vie :

Je sens que vous parlez selon Dieu. Mais qui donc parle encore comme vous?

Elle relève la tête, attendant la réponse qui ne vient pas.

M. le marquis d'Astin s'est endormi dans la Paix éternelle.

FIN D ÀLMAlDE D ETREMONT

DES CHOSES

A Paul 9t Vi-tn^ yi'ifj'ieritU

DES CHOSES»

J'entre dans un grand carré d'ombre qui bouge Là, un homme tape des clous sur une semelle, auprès d'une chandelle rouge et noire. Deux en- fants étendent leurs mains, à plat, vers l'âtre. Un merle dort dans sa cage de roseaux. On entend l'eau bouillir dans le pot de terre fumé, d'oij sort une odeur de soupe rance mêlée à celle du tan et du cuir. Un chien assis regarde fixement la braise.

Ces âmes et ces choses obscures ont une dou- ceur telle que je ne me demande pas si elles ont une autre raison d'ôtre que cette douceur même, ni si je prête un charme à leur humilité.

Là, veille le Dieu des pauvres, le Dieu simple auquel je crois; Celui qui d'un grain fait naître un épi; Celui qui sépare l'eau de la terre, la terre de l'air, l'air du feu, le feu de la nuit; Celui qui

1. Quelques exemples sont ici de pure invention. Je les al imaginés oiin que l'on pût mieux pénétrer dans le cœur de ces choies. F. J.

218 DBS CHOSES

anime les corps; Celui qui fabrique, une à une, les feuilles; ce que nous ne saurions faire, mais en quoi nous avons confiance comme dans l'œuvre d'un ouvrier parfait.

Je contemple sans désir d'inttlligence, et c'est ainsi que Dieu se révèle k moi. Dans la case de ce savetier, mes yeux s'ouvrent aussi simplement que ceux du chien qui est là. Alors ;> vois, je vois en vérité ce que peu verront. La conscience des choses, par exemple : le dévouement de cette flamme fumeuse sans quoi le marteau de cet ou- vrier ne pourrait être un gagne-pain.

C'est avec légèreté que, la plupart du temps, nous touchons aux choses. Mais elles sont pa- reilles k nous, souffrantes ou heureuses. Et, lorsque je remarque un épi malade parmi des épis sains, et que j'ai vu la tache livide qui est sur ses grains, j'ai très nettement l'intuition de la dou- leur de cette chose. En moi-môme, je ressens la souffrance de ces cellules végétales, j'éprouve la difficulté qu'elles ont à s'accroître sans s'opprimer l'une l'autre à l'endroit contaminé. Le désir me vient alors de déchirer mon mouchoir et de ban- der cet épi. Mais je songe qu'il n'est point de re- mède permis pour un seul épi de blé, et que ce serait humainement un acte de folie que de tenter

DES CHOSES 2/17

cette cure, encore que l'on n'observe rien à ce que je prenne soin d'un oiseau ou d'une cigale. Cepen- dant, la souffrance de ces grains m'est certaine puisque je la ressens.

Une belle rose, au contraire, me communique sa joie de vivre. Et sur sa tige on la sent bien heureuse, tellement que, par ces simples mots : « il est dommage de la couper», un homme quel- conque affirme et conserve le plaisir de cette fleur.

Je me souviens très exactement de la première révélation que j'eus de la souffrance d'une chose. J'avais trois ans. Dans mon hameau natal, un petit garçon tomba, en jouant, sur un tesson de verre, et mourut de sa blessure.

Peu de jours après, j'allai dans la maison de cet enfant. Sa mère pleurait dans la cuisine. Sur la cheminée, il y avait un pauvre petit jouet. Je me rappelle parfaitement que c'était un petit cheval d'étain oi» de plomb attelé à une petite barrique de fer-blanc montée sur roues.

La mère me dit : «C'est la voiture de mon pauvre petit Louis qui est mort. Vftux-tu que je te la donne? »

Alors un flot de tendresse noya mon cœur. Je Bcntis que cette chose n'avait pliLs son ami, son

218 DBS CHOSES

maître, et qu'elle souffrait de cela. Et j'acceptai ce jouet et, pris de pitié pour lui, je sanglotai en l'emportant chez moi. Je me rappelle bien que, trop jeune, je ne sentis point la mort du petit garçon, ni la désolation de la mère. Je n'ois pitié que de cet animal de plomb qui m'apparut désolé sur celte cheminée, à jamais inactif, privé de celui qu'il aimait. J'affirme, parce que je me souviens de cela comme de ce qui s'est passé hier, qu'aucune envie de posséder ce jouet pour m'amuserne me vint. Gela est si vrai que, revenu chez moi, je confiai en pleurant ce petit cheval et ce petit baril à ma mère qui, elle, a oublié ce fait.

La certitude de l'animation des choses existe chez des enfants, des animaux et des simples.

J'ai vu des enfants prêter à un morceau de bois brut, ou à une pierre, les fonctions d'un être vivant, leur porter une poignée d'herbe et ne poir»t douter qu'ils ne l'eussent mangée, lorsque, sans être aperçu d'eux, je l'avais enlevée.

L'animal ne différencie point la qualité de l'ac- tion. J'ai vu des chats griffer longuement ce qu'ils trouvaient trop chaud. Il y a dans ce fait, delà part de l'animal, une idée de lutte envers une chose capable de céder ou, peut-être, de mourir.

DES cnosES 219

Je crois que ce n'est que par une éducation, néo: d'une fausse vanité, que l'homme se dépouille de telles croyances. Pour moi, je n'établis point de grande différence entre le cas de l'enfant qui donne à manger à un morceau de bois et la raison de certaines libations de religions primitives. Et qu'est-ce autre chose que de prêter aux arbres un attachement envers nous plus fort que la vie, de croire que des végétaux plantés au jour que naquirent des enfants qui languirent et mou- rurent, s'étiolèrent et séchèrent au même temps?

J'ai connu des choses en souffrance. J'en sais qui sont mortes. Les tristes hardes de nos disparus s'usent vite. Elles s'imprègnent souvent des ma- ladies mêmes de ceux qui les vêtirent. Elles ont leur sympathie.

J'ai souvent considéré des objets qui dépéris- saient. Leur désagrégation est identique à la nôtre. Il est pour eux des caries, des ruptures, des tu- meurs, des folies. Un meuble que ronge les vers, un fusil dont se casse le ressort, un tiroir qui a gonflé, ou l'âme soudain faussée d'un violon, voilà des maux dont je suis ému.

Pourquoi vouloir, lorsque nous nous attachons aux choses, placer en nous seulement, pour l'exté- rioriser ensuite, l'amour? Qui prouverait que les

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choses ne sont point capables d'aiïection, ou qui déraontrerait leur inconscience? N'eut-il point raison ce modeleur qui se fit enterrer avec, dans sa main, un bloc de la môme argile qui avait obéi à son rêve? N'eut-elle pas le dévouement d'une servante fidèle, et n'est-ce point ce que nous admirons le plus en celle-ci : la vertu de se dévouer en silence, sans intérêt, avec la passivité de la foi ?

N'est-elle point sublime et rayonnante la chose qui agit envers l'homme de môme que l'homme se comporte envers Dieu? Ce poète savait-il davan- tage que cette glaise à quelle impulsion il obéis- sait? Du moment que tous deux ont prouvé leur inspiration, je crois également à leur conscience, je les aime d'un même amour.

La tristesse qui se dégage des choses tombées en désuétude est infinie. Dans le grenier de celff^ maison dont je n'ai pas connu les habitants, la robe d'une petite fille, sa poupée sont désolées. Ce bâton ferré qui mordit à la terre des verts co- teaux, ce chapeau de soleil qu'éclaire à peine le jour mome d'une lucarne, abandonnés de- puis des ans, combien j'ai la certitude qu'ils seraient joyeux de ressentir encore, l'un la fraî- cheur des mousses, l'autre le ciel d'été

t>ist> CHOSES 221

Les choses pieusement conservées nous gardent leur reconnaissance et sont prêtes à nous remettre leur âme dès que nous la rafraîchissons. Elles sont pareilles à ces roses des sables qui s'épanouissent indéfiniment, dès qu'un peu d'eau leur rappelle l'azur des citernes perdues.

J'ai, dans mon humble salon, une chaise d'enfant. Mon père s'en amusa pendant la traver- sée qu'il fit, à sept ans, de la Guadeloupe en France. Il se rappelait bien qu'assis sur elle, dans le salon du bord, il regardait des images que lui prêtait le capitaine. Le bois des îles dont elle est faite doit être solide puisqu'elle résista, dans la suite, aux jeux d'un petit garçon. Ce meuble, échoué dans ma demeure, y dormait presque oublié. Il ne ma- nifestait plus son âme depuis de longues années, car l'enfant qu'il avait accueilli n'était plus, et d'autres enfants n'étaient point venus pour se poser sur lui comme des oiseaux.

Mais récemment la maison fut joyeuse de la présence de ma nièce qui venait d'avoir sept ans. Sur ma table de travail elle s'était emparée d'un vieil allas de botanique. Et lorsque j'entrai dans le salon, je la trouvai assise sur la petite chaise, au rayonnement de la lampe, et regardant comme 1(1 fit jadis son grand-père défunt de belles et douces images. Et je fut ému. Et je me dis que,

222 SBS CHOSB8

seule, cette petite fille avait pu ranimer cette chaise, et que l'âme docile de cette chaise avait dou- cement séduit la candeur de cette enfant. Il y avait, entre elle et cette chose, un échange mystérieux d'affinités. L'une ne pouvait pas ne pas aller vers l'autre, et l'autre ne pouvait être ému que par celle-là.

Les choses sont douces. D'elles-mêmes jamais elles ne font de mal. Elles sont les soeurs des esprits. Elles nous accueillent, et nous posons sur elles nos pensées qui ont besoin d'elles comme, pour s'y poser, les parfums ont besoin des fleurs.

Le prisonnier que ne console plus aucune âme humaine doit s'attendrir au sujet de son grabat et de sa cruche de terre. Alors que tout lui est refusé par ses semblables, sa couche obscure lui donne le sommeil, sa cruche le désaltère. Et même, si elle le sépare de tout le monde extérieur, la nudité des murs est encore entre lui et ses bourreaux. L'enfant puni aime l'oreiller sur lequel il pleure; car, alors que ce soir-là tous l'ont blessé et grondé, l'âme du duvet silencieux le console, ainsi qu'un ami qui se tait pour calmer un ami.

Mais ce n'est point seulement du mutisme des choses que naissent leurs sympathies pour nous. Elles ont de secrets accords, soit qu'elles pleurent

Dt.» ciioses ^3

dans la forêt que René emplit de son âme ora- geuse, soit qu'elles chantent sur le lac médite un autre poète.

11 est des heures, des saisons oi!i certains de ces accords existent davantage, l'on entend mieux les mille voix des choses. Deux ou trois fois dans ma vie, j'ai assisté à l'éveil de ce monde mysté- rieux. A la fin d'août, vers minuit, quand la jour- née a été chaude, un bourdonnement indistinct qui n'est pas celui des rivières ni des sources, ni du vent, ni des animaux froissant l'herbe, ni des bestiaux, qui secouent leurs chaînes sur les crèches, ni des chiens veilleurs inquiets, ni des oiseaux, ni du retombement des métiers des tisserandes, s'élève autour des villages agenouillés. Ce sont des accords aussi doux à l'oreille que la lueur de l'aube est douce à l'œil. Là, s'agite un monde immense et doux les brins d'herbe l'un sur l'autre s'inclinent jusqu'au matin, la rosée bruit imperceptiblement, les germes à chaque battement de seconde soulèvent toute la surface des plaines. Il n'est guère que l'âme qui puisse saisir ces âmes, pressentir ces pollens dans la joie des corolles, ces appels et ces silences par qui se crée l'Inconnu divin. C'est comme si, tout à coup, l'on se trouvait dans une contrée étrangère dont

224 DBS CHOSES

vous charmerait la langueur du langage sans que l'on en comprît exactement la signification.

Cependant je pénètre davantage dans le sens murmuré par ces choses que dans celui qui est enfermé dans un idiome inconnu de moi. Je sens que je comprends, et qu'il ne me faudrait pas un très grand effort (et peut-être la poésie y arrive- t-elle quelquefois) pour traduire la volonté de ces âmes obscures, et pour noter, d'une façon con- crète, quelques-unes de leurs manifestations. 11 m'est arrivé de répondre mcnLulement à cet indis- tinct bourdonnement, aussi bien qu'il m'est arrivé de répondre distinctement, par mon silence, aux questions d'une amie.

Mais ce langage des choses n'est pas tout audi- tif. Il est aussi formé d'autres signes qui s'ébauchent paiement sur notre âme, qui ïimpressionnenllv(>i faiblement encore, mais ({m viendro?it mieux, peui être, lorsque nous serons mieux préparés à la réception de Dieu.

Il est des objets qui m'ont consolé dans telles circonstances douloureuses de ma vie. Il en est qui, dans ces moments, attiraient particulièrement mes regards. Moi qui ne savais faire que if âme pliât devant des hommes, je l'ai pro^li- . devant des choses. Un rayonnement s'énian d'elles, peut-être en dehors des souvenirs que j \

DBS CHOSES 225

attachais, pareil au i'rissoa d'une amitié. Je les sentais, je les sens vivre autour de moi. Elles sont dans mon obscure royauté. Je me sens respon- sable envers elles comme un frère aîné. Et, dans cet instant j'écris, je sens peser sur moi, avec amour et confiance, les âmes de ces sœurs divines. Cette chaise, cette commode, cette plume, elles sont avec moi. Elles me touchent, et je me sens pros- terné par elles. J'ai leur foi... J'ai leur foi, en dehors de tous les systèmes, de toutes les expli- cations, de toutes les intelligences. Elles me donnent une conviction que nul génie ne pourrait me donner. Tout système serait vain, toute expli- cation erronée, du moment que je sens vivre dans mon âme la certitude de ces âmes.

Lorsque je suis entré chez ce savetier, je me suis senti accueilli immédiatement et, sans mot dire, m'étant assis devant l'âtre auprès des enfants et du chien, j'ai ouvert mon âme aux mille voix obscures des choses.

Dans ce recueillement, la chute d'un sarment à demi consumé, le grincement de la barre dont on attisait le feu, le choc du marteau, le vacillement de la chandelle, le bruit du collier du chien, la tache noire ronde et gonflée du merle endormi, le tressautement du couvercle du pot, tout cela for- Tnait un langage sacré plus accessible à mon

226 DBS CHOSB8

entendement que le parler de la plupart des hommes Ces bruits et ces couleurs n'étaient que les gestes de ces objets, leur expression, de môme que la voix ou le regard sont parmi nos expressions et nos gestes.

Je sentais quelle fraternité m'unissait à ces humbles choses, et que c'est enfantillage de clas- ser les règnes de la nature alors qu'il n'est qu'un règne de Dieu.

Est-il permis de dire que jamais les choses ne nous donnèrent des manifestations de leur sym- pathie? L'outil qui ne sertplus la main de l'ouvrier se rouille aussi bien que l'homme qui délaisse l'outil.

J'ai connu un vieux forgeron. Il était gai au temps de sa force, et l'azur entrait dans sa forge noire par les rayonnants midis. L'enclume joyeuse répon- dait au marteau. Et le marteau était le cœur de cette enclume, par le cœur de l'artisan. Et, quand tombait la nuit, la forge s'éclairait de sa seule lueur, du regard de ses yeux de braise qui flambaient sous le soufflet de cuir. Un amour divin unissait l'âme de cet homme à l'âme de ces choses. Et quand, aux jours dominicaux, le forgeron se recueillait, la forge, nettoyée la veille, priait aussi dans le silence.

DBS CHOSBB 227

Ce forgeron était mon ami. Souvent, du seuil noir, je l'interrogeais et c'était la forge tout entière qui me répondait. Les étincelles riaient dan» le charbon et des syllabes de métal formaient une langue mystérieuse et profonde et qui m'émouvait ainsi que des paroles de devoir. Et j'éprouvais à peu près les mômes choses que chez l'obscur savO" tier.

Un jour, le forgeron tomba malade. Son haleine devint courte, et je sentais bien que lorsqu'il tirait la chaîne du soufflet, jadis puissant, celui-ci hale- tait aussi, pris peu à peu du mal du maître. Le cœur de l'homme eut des sursauts, et j'entendis bien que, lorsque l'ouvrier brandissait le marteau sur l'enclume, l'outil battait le fer irrégulièrement Et à mesure que le regard de l'homme avait moins de lumière, la flamme du foyer éclairait moins. Le soir, elle vacillait davantage et, sur les murs et le plafond, il y avait de longs évanouissements de lueur.

Un jour, l'homme sentit en travaillant l'extré- mité de ses membres se glacer. Le soir, il mourut. J'entrai dans la forge. Elle était froide comme un corps privé de vie. Une petite braise luisait seule sous la cheminée, humble veilleuse que je retrou- vai à côté du lit mortuaire auprès duquel priaient deux femmes.

228 DBS CHOSES

Trois mois après, je pénétrai dans l'atelier abandonné pour assister à l'évaluation de son petit mobilier. Tout y était humide et noir comme dans un caveau. Le cuir du soufilet s'était troué en se pourrissant et, lorsqu'on voulut faire jouer sa chaîne, elle se détacha du bois. Et les simples qui expertisaient avec moi déclarèrent: « Cette enclume et ces marteaux sont usés. Ils ont fini de vivre avec le maître. »

Alors, je fus ému, car f entendis le sens mysté- rieux de ces paroles.

DES CHOSES 229

AUX PIERRES

A Gabriel Frkeav.

Brillantes sœurs des torrents que je rencontrai au bord du lac alpestre ; pierres aimées des iriseï du froid azur; vous sur qui tombe le sel candide que lape Tagneau; miroirs dont la lumière est changeante comme la gorge du pigeon; qui avez plus d'yeux que le paon, critallisées par le feu, dont les veinesde neige sont devenues éternelles; compagnes des cataclysmes primordiaux ; vous qui, (J'abord, n'avez été que lave et qui, ensuite, avez été bercées par la mer jusqu'à ce que la colombe lie l'arche roucoulât, éperdue d'amour, en vous a- percevant...

Le grain luisant de votre chair a tantôt la blan- cheur marbrée de bleu du poignet d'une enfant : tantôt il se dore de cuivre comme le flanc d'une i'amme lourde et belle; parfois il s'argente de mica ainsi qu'une joue au soleil; parfois il se rembrunit

230 D^S CHOSES

comme le teint de celles qui allient à l'or de la mandarine la blonde màtité du tabac.

Pierres brisées parle cœur du torrent, entrecho- quées, roulées parmi les daphnés du ravin, fouet- tées par la tempête de givre, ensevelies pur l'ava- lanche, découvertes par le soleil, entraînées par le pied de l'isard : vous êtes froides et belles, mais surtout vous êtes pures.

