ANATOLE FRANCE

di l'académie FRANÇAISE

LES CONTES

DE

JACQUES T01RXEBR0CHE

PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3. RUE AUBER, 3

192 1

Prix : 6 fr. y 5 c.

LES CONTES

DE

JACQUES TOURNEBROCHE

CALMANN-LÊVY, ÉDITEURS

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ANATOLE FRANCE

Dl L'ACADÉMIE FRANÇAIS!

LES CONTES

DE

JACQUES TOURNEBROCHE

PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEUR

3, RUE A CEE F, 3

// a été lire de cet ouvrage

CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER DU JAPON

BT

DEUX CENTS EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE

tous numérotés.

Droits de reproduction et do traduction réservés poar tous les pays.

Copyright, 1921. by Uua ahx-Li» t.

SEP 10 19H->

1005835

LES CONTES

DE

JACQUES TOURNEBROCHE

LE GAB D'OLIVIER

L'empereur Charlemagne et ses douze pairs, ayant pris le bourdon à Saint-Denis, firent un pèlerinage à Jérusalem. Ils se prosternèrent devant le tombeau de Notre-Seigneur et s'as- sirent devant les treize chaires de la grande salle Jésus-Christ et les apôtres s'étaient réunis afin de célébrer le saint sacrifice de la messe. Puis ils se rendirent à Constantinople, •désireux de voir le roi Hugon, qui était renommé pour sa magnificence.

Le roi les reçut dans son palais, où, sous une coupole d'or, des oisoaux de rubis, d'un artifice merveilleux, chantaient dans des buis- sons d'émeraudes.

4 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

Il fît asseoir l'empereur de France et les douze comtes autour de sa table chargée de cerfs, de sangliers, de grues, d'oies sauvages et de paons roulés dans le poivre. Et il offrit à ses hôtes, dans des cornes de bœuf, les vins de Grèce et d'Asie. Charlemagne et ses compa- gnons burent tous ces vins en l'honneur du roi et de sa fille Hélène. Après le souper, Hugon les mena dans la chambre qui leur était destinée. Cette chambre était ronde; une colonne, qui s'élevait au milieu, en soute- nait la voûte. On ne pouvait rien voir de plus beau. Contre les murs, couverts d'or et de pourpre, douze lits étaient rangés; et un treizième se dressait proche la colonne, plus grand que les autres. Charlemagne s'y coucha et les comtes s'étendirent alentour. Le vin qu'ils avaient bu leur chauffait le sang et faisait fumer leur cerveau. Ne pouvant goûter le sommeil, ils se mirent à gaber, selon la cou- tume des chevaliers de France, et ils firent à l'envi des gageures se montrait leur grand cœur. L'Empereur fit le premier gab. Il dit :

Qu'on m'amène à cheval et tout armé 1&

LE GAB D OLIVIER 5

meilleur chevalier du roi Hugon. Je lèverai mon épée et l'abattrai sur lui d'une telle force qu'elle fendra heaume, haubert, selle et che- val, et que la lame s'ira enfoncer d'un pied sous terre.

Guillaume d'Orange parla après l'Empereur et fit le deuxième gab.

Je prendrai, dit-il, une boule de fer que soixante hommes ont peine à porter et je la lancerai si rudement contre le mur du palais qu'elle en abattra soixante toises.

Oger de Danemark parla ensuite.

Vous voyez cette fière colonne qui sou- tient la voûte. Demain, je l'arracherai et la briserai comme un fétu de paille.

Après quoi Renaud de Montauban s'écria :

Pardieu! comte Oger, tandis que tu ren- rerseras la colonne, je prendrai la coupole sur

mes épaules et la porterai jusqu'au rivage de la mer.

C'est Gérard de Roussillcn qui fit le cin- quième gab.

Il se vanta de déraciner seul, en une heure, tous les arbres du jardin royal.

6 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

Aïmer prit la parole après Gérard.

J'ai, dit-il, un chapeau merveilleux, fait de la peau d'un veau marin et qui rend invisible. Je le mettrai sur ma tête, et demain, quand le roi Hugon sera à son dîner, je mangerai son poisson, je boirai son vin, je lui pincerai le nez, je lui donnerai des soufflets, et ne sachant à qui s'en prendre, il fera mettre en prison et fouetter tous ses serviteurs, et nous rirons.

Moi, fit à son tour Huon de Bordeaux, je suis assez agile pour m'approcher du roi et lui couper la barbe et les sourcils sans qu'il s'en aperçoive. C'est un spectacle que je vous don- nerai dès demain. Et je n'aurai pas besoin d'un chapeau de veau marin.

Doolin de Mayence fit aussi son gab. Il pro- mit de dévorer en une heure toutes les figues, toutes les oranges, tous les citrons des vergers du roi.

Puis, le duc Naisme parla de la sorte :

Par ma foi, j'irai dans la salle du festinr je prendrai hanaps et coupes d'or, et les lan- cerai si haut qu'ils ne retomberont plus que dans la lune.

LE GAB D'OLIVIER 7

Bernard de Brabant éleva alors sa grande voix :

Je ferai mieux, dit-il. Ecoutez-moi, mes pairs. Vous savez que le fleuve qui coule à Constantinople y est large, car il approche de son embouchure après avoir traversé l'Egypte, Babylone et le paradis terrestre. Or, je le détournerai de son lit et le ferai couler sur la grande place.

Gérard de Viane dit :

Qu'on mette en ligne douze chevaliers. Et je les fais tomber ensemble sur le nez, seulement par le vent de mon épée.

C'est le comte Roland qui lit le douzième gab, en la manière que voici :

Je prendrai mon cor, je sortirai de la ville et je soufflerai d'une telle haleine que toutes les portes de la cité en perdront leurs gonds.

Olivier seul n'avait encore rien dit. Il était jeune et courtois. Et l'Empereur l'aimait ten- drement.

Mon fils, lui dit-il, ne voulez-vous point gaber aussi?

$ LES CONTES DE JACÇUES TOURNEBROCHE

Volontiers, sire, répondit Olivier. Con- naissez-vous Hercules de Grèce?

On m'en a fait quelques discours, dit Gharlemagne. C'était une idole des mécréants, à la manière du faux dieu Mahom.

Non point, sire, dit Olivier. Hercules de Grèce fut chevalier chez les païens et roi de quelque royaume. Il était homme bon et bien formé de tous ses membres. S'étant rendu à la cour d'un empereur qui avait cinquante filles pucelles, il les épousa toutes la même nuit, si bien que le lendemain matin elles se trouvèrent toutes femmes bien satisfaites et instruites. Car il n'avait fait injure à aucune. Or, s'il vous plaît, sire, je ferai mon gab à l'exemple d'Hercules de Grèce.

Gardez-vous-en, mon fils Olivier, s'écria l'Empereur. Ce serait péché. Je pensais bien que ce roi Hercules était un Sarrasin.

Sire, reprit Olivier, sachez que je compte faire dans le même temps, avec une seule pucelle, ce que Hercules de Grèce fit avec cinquante. Et cette pucelle sera princesse Hélène, fille du roi Hugon.

LE GÀE D'OLIVIER 9

A la bonne heure! dit Charlemagne. ce sera agir honnêtement et de façon chrétienne. Mais vous avez eu tort, mon fils, de mettre le. cinquante pucelles du roi Hercules dans votre affaire, où, quand le diable y serait, je n'en vois qu'une.

Sire, répondit doucement Olivier, il n'y en a qu'une à la vérité. Mais elle recevra de moi telle satisfaction que, si je nombre les témoignages de mon amour, on verra le lende- main matin cinquante croix au mur. C'est mon gab.

Le comte Olivier parlait encore quand la colonne qui soutenait la voûte s'entr'ouvrit. Cette colonne était creuse et disposée de telle sorte qu'un homme pût s'y cacher à l'aise pour tout voir et tout entendre. C'est que ne savaient point Charlemagne et les douze comtes. Aussi furent-ils bien surpris d'en voir sortir le roi de Constantinople. Il était pâle de colère, ses yeux étincelaient.

Il dit d'une voix terrible :

C'est donc ainsi que vous reconnaissez l'hospitalité que je vous donne, hôtes discour-

l.

40 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

tois. Voilà une heure que vous m'offensez par vos vanteries insolentes. Or, sachez-le, sire et chevaliers, si demain vous n'accomplissez tous vos gabs, je vous ferai couper la tête.

Ayant parlé de la sorte, il rentra dans la colonne, dont l'ouverture se referma exacte- ment sur lui. Les douze pairs restèrent quelque temps étonnés et muets. L'empereur Charle- magne rompit le premier le silence.

Mes compagnons, dit-il, il est vrai que nous avons largement gabé. Et peut-être avons-nous dit des choses qu'il aurait mieux valu taire. Nous avons bu trop de vin, et avons manqué de sagesse. La plus grande faute en est à moi qui suis votre empereur et qui vous ai donné le mauvais exemple. J'avi- serai demain avec vous aux moyens de nous tirer de ce pas dangereux ; en attendant il nous convient de dormir. Je vous souhaite une bonne nuit. Dieu nous garde!

Un moment après, l'Empereur et les douze pairs ronflaient sous leurs couvertures de soie et d'or.

Ils se réveillèrent au matin, l'esprit encore

LE GAB D'OLIVIER li

tout brouillé et croyant avoir fait un rêve. Mais bientôt des soldats les vinrent prendre pour les conduire au palais afin d'y accomplir leurs gabs devant le roi de Constantinople.

Allons, dit l'Empereur, allons! et prions Dieu et sa sainte mère. Avec l'aide de Notre- Dame , nous accomplirons facilement nos gabs.

Il marcha le premier avec une majesté sur- humaine. Parvenus au palais du roi, Charle- magne, Naisme, Aimer, Huon, Doolin, Guil- laume, Ogier, Bernard, Renaud, les deux Gérard et Roland s'étant mis à genoux, firent, les mains jointes, cette prière à la Sainte Vierge :

« Madame, qui êtes au Paradis, regardez- nous en cette extrémité; pour l'amour du royaume des Lis, qui est tout vôtre, protégez l'Empereur de France et ses douze pairs et donnez-leur la force d'accomplir tous leurs gabs. »

Puis ils se relevèrent réconfortés, tous bril- lants de courasre et d'audace; car ils savaient que Notre-Dame exaucerait leur prière.

12 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

Le roi Hugon, assis sur un trône d'or, leur dit :

L'heure est venue d'accomplir vos gabs. Et si vous y manquez, je vous ferai couper la tête. Rendez-vous donc, tout de suite, accom- pagnés de mes soldats, chacun à l'endroit convenable pour faire ces belles choses dont vous vous êtes insolemment vantés.

Sur cet ordre, ils se dispersèrent, suivis par de petites troupes d'hommes armés. Les uns allèrent dans la salle ils avaient passé la nuit, les autres dans les jardins et les vergers. Bernard de Brabant s'en fut vers le fleuve, Roland gagna les remparts, et tous ils mar- chaient hardiment. Seuls Olivier et Charle- magne restèrent dans le palais, attendant, celui-ci le chevalier qu'il avait juré de pour- fendre, l'autre la pucelle qu'il devait épouser.

Au bout de très peu de temps une rumeur terrible comme celle qui annoncera aux hommes la fin du monde gronda jusque dans la salle du palais, fit trembler les oiseaux de rubis sur leurs grappes d'émeraude et secoua le roi Hugon dans son trône d'or. C'était un

LE GAB D'OLIVIER 13

bruit de murailles écroulées et de flots mugis- sants, que dominait le son déchirant d'un cor. Cependant des messagers accourus de tous les coins de 3a ville se prosternaient en tremblant aux pieds du roi, apportant d'étranges nou- velles.

Sire, disait l'un, soixante toises des rem- parts sont tombées d'un coup.

Sire, disait l'autre, la colonne qui soute- nait votre salle voûtée est rompue et l'on a vu la coupole marcher comme une tortue vers la mer.

Sire, disait un troisième, le fleuve, avec ses navires et ses poissons, traverse les rues et vient battre les murs de votre palais.

Le roi Hugon, pâle d'épouvante, murmura :

Par ma foi, ces gens sont des enchanteurs.

Eh bien, sire, lui dit Charlemagne, en souriant, le chevalier que j'attends tarde à venir.

Hugon le manda. Il vint. C'était un chevalier d'une haute taille et bien armé. Le bon Empe- reur le coupa en deux, comme il l'avait dit.

Et tandis que ces choses s'accomplissaient, Olivier songeait :

44 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

« L'intervention de la très sainte Vierge est visible en ces merveilles; et je me réjouis des signes manifestes qu'elle donne de son amour pour le royaume de France. L'Empereur et ses compagnons n'ont pas imploré en vain Notre- Dame, mère de Dieu. Hélas! je payerai pour tous les autres et j'aurai la tête coupée. Car je ne puis demander à la Vierge Marie qu'elle m'aide à accomplir mon gab. Ce gab est d'une telle nature qu'il serait indiscret d'y vouloir entremettre Celle qui est le lis de pureté, la Tour d'Ivoire, la Porte close et le Verger ceint de haies. Et, faute d'un secours céleste, je crains bien de n'en pas faire autant que j'ai dit. »

Ainsi songeait Olivier quand le roi Hugon l'interpella brusquement :

A vous, comte, d'accomplir votre pro- messe.

Sire, répondit Olivier, j'attends avec grande impatience la princesse votre fille. Car il faut bien que vous me fassiez la précieuse grâce de me la donner.

Cela est juste, dit le roi Hugon. Je vais

LE GAB D'OLIVIER 15

donc vous l'envoyer avec un chapelain pour célébrer le mariage.

A l'église, pendant la cérémonie, Olivier songeait :

« Cette pucelle est gracieuse et belle à souhait, et j'ai trop de désir de l'embrasser pour regretter d'avoir fait ce gab. »

Le soir, après souper, la princesse Hélène et le comte Olivier furent conduits par douze dames et douze chevaliers dans une chambre ils furent laissés seuls.

Ils y passèrent la nuit, et le lendemain des gardes les amenèrent tous deux devant le roi Hugon. Il était sur son trône, entouré de ses chevaliers. Près de lui se tenaient Charlemagne et les pairs.

Eh bien, comte Olivier, demanda le roi, le gab est-il tenu?

Olivier gardait le silence, et déjà le roi Hugon se réjouissait de faire trancher la tête de son gendre. Car de tous les gabs c'est celui d'Olivier qui l'avait le plus fâché.

Répondez, s'écria-t-il. Osez-vous dire que le gah est tenu?

i6 LES CONTES DE JACQDES TOURNEBROCHE

Alors la princesse Hélène, rougissant et sou- riant, dit, les yeux baissés, d'une voix faible mais distincte :

Oui.

Charlemagne et les pairs furent bien contents d'entendre la princesse dire ce mot.

Allons, dit Hugon. Ces Français ont Dieu et le diable pour eux. Il était dit que je ne couperais la tête à aucun de ces chevaliers... Approchez, mon gendre.

Et il tendit la main à Olivier, qui la baisa. L'empereur Charlemagne embrassa la prin- cesse et lui dit :

Hélène, je vous tiens pour ma fille et ma bru. Vous nous accompagnerez en France, et vous vivrez à notre cour.

Puis, comme il avait les lèvres sur les joues de la princesse, il lui dit à l'oreille :

Vous avez parlé comme il fallait, en femme de cœur. Mais confiez-moi cela en grand secret : Avez-vous dit la vérité?

Elle répondit :

Sire, Olivier est vaillant homme et cour- tois. Il m'a distrait, par tant de gentillesses et

LE GAB D'OLIVIER 17

de mignardises, que je n'ai point songé à compter. Il n'y a pas songé davantage. Je devais donc le tenir pour quitte.

Le roi Hugon fit de grandes réjouissances pour les noces de sa fille. Puis Charlemagne et ses douze pairs retournèrent en France, emmenant la princesse Hélène.

LE MIRACLE DE LA PIE

Le Carême de l'année 1429 offrait une mer- veille du calendrier, une conjonction admirable, non seulement pour le commun des fidèles, mais aussi pour les clercs, instruits dans l'arithmétique. Car l'astronomie, mère du calendrier, était alors chrétienne. En 1429, le Vendredi-Saint tombait le jour de la fête de l'Annonciation, en sorte qu'une même journée ramenait la commémoration des deux mystères qui avaient commencé et terminé le rachat des hommes et superposait merveilleusement Jésus conçu dans le sein de la Vierge à Jésus

20 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCBE

mourant sur la croix. Ce vendredi dans lequel ie mystère joyeux s'ajustait avec exactitude au mystère douloureux, était nommé le Grand Ven- dredi et célébré par des fêtes solennelles sur le Mont Anis, dans l'église de l'Annonciation. Les papes avaient depuis longtemps attaché les indulgences plénières d'un grand jubilé au sanctuaire ancien, et le défunt évêque du Puy, Elie de Lestrange, avait obtenu du pape Martin le rétablissement de ce pardon. C'était une de ces faveurs que les papes accordaient toujours quand elles étaient demandées convenablement. Le pardon du Grand Vendredi attira au Puy-en-Velay une foule de pèlerins et de mar- chands. Dès la mi-février, des gens des contrées lointaines se mirent en route, par le froid, la pluie et le vent. Pour la plupart, ils chemi- naient à pied, le bourdon à la main. Autant qu'ils le purent, ces pèlerins voyagèrent en troupe pour n'être point trop pillés et ran- çonnés par les routiers qui tenaient la cam- pagne, et par les seigneurs qui prélevaient des péages à l'entrée de leurs terres. Comme le pays des monts était particulièrement dange-

LE MIRACLE DE LA PIE 2*

reux, ils attendirent dans les villes environ- nantes, Clermont, Issoire, Brioude, Lyon, Issingeaux, Alais, qu'ils se trouvassent ensemble en grand nombre, puis ils achevèrent leur route dans la neige. Durant la Semaine Sainte, une multitude étrange se pressa dans les rues montueuses du Puy : marchands forains du Languedoc, de la Provence et de la Catalogne, qui conduisaient leurs mules chargées de cuirs, d'huiles, de laine, de tissus ou de vins d'Espagne conservés dans des peaux de boucs; seigneurs à cheval et dames en chariots, artisans et bourgeois sur leur mulet, avec leur femme et leur fille en croupe; puis le pauvre peuple des pèlerins qui, boitant, clochant et clopinant, un bâton à la main, le sac au dos, soufflait sur la rude montée, suivi par les troupeaux de bœufs et de moutons qu'on poussait aux boucheries.

Or, appuyé contre la muraille de l'évêché, Florent Guillaume, long, sec et noir comme une vigne en espalier, l'hiver, mangeait des yeux pèlerins et bétail.

Voilà, dit-il à Marguerite la dentellière,, voilà de grosses têtes d'aumailles.

22 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

Et Marguerite, accroupie devant ses bobines, lui répondit :

Voire! bien belles et bien grasses.

Ils étaient tous deux fort dénués et dépour- vus des biens de ce monde, et, pour l'heure, avaient grand'faira. Et l'on disait que c'était de leur faute. C'est ce que répétait, à l'instant même, en les montrant du doigt, Pierre Grand- mange, le tripier, dans sa triperie. « Ce serait péché, s'écriait-il, de faire la charité à de si méchants garnements. » Ce tripier aurait été très aumônier, mais il craignait de perdre son âme en donnant à des pécheurs, et tous les bourgeois du Puy avaient les mêmes scrupules. Pour être véridique, nous dirons que, sans doute, en sa claire jeunesse, maintenant éteinte, Marguerite la dentellière n'avait pas égalé sainte Lucie en pureté, sainte Agathe en constance, et sainte Catherine en sagesse. Quant à Florent Guillaume, c'avait été le meil- leur écrivain de la ville. Longtemps il n'avait pas eu son pareil pour écrire les heures de Notre-Dame-du-Puy. Mais il avait trop aimé les fêtes et les repas. Maintenant sa main était

LE MIRACLE DE LA PIE '23

moins sûre et sa vue moins nette; il ne traçait plus sur le vélin les lettres avec assez de fer- meté. Encore, aurait-il gagné sa vie en instrui- sant des apprentis dans son échoppe, au chevet de l'Annonciation, à l'image de Notre-Dame, car il était homme de bon conseil et d'expé- rience. Mais ayant eu le malheur d'emprunter à maître Jacquet Coquedouille six livres dix sous et lui ayant restitué en plusieurs termes quatre-vingts livres deux sous, il s'était trouvé finalement devoir encore six livres dix sous au compte de son créancier, lequel compte fut trouvé exact par les juges, car Jacquet Coque- douille était bon arithméticien. C'est pourquoi lécrivinerie de Florent Guillaume, au chevet de l'Annonciation, fut vendue, le samedi 5 mars, jour de Saint-Théophile, au profit de maître Jacquet Coquedouille. Depuis lors, le pauvre écrivain n'avait plus de gite. Par le secours de Jean Magne, le sonneur, et avec la protection de Notre-Dame, dont il avait écrit les heures, il nichait la nuit dans le clocher de la cathédrale.

L'écrivain et la dentellière avaient grand'-

24 LES CONTES DE JACQUES T6URNEBR0CUE

peine à vivre. Marguerite n'y réussissait que par hasard, car elle n'était plus belle et n'ai- mait guère à faire de la dentelle. Ils s'aidaient l'un l'autre. On le disait, pour les en blâmer; on aurait eu meilleure grâce à le dire à leur louange. Florent Guillaume était savant. Con- naissant par le menu l'histoire de la belle Dame Noire du Puy et l'ordre des cérémonies du grand pardon, il avait imaginé de servir de guide aux pèlerins, pensant qu'il s'en trouve- rait quelqu'un assez pitoyable pour lui donner de quoi souper en reconnaissance de ses belles histoires. Mais les premiers auxquels il avait offert ses services l'avaient repoussé parce que son habit percé ne décelait ni sens ni clergie, et il était revenu, dolent et rebuté, au mur de l'évêché, il y avait un peu de soleil et son amie Marguerite.

Ils estiment, dit-il amèrement, que je ne suis pas assez savant pour leur nombrer les reliques et conter les miracles de Notre-Dame. Croient-ils donc que mon esprit s'en est allé par les trous de mon gippon?

Ce n'est pas l'esprit, répondit Marguerite,

LE MIRACLE DE LA PIE 25-

qui s'en va par les trous des habits, mais la bonne et naturelle chaleur. J'ai grand froid. Et il n'est que trop vrai qu'homme et femme, on nous juge sur l'habit. Les galants me trou- veraient assez belle encore si j'étais nippée comme madame la comtesse de Clermont.

Cependant, tout le long de la rue, devant eux, les pèlerins se poussaient âprement au sanctuaire, ils devaient recevoir le pardon de leurs péchés.

Us vont sûrement suffoquer tout à l'heure, dit Marguerite. Il y a vingt-deux ans, au Grand Vendredi, deux cents personnes furent mortes étouffées sous le porche de l'Annonciation. Dieu ait leur âme ! C'était le bon temps : j'étais jeune.

Rien n'est plus vrai, l'année que tu dis, deux cents pèlerins, par compression réci- proque, trépassèrent de ce monde en l'autre. Et le lendemain il n'y paraissait plus.

En parlant ainsi, Florent Guillaume avisa un pèlerin fort gras qui ne s'allait point faire absoudre avec autant d'emportement que les autres, et qui tournait d'un air d'embarras et de crainte ses gros yeux de droite et de gauche.

2

26 LES CONTES DE JACQUES TÛURNEBROCHE

Florent Guillaume s'approcha de lui et le salua bien humblement.

Messire, lui dit-il, on voit tout de suite que vous êtes sage et plein d'usage, et que vous n'allez pas au pardon comme un mouton à la boucherie. Car ils y vont le museau de l'un sous la queue de l'autre. Vous avez meilleures façons. Accordez-moi la grâce de vous servir de guide, et vous ne vous en repentirez point.

Le pèlerin, qui se trouvait être un gentil- homme de Limoges, répondit en limousin qu'il n'avait que faire d'un mauvais pauvre et qu'il irait bien tout seul à l'Annonciation rece- voir le pardon de sa coulpe. Et il se mit réso- lument en route. Mais Florent Guillaume se jeta à ses pieds, et s'arrachant les cheveux :

Arrêtez! arrêtez! messire, par Dieu, par tous les saints, n'allez pas plus avant! car vous seriez mort, et vous n'êtes pas un homme qu'on voit sans regret ni douleur aller à son trépassement. Encore quelques pas sur cette montée et vous êtes mort. Car ils s'étouffent là-haut. Déjà bien six cents pèlerins ont rendu l'àme. Et ce n'est qu'un petit commencement.

LE MIRACLE DE LA PIE 2T

Ne savez-vous point, messire, qu'il y a vingt- deux ans, en l'an de grâce mil quatre cent sept, à pareil jourt à pareille heure, sous ce porche, neuf mille six cent trente-huit per- sonnes, sans compter les femmes et les petits enfants, s'entr'écrasèrent et périrent tous? Si vous éprouviez le même sort, messire, je ne m'en consolerais jamais. Car on vous aime dès qu'on vous voit, et l'on ressent un subit et violent désir de se dévouer à vous.

Le gentilhomme limousin s'était arrêté,, surpris, et avait pâli en entendant ce discoure et en voyant cet homme s'arracher les cheveux à poignées. Dans son épouvante il rebroussait chemin. Mais Florent Guillaume,, agenouillé, le retint par un pan de sa jaquette.

N'allez point par là! messire, n'allez point. Vous pourriez rencontrer Jacquet Co- quedouille et vous seriez tout soudain changé en pierre. Mieux vaut rencontrer le Basilic que Jacquet Coquedouille. Savez-vous ce que vous ferez, si, prudent et sage, comme il paraît à votre visage, vous voulez vivre longtemps et faire votre salut? Ecoutez-moi. Je suis

28 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

bachelier. Ce jour les saintes reliques seront promenées à travers les rues et les carrefours. Vous éprouverez un grand soulagement à toucher les châsses qui renferment la coupe en cornaline dans laquelle a bu l'Enfant Jésus, une des amphores des Noces de Cana, la nappe de la Cène et le saint Prépuce. Si vous m'en croyez, nous irons les attendre au chaud dans une rôtisserie que je connais et devant laquelle elles passeront sans faute.

Et d'une voix persuasive, sans lâcher le bout de la jaquette, il dit en montrant la dentellière:

Messire, vous donnerez six sous à cette femme de bien, pour qu'elle aille acheter du vin. Car elle connaît le bon endroit.

Le gentilhomme limousin, qui était d'un naturel ingénu, se laissa conduire, et Florent Guillaume soupa d'un quartier d'oie, dont il emporta les os pour les offrir à madame Ysa- beau, qui logeait avec lui dans la charpente du clocher. C'était la pie de Jean Magne le sonneur.

Il la trouva, la nuit, sur la poutre elle avait coutume de dormir, près du trou du mur qui lui servait de magasin, et elle amassait

LE MIRACLE DE LA PIE 29

noix et noisettes, amandes et faines. Comme elle s'était réveillée en l'entendant venir et avait battu des ailes, il la salua très doucement et lui tint ces propos gracieux :

Pie très pie, dame recluse, agasse claus- trale, nonne Margot, jaquette abbesse, oiselle d'église, vêtue en Clarisse, ave!

Et lui offrant les osselets proprement enve- loppés dans une feuille de chou :

Madame, dit-il, je vous présente les reliefs d'un bon repas que me fit faire un gen- tilhomme de Limoges. Les Limousins sont mangeurs de raves, mais j'ai instruit celui-là à préférer aux raves limousines Foie anicienne.

Le lendemain et le reste de la semaine, Florent Guillaume, faute d'avoir pu retrouver son Limousin ou quelque autre bon voyageur portant viatique, jeûna a solis ortu usque ad occasum. Marguerite la dentellière fît pareille- ment. C'était à propos, puisqu'on était dans la Semaine Sainte.

II

Or, le saint jour de Pâques, maître Jacquet Coquedouille, notable bourgeois de la ville, regardait par le trou d'un volet, en sa maison, passer dans la rue montueuse les pèlerins innombrables. Ils allaient, contents d'avoir gagné leur pardon; et leur vue accrut grande- ment sa vénération pour la Vierge Noire. Car il estimait qu'une dame tant visitée devait être une puissante dame. Il était vieux et n'avait plus d'espoir qu'en Dieu. Encore doutait-il de son salut éternel, parce qu'il lui souvenait d'avoir souvent dépouillé sans pitié la veuve et l'orphelin. Il venait encore d'ôter à Florent Guillaume son écrivinerie à l'enseigne Notre-

LE MIRACLE DE LA PIE 3f

Dame. 11 prêtait à intérêt sur bons gages. On n'en pouvait pas induire qu'il fût usurier, puisqu'il était chrétien et que les Juifs seuls faisaient l'usure, les Juifs, et, si l'on veut, les Lombards et les Cahorsins. Jacquet Coquedouille en usait tout autrement que les Juifs. Il ne disait pas, à ïa manière de Jacob, d'Ephraïm et de Manassé : « Je vous prête de l'argent. » Il disait : « Je mets de l'argent dans votre négoce et trafic, » ce qui était bien différent. Car l'usure et le prêt à intérêt étaient interdits par l'Eglise; mais le négoce était licite^ et permis. Et pourtant, à la pensée qu'il avait réduit un grand nombre de chrétiens à la misère et au désespoir, Jacquet Coquedouille éprouvait du remords, pensant à la justice divine sus- pendue sur sa tête; et, en ce saint jour de Pâques, il lui vint l'idée de s'assurer, pour le Jugement dernier, la protection de Notre- Dame. Il pensait qu'elle plaiderait pour lui, au tribunal de son divin Fils, s'il lui donnait des épices. Il alla donc au grand coffre son or était renfermé, et après s'être assuré

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que sa porte était close, il ouvrit le coffre plein d'angelots, de florins, d'esterlins, de nobles, de couronnes d'or, de saints d'or, d'écus au soleil et de toutes monnaies chré- tiennes et sarrasines. Il en tira en soupi- rant douze deniers d'or fin qu'il mit sur la table toute couverte de balances, de limes, de cisailles, de trébuchets et de livres de comptes. Ayant refermé son coffre à triple clé, il nombra les deniers, les renombra, les regarda longuement avec amitié, et leur adressa des paroles tant suaves , polies , accortes, humbles, gracieuses et courtoises, que c'était moins langage humain que musique céleste.

Oh! petits agnels, soupirait le bon vieillard, oh! mes chers agnelets, oh! mes beaux et précieux moutons d'or à la grande laine.

Et prenant les pièces entre ses doigts avec autant de respect que si c'eût été le corps de Notre-Seigneur, il les mit dans la balance et s'assura qu'elles pesaient le poids, ou h peu près, bien qu'un peu rognées déjà par les

LE MIRACLE DE LA PIE 33

Lombards et les Juifs aux mains desquels elles avaient passé.

Après quoi il leur parla plus doucement encore que devant :

Oh! mes gentils moutons, mes agneaux gentils, çà! que je vous tonde! Vous n'en éprouverez nul mal.

Et saisissant ses grands ciseaux, il rogna de-ci de-là des pièces d'or, comme il avait cou- tume de rogner toute pièce de monnaie avant de s'en séparer. Et il recueillit soigneusement les rognures dans une sébile déjà à demi pleine de petits morceaux d'or. Il voulait bien donner douze agnelets à la Sainte Vierge. Mais il ne se croyait pas dispensé d'agir selon l'usage. Cela fait, il s'en fut quérir dans l'ar- moire aux gages une petite bourse Lieue, bro- dée d'argent, qu'une dame loudière et meschi- nette lui avait laissée en sa détresse. Il savait que le bleu et le blanc sont les couleurs de Notre-Dame.

Ce jour-là et le suivant il n'en lit pas davan- tage. Mais dans la nuit du lundi au mardi il eut des crampes et rêva que des diables le

34 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

tiraient par les pieds. Il tint ce songe pour un avertissement de Dieu et de Notre-Dame, le médita, en son logis, tout le long du jour, puis il s'en alla vers le soir porter son offrande à la belle Dame Noire.

