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LE
ROMAN EXPÉRIMENTAL
FUGÈNE FftSQUELLE EDITEUR. 11, RUE DE GRENELtE
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EMILE ZOLA
LE ROMAN
EXPÉRIMENTAL
LE ROMA^' EXPERIMENTAL
LETTRE A LA JEUNESSK — LE NATURALISME AU THEATRE
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nu ROMAN- — riK LA CRITIQUE
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RUE DE GRE N' ELLE, 1902 Tous dro its rëservés. |
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Cîaq de ces éludes ont d'abord paru, traduites en russe, dans le Messager de l'Europe^ une revue de Saint-Pétersbourg. Les deux autres *. Du roman et De la critique, ne sont que des re- cueils et des classements d'articles, publiés dans le Bien public et dans le Voltaire.
Qu'il me soit permis de témoigner publique- ment toute ma gratitude à la grande nation qui a bien voulu m'accueillir et m'adopter, au mo- ment où pas un journal, à Paris, ne m'acceptait et ne tolérait ma bataille littéraire. La Russie, dans une de mes terribles heures de gêne et de iécouragement, m'a rendu toute ma foi, toute ma force, en me donnant une trilDune et un public, le plus lettré, le plus passionné des pu- blics. C'est ainsi qu'elle m'a fait, en critique, ce que je suis m.aintenant. Je ne puis en parler sans
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émotion et je lui en garderai une éternelle recon- naissance.
Ce sont donc ici des articles de combat, des manifestes, si l'on veut, écrits dans la fougue même de l'idée, sans aucun raffinement de rhéto- rique. Ils devaient passer par une traduction, ce qui m.'enlevait toute préoccupation de la forme. Ma première idée était de les récrire, avant de les publier en France. Mais, en les relisant, j'ai compris que je devais les laisser avec leurs né- gligences, avec le jet de leur style de géomètre, sous peine de les défigurer. Les voilà -donc, tels qu'ils me sont revenus, encombrés de répétitions, lâchés souvent, ayant trop de simplicité dans l'allure et trop de sécheresse dans le raisonne- ment. Des doutes me prennent, peut-être trou- vera-t-on là mes meilleures pages; car je suis plein de honte, lorsque je pense à l'énorme tas de rhétorique romantique, que j'ai déjà derrière moi.
EMILE ZOLA
MéiJnn, sejjlpmln-p l'^RO.
LE ROMAN EXPÉRIMENTAL
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lit*'.
ROMAN EXPÉRIMENTAL
Dans mes études littéraires, j'ai souvent parlé de la mélh'ide expérimentale appliquée au roman et au drame. Le retour à la nature, l'évolution naturaliste qui emporte le siècle, pousse peu à peu toutes les manifestations de rintelligence humaine dans une même voie scientifique. Seulement, l'idée d'une lit- térature déterminée par la science, a pu surprendre, faute d'être précisée et comprise. Il me paraît donc utile de dire nettement ce qu'il faut entendre, selon moi, par le roman expérimental-
Je n'aurai à faire ici qu'un travail d'adaptation, car la méthode expérimentale a été établie avec une force et une clarté merveilleuses par Claude Bernard, dans son LUroduclion à l'étude de la médecine expéri- mentale. Ce livre, d'un savant dont l'autorité est dé- cisive, va me servir de base solide. Je trouverai là toute la question traitée, et je me bornerai, comme arguments irréfutables, à donner les citations qui me
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2 LE ROMAN EXPÉRIMENTAL.
seront nécessaires. Ce ne sera donc qu'une compila- tion de textes ; car je comofe, sur tous les points me retrancher derrière Claude Bernard. Le plus souvent, il me suffira de remplacer le mot « médecin » parle mot (I romancier», pour rendre ma pensée claire et lui apporter la rigueur d'une vérité scientifique.
Ce qui a déterminé mon choix et l'a arrêté suvVIn- troducUo)i, c'est que précisément la médecine, aux yeux dun grand nombre, est encore un art, comme le roman. Claude Bernard a, toute sa vie, cherché et combattu pour faire entrer la médecine dans une voie scientifique. Nous assistons là aux balbutiements d'une science se dégageant peu à peu de l'empiiisaie pour se fixer dans la vérité, grâce à la méthode expé- rimentale. Claude Bernard démontre que cette mé- thode appliquée dans l'étude des corps bruts, dans la chimie et dans la physique, doit l'être également dans l'étude des corps vivants, en physiologie et en médecine. Je vais tâcher de prouver à mon tour que, si la méthode expérimentale conduit à la connais- sance de la vie physique, elle doit conduire aussi à la connaissance de la vie passionnelle et intellectuelle. Ce n'est là qu'une question de degrés dans la même voie, de la chimie à la physiologie, puis de la physio- logie à l'anthropologie et à la sociologie. Le roman expérimental est au bout.
Pour plus de clarté, je crois devoir résumer briè- vement ici V Introduction. On saisira mieuv les appli- cations que je ferai des textes, en connaissant le plan de l'ouvrage et les matières dont il traite.
Claude Bernard, après avoir déclaré que la méde- cine entre désormais dans la voie scientifique en s'ap- puyant sur la physiologie, et grâce à la méthode ex-
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périmentale, établit d'abord les différences qui exis- tent entre les sciences d'observation et les sciences d'expérimentation. Il en arrive à conclure que l'ex- périence n'est au fond qu'une observation provoquée, Tout le raisonnement expérimental est basé sur le doute, car l'expérimentateur doit n'avoir aucune idée préconçue devant la nature et garder toujours sa li- berté d'esprit. Il accepte simplement les phénomènes qui se produisent, lorsqu'ils sont prouvés.
Ensuite, dans la deuxième partie, il aborde son véritable sujet, en démontrant que la spontanéité des corps vivants ne s'oppose pas à l'emploi de l'expéri- mentation. La différence vient uniquement de ce que un corps brut se trouve dans le milieu exté- rieur et commun, tandis que les éléments des orga- nismes supérieurs baignent dans un milieu intérieur et perfectionné, mais doué de propriétés physico-chi- miques constantes, comme le milieu extérieur. Dès lors, il y a un déterminisme absolu dans les conditions d'existence des phénomènes naturels, aussi bien pour les corps vivants que pour les corps bruts. Il appelle « déterminisme » la cause qui détermine l'ap- parition des phénomènes. Cette cause prochaine. C*^**»**^*^ comme il la nomme, n'est rien autre chose que la condition physique et matérielle de l'existence ou de la manifestation des phénomènes. Le but de la mé- thode expérimentale, le terme de toute recherche scientifique, estdonc identique pour les corps vivants et pour les corps bruts : il consiste à trouver les re- lations qui rattachent un phénomène quelconque à sa cause prochaine, ou autrement dit, à déterminer les conditions nécessaires à la manifestation de ce phé- nomène. La science expérimentale ne doit pas s'in-
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quiéter 6m pourquoi des choses; elle explique le com.' ment, pas davantage.
Après avoir exposé les considérations expérimen- tales communes aux êtres \ivants et aux corps bruts, Claude Bernard passe aux considérations expérimen- tales spéciales aux êtres vivants. La grande et unique différence est qu'il y a, dans l'organisme des êtres vivants, à considérer un ensemble harmonique des phénomènes. Il traite ensuite de la pratique expéri- mentale sur les ôires vivants, de la vivisection, des conditions anatomiques préparatoires, du choix des animaux, de l'emploi du calcul dans l'étude des phé- nomènes, enfin du laboratoire du physiologiste.
Puis, dans la dernière partie de YJnlro hiction, Claude Bernard donne des exemples d'investigation expérimentale physiologique, pour appuyer les idées qu'il a formulées. Il fournit ensuite des exemples de critique expérimentale physiologique. Et il termine en indiquant les obstacles philosophiques que ren- contre la médecine expérimentale. Au premier rang, il met la fausse application de la physiologie à la médecine, l'ignorance scientifique, ainsi que cer- taines illusions de l'esprit médical. D'ailleurs, il conclut en disant que la médecine empirique et la médecine expérimentale, n'étant point incompati- bles, doivent être, au contraire, inséparables l'une de l'autre. Le dernier mot du livre est que la médecine expérimentale ne répond à aucune doctrine médicale ni ;\ iiucun système philosophique.
Telle est, en très gros, la carcasse de V Introduction, dépouillée de sa chair. J'espère que ce rapide exposé suffira pour combler les trous que ma façon de pro- céder va fatalement produire ; car, naturellement, je
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ne prendrai à l'œuvre que les citations nécessaires pour définir et comnaenter le roman expérimental. Je le répète, ce n'est ici qu'un terrain sur lequel je m'appuie, et le terrain le plus riche en arguments et en preuves de toutes sortes. La médecine expérimen- tale qui bégaye peut seule nous donner une idée exacte de la littérature expérimentale qui, dans l'ôeul encore, n'en est pas même au bégayement.
Avant tout, la première question qui se pose est celle-ci : en littérature, où jusqu'ici l'observation paraît avoir été seule employée,rexpérience est-elle possible?
Claude Bernard discute longuement sur l'observa- tion et sur l'expérience. Il existe d'abord une ligne de démarcation bien nette. La voici : « On donne le nom d'obse7'vateu7' à celui qui applique les procédés d'investigations simples ou complexes à l'étude des phénomènes qu'il ne fait pas varier et qu'il recueille par conséquent tels que la nature les lui offre; on donne le nom d'expérimentateur à celui qui emploie les procédés d'investigations simples ou complexes pour faire varier ou modifier, dans un but quelconque, les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des circonstances ou dans des conditions dans les- quelles la nature ne les présentait pas. » Par exemple, l'astronomie est une science d'observation, parce qu'on ne conçoit pas un astronome agissant sur les astres; tandis que la chimie est une science d'expé- rimentation car le chimiste agit sur la nature et la
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modifie. Telle est, selon Claude Bernard, la seule distinction vraiment importante qui sépare l'observa- teur de l'expérimentateur.
Je ne puis le suivre dans sa discussion des diflé- renles définitions données jusqu'à ce jour. Gomme je l'ai dit, il finit par conclure que l'expérience n'est at fond qu'une observation provoquée. Je cite : « Dans la méthode expérimentale, la recherche des faits, c'est- à-dire l'investigation, s'accompagne toujours d'un raisonnement, de sorte que, le plus ordinairement, l'expérimentateur fait une expérience pour contrôler où vérifier la valeur d'une idée expérimentale. Alors, on peut dire que, dans ce cas, l'expérience est uneob- servation provoquée dan^ un but de contrôle. »
Du reste, pour arriver à déterminer ce qu'il peut y avoir d'observation et d'expérimentation dans le ro- man naturaliste, je n'ai besoin que des passages sui- vants :
« L'observateur constate purement et simplement les phénomènes qu'il a sous les yeux... Il doit être le photographe des phénomènes; son observation doit représenter exactement la nature... 11 écoute la na- ture , et il écrit sous sa dictée. Mais une fois le fait constaté et le phénomène bien observé, l'idée arrive, le raisonnement intervient, et l'expérimentateur ap- paraît pour interpréter le phénomène. L'expérimen- tateur est celui qui, en vertu d'une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée, des phéno- mènes observés, institue l'expérience de manière que, (dans l'ordre logique des prévisions, elle four- nisse un résultat qui serve de contrôle à l'hypothèse ou à l'idée préconçue... Dès le moment où le résultat de l'expérience se manifeste, l'expérimentateur se
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trouve en face d'une véritable observation qu'il a provoquée, et qu'il faut constater, comme toute ob- servation, sans idée préconçue. L'expérimentateui doit alors disparaître ou plutôt se transformer ins tantanément en observateur; et ce n'est qu'aprè qu'il aura constaté les résultats de l'expérience abso- lument comme ceux d'une observation ordinaire que son esprit reviendra pour raisonner, compare et juger si l'hypothèse expérimentale est vérifiée ci infirmée par ces mêmes résultats. »
Tout le mécanisme est là. 11 est un peu compliqué, et Claude Bernard est amené à dire : « Quand tout cela se passe à la fois dans la tête d'un savant qui se livre à l'investigation dans une science aussi confuse que l'est encore la médecine, alors il y a un enche- vêtrement tel, entre ce qui résulte de l'observation et ce qui apparlient à l'expérience, qu'il serait im- possiblt! et d'ailleurs inutile de vouloir analyser dans leur mélange inextricable chacun de ces termes. » En_sonjme, on peut dire que l'observation « montre » £t que l'expérience «instruit ».
Eh bien ! en revenant au roman, nous voyons éga- lement que le romancier est fait d'un observateur et>-i^ jd'un expérimentateui\ L'observateur chez lui donna y^/j^^j^i^ les faits tels qu'il les a observés, pose le point de dé- part, établit le terrain solide sur lequel vont marcher les personnages et se développer les phénomènes. Puis, l'expérimentateur paraît et institue l'expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succes- sion des faits y sera telle que l'exige le déterminisme des phénomènes mis à l'étude. C'est presque tou3_ jours ici une expérience « pour voir », comme l'ap-
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8 LE ROMAN hXPEKIMENTAL.
pelle Claude Bernard. Le romancier part à la recher- che d'une vérité. Je prendrai comme exemple la figure du baron Hulot, dans la Cousine Belle, de Balzac. Le fait général observé par Balzac est le ra- vage que le tempérament amoureux d'un homme amène chez lui, dans sa famille et dans la société. Dès qu'il a eu choisi son sujet, il est parti des faits observés, puis il a institué son expérience en sou- mettant Hulot à une série d'épreuves, en le faisant passer par certains milieux, pour montrer le fonc- tionnement du mécanisme de sa passion. Il est donc évident qu'il n'y a pas seulement là observation, mais qu'il y a aussi expérimentation, puisque Balzac ne s'en tient pas strictement en photographe aux faits re- cueillis par lui, puisqu'il intervient d'une façon di- recte pour placer son personnage dans des conditions dont il reste le maître. Le problème est de savoir ce que telle passion, agissant dans tel milieu et dans telles circonstances, produira au point de vue de l'in- dividu et de la société; et un roman expérimental, la Cousine Belle par exemple, est simplement le pro- cès-verbal de l'expérience, que le romancier répète sous les yeux du public. En somme, toute l'opération consiste à prendre les faits dans la nature, puis à étu- dier le mécanisme des faits, en îigissant sur eux par les modifications des circojistances et des milieux, sans jamais s'écarter des lois de la nature^ Au bout^ jlva_Ja connaissance de 1 jiomme, la connaissance scientifique, dans son action individuelle et sociale. Sans doute, nous sommes loin ici des certitudes de la chimie et même de la physiologie. Nous ne connaissons point encore les réactifs qui décompo- sent les passions et qui permettent de les analyser.
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Souvent, dans cette étude, je rappellerai ainsi que le roman expérimental est plus jeune que la médecine expérimentale, laquelle pourtant est à peine née. Mais je n'entends pas constater les résultats acquis, j»i désire simplement exposer clairement une mé- thode. Si le romancier expérimental marche encore à tâtons dans la plus obscure et la plus complexe des sciences, cela n'empêche pas cette science d'exis- ter. Il est indéniable que le roman naturaliste, tel que nous le comprenons à celte heure, est une expérience véritable que le romancier fait sur l'homme, en s'ai- dant de l'observation.
D'ailleurs, cette opinion n'est pas seulement la mienne, elle est également celle de Claude Bernard. Il dit quelque part : « Dans la pratique de la vie, les hommes ne font que faire 'des expériences les uns sur les autres. » Et, ce qui est plus concluant, voici toute la théorie du roman expérimental. « Quand nous raisonnons sur nos propres actes, nous avons un guide certain, parce que nous avons conscience de ce que nous pensons et de ce que nous sentons. Mais si nous voulons juger les actes d'un autre homme et savoir les mobiles qui le font agir, c'est tout diffé- rent. Sans doute, nous avons devant les yeux les mouvements de cet homme et ses manifestations qui sont, nous en sommes sûrs, les modes d'expression de sa sensibilité et de sa volunté. De plus, nous ad- mettons encore qu'il y a un rapport nécessaJTe_cntre jUxlWva^ les actes et leur cause ; mais quelle est cette cause? Mous ne la sentons pas en nous, nous n'en avons pas conscience comme quand il s'agit de nous-mêmes; nous sommes donc obligés de l'interpréter, de la supposer d'après les mouvements que nous voyons
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et les paroles que nous entendons. Alors nous devons contrôler les actes de cet homme les uns par les au- tres; nous considérons comment il agit dans telle circonstance, et, en un mot, nous recourons h la méthode expérimentale. » Tout ce que j'ai avancé plus haut est résumé dans cette dernière phrase, qui est d'un savant.
Je citerai encore cette image de Claude Bernard, qui m'a beaucoup frappé : « L'expéiimenlateur est le juge d'instruclion de la nature. » Nous autres romanciers, nous sommes les juges d'instruction des hommes et de leurs passions.
'Mais voyez quelle première clarté jaillit, lorsqu'on se place à ce point de vue de la méthode expérimen- tale appliquée dans le l'oman, avec toute la rigueur scientifique que la matière supporte aujourd'hui. Un reproche bête qu'on nous fait, à nous autres écrivains naturalistes, c'est de vouloir être uniquement des photographes. Kou» avons beau déclarer que nous acceptons le tempérament, l'expression personnelle, on n'en conunue pas moins à nous répondre par des arguments imbéciles sur l'impossibilité d'être stric- tement vrai, sur le besoin d'arranger les faits pour constituer une œuvre d'art quelconque. Eh bien ! avec l'application de la méthode expérimentale au roman, toute querelle cesse. L'idée d'expérience entraîne avec elle l'idée de modification. Nou_s par- tons bien des faits vrais, qui sont notre base indes-
s-" tructible ; mais, pour montrer le mécanisme des faits, il f a u t que nous produisions et qugjious dirigions les_
f^^ phénomènes; c^est là notre part d inventjon, de géj^ V jiiÊ_dans_J/œuvre. Ainsi, sans avoir à recourir aux
^ questions de la forme, du style, que j'examinerai
LE ROMAN EXPÉRIMENTAL. 11
plus tard, je constate dès maintenant que nous de- vons modifier la nature, sans sortir de la nature, lorsque nous employons dans nos romans la méthode expérimentale. Si l'on se reporte à cette définition : « L'observation montre, l'expérience instruit, » nous pouvons dès maintenant réclamer pour nos livres cette haute leçon de l'expérience.
L'écrivain, loin d'être diminué, grandit ici singu- lièrement. Une expérience, même la plus simple, est toujours basée sur une idée, née elle-même d'une observation. Comme le dit Claude Bernard : « L'idée expérimentale n'est point arbitraire ni purement ima- -^
ginaire; elle doit toujours avoir un point d'appui ^f „< ^ dans la réalité observée, c'est-à-dire dans la nature. » <^ ' C'est sur cette idée et sur le doute qu'il base toute la méthode. « L'apparition de l'idée expérimentale, dit-il plus loin, est toute spontanée, et sa nature est toute individuelle; c'est un sentiment particulier, un quid -proprium, qui constitue l'originalité, l'invention ou le génie de chacun. » Ensuite, il fait du doute le grand levier scientifique, u Le douteur est le vrai savant; il ne doute que de lui-même et de ses inter- prétations, mais il croit à la science ; il admet même, dans les sciences expérimentales, un critérium ou ^ ^ un principe absolu, le déterminisme des phénomènes, {^'^'^ qui est absolu aussi bien dans les phénomènes des corps vivants que dans ceux des corps bruts. » Ainsi donc, au lieu d'enfermer le romancier dans des liens étroits, la méthode expérimentale le laisse à toute son intelligence de penseur et à tout son génie de créateur. 11 lui faudra voir, comprendre, inventer. Un fait observé devra faire jaillir l'idée de l'expérience à instituer, du roman à écrire, pour arriver à la con-
12 LE ROMAN EXPÉRIMENTAL.
naissance complète d'une vérité. Pais, lorsqu'il aura discuté et arrêté le plan de cette expérience, il en jugera à chaque minute les résultats avec la liberté d'esprit d'un homme qui accepte les seuls faits con- formes au déterminisme des phénomènes. Il est parti du doute pour arriver à la connaissance absolue ; et il ne cesse de douter que lorsque le mécanisme de la passion, démontée et remontée par lui, fonctionne selon les lois fixées par la nature. Il n'y a pas de be- sogne plus large ni plus libre pour l'esprit humain. Nous verrons plus loin les misères des scholastiques, des systématiques et des théoriciens de l'idéal, à côté du triomphe des expérimentateurs.
Je résume celte première partie en répétant que les romanciers naturalistes observent et expéri- mentent, et que toute leur besogne naît du doute où ils se placent en face des vérités mal connues, des phénomènes inexpliqués, jusqu'à ce qu'une idée expérimentale éveille brusquement un jour leur génie et les pousse à instituer une expérience, pour analyser les faits et s'en rendre les maîtres.
II
Telle est donc la méthode expérimentale. Mais on a nié longtemps que cette méthode pût être appliquée aux corps vivants. C'est ici le point impor- tant de la question, que je vais examiner avec Claude Bernard. Le raisonnement sera ensuite des plus simples : si la méthode expérimentale a pu être portée de la chimie et de la physique dans la phy-
LE ROMAN EXPERIMENTAL. 13
siologie et la médecine, elle peut l'être de la phy- siologie dans le roman naturaliste.
Guvier, pour ne citer que ce savant, prétendait que l'expérimentation, applicable aux corps bruts, ne l'était pas aux corps vivants ; la physiologie, selon lui, devait être purement une science d'observation et de déduction anatomique. Les vitalistes admettent encore une force vitale, qui serait, dans les corps vivants, en lutte incessante avec les forces physico- chimiques et qui neutraliserait leur action. Claude Bernard, au contraire, nie toute force mystérieuse et affirme que l'expérimentation est applicable par- tout. •■! Je me propose, dit-il, d'établir que la science des phénomènes de la vie ne peut avoir d'autres bases que la science des phénomènes des corps bruts, et qu'il n'y a, sous ce rapport, aucune dilférence entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physico-chimiques. En effet, le but que se propose la méthode expérimentale est le même partout; il consiste à rattacher par l'expé- rience les phénomènes naturels à leurs conditions d'existence ou à leurs causes prochaines, »
Il me paraît inutile d'entrer dans les explications et les raisonnements compliqués de Claude Bernard, J'ai dit qu'il insistait sur l'existence d'un milieu mlérieur chez l'être vivant. « Dans l'expérimentation sur les corps bruts, dit-il, il n'y a à tenir compte que d'un seul milieu, c'est le milieu cosmique exté- rieur; tandis que, chez les êtres vivants élevés, il y a au moins deux milieux à considérer : lejnilieu extérieur ou extra- organique, et le milieujntÉriÊUt- ou intra-ors^anique. T.a complexité due àTexistence d'un milieu organiaue intérieur est la seule raison
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14 LE ROMAN EXPÉRIMENTAL.
des grandes c'ifficultés que nous rencontrons dans la détermination expérimentale des phénomènes de la vie et dans l'application des moyens capables de la modifier. » Et il part de là pour établir qu'il y a des lois fixes pour les éléments physiologiques plongés dans le milieu intérieur, comme il y a des lois fixes pour les éléments chimiques qui bai- gnent dans le milieu extérieur. Dès lors, on peut expérimenler sur l'être vivant comme sur le corps brut; il s'agit seulement de se mettre dans les con- ditions voulues.
J'insiste, parce que, je le répète, le point impor- tant de la question est là. Claude Bernard, en parlant des vitalistes, écrit ceci : « Ils considèrent la vie comme une influence mystérieuse et surnaturelle qui agit arbitrairement en s'afTranchissant de tout déterminisme, et ils taxent de matérialistes tous ceux qui font des efTorts pour ramener les phéno- mènes vitaux à des conditions organiques et physi- co-chimiques déterminées. Ce sont 1;\ des idées fausses qu'il n'est pas facile d'extirper une fois qu'elles ont pris droit de domicile dans un esprit; les progrès seuls de la science les feront dispa- raître. » Et il pose cet axiome : « Chez les êtres jivants^ aussi bien que dans les corps bruts, les .conditions d'existence de tout phénoniène__jont déterminés d'une façon absolue. »
Je me borne pour ne pas trop compliquer le rai- sonnement. Voilà donc le progrès de la science. Au siècle dernier, une application plus exacte de la méthode expérimentale, crée la chimie et la physi- que, qui se dégagent de l'irrationnel et du surna- turel. On découvre qu'il y a des lois fixes, grâce à
LE ROMAN EXPERIMENTAL. 15
l'analyse; on se rend maître des phénomènes. Puis, un nouveau pas est franchi. Les corps vivants, dans lesquels les vitalistes admettaient encore une influence mystérieuse, sont à leur tour ramenés et réduits au mécanisme général de la matière. La science prouve que les conditions d'existence de tout phénomène sont les mêmes dans les corps vivants que dans les- corps bruts; et, dès lors, la physiologie prend peu à peu les certitudes de la chimie et de la physique. Mais va-t-on s'arrêter là? Évidemment non. Quand on aura prouvé que le corps de l'homme est une machine, dont on pourra un jour démonter et remonter les rouages au gré
de l'expérimentateur, il faudra bien passer aux
actes passionnels et intellectuels de l'homme. Dès ' ] lors, nous entrerons dans le domaine qui, jusqu'à ^^^(^J-r^ présent, appartenait à la philosophie et à lalittéra- 'XeW*-»»^ tare; ce sera la conquête décisive par la science des'^^ ^aCc«^/ hypothèses des philosophes et des écrivains. On a la ,/»<'<^«'^'^ chimie et la physique expérimentales; on aura la physiologie expérimentale; plus tard encore, on aura le roman expérimental. C'est là une progres- sion qui s'impose et dont le dernier terme est facile à prévoir dès aujourd'hui. Tout se tient, il fallait partir du déterminisme des corps bruts, pour arriver an déterminisme des corps vivants; et, puisque des savants, comme Claude Bernard, démontrent main- tenant que des lois fixes régissent le corps humain, on peut annoncer, sans crainte de se tromper, l'heure où les lois de la pensée et des passions seront for- mulées à leur tour. Un même déterminisme l'oit régir la pierre des cheniins et le cerveau de l'homme. Cètle opmion^sélrouve dans V Introduction. Je ne
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saurais trop répéter que je prends tous mes argu- menls dans Claude Bernard. Après avoir expliqué que des phénomènes tout à fait spéciaux peuvent être le résultat de l'union ou de l'association de plus en plus complexe des éléments organisés, il écrit ceci : « Je suis persuadé que les obstacles qui entourent l'étude expérimentale des phénomènes psychologi- ques sont en grande partie dus à des difficultés de cet ordre; car, malgré leur nature merveilleuse et la délicatesse de leurs manifestations, il est impossible, selon moi, de ne pas faire rentrer les phénomènes cérébraux, comme tous les phénomènes des corps vivants, dans les lois d'un déterminisme scientifique. » Cela est clair. Plus tard, sans doute, la science trou vera ce déterminisme de toutes les manifestations cérébrales et sensuelles de l'homme.
Dès ce jour, la science entre donc dans notre do- maine, à nousromancip.rs, gui^ommes à cette heure des_analystes de l'homme, dans son action indivi;;^ duelle et sociale^ Nous continuons, par nos observa- tions et nos expériences, la besogne du phj^siologiste, qui a continué celle du physicien et du chimiste. Nous faisons en quelque sorte de la psychologie scien- tifique, pour compléter la physiologie scientifique; et nous n'avons, pour achever l'évolution, qu'à apporter dans nos études de la nature et de l'homme l'outil décisif de la méthode expérimentale. En un mot, nous devons opérer sur les caractères, sur les pas- sions. survies faits humains et sociaux, comme le chirniste et le physicien opèrent sur les cprp>< bruts, comme le physiologiste opère sur les corps vivjints. Ledéterminisme domine tout. C'est l'invesligation scientifique, c'est le raisonnement expérimental qui
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fijornbaUine à une les hypothèses des idéalistes^et^ gui_remplace les romans de pure imaginalion_'j)ar les roman? d'observation et d'expérimentation.
Certes, je n'entends pas ici formuler des lois. Dans l'élat actuel de la science de l'homme, la confusion et l'obscurité sont encore trop grandes pour qu'on se risque à la moindre synthèse. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il y a un déterminisme absolu pour tous les phénomènes humains. Dès lors, l'investigation est un devoir. Nous avons~la méthode, nous devons aller en avant, si même une vie entière d'efforts n'a- boutissait qu'à la conquête d'une parcelle de vérité. Voyez la physiologie: Claude Bernardafait de grandes découvertes, et il est mort en avouant qu'il ne savait rien ou presque rien. A chaque page, il confesse les difficultés de sa tâche. « Dans les relations phénomé- nales, dit-il, telles que la nature nous les offre, il règne toujours une complexité plus ou moins grande. Sous ce rapport, la complexité des phénomènes minéraux est beaucoup moins grande que celle des phénomènes vitaux; c'est pourquoi les sciences qui étudient les corps bruts sont parvenues plus vite à se constituer. Dans les corps vivants, les phénomènes sont d'une complexité énorme, et de plus la mobilité des pro- priétés vitales les rend beaucoup plus difficiles à saisir et à déterminer. » Que dire alors des difficultés que doit rencontrer le roman expérimental, qui prend à la physiologie ses études sur les organes les plus complexes et les plus délicats, qui traite des mani- estations les plus élevées de l'homme, comme indi- vidu et comme membre social? Evidemment, l'ana- lyse se complique ici davantage. Donc, si la physio- logie se constitue aujourd'hui, il est naturel que le
il.
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roman expérimental en soit seulement à ses premiers pas. On le prévoit comme une conséquence fatale de révolution scientifique du siècle; mais il est impos- sible de le baser sur des lois certaines. Quand Claude Bernarû parle « des vérités restreintes et précaires de la science biologique », on peut bien confesser que les vérités de la science de l'homme, au point de vue du mécanisme intellectuel et passionnel, sont plus précaires et plus restreintes encore. Nous balbutions, nous sommes les derniers venus ; mais cela ne doit être qu'un aiguillon de plus pour nous poussera des études exactes, du moment que nous avons l'outil, la méthode expérimentale, et que notre but est très net, cormaître le déterminisme des__phénomènes_et^ m)us rendre maîtres de cesjb«^nnm;^nps,
Sans me risquer à formuler des lois, j'estime que la question d'hérédité a une grande influence dans les manifestations intellectuelles et passionnelles de l'homme. Je donne aussi une importance consi- dérable au milieu. Il faudrait aborder les théories de Darwin; mais ceci n'est qu'une étude générale sur la méthode expérimentale appliquée au roman, et je me perdrais, si je voulais entrer dans les détails. Je dirai simplement un mot des milieux. Nous venons devoir l'importance décisive donnée par Claude Ber- nard à l'étude du milieu intra-organique, dont on doit tenir compte, si l'on veut trouver le détermi- nisme des phénomènes chez les êtres vivants. Eh bien ! dans l'étude d'une famille, d'un groupe d'êtres vivants, je crois que le milieu social a également une importance capitale. Un jour, la physiologie nous expliquera sans doute le mécanisme de la pensée et des passions; nous saurons comment fonctionne la
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machine individuelle de l'homme, comment il pense, comment il aime, comment il va de la raison à la passion et à la folie ; mais ces phénomènes, ces faits du mécanisme des organes agissant sous rinfliience du milieu intérieur, ne se produisent pas au dehors isolément et dans le vide. Lhomme n'est pas seul, il vit dans une société, dans un milieu social, et dès i.ors pour nous, romanciers, ce milieu social modifie sans cesse les phénomènes. Même notre grande étude est là, dans le travail réciproque de la société sur l'individu et de l'individu sur la société. Pour le physiologiste, le milieu extérieur et le milieu inté- rieur sont purement chimiques et physiques, ce qui . lui permet d'en trouver les lois aisément. Nous n'en sommes pas à pouvoir prouver que le milieu social n'est, lui aussi, que chimique et physique. Il l'est à coup sûr, ou plutôt il est le produit variable d'un groupe d'êtres vivants, qui, eux, sont absolument soumis aux lois physiques et chimiques qui régis- sent aussi bien les corps vivants que les corps bruts. Dès lors, nous verrons qu'on peut agir sur le milieu social, en agissant sur les phénomènes dont on se sera rendu maître chez l'homme. Et c'est là ce qui constitue le roman expérimental : posséder le méca- ^jûfttJi^ nisme des phénomènes chez l'homme, montrer les iiu-V*^"*;' rouages des manifestations intellectuelles et sen- ^^ suelles telles que la physiologie nous les expliquera, sous les influences de l'hérédité et des circonstances ambiantes puis montrer l'homme vivant dans le mi- jieu social qu'il a produit lui-même, qu'il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue. Ainsi donc, nous nous ap- puyons sur la physiologie, nous prenons l'homme
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isolé des mains du physiologiste, pour continuer la solution du problème et résoudre scientifiquement la question de savoir comment se comportent les hommes, dès qu'ils sont en société.
Ces idées générales suffisent pour nous guider aujourd'hui. Plus tard, lorsque la science aura marché, lorsque le roman expérimental aura donné des résultais décisils, quelque critique précisera ce que je ne fais qu'indiquer aujourd'hui.
D'ailleurs, Claude Bernard confesse combien est difficile l'application de la méthode expérimentale aux êtres vivants. « Le corps vivant, dit-il, surtout chez les animaux élevés, ne tombe jamais en indifférence physico-chimique avec le milieu extérieur, il possède un mouvement incessant, une évolution organique en apparence spontanée et constante, et bien que cette évolution aitbesoin des circonstances extérieures pour se manifester, elle en est cependant indépendante dans sa marche et dans sa modalité. » Et il conclut comme je l'ai dit : ciEn résumé, cjgst seulemenlilaiis les conditions physico-chimiques du milieu intérieur que nous trouverons le déterminisme des phéno- mènes extérieurs de la vie. » Mais quelles que soient Tes complexités "qui se présentent, et lors même que des phénomènes spéciaux se produisent, l'application de la méthode expérimentale reste rigoureuse. « Si les phénomènes vitaux ont une complexité et une apparente différence de ceux des corps bruts, ils n'offrent cette différence qu'en vertu des conditions déterminées ou déterminables qui leur sont propres. Donc, si les sciences vitales doivent différer des autres par leurs applications et par leurs lois spéciales, elles ne s'en distinguent pas par la méthode scientifique.»
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Il me faut dire encore un n:iot des limites que Claude Bernard trace à la science. Pour lui, nous ignorerons toujours le pourquoi des choses ; nous ne pouvons savoir que \e comment. C'est ce qu'il exprime en ces termes : « La nature de noire esprit nous porte à chercher l'essence ou le pourquoi des choses. En cela, nous visons plus loin que le but qu'il nous est donné d'atteindre ; car l'expérience nous apprend bientôt que nous ne devons pas aller au delà, du com- ment^ c'est-à-dire au delà de la cause prochaine ou des conditions d'existence des phénomènes. » Plus loin il donne cet exemple : « Si nous ne pouvons sa- voir pourquoi l'opium et ses alcaloïdes font dormir, nous pourrons connaître le mécanisme de ce sommeil et savoir comment l'opium ou ses principes font dor- mir; car le sommeil n'a lieu que parce que la subs- tance active va se mettre en contact avec certains éléments organiques qu'elle modifie. » Et la conclu- sion pratique est celle-ci : « La science a précisément le privilège de nous apprendre ce que nous ignorons, en substituant la raison et l'expérience au sentiment, et en nous montrant clairement la limite de noire connaissance actuelle. Mais, par une merveilleuse compensation, à mesure que la science rabaisse ainsi notre orgueil, elle augmente notre puissance. » Toutes ces considérations sont strictement applica- bles au roman expérimental. Pour ne point s'égarer dans les spéculations philosophiques, pour remplacer les hypothèses idéalistes par la lente conquêlo de l'inconnu, il doit s'en tenir à la recherche du pow/^uoi ^^ des choses. C'est là son rôle exact, et c'est de là qu'il ^^^ JLLre, comme nous allons le voir, sa raison d'êtreetsa ^o^**^^ morale. jwu/u*>t.JW
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J'en suis donc arrivé à ce point : le roman expérl» mental est une conséquence de l'évolution .scientifi- que du siècle; il continue et complète la physiologie, qui elle-même s'appuie sur la chimie et la physique ; il substitue à l'étude de l'homme abstrait, de l'homme métaphysique, l'étude de l'homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et déterminé par les in- fluences du milieu; il est en un mot la littérature de notre âge scientifique, comme la littérature classique et romantique a correspondu à un âge de scholasti- que et de théologie. Maintenant, je passe à la grande question d'application et de morale.
III
Le but de la méthode expérimentale, en physio- logie et en médecine, est d'étudier les phénomènes pour s'en rendre maître. Claude Bernard, à chaque page de Y Introduction., revient sur cette idée. Comme il le déclare : « Toute la philosophie naturelle se ré- sume en cela : connaître la loi des phénomènes. Tout le problème expérimental se réduit h ceci : prévoir et diiiger les phénomènes. » Plus loin, il donne un exemple : « Il ne suffira pas au médecin expéri- mentaleur comme au médecin empirique de savoir que le quinquina guérit la fièvre ; mais ce qu'il lui importe surtout, c'est de savoir ce que c'est que la fièvre et de se rendre compte du mécanisme par le- quel le quinquina la guérit. Tout cela importe au mé- decin expérimentateur, parce que, dos qu'il le saura, le fait de guérison de la fièvre par le quinquina ne
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sera plus un fait empirique et isolé, mais un fait scientifique. Ce fait se rattachera alors à des condi- tions qui le relieront à d'autres phénomènes, et nous serons conduits ainsi à la connaissance des lois de l'organisme et à la possibilité d'en régler les manifes- tations. » L'exemple devient frappant dans le cas de la gale. « Aujourd'hui que la cause de la gale est connue et déterminée expérimentalement, tout est devenu scientifique, et l'empirisme a disparu... On guérit toujours et sans exception, quand on se place dans les conditions expérimentales connues pour atteindre ce but. »•
Donc tel est le but, telle est la morale, dans la phy- siologie et dans la médecine expérimentales : se rendre maître de la vie pour la diriger. Admettons que la science ait marché, que la conquête de Fin- connu soit complète : l'âge scientifique que Claude Bernard a vu en rêve sera réalisé. Dès lors, le médecin sera maître des maladies; il guérira à coup sûr, il agira sur les corps vivants pour le bonheur et pour la vigueur de l'espèce. On entrera dans un siècle où l'homme tout puissant aura asservi la nature et utili- sera ses lois pour faire régner sur cette terre la plus grande somme de justice et de liberté possible. 11 n'y a pas de but plus noble, plus haut, plus grand..îjjitre_ rôle d'êtreintelligent est là : pénétrer le pourquoi des choses, pour devenir supérieur aux choses et les ré- dj^]irp h Vài!]t_de rouages obéissants^.
Eh bien ! ce rêve du physiologiste et du médecin expérimentateur est aussi celui du romancier qui applique à l'étude naturelle et sociale de l'homme la méthode expérimentale. Notre but est le leur; nous voulons, nous aussi, être les maîtres des phé-
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nomènes des éléments intellectuels et personnels, pour pouvoir les diriger. Nous sommes, en un mot, des moralistes expérimentateurs, montrant par l'ex- périence de quelle façon se comporte une passion dans un milieu social. Le jour où nous tiendrons le •^ mécanisme de cette passion, on pourra la traiter et *^ la réduire, ou tout au moins la rendre la plus inoffen-"
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sive possible. Et voilà oii se trouvent_l' utilité pratique et la haute morale de nos œuvres naturalistes, qui expérimentent sur l'homme, qui démontent et re- montent pièce à pièce la machine humaine, pour la faire fonctionner sous l'influence des milieux. Quand les temps auront marché, quand on possédera les lois, il n y aura plus qu'à agir sur les individus et sur les milieux, si l'on veut arriver au meilleur état social. C'est ainsi que nous faisons de la sociologie pratique et que notre besogne aide aux sciences politiques et économiques. Je ne sais pas, je le répète, de travail plus noble ni d'une application plus large. Être maître du bien et du mal, régler la vie, régler la ^M société, résoudre à la longue tous les problèmes du socialisme, apporter surtout des bases solides à la justice en résolvant par l'expérience les questions de criminalité, n'esl-ce pas là être les ouvriers les plus utiles et les plus moraux du travail humain? ^ Que l'on compare un instant la besogne des ro- manciers idéalistes à la nôtre ; et ici ce mot d'idéa- listes indique les écrivains qui sortent de l'observation et de l'expérience pour baser leurs œuvres sur le surnaturel et l'irrationnel, qui admettent en un mot des forces mystérieuses, en dehors du déterminisme des phénomènes. Claude Bernard répondra encore pour moi : « Ce qui distingue le raisonnement expé-
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rimental du raisonnement scholastique, c'est la fé- condité de l'un et la stérilité de l'autre. C'est préci- sément le scholastique qui croit avoir la certitude absolue qui n'arrive à rien ; cela ce conçoit, puisque par un principe absolu, il se place en dehors de la nature dans laquelle tout est relatif. C'est au contraire l'expérimentateur qui doute toujours et qui ne croit posséder la certitude absolue sur rien, qui arrive à maîtriser les phénomènes qui l'entourent et à éten- dre sa puissance sur la nature. » Tout à l'heure, je reviendrai sur cette question de l'idéal, qui n'est, en somme, que la question de l'iiidéterminisme. Claude Bernard dit avec raison : « La conquête intellectuelle de l'homme consiste à faire diminuer et à refouler l'indéterminisme, à mesure qu'à l'aide de la méthode expérimentale il gagne du terrain sur le détermi- nisme. » Notre vraie besogne est là, à nous romanciers expérimentateurs, aller du connu à l'inconnu, pour nous rendre maître de la nature ; tandis que les romanciers idéalistes restent de parti pris dans l'in- connu, par toutes sortes de préjugés religieux et philosophiques, sous le prétexte stupéfiant que l'in- connu est plus noble et plus beau que le connu. Si notre besogne, parfois cruelle, si nos tableaux terri- bles avaient besoin d'être excusés, je trouverais encore chez Claude Bernard cet argument décisif. « On n'ar- rivera jamais à des généralisations vraiment fécondes et lumineuse^ sur les phénomènes vitaux qu'autant qu'on aura expérimenté soi-même et remuédansl'hô- pital, l'amphithéâtre et le laboratoire, le terrain fétide ou palpitant de la vie... S il fallait donner une com- paraison qui exprimât mon sentiment sur la science de la vie, ie dirais que c'est un salon superbe, tout
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resplendissant de lumière, dans lequel on ne peut parvenir qu'en passant par une longue et affreuse cuisine. »
J'insiste sur ce mot que j'ai employé de moralistes expérimentateurs appliqué aux romanciers natura- listes. Une page de V Introduction m'a surtout frappé, celle où l'auteur parle du lirculus vital. Je cite : « Les organes musculaires et nerveux entretiennent l'acti- vité des organes qui préparent le sang; mais le sang à son t*ur nourrit les organes qui le produisent. .^ Il y a là une solidarité organique ou sociale qui en- '' ^^rjol trelient une sorte de mouvement perpétuel, jusqu'à ce que le dérangement ou la cessation d'action d'un g^^^ élément vital nécessaire ait rompu l'équilibre ou amené un trouble ou un arrêt dans le jeu de la machine animale. Le problème du médecin expéri- mentateur consiste donc à trouver le déterminisme simple d'un dérangement organique, c'est-à-dire à saisir le phénomène initial... Nous verrons comment une dislocation de l'organisme ou un dérangement des plus complexes en apparence peut être ramené à un déterminisme simple initial qui provoque ensuite les déterminismes les plus complexes. » Il n'y a encore ici qu'à changer les mots de médecin expérimenta- teur, par ceux de romancier expérimentateur, et tout ce passage s'applique exactement à notre littérature naturaliste. Le circulus social est identique au cir- culus vital : dans la société comme dans le corps humain, il existe une solidarité qui lie les différents membres, les différents organes entre eux, de telle sorte que, si un organe se pourrit, beaucoup d'au- tres sont atteints, et qu'une maladie très complexe se déclare, Dès lors, dans nos romans, lorsque nous
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expérimentons sur une plaie grave qui empoisonne la société, nous procédons comme le médecin expéri- mentateur, nous lâchons de trouver le déterminisme simjile initial, pour arriver ensuite au déterminisme complexe dont l'action a suivi. Je reprends l'exemple du baron Hulot, dans la Cousine Dette. Voyez le résultat final, le dénoûment du roman : une famille entière détruite, toutes sortes de drames secondaires se produisant, sous l'action du tempérament amou- reux de Hulot. C'est là, dans ce tempérament, que se trouve le déterminisme initial. Un membre, Hulot, se gangrène, et aussitôt tout se gâte autour de lui, le circulas social se détraque, la santé de ia société se trouve compromise. Aussi, comme Balzac a in- sisté sur la figure du baron Hulot, comme il l'a ana- lyste avec un soin scrupuleux! L'expérience porte avant tout sur lui, parce qu'il s'agissait de se rendre maître du phénomène de cette passion pour la diri- ger; admettez qu'on puisse guérir Hulot, ou du moins le contenir et le rendre inoffensif, tout de suite le drame n'a plus de raison d'être, on rétablit l'équilibre, ou pour mieux dire la santé dans le corps social. Donc, les romanciers naturalistes sont bien en effet des moralistes expérimentateurs. ^
Et j'arrive ainsi au gros reproche dont on croit j accabler les romanciers naturalistes en les traitant ^^j,^/*v-t de fatalistes. Que de fois on a voulu nous prouver \ ■p- que, du moment oii nous n'acceptions pas le libre .^gji.rw'**'"''***"^ arbitre, du moment où l'homme n'était plus pour nousqu'une machineanimaleagissantsous l'influence de l'hérédité et des milieux, nous tombions à un fa- talisme grossier, nous ravalions l'humanité au rang d'un troupeau marchant sous le bâton de la destinéel
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Il faut préciser : nous ne sommes pas fatalistes, nous sommes déterministes, ce qui n'est point la même cliose. Claude Bernard explique très bien les deux termes : « Nous avons donné le nom de déterminisme à la cause prochaine ou déterminante des phénomè- nes. Nous n'agissons jamais sur l'essence de? phéno- mènes de la nature, mais seulement sur leur déter- minisme, et par cela seul que nous agissons sur lui, le déterminisme diffère du fatalisme sur lequel on ne saurait agir. Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d'an phénomène indépendant de ses con- ditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d'un phénomène dont la manifestation n'est pas forcée. Une fois que la recherche du déter- minisme des phénomènes est posée comme le prin- cipe fondamental de la méthode expérimentale, il n'y a plus ni matérialisme, ni spiritualisme, ni matière brute, ni nvatière vivante ; il n'y a que des phéno- mènes dont il faut déterminer les conditions, c'est- à-dire les circonstances qui jouent par rapport à ces phénomènes le rôle de cause prochaine. » Ceci est décisif. Nous ne faisons qu'appliquer cette méthode dans nos romans, et nous sommes donc des détermi- nistes qui, expérimentalement, cherchent à détermi- ner les conditions des phénomènes, sans jamais sortir, dans notre investigation, des lois de la nature. Comme le dit très bien Claude Bernard, du moment où nous pouvons agir, et où nous agissons sur le déterminisme des phénomènes, en modifiant les milieux par exemple, nous ne sommes pas des fatalistes.
Voilà donc le rôle moral du romancier expérimen- tateur bien défini. Souvent j'ai dit que nous n'avions
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pas à tirer une conclusion de nos œuvres, ex cela signifie que nos œuvres portent leur conclusion en elles. Un expérimentateiir n'a pas à conclure, parce que, justement, l'expérience conclut pour lui. Cent fois, s'il le faut, il répétera l'expérience devant le public, il l'expliquera, mais il n'aura ni à s'indigner, ni à approuver personnellement : telle est la vérité tel est le mécanisme des phénomènes ; c'est à la société de produire toujours ou de ne plus produire ce phénomène, si le résultat en est utile ou dange- reux. On ne conçoit pas, je l'ai dit ailleurs, un savant se fâchant contre l'azote, parce que l'azote est impro- pre à la vie; il supprime l'azote, quand il est nuisi- ble, et pas davantage. Comme notre pouvoir n'est pas le même que celui de ce savant, comme nous sommes des expérimentateurs sans être des prati- ciens, nous devons nous contenter de chercher \q\ )o-^ déterminisme des phénomènes sociaux, en laissant! Z**^'"^ aux législateurs, aux hommes d'application, le soinj'^!j]t<i''Vv de diriger tôt ou tard ces phénomènes, de façon ^i^'^^'*'^' développer les bons et à réduire les mauvais, au pointn(:^^^ de vue de l'utilité humaine. -1
Je résume notre rôle de moralistes expérimenta- teurs. Nous montrons le mécanisme de l'utile et du nuisible, nous dégageons le déterminisme des phéno- mènes humains et sociaux, pour qu'on puisse un jour dominer et diriger ces phénomènes. En un mot, nous fravaillrtns avpn fpnt le siècle à la grande œuvre qui est la conquête de la nature, la puissance de 12iommfî_iiàmi(ilée^Et voyez, à côté de la nôtre, la besogne des écrivains idéalistes, qui s'appuient sur l'irrationnel et le surnaturel, et dont chaque élan est suivi d'une chute profonde dans le chaos métaphysi-
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que. C'est nous qui avons la force, c'est nous qui avons la morale.
IV
Ce qui m'a fait choisir V Introduction, je l'ai dit, c'est que la médecine est encore regardée par beau- coup de personnes comme un art. Claude Bernard prouve qu'elle doit être une science, et nous assis- tons là à l'éclosion d'une science, spectacle très ins- tructif en lui-même, etqui nousprouve que ledomaine scientifique s'élargit et gagne tou les les manifestations de l'intelligence humaine. Puisque la médecine, qui était un art, devient une science, pourquoi la litté- rature elle-même ne deviendrait-elle pas une science^ grâce à la méthode expérimentalg ?
Il faut remarquer que tout se tient, que si le ter- rain du médecin expérimentateur est le corps de l'homme dans les phénomènes de ses organes, à l'état normal et à l'état pathologique, notre terrain à nous est également le corps de l'homme dans ses phénomè- nes cérébraux et sensuels, à l'état sain et à l'état mor- bide. Si nous n'en restons pas à l'homme métaphysi- que de l'âge classique, il nous faut bien tenir compte des nouvelles idées que notre âge se fait de la nature et de la vie. Nous continuons fatalement, je le répète, la besogne du physiologiste et du médecin, qui ont continué celle du physicien et du chimiste. Dès lors, nous entrons dans la science. Je réserve la question du sentiment et la forme, dont je parlerai plus loin.
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'Voyons d'abord ce que Claude Bernard dit de la médecine. « Certains médecins pensent que la méde- cine ne peut être que conjecturale, et ils en con- cluent que le médecin est un artiste qui doit suppléer à l'indéterminisme des cas particuliers par son génie» par son tact personnel. Ce sont là des idées anti- scientifiques contre lesquelles il faut s'élever de toutes ses forces, parce que ce sont elles qui contribuent à faire croupir la médecine dans l'état où elle est de- puis si longtemps. Toutes les sciences ont nécessai- rement commencé par être conjecturales ; il y a en- core aujourd'hui dans chaque science des parties conjecturales. La médecine est encore presque par- tout conjecturale, je ne le nie pas; mais je veux dire seulement que la science moderne doit faire des efforts pour sortir de cet état provisoire qui ne cons- titue pas un état scientifique définitif, pas plus pour la médecine que pour les autres sciences. L'état scien- tifique sera plus long à se constituer et plus difficile à obtenir en médecine, à cause de la complexité des phénomènes ; mais le but du médecin savant est de ramener dans sa science, comme dans toutes j£S autres, l'indéterminé au déterminé. » Le mécanisme de la naissance et du développement d'une science est là tout entier. On t?aite encore le médecin d'ar- tiste, parce qu'il y a, en médecine, une place énorme laissée aux conjectures. Naturellement, le romancier méritera davantage ce nom d'artiste, puisqu'il se trouve plus enfoncé encore dans l'indéterminé. Si Claude Bernard confesse que la complexité des phé- nomènes empêcheront longtemps de constituer la médecine à l'état scientifique, que sera-ce donc pour le roman expérimental, où les phénomènes sont plus
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complexes encore ? Mais cela n'empêchera pas le
roman rl'pnfi'PpHan^_Ja^ yQJP gr'ipntifiqj]P^_HV>V)£jr^
l'évolution générale^ du siècle.
D'ailleurs, Claude Bernard lui-même a indiqué les évolutions de l'esprit humain. « L'esprit humain, dit-il, aux diverses périodes de son évolution, a passé successivement par le sentiment, la raison etj^ex- îpérièncéTl^^ord, le sentiment seul s'imposant à la raison créa les vérités de foi, c'est-à-dire la théolo- gie. La raison ou la philosophie devenant ensuite la maîtresse, enfanta la scholastique. Enfin l'expé- rience, c'est-à-dire l'étude des phénomènes naturels, apprit à l'homme que les vérités du monde extérieur ne se trouvent formulées, de prime abord, ni dans le sentiment ni dans la raison. Ce sont seulement nos guides indispensables; mais, pour obtenir ces vérités, il faut nécessairement descendre dans la réalité ob- jective des choses où elles se trouvent cachées avec leur forme phénoménale. C'est ainsi qu'apparut, par le progrès naturel des choses, la méthode expéri- mentale qui résume tout et qui s'appuie successive- ment sur les trois branches de ce trépied immuable : le sentiment, la raison, l'expérience. Dans la re- cherche de la vérité, au moyen de cette méthode, le sentiment a toujours l'initiative, il engendre l'idée à p7'ion on l'intuition ; la raison ou le raisonnement développe ensuite l'idée et déduit ses conséquences logiques. Mais si le sentiment doit être éclairé par les lumières de la raison, la raison à son tour doit être guidée par l'expérience. »
J'ai donné toute cette page, parce qu'elle est de la plus grande importance. Elle fait nettement, dans le roman expérimental, la part de la personnalité du
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romancier, en dehors da style. Du moment où le sentiment est le point de départ de la méthode expé- rim.entale, oii la raison intervient ensuite pour abou- tir à l'expérience, et pour être contrôlée par elle, le génie de l'expérimentateur domine tout; et c'est d'ailleurs ce qui fait que la méthode expérimentale, inerte en d'autres mains, est devenue un outil si puissant entre les mains de Claude Bernard. Je viens de dire le mot : la méthode n'est qu'un outil ; c'est l'ouvrier, c'est l'idée qu'il apporte qui fait le chef-d'œuvre. J'ai déjà cité ces lignes : « C'est un sentiment particulier, un quid proprium qui constitue l'originalité, l'invention ou le génie de chacun. » Voilà donc la part faite au génie, dans le roman expé- rimental. Gomme le dit jncore Claude Bernard : « L'idée, c'est la graine ; la méthode, c'est le sol qui lui fournit les conditions de se développer, de prospérer et de donner ses meilleurs fruits suivant la nature. » Tout se réduit ensuite à une question de méthode. Si_ vous restez dans l'idée à priori^ et dans le sentiment, sans l'appuyer sur la raisjrn et sans le vérifier par l'expérience , vous êtes un poète, vous risquez des hypothèses que rien ne prouve, vous vous débattez dans l'indéiermi- nisme péniblement et sans utilité, d'une façon nui- sible souvent. Écoutez ces lignes de Y Introduction : « L'homme est naturellement métaphysicien et or- gueilleux; il a pu croire que les créations idéales de son esprit qui correspondent à ses sentiments représentaient aussi la réalité. D'oii il suit que la méthode expérimentale n'est point primitive et natu- relle à l'homme, que ce n'est qu'après avoir erré longtemps dans les discussions théologiques et scho-
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lastiques qu'il a fini par reconnaître la stérilité de ses efforts dans cette voie. L'homme s'aperçut alors qu'il ne dicte pas des lois à la nature, parce qu'il ne possède pas en lui-même la connaissance et le crité- rium des choses extérieures; et il comprit que, pour arriver à la vérité, il doit, au contraire, étudier les lois naturelles et soumettre ses idées, sinon sa raison, à l'expérience, c'est-à-dire au critérium des faits. » Que devient donc le géni'^ rhez le romancier expéri- mental? 11 reste le génie l'idée à priori, seulement il est contrôlé par rexpérienco Nalurellemenl, l'expé- rience ne peut détruire le génie, elle le confirme, au contraire. Je prends un poète ; est-il nécessaire, pour qu'il ait du génie, que son sentiment, que son idée à priori soit fausse? Non évidemment, car le génie d'un homme sera d'autant plus grand que l'expé- rience aura prouvé davantage la vérité de son idée personnelle. Il faut vraiment notre âge de lyrisme^ no]Te_mii1arlip rnmantiqiip,j ponxjiu'on aitjïiêiuré le génie d'un homme à 1^ quantité de sottises et de fo^. lies qu'il a mises en circulation ^Je conclus en disant que, désormais, dans notre siècle de science, l'expé- rience doit faire la preuve du génie.
Notre querelle est là, avec les écrivains idéalistes. Ils partent toujours d'une source irrationnelle quel- conque, telle qu'une révélation, une tradition ou une autorité conventionnelle. Gomme Claude Bernard le déclare : « Il ne faut admettre rien d'occulte; il n'y a que des phénomènes et des conditions de phéno- mènes. » Nous, écrivains naturalistes, nous soumet- tons chaque fait à l'observation et à l'expérience; tandis que les écrivains idéalistes admettent des influeuces mystérieuses échappant à l'analyse, et
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restent dès lors dans l'inconnu, en deh ors des lois de la nature. Cette question de l'idéal, scientifique- ment, se réduit à la question de l'indéterminé et du déterminé. Tout ce que nous ne savons pas, tout ce qui nous échappe encore, c'est l'idéal, et le but de notre effort humain est chaque jour de réduire l'idéal, de conquérir la vérité sur l'inconnu. Nous sommes tous idéalistes, si l'on entend par là que nous nous occupons tous de l'idéal. Seulement j'appelle idéa- listes ceux qui se réfugient dans l'inconnu pour la plaisir d'y être, qui n'ont de goût que pour les hypo- llicscs les plus risquées, qui dédaignent de les sou- mettre au contrôle de l'expérience, sous prétexte que la vciilc est en eux et non dans les choses. Ceux-là, je le rôpcte, l'ont une besogne vaine et nuisible, tandis que l'observateur et l'expérimentateur sont les seuls qui travaillent à la puissance et au bonheur de l'homme, en le rendant peu à peu le maître de la nature. 11 n'y a ni noblesse, ni dignité, ni beauté, ni moralité, à ne pas savoir, à mentir, à prétendre qu'on est d'autant plus grand qu'on se hausse davantage dans l'erreur et dans la confusion. Les seules œuvres grandes et morales sont les œuvres de vérité.
Ce qu'il faut accepter seulement, c'est ce que je nommerai l'aiguillon de l'idéal. Certes, notre science est bien petite encore, à côté de la masse énorme de choses que nous ignorons. Cet inconnu immense qui nous entoure ne doit nous inspirer que le désir de le percer, de l'expliquer, grâce aux méthodes scientifi- <iues. Et il ne s'agit pas seulement des savants ; toutes les manifestations de l'intelligence humaine se tien- nent, tous nos efforts aboutissent au besoin de nous rendre maîtres de la vérité. C'est ce que Claude Cer-
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nard exprime très bien, quand il écrit : « Les sciences possèdent chacune, sinon une méthode propre, au moins des procédés spéciaux, et de phis. elles se servent réciproquement d'instruments les unes aux autres. Les mathématiques servent d'instruments à la physique, à la chimie, à la biologie, dans des limites diverses ; la physique et la chimie servent d'instru- ments puissants à la physiologie et à la médecine. Dans ce secours mutuel que se prêtent les sciences, il faut bien distinguer le savant qui fait avancer cha- que science de celui qui s'en sert. Le physicien et le ghimiste ne sont pas mathématiciens, parce qu'ils ômploient le calcul ; le physiologiste n'est pas chi- Siiste ni physicien, parce qu'il fait usage de réactifs chimiques ou d'instruments de physique, pas plu! que le chimiste et le physicien ne sont physiolo. gistes, parce qu'ils étudient la composition ou les propriétés de certains liquides et tissus animaux ou végétaux. » Telle est la réponse que Claude Bernard fait pour nous, romanciers naturalistes, aux critiques qui se sont moqués de nos prétentions à la science. Nous ne sommes ni des chimistes, ni des physiciens, ni des physiologistes; nous sommes simplement des romanciers qui nous appuyons sur les sciences. Certes, nos prétentions ne sont pas de faire des découvertes dans la physiologie, que nous ne pra- tiquons pas ; seulement, ayant à étudier l'homme, nous croyons ne pas pouvoir nous dispenser de tenir compte des vérités physiologiques nouvelles. Et j'ajouterai que les romanciers sont certainement les travailleurs qui s'appuient à la fois sur le plus grand nombre de sciences, car ils traitent de tout et il leur faut tout savoir, puisque le roman est devenu une
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enquête générale sur lajialure et sur riiomme^ Voilà comment nous avons été amenés à appliquer à notre besogne la méthode expérimentale, du jour où cette méthode est devenue l'outil le plus puissant de l'in- vestigation. Nous résumons l'investigation, nous nous lançons dans la conquête de l'idéal, en em- ployant toutes les connaissances humaines.
Il est bien entendu que je parle ici du comment des ^choses, et non du pourquoi. Pour un savant expérimentateur, l'idéal qu'il cherche à réduire, l'indéterminé, n'est jamais que dans le comment. 11 laisse aux philosophes, l'autre idéal, celui au pour- quoi, qu'il désespère de déterminer un jour. Je crois que les romanciers expérimentateurs doivent également ne pas se préoccuper de cet inconnu, s'ils ne veulent pas se perdre dans les folies des poètes et des philosophes. C'est déjà une beso- gne assez large, de chercher à connaître le méca- nisme de la nature, sans s'inquiéter pour le mo- ment de l'origine de ce mécanisme. Si l'on arrive un jour à le connaître, ce sera sans doute grâce à la méthode, et le mieux est donc de commencer parle commencement, par l'étude des phénomènes, au lieu d'espérer qu'une ré^^élation subite nous livrera le secret du monde. Nous sommes des ou- vriers, nous laissons aux spéculateurs cet inconnu un pourquoi oh ils se battent vainement depuis des siècles, pour nous en tenir à rinçonnu du comment, qui__chaque jour diminue devant notre investiga- tion. Le seul idéal qui doive exister pour nous, ro- manciers expérimentateurs, c'est celui que nous pouvons conquérir.
D'ailleurs, dans la conquête lente de cet inconnu
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qui nous entoure, nous confessons humblement l'état d'ignorance oh nous sommes. Nous commen- çons à marcher en avant, rien de plus; et notre seule force véritable est dans la méthode. Claude Ber- nard, après avoir confessé que la médecine expé- rimentale balbutie encore, n'hésite pas dans la pratique à laisser une large place à la médecine empirique. « Au fond, dit-il, l'empirisme, c'est- à-dire l'observation ou l'expérience fortuite, a été l'origine de toutes les sciences. Dans les scien- ces complexes de l'humanité, l'empirisme gouver- nera nécessairement la pratique bien plus long- temps que dans les sciences simples. » Et il ne fait aucune difficulté de convenir qu'au chevet d'un malade, lorsque le déterminisme du phénomène pathologique n'est pas trouvé, le mieux est encore d'agir empiriquement; ce qui, d'ailleurs, reste dans la marche naturelle de nos connaissances, puisque l'empirisme précède fatalement l'état scientifique d'une connaissance. Certes, si les médecins doivent s'en tenir à l'empirisme dans presque tous les cas, nous devons à plus forte raison nous y tenir éga- lement, nous autres romanciers dont la science est plus complexe et moins fixée. Il ne s'agit pas, je le dis une fois encore, de créer de toutes pièces la science de l'homme, comme individu et comme membre social; il s'agit de sortir peu à peu, et avec tous les tâtonnements nécessaires, de l'obscu- rité où nous sommes sur nous-mêmes, heureux lorsque, au milieu de tant d'erreurs, nous pouvons fixer une vérité. Nous expérimentons, cela veut dire que nous devons pendant longtemps encore employer le faux pour arriver au vrai.
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Tel est le sentiment des forts. Claude Bernard com- bat hautement ceux qui veulent voir uniquement un artiste dans le médecin. Il connaît l'objection habi- tuelle de ceux qui affectent de regarder la médecine expérimentale « comme une conception théorique dont rien pour le moment ne justifie la réalité pra- tique, parce qu'aucun fait ne démontre qu'on puisse atteindre en médecine la précision scientifique des sciences expérimentales. » Mais il ne se laisse pas troubler, il démontre que « la médecine expérimen- tale n'est que l'épanouissement naturel de l'investi- gation médicale pratique, dirigée par un esprit scien- tifique ». Et voici sa conclusion : « Sans doute, nous sommes loin de cette époque où la médecine sera de- venue scientifique; mais cela ne nous empêche pas d'en concevoir la possibilité et de faire tous nos efforts pour y tendre en cherchant dès aujourd'hui à intro- duire dans la médecine la méthode qui doit nous y conduire. »
Tout cela, je ne me lasserai pas de le répéter, s'ap- plique exactement au roman expérimental. Mettez ici encore le mot « roman » à la place du mot « mé- decine » et le passage reste vrai.
J'adresserai à la jeune génération littéraire qui grandit, ces grandes et fortes paroles de Claude Ber- nard. Je n'en connais pas de plus viriles. « La méde- cine est destinée à sortir peu à peu de l'empirisme, et elle en soitira de même que toutes les autres scien- ces par la méthode expérimentale. Cette conviction profonde soutient et dirige ma vie sci. ififique. Je suis sourd h la voix des médecins qui demandent qu'on leur explique expérimentalement la rougeole et la scarlatine, qui croient tirer de là un argument
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contre l'emploi de la méthode expérimentale en mé- decine. Ces objections décourageantes et négatives dérivent en général d'esprits systématiques ou pa- resseux qui préfèrent se reposer sur leurs systèmes ou s'endormir dans les ténèbres, au lieu de travailler et de faire effort pour en sortir. La direction expéri- mentale que prend la médecine est aujourd'hui dé- finitive. En effet, ce n'est point là le fait de l'influence éphémère d'un système personnel quelconque; c'est le résultat de l'évolution scientifique de la médecine elle-même. Ce sont mes convictions à cet égarJ que je cherche à faire pénétrer dans l'esprit des jeunes médecins qui suivent mes cours au Collège de France... Il faut inspirer avant tout aux jeunes gens l'esprit scientifique et les initier aux notions et aux tendances des sciences modernes. »
Bien souvent, j'ai écrit les mêmes paroles, donné les mêmes conseils, et je les répéterai ici. « La mé- thode expérimentale peut seule faire sortir le roman des mensonges et des erreurs où il se traîne. Toute ma vie littéraire a été dirigée par cette conviction. Je_suis sourd à la voix des critiques _qui m e d e m aji - ^\ dent de formuler les lois de l'hérédité chez les puér- il sonnages et celles de 1 influence des milieux; ceux ^ qui me font ces objections négatives et découra- geantes, ne me les adressent que par paresse d'esprit, par entêtement dans la tradition, par attachement plus ou moins conscient à des croyances philosophi- ques et religieuses... La direction expérimentale que prend le roman est aujourd'hui définitive. En efl"et, ce n'est point là le fait de l'influence éphémère d'un système personnel quelconque ; c'est le résultat de 1 évolution scientifique, de l'étude de l'homme elle-
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même. Ce sont mes convictions à cet égard que je cherche à faire pénétrer dans l'esprit des jeunes écri- vains qui me Hsent, car j'eslime qu'il faut avant tout leur inspirer l'esprit scientifique et les initier aux Dotions et aux tendances des sciences modernes. »
Avant de conclure, il me reste à traiter divers points secondaires.
Ce qu'il faut bien préciser surtout, c'est le carac- tère impersonnel de la méthode. On reprochait à Claude Bernard d'affecter des allures de novateur, et il répondait avec sa haute raison : « Je n'ai certai- nement pas la prétention d'avoir le premier proposé d'appliquer la physiologie à la médecine. Cela a été recommandé depuis longtemps, et des tentatives très nombreuses ont été faites dans cette direction. Dans mes travaux et dans mon enseignement au Collège de France, je ne fais donc que poursuivre une idée qui porte déjà ses fruits par l'application à la méde- cine. » C'est ce que j'ai répondu moi-même, lors- qu'on a prétendu que je me posais en novateur, en chef d'école. J'ai dit que je n'apportais rien, que je tâchais simplement, dans mes romans et dans ma critique, d'appliquer la méthode scientifique, depuis longtemps en usage. Mais, naturellement, on a feint de ne pas m'entendre, et on a continué à parler de ma vanité et de mon ignorance.
Ce que j'ai répété vingt fois, que le naturalisme p'était pas une fantaisie personnelle, qu'il était le
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mouvement même de rintelligenre du sirclft, Claude Bernard le dit aussi, avec plus d'autorité, et peut- être le croira-t-on. « La révolution que la méthode expérimentale, écrit-il, a opérée dans le.« sciences, consiste à avoir substitué un critérium scientifique à_ l'autorité personnelle. Le caractère de la méthode expérimentale est de ne relever que d'elle-même, parce qu'elle renferme en elle son critérium, qui est l'expérience. Elle ne reconnaît d'autre autorité que celle des faits, et elle s'affranchit de l'autorité per- sonnelle. » Par conséquent, plus de théorie. « L'idée doit toujours rester indépendante, il ne faut pas l'enchaîner, pas plus par des croyances scientiliques que par des croyances philosophiques ou religieuses. Il faut être hardi et libre dans la manifestation de ses idées, poursuivre son sentiment et ne pas Irop s'arrêter à ces craintes puériles de la contradiction des théories... Il faut modifier la théorie pour l'adap- ter à la nature, et non la nature pour l'adapter à la théorie. » De là une largeur incomparable. « La méthode expérimentale est la méthode scienti- fique qui proclame la liberté de la pensée. Elle secoue non seulement le joug philosophique et théologique, mais elle n'admet pas non plus d'auto- rité scientifique personnelle. Ceci n'est point de l'orgueil et de la jactance ; l'expérimentateur, au contraire, fait acte d'humilité en niant l'autorité personnelle, car il doute aussi de ses propres con- naissances, et il soumet l'autorité des hommes à celles de l'expérience et des lois de la nature. >
C'est pourquoi j'ai dit tant de fois que le natura- lisme n'était pas une école, que par exemple il ne s'incarnait pas dans le génie d'un homme ni dans le
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coup de folie d'un groupe, comme le romantisme, qu'il consistait simplement dans l'application de la X*. méthode expérimentale à l'étude de la nninrft pI_^j)Jm(^ rhomme. Dès lors, il n'y a plus qu'une vaste évolu- tion, qu une marche en avant où tout le monde est ouvrier, selon son génie. Toutes les théories sont admises, et la théorie qui l'emporte est celle qui ex- plique le plus de choses. Il ne paraît pas y avoir une voie littéraire et scientifique plus large ni plus droite. Tous, les grands et les petits, s'y meuvent librement, travaillant à l'investigation commune, chacun dans sa spécialité, et ne reconnaissant d'autre autorité que celle des faits, prouvée par l'expérience. Donc, dans le naturalisme, il ne saurait y avoir ni de nova- teurs ni de chefs d'école. Il y a simplement des tra^ vailleurs plus puissants les uns que les autres.
Claude Bernard exprime ainsi la défiance dans la- quelle on doit rester en face des théories. « Il faut avoir une foi robuste et ne pas croire; je m'explique en disant qu'il faut en science croire fermement aux principes et douter des formules ; en effet, d'un côté, nous sommes sûrs que le déterminisme existe, mais nous ne sommes jamais certains de le tenir. Il faut être inébranlable sur les principes de la science ex- périmentale (déterminisme) et ne pas croire absolu- ment aux théories. » Je citerai encore le passage sui- vant, où il annonce la fin des systèmes. « La médecine expérimentale n'est pas un système nouveau de médecine, mais, au contraire, la négation de tous les systèmes. En effet, l'avènement de la médecine expérimentale aura pour résultat de faire disparaître de la science toutes les vues individuelles pour les remplacer par des théories impersonnelles et généra-
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les qui ne seront, comme dans les autres sciences, q u ' iine coordination régulière et raisonnée des fai ts fournis par_rex^rience. » 11 en sera identiquement de même pour le roman expérimental.
Si Claude Bernard se défend d'être un novateur, un inventeur plutôt qui apporte une théorie person- nelle, il revient également plusieurs fois sur le danger qu'il y aurait pour un savant à s'inquiéter des systè- mes philosophiques. « Pour l'expérimentateur phy- siologiste, dit-il, il ne saurait y avoir ni spiritualisme ni matérialisme. Ces mots appartiennent à une philo- sophie naturelle qui a vieilli, ils tomberont en désué- tude par le progrès même de la science. Nous ne connaîtrons jamais ni l'esprit ni la matière, et si c'était ici le lieu, je montrerais facilement que d'un côté comme de l'autre, on arrive bientôt à des néga- tions scientifiques, d'où il résulte que toutes les considérations de cette espèce sont oiseuses et inu- tiles. Il n'y a pour nous que des phénomènes à étu- dier, les conditions matérielles de leurs manifes- tations à connaître et les lois de ces manifestations à déterminer. » J'ai dit que, dans le roman expéri- mental, le mieux était de nous en tenir à ce point de vue strictement scientifique, si nous voulions baser nos études sur un terrain solide. Ne pas sortir du comment^ ne pas s'attacher au pourquoi. Pour- tant, il est bien certain que nous ne pouvons toujours échapper à ce besoin de notre intelli- gence, à cette curiosité inquiète qui nous porte à vouloir connaître l'essence des choses. J'estime qu'il nous faut alors accepter le système philosophique qui s'adapte le mieux à l'état actuel des sciences, mais simplement à un point de vue spéculatif. Par
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exemple, le transformisme est actuellement le sys- tème le plus rationnel, celui qni se base le plus directement sur notre connnissanpp. de la nature. Derrière une science, derrière une manifestation quelconque de l'intelligence humaine, il y a toujours, quoi qu'en dise Claude Bernard, un système philoso- phique plus ou moins net. On peut ne pas s'y attacher dévotement et s'en tenir aux faits, quitte à modifier le système, si les faits le veulent. Mais le système n'en existe pas moins, et il existe d'autant plus que la science est moins avancée et moins solide. Pour nous, romanciers expérimentateurs, qui balbutions encore, l'hypothèse est fatale. Justement, tout à l'heure, je m'occuperai du rôle de l'hypothèse, dans la littérature.
D'ailleurs, si Claude Bernard repousse, dans l'ap- plication, les systèmes philosophiques, il reconnaît la nécessité de la philosophie. « Au point de vue scientifique, la philosophie représente l'inspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance de l'inconnu. Dès lors, les philosophes se tiennent toujours dans les questions en controverse et dans les régions élevées, limites supérieures des sciences. Par là, ils communiquent à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et l'ennoblit; ils fortifient l'esprit en le développant par une gymnastique intel- lectuelle générale, en même temps qu'ils le reportent sans cessa vers la solution inépuisable des grands probl'^mes; ils entretiennent ainsi une soif de l'in- connu et le feu sacré de la recherche qui ne doi- vent jamais s'éteindre chez un savant. » Le passage est beau, mais on n'a jamais dit aux philosophes en meilleurs termes que leurs hypothèses sont de la
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pure poésie. Claude Bernard regarde évidemment les philosophes, parmi lesquels il se flatte d'avoir beaucoup d'amis, comme des musiciens de génie parfois, dont la musique encourage les savants pen- dant leurs travaux et leur inspire le feu sacré des grandes découvertes. Quant aux philosophes, livrés à eux-mêmes, ils chanteraient toujours et ne trouve- raient jamais une vérité.
J'ai négligé jusqu'ici la question de la forme chez l'écrivain naturaliste, parce que c'est elle justement qui spécialise la littérature. Non seulement le génie, pour l'écrivain, se trouve dans le sentiment, dans l'idée à pinori, mais il est aussi dans la forme, dans le style. Seulement, la question de mélhode et la ques- tion de rhétorique sont distinctes. Et le naturalisme, je le dis encore, consiste uniquement dans la méthode expérimentale, dans l'observation et l'expérience ap- pliquées à la littérature. La rhétorique, pour le mo- ment, n'a donc rien à voir ici. Fixons la méthode, qui doit être commune, puis acceptons dans les lettres toutes les rhétoriques qui se produiront; regardons-les comme les expressions des tempéra- ments littéraires des écrivains.
Si l'on veut avoir mon opinion bien nette, c'est qu'on donne aujourd'hui une prépondérance exa- gérée à la forme. J'aurais long à en dire sur ce sujet ; mais cela dépasserait les limites de cette étude. Au fond, j'estime que la méthode atteint la forme elle- même, qu'un langage n'est qu'une logique, une tonstruction naturelle et scientifique. Celui qui écrira le mieux ne sera pas celui qui galopera le plus follement parmi les hypothèses, mais celui qui mar- chera droit au milieu des vérités. Nous sommes ac-
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tueïlement pourris de lyrisme, no usjcroyons bien J^ tort que le grand style est fait d'un effarement sublime, toujours près de culbuter dans_la_démsilQ.e ; le grand style est Tait de logique et de clarté.
Aussi Claude Bernard qui assigne aux philosophes un rôle de musiciens jouant la J/arse«7/fl2se des hypo- thèses, pendant que les savants se ruent à l'assaut de l'inconnu, se fait-il à peu près la même idée des ar- tistes et des écrivains. J'ai remarqué que beaucoup de savants, et des plus grands, très jaloux de la cer- titude scientifique qu'ils détiennent, veulent ainsi enfermer la littérature dans lidéal. Eux-mêmes semblent éprouver le besoin d'une récréation de men- songe, après leurs travaux exacts, et se plaisent aux hypothèses les plus risquées, aux fictions qu'ils savent parfaitement fausses et ridicules. C'est un air de flûte qu'ils permettent qu'on leur joue. Ainsi, Claude Bernard a eu raison de dire : « Les produc- tions littéraires et artistiques ne vieillissent jamais, en ce sens qu'elles sont des expressions de sentiments immuables comme la nature humaine. » En effet, la forme suffit pour immortaliser une œuvre; le spec- tacle d'une individualité puissante interprétant la na- ture en un langage superbe, restera intéressant pour tous les âges; seulement, on lira toujours aussi un grand savant à ce même point de vue', parce que le spectacle d'un grand savant qui a su écrire est tout aussi intéressant que celui d'un grand poète. Ce savant aura eu beau se tromper dans ses hypothèses, il demeure sur un pied d'égalité avec le poète, qui à coup sûr s'est trompé également. Ce qu'il faut dire, c'est que notre domaine n'est pas fait uniquement des sentiments immuables comme la nature humaine,
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car il reste ensuite à faire jouer le vrai mécanisme de ces sentiments. Nous n'avons pas épuisé noire ma- tière, lorsque nous avons peint la colère, l'avarice, l'amour ; toute la nature et tout l'homme nous ap- partiennent, non seulement dans leurs phénomènes, mais dans les causes de ces phénomènes. Je sais bien que c'est là un champ immense dont on a voulu nous barrer l'entrée ; mais nous avons rompu les barrières, et nous y triomphons maintenant. C'est pourquoi je n'accepte pas les paroles suivantes de Claude Ber- nard : « Pour les arts et les lettres, la personnalité domine tout. Il s'agit là d'une création spontanée de l'esprit, et cela n'a plus rien de commun avec la con- statation des phénomènes naturels, dans lesquels notre esprit ne doit rien créer. » Je surprends ici un des savants les plus illustres dans ce besoin de refuser aux lettres l'entrée du domaine scientifique. Je ne sais de quelles lettres il veut parler, lorsqu'il définit une œuvre littéraire : « Une création spontanée de l'esprit, qui n'a rien de commun avec la constatation des phénomènes naturels, » Sans doute, il songea la poésie lyrique, car il n'aurait pas écrit la phrase en pensant au roman expérimental, aux œuvres de Bal- zac et de Stendhal. Je ne puis que répéter ce que j'ai dit : si nous met_taiisja forme, le style_^j)art^_lflj:û= mancier expérimentateur n est plus qu'un savant spécial, qui emploie l'outil des autres savants, Tobser- vation etTanalyse. Notre domaine est le même que celui du physiologiste, si ce n'est qu'il est plus vaste. Nous opérons comme lui sur l'homme, car tout fait croire, et Claude Bernard le reconnaît lui-même, que les phénomènes cérébraux peuvent être déterminés comme les autres phénomènes. Il est vrai que Claude
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Berna'd peut nous dire que nous flottons en pleine hypothèse; mais il serait mal venu à conclure de là que nous n'arriverons jamais à la vérité, car il s'est battu toute sa vie pour faire une science de la méde- cine, que la très grande majorité de ses confrères regardent comme un art.