Je connais peu vos sœurs de l'Inde : celle dont la transparence lutte avec l'eau qui sourd du marbre ; celle qui me fait songer aux claires prai- ries de la vallée natale; celle qui est une goutte de sang gelée, et celle qui ressemble à du soleil solide.

Je vous préfère à elles, quoique vous soyez moins précieuses, vous qui soutenez parfois les poutres du toit de chaume en mirant le grésil des étoiles, vous sur qui s'étend le labrit qui veille tristement un troupeau.

Au fond de l'éther vous reposez sur les som- mets, continuez de recevoir les aliments qui sont départis à votre pacifique royaume. Que la lu- mière baigne vos cellules encore méconnues ; que les flocons légers et courbes les imbibent ; qu'elles résonnent à la vibration des vents; qu'elles re- çoivent enfin cette nourriture harmonieuse dont Marie-Madeleine fut rassasiée dans une grotte.

UBS CUOSKS ^w I

Autour de vous fleuriront vos amies, les plus pures corolles du globe; mais, déjà, elles sont moins chastes que vous, car elles ont un parfum de neige.

Pauvres sœurs grises du ruisseau, que je ren- contrai dans la plaine; pierres ternes; ô vous sur qui tombe l'averse pour que boive le moineau ; contre qui butte le pied de l'ânesse; ©gardiennes qui formez l'enclos des jardins misérables; qui êtes le seuil concave ; qui êtes la margelle limée par la chaîne du seau; servantes; pauvresses polies comme les lames des instruments aratoires ; ôvous que l'on chauffe dans l'âtre indigent pour ranimer les pieds des aïeules; vous que l'on creuse pour d'obscures besognes ^ qui devenez humblement la table du chien et de la truie; vous que l'on pique afin que sous la meule soit broyée la moisson so- nore; vous que l'on taille; vous que l'on prend; vous que l'on laisse ; vous sur qui dormira l'errant; ô vous sous qui je dormirai!...

Vous n'avez point, comme vos compagnes al- pestres, gardé votre indépendance. Mais, ô mes amif^s. je ne vous méprise point pour cela. Vous èles belles comme les choses qui sont dans rombre.

CONTES

LE PARADIS

A la mémoire de mon père.

Le poète regai'da ses amis, ses; parents, le prêtre, le docteur, le petit chien qui étaient dans la chambre, et mourut.

Sur un morceau de papier, on écrivit son nom et son flige; il avait dix-huit ans.

En le baisant au front, ses amiâ et ses parents éprouvèrent qu'il avait froid, mais il sentit point leurs lèvres parce qu'il était au ciel. Et il ne se demanda point, ainsi qu'il l'avait fait étant sur la terre, si le ciel était comme ceci ou comme cela. Puisqu'il y était, il n'avait pas besoin d'autre chose.

Sa mère et son père qui étaient, oui ou non, morts avant lui, vinrent à sa rencontre. Ils ne pleuraient pas plus que lui, car tous trois ne s'étaient jamais quittés

Sa mère lui dit :

Mets le vin à rafraîchir, nous allons diner

CONTES

tout à l'heure, avec le Bon Dieu, sous la tonnelle du jardin du Paradis.

Son père lui dit :

Tu iras là-bas cueillir des fruits. Aucun n'est du poison. Les arbres te les tendront d'eux- mêmes, sans que leurs feuilles ni leurs branches souffrent : car ils sont inépuisables.

Le poète fut rempli de joie en connaissant qu'il avait à obéir à ses parents. Lorsqu'il fut revenu du verger et qu'il eut plongé les carafes de vin dans l'eau, il vit sa vieille chienne, morte avanl lui, accourir doucement en faisant aller la quono. Elle lui lécha les mains et il la caressa. Il y avait près d'elle tous les animaux qu'il avait le plus aimés sur la terre : un petit chat roux, deux petits chats gris, deux petites chattes blanches, un bou- vreuil, deux poissons rouges.

Et il vit la table servie étaient attablés le Bon Dieu, ses père et mère, une belle jeune fille qu'il avait aimée ici-bas et qui l'avait suivi au ciel, quoiqu'elle ne fût pas morte.

11 connut que le jardin du Paradis n'était autre que celui de sa maison natale, lequel est sur la Terre, dans les Hautes-Pyrénées, tout plein de lis communs, de grenadiers et de choux.

Le Bon Dieu avait posé à terre sa canne et son chapeau. Il était habillé comme les^ pauvres des

CONTES 237

^^randes routes, ceux qui ont un morceau de pain dans un bissac, et que la magistrature tait arrêter èi la porte des villes, et mettre en prison, parce qu'ils ne savent pas signer. Sa barbe et ses cneveux étaient blancs comme la lumière du jour, et ses yeux profonds et noirs comme la nuit. Il dit, sa voix était douce :

Que les anges viennent et nous servent, puisque leur bonheur est de servir.

Alors, de tous les coins du verger céleste, on vit accourir des légions. Elles étaient des domes- tiques fidèles qui, sur la Terre, avaient aimé le poète et sa famille. 11 y avait le vieux Jean qui s'était noyé en sauvant un petit garçon ; la vieille Marie qui était morte d'une insolation; il y avait Pierre le boiteux, Jeanne et encore une autre Jeanne.

Et alors le poète se leva pour leur faire honneur et leur dit :

Asseyez- vous à ma place, vous devez être près de Dieu.

Et Dieu sourit, sachant d'avance leur réponse :

Notre bonheur est le service; nous sommes amsi près de Dieu. Toi-même, ne sers-tu pas tes père et mère ? Eux, ne servent-ils point Celui qui nous sert?

Et, tout à coup, il vit que la table s'étant agran-

238

ÛONTBS

die, de& hôtes nouveaux y siégeaient. C'étaient les père et mère de sa mère et de son père, et les gé- nérations qui les avaient précédés.

Le soir, tomba. Les plus âgés sommeillèrent. Le poète et son amie s'aimèrent. Mais Dieu, qu'ils avaient accueilli, reprit son chemin, pareil aux pauvres des grandes routes, ceux qui ont un mor- ceau de pain dans un bissac,et que la magistrature fait arrêter à la porte des villes, et mettre en pri- son, parce qu'ils ne saveut pas signer.

CONTES 239

LES ENFANTS ASSISTÉS

A monsieur Henri Duparc.

Un jour les âmes des enfants assistés crièrent vers Dieu. C'était par un soir orageux que leurs fièvres et leurs plaies les faisaient souffrir davan- tage. Ils étaient blancs de douleur, dans les lits ali- gnés au-dessus desquels la science ignoble avait étiqueté leurs maladies.

Ils étaient tristes, tristes, car c'était un jour de fôte. Leurs petits bras étendus sur les draps, ils palpaient, de leurs mains transparentes, les minces jouets que de grandes dames pieuses leur avaient apportés. Et ils ne savaient môme pas l'usage de ces jouets. Un président de la République était venu les visiter, et eux n'avaient pas compris.

Leurs âmes crièrent vers Dieu. Elles disaient : Nous sommes les filles de la misère, de la scrofule et de la syphilis. Nous sommes les filles des filles.

Moi, disait l'une, j'ai été repêchée dans des fosses d'aisance ma mère, une bonne d'auber^;e affolée, m'avait jetée. Moi, disait une autre, je

240 CONTES

suis née dans un enfant à tôte énorme qui a un trou rouge au front. Mon père a tué ma mère et il s'est tué.

Elles disaient encore :

Nous sommes les survivantes des avortements et des infanticides. Nos mères sont en carte. Nos pères se promènent en riant, un cigare à la bouche, vlans le tumulte des Agences et des Bourses. Nous soQimes nés comme des rois, avec une couronne au front, une couronne de roséole.

Et Dieu, les entendant crier, descendit vers ces âmes. Il pénétra dans l'hôpital des douleurs sur- humaines et, à son approche, les tisanes des bonnes sœurs fumèrent comme des encensoirs à côté des enfants martyrs. Et ceux-ci se dressèrent sur leurs minces couchettes comme des fleurs blanches et lassées.

Et le souverain Maître leur dit :

Me voici. J'attendais votre appel pour condam- ner ceux qui vous ont fait naître. Quel supplice réclamez-vous pour eux?

Alors les âmes des enfants pareils à des liserons des haies chantèrent.

Elles chantaient :

Gloire à Dieu 1 Gloire à Dieu I Qu'il pardonne à ceux qui nous ont fait naître. Qu'il nous conduise un jour au Ciel auprès d'eux-

CONTES 241

LA PIPE

Il y avait un jeune homme qui avait une pipe neuve. Il la fumait doucement à l'ombre d'une treille étaient des grappes bleues. Sa femme était jeune et jolie, retroussait ses manches jusqu'au coude, et puisait de l'eau au puits. Le seau en bois rebondissait contre la margelle et pleurait comme de l'arc-en-ciel. Ce jeune homme, en fumant sa pipe, était heureux, parce qu'il voyait, çà et là, voler des oiseaux, parce que sa vieille mère était vivante, que son vieux père se portait bien et qu'il aimait beaucoup sa jeune épouse, à cause de sa gentillesse et de sa gorge dure et lisse comme deux pommes fraîches.

J'ai dit que ce jeune homme fumait une pipe neuve.

Sa mère fut prise d'un grand mal. On lui fit une opération qui la fit beaucoup crier, et elle mourut après trente-quatre jours d'horribles souffrances- Le père, qui se portait bien, causait un jour, vec

242 CONTKB

un ouvrier sous le porche de la petite église villa- geoise en réparation, lorsqu'une pierre qui se déta- cha de la voûte lui écrasa la tôte. Le bon fils pleura ses bons vieux amis et, le soir, il sanglotait dans les bras de sa jolie femme.

J'aiditquecejeune homme fumait une pipe neuve.

J'avais oublié de dire qu'il avait un vieux chien épagneul qu'il aimait beaucoup et qui s'appelait Thomas.

Et Thomas était devenu très malade depuis que le bon père et la bonne mère étaient morts. Quand on l'appelait, il ne pouvait plus que se traîner sur ses pattes de devant.

Un jour, dans le petit village ce jeune homme fumait une pipe neuve, vint s'installer un homme du monde qui était décoré et distingué et qui avait un joli accent. Ils firent connaissance et une fois que ik jeune homme qui fumait une pipe neuve entrait dans sa propre maison, sans y être attendu, il trouva le beau monsieur couché avec la jolie femme qui avait la gorge dure et lisse comme deux pommes fraîches.

Le jeune homme ne dit rien. Il attacha un pauvre vieux collier au cou de Thomas et, avec une corde dont sa mère se servait jadis pour la lessive, il ramena avec lui dans une grande ville tous deux vécurent de misère et de douleur.

CONTKS 243

Le jeune homme, étant devenu un vieil homme, fumait toujours dans sa pipe neuve qui était deve- nue vieille.

Un soir Thomas mourut. Ce furent des hommes de la police qui emportèrent son cadavre on ne sait oii.

Alors le vieil homme se trouva seul avec sa vieille pipe. Il fut pris d'un grand froid et d'un grand tremblement. Et, comme il sentait qu'il allait mourir bientôt, et qu'il ne pouvaitplus fumer, il prit dans la valise misérable qu'il avait empor- tée autrefois de chez lui un vieux chapeau triste à faire pleurer et dans lequel il roula sa pipe.

Cela fuit, il jeta sur ses épaules fiévreuses un manteau verdi par le temps. Il se traîna pénible- ment jusqu'à un petit square voisin, et, prenant garde que les sergents de ville ne l'aperçussent pas, il s'agenouilla, gratta la terre de ses ongles, et déposa pieusement sa vieille pipe sous une touffe de fleurs. Puis il revint chez lui et mourut.

244 CONTES

LE MAL DE VIVRE

Un poêle qui se nommait Laurent Laurini avait le mal de vivre. C'est un mal horrible et qui fait que celui qui l'a ne peut voir les hommes, les animaux et les choses, sans horriblement souffrir. Puis c'est encore de grands scrupules qui empoisonnent le cœur.

Le poète quitta la ville oh il demeurait. Il alla dans la campagne regarder les arbres, les blés, les eaux; écouter les cailles qui chantent comme des sources, les retombements des métiers des tisserands et les fils du télégraphe qui bourdonnent. Ces choses et ces bruits l'attristaient.

Les plus douces pensées lui étaient amères. Et quand, pour échapper à son affreuse maladie, il avait cueilli quelque jolie fleur, il pleurait de l'avoir cueillie.

Il arriva dans un village, par une soirée douce qui avait le parfum des poires. C'était un beau village, comme ceux qu'il avait souvent décrits

CONTES 245

dans ses livres. Il y avait une place municipale, une église, un cimetière, des jardins, un for- geron et une auberge noire d'où sortait une bleue fumée et brillaient des verres. Il y avait une rivière qui serpentait sous des noisetiers sau- vages.

Le poète malade s'était assis tristement sur une pierre. Il songeait au supplice qu'il endurait, à sa mère pleurant son absence, aux femmes qui l'avaient trompé, et il regrettait le temps de sa première communion.

Mon cœur, pensait-il, mon triste cœur ne peut changer.

Soudain, il vit auprès de lui une jeune pay- sanne ramenant des oies sous les étoiles. Elle lui dit :

Pourquoi pleures-tu î Il répondit :

Mon âme, en tombant sur la Terre, s'est fait mal. Je ne peux pas guérir, car mon cœur me pèse trop.

Veux- tu le mien? dit-elle. Il est léger. Moi je prendrai le tien et le porterai facilement. Ne suis-je pas habituée aux fardeaux ?

Il lui donna son cœur et prit le sien. Et aus- sitôt ils sourirent et s'en furent la main dans la main, par les sentiers.

24G CONTES

Les oies allaient devant eux comme des mor- ceaux de lune.

Elle lui disait :

Je sais que tu es savant et que je ne peux pas savoir ce que tu sais. Mais je sais que je t'aime. Tu viens d'ailleurs, et tu as naître dans un joli berceau comme celui que je vis un jour Bur une charrette. Il était pour des riches. Ta mère doit bien parler. Je t'aime. Tu as cou- cher avec des femmes qui ont la figure très blanche, et tu dois me trouver laide et noire. Moi, je ne suis pas née dans un joli berceau. Je suis née aux champs, au moment que l'on moissonne, dans le blé. On m'a dit cela, et que ma mère et moi et un petit agneau qu'une brebis avait mis bas le môme jour, on nous mit sur un âne jusqu'à la maison. Les riches ont des chevaux.

Il lui disait :

Je sais que tu es simple et que je ne peux pas être comme toi. Mais je sais que je t'aime. Tu es d'ici, et on a te bercer dans un panier posé sur une chaise noire, comme celui que j'ai vu dans une image. Je t'aime. Ta mère doit filer

CONTES 247

le lin. Tu as danser sous les arbres avec des garçons beaux et forts et qui rient. Tu dois me trouver malade et triste. Moi je ne suis pas aux champs au moment que Ton moissonne. Nous sommes nés dans une belle chambre, moi et une petite sœur jumelle qui mourut aussitôt. Ma mère fut malade. Les pauvres ont la santé.

Et alors, dans le lit ils couchaient ensemble, ils s'embrassaient plus fortement.

Elle lui disait :

J'ai ton cœur. Il lui disait :

J'ai ton cœup.

Ils eurent un joli petit garçon. Et le poète, qui sentait que son mal de vivre avait fui, dit à sa femme :

Ma mère ne sait pas ce que je suis devenu. Mon cœur se tord à cette pensée. Laisse-moi, amie, aller jusqu'à la ville, faire savoir que je suis heureux et que j'ai un fils.

Elle lui sourit, sachant qu'elle gardait son cœur, et elle lui dit :

Va.

248 CONTES

Et il repartit par les chemins par oti il était arrivé.

Il fut bientôt aux portes de la ville, devant une habitation magnifique l'on entendait rire el parler parce que l'on y donnait une fôte les pauvres n'étaient pas conviés. Le poète reconnut la demeure d'un de ses anciens amis, un artiste opulent et célèbre. Il s'arrêta pour écouter les conversations, devant la grille du parc d'où l'on apercevait des jets d'eau et des statues. Une femme, dont il reconnut la voix, qui était belle et qui, jadis, avait déchiré son cœur d'adoles- cent, disait :

Vous souvenez-vous du grand poète Lau- rent Laurini ?... On dit qu'il s'est mésallié, qu'il a épousé une vachère...

«

Les larmes lui vinrent aux yeux et il continua son chemin, par les rues de la ville, jusqu'à sa maison natale. Les pavés répondaient doucement à la parole de ses pas fatigués. Il poussa la porte, entra. Et sa chienne douce, fidèle et an- cienne, accourut vers lui en boitant, jappa de

CONTES 249

joie et lui lécha la main. Il vit que, depuis son départ, la pauvre bête avait avoir quelque attaque de paralysie, parce que les chagrins et le temps prennent aussi le corps des animaux.

Laurent Laurini monta l'escalier et, près de la rampe, il fut ému, voyant la vieille chatte tourner sur elle-même, faire le gros dos, lever la queue, et se frotter aux marches. Sur le palier sonna l'horloge reconnaissante.

Il entra dans sa chambre, doucement. Il vit sa mère agenouillée et priant. Elle disait :

Mon Dieu, faites que mon lils vive. Mon Dieu, il souffrait tant... est-il ? Pardonnez- moi de l'avoir fait naître. Pardonnez-lui de me faire mourir.

Mais lui, agenouillé déjà près d'elle, mettait ses jeunes lèvres aux pauvres cheveux gris, di- sait :

Viens avec moi. Je suis guéri. Je sais une, campagne oh sont des arbres, des blés, des eaux, chantent les cailles, rebondissent les mé- tiers des tisserands, bourdonnent les fils du télégraphe, une pauvresse possède mon cœur et joue ton petit-fils.

250 tW-XTES

LE TRAMWAY

Il y avait un ouvrier très travailleur dont la femme était bonne et la petite fille jolie. Ils habitaient dans une grande ville.

Pour la fête du père, on acheta une belle salade blanche et un poulet que l'on fit rôtir. Et tout le monde était bien content, ce Dimanche matin, même le petit chat qui regardait la volaille avec un air coquin et en se disant : J'aurai de bons os à sucer.

Ils déjeunèrent, puis le père dit :

Nous allons, pour une fois, nous payer le tramway et aller jusqu'aux environs.

Ils sortirent.

Ils avaient vu, bien des fois, de beaux mes- sieurs et de belles dames faire signe au cocher du tramway, qui arrêtait alors immédiatement les chevaux pour que l'on pût monter.

Le bon ouvrier tenait sa petite fille. Sa femme et lui s'arrêtèrent au coin d'une belle rue.

CONTES 2?' !

Un omnibus verni s'avançait vers eux, presque vide. Et ils avaient une grande joie à penser qu'ils allaient y monter pour quatre sous chacun. Et le bon ouvrier fit signe au conducteur d'ar- rêter les chevaux. Mais le conducteur, voyant ces pauvres simples, les regarda avec dédain et n'arrêta pas la voiture.

2o2 CONTES

L'ABSENCE

A dix-huit ans, Pierre quitta la maison campa- gnarde où il était né.