III

Ce même jour, à la nuit close, Florent Guil- laume songea tristement à regagner son gîte aérien. Il avait jeûné tout le jour, à contre- cœur, estimant qu'un bon chrétien ne doit pas jeûner en la semaine glorieuse. A.vant de se coucher dans son clocher, il alla prier dévote- ment la belle dame du Puv. Elle se montrait encore, au milieu de l'église, à la place elle s'était offerte, le Grand Vendredi, à la vénération des fidèles. Petite et noire, cou- ronnée de gemmes, dans un manteau resplen- dissant d'or, de pierreries et de perles, elle tenait sur ses genoux son Enfant qui, noir «comme elle, passait la tète par une fente de

36 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

son manteau. C'était l'image miraculeuse que saint Louis avait reçue en présent du Soudan d'Egypte et portée lui-même dans l'église d'Anis. Tous les pèlerins s'en étaient allés.

L'église était déserte et sombre. Les dernières offrandes des fidèles s'étalaient aux pieds de la belle Dame Noire sur une table éclairée par des cierges. On y voyait un chef, des cœurs, des mains, des pieds, des mamelles d'argent une nacelle d'or, des œufs, des pains, des fro- mages d'Aurillac, et, dans une sébile pleine de deniers, de sous et de mailles, une petite bourse bleue brodée d'argent. Contre cette table, dans une vaste chaise, le prêtre, gardien des offrandes, sommeillait.

Florent Guillaume se mit à genoux devant la sainte image, et lit dévotement cette prière mentale :

Madame, s'il est vrai que le saint pro- phète Jérémie, vous ayant vue par les yeux de l'esprit avant votre conception, tailla de ses mains dans le cèdre, à votre ressemblance, la sainte image devant laquelle je suis présente- ment agenouillé; s'il est vrai que plus tard le

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roi Ptolémée, instruit des miracles opérés par cette sainte image, l'enleva aux prêtres juifs, l'emporta en Egypte et la déposa, couverte de pierreries, dans le temple des idoles; s'il est vrai que Nabuchodonosor, vainqueur des Egyptiens, s'en empara à son tour et la fit mettre dans son trésor, les Sarrasins la trouvèrent lorsqu'ils prirent Babylone: s'il est vrai que le Soudan l'aimait en son cœur par- dessus toutes choses, et l'adorait au moins une fois le jour; s'il est vrai que ledit Soudan ne l'aurait jamais donnée à notre saint roi Louis, si sa femme, qui était Sarrasine, mais qui pri- sait chevalerie et prouesse, ne l'avait décidé à en faire présent au meilleur chevalier et prud'homme de toute la chrétienté; enfin si, comme je le crois fermement, cette image est miraculeuse, madame, faites-lui faire un miracle en faveur du pauvre clerc qui maintes fois écrivit vos louanges sur le vélin des mis- sels. Il a sanctifié ses mains pécheresses en traçant d'une belle écriture, avec de grandes lettres rouges au commencement des phrases, des quinze joies notre Dame, en langue vulgaire

3

38 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

et en rimes, pour la consolation des affligés. C'est œuvre pie. Regardez à cela, madame, et ne considérez point ses péchés. Donnez-lui à manger. Ce sera très profitable à moi, et à vous très honorablex car le miracle ne sem- blera pas médiocre à quiconque connaît le monde. Vous avez reçu, ce jour, de l'or, des œufsj des fromages et une petite bourse bleue, brodée d'argent. Je ne vous envie, madame, aucun des dons qui vous ont été faits. Vous les méritez bien, et vous en méritez davantage. Je ne vous demande même pas de me faire rendre ce que m'a pris un voleur, nommé Jacquet Coquedouille, qui est un des citoyens les plus honorés de votre ville du Puy. Non, tout ce que je vous demande est de ne pas me laisser mourir de faim. Et si vous m'accordez cette faveur, je composerai une ample et belle histoire de votre sainte image ici présente.

Ainsi pria Florent Guillaume. Au souffle léger de sa prière répondit seul le souffle pai- sible et profond du gardien endormi. Le pauvre écrivain se leva, traversa la nef sans bruit, car il était devenu si léger qu'on ne

LE MIRACLE DE LA PIE 39

l'entendait plus marcher, et monta à jeun l'escalier qui avait autant de marches qu'il y avait de jours dans l'année.

Cependant, madame Ysabeau, ayant passé sous la grille du cloître, entra dans son église. Les pèlerins l'en avaient chassée. Car elle aimait la paix et la solitude. Elle avança pru- dente, posant lentement un pied devant l'autre, s'arrêta, allongea le cou, donnant de droite et gauche un regard méfiant, puis, sautant avec grâce et secouant la queue, elle s'approcha de la Dame Noire, demeura quelques instants immobile, observant le gardien endormi, perçant de l'œil et de l'ouïe les ombres et le silence, puis, d'un grand effort de ses ailes, sauta sur la table des offrandes.

IV

Florent Guillaume s'était gîté dans le clo- cher pour la nuit. Il y avait froid. Le vent y entrait par les abat-sons et y faisait un chant de flûtes et d'orgues à réjouir les chats et les hiboux.

Ce n'était pas la seule incommodité de ce logis. Depuis le tremblement de terre de 1427 qui avait ébranlé toute l'église, la flèche tom- bait pierre par pierre et menaçait de s'écrouler tout entière dans une tempête. Notre-Dame avait permis ce dommage à cause des péchés du peuple. Cependant Florent Guillaume s'en- dormit. Et c'est signe qu'il avait le cœur pur. Des songes qu'il fit, le souvenir est perdu,

LE MIRACLE DE LA PIE 4i

sinon qu'il lui sembla, dans son sommeil, qu'une dame parfaitement belle le baisait sur la bouche. Mais quand ses lèvres voulurent correspondre à ce baiser, il avala deux ou trois cloportes qui, cheminant sur son visage, avaient causé l'illusion de ses esprits assoupis. Il s'en éveilla, entendit un bruit d'ailes sur sa tête et crut que c'était un diable, comme il était naturel de le croire, puisque les diables viennent en troupes innombrables tourmenter les hommes, spécialement la nuit. Mais la lune, en ce moment, ayant déchiré les nuages, il reconnut madame Ysabeau et vit qu'elle poussait du bec, dans la fente du mur qui lui servait de magasin, une bourse bleue, brodée d'argent. Il la laissa faire, et quand elle eut quitté sa cachette, il grimpa sur une poutre, prit la bourse, l'ouvrit, et s'aperçut qu'elle contenait douze moutons d'or, qu'il mit dans sa ceinture, en rendant grâce à la belle Dame Noire du Puy, car il était clerc et versé dans les Ecritures, et il avait présent à l'esprit qui le Seigneur fit nourrir par un corbeau son prophète Elle, d'où il inférait que la Sainte

•42 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

Mère de Dieu avait envoyé par une pie douze deniers à son écrivain, Florent Guillaume.

Le lendemain Florent et Marguerite la den- tellière, mangèrent une écuelle de tripes, dont ils avaient grande envie depuis plusieurs années.

Ainsi finit le miracle de la Pie. Puisse celui qui l'a conté vivre, conformément à ses désirs, en bonne et douce paix, et tous biens advenir à ceux qui le liront.

FRÈRE JOCONDE

Les Parisiens n'aimaient pas les Anglais et ils les enduraient à grandpeine. Quand, après les funérailles du feu roi Charles VI, le duc de Bedford fit porter devant lui l'épée du roi de France, le peuple murmura. Mais il faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher. D'ailleurs, si Ion n'était pas Anglais dans la grande ville, on y était volontiers Bourguignon. Quoi de plus naturel à des bourgeois, et particulière- ment à des changeuBS et à des marchands, que d'admirer le duc Philippe, prince de bonne mine et le plus riche seigneur de la chrétienté. Pour ce qui était du petit roi de Bourges, de triste figure et pauvre, véhémentement soup-

44 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

çonné de félonie à Montereau, il* n'avait rien pour plaire. On le méprisait, et ses partisans inspiraient l'épouvante et l'horreur. Depuis, dix ans, ils faisaient des courses autour de la ville, rançonnant et pillant. Sans doute les Anglais et les Bourguignons n'en usaient pas différemment ; lorsque, au mois d'août 1423^ le duc Philippe était venu à Paris, ses hommes d'armes avaient tout ravagé aux alentours; et c'étaient des amis et des alliés. Mais ils ne firent que passer ; les Armagnacs au contraire battaient sans cesse les campagnes. Ils volaient tout ce qu'ils trouvaient, incendiaient les granges et les églises, tuaient femmes et enfants, forçaient pucelles et religieuses, pendaient les hommes par les pouces. En 1420, ils se jetèrent comme diables déchaînés sur le village de Champigny et brûlèrent à la fois avoine, blé, brebis, vaches, bœufs, enfants et femmes. Us agirent de même et pis encore à Croissy. Un très grand clerc de l'université disait d'eux qu'ik faisaient tout le mal qu'on peut faire ou penser et que par eux plus de chrétiens avaient été martyrisés que par Maximien et Dioclétien.

FRÈRE J OC ON DE 45

A la nouvelle que ces damnés Armagnacs entraient à Compiègne et gagnaient les chà- tellenies d'alentour, les habitants de Paris eurent grand'peur. Ils croyaient que les gens du Dauphin avaient juré, s'ils entraient à Paris, de tuer tout ce qu'ils y trouveraient. On disait publiquement que messire Charles de Valois avait abandonné à ses gens la ville et ses habitants, grands et petits, de tous états, hommes et femmes, et qu'il se promettait de faire passer la charrue sur l'emplacement de la cité. Les habitants,, pour la plupart, le croyaient. Aussi mirent-ils la croix de Saint- André sur leurs habits, comme signe qu'ils étaient du parti des Bourguignons. Leur haine et leurs craintes redoublèrent quand ils appri- rent que le frère Richard et la Pucelle Jeanne conduisaient l'armée de Charles de Valois. Ils ne connaissaient Jeanne que sur le bruit des victoires qu'elle avait remportées, disait-on, à Orléans. Mais ils pensaient qu'elle avait vaincu les Anglais avec l'aide du diable, par des charmes et des enchantements. Les maîtres de l'université disaient : « Une créature en forme

3.

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de femme est avec les Armagnacs. Ce que c'est, Dieu le sait! » Quant au frère Richard, ils le connaissaient bien, car il était venu à Paris et naguère ils avaient entendu pieusement ses sermons. Il avait obtenu d'eux qu'ils renonçassent aux jeux de hasard, pour lesquels ils oubliaient le boire, le manger et le service divin. Maintenant, à la nouvelle que le frère Richard chevauchait avec les Armagnacs et leur gagnait, par sa langue bien pendue, de bonnes villes comme Troyes, en Champagne, ils appelaient sur lui la malédiction de Dieu et de ses saints. Ils arrachaient de leur cha- peau les médailles de plomb, au saint nom de Jésus, que le bon frère leur avait données et, en haine de lui, ils reprenaient les dés, les boules, les dames et tous les jeux auxquels ils avaient renoncé sur ses exhortations.

La ville était forte, car, au temps le roi Jean était prisonnier des Anglais, les habitants de Paris, voyant les ennemis au cœur du royaume, avaient craint que leur ville ne fût assiégée et s'étaient hâtés de la mettre en état de défense. Ils l'avaient entourée de fossés et

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de contre-fossés. Les fossés, sur la rive gauche, avaient été cre-usés au pied des murs de l'ancienne enceinte. Sur la rive droite, les fau- bourgs, très gros et bien bâtis, touchaient presque la cité. Les fossés qu'on creusa en renfermèrent une partie, et le dauphin Charles, fils du roi Jean, fit ensuite construire une muraille le long de ces fossés. Cependant on n'était pas sans inquiétudes, puisque le cha- pitre de la cathédrale pourvut à mettre les reliques et le trésor à l'abri des ennemis.

Or, le dimanche 21 août, un cordelier, nommé frère Joconde, vint dans la ville. Il avait fait le pèlerinage de Jérusalem et l'on disait qu'il avait eu, comme frère Vincent Ferrier et comme frère Bernardin de Sienne, d'abondantes révélations sur la fin prochaine du monde. 11 annonça qu'il ferait un premier sermon aux Parisiens le mardi suivant, jour de Saint-Barthélémy, dans le cloître des Inno- cents. La veille de ce jour, plus de six mille personnes passèrent la nuit dans le cloître. Au pied de l'estrade il devait parler, les femmes se tenaient assises sur leurs talons.

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Parmi elles se trouvait Guillaumette Dyonis, qui était aveugle de naissance.

Elle était fille d'un artisan, tué par les Armagnacs dans les bois de Boulogne-la- Grande. Sa mère avait été enlevée par un homme d'armes bourguignon, et l'on ne savait ce qu'elle était devenue. Guillaumette était en âge de quinze à seize ans. Elle vivait aux Innocents de la laine qu'elle filait. On n'aurait pas pu trouver dans la ville meilleure fileuse qu'elle. Elle allait et venait par la cité sans le secours de personne et connaissait toutes choses aussi bien que ceux qui voient. Comme elle menait une bonne et sainte vie et qu'elle jeûnait fréquemment, elle était favorisée de i visions. Elle avait eu notamment des révéla- tions de l'apôtre saint Jean sur les troubles du royaume de France. Tandis qu'elle récitait ses heures au pied de l'estrade, sous la grande danse macabre, une femme nommée Simone la Bardine, qui était assise à terre près d'elle, lui demanda si le bon père n'allait pas bientôt venir.

Guillaumette Dyonis ne voyait point la robe,

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verte à queue ni le hennin cornu de Simone la Bardine; toutefois, elle s'aperçut que cette femme ne menait pas une vie honnête. Elle éprouvait une aversion naturelle pour les femmes amoureuses et pour celles que les gens d'armes nommaient leurs « amiètes » ou leurs mies, mais elle connaissait par révélation qu'il faut avoir grande pitié d'elles et les traiter miséricordieusement. C'est pourquoi elle répondit avec douceur à Simone le. Bar- dine :

Le bon père viendra bientôt, s'il plaît à Dieu. Et nous n'aurons pas à regretter de l'avoir attendu, car il est savant en oraisons et ses sermons tournent le peuple à la dévotion plus encore que ceux de frère Richard, qui parla ce printemps en ce cloître-ci. Il en sait plus qu'homme du monde sur les temps qui viendront et apporteront d'étranges merveilles. Je crois que nous tirerons grand bien de sa parole.

Dieu le veuille, soupira Simone la Bar- dine. Mais n'êtes-vous pas bien fâchée d'être aveugle?

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Non. J'attends de voir Dieu.

Simone la Bardine se fit de sa huque un coussin et dit :

Tout n'est qu'heur et malheur. J'habite au bout de la rue Saint- An toi ne. C'est le plus bel endroit de la ville, et le plus joyeux; car les meilleures hôtelleries sont sur la place Baudet et aux environs. Avant les guerres, on y trouvait pain chaud et harengs frais et vin d'Auxerre à plein tonneau. Avec les Anglais, la famine est entrée dans la ville. II n'y a plus ni pain dans la huche ni fagots dans la che- minée. Tour à tour les Armagnacs et les Bour- guignons ont bu tout le vin, et il ne reste au cellier qu'une mauvaise piquette de pommes et de prunelles. Les chevaliers armés pour les tournois, les pèlerins couverts de coquilles, le bourdon à la main, les marchands, avec leurs mules et leurs coffres pleins de couteaux ou de petits livres d'Eglise, ne viennent plus chercher un gke et faire de bons repas dans la rue Saint- Antoine. Mais les loups sortent des bois et dans les faubourgs, le soir, dévorent les petits enfants.

FRÈRE JOCONDE 51

Mettez votre confiance en Dieu, lui répondit Guillaumette Dyonis.

« Amen! » reprit Simone la Bardine. Mais je ne vous ai pas conté le pis. Le jeudi d'avant la Saint-Jean, à trois heures après minuit, deux Anglais vinrent heurter à ma porte. Ne sachant s'ils ne venaient pas me dérober, ou briser par divertissement mes coffres et mes huches, ou' faire quelque autre méchanceté, je leur criai de ma fenêtre de passer leur chemin, que je ne les connaissais point et que je ne leur ouvrirais point. Alors ils frappèrent plus fort, disant qu'ils allaient défoncer la porte et me venir couper le nez et les oreilles. Pour faire cesser leur vacarme, je leur versai une potée d'eau sur la tète; le pot m'échappa des mains et se brisa sur la nuque de l'un d'eux si malheureusement que l'homme en fut assommé. Son compagnon appela les sergents. Je fus conduite au Chàtelet et mise dans une prison très dure, d'où je ne sortis qu'en payant une grosse somme d'argent. Je trouvai ma maison pillée de la cave au grenier. Depuis lors, mes affaires empirent tous les

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jours. Je ne possède plus au monde que les nippes que j'ai sur moi. Et de désespoir, je suis venue entendre le bon père qu'on dit plein de consolations.

Dieu, qui vous aime, dit Guillaumette Dyonis, vous a conduite en tout cela.

Un grand silence se fit dans la foule. Frère Joconde avait paru sur l'estrade. Ses yeux jetaient des éclairs. Quand il ouvrit la bouche, sa voix éclata comme le tonnerre :

Je reviens de Jérusalem, dit-il; et pour preuve, voici dans cette besace des roses de Jéricho, une branche de l'olivier sous lequel Notre-Seigneur sua la sueur de sang, et une poignée de la terre du Calvaire.

Il fit un long récit de son pèlerinage. Et il ajouta :

En Syrie, j'ai rencontré des Juifs qui cheminaient par troupes; je leur demandai ils allaient, et ils me répondirent : « Nous nous rendons en foule à Babylone, parce qu'en vérité le Messie est parmi les hommes, et il nous rendra notre héritage, et nous réta- blira dans la terre de promission. » Ainsi

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parlaient ces Juifs de Syrie. Or, l'Ecriture nous enseigne que celui qu'ils appellent le Messie est en effet l'Antéchrist, de qui il est dit qu'il naîtra à Babylone, capitale du royaume de Perse, qu'il sera nourri à Bethsaïde, et s'établira en sa jeunesse dans Coronaïm. C'est pourquoi Notre-Seigneur a dit : « Vhe! Vhe! tibi Bethsaïda. Vhe! Coronaïm. »

» L'an qui vient, ajouta frère Joconde, apportera les plus grandes merveilles qu'on ait jamais vues.

» Les temps sont proches. Il est né, l'homme de péché, le fils de perdition, le méchant, la bête sortie de l'abîme, l'abomination de la désolation. Il sort de la tribu de Dan, dont il est é "rit : Que Dan devienne semblable à la couleuvre du chemin et au serpent du sentier!

» Frères, vous verrez bientôt revenir sur la terre les prophètes Élie et Enoch, Moïse, Jérémie et saint Jean l'Evangéliste. Et voici que se lève le jour de colère, qui réduira le siècle en poudre, selon le témoignage de David et de la Sibylle. C'est pourquoi il faut

54 LES CONTES DB JACQUES TOURNE BROCHE

vous repentir, faire pénitence, renoncer aux faux biens.

A la parole du bon frère, de gros soupirs sortaient des poitrines émues. Et plusieurs hommes et femmes furent près de défaillir quand le prêcheur s'écria :

Je lis dans vos âmes que vous gardez chez vous des mandragores, qui vous feront aller en enfer.

Beaucoup de Parisiens, en effet, payaient fort cher, à ces vieilles femmes qui veulent trop savoir, des mandragores, et les conser- vaient précieusement dans un coffre. Ces racines magiques ont l'aspect d'un petit homme très laid, d'une difformité bizarre et diabolique. On les habillait magnifiquement, de fin lin et de soie, et ces poupées procuraient des richesses, sources de tous les maux de ce monde.

Et frère Joconde tonna contre les atours des dames.

Quittez, leur dit-il, vos cornes et vos queues! N'avez-vous pas honte de vous attifer ainsi en diablesses? Allumez de grands feux

FRÈRE JOCONDE S5

dans les rues, et brûlez dedans vos damnables atours de tête, bourreaux, truffaux, pièces de cuir et de baleine, dont vous dressez le devant de vos chaperons.

Enfin il les supplia avec tant de zèle et de charité de ne point perdre leurs âmes, mais de se mettre en la grâce de Dieu, que tous ceux qui l'écoutaient pleuraient à chaudes larmes. Et Simone la Bardine pleurait plus abondam- ment qu'aucun autre.

Quand, descendu de son estrade, frère Joconde traversa le cloître et le charnier, le peuple s'agenouillait sur son passage. Les femmes lui donnaient leurs petits enfants à bénir ou lui faisaient toucher des médailles et des chapelets. Quelques-unes arrachaient des fils de sa robe, croyant guérir en les mettant comme des reliques aux endroits elles avaient mal. Guillaumette Dyonis suivait le bon père aussi facilement que si elle le voyait de ses yeux charnels. Simone la Bardine se traînait derrière elle, en sanglotant. Elle avait retiré sa coiffure cornue et noué un mouchoir autour de sa tête.

56 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

Ils marchèrent ainsi tous trois par les rues des hommes et des femmes, au retour du sermon, allumaient des feux devant leurs mai- sons pour y jeter des atours de tête et des racines de mandragore. Mais parvenu au bord de la rivière, frère Joconde s'assit sous un orme, et Guillaumette Dyonis s'approcha de lui et dit :

Mon père, j'ai appris par révélation que vous êtes venu en ce royaume pour y rétablir la concorde et la paix. J'ai eu moi-même beaucoup de révélations touchant la paix du royaume.

Simone la Bardine parla à son tour, et dit :

Frère Joconde, j'habitais un hôtel rue Saint-Antoine, près de la place Baudet, qui est le plus beau quartier de Paris et le plus riche. J'avais une chambre nattée, des huques de drap d'or et des robes garnies de menu vair plein trois grands coffres; j'avais un lit de plumes, un dressoir chargé de vaisselle d'étain et un petit livre l'on voyait en images l'histoire de Notre-Seigneur. Mais depuis les guerres et les pillages qui désolent

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le royaume, j'ai tout perdu. Les galants ne viennent plus se divertir sur la place Baudet. Mais les loups y viennent manger les petits enfants. Les Bourguignons et les Anglais sont aussi méchants que les Armagnacs. Voulez- vous que j'aille avec vous?

Le moine regarda quelque temps ces deux filles en silence. Et jugeant que c'était Jésus- Christ lui-même qui les lui avait amenées, il les reçut comme ses pénitentes, et depuis lors elles le suivirent partout il allait. Tous les jours il prêchait le peuple, tantôt aux Inno- cents, tantôt à la porte Saint-Honoré ou aux Halles. Mais il ne sortait pas de l'enceinte, à cause des Armagnacs, qui battaient toute la campagne autour de la ville. Il induisait par sa parole les âmes à la piété. Et au quatrième sermon qu'il fit dans Paris, il reçut comme pénitentes Jeannette Chastenier, femme d'un marchand drapier du pont au Change, et une autre femme nommée Opportune Jadoin, qui soignait les malades à l'Hôtel-Dieu, et n'était plus bien jeune. Il admit pareillement dans sa compagnie un jardinier de la Ville-l'Evêque,

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âgé de seize ans environ, nommé Robin, qui portait aux pieds et aux mains les stigmates de la crucifixion, et «tait secoué d'un grand tremblement de tous ses membres. Ce jeune garçon voyait la Sainte Vierge corporellement, l'entendait parler et sentait les parfums de son corps glorieux. Elle l'avait chargé d'un mes- sage pour le régent d'Angleterre et pour le duc de Bourgogne.

Cependant l'armée de messire Charles de Valois entra dans la ville de Saint-Denis. Et personne, dès lors, n'osa plus sortir pour vendanger, ni aller rien cueillir aux potagers qui couvraient la plaine au nord de la ville. Tout enchérit aussitôt. Les habitants de Paris souffraient cruellement. Et ils étaient fort irrités parce qu'ils se croyaient trahis. On disait, en effet, que certaines gens, et particu- lièrement des religieux, soudoyés par messire Charles de Valois, guettaient le moment de jeter le trouble et de faire entrer l'ennemi, dans une heure d'épouvante et de confusion. Hantés par cette idée, qui, peut-être, n'était pas toute fausse, les bourgeois chargés de la

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garde des remparts faisaient un mauvais parti aux hommes de méchante mine qu'ils trou- vaient près des portes et qu'ils soupçonnaient, sur les plus faibles indices, de faire des signes aux Armagnacs.

Le jeudi 8 septembre, les habitants de Paris se réveillèrent sans nulle crainte d'être attaqués avant le lendemain. En ce jour du 8 septembre, on célébrait la Nativité de la Sainte Vierge, et il était d'usage, dans les deux partis qui déchiraient le royaume, de garder les fêtes de Notre-Seigneur et de sa bienheureuse mère.

En ce saint jour, les Parisiens, au sortir de la messe, apprirent que, nonobstant la solen- nité de la fête, les Armagnacs étaient venus devant la porte Saint-Honoré et qu'ils avaient mis le feu au boulevard qui en défendait l'approche. Et l'on annonçait que les gens de messire Charles de Valois se tenaient, pour l'heure, avec le frère Richard et la Pucelle Jeanne, sur le marché aux Pourceaux. L'après- diner, par toute la ville, des deux côtés des ponts, on entendait crier : « Sauve qui peut!

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les ennemis sont entrés, tout est perdu ! » Ces clameurs pénétraient jusque dans les églises les gens de bien chantaient vêpres. Ils s'en- fuirent épouvantés et coururent s'enfermer dans leurs maisons. Or, ceux qui allaient ainsi criant étaient des émissaires de messire Charles de Valois. En effet, dans ce même moment la compagnie du maréchal de Rais donnait l'assaut contre le mur, proche la porte Saint- ïlonoré. Les Armagnacs avaient apporté dans des charrettes de grandes bourrées et des claies pour combler les fossés et plus de six cents échelles pour l'escalade. La Pucelle Jeanne, qui n'était point telle que croyaient les Bourguignons, et qui, tout au contraire, menait une vie pieuse et observait la chasteté, mit pied à terre et descendit la première dans un fossé qui se pouvait aisément franchir, car A était à sec. Mais on se trouvait ensuite exposé aux flèches et aux viretons qui pou- vaient dru des murs. Et l'on avait devant soi un second fossé large et plein d'eau. C'est pourquoi la Pucelle Jeanne et les gens d'armes étaient bien empêchés. Jeanne sondait le

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grand fossé avec sa lance et criait qu'on y jetât des bourrées.

Dans la ville on entendait gronder les canons et tout le long des rues les bourgeois, courant, à demi harnachés, à leur poste des remparts, renversaient les petits enfants qui allaient à la moutarde. On tendait les chaînes et l'on élevait des barricades. Et le tumulte et le trouble étaient partout.

Mais ni le frère Joconde ni ses pénitentes ne s'en apercevaient, parce qu'ils n'avaient souci que des choses éternelles et qu'ils con- sidéraient comme un jeu la vaine agitation des hommes. Ils allaient par les rues chantant le « Veni creator Spiritus » et criant : « Priez. Les temps sont proches. »

Ils suivirent ainsi, en bel ordre, la rue Saint-Antoine, qui était très fréquentée d'hom- mes, de femmes et d'enfants. Parvenu à la place Baudet, frère Joconde perça la foule des habitants et monta sur une grosse pierre qui se trouvait à la porte de l'hôtel de la Truie, et dont messire Florimont Lecocq, le maître de l'hôtel, s'aidait pour enfourcher sa mule.

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62 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

Messire Florimont Lecocq était sergent au Châtelet et du parti des Anglais.

Et du haut de la pierre de la Truie, frère Joconde prêcha le peuple.

Semez, dit-il, semez, bonnes gens; semez foison de fèves, car Celui qui doit venir viendra bientôt.

Par les fèves qu'il fallait semer, le bon frère entendait les œuvres charitables qu'il conve- nait d'accomplir avant que Notre-Seigneur vînt, sur les nuées, juger les vivants et les morts. Or, il importait de semer les œuvres sans tarder, car bientôt serait la moisson. Guillaumette Dyonis, Simone la Bardine, Jeanne Chaste- nier, Opportune Jadoin et Robin le jardinier rangés autour du religieux, crièrent : « Amen ! »

Mais les bourgeois, qui se pressaient der- rière en grande foule, tendirent l'oreille et froncèrent le sourcil, pensant que ce religieux annonçait l'entrée de Charles de Valois dans sa bonne ville, sur laquelle il voulait faire passer la charrue (du moins le croyaient-ils).

Cependant le bon frère poursuivait son ser- mon évangélique :

FRÈRE JOCONDE 63

Habitants de Paris, vous êtes pires que les païens de Rome.

Le bruit des veuglaires qui tiraient de la porte Saint-Denis se mêlait à la voix de frère Joconde et secouait le cœur des habitants. Ou cria dans la foule : « A mort les traîtres ! »

En ce moment même, messire Florimont Lecocq s'armait dans son hôtel. Il descendit au bruit sans avoir bouclé ses jambières. Voyant le moine sur sa borne, il demanda :

Que dit ce bon père? Plusieurs voix répondirent :

Il dit que Messire Charles de Valois va entrer dans la ville.

II est contre les habitants de Paris.

Il veut nous décevoir et nous trahir, comme le frère Richard, qui en ce moment chevauche avec nos ennemis.

Et frère Joconde répondit :

Il n'y a ni Armagnacs, ni Bourguignons, ni Français, ni Anglais, mais seulement les fils de la lumière et les fils des ténèbres. Vous êtes des paillards et vos femmes des ribaudes.

64 LES CONTES DE JACQUES TOURNEfiROCHE

Voire, apostat! Sorcier! Traître! s'écria messire Florimont Lecocq.

Et tirant son épée, il l'enfonça dans la poi- trine du bon frère.

Pâle, d'une voix faible, l'homme de Dieu dit encore :

Priez, jeûnez, faites pénitence, et vous serez pardonnes, frères...

Sa voix s'étouffa dans un flot de sang, et il tomba sur le pavé. Deux chevaliers, sir John Stewart et sir George Morris, se jetèrent sur le corps et le percèrent de plus de cent coups de poignard en hurlant :

Longue vie au roi Henri! Longue vie à monseigneur le duc de Bedford! Sus! sus! au dauphin! Sus à la folle Pucelle des Arma- gnacs! Aux portes! Aux portes!

Et ils couraient aux murailles, entraînant avec eux messire Florimont et la foule des Parisiens.

Cependant, les saintes filles et le jardinier entouraient le corps sanglant. Simone la Bar- dine, prosternée à terre, baisait les pieds du bon frère et en essuyait le sang avec ses che- veux dénoués.

FRÈRE JOCONDE 65

Mais Guillaumette Dyonis, debout et les bras levés au ciel, dit d'une voix claire comme le son des cloches :

Mes sœurs, Jeanne, Opportune et Simone, et toi, mon frère Robin le jardinier, allons, car les temps sont proches. L'âme de ce bon père me tient par la main et elle me con- duira. C'est pourquoi il faut que vous me suiviez. Et nous dirons à ceux qui se font une guerre cruelle : « Embrassez-vous. Et si vous voulez vous servir de vos armes, prenez la croix et allez tous ensemble combattre les Sarrasins. Venez! mes sœurs et mon frère. »

Jeanne Chastenier ramassa à terre le bois d'une flèche, le rompit et en fit une croix qu'elle posa sur la poitrine du bon frère Joconde. Puis ces saintes filles, et avee elles le jardinier, suivirent Guillaumette Dyonis, qui les conduisit par les rues, les places et les venelles comme si ses yeux avaient vu la lumière du jour. Elles atteignirent le pied du rempart et, par l'escalier d'une tour qui n'était pas gardée, montèrent sur le mur. On n'avait

4.