Définissons maintenant avec netteté le romancier expérimentateur. Claude Bernard donne de l'artiste la définition suivante : « Qu'est-ce qu'un artiste? C'est un homme qui réalise dans une œuvre d'art une idée ou un sentiment qui lui est personnel. » Je re- pousse absolument cette définition. Ainsi, dans le cas où je représenterais un homme qui marcherait la tête en bas, j'aurais fait une œuvre d'art, si tel était mon sentiment personnel. Je serais un fou, pas da- vantage. Il faut donc ajouter que le sentiment per- sonnel de l'artiste reste soumis au contrôle de la vérité. Nous arrivons ainsi à l'hypothèse. L'artiste part du même point que le savant; il se place devant la nature, a une idée à prioriei travaille d'après cette idée. Là seulement il se sépare du savant, s'il mène son idée jusqu'au bout, sans en vérifier l'exactitude par l'observation et l'expérience. On pourrait appeler artistes expérimentateurs ceux qui tiendraient compte de l'expérience; mais on dirait alors qu'ils ne sont plus des artistes, du moment où l'on consi- dère l'art comme la somme d'erreur personnelle que l'artiste met dans son étude de la nature. J'ai con- staté que, selon moi, la personnalité de l'écrivain ne saurait être que dans l'idée à priori et que dans la forme. Elle ne peut se trouver dans l'entêtement du faux. Je veux bien encore qu'elle soit dansThypo-, thèse, mais ici il faut s'entendre
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On a dit souvent que les écrivains devaient frayer la route aux savants. Gela est vrai, car nous venons de voir, dans V Introduction, l'hypothèse et l'empi- 'risme précéder et préparer l'état scientifique, qui s'établit en dernier Heu par la méthode expérimen- tale. L'homme a commencé par risquer certaines explications des phénomènes, les poètes ont dit leur sentiment et les savants sont venus ensuite con- trôler les hypothèses et fixer la vérité. C'est toujours le rôle de pionniers que Claude Bernard assigne aux philosophes. 11 y a là un noble rôle, et les écrivains ont encore le devoir de le remplir aujourd'hui.\Seu.-, lement, il est bien entendu que toutes les fois qu'une vérité est fixée par les savants, les écrivains doivent abandonner immédiatement leur hypothèse pour adopter cette vérité; autrement, ils resteraient de parti pris dans l'erreur, sans ITénéfîce pour personnj^ C'est ainsi que la science, à mesure qu'elle avance, nous fournit, à nous autres écrivains, un terrain so- lide, sur lequel nous devons nous appuyer pour nous élancer dans de nouvelles hypothèses. En un mot, tout phénomène déterminé détruit l'hypothèse qu'il remplace, et il faut dès lors transporter l'hypothèse plus loin, dans le nouvel inconnu qui se présente. Je prendrai un exemple très simple pour me mieux faire entendre : il est prouvé que la terre tourne autour du soleil: que penserait-on d'un poète qui adopterait l'ancienne croyance, le soleil tournant autour de la terre ? Evidemment, le poète, s'il veut risquer une explication personnelle d'un fait, devra choisir un fait dont la cause n'est pas encore connue. Voilà donc ce que doit être l'hypothèse, pour nous romanciers expérimentateurs; il nous faut accepter
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slrictemcnt les faits déterminés, ne plus hasarder sur eux des sentiments personnels qui seraient ri- dicules, nous appuyer sur le terrain conquis par la science, jusqu'au bout: puis, là seulement, devant l'inconnu, exercer notre intuition et précéder la science, quittes à nous tromper parfois, heureux si nous apportons des documents pour la solution des problèmes. Je reste ici d'ailleurs dans le programme pratique de Claude Bernard, qui est forcé d'accepter l'empirisme coin me un tâtonnement nécessaire. Ainsi, dans notre roman expérimental, nous pourrons tiès bien risquer des hypothèses sur les questions d'hX- «^ f'Ht redite et sur l'influence des milieux, aprèi» avoir j^/ip.t^^h resnecté tout ce que la science sait aujourd'hui sur la matière. Nous préparerons les voies, nous four- nirons des faits d'observation, dés documents hu- mains qui pourront devenir très utiles. Un grand poète lyrique s'écriait dernièrement que notre siècle était le siècle des prophètes. Oui, si l'on veut ; seu- lement, il doit être entendu que les prophètes ne s'appuieront ni sur l'irrationnel ni sur le surnaturel. Si les prophètes, comme cela se voit, doivent re- mettre en question les notions les plus élémentaires, arranger la nature à une étrange sauce philosophi- que et religieuse, s'en tenir à l'homme métaphy- sique, tout confondre et tout obscurcir, les pro- phètes, malgré leur génie de rhétoriciens, ne seront jamais que de gigantesques Gribouille ignoran* qu'on se mouille en se jetant à l'eau. Dans nos temps de science, c'est une délicate mission que de pro- ph^él.iser, parce qu'on ne croit plus_aux vérités de^ révélation, et que, pour prévoir l'inconnu, il faut commencer par pcniaître le connu.
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Je voulais en venir à celte conclusion : si je défi- nissais le roman expérimental, je ne dirais pas comme Claude Bernard qu'une œuvre littéraire est tout entière dans le sentiment personnel, car pour moi le sentiment personnel n'est que l'impulsion pre- mière. Ensuite la nature est là qui s'impose, tout au moins la partie de la nature dont la science nous a livré le secret, et sur laquelle nous n'avons plus le droit de mentir. Le romancier expérimentateurest donc celui qui accepte les faits prouvés, qui montre dans l'homme et dans la société Je mécanisme des phénomènes dont la science est maîtresse, et qui ne fait intervenir son_SRn liment personnel que dans les phénomène? dont le déterminisme n'est point encore fixé, en tâchant de contrôler le plus qu'il le pourra xe sentiment personnel, cette idée à piiori, par l'observation et par l'expérience.
Je ne saurais entendre notre littérature natura- liste d'une autre façon. Je n'ai parlé que du roman expérimental, mais je suis fermement convaincu que la méthode, après avoir triomphé dans l'histoire et dans la critique, triomphera partout^ au théâtre et même en poésie. C'est une évolution fatale. La litté- rature, quoiqu'on puisse dire, n'est pas toute aussi dans l'ouvrier, elle est aussi dans la nature qu'elle peint et dans l'homme qu'elle étudie. Or, si les savants changent les notions de la nature, s'ils trouvent le véritable mécanisme de la vie, ils nous forcent à \es suivre, à les devancer même, pour jouer notre ïôle dans les nouvelles hypothèses. Llhomme^méla;- physique est mort, tout notrejerrain se transforme avec l'homme physiologique. Sans doute la colère û'Achille, l'amour de Didon, resteront des peintures
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éternellement belles; mais voilà que le besoin nous prend d'analyser la colère et l'amour, et de voir au juste comment fonctionnent ces passions dans l'être humain. Le point de vue est nouveau, il devient expérimental au lieu d'être philosophique. En somme, tout se résume dans ce grand fait : la mé- thode expérimentale, aussi bien dans les lettres que dans les sciences, est en train de déterminer les phénomènes naturels, individuels et sociaux, dont la métaphysique n'avait donné jusqu'ici que des explications irrationnelles et surnaturelles.
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LETTRE A LA JEUNESSE
Je dédie celte étude à la jeunesse française, cette jeiincsso qui a vingt ans aujourd'hui et qui sera la société de demain. Deux événements viennent de se produire, la première représentation de Ruy Blas à la Comédie-Français;, et la réception solennelle de M. Renan à l'Académie. Un grand bruit s'est fait, un enthousasme a éclaté, la presse a sonné des fanfares en l'honneur du génie de la nation, et l'on a dit que de pareils événements devaient nous con- soler dans nos désastres et assuraient nos triom- phes futurs. Il y a eu un envolement dans l'idéal; enfin on échappait donc à la terre, on pouvait pla- ner, c'était comme une revanche de la poésie contre l'esprit scientifique.
Je trouve la question nettement posée dans la République française. Je cite : « Paris vient d'être la
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témoin et de donner au monde le spectacle de deux grandes fêtes intellectuelles qui resteront comme l'honneur et la parure de cette France éclairée et libérale que notre chère et glorieuse ville excelle à représenter. La réception de M. Ernest Renan à l'Académie, la reprise de Ruy Blas à la Comédie- Française peuvent, à bon droit, être considérées comme deux événements dont il nous est permis de nous enorgueillir... Il y a, chez nous, des jeunes gens qui cherchent leur voie; ils vont droit devant eux, poussant leur pointe à l'aventure, avides de nouveau- tés, et ils se vantent, avec la naïveté de l'inexpérience, de trouver mieux que leurs devanciers dans le do- maine sans limites de l'art qui cherche à lutter avec la nature. Oui, cela est vrai : quelques-uns qui se trompent sur leurs forces ont déclaré la guerre à l'idéal, mais ils seront vaincus ; on peut leur pré- dire i\ coup sûr cette défaite, après la soirée d'avant- hier à la Comédie-Française. » Il faut, pour com- prendre, éclairer ces phrases enguiilandées de jour- naliste. Entendez donc que les jeunes gens en ques- tion sont les écrivains naturalistes, ceux qui ont pour esprit le mouvement scientifique du siècle, et pour outils l'observation et l'analyse. Le journaliste constate que ces écrivains ont déclaré la guerre à l'idécil et il prédit qu'ils seront vaincus par le lyrisme, par la rhétorique romantique. Rien de plus précis : on applaudit un soir les beaux vers de Victor Hugo, voilà le mouvement scientifique du siècle arrêté, voilà l'observation et l'analyse supprimées.
Je citerai d'autres documents afin de préciser mieux encore la question que je veux étudier. M. Renan, au début de son discours de réception, voulant flatter
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l'Académie et oubliant ses anciennes admirations pour l'Allemagne, a dit ceci : « Vous vous défiez d'une culture qui ne rend l'homme ni plus aunable ni meilleur. Je crains fort que des races, bien sé- rieuses sans doute, puisqu'elles nous reprochent notre légèreté, n'éprouvent quelque mécompte dans l'espérance qu'elles ont de gagner la faveur du monde par de tout autres procédés que ceux qui ont réussi jusqu'ici. Une science pédantesque en sa so- litude, une littérature sans gaieté, une politique maussade, une haute société sans éclat, ime noblesse sans esprit, des gentilshommes sans politesse, de grands capitaines sans mots sonores ne détrôneronf pis, je crois, de sitôt le souvenir de cette vieille so- ciété française, si brillante, si polie, si jalouse de plaire. » A cela, la Gazette nationale, de Berlin, a ré- pondu : « Les nations de l'Europe sont engagées dans une lutte de rivalité sans trêve ; quiconque ne marche pas en avant sera aussitôt devancé. Toute nation qui pense à s'endormir sur les lauriers acquis est, dès cet instant, condamnée à la décadence et à la mort. Voilà la vérité, qu'une nation telle que la nation française peut ou doit apprendre à se laisser dire. Mais il lui faut pour cela des hommes sérieux et non des flatteurs... Nous considérons avant tout comme notre véritable ami celui qui nous apprend à nous garder de ce que nous craignons le plus au monde : le vague vide et l'appréciation insuffisante de nos concurrents dans le domaine matériel et in- t'ilectuel. Nous en connaissons par expérience la conséquence inévitable. »
Eh bien ! j( dis que le patriotisme de tout Français est de réfléchit sur ces deux documents Je ne parle
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pas du patriotisme de parade qui s'enveloppe dans un drapeau, qui rime des odes et des cantates ; je parle du patriotisme des hommes d'étude et de science qui veulent la grandeur de la nation par des moyens pratiques. Oui, M. Renan a raison, nous avons eu et nous avons encore beaucoup de gloire^ mais entendez cette parole terrible : « Quiconque ne marche pas en avant sera aussitôt dtvancé. » N'est- ce pas là le glas des siècles que l'esprit nouveau em- porte? Demain, c'est ce vingtième siècle dont l'évo- lution scientifique aide la naissance laborieuse; demain, c'est l'enquête universelle, l'esprit de vé- rité transformant les sociétés; et si nous voulons que' demain nous appartienne, il faut que nous soyons des hommes nouveaux, marchant à l'avenir par la méthode, parla logique, par l'étude et la pos- session du réel. Applaudir une rhétorique, s'enthou- siasmer pour l'idéal, ce ne sont là que de belles émo- tions nerveuses; les femmes pleurent, quand elles entendent de la musique. Aujourd'hui, nous avons besoin de la virilité du vrai pour être glorieux dans l'avenir, comme nous l'avons été dans le passé.
Voilà ce que je vais tâcher de démontrer à la jeu- nesse. Je voudrais lui souffler la haine de la phrase et la méfiance des culbutes dans le bleu. Nous autres qui ne croyons qu'aux faits, qui reprenons tous les problèmes, à l'étude des documents nous sommes accusés d'ordure, nous nous entendons chaqae jour traiter de corrupteurs. Il est temps de prouver ù la génération nouvelle que les véritables corrupteurs sont les rhétoriciens, et qu'il y a une chute fatale dans la boue après chaque élan dans l'idéal.
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Les nations honorent leurs granasliommes. Elles se montrent surtout reconnaissantes pour les écri- vains illustres qui laissent des monuments impéris- sables dans la langue. Homère et Virgile sont restés debout sur les ruines de la Grèce et de Rome. C'est ainsi que le monument poétique de Victor Hugo sera indestructible et que notre siècle doit avoir l'or- gueil de cette construction superbe, qui fixera la langue française et la portera aux siècles les plus re- culés. A ce titre, nous ne saurions trop acclamer le poète. Il est grand parmi les plus grands. U a été un rhétoricien admirable et il demeurera le roi indis- cuté des poètes lyriques.
Mais il faut ensuite distinguer. A côté de la forme, du rythme et des mots, à côté du monument de pure linguistique, il y a la philosophie de l'œuvre. Elle peut apporter la vérité ou l'erreur, elle est le produit d'une méthode et di vient fatalement une force qui pousse le siècle en avant ou le ramène en arrière. Si j'applaudis Victor Hugo comme poète, je le discute comme penseur, comme éducateur. Non seulement sa philosophie me paraît obscure, contra- dictoire, faite de sentiments et non de vérités ; mais encore je la trouve dangereuse, d'une détestable in- fluence sur la génération, conduisant la jeunesse à tous les mensonges du lyrisme, aux détraquements cérébraux de l'exaltation romantique.
Et nous venons bien de le voir, à cette représenta- tion de Ruy Dla<, qui a soulevé un si grand enthou- siasme. C'était le poète, le rhétoricien superbe qu'on
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applaudissait. Il a renouvelé la langue, il a écrit des vers qui ont l'éclat de l'or et la sonorité du bronze. Dans aucune littérature, je ne connais une poésie plus large ni plus savante, d'un soufQe plus lyri- que, d'une vie plus intense. Mais personne, à coup sûr, n'acclamait la philosophie, la vérité de l'œuvre. Si l'on met à part le clan des admirateurs farou- ches, de ceux qui veulent faire de Victor Hugo un homme universel, aussi grand penseur qu'il est grand poète, tout le monde hausse les épaules aujourd'hui devant les invraisemblances de Ruy Blas. On est obligé de prendre ce drame comme un conte de fée sur lequel l'auteur a brodé une mer- veilleuse poésie. Dès qu'on l'examine, au point de vue de l'histoire et de la logique humaine, dès qu'on tâche d'en tirer des vérités pratiques, des faits, des documents, on entre dans un chaos stupéfiant d'er- reurs et de mensonges, on tombe dans le vide de la démence lyrique. Le plus singulier, c'est que Victor Hugo a eu la prétention de cacher un symbole sous le lyrisme de Ruy Blas. 11 faut lire la préface et voir comment, dans l'esprit de l'auteur, ce laquais amou- reux d'une reine personnifie le peuple tendant vers la liberté, tandis que don Salluste et don César de Bazan représentent la noblesse d'une monarchie agonisante. On sait combien les symboles sont com- plaisants; on en met où l'on veut, et on leur fait signifier ce qu'on veut. Seulement celui-ci, en vérité, se moque par trop de monde. Voyez-vous le peuple sans Ruy Blas, dans ce laquais de fantaisie qui a été au collège, qui rimait des odes avant de porter la livrée, qui n'a jamais touché un outil et qui, au lieu d'apprendre un métier, se chauffe au soleil et tombe
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amoureux des duchesses et des reines! Ruy Blas est. un bohème, un déclassé, un inutile ; jamais il n'a été le peuole. D'ailleurs, admettons un instant qu'il soitle peuple, examinons comment il se comporte, tâchons de savoir oh. il va. Ici, tout se détraque. Le peuple poussé par la noble-sse à aimer une reine, le peuple devenu grand ministre et perdant son temps à faire des discours, le peuple tuant la noblesse et s'empoi- sonnant ensuite : quel est ce galimatias? Que devient le fameux symbole? Si le peuple se tue sottement, sans cause aucune, après avoir supprimé la noblesse, la société est finie. On sent ici la misère de cette in- trigue extravagante, qui devient absolument folle, dès quele poète s'avise de vouloirlui faire signifier quelque chose de sérieux. Je n'insisterai pas davantage sur les énormités de Rur/ Blas, au point de vue du bon sens et de la simple logique. Comme poème lyrique, je le répète, l'œuvre est d'une facture merveilleuse; mais il ne faut pas une minute vouloir y chercher autre chose, des documents humains, des idées nettes, une méthode analytique, un système philosophique précis. C'est de la musique et rien autre chose.
J'arrive à un second point. Ruy Blas, dit-on, est un envolement dans l'idéal ; de là, toute sorte de pré- cieux effets : il agrandit les âmes, il pousse aux belles actions, il rafraîchit et réconforte. Qu'importe si ce n'est qu'un mensonge ! il nous enlève à notre vie vul- gaire et nous mène sur les sommets. On respire, loin des œuvres immondes du naturalisme. Nous tou- chons ici le point le plus délicat de la querelle Sans le traiter encore à fond, voyons donc ce que Rwj Blas contient de vertu et d'honneur. Il fautd'abord écarter don Salluste et don César. Le premier est Satan,
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comme dit Victor Hugo ; quant au second, malgré ison respect chevaleresque de la femme, il montre une moralité douteuse. Passons à la reine. Cette reine se conduit fort mal en prenant un amant ; je sais bien qu'elle s'ennuie et que son mari a le tort de beaucoup chasser; mais, en vérité, si toutes les femmes qui s'ennuient prenaient des amants, cela ferait pousser des adultères dans chaque famille. Enfin, voilà Ruy Blas, et celui-là n'est qu'un chevalier d'industrie, qui, dans la vie réelle, passerait en cour d'assises. Eh quoi ! ce laquais a accepté la reine des mains de don Salluste; il consent à entrer dans cette trom- perie, qui devrait paraître au spectateur d'autant plus lâche que don César, le gueux, l'ami des voleurs, vient de la flétrir dans deux superbes tirades; il fait plus, il vole un nom qui n'est pas le sien. Puis, il porte C8 nom pendant un an, il trompe une reine, une cour entière, tout un peuple; et, ces vilenies, il s'en rend coupable pour consommer un adultère; et il com- prend si bien la traîtrise, l'ordure de sa conduite, qu'il finit par s'empoisonner! Mais cet homme n'est qu'un débauché et qu'un filou! Mon âme ne s'agrandit pas du tout en sa compagnie. Je dir li même que mon âme s'emplit de dégoût, car je vais malgré moi au delà des vers du poète, dès que je veux rétablir les faits et me rendre compte de ce qu'il ne montre pas ; je vois alors ce laquais dans les bras de cette reine, et cela n'est pas propre. Au fond, Ruy Blas n'est qu'une mons- trueuse aventure, qui sent le boudoir et la cuisine. Yictor Hugo a beau emporter son drame dans le bleu du lyrisme, la réalité qui se trouve par-dessous est infâme. Malgré le coup d'aile des vers, les faits s'im- posent, cette histoire n'est pas seulement folle, elle
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est ordurière ; elle ne pousse pas aux belles actions, puisque les personnages ne commettent que des saletés ou des gredineries; elle ne rafraîchit pas et ne réconforte pas, puisqu'elle commence dans la boue et finit dans le sang. Tels sont les faits. Main- tenant, si nous passons aux vers, il est très vrai qu'ils expriment souvent les plus beaux sentiments du monde. Don César fait des phrases sur le respect qu'on doit aux femmes; la reine fait des phrases sur les sublimités de l'amour; Ruy Blas fait des phrases sur les ministres qui volent l'État. Toujours des phrases, ohl des phrases tant qu'on en veut! Est-ce que, par hasard, les vers seuls seraient chargés de l'agrandissement des âmes? Mon Dieu! oui, et voilà où je voulais en arriver : il s'agit simplement ici d'une vertu et d'un honneur de rhétorique. Le ro- mantisme, le lyrisme met tout dans les mots. Ce sont les mots gonflés, hypertrophiés, éclatant sous l'exa- gération baroque de l'idée. L'exemple n'est-il pas frappant : dans les faits, de la démence et de l'or- dure ; dans les mots, de la passion noble, de la vertu fière, de l'honnêteté supérieure. Tout cela ne pose plus sur rien; c'est une construction de langue bâtie en l'air. Voilà le romantisme.
J'ai étudié, à plusieurs reprises, l'évolution roman- tique, et il est inutile que je recommence une fois encore l'historique de ce mouvement. Mais je veux insister sur ce fait qu'il a été une pure émeute de rhétoriciens. Le rôle de Victor Hugo, rôle consi- dérable, s'est borné à renouveler la langue poéti- que, à créer une rhétorique nouvelle. On s'est battu en 1830 sur le terrain du dictionnaire. La langue classique se mourait d'anémie; les romanti-
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ques sont venus lui donner du sang par la mise en circulation d'un vocabulaire inconnu ou dédaigné, par l'emploi de tout un monde d'images éclatantes, par une façon plus large et plus vivante de sentir et de rendre. Mais si l'on sort de cette question de lan- gage, on voit que les romantiques ne se séparaient pas des classiques; comme eux, ils restaient déi'ites, idéalistes, symboliques; comme eux, ils costu- maient les êtres et les choses, ils les mettaient dans un ciel de convention, ils avaient des dogmes, de communes mesures, des règles. Môme il faut ajouter que le lyrisme emportait la nouvelle école dans l'absurde beaucoup plus loin que la vieille école classique. Les poètes de 1830 avaient bien élargi le domaine littéraire en voulant introduire l'hotiime tout entier, avec ses rires et ses larmes, en donnant un rôle h la nature, mise en œuvre par Rousseau depuis longtemps. iMais ils gâtaient ces libertés con- quises, ils en abusaient d'une étrange manière, en sortant du premier coup hors de l'humanité et hors des choses; par exemple, s'ils s'inquiétaient de la nature, s'ils la peignaient, au lieu de l'étudier comme un milieu exact complétant les personnages, ils l'animaient de leurs propres rêves, la peuplaient de légendes et de cauchen ars ; de même, pour les p(!r- sonnages, ils se flattaient d'accepter tout l'homme, chair et âme, et leur premier besoin était d'enlever l'homme dans les nuages, d'en faire un mensonge. Alors, fatalement, il arrivait que les classiques, avec leurs abstractions, leur monde raidi et mort,, étaient encore plus humains, plus près de la vérité, plus logiques et plus complets que les romantiques, avec leur horizon vaste et les nouveaux éléments da
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vie qu'ils employaient. Une évolution accomplie par des poètes lyriques devait aboutir là ; c'est ce que nous constatons nettement à cette heure. Le lyrisme, dans une littérature, est l'exaltation poétique échap- pant à toute analyse, touchant à la folie. Victor Hugo n'est donc qu'un poète lyrique; tout en lui est d'un rhétoricien de génie, sa langue, sa philosophie, sa morale. Et ne cherchez pas sous les mots ni sous les rythmes, car, je le dis encore, vous y trouveriez le chaos le plus incroyable, des erreurs, des contradic- tions, des enfantillages solennels, des abominations pompeuses.
Aujourd'hui, quand on étudie le mouvement litté- raire depuis le commencement du siècle, le roman- tisme apparaît comme le début logique de la grande évolution naturaliste. Ce n'est pas sans raison que des poètes lyriques se sont produits les premiers. Socialement, on expliquerait leur venue par les se- cousses de la Révolution et de l'Empire ; après ces massacres, les poètes se consolaient dans le rêve. Mais ils venaient surtout parce que, littérairement, ils avaient une besogne considérable à accomplir. Cette besogne, c'était le renouvellement de la lan- gue. Il fallait jeter l'ancien dictionnaire dans le creu- set, refondre le langage, inventer des mots et des images, créer toute une nouvelle rhétorique pour exprimer la société nouvelle; et seuls peut-être des poètes lyriques pouvaient mener à bien un pareil tra- vail. Ils arrivaient avec la rébellion de la couleur, avec la passion de l'image, avec le souci dominant du rythme. G'ét.ient des peintres, des sculpteurs, des musiciens, qui poursuivaient avant tout le son, la forme, la lumière. Pour eux, l'idée ne venait qu'au
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second plan, et l'on se souvient de cette école de l'art pour l'art, qui était le triomphe absolu de la rhétorique. Tel est le caractère essentiel du lyrisme : un chant, la pensée humaine échappant à la mé- thode et s'envolant en mots sonores. Aussi peut-on constater quel éclat notre langue a pris en passant par cette flamme des poètes, ^'ettez au commence- ment du siècle une littérature de savants, pondérée, exacte, logique, et la langue, affaiblie par trois cents ans d'usage classique, restait un outil émoussé et sans vigueur. Il fallait, je le répète, une généra- tion de poètes lyriques pour empanacher la langue, pour en faire un instrument large, souple et bril- lant. Ce Cantique des Cantiques du dictionnaire, ce coup de folie des mots hurlant et dansant sur l'idée, était sans doute nécessaire. Les romantiques venaient à leur heure, ils conquéraient la liberté de la forme, ils forgeaient l'outil dont le siècle devait se servir. C'est ainsi que tous les grands Etats se fondent sur une bataille.
Nous verrons plus loin quel État allait se fonder, grâce à la bataille romantique. La rhétorique avait vaincu, l'idée pouvait passer et se formuler, grâce à la langue nouvelle. Il faut donc saluer dans Victor Hugo l'ouvrier puissant de cette langue. Si, en lui, l'au- teur dramatique, le romancier, le critique, le phi- losophe sont discutables, si le lyrisme, le coup de démence sublime arrive toujours à détraquer à un moment ses jugements et ses conceptions, il a été quand même et partout le rhétoricien de génie que je viens d'étudier. Elle est la raison de la souveraineté qu'il a exercée et qu'il exerce encore. Il a créé une langue, il tient le siècle, non par les
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idées, mais parles mois; les idées du siècle, celles qui le conduisent, ce sont la méthode scientifique, l'analyse expérimentale, le naturalisme ; les mots, ce sont ces richesses nouvelles de termes exhumés ou inventés, ces images magnifiques, ces tournures superbes dont l'usage est devenu commun. Au dé- but d'un mouvement, les mois écrasent toujours l'idée, parce qu'ils frappent davantage. Victor Hugo est royalement drapé depuis sa jeunesse dans le manteau qu'il s'est taillé en plein velours de la forme. A côté de lui, Balzac apporte l'idée du siècle, l'observation et l'analyse, et il semble nu, on le salue à peine. Heureusement, plus tard, l'idée se dégage de la rhétorique, s'affirme, règne avec une force souveraine. Nous en sommes là. Victor Hugo reste un grand poète, le plus grand des poètes lyriques. Mais le siècle sesl dégagé de lui, l'idée scientifique s'impose. Dans Riu/ B/as, c'est le rhétoricien que nous applaudissons. Le philosophe et le moraliste nous font sourire..
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Voyons, maintenant, la réception de M. Ernest Renan à l'Académie française. Cette réception a été aussi une grande fête littéraire. Il y avait là un triomphe de la liberté de penser qu'il faut constater avant tout. Pour me bien faire entendre, je distin- guerai entre le Renan de la légende et le Renan de la réalité. 11 faut se souvenir de la publication de la Vie de Jésus. Ce fut un coup de foudre. M. Renan était
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inconnu 'u grand public. Il avait une répulalion d'érudit, de linguiste très distingué, qui ne dépassait pas un monde spécial. Et, brusquement, du matin au soir, sa figure se dressait sur la France, avec le profil terrifiant de l'Antéchrist. C'était un sacrilège lui secouant Jésus sur sa croix. On le représentait, pareil à Satan, avec deux cornes et une queue. L'effarement fut surtout immense parmi le clergé ; tous les curés de campagne firent sonner leurs clo- ches et l'excommunièrent dans leurs prônes; les évêques lancèrent des mandements et des brochures, le pape pâlit sous la tiare. On racontait que les jésui- tes brûlaient les éditions de la Vie de Jésus, à mesure que l'éditeur les mettait eu circulation, ce qui assu- rait une vente inépuisable. Dans le public, l'émotion alla on grandissant devant cet affolement du clergé. Les dévotes se signaient et terrifiaient les petites filles méchantes, en les menaçant de M. Renan; tandis que les indifférents s'intéressaient à cet auda- cieux et lui donnaient volontiers des proportions gigantesques. 11 devenait le géant de la négation, il sj'mbolisait la science tuant la foi. En un mot, notre siècle d'enquête scientifique s'incarnait en lui. Si l'on ajoute qu'il passait pour un prêtre défro- qué, on complétera la figure de cet archange rebelle, un Satan moderne, vainqueur de Dieu, supprimant Dieu avec l'arme du siècle.
Tel était le Renan de la légende, et tel il est resté pour certaines personnes. Si nous passons au Renan de la réalité, nous restons surpris. Le savant demeure un érudit, mais il devient un poète. Imaginez un tempérament de croyant, un être contemplatif, grandi dans la brume, sur une côte de Bretagne. lia
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été élevé dans les pratiques les plus strictes du catho- licisme; son premier désir est d'être prêtre, et toute son éducation, toute son instruction le destinent au sacerdoce. Il vient à Paris, il entre au séminaire, trempé de religiosité, apportant le rêve dévot de sa race et du milieu oij il a poussé. Là, une case du cerveau, muette jusqu'à ce jour, se met à fonction- ner. Est-ce un souffle de Paris qui l'a frappé au pas- sage? Est-ce une prédisposition lointaine qui s'éveil- lait chez l'homme, après avoir balbutié chez l'enfant? Lui seul pourrait nous le dire, en nous confessant ses péchés de gamin. Quoi qu'il en soit, le libre exa- men parlait en lui. Dès lors, le prêtre était mort. C'est toujours la même histoire : le premier frisson du doute, puis les combats douloureux, puis le dé- chirement flnal. M. Renan avait quitté le séminaire et s'était réfugié dans l'étude des langues. Mais ce qui n'était pas mort en lui, c'était l'idéaliste, le spi- ritualiste. Toutes ses croyances du jeune âge com- battues et refoulées, avaient trouvé un autre lit et s'épanchaient en un flot de poésie tendre. Il y a là un cas bien curieux de la satisfaction tyrannique d'un tempérament : il ne pouvait plus être prêtre, il serait poète, et son tempérament se contenterait quand même. Sans doute une nature moins trem- pée dans la religiosité, grandie dans un milieu moins brumeux serait allée jusqu'au bout de la voie scien- tifique, aurait resserré de plus en plus la formule de ses négations. M. Renan devait s'arrêter à mi-che- min, avec l'éternel regret de sa foi perdue et la vague iouissance de douter de son doute. Cette transfor- mation de la foi en poésie est ce qui le caractérise. Il n'est plus un croyant, mais il n'est pas un savant.
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Je vois en lui un homme de transition. Pour moi, l'esprit romantique a passé par là.
Oui, M. Renan est un panthéiste de l'école roman- tique. On a expliqué que, mettant Dieu dans Ihu- manité, il n'a point nié précisément la divinité du Christ, puisqu'il en a fait le plus parfait et le plus ai- mable des hommes. Je ne veux pas me perdre dans la question philosophique; je n'examinerai point ses théories de la formation lente d'une humanité supé- rieure, d'un groupe de Messies intellectuels régnant sur la terre par la puissance de leurs facultés. Il me suffît qu'il soit déiste comme Victor Hugo, et que ses croyances, pour être plus équilibrées, n'en soient pas moins des imaginations de poète lyrique, aussi éloignées des affirmations des dogmes que des affir- mations de la science. Ni croyant ni savant, poète, voilà son étiquette. Il flotte dans le vague des con- templatifs. L'idée, chez lui, n'a jamais une netteté solide. On sent ce qu'il pourrait penser; mais le pense-t-il réellement? c'est ce qu'on ne saurait dire, car il répugne à toute conclusion claire. Et si, lais- sant le philosophe, nous passons à l'écrivain, nous trouvons le romantique dans tout son charme et sa puissance. Sans doute, ce n'est pas l'efi^arement su- perbe de Victor Hugo, le grossissement des anti- thèses, l'entassement des grands mots et des grandes images. C'est plutôt le miel coulant de Lamartine, une rêverie béate et religieuse, un style qui a la vo- lupté d'une caresse et l'onction d'une prière. La phrase s'agenouille et se pâme, dans une vapeur d'encens, sous le jour mystique des vitraux. On devine tout de suite que M. Renan est entré dans la cathédrale gothique du romantisme, et qu'il y est
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resté non plus comme croyant, mais comme écrivain. Nous retrouvons là le poète, s'attardant à mi-che- min du style deTérudit et du savant, comme il est de- meuré à mi-chemin des formules du philosophe. Cela complète et arrête sa personnalité d'un trait définitif. Voilà donc le Renan de la légende et le Renan de la réalité. 11 faut ajouter que les entêtés seuls, les farouches du catholicisme et les sols qui s'en tien- nent aux idées toutes faites, continuent à regarder M. Renan comme l'Antéchrist. Les années ont passé; on a fini par comprendre que la Vie de Jésus était un aimable poème, dissimulant sous des fleurs roman- tiques quelques-unes des affirmations de l'exégèse moderne. Toutes les vérités ne sont pas là; il y en a seulement un choix, fait par une main d'artiste, et embelli des couleurs les plus tendres de l'imagina- tion. Si l'on veut surprendre le procédé de M. Renan, il suffit de comparer son livre à celui de l'Allemand Strauss, qui a des raideurs de discussions et de dé- monstrations rebutantes; nous ne trouvons plus ici qu'un érudit et un savant, dont le style n'a pas d'or- nements et dont l'unique souci est la vérité. Aussi, à cette heure, pour le plus grand nombre, le terrible M. Renan est-il devenu le doux M. Renan. On l'accepte comme un mélodiste, qui a eu certaine- ment tort de choisir un motif irrespectueux pour chanter sa musique, mais qui, en somme, a écrit là de la musique bien agréable. Et c'est au mélodiste que l'Académie française a ouvert ses portes. Je voulais en venir là : je constate que l'.^cadémie a fêté le rhétoricien et non le savant. Toute celte fête littéraire s'est encore donnée en l'honneur d'un poète lyrique.
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Il faut être sévère, parce que, dans nos temps d'hypocrisie et de complaisance, la sévérité seule peut rendre la nation virile. Sans doute l'Académie, en accueillant M. Renan, a fait un très bon choix, tel qu'il lui arrive rarement d'en faire un semblable. M. Renan, dont l'érudition est réellement très large, est en outre un de nos prosateurs les plus raffinés. Littérairement, il vaut dans son petit doigt plus que dix académiciens pris au hasard sur les bancs de la docte compagnie. Seulement, il ne faudrait pas re- garder son élection comme le triomphe à l'Institut de la formule scientifique moderne. Il n'y a, sous la fameuse coupole, qu'un poètede plus. Le vrai courage était de nommer M. Renan après son retentissant succès de la Vie de Jésus. Aujourd'hui, il force les portes par son charme; il ne s'assoit pas dans .son fauteuil avec sa queue et ses cornes, il s'y assoit couronné par les dames. Personne n'a plus peur de lui; il est même devenu le refuge des âmes reli- gieuses que la science sèche et nue inquiète. Alors, qu'on ne fasse pas tant de tapage du libéralisme de l'Académie. Elle a accueilli un écrivain, c'est parfait. La science moderne n'a pas à crier victoire, commn aux réceptions solennelles de Claude Bernard et de M. Littre.
Ce qui m'a paru bien caractéristique, dans le dis- cours de M. Renan, c'est la façon dont il accepte les découvertes de la science, en idéaliste plein de sou- plesse, qui utilise tout pour continuer et élargir ses rêves. Une citation, prise dans son discours de récep- tion, est nécessaire. « Le ciel, tel qu'on le voit avec les données de l'astronomie moderne, est bien supé- rieur à cette voûte solide, constellée de points bril-
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lants, portée sur des piliers à quelques lieues de dis- tance en l'air, dont les siècles naïfs se contentèrent.. Si, par moments, j'ai quelques mélancoliques sou- venirs pour lesneuf chœurs d'anges qui embrassaient les 01 bes des sept planètes, et pour celte mer cristal- line qui se déroulait aux pieds de l'Eternel, je me console en songeant que l'infini où notre œil plonge est un infini réel mille fois plus sublime, aux yeux du vrai contemplateur, que tous les cercles d'azur des paradis d'Angelico de Fiésole. Combien les vues profondes du chimiste et du cristallographe sur l'atome dépassent la vague notion de la matière dont vivait la philosophie scolastique!... Le triomphe de la science est en vérité le triomphe del'idéalisme... » Retenez ce cri, il est typique. C'est l'échappée du poète qui, chaque fois que vous reculerez les limites de l'inconnu, consentira bien à marcher avec vous, mais pour s'installer et rêver dans le coin de mystère où vous ne serez pas enrore descendu. Comme M. Renan lui-même le constate dans la suite de son discours, un savant n'admet l'inconnu, Fidéal, que comme un problème posé dont il cherchera la solution. Nouvelle preuve que M. Renan n'est pas un savant, car il lui faut son coin de mystère, et plus vous rétrécirez ce coin, plus vous le porterez au fond de l'infini, et plus il affectera de paraître en- chanté, parce que, dira-t-il, son rêve en devient d'autant plus lointain et sublime. C'est ainsi que « le triomphe de la science est le triomphe de l'idéa- lisme ». Je connaissais déjà la phrase, pour l'avoir souvent entendu donner comme un argument suprême. Elle est le refuge des idéalistes qui ne nient pas les sciences modernes. Gomme ils comp-
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tent qu'un point du mystère de la matière et de la vie restera toujours fermé, ils font voyager leur idéal à chaque découverte, en se disant que, môme traqués de croyance en croyance, ils auront toujours ce point final comme un asile inexpugnable. Cela est d'une foi en l'idéal bien élastique. J'ai une médiocre estime philosophique pour ces rêveurs enragés qui, à chaque étape de la science, demandent à s'arrêter pour faire un petit bout de rêve, quittes à déménager de nouveau et à aller achever de prendre leur jouis- sance plus loin. M. Ren;m est un de ces poètes de l'idéal qui suivent les savants en traînant la jambe et en profitant de chaque halle pour cueillir quelques fleurs.
Et remarquez que son grand succès, je parle du succès bruyant et populaire, vient de sa rhétorique. En Allemagne, Strauss, enfermé dans les sécheresses de son argumentation, avait simplement remué le public spécial des érudits et des théologiens ; la foule des gens du monde et des simples lettrés s'était dé- sintéressée. Au contraire, chez nous, M. Renan, beau- coup moins net comme négation, mais traitant la matière avec des brassées de fleurs de rhétorique, a passionné le public tout entier. Encore une preuve de la toute-puissance de la forme. Le succès de la ]'ie de Jésus, c'est le succès de liuy Ulas ' c'est la phrase, le son, la couleur, l'odeur séduisant tout un peuple d'artistes par les sens. Il y a là un effet ner- veux, matériel. Quand un rhétoricien a du génie, il est le maître incontesté des foules, il les prend par leur chair et les conduit où il veut. Un savant fera le vide dans un auditoire, lorsqu'un poète enthou- siasmera jusqu'à ses adversaires. Cela explique le
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coup de folie du romantisme, dans lapremière moitié du siècle. Aujourd'hui encore, nous applaudissons à tout rompre, lorsqu'une bouffée de poésie lyrique nous passe dans les oreilles.
Pourtant, ce qu'il faut dire bien haut, c'est que ce tapage de la forme est passager. On classe l'écrivain ; puis, on hausse les épaules, lorsqu'il se pose en pen- seur et en savant. Et la punition est là pour les timi- des qui n'ontpoint osé aller jusqu'au bout de leur pen- sée, pour les habiles qui ont cru très fort de gagner chacun en ménageant toutle monde. Oui, ces finesses d'ambitieux, ce procédé de ne lâcher que les vérités aimables et bien vêtues, cet équilibre plein d'art qui l'est pas le mensonge sans être la vérité, toute cette tactique hypocrite se retourne contre ceux qui l'em- ploient par calcul ou partempérament. Unjour, après ^voir été acclamés, ils se trouvent seuls, très célèbres il est vrai, chargés d'honneurs et de récompenses; mais ils n'ont qu'une réputation de joueurs de flûte, lorsqu'ils auraient pu ambitionner la gloire indes- tructible des grands penseurs et des grands savants.
Jene conclurai pas moi-même. J'ai trouvé dans un article un jugement très sévère qui m'a beaucoup frappé, et je le donne ici sans commentaire : « Un homme comme M. Renan devrait avoir quelque in- fluence sur son temps; il n'en a aucune. On ne l'a point pris au sérieux... En vain, il aborde les plus terribles problèmes : on n'a point admis ses solutions ; on a vu des jeux et des ris où le philosophe, l'épigra- phiste, le savant eût voulu une entière et austère at- tention. L'écrivain seul subsistera; on dira qu'il a connu tous les secrets de la langue et qu'au milieu des instrumentistes d'aujourd'hui il a su, parmi tant
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de cuivres, faire dominer les trilles de son hautbois... La postérité le classera parmi les illustres inutiles, parmi ceux qui, en un siècle d'enfantement et do i-é- veil, ont pris la part des doux loisirs et des sommeils champêtres. »
III
Par une sorte d'ironie, il arrive presque toujours que Tacadémicien nouvellement élu doit faire l'éloge d'un académicien mort de tempérament absolument opposé au sien. C'est ce qui vient d'arriver; on a pu voir M. Renan, le rhétoririen, le poète, jeter toutes les fleurs de ses phrases sur la vie et l'œuvie de Claude Bernard, le savant qui a mis toute sa lorre dans la méthode expérimentale. Le spectacle est assez curieux pour qu'on s'y arrête. Dailleurs, je veux mettre debout cette haute et sévère figure de Claude Bernard, en face des figures de Victor Hugo et de M. Renan. Ce sera la science en face de la rhé- torique, le naturalisme en face de l'idéalisme. Il me fallait ce point d'appui. Et, ensuite, je pourrai con- clure.
Le côté plaisant, c'est que je n'aurai pas i\ inter- venir. M. Renan lui-môme va me fournir, dans son discours de réception, toutes les citations dont j'au- rai besoin. Je trouve là une foule d'arguments déci- sifs en faveur du naturalisme. Il me suffira de couper des phrases et de les commenter en quelques lignes.
D'abord, je résumerai brièvement la vie de Claude Bernard. Il naquit « au petit village de Saint Julien,
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près Villefranche, dans une maison de vignerons qui lui resta toujours chère. » Ayant perdu son père de bonne heure, élevé par sa mère, il reçut ses pre- mières leçons du curé de son village, alla ensuite au collège de Villefranche, puis débuta dans la vie comme aide pharmacien, à Lyon. Il rêvait alors l<i gloire littéraire. « Il essayait toute chose, eut un petit succès sur un théâtre de Lyon, avec un vaude- ville dont il ne voulait jamais dire le titre, vint à. Paris, ayant dans sa valise une tragédie en cinq actes et une lettre. » Cette lettre était adressée à M. Saint- Marc Girardin, qui le détourna de la littérature. Dès lors, Claude Bernard allait trouver sa voie. Il rencon- tra Magendie, qui en fit son élève préféré. Ses luttes furent longues et terribles. On connaît ses merveil- leux travaux, ses découvertes, (jui ont élargi la phy- siologie. Et je laisse pailer M. llenan : « Les récom- penses vinrent lentement h cette grande carrière, qui, à vrai dire, pouvait s'en passer, car elle était à elle-même sa propre récompense. Votre confrère avait eu les rudes commencements de la vie du savant; il en eut les tardives douceurs. L'Académie des sciences, la Sorbonne, le Collège de France, le Muséum tinrent à honneur de le possédir. Votre compagnie mit le comble à ces faveurs en lui confé- rant le premier des titres auxquels puisse aspirer l'homme voué aux travaux de l'esprit. Une volonté personnelle de l'empereur Napoléon III l'appela au Sénat. »
Je m'arrête, ce bout de biographie est suflisanl pour établir un court parallèle entre Claude Bernard et M. Renan. Remarquez le point de départ : tous deux ont été élevés par un prêtre ; seulemenL le pre-
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mier a grandi sur un coteau ensoleillé, tandis que l'autre a été trempé dès l'enfance par les brames de l'Océan. Tout de suite, les différences de tempéra- ment s'affirment : M. Renan, de nature poétique et religieuse, rêve d'être prêtre et plus tard, malgré son érudition très large, malgré ses négations, ne peut se dégager du spiritualisme le plus nuageux ; Claude Bernard, d'esprit exact, va droit à la science expéri- mentale et n'a plus qu'un but, celui de traquer la vérité d'inconnu en inconnu Ce que je trouve surtout de caractéristique, c'est la tentative littéraire de ce- lui-ci. Sa tragédie est mauvaise, le rhétoricien en lui - est pitoyable. On le sent empêtré dans une formule littéraire où ses facultés d'observation, son analyse, sa logique ne peuvent lui servir à rien. 11 patauge dans la littérature classique, comme il pataugerait dans la littérature romantique, et dès lors il n'a de refuge que la science. M. Renan le dit lui-même. « Le temps était plus favorable à une littérature souvent de médiocre aloi qu'à des rechercbes qui ne prêtaient pas à de jolies phrases. » Ces lignes font sourire; on songe immédiatement que M. Re- nan a trouvé le moyen d'écrire de jolies phrases sur des recherches qui ne prêtaient guère au style lyri- que. Mais on y voit nettement les raisons qui ont jeté Claude Bernard dans la science.
D'ailleurs, traitons tout de suite la question du style. A plusieurs reprises, M. Renan revient sur cette question, et en termes excellents. Je cite : « La vraie méthode d'investigation, supposant un juge- ment ferme et sain, entraîne les solides qualités du style. Tel mémoire de Letronne et d'Eugène Bur- nouf, en apparence étranger à tout souci de la forme,
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est un chef-d'œuvre à sa manière. La règle du bon style scientifique, c'est la cl.irté, la parfaite adapta- tion au sujet, le complet oubli de soi-même, l'abné- gation absolue. Mais c'est là aussi la règle pour bien «^crire en quelque matière que ce soit. Le meilleur écrivain est celui qui traite un grand sujet et s'oublie lui-même pour laisser parler son sujet. » Et plus loin : « Ecrivain, certes, il l'était, et écrivain excellent, car il ne pensa jamais à l'être. Il eut la première qualité de l'écrivain, qui est de ne pas songer à écrire. Son style, c'est sa pensée elle-même; et comme cette pensée est toujours grande et forte, son style aussi est toujours grand, solide et fort. Rhétorique excel- lente que celle du savant, car elle repose sur la jus- tesse du style vrai, sobre, proportionné à ce qu'il s'agit d'exprimer, ou plutôt sur la logique, base uni- que, base éternelle du bon style. » Et plus loin encore : « Il faut remonter à nos maîtres de Port- Royal pour trouver une telle sobriété, une absence de tout souci de briller, un tel dédain des procédés d'une littérature mesquine, cherchant à relever par de fades agréments l'austérité des sujets. »
Je n'aurais peut être point osé condamnerla rhéto- rique romantique en termes si sévères. M. Renan, emporté par la vérité, oublie les « fades agréments « dont il a relevé « l'austérité » de la Vie de Jésus. Que nous sommes loin aussi des tirades de Ruy Blas, avec la logique « base unique, base éternelle du bon style! >) Voilà l'outil de la vérité, l'outil du siècle. Le lyrisme, son panache de grands mots, ses épithètes retentissantes, sa musique d'orgue et son envole- ment, ne sont plus qu'un coup de folie, qu'une démence d'esprits extatiques, à genoux devant l'idéal,
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tremblant qu'on ne leur ravisse le dernier coin du mystère où ils logent leurs rêves.
Mais j'arrive au fond même de la querelle, à la guerre engagée par la science contre l'idéal, contre l'inconnu. Le grand rôle de Claude Bernard est là. Il a pris la nature à ses sources, il a résolu les pro- blèmes par l'expérience, en s'appuyant sur les faits et en faisant, à chacun de ses pas, reculer l'inconnu devant lui. Ecoutez M. Renan : « La plus haute phi- losophie résultait de cet ensemble de faits constatés avec une inflexible rigueur. Gomme loi suprême de l'univers, Bernard reconnaît ce qu'il appelle le d ter- min/sme, c'est-fi-dire la liaison inflexible des phéno- mènes, sans que nul agent extra-naturel intervienne jamais pour en modifier la résultante. Il n'y a pas, comme on l'avait dit souvent, deux ordres de sciences : celies-ci d'une précision absolue, celles-là toujours en crainte d'être dérangées par des forces mystérieuses. Cette grande inconnue de la physio- logie que Bichat admettait encore, cette puissance capricieuse qui, prétendait-on, résistait aux lois de la matière et faisait de la vie une sorte de miracle, Bernard l'exclut absolument. « L'obscure notion de cause, disait-il, doit être rapportée à l'origine des choses;... elle doit faire place, dans la science, à la notion du rapport des conditions. » Et, plus bas, M. Renan ajoute : « Claude Bernard n'ignorait pas que les problèmes qu'il soulevait touchaient aux plus graves questions philosophiques. Il n'en fut jamais ému. Il ne croyait pas qu'il lut permis au sa- vant de s'occuper des conséquences qui peuvent sor- tir de ses recherches. Il n'était d'aucune secte. Il cherchait la vérité, et voilà tout. » Eh bien I toute
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l'enquête moderne est là. On a remis les problèmes en question, la science actuelle procède à une révi- sion des prétendues vérités que le passé affirmait au nom de certains dogmes. On étudie la nature et l'homme, on classe les documents, on avance pas à pas, en employant la méthode expérimentale et analytique ; mais on se garde bien de conclure, parce que l'enquête continue et que nul encore ne peut se flatter de connaître le dernier mot. On ne nie pas Dieu, on tâche de remonter à lui, en reprenant l'analyse du monde. S'il est au bout, nous le verrons bien, la science nous le dira. Pour le moment, nous le mettons à part, nous ne voulons pas d'un élément surnaturel, d'un axiome extra humain qui nous troublerait dans nos observations exactes, Ceux qui débutent par affirmer l'absolu introduisent, dans leurs études des êtres et des choses, une donnée de pure imagination, un rêve personnel, d'un charme esthétique plus ou moins grand, mais d'une vérité et d'une morale absolument nulles.
Et je ne reste pas dans le domaine scientifique, j'entre ici dans le domaine littéraire. La formule naturaliste en littérature, telle queje la poserai tout à l'heure, est identique à la formule naturaliste dans les sciences, etparticulièrement en physiologie. C'est la même enquête, portée des faits vitaux dans les faits passionnels et sociaux; l'esprit du siècle donne le branle à toutes les manifestations intellectuelles, le romancier qui étudie les mœurs complète le phy- siologiste qui étudie les organes. M. Renan est en- core ici avec moi. Ecoulez-le : « Quoique Claude Ber- nard parlât peu des questions sociales, il avait l'es- prit trop grand pour ne pas y appliquer ses principes
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généraux Ce caractère conquérant de la science, il l'admettait jusque dans le domaine des sciences de l'humanité. « Le rôle actif des sciences expérimen- tales, (lisait-il, ne s'arrête pas aux sciences physico- chimiques et physiologiques; il s'étend jusqu'aux sciences historiques et morales. On a compris qu'il ne suffit pas de rester spectateur inerte du bien et du mal, en jouissant de l'un et en se préservant de l'autre. La morale moderne aspire à un rôle plus grand : elle recherche les causes, veut les expliquer et agir sur elles; elle veut, en un mot, dominer le bien et le mal, faire naître l'un et le développer^ lutter avec l'autre pour l'extirper et le détruire. » Ces paroles sont grandes, et elles contiennent toute la haute et sévère morale du roman naluraliste con- temporain, qu'on a l'imbccillité d'accuser d'ordure et de dépravation. Elargissez encore le rôle des sciences expérimentales, étendez-le jusqu'à l'étude des passions et à la peinture des mœurs; vous ob- tenez nos romans qui recherchent les causes, qui les expliquent, qui amassent les documents humains, pour qu'on puisse être le maître du milieu et de l'homme, de façon à développer les bons éléments et à exterminer les mauvais. Nous faisons une besogne identique à celle des ^a\ants. Il est impossible de baser une législation quelconque sur les mensonges des idéalistes. Au contraire sur les documents vrais que les naturalistes apportent, on pourra sans doute un jour établir une société meilleure, qui vivra par la logique et par la méthode. Du moment où nous sommes la vérité, nous sommes la morale.
Voyez le tableau que M. Renan trace des travaux du savant : « Il passait sa vie dans un laboratoir&
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obscur, au Collège de France ; et là, au milieu des speclacles les plus repoussants, respirant l'atmo- sphère de la mort, la main dans le sang, il trouvait les plus intimes secrets de la vie, et les vérités qui sor- taient de ce triste réduit éblouissaient tous ceux qui savaient les voir. Claude Bernard disait lui-même : « Le physiologiste n'est pas un homme du monde, c'est un savant, c'est un homme absorbé par une idée scientifique qu'il poursuit; il n'entend plus les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée et n'aperçoit que des organismes qui lui cachent des problèmes qu'il veut découvrir. De même, le chirurgien n'est pas arrêté par les cris et les sanglots, parce qu'il ne voit que son idée et le but de son opération. De même encore, l'anatomiste ne sent pas qu'il est dans un charnier horrible; sous l'influence d'une idée scientifique, il poursuit avec délices un filet nerveux dans des chairs puantes et livides, qui seraient pour tout autre homme un objet de dégoût et d'horreur. » Devant un pareil tableau, nous pardonnera-t-on nos quelques audaces à nous, romanciers naturalistes, qui, par amour du vrai, poursuivons parfois avec délices les détraquemenis que produit une passion dans un personnage gâlé jusqu'aux moelles? Nous reprocherai-t-on nos char- niers horribles, le sang que nous faisons couler, les sanglots que nous n'épargnons pas aux lecteurs? C'est que de nos tristes réduits nous espérons faire sortir des vérités qui éblouiront ceux qui sauront les voir.
Telle est donc la haute figure de Claude Bernard. Il représente la science moderne dans ^on dédain de la rhétorique, dans son enquête vigoureuse et mitho-
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clique, exempte de toute concession au rêve et à l'in- connu. Il n'admet aucune source irrationnelle, telle qu'une révélation, une tradition, une autorité con- ventionnelle et arbitraire. II prétend que, dans le pro- blème de l'homme, tout doit être étudié et expliqué avec le seul outil de l'expérience et de l'analyse. En un mot, cet homme est l'incarnation de la vérité affirmée et prouvée. Aussi, quelle décisive influence sur son temps! Chacune de ses découvertes est un élargissement de l'intelligence humaine. Les élèves se pressent autour de lui. Il laisse des documents sur lesquels travaillera l'avenir. Et, maintenant, reportez- vous à la solitude de M. Renan, du rhétoricien qui a idéalisé ses emprunts et ses trouvailles d'érudit. Evi- demment, ce n'est ici qu'un charmeur, un rêveur attardé; la force du siècle est chez Claude Bernard. Le magnifique élan poétique, le lyrisme de Victor Hugo n'est plus lui-même qu'une musique superbe, à côté des conquêtes viriles de Claude Bernard sur le mystère de la vie. Tandis que le poète lyrique brouille tout, augmente l'erreur, élargit l'inconnu pour y pro- mener la folie de son imagination, le physiologiste diminue le champ du mensonge, laisse une place de plus en plus restreinte à l'ignorance humaine, honore •la raison et fait œuvre de justice. Eh bien! c'est ici que se trouve la seule et véritable morale, c'est dans ce spectacle qu'on doit puiser de grandes leçons et de grandes pensées.
IV
Voyons maintenant cette formule de la science moderne appliquée à la littérature. D'abord, je con-
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nais l'argument des lyriques : il y a l;i science el il y a la poésie. Certes, oui ; il n'est pas question de sup- primer les poêles. Il s'agit simplement de les mellre à leur place et d'établir que ce ne sont pas eux qui, marchant à la tête du siècle, ont le privilège de la morale et du patriotisme.
Aux premiers jours du monde, la poésie a été le rêve de la science, chez les peuples enfants. Des deux facultés de l'homme, sentir et comprendre, la pre- mière a fuit les poètes, et la seconde, les savants. Prenez l'homme au berceau, il a simplement des sens qui fonctionnent, c'est une exiase sur chaque chose; il ne voit pas la réalité, il la rêve. Puis, à mesure qu'il grandit, une curiosité de savoir lui pousse; son intelligence tâtonne, il risque hypothèse sur hypothèse, il se fait du milieu où il se trouve des idées plus ou moins grandes, plus ou moins justes. A cet âge, il est poète, 'univers pour lui n'est qu'un immense idéal où il promène ses essais de compré- hension. Ensuite, certaines notions exactes s'impo- sent, son idéal se restreint, il finit par le loger dans un ciel lointain et dans les causes obscures de la vie. Eh bien ! l'histoire de l'humanité est pareille à celle de cet homme. L'idéal nous vient de nos premières ignorances. A mesure que la science avance, l'idéal doit reculer. M. Renan le transforme, cela revient au même. Je ne veux pas entrer dans la discussion philosophique ni affirmer que la science, un jour, supprimera absolument linconnu. Nous n'avons pas à nous inquiéter de cela ; notre seule besogne est d'aller toujours en avant dans la conquête du vrai, quittes à accepter les conclusions dernières. Notre querelle avec les idéalistes est uniquement dans ce fait que
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nous partons de Tobservalion et de rexpérience, tandis qu'ils parlent d'un absolu. La science est donc, à vrai dire, de la poésie expliquée ; le savant est un poète qui remplace les hypothèses de l'imagina- tion par l'étude exacte des choses et des êtres. A notre époque, il n'y a plus qu'une question de tempé- rament ; les uns ont le cerveau ainsi bâti qu'ils trou- vent plus large et plus sain de reprendre les antique* rêves, de voir le monde dans un affolement cérébral, dans la vision de leurs nerfs détraqués; les autres estiment que le seul état de santé et de grandeur possible, pour un individu comme pour une nation, est de toucher enfin du doigt les réalités, d'asseoir notre intelligence et nos affaires humaines sur le terrain solide du vrai. Ceux-là sont les poètes lyri- ques, les romantiques; ceux-ci sont les écrivains na- turalistes. Et l'avenir dépendra du choix que les générations vont faire entre les deux voies. C'est à la jeunesse de décider.
Dit-on assez de sottises depuis quelque temps sur la formule naturaliste I On en a lait, dans la presse, je ne sais quelle imbécile théorie qui me serait per- sonnelle. Je me suis vainement efforcé, depuis trois ans, d'expliquer que je n'étais pas un novateur, que je n'avais pas daus la poche une invention. Mon seul rôle a été celui d'un critique qui étudie son âge et qui constate, avec preuves à Tappui, dans quel sens le siècle lui semble marcher. J'ai trouvé la formule na- turaliste au dix-huitième siècle ; même, si l'on veut, elle part des premiers jours du monde. Je l'ai mon- trée magnifiqueaient appliquée, dans notre littéra- ture nationale, par Stendhal et Balzac; j'ai dit que notre roman actuel continuait les oeuvres de ces
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maîtres, et j'ai cité, au premier rang, MM. Gustave Flaubert, Edmond et Jules de Concourt, Alphonse Daudet. Dès lo rs, oij a-t-on pu voir que j'inventais une théorie à mon usage particulier? Quels sots se sont imaginé de me présent er comme un orgueilleux qui veut imposer sa rhétorique, qui base sur une œuvre à lui tout le passé et tout l'avenir de la littérature française?
En vérité, c'est ici le comble de l'aveuglement et de la mauvaise foi. M'entendra-t-on aujourd'hui, comprendra-t-on que la formule scientifique de Claude Bernard n'est autre que la formule des écri- vains naturalistes? Cette formule est celle du siècle tout entier. Elle ne m'appartient pas, à moi; je ne suis pas fou au point de me substituer à des siècles de travail, au hibeur si long du génie humain. Mon humble besogne s'est bornée à préciser l'évolu- tion actuelle, à la dégager de la période romantique, à déblayer nettement le terrain pour y établir la lutte fatale qui a lieu entre les idéalistes et les natu- ralistes, enfin à prédire la victoire de ces derniers. En dehors de ces discussions théoriques, je ne me suis jamais posé que comme le soldat le plus convaincu du vrai.
Oui, notre formule naturaliste est la formule des physiologistes, des chimistes et des physiciens. L'em- ploi de cette formule, dans notre littérature, date du siècle dernier, des premiers bégayements de nos sciences modernes. Le branle était donné, l'enquête allait devenir universelle. J'ai déjà fait vingt fois l'historique de celte évolution immense qui nous emporte à l'avenir. Elle a renouvelé l'histoire et la critique, en les tirant de l'empirisme des formules
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scolastiques ; elle a transformé le roman et le drame, depuis Diderot et Rousseau jusqu'à Balzac et ses continuateurs. Peut-on nier les faits? N'y a-t-il pas là cent ans de notre histoire, qui montrent l'esprit scienliliqne détruisant la belle ordonnance classique des autres siècles, bé.uayant dans l'insurrection ro- mantique, puis triomphant avec les écrivains natu- ralistes? Encore un coup ce n'est pas moi, le natu- ralisme; c'est tout écrivain qui, le voulant ou non, emploie la formule scientifique, reprend l'étude du monde pir l'o'oservation et l'analyse, en niant l'ab- solu, l'idéal révélé et irrationnel. Le naturalisme, c'est Diderot, Rousseau, Balzac, Stendhal, vingt autres encore. On fait de moi une caricature gro- tesque, en me présentant comme un pontife, comme un chef d'école. Nous n'avons pas de religion, donc personne ne pontifie chez nous. Quanta notre école, elle est trop large pour qu'elle obéisse à un chef. Elle n'est pas comme l'école romantique, qui s'in- carne dans la fantaisie individuelle, dans le génie d'un poète. Elle ne vit pas par une rhétorique, elle existe au contraire par une formule ; et, à ce litre, le jour où nous prendrons un chef, nous choisirons plutôt un savant, comme Claude Bernard. Si, tout à l'heure, j'ai pris à M. Renan de si longs ex- traits, c'était justement afin d'établir, sur des preuves empruntées à un idéaliste, que la force du siècle est dans la science, dans le naturalisme. Voilà Claude Bernard, voilà notre homme, l'homme de la formule scientifique, dégagé de toute rhétorique, tel que l'a représenté l'auteur de la Vie de Jésus.
jMe permettra-t-on une anecdote personnelle? Un jour, je donnais à un journaliste de beaucoup d'es-
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prit ces explications, en lui répétant que jamais je n'avais eu la sotte ambition de jouer un rôle de chef d'école. J'ajoutai que, sans remonter à Balzac, j'avais dans la littérature contemporaine des aînés illustres qui pourraient mieux que moi prendre le titre de maître. Enfin, je faisais remarquer que Terreur sur mon prétendu orgueil venait sans doute de ce que j'étais le porte-drapeau de I idée scienti- fique. Or, pendant que je parlais, le journaliste de- venait grave, prenait un air désappointé et ennuyé. Lui qui, jusque-là, s'était beaucoup amusé du na- turalisme, finit par m'intcrrompre en s'écriant : « Comment! ce n'est que cela; mais ce n'est plus drôle! » Le mot est bien profond. Du moment où j'étais raisonnable, oii je n'avais pas dans la poche une religion coca^^se. ce n'était plus drôle ; du mo- ment où le naturalisme ne s'incarnait pas dans un rhétoricien de l'ordure, et s'élargissait jusqu'à être le mouvement intellectuel du siècle, il ne méritait plus qu'on s'en occupât.
Car, c'est ici le comble de l'imbécillité, on a voulu, on veut encore que le naturalisme soit la rhétorique de l'ordure. J'ai eu beau protester, dire que mes tentatives personnelles n'engageaient que moi et laissaient la formule intacte, on n'en répète pas moins que le naturalisme est une invention que j'ai lancée pour poser VAssommoir comme une Bible. Ces gens ne voient que la rhétorique. Toujours les mots, ils ne peuvent imaginer quelque chose der- rière les mots. Certes, je suis un homme de paix, mais il me prend des besoins farouches d'étranglei les gens qni disent devant moi : « Ah ! oui, le natu- ralisme, les muts crus ! »
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Eh! qui a jamais dit cela? Je me tue justement à répéter que le naturalisme n'est pas dans les mots, que sa force est d'être une formule scientifique. Combien de fois me forcera-t-on à dire encore qu'il est simplement l'étude des êtres et des choses sou- mis à l'observation et à l'analyse, en dehors de toute idée préconçue d'absolu. La question de rhétorique vient ensuite. Nous allons en causer maintenant, si vous voulez.
J'ai expliqué plus haut comment, selon moi, les ro- mantiques étaient venus faire spécialement une besogne de rhétoriciens dans la langue. Cet élargisse- ment du dictionnaire était une nécessité. Per- sonnellement, je regrette parfois que des poètes lyriques se soient trouvés forcément chargés de ce travail, en voyant quel effarement et quel chn- quant ils ont mis dans le style; nous en avons encore pour des années, avant d'équilibrer ces maté- riaux et d'arriver à une langue aussi solide que riche. Nous tous, écrivains de la seconde moitié du siècle, nous sommes donc, comme stylistes, les enfants des romantiques. Gela est indéniable. Ils ont forgé un outil qu'ils nous ont légué et dont nous nous ser- vons journellement. Les meilleurs d'entre nous doivent leur rhétorique aux poètes et aux prosateurs de 1830.
Mais qui ne comprend aujourd'hui que le régne des rhétoriciens est fini? A présent qu'ils nous ont donné l'outillage, ils disparaissent forcément. Et nous venons à notre heure faire notre besogne. Le terrain a été déblayé; la question de langue ne nous arrête plus, nous avons toute liberté et toute facilité de procéder à ia grande enquête. C'est
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l'heure de vision nelLe où l'idée se dégage de la forme : la forme, les romantiques nous en ont légué une qu'il nous faudra pondérer et ramener là la stricte logique, tout en essayant d'en gar- der les richesses; l'idée, elle s'impose de plus en plus, elle est la formule scientifique appliquée en tout, aussi bien dans la politique que dans la litté- rature.
Donc, une fois encore, le naturalisme est pure- ment une formule, la méthode analytique et expérimentale. Vous clés naturaliste, si vous em- ployez cette méthode, quelle que soit d'ailleurs votre rhétorique. Stendhal est un naturaliste, comme Balzac, et certes sa sécheresse de louche ne ressem- ble guère à la largeur parfois épique de Balzac ; mais tous les deux procèdent par l'analyse et par l'expérience. Je pourrais citer, de nos jours, des écrivains dont le tempérament littéraire paraît tout opposé, et qui se rencontrent et communient en- semble dans la formule naturaliste. Voilà pourijuG le naturalisme n'est pas une école, au sens étroit du mot, et voilà pourquoi il n'y a pas de chef distinct, parce qu'il laisse le champ libre à toutes les individualités. Comme le romantisme, il ne s'en- ferme pas dans la rhétorique d'un homme ni dans le coup de folie d'un groupe. 11 est la littérature ouverte à tous les efforts personnels, il réside dans 'évolution de l'intelligence humaine à notre époque. On ne vous demande pas d'écrire d'une certaine façon, de copier tel maître ; on vous demande de chercher et de classer votre part de documents hu- mains, de découvrir votre coin de vérité, grâce à la méthode.
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Ici, l'écrivain n'est encore qu'un homme de science. Sa personnalité d'artiste s'affirme ensuite par le style. C'est ce qui constitue l'art. On nous répète cet argument stupide que nous ne. reproduisons jamais la nature dans son exactitude. Eh ! sans doute, nous y mêlerons toujours notre humanité, notre façon de rendre. Seulement, il y a un abîme entre l'écrivain naturaliste qui va du connu à l'inconnu, et l'écrivain idéaliste qui a la prétention d'aller de l'inconnu au connu. Si nous ne donnons jamais la nature tout entière, nous vous donnerons au moins la nature vraie, vue à travers notre humanité; tandis que les autres compliquent les déviations de leur optique personnelle par les erreurs d'une nature imaginaire, qu'ils acceptent empiriquement comme étant la na- ture vraie. En somme, nous ne leur demandons que de reprendre l'étude du monde à l'analyse première, sans rien abandonner de leur tempérament d'écri- vain.
Esiste-t-il une école plus large? Je sais bien que l'idée emporte la forme. C'est pourquoi je crois que la langue s'apaisera et se pondérera, après la fiinfare superbe et folle de 1830. Si nous sommes condamnés à répéter cette musique, nos fils se dégageront. Je sonhaite qu'ils en arrivent à ce style scientifique dont M. Renan fait un si grand éloge. Ce serait le style vraiment fort d'une littérature de vérité, un style exempt du jargon à la mode, prenant une solidité et une largeur classiques. Jusque-là, nous planterons des plumets au bout de nos phrases, puisque notre éducation romantique lèvent ainsi; seulement, nous préparerons 1 avenir en rassemblant le plus de do- cuments humains que nous pourrons, en poussant
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l'analyse aussi loin que nous le permettra notre outil.
Tel est le naturalisme, ou, si ce mot effraye, si l'on trouve une périphrase plus claire, la formule de la science moderne appliquée à la littérature
Et je m'adresse, maintenant, à la jeunesse fran- çaise, je la conjure de réfléchir, avant de s'engager dans la voie de l'idéalisme ou dans la voie du natu- ralisme ; car la grandeur de la nation, le salut de la patrie dépendent aujourd'hui de son choix.
On mène la jeunesse applaudir les vers sonores de Ruy Blas, on donne le cantique de M. Renan comme une solution exacte de la philosophie et de la science moderne, et des deux côtés on la grise de lyrisme, on lui emplit la tête de mots, on lui détraque le sys- tème nerveux avec cette musique, au point de lui faire croire que la morale et le patriotisme sont uni- quement dans des phrases de rhétoriciens . Un journal républicain va jusqu'à écrire : « Quelques- uns, qui se trompent sur leurs forces, ont déclaré la guerre à l'idéal; mais ils seront vaincus. » Eh! ce n'est pas nous qui avons déclaré la guerre à l'idéal, c'est le siècle tout entier, c'est la science de ces cent dernières années. Alors, le siècle sera vaincu, la science sera vaincue, ClaudeBernard, et loua, ses de- vanciers, et tous ses élèves, seront v&i/ic us. En vérité, on croit rêver, lorsqu'on trouve des affirmations aussi enfantines dans une feuille qui se pique de gravité et
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qui ne paraît môme pas soupçonner que la Républi- que existe aujourd'hui chez nous par la force d'une formule scientifique. Certes, qu'on applaudisse le grand poète chez Victor Hugo et le prosateur exquis chez M. Renan, rien de mieux. Mais qu'on ne dise pas à la jeunesse : « Voilà le pain que vous devez manger pour devenir forts; nourrissez-vous d'idéal et de rhétorique pour être grands. » C'est là un coQseil désastreux, on meurt d'idéal et de rhétori- que, on ne vit que de science. C'est la science qui fait reculer l'idéal devant elle, c'est la science qui prépare le vingtième siècle. Nous serons d'autant plus honnêtes et heureux que la science aura davan- tage réduit l'idéal, l'absolu, l'inconnu, comme on voudra le nommer.
J'irai plus loin. C'est ici une œuvre de sévérité et de franchise. M. Renan a soulevé une douloureuse question, celle de nos défaites de 1870. 11 nous place devant nos vainqueurs; il les accuse de n'avoir que la culture aride de l'esprit; il exalte la culture si polie et si gaie de l'ancien esprit français. S'il n'y avait là qu'une flatterie à l'adresse de l'Académie, on en trouverait le tour ingénieux. Mais nous avons évi- demment affaire à une conviction de M. Renan, qui, dans une longue lettre, est revenu sur le parallèle des deux nations, l'une dont le charme a conquis le monde, l'autre dont la raideur militaire, le tempé- rament maussade écartent les peuples amis de la grâce. Je n'ai point à examiner ce qui se passe en Allemagne aujourd'hui, et je veux bien que nous ne changions pas de tempérament, ce qui nous serait d'ailleurs assez difficile. Si M. Renan veut dire que nous devons rester polis, joyeux, beaux diseurs et beaux
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convives, il d raison. Mais s'il cherchait à insinuer que la rhétorique et l'idéal restent les seules armes avec lesquelles on peut conquéiir le monde, que nous serons d'autant plus forts et d'autant plus grands que nous resterons plus aveuglément soumis à la vieille culture française représentée par l'Aca- démie, je dirais qu'il professe li\ une opinion bien dangereuse pour la nation. Ce qu'il faut confesser très haut, c'est qu'en 1870 nous avons été battus par l'esprit scientifique. Sans doute l'imbécillité de l'em- pire nous lançait sans préparation suffisante dans une guerre qui répugnait au pays. Mais est-ce que, dans des circonstances plus fâcheuses encore, la France d'autrefois n'a pas vaincu, lorsqu'elle man- quait de tout, de troupes et d'argent? C'est évidem- ment que l'ancienne culture française, la gaieté de l'attaque, les belles folies du courage suffisaient à assurer la victoire. En 1870, au contraire, nous nous sommes brisés contre la méthode d'un peuple plus lourd et moins brave que nous, nous avons été écrasés par des masses manœuvrées avec logique, nous nous sommes débandés devant une application de la formule scientifique à l'art de la guerre ; sans parler d'une artillerie plus puissante que la nôtre, d'un armement mieux approprié, d'une discipline plus grande, d'un emploi plus intelligent des voies fer- rées. Eh bien I je le répète, en face des désastres dont nous saignons encore, le véritable patriotisme est de voir que des temps nouveaux sont venus et d'accepter la formule scientifique, au lieu de rêver je ne sais quel retour en arrière dans les bocages littéraires de l'idéal. L'esprit scientifique nous a bat- tus, ayons l'esprit scientifique avec nous si nous
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voulons battre les autres. Les grands cnpitaines aux mots sonores ne sont pas à regretter, si dé- sormais les mots sonores ne doivent plus aider à la victoire.
Ainsi donc, voilà pourquoi les idéalistes nous accusent de manquer de patriotisme, nous autres naturalistes, hommes de science. C'est parce que nous ne rimons pas des odes, que nous n'employons pas de mots sonores. L'école romantique a fait du patriotisme une simple question de rhétorique. Pour être patriote, il suffit dans un drame, dans une œuvre littéraire quelconque, de ramener le mot (I patrie » le plus souvent possible, d'agiter des drapeaux, d'écrire des tirades sur des actes de cou- rage. Dès lors, on prétend que vous relevez les âmes et que vous préparez la revanche. Toujours la même question de musique. Ce n'est là que de l'excitation sensuelle aux belles actions. On agit sur les nerfs; on ne parle point à l'intelligence, aux facultés de compréhension et d'application. Le rôle que ces théoriciens du patriotisme remplissent, peut être comparé à celui d'une musique militaire jouant des airs de bravoure, pendant que les sol- dats se battent; cela les excite, les grise, leur donne plus ou moins le mépris du danger. Mais cetie excitation nerveuse n'a qu'une influence relative et passagère sur la victoire. La victoire tend de plus en plus, dans nos temps modernes, à ôlre le génie technique du général en chef, la main qui applique à la guerre la formule scientifique de l'é- poque. Voyez l'histoire de tous les gi ands capitai- nes. Conduisez donc notre jeunesse en classe cluz les savants, et non chez les poètes, si vous voulez
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avoir une jeunesse virile. La folie du lyrisme ne peut faire naître que des fous héroïques, et il nous faut des soldats solides, sains d'esprit et de corps, marchant mathématiquement à la victoire. Garde/ la musique des rhétoriciens; mais qu'il soit bien entendu que c'est là simplement une musi- que. C'est nous qui sommes les vrais patriotes, nous qui voulons la France savante, débarrassée des déclamations lyriques, grandie par la cul- ture du vrai, appliquant la formule scientifique en toute chose, en politique comme en littérature, dans l'économie sociale comme dans l'art de la guerre.
Et si j'abordais la question de morale I J'ai dé- montré que d'honnêtes gens ne recevraient pas un seul des personnag;es de Ruy Blas dans leur salon. 11 n'y a là que des gredins, des chevaliers d'industrie et des femmes adultères. Tout le répertoire roman- tique se roule ainsi dans la boue et dans le sang, sans avoir l'excuse de vouloir tirer un seul docu- ment vrai de ces cadavres étalés. La morale des idéa- listes est en l'air, au-dessus des faits; elle consiste en maximes, qu'il s'agit d'appliquer à des abstrac- tions. C'est l'idéal qui est la commune mesure, un dogme de la vertu, et c'est pourquoi beaucoup de gens sont vertueux comme ils sont catholiques, sans pratiquer. Je ne veux faire ici aucune personnalité; mais j'ai remarqué que les débauchés affichaient les principes moraux les plus rigides. Derrière ces grands mots, que d'intérieurs malpropres ! le père partageant ses maîtresses avec le fils, la mère s'ou- b'.ianl entre les bras des amis de la maison. Ou bien ce sont des dames jouant le vertige de l'idéal, affec-
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tant des raffinements de délicatesse, et tombant à chaque pas dans la vilaine prose de l'adultère. Ou encore ce sont des hommes politiques défendant la famille dans leurs journaux jusqu'à ne pas y tolérei un mot risqué, et battant monnaie dans tous les tripo- tages financiers, volant les uns, assommantles autres, lâchant la bride à leurs appétits de fortune et d'am- bition. Pour ces gaillards, l'idéal est un voile derrière lequel ils peuvent tout se permettre. Quand ils ont tiré les rideaux de l'idéal, quand ils ont soufflé la chandelle du vrai, ils sont certains qu'on ne les voit plus et ils égayent la nuit qu'ils ont faite des ordures les plus sales. Au nom de l'idéal, ils préten- dent imposer silence à toute vérité trop rude qui les dérangerait; l'idéal devient une police, une défense de toucher à certains sujets, un lien qui doit garrotter le menu peuple pour qu'il se tienne sage, pendant que les malins sourient d'une façon scepti- que et se permettent largement ce qu'ils défendent aux autres. On sent toute la misère de cette morale dogmatique, qui bat la grosse caisse dans la rhéto- rique des poètes, qu'on applaudit furieusement, comme une danseuse, et qu'on oublie dès qu'on a le dos tourné. Elle n'est qu'un effleurement de l'épiderme, un régal musical d'honnêteté qu'on prend en commun dans un théâtre, mais qui, individuelle- ment, n'engage personne. On n'est ni meilleur ni pire en sortant ; on reprend ses vices, et le monde va toujours son train. Tout ce qui n'est pas basé sur des faits, tout ce qui n'est pas démontré par l'expérience n'a aucune valeur pratique.
On nous accuse de manquer de morale, nous autres écrivains naturalistes, et certes oui, nous
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manquons de cette morale de pure rhétorique. Notre morale est celle que Claude Bernard a si nette- ment définie : « La morale moderne recherche les causes, veut les expliquer et agir sur elles ; elle veut, en un mot, dominer le bien et le mal, faire naître l'un et le développer, lutter avec Vautre pour l'exlirper et le détruire. » Toute la haute et sévère philosophie de nos œuvres naturalistes se trouve admirablement résumée dans ces quelques li- gnes. Nous cherchons les causes du mal social; noua faisons l'anatomie des classes et des individus pour expliquer les détraquements qui se produisent dans la société et dans l'homme. Cela nous obhge sou- vent à travailler sur des sujets gâtés, à descendre au milieu des misères et des folies humaines. Mais nous apportons les documents nécessaires pour qu'on puisse, en les connaissant, dominer le bien et le mal. Voilà ce que nous avons vu, observé et ex- pliqué en toute sincérité ; maintenant, c'est aux législateurs à faire naître le bien et à le développer, à lutter avec le mal, pour l'extirper et le détruire. Aucune besogne ne saurait donc être plus morali- satrice que la nôtre, puisque c'est sur elle que la loi doit se basbr. Comme nous voilà loin des tirades en faveur de la vertu qui n'engagent personne ! Notre vertu n'est plus dans les mots, mais dans les laits; nous sommes les actifs ouvriers qui sondons l'édifice, indiquant les poutres pourries, les crevasses inté- rieures, les pierres descellées, tous ces dégâts qu'on ne voit pas du dehors et qui peuvent entraîner la ruine du monument entier. N'est-ce pas là un travail plus vraiment utile, plus sérieux et plus disnc que de se planter sur un rocher, une lyre
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au bras, et d'encourager les hommes par une fan- fare sonore? Et si j'établissais un parallèle entre les œuvres romanesques et les œuvres naturalistes I L'idéal engendre toutes les rêveries dangereuses; c'est l'idéal qui jette la jeune fille aux bras du pas- bdnt, c'est l'idéal qui fait la femme adultère. Du mo- ment où l'on quitte le terrain solide du vrai, on est lancé dans toutes les monstruosités. Prenez les ro- mans et les drames romantiques, étudiez-les à ce point de vue; vous y trouverez les raffinements les plus honteux de la débauche, les insanités les plus stupéfiantes de la chair et de l'esprit. Sans doute, ces ordures sont magnifiquement drapées; ce sont des alcôves abominables dont on a tiré les rideaux de soie; mais je soutiens que ces voiles, ces réti- cences, ces infamies cachées offrent un péril d'au- tant plus grand que le lecteur peut rêver à son aise, les élargir, s'y abandonner comme à une récréation délicieuse et permise. Avec les œuvres naturalistes, cette hypocrisie du vice secrètement chatouillé est impossible. Elles épouvantent peut-être ; elles ne corrompent pas. La vérité n'égare personne. Si on l'épargne aux enfants, elle est faite pour les hommes, et quiconque l'approche en tire un profit certain. Ce sont pourtant là des idées bien simples et irréfutables, sur lesquelles tout le monde devrait être d'accord. On nous appelle corrupteurs, rien de plus sot. Les corrupteurs sont les idéalistes qui mentent.