Au moment précis il s'en alla, sa vieille mère infirme était dans le lit de la chambre bleue dans laquelle il y avait le daguerréotype de son père, des plumes de paon dans un vase, et une pendule représentant Paul et Virginie, et qui indi- quait trois heures.

Dans la cour, sous le figuier, son grand-père se reposait.

Dans le jardin, il y avait sa fiancée, des roses et des poiriers luisants.

Pierre alla gagner sa vie dans un pays il y avait des nègres, des perroquets, des caoutchoucs, de la mélasse, des fièvres et des serpents.

Il y demeura trente ans.

roNTBs 2o3

Au moment précis il revint dans la maison campagnarde il était né, la chambre bleue était devenue blanche, sa mère reposait au sein de Dieu, le portrait de son père n'était plus là, et les plumes de paon et le vase avaient disparu. Un objet quelconque remplaçait la pendule.

Dans la cour, sous le figuier son défunt grand-père se reposa, il y avait des écuelles cas- sées et une pauvre poule malade.

Dans le jardin de roses et de poiriers luisants fut sa fiancée, il y avait une vieille dame.

L'histoire ne dit pas qui elle était.

»,5-f CONTES

LE CHEMIN DE LA VIE

Un poète s'assit un jour à une table pour écrire un conte. Aucune idée ne lui venait, mais il était joyeux, parce que le soleil éclairait un géranium sur la croisée, et qu'au milieu de la croisée, ou- verte et bleue, une mouche volait.

Tout à coup, sa vie lui apparut. Elle était une grande route blanche qui, partie d'un bosquet noir 011 riaient des eaux, aboutissait à une petite tombe calme envahie de ronces, d'orties et de sa- ponaires.

Dans le bosquet noir, il reconnut l'ange gardien de son enfance. 11 avait des ailes dorées comme une guêpe, des cheveux blonds et une figure calme comme l'eau d'une citerne un jour d'été.

L'ange gardien dit au poète :

Te souviens-tu de quand tu étais petit? Tu venais ici avec ton père et ta mère qui pochaient à la ligne. La prairie, non loin, était chaude et pleine de jolies fleurs et de sauterelles. Les sau-

CONTES 255

terelles ont l'air de brins d'herbes cassés qui marchent. Veux-tu revoir, ami, cet endroit?

Le poète répondit : Oui.

Et ils s'en furent ensemble jusqu'à la rivière bleue sur laquelle il y a le ciel bleu et des noise- tiers noirs.

Voici ton enfance, dit l'ange.

Et le poète regarda l'eau, pleura et dit :

Je ne vois plus se refléter ici les douce? figures de mon père et de ma mère. Ils s'as- seyaient sur la rive. Ils étaient calmes, bons et heureux. Moi, j'avais un tablier blanc que je* sa- lissais toujours, et maman l'essuyait avec squ mouchoir.

Bon ange, dis-moi, que sont devenus les reflets de leurs douces figures? Je ne les vois plus. Je ne les vois plus.

A ce moment, un joli bouquet de noisettes sau- vages se détacha d'un coudrier et flotta, suivant le lil de l'eau.

Et l'ange dit au poète :

Le reflet de tes père et mère a suivi le fil de l'eau comme ces jolis fruits. Car tout cède au cou- rant, les objets et les apparences. L'image de tes doux parents s'est fondue en l'eau, et ce qui en reste s'appelle souvenir. Recueille-toi et prie. Et tu vas retrouver les images bien-aimées.

256 CONTES

Et comme un martin-pêclieur d'azur filait sur les roseaux, le poète s'écria :

Bon ange ! N'est-ce point que je vois passer dans les ailes de cet oiseau, la couleur des yeux de ma mère?

Et l'être divin :

Tu l'as dit. Mais regarde encore.

Et du haut d'un arbre oîi une tourterelle avait fait 'son nid, une plume, légère et blanche, tomba, volante, en tournoyant sur Teau.

Et le poète s'écria :

Bon ange! Ce duvet si blanc n'est-il pas la douceur pure de ma mère?

Et l'être divin :

Tu l'as dit.

Un léger souffle rida l'eau, fit bruire les feuillages. Et le poète demanda :

N'est-ce pas la voix douce et grave de mon père?

Et l'être divin :

Tu l'as dit.

«

Alors ils continuèrent de marcher sur la route qui sortait du bosquet et longeait la rivière. Et bientôt, sous le soleil, la route devint blanche,

CONTBS 237

blanche. Elle était pareille aune nappe de Sainte- Table. A droite et à gauche, les sources cachées faisaient un bruit de clochettes pieuses. Et l'ange dit :

Reconnais-tu ce passage de ta vie ?

Voici, répondit le poète, le jour de ma pre- mière communion. Je me souviens de l'église, des figures heureuses de ma mère et de ma grand'- mère. J'étais à la fois content et triste. Avec quelle ferveur je m'agenouillai ! Dos frissons passaient dans mes cheveux. Et le soir, au repas de famille, on m'embrassait en disant : C'était le plus beau.

Et, à ce souvenir, le poète fondit en sanglots. Et, pleurant ainsi, il était beau comme au jour de la belle cérémonie. Ses larmes coulaient à. ses mains, comme une eau bénite.

Et ils continuèrent de marcher sur la route.

* « «

Le jour baissait un peu. Les peupliers souples ondulaient doucement le long des fossés. L'un d'eux, au loin, au milieu d'une prairie, ressemblait à une grande jeune fille. Et le ciel se teignait si délicieusement qu'il était pâle et bleu comme une tempe de vierge.

258 CONTES

Et le poète songea à la première femme qu'il avait aimée.

Et l'ange gardien lui dit :

Cet amour fut si pur et douloureux qu'il ne m'offusqua point.

Et tandis qu'ils cheminaient, l'omhreétait douce. Des agneaux passaient. En voyant la douleur du poète, l'être divin eut un sourire grave et doux comme celui d'une mère malade. El ses ailes d'or frémissantes chassaient les souffles du soir.

Bientôt les étoiles s'allumèrent dans le silence.

Et le ciel ressemblait à un lit paternel entouré de cierges et de douleurs muettes. Et la nuit avait l'air d'une grande veuve à genoux sur la terre.

Reconnais-tu ceci? dit l'ange.

Et le poète ne répondit point et s'agenouilla.

Ils arrivèrent enfin k l'endroit se terminait la route, près de la petite tombe calme envahie de ronces, d'oiiies et de saponaires.

CONTRS 259

Et l'ange dit au poète :

J'ai voulu t'enseigner ton chemin. Voici tn dormiras, non loin des eaux. Elles t'apporte- ront, tous les jours, l'image de tes souvenirs : l'azur du martin-pôcheur semblable aux yeux de ta mère; le duvet de la tourterelle pareil à sa dou- ceur; l'écho des feuillages pareil à la voix grave et calme de ton père; le reflet de la route, blanche comme ta première communion; la forme souple comme un peuplier de celle que tu aimas.

Enfin, les eaux t'apporteront la grande Nuit lumineuse.

260 CONTES

L'INTELLIGENCE

Un jour, les livres étaient les pensées des hommes disparurent par enehantement.

Alors, de grands savants s'assemblèrent : ceux qui sont dans la mathématique, la physique, la chimie, l'astronomie, la poésie, l'histoire el autres sciences et lettres.

Ils tinrent conseil et dirent :

Nous sommes les dépositaires du génie humain; nous allons nous rappeler, pour les graver sur un marbre immortel, les inventions les plus belles des savants et des poètes; mais seulement celles qui représentent, depuis que le monde existe, les plus hauts sommets de l'enten- dement. Pascal n'aura droit qu'à une pensée; Newton qu'à une étoile ; Darwin qu'à un insecte ; Galilée qu'à un grain de poussière; Tolstoï qu'à une charité ; Henri Heine qu'à un vers ;

CONTES 261

Shakespeare qu'à un cri; Wagner qu'à une note...

Et alors, comme ils se recueillaient pour res- saisir en leurs mémoires les chefs-d'œuvre indis- pensables à la consécration de l'homme, ils sen- tirent avec effroi que leurs têtes étaient vides.

262 CONTB8

LES DEUX GRANDES ACTRICES

Je voudrais trouver des mots nouveaux pour dépeindre la douceur d'une petite prostituée que nous rencontrâmes, un soir, au milieu d'une grande place à peu près déserte. Cette petite pros- tituée avait de pauvres souliers trop grands qui prenaient l'eau, une ombrelle recouverte comme un parapluie, et un petit canotier de paille dans la coiffe duquel devait être écrit : Dernière mode.

Elle avait une petite voix souffreteuse et elle était intelligente. Elle sortait, comme on dit, d'une pleurésie. Du reste, elle avait l'air aussi délicat moralement que physiquement.

Je la rencontrai plusieurs fois, après dix heures, fatiguée d'avoir cherché, souvent en vain, quelque premier venu.

Elle se mettait sur un banc, dans l'ombre, à mes côtés et reposait sur moi sa pauvre tête pâle.

Je sentais qu'elle éprouvait à cela la petite con-

CONTES 283

Bolation d'un pauvre animal qui ne se sent plus maltraité. Et une immense pitié me prenait pour cette amie. Je sentais qu'elle considérait son mé- tier comme une tâche importante, mais ingrate. Elle attendait ainsi, longtemps, le train d'une banlieue elle habitait.

Un soir, elle me demanda la permission de m'accompagner un bout de chemin.

Nous arrivâmes sur une grande place illuminée oh il y avait un grand théâtre. Sur l'un des piliers de ce monument, il y avait une affiche brillante et dorée. Elle représentait Sarah Bernhardt, dans le costume de la Tosca, je crois, avec une robe raide et riche et une palme à la main. Et je son- geais à ce que l'on m'avait raconté sur celte femme célèbre, ses caprices obéis, ses dépenses, son tombeau, son orgueil.

Et je sentis que la pauvre petite misérable tres- saillait h mon côté. Elle voyait cette idole barbare se dresser et rejeter, inconsciemment, sur elle, l'éclaboussure de ses doreries.

Et j'eus envie de crier de douleur devant cette confrontation. Et je me disais :

Toutes deux, elles sont nées d'une femme. L'une tient une palme, et l'autre un vieux para- pluie si lamentable qu'elle n'a pas osé l'ouvrir devant moi.

264 CONTES

L'une traîne à ses pieds une foule admirative et l'autre traîne des loques de cuir. L'une vend sa douleur au poids de l'or et pas un sanglot ne sort de sa bouche qui ne soit retentissant comme une fortune. Pas un sanglot de l'autre n'est écouté.

Et quelque chose cria en moi :

Celle-ci est une actrice humaine. On l'ap* plaudit parce qu'elle est à la mesure des gens qui l'écoutent. Et ceux-là ont besoin du mensonge sur lequel on bâtit le plus beau des rôles.

Mais l'autre, l'autre est une actrice de Dieu. Elle joue un rôle si grand et si douloureux qu'elle n'a pas trouvé un homme qui la comprit et qui fût assez riche pour la payer.

Et jamais la grande comédienne n'a atteint, dans la plus belle de ses représentations, ce génie vrai de la douleur qui faisait s'incliner sur moi le front de la petite prostituée.

CONTES 2G3

LA BONTE DU BON DIEU

A Jules lienard.

Elle était une petite personne jolie et délicate. Elle travaillait dans nn magasin. Elle n'était pas, si vous voulez tri^s intelligente, mais elle avait les yeux doux et noirs. Ils vous regardaient un peu tristement, puis se baissaient. On la sentait affec- tueuse et banale, de cette banalité si tendre que comprennent les vrais poètes, et qui est l'absence de la haine.

On la sentait simple comme sa modeste chambre elle habitait seule avec une petite chatte qu'on lui avait donnée. Tous les matins, avant d'aller au magasin, elle laissait un peu de lait dans une écuelle.

Et, comme sa douce maîtresse, la petite chatte avait de bons yeux tristes. Elle se chauffait au soleil, sur la fenêtre il y avait du basilic; ou bien, elle léchait sa petite patte comme un pin-

266 CONTBS

ceau, et se peignait les poils courts du crâne, ou tenait une souris en arrêt.

Un jour la chatte et la maîtresse furent enceintes, l'une d'un beau monsieur qui la quitta, et l'autre d'un beau minet qui s'en alla.

Mais il y eut cette différence que la pauvre jeune fille devint malade, malade, et passa son temps à sangloter, tandis que la chatine se faisait des espèces de petites berceries joyeuses au soleil luisait son ventre blanc et cocassement gonflé.

La chatte avait été aimée après la jeune fille, ce qui conciliait bien des choses et plaçait à la môme époque le double accouchement.

La petite ouvrière reçut, un jour, une enveloppe du beau monsieur qui l'avait quittée. Il lui en- voyait 25 francs et lui parlait de sa générosité. Elle acheta un réchaud, du charbon, un sou d'al- lumettes et se tua.

Lorsqu'elle fut au ciel, un jeune prôtre avait voulu tout d'abord l'empêcher d'aller, la petite personne jolie et délicate trembla U l'idée qu'elle était enceinte et que le Bon Dieu l'allait damner.

Mais le Bon Dieu lui dit :

Mon amie, j'ai préparé une jolie chambre pour vous. Allez-y. Accouchez-y. Tout se passe bien au ciel, et vous n'y mourrez pas. J'aime les petits enfants, et qu'on les laisse venir à moi.

CONTK8 267

Et quand elle entra dans la chambrette qui avait été préparée dans le grand Hôpital de la Bonté divine, elle vit que le Bon Dieu lui avait ménagé la surprise d'y faire placer, dans une jolie caisse, la chatte qu'elle aimait. Il y avait aussi du basilic sur la fenêtre. Elle s'alita.

Elle eut une jolie petite fille blonde, et la chatt€ eut quatre jolis petits chats noirs délicieux.

268 C0NTB8

LA PETITE NÉGRESSE

Ma pensée se rive parfois au jaunissement de vieilles cartes marines, et j'entends bruire les moussons dans la fièvre de mon cerveau. Alors, quoi? Faut-il, pour m'intéresser à cette vie, que j'exhume celle que j'ai pu mener, avant ma nais- sance, entre deux soleils noirs?

L'imprécise contrée roulait des étoiles dans le sanglot diffus d'un Océan. Quelqu'un gratta à ma porte. Je dis : Entrez.

C'était une jeune négresse au pagne bleu tom- bant jusqu'au milieu des cuisses. Elle s'assit h. terre et joignit vers moi ses mains plates. Et je vis qu'à ses bras nus il y avait des coups de fouet.

Qui fa fait ça, Assomption? lui deman- dai-je.

Elle ne répondit point, mais tremblait de tous ses membres, ne comprenant pas, se demandant peut-être si je l'allais brutaliser aussi.

CONTES 269

Avec douceur, j'écartai son vêtement et je vis que son dos était aussi blessé. Je la lavai. Mais elle, effrayée de cette bonté, se réfugia sous la table de ma case. J'avais les larmes aux yeux. J'essayai de la rappeler. Mais son regard de chienne battue me fuyait. J'avais quelques patates et un peu de beurre. Je fis une bouillie du tout", en l'écra- sant avec une cuiller de bois dans une écuelle que je plaçai à quelque distance d'Assomption accrou- pie. Puis, j'allumai ma pipe.

Au bout d'une heure, la pauvre créature remua Elle avança un bras, puis l'autre, puis un genou. Je crus qu'elle se dirigeait vers la pâtée pour la manger. Mais quel fut mon étonnement lorsque je la vis s'avancer à quatre pattes vers un coin de la chambre oîi j'avais laissé quelques fleurs. Elle se redressa soudain et, d'un geste vif, les empoi- gna.

Il y avait cent cinquante ans peut-être, que cette aventure s'était passée, lorsque je rencontrai de nouveau Assomption. J'eus du moins la con- viction que c'était elle. C'était à Bordeaux, au Restaurant du Pérou. Elle essuyait le verre d'un étudiant morne qui ne l'avait pas trouvé d'une propreté suffisante.

270 CONTES

LE PARADIS DES BÊTES

Un pnuvre cheval vieux, attelé à un coupé, sommeillait, par un minuit pluvieux, devant la porte d'un restaurant borgne riaient des femmes et des jeunes gens.

Et la pauvre rosse plate, la tôte tombante, les jambes faibles, triste à faire mourir, attendait que le bon plaisir des débauchés lui permît de regagner enfin sa misérable écurie puante.

Dans son demi-sommeil, le cheval entendail les grossièretés de ces hommes et de ces femmes. 11 s'y était péniblement habitué, dès longtemps. Il comprenait, avec sa pauvre cervelle, qu'il n'y a pas de différence entre le cri toujours le même de la roue qui tourne et le cri de la prostituée.

Et ce soir-là, vaguement, il rêvait à un petil poulain qu'il avait été, à une pelouse il gam- badait, tout rose, dans l'herbe verte, avec sa mèn qui l'embuait.

CONTES 271

Tout à coup, il tomba roide-mort sur le pavé gluant.

Il arriva à la porte du ciel. Un grand savant qui attendait que saint Pierre vînt lui ouvrir dit au cheval :

Que viens-tu faire ici? Tu n'as pas le droit d'entrer au ciel. Moi, j'en ai le droit, parce que je suis d'une femme.

Et la pauvre rosse lui répondit :

Ma mère était une douce jument. Elle est morte, vieille et sucée par des sangsues. Je viens demander au Bon Dieu si elle est ici.

Alors la porte du Ciel s'ouvrit à deux battants et le Paradis des animaux apparut.

Et le vieux cheval reconnut sa mère qui le reconnut.

Elle lui fit honneur en hennissant. Et, quand ils furent tous deux en la grande prairie divine, le cheval eut une grande joie en reconnaissant ses anciens compagnons de misère et les voyant à jamais heureux.

Il y avait ceux qui traînèrent des pierres en glis- sant sur les pavés des villes, qui furent roués de coups et s'aiïaissèrent avec le poids des chariots sur eux; il y avait ceux qui, les yeux bandés, tour- nèrent, dix heures par jour, le manège des che- vaux de bois; les juments qui, dans les courses

272 CONTB»

de taureaux, passèrent devant les jeunes filles qui regardaient, roses de joie, les instestins de ces botes douloureuses balayer le sable chaud de l'arène. Il y en avait d'autres et d'autres.

Et tous paissaient éternellement dans la grande plaine de la divinité tranquille.

D'ailleurs les autres animaux étaient heureux aussi.

Les chats, mystérieux et délicats, n'obéissant plus même au Bon Dieu, qui en souriait, s'amu- saient d'un bout de ficelle, qu'ils remuaient, d'une patte légère, avec le sentiment d'une importance qu'ils ne veulent pas expliquer.

Les chiennes, ces si bonnes mères, passaient leur temps à allaiter leurs mignons petits. Les poissons nageaient sans craindre le pêcheur ; l'oi- seau volait sans redouter le chasseur. Et tout était ainsi.

Il n'y avait pas d'homme dans ce Paradis.

CONTES 273

DE LA CHARITE ENVERS LES BETES

A Adrien Milhouard.