66 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCKE

pas eu le temps de le garnir de ses parements de bois. Aussi marchaient-elles à découvert. Elles allèrent vers la porte Saint-Honoré, enveloppée pour lors de poussière et de fumée. C'est que les gens du maréchal de Rais donnaient l'assaut. Leurs traits volaient dru sur les remparts. Ils jetaient des bourrées dans l'eau du grai J fossé. Et la Pucelle Jeanne, debout sur le dos d'âne qui séparait le grand fossé du petit, disait : « Rendez-vous au roi de France. » Les Anglais épouvantés avaient quitté le haut du mur, y laissant leurs morts et leurs blessés. Guillaumette Dyonis marchait la première, la tête haute, le bras gauche allongé devant elle. Et de sa main droite elle se signait pieusement. Simone la Bardine la suivait de près. Puis venaient Jeanne Chaste- nier, et Opportune Jadoin. Robin le jardinier cheminait le dernier, le corps tout secoué par an mal intérieur, et montrant les stigmates de ses mains. Ils chantaient des cantiques. Et Guillaumette, se tournant tour à tour du côté de la ville et du côté des champs, dit : « Frères, embrassez-vous les uns les autres.

FRÈRE JOCONDE 67

Vivez en paix. Du fer de vos lances forgez des socs de charrue. »

A peine avait-elle ainsi parlé que, du che- min de ronde, défilait une compagnie de bourgeois et du dos d'âne se pressaient les soudoyers armagnacs, volèrent vers elle les injures et les flèches.

Ribaude !

Traîtresse! Sorcière!

Cependant elle exhortait les deux partis à établir le règne de Jésus-Christ sur la terre et à vivre dans l'innocence et l'amour, jusqu'à ce que, frappée d'un vireton à la gorge, elle chancela et tomba en arrière.

A l'envi, Armagnacs et Bourguignons écla- tèrent de rire. Ayant ramené sa robe sur ses pieds, elle ne fit plus aucun mouvement et rendit l'âme en soupirant le nom de Jésus. Ses yeux restés ouverts avaient des lueurs d'opale.

Peu d'instants après la mort de Guillaumette Dyonis, les habitants de Paris revinrent en grand nombre sur le mur et défendirent leur ville très àprement. Jeanne la Pucelle fut

68 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

blessée d'un trait d'arbalète à la jambe, et les hommes d'armes de messire Charles de Valois se retirèrent à la chapelle Saint-Denis. Ce que devinrent Jeanne Chastenier et Opportune Jadoin, on ne le sait. Jamais plus on n'eut de leurs nouvelles. Simone la Bardine et Robin le jardinier furent pris le jour même par les bourgeois de garde sur les murs et remis à l'official, qui instruisit leur procès. L'Eglise reconnut Simone hérétique et la mit, pour salutaire pénitence, au pain de douleur et à l'eau d'angoisse. Robin, convaincu de sorcel- lerie, persévéra dans son erreur et fut brûlé vif sur la place du Parvis.

LA PICARDE, LA POITEVINE,

LA TOURANGELLE,

LA LYONNAISE ET LA PARISIENNE

Frère Jean Chavaray, capucin, un jour qu'i) rencontra mon bon maître, M. l'abbé Coignard, dans le cloître des Innocents, l'entretint du frère Olivier Maillard, dont il venait de lire les sermons édifiants et macaroniques.

Il y a de bons endroits dans ces sermons, dit le capucin, notamment, celui des cinq dames et de l'entremetteuse... Vous pensez bien que frère Olivier, qui vivait sous le règne de Louis XI et dont le langage se sent de la rudesse du temps, emploie un autre mot. Mais notre siècle veut qu'on soit poli et décent eir

TO LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

paroles. C'est pourquoi je me sers de ce terme d'entremetteuse.

Vous voulez, répondit mon bon maître, désigner ainsi une femme obligeante, qui s'entremet dans des commerces d'amour. En latin, nous l'appelons lena, conciliatrix, inter- WHntiata libidinum, internonce des voluptés. Ces prudes femmes rendent les meilleurs offices; mais elles s'y emploient pour de l'argent, ce qui fait qu'on ne croit pas à leur bon cœur. Nommez la vôtre une appareilleuse, mon père; le terme est familier, mais il a de îa grâce.

Volontiers, monsieur l'abbé, répliqua frère Jean Chavaray. Mais ce n'est point la mienne; c'est celle du frère Olivier. Une appareilleuse donc, qui logeait sur le pont des Tournelles, reçut un jour la visite d'un cava- lier qui lui confia une bague.

» Elle est d'or fin, lui dit-il, avec un rubis balais au ohaton. Si vous connaissez des dames de bien, allez dire à la mieux faite que l'anneau est à elle, si elle consent à venir chez moi, pour en faire à mon plaisir.

LA PICARDE, LA POITEVINE... 71

» L'appareilleuse connaissait, pour les avoir vues à la messe, cinq dames d'une grande beauté, une Picarde, une Poitevine, une Tou- rangelle, une Lyonnaise et une Parisienne, qui logeaient en l'Ile ou aux environs. Elle frappa d'abord à l'huis de la Picarde. Une servante lui ouvrit la porte, mais la dame refusa de parler à la visiteuse. Elle était hon- nête.

» L'appareilleuse alla ensuite chez la dame de Poitiers et la sollicita en faveur du beau cavalier. Cette dame lui répondit :

» Faites savoir, je vous prie, à celui qui vous envoie, qu'il s'est trompé d'adresse, et que je ne suis pas la femme qu'il croit.

» Cette Poitevine est honnête; mais ell« l'est moins que la première, pour avoir voulu le paraître davantage.

» L'appareilleuse se rendit alors chez la dame de Tours, lui tint le même langage qu'à la précédente et lui montra l'anneau.

» A la vérité, dit la Tourangelle, cette bague est belle.

» Elle est à vous si vous la voulez.

12 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROClf E

» Je ne la veux pas au prix vous la mettez. Mon mari pourrait me surprendre et je lui ferais une peine qu'il ne mérite pas.

» Cette Tourangelle est fornicatrice dans le fond de son cœur.

» L'appareilleuse se rendit aussitôt chez la dame de Lyon, qui s'écria :

» Hélas! ma bonne vieille, mon mari est un jaloux qui me couperait le nez pour m'en- pêcher de gagner encore à ce joli jeu de bagues.

» Cette Lyonnaise ne vaut rien du tout.

» L'appareilleuse courut chez la Parisienne, (tétait une coquine : elle répondit effronté- ment :

» Mon mari va mercredi à ses vignes : dites à celui qui vous envoie que j'irai le voir ce jour-là.

» Voilà, selon frère Olivier, de la Picardie à Paris, les degrés du bien au mal chez les femmes. Qu'en pensez-vous, monsieur Coi- gnard?

A quoi mon bon maître répondit :

C'est une grande chose que de considérer

LA PICARDE, LA POITEVINE... 73

les mouvements de ces petits êtres dans leurs rapports avec la justice éternelle. Je n'ai pas de lumières pour cela. Mais il me semble que la Lyonnaise, qui craignait d'avoir le nez coupé valait moins que la Parisienne qui ne craignait rien.

Je suis bien éloigné d'en convenir, répliqua frère Jean Chavaray. Une femme qui craint son mari pourra craindre l'enfer. Son confesseur l'induira peut-être à la pénitence et aux aumônes. Car enfin c'est qu'il faut en venir. Mais qu'est-ce qu'un capucin peut attendre d'une femme que rien n'effraie?

LA LEÇON BIEN APPRISE

Au temps du roi Louis onzième vivait à Paris, en chambre nattée, une bourgeoise nommée Violante, qui était belle et bien faite de toute sa personne. Elle avait si clair visage que maître Jacques Tribouillard, docteur en droit et cosmographe renommé, qui fréquentait chez elle, avait coutume de lui dire :

En vous voyant, madame, je tiens pour croyable et même assuré ce que rapporte Cucurbitus Piger en une scolie de Strabo, à savoir que l'insigne cité et université de Paris fut autrefois nommée du nom de Lutèce ou Leucèce ou de tel autre semblable vocable reve- nant à Leukèj c'est-à-dire la Blanche, pour ce

76 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

que les dames d'icelle avaient la gorge comme neige, mais non point toutefois autant candide, brillante et blanche que la vôtre, madame.

A quoi Violante répondait :

Il me suffit que ma gorge ne soit pas à faire peur, comme plusieurs que je sais. Et, si je la montre, c'est pour suivre la mode. Il y a trop d'impertinence à faire autrement que les autres.

Or madame Violante s'était mariée, dans la fleur de sa jeunesse, à un avocat au parlement, homme très aigre et fort âpre à charger et grever les malheureux, au reste malingre et de faible complexion, et tel qu'on le croyait plus propre à donner de la peine au dehors de son logis que du plaisir au dedans. Ce bonhomme préférait à sa moitié ses sacs de procès qui n'étaient point faits comme elle. Ils étaient gros, enflés, informes. Et l'avocat passait ses nuits dessus. Madame Violante était trop rai- sonnable pour aimer un mari si peu aimable. Maître Jacques Tribouillard soutenait qu'elle était parfaitement sage, assurée, affirmée et confirmée en la foi conjugale autant que

LA LEÇON BIEN APPRISE 77

Lucrèce Romaine. Et il en donnait pour raison qu'il ne l'avait pu détourner de ses devoirs. Les hommes de bien se tenaient à ce sujet dans un doute prudent, par cette considération que ce qui est caché n'apparaîtra qu'au juge- ment dernier. Ils considéraient que cette dame aimait trop les joyaux et les dentelles et qu'elle portait aux assemblées et dans les églises des robes de velours, de soie et d'or, garnies de menu vair; mais ils étaient trop honnêtes gens pour décider si, faisant damner les chrétiens qui la voyaient si belle et si bien nippée, elle ne se damnait point avec quelqu'un d'entre eux. Enfin ils eussent joué la vertu de madame Violante à croix ou pile, ce qui est fort à l'honneur de cette dame. A la vérité, son con- fesseur, frère Jean Turelure, la réprimandait sans cesse.

Croyez-vous, madame, lui disait-il, que la bienheureuse Catherine soit arrivée au ciel en menant la vie que vous menez, en montrant sa gorge et en faisant venir de la ville de Gênes des manchettes de dentelles?

Mais c'était un grand prêcheur, très sévère

78 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

aux faiblesses humaines, qui ne pardonnait rien et croyait avoir tout fait quand il avait fait peur. Il la menaçait de l'enfer pour s'être lavé le visage avec du lait d'ânesse. Enfin on ne savait si elle avait congrûment coiffé son ■vieux mari, et messire Philippe de Coetquis disait plaisamment à cette honnête dame :

Prenez-y garde! 11 est chauve, il va s'enrhumer!

Messire Philippe de Coetquis était un che- valier de bonne mine et beau comme un valet du noble jeu de cartes. Il avait rencontré madame Violante, un soir, dans un bal, et, après avoir dansé avec elle fort avant dans la nuit, il l'avait ramenée en croupe, tandis que l'avocat barbotait dans la boue et l'eau des ruisseaux, sous les torches dansantes de quatre laquais ivres. En ce bal et dans cette chevauchée, messire Philippe de Coetquis s'était formé l'idée que madame Violante avait la taille ronde et la chair bien pleine et bien ferme. Il l'en avait tout de suite aimée. Comme il était sans feinte, il lui disait ce qu'il désirait d'elle, qui était de la tenir toute nue dans ses bras.

LA LEÇON BIEN APPRISE 79

A quoi elle répondait :

Messire Philippe, vous ne savez à qui vous parlez. Je suis une dame vertueuse.

Ou bien :

Messire Philippe, revenez demain.

Il revenait le lendemain. Et elle lui disait :

Qui vous presse?

Le chevalier concevait de ces retardements beaucoup d'inquiétude et de dépit. Il était près de croire, avec maître Tribouillard, que madame Violante était une Lucrèce, tant il est vrai que tous les hommes se ressemblent par la fatuité! Et il faut dire qu'elle ne lui avait pas seulement accordé de lui baiser la bouche, ce qui n'est pourtant qu'amusement bénin et légère mignardise.

Les choses en étaient là, quand frère Jean Turelure fut appelé à Venise par le général de son ordre, pour y prêcher des Turcs nouvelle- ment convertis à la vraie religion.

Avant de partir, le bon frère alla prendre congé de sa pénitente et lui reprocha avec plus de sévérité que de coutume de mener une vie dissolue. Il l'exhorta vivement à la pénitence,

80 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

et la pressa de se mettre un cilice sur la peau, incomparable remède contre les mauvais désirs et médecine sans seconde pour les créatures enclines aux péchés de la chair. Elle lui dit :

Bon frère, ne m'en demandez pas trop. Mais il ne l'écouta pas et il la menaça de

Fenfer si elle ne s'amendait point. Il lui dit ensuite qu'il ferait volontiers les commissions dont elle le chargerait. Il espérait qu'elle le prierait de rapporter pour elle quelque médaille bénite, un rosaire ou mieux encore un peu de cette terre du Saint-Sépulcre que les Turcs apportent de Jérusalem avec des roses séchées et que vendent les moines italiens. Mais madame Violante lui fit cette requête :

Beau petit frère, puisque vous allez à Venise il y a d'habiles miroitiers, je vous serai fort obligée de m'en rapporter un miroir, le plus clair qu'il se pourra trouver.

Frère Jean Turelure promit de la contenter.

Pendant l'absence de son confesseur, madame Yiolante mena la même vie que devant. Et quand messire Philippe lui disait : « Ne ferait-

LA LEÇON BIEN APPRISE 81

il pas bon nous aimer? » elle répondait : « Il fait trop chaud. Regardez à la girouette si le vent ne change point. » Et les gens de bien, qui l'observaient, désespéraient qu'elle donnât jamais des cornes à son vilain mari. « C'est péché », disaient-ils.

A son retour d'Italie, frère Jean Turelure se présenta devant madame Violante et lui dit qu'il avait ce qu'elle souhaitait :

Regardez-vous, madame.

Et il tira de dessous sa robe une tête de mort.

C'est, madame, votre miroir. Car cette tête m'a été donnée pour celle de la plus jolie femme de Venise. Elle fut ce que vous êtes, et vous lui ressemblerez beaucoup.

Madame Violante, surmontant sa surprise et son dégoût, répondit au bon père avec assez de fermeté qu'elle entendait la leçon et qu'elle ne manquerait pas d'en profiter.

J'aurai présent à l'esprit, beau frère, le miroir que vous m'avez apporté de Venise, je me vois non sans doute telle que je suis à présent, mais telle que je serai bientôt. Je vous promets de régler ma conduite sur cette idée.

5.

82 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

Frère Jean Turelure ne s'attendait pas à de si bons propos. Il en témoigna quelque satis- faction.

-~ Donc, madame, vous concevez vous- même qu'il faut changer de sentiments. Vous me promettez de régler désormais votre con- duite sur l'idée que cette tête décharnée vous vient de donner. Ne le promettez-vous point à Dieu comme à moi?

Elle demanda :

Le faut-il donc?

Il répondit qu'il le fallait.

Je le ferai donc, dit-elle.

Madame, voilà qui est bien. Il n'y a plus à s'en dédire.

Je ne m'en dédirai point.

Ayant ouï cette promesse, frère Jean Ture- lure quitta la place, tout joyeux. Et il s'en alla criant par la rue :

Voilà qui va bien! Avec l'aide de Dieur Notre-Seigneur, j'ai viré et poussé devers la porte du paradis une dame qui jusqu'ici, sans forniquer précisément dans la manière que dit le prophète (c. xiv, v. 18), employait à tenter

LA LEÇON BIEN APPRISE 83

les hommes le limon dont le créateur l'avait pétrie afin de le servir et de l'adorer. Elle quittera ces façons pour en prendre de meil- leures. Je l'ai bien changée. Dieu soit loué!

Le bon frère avait à peine descendu l'esca- lier, quand messire Philippe de Coetquis le monta et gratta à la porte de madame Violante. Elle le reçut d'un air riant et le conduisit en un petit retrait, garni de tapis et de coussins à forcer il n'était point encore venu. De quoi il augura bien. Il lui offrit des dragées qu'il avait dans une boîte :

Sucez, sucezr madame; elles sont douces et sucrées, mais non point tant que vos lèvres.

A quoi la dame répliqua qu'il était bien vain et un peu sot de vanter un fruit il M'avait pas mordu.

U répondit à propos en la baisant sur la bouche.

Elle ne s'en fâcha guère et dit seulement qu'elle était femme d'honneur. Il l'en loua et lui conseilla de ne pas enfermer cet honneur en tel particulier logis l'on pouvait atteindre. Car, sûrement, on le lui prendrait, et tout à l'heure.

84 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCIIE

Essayez, dit-elle en lui donnant de petits soufflets avec le creux rose de sa main.

Mais il était déjà maître de tout prendre selon son désir. Elle criait :

Je ne veux point. Fi ! fi ! Messire, vous ne ferez point cela. Mon ami... mon cœur!... Je meurs.

Et quand elle eut fini de soupirer et d'expirer, elle dit gracieusement :

Messire Philippe, ne vous flattez point de m'avoir prise par force ou par surprise. Si vous avez eu de moi ce que vous vouliez, c'est de mon gré, et je n'ai fait de défense qu'autant qu'il fallait pour être vaincue à souhait. Doux ami, je suis vôtre. Si malgré votre beauté dont je fus d'abord charmée, au mépris de la douceur de votre amitié, je ne vous avais point accordé encore ce que vous venez de prendre avec mon consentement, c'est que je n'avais point de réflexion; je ne me sentais point pressée par le temps, et, plongée dans une molle indolence, je ne tirais nul bien de ma jeunesse et de ma beauté. Mais le bon frère Jean Turelure m'a donné une leçon profitable.

LA LEÇON BIEN APPRISE 85

Il m'a enseigné le prix des heures. Tantôt, me montrant une tête de mort, il m'a dit : « Telle vous serez bientôt. » J'en ai conçu l'idée qu'il faut se hâter de faire l'amour et bien remplir le petit espace de temps qui nous est réservé pour cela.

Ces paroles et les caresses dont madame Violante les accompagna persuadèrent messire Philippe de bien employer le temps, d'agir de nouveau à son honneur et profit, pour le plaisir et la gloire de sa maîtresse, et de mul- tiplier les preuves certaines que doit donner en une telle occasion tout bon et loyal servi- teur.

Après quoi, la dame le tint quitte. Elle le reconduisit jusqu'à la porte, le baisa gracieu- sement sur les yeux et lui dit :

Ami Philippe, n'est-ce pas bien faire que de suivre les préceptes du bon frère Jean Turelure?

LE PATE DE LANGUES

Satan était couché dans son lit aux courtines flamboyantes. Les médecins et apothicaires de l'enfer, lui trouvant la langue blanche, en induisirent qu'il souffrait d'une faiblesse d'es- tomac et lui ordonnèrent de prendre une nour- riture à la fois fortifiante et légère.

Satan déclara n'avoir d'appétit que pour un certain mets terrestre, que préparent excel- lemment les femmes dans leurs assemblées, un pâté de langues.

Les médecins reconnurent que rien ne pourrait mieux convenir à l'estomac du roi.

Au bout d'une heure Satan fut servi. Mais il trouva le mets fade et sans saveur.

88 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

Il fit appeler son chef de cuisine et lui demanda d'où venait ce pâté.

De Paris, sire. Il est tout frais : et cuit le matin même, au Marais, par douze com- mères, dans la ruelle d'une accouchée.

Je m'explique maintenant qu'il soit insi- pide, reprit le prince des Enfers. Vous ne l'avez pas pris chez les bonnes faiseuses. A ces sortes de mets les bourgeoises travaillent de leur mieux, mais elles n'ont point de finesse et le génie leur manque. Les femmes du com- mun s'y connaissent moins encore. Pour avoir un bon pâté de langues, il faut l'aller chercher dans un couvent de femmes. Il n'y a que les vieilles religieuses qui sachent y mettre tous les ingrédients nécessaires, belles épices de rancune, thym de médisance, fenouil d'insi- nuations, laurier de calomnie.

Cette parabole est tirée d'un sermon du bon père Gillotin Landoulle, capucin indigne.

DE UNE HORRIBLE PAIxNCTURE

De une horrible painclure qui fust veùe en ung temple et de plusieurs tableaux bien pacificques et amoureux que le saige Philémon avoit pen- dus en son estude et de vn beau pourlraict de Homerus que ledict Philémon prisait plus que toutes autres painctures.

Philémon confessoit qu'en l'aigreur de son ieune aage et à la fine pointe de son verd printemps auoit été picqué de fureur homicide par la veiïe d'vn tableau de Appelles qui estoit pour lors pendu en vn temple, et ledict tableau présentoit Alexandre greuant de coups bien roides Darie, roi des Indians, ce pendant qu'autour de ces deux rois des soldats et capi- taines s'entre-tuoient à grande furie et bien

90 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

curieusement. Et ledict ouvrage estoit d'vn bel artifice et en semblance de nature. Et nulzr s'ilz estoient en la chaulde saison de leur vie, n'y pouuoient ietter vn regard sans estre incitez tout aussitost à ferir et à meurtrir de poures innocentes gents pour le seul plaisir de porter vn tel riche harnois et de cheuaucher de telz légiers cheuaux comme faisoient ces bons couillons dans leur battaille, car l'vsage des cheuaux et des armes est plaisant aux iouuen- ceaux. L'auoit esprouué ledict Philémon. Et disoit que depuis lors se détournoit par vsage et raison de telz pourtraicts de guerres et qu'il détestoit trop les cruelletés pour les souffrir seulement feinctes et contrefaictes.

Et souloit dire qu'vn prud'homme honneste et saige debuoit estre grandement offensé et escandalisé de ces armures et pauois terrificques et de cette engeance que Homerus nomme Corythaiole pour l'espouuantable laideur de leur morion, et que les ymaiges d'iceulx sou- dards estoient vrayement deshonnestes, pour contraires aux bonnes et paisibles mœurs; impudicques, n'ayant rien au monde de plus

DE UNE HORRIBLE PAINCTURE...

impudent que l'homicide; et lasciues comme faisant glisser à cruauté; ce qui est la pire glissade. Car d'estre glissant à doulceur, le mal n'est pas grand.

Et disoit ledict Philémon qu'il estoit hon- neste, décent, exemplaire et tout pudicque de monstrer en paincture, ciselure ou tel autre bel artifice les exemples de l'aage d'or, scauoir pucelles et ieunes hommes enlacés selon le désir de bonne nature, ou encore telle autre imagination plaisante, comme d'vne nymphe couchée et riant. Et sur son beau rire vn faune presse vne grappe de raisin vermeil.

Et disoit que possible l'aage d'or n'auoit flouri que dans le gentil esprit des poètes et que les premiers humains, encore rudes et imbéciles, ne Fauoient mie connu; ainsi que s'il n'estoit pas croyable qu'il eust esté au commencement du monde, il estoit souhaitable que il fust à la fin, et qu'en attendant y auoit bonne grâce à nous le donner en ymaige.

Et autant (comme il disoit) est obscène, ce qui est à dire dans la fange, ainsi que escript Virgile, en ses Géorgiques, des chiens crottez.

92 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

de montrer meurdriers, soudards, paillards, drilles, conquérants et larrons, besongnant de façon orde et mauuaise, et poures diables chus dans la poussière que ilz avalent à plein gosier et vn malchancheux estendu et taschant à se redresser mais ne le pouuant pour ce que le sabot d'un cheual lui pèse sur les mandibules, et cettuy qui regarde bien piteusement que son pennon luy a esté abattu et la main auec, autant il est soubtil et quasi céleste de faire paraistre blandices, caresses, mignardises, charitez et vénustez et les amours des nymphes auec les faunes dans les bois. Et disoit qu'il n'y auoit point de mal en ces corps nudz, assez vestus de grâce et de beaulté.

Et auoit en son cabinet, ledict Philémon, vne paincture bien merueilleuse l'on voyoit vn ieune Faune qui, tirant d'une main caute- leuse vn légier drappeau, descouvroit le ventre d'vne nymphe endormie. Estoit visible que il y prenoit plaisir et sembloit dire : « Le corps de cette ieune déesse est tant doulx et affrai- chissant que la source qui coule dans l'vmbre de la forest ne l'est point dauantage. Que vous

DE UNE HORRIBLE PAINCTURE... 93

m'agréez, plaisant giron, cuisses Manchettes, antre vmbreux, tant horrible et fauorable!- » Des enfanteletz aislez, qui voletoient au-dessus d'eux, les regardoient en riant, ce pendant des dames et des gentilhommes coiffez de chap- peauxde fleurs, dansoient sur l'herbe nouuelle. Et auoit, ledict Philémon, autres painctures d'vn bel artifice en son cabinet. Et prisoit aussi très haut le pourtraict de vn bon docteur en son estude, escripvant sur sa table à la chan- delle. Ladicte estude toute guarnie de sphères, gnomons et astrolabes, propres à mesurer les mouuements des astres, ce qui est vne occu- pation bien louable et portant l'esprit aux pensées sublimes, et au très pur amour de Vénus vranie. Et estoit au plancher de ladicte estude vn grand serpent et croccodile pour ce que sont pièces rares et bien nécessaires à la cognoissance de anatomie. Et auoit aussi, ledict docteur, emmi ses besongnes, les livres des plus excellents philosophes de l'antiquité et les traitiez de Hippocrates. Et estoit en exemple aux ieunes hommes qui voulussent mettre par labeur en leur teste autant de

94 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

bonnes doctrines et de beaux secretz comme il en auoit sous son bonnet.

Et auoit, ledict Philémon, en vne tablette polie comme miroùer vn pourtraict de Home- rus en façon de vn vieil homme aueugle, la barbe flourie comme aubépine et les tempes ceintes des bandelettes sacrées de ce Dieu Apollo qui l'auoit aimé entre tous les hommes. Et Ton cuidoit, à vëoir cettuy bon vieil- lard, qu'alloient s'ouvrir ses lèvres bien sonnantes.

LES ÉTRENNES DE MADEMOISELLE DE DOUCINE

Le 1er janvier, au matin, le bon M. Chante- relle sortit à pied de son hôtel du faubourg Saint-Marcel Frileux et marchant avec peine, il lui en coûtait d'aller au froid par les rues trempées de neige fondue. Il avait laissé son carrosse par esprit de mortification, étant devenu, depuis sa maladie, très attentif au salut de son âme. II vivait éloigné des sociétés et des compagnies, et ne faisait de visites qu'à sa nièce, mademoiselle de Doucine, âgée de sept ans.

Appuyé sur sa canne, il parvint péniblement à la rue Saint-Honoré et entra dans la boutique

96 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

de madame Pinson, au Panier fleuri. On y voyait, en abondance, des jouets d'enfants, étalés pour les étrennes de l'an de grâce 1696, et l'on avait peine à se mouvoir au milieu des automates danseurs et buveurs, des buissons d'oiseaux qui chantaient, des cabinets pleins de figures de cire, des soldats en habit blanc et bleu rangés en bataille et des poupées habillées les unes en dames, les autres en servantes, car l'inégalité, établie par Dieu lui-même dans les conditions humaines, paraissait jusque dans ces figures innocentes.

M. Chanterelle fit choix d'une poupée. Celle qu'il préféra était vêtue comme madame la princesse de Savoie à son arrivée en France, le 4 de novembre. Coiffée avec des coques et des rubans, elle portait un corps très raide, brodé d'or, et une jupe de brocart avec un pardessus relevé par des agrafes de perles.

M. Chanterelle sourit en pensant à la joie qu'une si belle poupée donnerait à mademoi- selle de Doucine, et quand madame Pinson lui tendit la princesse de Savoie enveloppée dans du papier de soie, un éclair de sensualité passe

ÉTRESNES DE MADEMOISELLE DE DOUC1NE 97

sur son aimable visage, aminci par la souf- france, pâli par le jeûne, défait par la peur de l'enfer.

Il remercia poliment madame Pinson, prit la princesse sous son bras et s'en alla, traînant la jambe, vers la maison il savait que mademoiselle de Doucine l'attendait à son lever.

Au coin de la rue de l'Arbre-Sec, il rencontra M. Spon, dont le grand nez descendait jusque dans son jabot de dentelle.

Bonjour, monsieur Spon, lui dit-il, je vous souhaite une bonne année et je demande- à Dieu que tout succède à vos désirs.

Oh! monsieur, ne parlez point ainsi, s'écria M. Spon. C'est souvent pour notre châ- timent que Dieu contente nos désirs. Et tribuit eis petitioîiem eorum.

Il est bien vrai, répondit M. Chanterelle, que nous ne savons pas discerner nos véritables intérêts. J'en suis un exemple, tel que vous me voyez. J'ai cru d'abord que la maladie dont je souffre depuis deux ans était un mal : et je vois aujourd'hui qu'elle est un bien, puisqu'elle

6

98 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

m'a retiré de la vie abominable que je menais dans les spectacles et dans les compagnies. Cette maladie, qui me rompt les jambes et me trouble la cervelle, est une grande marque de la bonté de Dieu à mon égard. Mais ne m'ac- corderez-vous pas, monsieur, la faveur de m'accompagner au Roule je vais porter des étrennes à ma nièce, mademoiselle de Doucine? A ces mots, M. Spon leva les bras en l'air et poussa un grand cri :

Quoi! dit-il. Est-ce bien monsieur Chan- terelle que j'entends? N'est-ce pas plutôt un libertin? Se peut-il, monsieur, que, menant une vie sainte et retirée, je vous voie tout à coup donner dans les vices du siècle?

Hélas ! je n'y croyais pas donner, répondit M. Chanterelle tout tremblant. Mais j'ai grand besoin de lumières. Y a-t-il donc un si grand mal à offrir une poupée à mademoiselle de Doucine?

Il y en a un très grand, répondit M. Spon. Et ce que vous offrez aujourd'hui à cette simple enfant doit moins s'appeler poupée qu'idole et figure diabolique. Ne savez-vous point que h

ÉTRENNES DE MADEMOISELLE DE DOUCINE 99

coutume des étrennes est une superstition cou- pable et un reste hideux du paganisme?

Je l'ignorais, dit M. Chanterelle.

Apprenez donc, dit M. Spon, que cette coutume vient des Romains qui, voyant quel- que chose de divin dans tous les commence- ments, divinisaient le commencement de l'an- née. En sorte qu'agir comme eux est se faire idolâtre. Vous donnez des étrennes, monsieur, à l'imitation des adorateurs du dieu Janus. Achevez et consacrez, comme eux, à Junon le premier jour de chaque mois.

M. Chanterelle, ayant grand'peine à se tenir, pria M. Spon de lui donner le bras et, tandis qu'ils cheminaient, M. Spon poursuivit de la sorte :

Est-ce parce que les astrologues ont fixé au 1er de janvier le commencement de l'année que vous vous croyez obligé à faire des pré- sents ce jour-là? Et quel besoin avez-vous de ranimer à cette date la tendresse de vos amis? Cette tendresse était-elle expirante avec l'année? Et vous sera-t-elle bien chère quand vous l'aurez regagnée par des flatteries et de funestes dons?

100 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

Monsieur, répondit le bon M. Chanterelle, appuyé sur le bras de M. Spon, et s'efforçant de régler son pas chancelant sur celui de son impétueux compagnon, monsieur, je n'étais, avant ma maladie, qu'un misérable pécheur, n'ayant souci que de traiter mes amis avec civilité et de régler ma conduite sur les prin- cipes de la probité et de l'honneur. La Provi- dence a daigné me tirer de cet abîme; je me gouverne depuis ma conversion par les avis de mon directeur. Mais j'ai été assez léger et vain pour ne le point interroger à l'endroit des étrennes. Ce que vous m'en dites, monsieur, avec l'autorité d'un homme excellent pour les mœurs comme pour la doctrine, me confond.

Je vais vous confondre en effet, reprit M. Spon, et vous éclairer, non par mes lumières, qui sont faibles, mais par celles d'un grand docteur. Asseyez-vous sur cette borne.