Justement, si l'on nous discute avec tant d'âpreie, cela vient de ce que nous dérangeons bien du monde dans leurs jouissances discrètes. Il est dur de renoncer au mauvais lieu de l'idéal, à ce paradis
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sensuel donlles fenêtres sont hermétiquementcloses. On entrait là par une petite porte, on y trouvait en plein jour des chambres noires que des bougies éclairaient. Ce n'était plus la vie banale, la terre avec ses aspects toujours les mêmes; on était dans une volupté cachée, relevée d'une pointe d'inconnu. Nous démolissons ce mauvais lieu, et forcément on se lâche. Puis, il y avait un tel ronron dans les grands mots des rhéteurs, un frisson si agréable dans le lyrisme des poètes romantiques! Toute la jeunesse s'y abandonnait comme elle s'abandonne aux plaisirs faciles. Se mettre à la science, entrer dans le laboratoire austère du savant, quitter les rêves si doux pour de terribles vérités, cela fait trembler les collégiens échappés de la veille. On veut avoir ses années de belles erreurs. Et voilà pourquoi une partie de la jeunesse d'aujourd'hui en est encore aux effarements lyriques. Mais le mouve- ment est donné, la formule scientifique s'impose, beaucoup de jeunes gens l'acceptent dé'yh. C'est demain qui se prépare. Les enfants qui naissent aujourd'hui seront, ils ne doivent pas l'oublier, les hommes du vingtième siècle. Que les puètes idéalistes chantent l'inconnu, mais qu'ils nous laissent, nous autres écrivains naluralistes, reculer cet inconnu tant que nous le pourrons. Je ne pousse pas mon raisonnement, comme certains positivistes, jusqu'à prédire la lin prochaine de la poésie. J'assigne simplement à la poésie un rôle d'orchestre; les poètes peuvent conlinuer à nous faire de la musique, pendant que nous tra- vaillerons.
Maintenant, il me reste à conclure. Je Unirai en
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disant quel doit être, selon moi, la situation et la besogne de la France dans l'Europe moderne. Nous avons régné longtemps sur les nations. D'oii vient donc qu'aujourd'hui notre influence semble décroî- tre? C'est qu'après le coup de foudre de notre Révo- lution, nous ne nous sommes pas mis au labeur de savants que les temps nouveaux demandaient. Certes, nous avons dans la race le génie qui trouve et qui impose la vérité par un acte de brusque initiative. Ce qui nous manque ensuite, c'est la méthode patiente, l'application logique de la loi formulée énergique- ment en un jour de crise. Nous sommes capables de planter debout un phare qui éclaire le monde, et le lendemain nous naviguons en poètes, nous nous per- dons en déclamations lyriques, nous dédaignons les faits pour nous noyer dans je ne sais quel idéal obscur. Voilà pourquoi, nous qui devrions être au sommet, après les semences de vérité que nous avons sans cesse jetées au vent, nous sommes à cette heure amoindris, écrasés par des races plus lourdes et plus méthodiques. Eh bien! notre voie est toute tracée, si nous voulons régner encore. Nous n'avons qu'à nous mettre résolument à l'école de la science. Plus de lyrisme, plus de grands mots vides, mais des faits, des documents. L'empire du monde va être à la nation qui aura l'observation la plus nette et l'ana- lyse la plus puissante. Et remarquez que toutes les qualités de la race dont parle M. Renan peuvent être employées; il ne s'agit point d'être maussade, de manquer d'esprit et de gaieté, de gâter nos con- quêtes par le pédantisme et la raideur militaire ; nous serons d'autant plus forts, que nous aurons la science pour arme, que nous l'emploierons au triom-
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phe de la liberté, avec la générosité de tempérament qui nous est propre. Que la jeunesse française m'en- tende, le patriotisme est là. C'est en appliquant la formule scientifique qu'elle reprendra un jour l'Alsace et la Lorraine.
LE
NATURALISME AU THÉÂTRE
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LE
NATURALISME AU THEATRE
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Avant tout, ai-je besoin d'expliquer ce que j'en- tends par le « naturalisme » ? On m'a beaucoup re- proché ce mot, on feint encore de ne pas le compren- dre. Les plaisanteries sont aisées en ces matières. Pourtant, je veux bien répondre, car on ne saurait apporter trop de clarté dans la critique.
Mon grand crime serait d'avoir inventé et lancé un mot nouveau, pour désigner une école littéraii-e vieille comme le monde. D'abord, je crois ne pas avoir in- venté ce mot, qui était en usage dans plusieurs litté- ratures étrangères; je l'ai tout au plus appliqué h l'évolution actuelle de notre littérature nationale. Ensuite^ le naturalisme, assure-t-on, date des pre- mières œuvres écrites ; eh ! qui a jamais dit le con- traire? Gela prouve simplement qu'il vient des entrail les mêmes de l'humanité. Toute la critique, ajoute-t-
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no LE NATURALISME AU THÉÂTRE.
on, depuis Aristote jusqu'à Boileau, a posé ce principe qu'une œuvre doit être basée sur le vrai. Voilà qui me ravit et qui me fournit de nouveaux arguments. L'école naturaliste, de l'aveu même de ceux qui la plaisantent et l'attaquent, se trouve donc assise sur des fondements indestructibles. Elle n'est pas le ca- price d'un homme, le coup de folie d'un groupe; elle est née du fond éternel des choses, de la nécessité où se trouve chaque écrivain de prendre pour base la nature. ïrcs bien ! c'est entendu. Partons delà.
Alors, me dit-on, pourquoi tout ce bruit, pourquoi vous poser en novateur, eu révélateur? C'est ici que le malentendu commence. Je suis simplement un observateur qui constate des faits. Les empiriques seuls apportent des formules inventées. Les savants se contentent d'avancer pas à pas, en s'appuyant sur la méthode expérimentale. 11 est certain que je n'ai pas une nouvelle religion dans ma poche. Je ne ré- >èle rien, parce que je ne crois pas à la révélation; je n'invente rien, parce que je pense plus utile d'obéir à l'inipulsion de l'humanité, à l'évolution continue qui nous entraîne. Tout mon rôle de critique est donc d'étudier d'où nous venons et où nous en som- mes Lorsque je me risque à prévoir où nous allons, c'est purement de ma part une spéculation, une con- clusion logique. Par ce qui a été et par ce qui est, je crois pouvoir dire ce qui sera. Ma bes^ogne est là tout entière. Il est ridicule de m'en prêter une autre, de me piauler sur un rocher, pontifiant et prophétisant, me posant en chef d'école, tutoyant le bon Dieu.
Mais fe mot nouveau, ce terrible mot de natura- lisuip? un aurait sans doute voulu me voir employer les mots d'Aristole. 11 a parlé de la vérité dans l'art,
LE NATURALISMlî AU THEATRE. Hl
et i:ela devait me suffire. Du moment que j'acceptais le fond éternel des choses, que je ne créais pas le monde une seconde fois, je n'avais pas Jbesoin d'un nouveau lerme. En vérité, se moque-l-on de moi? Est-ce que le fond éternel des choses ne prend pas des formes diverses, selon les temps et les civilisa- tions? Est-ce que, depuis six mille ans, chaque peu- ple n'a pas interprété et nommé à sa façon les choses venues de la souche commune ? Homère est un poètft naturaliste, je l'admets un instant; mais nos roman- ciers ne sont pas naturalistes à sa manière, il y a entre les deux époques littéraires un abîme. C'est juger dans l'absolu, c'est effacer l'histoire d'un trait, c'est tout confondre et ne tenir aucun com|)le de l'évolution constante de l'esprit humain. Il est cer- tain qu'une œuvre ne sera jamais qu'un coin de la nature vu i\ travers un tempérament. Seulement, si nous en restons là, nous n'irons pas loin. Dès que nous aborderons l'histoire littéraire, il nous faudra bien arriver à des éléments étrangers, aux mœurs, aux événements, aux mouvements des esprits, qui modifient, arrêtent ou précipitent les littératures. Mon opinion personnelle est que le naturalisme date de la première ligne qu'un homme a écrite. Dès ce jour-là, la question de la vérité était posée. Si l'on conçoit l'humanité comme une armée en marche à travers les âges, lancée à la conquête du vrai au milieu de toutes les misères et de toutes les infirmités, on doit mettre au premier rang les savants et les écrivains. C'est à ce point de vue qu'il faudrait écrire une histoire littéraire universelle, et non au point de vue d'un idéal absolu, d'une commune mesure esthétique parlaitement ridicule. Mais on comprend
112 LE NATURALISME AU THÉÂTRE.
quejft ne puisse remonter jusque-là, entreprendre un travail si colossal, examiner les marches et contre- marches des écrivains de toutes les nations, consta- ter par quelles ténèbres et par quelles aurores ils ont passé. J'ai dû me borner, je me suis arrêté au siècle dernier, à ce merveilleux épanouissement d'intelli- gence, à ce mouvement prodigieux, d'où est sortie notre société contemporaine. Et c'est précisément là que j'ai vu une affirmation triomphante du natura- lisme, c'est là que j'ai trouvé le mot. La chaîne s'en- fonce dans les âges, confusément ; il suffit de la pren- dre en main, au dix-huitième siècle, et de la suivre, jusqu'à nous. Laissons Aristote, laissons Boileau; un mot particulier était nécessaire pour désigner une évolution, qui partait évidemment des premiers jours du monde, mais qui arrivait enfin à un développe- ment décisif, au milieu des circonstances les plus propres à la favoriser.
Arrêtons-nous donc au dix-huitième siècle. C'est une éclosion superbe. Un fait domine tout, la créa- tion d'une méthode. Jusque-là, les savants procé- daient comme les poètes, par fantaisie individuelle, par coups de génie. Certains trouvaient des vérités, au petit bonheur; mais c'étaient des vérités éparses, qu'aucun lien ne rattachait, qui se confondaient avec les erreurs les plus grossières. On voulait créer la science de toutes pièces, comme on rime un poème; on la surajoutait à la nature, par des formules empi- riques, par des considérations métaphysiques qui aujourd'hui nous stupéfient. Et voilà qu'une toute petite circonstance bouleverse ce champ stérile oi!i rien ne poussait. Un jour, un savant s'avisa, avant de conclure, de vouloir expérimenter. 11 abandonna les
LE NATURALISME AU THEATRE. 113
prétendues vérités acquises, il revint aux causes pre- mières, à l'étude des corps, à l'observation des faits. Comme l'enfant qui va à l'école, il consentit à se faire humble, à épeler la nature, avant delà lire couram- ment. C'était une révolution, la science se dégageait de l'empirisme, la méthode consistait à marcher du connu à l'inconnu. On partait d'un fait observé, on avançait ainsi d'observation en observation, en évitant de conclure avant de posséder les éléments néces- saires. En un mot, au lieu de débuterparla synthèse, on commençait par l'analyse; on n'espérait plus arracher la vérité à la nature par une sorte de divi- nation, de révélation ; on l'étudiait longuement, patiemment, en passant du simple au composé, jusqu'à ce qu'on en connût le mécanisme. L'outil était trouvé, la méthode allait consolider et élai'gir toutes les sciences.
Certes, on le vit bientôt. Les sciences naturelles furent fixées, grâce à la minutie et à l'exactitude des observations ; pour ne parler que de l'anatomie, elle ouvrit tout un monde nouveau, elle révéla chaque jour un peu du secret de la vie. D'autres sciences furent créées, la chimie, la physique. Aujourd'hui encore, elles sont toutes jeunes, elles grandissent et nous mènent à la vérité d'un mouvement qui in- quiète parfois, tant il est rapide. Je ne puis examiner ainsi chaque science. Il suffira de nommer encore la cosmographie et la géologie, qui ont porté un si terrible coup aux fables des religions. L'éclosion était générale, et elle continue.
Mais tout se tient dans une civilisation. Lorsqu'un côté de l'esprit humain est mis en branle, la secousse se propage et ne tarde pas à déterminer une évolu-
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ni LE NATURALISME AU THEATRE.
tion complète. Les sciences, qui jusque-là avaient emprunté aux lettres une part d'imagination, s'étant dégagées les premières de la fantaisie pour revenir à la nature, on vit les lettres suivre à leur tour les sciences et adopter elles aussi la méthode expéri- mentale. Le grand mouvement philosophique du dix- huitième siècle est une vaste enquête, souvent tâton- nante, mais dont le but constant est de remettre en question tous les problèmes humains et de les résoudre. Dans l'histoire, dans la critique, l'étude des faits et du milieu remplace les vieilles règles scolastiques. Dans les œuvres purement littéraires, la nature intervient et règne bientôt avec Rousseau et son école; les arbres, les eaux, les montagnes, les grands bois deviennent des êtres, reprennent leur place dans le mécanisme du monde; l'homme n'est plus une abstraction intellectuelle, la nature le détermine et le complète. Diderot reste surtout la grande figure du siècle ; il entrevoit toutes les vérités, il va en avant de son âge, faisant une continuelle guerre à l'édifice vermoulu des conventions et des règles. Magnidque élan d'une époque, labeur colossal d'où notre société est sortie, ère nouvelle d'où date- ront les siècles dans lesquels l'humanité entre, avec la nature pour base et la méthode pour outil.
Eh bien ! c'est cette évolution que j'ai appelée naturalisme, et j'estime qu'on ne pouvait employer un mot plus juste. Le naturalisme, c'est le retour à la nature, c'est cette opération que les savants ont faite le jour où ils se sont avisés de partir de l'étude des corps et des phénomènes, de se baser sur l'expé- rience, de procéder par l'analyse. Le naturalisme, dans les lettres, c'est également le retour à la nature
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et à l'homme, l'observation directe, Tanatomie exacte, l'acceptation et la peinture de ce qui est. La, besogne a été la môme pour l'écrivain que pour le savant. L'un et l'autre ont dû remplacer les abstrac- tions par des réalités, les formules empiriques par des analyses rigoureuses. Ainsi plus de personnages abstraits dans les œuvres, plus d'inventions menson-. gèies, plus d'absolu, mais des personnages réels, l'histoire vraie de chacun, le relatif de la vie quoti- dienne. Il s'agissait de tout recommencer, de con- naître l'homme aux sources mêmes de son être, avant de conclure à la façon des idéalistes, qui inventent des types; et les écrivains n'avaient désormais qu'à reprendre l'édifice par la base, en apportant le plus possible de documents humains, présentés dans leur ordre logique. C'est là le naturalisme, qui vient du premier cerveau pensant, si l'on veut, mais dont une des évolutions les plus larges, l'évolution défini- tive sans doute, a eu lieu au siècle dernier.
Une évolution aussi considérable dans l'esprit humain ne pouvait aller sans un bouleversement social. La l'.évolution française a été ce bouleverse- ment, cette tempête qui devait balayer le vieux monde pour laisser la place nette au nouveau. Nous commençons ce monde nouveau, nous sommes les fils directs du naturalisme en toutes choses, en poli- tique comme en philosophie, en science comme en littérature et en art. J'élargis ce mot de naturalisme, parce qu'il est réellement le siècle entier, le mouve- ment de l'intelligence contemporaine, la force qui nous emporte et qui travaille aux siècles futurs. L'histoire de ces cent cinquante dernières années le prouve, et un des phénomènes les plus typiques est
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la déviation momentanée des esprits, à la suite de Rousseau et de Chateaubriand, celte éclosion singu- lière du romantisme, au seuil mCime d'une époque de science. Je m'y arrêterai un instant, car il y a là des observations précieuses à faire.
Il est rare qu'une révolution s'accomplisse dans le calme et le bon sens. Les cervelles se détraquent, l'imagination s'effare, s'assombrit, se peuple de fan- tômes. Après les rudes secousses de la fin du siècle dernier, et sous l'influence attendrie et inquiète de Rousseau, on voit les poètes prendre des poses mé- lancoliques et fatales. Ils ne savent oh on les mène, ils se jettent dans l'amertume, dans la contempla- tion, dans les rêveries extraordinaires. Cependant eux aussi ont reçu le souffle de la Révolution. Aussi sont-ils des rebelles. Ils apportent la rébellion de la couleur, de la passion, de la fantaisie, parlant de briser violemment les règles, et renouvelant la lan- gue par un flot de poésie lyrique, éclatante et su- perbe. En outre, la vérité les a touchés, ils exigent la couleur locale, ils croient ressusciter les âges morts. Tout le romantisme est là. C'est une réaction vio- lente contre la littérature classique; c'est le premier usage insurrectionnel que les écrivains font de la liberté littéraire reconquise. Ils cassent les vitres, ils se grisent de leurs cris, ils se précipitent dans l'outrance, par besoin de protester. Le mouvement est si irrésistible, qu'il entraîne tout; non seulement la littérature flamboie, mais la peinture, la sculpture, la musique elle-même, deviennent romantiques ; le romantisme triomphe et s'impose. Un moment, de- vant une manifestation si générale et si puissante, on peut croire que la formule littéraire et artistique
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est fixée pour longtemps. La formule classique a durt^ deux siècles au moins ; pourquoi la formule romantique, qui l'a remplacée, n'aurait-elle pas une durée égale? Et l'on éprouvSTine surprise, lorsqu'on s'aperçoit, au bout d'un quart de siècle, que le ro- mantisme agonise, mourant lentement de sa belle mort. Alors, la vérité se fait jour. Le mouvement romantique n'était décidément qu'une échauffourée. Des poètes, des romanciers d'un talent immense, toute une génération magnifique d'élan, ont pu don- ner le change. Mais lesiècle n'appartient pas à ces rê- veurs surexcités, à ces soldats de la première heure, aveuglés par le soleil levant. Ils ne représentaient rien de net, ils n'étaient que l'avant-garde, chargée dedéblayer le terrain, d'affirmer la conquête par des excès. Le siècle appartenait aux naturalistes, aux fils directs de Diderot, dont les bataillons solides suivaient et allaient fonder un véritable Etat. La chaîne se renouait, le naturalisme triomphait avec Balzac. Après les catastrophes violentes de son enfan- tement, le siècle prenait enfin la voie élargie oij il devait marcher. Cette crise du romantisme devait se produire, car elle correspondait à la catastrophe sociale de la Révolution française, de même que je comparerais volontiers le naturalisme triomphant à notre République actuelle, qui est en train de se fonder par la science et par la raison.
Voilà donc où nous en sommes aujourd'hui. Le romantisme qui ne correspondait à rien de durable, qui était simplement le regret inquiet du vieux monde et le coup de clairon de la bataille, s'est eflondré devant le naturalisme, revenu plus fort et maître tout-puissant, menant le siècle dont il est le
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souffle même. Est-il besoin de le montrer partout? Il sort de la terre où nous marchons, il grandit à chaque heure, pénètre et anime toutes choses. C'est lui qui est lu force de nos productions, le pivot sur lequel tourne notre société. On le trouve dans les sciences qui ont continué tranquillement leur marche, pen- dant le coup de folie du romantisme; on le trouve dan? toutes les manifestations de l'intelligence, se dégageant de plus en plus des influences romanti- ques, qui paraissaient l'avoir noyé un instant. Il renouvelle les arts, la sculpture et surtout la pein- ture, il élargit la critique et l'histoire, il s'affirme dans le roman; et même c'est par le roman, par Balzac et Stendhal, qu'il remonte au delà du roman- tisme, renouant ainsi visiblement la chaîne avec le dix-huitième siècle. Le roman est son domaine, son champ de bataille et de victoire. Il semble avoir pris le roman pour démontrer la puissance de la méthode, réclat du vrai, la nouveauté inépuisable des docu- ments humains. Enfin, il prend aujourd'hui posses- sion des planches, il commence à transformer le théâ- tre, qui est fatalement la dernière forteresse de la convention. Quand il y aura triomphé, son évolution sera complète, la formule classique se trouvera défini- tivement et solidement remplacée par la formule natu- raliste, qui doit être la formule du nouvel état social. Il m'a semblé nécessaire d'insister et d'expliquer tout au long ce mot de naturalisme, puisqu'on affecte de ne pas le comprendre. Mais je restreins maintenant la question, je veux simplement étudier le mouve- ment naturaliste au théâtre. Toutefois, il me faut aussi parler du roman contemporain, car un point de comparaison m'est indispensable. Nous allons voir
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OÙ en est le roman et où en est le théâlre. La con- clusion sera ensuite facile.
II
J'ai souvent causé avec des écrivains élrangeis, et, chez tous, j'ai trouvé le même étonnement. Ils sont mieux placés que nous pour juger les grands courants de noire littérature, car ils nous voient à distance et ils se trouvent en dehors de nos lutt'S quotidiennes. Leur étonnement est qu'il y ait chez nous deux littéra- tures absolument tranchées, le roman et le théâlre. Rien de pareil n'existe chez les peuples voisins. En France, il semble que, depuis plus d'un demi-siècle, la littéralure se soit coupée en deux; le roman a passé dun côté, tandis que le théâlre restait de l'au- tre; et au milieu un fossé de plus en plus profond s'est creusé. Qu'on examine un instant cette situa- tion ; elle est des plus curieuses et des plus instructi- ves. Notre critique courante, je parle des feuilleton- oistes qui font le dur métier de juger au jour le jour les pièces nouvelles, notre critique pose précisément en principe qu'il n'y a rien de commun entre un roman et une œuvre dramatique, ni le cadre, ni les procédés; elle pousse même les choses jusqu'à décla- rer qu'il y a deux styles, le style du théâlre et le stye du roman, et qu'un sujet qu'on peut mettre dans un livre ne peut pas être mis à la scène. Autant dire tout de suile, comme les étrangers, que nous avons deux liltér.iCures. Cela eît très vrai, la critique ne fait que constater un fait. 11 reste seulement à voir si elle ne prête pas la main à une besogne détestable, en trans-
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formant ce fait en une loi, en disant que cela est ainsi parce cela ne peut pas être autrement. Notre ten- dance continuelle est de tout réglementer, de tout codifier. Le pis est que, lorsque nous nous sommes garrottés nous-mêmes avec des règles et des conven- tions, il nous faut ensuite des efforts surhumains pour briser ces entraves.
Donc, nous avons deux littératures, dissemblable» en toutes choses. Dès qu'un romancier veut aborder le théâtre, ou se méfie, on hausse les épaules. Bal- zac lui-même n'a-t-il pas échoué? 11 est vrai que M. Octave Feuillel a réussi. Je vais me permettre de reprendre celte question à sa source, pour tâcher de la résoudre logiquement. D'abord, voyons le ro- man contemporain.
Victor Hugo a écrit des poèmes, même lorsqu'il est descendu à la prose; Alexandre Dumas père n'a été qu'un conteur prodigieux ; George Sand nous a dit les rêves de son imagination, en une langue fa- cile et heureuse. Je ne remonterai pas à ces écri- vains qui appartiennent à la superbe poussée romantique et qui n'ont pas laissé de descendance directe; je veux dire que leur influence aujourd'hui ne s'exerce plus que par contre-coup et d'une façon que j'aurai à déterminer tout h l'heure. Les sources de notre roman contemporain se trouvent dans Balzac et dans Stendhal. C'est là qu'il faut les cher- cher et les consulter. Tous deux ont échappé au coup de folie du romantisme, Balzac malgré lui, Stendhal par un parti pris d'homme supérieur. Pendant qu'on acclamait le triomphe des lyriques, pendant que Victor Hugo était bruyamment sacré roi littéraire, tous deux mouraient à la peine,
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presque obscurément, au milieu du dédain et de la négation du public. Mais ils laissaient dans leurs œuvres la formule naturaliste du siècle, et il devait arriver que toute une descendance allait pousser sur leurs tombes, tandis que l'école romantique se mourrait d'anémie et ne serait plus incarnée que dans un vieillard illustre, auquel le respect empê- cherait de dire la vérité.
Ceci n'est qu'un résumé rapide. Il est inutile d'insister sur la nouvelle formule que Balzac et Stendhal apportaient. Ils faisaient par le roman l'enquête que les savants faisaient par la science. Ils n'imaginaient plus, ils ne contaient plus. Leur besogne consistait à prendre l'homme, à le dissé- quer, à l'analyser dans sa chair et dans son cerveau. Stendhal restait surtout un psychologue. Balzac étudiait plus particulièrement les tempéraments, reconstituait les milieux, amassait les documents humains, en prenant lui-môme le titre de docteur es sciences sociales. Comparez le Père Goriot ou la Cousine Bette slux romans précédents, à ceux du dix- septième siècle comme à ceux du dix-huitième, et vous vous rendrez compte de l'évolution naturaliste accomplie. Le mot de roman seul a été conservé, ce qui est un tort, car il a perdu toute signification.
Il me faut maintenant choisir dans la descendance de Balzac et de Stendhal. Je trouve d'abord M. Gus- tave Flaubert, et c'est lui qui complétera la formule actuelle. Nous allons trouver ici le contre-coup de l'influence romantique dont j'ai parlé. Une des amer- tumes de Balzac était de n'avoir pas la forme écla- tante de Victor Hugo. On l'accusait de mal écrire, ce qui le rendait très malheureux. Il s'est parfois
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essayé à lutter de clinquant Ij'^rique, par exemple quand il écrivit la Femme de trente ans et le Lis dam la voilée i mais cela ne lui réussissait guère, ce prodi- gieux écrivain n'a jamais été plus grand prosateur que lorsqu'il a gardé son style abondant et fort. Avec M. Gustave Flaubert, la formule naturaliste passe aux mains d'un artiste parfait. Elle se solidifie, prend la dureté et le brillant du marbre. IM. Gustave Flaubert a poussé en plein romantisme. Toutes ses tendresses sont pour le mouvement de 1830. Quand il lança Madame Bovury, c'était comme un défi jeté au réalisme d'alors, qui se piquait de mal écrire. Il entendait prouver qu'on pouvait parler de la petite bourgeoisie de province avec l'ampleur et la puis- sance qu'Homère a mises à parler des héros grecs. Mais, heureusement, l'œuvre avait une autre portée. Que M. Gustave Flaubert l'ait voulu ou non, il venait d'apporter au naturalisme la dernière force qui lui manquait, celle de la forme parfaite et impérissable qui aide les œuvres à vivre. Dès lors, la formule se trouvait fixée. Il n'y avait plus pour les nouveaux venus qu'à marcher dans cette large voie de la vé- rité par l'art. Les romanciers allaient continuer l'enquête de Balzac, avancer toujours plus avant dans l'analyse de l'homme soumis à l'action du milieu ; seulement, ils seraient en même temps des artistes, ils auraient l'originalité et la science de la forme, ils donneraient au vrai la puissance d'une résurrection par la vie intense de leur style. Eu même temps que M. Gustave Flaubert, MM. Edmond et Jules de Goncourt travaillaient aussi à cet éclat de la forme. Eux, ne venaient pas du roman- tisme. Ils n'avaient rien de latin, rien de classique;
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ils inventaient leur langue, ils notaient avec une in- tensité incroyable leurs sensations d'artistes malades de leur art. Les premiers, dans Germinie Lacerleux, ils ont étudié le peuple de Paris, peignant les faubourgs, les paysages désolés de la banlieue, osant Icnit dire en une langue raffinée, qui rendait aux êtres et aux choses leur vie propre. Ils ont eu une très giande in- fluence sur le groupe actuel des romanciers natura- listes. Si nous avons pris notre solidité, notre méthode exacte dans M. Gustave Flaubert, il faut ajouter que nous avons tous été remués par cette langue nou- velle de MM. de Concourt, pénétrante comme une symphonie, donnant aux objets le frisson nerveux de notre âge, allant plus loin que la phrase écrite et ajou- tant aux mo>. du dictionnaire une couleur, un son, un parfum. Je ne juge pas, je constate. Mon seul but est délablir ici les sources du roman contemporain, d'expliquer ce qu'il e-t et pourquoi il est cela.
Voili donc les sources nclleuient indiquées. En haut, Balzac et Stendhal, un physiologue et un psy- chologue, dégagés de la rhétui-ique du romantisme, qui a été surtout une émeute de rhéteurs. Puis, entre nous et ces deux ancêtres, M. Gustave Flaubert d'une part, et de l'autre MM. Edmond et Jules de Concourt, apporiant la science du style, fixant la formule dans une rhétorique nouvelle. Le roman naturaliste est là. Ji; ne parlerai pas de ses représentants actuels. Il suf- fira que j'indique les caractères constitutifs de ce ro- •nan.
J'ai dit que le roman naturaliste était simplement une enquête sur la nature, les êtres et les choses. Il ne met donc plus son intérêt dans l'ingéniosité d'une fable bien inventée et développée selon certaines rè-
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gles. L'imagination n'a plus d'emploi, l'intrigue im- porte peu au romancier, qui ne s'inquiète ni de l'ex- position, ni du nœud, ni du dénouement; j'entends qu'il n'intervient pas pour retrancher ou ajouter à la réalité, qu'il ne fabrique pas une charpente de toutes pièces selon les besoins d'une idée conçue h l'avance. On part de ce point que la nature suffit ; il faut l'ac- cepter telle qu'elle est, sans la modifier ni la rogner en rien ; elle est assez belle, assez grande, pour appor- ter avec elle un commencement, un milieu et une fin. Au lieu d'imaginer une aventure, de la compliquer, de ménager des coups de théâtre qui, de scène en scène, la conduisent à une conclusion finale, on prend sim- plement dans la vie l'histoire d'un être ou d'un groupe d'êtres, dont on enregistre les actes fidèlement. L'œi> vre devient un procès-verbal, rien de plus; elle n'a que le mérite de l'observation exacte, de la pénétra- tion [)lus ou moins profonde de l'analyse, de Tenchaî- nemenl logique des faits. Même parfois ce n'est pas une existence entière, avec un commencement et une fin, que l'on relate; c'est uniquement un lambeau d'existence, quelques années de la vie d'un homme ou d'une femme, une seule page d'histoire kumaine, qui a tenté le romancier, de môme que l'étude spéciale d'un corps a pu tenter un chimiste. Le roman n'a donc plus de cadre, il a envahi et dépossédé les autres genres Comme la science, il est maître du monde. Il aborde tous les sujets, écrit l'histoire, traite de phy- siologie et de psychologie, monte jusqu'à la poésie la plus haute, étudie les questions les plus diverses, la politique, l'économie sociale, la religion, les mœurs. La nature entière est son domaine. 11 s'y meut libre- ment, adoptant la forme qui lui plaît, prenant le toa
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qu'il juge le meilleur, n'élant plus l)orné par aucune limite. Nousvoilù loin du roman tel que l'enlendaient nos pères, une œuvre de pure imagination, dont le but se bornait à charmer et à distraire les lecteurs. Dans les anciennes rhétoriques, le roman était placé tout au bout, entre la fable et les poésies légères. Les hommes sérieux le dédaignaient, l'abandonnaient aux femmes, comme une récréation frivole et compromet- tante. Cette opinion persiste encore en province et dans certains milieux académiques. La vérité est que les chefs d'œuvre du roman contemporain en disent beaucoup plus long sur 1 homme et sur la nature, que de graves ouvrages de philosophie, d'histoire et de cri- tique. L'outil moderne est l;'i.
Je passe à un autre caractère du roman natura- liste. 11 est impersonnel, je veux dire que le roman- cier n'est plus qu'un greffier, qui se défend de juger et de conclure. Le rôle strict d'un savant est d'exposer les faits, d'aller jusqu'au bout de l'analyse, sans se ris- quer dans la synthèse; les faits sont ceux-ci, l'expé-. rience tentée dans de telles conditions donne de tels résultats; et il s'en tient là, parce que s'il voulait s'a- vancer au delà des phénomènes, il entrerait dans l'hy- pothèse; ce seraient des probabilités, ce ne serait pas delà science. Eh bien ! le romancier doit également s'en tenir aux faits observés, à l'élude scrupuleuse de la nature, s'il ne veut pas s'égarer dans des conclu- sions menteuses. 11 disparaît donc, il garde pour lui son émotion, il expose simplement ce qu'il a vu. Voilà la réalité; frissonnez ou riez devant elle, tirez en une leçon quelconque, l'unique besogne de l'auteur a été de mettre sous vos yeux les documents vrais. Il y a, en outre, à cette impersonnalité morale de l'œuvre,
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une raison d'art. L'intervention passionnée OU attendrie de récrivain rapeti>seun roman, en brisant la netteté des lignes, en inlioduisant un élément étranger aux faits, qui détruit leur valeur scientifique. On ne s'ima- gine pas un chimiste se courrouçant contre l'azote, parce que ce corps est impropre à la vie, ou sympa- thisant tendrement avec l'oxygène pour la raison con- traire. Un romancier qui éprouve le besoin de s'indi- gner contre le vice et d'applaudir à la vertu, gâte également les documents qu'il apporte, car son in- tervention est aussi gênante qu'inutile; l'œuvre perd de sa force, ce n'est plus une page de marbre tirée d un bloc de la réalité, c'est une matière travaillée, repétrie par l'émotion de l'auteur, émotion qui est sujette à tous les préjugés et à toutes les erreurs. Une œuvre vraie sera éternelle, tandis qu'une œuvre émue pourra ne chatouiller que le sentiment d'une époque. Ainsi, le romancier naturaliste n'intervient jamais, pas plus que le savant. Cette impersonnalité morale des œuvres est capitale, car elle soulève la question de la moralité dans le roman. On nous reproche vio- lemment d'être immoraux, parce que nous mettons en scène des coquins et des gens honnêtes sans les ju- ger, pas plus les uns que les autres Toute la querelle est là. Les coquins sont permis, mais il faudrait les punir au dénouement, ou du moins les écraser sous notre colère et notre dégoût. Quant aux gens hon- nêtes, ils mériteraient ç\ et là quelques lignes d'é- loges et d'encouragement. Notre impassibilité, notre tranquillité d'analystes, devant le mal et devant le bien, sont tout à fait coupables. Et l'on finit par dire que nous menions, lorsque nous devenons trop vrais. Quoi! sans cesse des gredins, pas un personnage
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sympathique! C'est ici que la théorie du personnage sympathique apparaît. Il faut des personnages sym- pathiques, quitte h donner un coup de pouce à la nature. On ne nous demande plus seulement d'avoir une préférence pour la vertu, on exige que nous em- bel'issions la vertu et que nous la rendions aimable. Ainsi, dans un personnage, nous devrons faire un choix, prendre les bons sentiments, passer les mau- vais sous silence; même, nous serons plus recom- mandables encore, si nous inventons le personnage de toutes pièces, si nous le coulons dans le moule convenu du bon ton et de l'honneur. 11 y a pour cela des types tout faits qu'on introduit dans une action sans aucune peino. Ce son! des personnages sympa- thiques, des conceptions i'ii aies de l'homme et de la femme, destinées à compenser l'impression fâcheuse des personnages vrais, pris sur nature. Comme on le voit, notre seul tort, dans tout ceci, est de n'accepter que la nature, de ne pas vouloir corriger ce qui est par ce qui devrait être. L'honnètelé absolue n'existe pas plus que la sanlé paifaili'. Il y a un fonds de bête humaine chez tous, comme il y a un fonds de maladie. Ainsi, ces jeunes filles si pures, ces jeunes hommes si loyaux de certains romans ne tiennent pas à la terre; pour les y attacher, il faudrait tout dire. Nous disons tout, nous ne faisons plus un choix, nous n'idéalisons pas; et c'est pourquoi on nous accuse de nous plaire dans l'ordure. En somme, la question de la moralité dans le roman se réduit donc à ces deux opinions : les idéalistes prétendent qu'il est nécessaire de mentir pour être moral, les naturalistes aldrinent qu'on ne saurait être moral en dehors du vrai. Or, rien n'est dangereux comme le romanesque; telle
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œuvre, en peignant le monde de couleurs fausses, détraque les imaginations, les jette dans les aven- tures ; et je ne parle point des hypocrisies du comme il faut, des abominations qu'on rend aimables sous un lit de fleurs. Avec nous, ces périls disparaissent. Nous enseignons l'amère science de la vie, nous don- nons la hautaine leçon du réel. Voilà ce qui existe, tâchez de vous en arranger. Nous ne sommes que des savants, des analystes, des anatomistes, je le dis une fois encore, et nos œuvres ont la certitude, la solidité et les applications pratiques des ouvrages de science. Je ne connais pas d'école plus morale, plus aus- tère.
Tel est aujourd'hui le roman naturaliste. Il a triomphé, tous les romanciers viennent à lui, même ceux qui ont d'abord tenté de l'écraser dans l'œuf. C'est l'éternelle histoire; on se fâche et on plaisante d'abord, puis on finit par imiter. li suffit que le succès détermine un courant. D'ailleurs, maintenant que le branle est donné, on verra le mouvement s'élargir de plus en plus. C'est un nouveau siècle littéraire qui s'ouvre.
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Je passe à notre théâtre contemporain. Nous venons de voir où en est le roman, il faut maintenant cons- tater où en est la littérature dramatique. Mais, avant tout, je rappellerai rapidement les grandes évolutions du théâtre en France.
Au commencement, nous trouvons des pièces in-
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formes, des dialogues à deux personnages, trois per- sonnages au plus, qui se donnaient sur la place pu- blique. Puis, les salles se bâtissent, la tragédie et la comédie naissent, sous linlluence delà renaissance classique. De grands génies consacrent cette for- mule, Corneille, Molière, Racine. Ils apparaissent comme le produit du siècle où ils vivent. La tragédie et la comédie d'alors, avec les règles immuables, l'étiquette de cour, les allures larges et nobles, les dissertations philosophiques et l'éloquence oratoire, sont l'image exacte de la société contemporaine. Et cette identité, cette parenté étroite de la formule dra- matifiue et du milieu social est si vraie, que pendant deux siècles la formule reste h peu près la même. Elle ne peid de sa raideur, elle ne fléchit qu'au dix- liuiliômc siècle, avec Vollaire et Beaumarchais. La société ancienne est alors profondément troublée; le soufQe qui l'agite el'lleui'e le théâtre. C'est un be- soin plus grand d'action, une révolte sourde contre les règles, un retour vague â la nature. Même à cette époque, Diderot et Mercier posent très c.irré- ment les bases du théâtre naturaliste; malheureuse- ment, ni l'un ni l'autre ne produisent une œuvre maîtresse qui fixe une nouvelle formule. D'ailleurs, la formule classique avait eu une telle solidité sur le sol de l'ancienne monarchie, qu'elle ne fut pas em- portée tout entière par la tempête de la Révolution. Elle persista quelque temps encore, alfaiblie, abâtar- die, glissant â la fadeur et à l'imbécillité. Ce fut alors qu'eut lieu l'insurrection romantique qui couvait depuis de longues années. Le drame romantique acheva la tragédie agonisante. Victur Hugo porta le dernier coup et recueillit le bénélice dune victoire à
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laquelle beaucoup d'autres avaient travaillé. Il faut remarquer que, pour les besoins de la lulle, le drame romantique se faisait l'antitbJse de la tragédie; il opposait la passion au devoir, l'action au récit, la couleur à l'analyse psychologique, le moyen âge à l'antiquité. Ce fut cette antithèse éclatante qui assura son triomphe. Il fallait que la tragédie dis[)a- rût, son heure avait sonné, car elle n'était plus le produit du milieu social, et le drame apportait la li- berté nécessaire en déblayant violemment le sol. Mais il semble aujourd'hui que 1\ devait se borner son rôle. 11 n'étais qu'une superbe affirmation du néant des règles, du besoin de la vie. Malgré tout son tapage, il testait l'enfant révolté de la tragédie ; comme elle, il mentait, il costumait les faits et les personnages, et avec une exagération dont on sourit à présent; comme elle, il avalises règles, ses poncifs, ses effets, des etfets plus irritants encore, parce qu'ils étaient plus faux. En somme, il n'y avait qu'une rhHorique déplus au théâtre. Aussi le drame roman- tique ne devait-il pas avoir le long règne de la tragédie. Après avoir fait sa besogne révolutionnaire, il s'essouffla, s'épuisa tout d'un coup, laissant la place nette pour reconstruire. L'histoire est donc la même au théâtre que dans le roman. A la suite de la crise nécessaire du romantisme, on voit la tradition du naturalisme reparaître, les idées de Diderot et de Mercier s'affirmer de plus en plus. C'est le nouvel état social, né de la Révolution, qui fixe peu ù peu une nouvelle formule dramatique, au milieu de tâtonne- ments, de pas faits en avant et en arrière. Ce travail était fatal. Il s'est pro.luit, il se produit encore par la force des choses, et il ne s'arrêtera que lorsque
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révolution sera complète. La formule naturaliste va être à notre siècle ce que la formule classique a élé aux siècles passés.
Nous voici donc arrivés à notre époque. Là, je trouve une activité considérable, une dépense extra- ordinaire de talent. C'est un atelier immense, où chacun travaille avec fièvre. L'heure est confuse encore, il y a bien de la besogne perdue, peu de coups portent droit et fort; mais le spectacle n'en est pas moins merveilleux. Et ce qu'il faut conslater, c'est que tous ces ouvriers s'emploient au triomphe définitif du naturalisme, même ceux qui paraissent le combattre, ils sont quand môme dans la poussée du siècle, ils vont forcément où il va. Comme aucun d'eux n'a encore été de taille, au théàlre, à fixer tout seul la formule par un effort de génie, on dirait qu'ils se sont partagé la besogne, donnant chacun à leur tour, et sur un point déterminé, leur coup d'é- paule. Nous allons voir au travail les plus connus d'entre eux.
On m'a violemment accusé d'insulter nos gloires, au théâtre. C'est une légende qui se forme. J'aurai beau prolester que j'ai obéi à des idées d'ensemble, en parlant librement des grands et des petits, il n'en restera pas moins acquis pour la critique courante que mes échecs personnels m'ont rendu féroce à l'égard de mes confrères plus heureux. Je passe, cela ne mérite pas de réponse. Seulement, je vais tâcher de juger nos gloires, en examinant quelle place elles tiennent et quel rôle elles jouent dans notre liltcra ture nramatique. Cela expliquera une fois de plus mon attitude.
Voyons d'abord M. Victorien Saidou. 11 est le
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représentant actuel de la comédie d'intrigue. Héri- tier de Scribe, il a renouvelé les vieilles ficelles et poussé l'art scénique jusqu'à la prestidigitation. Ce théâtre est une réaction qui continue et qui s'est accentuée de plus en plus contre l'ancien théâtre classique. Dès qu'on a opposé les faits aux récits, dès que l'aventure l'a emporté en importance sur les personnages, on a glissé à l'intrigue compliquée, aux marionnettes menées par un fil, aux péripéties con- tinuelles, aux coups inattendus des dénouements. Scribe a été une date historique, dans notre httéra- ture dramatique ; il a exagéré le principe nouveau de l'action, faisant de l'action la chose unique, déployant des qualités de fabricant extraordinaires, inventant tout un code de lois et de recettes. Cela était fatal, les réactions sont toujours extrêmes. Ce que l'on a appelé longtemps le théâtre de genre, n'a donc pas d'autre source qu'une exagération du principe de l'action, aux dépens de la peinlure des caractères et de l'analyse des sentiments. On est sorti delà véiité, en voulant d'abord y rentrer. On a brisé des règles pour en inventer d'autres, plus fausses et plus ridi- cules. La pièce bien faite, je veux dire faite sur un certain patron équilibré et symétrique, est devenue un joujou curieux, amusant, dont l'Europe entière s'est divertie avec nous. C'est de laque date la popularité de notre répertoire à l'étranger, qui l'a accepté par engouement, comme il adopte notre article de Paris. Aujourd'hui, la pièce bien laite a subi un léger chan- gement, M. Yiclorien Sardou en soigne moins l'ébé- nisterie ; mais, s'il a élargi le cadre et fait de l'esca- motage en plus grand, il n'en reste pas moins le représentant de l'action au théâtre, de l'action allolée,
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dominant tout, écrasant tout. Sa grande qualité est le mouvement ; il n'a pas la vie, il a le mouvement, un mouvement endiablé qui emporte les personnages et qui arrive parfois à faire illusion sur eux on les croirait vivants, ils ne sont que bien montés, allant et venant comme des pièces mécaniques parfaites. L'in- géniosité, l'adresse, le Qair de l'actualité, une grande science des planches, un talent tout particulier de l'épisode, des menus détails prodigués et vivement enlevés: telles sont les principales qualités de M. Sar- dou. Mais son observation est superficielle, les docu- ments humains qu'il apporte ont traîné partout et ne sont qu'habilement rafistolés, le monde oh il nous mène e^t un monde de carton, 'peuplé de pantins. On sent, dans chacune de ses œuvres, le terrain solide se dérober sous lui ;il y a toujours là quelque intrigue inacceptable, un sentiment faux poussé à l'exlrème, qui sert de pivot à toute la pièce, ou bien une compli- cation extraordinaire de faits qu'un mot magique devra dénouer à la fin. La vie se comporte autrement. Même en acceptant les exagérations nécessaires de la farce, on voudrait plus de largeur et de simplicité dans les moyens. Ce ne sont jamais que des vaude- villes démesurément grossis, dont la force comique est toute caricaturale ; je veux dire que le rire ne naît pas de la justesse de l'observation, mais de la grimace du personnage. Il est inutile que je cite des exemples. On a vu la petite ville que M. Victorien Sardou a peinte dans les Bourgeois de Pont-Arcy ; le secret de son observation est là, des silhouettes à peine rajeunies, les plaisanteries courantes des jour- naux, ce que tout le monde a répété. Voyez les petites villes de Balzac, et comparez. Rabagas, dont la satire
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est parfois excellente, se trouve gâté par un bout c^'intrigue amoureuse des plus médiocres. La Famitle Benoiton, où certaines caricatures sont très amu- santes, a aussi sa tache, les fameuses lettres, ces lettres que l'on retrouve partout dans le répertoire de M. Sardou et qui lui sont aussi nécessaires que les gobelets et les muscades h un escamoteur. Il a eu d'immenses succès, cela s'explique, et je trouve cela très bon. Remarquez, en effet, (]ue, s'il passe le plus souvent à côté de la vérité, il a quand même servi singulièrement la cause du naluraiisuie. Il est un de ces ouvriers dont j'ai parlé, qui sont de leur temps, qui travaillent suivant leur force à une formule qu'ils n'ont pas eu le génie d'apporter tout entière. Sa part personnelle est l'exactitude de la mise en scène, la représentation matérielle la plus exacte possible de l'existence de tous les jours. S'il triche en emplissant les cadres, il n'en a pas moins les cadres eux-mêmes, et c'est déjà quelque chose. Pour moi, sa raison d'être est surtout lu. Il est venu à son heure, il a donné au public le goût de la vie et des taljleaux taillés dans la réalité.
Je passe à M. Alexandre Diimas fils. Certes, celui- là a fait une besogne meilleure encore. Il est un des ouvriers les plus puissants du naturalisme. Peu s'en est fallu qu'il ne trouvât la formule complète et qu'il ne la réalisât. On lui doit les études physiologiques au théâtre ; lui seul a osé jusqu'ici montrer le sexe dans la jeune fdle et la bête dans l'homme. La Visite de noces, certaines scènes du Demi-Monde et du Fils naturel, sont d'une analyse absolument remarquable, d'une vérité rigoureuse. Il y a là des documents hu- mains nouveaux et excellents,, ce qui est bien rare dans
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notre répertoire moderne. On voit que je ne mar- chande pas les éloges à M. Dumas fils. Seulement, je l'admire d'après un ensemble d'idées qui m'oblige ensuite a me montrer très sévère pour lui. Selon moi, il y a eu une crise dans sa vie, le développement d'une fêlure philosophique, tout un épanouissement déplorable du besoin de légiférer, de prêcher et de convertir. Il s'est fait le substitut de Dieu sur cette terre, et dès lors les plus étranges imaginations sont venues gâter ses facultés d'observation. 11 n'est plus parti du document humain que pour arriver h des conclusions exlia-hinnaines, à des situations stupé- fiantes, en plein ciel de la fantaisie. Voyez la Femme de Claude^ l'Étranijère. d'autres pièces encore. Ce n'est pas tout, l'esprit a gâté M. Dumas. Un homme de génie n'est pas spirituel, et il fallait un homme de génie pour fixer magistralement la formule natu- raliste. M. Dumas a prêté son esprit à tous ses per- sonnages; les hommes, les femmes, jusqu'aux en- fants, dans ses pièces, font des mots, ces mots fameux qui ont décidé souvent du succès. Rien de plus faux ni de plus fatigant; cela détruit toute la vérité du dialogue. Enfin, M. Dumas, qui est avant tout ce qu'on .appelle homme de théâtre, n'hésite jamais entre la réalité et une exigence scénique;il lord le cou à la réalité. Sa théorie est que peu importe le vrai, pourvu qu"on soit logique. Une pièce devient un problème à résoudre ; on part d'un point, il faut arriver à un autre point, sans que le public se fâche; et la victoire est complète, si l'on a été assez adroit et assez fort, pour sauter par-dessus les casse- cous, en forçant le public à vous suivre, même malgré lui. Les spectateurs peuvent protester ensuite, crier
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à l'invraisemblance, se déballre; ils n'en ont pas moins appartenu à l'auteur pendant une soirée. Tout le théâtre de M. Dumas est dans cette théorie, qu'il a constamment mise en pratique. Il triomphe dans le paradoxe, dans l'invraisemblance, dans les thèses les plus inutiles et les plus risquées, à la seule for.e de ses poignets. Lui, qui a été touché par le souffle naturaliste, qui a écrit des scènes d'une observation si nette, ne recule pourtant jamais devant une fiction, quand il en a besoin pour argumenter ou simplement pour charpenter. C'est le mélange le plus fàcheui de réalité entrevue et d'invention baroque. Pas une de ses pièces n'échappe à ce double courant. Rappe- lez-vous dans le Fils naturel le roman incroyable de Clara Vignot, et dans rÉti-angère, l'histoire étonnante de la Vierge du mal ; je cite au hasard. On dirait que M. Dumas ne se sert du vrai que comme d'un tremplin pour sauter dans le vide. Quelque chose l'aveugle. Il ne nous mène jamais dans un monde que nous con- naissions, le milieu est toujours pénible et factice, les personnages perdent tout accent naturel, et ne tiennent plus au sol. Ce n'est plus l'existence avec sa largeur, ses nuances, sa bonhomie; c'est un plai- doyer, une argumentation, quelque chose de froid, de sec, de cassant, où il n'y a pas d'air. Le philoso- phe a tué l'observateur, telle est ma conclusion ; et l'homme de théâtre a achevé le philosophe. Cela est très regrettable.
J'arrive ù M. Emile Augier. 11 est le maître actuel de notre scène irauçaise. C'est lui dont l'ellort a été le plus constant, le plus régulier. Il faut se souvenir des attaques dont le poursuivaient les romantiques ; ils le nommaient le poète du bon sens, ils plaisan-
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, talent certains de ses vers, n'osant plaisanter les vers de Molière. La vérité était que M. Emile Augier gô- 'nait les romantiques, car ils sentaient en lui un adver- saire puissant, un écrivain qui renouait la tradition française par-dessus l'insurrection de 1830. La nou- velle formule grandissait avec lui : l'observation exacte, la vie réelle mise à la scène, la peinture de notre société en une langue sobre et correcte. Les premières œuvres de M. Emile Augier, des drames et des comédies en vers, avaient le grand mérite de procéder de notre théâtre classique; c'était la même simplicité d'intrigue, comme dans Philiberle, par exemple, où l'histoire d'une laide, qui devient char- manie et que tout le monde courtise, suffit à emplir trois actes, s<ins la moindre complication; c'était aussi toute la lumière jetée sur les personnages, une bonhomie puissante, le train paisible et fort des pièces se nouant et se dénouant par la seule action des sentiments. Ma conviction est que la for- mule naturaliste ne sera que le développement de cette formule classique, élargie et adaptée à notre milieu. Plus tard, M. Emile Augier affirma davantage sa personnalité. Il arrivait forcément à celte formule naturaliste, dès qu'il en venait à la prose et à la peinture plus libre de notre société contemporaine. Je citerai surtout les Lionnes pauvres, le Mariage d'Olympe, Maître Guérin, le Gmdre de M. Poirier, et ses deux comédies qui ont fait le plus de bruit, les Effrontés et le fils de Giboyer. Ce sont là des œuvres très remarquables, qui toutes, plus ou moins, d.ms quelques scènes, réalisent le théâtre nouveau, le théâ- tre de notre siècle. Le notaire Guérin a une impéni. tence finale de l'effet le plus vrai et le plus neuf; dans
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le Gendj^e de M. Pobier, il y a une excellente personni- fication du bourgeois enrichi; Giboyer est une créa- tion curieuse, assez juste de ton, s'agitant au milieu d'un monde peint avec une grande verve satirique. La force de M. Emile Augier, ce qui le rend supérieur, c'est qu'il est plus humain que iM Dumas fils, (^e côté humain ras->oit sur un terrain solide; avec lui, on ne craint pas les sauts dans le vide; il reste pondéré, moins briilant peut-être, maii^plus sûr. Qu'est-ce donc qui a empêché M. Augier d'être le génie attendu, le génie destiné à fixer la formule naturaliste ? Pourquoi, selon moi, ne reste-t-il que le plus sage et le plus fort des ouvriers de l'heure présente? C'est, à mon sens, qu'il n'a pas su se dégager assez des conventions, des cliohés, des personnages tout faits. Son Ihéûtre est continuellement diminué par des poncifs, des figures exécutées de chic, comme on dit familièrement dans les ateliers de peinlie. Ainsi, il est rare de ne pas trouver, dans ses comédies, la jeune fille immaculée, très riche, et qui ne veut pas se marier, parce qu'elle s'indigne d'être épousée pour son argent. Les jeunes hommes sont également des héros d'honneur et de loyauté, sanglotant lorsqu'ils apprennent que leurs pères ont fait une fortune peu scrupuleuse. En un mot, le personna.Lie sympathicpie triomphe, j'entends le type idéal des bons et beaux sentiments, toujours coulé dans le môme moule, véritable symbole, per- sonnification hiératique en dehors de toute observa- tion vraie. C'est le commandant Guérin, ce modèle des militaires, dont l'uniforme aide au dénouement; c'est le fils de Giboyer, cet archange de délicatesse, né d'un homme taré, et c'est Giboyer lui-même, si tendre dans sa bassesse ; c'est Henri, le fils de Ghar-
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rier, des Effrontés, qui s'engage, parce que son père- a tripoté dans une affaire louche, et qui i amène à rembourser les gens qu'il a trompés. Tout cela est très beau, très touchant ; seulement, comme docu- ments humains, tout cela est très contestable. La nature n'a pas ces raideurs dans le bien ni dans le mal. On ne peut accepter ces personnages sympa- thiques que comme une opposition et une consola- tion. Ce n'est pas tout, M. Emile Augier modifie souvent un personnage d'un coup de baguelte. La recette est connue; il faut un dénouement cl on retourne un caractère, à la suite d'une scène à eflYt. Voyez le dénouement du Gendre de M. Poirier, par exemple, pour ne citer que celui-là. Vraiment, c'est trop commode; on ne fait pas si aisément un homme blond d'un homme brun. Comme v.ileur d'observa- tion, ces brusques changements sont déplorables ; un tempérament va toujours jusqu'au bout, à moins de causes lentes, très minutieuses à analyser. Aussi, les meilleures figures de M. Emile Augier, celles qui resteront sans doute , parce qu'elles sont les plus complètes et les plus logiques, me semblent être le notaire Guérin et Pommeau, des Lionnes pau- vres. Les dénouements des deux pièces sont fort beaux, avec leur large ouverture sur la réalité, sur l'implacable marche de la vie, allant son train au delà des tristesses et des joies de chaque jour. En relisant les Lionnes pauvres, je songeais à madame Marneffe, mariée à un honnête homme. Comparez Séraphine à madame Marneffe, mettez un instant face à face M. Emile Augier et Balzac, et vous comprendrez pourquoi, malgré ses bonnes qua- lités, M. Emile Augier n'a pas fixé la formule nou-
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velle au théâtre. Il n'a pas eu la main assez har- die ni assez vigoureuse pour se déloarrasser des conventions qui encombrent la scène. Ses pièces sont trop mélangées, aucune ne s'impose avec l'originalilé décisive du génie. Il ménage une transaction, il restera dans notre littérature drama- tique comme un pionnier d'une intelligence pondé- rée et solide.
Je voudrais parler de M. Eugène Labiche, dont la verve comique a été si franche, de MM. Meilhac et Halévy, ces fms observateurs de la vie parisienne, de M. Gondinet, qui achève de démoder la formule de Scribe, par ses tableaux si spirituels, traités en dehors de toute action. Mais il suffit que je me sois expliqué au sujet des trois auteurs dramatiques les plus célèbres. J'admire beaucoup leur talent, les qualités différentes qu'ils apportent. Seulement, je le dis encore, je les juge au point de vue d'un en- semble d'idées, étudiant la place et le rôle de leurs œuvres dans le mouvement littéraire du siècle.
IV
Maintenant, les éléments sont connus, j'ai en main tous les documents dont j'avais besoin pour discuter et conclure. D'une part, nous avons vu ce qu'était le roman naturaliste à l'heure présente; de l'autre, nous venons de constater ce que les pre- miers auteurs dramatiques ont fait de notre théâtre^ Il n'y a plus qu'à établir un parallèle.
Personne ne conteste que tous les genres se tien
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nent et marchent en même lemps dans une littéra- ture. Quand un souffle a passé, quand le branle est donné, il y a une poussée générale veis le même but. L'insurrection romantique est un exemple frappant de celte unité de tendance, sous une influence déter- minée. J'ai montré que la force d'impulsion du siècle était le naturalisme. A ujourdhui, cette force s'accentue de plus en plus, se précipite, et tout doit lui obéir. Le roman, 'e théâtre sont emportés. Seulement, il est arrivé que l'évolution a été beau- coup plus rapide dans le roman ; elle y triomphe, lorsqu'elle s'indique seulement sur les planches. Gela devait être. Le théâtre a toujours été la der- nière citadelle de la convention, pour des raisons mulliples, sur lesquelles j'aurai â m'expliquer. Je voulais donc en venir simplement à ceci : la formule naturaliste, désormais complète et fixée dans le roman, est très loin de l'être au théâtre, et j'en con- clus qu'elle devra se compléter, qu'elle y prendra tôt ou tard sa rigueur scientifique ; sinon le théâtre s'aplatira, deviendra de plus en plus inférieur.
On s'est fort irrité contre moi, on m'a crié : « Mais que demandez-vous? de quelle évolution avez vous besoin? Est-ce que l'évolution n'est pas accomplie? est-ce que MM. Emile Augier, Dumas fils, Victorien Sardou n'ont pas poussé aussi loin que pos'-ible l'ob- servation et la peinture de notre société? Arrêtons- nous, nous sommes déjà trop avant dans les réalités de ce monde. » D'abord, il est naïf de vouloir s'ar- îêter ; rien n'est stable dans une société, tout se trouve emporté d'un mouvement continu. On va quand môme où l'on doit aller. Ensuite, je prétends que l'évo- lution, loin d'être accomplie au théâtre, commence à
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peine. Jusqu'à présent, nous n'en sommes qu'aux tentatives premières. Il a fallu attendre que certaines idées lissent leur trouée, que le public s'accoutumât, que la forcô des choses détruisît un ù un les obsta- cles. J'ai lâché, en étudiant rapidement MM. Victo- rien Sardou, Dumas fils, Emile Augier, de dire pour quelles raisons je les considère simplement comme des ouvriers qui déblayent les voies et non comme des créateurs, des génies qui fondent un monument. Donc, après eux, j'attends autre chose.
Cette autre chose qui indigne et qui soulève (ant de plaisanteries faciles est pourtant bien simple. Nous n'avons qu'à relire Balzac, qu'à relire M. Gustave Flaubert et MM. de Concourt, en un mot les roman- ciers naturalistes. J'attends qu'on plante debout au théâtre des hommes en chair et en os, pris dans la réalité et analysés scientifiquement, sans un men- songe. J'attends qu'on nous débarrasse des person- nages fictifs, de ces symboles convenus de la vertu et du vice qui n'ont aucune valeur comme documents humains. J'attends que les milieux déterminent les personnages et que les personnages agissent d'après la logique des faits combinée avec la logique de leur propre tempérament. J'attends qu'il n'y ait plus d'escamotage d'aucune sorte, plus de coups de baguette magique, changeant d'une minute à lautre les choses et les êtres . J'attends qu'on ne nous conte plus deshistoires inacceptables, qu'on ne gâte plus des 'observations justes par des incidents romanesques, dont l'effet 6.4 de détruire même les bonnes parties d'une pièce. J'attends qu'on abandonne les receltes connues, les formules lasses de servir, les larmes, les rires faciles. J'attends qu'une œuvre dramatique,
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débarrassée des déclamations, tirée des grands mots et des grands sentiments, ail la haute moralité du vrai, soit la leçon terrible d'une enquête sincère. J'at- tends enfin que l'évolution faite dans le roman s'achève au théâtre, que l'on y revienne à la source même de la science et de l'art modernes, à l'étude de la nature, à l'anatomie de l'homme, à la peinture de la vie, dans un procès-verbal exact, d'autant plus original et puissant, que personne encore n'a osé le risquer sur les planches. *
Yoilà ce que j'attends. On hausse les épaules, on répond avec des sourires que j'attendrai toujours. L'argument décisif est qu'il ne faut pas demander ces choses au théâtre. Le théâtre n'est pas le roman. Il nous a donné ce qu'il pouvait nous donner. Et c'est tout, il faut nous en tenir là .
Eh bieni nous voici donc au nœud même de la querelle. On se heurte aux conditions d'existence du théâtre. Ce que j'exige est impossible; cela revient à dire que le mensonge est nécessaire sur la scène; il faut qu'une pièce ait des coins de romanesque, qu'elle tourne en équilibre autour de certaines situa- tions, qu'elle soit dénouée à l'heure dite. Et l'on en- tre dans des questions de métier : d'abord, l'analyse ennuie, le public demande des faits, toujours des faits ; ensuite, il y a l'optique de la scène, une action doit s'y passer en trois heures, quelle que soit son étendue; puis, les personnages prennent une valeur particulière, ce qui nécessite une mise en place fic- tive. Je ne cite pas tous les arguments, j'en arrive 5 l'intervention du public, qui est considérable; ie pu- blic veut ceci, le public ne veut,pas cela; il ne tolé- reraitpas trop de vérHé,il exige quatre panlin6.sy.ui-
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pathiques, contre un personnage réel, pris dans la vie. En un mot, le théâtre est le domaine de la con- vention, touty reste conventionnel, depuis les lîécors, depuis la rampe qui éclaire les acteurs par en bas, jusqu'aux personnages qu'on y promène au bout d'un fil. La vérité ne saurait y entrer qu'en petites doses distribuées adroitement. On va même jusqu'à jurer que le théâtre n'aurait plus sa raison d'être, le jour où il cesserait d'être un amusant mensonge, destiné à consoler le soir les spectateurs des tristes réalités de la journée.
Je connais ces raisonnements et je tâcherai d'y répondre tout à l'heure, en arrivant à ma conclusion. Il est évident que chaque genre a ses conditions propres d'existence. Un roman qu'on lit seul chez soi, les pieds sur les chenets, n'est pas une pièce qui se joue devant deux mille spectateurs. Le romancier a le temps et l'espace devant lui; toutes les écoles buissonnières lui sont permises, il emploiera cent pages, si cela lui plaît, pour analyser à son aise un personnage; il dé- crira les milieux aussi longuement qu'il voudra, cou- pera son récit, reviendra sur ses pas, changera vingt fois les lieux, sera en un mot le maître absolu de sa matière. L'auteur dramatique, au contraire, est en- fermé dans un cadre rigide; il obéit à des nécessités de toutes sortes, il ne se meut qu'au milieu des obs- tacles. Enfin, il y a la question du lecteur isolé et des spectateurs pris en masse; le lecteur isolé tolère tout, va où l'on veut le mener, même lorsqu'il se fâche, tandis que les spectateurs pris en masse ont des pu- deurs, des effarements, des sensibilités dont il faut tenir compte, sous peine de chute certaine. Tout cela est vrai, c'est précisément pour cela que le théâtre
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est la dernière citadelle de la convention, ainsi que je l'ai constaté plus haut. Si le mouvement natura- liste n'avait pas rencontré sur les planches un terrain aussi difficile, aussi encombré d'ohstacles, il s'y serait déj;^ produit avec l'intensité et le succès qu'il a eus dans le roman. Le théâtre, par ses conditions d'exis- tence, devait être la dernière conquête, la plus labo- rieuse et la plus disputée de l'esprit de vérité.
Je ferai ici la remarque que l'évolution de chaque siècle sincarne forcément dans un genre littéraire particulier. C'est ainsi que le dix-septième siècle, évidemment, s'incarne dans la formule dramatique. Notre théâtre a jeté alors un éclat incomparable, au détriment de la poésie lyrique et du roman. La raison en est que le théâtre répondait alors avec exactitude àl'esprit de l'époque. Il abstrait l'homme de la nature, l'étudié avec l'outil philosophique du temps; il a le balancement d'une rhétorique pompeuse, les mœurs polies d'une société arrivée à sa maturité complète; c'est un fruit du sol, la for- mule écrite oii la civilisation d'alors devait se couler avec le plus d'aisance et de perfection. Comparez notre époque à celle-là, et vous sentirez les raisons décisives qui ont fait de Balzac un grand romancier au lieu d'en faire un grand auteur dramatique. L'es- prit du dix-neuvième siècle, avec son retour à la na- ture, avec son besoin d'enquête exacte, allait quit- ter la scène, où trop de conventions le gênaient, pour s'affirmer dans le roman, dont le cadre était sans limite. Et c'est ainsi que, scientifiquement, le roman est devenu la forme par excellence de notre siècle, la première voie oià le naturalisme devait triompher. Aujourd'hui, ce sont les romanciers qui
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sont les princes littéraires du temps; ils tiennent la langue, ils tiennent la méthode, ils marchent en avant, côte à côte avec la science. Si le dix-septième siècle est resté le siècle du théâtre, le dix-neuvième siècle sera le siècle du roman.
Je veux admettre, pour un instant, que la critique courante a raison, lorsqu'elle affirme que le natura- lisme est impossible au théâtre. Voilà qui est en- tendu. La convention y est immuable, il faudra tou- jours y mentir. Nous sommes condamnés à perpétuité aux escamotages de M. Sardou, aux thèses el aux mots de M. Dumas fils, aux personnages sympalhiques de M. Emile Augier. On n'ira pas plus loin que le talent de ces auteurs, nous devons les accepter comme la gloire de notre siècle au théâtre. Ils sont ce qu'ils sont, parce que le théâtre veut qu'ils le soient. S'ils ne sont pas allés plus avant, s'ils n'ont pas obéi da- vantage au grand courant de vériié qui nous emporte, c'est que le théâtre le leur a défendu. Il y a 1 1 un mur qui barre le chemin aux plus forts. Très bien ! Mais alors c'est le théâtre que l'on condamne, c'est au théâtre que l'on porte un coup mortel. On l'écrase sous le roman, on lui assigne une place inférieure, on le rend méprisable et inutile aux yeux des généra- tions qui vont venir. Que voulez-vous que nous fas- sions du théâtre, nous anties ouvriers de la vérité, anatomistes, analystes, chercheurs de la vie, compi- lateurs de documents humains, si vous nous prou- vez que nous ne pouvons y porter ni notre méthode ni notre outil? Vraiment! le théâtre ne vit que de conventions, il doit mentir, il se refuse à notre litté- rature expérimentale! Eh bien! le siècle laissera le théâtre de côté, il l'abandonnera aux mains des amu-
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seurs publics, tandis qu'il fera ailleurs sa grande et superbe besogne. C'est vous-mêmes qui prononcez le verdict, qui luez le th(''âtre. Il est bien évident, en effet, que l'évolution naturaliste va s'élargir de plus en plu*, car elle est l'intelligence môme du siècle. Pendant que les romans fouilleront toujours plus avant, apporteront des documents plus neufs et plus exacts, le théâtre pataugera davantage chaque jour au milieu de ses fictions romanesques, de ses intrigues usées, de ses habiletés de métier. La situation sera d'au- tant plus fâcheuse, que le public prendra certainement le goût des réalités, dans la lecture des romans. Le mo uvemen t s'ind ique déjà, et avec force. Il vi end l'a une heure où le public haussera les épaules et réclamera lui-même une rénovation. Ou le théâtre sera natura- liste, ou il ne sera pas, telle est la conclusion formelle. Et, dès aujourd'hui, est-ce que cette situation ne s'indique pas ? Toute la nouvelle génération littéraire se détourne du théâtre. Questionnez les débutants de vingt-cinq ans, je parle de ceux qui apportent un vé- ritable tempérament littéraire; ils montreront tous un mépris pour le théâtre, ils parleront des auteurs applaudis avec une légèreté qui vous indignera. Pour eux, le théâtre est un genre inférieur. Cela vient uni- quement de ce qu'il ne leur offre pas le terrain dont ils ont besoin; ils n'y trouvent ni assez de liberté ni assez de vérité. Tous vont vers le roman. Que demaiji le théâtre «oit conquis par un coup de génie, et vous verrez quelle poussée s'y produira. Lorsque jai écrit quelque part que les planches étaient vides, j'ai voulu dire qu'il ne s'y était pas encore produit un Balzac. On ne peut, en bonne foi, comparer MM. Sardou, Dumas ou Augier à Balzac ; tous les auteurs dramatiques mis
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les uns sur les autres n'arriveraient pas encore à sa taille. Eh bien I les planches resteront vides à ce point de vue, tant qu'un maître n'aura pas, en affirmant la formule nouvelle, entraîné derrière lui la génération de demain.
C'est donc moi qui ai la foi la plus robuste dans l'avenir de notre théâtre. Je n'admets plus, mainte- nant, que la critique courante ait raison, en disant que le naturalisme est impossible à la scène, et je vais exa- miner dans quelles conditions le mouvement s'y pro- duira sans doute.
Non, il n'est point vrai que le théâtre doive rester stalionnairc, il n'est point vrai que les conventions actuelles soient les conditions fondamentales de son existence. Tout marche, je le répète, tout marche dans le même sens. Les auteurs d'aujourd'hui seront dépassés ; ils ne peuvent avoir l'outrecuidance de fixer à jamais la littérature dramatique. Ce qu'ils ont bé- gayé, d'autres l'affirmeront; et le théâtre ne sera pas ébranlé pour cela, il entrera, au contraire, dans une voie plus large et plus droite. De tous temps, on a nié la marche en avant, on a refusé aux nouveaux venus le pouvoir et le droit d'accomplir ce que n'avaient pas fait les aînés. Mais ce sont là des colères vaines, des aveuglements impuissants. Les évolutions sociales et littéraires ont une force irrésistible; elle- traversent d'un léger saut des obstacles énormes qu'on réputait infranchissables. Le théâtre a beau être ce qu'il est
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aujourd'hui; il sera demain ce qu'il devra être. Et, quand révénemenl aura eu lieu, tout le monde le trouvera naturel.
Ici j'entre dans la déduction, je ne prétends plus avoir la même rigueur scientifique. Tant que j'ai rai- sonné sur des faits, j'ai affirmé. A présent, je me con- tenterai de prévoir. L'évolution se produit, cela est certain. Mais passera-t-elle à gauche, passera-t-elle à droite? Je ne sais trop. On en peut raisonner, pas da- vantage.
D'ailleurs, il est certain que les conditions d'exis- tence du théâtre seront toujours différentes. Le roman, grâce à son cadre libre, restera peut-être roiiLil par excellence du siècle, tandis que le théâtre ne fera que le suivre et en compléter l'action. Il ne faut point oublier la merveilleuse puissance du théâtre, son elfet immédiat sur les spectateurs. Il n'existe pas de meil- leur instrument de propagande. Si donc le roman se lit au coin du feu, en plusieurs fois, avec une patience qui tolère les plus longs détails, le dramaturge natu- raliste devra se dire avant tout qu'il n'a point affaire à ce lecteur isolé, mais à une foule qui a des besoins de clarté et de concision. Je ne vois pas que la for- mule naturaliste se refuse à celte concision et à cette clarté. 11 s'ygira simplement de changer la facture, la carcasse de l'œuvre. Le roman analyse longue- ment, avec une minutie de détails où rien n'est ou- blié; le théâtre analysera aussi brièvement qu'il le voudra, par les actions et les paroles. Un mot, un cri, dans Balzac, suffit souvent pour donner le personnage tout entier. Ce cri est du théâtre, et du meilleur. Quant aux actes, ils sont de l'analyse en action, la plus saisissante qu'on puisse faire. Lors-
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ISO LE NATURALISME AU THEATRE.
qu'on se sera débarrassé des amuseltes de l'inlrigue, du jeu enfantin de nouer des fils compliqués pour avoir le plaisir de les dénouer ensuite, lor^qu'uue pièce ne sera plus qu'une histoire réelle et logique, on entrera par là nièuie en pleine analyse, on analysera forcé- ment la double influence des personnages sur les faits et des faits sur les personnages. C'est ce qui rn'a mené souvent à dire que la formule naturaliste nous re- portait à la source même de notre théâtre national, à la formule classique. On trouve précisément dans les tragédies de Corneille, dans les comédies de Mo- lière, cette analyse continue des personnages que je demande; l'intrigue est au second plan, l'œuvre est une longue dissertation dialoguéesurl'hommc. Seule- ment, au lieu d'abstraire l'homme, je voudrais qu'on le replaçât dans la nature, dans son milieu propre, en étendant l'analyse à toutes les causes physiques et so- ciales qui le déterminent. En un mot, la formule classi- que me paraîtbonne, à la condition qu'on y emploiera lamélhodescientifiquepourétudierlasociétéactuelle, comme la chimie étudie les corps et leurs propriétés. Quant aux longues descriptions des romans, elles ne peuvent être portées à la scène, cela est de toute évidence. Les romanciers naturalistes décrivent beau- coup, non pour le plaisir de décrire, comme on le leur reproche, mais parce qu'il entre dans leur formule de circonstancier et dé compléter le personnage par le milieu. L'hommen'estpluspoureuxuneabstractionin- tellectuelle, tel qu'on le considérait au dix-septième siè- cle;il estune bête pensante, qui fait partie de la grande nature et qui est soumise aux multiples influences du sol où elle a poussé et où elle vit. C'est pourquoi un climat, un pays, un horizon, ur.e chambre, ont sou-
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vent une importance décisive. Le romancier ne sé- pare donc plus le personnage de l'air où il se meut; il ne décrit pas par un besoin de rhétorique, comme les poêles didactiques, comme Delille par exen)ple; il noie siuiplement à chaque heure les conditions matérielles dans lesquelles agissent les êtres et se produisent les faits, pour être absolument complet, pour que son enquête porte sur l'ensemble du monde et évoque la réalité tout entière. Mais les descrip- tions n'ont pas besoin d'être portées au théâtre; elles s'y trouxent naturellement. La décoration ti'est-elle pas une description continue, qui peut être beau- coup plus G.xacie et saisissante que la description faite dans un roman? Ce n'est, dit-on, que du carton peint; en oilel, mais, dans un roman, c'est moins encore que du carton peint, c'est du papier noirci; pourtant l'illusion se produit. Après les décor.s si puissants de relief, si surprenan's de vérité, que nous avons vus lécemment dans nos théâtres, on ne peut plus nier la possibilité d'évoquer à la scène la réalité des milieux. C'est aux auteurs dramatiques à utiliser maintenant cette réalité; eux fournissent les peisonnages et les faits; les décorateurs, sur leurs indications, fourniront les descriplions, aussi exactes qu'il sera nécessaire. 11 ne s'agit donc plus, pour un dramaturge, que de se servir des milieux comme les romanciers s'en servent, puisqu'ils peuvent les réaliser, les montrer. J'ajouterai que, le théâtre étant une évocation matérielle de la vie, les milieux s'y sont imposés de tous temps. Au dix-septième siècle seulement, comme la nature ne comptait pas, comme l'homme^ était une pure intelligence, les dé- cors restaient vagues, un péristyle de temple, une
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salle quelconque, une place publique. Aujourd'hui, le mouvement naturaliste a amené une e.xaclilude de plus en plus grande dans les décors. Gela s'est produit peu à peu, invinciblement. Je trouva même là une preuve du sourd travail que fait le natura- lisme au théâtre, depuis le commencement du siècle. Je ne puis étudier à fond cette question des décors et des accessoires, je me contente de constater que la description est non seulement possible sur la scène, mais qu'elle y est encore de toute nécessité, qu'elle s'y impose comme une condi ion essentielle d'existence.
Je n'ai pas^, je pense, à parler des changements de lieux. Il y a beau temps que l'unilé de lieu n'est plus observée. Les auteurs dramatiques ne se gênent pas pour embrasser une existence entière, pour pro- mener les spectateurs aux deux bouts du monde. Ici, la convention reste maîlresse, coamie elle l'est d'ailleurs dans le roman, où l'écrivain fait parfois cent lieues d'un alinéa à un autre. Il en est de même pour la question de temps. On doit tricher. Une action qui demanderait quinze jours, par exemple, doit tenir dans les trois heures qu'on met à lire un roman ou à écouter une pièce. Nous ne sommes pas la force créatrice qui régit ce monde, nous ne sommes que des créateurs de seconde main, analy- sant, résumant, tâtonnant presque toujours, heureux et acclamés comme des génies, lorsque nous pouvons dégager un seul rayon de la vérité.
J'arrive h la langue. On prétend qu'il y a un style pour le théâtre. On veut que ce soit un style tout ditféient de la conversation parlée, plus sonore, plus nerveux, écrit d'une quinte plus'haut, taillé à fa-
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celtes, saii' doute pour y faire scintiller les lumières des lustres De nos jouis, par exemple, M. Dumas (ils passe pour êlre un grand écrivain dramatique. Ses « mots » sont fameux. Ils partent comme des fusées, retombent en gerbes, aux applaudissements des spec- tateurs. D'ailleurs, tous ses personnages parlent la même langue, une langue de parisien spirituel, fouettée de paradoxes, visant continuellement au trait, sèche et brutale. Je ne nie pas l'éclat de c^tte langue, un éclat peu solide, mais j'en nie la vérité. Rien n'est fatigant comme ce continuel ricanement de la phrase. Je voudrais plus de souplesse, plus de nature. Cela est à la fois trop bien écrit et pas assez écrit. Les véritables stylistes de l'époque sont les ro- manciers ; il faut chercher le style impeccable, vi- vant, original, chez M. Gustave Flaubert et chez MM. de Concourt. Lor.-qu'on compare la prose de M. Dumas à celle de ces grands prosateurs, elle n'a plus ni correction, ni couleur, ni mouvement. Ce que je voudrais voir au Ihéàire, ce serait un réiumé de la langue parlée. Si l'on ne peut porter à la scène une conversation avec ses redites, ses longueurs, ses pa- roles inutiles, on pourrait y garder le mouvement et le Ion de la conversation, le tour d'esprit particulier de chaque causeur, la réalité, en un mot, mise au point nécessaire. MM. de Concourt ont fait une cu- rieuse tentative de ce genre dans Henriette Maréchal^ celte pièce qu'on n'a pas voulu entendre et que per- sonne ne connaît. Les acteurs grecs parlaient dans un tube d'airain; sous Louis XIV, les comédiens chan- taient leurs rôles sur un ton de mélopée, pour leur donner plus de pompe; aujourd'hui, on se contente de dire qu'il y a une langue de théâlre, plus sonore
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et semée de mots à pétards. On voit qu'il y a progrès. Un jour on s'apercevra que le meilleur style, au théâtre, est celui qui résume le mieux la conversa- tion parlée, qui met le mot juste en sa place, avec la valeur qu'il doit avoir. Les romanciers naturalistes ont déji\ écrit d'excellents modèles de dialogues ainsi réduits aux paroles strictement utiles.
Resle la question des personnages sympathiques. Je ne me dissimule pas qu'elle est capitale. Le public demeure glacé, quand on ne satisfait pas son besoin d'un idéal de loyauté et d'honneur. Une pièce où il n'y a que des personnages vivants, pris dans la réa- lité, lui paraît noire, austère, lorsqu'elle ne l'exas- père pas. C'est sur ce point surtout que se livre la bataille du naturalisme. Il faut que nous sachions patienter. En ce moment, tout un travail secret se fait dans les spectateurs; ils viennent peu à peu, poussés par l'esprit du siècle, à admettre les audaces des peintures réelles, à y prendre môme du goût. Quand ils ne pourront plus supporter certains men- songes, nous serons bien près de les avoir gagnés. Déjà les œuvres des romanciers préparent le terrain, en les accoutumant. Une heure sonnera où il suffira qu'un maître se révèle au théâtre pour trouver tout un public prêt à se passionner en faveur du vrai. Ce sera une question de tact et de force. On verra alors que les kçons les plus hautes et les plus utiles sont dans la peinture de ce qui est, et non dans des géné- ralités ressassées, dans des airs de bravoure sur la vertu que l'on chante pour le seul plaisir des oreilles.