Il y a, dans le regard des bêtes, une lumière profonde et doucement triste qui m'inspire une telle sympathie que mon âme s'ouvre comme un hospice à toutes les douleurs animales.

Telle rosse plate qui sommeillait, la bouche à terre, sous la pluie nocturne, devant un café ; l'agonie d'un chat écrasé par une voiture; un moi- neau blessé réfugié en un trou de mur sont au- tant de souffrances qui, à jamais, sont en mon cœur. N'eût été le respect humain, je me fusse agenouillé devant de telles patiences, de telles tor- tures, car j'avais la vision d'un nimbe entourant les têtes de ces êtres douloureux, nimbe réel, grand comme l'univers, qu'y posait Dieu.

Hier, je regardais, dans une foire, tourner des animaux de bois. Il y avait, parmi eux, un âne.

274 CONTBS

A cette vue, j'ai failli pleurer, parce qu'il me rappelait ses frères vivants que l'on martyrise.

J'avais besoin de prier, de dire : Petit àne, tu es mon frère. On dit que tu es béte parce tu es incapable de faire le mal Tu vas d'un petit pas. Tu as l'air de penser, lorsque tu marches, ceci : Voyez 1 Je ne peux pas aller plus vite... Les pauvres se servent de moi parce que l'on ne me donne pas beaucoup à manger. Petit âne, l'aiguil- lon te pique. Alors tu te presses un peu plus, mais pas beaucoup. Tu ne peux pas plus... Tu tombes quelquefois. Alors, on te bat, on tire sur la corde qui s'attache à ta bouche, si fort que tes gencives se relèvent et laissent voir tes pauvres dents jaunes brouteuses de misères.

Dans cette même foire, j'entendis une musette

criarde. F me demanda : Est-ce que ça te

rappelle des musiques africaines? Oui, lui répondis-je. A Touggourt les musettes avaient un nasillement semblable. Ce doit être un Arabe qui joue. Entrons, fit-il, dans la baraque... On y voit des dromadaires.

Une douzaine de petits chameaux, serrés comme des sardines en baril, abrutis, tournaient dans une sorte de fosse. Eux, que j'avais vus dans le Sahara, ondulants comme des vagues et n'ayant autour

CONTES 275

d'eux que Dieu et la Mort, je les retrouvais là, ô misère de mon cœur ! Ils tournaient, tournaient encore dans cet étroit espace, et la douleur qui d'eux montait vers moi était comme un vomis- sement vers les hommes. Ils allaient, allaient toujours, fiers comme des cygnes pauvres, nim- bés de désolation, couverts de pagnes grotesques, bafoués par des femmes qui dansaient, levant leur pauvre col vermineux vers Dieu et vers les feuilles miraculeuses de quelque oasis de délire.

Ah! prostitution des êtres de Dieu!. Plus loin des lapins étaient en cage ; plus loin des poissons rouges en loterie nageaient en des ballons de chimie au goulot si étroit que F... me demanda; Comment les y a-t-on pu entrer? En pressant un peu lui dis-je. Plus loin des volailles vivantes, en loterie aussi, étaient entraînées par le mouve- ment d'un tourniquet. Au milieu d'elles, saisi d'une peur folle, un petit cochon de lait se tenait à plat ventre.

Poules et poulets, pris de vertige, criaillaient et se mordaient les uns les autres, affolés. Et mon compagnon me fit remarquer des poules mortes et plumées qui étaient suspendues auprès de leurs sœurs vivantes.

Mon cœur se soulève à ces souvenirs. Une immense pitié m'envahit.

275 CONTBS

0 poète, prends en ton âme, pour les y réchauf- fer et les y faire vivre en bonheurs éternels, ces bêtes souffrantes.

Prêche la parole simple qui donne la bonté aux ignorants.

NOTES SUR DES OASIS ET SUR ALGER

A Madame André Gide.

CHETMA

Souv. du 28 mars 189C.

Souviens-toi des vergers délicieux, des sources vives sous les palmiers, les figuiers et les gre- nadiers.

Rappelle-toi ces jeunes filles qui vivent en des jardins règne un éternel crépuscule. Elles plon- geaient aux ruisseaux tièdes leurs jambes nues, si fines que l'on eût dit des quenouilles d'ambre longtemps filées et polies par des mains royales.

Elles étaient les filles de l'immortelle beauté.

D'emplir des outres auxquelles on avait con- servé la forme d'un animal, une eau en cascade ruisselait sur elles, et, sur elles, nos pensées poudroyaient pareilles à des papillons d'azur.

Dans cette oasis, les jeunes gens étaient beaux et tristes. Ils ressemblaient à des amphores de bronze et de neige dont la ligne ondulerait len- tement.

Ils évoquaient des Aladdins mystérieux, des lampes d'or, des palais blancs.

280 NOTES SUn DP.S oasis KT sur ALGER

Leurs yeux pareils h de noires corolles se pen- chaient alanguis vers la terre parfumée, y sem- blaient guetter rêveusement la soudaine éclosion d'un génie dans une fumerolle d'aromates.

Torride était l'après-midi, en dehors des jar- dins. La psalmodie continuelle dont se berçaient, dans la mosquée, les hommes saints, nous don- nait envie de mourir.

Athmann, comme une fleur de soie, nous pré- cédait noblement, et, sur sa gandourah pâle, ner- vée de bleu-de-ciel, son mouchoir bariolé pendait comme un flot d'étamines.

Souviens-toi de Ghetma! de la passée de la rivière, des chameaux chargés de guenilles, qui s'enfuyaient vers l'Infini, épaves animées des sables douloureux...

Il y avait un moulin sur un torrent d'eau tiède, dans l'ombre glacée d'un verger... II y avait d'étranges enfants rongés de maladie, dont les yeux s'agrandissaient encore sous des halos de mouches et leurs ongles étaient pareils, sous le henné, à des pétales de roses desséchées.

Ghetma! Nos âmes fleurissaient comme les magnolias d'un jardin de volupté, s'emplissaient d'arômes invraisemblables, éclataient comme des fruits de pierre précieuse dans le parc vénéneux le Magicien conduisit son filleul.

NOTES SUR DES OASIS ET SUR ALGER 281

Et ces images s'effacent. Et il me reste à peine le souvenir des mélopées funèbres dont nous ber- çait Athmann. Elles flottaient autour de nous, se posaient à nos âmes ainsi que des lépidoptères noirs sur des calices de douleur.

NOTBS SUn DES OASIS ET SUR ALGER

BISKBA

Au clair de lune, la modulation des flûtes douces aux lèvres violettes des petits Soudanais enchantait nos âmes.

Petit Mhammhar, petit pauvre gentil, ton crâne d'ébène bleue était comme un fruit singulier, un de ces fruits lourds que, sous la voûte opaque des feuillages de l'île, trouvait Robinson Grusoë.

Aux quartiers arabes, dans les flammes, les épi- ceries et les musiques, les corolles des femmes vénéneuses s'épanouissaient...

Mais elles ondulaient, comme l'eût désiré Flau- bert, venaient à nous du fond du café maure, len- tement, la tête haute, abruties par l'étourdissant et continuel frappement des tambours funèbres, pâles sous les fards, bruissantes sous les colliers et les jugulaires d'or.

Elles agitaient sur elles de changeantes soies et, brusquement, faisaient tressaillir leurs seins. Elles étaient si graves qu'elles paraissaient mortes.

Et Ton eût dit, sous ce résonnement de peaux

NOTES SUR DBS OASIS ET SUR ALGER 283

d'âne tendues, l'éclatement de fleurs du mal sous un écho d'orage.

Ma douleur s'endormait aux teintes et aux sono- rités, semblable à ce pâle extatique, plus pâle que son burnous, et qui s'hypnotisait aux grêles cris des fifres nasillards, à la menace des tambours sourds, à l'éblouissement des sequins.

Au matin, le long des cassis et des mimosas, les trompettes fraîches des soldats éclataient.

Les palmiers rigides, pareils à des bouquets de fer, tranchaient l'azur.

La Mère des cyprès de Biskra tombait, comme une larme immense et noire, à l'horizon du vil- lage nègre...

Le village nègre I... Ils étaient quelques-uns, jouant aux osselets sur des damiers crasseux, fumant du haschisch dans de petites pipes dont ils secouaient la cendre parfumée sur des terrines rouges, et, parfois, ils buvaient de l'eau pure dans un vase goudronné.

Les yeux de ces fumeurs étaient si tristes qu'ils semblaient refléter leur vie.

284 NOTES SUR DBS OASIS ET SUR ALGBR

Midi flambait. Dans l'ombre, quelque scribe presbyte à barbe blanche, revenu de la Mecque, écrivait avec un roseau. Il faisait le recensement. Il y avait auprès de lui, dans l'angle de la muraille sableuse, un blême adolescent qui, les jambes croisées, burinait aussi.

Cet enfant n'était qu'un profil de lumière, qu'une lampe d'argent vivante dérobée à quelque enchan- teur, qu'un pétale de magnolia tombé un jour d'orage dans un verger. Tous deux, le vieillard et lui, évoquaient les trafics poétiques des longs comptoirs d'une Arabie heureuse, les magasins d'étoffes doit venir la Dame, l'obséquiosité des salamalecs, les marchandages.

Nous revenions à pas lents par le marché les chameaux renâclaient en broutant du bois sec.

On y vendait beaucoup de marchandises : des dattes écrasées, du nougat et des piments.

NOTES SUR DRS OASIS ET SUR ALGRH 285

KEF EL DOH'R

En route vers Tuggurth le sombre, sombre à force d'éclatement...

La Mort était partout. Désolation des désolations.

trouverions-nous les gourdes, les outres, les vergers?

Mon âme s'assoiffait. Ma fièvre espérait en vain les palais blancs de Sindbad et les rues d'eau de rose, les seuils de marbre, les repas, les récits de voyages, les alcarazas, Hindbad et les pièces d'argent.

Après le sable, le sable.

Dans ce désert implacable, nous trouvâmes cependant trois coloquintes pareilles à des balles d'enfant.

Nous les cueillîmes à tort. Peut-être étaient-elles le cœur de ce sable insensé? Peut-être lesgardait- \1, jaloux, au fond de lui, comme un mystérieux amour? Peut-être avait-il volé à la mort qui le recouvrait cette parcelle de vie? Peut-être aimait- il ces humbles fruits?

286 NOTES SUR DES OASIS ET SUR ALGER

Le sable. Le sable.

Mais tout changea.

A Kef el doh'r, l'air vibrait sur les chotts. Des Méditerranées d'azur, mirages merveilleux, na- quirent du terrible Rien. C'était, peut-être, les rêves géants du Désert endormi.

Sur des eaux glissèrent des voiles, surgirent des rocs. D'inexistantes oasis bercèrent leurs palmes au-dessus de rhorizon qui pâlissait en s'éloignant.

Le Songe de l'Eau s'épaississait, devenait bleu de prusse et jaune. Des plages brillaient comme des fleurs de palmier mâle, lorsqu'elles ne sont pas mûres et que les mangent les enfants.

Des constructions s'élevèrent. Elles évoquaient des villes mortes, des villes de l'Indus abandon- nées des hommes, des palais de marbre des singes adroits et mystérieux se seraient retirés pour y mener, loin des multitudes, une vie de volupté, pour se bercer, au soir, des grognements des crocodiles dans les réservoirs croupis tachés de poissons d'or.

Le sel des lacs luisait traîtreusement. On croyait à la neige. Sur eux régnait un ciel d'une infinie douceur, pâle et bleu coiome une tempe de vierge.

NOTES SUR I>ES OASIS ET SUR ALGBR ^87

Il UWWWP— I n

MOGAR

A Mogar, un mariage.

Des bruits de tambours funèbres mouraient dans les sables. Les aigres clarinettes jouaient sans discontinuer. De petites filles, semblables à des fruits pourris, nous regardaient curieusement.

Elles portaient, suspendues à leurs fronts ta- toués, des molaires énormes et des branches de corail. Cette fête nous épouvantait...

Uq, vieillard s'agenouilla devant nous.

288 NOTES SUR DES OASIS ET SUR ALGER

TUGGURTH

Sonr. du 5 aTrill896.

Vers onze heures, le soleil inondait le marché. Des jarres vides de goudron bâillaient sous l'azur insensé. Les dromadaires furieux criaient. Nous buvions d'étranges boissons, nous mâchions d'une espèce de résine. La lumière était de feu. Elle ternissait les cœurs sanglants des piments, auprès des tètes de moutons et des dattes sèches. Elle noircissait les caillots coagulés aux poils poussié- reux des cuisses de chameaux tués pour la bou- cherie.

Vers cinq heures, tout s'adoucissait. Les cafés maures étaient calmes. Au loin ronflait un tam- bour sourd. Un bêlement de chèvre emplissait l'étendue mortelle.

Le soleil sombrait aux sables. Les chameaux tangueurs, aux rognures bleues, et les ânes pa- tients emportaient des feuilles vers Temacin.

C'étaient de mouvants parterres sur des mor- ceaux de désert mouvant.

NOTBS SUR DES OASIS ET SUR ALGER 289

Partout, à cette époque pascale, les palmes sem- blaient pleurer de- n'être plus foulées par un Dieu.

Les lamentations des muezzins, vers la Mecque, s'effeuillaient comme des roses taciturnes.

Je vis passer un marabout; il appuyait sa main droite à l'épaule d'un pâle adolescent. Sans doute, il lui expliquait la sagesse, et, dans la tombée du jour, je me sentis ému à pleurer.

Çà et là, sous un dernier poudroiement de soleil, luisaient des crânes d'hommes que l'on rasait.

Quelque chameau, semblable à quelque grand navire échoué, surgissait au coin d'une rue, près d'une porte, tendant son cou de limaçon géant vers le ciel bleu tendre et doré.

Les couloirs avaient le parfum des roses, parce que dans l'air immobile flottaient les nuages du kief et des tabacs aromatisés.

Des ossements étincelaient aux murs des ver- gers...

Une jeune négresse, belle comme la nuit, pas- sait, un pompon vert au front; une autre négresse, revêtue d'un pagne bleu foncé, tenait un fuseau de laine blanche; un Soudanais se promenait; une branche verte pendait de sa chéchia sur sa figure.

Les caravanes agenouillées tressaillaient dans le crépuscule, chargées d'herbes violettes.

'9

290 NOTES StJR DBS OASIS BT SUR ALGBR

A mon approche, quelque dromadaire furieux se levait en renâclant du milieu de ses frères, sau- tait sur trois jambes, l'une ayant été reployée par les chameliers.

... Dans un café maure, la nuit venue, une femme, pourpre et or, dansa. Les bras levés, elle remuait les mains d'un mouvement si brusque et gracieux, que les poignets semblaient rouler sur des billes d'ivoire.

... Des chants nuptiaux s'élevèrent. On con- duisait à leur nuit d'amour deux jeunes époux montés sur un âne. Des lanternes brillaient autour d'eux. Ils avaient l'air, l'un devant l'autre, dans leurs vêtements pâles, de grandes fleurs fatiguées.

NOTBS SUn DES OASIS BT SUR ALGER "2,^1

EL-KANTARA

El-Kantara! lorsque tu ouvris ta « porte d'or », mon âme s'épanouit en tressaillant comme la fleur de tes grenadiers luisants et magnifiques. Ta rivière dorée, coulant parmi tes lauriers roses, avait la splendeur d'une écharpe barbare. Et les raquettes foncées de tes cactus étaient pareilles aux mains tendues vers nous de noires courtisanes.

El-Kantara ! Les cigognes planaient sur tes pal- miers. Elles planaient comme des rêves, ou encore comme les ceffs-volants d'octobre des enfants d'Europe. Elles regagnaient, flottantes et les pattes en arrière, les hauts nids oii elles emportaient des ronces.

Sur la berge, le roseau léger tremblait comme une plume tremble aux mains du poète, et sem- blait inscrire sur le ciel implacable un poème d'amour. Il élevait son fuseau vers les seins dorés et sanglants des grenades prochaines.

Une éternelle volupté semblait flotter sur toi.

2:^2 NOTES SCR DBS OASIS ET SUn ALGER

Tu évoquais de profonds puits d'or et de grandes clés d'argent.

Tu es le vantail superbe des rêves merveilleux, tu es l'auberge délicieuse s'abreuvaient les peintres romantiques, épris du grondement des lions et de l'azur invraisemblable...

De ceux qui envoyaient outre-mer de longues missives jaunies aux châtelains aux longs cheveux et aux cénacles artistiques.

Tu es la contrée des botaniques, tu es la porte d'or de Fromentin, tu es l'Enchantée 1

NOTBS SUR DBS OASIS ET SUR ALGER 293

ALGER

« Réservoir de la Synagogue. »

C'était, dans les quartiers sales et puant la marée, un bâtiment carré, une improprelé magnifique et mystérieuse, une vision d'eau croupie aux grandes époques du choléra, une distribution de poissons blancs et secs et salés, en temps de famine, par des rabbins à barbes en tubes, par des rabbins souriant aux plus belles du quartier auxquelles ils eussent donné les meilleures parts.

« Réservoir de la Synagogue. »

La saleté magnifique et mystérieuse soudain se re- vêtait d'or et de feuilles épaisses. La poésie chantait en moi sur un autre ton. Elle disait, elle chantait :

Réservoirs! Eaux d'argent! Toi, Rachel, ô belle fille de Laban, tu t'en allais vers les puits d'azurt Abreuvez les troupeaux et les dromadaires. Nous sommes de Garan. L'amour est immense et les pluies ont gonflé les citernes qui pleurent de joie comme Jacob.

Et tout, ainsi, dans cette Alger, s'emplissait de

294 NOTES SUR DBS OASIS BT SUR ALGER

volupté. Et ce n'était pas rimpression première du jour où, y débarquant, les bouquets d'ombre et d'eau des oasis lointaines m'attendaient pour paître les troupeaux mélancoliques de mon âme...

Non, le morne Tuggurth avait dépassé mon attente. Mon cœur, toujours avide de tristesse, s'était empli de pleurs ainsi qu'une urne funéraire; et les visions bibliques du Sud avaient, d'un geste, semé dans mon âme tout ce qu'elle pouvait con- tenir d'ivraie.

A ce retour, Alger m'apparut surtout française. D'ailleurs, les boutiques blêmes cousaient les petits Mzabites devenaient un rêve pâle de lan- gueur parfumée et morte.

Je n'allais plus aux taudis maures, mais je regar- dais la mer, assis à la terrasse d'un café dont la banalité luxueuse me plaisait. J'avais une joie d'enfant à demander une absinthe, à me sentir seul, tandis que le soleil de midi semblait faire chanter pour moi son ombre et sa lumière.

C'était un chant de patrie. Ce n'était déjà plus les flûtes des Biskris. C'était le grand amour dont souvent j'avais souri, l'appel des parents et des amis, la forêt douce les ramiers perchent.

Et je pleurais presque de joie.

Tout était joli : les magasins des libraires, les grues françaises, la poste.

NOTES SUR DES OASIS BT SUR ÀI.GRR 295

La poussière du soleil flottait sur la place du Gouvernement et l'ombre des arcades faisait, dans la rue Bab-el-oued, comme un palais de songes.