Et, poussant au coin d'une porte cochère M. Chanterelle, qui s'y ajusta le mieux qu'il put, M. Spon tira de sa poche un petit livre relié en parchemin, l'ouvrit, le feuilleta et s'arrêta sur cet endroit, qu'il se mit à lire tout

ÉTRENNES DE MADEMOISELLE DE DOCCINE 101

haut, dans un cercle de ramoneurs, de cham- brières et de marmitons, accourus aux éclats de sa voix :

« Nous qui avons en horreur les fêtes des juifs, et qui trouverions étranges leurs sabbats, leurs nouvelles lunes, et les solennités autrefois chéries de Dieu, nous nous familiarisons avec les saturnales et les calendes de janvier, avec les matronales et les brumes; les étrennes marchent, les présents volent de toutes parts; ce ne sont en tous lieux que jeux et banquets. Les païens observent mieux leur religion, car ils se gardent de solenniser aucune de nos fêtes, de peur de paraître chrétiens, tandis que nous ne craignons pas de paraître païens en célébrant leurs fêtes. »

Vous avez entendu, ajouta M. Spon. C'est Tertullien qui parle de la sorte et vous fait paraître du fond de l'Afrique, monsieur, l'indignité de votre conduite. Il vous crie : « Les étrennes marchent; les présents volent de toutes parts. Vous solennisez les fêtes des païens. » Je n'ai pas l'honneur de connaître votre directeur. Mais je frémis, monsieur, à la

6.

102 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

pensée de l'abandon il vous laisse. Etes- vous sûr au moins qu'au jour de votre mort, quand vous paraîtrez devant Dieu, il sera à votre côté, pour prendre sur lui les péchés il vous aura laissé choir?

Ayant parlé de la sorte, il remit son livre dans sa poche et s'en alla d'un pas irrité, suivi de loin par les ramoneurs et les marmitons étonnés.

Le bon M. Chanterelle restait seul sur sa borne, avec la princesse de Savoie, et, son- geant qu'il s'exposait aux peines de l'enfer éternel pour donner une poupée à mademoi- selle de Doucine, sa nièce, il méditait les mys- tères insondables de la religion.

Ses jambes, déjà chancelantes depuis plu- sieurs mois, refusaient de le soutenir, et il était aussi malheureux qu'un homme de bonne volonté peut l'être en ce monde.

Il y avait déjà quelques minutes qu'il demeurait en détresse sur sa borne, quand un capucin s'approcha de lui et lui dit :

Monsieur, ne donnerez-vous point des étrennes aux petits frères qui sont pauvres, pour l'amour de Dieu?

ÉTREXNES DE MADEMOISELLE DE DOUCIXE 103

Eh! quoi! mon père, répliqua vivement 31. Chanterelle, vous êtes religieux et vous me demandez des étrennes!

Monsieur, répondit le capucin, le bon saint François a voulu que ses fils se réjouissent avec simplicité. Donnez aux capucins de quoi faire un bon repas en ce jour, afin de pouvoir souffrir avec allégresse l'abstinence et le jeûne tout le reste de l'année, hormis, bien entendu, les dimanches et fêtes.

M. Chanterelle regarda le religieux avec surprise :

Ne craignez-vous pas,, mon père, que l'usage des étrennes ne soit funeste à l'âme?

Non! je ne le crains pas.

Cet usage nous vient des païens.

Les païens suivaient parfois de bonnes coutumes. Dieu permettait qu'un peu de sa lumière perçât les ténèbres de la Gentilité. Monsieur, si vous nous refusez des étrennes, n'en refusez pas à nos pauvres enfants. Nous élevons les enfants abandonnés. Avec ce petit écu j'achèterai à chacun un petit moulin de papier et une galette. Us vous devront le seul

104 LES CONTES DE JACQUES TOURNF.BROCHE

plaisir peut-être de toute leur vie, car ils ne sont pas destinés à beaucoup de joie sur la terre. Leur rire en montera jusqu'au ciel. Quand ils rient, les enfants louent le Seigneur.

M. Chanterelle mit sa bourse assez lourde dans la main du petit père et se leva de dessus sa borne en murmurant la parole qu'il venait d'entendre :

Quand ils rient, les enfants louent le Sei-. gneur.

Puis, l'âme rassérénée, il s'en alla d'un pas affermi porter la princesse de Savoie à made- moiselle de Doucine, sa nièce.

MADEMOISELLE ROXANE

Mon bon makre, M. l'abbé Jérôme Coignard, m'avait mené souper chez un de ses anciens* condisciples qui logeait dans un grenier de la rue Gît-le-Cœur. Notre hôte, prémontré de grand savoir et bon théologien, s'était brouillé avec le prieur de son couvent pour avoir fait m petit livre des malheurs de mam'zelle Fan- chon ; en suite de quoi il était devenu cafetier à La Haye. De retour en France, il vivait péni- blement des sermons qu'il composait avec beaucoup de doctrine et d'éloquence. Après le souper, il nous avait lu ces malheurs de mam'zelle Fanchon, source des siens, et la lecture avait duré assez longtemps; et je me

106 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

trouvai dehors, avec mon bon maître, par une nuit d'été merveilleusement douce, qui me fît concevoir tout de suite la vérité des fables antiques qui se rapportent aux faiblesses de Diane, et sentir qu'il est naturel d'employer à l'amour les heures argentées et muettes. J'en fis l'observation à M. l'abbé Coignard, qui m'objecta que l'amour cause de grands maux.

Tournebroche, mon fils, me dit-il, ne venez-vous pas d'entendre de îa bouche de ce bon prémontré que, pour avoir aimé un ser- gent recruteur, un commis de monsieur Gaulot, mercier à la Truie-qui-fîle, et monsieur le fils cadet du lieutenant criminel Leblanc, mam'zelle Fanchon fut mise à l'hôpital? Voudriez-vous être ce sergent, ce commis ou ce cadet de robe?

Je répondis que je le voudrais. Mon bon maître me sut gré de cet aveu et il me récita quelques vers de Lucrèce pour me persuader que l'amour est contraire à la tranquillité d'une âme vraiment philosophique.

Ainsi devisant, nous étions parvenus au rond-point du Pont-Neuf. Accoudés au parapet,

MADEMOISELLE ROXANE 107

nous regardâmes la grosse tour du Châtelet, noire sous la lune.

Il y aurait beaucoup à dire, soupira mon bon maître, sur cette justice des nations polies, dont les vengeances sont plus cruelles que le crime même. Je ne crois pas que ces tortures et que ces peines, qu'infligent des hommes à des hommes, soient nécessaires à la conserva- tion des Etats, puisqu'on retranche de temps à autre quelqu'une des cruautés légales, sans dommage pour la république. Et je devine que les sévérités qu'on garde ne sont pas- plus utiles que n'étaient celles qu'on a abandonnées. Mais les hommes sont cruels. Venez, Tournebroche, mon ami; il m'est pénible de songer que des malheureux veillent sous ces murs dans l'an- goisse et le désespoir. L'idée de leurs fautes ne m'empêche pas de les plaindre. Qui de nous est juste?

Nous poursuivîmes notre chemin. Le pont était désert, à cela près qu'un mendiant et une mendiante s'y rencontrèrent. Ils se blottirent dans une des demi-lunes, sur le seuil d'une -échoppe. Ils semblaient assez contents l'un et

108 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

l'autre de mêler leurs misères et, quand nous passâmes près d'eux, ils songeaient à tout autre chose qu'à implorer notre charité. Pour- tant, mon bon maître, qui était le plus pitoyable des hommes, leur jeta un liard qui demeurait seul dans la poche de sa culotte.

Ils recueilleront notre obole, dit-il, quand ils auront repris le sentiment de leur détresse. Puissent-ils alors ne pas se disputer cette pièce avec trop de violence.

Nous passâmes outre, sans plus faire de rencontre, quand, sur le quai des Oiseleurs, nous avisâmes une jeune demoiselle qui mar- chait avec une résolution singulière. Ayant hâté le pas pour l'observer de plus près, nous vîmes qu'elle avait une taille fine et des che- veux blonds dans lesquels se jouaient les clartés de la lune. Elle était vêtue comme une bourgeoise de la ville.

Voilà une jolie fille, dit l'abbé; d'où vient qu'elle se trouve seule dehors, à cette heure?

En effet, dis-je, ce n'est pas ce qu'on rencontre d'ordinaire sur les ponts après le couvre-feu.

MADEMOISELLE ROXANE 109

Notre surprise se changea en une vive inquiétude quand nous la vîmes descendre sur la berge par un petit escalier fréquenté des mariniers. Nous courûmes à elle. Mais elle ne parut point nous entendre. Elle s'arrêta au bord des eaux qui étaient assez hautes, et dont le bruit sourd s'entendait à quelque distance. Elle demeura un moment immobile, la tète droite et les bras pendants, dans l'attitude du désespoir. Puis, inclinant son col gracieux, elle porta les mains à ses joues, qu'elle tint cachées durant quelques secondes sous ses doigts. Et tout de suite après, brusquement, elle saisit ses jupes et les ramena en avant du geste habituel à une femme qui va s'élancer. Mon bon maître et moi, nous la joignîmes au moment elle prenait cet élan funeste, et nous la tirâmes vivement en arrière. Elle se débattit dans nos bras. Et comme la berge était toute grasse et glissante du limon déposé par les eaux (car la Seine commençait à décroître), il s'en fallut de peu que M. l'abbé Coignard ne fût entraîné dans la rivière. J'y glissais moi-même. Mais le bonheur voulut

110 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

que mes pieds rencontrassent une racine qui me servit d'appui, pendant que je tenais embrassés le meilleur des maîtres et cette jeune désespérée. Bientôt, à bout de force et de cou- rage, elle se laissa aller contre la poitrine de M. l'abbé Coignard, et nous pûmes remonter tous trois la berge. Il la soutenait délicatement, avec cette grâce aisée qui ne le quittait pas. Et il la conduisit jusque sous un gros hêtre au pied duquel était un banc de bois il l'assit. Il y prit place lui-même.

Mademoiselle, lui dit-il, ne craignez rien. Ne dites rien encore, mais sachez qu'un ami est près de vous.

Puis, se tournant vers moi, mon maître me dit :

Tournebroche, mon fils, il faut nous réjouir d'avoir mené à bonne fin cette étrange aventure. Mais j'ai laissé là-bas, sur la berge, mon chapeau, qui, bien que dépouillé de presque tout son galon et fatigué par un long usage, ne laissait point de garantir encore du soleil et de la pluie ma tête offensée par l'âge et les travaux. Va voir, mon fils, s'il se trouve encore à

MADEMOISELLE ROXANE 111

l'endroit il est tombé. Et si tu l'y découvres rapporte-le-moi, je te prie, ainsi qu'une boucle de mes souliers, que je vois que j'ai perdue. Pour moi, je resterai près de cette jeune demoiselle et je veillerai sur son repos.

Je courus à l'endroit d'où nous venions et je fus assez heureux pour y trouver le chapeau de mon bon maître. Quant à la Ix ucle, je ne pus la découvrir. Il est vrai que je ne pris pas un extrême soin à la chercher, n'ayant vu, de. ma vie, mon bon maître qu'avec une seule boucle de soulier. Quand je revins au hêtre, je trouvai la jeune demoiselle dans l'état je l'avais laissée, assise, immobile, la tète appuyée contre l'arbre. Je m'aperçus qu'elle était par- faitement belle. Elle portait une mante de soie garnie de dentelles, et fort propre, et elle était chaussée d'escarpins dont les boucles reflétaient les rayons de la lune.

Je ne me lassais pas de la considérer. Sou- dain, elle ranima ses yeux mourants et, jetant sur M. Coignard et sur moi un regard encore voilé, elle dit d'une voix éteinte, mais d'un ton qui me sembla celui d'une personne de qualité :

112 LES CONTES DE JACQUES TOTJRNEBROCHE

J'apprécie, messieurs, ce que vous avez /ait pour moi dans un sentiment d'huma- nité; mais je ne puis vous en marquer mon contentement, car la vie à laquelle vous m'avez rendue est un mal haïssable et un cruel supplice.

En entendant ces paroles, mon bon maître, dont le visage exprimait la compassion, sourit doucement, parce qu'il ne croyait pas que la vie fût à jamais haïssable pour une si jeune et jolie personne.

Mon enfant, lui dit-il, les choses ne nous font point la même impression, selon qu'elles sont proches ou lointaines. Il n'est pas temps de vous désoler. Fait comme je suis et dans l'état m'a réduit le temps injurieux, je sup- porte la vie j'ai pour plaisirs de traduire du grec et de dîner quelquefois avec d'assez hon- nêtes gens. Regardez-moi, mademoiselle, et dites-moi si vous consentiriez à vivre dans les mêmes conditions que moi?

Elle le regarda; ses yeux s'égayèrent presque, et elle secoua la tête. Puis, reprenant sa tris- tesse et sa désolation, elle dit :

MADEMOISELLE ROX.VNE 113

Il n'y a pas au monde une créature aussi malheureuse que je suis.

Mademoiselle, répondit mon bon maître, je suis discret par état et par tempérament ; je ne chercherai point à vous tirer votre secret. Mais on voit clairement à votre mine que vous souffrez d'une peine d'amour. Et c'est un mal dont on réchappe, car j'en ai été moi-même atteint. Il y a de cela fort longtemps.

Il lui prit la main, lui donna mille témoi- gnages de sympathie et poursuivit en ces termes :

Je n'ai qu'un regret à cette heure, c'est de ne pouvoir vous offrir un asile pour passer le reste de la nuit. Mon gîte est dans un vieux château assez distant, je traduis un livre grec en compagnie de ce jeune Tournebroche que vous voyez ici.

En effet, nous habitions alors chez M. d'As- tarac, au Château des Sablons, dans le village de Xeuilly, et nous étions aux gages d'un grand souffleur qui périt, depuis, d'une mort tragique.

Si toutefois, mademoiselle, ajouta mon

414 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

bon maître, vous saviez quelque lieu vous pensiez pouvoir vous rendre, je serai heureux de vous y accompagner.

A quoi la jeune demoiselle répondit qu'elle était sensible à tant de bonté, qu'elle logeait chez une parente elle était assurée d'entrer à toute heure, mais qu'elle n'y voulait point retourner avant le jour, tant pour n'y point troubler le sommeil des gens que par crainte d'être trop vivement rappelée à la douleur par la vue des objets qui lui étaient familiers.

En prononçant ces paroles, elle versa des larmes abondantes.

Mon bon maître lui dit :

Mademoiselle, donnez-moi, .s'il vous plaît, votre mouchoir et je vous en essuierai les yeux. Puis je vous conduirai, en attendant le jour, sous les piliers des Halles nous serons assis commodément à l'abri du serein.

La jeune demoiselle sourit dans ses larmes.

Je ne veux point, dit-elle, vous donner tant de peine. Allez votre chemin, monsieur, et croyez que vous emportez toute ma recon- naissance.

MADEMOISELLE RÛXANE 115

Pourtant elle posa la main sur le bras que lui tendait mon bon maître et nous primes tous trois le chemin des Halles. La nuit s'était beaucoup rafraîchie. Dans le ciel qui commen- çait à prendre une teinte laiteuse, les étoiles devenaient plus pâles et plus légères. Nous entendions les premières voitures des maraî- chers rouler vers les Halles au pas lent d'un cheval endormi. Parvenus aux piliers, nous primes place tous trois dans l'embrasure d'un porche à l'image Saint-Nicolas, sur un degré de pierre que M. l'abbé Coignard prit soin de recouvrir de son manteau, avant d'y faire asseoir la jeune demoiselle.

Là, mon bon maître tint sur divers sujets des propos plaisants et joyeux à dessein, afin d'écarter les images funestes qui pouvaient assaillir 1 àme de notre compagne. Il lui dit qu'il tenait cette rencontre pour la plus pré- cieuse qu'il eût jamais faite dans sa vie, qu'il emporterait d'une si touchante personne un cher souvenir, sans vouloir lui demander son nom et son histoire.

Mon bon maître pensait peut-être que l'in-

416 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

connue dirait ce qu'il ne lui demandait pas. Elle versa de nouveau des larmes, poussa de grands soupirs et dit :

J'aurais tort, monsieur, de répondre par le silence à votre bonté. Je ne crains pas de me confier à vous. Je me nomme Sophie T***. Vous l'aviez deviné : c'est la trahison d'un amant trop chéri qui m'a réduite au désespoir. Si vous jugez que ma douleur est démesurée, c'est que vous ne savez point jusqu'où allaient ma confiance et mon aveuglement, et que vous ignorez à quel rêve enchanteur je viens d'être arrachée.

Puis, levant ses beaux yeux sur M. Coignard et sur moi, elle poursuivit de la sorte :

Je ne suis pas telle, messieurs, que cette rencontre nocturne pourrait me faire paraître à vos yeux. Mon père était marchand. Il alla, pour son négoce, à l'Amérique, et il périt, à son retour, dans un naufrage, avec ses mar- chandises. Ma mère fut si touchée de cette perte qu'elle en mourut de langueur, me lais- sant, encore enfant, à une tante qui prit soin de m'élever. Je fus sage jusqu'au moment

MADEMOISELLE ROXANE 4 17

je rencontrai celui dont l'amour devait me causer des joies inexprimables, suivies de ce désespoir vous me voyez plongée.

A ces mots, Sophie cacha ses yeux dans son mouchoir.

Puis elle reprit en soupirant :

Son état dans le monde était si fort au- dessus du mien, que je ne pouvais prétendre à lui appartenir qu'en secret. Je me flattais qu'il -me serait fidèle. Il me disait qu'il m'ai- mait et il me persuadait sans peine. Ma tante connut nos sentiments et elle ne les contraria pas, parce que son amitié pour moi la rendait faible et que la qualité de mon cher amant lui imposait. Je vécus un an dans une félicité qui vient de finir en un moment. Ce matin il est venu me demander chez ma tante j'habite. J'étais hantée de noirs pressentiments. Je venais de briser, en me coiffant, un miroir dont il mTavaît fait présent. Sa vue augmenta mon inquiétude par l'air de contrainte que je remarquai tout de suite sur son visage... Ah! monsieur, est-il un sort pareil au mien?...

7.

US LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCBE

Ses yeux se gonflaient de larmes qu'elle renfonça sous ses paupières et elle put achever son récit, que mon bon maître jugeait aussi touchant, mais non point aussi singulier qu'elle le croyait elle-même.

Il m'annonça froidement, mais non sans quelque embarras, que son père ayant acheté une compagnie, il partait pour l'armée, mais qu'auparavant sa famille exigeait qu'il se fiançât avec la fille d'un intendant des finances, dont l'alliance était utile à sa fortune et lui procurerait assez de biens pour tenir son rang et faire figure dans le monde. Et le traître, sans daigner voir ma pâleur, ajouta, de cette voix si douce, qui m'avait fait mille serments d'amour, que ses nouveaux engagements ne lui permettaient plus de me revoir, du moins de quelque temps. Il me dit encore qu'il me gardait de l'amitié, et qu'il me priait de rece- voir une somme d'argent, en souvenir du temps que nous avions passé ensemble.

» Et il me tendit une bourse.

» Je ne mens point, messieurs, en vous disant que je n'avais jamais voulu écouter les

MADEMOISELLE ROXANE i 19

offres qu'il m'avait maintes fois faites de me donner des hardes, des meubles, de la vaisselle, un état de maison, et de me retirer de chez ma tante je vivais fort étroitement, pour me mettre dans un petit hôtel fort propre, qu'il avait au Roule. J'estimais que nous ne devions être unis que par ies liens du sentiment et j'étais fière de ne tenir de lui que quelques bijoux qui n'avaient de prix que leur origine. Aussi la vue de cette bourse qu'il me tendait souleva mon indignation, et me donna la force de chasser de ma présence l'imposteur qu'un seul instant m'avait mise à même de connaître et de mépriser. Il soutint sans trouble mon regard indigné et m'assura le plus tranquille- ment du monde que je n'entendais rien aux obligations qui remplissent l'existence d'un homme de qualité, et il ajouta qu'il espérait que plus tard, dans le calme, j'en viendrais à mieux juger ses procédés. Et remettant la bourse dans sa poche, il m'assura qu'il saurait bien m'en faire parvenir le contenu de manière à m'en rendre le refus impossible. Et sur cette idée intolérable, qu'il entendait être quitte

120 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

envers moi par ce moyen, il prit la porte que je lui montrai sans rien dire. Demeurée seule, je me sentis une tranquillité qui me surprit moi-même. Elle venait de ce que j'étais résolue à mourir. Je m'habillai avec quelque soin, j'écrivis une lettre à ma tante pour lui demander pardon de la peine que j'allais lui faire en mourant et je sortis dans la ville. J'y errai tout l'après-midi et une partie de la nuit, traversant les rues animées ou désertes sans éprouver de fatigue et retardant l'exécution de mon dessein, pour la rendre plus sûre, à la faveur de l'ombre et de la solitude. Peut-être aussi, par une sorte de faiblesse, me plaisait-il de caresser l'idée de ma mort et de goûter la triste joie de ma déli- vrance. A deux heures du matin, je descendis sur la berge de la rivière. Messieurs, vous savez le reste, vous m'avez arrachée à la mort. Je vous remercie de votre bonté, sans me réjouir de ses effets. Les filles abandonnées, cela court le monde. Je désirais qu'il ne s'en trouvât point une de plus.

Ayant ainsi parlé, Sophie se tut et recom- mença de verser des larmes.

MADEMOISELLE ROXANE 121

Mon boa maître lui prit la main avec une extrême délicatesse

Mon enfant, lui dit-il, j'ai pris un tendre intérêt au récit de votre histoire, et je conviens qu'elle est douloureuse. Mais je suis heu- reux de discerner que votre mal est guéris- sable. Outre que votre amant ne méritait guère les bontés que vous avez eues pour lui et qu'il s'est montré, à l'épreuve, léger, égoïste et brutal, je distingue que votre amour pour lui n'était qu'un penchant naturel et l'effet de votre sensibilité dont l'objet importait moins que vous ne vous le figurez. Ce qu'il y avait de rare et d'excellent dans cet amour venait de vous. Et rien n'est perdu, puisque la source demeure. Vos yeux, qui ont coloré des nuances les plus belles une figure sans doute fort vul- gaire, ne laisseront pas de répandre encore ailleurs les rayons de l'illusion charmante.

Mon bon maître parla encore et laissa couler de ses lèvres les plus belles paroles du monde sur les troubles des sens et les erreurs des amants. Mais tandis qu'il parlait, Sophie, qui, depuis quelques instants, avait laissé fléchir sa

122 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

jolie tête sur l'épaule du meilleur des hommes, s'endormit doucement. Quand M. l'abbé Coi- gnard s'aperçut que la jeune demoiselle était plongée dans le sommeil, il se félicita d'avoir tenu un langage propre à communiquer à une âme souffrante le repos et la paix.

Il faut convenir, dit-il, que mes discours ont une propriété bienfaisante.

Pour ne pas troubler le sommeil de made- moiselle Sophie, il prit mille précautions et se contraignit à parler couramment, dans la crainte raisonnable que le silence ne l'éveillât.

Tournebroche, mon fils, me dit-il, toutes ses misères sont évanouies avec la conscience qu'elle en avait. Considérez qu'elles étaient toutes imaginaires et situées dans sa pensée. Considérez aussi qu'elles étaient causées par une sorte d'orgueil et de superbe qui accom- pagne l'amour et le rend très âpre. Car enfin, si nous aimions avec humilité et dans l'oubli de nous-même, ou seulement d'un cœur simple, nous serions satisfaits de ce qu'on nous donne et nous ne tiendrions pas pour trahison le mépris qu'on fait de nous. Et s'il nous restait

MADEMOISELLE ROXANE 123

de l'amour après qu'on nous a quittés, nous attendrions tranquillement d'en faire l'emploi qu'il plairait à Dieu.

.Mais comme le jour commençait à paraître, le chant des oiseaux s'éleva si fort qu'il couvrit la voix de mon bon maître. Il ne s'en plaignit i ^int.

Ecoutons, dit-il, ces passereaux. Ils font l'amour plus sagement que les hommes.

Sophie se réveilla dans le jour blanc du matin, et j'admirai ses beaux yeux que la fatigue et la douleur avaient cernés d'une nacre fine. Elle paraissait un peu réconciliée avec la vie. Elle ne refusa pas une tasse de chocolat que mon bon maître lui fit prendre sur le seuil de Mathurine, la belle chocolatière des Halles.

Mais à mesure que cette pauvre demoiselle recouvrait la raison, elle s'inquiétait de cer- taines difficultés qu'elle n'avait point aperçues jusque-là.

Que dira ma tante? Et que lui dirais-je? s'écria-t-elle.

Cette tante demeurait vis-à-vis de Saint- Eustache, à moins de cent pas du pilier de

424 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

Mathurine. Nous y conduisîmes la nièce. Et M. l'abbé Coignard, qui avait l'air assez véné- rable, en dépit de son soulier sans boucle, accompagna la belle Sophie au logis de madame sa tante, à qui il fit un conte :

J'eus le bonheur, lui dit-il, de rencontrer mademoiselle votre nièce dans le moment elle était précisément attaquée par quatre lar- rons armés de pistolets, et j'appelai le guet d'une si forte voix que les voleurs épouvantés enfilèrent la venelle, mais non point assez vite pour échapper aux sergents qui, par grand hasard, accouraient à mon appel. Ils s'empa- rèrent des brigands après une lutte qui fut chaude. J'y pris part, madame, et j'y pensai perdre mon chapeau. Après quoi nous fûmes conduits, mademoiselle votre nièce, les quatre larrons et moi, devant monsieur le lieutenant criminel, qui nous traita avec obligeance, et nous retint jusqu'au jour dans son cabinet pour recueillir notre témoignage.

La tante répondit sèchement :

Je vous remercie, monsieur, d'avoir tiré ma nièce d'un danger qui, à vrai dire, n'est

MADEMOISELLE ROXANE 125

pas celui qu'une fille de son âge doit le plus redouter, quand elle se trouve seule de nuit dans une rue de Paris.

Mon bon maître ne répondit point, mais mademoiselle Sophie dit avec beaucoup de sentiment :

Je vous assure, ma tante, que monsieur l'abbé m'a sauvé la vie.

Quelques mois après cette étrange aven- ture, mon bon maître fit le fatal voyage de Lyon qu'il n'acheva pas. Il fut indignement assassiné, et j'eus l'inconcevable douleur de le voir expirer dans mes bras. Les circonstances de cette mort n'ont point de lien avec le sujet que je traite ici. J'ai pris soin de les rapporter ailleurs; elles sont mémorables, et je ne crois pas qu'on les oublie jamais. Je puis dire que ce voyage fut de toutes façons infortuné, car, après y avoir perdu le meilleur des maîtres, j'y fus quitté par une maîtresse qui m'aimait, mais n'aimait pas que moi, et dont la perte me fut sensible après celle de mon bon maître. C'est une erreur de croire qu'un cœur frappé d'un mal cruel devient insensible aux nou-

426 LES CONTES DE JACQUES TOURNEDROCHE

•veaux coups du sort. Il souffre au contraire des moindres disgrâces. Aussi je revins à Paris dans un état d'abattement qu'on a peine à se figurer.

Or, un soir que pour me divertir j'allai à la Comédie l'on donnait Bajazet, qui est un bon ouvrage de Racine, je goûtai particuliè- rement la beauté charmante et le talent ori- ginal de la comédienne qui jouait le rôle de Roxane. Elle exprimait avec un naturel admi- rable la passion dont ce personnage est animé, et je frissonnai quand je l'entendis qui disait d'un ton tout uni et pourtant terrible :

Écoutez, Bajazet, je sens que je vous aime.

Je ne me lassai pas de la contempler tout le temps qu'elle fut sur la scène, et d'admirer la beauté de ses yeux sous un front pur comme le marbre et que couronnait une chevelure poudrée toute semée de perles. Sa taille fine, qui portait si noblement les paniers, ne laissa pas non plus de faire une vive impression sur mon cœur. J'eus d'autant plus le loisir d'exa- miner cette adorable personne qu'elle se trouva

MADEMOISELLE ROXANE 127

tournée de mon coté pour réciter plusieurs endroits importants de son rôle. Et plus je la voyais, plus je me persuadais l'avoir déjà vue, sans qu'il me fût possible de me rappeler aucune circonstance de cette première ren- contre. Mon voisin, qui fréquentait beaucoup à la Comédie, m'apprit que cette belle actrice était mademoiselle B**% l'idole du parterre. Il ajouta qu'elle plaisait autant à la ville qu'au théâtre, que M. le duc de La"* l'avait mise à la mode, et qu'elle éclipserait bientôt made- moiselle Lecouvreur.

J'allais quitter ma place après le spectacle, quand une femme de chambre me remit un billet je lus ces mots tracés au crayon :

« Mademoiselle Roxane vous attend dans son carrosse à la porte de la Comédie. »

Je ne pouvais croire que ce billet me fût destiné. Et je demandai à la duègne qui me l'avait remis si elle ne s'était pas trompée ■d'adresse.

Il faut, me répondit-elle, si je me suis trompée, que vous ne soyez point monsieur de Tournébroche.

i28 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE

Je courus jusqu'au carrosse arrêté devant la Comédie, et j'y reconnus mademoiselle B***, sous un capuchon de satin noir.

Elle me fit signe d'entrer, et quand je fus près d'elle :

Ne reconnaissez-vous pas, me dit-elle, Sophie que vous avez tirée de la mort, sur la berge de la Seine?

Quoi! vous! Sophie... Roxane... Made- moiselle B***, est-il possible?...

Mon trouble était extrême, mais elle semblait le considérer sans déplaisir.

Je vous ai vu, dit-elle, dans un coin du parterre, je vous ai reconnu tout de suite et j'ai joué pour vous. Aussi ai-je bien joué. Je suis si contente de vous revoir!...

Elle me demanda des nouvelles de M. l'abbé Coignard, et quand je lui appris que mon bon maître avait péri malheureusement, elle versa des larmes.

Elle daigna m'instruire des principaux évé- nements de sa vie :

Ma tante, me dit-elle, raccommodait les dentelles de madame de Saint-Remi qui est,

MADEMOISELLE ROXANE 129

vous le savez, une excellente comédienne. Peu de temps après cette nuit vous me fûtes secourable, j'allai prendre des dentelles chez la Saint-Remi. Cette dame me dit que j'avais une figure intéressante. Elle me demanda de lui lire des vers et jugea que j'avais de l'intel- ligence. Elle me fit donner des leçons. Je débutai à la Comédie l'an passé. J'exprime des passions que j'ai senties, et le public me trouve quelque talent. Monsieur le duc de La*** me montre une extrême amitié, et je crois qu'il ne me causera jamais de chagrin, parce que j'ai appris à ne demander aux hommes que ce qu'ils peuvent donner. En ce moment, il m'attend à souper. Il faut que je le joigne.

Et comme elle lisait ma contrariété dans mes yeux, elle reprit :

Mais j'ai dit à mes gens de prendre par le plus long et d'aller doucement.