Voilà donc les deux formules en pré-ence ; la for- mule naturaliste qui fait du théâtre l'étude et la peinture de la vie, et la formule conventionnelle, qui
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en fait un pur amusement de l'esprit, une spécula- tion intellectuelle, un art d'équilibre et de symétrie, réglé d'après un certain code. Au fond, tout dépend de l'idée qu'on a d'une littérature, de la littérature dramati(iue en particulier. Si l'on admet qu'une littérature n'est qu'une enquête sur les choses et sur les êtres, faite par des esprits originaux, on est naturaliste; si l'on prétend qu'une littérature est une charpente suiajoutée au vrai, qu'un écrivain doit se servir de l'observation pour se lancer dans 1 invention et dans l'arrangement, on est idéaliste, ou proclame la nécessité de la convention. Je viens d cire très frappé par un exemple. On a repris der- nièrement, à la Comédie Française, le Fils naturel, de M. Dumas fils. Du coup, un critique saute d'en- thousiasme. Le voilà parti. Mon Dieu! que cela est donc bien fabriqué, que cela e-t donc raboté, em- boîté, collé, chevillé! Ce rouage est-il assez joli! Et celui-ci, se présente-t-il assez à point pour s'engrener h cette autre pièce, qui elle-même met en mouve- ment toute la machine! Alors, il se pâme, il ne trouve pas de mois assez élogieux pour dire le plaisir qu'il prend devant cette mécanique. Ne croirait-on pas qu'il parle d'un joujou, d'un jeu de patience dont il est fier de brouiller et de remettre les pièces ? Moi, je reste froid devant le Fils naturel. Pour- quoi cela ? Suis-je plus sot que le critique'? Je ne le pense pas. Seulement, je n'ai pas de goût pour l'hor- logerie, et j'en ai beaucoup pour la vérité. Oui, en efl'et, cela est d'un joli mécanisme. Mais je voudrais que cela fût d'une vie superbe, je voudrais la vie, avec son frisson, avec sa largeur, avec sa puissance; je voudrais toute la vie.
156 LE NATURALISME AU THEATRE.
Et j'ajoute que nous aurons toute la vie au théâtre, comme nous l'avons déjà dans le roman. Cette pré- tendue logique des pièces actuelles, cette symétrie, cet équilibre obtenu dans le vide par des procédés de raisonnement qui viennent de l'ancienne métaphy- sique, tomberont devant la logique naturelle des faits et des êtres, tels qu'ils se comportent daus la réalité. A biplace d'un théâtre de fabrication, nous aurons un théâtre d'observation. Gomment l'évolution s'achèvera t-elle? C'est ce que demain nous dira. J'ai essayé de prévoir, mais je laisse au génie le soin de réaliser. J'ai déjà donné ma conclusion : notre théâtre sera naturaliste ou il ne sera pas.
Maintenant que j'ai tâclié de résumer l'ensemble de mes idées, puis-je espérer qu'on ne me fera plus dire ce que je n'ai jamais dit? Continuera- t-on à voir, dans mes opinions de critique, je ne sais quel gonflement ridicule de vanité, quel besoin d'odieuses représailles ? Je ne suis que le soldat le plus con- vaincu du vrai. Si je me trompe, mes jugements sont là, tout imprimés, et dans cinquante ans on méjugera à mon tour, on pourra lu'accuser d'injustice, d'aveu- glement, de violence inutile. J'accepte le verdict de l'avenir.
L'ARGENT DANS LA LITTERATURE
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L'ARGENT DANS LA LITTÉRATURE
Souvent, j'entends pousser autour de moi cette plainte: « L'esprit littéraire s'en va, les lettres sont débordées par le mercantilisme, l'argent tue l'esprit.» fit ce sont d'autres accusations éplorées contre notre démocratie qui envahit les salons et les académies, qui détraque le beau langage, qui fait de l'éciivain un marchand comme un autre, plaçant ou ne pla- çant pas sa marchandise selon la marque de fabrique, amassant une fortune ou mourant dans [a misère.
Eh bien ! j'enrage de ces plaintes et de ces accusa- lions. Il est certain d'abord que l'esprit littéraire, le' qu'on l'entendait au dix-seplième siècle cl au dix- huitième, n'est plus du tout l'esprit littéraire de notre dix-neuvième siècle. Un mouvement intellec- tuel et social a peu à peu amené une transformation, qui est aujourd'hui complète. Avant tout, voyons
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quelle a été celte transformation. Ensuite, il me sera aisé de déterminer le rôle de l'argent dans notre littérature moderne.
I
Dernièrement, je relisais les études critiques de Sainte-Beuve, cette série interminable de volumes oti il s'est confessé tout au long. Et c'est au courant de celte lecture que j'ai élé frappé des modifications profondes de notre esprit littéraire. Sainte-Beuve, d'une intelligence si souple et si vaste, très capable de goûler les œuvres modernes, n'en gardait pas moins une préférence attendrie pour les œuvres du passé; il pratiquait religieusement les anciens et nos classiques. C'était, chez lui, un continuel regret, comme une nostalgie des âges morts, du dix-septième siècle surtout, qui s'échappait en une page, en une phrase, à propos de n'importe quel sujet. Il admettait l'époque actuelle, il se flatlait d'en connaître et d'en comprendre toutes les productions; mais son tempé- rament l'emportait, il retournait en arrière et vivait plus à l'aide, avec des joies mélancoliques, dans ser. souvenirs d'érudit et de lettré. II était né deux cents ans trop tard. Jamais je n'ai mieux pénétré le charme de l'esprit littéraire, tel que le cultivait la vieille France. Sainte-Beuve a été certainement un des der- niers à sentir et à pleurer cet ancien monde qui s'ef- fondrait; etla note est d'autant plus vibrante chez lui, qu'il a un pied dans chacune des deux époques, le passé et le présent, et qu'il est plutôt un acteur qu'un juge. les vraies confessions ont lieu aux heures
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de trouble, dans un cri de douleur personnelle. Yoici donc l'idée que Sainte-Beuve se fait de l'écri- vain, lorsqu'il se reporte à ce passé dont il rêve. L'é- crivain est un érudit et un lettré qui, avant tout, a besoin de loisir. Il vit au fond d'une bibliothèque, loin du bruit de la rue, dans un commerce plein de douceur avec les Muses, C'est une volupté conti- nue, une délicatesse d'âme, un chatouillement de l'esprit, un bercement de l'être entier. La littérature reste ici le passe- temps délicieux d'une société choi- sie, qui enchinle d'al)ord le poète, avant de faire le bonheur d'un petit cercle. Aucune hypothèse de tra- vail forcé, de veilles prolongées, de travail attendu et bâclé; au contraire, une politesse souriante envers l'inspiration, des œuvres écrites aux heures favora- bles, dans une satisfaction du cœur et de l'esprit. Les honnêtes gens devenaient seuls capables de pro- duire dans des conditions pareilles, j'entends les gens riches ou les gens pensionnés, ceux auxquels un dieu avait donné le loisir nécessaire. Et jamais l'idée du gain ne se trouve au bout de la besogne ; l'écrivain fait des phrases comme l'oiseau fait des roulades, pour son plaisir et pour le plaisir des autres. On n'a pas à lepayer, paspliis qu'onnepaiele rossignol. Onlenour- rit, simplement. 11 est convenu que l'argent est une chose grossière qui rabaisse la dignité des lettres; du moins, il n'y a pas d'exemple d'un homme ayant gagné une fortune en écrivant, et cela ne surprend personne, les écrivains eux-mêmes se drapent dans leur pauvreté et acceptent de vivre d'une aumône prin- cicre. Ils sont l'agrément, le luxe, quelque chose qui sort de la vie banale, qui n'est pas dans le commerce, et dont les grands seuls peuvent se payer la fantaisie,
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comme ils se payent des bouffons et des baladins. J'in>iste particulièrement sur les caractères de l'esprit littéraire. L'écrivain n'a alors rien du savant, passionné pour la vérité, mettant sa joie dans des découvertes. II est avant tout un virtuose qui joue des airs sur la rhétorique de son temps; les plus humains se contentent de disserler au sujet de l'homme d'un homme absli'ait, purement métaphy- sique. Une des grosses jouissances est de paraphraser Tanliquilé, de vivre en communion plus ou moins étroite avec les Grecs et les Latins. Il faut bien voir alors l'écrivain dans son cabinet, entouré de livres, respectueux de la tradition, ne marchant pas sans les textes, n'ayant le plus souvent que le désir d'exécuter des \arialions sur des thèmes déjà connus, traitant la liitérature en dame du beau monde qui exige toutes sortes de politesses, et mettant justement le charme du métier à rafOner ces politesses à l'infini. En un mot, l'écrivain reste alors dans les lettres pures, les jolis jeux de la rhétorique, les discussions de la lan- gue, la peinture littéraire des caractères, des senti- ments et des passions, non pas cherchés dans la vérité physiologique, mais savamment mis en tirades de tragédie ou en morceaux d'éloquence. L'abîme re4c inlVanchissable entre le savant qui cherche et l'écrivain (jui décrit. Celui-ci ne s'écarte pas du dogme philosophique et religieux, il se trouve enfermé dans le domaine de l'âme, même lorsqu'il est de tempéra- ment révolutionnaire. La littérature est réellement ,un monde à part, l'esprit littéraire a un sens très net, on cultive un jardin où chaque genre a sa plate-bande, les tulipes d'un côté et les roses de l'autre, Besogne étiquetée, mais charmante, toute de procédés et de
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recetles, mais pleine de celte jouissance paisible de voir ] ousser en leur saison des fleurs attendues. Ce sont alors les salons qui travaillent à l'espru littéraire et qui le déterminent. Le livre est cher et peu répandu; on ne lit pas du tout dans le peuple, pres(iue pas dans la bourgeoisie ; on est loin de ce grand courant de lecture qui emporte aujourd'hui lasociéié enlicre. C'est par exception qu'on rencon- tre un lecteur passionné, dévorant tout ce qui paraît aux étalages des éditeurs. Aussi le grand public, ce que nous appelons l'opinion, pour ainsi diie le suf- frage universel, n'exisle-t-il pas en matière littéraire, et les salons, quelques rares groupes de personnes choisies, sont les seuls f> porter des jugements déci- sifs. Ces salons ont véritablement régné sur les let- tres. Celaient eux qui décidaient de la langue, du choix des sujets et de la meilleure f.içon de les traiter. Ils épluchaient les mots, adoptant le? uns, condam- nant les autres; ils établissaient des règles, lançaient des modes, faisaient des grands hommes. De \h, le caractère des lettres, tel que j'ai lâché de l'indiquer plus haut, une fleur de l'esprit, un passe-temps aima- ble, uuB distraction supérieure donnée aux gens de bonne compagnie. Imaginez-vous un de ces salons qui faisaient la loi en matière littéraire. Une femme y réunissait autour d'elle des écrivains dont le seul souci était de lui plaire ; on lisait des ouvrages en petit comité, on causait beaucoup, avec toutes les conve- nances et toutes les délicatesses du monde. Le génie, tel que nous l'entendons de nos jours, avec sa puis- sance déréglée, se serait trouvé là fort mal à l'aise; mais le simple talent s'y épanouissait, dans une cha- leur de serre très douce. Même aux premiers temps
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de la politesse française, lorsque les salons naissaient à peine et que les grands seigneurs se contentaient d'avoir à leurs gages un poète comme ils avaient un cuisinier, l'état de domesticité où se trouvaient les lettres, les mettait aux mains d'une caste privilégiée, qu'elles flattaient et dont elles devaient accepter le goût. Cela leur donnait toutes sortes d'aima- bles qualités : le tact, la mesure, un équilibre pom- peux, une construction et une langue de parade; et encore tous les charmes qu'on peut trouver dans une société de femmes distinguées, les subtilités et les raffinements du cerveau et du cœur, les fines cause- ries sur des sujets délicats, effleurant tout sans jamais appuyer, ces causeries du coin du feu qui sont comme des airs de musique, et où l'on s'en tient aux mélo- dies tristes ou gaies de la créature humaine. Voilà l'esprit littéraire des siècles derniers.
Naturellement, les salons menaient aux académies. C'est là que l'esprit littéraire fleurissait dans un bel épanouissement de rhétorique. Dégagé de l'élément mondain, n'ayant plus de femmes à ménager, il devenait grammairien et rhétoricien, enfoncé dans des questions de tradition, de règles et de recettes. Il faut entendre Sainte-Beuve, cet esprit si libre, par- lant encore de l'Académie avec l'importance et la colère d'un bon employé qui est allé à son bureau et qui a été mécontent d'y voir la conduite et la besogne de ses collègues. Beaucoup d'écrivains avaient le goût de ces séances passées à disputer sur les mots, de ces parlottes où l'on se chamaillait au nom des oracles de l'antiquité. On se jetait al'ors son grec et son latin à la tête, on se donnait le régal d'une cuistre- rie en commun, au milieu d'une complication extra-
L'ARGENT DAiNS LA LITTÉRATURE. 163
ordinaire de haines, de jalousies, de petites batailles et de petits triomphes.il n'y a pas de loge de portière où Ton ait échangé plus de gourmades qu'à l'Acadé- mie. Pendant deux siècles, des hommes d'Etat tom- bés du pouvoir, des poètes bilieux, enragés de vanité, des hommes de bibliothèque, la tête farcie de bou- quins, sont venus là se soulager, se donner l'illusion de leur gloire, en discutant âprement leurs mérites, sans jamais avoir le public avec eux.
Si l'on écrivait l'histoire intime de l'Académie, avec les lettres pai liculièies où des académiciens ont confessé la vérité vraie, on obtiendrait l'épopée co- mique la plus extraordinaire d'un couvent d'hommes lâché dans un orgueil enfantin et dans des préoccu- pations d'une futilité incroyable. L'esprit littéraire est gardé dans cette arche sainte avec un déploiement de commérages dont nous sourions aujourd'hui. La lecture de Sainte-Beuve est précieuse à ce sujet, de mêmequ'il nous donne d'excellentes notes sur l'at- titude de l'écrivain, dans les derniers salons du com- mencement du siècle. On le voit 1res honoré d'être reçu chez les grands. Il leur envoie des coups de cha- peau , il a du respect et se met à son rang, en les recon- naissant supérieurs. C'est une accepta tion de la hiérar- chie sociale, dont il sourira et qu'il discutera en philosophe, dès qu'il aura posé le pied sur le pavé de la rue; mais là, au milieu des dames, près du mi- nistre de la veille ou du lendemain, il croit devoir s'incliner, comme s'il avait encore besoin de cette protection, comme s'il travaillait uniquement pour ces gens, llatté de leur politesse, pris par les séduc- tions d'un milieu aristocratique où les lettres iui pa- rais;ent plus nobles. Il y a là simplement un reste de
le*" L'ÂHGliNT DANS LA LITTÉRATUIIE.
courtisanerie, un goût pour la grâce et l'heureux équilibre de la bonne société. Sainte-Beuve ne sen- tait plus derrière lui la nation entière dont il tenait son talent et sa véritable célébrité.
En résumé, l'esprit littéraire des siècles derniers est donc une conception des lettres dégagée de toute idée d'enquête scientifique. Ce sont les lettres pure?, prenant pour base philosophique l'idée première d'une âme nettement distincte du corps et supérieure à lui, puis partant de ce dogme indiscuté pour ba- tailler uniquement dans les œuvres sur les questions de grammaire et de rhétorique. Dès lors, dans les sa- lons et dans les académies, l'esprit littéraire travaille à la formation delà langue, h la création d'une litté- rature pondérée, dissertant en belles phrases sur les caractères et les sentiments, tels que les règle la mé- taphysique de l'époque. L'homme et la nalure res- tent à l'état abstrait, les écrivains ne se donnent pas la mission de l'aire la vérité sur les êtres et les choses, mais celle de les peindre selon le mécanisme con- venu, en poussant toujours au type, de façon â obte- nir le plus de grandeur possible. Nulle part, on ne descend jusqu'à l'individu, môme chez les poètes co- miques qui ont écrit des chefs-d'œuvre d'observation générale. L'étude des faits séparés, l'anatomie des cas spéciaux, les documents ramassés, classés, éti- quetés, sont encore loin. Il s'agit simplement de ré- créer une société élégante, en écrivant pour elle des œuvres où elle retrouve sa langue, sa politesse, son art des nuances, ses restrictions fines, toute sa vie faite de demi-aveux et de convenances.
Certes, un tel esprit littéraire a enfanté de belles œuvres. Je constate ici, je ne juge pas. Toute notre
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grande littérature nationale, au dix-huitième siècle et surtout au dix-septième, est le produit de cet accord des écrivains et de la sociélé choisie, pour laquelle ils écrivaient. Les salons et les académies sont la terre cultivée où devaient pousser fatalement nos chefs- d'œuvre classiques. On leur doit la belle ordonnance et l'ampleur solennelle de la tragédie de Racine, les périodes magnifiques des oraisons de Bossuet, la lo- gique et le bon sens génial de Boileau. Notre gloire est encore là, car les siècles nouveaux commencent à peine, et il faut donner à l'esprit qui souffle depuis Tinsurrection romantique, le temps de prendre toute sa force et toute sa largeur. Mon but n'est pas de nier le passé, je veux au contraire le définir, pour bien montrer qu'il est le passé et que les lettres françaises sont entrées dans une période toute nouvelle, qu'il est bon de dégager nettement, si l'on veut éviter les regrets inutiles et marcher à l'avenir d'un pas résolu. A'oilà donc l'ancien esprit littéraire défini. Passons aux documents historiques.
II
Depuis longtemps, je songe qu'il y aurait une élude bien intéressante à faire, celle de la situation maté- rielle et morale que les écrivains occupaient aux siècles derniers. Quel était réellement leur rang, leur position sociale? Quelle place tenaieni-ils dans la noblesse et dans 11 bourgeoisie? Comment vivaient-ils, de quel argent, et sur quel pied?
Pour répondre complètement à ces diverses ques-
des L'ARGENT DANS LA LITTERATURE.
lions, la besogne serait considérable, une besogne de recherches et de compilations. Il faudrait amasser le plus de documents possible sur les écrivains, péné- trer leur vie intime, connaître leur fortune, établir leur budget, les suivre dans leurs soucis quotidiens ; et il faudrait surtout étudier les conditions de la librairie de l'époque, savoir ce qu'un livre rapportait à son auteur, juger si le travail littéraire suffisait à nourrir son homme. C'est seulement alors qu'on tiendrait les véritables causes de l'esprit littéraire de cette société disparue, car le sol explique la plante, l'écrivain pa- rasite des siècles classiques est surtout dans la ques- tion d'argent.
Naturellement, il m'est impossible de traiter le sujet à fond. J'aurais besoin de loisirs dont je ne puis disposer. Ce n'est donc ici qu'une ébauche bien in- complète, quelques notes que j'ai recueillies et que je donne, pour indiquer le grand et intéressant tra- vail qu'il y aurait à faire. Je n'essaye même pas de mettre de l'ordre dans ces notes, je les transcris au hasard, et je tire de chacune d'elles les quelques ré- flexions qui intéressent mon sujet.
Pour que l'enquête fût complète, je devrais re- monter jusqu'aux premiers écrivains de notre litté- rature. Mais je me contenterai de prendre d'abord Malherbe. Voici ce qu'on lit dansTallemantdes Réaux, qui, après avoir expliqué que le roi ne pouvait faire au poète une pension suffisante, ajoute: «Le roi recom- manda à M. de Bellegarde, alors premier gentil- homme de la chambre, de le garder jusqu'à ce qu'il l'eût mis sur l'état de ses pensionnaires. M. de Bel- legarde lui donna mille écus d'appointements, avec la table et lui entretint un laquais et un cheval... A
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la mort de Henri IV, la reine Marie de Médicis donna cinq cents écus de pension à Malherbe, qui, depuis ce tenips-lii,nefut plusà la charge de M.deBollegarde... M. Morand, qui était de Caen, promit à Malherbe et à un gentilhomme de ses amis, qui était aussi de Caen, de leur faire toucher à chacun quatre cents livres, pour je ne sais quoi, et en cela il leur faisait une grande grâce. Il les convia môme h dîner. Malherbe n'y voulait point aller, s'il ne leur envoyait son car- rosse. Enfin, le gentilhomme l'y fit aller à cheval. Après dîner, on leur compta leur argent...»
L'exemple n'est-il pas typique? Tout me semble à retenir dans ces quelques lignes. Un écrivain est un luxe qu'un seigneur se donne. Quand le roi n'a pas d'argent, >1 passe l'écrivain à un courtisan riche, en le priant de le nourrir quelque temps, comme il pas- serait une bête coûteuse, dont il espère pouvoir se donner lui-même plus tard la glorieuse distraction; et, en effet, si la mort empêche le roi de contenter son caprice, une reine est là qui reprend le poète à Êon compte. Les écrivains deviennent des oiseaux rares et de grand prix que les seigneurs du temps se prêtent, se donnent, se transmettent ainsi des uns aux autres, pour montrer leur goût et afficher leur fortune. Mais ce qui me frappe surtout dans la page de Tallemant des Réaux, c'est la fierté que Malherbe garde au milieu de cette situation de parasite; il veut bien de l'argent de M. Morand, seulement il exige qu'on lui envoie un carrosse pour l'aller prendre, et ;1 finit par se contenter d'un cheval. N'est-ce pas une note charmante sur les idées du temps? Le cadeau d'une somme d'argent ne blessait pas, seulement on voulait que l'étiquette fût sauvegardée.
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Tallemant est ainsi plein d'histoires de pensions et de sommes d'argent données à des auteurs. Il dit, en parlant de Ilacan : « Il vivait du commandement des gendarmes du maréchal d'Effiat. » Ailleurs, il dit de Chapelain : «Le duc deLongueville enlève Chapelain à M. de Noailles, qui le brutalisait, pour une pension de deux mille livres... Son ode au cardinal Mazarin lui vaut cinq cents écus de pension... Plus tard, M. de Longueville augmente sa pension de cent livres... » Que pense-t-on de ce M. de Noailles qui « brutalisait » Chapelain, h ce point que le duc deLon- gueville profite de la circonstance pour se donner le luxe de Chapelain, à un prix très élevé pour l'époque ? Les valets changeaient ainsi de maîtres, quand les maî- tres les rouaient de coups.
Je transcrirai ici un document connu, mais fort mtéressant, qui se trouve dans le Siècle de Louis XIV, de Voltaire. C'est un extrait de la lisle des pensions, découverte dans les papiers de Golbert et dressée sans doute par Chapelain, (les pensions étaient payées par le roi : « Au sieur Pierre Corneille, premier poète dramatique du monde, 2, 000 1. ; — au sieur Desma- retz, le plus fertile auteur et doué de la plus belle imagination qui ait jamais été, 1,200 1.; — au sieur Molière, excellent poète comique, 1,0001.; —au sieur abbé Cotin, poète et orateur français, 1 , 200 1. ; — au sieur Douvrier savant ès-leltres huinaiufs, 3,000 1.; — au sieur Ogier, consommé dans la théologie et les belles-lettres, 2,5001.; — au sieur Racine, poète fran- çais, 8001. ; — au sieur Chapelain, le plus grand poète quiaitjamaisété, et du plus solidejugement, 3,0001.»
Si le titre de premier poète dramatique du monde, décerné à Corneille, nous satisfait encore, nous
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sommes aujourd'hui un peu surpris d'apprendre que Desmarelz ait eu « la plus belle imagination qui ait jamais été », et que Chapelain s'inscrivît lui-même comme « le plus grand poète qui ait jamais été et du plus solide jugement ». Mais l'intérêt n'est pas là, la lisleestundocumentprécieux en ce sens qu'elle donne aux pensions faites aux écrivains leur véritable sens. Ce ne sont pas seulement des aumônes distribuées à des nécessiteux, ce sont aussi des gages de contente ment accordés par un maître à des serviteurs qui se signalent pour sa gloire. J'étudierai plus loin dans quelles conditions l'État vient aujourd'hui au secours des lettres. Auirefois,la raison des pensions était bien la situation précaire où les lettres mettaient les écri- vains, mais ces pensions entraînaient aussi avec elles une idée honoriOque, et cela est si vrai que certains auteurs qui avaieiitde la fortune, s'ingéniaient lium- blement pour être pensionnés.
Tallemant des Réaux nous fournit à ce sujet un exemple bien frappant, à propos de Balzac. (( Cet homme, qui a tant de vertus, s'a\ise de faire une lâ- cheté, où personne ne l'a invité : il signe, en écrivant au eardinal Mazariu : de Votre Eminence le très humble, très obéissant et très obligé serviteur et pen- sionué... Balzac avait de quoi vivre; et pourtant il se fit donner une pension de cinq cents écus. » Voilà le parasitisme littéraire dans tout son éclat.
IKautciteraussil'épitaphe deTristan.morten 1665, et qui appartenait à Gaston d Orléans :
Ebloui de l'éclat de la splendeur mondaine. Je me flattais toujours d'une espérance vaine, Faisant le chien coucliant auprès d'un grand seigneur,
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Je me vis toujours pauvre, et tâchai do paraître;
Je vécus dans la peine, espérant le boiilicur.
Et mourus sur un coffre, en attendant mon maître.
Naturellement, toutes les échines ne se pliaient pas avec cette complaisance. Des hommes de talent res- taient fiers et debout; mais c'était la très petite excep- tion, car, je le répète, les idées du temps admettaient absolument cette tutelle, cet état de dépendance où les grands tenaient les écrivains. Les grands payaient et les écrivains se courbaient. Plus tard, au temps de Voltaire, les mœurs étaient déjà changées. Ainsi, on trouve dans Voltaire ces lignes sur Mainard, un écri- vain oublié, né en 1582 : « C'est un des auteurs qui s'est plaint le plus de la mauvaise fortune attachée aux talents. 11 ignorait que le succès d'un bon ouvrage est la seule récompense digne d'un artiste; que si les princes et les ministies veulent se faire honneur en récompensantcette espèce de mérite, il ya plusd'hon- neur encore d'att'îndre ces faveurs sans les demander; et que, si un bon écrivain ambitionne la fortune, il doit la faire soi-même. » Nous voilà loin de la singu- lière vanité que Balzac mettait à se dire pensionné; mais pourtant Voltaire ne refuse pas les pensions, il dit seulement qu'on doit savoir les attendre.
Je continue à prendre quelques documents dans Voltaire. « Descartes avait un frère aîné, conseiller au parlement de Bretagne, qui le méprisait beau- coup, et qui disait qu'il était indigne d'un frère d'un conseiller de s'abaisser à être mathématicien. » Mais voici un jugement plus net encore. 11 s'agit de Valin- cour: «mit une assez grande fortune, qu'il n'eût pas faite s'il n'eût été qu'homme de lettres. Les lettres
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seules, dénuées de celle sagacité laborieuse qui rend ulile, ne procurent presque jamais qu'une vie mal- heureuse et méprisée. »
Dans la vie de La Fontaine, on trouverait égale- ment des renseignements excellents. L'Amateur d'au- tographes, un journal qui publie des lettres fort curieuses, en a donné plusieurs de La Fontaine d'un vif intérêt. Dans une lettre du 5 janvier l(il8, il re- mercie son oncle, M. Jannart, substitut du procureur général du roi; il lui a beaucoup d'obligations de la somme qu'il a bien voulu remettre h son intention; « cen'est paslapremicrefois que vousm'aveztémoigné la bonne volonté que vous avez pour moi. » Dans une autre lettre à l'intendant du duc de Bouillon [ï" septembre 1666), il se plaint « de ne pas avoir touché son traitement depuis deux ans», La Fon- taine pourrait être le type d'un poète de très grand talent, dont les œuvres avaient du succès et qui vi- vait chez les seigneurs de l'époque, allant des uns chez les autres, sans se sentir le besoin fier d'une vie à lui gagnée par ses œuvres.
Il me serait facile de continuer les exemples. Ainsi je trouve encore dans V Amateur d'autogiaphes les documents suivants. Une lettre de Dacier au duc d'Orléans, alors régent, où on lit : « 11 y a trente-cinq ans que ma femme travaille pour l'avancement des lettres; et ce qui nous persuade que ses ouvrages ne sont pas inutiles, c'est l'approbation dont V. A. R. a daigné les honorer. Le feu roi lui donna une pension de cinq cents livres en faveur de sa conversion; mais elle doit cette pension à la pitié de ce grand prince, et non fi son estime pour elle. » Une autre lettre est adressée par Gilbert à Baculard d'Arnaud. J'y prends
ib.
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ces deux phrases : « J'ai besoin d'un louis, j'ai le courage de vous le demander. Je ne doute pas que vous ayez assez de noblesse pour me le prêter, si vous le pouvez. » Enfin, voici ce que madame de Genlis écrivait à Talleyrand , le iO juillet 1814 : «Ma si- tuation est affreuse depuis le départ de M. le duc dOr- léans; je n'ai eu ni pension, ni revenu, ni ressources; je n'ai vécu que d'emprunts et de choses mises en gage... Si le roi donne des pensions à des gens de lellres, il me semble que j'y puis prétendre mieux (jue beaucoup d'autres ; quelque modique qu'elle Itit, elle me suffirait, ne lut-elle que de douze cents francs » Ce tableau de la misère générale des lettres aux siècles dernieis est bien incomplet ; mais on voit dans quel sens les recherches devraient être faites, et l'on sent quels documents décisifs on obtiendrait. Ensuite il faudrait mettre en regard les ressources que les écrivains pouvaient tirer de leurs ouvrages, diie comment et combien un livre se vendait. J'avoue que je n'ai pas poussé mon étude jusque-là, l'en- quête est difficile et demanderait beaucoup de temps. Nous connaissons peu les traités de librairie de l'épo- que et les sommes exactes que tels livres ont rap- portées à tels auteurs. Pour avoir des renseignements précis, le mieux serait sans doute de lire avec soin les mémoires et les correspondances; gà et là, on trouverait des faits. Mais, d'avance, on peut affirmer que le livre et la pièce de théâtre rapportaient foit peu, surtout si l'on compare les chiffres d'autrefois aux chiffres d'aujourd'hui. Il n'y a pas d'exemple d'un homme de génie enrichi alors par ses œuvres. On a contesté le dénûment absolu de Corneille; en tous cas, il mourut dans un état précaire de fortune.
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Racine vivait à la fin en pelit bourgeois. Molière ga- gnait strictement sa vie, et encore était-il un indus- triel autant qu'un poète comique. Les auteurs dra- matiques n'ont commencé à gagner réellement de l'argent qu'à partir de Beaumarchais. Quant aux ro- manciers, aux poètes et aux historiens, ils étaient la proie des libraires. Baculard d'Arnaud , que j'ai nommé plus haut, mourut pauvre, après avoir fait gagner, par ses ouvrages, plus d'un million à ses éditeurs. YoiU\ donc la véritable situation des écrivains au dix-septième siècle et au dix-huiliènie, situation qu'on pourrait établir sur des documents plus décisifs encore. Je résume ce que je viens de dire. L'œuvre littéraire ne peut nourrir l'auteur qui, dès lors, de- vient un oisiau rare, dont le roi et les grands sei- gneurs ont seuls le moyen de se donner le luxe. Un contrat est passé entre le protectenr et le protégé ; le protecteur habillera, nourrira et logera, ou bien se contentera de pensionner le protégé, qui en letour célébrera ses louanges, lui dédiera ses œuvres pour faire passer à la postérité son nom et la connaissance de ses bienfaits. Gela rentre dans le rôle que l'ancien régime attribuait à la noblesse : elle avait, en échange de ses privilèges, le devoir de secourir tous ceux qui lui obéissaient, et les lettres n'étaient qu'une de ses dépendances, comme le sol et le peuple lui-môme. La hiérarchie régnait en maîtresse absolue, protégée par un respect séculaire. Si le roi ou les seigneurs s'abais- saient à des familiarités avec un écrivain, il n'y avait là qu'une condescendance passagère, car il ne serait venu à personne l'idée de mettre par exemple sur un pied d'égalité parfaite le roi Louis XIV et l'histrion Molière. Le génie ne comptait que dans la pompe
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même du règne. Et d'ailleurs, comme nous venons de le voir, la pension accordée à un écrivain n'était pas seulement un secours, qui lui assurait le loisir d'écrire de belles œuvres; c'était encore un honneur que recherchaient les écrivains, nés avec de la for- tune. Il était beau d'appartenir à un seigneur puis- sant; cela posait dans le monde. Toute la vie intel- lectuelle s'agitait alors dans le cercle étroit deshautes classes, dans les salons et les académies. De li, cet esprit littéraire, tel que je l'ai défini, tout de loisir et de rhétorique, respectueux des convenances, aimable et élevé, grandi dans un cercle de femmes et rétréci par les disputes académiques, vivant surtout de règles • et de trailitions, ayant une haine instinctive de la science, comme d'une ennemie qui doit un jour faire craquer les conventions et apporter en tout des formules nouvelles.
III
Voyons h présent l'état matériel de l'ciuivain, tel qu'il est de nos jours. La révolution est venue balayer les privilèges, emporter dans un coup de foudre la hiérarchie et le respect. Dans l'éi.at nouveau, l'écrivain est certainement un des citoyens dont la situation a été le plus radicalement changée. On ne s'en est pas aperçu tout de suite. Sous Napoléon, sous Louis XVIII, sous Charles X, les choses ont paru reprendre comme auparavant; mais, par une force lente, tout se trans- formait, les façons d'être n'étaient plus les mômes, et chaque jour le nouvel esprit littéraire se formait
L'ARGENT DANS LA LITTÉUATURE. 577
des conditions matérielles faites aux lettres par la jeune société. Tout mouvement social entraîne un mouvement intellectuel.
D'abord, l'instruction se répand, des milliers do lecteurs sont créés. Le journal pénètre partout, les campagnes elles-mêmes achètent des livres. En un demi-siècle, le livre, qui était un objet de luxe, devient un objet de consommation courante. Autrefois, il coûtait très cher; aujourd'hui, les bourses les plus humbles peuvent se faire une petite bibliothèque. Ce sont là des faits décisifs : dès que le peuple sait lire, et dès qu'il peut lire à bon marché, le commerce de la librairie décuple ses affaires, l'écrivain trouve lar- gement le moyen de vivre de sa plume. Donc, la pro- tection des grands n'est plus nécessaire, le parasi- tisme disparaît des mœurs, un auteur est un ouvrier comme un autre, qui gagne sa vie par son travail.
Ce n'est pas tout. La nobli;ssca été frappée au cœur. Elle abandonne de son grand train, elle baisse peu à peu la tôte sous le niveau égalitaire. C'est une dé- chéance lente et fatale, qui ne lui permettrait plus d'avoir ses poètes et ses historiographes, au cas où ceux-ci en seraient toujours réduits à solliciter le coucher et la table. Les mœurs ont changé, on n'ima- gine pas aujourd'hui une maison du faubourg Saint- Germain se donnant le luxe d'un La Fontaine. Ainsi, non seulement l'écrivain peut gagner sa vie en s'adres- sant au grand public, mais encore il chercherait en vain un seigneur qui lui paierait ses dédicaces d'une pension.
Examinons tout de suite la question de l'argent dans notre littérature actuelle. Le journalisme sur- tout a apporté des ressources considérables. Un jour»
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nal est une grosse afFaire qui donne du pain à un grand nombre de personnes. Les jeunes écrivains, à leurs débuts, peuvent y trouver immédiatement un travail chèrement payé. De grands critiques, des romanciers célèbres, sans compter les journalistes proprement dits, dont quelques-uns ont joué des rôles importants, gagnent dans les journaux des sommes considérables. Ces hauts prix n'ont pas été donnés dès l'origine de la presse; très minimes d'abord, ils ont grandi peu h. peu, et ils grandissent toujours. Il y a vingt ans, les hommes de lettres qui touchaient deux cents francs par mois dans un journal, devaient s'estimer très heu- reux ; aujourd'hui, les mêmes hommes de lettres tou- chent mille francs et davantage. La littérature tend à devenir une marchandise exlraordinairement chère, dès qu'elle est signée d'un nom en vogue. Sans doute, les journaux ne peuvent s'ouvrir à tous les débutants débarqués de province, mais ils nourrissent réelle- ment beaucoup de jeunes gens; et la faute est à ceux-ci, s'ils ne se dégagent, pas un jour, pour écrire de beaux livres. On dit que, si les journaux viennent en aide à cette jeunesse, ils l'abêtissent et la rend-ent incapable de grandes œuvres. C'est une question à examiner. Pour Tinslant, je constate simplement les ressources offertes par notre siècle aux écrivains qui vivent de leur plume.
Le livre est également devenu d'un placement facile et d'un rapport strictement juste. C'est un en- fantillage que de se plaindre du difficile accès des éditeurs. Ils publient trop; le chiffre des volumes parus chaque année en France est de plusieurs mil- Hers. Lorsqu'on voit les pauvretés, le déluge d'œu- Yres médiocres qui encombrent les vitrines, on se de-
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mande quels ouvrages les éditeurs peuvent bien re- fuser. Quant aux traités, ils sont actuellement con- çus dans un excellent esprit d'honnêteté réciproque. Il n'y a pas longtemps encore, la librairie était un véritable jeu. Un éditeur achetait pour une certaine somme la propriété d'un manuscrit, pendant dix années; puis, il tâchait de rattraper son argent et de gagner le plus possible, en mettant l'œuvre à toutes les sauces. Forcément, il y avait presque toujours une dupe; ou louvrage obtenait un grand succès, et l'auteur criait sur les toits qu'il était volé ; ou l'ouvrage ne se vendait pas, et l'éditeur se disait ruiné par les élucubrations d'un sot. Cela expli- que l'état de guerre dans lequel vivaient les édi- teurs et les écrivains; il faut lire la correspondance de Balzac, il faut entendre parler encore aujourd'hui les vétérans des lettres, pour se faire une idée des querelles et des procès qui suivaient la publication de certains ouvrages. A cette heure, ces mœurs sont changées. Si quelques éditeurs continuent à suivre l'ancienne mode, le plus grand nombre paye un droit fixe par exemplaire tiré; si ce droit est, par exemple, de cinquante centimes, une édition de mille exem- plaires rapportera cinq cents francs à l'auteur; et il touchera autant de fois cinq cents francs, que l'édi- teur tirera d éditions. On comprend que toute récri- mination devient alors impossible; il n'y a plus de jeu, l'auteur gagne plus ou moins selon son succès, et l'éditeur lui-même est assuré de ne verser à l'écri- vain que des droits proportionnels aux sommes qu'il encaissera. 11 faut ajouter que le livre, à moins d'une très grande vogue, n'enrichit jamais l'auteur. Ainsi, c'est déjà une belle vente, lorsqu'on vend trois ou
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quatre mille exemplaires; cela fait donc deux mille francs, en mettant le droit par exemplaire à cinquante centimes, ce qui est un gros prix, les prix ordinaires étant de Irenle-cinq et de quarante centimes. On voit donc que, si le livre a demandé un an de travail, et que s'il paraît directement en librairie, deux mille francs sont une bien modeste somme, avec laquelle on peut i\ peine vivre de nos jours.
Au théâtre, au contraire, le gain est formidable. Comme pour le livre, on touche un tant pour cent sur les recettes; seulement, comme les recettes sont ici énormes, comme un nombre considérable de gens qui ne mettent jamais trois francs à un livre, en donnent sept et huit pour un fauteuil d'orchestre, il arrive qu'un drame ou une comédie rapporte beau- coup plus qu'un roman. Ainsi, prenons un exemple : une pièce a cent représentations, le chillVe courant aujourd'hui pour les succès; la moyenne des recettes a été de 4,000 francs, ce qui a donc mis dans la caisse du théâtre 400,000 francs, et ce qui rapporte à l'auteur une somme de 40,000 francs, si les droits sont de 10 pour 100. Or, pour gagner la même somme avec un roman, il faudrait, en touchant cinquante centimes par exemplaire, que ce roman fût tiré à quatre-vingt mille exemplaires, tirage tellement ex- ceptionnel, qu'on peut en (ùter quatre ou cinq exem- ples au plus, pendantces cinquante dernières années. Et je ne parle pas des représentations en province, des traités à l'étranger, des reprises de la pièce. Cela est donc d'une vérité banale, le théâtre rap- porte beaucoup plus que le livre, un nombre consi- dérable d'auteurs en vit, tandis qu'on aurait vite compté les quelques auteurs qui vivent du volume.
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Je veux indiquer rapidement ici la question d'ar- gent, telle qu'elle se présente à un débutant qui dé- barque à Paris. J'admets que le jeune homme arrive presque sans ressources, avec une petite somme qui lui donne du pain pendant quelques mois. Le besoin le poussera bientôt vers le journalisme. Il y a là un gagne-pain quotidien auquel il finit par se résigner. S'il est adroit ou simplement persévérant, il trouvera un coin, vendra quelques articles, se fera une place qui lui donnera de deux à trois cents francs par mois. C'est de quoi ne pas mourir de faim. On crie contre le journalisme, on l'accuse de pervertir la jeunesse littéraire, de fausser les talents. Je n'ai jamais pu entendre ces plaintes sans sourire. Le journalisme tue ceux qui doivent être tués, voilà tout. Il est cer- tain que la fortune des journaux a fait sortir de leurs comptoirs et de leurs ateliers une bande de jeunes gens qui auraient dû toute leur vie vendre du drap ou fabriquer de la chandelle ; ils ne sont pas nés écri- vains, ils font le métier de journaliste comme ils en feraient un autre, et cela ne nuit à personne. Mais, sans compter les véritables tempéraments de jour- nalistes, ceux qui ont le talent spécial de cette pro- duction et de cette bataille au jour le jour, qu'on me cite donc un écrivain de race qui ait perdu son ta- lent à gagner son pain dans les journaux, aux heures difficiles du début. Je suis certain, au contraire, qu'ils ont puisé là plus d'énergie, plus de virilité, une con- naissance plus douloureuse, mais plus pénélra'ote, du monde moderne. J'ai déjà exprimé ailleurs celle idée que je développerai peut-être un jour. En attendant, voilà donc le débutant qui bat monnaie dans les jour- aaux; certes, les froissements sont nombreux, le pain
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est dur à manger parfois, sans compter que d'une heure à l'autre ou peut le perdre Pourtant, la lutte se trouve engagée; si le débutant a les reins solides, s'il est fort, il fera un livre ou une pièce en dehors de ses travaux quotidiens, il s'arrangera pour tenter la grande fortune littéraire. Le livre paraît, la pièce est jouée, c'est un grand pas. La bataille continue, les volumes succèdent aux volumes, les pièces sui- vent les pièces, et cela tant que le succès éclatant n'est pas venu. Alors, l'écrivain arrivé lâche le jour- nalisme, à moins qu'il ne le conserve comme une arme de polémique pour soutenir ses idées. Il est riche par le théâtre ou par la librairie; il est son maître. Telle est l'histoire de presque tous les écri- vains acclamés de l'heure présente. Quelques-uns pourtant ont pu échapper aux luttes amères du jour- nalisme, soit qu'ils aient eu quelque argent au début, soit que la librairie ou le théâtre ait suffi tout de suite à leurs besoins.
Depuis cinquante ans, de grandes fortunes ont été réalisées dans les lettres. Quelques exemples suf- firont. Dès la génération de 1830, les gains étaient considérables. Eugène Sue, après le succès populaire des Mystères de Paris, vendait ses romans très cher. George Sand, d'abord fort gênée, réduite h peindre de petits sujets sur bois, avait fini par arriver, sinon à la fortune, du moins à une très-large aisance. Mais celui qui remua le plus d'argent, ce fut certainement Alexandre Dumas, qui a gagné et mangé des millions, dans son extraordinaire existence de travaux surhu- mains et de désordres fous. Il faut citer aussi Victor Hugo, qui se maria sans fortune; le jeune ménage vivait chichement, lorsijuc les succès des Feuilles
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d'automne et de Notre-Dame de Paris commencèrent cette vie triomphale d'honneurs et de richesses.
Actuellement, ce sont surtout les auteurs drama- tiques qui s'enrichissent. En première ligne, je nom- merai M. Alexandre Dumas fils, aussi prudent et ha- bile que son père a été prodigue et désordonné. M. Victorien Sardou, parti de la misère noire, est éga- lement arrivé à vivre confortablement, dans son châ- teau de Marly, sur un des coteaux les plus adorables de la Seine. Je pourrais multiplier les exemples, mais ceux-ci suffisent pour montrer qu'aujourd'hui les lettres donnent souvent une fortune à l'écrivain.
Et je n'ai pas parlé de Balzac. Il faudrait étudier le cas prodigieux de Balzac, si l'on voulait traiter à fond la question de l'argent dans la littérature. Balzac fut un véritable industriel, qui fabriqua des livres pour faire honneur à sa signature. Accable de dettes, ruiné par des entreprises malheureuses, il reprit la plume, comme le seul outil qu'il connût bien et qui pût le sauver. Voilà la question d'argent posée avec carrure. Ce n'est pas seulement son pain de tous les jours que Balzac demande à ses livres ; il leur de- mande de combler les pertes faites par lui dans l'in- dustrie. La bataille dura longtemps, Balzac ne gagna pas une fortune, mais il paya ses dettes, ce qui était déjà bien beau. Nous sommes loin, n'est-ce pas? du bon La Fontaine, rêvant sous les arbres, s'asseyantle soir à la table des grands seigneurs, en payant son dîner d'une fable. Balzac s'est incarné dans son César Birolteau, Il a lutté contre la faillite avec une volonté surhumaine, il n'a pas cherché dans les lettres que de la gloire, il v a trouvé de la dianité et de l'hon- Q ur.
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Il est curieux d'examiner ce que sont devenues aujourd'hui les pensions. L'Etat, cet être imperson- nel, s'est substitué au roi, qui semblait secourir les lettres avec l'argent de sa poche. D'ailleurs, les pen- sions ne sont plus données à titre honorifique et comme un témoignage de haute admiration; elles vont aux nécessiteux, aux écrivains dont la vieillesse n'est pas heureuse ; et, le plus souvent, on les dissi- mule, en donnant une sinécure au pensionné, un emploi fictif qui met sa dignité à l'abri. Eu somme, les pensions se sont faites discrètes et comme honteuses; certes, elles n'entraînent aucune dé- chéance, mais elles sont l'indice certain d'un état de gêne qu'on aime mieux cacher. Ce qui s'est passé pour Lamartine, lorsque la ruine est venue, carac- térise parfaitement l'idée actuelle du public sur la question. A ceux qui s'indignaient des embarras d'argent où la France laissait le grand poète, à ceux qui réclamaient pour lui une souscription nationale, un cri répondait que le pays n'avait i)as le devoir de faire des renies aux écrivains prodigues, dont les mains toujours ouvertes avaient gâché des mil- lions. C'était une réponse fort dure; mais elle est dans le sens de notre société nouvelle, elle part de ce principe égalitaire que tout producteur doit être l'artisan de sa fortune. La France, comme on le dit, est certainement assez riche pour payer sa gloire; seulement, entre un écrivain qui s'est rendu libre et digne par ses œuvres, et un écrivain qui tend la main, après avoir vécu dans l'insouciance de son talent et de ses dettes, l'opinion publique n'hésife plus, elle est tendre au premier et sévère au second. Ce n'est pas aujourd'hui que Balzac, je parle du Balzac du
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dix-septième siècle, meUrait son honneur à loucher une pension du gouvernement. Voilà le pas qui a été fait.
Cependant, la pension est encore très bien vue dans le monde des savants et des érndits. Il y a là, en effet, des recherches, des expériences, qui demandent un temps considérable, et dont le gain final est à peu près nul. L'Etat intervient, cela est de toute jus- tice; car remarquez que la question se pose toujours de la même façon : ou l'écrivain gagne sa vie, et il ne peut se faire nourrir sans honte ; ou son tiavail ne suffit pas à ses besoins, et dès lors il a au moins une excuse pour accepter des secours. Reste, il est vrai, à examiner si les cordonniers et les tailleurs, par exemple, n'auraient pas le droit de se plaindre; eux aussi parfois n'arrivent qu'à la misère, après trente ans de travail, sanspourtant se croire en droit de dire au pays; « Jen'ai pu amasser du pain, donne m'en! »
Il y a encore les subventions, les commandes, les récompenses, dont je veux dire un mot. Les récom- penses ne coûtent rien à l'Etat; c'est une façon commode de contenter les gens, et je n'en parle que pour montrer une fois de plus l'esprit d'égalité. Jadis les croix ne s'égaraient jamais sur la poitrine des écrivains; aujourd'hui, il y a dans les lettres de grands dignitaires. Quant aux commandes et aux subventions, elles se produisent rarement dans les lettres en dehors des théâtres, oti d'ailleurs elles s'adressent à la spéculation dramatique elle- même et non directement à l'œuvre de l'écrivain. Beaucoup de gens, de jeunes gens surtout, se plai- gnent et accusent le gouvernement de ne pas faire pour les lettres ce qu'il fait par exemple pour la pein-
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tiire et la sciili)ture. Ce sont là des réclamations bien dangereuses, l'honneur de notre littérature est d'être indépendante. Je répéterai ce que j'ai dit ailleurs: Tout ce que le gouvernement peut faire pour nous, c'est de nous donner une liberté absolue. A cette heure. 1 idée la plus haute que nous nous faisons d'un écrivain est celle d'un homme libre de tout engagement, n'ayant à flatter personne, ne tenant sa vie, son talent, sa gloire, que de lui-même, se donnant à son pays et ne voulant rien en recevoir.
IV
Tel est donc, de nos jours, l'état de la question d'argent dans la litttM'ature. Maintenant, il me sera facile de délcrmincr noirci e-prit littéraire et de le comparer à l'esprit des siècles derniers.
D'abord, il n'y a plus de salons. Je sais bien que des femmes ambitieuses, les lias bleus agités de notre démocratie, se piquent encore de recevoir les écri- vains. r\!ais leurs salons sont des carrefours, les invités y délilcnt au galop, dans un tohu-bohu d'ani- bitions extraordinaire. Ce n'est plus le gronpeuitnt de talents sympathiques entre eux, que réalisaient les femmes autrefois; ce n'est plus l'amour désinlé- ressé des lettres, faisant de la causerie comme ou fait (le la musique de chambre; ce sont des âprêt^'s de pouvoir, toute une curée d'intérêts se ruant chez les dames qu'on suppose puissantes, à un titre quel- conque. La politique est là, hurlante, dévorante, ré- duisant les lettres à un rôle de mouton bêlajût, le
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mouton de l'idé il, savonné et attifé de rubans bleus. Toujours le môme affadissement s'est produit, on joue à la dînette en littérature, quand la bête humaine est lâchée dans les jouissances et le partage des biens de ce monde. C'est ainsi que, par une conséquence fatale, ces salons, véritables centres d'agitation poli- tique, se jettent dans une réaction violente contre le mouvement littéraire de l'époque, lorsqu'ils ont la prétention de marcher à la tête des idées révolution- naires et progressives ; on y lit de petits vers, on s'y pâme aux noms de Rome et d'Athènes, on y affecte une nostalgie de l'antiquité, on s'y attarde dans toutes sortes d"admirations de sous-maîtresse qui a lu ses classiques, conmie d'autres ont appris le piano; et, naturellement, on nie la littérature vivante de l'heure actuelle, on voudrait bien la persécuter, sans pour- tant oser le faire. Tout cela ne compte pas, ce sont des femmes qui causent toilettes.
Cette disparition des salons littéraires est un fait grave, car elle indique la diffusion du goût, l'élargis- sement toujours croissant du public. Du moment que l'opinion n'est plus faite par de petits groupes choi- sis, par des cénacles poussant chacun son dieu, il arrive que c'est la foule des lecteurs elle-même qui juge et qui fait les succès. Même il y a un lien évident entre le nombre de plus en plus grand des lecteurs et la disparition des salons : ceux-ci se sont noyés et ont dispara, parce qu'ils ne pouvaient plus régenter ceux-là, devenus légion et refusant d'obéir. Aussi les quelques petites réunions littéraires qui existent encore, certains coins surtout du monde académi- que, se trouvent-elles submergées et sans puissance, effarées devant le flot montant des livres, obligées de
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se réfugier dans un passé mort à jamais. C'est l'agonie de l'ancien esprit littéraire, à laquelle Sainte-Beuve assistait.
Ajoutez que lAcadémic a également cessé d'exister, j'entends comme force et comme influence dans les lettres. On se dispute toujours très âprement les fauteuils, de même qu'on se dispute les croix, par ce besoin de vanité qui est en nous. Mais l'Académie ne fait plus loi, elle perd même toute autorité sur la langue. Les prix littéraires qu'elle distribue ne comptent pas pour le public ; ils vont le plus ordinai- remeni à des médiocrités, ils n'ont aucun sens, n'in- diquent etn'encouragent aucun mouvement. L'insur- rection romantique s'est produite malgré l'Académie, qui plus tard a dû l'accepter; aujourd'hui, le môme fait est en train de se produire pour l'évolution natu- raliste: de sorte que l'Académie apparaît comme un obstacle, mis sur la voie de notre littérature, que chaque génération nouvelle doit écarter à coups de pied; après quoi, l'Académie se résigne. Non seule- ment elle n'aide à rien, mais elle entrave, et elle est assez vaine et assez faible pour ouvrir les bras à ceux qu'elle a d';ibord voulu dévorer. Une institution pa- reille ne saurait donc compter dans le mouvement littéraire d'un peuple ; elle n'a ni signification, ni action, ni résultat quelconque. Son seul rôle, que certaines personnes lui reconnaissent encore, serait d'être gardienne de la langue; et ce rôle môme lui échappe, le dictionnaire de M. Littré, si savant et si large, est plus consulté aujourd'hui que le diction- naire de l'Académie; sans compter que, depuis 1830, les plus grands écrivains ont singulièrement bousculé ce dernier, dans un élan d'indépendance superbe,,
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créant des mots et des expressions, exhumant des termes condamnés, prenant desnéologismesàl'usage, enrichissant la langue à chaque œuvre nouvelle, si bien que le dictionnaire de l'Académie tend à deve- nir un monument curieux d'archéologie. Jele répète, son rôle est radicalement nul dans notre littérature; elle reste une simple gloriole.
Ainsi donc, le grand mouvement social, parti du dix-huilième siècle, a eu dans le nôtre son contre- coup littéraire. Des moyens nouveaux d'existence sont donnés à l'écrivain ; et tout de suite l'idée de hié- rarchie j'en va, rinlelligence devient une noblesse, le travail se fait une dignité. En même temps, par une conséquence logique, l'influence des salons et de l'Académie disparaît, l'avènement de la démocratie a lieu dans les lettres: je veux dire que les coteries se noient dans le grand public, que l'œuvre naît de la foule et pour la foule. Enfln, la science pénètre dans la lillérature, l'enquête scientifique s'élargit jusque dans les œuvres des poètes, et c'est li ce qui carac- térise surtout révolution actuelle, celle évolution naturaliste qui nous emporte.
Eh bien! je dis qu'il faut résolument se mettre en face de cette situation el l'accepter avec courage. On se lamente en criant que l'esprit littéraire s'en va; ce n'est pas vrai, il se transforme. J'espère l'avoir preuve. Et veut-on savoir ce qui doit aujourd'hui nous faire dignes et respectés : c'est l'argent. Il est bête de déclamer contre l'argen t, qui est une force so- ciale considérable. Les tout jeunes gens devraient seuls répéter des lieux communs sur l'avilissement des lettres sacrifiant au veau d'or; ils ignorent tout, ils ne peuvent comprendre la justice el l'honnêteté
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de l'argent. Que l'on compare un instant la situation d'un écrivain sous Louis XIV à celle d'un écrivain de nos jours. Où est l'affirinalion pleine et complète de la personnalilé? Où est la véritable dignité? Où sont la plus grande somme de travail, l'existence la plus large et la plus respectée? Évidemment, du côté de l'écrivain actuel. Et cette dignité, ce respect, cet élargissement, cette affirmation de sa personne et de ses pensées, à quoi le doit-il? A l'argent, sans aucun doute. C'est l'argent, c'est le gain légitimement réa- lisé sur ses ouvrages qui l'a délivré de toute protec- tion humiliante, qui a fait de l'ancien bateleur de cour, de l'ancien bouffon d'antichambre, un citoyen libre, un homme qui ne relève que de lui-môme. Avec l'argent, il a osé tout dire, il a porté son examen partout, jusqu'au roi, jusqu'à Dieu, sans craindre de perdre son pain. L'argent a émancipé l'écrivain, l'argent a créé les lettres modernes.
A la fin, cela m'enrage de lire, dans des journaux de jeunes poètes, que l'écrivain doit simplement viser à la gloire. Oui, cela est convenu, il est puéril de le dire. Mais il faut vivre. Si vous ne naissez pas avec une fortune, que ferez-vous? Regretterez-vous le temps où l'on bàtonnait Voltaire, où Racine mourait d'une bouderie de Louis XIV, où toute la littérature était aux gages d'une noblesse brutale eti'Tibccile? Goaimentl vous poussez l'ingratitude contre notre grande épo- que jusqu'à ne pas la comprendre, en l'accusant de mercantilisme, lorsqu'elle est avant tout le droit au travail et à ia viel Si vous ne pouvez vivre avec vos vers, avec vos premiers essais, faites autre chose, en- trez dans une administration, attendez que le public vienne à vous. L'Etat ne vous doit rien. 11 est peu ho-
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norable de rêver une littérature entretenue. Battez- vous, mangez des pommes de terre ou des truffes, cassez des pierres dans la journée et écrivez des chefs- d'œuvre la nuit. Seulement, dites-vous bien ceci : c'est que, si vous êtes un talent, une force, vous arriverez quand nicme à la gloire et à la fortune. La vie est ainsi, notre époque est telle. Pourquoi se révolter puérile- ment cunlre elle, lorsqu'elle restera à coup sûr une époque grande parmi les plus grandes?
Je sais bien tout cequ'onpeut dire, si l'on envisage la question sous certains côtés fâcheux. Le mercanli- lisme devait naître du nouvel appétit de lecl^ure, de la multiplication croissante des journaux. Mais en quoi cela gône-t-il les véritables écrivains? Ils gagnent moins; qu'importe! pourvu qu'ils mangent. Ilemar- quez d'ailleurs que, si un Ponson du Terrait amasse une fortune, il travaille énormément, beaucoup plus que les faiseurs de sonnets qui l'injurient. Sans doule, au point de vue littéraire, le mérite est nul; mais la besogne considérable du feuilletoniste explique son gain, d'autant plus que celte besogne enrichit des journaux. Nous ne traitons pas directement avec le public ; il y a, entre lui et nous, des spéculateurs, des éditeurs ou des directeurs, tout un petit peuple qui vit de nos œuvres, qui gagne des millions avec notre travail; et nous ne partagerions pas, et nous crache- rions sur l'argent, sous prétexte que l'argent n'est pas noble ! Ce sont là des idées malsaines, des décla- mations vides et coupables, contre lesquelles il est grand temps de réagir. Ceux qui parlent ainsi sont les débutants trôs-pauvres qui souffrent de ne pouvoii vivre encore de leur plume, ou les écrivains qui n'ont jamais connu le besoin et qui traitent la littérature
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en maîtresse, à laquelle ils ont de tout temps payé des soupers fins.
Ce que je puis dire, moi, c'est que l'argent fait pousser les belles œuvres. Imaginez donc, en nos temps de démocratie, un jeune homme qui tombe sur le pavé de Paris sans un sou. Je l'ai montré tout 5. l'heure, ce jeune homme, vivant du journal plutôt mal que bien, arrivant, par un effort de volonté, à écrire des œuvres, en dehors de sa besogne quoti- dienne. Dix années de son existence se passent dans cette lutte terrible. Puis, le succès arrive ; il n'a pas fait seulement sa gloire, il a fait sa fortune; le voilà à l'abri, ayant sauvé les siens de la misère, ayant quelquefois payé les dettes laissées par sa famille. Désormais, il est libre, il dira tout haut ce qu'il pense. N'est-ce pas beau? L'argent a ici sa grandeur.
La question a donc toujours été très mal posée. 11 faut parlir de ce point que tout travail mérile sa- laire. On fait un livre, naturellement le véritable écrivain ne se mettra pas à sa table chaque matin avec lapenséede gagner la plus grosse somme possible; mais, le livre fait, l'éditeur est là qui bat monnaie avec cette marchandise qu'on lui cède, et rien de plus naturel, si l'écrivain touche les droits fixés par son traité. Dès lors, on ne comprend plus les grandes indignations contre l'argent. L'alVaire est d'un côté, la littérature est d'un autre.
Dans toute grande évolution, il faut faire la part du mal. Fatalement, des spéculateurs devaient se produire. J'ai parlé des feuilletonistes qui encom- brent les trottoirs. Selon moi, ils gagnent très lé- gitimement leur argent, puisqu'ils travaillent, et quelques-uns avec beaucoup de verve; mais il est
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bien certain que la littérature n'est pas ici en jeu. C'est même là ce qui devrait trancher la question. Les débutants ont toit de crier contre les feuilleto- nistes, car ceux-ci ne boucbent en réalité aucune voie littéraire; ils se sont créé un public spécial qui lit uniquement les feuilletons, ils s'adressent à ces lecteurs nouveaux, illettrés, incapables de sentir une belle œuvre. Dès lors, il faudrait plutôt les remercier, car ils défrichent les terrains incultes, comme les journaux à un sou qui pénètrent jusqu'au fond des campagnes. Regardez, d'ailleurs, dans l'ordre poli- tique, il n'y a pas de mouvement sans excès ; chaque pas, dans une société, est marqué par des luttes et des effondrements. De môme, il a bien fallu que l'émancipation de l'écrivain, le triomphe de l'intelli- gence appelée à la fortune et devenue une aristo- cratie, entraînât des faits regrettables. C'est tout le vilain côté des choses. Des hommes trafiquent hon- teusement avec leur plume, un flot de bêtise coule au rez-de-chaussée des journaux, nous sommes inondés de livres ineptes. Mais qu'importe 1 c'est la part de l'ordure humaine, aux heures de crise so- ciale. Il faut voir uniquement le progrès qui s'ac- complit en haut, l'effort des grands talents qui déga- gent de nos batailles contemporaines une beauté nouvelle, la vie dans sa vérité et dans son intensité. Une conséquence plus grave, et qui m'a toujours troublé, c'est l'effort continu auquel l'écrivain est condamné de nos jours. Nous ne sommes plus au temps où un sonnet, lu dans un salon, faisait la ré- putation d'un écrivain et le conduisait à l'Académie. Les œuvres de Boileau, de La Bruyère, de la Fon- taine, tiennent en un ou deux volumes. Aujourd'hui^,
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il nous faut produire et produire encore. C'est le la beur d'un ouvrier qui doit gagner son pain, qui ne peut se retirer qu'après fortune faite. En outre, si l'écrivain s'arrête, le public l'oublie ; il est forcé d'entasseï volume sur volume, tout comme un ébé- niste p.tr exemple entasse meuble sur meuble. Voyez Balzac. Cela est terrible, car une question se pose tout de suite : comment la postérité se conduira-t-elle devant une œuvre si considérable que la Comédie humaine ? 11 semble peu croyable qu'elle garde tout, et dès lors pourra-t-elle choisir? Remarquez que les œuvres léguées par les siècles sont toutes relative- ment courtes. La mémoire de l'homme hésite devant les gros bagages. Elle ne relient guère, d'ailleurs, que les livres devenus classiques, j'entends ceux qu'on nous impose dans notre jeune âge, lorsque notre intelligence ne peut encore se défendre. Aussi ai-je toujours été pris d'inquiétude devant notre production fiévreuse. Si réellement chaque écrivain n'a qu'un livre en lui, nous faisons une be- sogne bien dangereuse pour notre gloire, en répétant ce livre à l'infini, sous le fouet des nécessités nou- velles. Là, selon moi, est la seule conséquence trou- blante de l'état de choses actuel. Et encore ne faut-il jamais juger l'avenir sur le passé. Balzac restera évidemment dans d'autres conditions que Boileau.
J'arrive ainsi au souffle scientifique qui pénètre de plus en plus notre littérature. La question d'argent est simplement un résultat, dans la transformation que l'esprit littéraire a subie de nos jours; car la cause première de cette transformation vient de l'application des méthodes scientifiques aux lettres, des outils que l'écrivain a empruntés au savant pour
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reprendre avec lui l'analyse de la nature el de 1 homme. Toute la bataille actuelle se livre sur ce terrain : d'un côté, les rliétoriciens, les grammai- riens, les lettrés purs qui entendent continuer la tradition; de l'autre, les anatomisles, les anaiystes, les adeptes des sciences d'observation et d'expéri- mentation, qui veulent peindre à nouveau le monde et l'humanité, en les étudiant dans leur mécanisme naturel et en poussant leurs œuvres à la plus grande vérité possible. Ceux-ci, en triomphant, depuis le commencement du siècle, ont déterminé le nouvel esprit littéraire; il n'y a pas là une école, je l'ai dit cent fois, il y a une évolution sociale dont les phases sont faciles à préciser. Tout de suite, on voit l'abîme qui sépare Balzac d'un écrivain quelconque du dix- septième siècle. Admettez que Racine ait lu autrefois Phèdre, sa tragédie la plus audacieuse, dans un salon ; les dames écoutent, les académiciens approuvent de la tête, tous les assistants sontheifreux de la pompe des vers, de la correction des tirades, de la conve- nance des sentiments et de la langue; l'oeuvre est une très belle composition de logi(iuc et de rhi' torique, faite sur des êtres abstraits et métaphysiques, par un écrivain soumis aux opinions philosophiiiues de son temps. Prenez maintenant la Cousi> e Dette, et essayez de la lire dans un salon ou dans une Acadé- mie; cette lecture paraîtra inconvenante, les dames seront scandalisées; et cela proviendra uniquement de ce que Balzac a écrit une œuvre d'observation et d'expérimentation sur des êtres vivants, non plus en logicien, non plus en rhétoricien, mais en ana- lyste qui travaille à l'enquête scienlitique de son temps. L'abîme est là. Quand Sainte-Beuve poussait
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ce cri désespéré : a 0 physiologistes, je vous retrouve partout! » il sonnait le glas de l'ancien esprit litté- raire, il sentait bien que le règne des lettrés d'autre- fois était fini.
Voilà la situation. Je la résume en répétant que notre époque est grande et qu'il est puéril de se la- menter devant le siècle qui se prépare. En avançant, riuinianilé ne laisse derrière elle que des ruines; pourquoi toujours se retourner et pleurer la terre que l'on quitte, épuisée et semée de débris? Sans doute, les siècles passés ont eu leur grandeur littéraire, mais c'est une mauvaise besogne que de vouloir nous im- mobiliser dans cette grandeur, sous le prétexte qu'il ne saurait en exister une autre. Une littérature n'est que le produit d'une société. Aujourd'hui, notre so- ciété démocratique commence à avoir son expression littéraire, magnifique et complète. 11 faut l'accepter sans regret ni enfantillag •, il faut reconnaître la puis- sance, la justiceet kdignitéde l'argent, il faut s'aban- donner à l'esprit nouveau, qui élargit le domaine des lettres parla science, qui, au-dessus de la grammaire et de la rhétorique, au-dessus des philosophies et des religions, tâche d'arriver à la beauté du vrai.
Comme conséquence et conclusion aux pages que je viens d'écrire, je finirai en traitant brièvement ce qu'on appelle chez nous « 1» question des jeunes ».
Nos débutants ont des exigences, ce qui est explicable etpardonnable, car la jeunesse est de sanature pressée
L'ARGENT DANS LA, LITTÉRATURE. 197
de jouir. Je connais beaucoup de garçons de vingt ans qui, à leur seconde pièce refusée par les directeurs, au troisième article quils portent dans les journaux et qu'on ne leur prend pas, gémissent sur la déca- dence des lettres et demandent à grands cris d'être protégés. Yoici ce que notre jeunesse littéraire rêve : un éditeur spécial chargé d'éditer et de lancer tous les livres de débutant qu'on déposera chez lui ; un théâtre qui, grâce à une forte subvention, jouera toutes les pièces de débutant remises au directeur. Et là-dessus des polémiques s'engagent, on fait re- mai'quer que le gouvernement donne beaucoup plus d'argent à la musique qu'à la litlératiire, on parle des peintres comblés de commandes et de croix, vivant comme des enfanls gâtés sous la tutelle paternelle de l'administration. Examinons donc les vœux de la ieu- nesse.
L'idée d'un encouragement général fait sourire. Il -y aura toujours choix; un comité ou un délégué quelconque sera toujours chargé d'examiner les ma- nuscrits; et dès lors le règne du bon plaisir recom- mencera, les jeunes qui seront écartés se remettront à accuser l'État de ne rien faire pour eux, de les éloulfer volontairemenl. D'ailleurs, ils n'auront pas tort : les subventions profitent quand même aux mé- diocres, jamais une commande ne va à un talent libre et original. Ce système d'encouragement n'a pas été appliqué aux livres; en effet, il n'existe pas d'éditeur recevant cent ou deux cent mille francs de l'État, contre l'engagement pris par lui de publier dans l'année dix à quinze volumes déjeunes auteurs. Alais, au théâtre, l'épreuve est faite depuis longtemps; rOdéon par exemple est ouvert aux débutants drama-
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tiques. Eh bien ! je voudrais qu'on fît une étude sur les auteurs de talent qui ont eu leur première pièce jouée à rOdéon. Jesuis certain qu'ils sont relativement peu nombreux, tandis que la liste des auteurs mé- diocres et déjà oubliés aujourd'hui doit être formi- dable. Ceci est simplement pour arriver à ( el axiome : la proteclion en littérature ne sert qu'à la médio- crité.
Souvent de jeunes auleurs, surtout des auteurs dramatiques, m'ont écrit: « A^ous ne croyez donc pas qu'il y ait des talents inconnus?» Naturellement, tant qu'un talent ne s'est pas produit, on ne peut le connaître; mais ce que je crois et ce qui est, c'est que tout talent de quelque puissance finit par se pro- duire et par s'imposer. La question est là et pas ail- leurs. On n'aide pas le génie à accoucher; il accou- che tout seul. Je prends un exemple parmi les pein- tres. Chaque année, au Salon de peinture, dans ce bazar de la fabrication artistique, nous voyons des tableaux d'élèves, des études de pensionnaires d'une insignifiance parfaite, et qui sont là par encourage- ment et tolérance; cela n'importe pas, cela ne compte pas et ne saurait jamais compter, cel i n'a que le grand tort de tenir inutilement de la place. Alors pourquoi, en littérature, ferait- on un pareil étalage de choses nulles, grâce à une subvention? L'État ne doit rien aux jeunes écrivains; il ne sullit pas d'avoir écrit quelques pages, pour se poser en martyr, si personne ne les imprime ou si personne ne les joue; un cordonnier, quia fait sa première paire de bottes, ne force pas le gouvernement à la lui placer. C'est le travailleur qui doit imposer lui-même son travail au public. Et s'il n'a pas celte force, il
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n'est personne, il reste inconnu par sa faute et en toute justice.
11 faut le déclarer avec netteté : les faibles, en litté- ralure, ne méritent aucun intérêt. Pourquoi, étant faibles, ont-ils l'ambition de vouloir être forts? Ja- mais le cri : Malheur aux vaincus I n'a été mieux placé. Personne n'oblige un honnête garçon à écrire; dès qu'il prend une plume, il accepte les conséquences de la bataille, et tant pis s'il est renversé au premier choc et si toute une génération lui passe sur le corps. Les lamentations, en pareil cas, sont puériles, et du reste ne remédient à rien. Les faibles succombent, malgré les protections; les forts arrivent au milieu des obs- tacles ; et toute la morale de l'aventure est là.
Je sais bien que, si l'on demeure dansl ; relatif, il y a des exemples d'éciivains fort médiocres dont les sub- vention s et les protections ont fait des auteurs à la mode. Mais l'argument est ici honteux. En quoi la France a-t-elle besoin d'écriv;iins médiocres? Si l'on encourage les débutants, ce n'est évidemment que dans l'espoir de dégager l'homme de génie qui peut se trouver parmi eu.T. Les livres et les pièces ne sont pas des objets de consommation courante, comme des chapeaux et des souliers par exemple. Cette con- sommation, si l'on veut, a bien lieu dans nos librai- ries et dans nos théâtres; seulement, il ne s'agit plus que d'œuvres inférieures, usées tout de suite, des- tinées à satisfaire nos appétits du moment. Je ne veux pas même considérer le plus ou le moins de médio- crité ([u'ou pourrait se flatter d'obtenir dans ces œuvres, si l'État intervenait en les mettant au con- cours. Alors qu'on ouvre tout de suite une classe dans notre Conservatoire des arts et métiers, qu'on
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y apprenne à faire des livres et des pièces selon la formule reconnue parfaite, que chaque été on y fa- briquele nombrede comédies et deromans dontParis a besoin pour passer son hiver. Non, en tout ceci, le génie seul importe. Il n'y a pas d'excuse aux encoura- gements, s'il n'est pas sous-entendu qu'on cherche à faciliter la venue des hommes supérieurs qui se trou- vent confondus et qui souffrent dans la foule.
Dès ce moment, la question se simplifie. Il n'y a plus qu'à laisser aller les choses, car on ne donne du talent à personne, et le talent apporte justement avec lui la puissance nécessaire à son développement complet. Voyez les faits. Prenez un groupe déjeunes écrivains, vingt, trente, cinquante, et suivez-les dans la vie. Au début, tous partent du même pied, avec une égale foi et une égale ambition. Puis, tout de suite, des distances s'établissent, les uns semblent courir, tandis que les autres piétinent sur place. Mais il ne faut pas se prononcer encore. Enfin, le résultat s'affirme : les médiocres, soutenus, poussés, acclamés, sont restés des médiocres, malgré leurs premiers suc- cès; les faibles ont complètement disparu; quant aux forts, ils ont lutté dix ans, quinze ans au milieu de la haine et de l'envie, mais ils triomphent, ils montent et resplendissent au premier rang. C'est l'éternelle his- toire. Et il serait bien fâcheux qu'on voulût épar- gner aux forts leurs dures années de noviciat, ces premières batailles qui les ensanglantent. Tant mieux s'ils souffrent, s'ils désespèrent, s'ils se fâchent. L'imbécillité de la foule et la rage de leurs rivaux achèvent de leur donner du génie.
Donc, pour moi, la question des jeunes n'existe pas. C'est un lieu commun dont on berce les fâcheuses
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espérances des faibles. Comme je l'ai dit, en aucun temps la porte des édileurs et des directeurs n'a été plus largement ouverte; on joue tout, on imprime tout;ett;int mieux d'iiilleurs pour ceux qu'on fait attendre, car ils mûrissent. Le pire des malheurs, pour un débutant, est d'arriver et de réussir trop vite. Il faut savoir que, derrière toute réputation so- lide, il y a vingt ans d'efforts et de travail. Quand un jeune homme, qui a écrit une demi-douzaine de son- nets, jalouse un écrivain connu, il oublie que cet écrivain meurt de sa célébrité.
Depuis quelfiue temps, il est bien porté de paraître s'iiitéi'esser aux jeunes. Des conférenciers aimables se répandent en effusions, des chroniqueurs som- ment lÉlat de songer aux débutants, et l'on finira par rêver une librairie modèle. Eh bien! tout cela est creux. Ces gens flaltent la jeunesse, pas davan- tage, dans un intérêt plus ou moins immédiat; les uns '-ongcnt à une cxploitalion théâtrale, les autres soignent leur réputation d'hommes sympathiques, d'autres veulent faire croire que la jeunesse est à eux et qu'ils sont l'avenir. J'admets ausî-i volontiers qu'il y a, dans le nombre, des gens naïfs, assez sim- ples pour croire que la grandeur de notre littérature est dans la solution de cette prétendue question des jeunes. Moi, qui aime volontiers à dire les vérités brutales, et qui mets mon intérêt dans la franchise, je dirai simplement aux débutants, pour conclure:
« Travaillez, tout est là. Ne comptez que sur vous. Dites-vous que si vous avez du talent, votre talent vous ouvrira les portes les mieux fermées, et qu'il vous mettra aussi haut que vous mériterez de monter. Et surtout, refusez les bienfaits de l'administration,
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ne demandez jamais la protection de l'État; vous y laisseriez de votre virilité. La ^irande loi de la vie est la lutte, on ne vous doit rien, vous triompherez né- cessairement si vous êtes une force, et si vous suc- combez, ne vous plaignez même pas, car votre défaite est juste. Ensuite, ayez le respect de l'argent, ne tombez pas dans cet enfantillage de déblatérer en poètes contre lui; l'argent est notre courage et notre dignité, à nous écrivains, qui avons besoin d'être libres pour tout dire; l'argent fait de nous les chefs intellectuels du siècle, la seule aristocratie possible. Acceptez votre époque comme une des plus grandes de l'huiiianiLé, croyez fermement en l'avenir, sans vous arrêter à des conséquences fatales, le déborde- ment du journalisme, le mercantilisme de la basse littérature. Enfin, ne pleurez pas l'ancien esprit lit- téraire qu'une société morte a emporté avec elle. Un autre esprit se dégage de la société nouvelle, un es- prit qui s'élargit chaque jour dans la recherche et dans l'affirmation du vrai. Laissez le mouvement na turaliste se poursuivre, les génies se révéler et achever la besogne. Vous tous qui naissez aujour- d'hui, ne luttez donc pas contre révolution sociali^ et littéraire, car les génies du vingtième siècle sont parmi vous. »
DU ROMAN
DU ROMAN
LE SENS DU RÉEL
Le plus bel éloge que l'on pouvait faire autrefois d'un romancier était de dire : « Il a de l'imagination. » Aujourd'hui, cet éloge serait presque regardé comme une critique. C'est que toutes les conditions du ro- man ont changé. L'imagination n'est plus la qualité maîtresse du romancier.
Alexandre Dumas, Eugène Sue, avaient de l'imagi- nation. Dans Noire-Dame de Paris, Victor Hugo a imaginé des personnages et une fable du plus \il intérêt; dans Mauprat, George Sand a su passionner toute une génération par les amours imaginaires de ses héros. Mais personne ne s'est avisé d'accorder de l'imagination à Balzac et à Stendhal. On a parlé de leurs facultés puissantes d'observation et d'ana- lyse; ils sont grands parce qu'ils ont peint leur épo- que, et non parce qu'ils ont inventé des contes. Ce 5ont eux qui ont amené cette évolution, c'est à
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partir de leurs œuvres que l'imagination n'a plus compté dans le roman. Voyez nos grands romanciers contemporains, Gustave Flaubert, Edmond et Jules de Concourt, Alphonse Daudet : leur talent ne vient pas de ce qu'ils imaginent, mais de ce qu'ils rendent la nature avec intensité.
J'insiste sur cette déchéance de l'imagination, parce que j'y vois la caractéristique même du roman moderne. Tant que le roman a été une récréation de l'esprit, un amusement auquel on ne demandait que de la grâce et de la verve, on comprend que la grande qualité était avant tout d'y montrer une invention abondante. Même quand le roman historique et le roman à thèse sont venus, c'était encore l'imagina- tion qui régnait toute-puissante, pour évoquer les temps disparus ou pour heurter comme des argu- ments des personnages bâtis selon les besoins du plaidoyer. Avec le roman naturaliste, le roman d'ob- servali'Q et d'analyse, les conditions changent aus- sitôt. Le romancier invente bien encore; il invente un plan, un drame; seulement, c'est un bout de drame, la première histoire venue, et que la vie quotidienne lui fournit toujours. Puis, dans l'éco- nomie de l'ouvre, cela n'a plus qu'une importance très mince. Les faits ne sont là que comme les déve- loppements logiques des personnages. La grande affaire est de mettre debout des créatures vivantes, jouant devant les lecteurs la comédie humaine avec le plus de naturel possible. Tous les efforts de l'écri- vain tendent à cacher l'imaginaire sous le réel.
Ce serait une curieuse étude que dédire comment travaillent nos grands romanciers contemporains. Ils établissent presque tous leurs œuvres sur des
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notes, prises longuement. Quand ils ont étudié avec un soin scrupuleux le terrain où ils doivent marcher, quand ils se sont renseignés à toutes les sources et qu'ils tiennent en main les documents multiples dont ils ont besoin, alors seulement ils se décident à écrire. Le plan de l'œuvre leur est apporté par ces docu- ments eux-mêmes, car il arrive que les faits se clas- sent logiquement, celui-ci avant celui-là ; une symé- trie s'établit, l'histoire se compose de toutes les observations recueillies, de toutes les notes prises, Tune amenant l'autre, par l'enchaînement même de la vie des personnages, et le dénoûment n'est plus qu'une conséquence naturelle et forcée. Ou voit, dans ce travail, combien l'imagination a peu de part. Nous sommes loin, parexemple, de George Sand, qui, dit-on, se mettait devant un cahier de papier blanc, et qui, partie d'une idée première, allait toujours sans s'arrêter, composant au fur et à mesure, se re- posant en toute certitude sur son imnginaîion, qui lui apportait autant de pages qu'il lui en fallait pour faire un volume.