La ville riait. Sur la hauteur, la fraîcheur des maisons mauresques bâillait d'un sourire adorable, un sourire de marbre pâle et de porcelaine bleue. Une langueur m'envahissait. J'avais faim de fruits glacés et de femmes tièdes. Le soleil de volupté évoquait, sur. la mer violette, des filets aux mailles d'or ruisselants, emplis de prostituées d'argent et de dorades.

Un son de guitare mourait là-bas.

Alger, c'est toi qui commenças et terminas mon rêve. Tu m 'apparus et tu m 'apparais encore comme une ville délicieuse^ et je désire que ce mot ne soit entendu que par ceux qui peuvent le com- prendre. Mon orgueil ridicule et ma tristesse eurent à lutter, près des oasis, avec quelque chose d'analogue à mon cœur: la désolation.

Le sable avait-il la notion de sa tristesse ? Je fus aussi triste que lui et je ne trouvai rien, dans son horreur, que je ne fusse capable de contenir et d'aimer. Pas un de mes nerfs n'a tressailli à l'as- pect des chevaux morts dans l'implacable Océan pétrifié.

Les bêlements lointains des chèvres de Tug- gurtb, le fiévreux misérable qui grelottait sur la

296 NOTES SDR DBS OASIS BT SUR ALGBR

terre embrasée de Drôh, les plaies bleues des dro- madaires, les femmes haletantes qui suivaient les caravanes à côté des ânes rogneux, ne dépassèrent point la mesure de mon âme.

J'en demande pardon à Dieu: peut-ôtre mon excuse est-elle dans la pitié.

J'ai retrouvé dans Alger les choses mesquines et agréables auxquelles notre faible cœur peut concéder bien des choses.

LE 15 AOUT A LARUNS LE BRANLE

A Augtiste Brunet.

LE BRANLE

Au milieu de cette coupe d'émeraude taillée dans les montagnes de Laruns, le son aigu du fla- geolet de buis prélude sur une note unique, extra- ordinairement prolongée qui se continue, émise sans un essoufflement, jusqu'à devenir la seule chose que l'on entende, jusqu'à ne devenir que le chant de cette solitude plus verte et bleue qu'une plume de paon.

Alors, comme un remous de gave, lentement, qui charrierait des fleurs, on voit hésiter et naître le rhythme du branle.

... La note du pipeau se traîne encore, semblable au cri de détresse de quelque oiseau de sommet, à quoi tout à coup s'allient l'entêté frappement du tambourin et le grincement du violon.

Le rondeau s'ordonne, se déploie en cercles concentriques, frémissants de couleurs. On ne pense point, tout d'abord, que ce soient des dan- seurs et des danseuses, mais un amas éclatant e\ confus de corolles géantes et renversées, un cha- toiement d'élytres de feu et d'ailes de colibris.

300 LB 15 AOUT A LARONS

Chaque bergère alterne avec chaque berger qui la tient par la main, coifiFée d'un capulet sanglant dontla doublure relevée forme unelarge bande d'un grenat mat qui retombe sur les épaules et les drape comme celles d'un sphinx. A peine sous le rebord de ce capulet et sur le front, distingue-t-on le liseré d'un bonnet blanc que l'on devine pareil à un bol. Deux petits bouts de tresses, nouées d'un ruban, pendent sur la taille.

Mais la merveille est le châle ossalois.

Il est mystérieux et paré de fleurs comme un au- tel. Des générations l'ont porté et se le sont trans- mis. Il contient l'angoisse de la montagne, l'effroi des pelouses vertigineuses, la couleur des végé- taux qui hantent les sommets, les prismes in- vraisemblables, l'éclat des minerais brisés par les torrents. L'iris d'azur s'y harmonise avec le mica de glace; la digitale avec la teinte des calcaires rougis par le soleil couchant ; l'edelweiss s'y fond aux cristaux de givre; la gentiane à l'épouvante bleue des lacs.

11 tombe, croisé au-dessons du col oi!i pendent les bijoux et la croix, et retombe en arrière de la robe, très bas, imitant les ailes aiguës d'un insecte au repos.

Par la main, ai-je dit, le danseur conduit sa danseuse. Il porte une chemise anx manches plis-

LB 45 AOtJT A LARTJN8 301

sées et, jetée négligemment sur l'épaule, la veste dont la couleur se marie à celle du capulet. Son gilet et ses guêtres elles montent jusqu'aux ge- noux — sont d'un tricot neigeux. Le béret large est marron. De sous le gilet on voit saillir une poche carrée destinée h contenir le sel que l'on donne aux brebis.

... Le rondeau s'élargit encore, ondule, et, lorsque le rhythme de la flûte, à de certains mo- ments, vacille, le rondeau tout entier vacille aussi comme un indécis remous, comme une vague de vent.

Le pas du branle n'est pas un saut, ni un mou- vement précipité, mais simplement un pas savant, le pas avisé et prudent des pâtres.

Celui qui précède sa danseuse ne lui fait pas absolument face. Tous sont obliques l'un à l'autre dans cette promenade rêveuse dont la lenteur excessive émeut et étonne.

Ladisposition de cette chaîne vivante, quatre ou cinq fois enroulée sur elle-même avec un art in- fini, crée ainsi des rondeaux qui tournent les uns dans les autres; de telle façon que, de la circon- férence au centre, on voit, alignés sous un même rayon visuel, quatre ou cinq capulets procession- nant ensemble.

Tous et toutes semblentainsi accomplir un pè-

302 l'B 16 AOUT LARUNB

lerinage vers un but jamais atteint. Pas un tres- saillement dans les physionomies qui revêtent une gravité déconcertante, une attention soucieuse et méditative; une sorte de catalepsie qui tient de l'amour et de la mort.

Et c'est la beauté de ces femmes, cette expres- sion à la fois passive et recueillie dans ce visage rond, coloré et duveté comme une pêche. Et c'est le mystère de cette danse, cette évocation des ori- gines oÎL elle retourne: le tournoiement des neiges et des écumes; la giration des fleurs dans les cyclones de vent tandis que la brume du soir enveloppe peu à peu les cataclysmes des torrents et des rochers, se suspend aux sapinières qu'elle déchiqueté, se traîne au flanc des pelouses tandis que la flûte qui conduisait le branle crie comme un oiseau en détresse, agonise longtemps encore, et puis se meurt seule, déchirante, bles- iée, éperdue, aiguë...

DEUX PROSES

SYLVIE

Que les anémones sont jolies à la lisière du bois... Viens-y, toi que j'ai aimée d'un amour romantique, de quand les vieux parents, à l'angle du comptoir, se demandaient : Que donc fait cet enfant dans cette Capitale?

0 Sylvie légère aux bas blancs, rappelle-toi... Chardieu le carabin ne croyait pas aux femmes. Tu lui disais: Ohl monsieur Chardieu, c'est vilain d'être athée... Ce beau paysage de Meudon ne vous dit-il donc rien?...

Lui répondait : Ma fille, tu me fais Eugène suer! Mon oncle mort, et une pipe de tabac!...

Viens, ô Sylvie !... Sous la diligence massive le blanc samedi poudroiera!... On loge à pied et à cheval... Ta peau sera d'azur dans la rudesse du lit... Aime-moi dans l'éclat de rire de tes seins tendus...

Charmante!... De ta crinoline écraseras-tu les

muguets-de-Salomon?... Les beaux messieurs de

Bois-Doré sont-ils venus? Où. s'est perdue l'âme

de Mimi sous les tilleuls?...

ao

306 DEUX PROSES

Oh 1 nous inventerons des rossignols. . . Et l'ombre d'Alfred va venir.

... Il est venu, le séraphin des nuits d'Octobre... Il est venu courroucé et la boucha amôre de ja- lousie... 11 a pesté... Ses blonds cheveux pendaient sur sa joue, lissés... Il mâchait un cigare... 11 a battu l'infidèle... Son pas était d'un homme ivre, le lourd chapeau haut de forme en arrière, les guêtres en désordre...

Et puis il est parti pour les Marais Pontins... La Sand le suivait, chargée d'ailes... Ils s'abhor- raient et ils s'adoraient...

Sylvie, recueille-toi!... Défleuris, en soupirant, cette bruyère...

C'est dans un bois pareil, peut-être, à celui-ci, qu'il s'en vint au crépuscule, les bouteilles dans l'eau du courant, disserter avec Desgenais sur l'existence de Dieu...

DEUX l'ROSES 307

CLITIE

Tu aurais été Philis, Eucharis ou Glitie, dans la prairie d'or vert fréquentée de la belette et du lapin, non loin du marécage fleuri, glauque de carpes. Le château eût été fiancé à la forêt par l'anneau bleu-de-paon d'un ruisseau.

L'ombelle rose de l'angélique se fût harmoniée avec ta robe imposante, et l'iris mauve avec la hauteur de tes jeunes cheveux blancs.

Nous, heureux dans ces asiles, je t'aurais dit : Glitie, ne laisse point s'enfuir l'amour volage. Mire, au cristal de cette onde, tes charmes. Si tu veux, dans le grenier de ma ferme, il fait chaud, par quelque jour d'orage les rats du Fabuliste rongeront les dépouilles du maïs de l'année passée, nous nous posséderons, toi sur mes genoux de faune, ta bouche dans la mienne.

Et tandis que s'alanguira, lentement, le dernier frisson de nos caresses, la tiède et large pluie d'été crépitera sur les peupliers noirs.

NOTES

NOTES

Donc, me voici de retour en ce vieux salon oh je considère avec attendrissement le moindre objet. Ce châle fut à ma grand'mère paternelle que je n'ai point connue et qui repose dans un humble cimetière des Antilles en fleurs. Puissent les coli- bris étinceler et crier sur sa tombe abandonnée, etles tabacs aux cloches roses plaire à sa mémoire... Je n'ai point vu de portrait qui la représente. Mais je sais qu'elle avait une réputation de bonté et de beauté. J'ai lu d'admirables lettres d'elle écrites de là-bas à mon père enfant que l'on avait amené en France pour s'y instruire et qui y est demeuré.

Combien j'ai rêvé parfois de ressusciter ce passé. Combien il serait beau que Dieu nous donnât, une fois par an, cette fête de voir revenir de chers disparus I J'aime à me figurer que ce serait le jour des Rois, et par un temps de neige. La pauvre salle h manger s'ouvrirait aux coups de huit heures et je retrouverais là, assis à la table agrandie et ornée de roses de Noël, sous la claire gaîté de la lampe, tous ceux dont mon âme a le deuil.

Il me semble que ce revoir serait si naturel,

312 NOTES

si peu macabre, si peu conte de fée. Mon grand- père paternel, le docteur-médecin, mort à la Gua- deloupe, serait à la place d'honneur, avec, sur ses épaules, un petit manteau de voyage luiraient des grains de verglas. Son regard bleu d'acier, derrière les énormes lunettes d'or qu'il portait «t dont se sert aujourd'hui ma mère, serait à la fois, comme il était, paraît-il, sévère et bon. D'une voix grave et chantante, il parlerait de la Grande Tra- t;tfr5^e,duventder0céan Eternel, des tremblements de terres inexplorées, des naufragés sauvés par lui.

Et tous écouteraient; et il serait beau, la mort étant étemelle, de revoir chacun à cet âge seule- ment que nous prêtons, avec une singulière obsti- nation, aux chers disparus.

Les cousines de Saint-Pierre-de-la-Martinique, elles étaient quatre, je crois, ne dépasseraient point chacune dix-huit ans et, vêtues de robes de mous- seline blanche, riraient de quelque gâteau mal réussi. Et mes grand'tantes huguenotes, rigides mais heureuses, de longues chaînes d'or au cou, s'expliqueraient l'une à l'autre, les révélations des Prophètes. Et soixante et quinze ans trembleraient pour chacune dans leurs voix cassées. Et mon aïeul maternel à dix-neuf ans, avec son carrik vert d'étudiant romantique, tous...

Mais le songe s'efface et le vent pleure.

NOTES 313

Dans une mousse ensoleillée, et transparente comme une algue ou une émeraude, j'ai enveloppé les racines de ces premières pâquerettes de Jan- vier. Elles sont les seules fleurs de ces temps-ci, avec des rares pervenches et des ajoncs. Trop d'amour les gonflait sans doute. Il fallait qu'elles naquissent malgré la glace. Les lanières blanches des capitules sont violacées à l'extrémité, et en- tourent des fleurons qui sont d'un jaune verdâtre comme le dessous d'un vieux cèpe. Les racines boueuses sentent la campagne labourée. J'ai eu la cruauté de cueillir ces fleurs, et elles sont lamen- tables k présent, aussi blessées que des bêtes le pourraient être et voici que, lentement, et comme si elles étaient mues par une crainte terrible, les feuilles des capitules se recourbent au dedans pour recouvrir et protéger les robes des corolles minuscules queje ne puis plus voir. Délicatement, j'essaie de soulever ces feuilles, mais elles me résistent et je n'arrive qu'à meurtrir la plante. Imbécile I Est-ce que je n'aurais pu laisser vivre ces fleurs au bord de leur fossé? Là, elles eussent senti le grésillement frais du sol imbibé, un oiseau

314 proTB»

les aurait effleurées, la trompe des moustiques aurait pompé leur pollen, et elles seraient mortes doucement, à côté de leurs amies.

Les étoiles d'hiver sont belles lorsqu'elles pou- droient dans le ciel couleur d'ardoise et que, dans la profondeur brumeuse et bleue, elles éclairent des lambeaux de nuages. J'ai traversé la petite ville, à six heures, lorsque les chandelles derrière les vitres font remuer les ombres carrées dans les boutiques et luire la boue rose sur les pavés. Un chien trotte en flairant sous les portails. Un char, dont les bœufs glissent, grince. Une lanterne va- cille, une voix s'entend. Les angles des toits sont nets. Le reste est rongé par l'obscurité. Çà et là, encore, de loin en loin, une fenêtre d'un rose fu- meux, et me voici au sommet de la côte.

A gauche, tremble une énorme étoile. 11 semble qu'elle respire et que ses rayons tour à tour s'allongent et se rétractent. Son feu blanc a l'air de couler. Je regarde les constellations carrées, derrière lesquelles sont encore des carrés de cons- tellations, lesquels recouvrent d'autres constella-

NOTBB 315

tions carrées jusqu'à ce que le regard se perde en une cendre lumineuse pareille à celle d'un foyer. Je ne suis nullement intrigué par ces astres. Je n'aperçois pas des mondes infiniment grands ou petits, selon ce à quoi nous les comparons. Ils l sont, dans ma pensée, tels que je les vois : les plus grands comme des colibris, les plus petits comme des guêpes. L'espace qui les sépare l'un de l'autre ne me semble point plus étendu que le pas dont j'arpente la route. Simplement, c'est un ciel de janvier sur une petite ville.

La vache de ma petite métairie est très âgée. Il va falloir la vendre. Pauvre bête, je l'ai caressée longuement. vont se traîner maintenant ses pauvres vieux genoux? Oh! souffrance terrible, rançon de l'homme quand doiic m'étoufîeras-tu tout à fait?

» il

Une paysanne m'a vendu des mousserons. Ils sont très rares maintenant. Leur odeur me saisit

316 KOTBi

et je songe aux lisières des prairies, aux elfes qui, d'après Shakespeare, font croître ces mousserons sous le charme de la lune. Ils ont été mouillt'S par la gelée fondante, et de fines et longues iierbes s'attachent à leur humidité. Ils portent en eux la tremblante buée des nuits. Les premiers, ils sont sortis de la terre, sous leurs ombelles d'ivoire, pour observer si les pieds de ^a haie s'entouraient davantage de mousse. Ils auv'ont été déçus. Ils n'auront point vu les pervenches, ni les violettes, mais l'agaçante et fine pluie grise dans le ciel gris.

*

Hier, je suis monté jusqu'au haut de la côte e* suis revenu par le chemin de Clara d'Ellébeiise. Il y avait tant de brouillard que les arbres pleu- vaientdru. Les pies faisaient des crochets brusques parce que, venant vers moi, elles ne m'aperce- vaient qu'à vingt pas dans cette opacité. Trois grives aux gris grinçants et furieux se battaient. Ici et on coupait du bois. Le soleil sans rayons, d'un jaune argenté, semblait la lune. J'ai vu trois primevères, des ajoncs fleuris, des pâquerettes et, l'auire j<>w, de? yitrvenches. CbsX le priptemp»

NOTES 317

déjà, à travers Janvier. Depuis deux nuits, à mon réveil, j'entends le chant d'un merle. De quelle émotion m'emplit le premier souffle, à peine per- ceptible, du printemps! Cependant, l'hiver régnera longtemps encore.

Le tic-tac usé de la pendule berça bien des soirées dont me charma la tristesse. Les chats s'introduisaient dans le salon oh il y avait des invités. On était autour du feu. On se racontait des frayeurs, des pressentiments que l'on avait eus, les manies de personnes mortes. Les carrés d'ombre projetés par la lampe tremblaient. Le foyer éclairait par-dessous des profils accentués de vieilles dames, des mains aux veines sail- lantes, des gestes d'adolescente se montrant des broderies commencées.

Ohl comme c'est joli!

Oui, mais c'est long comme tout.

Quelle patience vous avez !

C'est Glaire qui a commencé celle-ci.

Je me souviens de Tune de ces soirées oi!i étaient beaucoup de jeunes filles. Petites fleurs de province, elles s'épanouissaient dans la lueur grise et rose du salon...

318 NOTES

Une de ces enfants se mit au piano, une autre uhanta. Les notes usées semblaient s'égayer, tré- molantes comme des voix de grand'mères fleuries qui eussent chuchoté sous la porte. La jeune fille qui chantait et qui est morte en religion avait J'air d'une sombre petite rose. Elle était pieuse et s'égayait doucement.

...On servait du thé trop fort, ou pas assez, dans ces soirées, des biscuits un peu humides, du lait, de l'eau de noix. La rue était silencieuse. Onze heures sonnaient. Une vieille dame se levait et disait :

Onze heures déjà... Est-il possible... Onze heures.

Et quelqu'un lui répondait :

La pendule avance beaucoup.

* *

La nuit dernière, j'ai rêvé que j'étais mort et que je retrouvais Jean de Tinan, que j'ai vu une seule fois dans ce salon, à même époque, peut- être à même date. Il m'est donc apparu en songe et m'a invité à déjeuner en une maison de cam^ pagne située dans un petit village protestant : Bellocq. Je doute qu'il ait jamais été durant sa vie. Mou rêve indiquait dix heures du matin.

NOTES 319

Tinan était, comme je le vis en réalité : charmant et ironique. Il m'offrit des gâteaux singuliers et me raconta qu'il avait, pour s'amuser, fait boire des boissons anglaises à des soldats qui faisaient les grandes manœuvres. Et qu'il était arrivé à ce résultat que chefs et soldats pris de gaîté ne sa- vaient plus, les uns commander, les autres obéir. Tout à coup une angoisse terrible m'a saisi, une sympathie douloureuse, un regret de n'avoir pas assez connu durant sa vie le poète d'Ai- mienne. Je lui ai tendu la main en pleurant et me suis éveillé.