SOUS L'INVOCATION." DE CLIO

LE CHANTEUR DE KYME

Il allait par le sentier qui suit le rivage le long des collines. Son front était nu, coupé de rides profondes et ceint d'un bandeau de laine rouge. Sur ses tempes les boucles blan- ches de ses cheveux flottaient au vent de la mer. Les flocons d'une barbe de neige se pres- saient à son menton. Sa tunique et ses pieds nus avaient la couleur des chemins sur lesquels il errait depuis tant d'années. A son côté pendait une lyre grossière. On le nommait le Vieillard, on le nommait aussi le Chanteur. Il recevait encore un autre nom des enfants qu'il instruisait dans la poésie et dans la musique; ils l'appelaient l'Aveugle, parce

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134 sous l'invocation de clio

que sur ses prunelles, que l'âge avait ternies, tombaient des paupières gonflées et rougies par la fumée des foyers il avait coutume de s'asseoir pour chanter. Mais il ne vivait pas dans une nuit éternelle, et l'on disait qu'il voyait ce que les autres humains ne voient pas. Depuis trois âges d'hommes, il allait sans cesse par les villes. Et voici qu'après avoir chanté tout le jour chez un roi d'/Egea, il retournait à sa maison, dont il pouvait déjà voir le toit fumer au loin; car, ayant marché toute la nuit, sans s'arrêter, de peur d'être surpris par l'ardeur du jour, il décou- vrit, dans la clarté de l'aurore, la blanche Kymé, sa patrie. Accompagné de son chien, appuyé sur son bâton recourbé, il s'avançait d'un pas lent, le corps droit, la tête haute, par un reste de vigueur et pour s'opposer à la pente du chemin, qui descendait dans une étroite vallée. Le soleil, en se levant sur les montagnes d'Asie, revêtait d'une lumière rose les nuages légers du ciel et les côtes des îles semées dans la mer. Le rivage étincelait. Mais les collines, couronnées de lentisques et de

LE CHANTEUR DE KYMÉ 135

térébinthes, qui s'étendaient du côté de lOrient, retenaient encore dans leur ombre la douce fraîcheur de la nuit.

Le Vieillard compta sur le sol en pente la longueur de douze fois douze lances et reconnut à sa gauche, entre les parois de deux roches jumelles, l'étroite entrée d'un bois sacré. Là, s'élevait au bord d'une source un autel de pierres non taillées.

Un laurier le recouvrait à demi de ses rameaux chargés de fleurs éclatantes. Sur l'aire foulée, devant l'autel, blanchissaient les os des victimes. Tout alentour, des offrandes étaient suspendues aux branches des oliviers. Et, plus avant, dans l'ombre horrible de la gorge, deux chênes antiques se dressaient, portant clouées à leur tronc des têtes décharnées de taureaux. Sachant que cet autel était consacré à Fhœbos, le vieillard pénétra dans le bois et, tirant de sa ceinture elle était retenue par l'anse, une petite coupe de terre, il se pencha sur le ruis- seau qui, dans un lit d'ache et de cresson, par de longs détours, cherchait la prairie. Il remplit sa coupe d'eau fraîche, et, comme

136 sous l'invocation de clio

il" était pieux, il en versa quelques gouttes devant l'autel, avant de boire. Il adorait les dieux immortels qui ne connaissent ni la souf- france ni la mort, tandis que sur la terre se succèdent les générations misérables des hom- mes. Alors il fut saisi d'épouvante et il redouta les flèches du fils de Léto. Accablé de maux et chargé d'ans, il aimait la lumière du jour et craignait de mourir. C'est pourquoi il eut une bonne pensée. Il inclina le tronc flexible d'un ormeau et, le ramenant à lui, suspendit la coupe d'argile à la cime du jeune arbre qui, se redressant, porta vers le large ciel l'offrande du vieillard.

La blanche Kymé s'élevait, ceinte de murs,, sur le rivage de la mer. Une chaussée mon- tueuse, pavée de pierres plates, conduisait à la porte de la ville. Cette porte avait été con- struite dans des âges dont toute mémoire était perdue, et l'on disait que c'était un ouvrage des Dieux. On voyait, gravés dans la pierre du linteau, plusieurs signes que per- sonne ne savait expliquer, mais qui étaient regardés comme des signes heureux. Non loin

LE CHANTEL'R DE KYMÉ 137

de cette porte s'étendait la place publique reluisaient, sous les arbres, les bancs des anciens. C'est auprès de cette place, sur le côté opposé à la mer, que s'arrêta le Vieillard. était sa maison. Etroite et basse, elle n'égalait pas en beauté la maison voisine un devin illustre vivait avec ses enfants. L'entrée disparaissait à demi sous un tas de fumier qu'un porc fouillait de son groin. Ce tas était modique et non pas ample comme il s'en voit devant les demeures des hommes riches. Mais derrière la maison s'étendaient un verger et des étables que le Vieillard avait construites de ses mains, en pierres non équarries. Le soleil gagnait les hauteurs du ciel blanchi ; la brise de la mer était tombée. Un feu subtil, flot- tant dans l'air, brûlait les poitrines des hommes et des animaux. Le Vieillard s'arrêta un moment sur le seuil pour essuyer du revers de sa main la sueur de son front. Son chien, l'œil attentif et la langue pendante, immobile, soufflait.

La vieille Mélantho, venue du fond de la demeure, parut sur le seuil et prononça de bonnes paroles. Elle s'était fait attendre,

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J

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parce qu'un Dieu avait mis dans ses jambes un esprit mauvais qui les gonflait et les rendait plus lourdes que deux outres de vin. C'était une esclave carienne, qu'un roi avait donnée jeune au chanteur, alors jeune et plein de force. Et elle avait conçu dans le lit de son nouveau maître un grand nombre d'enfants. Mais il n'en restait pas un seul à la maison. Les uns étaient morts, les autres s'en étaient allés au loin pour exercer dans les villes des Achéens l'art du chanteur ou celui du charron, car tous étaient doués d'un esprit ingénieux. Et Alélantho demeurait seule dans la maison avec Àrété, sa bru, et les deux enfants d'Àrété. Elle accompagna le maître dans la grande salle aux poutres enfumées, au milieu de laquelle, devant l'autel domestique, s'étendait, couverte de braises rouges et de graisses fon- dues, la pierre du foyer. Autour de la salle s'ouvraient, sur deux étages, des chambres étroites; et un escalier de bois conduisait aux chambres hautes des femmes. Contre les piliers qui soutenaient le toit reposaient les armes de bronze que le vieillard portait dans sa jeu-

LE CHANTEUR DE KYMÉ 139

nesse, alors qu'il suivait les rois dans les villes, ils allaient sur leurs chars reprendre des filles de Kvmé que des héros avaient enlevées. Une cuisse de bœuf était pendue à l'une des solives.

Les anciens de la ville l'avaient envoyée la veille au chanteur pour l'honorer. Il se réjouit à cette vue. Debout, tirant un long souffle de sa poitrine desséchée par l'âge, il ôta de des- sous sa tunique, avec quelques gousses d'ail, restes de son souper agreste, le présent qu'il avait reçu du roi d'^Egea, une pierre tombée du ciel et précieuse, car elle était de fer, mais trop petite pour former une pointe de lance. Il rapportait encore un caillou qu'il avait trouvé sur son chemin. Ce caillou, quand on le regardait d'un certain côté, présentait l'image d'une tête d'homme. Et le Vieillard, le montrant à Mélantho :

Femme, vois, lui dit-il, que ce caillou est à la ressemblance de Pakôros, le forgeron; ce n'est pas sans la permission des Dieux qu'une pierre est à ce point semblable à Pakôros.

140 sous l'invocation de clio

Et quand la vieille Mélantho lui eut versé de l'eau sur les pieds et sur les mains pour effacer la poussière qui les souillait, il saisit entre ses deux bras la cuisse de bœuf, la porta sur l'autel et commença à la dépouiller. Étant sage et prudent, il ne laissait point aux femmes ni aux enfants le soin de préparer le repas; et, à l'exemple des rois, il faisait cuire lui-même la chair des animaux.

Cependant Mélantho ranimait le feu du foyer. Elle soufflait sur les brindilles de bois sec jusqu'à ce qu'un Dieu les enveloppât de flammes. La flamme ayant jailli, le vieillard y jeta les chairs découpées, qu'il retournait avec une fourche de bronze. Assis sur ses talons, il respirait l'acre fumée qui, remplissant la salle, lui tirait les larmes des yeux; mais son esprit n'en était point irrité, à cause de l'habi- tude, et parce que cette fumée était signe d'abondance. A mesure que la rudesse des chairs était domptée par la force invincible du feu, il portait les morceaux à sa bouche, et, les broyant avec lenteur entre ses dents usées, il mangeait en silence. Debout à son côté, la

LE CHANTEUR DE KYMÉ 141

vieille Mélantho lui versait le vin noir dans une coupe d'argile semblable à celle qu'il avait donnée au Dieu.

Quand il eut apaisé sa faim et sa soif, il demanda si tout était bien dans la maison et dans l'étable. Et il s'enquit de la laine tissée en son absence, des fromages mis sur l'éclisse et des olives mûres pour le pressoir. Et, son- geant qu'il possédait peu de biens, il dit :

Lesbéros nourrissent dans les prairies des troupeaux de bœufs et de génisses. Ils ont des esclaves beaux et robustes en grand nombre ; les portes de leur maison sont d'ivoire et d'airain, et leurs tables sont chargées de cratères d'or. La force de leur cœur leur assure des richesses, qu'ils gardent parfois jusqu'au déclin de l'âge. Certes, dans ma jeunesse, je les égalais en courage, mais je n'avais ni chevaux, ni chars, ni serviteurs, ni même une armure assez épaisse pour les égaler dans les combats et pour y gagner des trépieds d'or et des femmes d'une grande beauté. Celui qui combat à pied, avec de faibles armes, ne peut pas tuer beaucoup d'ennemis, parce que lui-même il

142 sous l'invocation de clio

craint la mort. Aussi, combattant sous les murs

villes, dans la foule obscure des serviteurs, je n'ai jamais rapporté de riches dépouilles. La vieille Mélantho répondit :

La guerre donne aux hommes des richesses et les leur ôte. Mon père Kyphos possédait à Mylata un palais et d'innombrables troupeaux. Mais des hommes armés lui ont tout pris, et ils l'ont tué. Moi-même, j'ai été emmenée esclave, mais je n'ai pas été mal- traitée, parce que j'étais jeune. Les chefs m'ont reçue dans leur lit; et je n'ai jamais manqué de nourriture. Tu as été mon dernier maître et aussi le moins riche.

Elle parlait sans joie et sans tristesse. Le Vieillard lui répondit :

Mélantho, tu ne peux te plaindre de moi, car je t'ai toujours traitée avec douceur. Ne me reproche point de n'avoir point gagné de grandes richesses. Il y a des armuriers et des forgerons qui sont riches. Ceux qui sont habiles à construire des chars tirent profit de leur tra- vail. Les devins reçoivent de grands présents. Mais la vie des chanteurs est dure.

LE CHANTEUR DE XYMÉ 143

La vieille Alélantho dit :

La vie de beaucoup d'hommes est dure.

Et, d'un pas pesant, elle sortit de la maison pour aller chercher, avec sa bru, du bois dans le cellier. C'était l'heure l'ardeur invin- cible du soleil accable les hommes et les ani- maux, et fait taire même la voix des oiseaux dans le feuillage immobile. Le Vieillard s'étendit sur une natte et, se voilant le visage, il s'endormit.

Pendant son sommeil, il fut visité par un petit nombre de songes, qui n'étaient ni plus beaux ni plus rares que ceux qui lui venaient chaque jour. Ces songes lui présentaient des images d'hommes et de bêtes. Et, comme il y reconnaissait des humains qu'il avait connus durant qu'ils vivaient sur la terre fleurie, et qui, depuis, ayant perdu la lumière du jour, étaient couchés sous un tertre funèbre, il se persuadait que les âmes des morts flottent dans l'air, mais qu'elles sont sans vigueur et telles que les ombres vaines. Il était instruit par les songes qu'il est aussi des ombres d'ani- maux et de plantes, qu'on voit dans le som-

144 SOUS L'INVOCATION DE CLIO

meil. 11 était certain que les morts errant dans l'Hadès forment eux-mêmes leur image, puisque nul autre ne la pourrait former pour eux, à moins d'être un de ces Dieux qui se plaisent à tromper la faible intelligence des hommes. Mais, n'étant pas devin, il ne pou- vait faire la distinction des songes menteurs et des songes véritables; et, las de chercher des avis dans les images confuses de la nuit, il les regardait passer avec indifférence sous ses paupières closes.

A son réveil, il vit, rangés devant lui dans l'attitude du respect, les enfants de Kymé aux- quels il enseignait la poésie et la musique, comme son père les lui avait enseignées. Il y avait parmi eux les deux fils de sa bru. Plu- sieurs étaient aveugles ; car on destinait de préférence à l'état de chanteurs ceux qui, privés de la vue, ne pouvaient ni travailler aux champs ni suivre les héros dans les guerres.

Ils tenaient dans leurs mains les offrandes dont ils payaient les leçons du chanteur, des fruits, un fromage, un rayon de miel, une

LE CHANTEUR DE KYMÉ lia

toison de brebis, et ils attendaient que le maître approuvât leur offrande pour la déposer sur l'autel domestique.

Le Vieillard, s'étant levé, saisit sa lyre sus- pendue à une poutre de la salle et dit avec bonté :

Enfants, il est juste que les riches offrent un grand présent, et que les pauvres en don- nent un moindre. Zeus, notre père, a partagé inégalement les biens entre les hommes. Mais il châtierait l'enfant qui ravirait le tribut qu'on doit au chanteur divin.

La vigilante Mélantho vint enlever les offrandes sur l'autel. Et le Vieillard, ayant accordé sa lyre, commença d'enseigner un chant aux enfants, assis à terre, autour de lui, les jambes croisées.

Ecoutez, leur dit-il, le combat dePatrocle ;t de Sarpédon. Ce chant est beau.

Et il chanta. Il modulait les sons avec force, ippliquant le même rythme et la même

idence à tous les vers; et pour que sa voix ne faiblît pas, il la soutenait, par intervalles réguliers, d'une note de sa lyre à trois cordes.

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146 sous l'invocation de clio

Et, avant de prendre les repos nécessaires, poussait un cri aigu accompagné d'une vibra- tion stridente des cordes.

Après qu'il avait dit un nombre de vers égal à deux fois le nombre des doigts de ses mains, il les faisait répéter aux enfants qui les criaient tous ensemble d'une voix perçante en touchant, à l'exemple du maître, leurs petites lyres, qu'ils avaient taillées eux- mêmes dans du bois, et qui ne rendaient point de son.

Le Vieillard répétait les mêmes vers avec patience jusqu'à ce que les petits chanteurs les eussent retenus exactement. Il louait les enfants attentifs, mais ceux qui manquaient de mémoire ou d'esprit, il les frappait du bois de sa lyre et ils allaient pleurer contre un pilier de la salle. Il donnait l'exemple du chant; mais il n'y joignait point de préceptes, parce qu'il croyait que les choses de la poésie étaient établies anciennement et hors du jugement des hommes. Les seuls conseils qu'il leur donnM regardaient la bienséance.

Il leur disait :

LE CHANTEUR DE KYMÉ 147

Honorez les rois et les héros, qui sont au-dessus des autres hommes. Nommez les héros parleur nom et par le nom de leur père, afin que ces noms ne se perdent pas. Quand vous vous tiendrez assis dans les assemblées, ramenez votre tunique sur vos cuisses et que votre maintien exprime la grâce et la pudeur.

Il leur disait encore :

Ne crachez pas dans les fleuves, parce que les fleuves sont sacrés. Ne faites point de changement, soit par faute de mémoire, soit par caprice, aux chants que je vous enseigne; et quand un roi vous dira : « Ces chants sont beaux. Qui te les enseigna? » Vous répon- drez : « Je les tiens du Vieillard de Kymé, qui les tenait de son père, à qui un Dieu sans doute les avait inspirés. »

De la cuisse de bœuf, il lui restait quelques morceaux excellents. Ayant mangé un de ces morceaux devant le foyer et brisé les os avec une hache de bronze, pour en tirer la moelle, dont seul dans la maison il était digne de se nourrir, il fît, avec le reste des viandes, la

s

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part des femmes et des enfants pour deux jours.

Alors il reconnut que bientôt il ne resterait plus rien delà bonne nourriture, et il songea : « Les riches sont aimés de Zeus, et les pauvres ne le sont pas. J'ai, sans doute, offensé, sans le savoir, quelqu'un des Dieux qui viven cachés dans les forêts ou dans les montagnes, ou plutôt l'enfant d'un immortel ; et c'est pour expier mon crime involontaire que je traîne une vieillesse indigente. On commet parfois sans intention mauvaise des actions punis- sables, parce que les Dieux n'ont pas exacte- ment révélé aux hommes ce qu'il est permis ou défendu de faire. Et leur volonté est obscure. » Il agita longtemps ces pensées dans son esprit, et, craignant le retour de la faim cruelle, il résolut de ne pas rester la nuit oisif dans la demeure, mais d'aller, cette fois, vers les contrées l'Hermos coule entre les rochers et l'on voit Ornéia, Smyrne et la belle Hissia couchées sur la montagne qui, comme l'éperon d'un navire phénicien, s'enfonce dans la mer. C'est pourquoi, à l'heure

LE CHANTEUR DE KYMÉ 149

les premières étoiles tremblent dans le ciel pâle, il ceignit la courroie de sa lyre et s'en alla, le long du rivage, vers les demeures des hommes riches, qui se plaisent à entendre, durant les longs festins, les louanges des héros et les généalogies des Dieux.

Ayant cheminé toute la nuit selon sa cou- tume, il découvrit aux clartés roses du matin une ville assise sur un haut promontoire, et il reconnut l'opulente Hissia, aimée des colombes, qui regarde du haut d'un rocher les îles blanches se jouer comme des nymphes dans la mer étincelante. Il s'assit non loin de la ville, au bord d'une fontaine, pour se reposer et pour apaiser sa faim avec des oignons qu'il avait emportés dans un pli de sa tunique.

Il achevait à peine son repas quand une jeune fille, portant une corbeille sur sa tête, vint à la fontaine pour y laver du linge. Elle le regarda d'abord avec défiance, mais voyant

ril portait une lyre de bois sur sa tunique léchirée et qu'il était vieux et accablé de itigue, elle s'approcha sans crainte et sou-

150 sous l'invocation de clio

dain, émue de pitié et de vénération, elle puisa dans le creux de ses deux mains rappro- chées un peu d'eau dont elle rafraîchit les lèvres du chanteur.

Alors il la nomma fille de roi ; il lui promit une longue vie et lui dit :

Jeune fille, l'essaim des désirs flotte autour de ta ceinture. Et j'estime heureux l'homme qui te conduira dans sa couche. Et moi, vieillard, je loue ta beauté comme l'oiseau nocturne qui pousse son cri méprisé sur le toit des époux. Je suis un chanteur errant. Jeune fille, dis-moi de bonnes paroles.

Et la jeune fille répondit :

Si, comme tu dis et comme il semble, tu es un joueur de lyre, ce n'est pas un mauvais destin qui t'amène dans cette ville. Car le riche Mégès reçoit aujourd'hui un hôte qui lui est cher, et il donne aux principaux habitants de la ville, en l'honneur de son hôte, un grand festin. Sans doute, il voudra leur faire entendre un bon chanteur. Va le trouver. On voit d'ici sa maison. Il n'est pas possible d'y arriver du côté de la mer, parce qu'elle est située sur

LE CHANTEUR DE KYMÉ 151

ce haut promontoire qui s'avance au milieu des flots et qui n'est visité que par les alcyons. Mais si tu montes à la ville par l'escalier taillé dans le roc du côté de la terre, au regard des coteaux plantés de vigne, tu reconnaîtras facilement entre toutes la maison de Mégès. Elle est fraîchement enduite de chaux et plus spacieuse que les autres.

Et le Vieillard, se dressant sur ses jambes raidies, gravit l'escalier taillé dans le roc par les hommes des anciens jours, et, parvenu au plateau élevé sur lequel s'étend la ville d'Hissia, il reconnut sans peine la maison du riche Mégès.

L'abord lui en fut agréable, car le sang des taureaux fraîchement égorgés ruisselait au dehors, et l'odeur des graisses chaudes se répandait au loin. Il franchit le seuil, pénétra dans la vaste salle du festin, et ayant touché de la main l'autel, il s'approcha de Mégès qui donnait des ordres à ses serviteurs et décou- pait les viandes. Déjà les convives étaient rangés autour du foyer, et ils se réjouissaient dans l'espérance d'une abondante nourriture.

152 sous l'invocation de clio

Il y avait parmi eux beaucoup de rois et de héros. Mais l'hôte que Mégès voulait honorer en ce repas était un roi de Khios qui, pour acquérir des richesses, avait longtemps navigué sur la mer et beaucoup enduré. Il se nommait Oineus. Tous les convives le regardaient avec admiration parce qu'il avait, comme autrefois le divin Ulysse, échappé à d'innombrables naufrages, partagé, dans des îles, la couche des magiciennes et rapporté des trésors. Il contait ses voyages, ses fatigues, et, doué d'un esprit subtil, il y ajoutait des mensonges.

Reconnaissant un chanteur à la lyre que le Vieillard portait suspendue à son côté, le riche Mégès lui dit :

Sois le bienvenu. Quels chants sais-tu dire?

Le Vieillard répondit :

Je sais la Querelle des rois qui causa de grands maux aux Achéens, je sais l'Assaut du mur. Et ce chant est beau. Je sais aussi Zeus trompé, l'Ambassade et l'Enlèvement des morts. Et ces chants sont beaux. Je sais encore six fois soixante chansons très belles.

LE CHANTEUR DE KYMÉ 153

De cette manière, il faisait entendre qu'il en savait beaucoup. Mais il n'en connaissait pas le nombre.

Le riche Mégès répliqua d'un ton moqueur :

Les chanteurs errants disent toujours, dans l'espoir d'un bon repas et d'un riche pré- sent, qu'ils savent beaucoup de chansons; mais, à l'épreuve, on s'aperçoit qu'ils ont retenu un petit nombre de vers, dont ils fatiguent, en les répétant, les oreilles des héros et des rois.

Le Vieillard fit une bonne réponse :

Mégès, dit-il, tu es illustre par tes richesses. Sache que le nombre des chants connus de moi égale celui des taureaux et des génisses que tes bouviers mènent paître dans la montagne.

Mégès, admirant l'esprit du Vieillard, lui dit avec douceur :

Il faut une intelligence non petite pour contenir tant de chansons. Mais, dis-moi : Ce que tu sais d'Achille et d'Ulysse est-il bien vrai? Car on sème d'innombrables mensonges sur ces héros.

Et le chanteur répondit :

9.

154 sous l'invocation de clio

Ce que je sais de ces héros, je le tiens de mon père, qui l'avait appris des Muses elles- mêmes, car autrefois les Muses immortelles visitaient, dans les antres et les bois, les chan- teurs divins. Je ne mêlerai point de mensonges aux antiques récits.

Il parlait de la sorte, avec prudence. Cepen- dant, aux chants qu'il avait appris dès l'enfance, il avait coutume d'ajouter des vers pris dans d'autres chants ou trouvés dans son esprit. Il composait lui-même des chants presque tout entiers. Mais il n'avouait pas qu'ils étaient son ouvrage de peur qu'on n'y trouvât à redire. Les héros lui demandaient de préfé- rence des récits anciens qu'ils croyaient dictés par un Dieu, et ils se défiaient des chants nou- veaux. Aussi, quand il disait des vers sortis de son intelligence, il en cachait soigneusement l'origine. Et comme il était très bon poète et qu'il observait exactement les usages établis, ses vers ne se distinguaient en rien de ceux des aïeux; ils étaient à ceux-là pareils en forme et en beauté, et dignes, dès leur naissance, d'une gloire immortelle.

LE CHANTEUR DE KYMÉ 155

Le riche Mégès ne manquait point d'intelli- gence. Devinant que le Vieillard était un bon chanteur, il lui donna une place honorable au foyer et lui dit :

Vieillard, quand nous aurons apaisé notre faim, tu nous chanteras ce que tu sais d'Achille et d'Ulysse. Efforce-toi de charmer les oreilles d'Oineus mon hôte, car c'est un héros plein de sagesse.

Et Oineus, qui avait longtemps erré sur la mer, demanda au joueur de lyre s'il connais- sait les voyages d'Ulysse. Mais le retour des héros qui avaient combattu devant Troie était encore enveloppé d'obscurité, et personne ne savait ce qu'Ulysse avait souffert, errant sur la mer stérile.

Le Vieillard répondit :

Je sais que le divin Ulysse entra dans le lit de Circé et trompa le Cyclope par une ruse ingénieuse. Les femmes en font des contes entre elles. Mais le retour du héros dans Ithaque est caché aux chanteurs. Les uns disent qu'il rentra en possession de sa femme et de ses biens ; les autres qu'il chassa Pénélope, parce

456 sous l'invocation de clio

qu'elle avait mis les prétendants dans sa cou- che; et que lui-même, châtié par les Dieux, erra sans repos parmi les peuples, une rame sur l'épaule.

Oineus répondit :

J'ai appris dans mes voyages qu'Ulysse était mort, tué de la main de son fils.

Cependant Mégès distribuait aux convives la chair des bœufs. Et il présentait à chacun le morceau convenable. Oineus l'en loua gran- dement.

Mégès, lui dit-il, on voit que tu es accou- tumé à donner des festins.

Les bœufs de Mégès se nourrissaient des herbes odorantes qui croissent au flanc des montagnes. Leur chair en était toute parfumée, et les héros ne pouvaient s'en rassasier. Et comme Mégès remplissait à tout moment une coupe profonde qu'il passait ensuite à ses hôtes, le repas se prolongea très avant dans la journée. Nul n'avait souvenir d'un si beau festin.

Le soleil était près de descendre dans la mer, quand les bouviers, qui gardaient dans la montagne les troupeaux de Mégès, vinrent

LE CHANTEUR DE KYMÉ 157

prendre leur part des viandes et des vins. Mégès les honorait parce qu'ils paissaient les troupeaux, non point indolemment comme les bouviers de la plaine, mais armés de lances d'airain et ceints de cuirasses, afin de défendre les bœufs contre les attaques des peuples de l'Asie. Et ils étaient semblables aux héros et aux rois, qu'ils égalaient en courage. Deux chefs les conduisaient, Peiros et Thoas, que le maître avait mis au-dessus d'eux comme les plus braves et les plus intelligents. Et, vraiment, on ne pouvait voir deux hommes plus beaux. Mégès les accueillit à son foyer comme les pro- tecteurs illustres de ses richesses. Il leur donna de la chair et du vin autant qu'ils en voulurent. Oineus, les admirant, dit à son hôte :

Je n'ai pas vu, dans mes voyages,

r d'hommes ayant les bras et les cuisses aussi vigoureux et bien formés que les ont ces deux chefs de bouviers. Alors Mégès prononça une parole impru- dente. Il dit :

Peiros est plus fort dans la lutte, mais Thoas l'emporte à la course.

158 sous l'invocation de clio

En entendant cette parole, les deux bouviers se regardèrent l'un l'autre avec colère, et Thoas dit à Peiros :

Il faut que tu aies fait boire au maître un breuvage qui rend insensé pour qu'il dise à présent que tu es meilleur que moi dans la lutte.

Et Peiros irrité répondit à Thoas :

Je me flatte de te vaincre à la lutte. Quant à la course, je t'en laisse le prix, que le maître t'a donné. Car il n'est pas surprenant qu'ayant le cœur d'un cerf tu en aies aussi les pieds.

Mais le sage Oineus apaisa la querelle des bouviers. Il conta des fables ingénieuses paraissaient les dangers des rixes dans les banquets. Et, comme il parlait bien, il fut approuvé. Le calme s'étant rétabli, Mégès dit au Vieillard :

Chante-nous, ami, la colère d'Achille et l'assemblée des rois.

Et le Vieillard, ayant accordé sa lyre, poussa dans l'air épais de la salle les grands éclats de sa voix.

Un souffle puissant s'exhalait de sa poitrine,

LE CHANTEUR DE KYMÉ 159

et tous les convives se taisaient pour entendre les paroles mesurées qui faisaient revivre les âges dignes de mémoire. Et plusieurs son- geaient : « Il est prodigieux qu'un homme si vieux, et desséché par les ans comme un cep de vigne qui ne porte plus ni fruits ni feuilles, tire de son sein une si puissante haleine. »

Un murmure de louanges s'élevait par moments de l'assemblée comme un souffle du violent Zéphyr dans les forêts. Mais tout à coup la querelle des deux bouviers, un moment apaisée, éclata avec violence. Echauffés par le vin, ils se défiaient à la lutte et à la course. Leurs cris farouches couvraient la voix du chanteur qui vainement haussait sur l'assem- blée la clameur harmonieuse de sa bouche et de sa lyre. Les pâtres amenés par Peiros et Thoas, agités par l'ivresse, frappaient dans leurs mains et grognaient comme des porcs. Ils formaient depuis longtemps deux bandes rivales et partageaient l'inimitié des chefs.

Chien! cria Thoas.

Et il porta à Peiros un coup de poing sur la face qui fit jaillir abondamment le sang de

160 sous l'invocation de clio

la bouche et des narines. Peiros, aveuglé, heurta du front la poitrine de Thoas, qui tomba en arrière, les côtes brisées. Aussitôt les bouviers rivaux se précipitent, échangeant les injures et les coups.

Mégès et les rois essayent en vain de séparer les furieux. Et le sage Oineus lui-même est repoussé par ces bouviers, qu'un Dieu a privés de raison. Les coupes d'airain volent de toutes parts. Les grands os des bœufs, les torches fumantes, les trépieds de bronze s'élèvent et s'abattent sur les combattants. Les corps mêlés des hommes roulent sur le foyer qui s'éteint, dans le vin des outres crevées.

Une obscurité profonde enveloppe la salle, montent des imprécations aux Dieux et des hurlements de douleur. Des bras furieux empoignent des bûches ardentes et les lancent dans les ténèbres. Un tison enflammé atteint au front le chanteur, debout, muet, immobile.

Alors, d'une voix plus grande que tous les bruits du combat, il maudit cette maison inju- rieuse et ces hommes impies. Puis, pressant sa lyre contre sa poitrine, il sortit de la demeure

LE CHANTEUR DE KYMÉ 161

et marcha vers la mer le long du haut promon- toire. A sa colère succédait une profonde lassi- tude et un acre dégoût des hommes et de la vie. Le désir de se mêler aux Dieux enflait sa poitrine. Une ombre douce, un silence amical et la paix de la nuit enveloppaient toutes choses. A l'occident, vers ces contrées l'on dit que flottent les ombres des morts, la lune divine, suspendue dans le ciel limpide, semait de fleurs argentées la mer souriante. Et le vieil Homère s'avança sur le haut promontoire jusqu'à ce que la terre, qui l'avait porté si longtemps, manquât sous ses pas.

KOMM LATREBATE

Les Atrébates étaient établis sur une terre brumeuse, le long d'un rivage battu par une mer toujours agitée et dont les sables se sou- levaient aux vents du large comme les lames de l'Océan. Leur tribus habitaient, aux bords mouvants d'une large rivière, des enclos formés par des abatis d'arbres, au milieu des étangs, dans des forêts de chênes et de bou- leaux. Ils y élevaient des chevaux à grosse tête et de courte encolure, dont le poitrail .était large, la croupe belle, la jambe nerveuse, et qui faisaient d'excellentes bêtes de trait. Ils

164 sous l'invocation de clio

entretenaient, à l'orée des bois, des porcs énormes, aussi sauvages que des sangliers. Ils chassaient avec des dogues les bêtes féroces dont ils clouaient la tête sur les parois de leurs maisons de bois. Ces animaux, ainsi que les poissons de la mer et des fleuves, faisaient leur nourriture. Ils les grillaient et les assai- sonnaient de sel, de vinaigre et de cumin. Ils buvaient du vin et, dans leurs repas de lions, s'enivraient autour des tables rondes. Il y avait parmi eux des femmes qui, connaissant la vertu des herbes, cueillaient la jusquiame, la verveine et la plante salutaire nommée selage, qui croît dans les creux humides des rochers. Elles composaient un poison avec le suc de l'if. Les Atrébates avaient aussi des prêtres et des poètes qui savaient ce que les autres hommes ignorent.