Un de nos romanciers naturalistes veut écrire un roman sur le monde des théâtres. 11 part de cette idée générale, sans avoir encore un fait ni un person- nage. Son premier soin sera de rassembler dans des noies tout ce qu'il peut savoir sur ce monde qu'il veut peindre. 11 a connu tel acteur, il a assisté h telle scène. Voilà déjà des documents, les meilleurs, ceux qui ont mûri en lui. Puis, il se mettra en campagne, il fera causer les hommcsles mieux renseignés. Gur la matière, il collectionnera les mots, les histoires, les I^ortraits. Ce n'est pas tout : il ira ensuite aux docu- ments écrits, lisant tout ce qui peut lui être utile.
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Enfin il visitera les lieux, vivra quelques jours dans un théâtre pour en connaître les moindres recoins, passera ses soirées dans une loge d'actrice, s'impré- gnera le plus possible de l'air ambiant. Et, une fois les documents complétés, son roman, comme je l'ai dit, s'établira de lui-même. Le romancier n'aura qu'à distribuer logiquement les faits. De tout ce qu'il aura entendu se dégagera le bout de drame, l'histoire dont il a besoin pour dresser la carcasse de ses chapitres. L'intérêt n'est plus dans l'étrangeté de cette histoire; au contraire, plus elle sera banale et générale, plus elle deviendra typique. Faire mouvoir des personnages réels dans un milieu réel, donner au lecteur un lambeau de la vie humaine, tout le ro- man naturaliste est là.
Puisque l'imagination n'e^t plus la qualité maî- tresse du romancier, qu'est-ce donc qui l'a remplacée? Il faut toujours une qualité maîtresse. Aujourd'hui, la qualité maîtresse du romancier est le sens du réel. Et c'est à cela que je voulais en venir.
Le sens du réel, c'est de sentir la nature et de la rendre telle qu'elle est. Il semble d'abord que tout le monde a deux yeux pour voir et que rien ne doit être plus commun que le sens du réel. Pourtant, rien n'est plus rare. Les peintres savent bien cela. Mettez cer- tains peintres devant la nature, ils la verront de la façon la plus baroque du monde. Chacun l'apercevra sous une couleur dominante; un la poussera au jaune, un autre au violet, un troisième au vert. Pour les formes, les mêmes phénomènes se produiront; tel arrondit les objets, tel autre multiplie les angles. Chaque œil a ainsi une vision particulière. Enfin, il y a des yeux qui ne voient rien du tout. Ils tnt sans
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doute quelque lésion, le nerf qui les relie au cerveau éprouve une paralysie que la science n'a pu encore déterminer. Ce qui est certain, c'est qu'ils auront beau regarder la vie s'agiter autour d'eux, jauiais ils ne sauront en reproduire exactement une scène.
Je ne veux nommer ici aucun romancier vivant, ce qui rend ma démonstration assez difficile. Les exem- ples éclairciraient laque stion. Mais chacun peut re- marquer que certains romanciers restent provinciaux, même après avoir vécu vingt ans à Paris. Ils excellent dans les peintures de leur contrée, et, dès qu'ils abordent une scène parisienne, ils pataugent, ils n'arrivent pas à donner une impression juste d'un milieu, dans lequel pourtant ils se trouvent depuis des années. C'est là un premier cas, un manque par- tiel du sens du réel. Sans doute, les impressions d'en- fance ont été plus vives, l'œil a retenu les tableaux qui l'ont frappé tout d'abord; puis, la paralysie s'est dé- clarée, et l'œil a beau regarder Paris, il ne le voit pas, il ne le verra jamais.
Le cas le plus fréquent est, d'ailleurs, celui de la paralysie complète. Que de romanciers croient voir la nature et ne l'aperçoivent qu'à travers toutes sortes de déformations 1 Ils sont d'une bonne foi absolue, le plus souvent. Ils se persuadent qu'ils ont tout mis dans un tableau, que l'œuvre est définitive et complète. Gela se sent à la conviction avec laquelle ils ont entassé les erreurs de couleurs et de formes. Leur nature est une monstruosité, qu'ils ont rapelissée ou grandie, en voulant en soigner le tableau. Malgré leurs efforts, tout se délaie dans des teintes fausses, tout hurle et s'écrase. Ils pourront peut-être écrire des poèmes épiques, mais jamais ils ne mettront debout une œuvre
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vraie, parce que la lésion de leurs yeux s'y oppose, parce que, lorsqu'on n'a pas le sens du réel, on ne saurait l'acquérir.
Je connais des conteurs charmants, des fantaisistes adorables, des poètes en prose dont j'aiuie beau( oup les livres. Ceux-là ne se mêlent pas d'écrire des ro- mans, et ils restent exquis, en dehors du vrai. Le sens du réel ne devient absolument nécessaire que lors- qu'on s'attaque aux peintures de la vie. Alors, dans les idées oh nous sommes aujourd'hui, rien ne sauiaiL le remplacer, ni un style passionnément travaillé, ni la vigueur de la touche, ni les tentatives les plus méri- toires. Vous peignez la vie, voyez-la avant toul telle qu'elle est et donnez-en l'exacte impression. Si l'im- pression est baroque, si les tableaux sont mal d'a- plomb, si l'œuvre tourne à la caricature, qu'elle soit épique ou simplement vulgaire, c'est une œuvre mort-née, qui est condamnée à un oubli rapide. Elle n'est pas largement assise sur la vérité, elle n'a aucune raison d'être.
Ce sens du réel me semble très facile à conslaler chez un écrivain. Pour moi, c'est une pierre de toiHlie qui décide de tous mes jugements. Quand j'ai lu un roman, je le condamne, .si l'auteur me paraît man- quer du sens réel. Qu'il soit dans un fossé ou dans les étoiles, en bas ou en haut, il m'est également indif- férent. La véiité a un son auquel j'estime qu'on ne saurait se tromper. Les phrases, les alinéas, les pages, le livre tout entier doit sonner la vérité. On dira qu'il faut des oreilles délicates. Il faut des oreilles justes, pas davantage. Et le public lui-même, qui ne saui-ait se piquer d'une grande délicatesse de sens, entend ce- pendant très-bien le? œuvres qui sonnent la vérité. Il
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va peu à peu à celles-là, tmdis qu'il fait vite le silence sur les autres, sur les œuvres fausses qui sonnent l'erreur.
De même qu'on disait autrefois d'un romancier : « 11 a de l'imagination, » je demande donc qu'on dise aujourd'hui : c II a le sens du réel. » L'éloge sera plus grand et plus juste. Le don de voir est moins commun encore que le don de créer.
Pour mieux me faire entendre, je reviens à Balzac et à Stendhal. Tous deux sont nos maîtres. Mais j'avoue ne pas accepter toutes leurs œuvi es avec la dévotion d'un fidèle qui s'incline san> examen. Je ne les trouve vraiment grands et supérieurs que diins les passages où ils ont eu le sens du réel.
Je ne connais rien de plus surprenant, dans/e Rouge et le Noir, que l'analyse des amours de Julien et de madame de Rénal. Il faut songer à l'époque où le ro- man fut écrit, en plein romantisme, lorsque les héros s'aimaient dans le lyrisme le plus échevelé. Et voilà un garçon et une femme qui s'aiment enfin comme tout le monde, sottement, profondément, avec les chutes et les sursauts de la réalité. C'est une pein- ture supérieure. Je donnerai pour ces pages toutes celles où Stendhal complique le caractère de Julien, s'enfouce dans les doubles fonds diplomatiques qu'il adorait. Aujourd'hui, il n'est vraiment grand queparce que, dans sept ou huit scènes, il a osé apporter la note réelle, la vie dans ce qu'elle a de certain.
De môme pour Balzac. Il y a en lui un dormeur veillé, qui rêve et crée parfois des figures curieuses, mais qui ne grandit certes pas le romancier. J'a- voue nu pas avoir d'admiration pour l'auteur de l,i Femme de trente ans, pour l'invenleur du type de
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Vautrin dans la troisième p irlie des Illusions perdues et d.ms Splendeur et misère des courtisanes. C'est là ce que j'appelle la fantasmagorie de Balzac. Je n'aime pas davantage son grand monde, qu'il a inventé de toutes pièces et qui fait sourire, si l'on met à part quelques types supeibes devinés par son génie. En un mot, l'imagination de Balzac, cette imagination déréglée qui se jetait dans toutes les exagérations et qui voulait créer le monde à nouveau, sur des plans extraordinaires, cette imagination m'irrite plus qu'elle ne m'attire. Si le romancier n'avait eu qu'elle, il ne serait aujourd'hui qu'un cas pathologique et qu'une curiosité dans notre littérature.
Mais, heureusement, Balzac avait en outre le sens du réel, et le sens du réel le plus développé que l'on ait encore vu. Ses chefs-d'œuvre l'attestent, cette merveilleuse Cousine Bette, où le baron Hulot est si colossal de vérité, cette Eugénie Grandet qui contient toute la province à une date donnée de notre his- toire. 11 faudrait encore citer le Père Goriot^ la Ba/jouiUeuse, le Cousin Pons, et tant d'autres œuvres sorties toutes vivantes des entrailles de notre société. Là est l'immortelle gloire de Balzac. Il a fondé le roman contemporain, parce qu'il a apporté et em- ployé un des premiers ce sens du réel qui lui a permis d'évoquer tout un monde.
Cependant, voir n'est pas tout, il faut rendre. C'est pourquoi, après le sens du réel, il y a la personnalité de l'écrivain. Un grand romancier doit, avoir le sens du réel et l'expression personnelle.
L'EXPRESSION PERSONNELLE
Je connais des romanciers qui écrivent proprement, et auxquels on a fait à la longue un bon renom litté- raire. Ils sonl très laborieux, ils abordent tous les genres avec une même facilité. Les phrases coulent toutes seules de leurs plumes, ils ont pour tâche de lâcher cinq ou six cents lignes chaque matin avant déjeuner. Et, je le répèle, c'est de la besogne conve- nable, la grammaire n'est point estropiée, le mouve- ment est bon, la couleur apparaît parfois dans des pages qui font dire au public, pris de respect : « C'est joliment écrit. » En un mot, ces romanciers ont toute l'apparence d'un véritable talent.
Le malheur est qu'ils n'ont pas l'expression per- sonnelle, et c'en est assez pour les rendre à jamais médiocres. Ils auront beau entasser volumes sur volumes, user et abuser de leur incroyable fécondité, il ne se dégagera jamais de leurs livres qu'une odeur fade d'œuvres mort-nées. Plus ils produiront môme, et plus le tas moisira. Leur correction grammaticale, la propreté de leur prose, le vernis de leur style, pourront faire illusion pendant plus ou moins long- temps au gros public; mais tout cela ne suffira pas à
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donner la vie à leurs ouvrages et ne sera finalement d'aucun poids dans le jugement que les lecteurs por- teront sur eux. Ils n'ont pas l'expression personnelle, ils sont condamnés; d'autant plus que, presque tou- jours, ils n'ont pas davantage le sens du réel, ce qui aggrave encore leur cas.
Ces romanciers prennent le style qui est dans l'air. Ils attrapent les phrases qui volent autour d'eux. Jamais les phrases ne sortent de leur personnalité, ils les écrivent comme si quelqu'un, par derrière, les leur dictait; et c'est peut-être pour cela qu'ils n'ont qu'à ouvrir le robinet de leur production. Je ne dis point qu'ils plagient ceux-ci ou ceux-là, qu'ils volent à leurs confrères des pages toutes faites; au contraire, ils sont si fluides et si superficiels qu'on ne trouve chez eux aucune forte impression, pas même celle de quelque illustre maître. Seulement, sans copier, ils ont, au lieu d'un cerveau créateur, un immense magasin empli des phrases connues, des locutions courantes, une sorle de moyenne du style usuel. Ce magasin est inépuisable, ils peuvent y prendre à la pelle pour couvrir le papier. En voici, et en voici encore! Toujours, toujours des pelletées de mêmes matières froides et terreuses, qui comblent les co- lonnes des journaux et les pages des livres.
Au contraire, voyez un romancier qui a l'expression personnelle, voyez M. Alphonse Daudet, par exem- ple. Je prends cet écrivain parce qu'il est un de ceux qui vivent le plus leurs oeuvres. M. Alphonse Daudet a assisté à un spectacle, à une scène quelconque. Gomme il possède le sens du réel, il reste frappé de celte scène, il en garde une image très intense. Les années peuvent passer, le cerveau conserve l'image,
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le temps ne fait souvent que l'enfoncer davantage. Elle finit par devenir une obsession, il faut que l'écri- vain la communique, rende ce qu'il a vu et retenu. Alors a lieu tout un phénomène, la création d'une œuvre originale.
C'est d'abord une évocation. M. Alphonse Daudet se souvient de ce qu'il a vu, et il revoit les person- nages avec leurs gestes, les horizons avec leurs lignes. Il lui faut rendre cela. Dès ce moment, il joue les personnages, il habite les milieux, il s'échauffe en confondant sa personnalité propre avec la personna- lité des êtres et même des choses qu'il veut peindre. Il finit par ne plus faire qu'un avec son œuvre, en ce •sens qu'il s'absorbe en elle et qu'en môme temps il la revit pour son compte. Dans cette union intime, la réalité de la scène et la personnalité du romancier ne sont plus distinctes. Quels sont les détails absolu- ment vrais, quels sont les détails inventés? C'est ce qu'il seraittrès difficile de dire. Ce qu'il y a de certain, c'est que la réalité a été le point de départ, la force d'impulsion qui a lancé puissamment le romancier; il a continué ensuite la réalité, il a étendu la scène dansle même sens, en lui donnant unevie spéciale et qui lui est propre uniquement àlui, Alphonse Daudet.
Tout le mécanisme de l'originalité est là, dans cette expression personnelle du monde réel qui nous entoure. Le charme de M. Alphonse Daudet, ce charme profond qui lui a valu une si haute place dans notre littérature contemporaine, vient de la saveur originale qu'il donne au moindre bout de phrase. Il ne peut conter un fait, présenter un personnage sans se mettre tout entier dans ce fait ou dans ce person- nage, avec la vivacité de son ironie et la douceur de
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sa tendresse. On reconnaîtrait une page de lui entae cent autres, parce que ses pages ont une vie à elles. C'est un enchanteur, un de ces conteurs méridionaux qui jouent ce qu'ils content, avec des gestes qui créent et une voix qui évoque. Tout s'anime sous leurs mains ouvertes, tout prend une couleur, une odeur, un son. Ils pleurent et ils rient avec leurs héros, Is les tutoient, les rendent si réels, qu'on les voit de- Jbout, tant qu'ils parlent.
Gomment voulez-vous que de pareils livres n'émo- tiennent pas le public? Ils sont vivants. Ouvrez-les et vous les sentirez qui palpitent dans vos mains. C'est le monde réel : et c'est môme davantage, c'est le monde réel vécu par un écrivain d'une originaliK exquise et intense à la fois. Il peut choisir un sujet plus ou moins heureux, le traiter d'une façon plus ou moins complète, l'œuvre n'en sera pas moins pré- cieuse, parce qu'elle sera unique, parce que lui seul peut lui donner ce tour, cet accent, cette existence. Le livre est de lui, cela suffit. On le classera un jour, mais il n'en est pas moins un livre à part, une véri- table créature. On se passionne, on l'aime ou on ne l'aime pas, personne ne reste indifférent. Il ne s'agit plus de grammaire, de rhétorique, et on n'a plus seulement sous les yeux un paquet de papier im- primé; un homme est h'i, un homme dont on entend battre le cerveau et le cœur à chaque mot. On s'a- bandonne à lui, parce qu'il devienlle maître des émo- tions du lecteur, parce qu'il a la force de la réalité et la toute-puissance de l'expression personnelle.
Comprenez maintenant l'impuissance radicale des romanciers dont j'ai parlé plus haut. Jamais ils ne prendront et ne garderont les lecteurs, car ils
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ne sentent pas et ne rendent pas d'une Façon originale. On cliercherait vainement dans leurs œuvres une impression neuve, exprimée en un tour de phrase inventé. Quand ils font du style, quand ils ramassent ici ou là des phrases heureuses, ces phrasts, si vi- vantes chez un autre, chez eux sonnent le néant ; il n'y a pas dessous un homme qui a véritablement senti et qui traduit par un elTort de sa création ; il n'y a qu'un bâcleur de prose, ouvrant les robinets de sa production. Et ils auront beau s'appliquer, vou- loir bien écrire, croire que l'on fait un beau livre comme on fait une belle paire de bottes, avec plus ou moins de soin, ils n'accoucheiont jamais d'une œuvre vivante. Rien ne remplace le sens du réel et l'expression personnelle. Quand on n'apporte pas ces dons, autant vaudrait-il vendre de la chandelle que de se mêler d'écrire des romans.
J'ai cilé tout à l'heure M. Alphonse Daudet, parce qu'il m'offrait un exemple saisissant. Mais j'aurais pu nommer d'autres romanciers qui sont loin d'avoir son talent. L'expression personnelle n'est pas néces- sairement d'uni' formule parfaite On peut mal écrire, incorrectement, à la diable, tout en ayant un.» véri- table originalité dans l'tîxpression. Le pis, selon moi, est au contraire ce^tyle propre, coulant d'une façon aisôp t'i molle, ce déluge de lieux commun-, d'images connues, qui fait porter au gros public ce jugement agaçciiii: " C'est bien écrit.» Eh! non, c'est mal écrit, du mofuent où cela n'a pas une vie particulière,! une saveui- originale, môme aux dépens de la correc- tion et des convenances de la langue '
Le plus grand exemple de l'expression personnelle dans notre littérature, est celui de Saint-Simon.
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Voilà un écrivain qui a écrit avec son sang et sa bile, et qui a laissé des pages inoubliables d'inlensilé et de vie. J'ai tort même de l'appeler un écrivain; il était mieux que cela, car il ne semble pas s'être soucié d'écrire, et il est arrivé du coup au plus haut style, à la création d'une langue, à l'expression vivante. Chez nos plus illustres auteurs, on sent la rhétorique, l'apprêt de la phrase; une odeur d'encre se dégage des pages. Chez lui, rien de ces choses ; la phrase n'est qu'une palpitation de la vie, la passion a séché l'encre, l'œuvre est un cri humain, le long mono- logue d'un homme qui vit tout haut. Cela est bien loin de notre façon romantique d'entendre une œuvre, où nous nous épuisons en toute sorte d'efforts artistiques.
De même pour Stendhal. Celui-là affectait de dire que, pour prendre le ton, il lisait chaque matin quelques pages du Code civil, avant de se mettre au travail. 11 faut voir là une simple bravade jetée à l'école romantique. Stendhal voulait dire que le style, pour lui, n'était que la traduction la plus claire et la plus exacte possible de l'idée. Il n'en a pas moins eu l'expression personnelle à un très haut degré. Sa sécheresse, sa courte phrase, si incisive et fc.i pénétrante, devient entre ses mains un merveil- leux outil d'analyse. On ne saurait se l'imaginer écrivant avec des grâces. Il avait le style de son ta- lent, un style tellement original, dans son incorrec- tion et son apparente insouciance, qu'il est resté ty- pique. Ce n'est plus la coulée énorme de Saint-Simon, charriant des merveilles et des débris, superbe de violence; c'est comme un lac glacé à la surface, peut-être bouillonnant dans ses profondeurs, et qui
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réfléchit avec une vérité inexorable tout ce qui se liO'.ive sur ses bords.
Balzac a été, comme Stendhal, accusé de mal écrire. Il a pourtant, dans les Contes di'ôlatiques, donné des pages qui sont des bijoux de ciselure ; je ne sais rien do plus joliment inventé comme lorrae, ni de plus finement exécuté. Maison lui reproche les lourds débuts de ses romans, les descriptions trop massives, surtout le mauvais goût de certaines exagérations dans la peinture de ses personnages. Il est évident qu'il a la patte énorme et qui rcrase, par mo- ments. Aussi laut-il le juger dans l'ensemble colossal de son œuvre. On voit alors un lutteur héroïque, (jui s'est battu avec tout, même avec le style, et qui est sorti cent fois victorieux du comljal. D'ailleurs, il a beau s'embarquer dans des phrases fâcheuses, son st\le esl toujours à lui. Il le pétrit, le refond, le refait entièiemenl à chacun de ses romans. Sans cesse il cherche une forme. Ou le retrouve, avec sa vie de producteur géant, dans les moindres alinéas. Il est là, la foige gronde, et il tape à tour de bras sur sa phrase, jusqu'à ce qu'elle ait son empreinte. Cette empreinte, elle la gardera éternellement. Quelles que soient les bavures, c'est là du grand style.
J'ai eu sim[ilement l'intention, en donnant quel- ques exemples, de mieux expliquer ce que j'entends par l'expression personnelle. Un grand romancier est, de nos jours, celui qui a le sens du réel et qui expiime avec originalité la nature, en la faisant vi- vante de sa vie propre.
LA FORMULE CRITIQUE APPLIQUÉE AU ROMAN
Dernièrement, je lisais un article de bibliograpliie, où un romancier était assez dédaigneusement iraité de critique. On niait ses romans, on admettait ses études littéraires, sans s'apercevoir que les facultés du critique tendent à se confondre aujourd'hui avec les facultés du romancier. 11 y a là une question qu'il me parait intéressant de traiter.
Un sait ce que la critique est devenue de nos jours. Sans faire l'histoire complète des transformations qu'elle a éprouvées depuis le siècle dernier, — his- toire qui serait des plus instruclives et qui résumerait le mouvement général des esprits, — il suffit de citer les noms de Sainte-Beuve et de M. Taine pour établir à quelle distance nous sommes des jugements delà Harpe et même des commentaires de Voltaire.
Sainte-Beuve, un des premiers, comprit la nécessité d'expliquer l'œuvre par l'homme. Il replaça l'écrivain dans son milieu, étudia sa famille, sa vie, ses goûts, regarda en un mot une page écrite comme le produit de toute sorte d'éléments, qu'il fallait connaître, si Ton voulait porter un jugement juste, complet et dé-
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finitif. De là les études profondes qu'il écrivit, avec ane souplesse d'investigation merveilleuse, avec un sens très fin des mille nuances, des contradictions complexes de l'homme. On était loin des critiques jugeant en pédagogues d'après les règles de l'École, faisant abstraction complète de l'homme dans l'écri- vain, appliquant à tous les ouvrages la même com- mune mesure, et les toisant simplement en grammai- riens et en rhétoriciens.
M, Taine vint à son tour et fit de la critique une science. Il rédui-it en lois la méthode que Sainte- Beuve employait un peu en virtuose. Cela donna une certaine raideur au nouvel instrument de critique; mais cet instrument acquit une puissance indiscu- table. Je n"ai pas besoin de rappeler les admirables travaux de M. Taine. On connaît sa théorie des mi- lieux et des circonstances historiques, appliquée au mouvement littéraire des nations. C'est M. Taine qui est actuellement le, chef de notre critique, et il est à regretter qu'il s'enferme dans l'histoire et la philosophie, au lieu de se mêler à notre vie mili- tante, au lieu de diriger l'opinion comme Sainte- Beuve, en jugeant les petits et les grands de notre littérature.
Je voulais simplement en arriver à constater com- ment procède la critique moderne. Par exemple, M. Taine veut écrire la belle étude qu'il a faite sur Balzac. Il commence par réunir tous les documents imaginables, les livres et les articles qu'on a publiés sur le romancier; il interroge les gens qui l'ont connu, ceux qui peuvent donner sur lui des rensei- gnements certains; et cela ne suffit pas, il s'inquiète encore des lieux où Balzac a vécu, il visite la ville où
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il est né, les maisons qu'il a occupées, les horizons qu'il a traversés. Tout se trouve ainsi fouillé par le critique, les ascendants, les amis, jusqu'à ce qu'il possède Balzac absolument, dans ses plus intimes replis, comme l'anatomiste possède le corps qu'il vient de disséquer. Dès lors, il peut liie l'œuvre. Le pro- ducteur lui donne et lui explique le produit.
Lisez l'étude de M. Taine. Vous verrez le fonction- nement de sa méthode. L'œuvre est dans l'homme; Balzac poursuivi par ses créanciers, entassant les projets extraordinaires, passant des nuits pour payer ses billets, le crâne toujours fumant, aboutit à la Comédie humaine. Je n'apprécie pas ici le système, je l'expose, et je dis que la critique actuelle est là, avec plus ou moins de parti pris. Désormais, on ne sépa- rera plus l'homme de son œuvre, on étudiera celui- ci pour comprendre celle-là.
Eh bien ! nos romanciers naturalistes n'ont eux- mêmes pas d'autre méthode. Lorsque M. Taine étudie Balzac, il fait exactement ce que Balzac fait lui-même, lorsciu'il étudie par exemple le père Grandet. Le critique opère sur un écrivain pour connaître ses ou- vrages comme le romancier opère sur un personnage pour connaître ses actes. Des deux côtés, c'est la même préoccupation du milieu et des circonstances. Rappelez-vous Balzac déterminant exactement la rue et la maison où vit Grandet, analysant les créatures qui Tentourent, établissant les mille petits faits qui ont décidé du caractère et dés habitudes de son avare. N'est-ce pas là une application absolue de la théorie du milieu et des circonstances? Je le répète, la besogne est identique.
On dira que M. Tdine marche sur le tenain du
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vrai, qu'il n'accepte que les faits prouvés, les faits qui ont eu lieu réellement, tandis que Balzac est libre d'inventer et use certainement de cette liberté. Mais on accordera toujours que Balzac base son roman sur une première vérité, les milieux qu'il décrit sont exacts, et les personnages (ju'il plante debout ont les pieds par terre. Dès lors, peu importe le travail qui va suivre, du moment que la méthode de cons- truction employée par le romancier est identique- ment celle du critique. Le romancier part de la réalité du milieu et de la vérité du document hu- main; si ensuite il développe dans un certain sens, ce n'est plus de l'im ginalion à l'exemple des con- teurs, c'est de la détluction, comme chez les savants. D'ailleurs, je n'ai pas prijlcndu que les résultats fus- sent complètement semblables dans l'étude d'un écrivain et dans l'étude d'un personnage; celle là, fi coup sûr, serre le réel de pUu près, 'ont en laissant pourtant une large part à l'intuilion. Mais, je le dis encore, la méthode est la même.
Bien plus, c'est h\ un doub'e effet de l'évolution naturaliste du siècle. Au lond, si l'on fouillait, on arriverait au môme sol philosophique, h l'enquête positiviste. En effet, aujourd'hui, le ciitique et le ro- mancier ne concluent pas. Ils se contentent d'exposer. Voilà ce qu'ils ont vu; voilà comment tel auteur a dû produire telle œuvre, et voilà comment tel person- nage a dû en arriver à tel acte. Des deu : côtés, on montre la machine humaine en travail, pas davantage. De la comparaison des faits, on finit, il est vrai, par for- muler des lois. Mais, moins on se hâte de formuler les lois, et plus on est sage; car M. Taine lui-môme, pour s'être un peu pressé, a pu être accusé de céder
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au système. Nous en sommes, pour le quart d'heure, à collectionner et à classer les documents, surtout dans le roman. C'est déjà une bien grosse besogne que de chercher et de dire ce qui est. Il faut laisser la science pure formuler des lois, car nous nu faisons encore que dresser des procès-verbaux, nous autres romanciers et critiques.
Donc, pour me résumer, le romancier et le critique partent aujourd'hui du même point, le milieu exact et le document humain pris sur nature, et ils em- ploient ensuite la même méthode pour arriver à la connaissance et à l'explication, d'un côté de l'œuvre écrite d'un homme, de l'autre des actes d'un person- nage, l'œuvre écrite et les actes étant considérés comme étant les produits de la machine humaine soumise à certaines influences. Dès lors, il est évident qu'un romancier naturaliste est un excellent critique. Il n'a qu'à porter dans l'étude d'un écrivain quelcon- que l'outil d'observation et d'analyse dont il s'est servi pour étudier les personnages qu'il a pris sur nature. On a tort de croire qu'on le diminue comme roman- cier, lorsqu'on dit légèrement de lui : « Ce n'est qu'un critique.»
Toutes ces erreurs viennent de l'idée fausse qu'on continue à se faire du roman. Il est fâcheux d'abord que nous n'ayons pu changer ce mot a roman », qui ne signifie plus rien, appliqué à nos œuvres natura- listes. Ce mot entraîne une idée de conte, d'affabula- tion, de fantaisie, qui jure singulièrement avec les procès-verbaux que nous dressons. 11 y a quinze à vingt ans déjà, on avait senti l'impropriété croissante du terme, et il fut un moment où l'on tenta démettre sur les couvertures le mot «étude». Mais cela restait
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trop vague, le mot « roman » se mainlinl quand môme, et il faudrait aujourd'hui une heureuse trou- vaille pour le remplacer. D'aillcuis, ces sortes de changements doivent se produire et s'imposer d'eux- mêmes.
Pour mon compte, le mot ne me blesserait pas, si l'on voulait bien admettre, tout en le conservant, que la chose s'est complètement modifiée. Nous trou- verions cent exemples dans la langue de termes qui exprimaient autrefois des idées radicalement con- traires à celles qu'ils expriment aujourd hui. Notre roman de chevalerie, notre roman d'aventures notre roman romantique et idéaliste est donc devenu une vcritaljle critique des mœurs, des passions, des actes du héros mis en scène, étudié dans son être propre et dans les influences que le milieu et les circonstances ont eues sur lui. Comme je l'ai écrit, au grand scandale de mes confrères, 1 imagination ne joue plus là un rôle dominant; elle devient de la déduction, de l'intuition, elle opère sur les faits probables qu'on n'a pu observer directement, et sur les conséquences possibles des faits qu'on tâche d'établir logiquement d'après la méthode. Gesl ce roman-là qui est une vé- ritable page de critique, qui met le romancier devant un personnage dont il va étudier une passion, dans les conditions exactes où se trouve un critique devant un écrivain dont il veut démonter le talent.
Ai-je besoin de conclure? La parenté du critique et du romancier vient uniquement de ce que tous les deux, comme je l'ai déjà dit, emploient la méthode naturaliste du siècle. Si nous passions à l'historien, nous le verrions, lui aussi, faire dans l'his- toire une besogne identique, et avec le même outil.
22« DU ROMAN.
De même pour l'économiste, de même pour Thomme polilique. Ce sont là des faits faciles à prouver et qui montrent le savant à la tête du mouvement, menant aujourd'hui l'intelligence humaine. Nous valons plus ou moins, selon que la science nous a touchés plus ou moins profondément. Je laisse à part la personnalité de l'arliste, je n'indique ici que le grand courant des esprits, le souffle qui nous emporte tous au vingtième siècle, quelle que soit notre rhé- torique individuelle.
DE LA DESCRIPriON
H serait bien intéressant d'étudier la description dans nos romans, depuis Mlle de Scudéri jusqu'à Flaubert. Ce serait faire l'histoire de la philosophie et delà science pendant les deux derniers siècles; car, sous cette question littéraire de la description, il n'y a pas autre chose que le retour à la nature, ce grand courant naturaliste qui a produit nos croyances et nos connaissances actuelles. Nous verrions le roman du dix-septième siècle, tout comme la tragédie, faire mouvoir des créations purement intellectuelles sur un fond neutre, indéterminé, conventionnel ; les personnages sontde simples mécaniques à sentiments et à passions, qui fonctionnent hors du temps et de l'espace; et dès lors le milieu n'importe pas, la nature n'a aucun lôle à jouer dans l'œuvre. Puis^ avec les romans du dix-huitième siècle, nous verrions poin- dre la nature, mais dans des dissertations philoso- phiques ou dans des partis-pris d'émotion idyllique. Enfin, notre siècle arrive avec les orgies descriptives du romantisme, cette réaction violente de la couleur; et l'emploi scientifique de la description, son rôle
228 DU ROMAN.
exact dans le roman moderne, ne commence à se régler que grâce à Balzac, Flaubert, les Concourt, d'autres encore. Tels sont les grands jalons d'une étude que je n'ai pas le loisir de faire. 11 me suffit d'ailleurs de l'indiquer, pour donner ici quelques notes générales sur la description.
D'abord, ce mot description est devenu impropre. Il est aujourd'hui aussi m;iuvais que le mot romim, qui ne signifie plus rien, quand on l'applique à nos études naturalistes. Décrire n'est plus notre but ; nous voulons siuiplement compléter et déterminer. Par exemple, le zoologiste qui, en parlant d'un insecte particulier, se trouverait forcé d'étudier longuement la planle sur laquelle vit cet insecte, dont il tire son être, jusqu'à sa forme et sa couleur, ferait bien une description; mais cette description entrerait dans l'analyse même de l'insecte, il y aurait là une néces- sité de savant, et non un exercice de peintre. Cela revient à dire que nous ne décrivons plus pour décrire, par un caprice et un plaisir de rhétoriciens. Nous estimons que l'honime ne peut être séparé de son milieu, qu'il est complété par son vêtement, par sa maison, par sa ville, par sa province; et, dès lors, nous ne noterons pas un seul phénomène de sot cerveau ou de son cœur, sans en chercher les causes ou le contre-coup dans le milieu. De là ce qu'on appelle nos éternelles descriptions.
Nous avons fait à la nature, au vaste monde, une place toutaussilarge qu'à l'homme. Nous n'admettons pas que l'homme seul existe et que seul il importe, persuadés au contraire qu'il est un simple résultat, et que, pour avoir le drame humain réel et complet, il faut le demander à tout ce qui est. Je sais bien que
DU ROMAN. 229
ceci remue les philosophies. C'est pourquoi nous nous plaçons au point de vue scientiliquc, à ce point de vue de l'observation et de l'expérimentation, qui nous donne à l'heure actuelle les plus grandes certitudes possibles.
On ne peut s'habituer à ces idées, parce qu'elles froissent notre rhétorique séculaire. Vouloir intro- duire la méthode scientifique dans la littérature paraît d'un ignorant, d'un vaniteux et d'un barbare. Ehl boa Dieu! ce n'est pas nous qui introduisons cette méthode; elle s'y est bien introduite toute seule, et le mouvement continuerait, même si l'on voulait . l'enrayer. Nous ne faisons que constater ce qui a lieu dans nos lettres modernes. Lo personnage n'y est plus une abstraction psychologique, voilà ce que tout le monde peut voir. Le personnage y est devenu un produit de l'air et du sol, comme la plante; c'est la conception scientifique. Dès ce moment, le psychologue doit se doubler d'un observateur et d'un expérimentateur, s'il veut expliquer nettement les mouvements de l'âmy. Nous cessons d'être dans les grâces littéraires d'une description en beau style ; nous sommes dans l'étude exacte du milieu, dans la constatation des étals du monde extérieur qui corres- pondent aux états intérieurs des personnages
Je définirai donc la description : Un état du milieu qui détermine et complète l'homme.
Maintenant, il est certain que nous ne nous tenons guère à cette rigueur scientifique. Toute réaction est violente, et nous réagissons encore contre la formule abstraite des siècles derniers. La nature est entrée dans nos œuvres d'un élan si impétueux, qu'elle les a emplies, noyant parfois l'humanité, submergeant
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et emportant les personnages, au milieu d'une dé- bâcle de roches et de grands arbres. C'était fatal. Il faut laisser le temps à la formule nouvelle de se pon- dérer et d'arriver .\ son expression exacte. D'ailleurs, même dans ces débauches de la description, dans ces débordements de la nature, il y a beaucoup à ap- prendre, beaucoup à dire. On trouve là des docu- ments excellents, qui seraient très précieux dans une histoire de l'évolution naturaliste.
J'ai dit parfois que j'aimais peu le prodigieux talent descriptif de Théophile Gautier. C'est que je trouve justement chez lui la description pour la description, sans souci aucun de l'humanité. Il était le fils direct de l'abbé Delille. Jamais, dans ses œuvres, le milieu ne détermine un être; il reste peintre, il n'a que des mots comme un peintre n'a que des couleurs. Cela met dans ses œuvres un silence sépulcral; il n'y a là que des choses, aucunevoix, aucun frisson humain ne monte de cette terre morte. Je ne puis lire cent pages de Gautier à la file, car il ne m'émeut pas, il ne me prend pas. Quand j'ai admiré en lui l'heureux don de la langue, les procédés et les facilités de la description, je n'ai plus qu'à fermer le livre.
Voyez au contraire les frères de Concourt. Ceux-là non plus ne restent pas toujours dans la rigueur scien- tifique de l'étude des milieux, uniquement subor- donnée à la connaissance complète des personnages. Ils se laissent aller au plaisir de décrire, en artistes qui jouent avec la langue et qui sont heureux de la plier aux mille difficultés du rendu. Seulement, ils mettent toujours leur rhétorique au service de leur humanité. Ce ne sont plus des phrases parfaites sur un sujet donné; ce sont des sensations éprouvées
DU ROMAN. 231
devant un spectacle. L'homme apparaît, se môle aux choses, les anime par la vibration nerveuse de son émotion. Tout le génie des Concourt est lians cette traduction si vivante de la nature, dans ces frissons notés, ces chiichotenvenls balbutiés, ces mille souffles rendus sensibles. Chez eux, ladescdp- lion respire. Sans doute, elle déborde, et les person- nages dansent un peu dans des horizons trop élargis; mais, si même elle se présente seule, si elle ne de- meure pas à son rang de milieu déterminant, elle est toujours notée dans ses rapports avec l'homme et prend ainsi un intéièt humain.
Gustave Flaubert est le romancier qui jusqu'ici a employé la desci iption avec le plus de mesure. Chez lui, le milieu intervient dans un sage équilibre: il ne noie pas le personnage et presque toujours se con- tente de le déterminer. C'est môme ce qui fait la grande force de Madame Bovary et de VÉducalion sentimentale. On peut dire que Gustave Flaubert a réduit à la stricte nécessilé les longues énumérations de commissaire-priseur, dont Balzac obstruait le début de ses romans. Il est sobre, qualité rare; il donne le trait saillant, la grande ligne, la particula- rité qui peint, et cela suffit pour que le tableau soit inoubliable. C'est dans Gustave Flaubert que je con- seille d'étudier la descriplion, la peinture nécessaire du milieu, chaque fois qu'il complèie ou qu il ex- plique le personnage.
Nous autres, pour la plupart, nous avons été moins sages, moins équilibrés. La passion de la na- ture nous a souvent emportés, et nous avons donné de mauvais e.xeiiiples, par notre exubérance, par DOS griseries du grand air. Rien ne détiaque plus
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sûrement une cervelle de poète qu'un coup de soleil. On rêve alors toutes sortes de choses folles, on écrit des œuvres où les ruisseaux se mettent à chanter, où les chênes causent entre eux, où les roches blanches soupirent comme des poitrines de femme à la cha- leur de midi. Etce sont des symphonies de feuillages, des rôles donnés aux brins d'herbe, des poèmes de clartés et de parfums. S'il y a une excuse possible à de tels écarts, c'est que nous avons rêvé d'élargir l'humanité et que nous l'avons mise jusque dans les pierres des chemins.
Me sera-t-il permis de parler de moi? Ce qu'on me reproche surtout, mcme des esprits sympathiques, ce sont les cinq descriptions de Paris qui reviennent et terminent les cinq parties à'ine page d'amour. On ne voit là qu'un caprice d'artisie d'une répétition fatigante, qu'une dilficullé vaincue pour montrer la dextérité de la main. J'ai pu me tromper, et je me suis trompé certainement, puisq ue personne n'a compris; mais la vérité est que j'ai eu toutes sortes de belles in- tentions, lorsque je me suis entêté à ces cinq tableaux du même décor, vu à des heures et dans des saisons dif- férentes. Voici l'histoire. Dans la misère de ma jeunesse, j'habitais des greniers de faubourg, d'où l'on décou- vrait Paris entier. Ce grand Paris immobile et indifTé- rentqui était toujours dans le cadre de ma fenêtre, me semblait comme le témoin muet, comme le con- fident tragique de mes joies et de mes tristesses. J'ai eu faim et j'ai pleuré devant lui; et, devant lui, j'ai aimé, j'ai eu mes plus grands bonheurs. Eh bien! dès ma vingtième année, j'avais rêvé d'écrire un roman, dont Paris, avec l'océan de ses toitures, serait un per- sonnage, quelque chose couime le chœur antique. Il
DU BOMÂN. 233
me fallait un drame intime, trois ou quatre créatures dans une petite chambre, puis l'immense ville h l'ho- rizon, toujours présente, regardant avec ses yeux de pierre le tourment effroyable de ces créatures. C'est cette vieille idée que j'ai tenté de réaliser dans Une page d'amour, y oWh tout.
Certes, je ne défends pas mes cinq descriptions. L'idée était mauvaise, puisqu'il ne s'est trouvé per- sonne pour la comi)rendre et la défendre. Peut-être aussi l'ai-je mise en œuvre par des procédés trop raides et trop symétriques. Je cite le fait uniquement pour montier que, dans ce qu'on nomme notre fureur de description, nous ne cédons presque jamais au seul besoin de décrire; cela se complique toujours en nous d'intentions symphoniques et hu- maines. La création entière nous appartient, nous la faisons entrer dans nos œuvres, nous rêvons l'arche immense. C'est injustement rapetisser notre ambi- tion que de vouloir nous enfermer dans une manie descriptive, n'allant pas au delà de l'image plus ou moins proprement peinturlurée.
Et je finirai par une déclaration : dans un roman, dans une étude humaine, je blâme absolument toute description qui n'est pas, i-elon la définition donnée plus haut, un état du milieu qui détermine et com- plète l'homme. J'ai assez péché pour avoir le droit de reconnaître la vérité.
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TROIS DEBUTS
LÉON HENNIQUE
Un livre de débutant est une virginité. Avant de couper les pages, on a l'émotion de l'inconnu. Qui sait? peut-être y a-t-il, dans ce volume, le premier cri d'un grand talent. Une femme voilée passe; le cœur bat, on la suit; mon Dieu! si c'était celle qu'on attend! Je sais que les femmes et les livres apportent bien des désillusions; la femme est un laideron, le livre vous endort. N'importe, on a eu le charme de l'espoir.
Cette joie rare, je viens de l'éprouver, en lisant la Dévouée de M. Léon Hennique. On va de découverte en découverte; on s'étonne d'un accent nouveau; on dit naïvement : « Comment ! ce garçon a déjà tant de talent (jue ça!» Et c'e^^t là un grand éloge, mal- gré le tour plaisant de l'exclamation. Quand je reçois le dernier roman d'un écrivain dont je connais les belles qualités, je n'ai que le plaisir de constater une fois de plus ces qualités. Mais ici. c'est une terre inconnue dont mou esprit prend possession.
Voici le sujet en quelques mots. Un certain Jcoffrin, né du caprice d'un étudiant et d'une fille, a grand?
DU ROMâM. ^35
deiT\<. un ménage ouvrier. Il a voulu être horloger; ptiis iiprès avoir amissé une fortune, il a été pris de la lièvre chaude des inventeurs, il s'est donné tout entier, cœur et intelligence, au problème de la direction des ballons. Ce Jeoffrin est un héros mo- derne, comme l'appelle M. Hennique avec une terrible vérité; je veu\ dire qu'il se bat dans notre société, sans aucun scrupule, très-canaille même, ayant fait ses ffaires en homme habile que rien no saurait arrôtei'.
Alors, le drame est celui-ci. Jeoffrin a deux filles, Michclle et Pauline, auxquelles un oncle a laissé cent mille francs, cinquante mille à chacune. Cepen- dant, le père se trouve à bout de ressources; son invention lui a dévoré une fortune, etil vit dans une rage impuissante, en se voyant les mains liées, juste au moment où il croit avoir trouvé la direction des ballons. S'il avait de l'argent, ce seiait le succès, le triomphe. Il tâche d'abord d'cnjprunter à Michelle ses cinquante mille francs. Mais celle-ci refuse; cet argent est le dernier morceau de pain de la famille. Et le crime pousse dès lors dans le crâne de Jeoffrin, naturellement, comme une plante qui devait y croître un jour. Il commence par empoisonner sa fille Pauline; puis, il s'arrange pour qu'on accuseMichelle. Elle est arrêtée, jugée, guillotinée. Jeoffrin s'est dé- barrassé des deux enfants qui le gênaient, et il hérite des cent mille francs. Enlin, il va donc pouvoir faire construire son ballon! L'histoire s'arrête là. C'est simple etépouvantable.
Je le dirai, ce sujet m'avait profondément troublé, etil y avait d'abord, dansée trouble, une sorte d'irri- tation contre le romancier. Pourquoi un drame si
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noir? La vie est plus banale, les événements y cou- lent avec plus de bonhomie. Puis, en acceptant même le drame, JeoCFrin m'inquiétait. Il dérangeait mes idées préconçues sur les inventeurs, que je considé- rais, je ne sais pourquoi, comme des maniaques doux et inoffensifs. Celui-là, vraiment, tuait ses filles avec trop d'aisance. Je pensais qu'il aurait pu avoir les cent mille frdncs sans employer des moyens aussi radicaux. Beaucoup d'autres objections se formu- laient encore en moi. Bref, le sujet me déplaisait, j'avais de la peine à accepter Jeoffrin.
J'en étais là, je relisais certains passages, lorsque, du fond de mon jugement, une voix, faible d'abord, m'a crié : «Pviurquoi pas?» C'était le premier ébran- lement. Ce diable de Jeoffrin m'obsédait. Je le dis- cutais avec moi même à tous les moments du jour. Et il grandissait, et il s'imposait petit à petit, et il prenait une carrure de plus en plus solide. Oui, pour- quoi pas? pourquoi ce bonhomme n'aurait il pus lue ses deux filles, dans sa passion qui tournait tout son être à l'idée fixe? On citerait cent faits de cette na- ture. D'ailleurs, Jeoffrin est admirablement posé; l'analyse du romancier nous le montre tel qu'il doit être; le meurtre n'est chez lui qu'un développement naturel. J'tn arrivais à penser que, s'il n'avait pas tué, ce gaillard n'aurait pas été complet.
Telles sont les impressions par lesquelles j'ai passé, avant d'être convaincu que Jeoffrin est une création très originale, très osée, mise debout par une main vigoureuse et étudiée ensuite avec une science déjà grande. Remarquez qu'il reste un brave homme. Il n'a rien d'un traître de mélodrame. 11 empoisonne eu père de famille qui entend faire les choses pro-
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prement. C'est un comédien jouant supérieurement l'hypocrisie. 11 aime mieux son ballon que ses filles, et il sacrifie ses Mlles, (lela doit lui sembler juste. Toute la folie humaine est par dessous; on l'entend qui gronde sous le Irain-trainbonhomme de ce crime. Et c'est là ce ([ui fail la profondeur de Jeoffrin. Esl-il un homme de génie? peut-être. Esl-il un fou? cela se pourrait. Il est l'abîme humain, voilà ce que nous en savons. L'assassinat, chez lui, n'est que l'état aigu de l'intelligence. On éprouve un frisson, on n'oubliera plus ce terrible homme qui est un colosse détraqué.
Je me suis appesanti sur JeofTriu, parce qu'il est le livre tout entier. Mais, à côté de lui, que de person- nages secondaires peitits d'un trait! Je citerai le commissaire de police Barbelet, les demoiselles Thiry, et des silhouettes enlevées plus vivement encore, le jeune Guy de Lassalle et le bohème Pou- pelard. M. Hennique me paraît apporter ce don de création qui fait vivre un personnage, qui le place dans son air propre, lui donne le geste naturel et la voix juste. 11 sulfiL d'une phrase pour crOer. Seu- lement, il faut avoir le sens du réel, et je connais des écrivains, du plus rare mérite comme stylistes, qui s'épuiseront pendant des mois sur la perfection d'une phrase, sans jamais arriver à lui souiflcr la vie.
Le romancier se contente de dérouler devant nous des tableaux pris dans l'existence quotidienne. Voilà ce qu'il a vu; il a noté les détails, il reconstruit l'en- semble. Qi.e le lecteur, à son tour, sente et réfléchisse. La méthode naturaliste est là tout entière. Une œuvre n'est plus qu'une évocation intense de l'hu- manilé et de la nature. On tâche de mettre un coin de la création dans une œuvre. Le public la lit
238 DU ROM\N.
ensuite comme s'il entrait liii-mf^me dans le milieu décrit et parmi les personnages analysés.
Ainsi, le premier chapitre de la Dévouée est simple- ment le récit d'une promenade de Michelle et de son parrain Barbelet, à travers les champs qui entourent les Mouiineaux. Leur conversation est coupée par des descriptions de ce coin de la banlieue parisienne; peu à peu, le crépuscule tombe, le soleil se couche sur Paris. 11 y a certainement de la virtuosité. L'écrivain qui, malgré sa jeunesse, est déjà maître de son style, se complaîi dans des difficultés vaincues. Mais qui oserait condamner al)soluiiicnt ce large début, celte conversation qui pose les faits, ces descriptions qu ouvrent la sombre histoire par une bouffée de grand air? Ne faut-il pas établir solidement le milieu? Jeoffiin (ievicndrail impossible, si Paris, derrière lui, ne famail pas dans les vapeurs du soir.
Le second chapitre est un dîner chez Jeoffrin, dans lequel M. Hennique a réuni tous ses person- nages secondaires. Rien de plus mouvemenlé. Mais je ne puis analyser ainsi chaque chapitre. Je me con- lenierai d'indiquer ceux qui m'ont le plus vivement frappé, et voici tout d'abord le tableau superbe de la mort et de l'enterrement de Pauline. L'effet est sai- sissant. Aucune enflure pourtant. Uniquement des petits faits, des observations justes, une réalité impi- toyable qui peu à peu vous prend à la gorge el arrive à la plus violente émotion. Il suffit que cela soit vrai.
Pour moi, le morceau le plus étonnant du livre est la journée de Jeoffrin, au lendemain de l'exécution de Michelle. Jeoffrin s'est réfugié à Montmartre, dans un hôtel. 11 ne sait rien, il entre chez un marchand de vin, où il commande un bifteck; et c'est alors
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seulement qu'en jetant les yeux sur un journal, il voit que sa fille a été guillotinée le matin. Gela lui fait sauter le cœur. « Son aérostat lui apparut vibrant dans un ciel bleu, évoluant sans encombre, montant, descendant à sa fantaisie, volant à gauche^ à droite, comme un aigle apprivoisé, sur un geste de lui. » Puis, il mange son bifteck et prend des choux-fleurs. Enfin, le voilà donc libre!
Alors, commence toute une journée de flânerie heureuse. Jeûffrin suit doucement les boulevards, au soleil. Il s'assi'd devant une table du café Riche, pris de soif. Il boit, mais il a toujours soif. Ses jambes s'alourdissent. 11 se lève, il entre dans un autre café. Au bout d'un instant, il lie conversation avec un voisin. Je donne ici quelques lignes ;
(I La bouche pâteuse, éprouvant la nécessité de déposer une confidence dans le gilet de quelqu'un, après avoir dialogué un instant avec lui-même, il dit:
« — On a guillotiné ma fille ce matin.
« Et comme le gros rougeaud ricanait d'un air incrédule, il ajouta :
« — Parole d'honneur 1 »
Cependant, il dîne le soir chez Brébant. Puis, il va aux Folies Bergères. L'ivresse monte. Il ne peut éteindre sa soif. Aucun remords ; seulement, il a l'en- fer dans la gorge. La journée a été chaude, un violent orage éclate. Lui, avec l'entêtement des ivrognes, veut aller aux Moulineaux, pour revoir le modèle de son ballon, un joujou qu'il a dans son cabinet. Et il faut lire ce voyage, sous la pluie, dans la boue. Il glisse, il tombe, il se relève. La foudre passe sur sa tête, mais il a l'entêtement d'une brute. Enfin, il
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arrive. « Dans le même coin que jadis, le modèle de l'aérostat, sous sa couverture, avait un léger balan- cement singulier; il semblait vivre. Jeoffrin le décou- vrit. Il s'enleva un peu... »
Je m'arrête, j'espère avoir donné une idée de la Dévouée. C'est pour moi un très remarquable début. 11 faut que M. Hennique travaille. Il a le sens du réel, il apporte le don de création, il possède en outre un métier déjà très souple et très solide. Quand il aura, par le travail, dégagé davantage sa note personnelle, il sera certainement un des plus vigoureux ouvriers de l'œuvre présente.
II
J,-K. IIUYSMANS
Rien ne m'intéresse comme la jeune génération de romanciers qui grandit en ce moment. C'est cette génération qui va être l'avenir. Nous donnera-t-elle raison, en marchant dans la large voie du naturalisme ouverte par Balzac, en poussant toujours plus loin l'enquête ouverte sur l'homme et sur la nature ? Aussi suis-je bien heureux, lorsque je vois l'esprit analyti- que et expérimental s'emparer de plus en plus de la jeunesse et faire sortir des rangs de nouveaux lut- teurs, qui viennent combattre à côté des aînés le bon combat de la vérité.
Je voudrais bien que les faiseurs de romans et de mélodrames ineptes sur le peuple eussent l'idée de lire les Sœura Valard, de M. J.-K. Huysmans. Ils y verraient le peuple dans sa vérité. Sans doute.
DU ROMAN. 241
ils crieraient à l'ordure, ils affecteraient des mines dégoûtées, ils parleraient de prendre des pincet- tes pour tourner les pages. Mais c'est là une petite comédie d'hypocrisie qui est toujours amusante. Il est de règle que les barbouilleurs de lettres insultent les écrivains. Je serais même très chagrin, si l'on n'insultait pas M. Huysmans. Au fond, je suis tran- quille, on l'insultera.
Rien de plus simple que ce livre. Ce n'est même pas un fait-divers, car un fait-divers exige un drame. Elles sont deux sœurs, Céline et Désirée, deux ou- vrières brocheuses, qui vivent entre leur mère hydro- pique et leur père fainéant et philosophe. Céline « fait la vie ». Désirée, qui se garde prudennment pour son mari, a toute une liaison honnête avec un jeune ouvrier, qu'elle quitte au dénoûment; alors, elte en épouse un autre, et voil'i tout, c'est le livre. Celle nudité de l'intrigue est caractéristique. Notre roman contemporain se simplifie de plus en plus, par haine des intrigues compliquées et mensongères ; il y a là une revanche contre les aventures, le roma- nesque, les fables à dormir debout. Une page d'une vie humaine, et c'est assez pour l'intérêt, pour l'émo- tion profonde et durable. Le moindre document hu- main vous prend aux entrailles plus fortement que n'importe quelle combinaison imaginai-e. On finira par donner de simples études, sans pé:ipétie> ni dé- noûment, l'analyse d'une année d'existence, l'histoire d'une passion, la biographie d'un personnage, les notes prises sur la vie et logiquement classées,
Voyez la puissance du document humain. M. Huys- mans a dédaigné tout arrangement scénique. Aucun effort d'imagination, des scènes du monde ouvrier,
SI
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des paysages parisiens, reliés par l'histoire la plus ordinaire du monde. Eh bien! l'œuvre a une vie intense; elle vous empoigne et vous passionne ; elle soulève les questions les plus irritantes, elle a une chaleur de bataille et de victoire. D'où vient donc cette flamme qui en sort? de la vérité des peintures et de la personnalité du style, pas davantage. Tout l'art moderne est là.
Et d'abord le milieu. Il est d'une terrible odeur, ce milieu, ces ouvrières brocheuses que M. Huysmans peint avec une intensité effroyable. « Ces filles qui ne cherchent guère de liaisons en dehors de leur monde, ne s'enflamment véritablement qu'au souffle des haleines vineuses, ramassis de chenapans femelles, écloses pour la plupart dans un bouge et qui ont, dès l'âge de quatorze ans, éteint les premiers incen- dies de leurs chairs derrière le mur des abattoirs ou dans le fond des ruelles. » Sans doute on va crier encore à l'exagération. Osez donc entrer dans un atelier de brochure. Questionnez, faites une enquête, et vous verrez que M. Huysmans est encore reslé au- dessous de la vérité, parce qu'il est impossible d'im- primer certaines choses. Tout ce milieu ouvrier, ce coin de misère et d'ignorance, de tranquille ordure et d'air naturellement empesté, a été traité dans les Sœurs Vatard avec une scrupuleuse exactitude et une rare énergie de pinceau
Puis, viennent les personnages. Ce sont des por- traits merveilleux de ressemblance et d'accent. Soyez certains qu'ils ont été pris sur nature.
Voici le père Valard, qui n'a que deux chagrins, la maladie de sa femme et les amours de sa fille Céline. La première faute de celle-ci l'émotionna. Je cite :
J
DU ROMAN. 243
« Il eut un moment de tri-^lesse, mais il se consola vite. Désirée était en âge de soigner et de rempl icer sa mère, et quant à Cécile, le meilleur parti qu'il eût à prendre était de fermer les yeux sur ses caval- cades. Il avait agi comme un père, d'ailleurs; il lui av. lit reoiHché, en ternies de cours d'assises, la cra- pule de ses mœurs ; mais elle s'était fâchée, avait jeté la maison sens dessus dessous, menaçant de tout saccager si on l'embêtait encore. Vatard avait alors adopté une grands indulgence; puis, le terrible ba- gout de sa fille le divertissait pendant sa digesiion, le soir, n Cela est complet. Voilà le père de nos fau- bourgs, tel que le font le plus souvent les promis- cuités de la misère, les dégradations morales du milieu. On ne veut pas comprendre que le sens moral n'a pas d'absolu. 11 se déforme e'. se transforme, selon les conditions ambiantes. Ce qui est une abomination dans la bourgeoisie, n'est plus qu'une nécessité fâ- cheuse dans le peuple.
Et cette Céline, est- elle puissamment campée, dans sa léalité! Elles sont comme cela des mi liirs. II ne s'agit pas d'une excei)tion, mais d'une majorité. Allez donc vcir, au lieu de prolester. C'est la liile tombée à quatorze ans par curiosité charnelle. L'appi oche de l'homme la surprend d'abord. Puis, elle {laml)e, elle se donne à droite et à gauche, battue encore plus que caressée. Les coups tombent sur elle dru comme grêle; mais, au fond, si elle rage, si elle pleure, elle aime ça ; c'est son plaisir. Lorsque, à l'exemple de Céline, elle quitte quelque voyou pour se mettre avec unhonmic bien, un monsieur qui porte des chapeaux de soie, il est certain qu'elle retournera tôt ou tard à son voyou. Lui seul la contente. On a tort de la
24i DU HOMAN.
mépriser; elle n'est en somme que le vice d'en bas, la femelle lâchée avec ses appHits, dans un milieu libre. Le vice d'en haut n'est pas plus propre, s'il est mieux mis, et s'il ferme les portes pour rafdiicr, en inventant des monstruosités dans sa débauche secrète et savante.
Désirée est plus rare. Mais elle existe, et elle con- solera un peu les âmes pures. Non pas qu'au fond elle obéisse à des idées sur la vertu, car elle ne suit réellement que son instinct. C'est une fillette lym- phatique, qui n'esl pas poussée vers l'homme, et que l'exemple de sa sœur lient en garde. Elle rêve de se marier. Rien n'est adorable comme son idylle avec Auguste, une idylle des boulevards extérieurs qui dîne au cabaret, s'en va dans la nuit vague des longues avenues, se donne des baisers d'adieu derrière les pa- lissades de quelque maison en construction. Aucune saleté d'ailleurs. A peine une tentative de l'amant, qui échoue. Lui, ne voudrait pas épouser, mais il est pris, et ce sont des projets d'avenir, de longues cau- series d'une bêlise touchante, l'éternel duo que les idéalistes ont promené dans la nue et que les natura- listes remettent au bord des trottoirs. Cet amour sur le pavé est d'autant plus attendrissant qu'il est vécu et qu'on le coudoie sur chaque boulevard de nos faubourgs.
J'arrive au dénouement, une des piges les plus profondément émues que j'aie lues depuis long- temps. Peu à peu, les deux amoureux se sont refroidis. Désirée, retenue près de sa mère, manque plusieurs rendez-vous, et, loi squ'elle retrouve Auguste, ils res- tent tous les deux embarrassés. Le jeune homme songe déji à se marier ailleurs. La jeune fille, main-
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tenant que son p6re consent h son mariage, écoute sa sœur qui lui parle d'un autre homme. El c'est Céline qui brusque les choses, en provoquant une explication, un dernier adieu. La scène se passe à la porte d'un café, au coin du quai de la Tournelle et du boulevard Saint-Germain. Je n'en connais pas de plus poignante, remuant plus à fond le cœur humain. Toutes nos amours, tous nos bonheurs rêvés et lâches, tous nos espoirs sans cesse détruits et sans cesse renaissants, ne sont-ils pas dans ces deux êtres simples qui se quittent après s'être adorés et qui vont, loin l'un de l'autre, mener une vie qu'ils se sont jurés de vivre ensemble? Ils causent une dernière fois, dou- cement, mollement; ils se donnent des détails sur leurs mariages, en se tutoyant encore; et tout d'un coup iis évoquent les souvenirs, ils se souviennent de ce qu'ils ont fait, à tel jour, à telle heure; des larmes leur montent aux yeux, ils renoueraient peut-être, si Céline ne se hâtait de les séparer. C'est fini, voilà deux étrangers.
Je voudrais citer tout l'épisode, pour faire passer chez mes lecteurs le frisson qui m'a traversé en le lisant. Quelle misère et quelle infirmité que la nôtre! Comme tout s'échappe de nos doigts et se brise! Ces deux galopins ouvrent un abîme sur notre fragi- lité et notre néant.
La seule critique que je ferai à M. Huysmans, c'est un abus de mots rares qui enlèvent par moments à ses meilleures analyses leur air vécu. Ces mots domi- nent surtout dans la première moitié du livre. Aussi je préfère de beaucoup la seconde, qui est plus simple et plus humaine. M. Huysmans a un style merveil- leux de couleur et de relief. Il évoque les choses et les
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êtres avec une intensité de vie admirable. C'est même là sa qualité maîtresse. J'espère qu'on ne le traitera pas de photographe, bien que ses peintures soient ti es exactes. Les gens qui ont fait la naïve découverte que le naturalisme n'était autre chose que de la pho- tographie, comprendrontpeut-être cette foisque. tout on nous piquant de réalité absolue, nous entendons souffler la vie ;\ nos reproductions. De là le style per- sonn(^l,qui est la vie des livres. Si nous refusons l'ima- gination, dans le sens d'invention surajoutée au vrai, nous mettons toutes nos forces créatrices à donner au vrai sa vie propre, et la besogne n'est pas si com- mode, puisqu'il y a si peu de romanciers qui aient ce don de la vie.
Je signale des merveilles de description, dans les Sœurs Vatard: la rue de Sèvres, la rue de la Gaieté, tout ce quartier de Montronge si caractéristique, l'atelier de brochure, un bal de barrière, une foire au pain d'épice, des écbuppées sur une gare où ma- nœuvrent des locomotives. Le cadre a la même vérité que les personnages.
Évidemment, on va prétendre que M. Hnysmans insulte le peuple. Je connais l'école politique qui spécule sur le mensonge, ces hommes qui encensent l'ouvrier pour lui voler son vote, qui vivent des plaies auxquelles ils ne veulent pas qu'on touche. Et pour- quoi donc ne ferions-nous pas le plein jour, pour- quoi n'assainirions-nous pas nos faubourgs ;\ coup de pioche, en y faisant entrer le grand air? Nous avons bien dit hi vérité sur les hautes classes, nous dirons la vérité sur le peuple, pour qu'on s'épouvante, pour qu'on le plaigne et qu'on le soulage. C'est une œuvre d'homraes courageux. Oui, telle est la vérité, une
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grande partie du peiipli' est ainsi. Et tous le savent bien; ils mentent pai- intérêt de boutique, voilà tout. Mais notre mépris est encore plus haut que leur hy- pocrisie.
Je souhaite à M. Huysmans de se voir traîner dans les ruisseaux de la critique, d'être dénoncé à la po- lice par ses confrères, d'entendre tout le troupeau des envieux et des impuissants hurler sur ses talons. C'est alors qu'il sentira sa force.
III PAUL ALEXIS
La fin de Lucie Pelle g r in m'est dédiée, et je ne ca- cherai pas que l'auteur, M. Paul Alexis, est un de mes vieux amis, un garçon de grand talent que j'aime beaucoup. Voici une dizaine d'années que je l'ai vu débarquer à Paris, un beau matin, dans un de ces coups de tête littéraire qui désolent les fa- milles. Il arrivait de cette Provence où j'ai grandi, il avait ces larges espoirs et ces belles paresses des tem- péraments latins, dont le sommeil e^t plein de rêves de batailles et de triomphes. Le premier jour, Paris semble leur appartenir, et beaucoup s'y endorment; ils ont laissé les fenêtres ouvertes, mais le succès n'est pas entré. J'étais tranquille avec M. Paul Alexis, je savais bien qu'il aurait son heure, parce qu'il avait une nature. Et voici son premier livre; il s'est fait sans doule un peu attendre, mais il est d'une saveur qui indique l'analyste et le peintre de race. Mainte*
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nant, le pavé de Paris est à lui, il n'a plus qu'à mar- cher.
Les volumes de nouvelles sont bien délaissés à cette heure. Le goût n'est plus à ces courts récits, si déli- cats parfois, d'un art si achevé. C'est comme au théâ- tre, chaque débutant veut du premier coup donner sa pièce en cinq actes, sachant bien que les appétits du public vont aux gros morceaux. Si M. Paul Alexis avait dépensé dans un roman le talent qu'il vient de mettre dans les quatre nouvelles qui composent son volume, nul doute que le succès aurait été très grand. C'est pourquoi je veux insister sur ces nouvelles, pour qu'on les lise et qu'on en sente avec moi tout le haut mérite.
La première, celle qui a donné son titre au recueil, est certainement la meilleure, au point de vue du style et de l'arrangement artistique. C'est comme une série de petites eaux fortes, de courts chapitres, dé- roulant l'agonie d'une Tille qui meurt dans un der- nier besoin de plaisir, au milieu des bavardages im- béciles de quatre femmes, accourues à son chevet par une curiosité de la mort. Rien de plus simple comme sujet, et rien de plus fort comme obser- vation nette et vigoureuse. Tout un bout de notre trottoir parisien se trouve là, analysé et réduit avec un relief étonnant. La petite salle du marchand de vin où l'action se pose, la conversation des quatre Lnimes, avec leur curiosité qui monte, puis la scène chez Lucie, Cet appartement vidé par les créan- ciers, tandis que la malheureuse tousse dans son ht, cetle moribonde buvant un dernier verre d'absinthe et rêvant d'une dernière noce, tout ce lableau a un accent de vérité et une puissance de rendu qui en
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font la peinture inoubliable et définitive d'un coin de notre Paris.
Voilà la grande force du vrai. Il reste étcrne!. Tout document apporté est incontestable, la mode ne peut rien contre lui. Ajoutez qu'un artiste est derrière l'observateur, donnant sans cesse aux faits observés la flamme de sa nature, l'arrangement de son goût. Ce n'est point une idéalisation, unedéformation, c'est une composition logique classant les faits et les fai- sant valoir. L'imagination, comnfieje l'ai dit souvent, n'est plus ici l'invention baroque se lançant dans une fantaisie folle, mais un ressouvenir des vérités en- trevues et un rapport des idées entre elles. Par exemple, l'imagination dans la Fin de Lucie P'Uegrm, c'est cette chienne pleine qui traverse l'acliou et qui fait ses petits sur le lit, pendant que sa maîtresse achève de mourir par terre. Toute la nouvelle est ainsi d'un art très travaillé, dans une simplicité ap- parente.
La nouvelle qui suit, V Infortune de M . Fraque, est comme le plan développé, et achevé dans certaines parties, d'un grand roman d'observation. M. Paul Alexis qui a grandi dans une ville de province, à Aix, a évoqué les souvenirs de son enfance et nous a donné une étude très curieuse de la petite ville de Noirfond. Rien de joli et d'original comme le sujet, une histoire vraie, à peine arrangée dans les détails. Il s'agit du grand duel de M. Fraque et de sa femme, Zoé de Grandval, duel terrible oij cette dernière, après avoir accablé son mari d'une série enragée d'adultères, finit par le battre définitivement, en se jetant dans la religion et en laissant toute sa fortune à un jeune prôtre aimable, qui fait bâtir des chapelles.
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M Fraque, pour se protéger, n'a d'autres ressources que de se jeter passionnément dans l'élevage des porcs et d'exagérer une surdité naissante. Plus tard, quand sa femme se livre à l'abbé de la Mole, M. Fra- que se donne au pasteur protestant Menu : belle bataille de religions qui termine la nouvelle.
Nous ne sommes plus ici dans les petits tableaux parfaits de la Fin de Lucie Pellegria. On sent que le souffle est venu à l'auteur. Ce sont de grands mor- ceaux d'analyse très pénétrants, fouillant la province. L'unique défaut est, je le répète, que le sujet n'a pas été développé suffi-amment partout; il y avait matière à un roman, et certaines scènes seulement ont tcute la largeur voulue. Mais c'est surtout dans cette œuvre iicomp'ète qu'on peut prévoir les belles (qualités du romancier, le souffle, l'ampleur, la volonté des sujets vastes et la puissance pour les réaliser. 11 est de la forte famille de Balzac, il s'attaquera certainement aux grandes analyses sociales, il ne s'attardera pas dans les tableaux e.xquis, des bijoux d'art, que tous les dobutants finissent par réussir aujourd'imi. C'est aux puissantes études de la nature et de l'homme que va notre jeune littérature.
Avec Les Femmes du père Lefèvre, nous revenons à ce que je nommerai la fantaisie du vrai. Mais le su- jet est si joli, que cette nouvelle est peut-être la plus heureuse du livre. Imaginez un simple fait, à peine une anecdote, les étudiants d'une ville de province rêvant de donner un bal, le jeudi de la Mi-Carême, arrêtés un instant par l'absence absolue de femmes, puis sauvés par un ancien sous- officier qui se charge d'embaucher des femmes à Marseille et qui jette sur le pavé de la petite ville treize laiderons, dont la pré-
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sence révolutionne les habitants. Voilà tout; ce n'est rien, et c'est d'un comique excellent, d'une ironie charmante, dans la justesse de l'observation et du rendu. Aucune exagération pour forcer le rire ; à peine une moquerie qui s'égaie discrètement. Le co- mique est dans la vérité, dans les impatiences et les terreurs de ces jeunes gens, privés de femmes, allant vainement attendre à chaque train le père Lefèvre qui n'arrive plus, puis dans le déballage de ces dames au milieu des cris d'enthousiasme de la jeunesse, des sourds appétits des bourgeois stationnant devant le calé des Quatre-Billards, du bouleversement de la ville où la queue des femmes, après le bal, s'égrène et traîne pendant des mois.
J'ai prononcé les mots de fantaisie du vrai. Nous avons, dans le courant naturaliste actuel, des poèmes de la vérité qui marquent l'époque, ("e ne sont plus des constructions absolument en l'air, des sylphes et des fées, des imaginations flottant dans un monde immatériel ; ce sont des faits vrais et des créatures réelles, mais piésentés dans un envolement de verve mélancolique ou railleuse, arrangés pour obtenir la plus grande somme d'effet possible, sans que l'obser- vation et l'analyse sortent jamais de la nature. On peut même dire que toute la génération des roman- ciers qui procèdent aujourd'hui de Balzac et de Victor Hugo, sont ainsi des poètes de la vérité, Et je signala encore les Femmes du père Lefèvre comme une de ces fantaisies charmantes, faites strictement de réalités, allumées par la flamme même de l'observation et de l'analyse.
La dernièie nouvelle, le Journal de M. Mure, nous ramène à l'analyse sévère. Le sujet est encore des
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plus simples, car il s'agit ici d'une étude psycholo- gique et physiologique. M. Mure, un magisiral de petite ville, a vu grandir Hélène, la (ille du ca- pitaine Derval. 11 a été peu à peu envahi d'un amour inconscient, qu'il ne s'avouera jamais d'une façon nelle; et toute sa vie va se passer à ne pas posséder cette femme, que d'autres posséde- ront devant lui, indéfiniment. D'abord, il la marie à un subslitut imbécile, M. Moreau ; ensuite, il a la douleur de la voir s'enfuir en compagnie d'un M. de Vandeuilles, avec qui elle va se réfugier à Paris; puis, elle tombe plus bas, jusqu'au ruisseau, il la retrouve aux bras du saltimbanque Fernand ; enfin, il la récon- cilie avec son mari, il s'endort dans la joie dernière de son retour et de son triomphe, au milieu de la société de la petite ville qu'elle a scandalisée autre- fois. Ce pauvreM. Mure est un avortement perpétuel. C'est comme une étude de la paternité dans l'amour. Il fait le bonheur des autres, sans jamais se satisfaire lui-môme; et là se trouvo la grande originalilé de l'œuvre, une analyse d'une délicatesse infinie, le plaisir de travailler à la félicité d'Hélène, attristé par la jalousie de la savoir à d'autres, toutes sortes de demi-aveux, d'abnégations et de regrets, une pudeur exquise troublée par un désii- persistant, jusque dans la vieillesse, puis une résignation finale avec des con- tentements solitaires. Il y a là une création très personnelle.
Cette dernière nouvelle est un roman d'observation écourté, comme V Infortune de M. Fraque. Seulement, elle est plus nue encore et d'une conception beaucoup plus large, ^elon moi. En ce moment, l'évolution qui se produit dans le roman semble le porter surtout à
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cette simplicité de la vie quodidienne, à l'étude de l'avorlement humain, si magnifiquement analysé par Gustave Flaubert dans VEducation sentimentale. C'est une réaction fatale contre les exagérations passion- nées du romantisme ; on se jette dans le train banal de l'existence, on montre le vide et le triste de toutes choses, pour protester contre les apothéoses creuses et les giands sentiments faux des œuvres romanti- ques. Cela est excellent, car c'est par là que nous retournons à un art simple et vrai, à des sentiments humains et i^ une langue logique. Je parle ici de mé- thode, de voie bonne et mauvaise, en sous-entendant toujours la question du tempérament.
Voilà donc le livre de M. Paul Alexis. On va le classer d'un mot : c'est l'œuvre d'un jeune naturaliste, d'un de ces affreux naturalistes qui ne respectent rien et qui se copient les uns les autres. La critique cou- rante, dans sa bâte et son insouciance du juste et du vrai, n'pète ainsi des jugements tout faits, radicale- ment faux. La vérité est que les quelque? jeunes romanciers que l'on croit écraser sous l'épithète commune de naturalistes, ont précisément les tem- péraments les plus opposés qu'on puisse voir; pas un n'apporte la même personnalité, pas un ne regarde Thumanité sous le môme angle, et l'on en fait des disciples fervents d'une même religion, avec cette belle inintelligence qui dislingue notre triste critique actuelle. Un jour, sans doute, j'étudierai ces roman- ciers pour marquer leur dissemblance, car depuis longtemps j'enrage de voir le gâchis des jugements qu'on porte sur eux. Mais, à cette heure, il ne s'agit que de l'auteur de la Fin de Lucie Pellcgrin.
M. Alexis est avant tout unsensitif. Chez lui, l'ana-
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lyso procède parla sensation. Il a besoin devoii-ponr savoir, d'être remué pour peindre. Son livce entier est fait de souvenirs. Il conte des histoires qui se sont passées autour de lui, en les modifiant à peine. Évi- demment, il lui faut travailler sur la naiure, il ne dissèque bien que les gens qu'il a connus et fré- quentés; alors, il arrive à des nuances très fines, très délicates. Je ne crois pas qu'il mette jamais debout de grandes figures typiques, tirées de son cerveau; mais il emploiera avec une véritable puissance de pénétration les documents que la vie lui fournira.
Ajoutez qu'il est artiste, j'entends homme de style et de symétrie latine. Le travail a beau lui être pé- nible , il ne peut lâcher complètement sa phrase, et il renonce difficilement à un eiïci. Dans le Jou7'- nal de M. Mia^e, la dernière nouvelle écrite, la plus large de conception et de facture, il y a un art très compliqué d'arrangement, sous l'apparente confu- sion de ces notes courtes ou longues, jetées sur le papier à toutes les heures et à toutes les dates. Comme je l'ai dit, ce n'est plus delà composition, c'est du classement. Mais le tempérament de l'écri- vain ne s'en affirme pas moins par la sensation très vive des faits et la mise en œuvre des observations recueillies.
Il faut que M. Paul Alexis fasse un roman, car il étouffe dans la nouvelle, il a le souffle des œuvres vastes. Les crudités et les cruautés d'analyse de son premier livre fâcheront peut-être beaucoup de monde; mais je suis certain que tous sent.ront là des reins solides et une originalité qui s'impose déjà avec puissance.
LES DOCUMENTS HUMAINS
Dans l'étude que j'ai consacrée au remarquable roman de M. Huysmans : les Sœia^s Vatard, j'ai écrit cette phrase: « On finira par donner de simples études, sans péripéties ni dénoûment, l'analyse d'une année d'existence, l'histoiie d'une passion, la biogra- phie d'un personnage, les notes prises sur la vie et logiquement classées. » Certes, je ne me doutais guère que cette phrase allait scandaliser beaucoup de mes confrères. Les uns se sont fâchés, les autres se sont moqués; tous m'ont accusé de nier l'imagina- tion, de tuer l'invention, de poser comme une règle que le roman doit être banal et vulgaire.
Ce qui me stupéfie toujours, c'est la façon dont on me lit. Depuis plus de dix ans, je répète les mêmes choses, et je dois vraiment m'exprimer bien mal, car ils sont encore rares ceux qui consentent à lire « blanc » quand j'ai écrit « blanc». Quatie-vingt -dix-neuf per- sonnes sur cent s'obstinent à lire « noir ». Je ne pro- noncerai pas les gros mots de bêtise et de mauvaise foi. Mettons qu'il y aitlà un phénomène de la vue.
Par exemple, dit-on assez de sottises sur ce pauvre
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naturalisme ? Si je réunissais tout ce qu'on publie sur la question, j'élèverais un monument à rimbécillité humaine. Écoutez tout ce monde : «Ah! oui, les na- turalistes, ces gens qui ont des mains sales, qui veu- lent que tous les romans soient écrits en argot et qui choisissent de parti pris les suiets l^s plus dégoû- tants, dans les basses classes et dans les mauvais lieux. » Mais pas du tout, vous mentez! Vous faites misérablement du naturalisme une quîUion de rhé- torique, lorsque je me suis toujours efForcé d'en faire une question de méthode. J'ai appelé naturalisme le large mouvement analytique et expérimental qui est parti du dix-huilième siècle et qui s'élargit si magnifiquement dans le nôtre. Il est stupide de pré- tendre que je rétrécis l'horizon, que je relègue la littérature dans nos faubourgs, que je la réduis à l'or- dure de la langue, lorsque au contraire je montre le domaine littéraire s'étcndant de plus en plus, sj con- fondant avec le domaine des sciences.
V Assommoir, toujours VAssommoi?' / On veut faire de ce livre je ne sais quel Évangile absurde. Eh ! j'ai écrit dix romans avant celui-l;\, j'en écrirai dix autres. J'ai pris pour sujet la société tout entière; j'ai pro- mené déjà mes personnages dans vingt mondes différents, jusque dans le monde du rêve. Ne dites donc pas que j'ai l'idiote prétention de ne peindre que le ruisseau. Ayez des yeux, voyez clair. Gela ne demande pas môme de l'intelligence ; il suffit de cons- tater des faits. Et surtout ne m'accusez pas d'inventer une religion littéraire, parce que C3 n'est pas vrai, parce que je suis simplement un critiqne étudiant son époque, remontant jusqu'au siècle dernier pour chercher les sources de Bn\zac, et descendant jusqu'à
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nos jours pour dire où en est le mouvement que l'au- teur de la Comédie humai'ie a d' terminé dans notre littérature. Toute ma besogne est là. Le naturalisme ne m'appartient pas, il appartient au siècle. Il agit dans la société, dans les sciences, dans les lettres et les arts, dans la politique. Il est la force de notre âge.
Me suis-je fait comprendre, cefte fois? Enfermera- t-on encore le naturalisme dans les quatre murs du lavoir de l'Ambigu? A la fm, c'est irritant.
Je me fâche, et j'ai tort. Je reviens à l'imagination dans le roman. L'idée que le roman tend à devenir une simple monogri phie, une page d'existence, le récit d'un fait uni(|ue, a paru monstrueuse et révolu- tionnaire. 11 faut en véiilé que nos conteurs, avec les complications de leurs histoires à dormir debout, aient bien troublé les cervelles. Sans remonter à la Nouvelle Héloïse, à ^'erther, à Re^ié^ qui ne sont que des ana yses d'an fait psychol ogique, je citerai sur- tout MM. de Goncourt, dont Manette Salomon et Ma- dame .Gervaisaïs. deux romans publiés il y a dix ans, n'offrent aucun intérftt d'intrigue et vivent unique- ment de l'étude d'un milieu ou d'un personnage.
Précisément, M. Edmond de Goncourt va publier une œuvre nouvelle : It^Fi-ères Zemganno. C'est l'his- toire de deux clowns. D'ailleurs, pour qu'on ne me soupçonne pas d'analyser le livre à mon point de vue, je préfère en prendre le compte rendu dans un char- mant article que M. Alphonse Daudet vient de publier.
« La trame, dit-il, en est simple : une existence « toute vouée à l'art et à Tamitié. L'aîné devenu à la « fois le père et le maître du plus jeune. La vie.