Qui sait? En quels mystérieux pays allons-nous aborder, en quelles îles de l'Océan du sommeil? Quels pavots blancs nous enchantent? Pourquoi invoquer le hasard et non l'ignorance? S'il est vrai que la vie ne tienne qu'à nos sens et que nos royaumes soient en nous pourquoi les poètes qui sont, comme on l'a écrit, les explorateurs de leur âme, n'apercevraient-ils pas dans la nuit et la brume de leurs rôves, parfois, un promontoire de la mort?

Souvent je me suis figuré le Ciel. Celui de mon enfance était la cabane que s'était fait construire,

Vjô notes

en haut d'un chemin grimpant, un vieil homme. Cette cabane, on la nommait le Paradis. Mon père m'y conduisait h. l'heure la noire bruyère des coteaux se dore comme une église. Je m'at- tendais, au bout de chaque promenade, à trouver Dieu assis dans le soleil qui semblait s'endormir à la cime du sentier caillouteux. Me trompé-je? Moins facilement j'évoque le Paradis catho- lique : les harpes d'azur, la neige rose des légions dans les purs arcs-en-ciel. Je m'en tiens encore à ma première vision, mais depuis que j'ai connu l'amour, j'ai ajouté à ce divin domaine, devant la hutte du vieil homme, une tiède pelouse en pente herborise une jeune lille.

J'ai tout à la fois l'âme d'un faune et l'âme d'une adolescente. Et l'émotion que j'éprouve à considérer une femme,. est le contraire de celle que j'ai à regarder une jeune fille. Si l'on pouvait se faire comprendre à l'aide de fruits et de fleurs, j'offrirais à la première des pêches brûlantes, des cloches roses de belladone, des roses lourdes ; à la deuxième, des cerises, des framboises, des co-

NOTES 321

rolles de cognassier, des églantines et du chèvre- feuille. Je ne puis guère éprouver de sentiment qui ne s'accompagne de l'image d'une fleur ou d'un fruit. Si je pense à Marthe, je songe à des gentianes. A Lucie, je prête des anémones blanches du Japon, et à Marie des muguets-de- Salomon. A une autre un cédrat qui serait trans- parent.

Au premier rendez-vous que me donna une amie, j'avais emporté un rameau de glaïeul dont les gorges étaient d'un rose d'abricot. Nous les mîmes sur la fenêtre durant la nuit je l'oubliai pour ne me souvenir que de l'amie. Aujourd'hui je voudrais oublier l'amie pour ne me rappeler que le glaïeul.

Mon souvenir est donc, si je puis dire, végétal, et les arbres, aussi bien que fleurs et fruits, symbolisent pour moi des êtres et des sentiments. Les plantes, autant que les animaux et les pierres, emplirent mon enfance d'un mystérieux charme. A quatre ans je demeurais en contemplation des cailloux de montagne cassés, en tas au bord des routes. Choqués ils faisaient feu au crépuscule, Frottés les uns contre les autres, ils sentaient le brûlé; j'en ramassais de marbrés qui semblaient lourds d'une eau qu'ils eussent recelée. Le mica des granits fascinait ma curiosité que nul ne pou-

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vait satisfaire. Je sentais qu'il y avait une chose que l'on ne savait pas me raconter : la vie des pierres.

Au mô.'.ne âge, on me gronda parce que j'avais enlevé d'un chapeau de ma mère des coléoptères naturalisés. J'avais la passion de ramasser des bôtcs, pour lesquelles jVprouvais tant d'amitié que je pleurais si je les pensais malheureuses. Et j'endure encore une angoisse abominable en me souvenant de petits rossignols que l'on m'avait donnés et qui ùcpérissaient dans la salle à man- ger. To;ijours au môme âge, il fallait, pour que je m'endormisse, que l'on plaçât non loin de moi un bocal était une rainette. Je sentais que c'était une amie fidèle, et qui m'eût défendu contre les voleurs. La première fois que je vis un cerf-volant, je fus si frappé de la beauté de ses cornes que l'envie d'en posséder un me devint une souffrance.

La passion pour les plantes ne se développa que plus tard, vers l'âge de neuf ans, et encore n'ai-je bien eu l'intelligence de leur vie que vers l'âge de quinze ans. Je me souviens dans quelle circons- tance. Ce fut en été, un jeudi, par un après-midi torride. Je traversais avec ma mère le jardin bota- nique d'une grande ville. Un soleil blanc, d'épaisses ombres bleues, des parfums d'une lourdeur presque

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visqueuse faisaient de ce lieu à demi désert uu royaume dont je franchissais entin la porte.

Dans l'eau tiède et mordorée de bassins, des plantes coriaces et grises, ou longues, molles et transparentes, végétaient. Mais du sein môme de ces pauvres et tristes algues s'élevaient, jusqu'au plein azur, de vertes lances, des hampes dont les ombelles roses et blanches opposaient leur grâce au jour ardent, des lys d'eau endormis sur leurs feuilles comme en une sieste confiante.

Aux plantes fluviales les plajites terrestres répondaient. Je me souviens d'une allée des étudiants, un mouchoir sur la nuque, étaient ensevelis sous la beauté des feuilles. C'était l'allée des Ombellifères. Les fenouils et les férules dres- saient leurs couronnes sur leurs tiges dont les gaines éclataient. Les parfums se parlaient dans le silence. Et l'on sentait, de plante èi plante, un muet épanchement, et une résignation planait sur ce royaume isolé.

Dès lors, je compris les fleurs, et que leurs familles s'apparentent et s'aiment naturellement, et non seulement pour servir aux classifications qui aident à nos lentes mémoires. Ces géométries en action que sont les végétaux marchent vers quelle solution? Je ne sais. Mais il y a un mystère charmant à considérer que de même que les espèces

8^4 NOTES

correspondent avec telles périodes géologiques, et groupèrent ainsi leurs sympathies, de mfiine, aujourd'hui, elles se groupent suivantles saisons. Gomment le caractère des grelottantes et neigeuses liliacées d'hiver s'accorderait-il à celui des pourpres solanées tl'automne ? Et puis il y a encore des arrangements délicieux qui sont dus bien moins à l'artifice des hommes qu'au consentement pur certaines espèces d'en tenir d'autres pour amies, et de ne point languir auprès d'elles. Qu'il est doux le jardin villageois le lys luisant, pareil à ces dieux qui fréquentaient les humbles, vit parmi les choux, l'ail bleu et les ciboules qui cui- ront dans le pot noir des pauvres! Que j'aime les potagers paysans, à midi, quand la triste ombre bleue des légumes s'endort sur les carreaux de terre granuleuse et blanche, lorsque le coq appelle le silence, et que la buse oblique et tournoyante fait glousser la poule onduleuse 1 \A est la flore des simples amours, la flore de la jeunefemmequi séchera la lavande bleue pour parfumer les draps rudes. Et il y a aussi, dans ce jardin, la fleur des rondeaux, la pauvre giroflée au parfum simple. Il y a aussi le buis fidèle dont chaque feuille est un petit niinir d'azur, les roses-trémièresoîi se consume la tl iiii ne douce et pure de corolles de mélancolie: fieurs religieuses vouées au silence et à la rigidité.

NOTES 325

Et j'aime aussi la flore des prairies ; la reine des prés balancée parles brises, bercée par le rou- coulement du ruisseau. Sa couronne parfumée se pare de coléoptères des eaux plus nacrés que les gorges des colibris. Elle est l'amour de la pelouse, la fiancée des lisières herbeuses.

Mais il est, au fond des vieux parcs désolés, des botaniques plus mystérieuses. Là, demeure ce que l'on nomme les vieilles fleurs comme le lilas ter- restre, la belladone-amaryllis, la couronne impé- riale. Ailleurs, elles mourraient. elles résistent, gardées par les préj ugés des arbres séculaires, arbres singuliers aux noms disparus. Et ces corolles ma- niérées, distinguées, ne relèventleur tête branlante que lorsque, soufflant à travers les liquidarabars et les érables, le vent gémit comme Chateaubriand

Ce soir, je prendrai mon sac, mon bâton, et j'irai dans la montagne.

... 11 m'a été impossible de monter au Jaïzquî- bel, même d'aller à Notre-Dame-de-Guadaloupe.

3â<$ NOTBS

Une tempête m'a bloqué à Fontarabie. J'étais si trempé que je ue pouvais plus avancer, et le vent me secouait dans les venelles aux maisons bla- sonnées. J'ai songé aux torrents d'azur de l'été, au golfe qui chante et luit au haut du ciel, à la nacre de la Bidassoa, à tous mes rêves ardents, à l'odeur fauve de Mamore. Je suis entré dans une auberge pour qu'on y fît sécher mes vêtements. Durant trois heures, couché dans un lit froid, j'ai écouté la pluie drue. Je me suis levé à l'heure de la sortie de la grand-messe. J'ai vu défi- ler, sur les pavés luisants d'averse, les filles en mantilles, auxcheveuxen cédilles, huilés, bleus et plaqués sur le front. Elles étaient robustes, gracieuses, rondes et comme tournant sur elles- mêmes. Elles marchaient les jambes écartées. Un prêtre, le long du mur, glissait... Ensuite, je me suis fait conduire à Irun, dans une barque, par un pauvre enfant qui s'escrimait à ramer, les pieds nus en de lamentables bottines à élastiques. Mon cœur s'est serré devant la misère de l'eau, du ciel et de cet enfant. L'eau était méchante et jaune, le ciel avait la teinte d'un Vendredi-saint, et l'enfant était décharné.

NOTES 327

Je songe à ce que, pour cette promenade que je veux faire dans la vallée d'I*****, il me faudra m'arrêter dans l'auberge où, il y a deux ans, nous nous cachions, elle et moi. Ce sera dur, mais je ne veux pas ôtre à tel point l'esclave de ma dou- leur que je la fuie. Je sais bien qu'il y a par une source d'azur dont l'eau glissa de mes lèvres aux siennes, une chaise je la tenais embras- sée, tandis qu'en une lisse caresse parfumée sa joue sur ma joue lentement allait et venait.

Mais il faut réagir, et ce souvenir ne me sera pas plus cruel que ne le fut, une nuit, le rappel de cette amie, dans un bouge m'avaient attiré des guitares dont jouaient des ouvriers espagnols. Ils chantaient en s'accompagnant. Ils chantaient pour eux seuls, tristement, et buvaient du vin rouge. Leurs chants m'oppressaient parce que je sentais en eux un peu de l'âme in- quiétante de la disparue, et qu'un douloureux hasard faisait que la servante d'auberge qui était lui ressemblait tout à fait. Dans ces chants, il y avait la nostalgie d'une ardente contrée, des évocations de garces huilées et balafrées. Et mon cœur se serrait en s'avouant que celle que j'ai le

323 NOTES

plus aimée conservait, sous son éducation parfaite, un relent Je fille tragique, de celles dont le front ou le cou porte une cicatrice.

m Le vent souffle il veut et d'où il veut, » comme l'Esprit. Et il soufllc encore aujourd'hui, m'emplit d'une acre tristesse. Du moins, suis-je seul encore, dans cette mansarde d'où, à travers de petits rideaux de tulle, je vois la route, les arbres nus, la pluie. va-t-elle la route? Ici, ma vie s'isole et, au-dedans de moi, je sens davantage l'amertume du passé. Qui saura, lorsque je serai mort, que j'ai lutté si terriblement?

L'obsédant souvenir de cette bohémienne méfait sentir les vers de Baudelaire :

Toi qui, comme un coup de coutean, Dans mon cœur plaintif es entrée.

... Et je me demande si elle ne m'a pas jeté un de ces charmes auxquels ajoute foi le peuple, si le jour que j'ai bu une goutte de son sang en lui rap- pelant une superstition italienne, je n'ai pas à ja- mais rivé mon âme à la sienne. Cette goutte, je l'ai bue par un jour pareil à celui-ci, acre et plu-

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vieux, dans un bouge nous commencions de nous disputer, de nous séparer. Elle tendit à ma lèvre son épaule dont se cordaient les muscles sous un amour irrité. Nous mentions le froid du lâchage tomber sur nos cœurs, dru et goutte à goutte, comme d'une lame de glace. Elle ne ver- sait pas une larme, les yeux follement agrandis, je nez froncé. Il y avait en nous de sourdes choses. Ensuite nous nous promenâmes. Elle me dit une parole terrible pour essayer la trempe de mon amour. Je restai calme. Alors, elle se mit à paraître distraite, ayant l'air de craindre que l'on ne l'aper- çût avec moi.

Voici que je pleure à grosses larmes, des larmes chaudes qui coulent au long de la joue. Que je souffre! A quoi m'ont servi tous ces sacrifices? Je suis fort, maisy^ n'en peux plus. Il me semble que je porte en moi un créancier et un débiteur. Je crois que c'est un principe d'économie politique appelé : loi d'airain^ offre et demande.

* *

J'ai gravi le petit pic du***. Les premiers daph- nés fleurissent, les premières gentianes, les pre- mières hépatiques. Sur les hauteurs et dans cette

330 wanm*

mansarde j'écris, seulement je trouve la paix. Au sommet du*** le vent m'a fait chercher un abri. J'ai déjeuné sur un roc des bôtes-à- Bon-Dieu, rondes comme des tortues, luisantes, rouges et noires, couraient. Qui donc, aussi triste que moi, eût pu manger? Me sentant délaissé par le bonheur, j'ai pris un parti. J'accepte, comme une volupté, le goût amer que ma bouche donne h mon pain. Je l'accepte sans faiblesse, et gardant un peu de mépris à ceux qui n'apercevraient point la force de ma résignation.

Au-delà des prairies crevées par les sources, dans un village que l'on nomme Les Angles, au pied d'un clocher poétique, j'ai vu une maison heureuse. Un jardin mélancolique l'entoure, une tristesse dominicale y sommeille. Qui donc est là? On m'a répondu : « une famille parisienne, du- rant les vacances. » J'ai passé devant la grille et me suis senti désolé. Mon bâton de montagne a brûlé mes doigts tout à coup.

Oh ! Aller, dans la vallée d'Ossau se dansent les rondes monotones, choisir la fille la plus calme, celle dont le visage ni le corps n'ont un

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frémissement, l'amener par la main sur ces her- bages placides, la posséder sans un mot, puis lais- ser tomber ma douleur, couché en travers de ses jambes robustes, les bras en arrière, les poings sur la prairie.

* « «

Une vieille parente de ma mère, M°"'d'A... d'E..., m'a écrit au sujet de ma Clara d'Ellébeuse qu'elle a lue. Je n'ai jamais vu cette parente. Ses lignes m'ont touché. Je suis allé la voir sur son invitation. « Peut-être, me mandait-elle, aurez- « vous, dans ma demeure ancienne, de belles « inspirations et le rappel du temps de Clara « d'Ellébeuse. »

Et, en effet, la grille franchie, j'ai trouvé dans le salon solennel, appuyée sur sa canne, cette an- tique parente infirme. Une bonté éclairait son visage, un sourire pareil aux teintes délicates d'un herbier ancien. La rafale que j'entendais du coin du feu berçait l'ombre des meubles.

« Voyez-vous ce tableau? Ce sont de vos parents du côté maternel... Les dames étaient Mar- tiniquaises... »

J'ai regardé avec émotion cette toile datée

332 NOTBS

de 1833, dont un arbro luisant, d'un vert aqua- tique, l'arbre d'un parc de rêve, forme le fond.

Au premier plan, assise sur un banc de pierre, une jeune dame en robe de mousseline ; debout, auprès d'elle, une adolescente aux cheveux bou- clés...

Maintenant reposent-elles? Et qu'est devenu le parc de ce tableau l'on sent peser la torpeur dorée de la mort?

J'ai vu, le long d'un chêne, deux glissements roux, de haut en bas, de bas en haut : deux écu- reuils. Il y a des années, j'en tuai un. Mon cœur en fut horriblement triste. Vivantes, ces bêtes sont ébouriffées et légères; mortes, ce sont de petites loques. Elles ne sont que de la vie, de la jolie vie soyeuse. C'était dimanche matin que je les vis dans un bois de Noarrieu se promena jadis, sur son petit âne, ma Clara d'Ellébeuse. Le mâle sui- vait la femelle. Ma vieille chienne et moi les avons regardés aussi longtemps que l'on peut re- garder les écureuils. Savaient-ils que c'était Di- manche? Les bêtes des forêts sont-elles sensibles à la triste paix du jour dominical? Pourquoi ne

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percevraient-elles pas le silence qui naît du pieux repos des ôtres et des choses? Ne connaissent-elles pas mieux que nous le cri du joug dans la plaine, l'exclamation de la hache, les sanglots des son- nailles, le choc des haltoirs, l'appel des sabots tous bruits qu'elles fuient par crainte de l'homme? Ce sentiment d'un calme périodique n'aurait-il pas été transmis aussi bien que la peur, d'écureuil à écureuil, de mésange à mésange ? C'est probable.

9 m

La tristesse même de la petite ville me plaît, les rues aux boutiques obscures, l'usure de» seuils, les jardins nageants, à, la belle saison, dans un enfoncement de buée bleue qui est un fouillis de roses trémières, de glycines, de treilles, ou pe- lés comme des ânes, avec des haillons qui sèchent au-dessus des bordures de buis teigneuses, le ruisseau des tanneurs qui charrie la nacre mince du ciel et reflète durement les toits parmi les plantes vaseuses, le gave qui creuse les rocs, luit, tourne et file.

La petite place est jolie, que la cigale y crie dans les ormeaux d'Eté, que le vent d'Automne la racle, ou que les pluies la rayent. 11 y a un petit

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jardin public qu'eût aimé Bernardin de Saint Pierre où, en Mai, la nuit est épaisse, bleue et douce dans les marronniers.

Depuis des années je vis là, d'où s'en allèrent vers les Antilles en fleurs, mon grand-père et un grand-oncle. Ils écoutèrent la mer bruire; des robes de mousseline glissèrent sous les vérandas, et ils moururent en regrettant peut-être ces rues, ces boutiques, ces seuils, ces jardins, ce ruisseau, ce gave.

Lorsque je me rends h. ma petite métairie, je me dis qu'ils y furent. Ils devaient emporter leur déjeuner en un petit panier, et l'un d'eux s'être chargé d'une guitare. Des jeunes filles ne suivaient- elles pas, légères? La romance bourdonnait entre les haies mouillées. Un ineflable amour effrayait les oiseaux, les mûres étaient vertes. On marchait en cadence. Un cri de jeune fille émouvait l'air, un grand chapeau tournait à l'angle du chemin, un rire frais montait des églantiers déchirés par les pluies, puis les cœurs battaient lorsque, dans la canicule blanche, la noire grange éteignait le gloussement des poules sous l'azur écarlate de midi.