Ces habitants des forêts, des marécages et des grèves étaient de haute taille; ils ne cou- paient point leurs chevelures blondes et cou- vraient leurs grands corps blancs d'une saie de laine qui avait les couleurs de la vigne empourprée par l'automne. Ils étaient soumis

KOMM l'atrébate 165

à des chefs établis au-dessus des tribus. Les Atrébates savaient que les Romains étaient venus faire la guerre aux peuples de la Gaule, et que des nations entières avaient été vendues, corps et biens, sous la lance. Ils étaient avertis très vite de ce qui se passait au bord du Rhône et de la Loire. Les signes et les paroles volent comme l'oiseau. Et ce qui se disait à Genabum des Carnutes au lever du soleil était entendu sur les sables de l'Océan à la première veille de nuit. Mais ils ne s'inquié- taient point du sort de leurs frères, ou plutôt, jaloux de leurs frères, ils se réjouissaient des maux que leur infligeait César. Ils ne haïs- saient pas les Romains, puisqu'ils ne les con- naissaient pas. Ils ne les craignaient point, parce qu'il leur semblait impossible qu'une armée pût pénétrer à travers les bois et les marais qui entouraient leurs habitations. Ils n'avaient point de villes, bien qu'ils donnas- sent ce nom à Némétocenne, vaste enclos fermé par des palissades, qui servait d'abri, en cas d'attaque, aux guerriers, aux femmes et aux troupeaux. Nous venons de dire qu'ils

166 sous l'invocation DE CLIO

avaient encore, sur toute l'étendue de leur territoire, beaucoup d'autres abris de cette sorte, mais plus petits. On les appelait aussi des villes.

Ils ne comptaient point sur ces abatis d'arbres pour résister aux Romains, qu'ils savaient habiles à prendre les cités défendues par des murs de pierre et par des tours de bois. Ils s'assuraient plutôt sur ce qu'il n'y avait point de chemins par tout leur territoire. Mais les soldats romains faisaient eux-mêmes les routes par lesquelles ils passaient. Ils remuaient la terre avec une force et une rapidité que ne concevaient pas les Gaulois de la forêt pro- fonde, chez qui le fer était plus rare que l'or. Et les Atrébates apprirent un jour, non sans une profonde stupeur, que la longue voie romaine, avec sa belle chaussée de pierres et ses bornes posées de mille en mille, s'avançait vers leurs halliers et leurs marécages. Ils firent alors alliance avec les peuples répandus dans la forêt qu'on nommait la Profonde et qui opposaient à César une ligue de tribus nom- breuses. Les chefs atrébates poussèrent le cri

KOMM L'ATRÉBATE 167

de guerre, ceignirent leur baudrier d'or et de corail, se coiffèrent du casque à cornes de cerf, de buffle ou d'élan, et tirèrent leur épée, qui ne valait pas le glaive romain. Ils furent vaincus et, comme ils avaient du cœur, ils se firent battre deux fois.

Or il y avait parmi eux un chef très riche, nommé Komm. Il gardait dans ses coffres un grand nombre de colliers, de bracelets et d'anneaux. Il y gardait aussi des têtes humaines trempées d'huile de cèdre. C'étaient celles des chefs ennemis tués par lui-même ou par son père ou par le père de son père. Komm jouis- sait de la vie en homme fort, libre et puissant.

Suivi de ses armes, de ses chevaux, de ses chars, de ses dogues bretons, de la foule de ses hommes de guerre et de ses femmes, il allait, selon son envie, sur ses domaines illimités, dans la forêt, le long de la rivière, et s'arrêtait dans quelqu'un de ces abris sous bois, de ces métairies sauvages, qu'il possédait en grand nombre. Là, tranquille, entouré de ses fidèles, il chassait les bêtes féroces, péchait les pois- sons, faisait l'élève des chevaux, remémorait

168 SOUS L'INVOCATION DE CLIO

ses aventures de guerre. Et il s'en allait plus loin, dès qu'il lui en prenait envie. C'était un homme violent, rusé, d'un esprit subtil, excellent dans l'action, excellent par la parole. Quand les Atrébates poussèrent le cri de guerre, il ne coiffa pas le casque à cornes d'auroch. Mais il demeura tranquille dans une de ses maisons de bois pleines d'or, de guer- riers, de chevaux, de femmes, de porcs sau- vages et de poissons fumés. Après la défaite de ses compatriotes, il alla trouver César et mit au service des Romains son intelligence et son crédit. Il reçut un accueil favorable. Jugeant avec raison que ce Gaulois habile et puissant saurait pacifier le pays et le main- tenir dans l'obéissance des Romains, César lui donna de grands pouvoirs et le nomma roi des Atrébates. Ainsi le chef Komm devint Com- mius Rex. Il porta la pourpre et fit frapper des monnaies se voyait, de profil, sa tête ceinte du diadème à pointes aiguës des rois hellènes et des rois barbares, qui tenaient leur royauté de l'amitié du Peuple romain. Il ne fut point en exécration aux Atrébates.

KOMM I.'ATRÉBATE 169

Sa conduite intéressée et prudente ne lui avait point fait de tort chez un peuple qui n'avait pas sur la patrie et les devoirs du citoyen les maximes des Grecs et des Latins; qui, sau- vage, inglorieux, étranger à toute vie publique, estimait la ruse, cédait à la force et s'émer- veillait de la puissance royale comme d'une nouveauté magnifique. Encore la plupart de ces Gaulois, pauvres pêcheurs de la côte brumeuse, rudes chasseurs de la forêt, avaient- ils une meilleure raison de ne point juger défavorablement la conduite et la fortune du chef Komm ; ne sachant pas même qu'ils étaient Atrébates, ni qu'il y eût des Atrébates, ils se souciaient peu du roi des Atrébates. Komm ne fut donc point impopulaire. Et si l'amitié des Romains le mit en péril, ce péril ne vint point de son peuple.

Or la quatrième année de la guerre, à la fin de l'été, César arma une flotte pour descendre chez les Bretons. Soucieux de se ménager des intelligences dans la grande Ile, il résolut d'envoyer Komm en ambassade chez les Celtes de la Tamise, afin de leur offrir l'amitié du

10

170 sous l'invocation de clio

Peuple romain. Komm, qui avait l'esprit ingénieux et la langue déliée, était désigné pour cette ambassade par son caractère et par sa naissance, qui le faisait parent des Bretons. Car des tribus atrébates étaient alors établies sur les deux rives de la Tamise.

Komm était fier de l'amitié de César. Mais il ne s'empressait point d'accomplir une mis- sion dont il prévoyait les dangers. Pour le- décider, il fallut lui accorder de très grands; avantages. César exempta des tributs que payaient les villes gauloises Némétocenne, qui déjà devenait une cité et une capitale, tant les Romains étaient prompts à mettre en valeur les territoires conquis. Il rendit à Némétocenne ses droits et ses lois, c'est-à-dire que le rigou- reux régime de la conquête y fut un peu adouci. De plus, il donna à Komm la royauté des Morins, établis sur le rivage de l'Océan, à côté des Atrébates.

Komm fit voile avec Caius Volusenus Quadratus, préfet de la cavalerie, envoyé par César pour reconnaître la grande Ile. Mais quand le navire aborda la plage de sable au

KOMM L'ATRÉBATE 171

pied des blanches falaises hantées des oiseaux, le Romain refusa de débarquer, redoutant des dangers inconnus et la mort certaine. Koram descendit à terre avec ses chevaux et ses fidèles, et parla aux chefs bretons venus à sa rencontre. Il leur fit un discours par lequel il leur conseillait de préférer l'amité fruc- tueuse des Romains à leur colère impitoyable. Mais ces chefs, issus de Hu le Puissant et de ses compagnons, étaient violents et fiers. Ils écoutèrent ce langage avec impatience. La colère éclata sur leurs visages, barbouillés de pastel. Ils jurèrent de défendre leur Ile contre les Romains.

Qu'ils débarquent ici, s'écrièrent-ils, et ils disparaîtront comme disparaît sur le sable du rivage la neige qu'a touchée le vent du Midi.

Tenant pour un outrage les avis dictés par César, ils tiraient déjà l'épée du ceinturon et voulaient mettre à mort le messager de honte.

Debout, courbé sur son bouclier dans l'atti- tude du suppliant, Komm invoqua ce nom de frère qu'il pouvait leur donner. Ils étaient fils des mêmes pères.

172 sous l'invocation de clio

C'est pourquoi les Bretons ne le tuèrent pas. Ils le conduisirent enchaîné dans un grand village voisin de la côte. En traversant une esplanade qui s'étendait au milieu des huttes de chaume, il remarqua des pierres hautes et plates, fichées en terre à intervalles irréguliers et couvertes de signes qu'il tint pour sacrés, car il n'était pas facile d'en découvrir le sens. Il vit que les huttes de ce grand village étaient semblables à celles des villages atrébates, mais d'une moindre richesse- Devant les huttes des chefs, des perches se dressaient, portant des hures de sangliers, des bois de rennes, des têtes chevelues d'hommes blonds. Komm fut conduit dans une hutte qui ne renfermait que la pierre du foyer recouverte encore de cendres, un lit de feuilles sèches et la figure d'un Dieu taillée dans une bille de tilleul. Lié au pilier qui soutenait le toit de chaume, l'Atrébate méditait sa mauvaise fortune et cherchait dans son esprit soit quelque parole magique très puissante, soit quelque artifice ingénieux, pour échapper à la colère des chefs bretons.

KOMM L'ATRÉBATE 173

Et, pour charmer sa misère, il composait, dans la manière des aïeux, un chant rempli de menaces et de plaintes, et tout coloré par les images des montagnes et des forêts natales, dont il rappelait le souvenir dans son cœur.

Des femmes, tenant leur enfant pressé contre leur mamelle, vinrent le regarder avec curio- sité et lui firent des questions sur son pays, sa race, les aventures de sa vie. Il leur répondit avec douceur. Mais son âme était triste et agitée par une cruelle inquiétude.

10.

II

César, retenu jusqu'à la fin de l'été sur le rivage des Morins, ayant mis à la voile, une nuit, vers la troisième veille, arriva en vue de l'Ile à la quatrième heure du jour. Les Bretons l'attendaient sur la grève. Mais ni leurs flèches de bois durci, ni leurs chars armés de faux, ni leurs chevaux au long poil, habitués à nager dans l'Océan parmi les écueils, ni leurs visages couverts de peintures terribles n'arrêtèrent les Romains. L'Aigle entourée des légionnaires toucha le sol de l'Ile barbare. Les Bretons s'enfuirent sous la grêle de pierre et de plomb lancée par des machines qu'ils croyaient des monstres. Frappés de terreur, ils couraient

KOMM L*ATRÉBATE 175

comme un troupeau d'élans sous l'épieu du chasseur.

Lorsqu'ils eurent atteint, vers le soir, le grand village voisin de la côte, les chefs s'assi- rent sur les pierres rangées en cercle autour de l'esplanade, et tinrent conseil. Ils prolon- gèrent leur délibération tout le long de la nuit, et quand l'aube commença d'éclairer l'horizon, tandis que le chant de l'alouette perçait le ciel gris, ils se rendirent dans la hutte Komm ï'Atrébate était enchaîné depuis trente jours. Us le regardèrent avec respect, à cause des Romains, le délièrent, lui offrirent une boisson faite avec le jus fermenté des merises, lui rendirent ses armes, ses chevaux, ses compa- gnons et, lui adressant des paroles flatteuses, le supplièrent de les accompagner au camp des Romains et de demander pardon pour eux à César le Puissant.

Tu le persuaderas de nous être ami, lui dirent-ils, car tu es sage et tes paroles sont agiles et pénétrantes comme des flèches. Parmi tous les ancêtres dont le souvenir nous a été gardé dans des chants, il ne s'en

176 sous l'invocation de clio

trouve pas un seul qui te surpasse en pru- dence.

Komm l'Atrébate entendit ces discours avec joie. Mais il cacha le plaisir qu'il en ressen- tait et, la lèvre soulevée par un sourire amer, il dit aux chefs bretons, en leur montrant du doigt les feuilles détachées des bouleaux, qui tournoyaient au vent :

Les pensées des hommes vains sont agi- tées comme ces feuilles et sans cesse retour- nées dans tous les sens. Hier ils me tenaient pour un insensé et disaient que j'avais mangé l'herbe d'Erin, qui enivre les animaux. Aujourd'hui ils estiment que la sagesse des aïeux est en moi. Pourtant je suis aussi bon conseiller un jour que l'autre, car mes paroles ne dépendent point du soleil ou de la lune, mais de mon intelligence. Je devrais, pour prix de votre méchanceté, vous abandonner à la colère de César, qui vous fera couper le poing et crever les yeux, afin qu'allant men- dier du pain et de la bière dans les villages illustres, vous portiez témoignage par toute l'Ile bretonne de sa force et de sa justice.

KOMM L'ATRÉBATE 477

Pourtant j'oublierai l'injure que vous m'avez faite, me rappelant que nous sommes frères, que les Bretons et les Atrébates sont les fruits du même arbre. J'agirai pour le bien de mes frères qui boivent l'eau de la Tamise. L'amitié de César que je venais leur porter dans leur Ile, je la leur ferai rendre maintenant qu'ils l'ont perdue par leur folie. César, qui aime le chef Komm et l'a établi roi sur les Atrébates et sur les Morins aux colliers de coquilles, aimera les chefs bretons, peints de couleurs ardentes, et les confirmera dans leur richesse et leur puissance, parce qu'ils sont les amis du chef Komm qui boit l'eau de la Somme.

Et Komm l'Atrébate dit encore :

Apprenez de moi ce que vous dira César quand vous vous courberez sur vos boucliers au pied de son tribunal et ce qu'il conviendra de lui répondre d'un esprit avisé. Il vous dira : « Je vous accorde la paix. Livrez-moi des enfants nobles en otage. » Et vous lui répon- drez : « Nous te livrerons nos enfants nobles. Et nous t'en amènerons quelques-uns aujour- d'hui même. Mais les enfants nobles sont pour

178 sous l'invocation de clio

la plupart dans les régions lointaines de notre Ile, et il faudra plusieurs journées pour les faire venir. »

Les chefs admirèrent l'esprit subtil de Komm FAtrébate. L'un d'eux lui dit :

Komm, tu es doué d'une grande intelli- gence, et je crois que ton cœur est plein dramitié pour tes frères bretons qui boivent l'eau de la Tamise. Si César était un homme, nous aurions le courage de combattre contre lui, mais nous avons connu qu'il était un Dieu à ce que ses navires et ses machines de guerre sont des êtres vivants et doués de connaissance. Allons lui demander qu'il nous pardonne de l'avoir combattu et nous laisse notre puissance et nos richesses.

Ayant ainsi parlé, les chefs de l'Ile brumeuse sautèrent à cheval et s'en allèrent vers le rivage de l'Océan qu'occupaient les Romains près de l'anse leurs liburnes étaient mouillées, e' non loin de la grève sur laquelle ils avaient tiré leurs galères. Komm chevauchait avec eux. Quand ils virent le camp romain qui était entouré de fossés et de palissades, percé de

KOMM L'ATRÉBATE H9

rues larges et régulières et tout couvert de pavillons que dominaient les aigles d'or et les couronnes des enseignes, ils s'arrêtèrent émer- veillés et se demandèrent par quel art les Romains avaient bâti en un jour une ville plus belle et plus vaste que toutes celles de l'Ile brumeuse.

Qu'est cela? s'écria l'un d'eux.

C'est Rome, répondit l'Atrébate. Les Romains portent partout Rome avec eux.

Introduits dans le camp, ils se rendirent au pied du tribunal siégeait le proconsul entouré de faisceaux. Il était pâle dans la pourpre, avec des yeux d'aigle.

Komm l'Atrébate prit une attitude suppliante et pria César de pardonner aux chefs bretons.

En te combattant, dit-il, ces chefs n'ont pas agi selon leur cœur, qui est grand chaque fois qu'il commande. Quand ils poussaient contre tes soldats leurs chars de guerre, ils obéissaient et ne commandaient point; ils cédaient à la volonté des hommes pauvres et humbles des tribus qui s'assemblaient en grand nombre pour s'opposer à toi, n'ayant pas assez

180 sous l'invocation de clio

d'intelligence pour connaître ta force. Tu sais que les pauvres sont moins bons en toutes choses que les riches. Ne refuse point ton amitié à ceux-ci, qui possèdent de grands biens et qui peuvent payer le tribut.

César accorda le pardon que les chefs deman- daient et leur dit :

Livrez-moi en otage les fils de vos princes.

Le plus ancien des chefs répondit :

Nous te livrerons nos enfants nobles. Et nous t'en amènerons quelques-uns aujourd'hui même. Mais les enfants nobles sont pour la plupart dans des régions lointaines de notre Ile, et il faudra plusieurs journées pour les faire venir.

César inclina la tête en signe de consente- ment. Ainsi, par le conseil de l'Atrébate, les chefs ne livrèrent qu'un petit nombre de jeunes garçons, et non point des plus nobles.

Komm demeura dans le camp. La nuit, ne pouvant dormir, il gravit la falaise et regarda la mer. Le flot brisait sur les écueils. Le vent du large mêlait au mugissement des lames

KOMM L'ATRÉBATE 18i

ses miaulements sinistres. La lune fauve, dans sa fuite immobile parmi les nuées, jetait sur l'Océan des lueurs mouvantes. L'Atrébate, dont le regard sauvage perçait l'ombre et l'embrun, aperçut des navires surpris par la tempête et que travaillaient le vent et la mer. Les uns, désemparés et ne gouvernant plus, allaient les poussait le flot dont l'écume brillait à leur flanc; d'autres regagnaient le large. Leur toile effleurait la mer comme l'aile d'un oiseau pêcheur. C'étaient les navires qui amenaient la cavalerie de César et que dispersait la tempête. Le Gaulois, respirant avec joie l'air marin, marcha quelque temps sur le bord de la falaise et bientôt son regard découvrit l'anse dans laquelle les galères romaines, qui avaient épouvanté les Bretons, étaient à sec sur le sable. Il vit le flot les approcher peu à peu, les atteindre, les sou- lever, les heurter les unes contre les autres, les briser, tandis que les liburnes à la coque profonde, mouillées dans l'anse, chassaient sur leurs ancres dans un vent furieux qui emportait leurs mâts et leurs gréements ainsi

il

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que des brins de chaume. Il distinguait les mouvements confus des légionnaires accourus en tumulte sur la plage. Leurs clameurs mon- taient à son oreille dans les bruits de la tem- pête. Alors il leva les yeux vers la lune divine, que vénèrent les Atrébates, habitants des rivages et des forêts profondes. Elle était lii dans le ciel agité des Bretons, et semblait un bouclier. Il le savait, que c'était elle, la lune de cuivre, qui, dans son plein, avait pro- duit cette grande marée et causé la tempête qui, maintenant, détruisait la flotte des Romains. Et sur la pâle falaise, dans la nuit auguste, devant la mer furieuse, Komml'Atré- bate eut la révélation d'une force secrète, mystérieuse, plus invincible que la force romaine.

En apprenant le désastre de la flotte, les Bretons reconnurent avec joie que César ne commandait ni à l'Océan ni à la lune, amie des plages désertes et des forêts profondes, et que les galères romaines n'étaient point des dragons invincibles, puisque le flot les avait Iracassées et jetées, les flancs ouverts, sur le

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sable des grèves. Reprenant l'espoir de détruire les Romains, ils méditèrent d'en tuer un grand nombre par la flèche et l'épée, et de jeter le reste dans la mer. C'est pourquoi ils se montrèrent tous les jours assidus dans le camp de César. Ils portaient aux légionnaires des viandes fumées et des peaux d'élans. Ils prenaient des visages amis, répandaient des paroles mielleuses et tâtaient avec admiration les bras durs des centurions.

Pour paraître mieux soumis, les chefs livraient des otages; mais c'étaient les fils des ennemis contre lesquels ils avaient une ven- geance, ou bien des enfants sans beauté, qui n'étaient point nés dans une des familles issues des Dieux. Et quand il crurent que les petits hommes bruns se reposaient, pleins de con- fiance, sur leur amitié, ils rassemblèrent les guerriers de tous les villages des bords de la Tamise et ils se précipitèrent, en poussant de grands cris, contre les portes du camp. Ces portes étaient défendues par des tours de bois. Les Bretons, ignorant l'art d'enlever les posi- tions fortifiées, ne purent franchir l'enceinte,

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et beaucoup de chefs au visage peint de pastel tombèrent au pied des tours. Une fois encore les Bretons connurent que les Romains étaient doués d'une force surhumaine. Aussi vinrent- ils le lendemain demander pardon à César et lui promettre leur amitié.

César les reçut d'un visage immobile, mais la nuit même il fit embarquer ses légions dans les liburnes réparées en grande hâte, et cingla vers le rivage des Morins. N'espérant plus recevoir sa cavalerie dispersée par la tempête, il renonçait, pour cette fois, à la conquête de l'Ile brumeuse.

Komm l'Atrébate regagna avec l'armée le rivage des Morins. Il avait monté à bord du navire qui portait le proconsul. César, curieux de connaître les usages des barbares, lui demanda si les Gaulois ne se croyaient point issus de Pluton et si ce n'était pas à cause de cette origine qu'ils comptaient le temps par les nuits et non par les jours. L'Atrébate ne put lui donner la raison véritable de cette coutume. Mais il lui dit qu'à son avis la nuit avait précédé le jour à la naissance du monde.

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J'estime, ajouta-t-il, que la lune est plus ancienne que le soleil. Elle est une divi- nité très puissante, amie des Gaulois.

La divinité de la lune, répondit César, est reconnue par les Romains et par les Grecs. Mais ne crois pas, Commius, que cet astre, qui brille sur l'Italie et sur toute la terre, soit particulièrement favorable aux Gaulois.

Prends garde, Julius, répondit l'Atrébate, et pèse tes paroles. La lune que tu vois ici courir dans les nuées n'est pas la lune qui luit à Rome sur vos temples de marbre. D'Italie on ne pourrait voir celle-ci, bien qu'elle soit grande et claire. La distance ne le permet pas.

III

L'hiver vint recouvrir la Gaule d'ombre, de glace et de neige. Le cœur des guerriers s'émut, dans la hutte de roseaux, au souvenir des chefs et des serviteurs tués par César ou vendus à l'encan. Parfois un homme venait, à la porte de la hutte, mendiant du pain et montrant ses poignets coupés par le licteur. Et les guerriers s'indignaient dans leur cœur. Ils échangeaient entre eux des paroles de colère. Des assemblées nocturnes se tenaient au fond des bois et dans le creux des rochers.

Cependant le roi Komm chassait avec ses fidèles à travers les forêts, au pays des Atré-

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bâtes. Chaque jour, un messager portant la saie rayée et les braies rouges venait, par des sentiers inconnus, au-devant du roi, et, ralen- tissant près de lui le pas de son cheval, lui disait à voix basse :

Komm, ne veux-tu pas être un homme libre dans un pays libre? Komm, subiras-tu longtemps l'esclavage des Romains?

Et le messager disparaissait dans l'étroit chemin les feuilles tombées amortissaient le galop de son cheval.

Komm, roi des Atrébates, demeurait l'ami des Romains. Mais, peu à peu, il se persuada qu'il convenait que les Atrébates et les Morins fussent libres, puisqu'il était leur roi. Il lui déplaisait aussi de voir les Romains, établis à Némétocenne, siéger dans des tribunaux, ils rendaient la justice, et des géomètres venus d'Italie tracer des routes à travers les forêts sacrées. Enfin il admirait moins les Romains depuis qu'il avait vu leurs liburnes brisées contre les falaises bretonnes et les légionnaires pleurer la nuit, sur la grève. Il continuait d'exercer la souveraineté au nom de

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Gésar. Mais il parlait à ses fidèles, en termes ' obscurs, de guerres prochaines.

Trois ans plus tard, l'heure était venue ; le sang romain avait coulé dans Genabum. Les chefs conjurés contre César assemblaient des guerriers dans les monts Arvernes. Komm n'aimait point ces chefs ; il les haïssait au con- traire, les uns parce qu'ils étaient plus riches que lui en hommes, en chevaux et en terres, les autres à cause de l'or et des rubis qu'ils avaient en abondance, et plusieurs de ce qu'ils se disaient plus braves que lui et de plus noble race. Pourtant il reçut leurs messagers, aux- quels il remit une feuille de chêne et une pointe de noisetier en signe d'amour. Et il correspondit avec les chefs ennemis de César au moyen de branches d'arbres taillées et nouées entre elles de manière à présenter un sens intelligible aux Gaulois, qui connaissaient le langage des feuilles.

Il ne poussa point le cri de guerre. Mais il allait par les villages atrébates et, visi- tant les guerriers dans les huttes, il leur disait :

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Trois choses sont nées les premières : Thomme, la liberté, la lumière.

Il s'assura que, lorsqu'il pousserait le cri de guerre, cinq mille guerriers morins et quatre mille guerriers atrébates boucleraient à son appel leur ceinturon de bronze. Et, songeant avec joie que dans la forêt le feu couvait sous la cendre, il passa secrètement chez les Tré- vires, afin de les gagner à la cause gauloise.

Or, tandis qu'il chevauchait avec ses fidèles le long des saules delà Moselle, un messager, vêtu de la saie rayée, lui remit une branche de frêne liée à une tige de bruyère, pour lui faire entendre que les Romains avaient soupçon de ses desseins et pour l'engager à la prudence. Car telle était la signification de la bruyère unie au frêne. Mais il poursuivit sa route et pénétra dans le territoire de Trévires. Titus Labienus, lieutenant de César, y était can- tonné avec dix légions. Averti que le roi Commius venait secrètement visiter les chefs des Trévires, il soupçonna que c'était pour les détourner de l'amitié de Rome. L'ayant fait suivre par des espions il reçut des avis qui le

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confirmèrent dans l'idée qu'il s'était formée. Il résolut alors de se défaire de cet homme. Il était Romain, fils de la Ville déesse, exemple à l'univers, et il portait par les armes la paix romaine aux extrémités du monde. Il était bon général, expert dans la mathématique et dans la mécanique. Pendant les loisirs de la paix, il conversait dans sa villa de Campanie, sous les térébinthes, avec des magistrats, sur les lois, les mœurs et les usages des peuples. Il vantait les vertus antiques et la liberté. Il lisait les livres des historiens et des philosophes grecs. C'était un esprit plein de noblesse et d'élégance. Et parce que Komm l'Atrébate était un bar- bare, étranger à la chose romaine, il lui parut convenable et bon de le faire assassiner.

Averti du lieu il se trouvait, il lui envoya son préfet de la cavalerie, Caius Volusenus Quadratus, qui connaissait l'Atrébate, car ils avaient été chargés tous deux de reconnaître ensemble les côtes de File de Bretagne, avant l'expédition de César; mais Volusenus n'avait pas osé débarquer. Donc, sur l'ordre de Labienus, lieutenant de César, Volusenus

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choisit quelques centurions et les emmena avec lui dans le village il savait qu'il trou- verait Komm. Il pouvait comptex sur eux. Le centurion était un légionnaire monté en grade et qui portait, comme insigne de ses fonctions, un cep de vigne dont il frappait ses subor- donnés. Ses chefs faisaient de lui tout ce qu'ils voulaient. Il était, après le terrassier, le pre- mier instrument delà conquête. Volusenus dit à ses centurions :

Un homme s'approchera de moi. Vous le laisserez avancer. Je lui tendrai la main. A ce moment, vous le frapperez par derrière et vous le tuerez.

Ayant donné ces ordres, Volusenus partit avec son escorte. Il rencontra, dans un chemin creux, près du village, Komm accompagné de ses fidèles. Le roi des Atrébates, qui se savait suspect aux Romains, aurait tourné bride. Mais le préfet de la cavalerie l'appela par son nom, l'assura de son amitié et lui tendit la main.

Rassuré par ces signes de bienveillance, l'Atrébate s'approcha. Au moment il allait

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prendre la main qui lui était tendue, un cen- turion lui abattit son épée sur la tête et le fit tomber tout sanglant de son cheval. Les fidèles du roi se jetèrent alors sur la petite troupe romaine, la dispersèrent, relevèrent Komm et l'emportèrent jusqu'au prochain village, tandis que Volusenus, qui croyait sa besogne achevée, regagnait le camp ventre à terre avec ses cavaliers.

Le roi Komm n'était pas mort. Il fut porté secrètement dans le pays des Atrébates et il guérit de sa terrible blessure. S'étant remis debout, il fit ce serment :

Je jure de ne me trouver face à face avec un Romain que pour le tuer.

Bientôt il apprit que César avait subi une grande défaite au pied de la montagne de Gergovie et que quarante-six centurions de son armée étaient tombés sous les murailles de la ville. Il fut averti ensuite que les confédérés> que commandait Vercingétorix, étaient assiégés dans Alésia des Mandubes, forteresse célèbre des Gaules, fondée par Hercule Tyrien. Il se rendit alors avec ses guerriers morins et ses

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guerriers atrébates sur la frontière des Eduens se rassemblait l'armée qui devait secourir les Gaulois d'Alésia. On fit le dénombrement de cette armée et il se trouva qu'elle était composée de deux cent quarante mille fantas- sins et de huit mille cavaliers. Le commande- ment en fut donné à Virdumar et à Eporedorix, Eduens, à Vergasillaun, Arverne, et à Komm l'Atrébate.

Après les longs jours d'une marche embar- rassée, Komm parvint avec les chefs et les soldats aux pays montueux des Eduens. D'une des hauteurs qui environnent le plateau d'Alésia, il vit le camp romain et la terre remuée tout alentour par ces petits hommes bruns qui faisaient la guerre plus avec la pioche et la pelle qu'avec le javelot et l'épée. Il en tira un mauvais augure, sachant que les Gaulois valaient moins contre les fossés et les machines que contre des poitrines humaines. Lui-même, qui connaissait bien des ruses de guerre, il n'entendait pas grand'chose aux arts des ingénieurs latins. Après trois grandes batailles, durant lesquelles les fortifications

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des Romains ne furent point entamées, Komm fut emporté comme un brin de paille dans la tempête par la déroute épouvantable des Gaulois. Il avait vu dans la mêlée le manteau rouge de César et pressenti la défaite. Main- tenant il fuyait par les chemins, furieux, maudissant les Romains, mais satisfait du mal qu'avaient souffert avec lui les chefs gaulois dont il était jaloux.

IV

Komm vécut un an caché dans les forêts atrébates. II y était en sûreté parce que les Gaulois haïssaient les Romains et, leur étant soumis, estimaient grandement ceux qui ne leur obéissaient pas. Accompagné de ses fidèles, il menait sur le fleuve et dans la futaie une existence qui ne différait pas beau- coup de celle qu'il avait menée étant chef de beaucoup de tribus. Il se livrait à la chasse et à la pêche, méditait des ruses, et buvait des boissons fermentées qui, lui faisant perdre l'intelligence des choses humaines, lui commu- niquaient celle des choses divines. Mais son âme était changée, et il souffrait de ne plus se

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sentir libre. Tous les chefs des peuples étaient tués dans les combats, ou morts sous les verges, ou liés par le licteur et conduits dans les prisons de Rome. Il n'était plus animé contre eux d'une acre envie, et il gardait main- tenant sa haine tout entière aux Romains. Il attachait à la queue de son cheval le cercle d'or qu'il avait reçu du dictateur comme ami du Sénat et du Peuple romain. Il donnait à ses dogues les noms de César, de Caius et de Julius. Quand il voyait un porc, il l'appelait Volusenus en lui jetant des pierres. Et il com- posait des chants imités de ceux qu'il avait entendus dans sa jeunesse et qui exprimaient en fortes images l'amour de la liberté.

Or un jour que, chassant des oiseaux, il avait, seul et loin de ses fidèles, gravi le haut plateau, recouvert de bruyères, qui domine Némétocenne, il vit avec stupeur que les huttes et les palissades de sa ville avaient été abattues et que, dans une enceinte de murailles, s'éle- vaient des portiques, des temples et des mai- sons d'une architecture prodigieuse, qui lui inspiraient l'horreur et l'effroi que causent les

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ouvrages magiques. Car il ne pensait pas que ces demeures eussent été construites, en un si petit espace de temps, par des moyens naturels.