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« s'agrandissant, des tours nouveaux qui étonnent « Paris, la fortune, presque la gloire. Puis, un jour, « la rancune d'une écuyère faisant rater le tour et « jetant sur le sable du cirque le plus jeune frère, « les cuisses brisées, et l'aîné, non sans regret et sans « amertume, renonçant à l'art et jurant à l'infirme, « pour apaiser ses inquiétudes maladives, que, ni « avec un autre ni tout seul, plus jamais il ne tmvail- « levait... Pas de dénouementd'ailleurs : ces réalités « n'en ont guère. »
Voilà qui est excellemment résumé. Je n'ai pas dit autre chose pour les Sœurs Vatard, de M. Huysmans. J'avoue même, aujourd'hui, que je songeais aux œu- vres de MM. de Goncourt, en écrivant ma phrase sur les tendances que les romanciers paraissent avoir à simplifier de plus en plus l'intrigue, a sup- primer les coups de théâtre des dénouements, à ne donner aux lecteurs que leurs notes sur la vie, sans les relier par un arrangement quelconque. Personnellement, j'ajouterai que je suis pour les études plus complètes, embrassant des ensembles de documents humains plus vastes; sans conclure, on peut, selon moi, épuiser une matière. Je ne - faisais donc que constater un fait. Et, par suite de cet étrange phénomène de la vue dont j'ai parlé, voilà qu'on a lu en toutes lettres dans mon article que je voulais supprimer l'imagination et faire de la ba- nalité la règle des romans.
11 faudrait s'entendre, avant tout, sur les mots l'imagination et de banalité. Certes, oui, je repousse l'imagination, si l'on entend par là l'invention des faiseurs de romans-feuilletons, que ces faisenis nionl même le génie du genre, et qu'ils s'appcllciil
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Alexandre Dumas et Eugène Sue. Rien n'est plus monotone, en somme, que leurs aventures. Ils ont une ou deux douzaines de combinaisons dramatiques qui reviennent toujours. C'est un théâtre mécanique dont ils tournent la manivelle dans la coulisse ; les mêmes personnages reparaissent périodiquement, sous d'autres noms et sous (^'autres costumes. Je ne parle pas du néant de tout cela. Au fond de ces longs récits, il n'y a que du vide. On les lit comme enjoué au tonneau, pour tuer une heure.
L'imagination, la faculté d'imaginer n'est pas toute là. Elle n'a là qu'un emploi très grossier. Inventer un conte de toutes pièces, le pousser jusqu'aux der- nières limites de la vraisemblance, intéresser par des complications incroyables, rien de plus aisé, rien de plus à la portée de tout le monde. Prenez au con- traire des faits vrais que vous avez observés autour de vous, classez- les d'après un ordre logique, com- blez les trous par l'intuition, obtenez ce merveilleux résultat de donner la vie à des documents humains, une vie propre et complète, adaptée à un milieu, et vous aurez exercé dans un ordre supérieur vos fa- cultés d'imaginer. Eh bien ! notre roman naturaliste est justement le produit de ce classement des notes et de l'intuition qui les complète. Voyez, dans Balzac, la Femme de trente ans et Eugénie Grandet. Un romancier quelconque aurait pu signer la Femme de trente ans, tandis qu'il fallait un romancier natura- liste pour écrire Eugénie Grandet. C'est que le pre- mier de ces romans est inventé, tandis que l'autre est vu et deviné.
Je passe au reproche de la banalité. C'est d'ab'^rd ici une question d'appréciation. Il est difficile de s ^ô-
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ci fier ce qui est banal. On répondra que ce qu'on voit tous les jours est banal ; et si, en le voyant tous les jours, on ne l'a jamais regardé, et si on en tire des vérités superbes et inconnues ! C'est l'his- toire même du grand mouvement scientifique au dix-huitième siècle. Personne ne s'était avisé d'ana- lyser l'air, parce que l'air était banal; Gay-Lussac l'analysa et fonda la chimie moderne. Nous sommes donc accusés de banaliti'', parce que nous reprenons l'étude de la vérité au commencement, à la nature et à l'homme. Mais il y a ensuite la question de la forme. Dire, bon Dieu ! que des gens ont accusé M. Huysmans d'être banal ! Eh 1 il y a en lui ua pocle outré, un coloriste de l'école hollandaise lâché en pleine débauche de tons violents. C'est même là ce que je lui reproche. Si celui-là est banal comme écrivain, ce seront donc les romanciers de la Revie des Deux Mondes qu'on accusera de faire des orgies de style. Hélas ! non, le roman naturaliste contempo- rain n'est pas banal ; il ne l'est pas assez, et je m'en suis même plaint ; mais on ne m'a pas compris, comme d'habitude. L'idée que je pouvais être un clas- sique a fait beaucoup rire.
Je voudrais pourtant qu'on cessât de me prêter des opinions qui ne sont pas les miennes. Je n'érige paslabanalité en lègle, je ne rel'use pas l'imagination, surtout la déduction, qui en est la forme, la plus élevée et la plus forte. C'est comme l'horreur de la poésie qu'on me prête ; ai-je jamais écrit deux lignes qui aient la bêtise de réclamer la suppression des poètes ? Où et quand m'a t-on surpiis en train de boucher le ciel de la fantaisie, de nier chez l'homme le besoin de mentir, d'idéaliser, d'échapper au réel.
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J'accepte tout l'homme, seulement je l'explique par la science. J'ai dit vingt fois qu'il me déplaisait d'être trompé, pas davantage.
Vous êtes un fantaisiste au théâtre, un poète, faites-moi des féeries, j'y prendrai le plus grand plai. sir. Mais si, dans un drame, dans une comédie, vous prétendez me donner des hommes et que vos hom- mes soient des pantins, je me fâche. De môme dans le roman ; écrivez franchement des poèmes, si vous éprouvez un jour le besoin d'idéaliser; ne me don- nez pas des histoires grotesques et impossibles, en voulant me faire croire que cela s'est passé ainsi. Pas d'œuvres bâtardes et hypocrites, voila tout. Pas de mélange inacceptable, pas de monstres moitié rôels et moitié fabuleux ; pas de prétention à conclure sur des mensonges, dans une pensée morale et patrio- tique. Ou vous êtes un observateui' qui rassemblez des documents humains, ou vous êtes un poète qui me contez vos rêves, et je ne vous demande que du génie pour vous admirer. J'ajoute que l'évolution contemporaine s'opère évidemment en faveur de l'ob- sjrvateur, du romancier naturaliste, et j'explique cjla par des raisons sociales et scientifiques. Mais j'accepte tout, je su s heureux de tout, parce que j'aime la vie en savant qui la note au jour le jour.
Ainsi, par exemple, M. Edmond de Concourt, dans les Frères Zemganno, a eu le caprice original de sortir de la réalité immédiate pour entrer dans le domaine du rêve. Après le roman technique de la Fille EUsa, il a voulu montrer qu'il pouvait échapper à l'obser- vation exacte. Son nouveau livre est de la psychologie poétique, si l'on me permet ce terme. Eli bien ! rien de mieux, j'approuve cette tentative. Il sera curieux
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de savoir comment l'un des auteurs de Germinie La- certeiix pense et écrit en prose de poète. Les bour- ; eois honnêtes que la fnlle Elisa a effarés, verront que, lorsque nous le voulons, nous faisons pleurer les femmes et rêver les jeunes filles. Est-ce que l'ignoble auteur de l'Assommoir n'a pas écrit la deuxième partie de la Faute de Cahbé Mom^et, une idylle ariamique, une sorte de symbole, des amours idéales dans un jardin qui n'existe pas ?
Il y a bientôt quatorze ans, en 1865, j'ai été le seul critique qui ait osé appeler Ge)'minie Lacerteux un chef-d'œuvre. Aujourd'hui, j'annonce la prochaine apparition des Frères Zemyanno comme le grand évé- nement littéraire de la saison. Mais je ne veux pas qu'on se serve de ce dernier livre pour attaquer le premier. Je vais plus loin. Qu'on lise les Frères Zem- ganno et les Sœurs Vatard : il n'y a entre ces deux productions que la différence de l'œuvre d'un maî- tre à l'œuvre d'un débutant. Je les aime parce qu'elles partent toutes deux de la même méthode littéraire : l'une dans le rêve, l'autre dans la réalité, et qu'elles ont toutes deux la vie du style.
LES FRÈRES ZEMGANNO
LA PRÉFACE.
Je m'arrêterai d'abord à la préface dont l'auteur a fait précéder son œuvre. Cette préface, qui a l'im- portance d'un manifeste, est excellente. Seulement, comme elle m'a paru un peu succincte, je vais me permettre delà commenter ici. Je veux, en dévelop- pant les idées qu'elle contient, éviter que le public donne aux opinions exprimées par M. de Concourt un sens qui n'a jamais été certainement dans sa pensée.
La thèse soutenue par l'auteur est que le triomphe décisif de la formule naturaliste aura lien lorsqu'on appliquera cette formule à l'étude des hautes classes de la société. Je cite : « On peut publier des Assom- moirs et des Germmie Lacerteux, et agiter, et remuer, et passionner une partie du public. Oui, mais pour moi les succès de ces livres ne sont que de brillants combats d'avant-garde, et la grande bataille qui dé- cidera de la victoire du réalisme, du naturalisme, de l'étude d'après nature en littérature, ne se livrera pas sur le terrain que les auteurs de ces deux romans ont choisi. Le jour où l'analyse cruelle que mon ami
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M. Zola et peut-être moi-même avons apportée dans la peinture du bas de la société sera reprise par un écrivain de talent, et employée à la reproduction des hommes et des femmes du monde, dans des milieux d'éducation et de distinction, — ce jour-là seule- ment, le classicisme et sa queue seront tués. »
On ne saurait mieux dire. J'ai exprimé ces idées cent fois. Je me suis exténué à répéter que le na- turalisme était une formule, et non une rhétori- que, qu'il ne consistait pas dans une certaine langue, mais dans la méthode scientifique appliquée aux mi- lieux et aux personnages. Dès lors, il devient évident que le naturalisme ne tient pas au choix des sujets; de même que le savant applique sa loupe d'observa- teur sur la. rose comme sur l'ortie, le romancier naturaliste a pour champ d'observation la société entière, depuis le salon jusqu'au bouge. Les imbéci- les seuls lont du naturalisme la rhétorique de Tégout. M. Edmond de Concourt exprime d'une façon excel- lente cette pensée très fine que, pour un certain public prévenu, léger, inintelligent si l'on veut, la formule naturaliste ne sera acceptée que lorsque ce public s'apercevra, par des exemples, qu'il s'agit d'une formule, d'une méthode générale, s'appliquant aussi bien aux duchesses qu'aux filles.
Du reste, M. de Concourt complète et explique sa pensée, en ajoutant que le naturalisme « n'a pas en effet l'unique mission de décrire ce qui est bas, ce qui est répugnant, ce qui pue; il est venu au monde aussi, lui, pour définir dans de récriture artiste ce qui est élevé, ce qui est joli, ce qui sent bon, et encore pour donner les aspects et les profils des êtres raffinés et des chosas ricià^a- mais cela, en une
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étude appliquée, rigoureuse, et non conventionnelle et non Imaginative de la beauté, une étude pareille à celle que la nouvelle école vient de faire, en ces der- nières années, de la laideur. >;
Voilà qui est très net. On affecte de ne voir que nos brutalités, on feint d'être convaincu que nous nous enfermons dans l'horrible, et c'est là une tactique d'adversaires de mauvaise foi. Nous voulons le monde entier, nous entendons soumettre à notre analyse la beauté comme la laideur. J'ajouterai que M. de Concourt aurait pu être un peu moins modeste pour nous. Pourquoi semble-t-il laisser croire que nous avons peint uniquement la laideur? Pourquoi ne nous montre-t-il pas menant la même besogne dans tous les milieu.x, dans toutes les classes à la fois ? Nos adversaires seuls jouent ce vilain jeu de ne parler que des Gej'ndnie Lacerleux et des Assommou's^ en faisant le silence sur nos autres œuvres. Il faut protester, il faut montrer l'ensemble de nos efforts. Je ne parlerai pas de moi, je ne rappellerai pas que j'ai entrepris, dans une scrie de romans, le tableau de toute une époque; je ne ferai pas remarquer que rAsso??î//;o«' restera comme une note unique, au mi- lieu de vingt autres volumes, et je me contenterai de citer la Curée, où j'ai déji lâché de peindre un petit coin de ce qui est « joli » et de ce qui « sent bon ». Mais j'insisterai sur le cas de M. de Concourt lui- même, et j'aurai de l'ambition pour lui, je le mon- trerai écrivant Renée Mauperin après Gemiinie tarer' teux, abordant les classes d'en haut après le peuple, et laissant un chef-d'œuvre après un cliefd'œuvre.
Quelle étude exquise et profonde que cette /fe7ïée MaiJpeiin/ Nous ne sommes plus dans les rudesses et
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]es sauvageries populaires. Nous montons dans la bourgeoisie, et le milieu se complique terriblement. Je sais bien que ce n'est pas encore l'aristncratie; mais c'est en tout cas « un milieu d'éducation et de distinction ». A cette heure, les classes sont telle- ment mêlées, l'aristocratie pure tient une place si restreinte dans la machine sociale, que l'étude en est d'un intérêt assez médiocre. M. de Concourt, lors- qu'il réclame « les aspects et les profils des êtres raf- finés et des choses riches », parle évidemment de ce monde parisien si bariolé, si élégant, si moderne. Eh bien ! il a déjà donné une face de ce monde parisien, lorsqu'il a publié Renée Maupe7'in, il y a quatorze ans. On trouve là tout ce que sa modestie trop grande de- mande aux écrivains de talent qui viendront après lui. Pourquoi donc vouloir rester l'auteur de la Fille Elisa et de Germim'e Lacerteux, lorsqu'on a écrit lie- née Maupeinn et Manette Sa'omon^ cet autre chef- d'œuvre de grâce nerveuse et fière?
Il est vrai qu'il faut s'entendre. M. de Concourt a laissé un point obscur, qu'il est nécessaire de bien établir. Il demande « une étude appliquée, rigoureuse, et non conventionnelle et non Imaginative de la beauté » ; et plus loin il ajoute que les documents humains font seuls les bons livres, « les livres où il y a de la vraie humanité sur ses jambes » ; opinion que je défends depuis des années. Voilà l'outil, la formule naturaliste que nous appliquons à tous les milieux et à tous les personnages. Dès lors, le terrible est que nous arrivons tout de suite à la bête humaine, sous l'habit noir comme sous la bloise. Voyez Germinie Lacerteux, l'analyse y est cruelle, car elle met à nu des plaies affreuses. Mais portez la même analyse
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dans une classe élevée, dans des milieux d'édnca' inn el de distinction ; si vous dites tout, si vous allez nu deh\ de l'épiderme, si vous exposez la nudit/- (:e Ihomme et de la femme, -votre analyse sera aussi cruelle \h que dans le peuple, car il n'y aura qu'un changement de décor et des hypocrisies en plus. Lorsque M. de Concourt voudra i)eindre un salon pa- risien et dira la vérité, il aura certainement de jolies descriptions ;i faire, des toilettes, des fleurs, des po- litesses, desfiiicsses, desnuancesàl'infini ; seulement, s'il déshabille ses personnages, s'il passe du salon à la chambre à coucher, s'il entre dans l'intimité, dans la vie privée et cachée de chaque jour, il lui faudra dis- séquer des monstruosités d'auLant plus abominables qu'elles au-ront poussé dans un terreau plus cultivé.
Et, d'ailleurs, est-ce que Renée Maiiperin n'est pas une preuve de ce que j'avance? Rappelez- vous Henri Mauperin, ce jeune homme si correct, si parfaitement élevé, qui commence par coucher avec la mère pour se faire donner la fille; c'est un monstre. Et cette fille qui sait tout, et cette mère, cette madame Bour- jot qui ne veut pas vieillir et qui se cramponne à son adultère! Tout cela est beaucoup plus sale que les débordements instinctifs et désespérés de Germinie Lacerteux, celte pauvre fille malade qui meurt du besoin d'aimer. Pourtant, M. de Concourt a prodigué les teintes délicates dans Renée Mauperin ; le milieu est luxueux, il sent bon ; les personnages sont bien mis, il ne parlent pas argot et ik gardent toutes les convenances.
Voilà donc ce qu'il faut constater : notre analyse reste toujours cruelle, parce que notre an ilysc va jusqu'au fond du cadavre humain. En haut, eu bas
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nous nous heurtons à la brute. Certes, il y a des voiles plus ou moins nombreux ; mais quand nous les avons décrits les uns après les autres, et que nous levons le dernier, on voit toujours derrière plus d'ordures que de fleurs. C'est pour cela que nos livres sont si noirs^ si sévères. Nous ne cherchons pas ce qui est répu- gnant, nous le trouvons ; et si nous voulons le cacher, il faut mentir, ou tout au moins rester incomplet. Le jour où M. de Concourt aura le caprice d'écrire un roman sur le grand monde où tout sera joli, où tout sentira bon, ce jour là il devra se contenter de légers tableaux parisiens, d'esquisses de surface, d'obser- vations prises entre deux portes. S'il descend dans la psychologie et dans la physiologie des personnages, s'il va plus loin que les dentelles et les bijoux, eli bien ! il écrira une œuvre qui empoisonnera les lec- teurs délicats et qu'ils traiteront d'atfreux mensonges, car rien ne semble moins vrai que la vérité, à mesure qu'on la cherche dans des classes plus élevées.
Une autre remarque de M. de Concourt m'a beau- coup frappé. Il explique comment un homme du peuple est plus facile à étudier et à peindre qu'un gentilhomme. Cela est très juste. L'bomme du peuple se livre tout de suite, tandis que le monsieur bien élevé se cache sous le masque épais de l'éducation. Puis, on peut marquer Thomme du peuple d'un trait plus fort; cela est amusant comme métier, on obtient des silhouettes vigoureuses, de violentes oppositions de noir et de blanc. Mais je n'admets pas qu'il y ait plus de mérite à laisser un chef-d'œuvre sur le peuple qu'un chef-d'œuvre sur l'aristocratie. L'œuvre ne se juge pas au sujet, mais au talent de l'écrivain. Quant à savoir si le modèle pose mieux ou offre plus de res-
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sources, c'est là une question secondaire; il faut simplement que le modèle soit rendu avec génie. M. de Concourt parle de la difficulté qu'on éprouve à saisir dans sa véiité le Parisien et la Parisienne; mais il y a une difficulté tout aussi grande à saisir le paysan. Je connais des livres très étudiés sur Paris, tandis qu'on trouve à peine Qh et là quelques notes justes sur les campagnes. Tout est à étudier, voilà la vérité.
Enfin, j'arrive à la phrase capitale de la préface, M. de Concourt explique pourquoi il a pris la parole, en disant: «Celle préface a pour but de dire aux jeunes que le succès du réalisme est là (dans la pein- ture des classes d'en haut), seulement là, et non plus dans le canaille h'Uc7-ai}'e, épuisé à l'heure qu'il est par leurs devanciers. » Je suis tout à fait du même avis; seulement, je demande à commenter la phrase comme je la comprend^:.
Évidemment, ÎM. de Concourt n'a pu dire que le peuple était désormais une matière épuisée, parce qu'il a écrit Germude Lacerleiix. Cola serait outre- cuidant et faux. On n'épuise pas du premier coup un champ d'observations aussi vaste que le peuple. Comment! nous avons donné droit de cité au peuple dans le domaine littéraire, et derrière nous, tout de suite, il n'y aurait plus rien à dire sur lui ! Mais nous avons pu nous tromper, mais en tout cas nous n'avons pas tout vu !
Aussi M. de Concourt ne parle-t-il que du k canaille littéraire ». Je ne comprends pas bien cette expres- sion, je ne l'accepte pas pour mon compte. Elle ajoute peu idée de « chic »^ une allure à la Gavarni aux vé'i'-^-é? poignantes du pavé parisien, qui me paraît
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r.ipcLisscr bc.inconp renqucle moderne et en faire un l)il)elot a'élagère. Pour moi, Germinie Lacerteux n'est pas du « canaille littéraire»; c'est de l'huma- nité saignante et superbe. Je veux donc croire que, par cette expression de n canaille littéraire», M. de Concourt entend désigner une certaine rhétorique oti les mots crus sont de rigueur. Dès lors, je suis de son avis, je supplie les jeunes romanciers de se dégager de toutes les rhétoriques. La formule natu- raliste estindépendante du style de l'écrivain, comme elle est indépendante des sujets choisis. Elle n'est, je le dis une fois encore, que la méthode scientifique appliquéi^. dans les lettres.
Je reprends la coiclusion de M. de Concourt et je dis aux jeunes romanciers que le succès de la for- mule n'est pas en effet dans l'imitation des procédés littéraires deleurs devanciers, mais dans l'application ?i tous les sujets de la méthode scientifique du siècle. J'ajoute qu'il n'y a pas de sujets épuisés, que les pro- cédés littéraires seuls s'épuisent. M. de Concourt, avec raison, ne veut pas d'élèves. Mais qu'il se ras- sure, il n'en aura pas ; je veux dire que les simples imitateurs mourront \ite, tandis que les nouveaux venus, qui apportent un tempérament, se dégageront bientôt de certains ressouvenirs fatals. 11 ne faut pas juger définitivement des écrivains sur leurs débuts; il est préférable de les aider à affirmer leur origina- lité, que la foule ne voit pas, mais qui souvent est très réelle. Nous ne voulons plus de maîtres, nous ne Voulons plus d'école. Ce qui nous groupe, c'c-i nue méthode commune d'observation et d'expériem-, .
Je vais t.dus loin, je supplie les jeunes roii.iiMiers de fiiirc une icoclion contre nous. Qu'ils rw iis idis*
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sent patauger dans « l'écriture artiste», selon l'heu- reuse expression de M. de Concourt, et qu'ils tâchent d'avoir un style fort, solide, simple, humain. Tous nos marivaudages, toutes nos quintessences de forme Devaient pas un mot juste mis en sa place. Voilà ce que je sens, et voilà ce que je voudrais, si je le pou- vais. Mais j'ai grand'peur d'avoir trop trempé, pour ma part, dans la mixture romantique ; je suis né trop tôt. Si j'ai parfois des colères contre le roman- tisme, c'est que je le hais pour toute la fausse éducation littéraire qu'il m'a donnée. J'en suis, et j'en enrage.
Je reviens à M. de Concourt, et je trouve jus- tement, dans les Frères Zemganno, une dernière preuve de la nécessité de mentir, lorsqu'on veut se consoler et consoler les ai: 1res. 11 dit que son nou- veau roman est une ten'alive « dans une réalité poétique » ; et il ajoute : c Cette année, je me suis trouvé dans une de ces heures de la vie, vieillissantes, maladives, lâches devant le travail poignant et an- goisseux de mes autres livres, en un état de l'âme où la vérité trop vraie m'était antipathique à moi aussi ! — et j'ai fait cette fois de l'imagination dans du rêve mêlé à du souvenir. » C'est là ce que j'aurais pu écrire moi-même en tête de la Faute de l'abbé Mourel. Chacun a de ces heures lâches dans sa vie d'écrivain. Je souhaite que M. de Concourt écrive le roman mondain qu'il annonce. Il ne décidera pas par là la victoire du naturalisme, car cette victoire il l'a déjà gagnée, et un des premiers, dans toutes les classes. Même il se trompe, s'il croit qu'il gagnera des sympathies en portant son scalpel dans des orga- nismes plus compliqués et d'une corruption plus
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savante. On l'accusera simplement d'insulter l'arfs- tocralie comme on nous a accusés d'avoir insulté le peuple. Ou bien c'est qu'il aura fait de l'imagination dans du rêve.
Quant à moi, je ne souhaite plus qu'un triomphe pour le naturalisme, la réaction contre nos procédés littéraires. Quand on aura mis de côté nos phrases qui compromettent la formule scientifique, quand on appliquera cette formule à l'étude de tous les milieux et de tous les personnages, sans le tralala de notre queue romantique, on écrira des œuvres vraies, solides et durables.
II
LE LIVRE
Voici d'abord le sujet, brièvement.
Deux frères, Gianni et Nello, grandissent dans une troupe de saltimbanques dont leurpère, l'Italien Bescapé, est le directeur, et qui bat les villages et les petites villes de France. La mère, une Bohémienne, meurt la première, dans le regret de sa race et de son pays Le père, à son tour, s'en va. Alors, les deux frères, pris d'ambition, vendent leur matériel roulant, courent quelques années l'Angleterre, oh ils sont engagés comme clowns dans plusieurs cirques. Puis, ils finissent par revenir débuter au cirque de Paris, le but de leurs secrets désirs. Gianni, depuis longtemps, cherche un tour qui doit rendre leur nom célèbre. 11 le trouve enfin, ils vont l'exécuter
DU ROMAN. 273
pour la premiôro fois devant le public, lorsque une écuycre, dédaignée par Nello, se venge en faisant faire à celui-ci une chute affreuse. 11 se casse les deux jambes, il ne peut plus travailler, elGiannile voit tellement souffrir d'une étrange jalousie, lorsque lui-même tnuche un trapèze, qu'il renonce de son côté à son art. C'est le dénouement.
Dernièrement, lorsque j'ai constaté que le roman conlomporaiu tendait à simplifier de plus en plus l'action, à se contenter d'un fait, en dehors des ima- ginations compliquées de nos conteurs, on s'est mo- qué et l'on m'a même injurié, comme il sied quand on s'adresse à ma personne, en disant que si je vou- lais supprimer l'invention dans le roman, c'était que je manquais d'invention dans mes œuvres. D'abord je n'ai pas la sottise de vouloir supprimer quelque chose, je ne suis qu'un critique dont l'unique beso- gne est de dresser des procès-verbaux. Ensuite, je parlais sur des preuves. Voici, par exemple, les Fibres Zemfjanno, qui m'apportent une preuve très caractéristique.
Remarquez que M. de Concourt, cette fois, ne s'est pas enfermé dans une analj^se strictement exacte. Comme il le dit lui-même, il a fait « de l'imagina- tion dans du rêve mêlé à du souvenir ». Puisqu'on nous demande de l'imagination, en voici. Seulement, voyons un peu ce que devient l'imagination entre les mains d'un romancier naturaliste, le jour où il a h caprice de ne pas serrer de si près la réalité.
Evidemment, M. de Concourt n'a pas exercé celte imagination dans les faits. Il est impossible de char- penter un drame plus simple. Il n'y a là qu'une pé- ripc'tie, la vengeance de l'écuyère, substituant un
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tonneau de bois au tonneau de toile que Nello doit traverser, et amenant ainsi sa chute. Et encore cette péripétie ne tient-elle qu'une toute petite place dans le volume. On sent que l'auteur en a eu besoin, mais qu'il la dédaigne. Il passe vivement, et il prolonge le dénouement ; il s'attarde sur la situation obtenue, dès que Nello est blessé. Donc, lorsque M. de Concourt parle d'imagination, il n'entend pas ce que la critique courante entend par ce mot, l'imagination à l'A- lexandre Dumas et à l'Eugène Sue; il entend un ar- rangement poétique particulier, une rêverie person- nelle, faite en face du vrai, mais basée quand même sur le vrai.
Rien de plus typique, je le répète, que les Frères Zemijanno à ce point de vue. Tous les faits qui s'y passent sont des fails scrupuleusement pris dans la réalité. L'auteur n'invente pas une intrigue; l'his- toire la plus banale lui suffit pour mettre debout ses héros ; les personnages secondaires se mêlent à peine à l'action; c'est une matière à analyse qu'il lui faut, et non les éléments symétriques tt opposés d'un drame. Seulement, quand il a devant lui cette matière à analyse, quand il possède la somme voulue de docu- ments humains, il lâche la bride à son rêve, il bâtit sur ces documents le poème qui lui plaît. En un mot, la besogne de l'imagination n'est pas ici dans les évé- nements, dans les personnages, mais dans l'analyse déviée et symbolisée des événements et des person- nages.
Ainsi, il est évident que Gianni et Nello ne fcnt rien que des clowns ne pourraient faire. Ils ^ont construits d'après des documents exacts. Mais ils s'idéalisent, ils tournent au symbole. Dans leur mi-
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lieu, d'ordinaire, les choses ne se passent point avec un raffinement de sensations pareil. Ce sont là des esprits trop fins, dans des corps trop forts. M. de Concourt a enlevé ces clowns de la matérialité des exercices violents, pour les mettre dans une sensi- bilité nerveuse exquise. Remarquez que je ne nie point la réalité de l'histoire; des brutes pourraient avoir ces aventures et ressentir ces sensations; seule- ment, des brutes les sentiraient autrement, plus con- fusément. En un mot, en lisant les Frères ZemgannOy on entend tout de suite que l'œuvre ne sonne pas la vérité exacte; elle sonne la vérité transformée par l'imagination de l'auteur.
Ce que je dis pour les deux principaux person- nages, je pourrais le dire pour les personnages moins impoilants. Je le dirais aussi pour les milieux. Ces êtres et ces choses tiennent à la réalité par leur base, mais ils s'affinent ensuite; ils entrent dans ce que M. de Concourt a très heureusement nommé « une réalité poétique ». Il faut donc, je le répète encore, faire une différence profonde entre l'imagination des conteurs, qui bouleverse les faits, et l'imagination des romanciers naturalistes, qui part des faits. C'est là de la réalité poétique, c'est-à-dire de la réalité ac- ceptée, puis traitée en poème.
Certes, cette imagination-là, nous ne la condam- nons pas. Elle est une échappée fatale, un délasse- ment aux amertumes du vrai, un caprice d'écrivain que tourmentent les vérités qui lui échappent. Le naturalisme ne restreint pas l'horizon, comme on le dit faussement. Il est la nature et l'homme dans leur universalité, avec leur connu et leur inconnu. Le jour où il s'échappe de la formule scientifique, il ne
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fait que l'école buissonnière dans des vérités qui ne sont point démontrées.
D'ailleurs, la question de méthode domine tout. Lorsque M. de Concourt, lorsque d'autres romanciers naturalistes surajoutent leur fantaisie au vrai, ils gardent leur méthode d'analyse, ils prolongent leur observation au delà de ce qui est. Cela devient un poème, mais cela reste une œuvre de logique. Ils avouent, en outre, que leurs pieds ne posent plus sur la terre ; ils n'entendent pas donner leur œuvre comme une œuvre de vérité; au contraire, ils aver- tissent le public de l'instant précis où ils entrent dans le rêve, ce qui est tout au moins de la bonne foi.
Maintenant, pour revenir aux frères Zeinganno, il serait très facile d'expliquer comment cette œuvre a germé dans l'esprit de M. de Goncourl. 11 a eu le besoin, à un moment de sa vie, de symboliser le lien puissant qui les a unis, son frère et lui-même, dans une intimité et une collaboration de toutes les heures. Reculant devant une autobiographie, cherchani sim- plement un cadre pour y mettre ses souvenirs, il s'est dit certainement que deux gymnastes, deux frères qui risquent leur vie ensemble, qui s'identifient au- tantdans leur chair que dans leur intelligence, ma- térialiseraient d'une façon puissante et originale les deux êtres fondus en un seul dont il voulait analyser les sentiments. Mais, d'un autre côté, par une déli- catesse qui s'explique, il a reculé devant le milieu brutal des cirques, devant certaines laideurs et cer- taines monstruosités des personnages qu'il choi- sissait. Les Frères Zemganno sont donc là dans une idée littéraire matérialisée, puis idéalisée.
Le résultat a été une œuvre très émue et d'une
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étrangeté saisissante. Comme je l'ai dit, on sent bientôt qu'on n'est pas dans le monde réel ; mais, sous le caprice du symbole, il y a là toute une huma- nité saignante. Je signalerai les morceaux d'analyse qui rn'ont frappé : l'enfance des deux frères, leur tendresse qui grandit, leur mutuelle absorption qui commence; puis, plus tard, leurs deux corps qui ne font plus qu'un corps dans les dangers qu'ils affron- tent, cette parfaite union de deux gymnastes entrant de plus en plus l'un dans l'autre, ayant une vie com- mune; et enfin, lorsque Nello ne peut plus travailler, sa colère à la pensée que son frère travaillerait sans lui, sa jalousie de femme heureuse de savoir que l'être aimé n'aimera jamais ailleurs, ses exigences qui font que les frères Zemganno meurent tous les deux, du moment où l'un est mort pour le Cirque. Ce sont là les pages qui donnent à l'œuvre une vie intense, une vie vécue, en dehors de la réalité des person- nages et du milieu. Le document humain est ici si louchant que sa puissance agit même sous le voile poétique.
Dans les descriptions pures, M. de Concourt a gardé sa touche si exacte et si fine. Il y a, en ce genre, une merveille au début du livre : un paysage à l'heure où le crépuscule tombe, avec une petite ville dont les réverbères s'allument à l'horizon. Je citerai aussi la description du Cirque, le soir où Nello se casse les jambes; le silenre du public, après la chute, est superbe d'effet. Et que d«'épisodes mer- veilleux, la mort de la Bohémienne dans la maison roulante, les représentations foraines, la soirée où Nello convalescent veut revoir le Cirque, s'asseoit aux Champs-Elysces, par une soirée pluvieuse, en face
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des fenêtres flamblantes, puis s'en va, silencieux, sans vouloir entrer !
Tel est ce livre. Il apporte une note nouvelle dans l'œuvre de M. de Concourt, et il restera, par son ori- ginalité et par son émotion. L'auteur en a écrit de plus nets et de plus complets, mais il a mis dans celui-ci toutes ses larmes, toutes ses tendresses, et cela suffit souvent pour rendre une œuvre immor- telle.
DE LA. MORALITÉ.
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Un de mes bons amis avait un roman en cours de publication dans un journal. Le rédacteur en chef le fait appeler un soir et lui parle avec indignation d'un alinéa qui devait passer dans le feuilleton du lende- main ; je ne sais plus, les amoureux s'y conduisaient mal, il y avait par là un baiser trop tendre. Mon ami, très rouge, honteux d'avoir révolté la pudeur de toule une rédaction, consentit à supprimer l'alinéa. Le lendemain, quelle ne fut pas la stupeur du brave garçon, en lisant à la troisième page du journal, dans ce numéro qu'on l'avait forcé à expurger, le compte rendu très long et très détaillé d'une abominable affaire criminelle, telle qu'une imagination roman- tique peut seule en rêver. Un père, après avoir eu un enfant de sa fille, l'avait fait bouillir dans une mar- mite, pour le mieux anéantir; et aucune horreur n'était épargnée, ni l'histoire de l'accouplement monstrueux, ni les circonstances de l'abominable cuisine.
Eh bieni je déclare ne pas comprendre. La ques- tion se pose ainsi: comment les journaux, si pudi-
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bonds à leur rez-de-chaussée, sont-ils si malpropres à leur troisième page? Je n'entre pas dans la discus- sion littéraire de l'imagination et de la réalité, j'exa- m ne seulement un fait, je dis qu'il y a un manque ab olu de logique à parler de la di/^nité du journal, du r.jspect dû aux familles, si après avoii fait la police du roman, on publie sans hésitation toutes les infamies djs tribunaux. Pourquoi exiger là un mensonge couleur de rose et accepter ici les férocités de l'exis- tence?
Depuis longtemps, je veux faire une étude, et j'ai commencé un dossier. Mon idée est simple : je coupe dans les journaux les plus répandus, ceux qui se piquent d'être lus par les mères et les filles, les épisodes épouvantables, les détails des crimes et des procès qui mettent cyniquement à nu toute l'ordure de l'homme; puis, je me propose, un jour, lorsque j'aurai un joli petit recueil de ces saletéS: de publier le dossier, en me contcnlant d'imprimer, après chaque extrait, le nom et la date du journal. Quand ce travail sera fait, nous verrons de quel air digne les directeurs parleront de leurs abonnés, à la moindre audace d'analyse d'un romancier moraliste.
Et croyez que mon dossier sera riche. J'ai déjà l'histoire du père et de la fille faisant cuire leur fruit incestueux ; j'ai l'aventure delà vieille femme jetée à l'eau et retirée trois fois par son meurtrier, pour le plaisir; j'ai l'autre vieille femme tuée par deux jolis garçons, après une orgie dont l'autopsie a révélé les gaietés; j'ai Ménesclou, avec sa chemise tachée de sang et d'autre chose; sans compter toules sortes d'affaires drôles, les séparations de corps, les procès en adultère, les filles enlevées. Sans doute, lesjoixr-
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naux ne font ni les vices ni les crimes ; ils se con- tenlent de les raconter, mais en termes si clairs, avec des périphrases qui aggravent l'obscénité à un tel point, qu'ils sont vraiment bien venus de nous dis- puter ensuite la liberté de tout dire. Eh! quand on a décrit, avec les raffinements du reportage, la pisso- tière de M. de Germiny, on n'a plus le droit d'em- pêcher les amoureux de nos romans de s'aimer li- brement sous le clair soleil !
Je sais bien ce que répondront les directeurs. Ce sont, pour la plupart, de galants hommes, aimant la gaudriole et faisant leurs farces ainsi que de simples mortels. Seulement, ils ne plaisantent pas avec l'a- bonné. Au fond, ils se moquent de la dignité de leur journal comme d'une guigne ; ce qu'ils désirent, c'est que 1 abonné soit content, et ils lui donneraient de l'arsenic, pour peu qu'il en demandât. Mettons donc, si vous voulez, que l'inconséquence vient du public; le public qui tolère l'égoût sanglant des tribunaux, demande aux romans des petits oiseaux et des pâ- querettes pour se consoler. C'est un contrat, ce qui scandalise 5 une place devient inoffensifà l'autre. Et, si l'on a le malheur de manquer à la consigne, on est un gredin, toute la presse vous traîne dans le ruis- seau. Bon public 1
Oi', en ce moment, un procès passionne Paris. Je n'entends pas juger à mon tour les personnes mises en cause, et je ne veux même pas savoir quelle sera a décision du tiibunal. Ce qui m'occupe, c'est simple- ment les histoires contées par les journaux, ce qu'ils impriment, le linge sale qu'ils remuent tous avec tant de complaisance. J'en parlerai comme d'un conte in- venté. Admettons qu'il n'y ait personne de coupable,
U.
282 DU ROMAN.
ni le mari, ni la femme, ni le père. Voici simplement des phrases.
Je lis dans le Figaro : « Madame prenait son bain en présence de son père, et elle poussait des cris de joie et de contentement. » Mon cher Henniquo, vous dont la Dévouée a été traitée d'oeuvre ordurière, vous n'avez pas encore osé risquer cette bonne fille que la présence de son bon papa excite au point de lui faire chanter la Mèi'e Godichon. Vous êtes pâle, mon ami, avec la guillotinade qui termine votre roman. Que n'avez-vous mis votre héroïne et son père dans la même baignoire!
Je lis encore dans le Figaro: « Un valet avait vu la jeune femme assise sur un canapé, à CQté de M. X..., les vêtements relevés, dans une situation inconve- nante. » Bigre ! cela se corse ! Qu'en dites- vous, mon bon Alexis? Voilà votre Lucie Pellegrin joliment enfoncée I Une fille qui meurt de la poitrine en bu- vant de l'absinthe, quelle panade! Parlez-moi d'une demoiselle qui partage ses jupons avec son père! Fouillez cette situation, si vous voulez qu'on vous prenne votre prochain roman dans un journal hon- nête.
Je lis encore dans le Figaro. « Un domestique n'a-t-il pas déclaré qu'il avait vu, certain jour, M. X... entrer avec sa fille dans les cabinets d'aisance, allé- gation qui a motivé une enquête contradictoire sur la dimension des cabinets et la possibilité pour deux personnes de s'y tenir à la fois. » Ah! ceci, c'est de la gourmandise! Voilà qui vous regarde, mon brave Huysmans, vous qu'on a appelé « un artiste en ordu- res ». Vos fameuses « pisses de chat » des Sœurs Va- tard, dont on a mené tant de tapage, ne sont que do
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l'eau sucrée, à côté de ces lieux d'aisance. En sentez- vous tout le bouquet? Voyez-vous l'enquête contra- dictoire, les messieurs s'enfermant deux par deux, pour essayer? Vous imaginez-vous le papa et la de- moiselle installés là-dedans, à se dire des plaisante- ries de bon aloi? Du moment oii les lectrices distin- guées d'un journal ont eu sous les yeux ce tableau d'intérieur, je demande à ce qu'on donne vos Sœiws Vatard en prix dans les pensionnats de jeunes filles. Et vous, mes chers amis, Géard et Maupassant, vous qu'on injurie un peu moins parce que vous avez moins écrit, que pensez vous de cet alinéa des articula- tions du mari, que je prends dans V Evénement : « Elle était dans un état d'animation et de désordre évident. Elle se hâtait de se déshabiller, changeait complète- ment de linge, et ses vêtements les plus intimes por- taient les traces irrécusables de ses désordres. » En- core la chemise de Ménesclou! Hein ! cela est honnêtement dit, mais quelle échappée de rêveries pour une lectrice vertueuse ! Pesez-moi cela : vête- ments intimes, traces irrécusables. Voyez-vous un romancier poussant la description jusqu à cet exa- men ? On vous le jetterait en prison. Et, à ce propos, une observation : savez-vous bien que les magistrats osent beaucoup plus que nous, les romanciers. Ils entrent dans des détails vraiment scandaleux; et la liberté de leurs questions est telle parfois, ils ana- lysent l'ordure si à fond, qu'ils sont obligés de faire fermer les portes. Je sais bien que leur mission est de tout savoir et de juger. Mais la nôtre aussi est de tout savoir et de juger Entre les magistrats et les écrivains, il n'y a qu'une différence, c'est que parfois les écrivains laissent des œuvres de génie.
284 DU ROiMAN.
Ainsi donc, mes amis, il faut confesseï notre im- puissance : nous n'irons jamais à ce degré de vérité dans l'atroce. Les journaux qui s'indignent de nos œuvres et qui publient tout au 1 ong de pareilles his- toires, estiment sans doute que nous tournons aux berquinades. Ajoutez qu'on est ici en plein scandale, qu'on traîne dans cette boue des personnes vivantes, connues de tous, qu'on se montrera, pendant des mois, le père et la fille accusés d'une idylle dans les cabinets d'aisance; et vous reconnaîtrez combien nos romans sont plats, petits et naifs, timides et incolo- res, de la bouillie pour les enfants au maillot. J'ai honte de cette eau pure.
N'est-ce pas mon grand ami Edmond de Concourt qui vous conseillait, à vous les jeunes, d'étudier le monde, de porter l'observation et l'analyse dans les classes distinguées, pour faire enfin des romans pro- pres et qui sentissent bon ? Le conseil était excellent, mais où donc est le monde? Il n'est sans doute pas parmi les fonctionnaires etles millionnaires du procès qui se déroule. S'agil-il du monde, portes ouvertes, ou du monde, portes fermées? Si nous sommes cu- rieux, si nous regardons par les feules, je soupçonne que nous verrons, dans les classes distinguées, ce que nous avons vu dans le peuple, car la bêle hu- maine est la même partout, le vêlement seul dif- fère. Telle est l'opinion que j'ai soutenue autrefois, et les échos du Palais de Justice me donnent rai- son.
Nous autres, manants, gens de mauvaise tenue et de petite fortune, nous ne connaissons le monde que par les procès scandaleux qui éclalenl chaque hiver. Je ne parle pas des salons où nous pouvons
DU ROMAN. 285
aller ; on est en public dans les salons, on s'y tient . à peu près bien. Je parle de la salle à manger, du bou- doir, de l'alcôve. Or, à chaque procès, nous en ap- prenons de belles. Monsie ir jure comme un charre- tier, appelle sa fille « bougresse » et la dame de compagnie « cul crotté » ; madame rencontre des messieurs dans les églises; le beau-père est folichon et la belle-mère insupportable; on s'allonge des claques au milieu de gros mots, on se prend aux che- veux devant les domestiques. Grand Dieu ! sommes- nous dans un taudis de la Chapelle ? Nullement, nous sommes dans le meilleur monde, un monde fré- quenté par des princes.
Qu'en pense le public? Lorsque nous placerons un juron dans la bouche d'un homme bien mis ; lorsque nous noierons une conversation ordurière, chucholée à quelques pas des dames, dans un salon ; lorsque nous ouvrirons l'alcôve et montrerons l'adultère vautré sur des dentelles; lorsque nous retrouverons le laquais et la prostituée sous l'habit noir et la robe de velours : dira t-on encore que nous mentons, haussera t-on les épaules en affirmant que nous ne connaissons pas le monde, nous accusera-t-on de le diffamer et de le salir h plaisir? Le .monde, le voilà, quand une passion le secoue, quand un drame vio- lent le jette en dehors de ses politesses et de ses con- ventions.
L'ordure est au fond. Parfois, un procès vient cre- ver à la surface, comme un abcès. On s'étonne, on semble croire le fait exceptionnel, parce que le plus grand nombre recule devant le scandale ; mais que de femmes séparées après des scènes de violence, que de brutalités et d'obscénités ensevelies! Un procès, c'est
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simplement un roman expérimental qui se déroule devant le public. Deux tempéraments sont mis en présence, et l'expérience a lieu, sous l'influence des circonstances extérieures. Voilà la vérité, un drame vrai montre brusquement au grand jour le vrai mé- canisme de la vie.
^E LA CRITIQUA
DI^] LA CRITIQUE
POLÉMIQUES
A M. CHARLES BIGOT
On m'a signalé une élude : YEslh liqiie natural/sfc, que la Hevue des Deux Mandes a commandée .'i M. Char- ies Bigol. J'ai doue eu la curiosité de savoir ce que M. Charles Bigot, crilifjue lettré et consciencieux, pouvait bien dire du naturalisme, dans le temple gra\u de la /ienie des Deux Mon/es. Et je me suis uiis à lii'e, avec toute l'attention dont je suis capable. Voici les impressions de ma lecture, telles que je les ai éprouvées.
Une déception première. Le critique débute par les plai-santeries faciles qui courent les petits journaux depuis trois ans. Certes le rire a du bon, mais encore faut-il rire à propos et pour son compte. Ensuite, j'ai été légèrement agacé en voyant le critique reprendre ies vieilles accusations, me traiter de messie, de pon- tife, de chef d'école, m'accabler parce qne je n'ai pas apporté luie religion nou% elle dans ma poche, s'écrier que le naturalisme est vieux comme le monde et se
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îeO DE LA CRITIQUE.
fâcher ensuite contre lui en le traitant de nouveauté incongrue. J'avoue que je suis un peu las de répondre. J'ai eu beau répéter que j'étais simplement un greffier dressant le procès-verbal du mouvement des esprits, j'ai eu beau crier bien haut qu'il n'y avait pas d'école, que je n'étais pas un chef, que j'avais horreur de toute révélation et de tout pontificat, les plaisanteries n'en continuent pas moins, la confusion reste com- plète, la lumière ne se fait pas sur mon compte, ni sur mon véritable rôle. Il semble qu'un mot d'ordre soit donné : chacun refait l'article du voisin, sans tâcher de comprendre, sans avoir même la bonne foi de me citer, pour appuyer l'argumentation. Passe encore lorsque cela se passe dans les petits journaux. Mais voici la Revue des Deux Mondes qui, avec sa so- lennité, ouvre la bouche et laisse tomber les mêmes jugements vides, d'une inutilité et d'une insignifiance parfaites.
Comment faire comprendre h M. Charles Bigot qu'il a écrit une épaisse feuille d'impression pour ne rien dire du tout? C'est pourtant la stricte vérité. Il part d'un terrain radicalement faux, il me donne une attitude que je n'ai pas, il me fait dire ce que je n'ai jamais dit et ne dit pas justement ce que j'ai répété vingt fois. Alors, comment veut-on qu'il fasse de la bonne besogne? Il ne peut que piéliner sur place dans un gâchis continuel. J'ai appelé naturalisme le retour à la nature, le mouvement scientifique du siècle; j'ai montré la méthode expérimentale portée et appliquée dans toutes les manifestations de l'in- telligence humaine ; j'ai tâché d'expliquer l'évolution évidente qui se produit dans notre littérature, en établissant que désormais le sujet d'étude, l'homme
DE LA CRITIQUE. 2Q1
métaphysiqiio, se trouve remplacé par l'homme phy- siologique. Tout cela est-il si difficile à compren- dre, et pourquoi parler d'une religion nouvelle, lorsque précisément nous nojs dégageons des reli- gions ?
Mon agacement augmentait donc à chaque page. Imaginez que vous causez avec un sourd et que vous no puissiez tirer de lui une parole s'appliquant h ce que vous dites. Vous lui parlez du beau temps, et il vous répond qu'il se porte bien ; vous lui demandez de ses nouvelles, et il se désole parce que la vendange ne mûrira pas cette année. C'est exactement ma si- tuaiion à l'égard de M. Charles Bigot. Pas une de ses phrases ne répond aux miennes. 11 s'est fait un petit naturalisme à son usage, ou plutôt il enfourche le naturalisme des plaisantins de la critique; et le voilà parti, il chevauche tout seul. Certes, monsieur, de cette façon, nous ne nous rencontrerons jamais.
Cependant, les pages succédaient aux pages, je craignais bien d'airiver au bout de l'étude, sans y rien trouver. Cela menaçait d'être un absolu néant. Et pas du tout, je suis enfin tombé sur un passai^e grave. M. Charles Bigot, qui venait de consacrer dix pages, et Dieu sait quellespages compactes, à tourner autour de la question sans y entrer, à plaisanter, à se battre contre des moulins à vent, à tout confondre et i\ juger en l'air ses propres imaginations, M. Charles Bigot tout d'un coup arrive au terrain même tfe la discussion, au point décisif. Et remarquez qu il n'a pas même l'air de s'en apercevoir, car il va esca- moter ce point, lui si prolixe dans ses grâces du com- mencement. C'est comme par hasard qu'il s'y arrête pdudant un alinéa. Un peu plus, il passait à côté du
292 LA CRITIQUE.
sujet complèlement, et nous n'avions qu'une danse aimable exécutée autour du vide.
Je le citerai, ce qu'il ne fait pas pour moi. Après avoir accordé que les naturalistes ont eu au moins l'originalité « de mêler, dans la peinture des mons- tres, la physiologie à la psychologie, ou plutôt de supprimer lapsychologie au profit de la physiologie», il s'écrie : « Ce n'est pas le moment d'examiner cette grande question philosophique de l'esprit et de la matière, ni celle de la liberté et de la responsa- bilité humaines ; redoutables problèmes qui ne sont pas faits pour être tranchés en quelques lignes. » Mais si, monsieur, c'est au contraire le moment. Je vous en prie, arrêtez-vous. Je veux bien ne pas nous mettre sur le terr.iiu philosophique qui n'a pas de solidité ; mais plaçons-nous sur le terrain scientifique. El, dès lors, si vous le voulez bien, ne bougeons plus, car nous sommes ici dans la certitude..
Plus bas, je lis encore : « ... Je répondrai que la physiologie doit être laissée aux physiologistes ; méfions-nous de la physiologie littéraire autant que de la musique d'amateurs. » Ur, rien ne m'empêche d'écrire à mon tour: « ... Je répondrai que la psycho- logie doit être laissée aux psychologues ; méfions-nous de la psychologie littéraire comme de la musique d'a- mateurs. » Je ne recommencerai pas ici mon étude : le Roman expérimental, à laquelle je renvoie M. Bigot. Cette fois, voudra-t-il comprendre que je ne suis pas un messie, que je me contente de chercher quelle sera, selon moi, l'influence décisive des méthodes scientifiques sur nos analyses littéraires de la nature et de l'homme. Je ne lui demande pas de penser comme moi, je le supplie simplement de ne pas déna-
DE LA CUITIQUE. ' 293
turer ma pensée. Qu'il attaque, mais qu'il comprenne d'abord!
Rien n'est stupéfiant, à notre âge d'enquête, comme d'entendre un homme de l'intelligence de M. Bigot écrire les lignes suivantes : «Que mim- porte à moi, spectateur, que Phèdre soit ou non at- teinte d'une maladie hystérique. C'est l'affaiie du médecin chargé de sa santé. Ce qui me préoccupe, moi, c'est de savoir quels effets vont sortir de son amour furieux, quels ravages cet amour exercera sur sa conscience, et si l'innocent Hippolyte périra... L'artiste n'est pas un savant qui cherche les causes; sa lâche à lui est de peindre les effets, de l'aire jaillir de son œuvre l'émotion, douce ou terrible... » Alors, monsieur, tenons-nous en aux romans de Ponson du Terrail. Si le domaine de la littérature n'est que dans les effets, si vous lui interdi-ez la recherche des causes, vous biffez d'un trait de plume toute l'anal} se humaine, les conteurs nous suffisent.
Justement, nous voulons recommencer Phèdre. Vous êtes en plein dans nos ambitions, ou plutôt dans nos devoirs. Nous trouvons que le terrain méta- physique cédant la place au terrain scientifique, la littérature théologique et classique doit céder la place à la littérature naturaliste. Remarquez que cette transformation a lieu d'elle-même et que je ne fais que la constater. Il n'y a pas ici une fantaisie personnelle de chef d'école, il n'y a qu'un fait établi par un critique. Phèdre est malade, eh bien ! voyons sa maladie, démontons-la, renduns-nous en les maîtres, s'il est possible; cela vaudra autant que de vous amuser à jouir du spectacle de celte maladie, ce qui n'est pas moral, monsieur.
is.
294 DE LA CRIT QUE.
Je passe le couplet patriotique de ]M, Ch-irles Bi- got, coudamnant les peintures vraies, en laissant entendre que M. de Bismarck nous regai'de. Ailleurs, j'ai déjà dit que nos défaites sont dues à notre dédain de l'esprit scientifique. Aimons la vérité, et nous vaincrons.
Je passe également la singulière tactique employée par M. Charles Bigot pour anéantir le naturalisme. 11 parle de la Dévouée, de M. Léon Hennique, et des Sœurs Valard, de M. Huysmans, sans donner d'ail- leurs le titre de ces romans, sans nommer les au- teurs, comme si la majesté de la Renie des Deux Mondes répugnait à s'occuper franchement de deux jeunes romanciers à leurs débuts; et il part de là pour accuser l'école, — toujours l'école ! — de ne pas avoir encore conquis le monde. Oui, il voudrait qu'en deux volumes on eût traité l'humanité enlière. Eh! bon Dieu! quelles exigences! Attendez.
Et j'arrive maintenant à cette question : Comment M. Charles Bigot, un homme de mérite assurément, a-t-il pu apporter à une revue d'une importance telle que la Revue des Deux Mondes une étude aussi parfai- tement confuse et insignifiante, le jour où cette Revue lui a commandé un travail sur le naturalisme? Il y a là un cas des plus curieux.
Remarquez que M. Bigot vaut beaucoup mieux que son étude. 11 a été un bon élève de l'Ecole normale ; il a même, je crois, professé à Nîmes. C'est un esprit très cultivé, sachant bien une foule de choses, éi rivant des articles politiques remarqués, melta.nt même d'ordinaire du bon sens et de la conscience dans ses études littéraires. Et, dès qu'il touche à cette question du naturalisme, le voilà qui s'etlare, qui perd pied,
DE LA CRITIQUE. 293
qui ncse donne même pas la peine d'étudier sérieu- sement la question sur des textes, tellement il a K s préjugés courants, tellement il se laisse emporter par le besoin de pourfendre le monstre.
D'abord, sans qu'il s'en doute, M. Bigot cède à des croyances philosophiques. Il a beau affecter un air plaisant, il sent 1res bien que ce sont les notions mômes de la nature et de l'homme qui sont enjeu. Je ne dis point que M. Bii^ot soit un idéaliste en- durci ; je pencherai au contraire à le croire flottant dans un éclectisme fait de pièces et de morceaux. Il a des idées d'école, lui qui voit des écoles partout. Ajoutez l'esprit littéraire. La science pour lui est l'ennemie. Celte pensée d'une littérature déterminée par la science le surprend et le déconcerte. Ce serait toute une éducation à refaire. Il faut voir son indignation, quand il s'étonne qu'on puisse atim'rer l'attache d'un muscle, le jeu d'un organe, le méca- nisme d'un coi'ps !
Mais ce n'est pas tout. M. Charles Bigot manque de tempérament, et c'est chose plus grave qu'on ne croit en critique. Voyez M. Sarcey ; certes, il a des jugements bien gros, il passe [jIus d'une fois carré- ment à côté du vrai ; mais il n'en a pas moins con- quis une autorité, et légitime souvent, parce qu'il se donne tout entier, tel qu'il est. Au contraire, M. Charles Bigot veut tout ménager; il cherche l'équilibre parfait entre hier et demain. J'ai person- nellement à le remercier des efforts qu'il fait pour me tirer hors de cause, dansson massacre des romanciers naturalistes. Seulement, avec ce désir de justice pé- dagogique, avec celte ambition de distribuer des prix aux plus mérilaiits,on arrive à ne plus tenir
296 DE LA CRITIQUE.
compte des grandes évolutions, à se désintéresser du mouvement général des esprits. J'oserai dire qu'il vaut mieux risquer parfois une exagération et pren- dre parti, apporter son action personnelle dans le travail du siècle, faire œuvre d'homme. Pas de tem- pérament, pas d'action.
Voilà sans doute pourquoi l'étude publiée dans la Revue des Deux Mondes est un délayage des études sans réûexion et sans portée qui ont paru ailleurs. J'attends toujours un adversaire qui consente à se mettre sur mon terrain et qui me combatte avec mes armes.
II
A M. ARMAND SILVESTRE
Dans la dernière Revue dramatique d'un de mes confrères, M. Armand Silvestre, un poète du plus grand talent, qui rame comme nous dans la galère de la critique, j'ai trouvé sur l'indignité du roman et sur l'excellence de la poésie une théorie à laquelle je veux répondre. Gettethéorie est que seul un poème est immortel, tandis qu'un roman ne peut aspirer à un succès de plus de cinquante ans. Et M. Silvestre ajoute : « Je cite là un fait purement expérimental, ce que M. Emile Zola ne saurait assurément me re- procher. »
Certes, oui, je base toute science sur les faits. Seu- lement faut-il encore que les faits soient nettement établis et nettement expliqués. \'oyons les faits.
D'abord, je reprocherai à M. Armand Silvestre une
DE LA CRITIQUE. 297
phrase qui a dû lui échapper. 11 dit, en comparant Balzac et Flaubert à Victor Hugo et à Théophi'e Gau- tier: « Il y aura toujours un abîme entre les artistes qui travaillent pour le temps et ceux qui tentent rimmortalité. » Et voilà Balzac et Flaubert accusés de se soucier de l'immortalité comme d'une guigne, de travailler pour leur unique génération. Je ne con- seille pas à M. Armand Silvestre de soutenir cette opinion devant Flaubert, qui met dix ans pour écrire un roman, et qui a la haute et puissante ambition d'en graver chaque mot sur du marbre. Je trouve également un peu risquée celte affirmation sur la dis- parition prochaine et complète de l'œuvre de Balzac.
En vérité, les poètes auraient tort de nous refuser le désir de l'immortalité. C'est là une noble fièvre dont brûlent tous les écrivains de talent, qu'ils écrivent en vers ou en prose. II y a une injure à nous dire ; « Yous ne rimez pas, donc vous n'êtes que des repor- tcis. )' Eh ! bon Dieu ! quel couiage aurions nous à La besogne, si les plus humbles d'entre nous ne se berçaient pas du rêve de vivre dans les siècles? Notre seule force est là. Peut-être nous trompons-nous, mais il est glorieux de se tromper de la sorte, et le pire malheur qui puisse nous arriver, c'est de penser, après avoir écrit une page : « Voilà une page à laquelle je survivrai. »
Donc, nous travaillons tous pour l'immortalité. L'élan est universel et superbe, et c'est cet élan qui fait la grandeur des lettres. Reste à savoir si, fatale- ment, par une loi de nature, le roman est condamné à disparaître au bout d'un demi-siècle, lorsque le poème, par une grâce spéciale, serait d'essence im- mortelle.
298 DE LA CRITIQUE.
M. Armand Silvestre prétend appuyer son opinion sur les faits. E\idemment, il songe à ranti(]iiilé, à Homère, chez les Grecs, et à Virgile, chez les Latins, sans parler des auteurs tragiciues. On pourrait citer des noms de grands prosateurs, surtout h Rome. Mais admettons que la poésie épique soit l'expres- sion supérieure des deux langues anciennes qu'on nous apprend dans nos collèges: il y a à cela des cir- constances historiques dont il faut tenir compte Une littérature n'est qu'une logique.
Toute la philosophie païenne ahoutit au poème, au culte d'une forme, à l'absolu d'une beauté déter- minée. Quant à moi, je nie l'absolu en matière de beauté; et cela est si vrai, les formules de chaque société et de chaque langue diffèrent tellement, que les nombreuses tentatives de poèmes épiques, chez nous, ont abouti à des monstres. Il a fallu nous ra- battre sur la poésie dramati-iue et sur la poésie lyrique, qui, dans les rhétorix^ues anciennes, occu- paient un rang secondaire.
D'ailleurs, il faut bien que notre orgueil d'écrivains avoue une chose : c'est que notre immortalité tient souvent à des causes secondaires. Ainsi, l'enseigne- ment classique, depuis trois siècles, a ])lus fait pour la gloire d'Homère et de Virgile que leur génie lui- même. Comment voulez-vous qu'on échappe à l'ad- miration de ces poètes, quand on vous serine cette admiration dès le bas âge? On peut même dire qu'il n'y a vraiment d'immortels que les livres qui devien- nent classiques. Je voudrais bien savoir où serait au- jourd'hui Boileau, par exemple, si nos professeurs n'en cognaient pas de force des morceaux dans nos cervelles. Et, à côté de Boileau, que de poètes ou-
DE LA CRITIQUE. 299
bliés, connus des seuls lettrés, et qui lui sont supé- rieurs !IIs ne se trouvent pas entre les mains deséci - liers, cela les condamne. Il y a de la sorte des admi- rations toutes faites qu'une génération transmet à la génération suivante, ainsi que des articles de foi. C'est [leut-être. hélas ! la seule immortalité pratique, en attendant qu'un nouveau déluge emporte nos œuvres comme des pailles, nos pauvres œuvres hu- maines dont nous sommes si vains et qui ne comptent pas dans l'évolution des mondes.
Evidemment, les vers ont chance de vivre plus longtemps, si l'on envisage ainsi l'immortalité comme un simple résultat de l'exercice des mémoires dans nos écoles. On apprend les vers avec plus de facilité, ils ont une musique qui fixe les mots. Puis, généra- lement, les poèmes sont relativement courts, et il i'aut remarquer que les générations ne retiennent que les œuvres courtes, qui se lisent et se gardent sans efforts. Homère n'a que deux œuvres, Vlliade et VOdi/ssce; et encore VOdyssée reste-'.-elle un peu à l'écart, parce qu'elle n'entre pas directement dans l'enseignement classique. Toute l'œuvre de Virgile tient dans un mince volume. Ce sont là des choses qui doivent nous faire trembler, nous autres modernes qui produisons avec une si incroyable fécondité. Voyez déjà Voltaire, deux ou trois œuvres maîtresses surnagent seules. Et Victor Hugo? M. Armand Silvestre, qui le met au sommet, croit-il qu'il vivra avec ses milliers de vers ? Pour moi, je suis certain que la postérité tirera de cet amas de rimes cinquante pièces au plus, un volume qui de- meurera le chef-d'œuvre de la poésie lyrique fran- çaise.
Voilà donc la seule supériorité que je consente à
300 DE I.A CIIITIQUE.
reconnaître au poème sur le loman : il est plus court et il se retient avec plus de facilité, ce qui le fait choisir de préférence dans les écoles pour exercer la mémoire des élèves. Toute autre idée, surtout l'idée d'absolu, est une plaisanterie esthétique. Les œuvres écrites sont des expressions sociales, pas davantage. La Grèce héroïqjie écrit des épopées, la France du dix-neuvième siècle écrit des romans : ce sont des phénomènes logiques de production qui se valent. 11 n'y a pas de beauté particulière, et cotte beauté ne consiste pas àalignordes mots dans un certain oïdi-c ; il n'y a que des phénomènes humains, venant en leur temps et ayant la beau'té de leur temps. En un mot, la vie seule est belle.
Mais laissons les langues mortes, voyons dans no- tre littérature française les faits auxquels en appelle M. Armand Silvestre Quels sont nos poètes? Ilon- sard, Malherbe, Corneille, Racine, Molière, La Fon- taine, puis le groupe des lyriques de notre siècle, Musset, Hugo, Lamartine, Gautier, d'autres encore. Quels sont nos prosateurs? Rabelais, Moninigne, Montesquieu, Pascal, Bossuet, Saint Simon, Voltaire, Rousseau, Diderot, Balzac, Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt, d'autres encore. Eh ! mais, voilà qui se balance, je crois ; j'estime même que le plateau où est la prose l'emporte. M. Armand Silvestre me dira peut-être que les prosateurs nommés par moi n'ont pas écrit de romans. S'il me faisait cette objection, ce serait que nous ne nous entendrions pas sur ce mot: roman, chose que je soupçonne d'ailleurs. Pour moi, Pa7itaqruel,\es Essa/'s, \e,s Lettres jiersanes, les Provin- ciales sont des romans, je veux dire des études hu- maines.
DE LA CRITIQUE. 30i
Est-ce que Pantagruel n'a pus vécu plus de cin- quante ans? M. Ai'uiand SilvesLre peut-il me citer un poète de l'époque qui, aujourd'hui, après plus de trois siècles, efface la gloire de Rabelais? Il y a Ron- sard; mais est-ce que Ronsard, malgré l'exhumation que les romantiques de 1830 ont lentée de ses œuvres, va seulement àfla hanche de Rabelais? Pan'agruel, après avoir été la Bible du seizième siècle, est resté un monument indestructible de notre liLlcrature. La langue a vieilli, et il demeure debout quand même. Donc la poésie, leversn'esl pas indispensable à l'im- mortalité.
Je pourrais continuer ces comparaisons. Le lecteur les fera aisément lui-même. Pour moi, l'erreur de M. Armand Silvestre est tout entière dans le sens res- treint qu'il doit donner au mot de roman. 11 voit sans doute, dansle roman, ce qu'y voyaient mademoiselle de Scudéri et Le Sage, un simple amusement de l'es- prit; et encore Gil B/asse porte-t-il assez bien, après plus de cent cinquante ans. Depuis le dix-huilième siècle, le roman chez nous a brisé le cadre étroit où il était enfermé ; il est devenu l'histoire et la criti- que, je prouverais même aisément qu'il est devenu la poésie. Avec Balzac, il a absorbé tous les genres, je l'ai dit ailleurs et je le répète ici. Quiconque ne voit pas et ne comprend pas cette grande évolution littéraire, qu'une évolution sociale a déterminée, se trouve du coup jeté en dehors de son époque.
M. Armand Silvestre cite Charles de Bernard, et constate qu'on ne le lit plus. Je le crois bien : Charles de Bernard n'était que la lavure de Balzac, sans aucune note originale. Mais ne va-t-il pas un peu loin, lorsqu'il écrit, après avoir nommé Balzac et
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Flaubert : « Je trouverais tout à fait impertinent de rapprocher leur gloire de celle de Victor Hugo, de Lamartine, d'Alfred de Musset et de Théophile Gau- tier. » Cette impertinence, je me la permets, et gaiement. Il y a plus d'un quart de siècle que Balzac est mort, et sa gloire n'a fait que grandir; il est au- jourd'hui colossal, au sommet. Ncfus verrons ce qu'on pensera de Victor Hugo vingt-cinq ans après sa mort.
Remarquez que j'ai pour le succès le même dédain que M. Armand Silvestre. 11 dit avec raison que l'en- gouement d'une génération ne prouve rien : on l'a bien vu pour Chateaubriand et pour Lamartine, on le verra encore pour Victor Hugo. Un livre se vend à cinquante éditions, cela n'en constate que la vogue. Seulement, pourquoi M. Armand Silvestre dit-il que les romans ont « le privilège exclusif des éditions ac- cumulées et des bruyants succès » ? Et Béranger, un de ses confrères en poésie, qu'en fait-il ? Et Delille, et Lebrun, et Casimir Delavigne ? Je trouve, au con- traire, que les mauvais poètes ont la spécialité des grands succès volés : on les décore, on les met à l'Académie, on les embaume tout vivants. Il n'a fallu qu'un sonnet pour faire pâmer un public. La moin- dre pièce de vers assure une situation à son auteur, tandis qu'on doit souvent écrire dix volumes de prose avant de se faire prendre au sérieux.
Maintenant, pour conclure, je dirai que l'immorta- lité est au génie. Peu importe la forme qu'il adopte. La forme est secondaire, elle est la création et ne vient qu'après le créateur. M. Armand Silvestre nous cli;isse de la postérité, nous autres romanciers qui croyons à la vie et qui nions l'absolu. Je serai plus
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large que lui, j'ouvrirai les siècles aux poètes. Mou- tons tous ensemble, cela sera plus fraternel, car nos eiïorts sont les mêmes. Je n'aamets pas qu'il m'ac- cuse d'écrire sciemment sur du sable, lorsque je veux bien croire qu i-. rime sur le cronze.
LE RÉALISME
J'ai eu la bonne chance d'avoir entre les mains la collection d'un journal : le Réalisme, qu'Edmond Du- ranly a publié avec quelques amis dans les premières années de l'empire. J'ai parcouru celte collection, et j'y ai trouvé des notes si curieuses, que je ne puis résister au besoin de lui consacrer quelques pages. Pour moi le Réalisme est une date, un document très important et très significatif de notre histoire littéraire.
Remarquez que le journal n'a eu que six numéros. Il paraissait le 15 de chaque mois, dans le format in-quarto, sur seize pages, à deux colonnes. Le pre- mier numéro porte la date du 15 novembre 1856, et le dernier celle d'avril-mai 1857; évidemment, les fonds étaient épuisés, il y avait un retard d'un mois, c'était l'agonie. Le journal ne comptait que trois ré- dacteurs attitrés : M. Edmond Duranty, propriétaire et rédacteur en chef; M. Jules Assézat, plus tard ré~ àacleur des Débats, aquilon doit une belle édition de Diderot, et qui est mort il y a quelques années ; enfin M. Henri Thulié, aujourd'hui médecin distingué, au-
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teur de plusieurs ouvrages remarqués, et qui a été der- nièrement président du conseil municipal de Paris.
On ne s'imagine pas avec quelle verdeur ces jeunes gens se jetaient dans la lutte Ils avaient alors de vingt à vingt-cinq ans, ils dormaient bottés, éperon- nés, la cravache en main, menant un tapa-^e de tous les diables. J'ai sur mon bureau les six numéros du Réalisme, et il s'échappe de ces pages jaunies une odeur de bataille qui me grise. J'ai passé par là moi- même, je connais cet emportement des convictions de la vingtième année, ces belles erreurs et ces belles injustices. On ne sait pas grand'chose, on se cherche encore, et l'on éprouve l'envie de faire place nette, de tout démolir pour tout reconstruire, sans s'effrayer de 1 immensité de la besogne, croyant de bonne foi qu'on va accoucher d'un monde. Ce sont les bonnes années. Bien heureux ceux qui les ont connues. Plus tard, quand on est devenu sage, on pleure ces vastes dé- sirs.
Mais faire du bruit n'est rien, la chose stupéfiante est que ces trois jeunes gens apportaient une révo- lution, formulaient tout un corps de doctrine. Certes, le réalisme est une théorie vieille comme le monde; seulement, elle se rajeunit à chaque période littéraire. Mettons qu'ils n'inventaient rien, qu'ils continuaient le mouvement du dix-huitième siècle. Ils n'en avaient pas moins l'étonnante intuition de lever le drapeau du réali:^me, avant que l'agonie du romantisme eût commencé, lorsque personne ne prévoyait encoie la grande poussée naturaliste qui allait se faire dans notre littérature, à la suite de Balzac et de Stendhal. Ils étaient les critiques précurseurs, ils annonçaient à grand fracas la période nouvelle; et cela était si au-
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dacieux, qu'il y eut contre leur petit journal un dé- chaînement inouï. Toute la presse lillcraire les plai- santa, les foudroya. Personne ne parut comprendre.
Eux-mêmes, je dois l'avouer, ne paraissaient pas bien campés sur leur doctrine. M. Dm-anty, à plusieurs repi-ises, explique qu'il a cédé à un entraînement instinctif en fondant son journal. Il a senti là l'avenir il s'est jeté de ce côté à corps perdu, pour aller à la lumière. Comme il le dit dans le dernier numéro : « Au premier numéro, on aura vu la hôte Rthilisme se traîner sur le venire comme les animaux naisstint du chaos, puis peu à peu ses formes se dégager et enfm le loup avec son poil hérissé marcher dans les che- mins et montrer ses dents aux passants inquiétés. » C'était de la bonne foi, ces jeunes gens sentaient que les idées leur venaient dans la lutte, qu'ils s'aguer- rissaient, qu'ils allaient enfin trouver la formule victo- rieuse. Mais il était trop tôt sans doute. Je dirai tout à l'heure pourquoi, selon moi, ce premier effort devait avorter.
Une doctrine ne pousse pas toute seule. Il faut des hommes pour remuer les esprits. Nos trois enthou- siastes étaient partis en guerre à la suite de Courbet et de M. Champfleury. C'étaient là les pavés qu'ils jetaient au romantisme triomphant. Ils prenaient les exemples qu'ils avaient sous la main, sans même distinguer entre les talents si différents de leurs deux patrons. D'ailleurs, le Réalisme contient simplement une étude sur M. Champfleury, où il y a même des res- trictions; quant à Courbet, il y règne moins encore, il reçoit seulement çà et là un éloge. M. Duranty et ses amis élargissaient la question, remontaient aux principes, parlaient de rénover tous les arts. On m'a
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raconté une histoire bien jolie : il paraît que Couihet et M. Champfleury furent très effrayés du zèle de ces jeunes gens qui immolaient tous les puissants de la littéiature sur l'autel du réalisme ; ils eurent peur d'être compromis, ils lâchèrent publiquement leurs terribles défenseurs.
En somme, celte furieuse attaque était dirigée contre le romantisme. Il faut se souvenir qu'on était €n 1850, que Victor Hugo régnait, du fond de son exil. Là est l'audace des novateurs, la prescience du mouvement qui devait s'accélérer plus (ard. Naturel- lement, leurs théories restent assez confuses. Les articles sont un peu lourds, un peu embrouillés. Je suis loin d'accepter toutes leurs idées. On sent des esprits qui se cherchent encore, qui se débattent pour arriver à la formule juste et précise. Je vais in- diquer, par deux citations, les points qui m'ont paru absolument clairs.
D'abord, pas d'école. « Ce terrible mot de Réalisme est le contraire du nnot école. Dire école réaliste et un non-sens : réalisme signilie expression franche et complète des individualités ; ce qu'il alt;U|iie c'est justement la convention, l'imitation, toute espèce d'école. »
Voici maintenant la formule nouvelle :
« Le Réalisme conclut h la reproduction exacte, complète, sincère, du milieu social, de l'époque où l'on vit, parce qu'une telle direction d'études est jus- tifiée par la raison, les besoins de l'intelligence et l'intérêt du public, et qu'elle est exempte de tout mensonge, de toute tricherie... Cette reproduction doit donc être aussi simple que possible pour être comprise de tout le monde.»
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Je m'arrête ici, parce que nous touchons du doigt l'esthétique des réalisles de 1856. Songez qu'ils sont perdus en plein romantisme et qu'ils vont forcément accomplir une œuvre de réaction. Aussi le caractère du mouvement qu'ils veulent déterminer, est-il de faire tout le contraire de ce que font les romantiques. Ils exaltent la sincérité, la simplicité, le naturel ; ils entendent choisir leurs sujets dans la bourgeoisie, dans le menu peuple. Et comme il s'agit d'exagérer pour se faire entendre, ils restreignent singulière- ment le champ littéraire. C'est là une de leurs plus grosses fautes. On ne les écoutera pas, parce que leur révolution est trop radicale et qu'une littérature ne peut s'enfermer dans le monde étroit où ils sem- blent vouloir la mettre.
Oui, certes, une littérature est plus complexe que cela. Il faut admettre la peinture de toutes les classes. Je ne vois nulle part qu'ils conseillent d'ap- pliquer la méthode naturaliste à tous les person- nages, princes ou bergers, grandes dames ou gar- deuses de vaches. On dira que cela va de soi. Nullement. Le réalisme de 1836 était exclusivement bourgeois. Par ses théories, par ses œuvres, il ne sortait pas d'un certain cercle limité. Il n'avait pas la largeur qui s'impose.
Une autre faute regrettable était de s'attaquer violemment à notre littérature entière. Jamais on n'a vu pareil carnage. Balzac n'est pas épargné ; on le discute et on lui dit son fait, tout en l'admirant beau- coup. Quant à Stendhal, il n'est pas jugé assez bon réaliste. Je ne parle pas de Victor Hugo, contre lequel on lance un article foudroyant. Cela rentrait dans la campagne ouverte par le journal. Il ialhiit
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frapper le romantisme à la lête. La note la plus fâ- cheuse est une courte appréciation de Madame Bo- vary, qui venait de paraître, d'une telle injustice, qu'elle étonne profondément aujourd'hui. Comment les réalistes de 1856 ne sentaient-ils pas l'argument décisif que Gustave Flaubert apportait à leur cause? Eux étaient condamnés à disparaître le lendemain, tandis que Madame Bovary allait continuer victo- rieusement leur besogne par la toute-puissance de son style.
Nier la poésie, nier toute la production contem- poraine, cela est d'une belle hardiesse de novateurs. Mais, dans ce cas, il faut pouvoir combler le vide que l'on fait. Or, M. Champlleury n'avait pas les épaules assez larges pour combler ce vide. Il apportait un talent très personnel, très frais et d'une saveur char- mante ; seulement, l'ampleur lui manquait, la|)rodiJC- tion magistrale qui décide des victoires littéraires. Les soldats furent battus, parce que legonéral refusait de marcher et ne pouvait les conduire au triomphe. Je mets Courbet à part, je reste dans la littérature. Courbet est un maître.
D'ailleurs, les faits ont jugé la querelle : la bataille n'a été qu'une escarmouche. Mais, en dehors de cette défaite des personnalités mises en cause, reste le programme de ces trois jeunes gens, qui appa- raissent un beau jour les mains pleines de vérités Ils parlent les premiers, et avec une hai:teur su perbe. Ilien ne les effraye, ils attaquent toutes les questions;Duranty se chargede la doctrineet foni ii t si.Y, sept articles dans chaque numéro; Henri Tiiilié publie une grande étude révolutionnaire sur le roman ; Jules Assézat, le plus calme des troi-, fait
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une charge à fond de train contre le théâtre contem- porain. Roman, théâtre, peinture, sculpture, ils ré- forment tout. Et, quand le journal va disparaître, M. Duranty dans un dernier article indique les sujets qui étaient au programme, une liste sans fin d'études, dont je citerai quelques-unes : la discussion des préfaces littéraires parues depuis 1800 ; la filiation de l'esprit français dans son afféterie depuis l'hôLel de Rambouillet jusqu'à nos jours; une petite his- toire des Variations littéraires; un travail sur le co- mique, le tragique, le fantastique et l'honnête, etc.
Lisez ces lignes que M. Duranty écrivait, en s'adres- sant à ceux qui continueraient sa besogne.
« Je leur conseillerai d'être acerbes et hautains. Pendant un an, on demandera autour d'eux avec colère ou raillerie ce que c'est que ces jeunes gens qui n'ont rien fait et qui veulent régenter tout le monde. Après dix-huit mois, ils seront devenus hommes de lettres. La valeur d'un écrivain n'est jamais constatée dès son début. On conmience par essayer de le rayer avec les ongles, avec le bec, avec le fer, le diamant, toutes les matières dures et aiguës usitées dans la critique; et quand on s'est aperçu, après de longs essais, qu'il n'est pas friable et qu'il résiste, chacun lui ôte son chapeau et le prie de s'asseoir. »
Et lisez encore ce passage: «Toutefois, le journal aura tenu six mois, sans vivres, contre tous, et je considère cela comme une défense suffisante. Tout a été remué. Les gens au-dessous de trente ans, avec la gaieté de l'imprévoyance, nous ont nié, de tout l'cspiit que vingt Français quelconques peuvent mettre au service ou à l'attaque d'une cause. Les
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autres, plus âgés, plus expérimentés, ont reconnu le nuage qui annonce la tempête et la grande marée qui doit les noyer; et ils ont rempli de limentations irritées les Revues et les grands journaux. Plus il trouvera de résistance, plus invinciblement le réa- lisme sera vainqueur. Où il n'y a aujourd'hui qu'un homme, il en viendra bientôt cent, quand le tam- bour aura battu... »
Ces lignes étaient prophétiques. Elles m'ont frappé profondément. Aujourd'hui, le romantisme agonise, le naturalisme triomphe. De toutes parts, la nouvelle génération se lève. La formule s'est élargie, elle va avec le siècle Ce n'est plus une guerre d'école à école, une querelle de phrases plus ou moins bien construiles, c'est le mouvement même de l'intelli- gence contemporaine.
LES CHRONIQUES PARISIENNES DE SAINTE-BEUVE
On sait que ces chroniques sont des notes que Sainte-Beuve envoyait dans le secret le plus strict h ]ai />evue suisse. M. Jules Troubat, dans une excel- lente préface, a expliqué tout le mécanisme de ces envois.