... Cette guitare, ou une autre, je l'ai entendue dans la cour de mes grand'tantes huguenotes, un soir d'Eté, lorsque j'avais quatre ans. La courdor-

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mait au crépuscule blanc, les toits laissaient tom- ber je ne sais quoi de tendre sur les rosiers grimpants et sur les pavés clairs. On s'égayait, assis sur une poutre, de mon enfance et de mon tablier blanc. Mon grand-oncle chanta quelque mélodie de la Capitale. Je le revois debout, la tête en arrière. L'air tremblait doucement. Il fit, à la fin d'une roulade, un salut ridicule et charmant. Je te bénis, ô pauvre ville je suis incompris, j'abrite mon orgueil, ma souffrance et ma joie, je n'ai guère d'autres distractions que d'en- tendre japper ma vieille chienne et que d'aperce- voir de pauvres visages. Mais je gagne les coteaux l'ajonc épineux s'étend, et j'éprouve, à méditer sur mes chagrins, une douceur bienfaisante ; et c'est la résignation. Ce n'est plus aujourd'hui le rire grossier et dédaigneux du public, ni le doute terrible de tout qui m'inquiète. Le rire de mes détracteurs s'est lassé, et je deviens indifférent à ce que je suis. Cependant, je suis devenu grave envers moi-môme et les autres. C'est ayec une joie craintive que je considère l'insouciance des heu- reux. J'ai compris quelle douleur peut éclore de l'amour, et quel aveuglement naître d'un regard. Et c'est à cause de ce que j'ai souff'ert que je vou- drais donner une triste et lente caresse à ceux qui n'ont encore que du bonheur.

336 NOTES

La porte ouverte, l'azur, la mouillure de l'herbe et les giroflées, et les jacinthes, et un seul oiseau qui crie, et mes chiens à plat ventre, et les ro- siers à tige rose épaisse, le verdissement du lilas, et une cloche qui sonne, une guêpe qui file droit et raye la prairie de son vibrement blond qui s'arrête, hésite, repart, se tait et bourdonne

Cœurs et chœurs des primevères sur les mousses humides et obscures des bois; longs fils de rosée rose et bleue flottants et balancés et suspendus à quoi? dans la matinée immatérielle ; rainolles aux paupières dorées dont bat le goUre blanc; ajoncs dont le parfum de pêche flétrie et de rose, aux chemins déjà torrides, se traîne...

Iris, cris des geais, tourterelles, montagnes de neige bleue qui êtes les rochers de l'azur, champs verts carrés, ruisseau roulant un caillou doré dans le silence ; premiers feuillages des eaux; frisson qui glace le corps auprès des sources quand le so- leil vous cuit les mains...

NOTES 337

Aulnes grêles ; marécages torrides où, vers midi, gonflant les vessies de leur gorge, les grises gre- nouilles rauques se traînent sur les plantes coriaces, tandis que, lentement, du fond de la vase om- breuse et dorée, monte une bulle...

Vignes sèches et tordues; essaims de fleurs des pôchers roses en vol oblique dans l'azur; poiriers et roses du Bengale..

Couchers de soleil cerise ; neige nocturne d'un fruitier; assombrissement vert et transparent des allées; sommet des collines à sept heures oiî les arbres sont des éponges de nuit qui, peu à peu, se mêlent à la sévérité de la courbe uniforme qui se gonfle et s'élance, nette.

Nuit sans étoiles ; nuit violette se distinguent à peine les sandales blanches d'une payanne ai- mée, et le hérissement d'arbres grêles et secs; pâleur d'un coteau calcaire, et eau, je ne sais quoi fait deux ombres longues et profondes...

338 N0TB8

Nuit; feu; lignes d'ombre mêlées à l'ombre des lignes ; feu ; épaississement humide des champs ; feu ; cramoisissure et roussissure de nuages ; peu- pliers; blancheur qui doit ôtre un village. De l'eau encore, de l'eau et des ombres d'eau...

Une étoile, deux étoiles, trois étoiles, quatre étoiles. Elles palpitent comme de l'eau. On dirait qu'elles vont couler sur la route ou, par places, des vaches ayant pissé, on croit à des obstacles et l'on saute...

Une voiture passe. La lanterne n'éclaire que le derrière du cheval, le reste est de la nuit. Quand j'étais enfant c'était ce qui m'étonnait : cette lu- mière qui s'éteint encore. Une autre voiture... On ne voit que le buste rose d'une fille. Il glisse dans la nuit...

Je reviens de voyage. Le souvenir d'un reflet marron de bateau, dans le canal couleur de pois- son gris, fait tremblerma mémoire. Je songe à, des tulipes blanches.

Ici, je suis revenu la nuit. Le coassement des grenouilles m'a salué, du fond de la prairie humide. Mon cœur, n'éclate pasl... Que tu n'éclates pas

NOTBS 339

comme les lilas du parterre dont je n'ai frôlé que le parfum!...

L'espoir ya-t-il renaître? J'ai peur. Est-ce encore la désillusion?

La guêpe a bourdonné. Je n'aime que le lilas violet, je n'aime que les violettes bleues. C'est di- manche, et j'entends, dans mon âme profonde, gronder les harmoniums des pauvres églises.

Ma vie, voici ma vie, ardente et triste comme une flamme qui brûle par un trop tiède soir d'été, auprès de la fenêtre ouverte. Une brise insensible a gonflé tout à coup le rideau de mousseline, comme mon cœur.

' *

Le Printemps fait silence dans mon âme.

Au moment je viens d'écrire cette phrase, j'entends le premier rossignol qui chante dans l'azur vert du soleil mouillé.

Je succombe en l'entendant. Il me semble qu'à l'écouter ma poitrine va se briser. Quelles ombres bleues et quels soleils rouges vont pour moi tour- ner aux cadrans solaires des vieux domaines? Par la porte du salon j'aperçois une tulipe. Elle est immobile sur l'immobilité de l'herbe toufl'ue et do-

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rée. 0 Clara d'EUébeuse, je sens la lourdeur d'une de tes boucles blondes sur ma tempe. Qui es-tu donc?

Dans le jardin, le parfum des lilas me fait mal tout à coup parce queje suis horriblement trisle.

Cependant, lilas, tu m'es cher depuis l'enfance. Alors je considérais tes grappes qui étaient les belles images vernies d'une boîte h jouet.

Et tu hantais aussi, lilas, un verger familieràmon jeune âge. Dans ce verger, il y avait des hérissons. Us glissaient au long de vieilles poutres. Qu'ils sont innocents et doux, malgré leurs pics, les héris- sons !. Je me souviens de mon émoi un soir d'hiver que j'en trouvai un au seuil de la cuisine, chassé par la neige et fourrant son petit groin dans des détri- tus laissés là...

* * «

J'aime les êtres de la nuit, les chouettes au vol souple, les chauves-souris, les blaireaux, toutes les bêtes craintives qui glissent dans l'air ou dans

NOTES 341

l'herbe et que nous connaissons peu. Quelles fêles se donnent-elles parmi les plantes, leurs sœurs ?

A l'heure l'homme repose, les lapins argen- tés par la rosée bondissent sur les menthes des sil- lons et tiennent des conciliabules ; les grenouilles coassent dans la mare, y clapotent ; les vers lui- sants filtrent leur molle et humide lueur jaune; la taupe fore la prairie ; le rossignol sanglote comme une fontaine; le hibou fait entendre ses tristes rires comme s'il s'associait lui aussi, mais timide- ment, à la joie de Dieu.

Combien j'aurais voulu être une bête delà nuit, un lièvre frémissant dans une haie d'aubépine, un blaireau frôlé par les feuilles des juteux maïs verts. Je n'aurais eu que les soucis de ma défense physique. Je n'aurais pas aimé. Je n'aurais pas espéré.

«

Hier, j'ai entendu le premier pipeau du prin- temps. Je me souviens de ces vers de moi écrits à propos des Charmeltes et de M"" de Warens :

Doux asiles 1 Douces années 1 Douces retraites 1 Les siffets d'aulnes frais criaient parmi les hêtres,..

et je songe aux crépuscules d'enfance.

342 NOTES

Que c'est loin tout cela, et comment ai-je vécu? Je jette un regard en moi-même, et n'y trouve que désolation. Non, personne moins que moi n'a cru aux hommes, pas môme toi, ô doux génie ami, qui reposas dans l'île aux frais peupliers. La méchan- ceté des meilleurs est terrible, l'hypocrisie des plus vrais est infinie. 0 mes pauvres chiens aux yeux tristes, sentez-vous lorsque je caresse lente- ment vos crânes bas, toute TelTusion de mon cœur? 0 bonté que vous êtes, doux êtres de Dieu qui n'avez d'autre défaut que de lécher le fond d'un plat, craintifs, la queue au ventre, et craignant que l'on ne vous batte...

La douleur que j'attendais, la volcî. Elle est là, palpable. Elle est venue, seconde par seconde, hési- tante, puis sûre. J'avais cru queje trébucherais sous elle. Non. Je mesuis levé avec une amertume coura- geuse dans le cœur. J'ai pris mon bâton, sifflé mes chiens et je suis parti à travers bois. En moins de trois jours, et quoique l'almanach dise encore le printemps de Mai, TÉté a bourdonné. J'ai gagné le village de Balansun. Les potagers paysans flambent sous leur triste beauté, élèvent au ciel*

NOTES 343

les rousses giroflées, ces fleurs éternellement flé- tries. J'ai cueilli dans la haie du presbytère une rose et su relie j'ai douloureusementposé mes lèvres, Le curé m'a fait boire du vin blanc dans la salle à manger glaciale, tandis que mes chiens harassés, couchés dans l'herbe, haletaient. Je pense à ce vers de Charles Guérin :

« Hélas I il faut pourtant recommencer à vivre. »

Il me semble que mon existence est aussi lamen- table que le sourire d'une fille qui a fait la vie. J'écoute un grillon qui grésille, un âne qui brait. Je songe à cette brebis boursouflée étendue au tra- vers de la route, et morte pour avoir brouté du trèfle sur pied.

Dans ce château d'A*** ruiné et abandonné, sur le perron duquel j'ai déjeuné hier, j'aurais vécu il y a soixante ans. Le long des allées, j'eusse traîné l'existence de ceux qui mouraient jeunes. On m'eût vu, au crépuscule, vêtu d'un carrik, gre- lotter. Malvina m'eût rejoint sous la tonnelle. Puis un soir d'Octobre, un coup de pistolet dans la chambre du second... Et la grand'mère aurait expliaué : l'oncle est mort. Son fusil a éclaté.

SUR JEÀN-JACQUES ROUSSEAU ET MADAME DE WARENS

AUX CHARMKITES ET A CHAMBÉRY

Petit fut mon nom; Ma- man fut le sien.

[Les Confessions, Part. I, liv. IIIO

Petit?

Maman?

Ces deux mots prononcés par eux frappent mon oreille. Pourtant, entre eux et moi, il y a la mort? Qui sait?

0 matinée je grimpe vers les Charmettes! Cent soixante-trois ans sont passés depuis, de ce que nous appelons : la vie.

Une église de Chambéry pleure dans l'azur, pleure comme une sœur immatérielle qui m'ac- compagnerait dans ce pèlerinage depuis si long- temps désiré. Et je comprends maintenant le souffle qui fait partir, qui gonfle le cœur et les bannières des hommes qu'un grand souvenir sollicite.

N'est-ce pas la même matinée d'un Eté finissant que, descendue de sa chaise, « à moitié chemiriy

343 SUn JEAN-JACQUES ROUSSF.au RT m"' DR WAP.KN'S

craignant de trop fatiguer ses porteurs^ », elle s'écrie : « Voilà de la pervenche encore enfleur^? »

La cloche tinte encore et tremble dans la fraî- cheur bleue, et sa voix angélique berce, sous l'onde de l'azur, mon âme évaporée. Je ne suis plus en moi : le passé, le présont, les chants d'oiseaux, les peupliers noirs qui bruissent et luisent, la clarté des prairies les veilleuses d'Automne posent une buée lilas, Jean-Jacques et M°" de Warcns s'appellent, se répondent, sons, lueurs et songes, en ce point de ma vie.

« Voilà de la pervenche l... »

... De la pervenche queje cueille, enroulée àdes ronces, et dont l'ârae, très humble, la même tou- jours, n'a point quitté ces lieux où, eux aussi, demeurent.

J'approche et mon cœur bat comme la cloche qui, plus éloignée maintenant, roucoule. Le chant de cette cloche, n'est-ce point, ô Jean-Jacques, le souvenir de tes pigeons fidèles qui, sur le colombier détruit, tournoie et pleure ?

... Et voici la terrasse où, par les soirées pâles et palpitantes d'étoiles, tu jouais à l'astrologue et penchais ton front taciturne vers ton planisphère céleste.

1 . Ut Confession», partie I. lir. YI. S. Id.

SUR JEAN-JACQUES lîOUSSEAU ET M™* DE WAHENS 3 i9

Tu es là, par quelque minuit limpide, lorsque la brume ne quitte pas le lit des ruisseaux et que s'élèvent, de la vallée, avec la prière des Sources, les sanglots rauques des sonnailles... Tu es là, tout au bord de la muraille. Ton ombre bouge. La chandelle que tu as fixée au fond du seau, pour éclairer ta carte, rougeoie, vacille et fume. Une voix a tremblé auprès de toi. C'est Maman. Elle sourit, intriguée sans doute par ta physique amu- sante, cet attirail de sorcier auquel son goût pour l'alchimie s'intéresse. Je la vois, emmitouflée à cause du serein, épaisse et courte, mais revêtue de je ne sais quel charme puissant et joyeux.

Elle se penche vers toi et je distingue, en dehors de l'ombre que la flamme déplace, une boucle désordonnée prise dans le col du vêtement, son menton volontaire, son nez voluptueux saillant du placide ovale de la joue, un coin de son front trop bombé, obstiné et fier.

Elle te gronde doucement.

Petit?... dit-elle.

Maman?... lui réponds-tu.

3î>0 SUR JEAN-JACQUES HOUSSEAU liT M"" DU WAnBNS

Et, de la fenêtre je suis maintenant, j'aper- çois là-bas, au sommet de la vigne, le petit sen- tier tombant sur Ghambéry. C'est que Jean- Jacques allait guetter l'aurore, et c'est au delà de ce chemin qu*ilsse promenèrent, tout un jour de fête, « de colline en colline et de bois en bois, quel- quefois au soleil et souvent l'ombre^ nous repo- sant de temps en temps,.. * ».

C'est au sommet de la « côte » qu'il allait prier.

« Je me levais tous les matins avant le soleil... Je regardais de loin s'il était jour chez Maman : quand je voyais son contrevent ouvert, je tressaillais de joie et j'accourais...^ ».

Je l'évoque, par un matin pur, sur ce sentier. Il marche vers la ville, un livre sous le bras, à pas comptés, la tête basse. Sa méditation l'exalte. Parfois, de son index levé, il montre Dieu et ses lèvres remuent. A sa droite, le Nivolet elle Mont- du-Désert brisent l'azur. Déjà, à contempler la hauteur noire de ces montagnes, l'âme du jeune

i. Les Confet$iont, partie I, Ut. VL i. Id.

SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET M*"» DE WARENS 351

homme s'élève et s'assombrit comme elles, voit à ses pieds le vain tumulte des hommes, confronte les fumées tourmentées de leurs toits avec la grandeur placide des nuages qui, sur les cimes, lentement se traînent.

Soudain il se retourne. La fenêtre de Maman est ouverte. Il descend parla vigne au verger. Le cri d'un coq éclate et les colombes roucoulent. La ruche tournoie et ronronne. 11 gagne la maison.

C'est dans cette même chambre je suis qu'il entre. Tout, dans cette pièce, exhale encore une sensualité puissante et blonde.

Bien le bonjour, Maman!

Bien le bonjour, Petit.

Il s'est assis sur le lit bas à côté d'elle qui ett couchée. Elle bâille, et, robuste, l'attire à elle. (Une barre oblique de soleil poudroie sur l'oreiller.)

T'es-tu promené bien loin, aujourd'hui?

Maman, un de nos pigeons est malade. . La barrique de vin perdait par une fente que j'ai bouchée avec la cire de nos abeilles... Voici des colchiques déjà, cueillis pour vous...

Merci, amour.

Ils vous feront songer à ceux que ramassait le pauvre Claude Anet, et dont vous faisiez, vous souvenez- vous ? un magistère extérieur contre le mal-caduc.

3.")2 SUR JBAN-JACQUHS ROUSSEAU P. T M°* DB WARKNS

Ce n'est point leur seule influence. Mon père, qui préparait aussi des baumes, m'a appris ce que tu ne sais point au sujet de ces Heurs. Flics ont des vertus secrètes qui tiennent plus à nos âmes qu'à nos corps. Infusdes dans de l'eau de rivière, elles donnent un paie extrait qui, enfermé dans un médaillon d^or que l'on a soin de main- tenir h la place du cœur, guérit do la manie et de l'amour du suicide.

Mais, Maman, vous avez laissé chez M. de Saint-La'jrent vos cornues et vos fourneaux... Ah ! Ouc feront les empyreumes?

-— Nous pourrons donner à l'apothicaire nos !derbes, afin qu'il prépare lui-même les drogues dont nous aurons besoin...

Ah! Maman !... Toujours des dépenses... Votre quartier est engagé...

Ahl Le petit régent!... Voyez-moi..

Maman ! Combien je voudrais que cet état de bonheur oiî nous sommes ne finît point ! Paix du cœur! 0 vertu! Tantôt, comme je grimpais la côte, je pleurais de joie en me disant que, cette vilaine maison de la ville, nous l'avons quittée... Que n'est-ce pour toujours, ô Maman ? Que l'Éter- nel, s'il me faut abandonner ces ombrages bien- aimés, si je dois renoncer à votre chère présence, me reprenne à la fleur de mes jeunes ans I

SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET M'"" DE WARENS 353

Petit, ce n'est plus la raison qui te l'ait parier maintenant... Tu t'exaltes comme don Quichotte ! Quoique j'aie de l'espoir en la réussite des terrail- leries, nos affaires actuelles vont mal, sont dans un grand désordre depuis la mort du pauvre Claude Anet... J'ai reçu, hier encore, une lettre du comte au sujet du retard de notre loyer... Que ferons-nous si nous encourons sa disgrâce en abandonnant son cul-de-sac?... Petit?... Recule un peu?... Que je me lève...

Maman?... Ne m'aimez-vous plus ?

Pourquoi cette question, mon amour ?

Parce que vous me serrez moins ardemment sur votre cœur, depuis la mort du pauvre Claude Anet... Pas une fois, depuis trois semaines, vous ne m'avez accueilli ici avant l'aurore... Et, si j'y viens le matin, c'est pour y être admis en enfant... Pourtant, Maman, c'est vous qui, dans le jardin du faubourg... Ai-je manqué à. vos conditions, dites, ô chère Maman ? N'ai-je pas observé mes engagements... Ai-je...

Petit!... Petit!...