Il oublia de poursuivre les oiseaux dans la bruyère, et, couché sur la ten-e rouge, ii regarda longtemps la ville étrange. La curio- sité, plus forte que la peur, lui tenait les yeux ouverts. Et il contempla ce spectacle jusqu'au soir. Alors il lui vint au cœur une irrésistible envie de pénétrer dans la ville. Il cacha sous une pierre, dans la bruyère, ses colliers d'or, ses bracelets, ses ceintures de pierreries et ses armes de chasse, ne gardant qu'un couteau sous sa saie, et il descendit les pentes de la forêt. En traversant les halliers humides, il cueillit des champignons pour avoir l'air d'un pauvre homme allant vendre sa récolte sur le marché. Et il entra dans la ville, à la troisième veille, par la Porte dorée. Elle était gardée par des légionnaires qui laissaient passer les paysans portant des provisions. Aussi le roi des Atrébates, qui avait pris l'aspect d'un pauvre homme, put-il pénétrer facilement

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dans la voie Julienne. Elle était bordée de villas et conduisait au temple de Diane, dont le blanc fronton s'élevait, orné déjà de rin- ceaux de pourpre, d'azur et d'or. Aux lueurs grises du matin, Komm vit des figures peintes sur les murs des maisons. C'étaient des images aériennes de danseuses et les scènes d'une histoire qu'il ignorait : une jeune vierge offerte en sacrifice par des héros, une mère furieuse poignardant ses deux enfants encore à la mamelle, un homme aux pieds de bouc dressant de surprise ses oreilles pointues, quand il dévoile une vierge couchée et dormante et trouve qu'elle est un jeune garçon en même temps qu'une femme. Et il y avait dans les cours d'autres peintures qui enseignaient des façons d'aimer inconnues aux peuples de la Gaule. Quoiqu'il aimât furieusement le vin et les femmes, il ne con- cevait rien aux voluptés ausoniennes, parce qu'il ne se faisait pas une idée sensible des formes variées des corps et qu'il n'était pas tourmenté par le désir de la beauté. Venu dans cette ville, qui avait été sienne, pour

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satisfaire sa haine et donner à manger à sa colère, il nourrissait son cœur de fureur et de dégoût. Il détestait les arts latins et les arti- lices mystérieux des peintres. Et, de toutes les scènes représentées sous les portiques, il ne discernait que peu de chose, parce que ses yeux n'étaient savants qu'à connaître les feuillages des arbres et les nuées du ciel sombre.

Portant sa cueillette de morilles dans un pli de sa saie, il allait par les voies pavées de larges dalles. Sous une porte que surmontait un phallus éclairé par une petite lampe, il vit des femmes vêtues de tuniques transparentes, qui guettaient les passants. Il s'approcha dans l'idée de faire quelque violence. Une vieille survint, qui glapit aigrement :

Passe ton chemin. Ce n'est pas une maison pour les paysans qui puent le fromage. Va retrouver tes vaches, bouvier !

Komm lui répondit qu'il avait eu cinquante femmes, les plus belles parmi les femmes atrébates, et des coffres pleins d'or. Les cour- tisanes se mirent à rire et la vieille cria :

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Au large, ivrogne!

Et la vieille semblait un centurion armé du cep de vigne, tant la majesté du Peuple romain éclatait dans l'Empire !

Komm, d'un coup de poing, lui brisa la mâchoire et s'éloigna tranquille, tandis que l'étroit couloir de la maison s'emplissait de cris aigus et de hurlements lamentables. Il laissa sur sa gauche le temple de Diane arde- naise et traversa le forum entre deux rangs de portiques. Reconnaissant, debout sur son socle de marbre, la déesse Rome, la tête coiffée du casque et le bras étendu pour commander aux peuples, il accomplit devant elle, avec une intention injurieuse, la plus ignoble des fonc- tions naturelles.

Il avait traversé toute la partie bâtie de la ville. Devant lui s'étendait le cercle de pierres à peine esquissé, déjà immense, de l'amphi- théâtre. Il soupira :

0 race de monstres!

Et il s'avança parmi les débris abattus et foulés aux pieds des huttes gauloises, dont les toits de chaume s'étendaient naguère ainsi

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qu'une armée immobile et qui maintenant faisaient, non pas même une ruine, mais un fumier sur le sol. Et il songea :

Voilà ce qui reste de tant d'âges d'hommes ! Voilà ce qu'ils ont fait des demeures les chefs atrébates suspendaient leurs armes !

Le soleil s'était levé sur les gradins de l'amphithéâtre, et le Gaulois parcourait avec une haine insatiable et curieuse le vaste chan- tier de briques et de pierres. De ces durs monuments de la conquête il remplissait le regard de ses grands yeux bleus, et il secouait dans l'air frais sa longue crinière fauve. Se croyant seul, il murmurait des imprécations. Mais, à quelque distance du chantier, il aperçut, au pied d'un tertre couronné de chênes, un homme assis sur une pierre moussue, la tête couverte de son manteau et penchée. Il ne portait point d'insignes, mais il avait au doigt l'anneau de chevalier, et l'Atrébate avait assez l'habitude du camp romain pour reconnaître un tribun militaire. Ce soldat écrivait sur des tablettes de cire et semblait tout entier à

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ses pensées intérieures. Demeuré longtemps immobile, il leva la tête, pensif, le poinçon sur la lèvre, regarda sans voir, puis, rebais- sant les yeux, recommença d'écrire. Komm le vit en face et s'aperçut qu'il était jeune, avec un air de noblesse et de douceur.

Alors le chef atrébate se rappela son ser- ment. Il tâta son couteau sous sa saie, se glissa derrière le Romain avec une agilité sauvage et lui enfonça la lame au défaut de l'épaule. S'était une lame romaine. Le tribun poussa un grand soupir et s'affaissa. Un filet de sang coula du coin de la lèvre. Les tablettes de cire restaient sur la tunique entre les genoux. Komm les prit et regarda avidement les signes qui y étaient tracés, pensant que c'étaient des signes magiques dont la connais- sance lui donnerait un grand pouvoir. C'étaient des lettres qu'il ne put lire et qui étaient prises à l'alphabet grec, alors employé préférablementà l'alphabet latin par les jeunes lettrés d'Italie. Ces lettres étaient en grande partie effacées par l'extrémité plate du stylet. Celles qui subsistaient donnaient des vers com-

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posés en langue latine sur des mètres grecs et présentaient, par endroits, un sens intelligible :

A PHOEBÉ, SLR SA MÉSANGE

O toi que Varius aime plus que ses yeux, Ton Varius, errant sous le ciel pluvieux Du Galate...

Et leur couple chantant dans la cage dorée

O ma blanche Phœbé, donne d'un doigt prudent

Le millet et l'eau pure à ta frêle captive.

Elle couve, elle est mère; une mère est craintive.

Oh! ne viens pas aux bords de l'Océan brumaux, Phœbé, de peur...

... Tes pieds blancs et tes flancs Savants à se mouvoir au rythme du crotale.

Et ni l'or de Cresus ni la pourpre d'Attale, .Mais tes bras frais, tes seins...

Une faible rumeur montait de la ville éveillée. L'Atrébate s'enfuit à travers les restes des huttes gauloises quelques Barbares demeuraient terrés, humbles et farouches, et, par une brèche du mur, il sauta dans la cam- pagne.

Lorsque enfin, par le glaive du légionnaire, par les verges du licteur et parles paroles flat- teuses de César, la Gaule fut pacifiée tout entière, Marcus Antonius, questeur, vint prendre ses quartiers d'hiver à Némétocenne des Atrébates. Il était fils de Julia, sœur de César. Ses fonc- tions consistaient à payer la solde des troupes et à répartir, selon les règles établies, le butin qui était énorme, car les conquérants avaient trouvé des barres d'or et des escarboucles sous les pierres des lieux sacrés, au creux des chênes, dans l'eau tranquille des étangs, et recueilli beaucoup d'ustensiles d'or dans les huttes des chefs et des peuples exterminés.

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Marcus Antonius amenait avec lui des scribes en grand nombre et des arpenteurs qui procédèrent à la répartition des meubles et des terres, et qui eussent fait beaucoup d'écri- tures inutiles ; mais César leur prescrivit des méthodes simples et rapides de travail. Des marchands asiatiques, des colons, des ouvriers, des légistes venaient en foule à Némétocenne; et les Atrébates qui avaient quitté leur ville y rentraient les uns après les autres, curieux, surpris, pleins d'admiration. Les Gaulois, pour la plupart, étaient fiers maintenant de porter la toge et de parler la langue des fils magna- nimes de Rémus. Ayant rasé leurs longues moustaches, ils ressemblaient à des Romains. Ceux d'entre eux qui avaient gardé quelque richesse demandaient à un architecte romain de leur bâtir une maison avec un portique intérieur, des chambres pour les femmes et une fontaine ornée de coquillages. Ils faisaient peindre Hercule, Mercure et les Muses dans leur salle à manger, et soupaienl accoudés sur des lits.

Komm, bien qu'illustre et fils d'un père

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illustre, avait perdu la plupart de ses fidèles. Cependant il refusait de se soumettre et menait une vie errante et guerrière avec quel- ques hommes unis à lui par l'âpre volonté d'être libres, par la haine des Romains ou par l'habitude du pillage et du viol. Ils le suivaient dans les forêts impénétrées, dans les maré- cages, et jusque dans ces îles mouvantes for- mées à la vaste embouchure des rivières. Ils lui étaient tout dévoués, mais ils lui parlaient sans respect, ainsi qu'un homme parle à son égal, parce qu'ils l'égalaient en effet par le courage, dans l'excès constant des souffrances, du dénuement et de la misère. Ils habitaient des arbres touffus ou les fentes des rochers. Ils recherchaient les cavernes creusées dans la pierre friable par l'eau puissante des torrents au fond des étroites vallées. Quand ils ne trouvaient pas d'animaux à chasser, ils man- geaient des mûres et des arbouses. Ils ne pouvaient pénétrer dans les villes gardées contre eux par les Romains ou seulement par la peur des Romains. Dans la plupart des villages ils n'étaient pas reçus volontiers.

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Komra trouva pourtant accueil dans les huttes éparses sur les sables toujours battus des vents, au bord des bouches endormies de la rivière Somme. Les habitants de ces dunes se nourrissaient de poissons. Pauvres, épars, perdus dans les chardons bleus de leur sol stérile, ils n'avaient point éprouvé la force romaine. Ils le recevaient avec ses compa- gnons dans leurs maisons souterraines, cou- vertes de roseaux et de pierres roulées par la mer. Ils l'écoutaient attentivement, n'ayant jamais entendu un homme parler aussi bien que lui. Il leur disait :

Sachez qui sont les amis des Atrébates et des Morins qui vivent sur le rivage de la mer et dans la forêt profonde.

» La lune, la forêt et la mer sont les amies des Morins et des Atrébates. Et ni la mer, ni la forêt, ni la lune n'aime les petits hommes bruns amenés par César.

» Or, la mer m'a dit : Komm, je cache tes navires vénètes dans une anse déserte de mon rivage.

» La forêt m'a dit : Komm, je donnerai

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un abri sûr à toi qui es un chef illustre et à tes compagnons fidèles.

» La lune m'a dit : Komm, tu m'as vue, dans l'île des Bretons, briser les navires des Romains. Je commande aux nuages et aux vents, et je refuserai ma lumière aux conduc- teurs des chariots qui portent des vivres aux Romains de Némétocenne, en sorte que tu pourras les surprendre, la nuit.

» Ainsi m'ont parlé la mer, la forêt et la lune. Et je vous dis :

» Laissez vos barques et vos filets et venez avec moi. Vous serez tous des chefs de guerre et des hommes illustres. Nous livrerons des combats très beaux et très profitables. Nous nous procurerons des vivres, des trésors et des femmes en abondance. Voici comment :

» Je connais de mémoire tout le pays des Atrébates et des Morins si parfaitement qu'il n'y a point dans tout ce pays une rivière, un étang, un rocher dont je ne sache pas très bien la place. Et tous les chemins, tous les sentiers sont aussi présents dans mon esprit, avec leur vraie longueur et leur vraie direc-

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tion, qu'ils le sont sur le sol des aïeux. Et il faut que ma pensée soit grande et royale pour contenir ainsi toute la terre atrébate. Or sachez qu'elle contient beaucoup d'autres pays encore, bretons, gaulois, germains. C'est pourquoi, si le commandement m'avait été donné sur les peuples, j'aurais vaincu César et chassé les Romains de cette terre. Et c'est pourquoi nous surprendrons ensemble les courriers de Marcus Antonius et les convois de vivres destinés à la ville qu'ils m'ont volée. Nous les surprendrons aisément, parce que je connais les routes qu'ils prennent, et leurs soldats ne pourront nous atteindre, parce qu'ils ne con- naissent pas les chemins que nous pren- drons. Et s'ils parvenaient à suivre notre trace, nous leur échapperions dans mes navires vénètes, qui nous porteraient à l'île des Bretons. »

Par de tels discours, Komm inspira une grande confiance à ses hôtes du rivage bru- meux. Il acheva de les gagner en leur donnant quelques morceaux d'or et de fer, restes des trésors qu'il avait possédés. Ils lui dirent :

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Nous te suivrons partout il te plaira de nous mener.

Il les mena par des chemins inconnus jus- ques aux abords de la voie romaine. Quand il voyait dans une prairie humide, autour de l'habitation d'un homme riche, des chevaux paissant, il les donnait à ses compagnons.

Il forma ainsi une troupe de cavalerie à laquelle venaient se joindre plusieurs Atré- bates, désireux de faire la guerre pour acquérir des richesses, et quelques déserteurs du camp romain. Ceux-ci, le chef Komm ne les recevait pas, pour ne point violer le serment qu'il avait fait de ne jamais voir en face un Romain. II les faisait interroger par un homme intelli- gent et les renvoyait. Parfois tous les hommes d'un village, jeunes et vieux, le suppliaient de les recevoir parmi ses fidèles. Ces hommes, les fiscaux de Marcus Antonius les avaient entière- ment dépouillés, levant, après le tribut imposé par César, des tributs indus, et frappant d'amendes les chefs pour des fautes imagi- naires. En effet, les officiers du fisc, après avoir rempli les coffres de l'Etat, prenaient

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soin de s'enrichir aux dépens de ces barbares qu'ils jugeaient stupides et qu'ils pouvaient toujours livrer au bourreau, pour faire taire les plaintes importunes. Komm choisissait les hommes les plus forts. Les autres, malgré leurs larmes et la peur qu'ils lui exprimaient de mourir de faim ou des Romains, étaient congédiés. Il ne voulait point avoir une grande armée, parce qu'il ne voulait point faire une grande guerre, ainsi que Vercingétorix.

Avec sa petite troupe, il enleva en peu de jours plusieurs convois de farine et de bes- tiaux, massacra, jusque sous les murs de Némétocenne, des légionnaires isolés et terrifia la population romaine de la ville.

Ces Gaulois, disaient les tribuns et les centurions, sont des barbares cruels, contem- pteurs des Dieux, ennemis du genre humain. Au mépris de la foi jurée, ils offensent la majesté de Rome et de la Paix. Us méritent une peine exemplaire. Nous devons à l'huma- nité de châtier les coupables.

Les plaintes des colons, les cris des soldats montèrent jusqu'au tribunal du questeur.

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Marcus Antonius d'abord n'y prit pas garde. Il était occupé à représenter, dans des salles closes et bien chauffées, avec des histrions et des courtisanes, les travaux de cet Hercule auquel il ressemblait par les traits du visage, la barbe courte et bouclée, la vigueur des membres. Vêtu d'une peau de lion, sa massue à la main, le fils robuste de Julia abattait des monstres feints, perçait de ses flèches une machine en forme d'hydre. Puis soudain, changeant la dépouille du lion pour la robe d'Omphale, il changeait en même temps de fureurs

Cependant les convois étaient inquiétés ; les détachements de soldats, surpris, harcelés, mis en fuite; et l'on trouva un matin le cen- turion G. Fusius pendu, la poitrine ouverte, à un arbre, près de la Porte dorée.

On savait dans le camp romain que l'auteur de ces brigandages était Commius, autrefois roi par l'amitié de Rome, maintenant chef de bandits. Marcus Antonius donna l'ordre d'agir avec énergie pour assurer la sécurité des sol- dats et des colons. Et, prévoyant qu'on ne

KOMM L'ATRÉBATE 213

prendrait pas de si tôt le rusé Gaulois, il invita le préteur à faire tout de suite un exemple terrible. Pour se conformer aux intentions de son chef, le préteur fit amener à son tribunal les deux Atrébates les plus riches qu'il y eût à Némétocenne.

L'un se nommait Vergal et l'autre Ambrow. Ils étaient tous deux d'illustre naissance et ils avaient, les premiers entre tous les Atrébates, fait amitié avec César. Mal récompensés de leur prompte soumission, dépouillés de tous leurs honneurs et d'une grande partie de leurs biens, sans cesse vexés par des centurions grossiers et par des légistes cupides, ils avaient osé murmurer quelques plaintes. Imitateurs des Romains et portant la toge, ils vivaient à Némétocenne, naïfs et vains, dans l'humilia- tion et l'orgueil. Le préteur les interrogea, les condamna à la peine des parricides et les livra aux licteurs en une même journée. Ils mou- rurent doutant de la justice latine.

Le questeur avait ainsi, par sa prompte fermeté, raffermi le cœur des colons, qui lui en adressèrent des louanges. Les magistrats

214 sous l'invocation de clio

municipaux de Némétocenne, bénissant sa vigilance paternelle et sa piété, lui décer- nèrent, par décret, une statue d'airain. Après quoi, plusieurs négociants latins, s'étant aven- turés hors de la ville, furent surpris et tués par les cavaliers de Komm.

VI

Le préfet de la cavalerie cantonnée à Némé- tocenne des Atrébates était Caius Yolusenus Quadratus, celui-là même qui naguère avait attiré le roi Commius dans un guet-apens et avait dit aux centurions de son escorte : « Quand je lui tendrai la main en signe d'amitié, vous le frapperez par derrière. » Caius Yolusenus Quadratus était estimé dans l'armée pour son obéissance au devoir et son ferme courage. Il avait reçu de grandes récompenses et jouissait des honneurs attachés aux vertus militaires. Marcus Antonius le désigna pour donner la chasse au roi Commius.

Yolusenus remplit avec zèle la mission qui

216 sous l'invocation de clio

lui était confiée. Il dressa des embuscades à Komm et, se tenant en contact perpétuel avec ses maraudeurs, les harcelait. Cependant l'Atrébate, qui savait beaucoup de ruses de guerre, fatiguait par la rapidité de ses mouve- ments la cavalerie romaine et surprenait les soldats isolés. Il tuait les prisonniers par sen- timent religieux, avec l'espérance de se rendre les Dieux favorables. Mais les Dieux cachent leur pensée ainsi que leur visage. Et c'est après avoir accompli un de ces actes de piété, que le chef Komm se trouva dans le plus grand danger. Errant alors dans le pays des Morins, il venait d'égorger, la nuit, dans la forêt, sur la pierre, deux prisonniers jeunes et beaux, quand, au sortir d'un bois, il se trouva surpris avec tous les siens par la cavalerie de Volu- senus, qui, mieux armée que la sienne et plus «xperte à manœuvrer, l'enveloppa et lui tua beaucoup d'hommes et de chevaux. Il réussit pourtant à se faire passage en compagnie des plus habiles et des plus braves Atrébates. Ils fuyaient; ils couraient à toute bride sur la plaine, vers la plage l'Océan brumeux roule

KOMM L'ATRÉBATE 217

des pierres dans le sable. En tournant la tète, ils voyaient luire au loin, derrière eux, les casques des Romains.

Le chef Komm avait bon espoir d'échapper à cette poursuite. Ses chevaux étaient plus vites et moins chargés que ceux de l'ennemi. Il comptait atteindre assez tôt les navires qui l'attendaient dans une crique prochaine, s'embarquer avec ses fidèles et faire voile vers l'île des Bretons.

Ainsi pensait le chef, et les Atrébates che- vauchaient en silence. Parfois un pli de terrain ou des bouquets d'arbres nains leur cachaient les cavaliers de Volusenus. Puis les deux troupes se retrouvaient en vue dans la plaine immense et grise, mais séparées par un espace de terre vaste et grandissant. Les casques de bronze clair était distancés et Komm ne distin- guait plus derrière lui qu'un peu de poussière mouvante à l'horizon. Déjà les Gaulois respi- raient avec joie dans l'air le sel marin. Mais, à l'approche du rivage, le sol poudreux, qui montait, ralentit le pas des chevaux gaulois, et Volusenus commença de gagner du terrain.

13

218 sous l'invocation de clio

Les Barbares, dont l'ouïe était fine, enten- daient venir, faibles, presque imperceptibles, effrayantes, les clameurs latines, lorsque, par delà les mélèzes courbés du vent, ils décou- vrirent, du haut de la colline de sable, les mâts des navires assemblés dans l'anse du rivage désert. Ils poussèrent un long cri de joie. Et le chef Komm se félicitait de sa prudence et de son bonheur. Mais, ayant commencé de descendre vers le rivage, ils s'arrêtèrent à mi-côte, regardant avec déses- poir ces beaux navires vénètes, à la large carène, très hauts de proue et de poupe, maintenant à sec sur le sable, échoués pour de longues heures, tandis que, au loin, dormait la mer basse. A cette vue, ils demeuraient inertes et stupides, courbés sur leurs chevaux fumants qui, les jarrets mous, baissaient la tête au vent de terre dont le souffle les aveuglait avec les mèches de leur longue crinière.

Dans la stupeur et le silence, le chef Komm s'écria :

Aux navires, cavaliers! Nous avons bon vent ! Aux navires !

KOMM L'ATRÉBATE 219

Ils obéirent sans comprendre.

Et, poussant jusqu'aux navires, Komm ordonna de déployer les voiles. Elles étaient de peaux de bêtes teintes de vives couleurs. Aussitôt déployées, ces voiles se gonflèrent au vent qui fraîchissait.

Les Gaulois se demandaient à quoi servirait cette manœuvre, et si le chef espérait voir ces robustes nefs de chêne fendre le sable de la plage comme l'eau de la mer. Ils songeaient les uns à fuir encore, les autres à mourir en tuant des Romains.

Cependant Volusenus gravissait, à la tête de ses cavaliers, la colline qui borde ces côtes de galets et de sable. Il vit se dresser du fond de la crique les mâts des navires vénètes. Obser- vant que la toile était déployée et gonflée par un vent favorable, il fit faire halte à sa troupe, lança des iihprécations obscènes sur la tête de Commius, plaignit ses chevaux crevés en vain, et tournant bride ordonna à ses hommes de regagner le camp.

A quoi bon, pensait-il, poursuivre plus avant ces bandits? Commius s'est embarqué.

220 sous l'invocation de clio

Il navigue et, poussé par un tel vent, il est déjà hors de portée du javelot.

Bientôt après, Komm et les Atrébates gagnèrent les bois touffus et les îles mouvantes, qu'ils emplirent des éclats d'un rire héroïque.

Six mois encore, le chef Komm tint la cam- pagne. Un jour Volusenus le surprit, avec une vingtaine de cavaliers, sur un terrain découvert. Le préfet était accompagné d'un nombre à peu près égal d'hommes et de che- vaux. Il donna l'ordre de charger. L'Atrébate, soit qu'il craignît de ne pouvoir soutenir le choc, soit qu'il méditât un stratagème, fit signe à ses fidèles de fuir, se lança éperdument dans Ja plaine immense et galopa longtemps, serré de près par Volusenus. Puis, tout à coup, il tourna bride et, suivi de ses Gaulois, se jeta furieusement sur le préfet de cavalerie et, d'un coup de lance, lui perça la cuisse. Les Romains, voyant leur général abattu, s'enfuirent étonnés, Puis, par l'effet de l'éducation militaire, qui les portait à surmonter le sentiment naturel de la peur, ils revinrent ramasser Volusenus au moment Komm l'accablait joyeusement

KOMM l'atrébate 221

des plus violentes injures. Les Gaulois ne Durent résister à la petite troupe romaine qui, raffermie et solide, les chargea vigoureuse- ment, en tua ou en prit le plus grand nombre. Commius presque seul se sauva, grâce à la vitesse de son cheval.

Et Volusenus fut rapporté mourant dans le camp romain. Par l'art des médecins ou la force de son tempérament, il guérit pourtant de sa blessure.

Commius avait perdu tout à la fois, dans cette affaire, ses fidèles guerriers et sa haine. Content de sa vengeance, satisfait désormais et tranquille, il envoya un messager à Marcus Antonius. Ce messager, ayant été admis au tribunal du questeur, parla de la sorte :

Marcus Antonius, le roi Commius promet de se rendre au lieu qui lui sera assigné, de faire ce que tu lui commanderas et de donner des otages. Il demande seulement que lui soit épargnée la honte de paraître jamais devant un Romain.

Marcus Antonius était magnanime :

Je conçois, dit-il, que Commius soit un

222 sous l'invocation de clio

peu dégoûté des entrevues avec nos généraux. Je le dispense de paraître devant aucun de nous. Je lui accorde son pardon et je reçois ses otages.

On ignore ce que devint ensuite Koram l'Atrébate; le reste de sa vie n'a point laissé de trace.

FARINATA DEGLI UBERTI

OU LA GUERRE CIVILE

Ed ei s'ergea col petto e con la fronte, Come avesse lo inferno in gran dispitto.

Inferr.o, c. 10".

Assis sur la terrasse de sa tour, le vieux Farinata degli Uberti enfonçait son regard aigu dans la ville hérissée de créneaux. Debout près de lui, Fra Ambrogio regardait le ciel foisonnaient les roses du soir et qui couron- nait de ses fleurs ardentes les collines enlacées en cercle autour de Florence. Des berges pro- chaines de l'Arno le parfum des myrtes mon- tait dans l'air paisible. Les derniers cris des oiseaux avaient jailli du toit clair de San

224 sous l'invocation de clio

Giovanni. Soudain, le pas de deux chevaux sonna sur les cailloux aigus qu'on avait arrachés au lit du fleuve pour en paver les chaussées, et deux jeunes cavaliers, beaux comme deux saint Georges, débouchant d'une rue étroite, passèrent devant le palais sans fenêtres des Uberti. Quand ils furent au pied de la tour gibeline, l'un cracha en signe de mépris, et l'autre, levant le bras, mit le pouce entre l'index et le doigt du milieu. Puis tous deux, éperonnant leurs chevaux, gagnèrent au galop le pont de bois. Specta- teur de l'outrage fait à son nom, Farinata demeura tranquille et muet. Ses joues des- séchées tressaillirent et une larme de plus de sel que d'eau vint lentement couvrir ses pru- nelles jaunes. Enfin il secoua par trois fois la tête et dit :

Pourquoi ce peuple me hait-il?

Fra Ambrogio ne répondit point. Et Fari- nata continua de regarder la ville, qu'il ne voyait plus qu'à travers l'acre nuage qui lui brûlait les paupières. Puis tournant vers le moine sa maigre face s'attachaient forte-

FARISATA DEGLI UBERTI 225

ment un nez en bec d'aigle et des mâchoires menaçantes, il demanda encore :

Pourquoi ce peuple me hait-il?

Le moine fit le geste de chasser une mouche.

Que vous importe, messer Farinata, l'insolence obscène de deux jouvenceaux nourris dans les tours guelfes d'Oltarno?

FARINATA.

Je me soucie peu, en effet, de ces deux Frescobaldi, mignons des Romains, fils d'entre- metteurs et de prostituées. Je ne crains pas le mépris de ceux-là. Il n'est possible ni à mes amis, ni surtout à mes ennemis de me mépriser. Ma douleur est de sentir sur moi la haine du peuple de Florence.

FRA AMBROGIO.

La haine règne dans les villes depuis que les fils de Caïn y portèrent l'orgueil avec les arts, et que les deux chevaliers thébains rassasièrent dans leur sang leur haine fraternelle. De l'injure naît la colère, et de la colère l'injure. Avec une infaillible fécondité la haine engendre la haine.

13.

2-26 sous l'invocation de clio

FARINAT A.

Mais comment l'amour peut-il engendrer la haine? et pourquoi suis-je odieux à ma ville bien-aimée?

FRA AMBROGIO.

Je vous répondrai donc puisque vous le voulez, messer Farinata. Mais vous ne tirerez de ma bouche que des paroles de vérité. Vos concitoyens ne vous pardonnent pas d'avoir combattu à Montaperto, sous la bannière blanche de Manfred, le jour l'Arbia fut rougie du sang des Florentins. Et ils jugent qu'en ce jour, dans la vallée funeste, vous ne fûtes pas l'ami de votre ville.

FARINATA.

Quoi! je ne l'ai pas aimée! Vivre de sa vie, ne vivre que pour elle, souffrir la fatigue, la faim, la soif, la fièvre, l'insomnie, et la peine sans pareille, l'exil ; affronter la mort à toute heure et risquer de tomber vivant aux mains de ceux qui ne se seraient point contentés de ma mort; tout oser, tout endurer pour elle,

FARINATA DEGLI UBERTI 227

pour son bien, pour l'arracher à mes ennemis, qui étaient les siens, pour l'affranchir de toute honte, pour l'amener de gré ou de force à suivre les avis salutaires, à prendre le bon parti, à penser ce que je pensais moi-même avec les plus nobles et les meilleurs, la vouloir toute belle et subtile et généreuse, et sacrifier à cet unique vouloir mes biens, mes fils, mes proches, mes amis; me faire selon ses seuls intérêts libéral, avare, fidèle, perfide, magna- nime, criminel, ce n'était pas aimer ma ville* Mais qui donc l'aima, si je ne l'aimai pas?

FRA AMBROGIO.

Hélas î messer Farinata, votre impitoyable amour arma contre la cité la violence et la ruse et coûta la vie à dix mille Florentins.

FARINATA.

Oui, mon amour pour ma ville fut aussi fort que vous dites, Fra Ambrogio. Et les actions qu'il m'inspira sont dignes d'être données en exemple à nos fils et aux fils de nos fils. Pour que le souvenir ne s'en perdît point, je les ferais

228 sous l'invocation de clio

moi-même écrire, si j'avais la tête aux écri- tures. Quand j'étais jeune, je trouvais des chansons d'amour dont s'émerveillaient les dames et que les clercs mettaient dans leurs livres. A cela près, j'ai toujours méprisé les lettres à l'égal des arts et je ne me suis pas plus soucié d'écrire que de tisser la laine. Que chacun, à mon exemple, agisse selon sa con- dition. Mais vous, Fra Ambrogio, qui êtes un scribe très savant, ce serait à vous de faire un récit des grandes entreprises que j'ai conduites. Il vous en reviendrait de l'honneur, si toute- fois vous les contiez non en religieux, mais en noble, car ce sont des gestes de noble et de chevalier. On verrait par ce discours que j'ai beaucoup agi. Et de tout ce que j'ai fait je ne regrette rien.

J'étais banni, les guelfes avaient massacré trois de mes parents. Sienne me reçut. Mes ennemis lui en firent un tel grief qu'ils exci- tèrent le peuple florentin à marcher en armes contre la ville hospitalière. Pour Sienne, pour les bannis, je demandai secours au fils de César, au roi de Sicile.

FARINÀTA DEGLI CBERTI 229

FRA AMBROGIO.

Il n'est que trop vrai : vous fûtes l'allié de Manfred, l'ami du sultan de Luceria, de l'astro- logue, du renégat, de l'excommunié.

FARINATA.