Maintenant que nous avons le recul nécossaiio pour juger le grand critique, il nous apparaît .suilnul comme une intelligence très souple, ciu'ieii.>e dt.- toul, mais goûtant particulièrement le lin cl le compliqué des choses. Il se tenait dans un é(iuilibre heurouA, ayant horreur des extrêmes, gôné par Lvs écljla dos tempéraments trop violents, Aujourd'lnn. nous tous qui aimons la vie, nous sommes souvent charmés des pénétrations de Sainte-Beuve, quand nous tom- bons sur certaines de ses pages où il a formulé avec une nardiesse tranquille la méthode expérimentale que nous mettons en pratique. Puis, à côté, nous sommes désorientés et fâchés, en trouvant un Sainte- Beuve qui ne va pas jusqu'au bout de ses affirma- lions, qui affiche des goûts et des opinions de bour- geois effaré par les conclusions logiques de ce qu'il a
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exposé la veille. Evidemment, l'écrivain ne disait pas tout ce que pensait l'homme, et il y avait en outie chez lui un féminin, qui se plaisait au sous-entendu et au vague des choses.
Rien ne le prouve mieux que les Chroniques parisiennes. A Paris, toutes sortes de liens le gar- rottaient, et il rêvait d'ôtre libre quelque part, de dire là ce qu'il pensait réellement. Il envoyait donc des notes à la Revue suisse, notes sur lesquelles le directeur de cette Revue rédigeait des articles, toute une correspondance régulière. Selon moi, cela n'était pas très brave. Mais on aurait tort de voir dans ces jugements misqués une trahison. Tout venait de l'opi- nion que Sainlc-Beuve se faisail de la critique, du rôle qu il lui assignait. Il l'exerçait comme une charge pu- blique, il prenait quelque chose du magistrat qui est tenu à une altitude officielle. De là cette idée que la vérité pouvait être brutale et de mauvais goût. Il croyait avoir charge d'àmcs, toutes sortes de consi- dérations extra-littéraires entraient dans ses juge- ments; avec lui, on n'avait jamais la vérité vraie, exacte^ mais une vérité mise à point pour les besoins du mo- ment; et sil'on voulait savoir aujuste ce qu'il pensait, il falliiitlire entre les lignes, être au courant du su- jet qu'il traitait, le connaître aussi bien que lui et rétablir alors les faits, grâce aux allusions discrètes. C'était une machine très amusante, mais horrible- ment compliquée.
Il y aurait une étude nécessaire à tenter sous ce titre : du rôle de la critique et de son emploi. Je crois qu'en somme une franchise absolue est plus saine que toutes ces politesses sournoises. Lors(iu'on doit tuer son homme, autant lui couper tout de suite la
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tête que de l'assassiner à coups d'épingle. Je sais bien qu'avec ce système brutal de tout dire, il n'est plus de relations mondaines possibles ; en outre, cela a une rigueur scientifique qui inquiète les lettrés. Mais la besogne me paraît plus honnête et plus morale. D'ailleurs, delà part de Sainte-Beuve, il n'y avait pas seulement là prudence, il y avait nature.
Pour en revenir aux Chroniques parisiennes, les ré- vélations qu'elles apportent ne sont en somme pas bien terribles. J'ignore si l'éditeur a enlevé les choses trop dures, mais on reste surpris que Sainte-Beuve ait cru devoir se cacher pour porter de pareils juge- ments. On y retrouve sa désertion du camp roman- tique, ses critiques contre Hugo, qu'il encensait la veille, puis son horreur instinctive de Balzac ; mais ce sont là des attitudes qu'on connaissait. Il fallait vrai- ment que la vérité effrayât beaucoup Sainte-Beuve, pour qu'il crût devoir aller en Suisse, lorsqu'il avait des choses si simples à dire.
Ce qui m'a frappé, c'est qu'au lendemain des Bur- graves, Sainte-Beuve exprimait sur le théâtre à peu près les idées que je défends et qui paraissent révo- lutionnaires aujourd'hui encore. Ici, je ferai quelques citations.
Voici ce que Sainte-Beuve dit des Burgraves, qu'il n'avait d'ailleurs pas vu jouer : « Il paraît bien que c'est beau, mais surtout solennel, écrit Janin : en bon français ennuyeux. On écoutait, mais sans aucun plaisir. Ce même Janin, qui a loué par nécessité dans les Débats^ disait tout haut en plein foyer à qui vou- lait l'entendre « : Si j'étais ministre de l'intérieur, «je donnerais la croix d'honneur à celui qui sifflerait « le premier. » Il y aurait eu quelque courage en
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efTet. Et, pUistard, il ccriL encorecelte noled'nnejolie méchanceté : « Les Burg7'aves n'ont réellement pas réussi; ce n'est pas un succès malgré les bulletins. Trois fois la salle a été pleine d'amis ; la quatrième ou la cinquième fois, le public a tant sifflé vers la fin, qu'on a fait baisser la toile. Depuis ce temps, les re- présentations i^ont toujours plus ou moins orageuses. Les journaux acquis à Hugo... disent que ce fait est inqualifiable et qu'il y a je ne sais quelle cabale. Rien de plus aisé à qualifier. On siffle : Huf;n ne veut pas du mot, et dit devant les acteurs : « on trouble ma pièce » . Les acteurs, qui sont malins, disent depuis ce jour troubler au lieu de siffler. Il faut espérer que Ju- dith (ou toute autre pièce) réussira, qu'elle ne sera pas troublée. Ce mot est curieux venant de l'école du mot propre. »
En somme, Sainte-Beuve salua la Lucrèce de Pon- sard conime une protestation contre l'école roman- tique. Il lui était manifestement sympathique, tout en ne criant pas au chef-d'œuvre. Même je suppose qu'il ne s'abusait pas sur la valeur absolue de l'œuvre ; elle lui semblait simplement une bonne machine de guerre dont il jouait.
Mais voici le passage qui m'a le plus frappé. « Dé- cidément, l'Ecole finit (^l'Ecole romantique) ; il faut en percer d'une outre: le public ne se réveillera qu'à quel[ue nouveauté bien imprévue. J'espère toujours que ce sera du théâtre que ce coup viendra, et qu'au milieu de notre anarchie, il sortira de par là un 1 8 Bru- maire littéraire. Le théâtre, ce côté le plus invoqué de l'ai t moderne, est celui aussi qui, chez nous, a le moins produit et a fait mentir toutes les espérances. Carque d'admirables etinfructueux préparatifs depuis
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vingt ans r Traductions des théâtres étrangers, ana- lyses et explications critiques, essais et échantillons de drames écrits : Barricades, Etats de Blois, Clara Gazul, Soirées de ISeuilly, drames de M. de Rémusat, préfaces modernes, de Croiiiwell...^ei puis quoi? //er- mam, puis rien. Un lourd assommement. Dumas s'est gaspillé, de Vigny n'a jamais pu s'évertuer, Hugo s'est appesanti. C'est par le théâtre qu'il reste tanl à faire et à traduire enfin — devant un public blasé qu'on réveillerait — les grandes idée^ courantes et remuées depuis cinquante ans. »
Remarquez que cela a été écrit en avril 1843, il y a trente-six ans. Or, je ne dis pas autre chose aujour- d'hui. Cependant, il s'est passé an fait que Sainte- Beuve n'avait pas prévu. Le réveil qu'il attendait par le théâtre est venu par le roman. C'est Balzac, ce Balzac dont il n'a jamais compris la puissance, qui a accompli le 18 Brumaire littéraire dont il parle. De sorte qu'aujourd'hui la situation, au théâtre, est à peu près la même, on compte toujours sur un coup de génie qui nous tirera de notre anarchie; seulement, il devient évident que le théâtre ne sortira du gâchis qu'en suivant le roman dans la voie naturaliste oh il s'est engagé. Sainte-Beuve établit la situation, mais il ne prévoit rien. Les faits, à cette heure, mon- trent 011 est la force du siècle, dans Balzac et dans ses continuateurs, qui, pour moi, conquerrontprochaine- ment le théâtre par la méthode.
A la fin du volume. Sainte-Beuve se lamente encore sur l'avortement dramatique de son âge. Il ne voit pas nettement pourquoi tout a croulé, mais i! cons- tate le désa-tre. Pour lui, on a pu avoir de l'espoir au lendemain à'Henmni. « Au commencement de 1830,
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dit-il, Hernanî\\nl apporter du mouvemen l, cl comme un éveil de prochain espoir; c'était étrange, c'était peu historique, c'était plus qu'humain et assez sur- naturel, mais enfin il y avait éclat, poésie, nouveauté, audace ». Seulement, cet espoir fut bientôt déçu, ce qui suivit Hernani, les pièces que l'école romantique produisit ensuite, le fâchent et lui font pousser ce cri : « Le faux historique, l'absence d'étude dans les sujets, le gigantesque cl le forcené dans les sentiments et les passions, voilà ce qui a éclaté et débordé; on avait cru frayer le chemin et ouvrir le passage à une armée chevaleresque, audacieuse, mais civi- lisée, et ce fut une invasion de barbares. »
Dès lors, Sainte-B 'uve reste dérouté. 11 ne sait plus où l'on va, il n'ose plus rien prévoir". La besogne du siècle lui échappe totalement. Même il ne sent pas que, si le romantisme croule si vite, c'est qu'il appor- tait avec lui des causes immédiates d'écroulement. Il ne comprend pas davantage que l'élan de 1830 est un simple cri de délivrance, que le véritable homme du siècle est Balzac, que le romantisme, en un mot, est la période initiale et troublée du naturalisme. De là ses perplexités sur l'époque dramatique. Il parle de tout cela en virtuose de l'intelligence ; il n'a pas jeté une seule clarté sur l'évolution littéraire qui s'est accomplie dans le roman, et qui va s'accomplir au théâtre.
D'ailleurs, pour moi, un critique qui n'a pas com- pris Balzac, peut être un analyste très fin, une intel- ligence très souple, mais il n'est pas à coup sûr un de ces esprits supérieurs qui ont la haute compréhension de leur siècle. Je sais bien qu'il y avait ici anlipalhie de nature; mais, tout en n'aimant ni l'homme ni
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l'œuvre, il s'agissait de deviner l'influence décisive que Balzac allait avoir sur la seconde moitié du siè- cle.
Ecoutez la façon dont il parle de Balzac, à propos du succès qu'Eugène Sue venait d'obtenir avec les Mystères de Paris. « Ce qu'il y a de mieux dans son avènement (l'avènement d'Eugène Sue), c'est que cela di blaie le terrain et simplilio. Balzac et Frédéric Soiilié sont mis de côté. Balzac ruiné, et plus que ruiné, est parti pour Saint-Pétersbourg, en faisant dire dans les journaux qu'il n'allait là que pour sa santé et qu'il était décidé à ne rien écrire sur la Rus- sie. » Cela peut-il se supporter aujourd'hui? Les J///s- tères de Paris balayant les œuvres de Balzac I Eugène Sue et Frédéric Soulié mis un instant sur la même ligne que Tauteur de la Comédie humaine! Voilà de ces lourdes appréciations que seul un critique à courte vue doit commettre. Quand on ne voit pas plus clair dans l'œuvre et dans la jn iss iice d'un écrivain, on donne des doutes sur la sulidilc de son jugement et on perd du coup tous les droits qu'on peut avoir à porter des arrêts définitifs.
Je ferai encore une citation : « Le roman de Balzac, Modeste Mignon, est dédié à une étrangère, fille d'une terre esclave, ange par Camour, démon par la fantai- sie, etc. A-ton jamais vu un galimatias pareil? Com- ment le ridicule ne fustige-t-il [)as de pareils écri- vains, et par quelle concession un journal qui se res- pecte leur ouvre-t-il ses colonnes ?... Ce roman de Balzac était annoncé, il y a quelques jours, dans les Débats, par une lettre de l'auteur, la plus amphigou- rique, la plus affectée et la plus ridicule qui se puisse lire, tout cela afin de mettre en goût le public. Ceux
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qui insèrent de telles fadaises s'en moquent, sans doute, mais ils croient qu'il faut servir au public ce qu'il demande. »
Toul le procédé du critique est là. 11 s'arrête à l'allure romantique d'une dédicace, et il ne pénètre pas la véritable force de Balzac, cette méthode natu- raliste qui va s'imposer. Il porte un jugement de rhétoricien exaspéré, il ne se hausse pas au rôle d'analyste maître de lui-même qui dégage nettement la puissance d'un écrivain. La passion l'aveuglait. Le tempérament exubérant de Balzac le jetait hors de toute justice. Dans les derniers temps de sa vie, il en était encore à se montrer stupéfait de l'influence décisive de Stendhal et de Balzac sur le roman fran- çais. Et il est mort, sans vouloir comprendre. C'est pour moi un fait qui détermine nettement la figure de Sainte Beuve. 11 était comme un de ces nobles de l'ancien régime, (\m après avoir adopté les idées de la Révolution, refusèrent d'aller jusqu'au bout, profon- dément troublés et ne comprenant plus. Lui, appli- quait en critiquela méthode scientifique ; seulement, toute sa nature d'hom.me ancien se révoltait, lorsqu'il voyait cette méthode portée dans le roman, avec une violence révolutionnaire. De là, ces contradictions dune critique qui voulait tout saisir et qui, après avoir fait la lumière sur mille points secondaires, refusait de comprendre par quelles nouvelles trouées allait venir le grand jour.
HECTOR BERLIOZ
Je viens de lire un livre qui m'a profondément ému, la Correspondance inédite cV Hector Berlioz, ie n'entends pas parler musique, je serais incompétent. Même, je veux me mettre à un point de vue tout particulier, n'étudier chez Berlioz que le génie si longtemps incompris, exaspéré par une lutte ardente de chaque jour, hué €t sifflé en France, lorsqu'on l'acclamait à l'étranger, ne triomphant enfin que dans la mort, après avoir traîné pendant six années l'agonie de la chute suprême des Troyens.
Mon travail sera simple d'ailleurs, je me bornerai à des citations. Voici la vérité des faits.
Dans une excellente notice biographique, dont M. Daniel Bernard a fait précéder la Correspondance^ je trouve d'abord de précieux renseignements. Il faut se souvenir des légendes qui s'étaient formées sur Ber- lioz de son vivant. On faisait de lui un fou et un mé- chant, un artiste dont l'orgueil démesuré ne pouvait tolért'i aucun rival. Les journaux du temps le pei- gnaient ainsi : :< Le musicien incompris méprise pro- fondément ce qu'on nomme vulgairement le public; mais, en compensation, il n'a qu'une médiocre estime
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pour les artistes contemporains. Si vous lui nonimez Meyerbeer ; — Hum ! hum ! il a quelque talent, je ne dis pas, mais il sacrifie à la mode. — El M. Auber ?
— Compositeur de quadrilles et de chansons.
— Bellini? Donizelti ? — Italiens, Italiens ! musiciens faciles, trop faciles. »
Et ce n'est pas tout. Comme le dit M. Daniel Ber- nard, on prêtait en critique à Berlioz les opinions les plus saugrenues. Homme de lutte, ayanl;'» combattre pour imposer ses idées, il s'était fortifié dans son feuilleton du Journal des Débals, d'où il mitraillait ses adversaires, très nombreux, et qui avaient pour eux la bêtise courante. Mais il avait beau dire blanc, on lui faisait dire noir. C'est là un phénomène stu- péfiant qui se produit toujours. La chose écrite que chacun peut lire semble devoir être un fait. Eh bien 1 pas du tout. Berlioz, à propos de VIdoménée, de Mozart, écrivait : « Quel miracle de beauté qu'une telle musique! Comme c'est pur! Quel parfum d'anti- quité ! » El on lisait : « Mozart n'a aucun talent, per- sonne n'a de ta'ent, moi seul ai inventé la musique.» Explique qui pourra ce phénomène, il a lieu chaque fois qu'un artiste convaincu parle à la médiocrité des foules.
« Une fois pour toutes, dit M. Daniel Bernard, établissons que Berlioz ne prétendait nullement au rôle que certains compositeurs ont tenu depuis. H ne se vantait pas d'être le seul de son espèce et ne croyait point qu'avant lui la musique fût une science ignorée, ténébreuse, inculte; loin de renier les anciens, il se prosternait avec vénération devant les dieux de la symphonie... Son ufiique prétention (et elle nous paraît justifiée) était de continuer la tradi-
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tion musicale en l'agrandissant, en l'améliorant grâce aux ressources modernes. »'
D'ailleurs, il avait des tendresses ardentes, il dé- fendait Liszt avec une passion extraordinaire. S'il faisait un continuel massacre des opéras-comiques, il était pris de véritables accès de dévotion devant les œuvres qu'il aimait. C'était un croyant, avec une pointe de fanatisme pour ses idées, forcément aigri par l'injustice de ses contemporains. J'emprunte encore à M. Daniel Bernard les lignes suivantes, qui résument très nettement la vie tourmentée de Berlioz.
« Il existait d'excellentes raisons pour que Berlioz fût aitaqué, discuté, calomnié par ses concurrents, qui, ayant du talent, ne lui pardonnaient pas d'avoir du génie, et par ceux, beaucoup plus nombreux, qui, ne possédant ni génie ni talent, se ruaient indiffé- remment à l'assaut de toute réputation sjérieuse, sans espoir d'en tirer avantage pour eux-mêmes, et uni- quement pour le plaisir de briser. Couvert de lauriers à l'étranger, Berlioz s'irritait de trouver dans les feuilles de ses couronnes triomphales des moustiques parisiens qui le piquaient. 11 était plus préoccupé des haines qu'il rencontrait dans son propre pays que des magnifiques ovations qui l'attendaient au delà des frontières, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Weimar, à Lowenberg. »
Une dernière citation de M. Daniel Bernard, une phrase que j'ai trouvée bien jolie : « Certains critiques croyaient l'avoir détruit à tout jamais, ou s'imagi- naient qu'ils le croyaient ; car, au fond, ils n'en étaient pas bien sûrs. »
Mais il est temps d'entendre parler Berlioz lui même. Je prends qh et là les passages où coule toute
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son amertume contre Paris et la France. C'est une blessure sans cesse ouverte, c'est une révolte conti- nuelle contre la sottise, mêlée d'une douleur prolonde à se voir ainsi chassé de son pays.
Le 14 janvier 1848, il écrit de Londres à M. Auguste Morel : « Quant à la France, je n'y pense plus... L'évidence est là : comparaison faite des impressions que ma musique a produites sur tous les publics de l'Europe qui l'ont entendue, je suis forcé .de conclure que c'est le public de l^aris qui la comprend le moins. N'est-il pas grotesque qu'on joue dans les concerts du Conservatoire les œuvres de tout ce qui a un nom quelconque, excepté les miennes ? N'est-il pas bles- sant pour moi de voir l'Opéra avoir toujours recours à des ravaudeurs musicaux et ses directeurs toujours armés contre moi de préventions que je rougirais d'avoir à combattre, si la main leur était forcée ? La presse ne devient-elle pas ignoble de jour en jour? Y voyons-nous autre chose maintenant (à de rares exceptions près) que de l'intrigue, de basses tran- sactions et du crétinisme ?... Et croyez-vous que je sois la dupe d'une foule de gens au sourire empressé, et qui ne cachent leurs ongles et leurs dents que parce qu'ils savent que j'ai des griffe < et des dé f crises 7 Ne voir partout qu'imbécillité, iudifférence, ingrati- tude ou terreur, voilà mon lot à Paris. »
Le 15 mars 18^8, il écrit de Londres à M, Joseph d'Ortigne : « Je n'ai plus à songer, pour ma carrière musicale, qu'à l'Angleterre ou à la Russie. J'avais, depuis longtemps, fait mon deuil de la France ; la der- nière révolution rend ma résolution plus ferme et plus indispensal;]e. J'avais à lutter, sous l'ancien gouvernement, contre des haines semées par uu
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feuilleton, contre l'ineptie de ceux qui gouver- nent nos théâtres et rindifférence du public ; j'au- rais, de plus, la foule des grands compositeurs que la République vient de faire éclore, la musique popu- laire, philanthropique, nationale et économique. La France au point de vue musical, n'est qu'un pays de crétins et de gredins ; il faut être diablement chauvin pour ne pas le reconnaître. »
Le 21 janvier 1852, il écrivait de Paris à M. Alexis LwoCf : (( Rien n'est plus possible à Paris et je crois que, le mois prochain, je vais retourner en Angle- terre, où le déi>i}' iCaiiiier la musique est au moins réel et persistant. Ici, tonte place est prise ; les mé- diocrités se mangent entre elles et l'on assi>te au combat et aux repas de ces chiens avec autant de co- lère que de dégoût. Les jugements de la presse et du public sont d'une sottise el. d'une frivolité dont rien ne peut offrir un exemple chez les autres nations. »
Le 9 janvier 1856, il écrit de Paris à M. Auguste Morel : « On ne voit que tripotages, platitudes, niai- series, gredineries, gredins, niais, plats et tripoteurs. Je me tiens toujours de plus en plus à l'écart de ce monde empoisonné d'empoisonneurs. »
Le 1\ lévrier 18G1, il écrivait de Paris à son fils Louis Berlioz : « Les professeurs de chiflVes (.musique en chillVes) m'ont provoqué dernièrement ; tu as vu dans mon article du 19 à quoi leur instance a abouti et quel coup de poing ils m'ont obligé de leur donner sur la tète. Fais lire cela à Morel, qui fut insulté par eux, il y a quelques années... Jamais je n'eus tant de moulins à vent à combattre que cette année. Je suis entouré de fous de toute espèce. Il y a des instants où la colère me suffoque. »
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Je pourrais multiplier ces citations où l'on voit le pauvre grand homme exaspéré se débattre dans les insultes qu'on faità son génie La colère l'emporte, les épithètes se pressent, il est continuellement sous les armes pour repousser les attaques ; et l'on sent, dans son cœur, une incurable tristesse, le coup de couteau que la frivolité de son cher et détesté Paris lui a planté en pleine poitrine et dont il mourra. Dans sa douleur, les consolations ne lui viennent que de l'étranger. Quand il sourit, c'est qu'il a triomphé quelque part, au loin, à Berlin ou à Londres.
(( J'ai reçu hier une lettre d'un monsieur inconnu sur ma partilion des Troyens. Il me dit que les Pari- siens étaient accoutumés à une musique plus indul- gente que la mienne. Cette expression m'a ravi. » (Lettre à M"*» Ernst, Paris, 14 décembre 1864.)
« Voici encore un bulletin de la grande armée.... La seconde représentation de Béabnce à Weimar a été ce qu'on m'avait annoncé qu'elle serait; j'ai été rappelé après le premier acte et après le deuxième. Je vous fais grâce de toutes les charmantes flatteries des artistes et du grand duc. » (Lettre à M. et M"* Massart, Lowenberg, 19 avril 1863.)
« Je t'écris trois lignes pour que tu saches que j'ai obtenu hier soir un succès pyramidal. Redemandé je ne sais combien de fois, acclamé et tout {sic) comme compositeur et comme chef d'orchestre. Ce matin, je lis dans le Times, le Morning Post, le Mom ng He- rald, Y Advertiser &i autres, des dithyrambes comme on n'en écrivit jamais sur moi. Je viens d'éciii-o à M. Bertin pour que notre ami Raymond, du Journal des Déùats, fasse un pot-pourri de tous ces articles
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et qu'on sache au moins la chose. » (Lettre ?i l\î. Jo- sepn d'Ortigue, Londres, 24 mars 1852.)
Ainsi donc, telle a été sa vie jusqu'au dernier jour : hué en France, applaudi à l'étranger. Je terminerai mes citations par une page d'ironie cruelle. On avait annoncé que Berlioz allait partir pour l'Allemagne, où il venait d'être nommé maître de chapelle. C'est alors que, le 22 janvier 1834, il écrit à M. Brandus la lettre suivante :
« Le fait est que je dois quitter la France un jour, dans quelques années, mais que la chapelle musicale dont la direction m'a été confiée n'est point en Alle- magne. Et puisque tout se sait dans ce diable de Pa- ris, j'aime autant vous dire maintenant le lieu de ma future résidence : je suis directeur général des con- certs particuliers de la reine des Ovas, à Madagascar. L'orchestre de Sa Majesté Ova est composé d'artistes malais fort distingués et de quelques Malgaches de première force. Ils n'aiment pas les blancs, il est vrai, et j'aurais en conséquence beaucoup à souffrir sur la terre étrangère, dans les premiers temps, si tant de gens en Europe n'avaient pris à tâche de me noircir. J'espère donc arriver au milieu d'eux bronzé contre leur malveillance. En attendant, veuillez faire savoir à vos lecteurs que je continuerai ù habiter Paris le plus possible, à aller dans les théâtres le moins pos- sible, mais à y aller cependant, et à remplir mes fonc- tions de critique commeauparavant, plus qu'aupara- vant. Je veux, pour la fin, m'en donner à cœur joie, puisque aussi bien il n'y a pas de journaux à Mada- gascar. ))
Maintenant, quelle moralité devons-nous tirer de tout cela Berlioz mort, on sait quela été son triomphe.
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Aujourd'hui, on s'incline très bas devant sa tombe, on le proclame la gloire de notre école moderne. Ce grand hom.me qu'on a vilipendé, qu'on a traîné au ruisseau pendant sa vie, est applaudi dans son cer- cueil. Tous les mensonges entassés autour de lui, toutes les légendes odieuses et ridicules, toutes les polémiques sottes, tous les efforts delà haine cL de l'envie pour le salir, s'en sont allés comme une pous- sière balayée par lèvent ; et il reste seul, debout dans sa victoire. C'est Londres, c'est Saint-Pétersbourg, c'est Berlin, hélas! qui ont eu raison contre Paris. Mais croyez-vous que cet exemple guérisse la foule de sa frivolité et les médiocres de leur rancune, en face des talents personnels? Ahl que non pas! De- main, un musicien original peut naître, il trouvera exactement les mêmes sifflets, les mêmes calomnies, et il recommencera identiquement la même bataille, s'il veut la même victoire. La bêtise et la mauvaise foi sont éternelles.
CHAUDES- AIGUËS ST BALZAa
J'ai fait une trouvaille, j'ai découvert un volume iiililulé : les Ecrivains mod^î'nes de la France. Il a paru chezGosselin, en 1841, et il a pour auteur un "ritique du nom de Chaudes-Aiguës, mort depuis vin :l-cinq à trente ans, je crois, et parfaitement oublié aujour- d'hui. Je me souviens d'avoir lu, dans la Revue de Paris, un article oti Asselineau donnait ce Chaudes- Aiguës comme un lettré de talent, un esprit fin et sagace. En tous cas, sans être au premier rang, Chaiides-Aigues occupait une place honorable dans la litléraliire de l'époque, et l'on peut dire qu'il résu- mait l'opinion moyenne, qu'il tenait alors la place de certains de nos critiques, aujourd'hui très écou- tés. D'ailleurs, la preuve que ses études avaient une valeur, c'est qu'il a trouvé un éditeur pour les réunir en un volume.
Or, en feuilletant ce volume, j'ai rencontré une étude sur Balzac, qui est devenue pour notre généra- tion le comble de la drôlerie. Cela est complet, cela résume la bêlise d'une époque. On assiste là à celte
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éternelle rage de la médiocrité, à cette éternelle né- galion des aveugles devantles personnalités puissan- tes. Et ce qui est amusant, c'est que nous sommes déj.\ la postérité et que le rire nous prend, lorsque nous mel ons Balzac en face de ce Ghaudes-Aigues, le géant du roman moderne à côté de ce nain ridicule qui lâche de le couvrir de boue, sans arriver à autre chose qu'à se salir lui-même. Quel beau spectacle et quelle leçon! Mordez, insultez, meniez, soyez bêtes, dénoncez, faites-vous mouchards et gardes-chiourme, traînez les œuvres dans la boue, \o\\h le résultat : ceux que vous diffamez grandissent et rayonnent dans l'admiration de vos petits-fils, tandis que vos jugements odieux et imbéciles de- viennent, quand on les retrouve, un objet de honte et de risée pour vos mémoires.
Je veux ressusciter Ghaudes-Aigues. Cela sera d'un bon exemple pour nos aboyeurs d'aujourd'hui. Il faut qu'on mette le nez d'une certaine critique dans ses ordures. Vous allez voir que rien n'est changé. Les accusations sont toujours les mêmes, et le talent ne s'en porle pas plus mal.
Donc, je me contenterai de donner des citations. Il suffît qu'on ait le^ piètres sous les yeux. D'abord, Chaudes-Aiguës triomphe en dix pages, parce que Balzac se permet d'opérer certains changements dans la classification de ses ouvrages. On sait que le grand romancier ne trouva qu'après coup l'idée de réunir ces romans par un lien commun, sous le large titre de la Comédie humaine, et il eut alors cer- taines hésitations, il modifia plusieurs fois l'ordre des différentes parties. 11 n'y avait évidemment là rien qui diminuât le talent du romancier; nous ne nous
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préoccupons plus de ces choses aujourd'hui; mais Chaudes-Aiguës exulte, il s'imagine confondre Bal- zac en lui faisant celte guerre de détails, et quand il a prouvé que certaines œuvres ne sont pas à leur place, il triomphe, il se vante d'avoir mis en poudre la Comédie liumaine. Pauvre homme 1 II conclut : « Ce recensement sommaire une fois livré aux mé- ditations des admirateurs les plus enthousiastes de M. de Balzac, nous écouterons d'une oreille indifférente M. de Balzac vanter à outrance les merveilles architectoniques dont il rêve. Qui pourrait songer sans rire, désormais, à la future cathédrale de M. de Balzac? » Gertts, on rit aujourd'hui, mais on rit de Chaudes-Aiguës.
Ce qui mettait Chaudes-Aiguës hors de lui, c'était î'attitudedc Balzac. Ecoulez-le : « Chaque fois que M. de Balzac roule sur la place publique une pierre de son édifice, c'est à son de trompe, à grand bruit de préface, et en ayant un soin tout spécial d'annon- cer que, si le temple n'est point terminé encore, cela lient uniquement à l'immensité du plan conçu. » Naturellement, Balzac devait êlre accusé d'être un charlatan ; c'est dans l'ordre. Il avait des idées à dé- fendre, il se débattait au milieu d'adversaires très ar- dents; pur charlatanisme. En outre, ses chefs-d'œu- vre avaient le tort de faire du bruit, et ses éditeurs commettaient le crime de vouloir les vendre. D'ail- leurs, Chaudes-Aiguës hausse les épaules devant la Comédie humaine. 11 est plein de pitié. « 11 y a de cela cinq ou six ans, dit-il, M. de Balzac imagina un sin- gulier moyen de se soustraire à la juridiction souve- raine de la critique ; il déclara hautement, avec i.n sang-froid imperturbable, que ses romans ne pou-
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vaient pas être jugés en dernier ressort, ni même d'aucune façon, par la critique existante, attendu que ses romans n'étaient point des œuvres distinctes les unes des autres, rivales pour ainsi dire, procédant chacune d'une inspiration particulière et arrivant à des conclusions essentiellement diverses, mais bien autant de fragments d'un monument gigantesque, autant de pierres indispensables d'un colossale palais où il voulait loger son pays. Médiocrement irritée de cet arrêt d'incompétence dont on la frappait, la critique se contenta de hausser doucement les épaules en signe de pitié indulgente... » Voyez-vous cet homme de génie qui a l'ambition de bâtir un monument et qui prie la critique d'attendre! Cette prétention peut-elle se supporter? La bêtise n'attend pas.
Mais ce n'est là que l'entrée en matière. Chaudes- Aiguës, d'une chiquenaude, a fait crouler la Comé- di'i liuuiaine. Balzac est convaincu de mensonge et d'impuissance; il n'a pas de plan général, il veut en imposer k la critique, il s'épuise on efforts superflus. Maintenant, il s'agit de prouver que ses romans, pris à part, n'oflrent ni originalité, ni intérêt, ni talent, rien, rien du tout, le vide absolu.
D'abord, Balzac n'a rien inventé. Dans toutes ses œuvres, il n'y a que deux types, un homme de génie méconnu et luttant, une femme de cœur vouée à tous les sacrifices. « Louis Lambert et madame de Yicu.- mesnil. dit Chaudes-Aiguës, pour contiauer une com- paiaison très juste, sont des épreuves avant la Icttie des deux seuls portraits qu'ait gravés M. de Balzac. Malheureusement pour M. de Balzac, l'invention de ce?T deux portraits lui est tout à fait étrangère; il n'a
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que !e mérite de reprofinctenr habile, en celte occa- sion. Comme le graveur imprimant sur la planche de boi.s 0 1 d'acier ridée du peintre, ou comme l'élève di- rigeant un crayon timide sur les traces qu'a laissées le pinceau du maître, il a imité des images créées par d'autres cerveaux que le sien. » Et plus loin : « M. de Balzac n'a pas été aussi soigneux de dissimuler ses larcins, quand, au lieu de caractères principaux, il s'est agi de personnages secondaires et de détail. Pour ne le combattre que sur un terrain qui lui soit favo- rable, nous citerons à l'appui de notre assertion, ses deux livres les plus populaires : Eugénie Grandet et le Lys dam la vdlée ; le premier, où Y Avare et Mel- nioth, un peu grimaçants et contrariés, il est vrai, po- sent constamment devant l'auteur, à tour de rôle; le second qui, comme dispositions générales et comme effets de scène, est fabriqué avec les rognures de Volupté. Molière! Mathurin! Hoffman ! Sainte- Beuve ! Il faut être juste, M. de Balzac n'y va pas de main morte, et ce n'est pas aux pauvres qu'il s'a- dresse. » Balzac pillant Sainte-Beuve, c'est un com- ble, comme nous dirions aujourd'hui. D'ailleurs, l'ac- cusation de plagiat est également dans l'ordre Chaudes-Aiguës ne serait pas complet s'il ne traitait pas Balzac de voleur. Les Chaudes-Aiguës d'aujour- d'hui continuent la tradition.
Passons maintenant au style. Vous allez voir com- ment Balzac ignore radicalement sa langue. « M. de ^alzac est parfaitement étranger aux notions les plus vulgaires de la syntaxe; il n'y a pas, dans l'art d'é- crire, de principe si élémentaire dont il paraisse avoir môme une vague idée. Selon son bon plaisir, il met au régime de l'activité les verbes de la nature la plus
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passive, et réciproquemont; ou bien il ringe dans la catégorie des irréguliers ou des absolus des verbes dont la condition est de rester neutres. Presque tous les mots sont forcés, sous sa plume, à des associa- tions impossibles. Avec une audace et une assurance vraiment fabuleuses, il établit violemment, entre des substantifs dont il ne cormaît ni la signification pré- cise ni l'origine, et des adjectifs dont il ignore les obli- gations particulières, des alliances que réprouvent tout à la fois la tradition, le vocabulaire et le goût. Quant aux pronoms, relatifs ou possessifs, et aux ad- verbes, le romancier s'en sert comme de ces détache- ments de cavalerie légère qu'on lâche au milieu d'une armée en déroute, pour accroître le désordre et le carnage : c'est son corps de réserve destiné, aux heures décisives, à rendre le massacre de la langue plus complet. » Ceci est de l'ironie. Ghaudes-Aigues ne se doute pas d'une chose c'est qu'une page de Balzac, môme incorrecte, a plus d'accent que tout son volume d'articles. Notre langue se transforme depuis le commencement du siècle, au milieu de nos luttes littéraires, et c'est faire une singulière besogne que de vouloir juger le style de Balzac avec les règles de La Harpe. Ghaudes-Aigues nie tout simplement l'évolution moderne, en matière de style, cet enri- cbissement considérable de lalangue, ce flot d'images nouvelles, cette couleur et je dirai cette odeur in- troduites dans la phrase. Sans doute il faudra plus tard une police pour régler tout cela. Mais ricaner et s'indigner devant ce mouvement, c'est ne pas com- prciîiire, c'est faire preuve d'infirmité cérébrale.
Arrivons à la moralité. Ici, Ghaudes-Aigues devient superbe. Il me semble que j'entends nos critiques et
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nos chroniqueurs d'aujourd'hui foudroyant le natu- lisme. Le comique abonde. Je n'ai que l'embarras des citations. « Une des prétentions de M. de Balzac, pour laquelle nous seroiis impitoyable, s"écrie-t-il, c'est celle (jue révèle haulcfucnt le titre général de ses œuvres, de connaître à fond les mœurs du siècle et de les peiiidre avec une rigoureuse vérité. Quelles sonl donc les mœurs que peint M, de Balzac? Des mœurs ignobles et dégoûtantes, ayant pour seul mo- bile un intérêt sordide et crapuleux. S'il Faut en croire le prétendu historien philosophe, l'argent et le vice sont lemoyen et le but uniques pour tousles lio iinies d'aujourd'hui: les passions perverses, les goûts dé- pravés, les penchants infâmes animent exclusivement la France du dix neuvième siècle, cette fille de Jean- Jacques et de Napoléon ! Nul sentiment honorable, nulle idée hoiincle, de quelque côté que se tourne le regard. La France, — car c'est le portrait de la France que l'auteur se propose, — est peuplée de goujats galonnés, de bandits plus ou moins déguisés par un masque, de femmes arrivées aux dernières li- mites de la corruption ou en train de se corrompre : nouvelle Sodome dont les iniquités appellent le feu du ciel. C'est-à-dire que les cachots, les lupanars et les bagnes seraient des asiles de vertu, de probité, d'innocence, comparés aux cités civilisées de M. de Balzac. » Tout y est, comme ou le voit, Sodome, Jean-Jacques et Napoléon. Et l'on dit cela de nos œuvres aujourd'hui, et l'on nous jette Balzac à la tôle, en déclarant que Balzac au moins faisait la part de la vertu, qu'une haute moralité se dégageait toujours de ses œuvres I Voyons, il faudrait s'entendre. La vé- rité est que les Chandes-Âiguesde demain nous jet-
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teront à la lôte des romanciers du vingtième siècle, en les accusant à ]<îur tour d'une honteuse immora- lité.
Attendez, ce n'est pas fini. Voici le plus beau, on croirait entendre parler les critiques que vous con- naissez bien, on croirait lire un article publié hier sur des romans dont vous savez les titres : «i Eh ! oui, sans doute, il y a dans la société contemporaine des infamies et des hontes, des fortunes dont la source est inavouable, des positions usurpées, des métiers exercés bassement, des industries déshonorantes, des éi,'oï->nies poussés jusqu'à la lâcheté et à la scéléra- tesse, des turpidcs sans nom. Mais dire qu'il n'y a que cela, voilà l'impardonnable mensonge! Mais se ])laire dans la mise en œuvre de pareils éléments, les g 'aiidir, les poétiser, les caresser, en comijoscr un éternel spectacle pour la foule, en vouloir l'aiic des sujets d'admiration et d'enthousiasme, voilà le tcit criminel 1 Heureusement, il y a, aujourd'hui plus que jamais, dans le cœur d'une ccrlaine jeunesse dont M. de Balzac ne soupçonne pas l'existence, des ins- tincts désintéressés et nobles, des passions généreu- ses, des convictions sincères et ardentes, (]ue ne ter- niront ni ne déracineront les mauvais exemples, non plus que les pernicieuses leçons. Sous ce l'umier (jne M. de Balzac remue de deux mains amoureuses, au sien d'une terre vierge et féconde, se développent en silence, à cette hrurc môme, des L;eruies piécieux... Maij, à qui parlons-nous? et l'aulcur de /'a Fi/Ie aux yeux d or peut-il nous comprcnilrc? Tout ce que nous devons dire à M. de Balzac, c'est qu'il n'a rion de plus à démêler avec l'esprit philosoiilii [ua de son siècle .qu'avec la litléi'aturo sérieuse... PL^Cl', de son vi\ant
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même, entre mademoiselle Scudéry, dont il a la fé- condité maladive, et le marquis de Sade, qu il con- tinue, dans un autre ordre d'idées, avec un bonheur rare, il pourra voir avant peu, de ses fenêtres, le ca- davre de sa réputation traîné aux gémonies. »
Cette fois, c'est complet. Voilà le marquis de Sade arrivé. Je l'attendais. Il devait être de la fête. On ne saurait croire quelle consommation la critique fait du marquis de Sade. Il est la « tarte à la crème » des Chaudes- Aiguës passés, présents et futurs. Un roman- cier ne peut risquer une plaie humaine sans qu'on le salisse avec cette comparaison inepte, qui prouve une seule chose, l'ignorance parfaite de ceux qui rem- ploient. Mais laissez-moi m'égayer sur la clairvoyance extraordinaire du prophète Chaudes-Aigiies. Où est- elle, ta jeunesse qui devait traîner Balzac aux gémo- nies, ô Chaudes-Aiguës? Aujourd'hui, les fils et les petits-fils de Balzac triomphent; ce romancier de génie, qui n'avait rien à démêler avec la littérature sé- rieuse, ni avec l'esprit philosophique du siècle, a jus- tement laissé la formule scientifique de notre littéra- ture actuelle. Si tes pareils de l'heure présente, ô Chaudes-Aiguës, prophétisent avec la même certitude, ceux qu'ils condamnent à l'égoût peuvent se réjouir, car c'est à coup sûr une haute et noble gloire qui les attend.
Finissons. Voici encore une longue citation néces- saire : Chaudes-Aiguës, dans un dernier paragraphe de deux pages, croit achever Balzac d'un coup de massue. Il s'en prend aux excès de sa personnalité, il parle de son orgueil, il le traite carrément de fou. Lisez et méditez ces pages.
« Nous aurions volontiers assisté en témoin aussi
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impassible que peu curieux à la décadence de M. de Balzac, faux météore prêt à replonger silencieusement dans la mare d'in-octavos sinistres d'oïl il est sorti, si M. de Balzac, à mesure qu'il décline, ne prenait à tâche de lasser la patience publique par l'excès de sa personnalité. M. de Balzac, à force de se trouver semblable, sinon supérieur, à tous les grands person- nages anciens et modernes, en est arrivé à se placer si haut dans sa propre estime, qu'il ferait preuve d'une modestie incroyables'ilse mettait, commeonl'assure, sur les rangs pour l'Académie. Consentir à partager ainsi l'empire des lettres avec trente-neuf rivaux, vouloir troquer un trône contre un fauteuil serait, nous en convenons, une abdication véritable... MM. de rinslitut ne donneront pas lieu, nous l'espé- rons, à l'une de ces bouffonneries dont le public est las... Que M. de Balzac se proclame, par la voie des annonces, un auteur incomparable, le plus excellent des romanciers modernes, le premier fabricant de chefs-d'œuvre en gros ou en détail, c'est un ridicule sans doute qui rappelle la grenouille de La Fon laine, mais que les librairies, h tout prendre, ont le droit de donner à l'auteur pour leur argent. Que M. de Balzac se pose, dans une préface, en écrivain près de qui Richardson, Walter Scott et autres sont une petite monnaie vulgaire; cela est, jusqu'à un certain point, tolérable, comme sujet précieux d'hilarité. Mais que M. de Balzac, non content d'imposer son nom au pu- blic, au moyen delà préface et delà réclame i ayanic, saisisse toutes les occasions de se prodiguer l'encens à lui-même, et fasse naître ces occasions au besoin ; que, sous prétexte, aujourd'hui, d'éclaircir une q;:cs- tion de droit littéraire; demain, de signaler le tort
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fait à la librairie française par 1a contrefaçon belgR ; api\s-demàin, de réfuter une opinion émise sur lui, dans un article critique; un autre jour, de proposer une modification du code civil ou du code pénal, M. de Bal/.ac, incessamment préoccupé de son irn- porlance individuelle, explique le double rôle de ma- réchal de France et d'empereur qu'il joue tour à tour, s ! s que la société s'en doute,... voilà qui n'est plus tolci'.ible, voilà qui n'est plus risible; car ceci est de l'ui uueil poussé jusqu^à la folie. Opposer l'exiguilé du m M ,Le fi l'extravagance de l'ambition était, en pareil cà^, un devoir dont la critique philosophique ne pouvait se dispenser. »
Les oreilles me tintent. Est-ce de Balzac qu'il s'agit, est ce d'un autre? L'article a-t-il paru il y a trente ans, a-t-il paru ce matin? Ne serait-il pas de Chaudcs- Ai^ues, serait-il de — mettez un nom? Pauvre grand Balz.ic, tombé sous la férule d'un médiocre, parce qu'il travaillait trop, parce que sa personnalité débordait f.iLalemenl, parce qu'il emplissait son temps a\ec la foi dis forts travailleurs! Ah! quelle vengeance aujour- d'hui ! Mais il a souffert, et il n'est plus là.
On me dira : « En voilà assez, vous avez raison : C3 Chaudes-Aiguës est idiot. Quelle étrange icbe a.L'Z-vous eue d'exhumer ce tas d'enfantillages? Ce n'est pas drôle, ça nous ennuie, ça n'a plus le sens commun. A cette heure, tout le mande est d'accord. Balzac est le grand romancier du siècle. Il est inu- tile, pour le prouver, d'étaler les sottises que des critiques oubliés ont dites sur son compte. Laissez- nous tranquilles avec votre Ghaudes-Aigues. »
Et je répondrai: « D'accord, Ghaudes-Aigues est idiot; les citations que je lui ai empruntées sont
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devenues bouffonnes et cnnny.'iises. Mais i! est l)on d'établir que Chaudes-Aiguës a clé, dans son temps, un critique distingué, écouté, lu par un public ilmt il gâtait l'intelligence et qui pensait comme lui. Sou étude est écrite proprement, sauf quelques incor- rections et beaucoup de niaiseries. A coup sûr, il croyait faire œuvre de justice et de morale. Or. il est arrivé que trente années ont suffi pour'Ie changer en un fantoche qu'on ne peut plus lire sans s'égayer. Eh bien ! dites-moi combien nous comptons ;\ noire époque de Chaudes-Aiguës, et songez avec quel échit de rire nos petits-fils liront les articles de cea messieurs. Gela me réjouit, voilà tout. »
JULES JiVNIN ET BALZAC
Je me suis récréé à donner des extraits d'une incroyable étude, que le critique oublié Chaudes- Aiguës avait jadis déposée contre la haute figure de Balzac. Aujourd'hui, je prendrai un nouveau plaisir, je reproduirai certains passages d'un article publié par Jules Janin sur l'auteur de la Comédie humaine, dans la Revue de Paris, numéro de juillet i839.
Chaudes-Aiguës était presque un inconnu, un homme sans grande autorité, dont l'imbécillité ne tirait pas à conséquence. Mais Jules Janin, diable ! cela va devenir grave. Souvenez-vous que Jules Janin a été solennellement sacré prince des criti- ques, qu'on s'est pendant quarante ans incliné sous sa férule, que rien n'a égalé sa célébrité, si ce n'est l'oubli oij il est tombé d'un coup et tout entier. Ro- mancier fécond, critique dramatique acclamé, il semblait de taille à comprendre et à juger Balzac. Eh bienl vous allez l'entendre.
Il faut dire que Balzac venait de malmener la presse dans son roman des Illusions perdues. Jania crat
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devoir prendre la défense du journalisme. En ce lcmps-là,on s'étonnait déjà qu'un romancier, égorgé par les journaux, traîné chaque matin dans la boue, eût l'audace grande de n'être pas content et d'ac- cuser ses diffamateurs de mauvaise foi et d'igno- rance. Balzac ne mâchait passes paroles: dans la Revue qui lui appartenait, il avait carrément déclaré que les journaux montraient une attitude « ignoble » à son égard. Jamais, d'ailleurs, il ne leur pardonna. Ce sont des choses qu'on a trop oubliées aujour- d'hui, lorsqu'on cherche à écraser les vivants sous le souvenir des grands morts. Ajoutons que Janin, en se faisant le défenseur de la presse, était basse- ment l'exécuteur des rancunes de la lievue de Pm-is, qui venait de perdre son fameux procès contre lîalzac.
Mais arrivons aux citations. Je les donne simple- ment dans l'ordre oii elles se présentent.
D'abord, Janin plaisante agréablement On l'a forcé à lire les Illusions perdues, et c'est pour lui un supplice atroce. Un moment, il espère éviter la corvée, il s'écrie : u Aussitôt, tout joyeux, je revenais à ces vieux livres qui ont eu tout de suite un milieu, un commencement, une fin; nobles chefs-d'œuvre dont la contemplation vous rend meilleur. Au contraire, toutes ces misères modernes, écrites au hasard, sans plan, sans but, et comme si l'on traçait sur le pa- pier le plus fantastique des châleaux en Espagne, vous donnent je ne sais quelle impatience que vous avez de la peine à contenir. » Voilà la profession de foi. « Sans plan, sans but » est bien joli. Cela rappelle Sainte-Beuve, qui préférait le Voyage autou7' de ma Chambj^e à la Chartreuse de Parme.
Continuons. « David Séchard s'estima donc fort
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heureux de remplacer son père à tout prix, pour pou- voir nommer son ami Lucien proie d'imprimerie, aux appointements de 50 francs par mois: j'oubliais de vous dire que M"* Chardon, la mère, gagnait trente sous par jour chez ses malades, sa fille vingt sous chez la maîtresse blanchisseuse. Ce bruit d'argent et celte horrible odeur de billon reviendront sou- vent dans mon récit; mais à qui la faute! sinon à M. de Balzac, qui fait dépendre la destinée de ses héros, et je dis de presque tous ses héros, d'une pièce de cin- quante centimes. » Et plus loin : « Des 2,C00 francs qu'il avait apportés à Paris, il ne lui restait plus que 360 francs; il fut se loger rue de Cluny, près de la Sorbonne, il donna 40 sous au fiacre; il lui resta donc 3o8 francs. Pour lire avec fruit les ro- mans de M. de Balzac, il faut savoir au moins un peu d'arithmétique et un peu d'algèbre, sinon ils perdent beaucoup de leur charme. Au resle, je vous prie de croire que ces minulieux détails sont exacts et que je suis incapable de les inventer. )j Je le crois pardieu bien ! Il est intelligent, ce Janin. Le prince des critiques n'a pas compris que la grande origina- lité de Balzac a été de donnera l'argent en lillérature son terrible rôle moderne.
Mais le plus amusant des reproches que lui fait Janin, c'est de se répéter, c'est de n'avoir qu'une note. Cela égaie, quand on se rappelle que ledit Janin a refait pendant quarante ans le môme arlicle. au rez-de-chaussée des /^é6^;^^\ Quarante annéesdu même bavardage vide, quarante années de critique inutile et lleurie! N'est-ce pas énorme de venir ensuite ac- cu ^cr d'uniformité l'auteur de la Comédie humaine^ qui a créé tout un monde?
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Enfin, il se risque, il se lance à fond dans la lecture des Il/usions perdues; et voyez en quels galants ter- mes : « Encore une fois, il le faut ; donc fermons les yeux, retenons notre haleine, mettons à nos jambes les bottes imperméables des égoûliers et marchons tout à notre aise dans cette fange, puisque cela vous plaît. » Je crois lire un critique d'aujourd'hui parlant de l'égoût du naturalisme.
Au passage, Janin rencontre le nom de Walter Scott, et le voilà parti, il en a pour deux pages de ce style fluide qui coulait comme une eau tiède. Balzac, qui avait pour WaUcr Scott une admiration difficile à comprendre aujourd'hui, ayant eu le mal- heur de dire que toutes les héroïnes du romancier anglais se ressemblaient, le critique s'écrie avec in- dignation : « Quel blasphème! etconmient peut-on méconnaître la valeur de ces chefs-d reuvre que toute l'Europe sait par cœur? M;iis c'est justement parce qu'il a placé la femme au second plan de ses histoires, parce qu'il a entouré ses hoioïncs des plus douces vertus, parce que lenr passion est calme, parce que leur amour est honnête, parce qu'elles restent tou- jours décentes et réservées, comme il convient à d'honnêtes filles, destinées à devenir d'estimables mères de famille; c'est justement pourquoi les ro- mans de sir Walter Scott ont été ainsi adoptés à l'infini... » Voilà de la criticjue profonde. Décidément, le prince des critiques n'avait pas le crâne assez large pour comprendre Balzac.
Il le comprenait si peu ({uil lui comparait et qu'il lui prêterait Paul de Kock. Du reste, c'était là une des plaisanteries du temps, dont Balzac enrageait. Janin raille avec perlidie : « Ainsi, par des chemins
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différents, l'un par la grosse gaieté et par l'exagéra- tion du sans façon, l'autre par le sentiment le plus raffiné et par une politesse un peu plus qu'exquise, M. Paul de Kock ei M. de Balzac sont arrivés tout à fait à la mftme popularité, à la même faveur, au même nombre de lecteurs ; quant à savoir lequel des deux l'emporte sur l'autre, demandez-le aux grandes capitales de l'Europe? Londres choisira M. Paul de Kock ; Saint-Pétersbourg, la plus habile des contre- façons de Paris, proclamera M. de Balzac ; Paris est pour tous les deux, Paris est pour tous ceux qui l'a- musent; il n'aura jamais trop d'amuseurs. » Aujour- d'hui, Paris, et 1 Europe, et le monde, ne connaissent plus que Balzac, car Paul de Kock, et Jules Janin lui même, sont morts.
Plus bas, le prince des critiques ne veut pas don- ner la royauté du roman à Balzac. Il confesse là son tempérament. Je cite toute la page (lui en vaut la peine : « Je vous répondrai que M. de Balzac n'est pas le roi des romanciers modernes ; le roi des ro- manciers modernes, c'est une femme, un de ces grands esprits pleins d'inquiétudes qui cherchent leur voie, et qui même, quand elle écrit ses plus beaux romans, me produit l'effet d'Apollon gar- dant les troupeaux d'Admèle Viennent ensuite, tantôt à côté, tantôt derrière M. de Balzac, tantôt devant lui, plusieurs romanciers qui, comme lui, regardent avec grand mépris la société telle qu'elle se comporte ; écrivains d'une grande audace, d'une fécondité merveilleuse. Quel ouvrage de M. de B:ilzacaété plus rempli de mouvements et d'incidents divers que les Mémoires du Diable ? Quel conte de M. de Balzac est supérieur à la Femme de quarante ans.
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par M. de Bcrnjinl? ijiiiind donc M, de Balzac a-l-il pou'^sé l'ironie plus loin que M. Eugène Sue 1 A-t-ilrien écrit pour la fraîchesir des descripl/ions, pour la grâce murmurante et prinlanicrc du paysage, qui soit pré- férable aux adorables caprices de M. Alphonse Karr? N'oublions [)as, dans un genre plus élevé, le roman de M. Alfred de Vigny el Nuti-e-Dame de Paris, et Viilnidé, qui est un livre h part, sans compter tant de beaux petits coules que j'oublie, tous remplis de dé- lire, d'imagiiialion el d'amour... » Tout cela est de- venu bien drùK- iï celte heure. Ce prince des critiques manquait de flair'.
A'oiik'z-vous maintenant entendre traiter Balzac comme un infect naturaliste d'aujourd'hui : « Parce que la chose existe, est-ce à dire que le roman et la comédie, le crochet à la main, se puissent occuper de ce paudemonium grouillant sur ce tas d'immondices? Non, non, il y a des choses qu'on ne doit pas voir et qui sont à peine permises au philosophe, à peine permises au moraliste, à peine permises au chrétien. Un écrivain n'est pas un chiffonnier, un livreneserem- plil pas comme une hotte. » Voilà une phrase qui a l'air d'avoir été écrite ce matin. Oh ! ces messieurs ne se mettent pas en frais d'imagination : les mêmes phrases leur servent depuis un demi-siècle. Elles n'ont pas entamé Balzac, n'importe, on les trouve encore assez bonnes pour tâcher d'écraser les nouveaux ve- nus.
En somme, comme je l'ai dit, Jules Janin feint de croire que Balzac s'attaque aux grandes personnalités du journalisme, à tous ces grands noms : Chateau- briand, Royer-Collard, Guizot, Armand Garrel, Vil- lemain, Lamenais.La vérité était que Balzac parlait
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des honteuses < uisines dont il était le témoin, des coulisses de la presse, de tous les abus que le brusque succès des journaux faisait naître. Dès lors, admirez lepassage suivant: « Lorsque, depuis 1789 seulement, tous les principes sur lesquels repose la socié é mo- derne ont été fondés, défendus et sauvés par le jour- nal, cela est triste de voir sa noble et chère profession attaquée, même dans ses ténèbres, même dans ses accessoires les plus futiles et les plus inaperçus, et attaquée par quoi, je vous prie? Par un livre sans style, sans mérite et sans talent. » Grand Dieu ! est- ce des /llu'^ions perdues que parle le prince des criti- ques ? M.iis, vous ne connaissez seulement pas votre principauté, vous barbotez ! Après un jugemL'iit pa- reil, on aurait dû vous asseoir sur votre couronne comme sur une chaise percée.
Attendez, ce n'est pas fini II y a une phrase plus forte. La voici : u Heureusement ce livre est du grand nombre de romans, qu'on n'a nul regret de ne pas lire, qui paraissent aujourd'hui pour disparaître le lendemain dans un immense oubli. Jamais, en effet, et à aucune époque de son talent, la pensée de M. de Balzac n'a été plus diffuse, jamais son invention n'a été plus languissante, jamais son style n'a été plus incorrect... p C'est assez, arrêtons-nous, car nous touchons au sublime du comique.
Eh bien ! prince, je crois que c'est vous qui avez disparu le lendemain dans un immense oubli. Per- sonne ne lit plus vos romans, et vos quarante années de critique n'ont pas même laissé une trace dans notre histoire littéraire. Quant à Balzac, il est debout, il grandit chaque jour davantage. Ce sont 1;\ des fouilles dans le passé, des lectures saines et rafraî-
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chissantes, qui font du bien. On iespiie,cn conslalant l'imbécillité de la critique, même lorsqu'elle est cou- ronnée. Songez donc qu'au' ourdhui il n'y en a pas même un qu'on ait jugé digue d'asseoir sur le trône. Si l'on patauge é\ ce poiul lorsqu'on est prince, que peuser des jugements portés par le troupeau des critiques ordinal '.es ?
tJN PRIX DE ROME LITTÉRAIRE.
Il vient de se produire un étrange projet, celui de fonder un prix de Rome littéraire. Certes, ce ptojet n'a heureusement aucune chance d'être réalisé, et il serait inutile de le discuter, s'il n'était un symptôme delà laide maladie que nous avons en France d'ôlre protégés et encouragés par l'État.
En vérité, nous ne nous affranchissons jamais de notre vie de bambins au collège. L'art et les lettres continuent à être pour nous une série de composi- tions en thème latin et en version grecque ; et il faut qu'un maître quelconque distribue des places, soit toujours là pour coller dans le dos des élèves des numéros d'ordre. Si, à la fin de l'année, la distribu- tion des prix, avec des couronnes de laurier en pa- pier peint, venait à manquer, ce serait une conster- nation générale.
Les gamins de huit ans ont des croix de fer blanc sur la poitrine. Plus tard, on les inscrit au tableau d'honneur, on les comble de bons points. Plus tard, à leur entrée dans la vie, on les promène de con-
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cours en concours, et les diplômes tombent sur eux, drus comme les feuilles en automne. Ce n'est point fini, les médailles, les litres, les croix de tous les mé- taux continuent de pleuvoir. On est timbré, scellé, apostille. On porte sur chaque membre le visa de l'ad- ministration, déclarant en bonne forme que vous avez du génie. On devient un colis dûment enregistré pour la gloire. Quel enfantillage, et comme il est plus sain d'être seul et libre, avec sa poitrine nue au grand soleil I
Ainsi, voilà les écrivains qui n'étaient point trop protégés. Ils n'avaient pas de concours, seule \ Aca- démie se permettait de distribuer à des dames et à des hommes tranquilles quelques prix timides. Ils ne sentaient point la tutelle de l'Ltat, comme les [)ein- trcs et les sculpteurs par exemple, qui dépendent ab- solument de l'administration. De là, une jalousie énorme. Nous voulons des chaînes, nous aussi ! Notre liberté nous gêne, nous ne savons pas en faire des chefs-d'œuvre, et nous tendons les mains pour qu'on nous garotte. Les artistes sont trop gourmands de garder toutes les entraves pour eux. Nous entame- rons des polémiques, nous ferons des conlérences s'il est nécessaire, mais nous exigeons quand même notre coin de cachot.
Songez donc ! les peintres et les sculpteurs ont une école où des professeurs leur enseignent le beau pa- tenté. Ils passent leur jeunesse au milieu des con- cours. Ensuite, un jury les admet ou ne les admet pas à la publicité. Chaque année, ils composent, et les premiers ont des médailles. Quand les médailles sont épuisées, ilyades récompenses exceptionnelles. Voilà une carrière enviable, au moins! Les élèves
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forts y goûtent toutes les jouissances possibles. Par- lez-moi de cette façori de comprendre une existence d'artiste et comprenez combien la vie d'un écrivain est grise à côté ! Le pauvre homme n'a pas la moindre médaille pour s'égayer. Son ménage ea reste tout chagrin.
Pour le moment, on ne demande pas encore des médailles, on serait satisfait, si l'État voulait simple- ment fonder un prix de Rome littéraire. Ce prix consisterait, comme le prix de Rome de peinture, en une certaine rente qu'on servu'ait pendant quatie années au lauréat. Naturellement, il serait décerné à la suite d'un concours, et le lauréat serait tenu de fournir chaque année un travail quelconque, pour prouver qu'il ne mange pas l'argent de l'admi- nistration avec des duchesses. Yoilà le projet en gros. Resterait à fixer le genre de la composition. Serait-ce un roman, une étude historique, un poème? On a parlé, je crois, d'une comédie ou d'un drame en vers. Cela restreint singuliè- rement le prix de Rome littéraire, qui devient en réalité un prix de Rome dramatique. Je soup- çonne les inventeurs du projet d'avoir des tragé- dies de jeunesse dans leurs tiroirs. Mais, vraiment, ils n'ont pas dû voir tout le côté comique de l'in- vention.
Quand le prix de Rome a été créé, il s'agissait avant tout de fournira déjeunes artistes l'occasion de faire un séjour dans la ville que l'on regardait alors comme le tabernacle de l'art. Le voyage coû- tait fort cher; d'autre part, on voulait ass.irer aux lauréats un local, des relations, une direclion artisti- que ; enfin, l'école avait un drapeau et entendait foi-
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mer des soldats pour le défendre. Toutes ces raisons expliquent la fondation.
Mais, dans les lettres, à quoi rimerait un pareil prix ? Il ne peut venir à la pensée de personne d'en- voyer les lauréats littéraires dans une ville quelcon- que ; ils devront rester à Paris, dans ce Paris qui attire toutes les intelligences. Je comprendrais à la rigueur les grandes villes de province fondant des prix de Paris. D'un autre côté, les écrivains n'ont aucun frais matériel. Avec une main de papier, tro;.5 sous d'encre et un sou de plumes, on écrit un chef- d'œuvre. Enfin, il n'y a plus une littérature d'État, dont on veuille défendre le drapeau. Les deux cas sont donc complètement différents, et je ne saisis pas quels rapports on a pu voir entre eux.
La seule raison qu'on ait donnée, c'est que le prix de Rome littéraire remédierait à de grands déses- poirs et à de grands découragements. Et l'on a parlé d iïégésippe Moreau, de tous les poètes delà légende qui sont morts à l'hôpital, de misère et de génie ren- tré. Alors, il faut s'entendre. S'il s'agit de servir une rente à un jeune écrivain pauvre, il faudra poser en principe que seuls les jeunes écrivains pauvres au- ront le droit de concourir. Le maire et le commissaire du quartier délivreront un certificat d'indigence, qu'on devra déposer au secrétariat avec les autres pièces. En effet, les lauréats qui auraient seulement douze cents francs de rente, une petite pension de leur famille, commettraient une très vilaine action, en venant, à mérite égal, disputer le prix au meurt- de-faim, La pauvreté du candidat pèsera plus que son mérite dans la balance du jury.
Si l'on écarte celte raison sentimentale, on ne sau»
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rait citer aucun autre argument sérieux en faveur de la fondation. Mais ce n'est point tout, lors même qu'on aurait pour le prix de Rome littéraire les mêmes arguments qui ont décidé la création du prix de Home de peinture, il serait prudent, avant de se lancer dans une seconde tentative, de se demander si la première a donné de bons résultats.
Aujourd'hui, on peut nettement établir le rôle de notre école de Rome, dans l'art de ce siècle. Ce rôle a été complètement nul Certes, un grand artiste qui irait à Rome en reviendrait sans doute avec son génie. Seulement, Rome est si peu nécessaire à nos peintres que les plus grands d'entre eux, Eugène De- lacroix, Courbet, Théodore Rousseau, Millet, Corot et toute notre grande école de paysagistes, n'y ont point passé. De celte pépinière qui devait être fertile en maîtres, il n'est guère sorti que des médiocrités. Le large mouvement de l'art au xix^ siècle s'est fait en dehors et à côté de la serre chaude administrative.
Cela est si vrai, l'école de Rome est aujourd'hui tellement inutile et dévoyée, que les élèves y vivent dans l'anarchie absolue des doctrines. Chaque année, à l'exposition des envois, on peut constater le tohu- bohu des personnalités. L'École de Rome n'a même plus son entêtement esthétique. Autant envoyer les lauréats à Pontoise, ils seront plus près de la vie moderne. D'ailleurs, leur séjour en Italie est une chose agréable. Il fêle peut-être un peu leur juge- ment, mais un peintre médiocre de plus ou de moins, cela ne lire pas à conséquence. Quant au génie qui s'égarerait là, il s'en tirerait toujours. Mon avis est donc que notre école de Rome n'est ni nui- sible ni utile.
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Ainsi, l'expérience est laile, à quoi bon la recom- mencer en liLtérature? Il est entendu que l'art et les lettres ne gagnent rien à être patronnés et pension- nés. Cela ne sert qu'à entretenir la médiocrité. Un écrivain médiocre est déjà gênant par lui-même ; s'il était patenté, il deviendrait dangereux. Nous sommes trop mangés par les faiseurs de phra- ses, pour qu'on ouvre une école de rhétorique. Le jour où l'on fonderait le prix de Rome littéraire, je sais bien ce qui se passerait : il n'irait pas à la pauvreté, il n'irait pas au talent original, il irait aux esprits moyens et souples, qui savent cueillir toutes les fleurs du chemin. A quoi bon encourager ces messieurs qui n'ont déjà que trop de courage?
J'ai une théorie un peu barbare en ces matières: c'est que la force est tout, dans la bataille des let- tres. Malheur aux faibles ! Ceux qui tombent ont tort de tomber, et c'est tant pis si on les écrase. Ils n'avaient qu'à savoir se tenir debout. Chaque fois qu'un débutant échoue, qu'un vainqueur de la veille est vaincu, je conclus qu'il portait en lui le germe de sa défaite. La victoire est aux reins solides, et cela est juste. Le talent doit être fort; s'il n'est pas fort, il n'est plus le talent, et il mérite que la vérité se fasse sur son compte. Quand on arrive dans l'art, il faut se dire ces choses virilement, pour savoir se conduire en homme dans la chute ou dans le succès.
Je trouve, par exemple, qu'on abuse étrangement d'Hégésippe Moreau, de Chaterton et des autres. Hé- gésippe Moreau était un médiocre poète. Sa grande habileté a été de mourir comme il est mort. S'il avait vécu, personne peut-être ne saurait son nom. On peut plaindre les pauvres diables que l'ambition lit-
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téraire tue dans les mansardes; mais il est nnïT de regretter leur talent. C'est un crime que d'entretenir l'orgueil des médiocres. L'écrivain qui apporte un monde, accouche toujours de ce monde.
J'ai parlé en commençant de ce vilain besoin de protection que nous avons en Fi'ance. On s'appuie d'une main sur les dames, de l'autre sur les corps constitués; on monte ainsi, peu ?i peu, réchellc des succès aimables; on commence par les diplômes et les prix académiques, on finit par les croix et le? litres. Pour gravir cette échelle, il suffit d'avoir l'échiné souple et de savoir contenter tout le monde; un salut à droite et un salut à gauche; une tirade sur l;i mo- rale de temps i\ autre; surtout un choix de phrases qui ne puissent fâcher personne.
Ah! que le mépris est meilleur! Mépriser toutes ces coin cnauces, ne sentir aucun de ses besoins de la vanilé, c'est peut-être la force suprême, dans notre métier d'écrivain. On est seul, on ne relève que de son talent. Une œuvre est bonne, et on l'écrit, parce qu'on veut l'écrire. Nulle considération ne détermi- nera le changement d'une ['hrase. Pourquoi un chan- gement, dès qu'on a renoncé à toutes les récom- penses? La grande jouissance est de vouloir et de créer. On va devant soi, jusqu'au bout de sa volonté, ®t c'est la seule roule qui mène à des chefs-d'œuvre;
LA HAINE DE LA LITTÉRATURE (1)
Quand je plaçais des articles avec grand'peine, je me souviens de l'émotion que me causait l'apparilion d'un nouveau journal : une porte de plus pouvait s'ouvrir, la littérature allait peut-être avoir enfin un petit coin d'hospitalité. Est-ce pour cela, mais j'ai en- core parfois la naïveté de me réjouir, lorsque je vois Paris se barioler d'affiches. C'est au moins du pain pour quelques débutants.
Cette année, l'apparition de nouveaux journaux a coïncidé avec le chômage de la belle saison . Plus de
(1; Ce ciia;>itre et le suivant ont une histoire. Ils Turent la cause décisive de ma rupture avec le Voltave, dont le directeur, sans me prévenir, s'avisa de protester, en déclarant que je man- quais de respect à nos hommes politiques et. en affectant de croire que je défendais robsC(';nité. (l'était, provoquer ma démis- sion violemment et devant tous. Un pareil procédé, inusité dans les lettres, venait-il d'un lioniiue qui seivait d'instrument plua ou moins conscient aux laiés littéraires dont je dénonçais les ap- pétits polii queî? ou bien cet liomme avuii-il agi de lui-même, seul pour ce 0 'ai coup, étranger k notre nn/nde, et n'ayant réel- lement pas Compris c; que j'écrivais dans son journal? Tout est possible. Voici mes article*, on les jugera, (l'est un beau rôle, de tomber pour la littérature. Je n'ai plus qu'une coquetterie, je veux que ce directeur extraordinaire vive par moi, et je lègue son nom aux peuples futurs : il se nommait, m. Jules l.aflit.e.
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Chambres, presque plus de politique, à peine un in- cident de loin en loin. Puisque le nombre des jour- naux augmentait juste au moment oii la politique fai- sait relâche, sans doute allait-on se décider à donner une place plus large à laliltérature ; carvous n'ignorez pas que la littérature est devenue simplement un bouche-trou. Entre deux séances du parlement, on se sert d'un article de bibliographie pour justifier. Quant aux variétés, aux études littéraires de quelque longueur, elles restent des mois sur le marbre. Les journaux qui passaient pour être hospitaliers aux let- tres, les h'cbats et le Tonps^ par exemple, se sont lais- sés dévorer comme les autres par la politique. 11 n'j' a plus, dans la presse, que cinq ou six personnalités en- têtées qui s'obstinent à parler littérature, et rien que littérature, au milieu du sabbat abominaSle que les partis déchaînent autour d'elles. Je crois que, plus tard, on leur tiendra compte de cette louable obstina- tion. Pour le moment, j'ignore si on les lit. On leur fait déjà une grâce, en leur laissant prendre chaque semaine trois cents lignes d'un journal, qu'on pour- rait si utilement employer à la discussion delà révi- sion ou du scrutin de liste.
Donc, la politique chôme, le nombre des journaux a augmenté, et je rêvais qu'on aurait recours au pis aller de la littérature. Eh bien ! pas du tout. La poli- tique, qui coulait en torrent, s'est simplement étalée en mare stagnante ; elle dort et elle pourrit sur place, voilà tout. Il se créerait vingt feuilles nouvelles, la politique en serait quitte pour s'aplatir et s'envaser davantage; et les journaux se videraient jusqu'aux annonces, qu'elle se délayerait an point de les emplir du haut en bas de son flot tiède et bourbeux. Elle
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seule, et c'est assez. Elle est la maîadie fatale de notre époque de troubles et de transition.
Je causais un jour avec le directeur d'un nouveau journal. Il me parlait avec amertume de sa rédaction, qui élait loin de le contenter, et me demandait si je ne conn.iissais pas des jeunes gens de talent. Je lui citai plusieurs noms ; mais il haussait les épaules, en murmurant :
— Oh ! un littérateur .. Je voudrais un jeune homme qui eût un grand talent et qui s'occupât ex- clusivement de politique.
— .\h ! ça, fîuis-je par lui dire impatienté, est-ce que vous croyez qu'-un garçon qui a assez de talent pour être un écrivain, consentira jamais à patauger dans la sale cuisine de votre politique ?
C'était brutal, mais c'était et c'est encore l'exacte expression de ma pensée. Certes, j'admets parfaite- ment que les ambitieux qui se taillent une situation dans la politique, sont parfois des personnalités puissantes et originales. Mais remarquez qu'ils triom- phent surtout dans l'action, et qu'il y a souvent au fond d'eux un écrivain médiocre. Les grands poètes et les grands prosateurs ont toujours fait une assez piètre mine dans les gouvernements. Si nous mettons à part les fortunes politiques extraordinaires, si nous nous en tenons à la foule des journalisles et des agi- tateurs, au troupeau des élus du suffrage universel, depuis les simples conseillers municipaux jusqu'aux députés, nous voyons qu'il y a un artiste ou un écri- vain raté chez chacun de ces hommes d'Etal d'occa- sion, l/obsirvation est presque constante : la politi- que se recrute aujourd'hui dans la bohôme littéraire. Que j'en connais, et que de bonnes histoires à
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raconter! Celui-ci a débuté par uu volume de vers, dont on trouve encore les exemplaires chez les bou- quinistes; celui-là a promené pendant dix ans des manuscrits dans les cabinets de rédaction el chez les concierges des théâtres ; uu autre a fait depuis sa jeunesse du journalisme obscur, sans arriver au pu- blic, las d'efforts et ne pouvant dépasser une célé- brité de brasserie; un autre encore a tenté de tout, de rhistoire et de la critique, de la poésie et du roman, rongé d'ambition, obligé de lâcher un à un ses rêves, jusqu'au jour où il a enfin trouvé dans la politique une mère compatissante à tous les mé- diocres. Et je ne parle pas de's écrivains qui ont eu de l'esprit un jour, puis qui se sont, le len- demain, réveilles si courbaturés, qu'ils n'ont môme plus retrouvé leur talent; encore d'excellentes re- crues pour la politique, dont la main droite est ten- due aux impuissants et la main gauche aux inva- lides.
Yoilà l'hôpital, la ménagerie, et tant pis si l'on se fâche, car je ne sais pas de mot assez fort dans ma révolte. Oui, je suis indigné d'un pareil étalage d'ambitions mauvaises et bêtes. Prenez-moi un scro- fuleux, un crétin, un cerveau mal conformé, et vous trouverez quand même dans le personnage l'étoffe d'une homme politique. J'en connais dont je ne voudrais pas pour domesliques. C'e^t un rut, un assaut de tous les appétits donné à une femme facile et que chacun espère violer. Il n'y faut ni esprit, ni force, ni originalité, mais seulement des alliances et une certaine platitude personnelle. Quand on a échoue en tout et partout, quand on a été avocat médiocre, journaliste médiocre, homme médiocre
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des pieds à la tête', la politique vous prend et fait de vous lin ministre aussi bon qu'un autre, régnant en p.irvenu plus ou moins modeste et aimable sur l'in- Iclligence française. Voilà les faits.
Mon Dieu! les faits sont encore acceptables, car il s'en passe joiiruellement d'aussi étranges. L'observa- teur s'babitue et se contente de sourire. Mais où mon cœur se soulève, c'est lorsque ces gens-là affec- tent de nous mépriser et de nous protéger. Nous ne sommes que des écrivains, nous comptons à peine; on nous limite notre place au soleil, on nous place au bas bout de la table. Eb! puisque les situations sont connues, messieurs, nous entendons passer les premiers, avoir toute la table et prendre tout le so- seil. Comprenez dune qu'une seule page écrite par un grand écrivain est plus importante pour l'buma- nité que toute une année de votre agitation de four- milière. Vous faites de l'bistoire, c'est vrai, mais nous la faisons avec vous et au-dessus de vous; car c'est par nous qu'elle reste. Votre vie, le plus souvent, s'use dans l'infiniment petit d'une ambition person- nelle, sans que la nation puisse en rien tirer d'utile ni de pratique ; tandis que nos œuvres, par là même qu'elles sont, aident à la civilisation du monde. Et, d'ailleurs, voyez comme vous mourez vite : feuilletez une histoire des dernières années de la Restauration, par exemple, et demandez-vous où sont allées tant de batailles politiques et tant d'éloquence; une seule chose surnage aujourd'hui, après cinquante ans, la grande évolution littéraire de l'époque, ce roman- tisme dont les chefs sont tous restés illustres, lors- que les hommes d'État sont déjà effacés des mémoi- res. Entendez-vous, petits hommes qui meuez $•
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grand bruit, c'est nous qui vivons et qui donnons l'immortalité.
Il faut que cela soit dit nettement : la littérature est au sommet avec la science ; ensuite vient la poli- tique, tout en bas, dans le relatif des choses humai- nes. En un jour de colère, exaspéré des ambitions ridicules et du tapage odieux qui m'entouraient, j'ai écrit que ma génération finissait par regreller le grand silence de l'empire. Le mot dépassait ma peu-; sée, je puis bien le confesser aujourd'hui. Mais, en vérité, n'ai-je pas toutes les circonstances atténuan- tes? Le milieu de vacarme, de secousses, de préoc- cupations effrayantes et sottes, dans lequel la politi- que nous fait vivre depuis dix ans, n'est-il pas un milieu intolérable oii l'esprit fini par étouffer? Relisez notre histoire. A chaque convulsion, pendant la Ligue, pendant la Fronde, pendant la Révolution française, la littérature est frappée à mort, et elle ne peut ressusciter que longtemps plus tard, après une période plus ou moins longue d'effarement et d'iinbc- cillité. Sans doute, les évolutions sociales ont leur né- cessité et leur logique. Il faut les subir. Seulement, c'est un véritable désastre, quand on les prolonge. Aujourd'hui que la République est fondée, qu'elle tâche donc d'avoir la solidité d'un véritable Etat, as- surant à la nation le libre usage de son intelligence. Sa durée et, sa gloire sont là. Les poliliqueurs à ou- trance la tueront, tandis qu'elle vivrait par les artistes et par les écrivains.
Je parle moins pour ma génération que pour la génération qui nous suit. Nous autres encore, nous avons fait notre trouée tant bien que mal, au milieu des circonstances les plus fâcheuses. Mais combien
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je plains les débutants d'aujourd'hui! N'est-ce pas effrayant, ce pullulement de journaux dont je parlais et cette indifférence, ce mépris pour la littérature ? Pas une feuille qui donne un coin à une partie litté- raire sérieuse. Tous broient les airs les plus discor- dants, sur l'orgue de Barbarie politique. Et ils sont mal faits, et ils sont ennuyeux, et ils assom- ment le public; car le public, paraît-il, ne mord guère Je serais enchanté qu'ils périssent par où ils pèchent, qu'ils mourussent d'une indigestion de po- litique, dans l'abandon final des quelques centaines de lecteurs qu'ils se disputent avec une âpreté de bou- tiquiers rêvant la nuit de l'Elysée. Vous n'ignorez pas, en effet, qu'il y a un président de la République, au fond de tout nouveau directeur de journal. Après Napoléon, tous les ambitieux voulaient être lieute- nants. Aujourd'hui, après MM. Thiers, GrévyetGam- betta, voilà les fêlures qui se déclarent, et il n'y a pas un raté des lettres et de l'art qui ne rêve la magis- trature suprême par le barreau ou par la presse.
Folie d'un moment, mais bien tumultueuse et bien gênante. Tout cela passera, et nous resterons : c'est ce qui nous donne un peu d'orgueil. L'orgueil, quoi qu'on en dise, est une santé par les temps d'aplatis- sement où nous sommes. Quand les directeurs de journaux demandent des garçons de talent, et qu'ils haussent les épaules, si on leur nomme un écrivain, un pur littérateur, il est bon, il est sain que les litté- rateurs se lèvent et leur disent : « Pardon, vous n'êtes rien, et nous sommes tout. »
LA LITTÉRATURE OBSCÈNE.
Nous venons d'assister à un cas l)ien curieux. Paris a été pris d'un accès de vertu, je parle d'un accès à 'état aigu, d'une de ces jolies crises qui étalent l'igno- rance et la bêtise d'un public. Quand le mal se dé- clare, les plus spirituels son t atteints ; ils n'en meuren t pas tous, mais tous cèdent à la contagion. C'est comme une mode pendant quinze jours. Celte fois, la presse a fait la brusque découverte de ce qu'elle nomme, dans son indignation, la littérature obscène.
L'histoire est trop drôle pour que je ne la raconte pas tout au long. Un journal s'est fondé, le G/7-Blas, qui, dans ses débuts, se vendait assez mal. Parfois, je questionnais curieusement les directeurs des feuilles rivales sur les chances de succès du nouveau venu ; et ces directeurs haussaient les épaules avec un sourire de mépris, ils ne craignaient rien, ça ne se vendait pas. Puis, voilà tout d'un coup que j'ai vu le nez des di- recteurs s'allonger : le Gil-Blas se vendait, il avait pris une spécialité de chroniques légères qui lui donnait tout un public spécial, j 'entends, si l'on veut, le grand public, les hommes et surtout les dames qui ne dé- testent pas les aimables polissonneries. De là, en
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quelques semaines, la grande colère de la presse ver- tueuse.