... été à d'autres qu'à vous? Ne me suis-je pas débarrassé des vices qui me faisaient honte? Me suis-je montré courroucé envers le pauvre Claude Anet quand vous lui continuiez vos faveurs les plus intimes ?,.. ^3

354 8CR JEAN-JACQliE8 ROUSSRAU ET M*"* DB WABEN8

Oublies-tu donc si vite qu'il fut ici avant toi et que, si je t'accordais, pour « t'arracherau péril de la jeunesse * », les faveurs dont tu parles, c'était à cette condition aussi que tu n'aurais droit à aucun mot de jalousie envers qui que ce soit de mes amants?...

Mais, Maman, que ne me continuez-vous ?...

Ce que je croyais être un bien pour ta frêle santé, enfant, j'ai compris que c'était un danger... Tu fus encore plus faible depuis lors... Cette révo- lution du sang qui t'affecta si fort et si brusquement et dont tu manquas périr, n'était-ce point mon imprudence qui la provoqua? Mais ne parlons plus de cela, puisque nous convînmes encore, dans notre contrat, que tu n'aurais jamais à récla- mer ce que je désirais pouvoir te retirer à volonté ? Ainsi, je n'ai point surpris ta bonne foi., et c'est dans ton intérêt...

0 Maman ?

Allons, Petit ! Tiens... Donne-moi le vinaigre de lavande... Les moustiques m'ont piquée à l'épaule...

Prenez votre magistère, Maman 1

Il me raille I... Ah ! le vilain Petit I... Que je le claque I

1. Les Confessions, partie I. liv. V.

SUK JBAN-JACQUES ROUSSEAU ET M""* DE WARENS 355

Mais je cours plus vite...

Je te tiens... Tu ne méritais pas ce baiser. Les derniers mots de ce dialogue me frappent

avec une telle intensité qu'ils me rendent à ce qu'il est convenu d'appeler la réalité. Je me retrouve, visiteur quelconque, au milieu de cette chambre morte. Maintenant je ne les entends plus, je ne les vois plus, et mon regard plonge dans le jardin grince une bêche.

Je sors. Je grimpe, par la vigne il a passé tant de fois, jusqu'au sentier. Il a foulé cette terre. Il était là, si présent tout à l'heure, qu'il me semble qu'il vient de disparaître à l'instant, sim- plement, comme moi, au delà du coteau. C'était par qu'étaient « des prés pour l'entretien du bétail * », qu'ils allèrent un jour de Saint-Louis, « parcourir la côte opposée^ ».

Là, s'étend jusqu'à la montagne une si triste solitude que je m'attends à les voir surgir d'un pli de terrain, vers le ruisseau, à gauche, marchant silencieux, la tête basse et la main dans la main.

1. Les Confession», partie I, lir. V. S. Les Confessions, partie I, liv. VI.

306 Sl'K JEAN-JACQUF.S ROUSSEAU l; T M"" DE WAtiEXS

II

Un mur pour Tue, un cul- de-6ac pour rue, peu d'air, peu de jour, peu d'espace, des grillons, des rats, des planches pourries; toutcela ne faisait pas une plaisante habitation. Mais j'étais chez elle auprès d'elle ; sans cesse à mon bureau ou dans ta chambre, Je ne m'aper- cevais pas de la laideur de la mienne...

(Les Confeation», Part.l, Uv.V.)

Vous regardez la maison de Rousseau ! C'est au premier qu'il était.. Papa dit toujours que c'est comme alors : qu'il y a beaucoup de rats...

C'est une une jeune fille qui m'interpelle ainsi, me voyant attentif à cette demeure d'oii elle sort, et qui est celle que le comte de Saint-Laurent louait à M"" de Warens avant qu'elle fût aux Charmettes,

sus JEAN-JACQUES noUSSEAU ET M"" DE WARENS 357

et pendant les intervalles qu'elle ne les habitait point*.

Je crois, dans cette solitude obscure je pénètre, entendre bouger le silence d'un époque morte. C'est un bruit grêle et lointain, un sautil- lement précipité dénotes épinette ou clavecin? Puis tout se tait. Cela reprend et, tout à coup, deux voix unies jaillissent, aiguës et limpides, retombent.

Eux? Pourquoi se taisent-ils? Ses doigts ont-ils quitté le clavier grinçant et se joignent-ils pas- sionnément sur la nuque dorée de Maman? Que se passait-il par ce même après-midi d'alors, pai ce jour triste et blanc ?

... Une porte a battu. Est-ce Claude Ânet qui est entré et les trouve ainsi enlacés?... Je me l'ima- gine si bien, ce maigre laquais sartunien costumé de noir, sentencieux et discret, la voix pâle, aux gestes rares, qui mourut vieux à vingt-huit ans

1. Cette maison, peu connue des Chambériens, est située au fond, et à droite, du cul-de-sac dont parle Rousseau. Elle porte le numéro 44. On y accède soit par ledit cul-de-sac (seul passage autrefois) qui s'ouvre entre les numéros 40 et 54 de la place Saint Léger, dont elle fait partie, soit par un corridor qui prend rue des Arcardes. (Le mur auquel fait allusion Rousseau ayant été dé- moli. ) Une borne qui se trouve en face de la maison, dans la cour aboutit le «U-de-sac, indique, p&ralt-il, l'empliiccmcul •Jo ce mur.

3S8 SUR JBAN-JACQUBS ROUSSEAU BT M"* DB WARBKS

pour avoir pris mal en allant cueillir du génipiK..

Je songe à cette fin prématurée, et elle m'in- quiète, car je me souvins de cette nuit la funèbre maison retentit des cris de la Warens affolée, parce qu'il avait tenté de se tuer en avalant du laudanum. Ce soir-là elle errait en chemise, agitée par une pénible scène qu'elle avait eue avec lui. « Elle trouva la fiole vide et devina ie reste^. » Elle criait à Jean-Jacques :

Va voir, Petit... Va chercher Grossi... Je te dis que je deviens folle... Il va mourir... Ilmcurt! 0 mon Dieu 1... Du café ?... Il s'était enfermé à clef, ce soir, pour m'empêcher de l'aller trouver comme d'habitude... Je te dis qu'il est jaloux... jaloux sans raison... jaloux môme de toi... II s'était enfermé pour se tuer... Va vite doncl Va vite... GoursI...

Mais à cette heure , est-ce lui Claude Anet, au retour de quelque herborisation ? Il ne s'offusque plus de les surprendre ainsi, ayant se plier enfin aux exigences de sa bonne maîtresse. Elle n'eût

i. Claude Anet a été enterré & Saint-Léger (St-François de Balles, Chambéry), le 14 mars 1784. Il était dans Je pays de Vaud, en 1706. Le génipi dont parle Rousseau doit être l'arte- misia spicata ou le mutellina.

2. Les Con/'ewton*,partie I, liv. V.

suii jbàn-jacques rousskau kt m"" de warbns 369

point admis que ceux qui avaient à se partager son amour ne vécussent en excellents frères :

« Combien de fois elle attendrit nos cœurs et nous fit embrasser avec larmes^ en nous disant que nous étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie.»

Petit ? Embrasse Claude Anet... Tu sais qu'il est notre grand frère... Je n'aime point, lorsqu'il entre, que tu tardes à être aimable pour lui... C'est cela... Mon brave Claude, quelles plantes avez-vous trouvées?

De la gentiane pour l'estomac de M"" de Wa- rens, et du plantain pour les vapeurs de M. Jean- Jacques...

En ville, qu 'avez-vous appris de nouveau, Claude Anet?

... J'ai réglé le compte du boucher, et j'ai dit au marchand de vin de venir reprendre la bar- rique... Avez-vous pensé que le tuyau est de tra- vers depuis la grande averse, et qu'il faudrait le faire arranger?... Peut-être puis-je essayer de le remettre d'aplomb moi-mÔme, car, si nous atten- dons M. de Saint-Laurent, ce sera comme pour la porte de la cave... Ah! Madame? M. le médecin Grossi a fait encore une grossièreté èi nos voi- sins...

1. Les Confestiom, partie I, Ut. V.

360 8Un JEAN-JACQUBS nOUSSBAU ET M"" DE WARENS

Ainsi, dans cette sombre maison, leur monotone existence s'écoulait, partagée entre les soins domes- tiques, la recherclie des magistères et la musique.

Jean- Jacques s'adonnait maintenant tout à fait à l'étude de cet art. Il avait abandonné le cadastre et donnait en ville des leçons de chant à de charmantes élèves. L'une était « le vrai modèle d'une statue grecque^. » Une autre, qui était à la Visitation, avait la voix lente d'une religieuse et la paresse d'une créole. Une troisième, M"* de Menthon, « avait au sein la cicatrice d'une brûlure d'eau bouillante qiiun fichu de chenille bleue ne cachait pas extrêmement"^. »

Heureux temps oii Petit était si choyé que Ma- man commençait d'en devenir jalouse. C'est alors qu'elle s'était offerte à lui « pour Varracher au pé- ril delà jeunesse » et, sans doute aussi, pour ne pas être soupçonnée par ses rivales d'une faute dont elle n'eût pas eu la satisfaction.

L'ai-je élevé jusqu'à ce jour, se disait-elle, pour qu'il devienne la proie d'une M"* Lard?

C'est dans le jardin, qu'elle avait loué dans un faubourg de Chambéry, qu'elle lui fit ses condi-

I. Us Confessiom, partw I, Utr. V.

SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET M™* DE WARENS 361

lions. Il fallait, je le devine, qu'il lui laissât toute liberté; qu'il ne fût point jaloux; qu'il renonçât à ses vices, qu'il n'allât point s'exposer au danger des autres femmes.

Elle entendait rester maîtresse pour ceux qu'il lui plairait d'élire, sachant bien, au fond d'elle- même, qu'il lui donnerait moins de joie que Claude Anet, et qu'elle ne le prenait que par manie d'édu- cation, et pour ne pas sentir son amour-propre irrité par des rivales qui l'eussent devancée. Elle ne se trompait guère quant à l'issue de cette posses- sion, qui lui donna moins de plaisir que de peine.

Aussi,Jean-Jacques, dans sa naïveté d'abord, dans son orgueil ensuite, continua-t-il de prêter «w/i /emjo^- rament déglace^ » à cette femme exigeante, passion- née jusqu'à la folie, etque stigmatisent assez un goût bizarre pour l'alchimie, des entreprises singulières, l'exaltation mystique et une névrose de l'estomac.

La vérité, c'est qu'elle ne le tint jamais pour son véritable amant et que, dès qu'elle se fut aperçue des désordres qu'elle provoquait en lui, gans qu'il suscitât le moindre trouble en elle, ta- citement, elle l'éloigna.

Mais dès ce jour il la gêna ou, plutôt, il gêna les plus intimes qui résolurent de s'en débarras-

1. Les Confessions, partie I, Hy. V.

362 SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET M*"* DE WARBNB

ser en influençant leur maîtresse. C'est ainsi qu'elle lui fit entreprendre plusieurs voyages dont elle espérait bien qu'il ne reviendrait pas. Mais bientôt, il suppliait, et elle se laissait toucher par cet attachement, partagée entre l'exigence de ses amants et son affection pour celui q u'elle avait élevé. Elle ne laissa donc jamais de mener la même existence, depuis son aventure avec M. de Tabel jusqu'au triomphe du perruquier Vintzeried, qui vint à bout du fâcheux. Car, après une dernière tentative, le pauvre Jean-Jacques dut quitter défini- tivement Chambéry, chassé par l'insolence et la grossièreté de celui qu'il appelait, pour complaire à 8a chère MamaUj « mon bon frère *. »

1. Avant même qu'elle fût devenue sa maltresse, elle l'envoie & Fribourg avec Merceret, la femme de chambre, pendant qu'elle entreprend un voyage avec Claude Anet (année 1732).

Plus tard, sous prétexte de l'éloigner de la société d'un mon- sieur Venture, qui fait la joie des Ghambériennes, elle l'expédie avec Lemaître.

Encore : elle le maintient dans cette persuasion iing\ilière qu'il a un polype au cœur, afin qu'il aille se faire soigner à Montpel- lier et qu'il y demeure. 11 ressort en effet d'une lettre de Rousseau, datée de cette époque, à sa « chère Maman », qu'il est dans la douleur la plus grande à l'idée qu'elle veut l'éloigner. Il supplie, et semble disposé, pour revenir aux Charmettes, à subir les plus fortes humiliations, « les plus durs travaux ob la tbrrb », les voisinages les plus dégradants.

Il revient à Chambéry. Elle le fait partir pour Lyon probable- ment sur l'instigation du perruquier Vintzeried. Il y séjourne deux ans, chez M. de Mably, essaye de revenir auprès de Maman, puis part pour Parii.

SUR JEAN-JACQUBS ROUSSEAU ET M""* DB WARENS 363

fil

ie la revis. Dans quel état, mon Dieu I Quel avilis- sement I Etait-ce la même M°" de Warens jadis si brillante à qui le curé de Poniverre m'avait adressé 1 Je lui fis encore quelque légère part de ma bourse, bien moins que je n'aurais dû, bien moins que je n'aurais fait, si je n'eusse été parfaitement sûr qu'elle n'en profiterait pas d'un ■ou.

{Les Confessions, Part. I, Uv. VIII.)

Quelle qu'ait été la fin de M"* de Warens, j'es- time que nul n'a le droit de la juger qui n'osa, comme elle, accepter la passion jusqu'àces limites.

Je me dis cela, en me promenant dans ce triste faubourg Nézin oii elle s'est éteinte à l'âge de

364 SUR JBAN-JACQUBS ROUSSEAU ET M*"* DE WARBN8

soixante-trois ans'. Elle était, à cette époque, si misérable, qu'une servante âgée qui l'affectionnait travaillait au dehors pour la nourrir.

S'il est vrai qu'elle payât, vers la fin de sa vie, leurs caresses k des laquais, n'avait-elle point fait de môme à l'époque de sa splendeur ? N'était-elle pas la créancière de tous ceux dont elle embrassa prodiguement l'amour ? N'était-ce point, tant sa passion était belle encore, une aumône quand même qu'elle faisait à ces rustres? Pouvait-il en être autrement que ce fût-elle qui donnât qui tou- jours à tous s'était donnée tout entière ?

Je me souviens du jour où, voyageant en Suisse, cinq ans avant qu'elle mourût, elle fît une suprôuie charité à celui qui était alors Jean-Jacques Rous- seau. Elle le vint voir à Grange-Canal, il s'était

1. La maison ouest morte M"* de Warens porte les numéros 50 et 60 dudit faubourg.

Extrait du registre mortuaire de la paroisse de Saint-Pierre de Lémenc : « Le 30 juillet 1762, fut enterrée, dans le cimetière de « Lémenc, dame Louise-Françoise-Eléonore de la Tour, veuve du « seigneur de V/arens, née à Vevay, dans le canton de Berne, en « Suisse, qui mourut hier à dix heures du soir, comme une bonne « chrétienne, après avoir reçu les derniers sacrements, âgée de « soixante-trois ans. Elle avait abjuré la religion protestante « depuis environ trente-six ans, et avait depuis vécu dans la « nôtre. Elle termina sa carrière dans le faubourg Nesin, où. elle « réaidoit depuis huit ans dans la maison de M. Crépine; elle a « demeuré auparavant au Reclus, pendant environ quatre ans, « maison du marquis d'Arlinge; elle a, depuis son abjuration, « passé le rtsle de sa vie dans cette ville. Signé Gaiuk, curé de X Lémenc. »

SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET M°" DE WAREN8 SOV

retiré avec Thérèse, fatigué par les durs lauriers qui avaient remplacé la pervenche des Charmettes. Elle allait en Ghablais et n'avait plus de quoi ache- ver son voyage.

Rousseau n'avait point d'argent sur lui, mais, une heure après, il lui en envoya par Thérèse, l'épouse future du palefrenier.

M°" de Warens, ravagée par les douleurs, la misère et la passion, reçut la niaise et vulgaire servante avec ce sourire d'infinie bonté que pos- sèdent seuls les grands incompris.

Peut-être même la terrible inconscience de l'homme de génie qui osait lui dépêcher une telle mandataire lui échappa-t-elle ?

Elle accueillit, sans doute avec calme, les obser- vations cruelles, qu'au nom de Rousseau dut lui faire Thérèse. Elle laissa s'étendre à ses misérables amours (les seules qui lui demeurassent I) les reproches de cette fille...

Mais quand M"" de Warens eut reçu la somme qui lui était destinée : de ce même geste dont elle s'était toujours servie pour prodiguer le trésor inépuisable de son âme et de sa chair, elle prit à son doigt le seul anneau d'or qui lui restât, et le passa au doigt de Thérèse.

Dans la misérable chambre qui fut la sienne,

366 SUR JBAN-JÀCQUES ROUSSEAU ET N"** DE WARBNS

j'évoque l'étouffant soir de juillet elle agonisa. Ce dut être un de ces jours d'orage les hiron- delles volent bas. De la puante ruelle je me trouvais tout à l'heure, des germes putrides devaient s'exhaler comme aujourd'hui. Y avait-il de blondes enfants, assises sur une poutre, comme celles qui causent ?

Quelles furent ses rêveries lorsque, la nuit étant tombée, le prêtre eut procédé aux fades rites funèbres ? Retrouva-t-elle en cet instant cette folie d'exaltation qui, à Evian, en 1726, l'avait pros- ternée aux genoux de M. de Bernex, quand elle s'écria :

« In manus tuas^ Dt^mine, commendo spirùum meum. »

Revit-elle l'escorte royale qui accompagna, en pompe, à Annecy, une si belle convertie que l'on se méfiait d'une amoureuse ? Entendit-elle la voix d'un adolescent fatigué, penché sur elle, et, de sa lèvre, comme d'une rose, effleurant ses cheveux ou n'entendit-elle que les dix heures qui son- naient à jamais pour elle à la paroisse de Lémenc?

PIM

TABLE

LE ROMAN DU LIÈVRE 7

CLARA d'ellébeuse 65

ALMAÏDE d'eTREMONT 149

DES CHOSES :

I. Des choses 215

II. Aux pierres , 229

CONTES :

Le Paradis 235

Les Enfants assistés 239

La Pipe 241

Le Mal de vivre 244

Le Tramway 250

L'Absence 252

Le Chemin de la vie 254

LFntelligence 260

Les Deux grandes actrices 262

La Bonté du Bon Dieu 265

La Petite négresse 268

Le Paradis des bêtes 270

De la Charité envers les bêtes 273

NOTES SUR DBS OASIS ET SUR ALGER :

Chetma 279

Biskra 282

368 TABLE

KefelDohV 285

Mogar 287

Tuggurth 288

El-Kantara 291

Alger 2'J3

LB 15 AOUT LAnUNS 297

j>Bux PROSES :

Sylvie 305

Clitie 307

NOTES 311

8URJBAN-JACQUBS ROUSSEAU ET MADAME DE WAIIKNS

AUX CHARMBTTES ET CIIAMBÉRV 345

Poitiers. Imp. Marc Tbukr, 7, rue Victor-Hugo.

%. 1 JKx:

PQ Jammes, Francis

2619 Le roman du lièvre

A5H6

1922

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