Je ne veux nullement défendre le Gil-Dlas, mais en vérité il me semble que son cas est d'une analyse fa- cile. A coup sûr, il ne s'est pas fondé avec l'intention formelle de corrompre la nation. Il a beaucoup plus simplement lâté son public; les nouveaux journaux connaissent bien cette période d'hésitation; le succès ne vient pas, on essaye de tout, jusqu'à ce que le pu- blic morde. Eh bien! le Gii-Blas, ayant risqué dans le tas quelques articles grivois, a senti que le public mordait; et, dès lors, il n'a pas boudécontre cesuccès, il a donné à ses lecteurs la friandise de leur goût.
Spéculation ignoble, école de perversion, disent les confrères indignés. Mon Dieu ! je voudrais bien voir un journal qui refuse à ses abonnés ce que ceux-ci lui demandent Par ces temps d'aplatissement aux pieds du public la presse n'est-elle pas une immense flagornerie à l'adresse des lecteurs? En politique, en en littérature, en art, où est donc la feuille qui se plante carrément au milieu de la route et qui résiste au grand courant de la sottise et de l'ordure hu- maines? Puisque toutes les folies, puisque tous les appétits ont des organes, pourquoi donc la polisson- nerie n'aurail-elle pas le sien ? Parmi les confrères qui se sont voilé la face, il en est qui ont autrement travaillé à la désorganisation publique. Flatter une aristocratie imbécile, flatter les vols de la finance, l'ambiiion de la bourgeoisie ou l'ivrognerie du peuplOp cela est plus désastreux encore que de flatter la gau- driole de tout le monde. On croirait vraiment que la uiorals ne réside que dans notre piidendum.
Je me suis donc abonné uu (Jil Btas, pour me
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rendre compte. J'y ai lii des articles charmants, par exemple les chroniques de M. Théodore de Banville, d'une grâce lyrique, les nouvelles si fines ei si gaies de M. Armand Silvestre, les études colorées de M. Richepin ; voilà trois poètes dont la compagnie est fort honorable. Il est vrai que le reste de la ré- daction est moins littéraire. Ainsi, il y a eu des his- toires absolument grossières ; non pas que j'en blâme l'inspiration, car je condamnerais par là même Ra- belais, La Fontaine et d'autres encore que j'eslime; mais en vérité ces histoires étaient trop mal écrites. Telle est toute ma querelle. On est très coupable, quand on écrit mal ; en littérature, il n'y a que ce crime qui tombe sous mes sens, je ne vois pas oti l'on peut mettre la morale, lorsqu'on prétend la mettre ailleurs. Une phrase bien faite est une bonne ac- tion.
J'en étais donc là de mon étude sur la question, charmé quand je lisais l'article d'un véritable écrivain, absolument révolté lorsque je tombais sur l'ordure d'un journaliste d'occasion, bâclant sa besogne. Pour moi, l'ignoble commence où finit le talent. Je n'ai qu'un dégoût, la bêtise. Mais mon époque me gar- dait encore unétonnement. Voilà que l'on m'a appris tout d'un coup que le Gil Blas était mon œuvre, le fils de mes entrailles. Ce n'est plus la faute à Voltaire, c'est la faute à Zola. En tout cas, le Gil Blas serait un fils bien dénaturé, car il mange son père chaque fois qu'il le nomme. Je n'y ai pas encore trouvé sur moi une ligne, je ne dirai pas aimable, mais simple- ment polie. On pourrait y compter jusqu'à trois hommes qui font publiquement profession de me délester. Avouez que ce serait là un enfant qui
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désolerait mes vieux jours, si j'avais la moindre certitude de paternité.
Mais non, je me tâle, j'interroge mon cœur, et la voix du sang ne parle pas. En toute honte de ma stérilité, je dois rendre l'enfant à Boccace et à Bran- tôme. Je ne me sens pas gai du tout, pas aimable, pas polisson, incapable de chatouiller les dames. Je suis un tragique qui se fâche, un broyeur de noir que le cocuage ne déride pas; et c'est mal connaître les lois de l'hérédité que de vouloir asseoir sur mes ge- noux d'homme hypocondre cet aimable poupon en- rubanné qui fait déjà des farces avec sa nourrice. N'êtes-vous pas stupéfait des jugements extraordi- naires de la critique contemporaine, je parle de cette critique courante qui emplit les journaux ? Elle ne met pas un seul écrivain en sa place; elle n'étudie pas, elle ne classe pas ; elle part sur un mot, sur une idée toute faite, sans tenir compte du vrai tempérament et de la vraie fonction de l'écrivain Le Gil Bios, enfant de l'Assommoir et de Nana mais grand Dieu! c'est Jérémie accouchant de Piron — j'ajoute toutes proportions gardées, pour qu'on ne m'accuse pas de me placer au rang des prophètes
Quels jolis articles mes amis m'envoient ! J'en ai là une douzaine sous les yeux. On m'y accuse carré- ment de faire mal tourner le siècle. Un surtout est incroyable : il y est dit en toutes lettres que j'ai in- venté la littérature obscène. Hélas 1 non, monsieur, je n'ai rien inventé, et on me l'a même reproché fort durement. Il faudrait pourtant vous entendre avec vos confrères : si je copie tout le monde, si je ne suis qu'une dégénérescence de mes aînés, mon influence ne saurait être ni si terrible ni si décisive. Pourquoi
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ne dites-vous pas aussi que j'ai inventé le vice ? Cela me metti'ait du coup en tiers avec Adam et Eve, dans le Paradis terrestre. Il est léger, pour un garçon qui se pique d'avoir fait ses classes, d'effacer d'un trait de plume tant d'œuvres fortes et charmantes, écrites dans toutes les langues du monde, et de faire com- mencer à V Assommoir et à Nana ce que vous appelez si naïvement la littérature obscène.
Et remarquez que ces réquisitoires ne vont pas sans un étalage des plus beaux sentiments du monde. On parle surtout au nom de la justice, on réclame des poursuites par amour de l'égalité. Aimable tartuferie qui ne trompe même pas les imbéciles ! Pui squ'on poursuit le journal, pourquoi ne pas poursuivre le livre ? Puisque tel romancier a été appelé au parquet, pourquoi le parquet n'a-t-il pas appelé tel autre? Sans doute voilà de la logique. Mais elle sent terri- blement mauvais, cette logique de la répression. Ehl monsieur, puisque vous êtes pour la liberté entière, réjouissez-vous donc, le jour où la justice a un ca- price de libéralisme ; c'est toujours cela de gagné. Que diriez-vous d'un homme que sa femme battrait et qui voudrait être battu tous les soirs pour le plai- sir de la logique? Quand un de nous fait triompher la liberté de la pensée, en échappantà des juges que vous déclarez incompétents, ne devons nous pas tous nous réjouir ! Je ne parle point de ceux que le succès trop- vif d'un confrère peut gêner.
En somme, on accuse tout un groupe d'écrivains de spéculer sur l'obscénité. On les hue, on ramasse la boue des ruisseaux pour la leur jeter à la face ; et non content de les salir, on tâche de les attaquer dans leur talent, en jurant que leurs livres sont tout
DE LA CRiffQUE. TiGT
ce qu'il y a de plus facile à faire, qu'il suffit d'y entas- ser des horreurs. Eh bien ! essayez, ce sera drôle !
Il est certain qu'il y a des spéculateurs partout. Dans le Gil Blas, on trouve des spéculateurs de l'or- dure. Ce sont ces journalistes sans talent, qui fabri- quen*. un conte grivois comme ils bâcleraient une chronique sur les prix de vertu, avec des larmes au bout des phrases. Les contes grivois se placent ; ils en font. Demain, ils iront ailleurs défendre les jé- suites. Tout notre journalisme, toute la cuisine de nos reporters, je le répète, en est là, avec plus ou moins de scrupule. Dans le roman, le même fait se passe. Des spéculateurs battent monnaie avec des succès voisins, dont ils ne voient que le tapage et dont ils ne prennent que les crudités, en les rendant révoltantes parleur manque de talent. Gela a tou- jours eu lieu et aura toujours lieu.
Mais si nous parlions aussi des spéculateurs de la vertu. Croyez-vous que le sujet soit moins vaste et le trafic moins condamnable ? Que j'en connais des romanciers et des auteurs dramatiques qui exploi- tent carrément la vertu, comme une carrière à plâ- tre! Je n'interroge pas leur vie privée, je dis sim- plement que ces gaillards nous la baillent belle avec leur moralité, doijt ils entendent simplement sg faire des rentes. Avec la vertu d'abord, il n'est pas besoin ' de talent ; on se tape sur la poitrine, devant les da- mes, en jurant de ne jamais les faire rougir, et cela suffit. Ensuite on est décoré, on a la certitude de l'Académie, on pose pour une statue d'homme pur et de patriote. En avons-nous assez entendu de mau- vais drames patriotiques, et nous en pousse-t-on as- sez de romans médiocres où les beaux sentiments
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brûlent a la dernière page comme des feux de ben- gale ! Tout cela est-il convaincu? j'en doute, ce serait trop bête. Pur tripotage, gens habiles, nés à l'école de Tartufe, et qui ont compris qu'il y avait encore plus de profits solides à travailler dans la vertu que dans le vice.
Maintenant, entre ceux qui prennent la spécialité de ne pas faire rougir les femmes et ceux qui mettent leur gain à les faire rougir, il y a les véritables ar- tistes, les écrivains de race qui ne se demandent pas une seconde si les femmes rougiront ou non. Ils ont l'amour de la langue et la passion de la vérité. (Juand ils travaillent, c'est dans un but humain, supérieur aux modes et aux disputes des fabricants. Ils n'écri- vent pas pour une classe, ils ont l'ambition d'écrire pour les siècles. Les convenances, les sentiments pro- duits par l'éducation, le salut des petites filles et des femmes chancelantes, les règlements de police et la morale patentée des bons esprits, disparaissent et ne comptent plus. Ils vont à la vérité, au chef-d'œuvre, malgré tout, par dessus tout, sans s'inquiéter du scan- dale de leurs audaces. Les sols qui les accusent de calcul, ne sentent pas qu'ils ont l'unique besoin du génie et de la gloire. Et, lorsqu'ils ont mis debout leur monument, la foule béante les accepte dans leur nudité superbe, comprenant enfin.
Je ne souhaite de la morale à personne; mais je souhaite même âmes adversaires beaucoup de talent, ce qui serait plus agréable pour nous. S'ils avaient du talent, cela les calmerait sans doute, et ils récla- meraient moins de vertu. En tous cas, qu'ils soient persuadés que l'année 1880 n'est pas plus vicieuse qu'une autre, aue la littérature véritablement obs-
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cène ne s'y étalepas davantage qu'au dix-huitième siè- cle, par exemple, et que des années s'écouleront avant que le Gil Bios avance sensiblement la pourriture de notre société. Toute cette échauffourée est une crise de pudibonderie ridicule, qui m'inquiète sur le sort de notre fameux esprit français. Il est donc bien malade? Voyez-vous Rivarol tourner au Grandisson 1 C'est le protestantisme qui nous envahit. On barde de fer les urinoirs, on crée des refuges blindés aux amours monstrueuses, lorsque nos pères innocem-. ment se soulageaient en plein soleil.
LA RÉPUBLIQUE ET LA LITTÉRATURE
LA
RÉPUBLIQUE ET LA LITTÉRATURE
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Je ne tiens par aucune attache au monde politique, et je n'attends du gouvernement ni place, ni pension, ni récompense d'aucune sorte. Ce n'est pas ici de l'or- gueil; c'est, au début de cette étude, une constata- tion nécessaire. Je suis seul et libre, j'ai travaillé et je travaille : mon pain vient de là.
D'autre part, il me faut établir un second point. Je suis un républicain de la veille. Je veux dire que j'ai défendu les idées républicaines dans mes livres et dans la presse, lorsque le second Empire était encore debout. J'aurais pu être de la curée, si j'avais eu la moindre ambition politique. 11 suffisait de me baisser ] our ramasser les épis, après les avoirfauchés.
Ainsi donc, ma situation est nette. Je suis un répu- blicain qui ne vit pas de la République. Eh bien ! l'idée mest venue que cette situation est excellente pour dire tout haut ce que je pense. Je sais pourquoi beau-
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coup évitent de parler: l'un attend une croix, l'autre tient à la place qu'il occupe dans l'administration, un troisième espère de l'avancement, un quatrième compte devenir conseiller général, puis député, puis ministre, puis, qui sait? président de la République. La nécessité du pain quotidien, le prurit des hon- neurs, sont de terribles liens qui yarroltent les plus rudes franchises. Dès qu'on a un besoin ou une am- bition, on appartient au premier venu. Si vous jugez trop franchement certains personnages politiques, vous fermez devant vous toutes les portes; si vous osez faire la vérité sur telle question, vous vous mettez à dos un parti puissant. Mais n'ambitionnez rien, n'ayez besoin de personne pour vivre, et tout de suite les entraves tombent, vous marchez librement, comme il vousplait, adroite, àgauche, aveclajoiecalniedevotre individualité reconquise. Ah! c'est le rêve, vivre dans son coin, des fruits du petit champ qu'on laboure, et ne pas compter sur le voisin, et parler haut au grand air, sans craindre que le vent emporte et sème vos paroles !
Dans les partis politiques, il y a ce qu'on appelle la discipline. C'est une arme puissante, mais c'est une laide chose. Dans les lettres, heureusement, la disci- pline ne saur;iit exister, surtout à notre époque de production individuelle. Si un homme politique a be- soin de grouper autour de lui une majorité qui l'ap- puie, et sans laquelle d'ailleurs il ne serait pas, l'écri- vain existe par lui-même, en dehors du public ; ses livres peuvent ne pas se vendre, ils sont, ils auront un jour le succès qu'ils doivent avoir. C'est pourquoi l'écrivain, que ses conditions d'existence ne foicent pas à la discipline, est particulièrement bien placé
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pour juger l'homme politique. Il reste supérieur à l'actualilé, il ne parle pas sous la pression de certains faits, ni dans le but d'un certain résultat; il lui est permis, en un mot, d'êtie seul de son avis, parce qu'il ne lait pas corps avec un groupe et qu'il peut tout dire, sans déranger sa vie ni risquer sa fortune.
Toutefois, je ne me hasarderais pas dans cette ga 1ère de la politique, si je n'avais à étudier une ques- tion bien grave, selon moi. Cette question est de savoir quel ménage, bon ou mauvais, vont faire en- semble la République et la littérature ; j'entends notre littérature contemporaine, cette large évolu- tion naturaliste ou positiviste, comme on voudra, dont Balzac a donné le branle. Voici longtemps déjà que j'hésite, car le terrain me semblait brûlant. Puis, depuis huit années, le tapage était si assourdissant, les compliiations se présentaient si rapides, qu'il était diflicile à un homme d'étude de risquer une enquête sérieuse et surtout de conclure sagement. Mais, aujourd'hui, bien que le tapage continue, la période d'incubation a cessé, la Répiipliqne existe en fait. Elle fonctionne, on pe it la juger sur ses actes. L'heur© est donc venue de mettre la République et la littérature face à face, de voir ce que celle-ci doit attendre de celle-là, d'examiner si nous autres ana- lystes, anatomistes, collectionneurs de- documents humains, savants qui n'admettons que l'autorité du fait, nous trouverons dans les républicains de l'heure actuelle des amis ou des adversaires. La solution de cette question est d'une gravité extrême. Pour moi, l'existence de la République elle-même en dépend» La République vivra ou la République ne vivra pas, selon qu'elle acceptera ou qu'elle rejettera notre
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mélhode, La République sera naturaliste ou elle ne sera pas.
Je vais donc étudier le moment politique dans ses rapports avec la littérature. Cela m'amènera forcé- ment, plus que je ne le voudrais, à juger les hommes qui nous gouvernent. Mais, je le répète, mon inten- tion n'est pas de me prononcer sur les destinées de la France, d'ajouter mon opinion à la confusion des autres opinions. Je pars de ce point que la Républi- que existe, et je veux simplement, moi écrivain, examiner comment la République se comporte à l'égard des écrivains.
11 me faut pourtant étudier, avant tout, de quelle façon la République vient d'être fondée en France. Rien de plus caractéribtique. Sans entrer dans l'his- toire si compliquée et si trouble de ces huit dernières années, on peu taise ment en résumer les grandes lignes. — C'est d'abord l'écroulement de l'Empire, amené par la pourriture et l'agencement imbécile des charpen- tes qui soutenaient le régime; imaginez toute une décoration de pourpre et d'or, élevée sur des piliers trop grêles, mal plantés, piqués des vers, et qu'une secousse doit réduire en poudre; la guerre de 1870 a été cette secousse, et logiquement l'Empire s'est écrasé à terre, au moment de toute sa pompe. — Ensuite, après nos désastres, c'est Bordeaux et l'essai loyal. J'étais là, j'ai vu arriver cette majorité qui haussait les épaules, quand on parlait de la Républi- que; elle se voyait forte, toute-puissante, elle pensait n'avoir qu'à laisser tomber un vote, pour rétablir la monarchie. Aussi accepta-t-elle la présidence de M. Thiers, sans inquiétude, certaine de rester maî- tresse de la France. Cependant, dès le lendemain, le
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dasscment des partis s'était fait. Si les républicains étaient en minorité, les monarclii-tes se divisaient, lorsqu'ils précisaient leurs vœux; il y avait les légiti- mistes, les orléanistes, les impérialistes, et aucun de ces partis ne restait le maître, dès qu'il s'isolait. De là une impuissance radicale à rien fonder. — C'est, plus tard, les longues intrigues, les luttes parlemen- taires, à Versailles. M. Thiers avait dit, avec sa finesse bourgeoise, que la France serait aux plus sages. Au fond, il prévoyait déjà le triomphe délinilif delà Ré- publique; il comprenait que les trois prétendants se détruiraient les uns par les autres. Le drame de la Commune et la répression violente qui avait suivi, venaient de consolider le gouvernement républi- cain, au lieu de l'ébranler. Un danger beaucoup plus grave le menaçait : on parlait de réconcilia- tion entre les deux représentants de la maison de France, la fusion des légitimistes et des orléanistes était sur le point de s'accomplir. — C'est enfin la crise du 2i mai, le renversement de M. Thiers, le triomphe des monarchistes. Un instant, on put croire la Piépublique perdue. Henri V allait rentrer dans Paris, les voitures de gala étaient déjà commandées. Puis, au moment du vote, il y eut une scission su- prême dans le parti royaliste, sur la question du drapeau blanc. La République l'emporta d'une voix. Certes, ce n'était pas encore là un vole décisif. Mais on pouvait dire que la monarchie était con- damnée, car elle devait achever de se tuer elle-même un peu chaque jour. Alors, sous la présidence du ma- réchal de Mac-Mahon, on assista à ce singulier specta- cle d'une majorité monarchique, dontles membres se dévoraient, et qui travaillait malgré elle à la fonda-
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tion de la République. Ses attaques violentes, ses sourdes menées, ses plans les plus habiles et les plus forts, tout aboutissait à rendre plus solide le gouver- nement qu'elle voulait détruire. L'explication de ce phénomène est très simple. Un grand courant répu- blicain s'était déclaré dans le pays, logiquement, parce que la république seule paraissait raisonnable et possible. Pendant que la majorité royaliste s'agi- tait inutilement dans son impuissance à rétablir la monarchie, elle se rendait de plus en plus impopu- laire, et le pays entier se levait pour la chasser du parlement. De là, le travail continu des élections qui remplaçaient tout monarchiste sortant par un répu- blicain; de là, lesélections législatives du 14 octobre et les élections sénatorial s du o janvier, qui, après l'aventure désespérée du 16 mai, ont tait enfin de la République un gouvernement régulier, fonctionnant comme tous les gouvernements établis. Il faut dire que la gauche de l'Assemblée avait retenu et mis en pratique le mot de M. Thiers : « La France sera au.x plus sages. » Sans doute une minorité d'e.xtrèuie gauche poussait aux décisions extrêmes; m;iis M. Gambeila, qui était le chef incontesté du parti, avait lancé le mot « d'opportunisme, » pour carac- tériser tout ce que la situation réclamait de patien c, d'habileté et de sagesse. Si M. Grévy est aujourd'hui à la présidence, si les républicains sont les maîtres dans les deux Chambres, c'est que les républicains ont laissé se produire dans la nation l'évolution nou- velle, sans vouloir hâter le dénouement.
Tels sont les faits, brièvement indiqués. Je n'ai pas besoin de descendre dans les détails, je veux en arriver simplement à conclure que la République,
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pour exister, doit être le résultat logique de certains faits, et non la formule arbitraire d'une école politi- que. Aux yeux de beaucoup de républicains, la Ré- publique est de droit divin ; un seul gouvernement est légitime, le gouvernement de tous ; il n'y a qu'un souverain possible, le peuple. Certes, cette opinion est la mienne. Mais nous sommes \h dans l'abslrac- tion pure. Un mathématicien peut seul raisonner ainsi, parce que les chiffres n'ont pas de volunté. Avisez-vous de vouloir appliquer In formule théorique de la République à un peuple ; aussitôt tout se détra- que. C'est que vous introduisez un nouvel élément, le terrible élément humain, qui n'obéit pas comme les chiffres, qui a des soubresauts et des caprices. On ne fait pas d"un peuple une équation. Voyez la France en 89. Elle avait derrière elle des siècles de monar- chie ; c'étaient des coutumes, des usages, uni; façon de penser, une manière d'être, qui délerïninaieiit ce qu'on nommait la société fraii;' ;ise. La race, le mi- lieu, les institutions, travaillent à la lente formation d'un peuple, lui donnent son génie, le frappent d'une empreinte qui reste la sienne. Eh bien ! on a eu beau vouloir transformer violemment la France de 89, elle s'est retrouvée monarchique, après une des plus terribles secousses qui aient bouleversé un État. Sans doute, le vieux monde n'a pu ressusciter, un nouveau siècle s'ouvrait, les conquêtes de la liberté étaient considérables. Mais l'Empire allait courber toutes les têtes et les revanches de la Restauration devaient suivre. C'était simplement que l'élément humain, depuis si longtemps pétri par les siècles de monarchie, n'avait pu se plier du coup à la Républi- que, malgré la violence de la pression révolution-
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naire. Les fanatiques, les sectaires, tous ceux qui obéissent à l'exaltation d'une foi et qui sont pressés de jouir de l'État idéal qu'ils rêvent, savent bien ce qu'ils font, lorsqu'ils réclament cent mille têtes, lorsqu'ils veulent établir un régime de terreur. Ils sentent la nécessité de dompter brutalement l'élé- ment bumain, d'écraser dans l'homme ce que le passé y a déposé, de purger l'homme par une saignée de tout ce que la race, le milieu, les institutions ont mis dans son sang. Vain espoir, d'ailleurs. 11 n'y a pas d'exemple d'une nation ainsi transformée d'un instant à l'autre. Le sang a pu couler sur nos écha- fauds, on a vu des flaques rouges se dresser Napo- léon, qui est venu à son heure arrêter le mouvement révolutionnaire et faire sa besogne. Même deux autres révolutions se sont produites, sans pouvoir encore fonder la République; Tune a abouti à la monarchie de juillet, l'autre, au second Empire. A cela, une seule explication est possible, et il serait aisé de l'établir sur l'histoire : les faits sociaux et historiques ne concluaient pas à la République, l'élément hum lin en France ne se pliait pas encore au régime républicain. Et voyez les événements actuels, ce que la terreur n'a pu faire, l'évolution lente des esprits est en train de le réaliser aujour- d'hui. Posons que l'effroyable secousse donnée par la Révolution à l'ancienne société française, ait été nécessaire pour retourner le champ où allait pousser la société nouvelle. Mais ensuite quelle longue cul- ture il a fallu pour mûrir cette société ! Toute notre histijire est là, depuis quatre-vingts ans. Nous voyons grandir le discrédit des dynasties, à chaque tentative de restauration; c'est la branche aînée qui casse,
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c'est la branche cadette qui ne peut porter de llenrs, c'est l'Empire qui est chasse p ir une seconde inva- sion. Pend mt ce temps, le peuple fait une étude de la liberté, un travail ^onrd et continu pousse le pays vers lerégimcrcpnblic.iin, etcomme il arrive toujours, lorsqu'une force historique donne le branle à une nation, les moindres incidents, même ceux qui par.iisscnt devoir ariôtcr cette n tion en marche, la précipitent bienlùL avec une impétuosité plus grande. En un mot, qu nd les 'ails veulent la République, la Républi(iue se trouve l'iuidée.
Voilà ce que je voulais nettement établir, au début de cetle étude. Je me résume. Dans tout problème politique, il y a deux éléments : la formule et l'homme. Pour moi, la formule républicaine est la seule scicniili(ine, celle à laquelle doit forcément aboulii- toute nalion. Si les hommes étaient de pures abstractions, des soldats de plomb ou des quilles qu'on put ranger h son gré, rien ne serait plus com- mode que de transformer sur l'heure une monarchie en république. Mais dès que les hommes entrent en jeu, ils détraquent la formule, ils compliquent terri- blement la question par le chaos d'idées, de volontés, d'ambitions, de folies, qu'ils y apportent. Dès lors, la politique naît, la moindre évolution demande par- fois des centaines d'années pour s'accomplir, au mi- lieu de luttes sans cesse renaissantes. Heureusement, les faits marchent, le travail s'accomplit, la loimule se réalise suivant certaines lois. Rien ne serait plus intéressant que d'étudier ce jeu de l'élément humain se pliant à une nouvelle formule politique et sociale, en reprenant l'histoire de la société française vers le milieu du siècle dernier. 11 y aurait là une bien
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grosse besogne. Je me suis contenté d'indiquer rapi- dement comment, depuis la Révolution, nous avons été emportés vers la République, et comment, dans ces dernières années, la République a été fondée par les faits, au milieu d'obstacles qui semblaient à chaque heure devoir lui barrer la roule. Mainte- nant, il me reste à examiner les différents groupes du parti républicain. Ensuite, connaissant noire République actuelle, je pourrai étudier quels sont ses rapports avec la lillérature contemporaine.
Certes, je me perdrais vite, si je voulais classer toutes les nuances du parti républicain. Je dois me borner à trois ou quatre types caractéristiques. Na- turellement, je choisis les groupes influents. D'ail- leurs, je ne fais pas œuvre de polémique, je ne suis qu'un savant et qu'un observateur. On ne trouvera donc ici ni un nom d'homme ni un titre de jouina!.
Il y a d'abord le républicain doctrinaire. Celui-là tient à une chapelle qiielconque. Souvent il est pro- testant, d'allures puritaines. Il vise l'Académie, se pique de belle langue, d'équilibre heureux. C'est le libéral, avec la pondération d'un homme habile, qji a juré de ne jamais pencher à droite ni à gauciie. Quand il est convaincu, il est généralement de crâne dur et de cervelle étroite; c'est alors un formali&'ei un bourgeois qui a peur du peuple et qui désespère d'une monarchie à son usage. M-ais, lorsqu'il n'est pas convaincu, il montre une intelligence singuliè- rement souple. Sa gravité", se* grands mots, son atti- tude correcte, sa phraséologie dhomme sérieux et pudibond, cachent le plus aimable des sceplicismes. Au lond, il n'a que son ambition. 11 s'est dit en homme pratique que le plus sûr moyen de gou-
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verner, c'est encore de n'effrayer personne et d'en- nuyer tout le monde. Aussi a t-il créé des journaux où triomphe le gris en littérature et en politique, des feuilles de pâte ferme, qui ne sacrifient jamais à l'esprit, qui bourrent leurs lecteurs d'articles forte- ment indigestes. Cela suffît pour avoir du poids. Il ne s'agit que de mettre une cravate blanche aux lieux communs. Tous un public s'est formé au- tour de ce vide majestueux, de ce libéralisme vi- vant de formules académiques. Le mot propre n'y est jamais employé. C'est un salon bourgeois, avec ses préjugés, ses attitudes gourmées, sa religiosité vague, son importance et son ennui. Il s'agit d'ex- ploiter solennellement les classes moyennes ; de là les dogmes, les opinions toutes faites et rassurantes, les adoucissements continuels, les déclarations pru- dhommesques. Je propose de donner aux répuhli- cains doclrinaiies le nom de jésuites du protestan- tisme. Ils ont rêvé le pouvoir dès ie premier jour, et leur longue campagne n'a été qu'une marche lente vers les situations convoitées. Ce sont les homme.s des expédients. Soyez certain qu'ils n'acceptent de la République (jue l'étiquette. Toute formule scientifique leur répugne.
Je passe au républ.cain romantique. Celui ci, moins dangereux, est plus drôle. Il tient malheureu- sement beaucoup de place dans le tapage du jour. C'est toute une histoire que l'entrée du romantisme dans la politique. Je l'ai déjà racontée ailleurs. Il est arrivé que certains dramaturges de 1830, voyant leurs recettes baisser au théâtre, ont eu l'idée de se jeter dans le journalisme, avec leur ferraille et leurs panaches. Cela se passait à la fin de lEmpire, au
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moment où le public dévorait les feuilles d'opposi- tion. Or, à cette heure d'altaques passionnées contre le pouvoir, le romantisme fit merveille dans la presse. Les tirades dont on commençait à sourire sur les planches, parurent toutes neuves, imprimées en tête d'un journal. C'était Hernani qui réclamait la liberté, en relevant fièrement du bout de sa rapière son manteau couleur de muraille; c'était d'Artagnan, c'était Buridan, coiffés de leurs feutres à grandes plumes, qui saluaient le peuple souverain et le trai- taient de monseigneur. Jamais carnaval n'eut un succès plus vif. Le peuple ne reconnaissait sans doute pas ses héros favoris de la Tour de Nesle et des Trois Mousquetaires; il s'était lassé de les applaudir à l'Ambigu et à la Porte-Saint- Martin; mais toutes ses tendresses anciennes se réveillaient, on le chatouil- lait au cœur, il aurait crié volontiers : « Bravo Melingue! » Dès lors, le romantisme avait cours sur la place, et un cours formidable. Les recettes étaient telles, que les républicains romantiques, satisfaits de cette fortune qui leur arrivait sur le tard, se conten- tèrent de battre monnaie avec leurs phrases empa- nachées, sans se soucier de devenir députés ou am- bassadeurs, comme tant d'autres. Le procédé offrait une grande simplicité : il s'agissait, bonnement de transporter, dans la discussion des affaires publiques, le tralala des grandes phrases creuses, la jonglerie des antithèses, les allures échevelées de l'imagination lâchée à travers toutes les fantaisies. En un mot, il fi^Uail être lyrique, mêler Triboulet à Ruy-Blas, prendre un vol d'hippogriffe au-dessus de la terre étonnée. Vous pensez ce qu'est devenue U politique, cette science des faits et des hommes, en passant
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parla formule romantique. Du coup, toute base sérieuse d'observation a disparu, la rhétorique a remplacé l'analyse, les mots ont dévoré les idées. Les romantiques sont partis à cheval sur des rêves humanitaires, la fraternité universelle des nations, la fin prochaine des conflits et des guerres, l'égalité et la liberté brillant sur le mond ; ainsi que des so- leils. D'autre part, comme ils battaient monnaie avec le peuple, ils se sont agenouillés devant lui, et il n'est pas de flagorneries dont ils ne l'aient bercé; le peuple est devenu un empereur, un pape, un dieu, enfermé dans un triple tabernacle, et qu'il a fallu adorer à genoux, sous peine des plus grands châti- ments. Les ouvriers auraient eu vraiment mauvaise grâce à refuser leurs deux sous. Mais quelle mas- carade lamentable, quelle banque éhontéel Les républicains romantiques se moquent du bon sens, des sciences modernes, de l'analyse exacte, de la méthode expérimentale, de ces outils puissants qui sont en train de refondre les sociétés. Ce sont des danseurs de corde, couverts d'oripeaux et de pail- lons, exécutant des culbutes dans l'idéal pour la plus grande joie de la foule.
A côté des républicains romantiques, il y a les ré- publicains fanatiques, ceux qui ont passé la redin- gote de Robespierre ou chaussé les bottes de Marat. Ceux-là se sont enfermés dans une figure historique ■et n'en peuvent sortir; crânes singuliers qui veulent tailler l'avenir dans le pa^sé, sans comprendre que chaque évolution vient à son heure et que l'humanité ne se répète pas. D'ailleurs, je le dis encore, il me «erait difficile de classer nettement les républicains, tant les groupes sont nombreux, depuis les impa-
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tients de l'extrême gauche jusqu'aux satisfaits de l'opportunisme. Il y a là des sectaires et des habiles, des hommes du passé, des hommes de l'avenir, toute une foule. Je me contenterai d'avoir insisté sur les républicains doctrinaires, sur les républicains ro- mantiques et sur les républicains fanatiques. Ce sont les groupes les plus puissants, ceux en tous cas qui ont des journaux très répandus et qui, par con- séquent, ont le plus d'influence. Mon opinion bien nette est qu'ils tueraient la République demain, s'ils étaient les maîtres. Les républicains doctrinaires nous ramèneraient à une monarchie constitution- nelle, et nous aurions une dictature au bout de six mois, avec les républicains romantiques et avec les républicains fanatiques. Gela se déduit mathémati- quement. Quiconque ne marche pas avec la vérité, se perd en chemin et va forcément à l'erreur.
Il n'existe donc, à mes yeux, qu'un républicain qui soit le véritable travailleur de l'heure présente, c'est le républicain scientifique ou naturaliste. Si je ne m'étais promis de ne nommer personne, je rendrais ma pensée plus claire, en citant des exemples. Le ré- publicain naturaliste, qui est réprésenté par des in- dividualités très puissantes, se base surtout sur l'ana- lyse et l'expérience. Il fait en politique la même besogne que nos savants ont faite en chimie et en physique, et que nos écrivains sont en train d'ac- complir clans le roman, dans la critique et dans l'histoire. C'est un retour à l'homme et à la nature, à la nature considérée dans son action, à l'homme considéré dans ses besoins et dans ses instincts. Le républicain naturaliste tient compte du milieu et des circonstances; il ne travaille pas sur une nation
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comme sur de l'argile, car il sait qu'une nation a une vie propre, une raison d'existence, dont il faut étu- dier le mécanisme avant de l'utiliser. Les formules sociales, comme les formules mathématiques, ont des raideurs auxquelles on ne peut plier un peuple d'un jour à l'aulre; et la science politique, telle qu'elle existe aujourd'hui, est justement d'amener par les chemins les plus courts et les plus pratiques un pays à l'état gouvernemental vers le [ue\ le pousse son impulsion naturelle, accrue par l'impulsion des faits. Le républicain naturaliste n'a pas les hypocrises gourmées du républicain doctrinaire; il ne ménage pas une classe an profit d'une autre, dit ce qu'il doit dire, au risque de scandaliser la bourgeoisie. Le répu- blicain naturaliste n'entend rien au galimatias du républicain romantique, -dont la rhétorique affolée et l'idéal de carton doré lui font hausser les épaules. Pour lui, tous ces farceurs sont des charlatans, qu'ils portent la cravate blanche, ou qu'ils se soient affu- blés d unjuslaucorps moyen âge.
Même enadmettantqu'ily ait des hommes convain- cus parmi les doctrinaires et les romantiques, ceux- là s'épuisent à construire en l'air un monument qui n'a pas de fondations ; ils s'agitent dans l'erreur, ils appliquent des formules fausses à des hommes qui nexifetefll point, à de pures abstractions conçues sur un idéal; aussi n'est-il pas étonnant que leur œuvre s'écroule, et qu'après chacune de leurs tentatives, le pays ait besoin d'un dictateur ou d'un roi pour ba- layer le sol des décombres dont ils l'ont couvert. Au contraire, le républicain natirraliste ne bâtit que lors- qu'il a étudié et sondé le sol ; à chaque pierre qu'il pose, il sait qu'elle sera solide, parce qu'elle porto de
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tous les côtés et qu'elle est où la nature du terrain et la construction de l'édifice demandent qu'elle soit. Il est l'homme des faits, il fera de la République, non pas un temple prot stant, ni une église gothique, ni une prison s'ouvrant sur une place d'exécution, mais une large et belle maison, logeable pour toutes les classes, pleine d'air, pleine de soleil, et tellement appropriée aux goûts et aux besoins des habitants, qu'ils s'y fixeront pour toujours.
Ceci n'est qu'une élude indiquée à larges traits. Mais il est évident que l'histoire de ce siècle en géné- ral, et que les événements de ces huit dernières années en particulier, nous mènent logiquement à celte solution scientifique. Le mouvementnaturaliste ne peut avoir mis en branle l'intelligence humaine tout entière, sans se communiquer à la science poli- tique. Il a renouvelé Ihistoire, la critique, le roman, le lhéâl:e, il doit prendre une impulsion décisive dans la politique, qui n'est que de l'histoire et de la critique vivantes. La politique, dégagée de la doctrine des empiriques et de l'idéalisme des poètes, basée sur l'analyse et l'expérience, employant la mélhode comme outil, se donnant pour but le développement norm;il d'une nation, étudiée dans son milieu et dans son être, peut seule fonder en France la République définitive. Il faut le dire très carrément, il n'y a pas de principes, il n'y a que des lois. Il existe simple- ment des êtres organisés vivant sur la terre dans de certaines conditions. La République ne sera, dans un pays, que lorsqu'elle y deviendra la condition même d'existence de ce pays. En dehors de ce fait, toute tentative n'est qu'un arrangemenl temporaire et fac- tice, qui échouera en provoquant des catastrophes.
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II
Voyons maintenant l'attitude des différents grou- pes du parti républicain vis-à-vis de la littérature contemporaine.
Depuis quelques années, beaucoup d'étrangers viennent me rendre visite, des Russes et des Italiens surtout. J'aime à les écouter, parce qu'ils m'appor- tent sur nous des jugements originaux, qui presque toujours me frappent vivement. Or tous éprouvent la plus grande surprise à constater que le parti répu- blicain se montre hostile aux nouveautés littéraires, attaquant les écrivains qui se sont dégagés des tradi- tions etqui marchent en avant, discutant violemment les œuvres conçues dans l'esprit analytique et expé- rimental. Les romanciers naturalistes surtout sont maltraités avec une véritable fureur par les journaux les plus influents du parti. Et les étrangers ne com- prennent pas. Pourquoi cela ? Pourquoi cette bizarre contradiction d'hommes politiques nouveaux s'achar- nant contre les nouveaux écrivains? Pourquoi vouloir la liberté en matière de gouvernement et contester aux lettres le droit d'élargir l'horizon ? J'ai tâché plu- sieurs fois d'expliquer à mes visiteurs une anomalie si singulière. Mais ils ne comprenaient qu'àdemi, telle- ment pour eux la situation restait étrange. Aujour- d'hui, je veux en avoir le cœur net.
Il y a d'abord des précédents caractéristiques. Pendant la première Révolution, de 8'J à l'Empire,
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la littérature du temps reste classique ; pas un effort pour briser l'ancien moule ; au contraire, un dé- layage de plus en plus fade de l'antique formule du dix-septième siècle. N'est-ce pas curieux ? Voilà des hommes qui suppriment le roi, qui suppriment Dieu, qui font table rase de l'ancienne société, et ils con- servent la littérature d'un passé qu'ils veulent effacer de l'histoire, ils ne semblent pas soupçonner un ins- tant qu'une littérature est l'expression immédiate d'une société.
Ce fut seulement beaucoup plus tard que le con- trecoup de la Révolution se fit sentir dans les lettres. Après l'Empire, pendant la Restauration, Tinsurrec- tion romantique éclata comme un 93 littcraii-e. Et que vil-on alors? le plus étonnant des spectacles. Oa vil les républicains, ou plutôt les libéraux, ceux qui revendiquaient les conquêtes delà Révolution, ceux qui firent les journées de 18, 0 au nom de la liberté menacée, on les vit défendre la littérature classique et al lu luer furieusement le romantisme triomphant, les drames et les romans de Victor Hugo. Il suffit de lire la collection de l ancien National pour se con- vaincre à ce sujet. Tels sont les faits. En France, liaque fois que les hommes politiques ont voulu l'allrauchissement de la nation, ils ont commencé par se défitîr des écrivains et par rêver de les enfer- mer dans quelque formule antique, comme dans im cachot. Us brisent un gouvernement, mais ils enten- dent réglementer la pensée écrite. Leur audace s'arrête à la transformation plus ou moins violente de pouvoir; ils n'admettent pas qu'on transforme les lettres, lis précipitent l'évolution polilicjue, cl ils ont l'étrange beaoia de nier l'évolution liltcrairc. Pour-
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tant, je le répète, les aeiix se tiennent, ne peuvent s'elTectiier l'une sans l'autre, vont de compagnie au même bien. Qu'y a-t-ildoncau fond de cette attitude du parti républicain ?
Remarquez que la loi paraît constante. En 1830, les libéraux refusaient le romantisme; aujourd'hui, les républicains refusent le naturalisme. On peut donc croire qu'il y a un élément fixe dans ce mau- vais vouloir, dansceMe défiance vis-à-vis des formules littéraires nouvelles. Evidemment, cet élément fixe existe, et je tâcherai tout à l'heure de le déterminer. Mais je crois que les causes accidentelles, les causes du moment sont plus nombreuses et plus puissantes. Je laisserai donc le pnssé et je n'étudierai que l'iieure présente, en examinant de quelle façon se compor- tent devant le naturalisme les divers groupes répu- blicains dont j'ai parlé plus haut.
Voyons d'abord les républicains doctrinaires. Ceux-là, comme je l'ai dit, sont restés classiques. Un d'eux, homme de poids, journaliste que sa pesanteur solennelle a conduit au Sénat, écrivait dernièrement que Stendhal et Balzac étaient des auteurs louches, indignes de figurer dans la bibliothèque d'un honnête homme. Un autre, ancien professeur dont on a fait un haut dignitaire, distribuait jadis des pensums et des coups de férule dans une Revue, avec la rage blême d'un pion impuissant Je pourrais en citer vingt. Ils sont ^out un groupe de puritains jésuites, boutonnés dans leur redingote, ayant peur des mots, tremblant devant la vie, voulant réduire le vaste mouvement de l'enquête moderne au train étroit de lectures morales et patriotiques. Je ne sais pas d'eu- nuques mieux rasés. Je comprends que les catholi-
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ques praliquants ne nous aiment pas, car nous por- tons la hache dans leurs croyances ; je comprends que le vieux monde se débatte sur les cruautés de notre analyse, qui le mettent en poussière ; mais ces hommes qui se disent avec le siècle, ces hommes dont les discours réclament la liberté de la pensée, pourquoi sont-ils donc contre nous, lorsque nous travaillons plus activement qu'eux aux sociétés de demain? Il y a beaucoup d'hypocrisie dans leur cas. Notre besogne est faite trop au grand jour, nous disons trop la vérité, nous les troublons par notre franchise, ils ont pu être dans l'opposition et voir l'humanité en laid ; mais s'ils entrent au pouvoir, l'humanité devient belle ; c'est assez, ils gouvernent, il faut jeter un voile. La vérité est qu'un abîme les sépare de nous. Hommes d'équilibre ou homuies de doctrine, bourgeois à préjugés ou farceurs jouant la comédie delà vertu, gens habiles qui veulent forcer l'abonnement en publiant des l'euilletous pour les familles, mélange d'esprits acadéuiiques et de cer- velles pédagogiques, tous détestent par instinct ou par intérêt la libre allure des lettres, le style vivant et coloré d'images, les audaces de l'analyse, l'affirma- tion puissante de la personnalité de l'écrivain. Gomme le répète souvent un grand styliste de nos jours, ils ont « la haine de la littérature, » haine qui les fait se cabrer devant une phrase de poète, comme un cheval se cabre devant un obstacle dont il a peur.
Avec les républicains romantiques, le malentendu devient simplement une querelle d'école à école. Na- turellement, les romantiques, qui se sont jetés dans la République pour sauvegarder les recettes, se mon trenl très inquiets du mouvement qui s'opère dans
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le public en faveur des écrivains naturalistes. Cet amour croissant de la réalité, cette curiosité qui s'attache à toute œuvre d'analyse contemporaine, leur font redouter avec raison que la foule ne se dé- VDurne d'eux et de leurs oeuvres. Que vont-ils devenir, si les cuirasses et les panaches ne sont plus de mode, si les tirades ne suffisent plus, si les lecteurs demandent des idées nettes et scientifiques, des per- sonnages réels sous les draperies du style ? Non seulement leurs romans et leurs drames sont discu- tés, mais encore on commence à sourire do leur politique, on est sur le point de ne plus les prendre au sérieux. Alors, menacés dans leur orgueil et dans leur bourse, ils se fâchent, ils affectent de se montrer pleins de dédain et de dégoût pour les écrivains nou- veaux Au lieu de convenir que l'évolution roman- tique n'a été que la période d'impulsion du large mouvement naturaliste, ils nient celui-ci, ils vou- draient ariô'er les lettres françaises à la production de 1830. Le besoin de s'enfermer dans une époque, d'incarner une littérature dans une formule ou dans un homme unique, de prétendre que désormais l'avenir se trouve fixé, est ici très caractéristique; et l'on ne saurait citer un exemple plus frappant de cette contradiction des hommes qui admettent tous les progrès en politique et qui refusent absolument aux lettres le droit de marcher et de se renouveler. Mais il y a une question plus grave, dans l'attitude hostile des républicains romantiques contre les écri- vains naturalistes. Ils tâchent de les déconsidérer en leur jetant de la boue au visage, en les traitant d'égoutiers, de pornographes, de romanciers obs- cènes. Entendez par là que ces écrivains étudient
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l'homme sans le costumer, dissèquent et analysent tout, travaillent en savants à l'enquête contempo- raine. Au fond, sous les gros mots dont on cherche à les salir, ils sont simplement les ouvriers de la vérité, tandis que les romantiques sont les ouvriers de l'idéal. Il n'y a là qu'une différence de méthode et de philosophie littéraires ; seulement, elle est capi- tale. Les romantiques croyaient devoir embellir ef arranger les documents humains pour le plaisir et le profit de la nation ; nous sommes convaincus, nous autres, qu'il vaut mieux donner les documents hu- mains tels quels, si l'on veut prendre la nation aux entrailles et laisser des oeuvres qui resteront d'éter- nelles leçons. Évidemment, l'entente est impossible ; il faut que ceux-ci tuent ceux-là. Je suis bien tran- quille sur l'issue de la querelle. Je fais simplement remarquer que ce sera nous, les savants, qui éta- blirons la République sur des fondations logiques, tandis que les romantiques l'aui'ont compromise, en la promenant dans je ne sais quel carnaval huma- nitaire.
Enfin, les républicains fanatiques, et je désigne sous ce mot les cerveaux étroits et ardents qui regar- dent la République comme un État de droit divin qu'on doit imposer violemment aux hommes, les ré- publicains fanatiques traitent les lettres en général avec un certain mépris. Elles ne sont pas loin d'être pour eux un luxe inutile. Ils leur refusent un rôle im- portant dans le mécanisme social, et lorsqu'ils les acceptent, ils entendent les plier à la règle commune et leur assigner un rôle défini par les lois. Proudhon, un des cerveaux les plus puissants de notre époque, n'a pourtant pu se défendre de vouloir traiter l'art
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comme un point de l'économie politique. Il rêvait d'abattre les personnalités trop hautes, il souhaitait un peuple de dessinateurs bien pensants et bien ins- truits, pour tenir avec avantage la place de ce rebelle de génie qui s'appelait Delacroix. On comprend donc que ces républicains, si méfiants devant les lettres, se montrent peu disposés à accueillir les nouvelles formules littéraires. Au fond d'eux, ils ont en outre un idéal historique de la République : le brouet noir des Spartiates, la raideur citoyenne de Brutus, la rancune sanglante de Marat ; et cette République qu'ils souhaitent, noire et grave, nivelée et autori- taire, cette République de pure imagination classique, impossible à l'état définitif dans nos temps moder- nes, s'accommoderait (orL mal avec une littérature d'observation et d'analyse, ayant besoin d'une ab- solue liberté pour se développer. Ceux-là, nous les blessons donc encore, parce que nous ne sommes pas dans le cauchemar qu'ils font tout éveillés, parce que nous nous refusons à nous numéroter, à prendre notre place dans le rang, à obéir aux mots d'ordre, à considérer l'homme comme un bâton qu'on plante oii l'on veut et qui doit pousser. Ils sont pour une for- mule toute faite, nous sommes pour l'enquête conti- nue et pour le respect du document humain. Des lors, nous ne pouvons nous entendre.
J'ai dit qu'en dehors des causes accidentelles, il y avait des causes générales pour expliquer l'hostilité visible du parti républicain devant la nouvelle formule littéraire. Ces causes agissent sous tous les gouver- nements. Dès que les républicains sont arrivés au pouvoir, ils n'ont pas échappé à cette loi commune qui veut que tout homme devenu le maître, se mette
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à trembler devant la pensée écrite. Quand on est dans l'opposition, on décrète avec enthousiasme la liberté de la presse, la mort de toute censure ; mais, si, le lendemain, une révolution asseoit notre homme dans un fauteuil de ministre, il commencera par doubler le nombre des censeurs et par vouloir ré- genter jusqu'aux faits divers des journaux Certes, je le sais, il n'est pas de ministre éphémère qui ne semble biûler du beau zèle de rouvrir sous son nom le siècle de Louis XIV ; c'est là un air de musi- que qu'il joue pour la fête de son avènement, les arts et les lettres au fond ne comptent pas, la poli- tique le possède tout entier. Puis, s'il est tourmenté du besoin de faire parler de son règne, s'il s'occupe réellement des écrivains et des artistes, c'est une véritable calamité, il patauge dans des questions qu'il ne connaît pas, il stupéfie ses administrés par des actes extraordinaires, il distribue des récompen- ses et des rentes à de telles médiocrités, que la foule elle-même finit par hausser les épaules. Voilà où aboutit tout homme qui entre au pouvoir, quelles que soient d'ailleurs ses bonnes intentions du début: il encourage fata'ement les médiocres, tandis qu'il laisse les forts à l'écart, lorsqu'il ne les persécute pas. Il y a peut être là une raison d'État. Les gouverne- ments suspectent la littérature parce qu'elle est une force qui leur échappe. Un grand artiste, un grand écrivain les gêne, les épouvante, du moment où ils le sentent en dehors de la discipline, armé d'un outil puissant. S'ils acceptent un tableau, un roman, un drame, comme une récréation honnête, ils tremblent lorsque cela sort du plaisir permis en famille, dès "^e le peintre, le romancier, le dramaturge, appor-
LA RÉPUBLIQUE ET r\ LITTÉRATURE.
tent une originalité, expriment une vérité qui pas- sionne. Toujours « la haine de la littérature ». 11 ne faut pas être seul et fort ; il ne faut pas écrire d'un style vivant qui ait un son, une couleur, une odeur; il ne r.uit pas surtout déterminer une évolution nou- velle, autrement on inquiète et on indigne les mi- nistres dans leur cabinet. Royauté, Empire, Répu- blique, tous les gouvernements, même ceux qui se sont piqués de protéger les lettres, ont repoussé les écrivains originaux et novateurs. Je parle surtout des temps modernes, où la pensée écrite est devenue une arme redoutable.
Telle estla situation, et je la résume. Les écrivains naturalistes ont donc contre eux la République, parce que la République est aujourd'hui un gouver- nement définitif, et que, dès lors, elle a été atteinte de ce mal particulier que j'ai nommé « la haine de la littérature ». En outre, ils ont contre eux les ré- publicains doctrinaires, les républicains romanti- ques, les républicains fanatiques, en un mol les groupes les plus puissants du parti, qu'ils gênent dans leur hypocrisie, dans leurs intérêts ou dans leurs croyances. Ai je besoin d'insister davantage, et les étrangers ignorant le dessous des cartes, ne pou- vant voir que les lignes extérieures, s'étonneront ils encore en constatant que le parti républicain « éreinte » si furieusement les jeunes écrivains grandis avec lui et faisant une besogne parallèle à la sienne? J'aurais pu citer des faits plus précis, mais il suffit que j'aie indiqué les raisons générales. Nous n'avons véritablement avec nous que les républicains naturalistes. Ceux qui veulent la République par la science, parla méthode expérimentale, sentent bien
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que nous marchons avec eux. Ce sont les hommes supérieurs de l'époque ; naturellement, ils ne sont pas nombreux; mais ils commandent ou ils com- manderont plus tard, et s'ils doivent employer des soldats médiocres, par ce manque d'hommes qui est général dans tous les partis, ils regrettent au moins les sottises commises, ils espèrent faire entrer chaque jour plus de vérité et plus de force dans le gouvernement.
Je citerai ici un exemple typique, qui montrera la singulière intelligence de certains républicains. Le reproche le plus terrible que l'on adresse à la lit- térature naturaliste, c'est d'être une littérature de faits, par conséquent une littérature bonapartiste. Cela est un peu vague, je vais tâcher de l'expliquer. Pour les républicains en question, l'Empire se basait sur des faits, tandis que la République se base sur un principe; donc une littérature qui n'admet que les faits, qui lepousse l'absolu, est une littérature bonapartiste . Faut-il rire ? Faut-il se fâcher? En réflé- chissant, j'ai trouvé la chose très grave, car au fond de cette accusation étonnante, il y a la question de l'existence même de la République.
11 existe beaucoup de républicains qui déclarent delà sorte que la République est l'absoUi. Les répu- blicains fanatiques posent cela avec une rigidité d'axiome. Les républicains romantiques poussent droit à l'idéal, agitent leurs panaches, font à la Ré- publique une apothéose de paradis, Dieu le père coiffé du bonnet phrygien, rayonnant dans un soleil. Selon moi, rien nestplus enfantin ni plus dangereux. Je veux bien qu'il y ait des principes, comme il y a une police, pour tranquilliser les honnêtes gens.
LA RÉPUBLIQUE ET LA LITTÉRATURE. 399
Seulement, l'absolu est un pur amusement philoso- p'iiifue dont on peut aimer à raisonner entre la poire et le fromage. Quanta le prendre pour base des affaires humaines, c'est vouloir bâtir sur le néant, c'est édifier une constructi'jn qui croulera certaine- ment au moindre souffle. Gomme je l'ai expliqué, on entre dans le relatif, dès que l'homme apparaît avec SCS muUiples exigences. Dès lors, les faUs seuls gou- vernent. Il est imbécile de croire qu'on écrase l'Em- pire, lorsqu'on le traite de gouvernement des faits accomplis. Est-ce qu'il existe un gouvernement en dehors des faits ? Est-ce que la République n'est pas aujourd'hui le gouvernement des faits accomplis? Est-ce que ce ne sont pas justement les faits qui l'ont fondée d'une façon définitive.'
Prenons le second Empire. On peut dire hautement la vérité aujourd'hui. Le second Empire a été, parce que la République avait lassé la France. Elle se te- nait en dehors des faits, elle ne s'inquiétait pas de répondre à lin besoin, elle se perdait dans des décla- rations vides, dans des querelles fatigantes, dans les théories les plus nuageuses et les moins pratiques. Rappelez-vous cette période de la République de 48. Tous les essais tentés par elle échouaient, parce que pas un ne posait sur le sol; elle était dévorée par l'humanitairerie, par un socialisme purement spé- culatif, parla rhétorique romantique et la religiosité des poètes déistes. Jamais elle n'a eu une idée nette de la France qu'elle voulait gouverner. Elle pré- tendait expérimenter sur elle comme sur un corps mort. Certes, les mots étaient superbes : la liberté, l'égalité, la fraternité, la vertu, l'honneur, le patrio- tisme. Mais ce n'étaient que des mots, et il faut des
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des pour administrer. Imaginez des hommes, les mieux intentionnés du monde, très dignes et très bons, qui tombent dans un pays dont ils ignorent tout, dont ils veulent tout ignorer, et qui ont l'étrange idée d'y appliquer un régime gouvernemental, pu- rement théorique. 11 arrivera forcément que le pays dérangé dans sa vie quotidienne, finira par refuser l'expérience. La dictature est au bout. C'est ce qu'on a vu au 2 décembre. La France a accepté un maître, par lassitude d'être ainsi tournée et retour- née depuis trois ans, sans qu'on lui trouvât une po- sition tolérable.
En étudiant les dix-huit années du second Em- pire, on y remarque de même la toute-puissance des faits. Acclamé comme un expédient, comme un soulagement, il se perd lui-même, il mûrit l'idée républicaine ; et, lorsqu'il tombe, ce sont les faits (jui fondent définitivement la République. Je répète ces choses, parce qu'on ne saurait trop insister. Si, aujourd'hui, la République existe, ce n'est pas par l'absolu, ce n'est pas par les principes; c'est uniquement parce que les faits le veulent, font d'elle le seul gouvernement possible en France, trou- vent en elle la satisfaction immédiate et exacte des besoins du pays. Sans doute le droit existe, mais le droit n'est qu'un fait supérieur, qui est, si l'on veut, le fait définitif auquel tendent les nations, à travers tous les faits intermédiaires. Mettons que nous ayons atteint la vérité sociale, la République; cette République n'en est pas moins basée sur des faits, comme tous les autres gouvernements qui nous y ont conduits. Il est absurde de vouloir l'en- lever du sol, pour la mettre dans le vague idéaldes
LA RÉPUBLIQUE ET LA LITTÉRATURE. 401
poètes ou dans l'absolu philosophique des sectaires. On voil donc quelle valeur a l'accusation des i épu- blicains qui nous reprochent de nous en tenir sim- plement aux faits. Oui, les faits ont seuls pour nous une certitude scientifique; nous ne croyons qu'aux faits, parce que c'est uniquement sur les faits que toute la science moderne a grandi. Le document humain est notre base solide. Nous laissons aux rêveurs l'idéal, l'absolu, comme on voudra le nom- mer, ayant la conviction que c'est précisément cet absolu qui, pendant tant de siècles, a arrêté et éyaré les hommes dans la recherche de la vérité. Nous ex- posons les faits, nous ne les jugeons pas; car juger n'est pas notre besogne à nous, observateurs et ana- lystes. Nous avons exposé le fait de l'Empire, en nous faisant les historiens de celte période historitpie, comme nous exposerons le fait de la République, lors- qu'elle entrera dans notre histoire et qu'elle déter- minera des mœurs nouvelles. Traiter le naiurali^me de littérature bonapartiste est une de ces belles sot- tises qui poussent dans le crâne étroit des rhéto- riciens de l'idéal. J'affirme au contraire que le naturalisme est une littérature républicaine, si l'on considère la République comme le gouverne- ment humain par excellence, basé sur l'enciuête uni- verselle, déterminé par la majorité des faits, répon- dant eu un mot aux besoins observés et analysés dune nation. Toute la science positiviste de notre siècle est \h.
Au fond des querelles littéraires, il y a toujours une question philosophique. Celte question peut rester confuse, on ne remonte pas jusqu'à elle, les écrivains mis en cause ne sauraient dire souvent
84.
402 LA HEl'UBLIQUE ET LA LITTEHATURE.
quelles sont leurs croyances; mais l'antagonisme entre les écoles n'en provient pas moins des idées premières qu'elles se font de la vérité. Ainsi le ro- mantisme est sûrement déiste. Victor Hugo, en qui il s'est incarné, a eu une éducation calholique, dont il ne s'est jamais dégagé nettement ; le catholicisme a tourné en lui au panthéisme, au déisme nuageux et lyrique. Toujours Dieu apparaît à la fin de ses strophes; et il n'y apparaît pas seulement comme un article de foi, il y apparaît surtout comme une nécessité littéraire, comme la représentation de cet idéal qui résume toute l'école. Passez mainte- nant au naturalisme, et vous vous sentirez aussitôt sur un terrain positiviste. C'est ici la littérature d'un siècle de science qui ne croit qu'aux faits. L'idéal est sinon supprimé, du moins mis à part. L'écrivain naturaliste estime qu'il n'a pas à se pro- noncer sur la question d'un Dieu. Il y a une force créatrice, voilà tout. Sans entrer en discussion au sujet de cette force, sans vouloir encore la spécifier, il reprend l'étude de la nature au commencement, à rai:alyse. Sa besogne est celle de nos chimistes el de nos physiciens. Il ne fait que ramasser et que classer des documents, sans jamais les rapporter à une commune mesure, sans conclure avec l'idéal. Si Ton veut, c'est une enquête sur l'idéal, sur Dieu lui môme, une recherche de ce qui est, au lieu d'être, comme dans l'école classique et l'école romantique, une dissertation sur un dogme, une amplification de rhétorique sur des axiomes extra- humains.
Que les classiques et les romantiques, que les déistes nous traînent dans la boue avec le beau fana-
LA UÉI'CIiLlMUE ET L\ UTTi-:u \TURb:. iO.?
tisme des passions religieuses, je le comprends par- faitement, car nous nions leur bon Dieu, nous \'- dons leur ciel, en ne tenant pas conifile de ridé.i', en ne rapportant pas tout à cet absolu. Sculciiicni, ce qui m'a toujours surpris, c'est que les athée- du parti républicain nous attaquent avec une violcii'e aveugle. Comment ! voilà des hommes qui renver- sent les dogmes, qui parlent de tuer Dieu, et ils ont absolument besoin d'un idéal en liLlérature ! Il leur faut un ciel de pacotille, avec des |)einlures célestes et des abstractions snrhumnines. Dans la science sociale, ils déclarent ne plus avoir besoin des reli- gions, ils disent môme que les religions mènent aux abîmes; puis, dès qu'il s'agit des lettres, ils se lâ- chent, si l'on ne iirofcsse pas la religion du beau. Mais, en vérité, cette religion ne va pas sans l'autre. Le prétendu beau, la perfection absolue, arrêtée d'après certaines lign s, n'est que l'expression maté- rielle de la divinité rêvée et adorée par les hommes. Si vous refusez cette divinité, si vous avez la volonté de reprendre le problème philosophique à l'étude môme du monde, à la nature et à l'homme, il laiit bien que vous acceptiez notre littérature naturaliste, qui est précisément l'outil littéraire de la nouvelle solution scientiiiqne cherchée par le siècle. Qui- conque est avec ta science, doit être avec nous.
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J'arrive à la partie pratique. Je n'ai soulevé ces grandes questions qu'incidemment, pour établir net- tement l'évolution littéraire actuelle. En somuie, il
404 LA RÉPUBLIQUE ET LA LITTÉRATURE.
ne s'agit ici que de l'attitude de la République devanl la littérature.
Un des derniers ministres de linstruction pu- blique, homme fort aimable, paraissait animé des in- tentions les plus actives et les plus hardies, lors de son entrée au pouvoir. II avait surtout un zèle extra- ordinaire pour questionner tous ceux qui l'appro- chaient, répétant : « Je vous en prie, dites-moi ce que je dois faire, éclairez-moi, indiquez-moi ce que les écrivains et les artistes attendent du gouvernement. » Cela annonçait une volonté bien arrêtée de connaître nos besoins réels et de les satisfaire. Un jour, j'étais présent, comme le ministre prononçait sa phrase, devant plusieurs de mes confrères. Il allait de l'un à l'autre, il voulait avoir l'avis de chacun. Le premier lui demanda la croix pour des hommes de talent, dont la personnalité avait jusque-là efl'rayé le pou- voir ; le second réclama des fonds, afin de créer une sorte de vaste encyclopédie résumant l'histoire et la science ; le troisième parla d'envoyer une mission dans certains couvents de la basse Russie, oii il soupçonnait que des trésors littéraires se trouvaient cachés. Certes, tout cela était excellent. J'avoue tou- tefois que cela ne me satisfaisait pas. Aussi, lorsque le ministre me questionna à mon tour, lui répondis- je simplement : « Faites-nous libres, et vous serez un grand ministre. »
La liberté, voilà tout ce qu'un gouvernement peut nous donner. Je ne nie pas le rôle qu'un ministre in- telligent est appelé à remjilir. 11 a sous lui des écoles, provoque des concours, distribue des commandes et des récompenses, accorde des pensions. Selon l'homme qui est au pouvoir, les médiocres profitent
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de tout cela plus ou moins, bien que ce soiL loujoiirs eux qui aient quand même la plus grosse part. Mais quelle vérilable uLiliLé l'art et la littérature lirent-ils de cette intervention, de cette protection du gouver- nement ? Ce ne sont là que des détails de cuisine ad- ministrative qui n'influent ni sur l'évolution des es- prits, ni sur la naissance des grands talents. On donne une pension à celui-ci qui est pauvre, on décore celui-là qui est agréable, les lettres ne s'en portent ni mieux ni pis ; ou bien on élève à la becquée des peintres et des compositeurs, cela ne décide en au- cune façon delà venue du maître qui transformera la peinture ou la musique, à l'heure dite. Les maîtres poussent tous seuls dans le sol de la nation, sans que le gouvernement y soit pour rien; il arrive même presque toujours que le gouvernement les r^'ule, tant qu'ils ne se sont pas imposés par leurs propres forces. Donc un ministre ne saurait avoir aucune in- fluence directe. En mettant les choses au mieux, s'il était assez fort pour se dégager des questions de rou- tine et des questions politiques, s'il balayait les mé- diocres et distribuait ses commandes, ses pensions, ses croix, aux talents vraiment originaux, il ne serait encore qu'un Mécène éclairé, qu'un ami des lettres, qui donnerait aux écrivains le plus d'agrément [)os- sible.
Qu'on nous entende! Nous tous travailleurs, qui n'avons pas grandi à l'école, qui n'avons pas besoin de commandes, qui n'ambitionnons pas de croix, qui comptons sur le public pour payer nos travaux et pour nous récompenser, nous ne réclamons qu'une chose des hommes politiques, la liberté. Us parlent de rendre la nation à elle-même, eh bien I qu'ils
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rendent d'abord la littérature à elle-même, qu'ils l'affranchissent des liens dont les anciens régimes l'avaient garrottée. Que dire de ces républicains, qui veulent toutes les libertés, et qui ne commencent pas par proclamer la liberté de la pensée écrite ? Ils peu- vent garder leurs fleurs, leurs pensions et leurs ru- bans; nous refusons leurs concours, nous haussons les épaules devant leurs serres-chaudes, nous ne voulons pas nous soumettre à leur police, nous leur défendons do nous encourager. Ce que nous récla- mons, c'est la liberté ; nous y avons droit, nous l'exi- geoi:s, il nous la faut. Les hommes politiques dé- tiennent la liberté, qu'ils nous la rendent !
Je citerai trois faits, entre beaucoup d'autres. N'est- il pas honteux que la presse ne soit pas entièrement libre, qu'il existe encore une commission de colpor- tage, que la censure théâtrale reste toujours debout? Et ici se présente un l'ait incroyable, on vient de re- constituer cette censure, en lui donnant publique- ment des ordres sévères de police morale.
Je ne puis entrer dans l'examen des lois actuelles sur la presse. On sait combien elles sont restrictives. Notre Hépubliquti française est aussi dure pour les journaux que les royaume? ^es plus autoritaires. Tant que les républicains n'ont pas été au pouvoir, ils se sont prononcés pour la liberté absolue; nous verrons s'ils s'en souviennent. Quant à la commission de col- portage, elle n'est pas seulement attentatoire h la libcrlc, elle est hôte. Pourrait-on, par exemple, me citer une distinction plus puérile que celle établie entre les librairies qui se trouvent dans une gare et les librairies qui existent dans les rues voisines. Tout le monde se promène sur un trottoir, j'ai le droit d'y
LA RÉPUBl.IOLIE ET LA. LITTÉRATURE 407
étaler mes livres ; un public spécial de voyageurs tra- verse une gare en courant, je ne puis y vendre mes livres que si une commission les a déclarés inoffensifs. Sous lEmpire, on comprenait encore cette police, fouillant les œuvres, mettant des ordures où il n'y en avait pas ; mais, en République, une pareille commis- sion joue un rôle odieux et inexplicable. Petite ques- tion, dira-t-on; la question n'est pas petite pour les écrivains qui n'obtiennent pas l'estampille. On les empêche violemment d'arriver au public, on leur coupe une vente certaine, et il y a là un souFflet donné à l'égalité et au droit. D'ailleurs, il suffit que cette commission du colportage soit une atteinte à la liberté de penser et d'écrire, pour que la République la supprime. Et la censure théâtrale, sera-t-elle donc éternelle? Les gouvernements tombent, mais la cen- sure demeure. Ici, la question s'élargit. Je sais bien que la censure passe pour être bonne femme. Les auteurs à succès prétenaent qu'on finit toujours par s'entendre avec les censeurs ; on leur accorde quel- ques coupures, on se venge ensuite en racontant sur eux une bonne sottise. Un homme conciliant me di- sait : « Citez moi les œuvres de talent que la censure a empêché de jouer. » Je lui répondis : » Je ne pui '. vous dire les titres des chefs-d'œuvre dont la censure nousa privés, parce que, justement, ces chefs-d'œuvre n'ont pas été écrits. » Toute la question est là. Si la censure n'a pas un rôle actif très considérable, elle nuit surtout comme épouvanlail, elle paralyse l'évo- lution de l'art dramatique. On sait les pièces qu'on ne doit pas écrire, celles qui ne pourraient être jouées, et on ne les écrit pas. Ainsi, toute une veine féconds, la comédie politique, est interdite, à moins de se
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tenir dans les limites aimables d'un simple badinage. Cela est d'anlant plus grave que, selon moi, toute la comédie moderne est dans la politique. On reproche à nos auteurs de ne rien trouver de nouveau, de ré- péter les types connus, de n'avoir pas su dégager le rire moderne, et on leur défend justement d'abor- der le monde politique, ce monde de plus en plus bruyant, qui emplit le siècle. La comédie doit vivre de la vie du jour. Chez nous, où est la vie du jour, si ce n'est dans la politique. C'estlà uniquement que nos auteurs trouveraient la caractéristique del'épnque, la forme nouvelle des appi^tits, des intérêts et des ridi- cules, dans notre société française. En leur interdi- sant ce vaste champ, inconnu au siècle dernier, et qui va en s'élargissant chaque jour, vous les réduisez à l'impuissance. C'est comme si vous autorisiez un sculpteur à tailler une stat ue, en lui refusant le bloc de marbre dont il a besoin.
En vérité, je le répète, que les hommes politiques donnent aux écrivains toutes les libertés. Ils ne peu- vent faire davantage, et ils ne peuvent faire moins. Le reste n'est que de la farce aimable, ne tirant pas à conséquence. D'ailleurs, je dois confesser une chose: si la République nous refusait ces libertés, nous saurions bien les prendre. Seulement, je trouve qu'il serait logique de voir fonder les libertés littéraires par la République. Elle, dont la formule est scientifique et que les faits imposent aujourd hui, devrait comprendre quelle attitude il lui faut tenir devant la littérature actuelle, l'attitude d'un pouvoir qui repousse toute littérature d'Elat, qui ne se pro- nonce pour aucune école, qui veille simplement à ce que le libre développement de ses idées soit assuré à
LA liÉPLBLlQLE ET LA LITTERATURE. 409
chaque citoyen. Qu'elle n'ait la prétention ni de diriger, ni d'encourager, ni de récompenser, qu'elle laisse simplement les forces géniales et créatrices du siècle faire leur besogne. Ce rôle semble tout sim' pie à jouer. Eh bien I aucun gouvernement n'a eu jusqu'ici i'ssez d'intelligence pour s'y résigner de bonne mi^ce. La République se montrera- t-elle supé- rieure? Nous le saurons demain.
Il faudrait d'abord au pouvoir des hommes vrai- ment forts. Je ne comprends pas une République gouvernée par des médiocrités. Cela me paraît illo- gique. Dans le gouvernement du pays par le pays, les hommes qui reçoivent de leurs concitoyens la délégation du pouvoir, doivent être forcément les plus honnêtes et les plus intelligents de la nation. Autrement, pourquoi les choisirait-on? S'ils sont médiocres, d'une honnêteté douteuse et d'un esprit nul, s'ils n'ont rien en un mot, je demande qu'on me ramène à l'anrien régime ; au moins, les ministres, sous la monarchie, étaient des hommes titrés, appar- tenant à une aristocratie de race, existant à part et au-dessus delà foule. Le malheur est que les choses de ce monde ne vont pas pour le plus grand honneur et le plus grand profit de l'humanité. Je retrouve là ce terrible élément humain qui détraque les plus belles théories, basées sur la logique et le droit. Les hommes se battent pour eux plus encore que pour la vérité. C'est ainsi qu'un chef de parti monte au pouvoir avec toutes ses créatures. Lui, est supérieur; mais les créatures ne sont le plus souvent que des nullités complaisantes, des sots dont il faut tenir compte, des pantins qui ont eu l'étrange fortune de se faire prendre au sérieux et qui deviennent les
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comparses les plus insupportables et les plus dange- reux du pouvoir. Même il arrive presque toujours que ce sont les comparses qui tuent le chef de parti. La politique, aux heures troublées, est ainsi le refuge de tous les ambitieux déçus, le terrain sur lequel les inutiles, les impuissants, les vaincus, se donnent rendez-vous pour monter à l'assaut du suc- cès. Cela explique l'encombrement des candidatu- res. Presque tous Ont dans leurs poches des manus- crits de drames et de romans refusés vingt lois par les directeurs etles éditeurs ; ou bien il y a en eux un journaliste aigri, un historien manqué, un poète incompris; je veux dire qu'ils ont tenu aux lettres, et même, lorsque la politique a satisfait leur ambi- tion, lorsqu'ils gouvernent, ils conservent pour les lettres une tendresse tournée au dépit. Ce sont des élèves devenus pions. Les lettres restent à leurs yeux une orgie de jeunesse qu'il faut surveiller; ils en parlent avec de sourds désirs inassouvis, ils ne sont pas loin d'avoir les croyances de ces bourgeois qui accusent les écrivains de passer leurs journées sur des divans, servis par des sultanes, au milieu des débauches les plus galantes. De là leurs coups de férule, leurs discours sur la moralité, leur besoin de réglementer ces lettres comme on réglemente la prostitution, avec une police et des arrêtés. Ce sont donc ces terribles hommes médiocres, ces fruits secs montés sur les échasses de l'autorité, qui font tout le mal. Ils sont malheureusement les parasites delà République. On les trouve toujours les premiers, dans les périodes révolutionnaires, à se mettre en avant et à encombrer les petites et les grandes situa- lions. Mais il faut espérer que le tassement se fera.
LA RÉPUULIQUE ET LA LITTÉRATURE. 411
La République ne peut vivre qu'à la condition d'êtrâ le gouvernemeut des supériorités intellectuelles', la formule scientifique de la société moderne, appliquée par des esprits libres et logiques.
Il me reste à exprimer un vœu qui est celui de foute ma génération. On nous obsède, on nous écrase de po- litique, et décidément nous en avons assez. Je me sou- viens que, sous l'Empire, des gens regrettaient avec mélancolie les époques de batailles parlementaires; la tribune était muette, disaient-ils, la presse mu- selée, la discussion des afl'aires publiques défendue. VAi bien! aujourd'hui, on nous a tellement bouscules, tellement assourdis, que nous en venons à regretter le grand silence de l'Empire, lorsque la politique n at3oyait pas sous les fenêtres du matin au soir, et qu'au moins on s'entendait penser, fiertés, nous avons eu de la patience. Pendant huit ans, nous nous sommes résignés. Nous comprenions qu'on ne sort pas tranquillement d'une crise pareille à celle de 1870; nous nous disions qu'une République n'était pas commode ta fonder, au milieu de la colère des partis, et qu'il fallait savoir endurer le vacarme de la lutte. Seulement, à cette heure, la République est fondée, qu'on nous donne la paix!
Oui, nous tous, hommes de science, écrivains et artistes, nous tendons les mains vers les hommes po- litiques, en leur demandant de ne pas nous casser les oreilles davantage. Les républicains ont vaincu, n'est-ce pas? Ils sont aujourd'hui maîtres de toutes les situations. Eh bien ! par grâce, qu'ils lâchent e s'entendre et qu'ils fassent danser les dames, au lieu de se quereller encore. Nous leur en serons bien re- connaissants.
il2 LA RÉPUBLIQUE ET LA LITTÉRATURE.
Personne ne songe à nous, vraiment. On ne paraît pas s'apercevoir que notre génération, les hommes qui ont de trente à quarante ans, se trouve étranglée entre les dernières convulsions de l'Empire et l'en- fantement si laborieux de la République. Est-ce qu'un écrivain existe, quand les hommes politiques prennent toute la place au soleil? Est-ce qu'on s'occupe des livres, quand les journaux sont bourrés des débats parlementaires, des discussions les plus longues et les plus creuses? De la politique, toujours de la po- litique, et à une dose si énorme, que les femmes elles- mêmes, dans les salons, ne parlent plus que de politique? Voilà oîi nous en sommes, on nous vole notre part du siècle, on nous gaspille nos belles années; demain, lorsqu'on nous dira enfin que notre heure est venue et que nous avons la parole, il arrivera que nous serons très vieux et que nos cadets nous réclameront la place. Il y a ainsi des générations que les événements suppriment. Na- turellement, nous ne pouvons montrer une grande tendresse pour la politique, de même que l'homme écrasé ne salue pas la roue qui lui passe sur le corps.
Sans doute nous acceptons les nécessités histori- ques. Ce qui nous met hors de nous, c'est la place débordante qu'ont prise, dans ces dernières années, les médiocrités dont je parlais tout à l'heure. Jamais Corneille, jamais Molière, jamais Balzac, n'ont fait dans les journaux le tapage honteux que des imbéciles y font en ce moment. Le premier sot venu qui monte à la tribune, prend une impor- tance plus grande qu'un écrivain livrant au public un chef d'œuvre. Je sais que le bruit importe peu,
LA RÉPUBLIQUE ET LA LITTÉRATURE. 413
qu'un sot reste un sot, surtout lorsqu'on le connaît d'un bout de la France à l'autre; mais que de temps perdu à lire des discours mal écrits, quel déplace- ment de la vérité et de la justice, quelles erreurs mises en circulation ! C'est justement à cause de ces triomphes faciles de la politique, que tant de déclas- sés et de ratés se précipitent pour s'y tailler une no- toriét'^; et c'est justement à cause de ces victoires des médiocres, de ce gonflement de certaines person- nalités grotesques, de ces grands hommes d'une heure paradant devant la France étonnée, que nous prenons la politique en mépris, nous autres tra- vailleurs qui croyons uniquement au génie et à l'étude.
Donc, assez de bruit. Jouissons de notre Républi- que. Que les besogneux et les ambitieux qui vivent d'elle, aillent en Amérique chercher un trône ou ga- gner une fortune. Faisons de la musique, dansons, cultivons nos fleurs, écrivons de beaux livres. 11 faut bien avouer qu'il y a, parmi les écrivains et les artis- tes, une défiance contre la République. Jusqu'ici, ils ne se sont pas sentis aimés par les républicains, qui ont toujours eu des raideurs de gendarmes devant les arts et les lettres. On répète volontiers que la République est le pire gouvernement pour nous autres, avec ses allures puritaines, son besoin d'en- seigner et de prêcher, sa thèse de l'égalité et de l'utilité. Mais on doit ajouter qu'on n'a réellement jamais vu le gouvernement républicain à l'œuvre, car jusqu'à présent il n'a pas eu en France la stabiUté nécessaire.
Ma conclusion sera simple. Tout gouvernement définitif et durable a une littérature. Les Républiques
414 LA RÉPUBLIQUE ET LA LITTÉRATURE.
de 89 et de 48 n'en ont pas eu, parce qu'elles ont passé sur la nation comme des crises. Aujourd'hui notre République paraît fondée, et dès lors elle va avoir son expression littéraire. Cette expression, selon moi, sera forcément le naturalisme, j'entends la méthode analytique, et expérimentale, l'enquête moderne basée sur les faits et les documents hu ■ mains. Il doit y avoir accord entre le mouvement social, qui est la cause, et l'expression littéraiie, qui est l'effet. Si la République, aveuglée sur elle-même, ne comprenant pas qu'elle existe enfin par la force d'une formule scientifique, en venait à persécuter cette formule scientifique dans les lettres, ce serait un signe que la République n'est pas mûre pour les faits, et qu'elle doit disparaître une fois encore devant un fait, la dictature.
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TABLE
Du nOMAN EXPÉRIMENTAL ■
Lettre a la jeunesse • 55
Le naturalisme au théâtre 107
L'argent dans la littérature 157
Du ROMAN 203
Le sens du réel 205
L'expression personnelle 213
La formule critique appliquée au roman 220
De la description 227
Trois débuts : L Léon Hennique 234
— n, J. K. Huysman 240
— III. Paul Alexis , 247
Les documents humains 255
Les frères Zemganno : I. La préface 263
— II. Le livre 272
De la critique 287
I. A. M. Charles Bigot 289
II. A M. Armand Sylvestre. 296
Le réalisme...... 304
< 1 6 TABLE.
Les chroniqueB de Sainte-Beuve 3!î
I. Hector Berlioz 320
II. Chaudes-Aiguës et Balzac , 328
III. Jules Janiii et Balzac 340
Cn prix de Rome littéraire 348
La haine de la littérature 355
La littérature obscène ;.62
La république et la LITTÉRATUnS .< 37)
FIN DE LA TABLE.
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