Alors nous buvions comme de l'eau l'ex- communication pontificale. Je ne sais si Man- fred avait appris à lire les destinées dans les étoiles, mais il est vrai qu'il faisait grand cas de ses cavaliers sarrasins. Il était aussi prudent que brave, sage prince, avare du sang de ses hommes et de l'or de ses coffres. Il répondit aux Siennois qu'il leur donnerait secours. Il fit la promesse grande pour inspirer une égale reconnaissance. Quant à l'effet, il le tint petit par cautèle et de peur de se démunir. Il envoya sa bannière avec cent cavaliers alle- mands. Les Siennois, déçus et dépités, par- laient de rejeter ce secours dérisoire. Je sus les rendre mieux avisés et leur enseignai l'art de faire passer un drap dans une bague. Un jour, ayant gorgé de viande et de vin les

230 sous l'invocation de clio

Allemands, je les fis sortir sur un si mauvais avis et si mal à propos qu'ils tombèrent dans une embuscade et furent tous tués par les guelfes de Florence, qui prirent la bannière blanche de Manfred et la traînèrent dans la boue à la queue d'un âne. Aussitôt, j'instruisis le Sicilien de l'insulte. Il la ressentit comme j'avais prévu qu'il la ressentirait, et il envoya, pour en tirer vengeance, huit cents cavaliers, avec bon nombre de fantassins, sous le com- mandement du comte Giordano, que la renommée égalait à Hector de Troie. Cepen- dant Sienne et ses alliés rassemblaient leurs milices. Bientôt nous fûmes forts de treize mille hommes de guerre. C'était moins que n'en avaient les guelfes de Florence. Mais, parmi eux, se trouvaient de faux guelfes qui n'attendaient que l'heure de se montrer gibelins, tandis qu'a nos gibelins ne se mêlaient point de guelfes. De la sorte, ayant de mon côté, non pas toutes les chances favorables (on ne les a jamais), mais de grandes, et de bonnes et d'inespérées, qu'on ne retrouverait plus, j'étais impatient de livrer une bataille qui, heureuse, détruirait

FARINATA DEGLI UBERTI 231

mes ennemis, et, malheureuse, n'accablerait que mes alliés. De cette bataille j'avais faim et soif. Pour y attirer l'armée florentine j'usai du meilleur moyen que je pus découvrir. J'envoyai à Florence deux frères mineurs avec mission d'avertir secrètement le Conseil que, touché d'un vif repentir et désireux d'acheter par un grand service le pardon de mes concitoyens, j'étais prêta leur livrer, contre dix mille florins, une des portes de Sienne; mais que, pour le succès de l'entreprise, il était nécessaire que l'armée florentine s'avançât, aussi forte que possible, jusqu'aux bords de l'Arbia, sous le semblant de porter secours aux guelfes de Mon- talcino. Mes deux moines partis, ma bouche cracha le pardon qu'elle avait demandé, et j'attendis agité d'une terrible inquiétude. Je craignais que les nobles du Conseil ne compris- sent quelle folie c'était que d'envoyer l'armée surl'Arbia. Mais j'espérais que ce projet plairait aux plébéiens par son extravagance et qu'ils l'adopteraient d'autant plus volontiers qu'il serait combattu par les nobles, dont ils se défiaient. En effet, la noblesse flaira le piège,

232 sous l'invocation de clio

mais les artisans donnèrent dans mes panneaux. Us formaient la majorité du Conseil. Sur leur ordre, l'armée florentine se mit en marche et exécuta le plan que j'avais tracé pour sa perte. Qu'il fut beau ce lever du jour, quand, che- vauchant avec la petite troupe des bannis au milieu des Siennois et des Allemands, je vis le soleil, déchirant les voiles blancs du matin, éclairer la forêt des lances guelfes qui cou- vraient les pentes de la Malena! J'avais amené mes ennemis sous ma main. Encore un peu d'art et j'étais sûr de les détruire. Par mon conseil, le comte Giordano fit défiler trois fois à leur vue les fantassins de la commune de Sienne, en changeant leurs casaques après le premier et le second tour, afin qu'ils parus- sent trois fois plus nombreux qu'ils n'étaient; et il les montra aux guelfes d'abord rouges en présage de sang, puis verts en présage de mort, enfin mi-blancs mi-noirs en présage de captivité. Présages véritables ! Ojoie! quand, chargeant la cavalerie florentine, je la vis fléchir et tournoyer ainsi qu'un vol de cor- neilles, quand je vis l'homme payé par moi,

FARINATA DEGLI UBERTI 233

celui dont je ne prononce pas le nom de peur de souiller ma bouche, abattre d'un coup d'épée le gonfalon qu'il était venu défendre, et tous .es cavaliers, cherchant dès lors en vain, pour s'v rallier, les couleurs blanches et bleues, fuir éperdus, s'écraser les uns les autres, tandis que, lancés à leur poursuite, nous les égor- gions comme des porcs au marché. Les arti- sans de la commune tenaient seuls encore; il fallut les tuer autour du caroccio ensanglanté. Enfin, nous ne trouvâmes plus devant nous que des morts, et des lâches, qui se liaient entre eux les mains pour venir plus humble- ment nous demander grâce à genoux. Et moi, content démon ouvrage, je me tenais à l'écart.

FRA AMBROGIO.

Hélas! vallée maudite de l'Arbia! On dit qu'après tant d'années elle sent la mort encore et que, déserte, hantée des bêtes sauvages, elle s'emplit, la nuit, du hurlement des chiennes blanches. Votre cœur fut-il assez dur, messer Farinata, pour ne pas se fondre en larmes, quand vous vîtes, en cette journée

234 sous l'invocation de clio

scélérate, les pentes fleuries de la Malena boire le sang florentin?

FARINATA.

Ma seule douleur fut de penser qu'ainsi j'avais montré à mes ennemis la voie de la victoire et que je leur faisais pressentir, en les abattant après dix ans de puissance et de superbe, ce qu'ils pouvaient espérer à leur tour d'un même nombre d'années. Je songeai que, puisque avec mon aide un tel tour avait été donné à la roue de Fortune, cette roue tournerait encore et mettrait les miens à bas. Ce pressentiment couvrit d'une ombre l'écla- tante lumière de ma joie.

FRA AMBROGIO.

Il m'a paru que vous détestiez, et non certes à tort, la trahison de cet homme, qui fit choir dans la boue et le sang l'étendard sous lequel il était venu combattre. Moi-même, qui sais que la miséricorde du Seigneur est infinie, je doute si Bocca n'a point sa part dans l'enfer avec Caïn, Judas et Brutus le parricide. Mais

FAR1NATA DEGLI DBERTI 235

si le crime de Bocca est à ce point exécrable, ne vous repentez-vous point de l'avoir causé? Et ne croyez-vous pas, messer Farinata, que vous-même, en attirant dans un piège l'armée des Florentins, vous avez offensé le Dieu juste, et fait ce qui n'était pas permis?

FARINATA.

Tout est permis à celui qui agit par vigueur de pensée et force de cœur. En trompant mes ennemis je fus magnanime et non traître. Et si vous me faites un crime d'avoir employé au salut de mon parti l'homme qui renversa le gonfalon des siens, vous aurez grand tort, Fra Ambrogio; car c'est la nature et non moi qui l'avait fait infâme, et c'est moi et non la nature qui tournai à bien son infamie.

FRA AMBROGIO.

Mais, puisque vous aimiez votre patrie même en la combattant, il vous fut douloureux sans doute de ne l'avoir vaincue qu'avec l'aide des Siennois, ses ennemis. De cela ne vous vint-il point quelque vergogne?

236 sous l'invocation de clio

FARINATA.

Pourquoi aurais-je eu honte? Pouvais-je rétablir autrement mon parti dans ma ville? Je me suis allié à Manfred et aux Siennois. Je me serais allié, s'il eût fallu, à ces géants afri- cains qui n'ont qu'un œil au milieu du front et qui se nourrissent de chair humaine, ainsi que le rapportent les navigateurs vénitiens qui les ont vus. La poursuite d'un tel intérêt n'est point un jeu qu'on joue selon les règles, comme les échecs ou les dames. Si j'avais estimé que tel coup est permis et tel autre défendu, pensez-vous que mes adversaires eussent joué de même? Non certes, nous ne faisions pas au bord de l'Arbia une partie de dés sous la treille, avec nos tablettes sur nos genoux et de petits cailloux blancs pour mar- quer les points. Il fallait vaincre. Et cela, l'un et l'autre parti le savait.

Pourtant, je vous accorde, Fra Ambrogio, qu'il eût mieux valu vider notre querelle seuls entre Florentins. La guerre civile est affaire si belle et généreuse et si fine chose, qu'il n'y

FARINATA DEGLI UBERTI 237

faudrait point employer, s'il était possible, des mains étrangères. On la voudrait remettre toute à des concitoyens et de préférence à des nobles, capables d'y travailler avec un bras infatigable et un esprit délié.

Je n'en dirai pas autant des guerres exté- rieures. Ce sont des entreprises utiles ou même nécessaires, qu'on fait pour maintenir ou étendre les limites des États, ou pour favoriser le trafic des marchandises. Il n'y a, le plus souvent, ni bon profit ni grand honneur à faire soi-même ces grosses guerres. Un peuple avisé s'en décharge volontiers sur des mercenaires et en remet l'entreprise à des capitaines expé- rimentés, qui savent beaucoup gagner avec peu d'hommes. 11 n'y faut que des vertus de métier et il convient d'y répandre plus d'or que de sang. On n'y peut mettre du cœur. Car il ne serait guère sage de haïr un étranger parce que ses intérêts sont opposés aux nôtres, tandis qu'il est naturel et raisonnable de haïr un concitoyen qui s'oppose à ce qu'on estime soi-même- utile et bon. C'est seulement dans la guerre civile qu'on peut montrer un esprit

238 sous l'invocation de clio

pénétrant, une âme inflexible et la force d'un cœur tout plein de colère et d'amour.

FRA AMBROGIO.

Je suis le plus pauvre des serviteurs des pauvres. Mais, je n'ai qu'un maître, qui est le Roi du Ciel ; je le trahirais si je ne vous disais, messer Farinata, que le seul guerrier digne d'une entière louange est celui qui marche sous la croix en chantant :

Vexilla régis prodeunt.

Le bienheureux Dominique, dont l'âme, comme un soleil, se leva sur l'Eglise obscurcie par la nuit du mensonge, enseigna que la guerre contre les hérétiques est d'autant plus charitable et miséricordieuse qu'elle est plus âpre et véhémente. Celui-là certes le comprit qui, portant le nom du prince des apôtres, fut la pierre de fronde qui frappa comme un Goliath l'hérésie au front. Il souffrit le martyre entre Côme et Milan. De lui mon ordre s'honore grandement. Quiconque tire l'épée contre un tel soldat est un autre Antiochus au

FARINATA DEGLI UBERTI 239

regard de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais ayant institué les empires, les royaumes et les républiques, Dieu souffre qu'on les défende par les armes, et il regarde les capitaines qui, l'ayant invoqué, tirent l'épée pour le salut de leur patrie temporelle. Il se détourne au contraire du citoyen qui frappe sa ville et la saigne, comme vous fîtes d'un si grand vouloir, messer Farinata, sans craindre que Florence, par vous épuisée et déchirée, n'eût plus la force de résister à ses ennemis. On trouve dans les chroniques anciennes que les villes affaiblies par des guerres intestines offrent une proie facile à l'étranger qui les guette.

FARINATA.

Moine, est-ce quand il veille ou quand il dort qu'on fait bien d'attaquer le lion? Or, j'ai tenu éveillé le lion de Florence. Demandez aux Pisans s'ils eurent à se réjouir de l'avoir assailli dans le temps que je l'avais rendu furieux. Cherchez dans les vieilles histoires et vous y trouverez peut-être aussi que les cités qui bouillonnent au dedans sont toutes prêtes

240 sous l'invocation DE CLIO

à échauder les ennemis du dehors, mais que la gent tiédie par la paix est sans ardeur pour combattre hors de ses portes. Sachez qu'il faut craindre d'offenser une ville assez vigi- lante et généreuse pour soutenir la guerre intérieure, et ne dites plus que j'ai affaibli ma patrie.

FRA AMBROGIO.

Pourtant, vous le savez, elle fut près de périr après la journée funeste de l'Arbia. Les guelfes épouvantés étaient sortis de ses murailles et avaient pris d'eux-mêmes le chemin douloureux de l'exil. La diète gibe- line, convoquée à Empoli par le comte Gior- dano, décida de détruire Florence.

FARINATA.

Il est vrai. Tous voulaient qu'il n'en restât pas pierre sur pierre. Ils disaient tous : « Écrasons ce nid de guelfes. » Seul, je me levai pour la défendre. Et seul, je la préservai de tout dommage. Les Florentins me doivent le jour qu'ils respirent. Ceux-là qui m'outra- gent et qui crachent sur mon seuil, s'ils

FARINATA DEGLI UBERTI 2ii

avaient quelque piété au cœur, m'honoreraient comme un père. J'ai sauvé ma ville.

FRA AMBROGIO.

Après l'avoir perdue. Toutefois, que cette journée d'Empoli vous soit comptée en ce monde et dans l'autre, messer Farinata!' Et veuille saint Jean-Baptiste, patron de Florence, porter à l'oreille du Seigneur les paroles que vous avez prononcées dans l'assemblée des gibelins! Répétez-moi, je vous prie, ces paroles dignes de louanges. Elles sont diver- sement rapportées, et je voudrais les connaître avec exactitude. Est-il vrai, comme plusieurs le disent, que vous prîtes texte de deux pro- verbes toscans dont l'un est de l'âne et l'autre de la chèvre?

FARINATA.

De la chèvre il ne me souvient guère, mais de l'âne j'ai meilleure mémoire. Il se peut, ainsi qu'on l'a dit, que j'aie brouillé les deux proverbes. De cela je n'ai nul souci. Je me levai et parlai à peu près de la sorte :

14

242 sous l'invocation de clio

« L'âne hache les raves comme il sait. A son exemple, vous hachez sans discernement, le lendemain de même que la veille, ignorant ce qu'il convient de détruire et ce qu'il convient de respecter. Mais sachez que je n'ai tant souffert et combattu que pour vivre dans ma ville. Je la défendrai donc et mourrai, s'il le faut, l'épée à la main. »

Je n'en dis pas davantage et je sortis. Ils cou- rurent sur mes pas et, s'efforçant de m'apaiser par leurs prières, ils jurèrent de respecter Florence.

FRA AMBBOGIO.

Puissent nos fils oublier que vous fûtes à l'Arbia et se rappeler que vous fûtes à Empoli ! Vous vécûtes dans des temps cruels, et je ne crois pas qu'il soit facile tant à un guelfe qu'à un gibelin de faire son salut. Dieu, messer Farinata, vous garde de l'enfer et vous reçoive, après votre mort, en son saint Paradis !

FARINATA.

Le paradis et l'enfer ne sont que dans notre esprit. Épicure l'enseignait et beaucoup

FARINATA DEGLI UBERTI 243

d'autres après lui le savent. Vous-même, Fra Ambrogio, n'avez-vous pas lu dans votre livre : « L'homme meurt de même que la bête. Leur condition est la même »?

Mais si, comme les âmes communes, je croyais en Dieu, je le prierais de me laisser, après ma mort, ici tout entier, et d'enfermer mon âme avec mon corps dans mon tombeau, sous les murs de mon beau San Giovanni. A l'entour, on voit des cuves de pierre taillées par les Romains pour leurs morts, et mainte- nant ouvertes et vides. C'est dans un de ces lits que je veux me reposer enfin et dormir. Dans ma vie j'ai souffert cruellement de l'exil, et je n'étais qu'à une journée de Florence. Plus éloigné d'elle, je serais plus malheureux. Je veux rester toujours dans ma ville bien-aimée. Puissent les miens y rester aussi !

FRA AMBROGIO.

Je vous entends avec épouvante blasphémer le Dieu qui fit le ciel et la terre, les montagnes de Florence et les roses de Fiesole. Et ce qui m'effraye le plus, messer Farinata degli Uberti,

244 sous l'invocation de clio

c'est que votre âme communique au mal un noble caractère. Si, contrairement à l'espoir que je garde encore, la miséricorde infinie vous abandonnait, je crois que l'enfer tirerait de vous quelque honneur.

LE ROI BOIT

En l'an de grâce 1428, à Troyes, le cha- noine Guillaume Chappedelaine fut nommé par le chapitre roi de l'Epiphanie, conformé- ment aux usages suivis alors dans toute la France chrétienne. C'était, en effet, la coutume des chanoines d'élire un d'entre eux, auquel ils donnaient le nom de roi parce qu'il devait tenir la place du Roi des rois et les assembler tous à sa table, en attendant que Jésus-Christ lui-même les réunît, comme ils en avaient l'espérance, dans son saint paradis.

Messire Guillaume Chappedelaine avait été choisi pour ses bonnes mœurs et pour sa libé- ralité. Il était homme riche. Ses vignes avaient

14.

246 sous l'invocation de clio

été épargnées par les capitaines tant armagnacs que bourguignons qui ravageaient la Cham- pagne, et c'est un bonheur dont il devait rendre grâce à Dieu d'abord et ensuite à lui- même pour la douceur avec laquelle il avait traité les deux partis qui déchiraient le royaume des lys. Sa richesse avait beaucoup contribué à son élection, en cette année le setier de blé valait huit francs, le quarteron d'œufs six sous, un petit cochon sept francs, et les gens d'Eglise étaient réduits, comme des vilains, à manger des choux tout l'hiver.

Donc, au saint jour de l'Epiphanie, messire Guillaume Chappedelaine, revêtu de sa dalma- tique, tenant à la main une palme pour sceptre, prit place dans le chœur de la cathé- drale, sous un dais de drap d'or. Cependant, trois chanoines sortirent de la sacristie, le front ceint de couronnes. L'un était vêtu de blanc, l'autre de rouge et le troisième de noir. Ils figuraient les rois mages et, descendant vers la partie de l'église qui représente le pied de la croix, ils chantaient l'évangile de saint Matthieu. Un diacre, qui portait au bout d'une

LE ROI BOIT 247

perche cinq chandelles allumées pour rappeler l'étoile miraculeuse qui conduisit les mages à Bethléem, monta la grande nef et entra dans le chœur. Ils le suivirent en chantant et quand ils furent à cet endroit de l'évangile : Et mirantes domum, invenerunt puerum cum Maria, maire ejus, et procidentes adoraverunt eum. ils s'arrêtèrent devant messire Guillaume Chappedelaine et lui firent de profondes génu- flexions. Trois enfants les suivaient, présentant un peu de sel et des épices, que messire Guil- laume reçut avec bonté, à l'imitation de l'Enfant roi qui avait agréé la myrrhe, l'or et l'encens des rois de la terre. Puis l'office divin fut célébré dévotement.

Le soir les chanoines allèrent souper chez le roi de l'Epiphanie. L'hôtel de messire Guil- laume était tout contre le chevet de l'église, ©n le reconnaissait au chaperon d'or taillé dans un écu de pierre, sur la porte basse. La grand'salle était, cette nuit-là, jonchée de feuillage et éclairée par douze torches de résine. Tout le chapitre prit place autour de la table sur laquelle était dressé un agneau

248 sous l'invocation de clio

entier. Il y avait messeigneurs Jean Bruant, Thomas Alépée, Simon Thibouville, Jean Coquemard, Denys Petit, Pierre Corneille, Barnabe Videloup et François Pigouchel, chanoines de Saint-Pierre, messire Thibault de Saulges, écuyer, chanoine héréditaire laïque, et au bas bout de la table Pierrolet, le petit clerc, qui, bien que ne sachant pas écrire, était secrétaire de messire Guillaume Chappe- delaine et lui servait sa messe. Il avait l'air d'une fille habillée en garçon. C'est lui qui paraissait en habit d'ange le jour de la Chan- deleur. L'usage était aussi qu'au mercredi des Quatre-Temps de décembre on lût à la messe comment l'ange Gabriel vint annoncer à Marie le mystère de l'Incarnation. On plaçait sur un échafaud une jeune fille, à qui un enfant avec des ailes annonçait qu'elle allait devenir la mère du Fils de Dieu; une colombe d'étoupe était pendue sur la tête de la jeune fille. Pierrolet faisait depuis deux ans l'ange de l'Annonciation.

Mais il s'en fallait de beaucoup qu'il eût l'âme aussi douce que lo visage. Il était violent,

LE ROI BOIT 249

hardi, querelleur et provoquait volontiers les garçons plus âgés que lui. On le soupçonnait de courir les filles. L'exemple des gens d'armes, qui tenaient garnison dans les villes, le rendait excusable, et l'on ne donnait pas beaucoup d'attention à ces mauvaises habi- tudes. Ce qui fâchait plutôt messire Guillaume Chappedelaine, c'est que Pierrolet était Arma- gnac et cherchait querelle aux Bourguignons. Le chanoine lui représentait souvent qu'un teî esprit était pernicieux et vraiment diabolique dans cette bonne ville de Troyes, le feu roi Henry V d'Angleterre avait célébré son mariage avec madame Catherine de France et les Anglais étaient les maîtres légitimes, car toute puissance vient de Dieu. Omnis potes tas a Deo.

Les convives ayant pris place, messire Guil- laume Chappedelaine récita le Benedicite, et l'on commença de manger en silence. Messire Jean Coquemard parla le premier. Se tournant vers messire Jean Bruant, son voisin :

Vous êtes, lui dit-il, une prudente et docte personne. Avez-vous jeûné hier?

230 sous l'invocation de clio

Il était convenable de le faire, répondit messire Jean Bruant. La veille de l'Epiphanie est nommée vigile dans les Sacramentaires, et qui dit vigile dit jeûne.

Pardonnez-moi, reprit messire Jean Coquemard. J'estime avec d'insignes docteurs qu'un jeûne austère s'accorde mal avec la joie que cause aux fidèles la naissance du Sauveur, dont l'Eglise continue la mémoire jusqu'à l'Epiphanie.

Pour moi, reprit messire Jean Bruant, je tiens ceux qui ne jeûnent pas en ces vigiles pour dégénérés de la piété arftique.

Et moi, s'écria messire Jean Coque- mard, j'estime que ceux qui se préparent par le jeûne à la plus joyeuse de nos fêtes sont condamnables, comme suivant des usages blâmés par le plus grand nombre des évêques.

La querelle des deux chanoines commençait à s'aigrir.

Ne pas jeûner! Quelle mollesse! disait messire Jean Bruant.

Jeûner! quelle obstination! disait messire

LE ROI BOIT 251

Jean Coquemard. Vous êtes l'homme superbe et téméraire qui va seul.

Vous êtes l'homme faible qui suit molle- ment la foule corrompue. Mais même en ces temps mauvais nous vivons, j'ai des auto- rités. Quidam asserunt in vigilia Epiphaniœ jejunandum.

La question est tranchée. Non jejunetur!

Paix! paix! s'écria, du fond de sa haute et large chaise, messire Guillaume Chappede- laine. Vous avez tous deux raison : vous êtes louable, Jean Coquemard, de prendre de la nourriture la veille de l'Epiphanie, en signe de réjouissance, et vous, Jean Bruant, de jeûner en ces mêmes vigiles, puisque vous le faites avec une allégresse congruente.

Le chapitre tout entier approuva la sentence.

Salomcm n'eût point mieux jugé! s'écria messire Pierre Corneille.

Et messire Guillaume Chappedelaine, ayant approché de ses lèvres son gobelet de vermeil, nos sires Jean Bruant, Jean Coquemard, Thomas ALépée, Simon Thibouville, Denys Petit, Pierre Corneille, Barnabe Videloup,

252 sous l'invocation de clio

François Pigouchel s'écrièrent tous à la fois :

Le roi boit! le roi boit!

C'était une loi du festin de pousser ce cri, et le convive qui y manquait encourait un châti- ment sévère.

Messire Guillaume Chappedelaine, voyant que les brocs étaient vides, fît apporter du vin, et les serviteurs râpèrent du raifort pour donner soif aux convives.

A la santé du seigneur évêque de Tro}res et du régent de France, dit-il en se levant de dessus sa chaise canonicale.

Volontiers, messire, dit Thibault de Saulges, écuyer; mais ce n'est un secret pour personne que notre seigneur évêque est en querelle avec le régent au sujet du double décime que Monseigneur de Bedford exige des gens d'Eglise, sous prétexte de subvenir à la croisade contre les hussites. Et nous allons confondre deux santés ennemies.

! ! répondit messire Guillaume, il convient de porter des santés pour la paix, et non pour la guerre. Je bois au régent de France pour le roi Henry sixième, et à la santé

LE ROI BOIT 2'63

de Monseigneur l'évêque de Troyes, que nous avons tous élu voilà deux ans.

Les chanoines, levant leur gobelet, burent à la santé de l'évêque et du régent Bedford.

Cependant s'éleva au bas bout de la table une voix jeune, et encore mal timbrée, qui criait :

A la santé du dauphin Louis, le vrai roi de France!

C'était le petit Pierrolet, dont l'esprit arma- gnac, chauffé par le vin du chanoine, éclatait.

On n'y prit pas garde, et messire Guillaume ayant bu à nouveau, on cria amplement comme il convenait :

Le roi boit! le roi boit!

Les convives s'entretenaient vivement et tous ensemble des affaires sacrées et des affaires profanes.

Savez-vous, dit Thibault de Saulges, que dix mille Anglais sont envoyés par le régent pour prendre Orléans?

En ce cas, dit messire Guillaume, ils auront la ville, comme ils ont déjà Jargeau et Beaugency, ettantde bonnes citésdu royaume.

15

254 SOUS L'INVOCATION de clio

C'est ce qu'on verra! dit, tout rouge, le petit Pierrolet.

Mais, comme il était au bas bout, on ne l'entendit pas cette fois encore.

Buvons, messeigneurs, dit messire Guil- laume, qui faisait libéralement les honneurs de sa table.

Et il donna l'exemple en levant son grand hanap de vermeil.

Le cri retentit plus haut que devant :

Le roi boit! le roi boit!

Mais après qu'eut roulé ce tonnerre de voix, messire Pierre Corneille, qui se trouvait assez bas à la table, dit aigrement :

Messeigneurs, je vous dénonce le petit Pierrolet, qui n'a pas crié : « Le roi boit! » en quoi il a manqué gravement aux us et cou- tumes, et il faut l'en punir.

Il faut l'en punir! reprirent ensemble messeigneurs Denys Petit et Barnabe Videloup.

Qu'il soit châtié, dit à son tour messire Guillaume Chappedelaine.il lui faut barbouiller les mains et le visage avec de la suie. C'est l'usage !

LE ROI BOIT 255

C'est l'usage! s'écrièrent ensemble les chanoines.

Et messire Pierre Corneille alla chercher de la suie dans la cheminée, tandis que nosseigneurs Thomas Alépée et Simon Thi- bouville, se jetant en riant grassement sur l'enfant, s'efforçaient de lui tenir les bras et les jambes.

Mais Pierrolet s'échappa de leurs mains, puis, s'adossant à la muraille, il tira de sa ceinture une petite dague et jura qu'il T'enfon- cerait dans la gorge de quiconque approcherait.

Cette violence fit beaucoup rire les chanoines et, particulièrement, messire Guillaume Chap- pedelaine qui, se levant de son siège, vint auprès de son petit secrétaire, suivi de messire Pierre Corneille, tenant une pelletée de suie.

C'est donc moi, dit-il d'une voix onc- tueuse, qui, pour son châtiment, ferai de ce méchant enfant un nègre, un serviteur du roi noir Balthazar, qui vint à la crèche. Pierre Corneille, tendez-moi la pelle.

Et d'un geste aussi lent que s'il aspergeait d'eau bénite un fidèle, il jeta une pincée de

256 sous l'invocation de clio

suie sur le visage de l'enfant qui, s'élançant sur lui, lui enfonça sa dague dans le ventre.

Messire Guillaume Chappedelaine poussa un grand soupir et tomba la face contre terre. Les convives s'empressèrent autour de lui. Ils virent qu'il était mort.

Pierrolet avait disparu. On le chercha dans toute la ville sans pouvoir le trouver. On sut plus tard qu'il s'était engagé dans la compa- gnie du capitaine La Hire. A la bataille de Patay, sous les yeux de la Pucelle, il prit un capitaine anglais et fut fait chevalier.

" LA MUIKON "

Et quelquefois, dans nos longues soirées, le général en chef nous fai- sait des contes de revenants, genre de narration auquel il était fort habile. (Mémoires du comte Lavallette, 1831, t. I", p. 335.)

Depuis plus de trois mois Bonaparte était sans nouvelles de l'Europe quand, à son retour de Saint-Jean-d'Acre, il envoya un parlementaire à l'amiral ottoman, sous prétexte de traiter l'échange des prisonniers, mais en réalité dans l'espoir que Sir Sidney Smith arrêterait cet officier au passage et lui ferait connaître les événements récents, si, comme on pouvait le prévoir, ils étaient malheureux

258 sous l'invocation de clio

pour la République. Le général calculait juste. Sir Sidney fit monter le parlementaire à son bord et l'y reçut honorablement. Ayant lié conversation, il ne tarda pas à s'assurer que l'armée de Syrie était sans dépêches ni avis d'aucune sorte. Il lui montra les journaux ouverts sur la table et, avec une courtoisie perfide, le pria de les emporter.

Bonaparte passa la nuit sous sa tente à les lire. Le matin sa résolution était prise de retourner en France pour y ramasser le pou- voir tombé. Qu'il mît seulement le pied sur le territoire de la République, il écraserait ce gouvernement faible et violent, qui livrait la patrie en proie aux imbéciles et aux fripons, et il occuperait seul la place balayée. Pour accomplir ce dessein, il fallait traverser, par des vents contraires, la Méditerranée couverte de croiseurs anglais. Mais Bonaparte ne voyait que le but et son étoile. Par un inconcevable bonheur, il avait reçu du Directoire l'autorisa- tion de quitter l'armée d'Egypte et d'y dési- gner lui-même son successeur.

Il appela l'amiral Gantheaume qui, depuis

" LA MUIRON " 259

la destruction de la flotte, se tenait au quartier général, et lui donna l'ordre d'armer promp- tement, en secret, deux frégates vénitiennes qui se trouvaient à Alexandrie, et de les amener sur un point désert de la côte, qu'il lui désigna. Lui-même, il remit, par pli cacheté, le commandement en chef au général Kléber, et sous prétexte de faire une tournée d'inspection, se rendit avec un escadron de guides à l'anse du Marabou. Le soir du 7 fruc- tidor an VII, à la rencontre de deux chemins d'où l'on découvre la mer, il se trouva tout à coup en face du général Menou, qui regagnait Alexandrie avec son escorte. N'ayant plus de moyen ni de raisons de garder son secret, il fit à ces soldats de brusques adieux, leur recom- manda de se bien tenir en Egypte et leur dit :

Si j'ai le bonheur de mettre le pied en France, le règne des bavards est fini !

Il semblait parler ainsi d'inspiration et comme malgré lui. Mais cette déclaration était calculée pour justifier sa fuite et faire pres- sentir sa puissance future.

Il sauta dans le canot qui, à la nuit tom-

260 sous l'invocation de clio

bante, accosta la frégate la Muiron. L'amiral Gantheaume l'accueillit sous son pavillon par ces mots :

Je gouverne sous votre étoile.

Et aussitôt il fit mettre à la voile. Le général était accompagné de Lavallette, son aide de camp, de Monge et de Berthollet. La frégate la Carrère, qui naviguait de conserve, avait reçu les généraux Lannes et Murât, blessés, MM. Denon, Costaz et Parseval-Grandmaison.

Dès le départ, un calme survint. L'amiral proposa de rentrer à Alexandrie, pour ne pas se trouver le matin en vue d'Aboukir, mouillait la flotte ennemie. Le fidèle Lavallette supplia le général de se rendre à cet avis. Mais Bonaparte montra le large

Soyez tranquille! nous passerons. Après minuit une bonne brise se leva. La

flottille se trouvait, le matin, hors de vue. Comme Bonaparte se promenait seul sur le pont, Berthollet s'approcha de lui :

Général, vous étiez bien inspiré en disant à Lavallette d'être tranquille et que nous passerions.

" LA MUIRON " 20i

Bonaparte sourit :

Je rassurais un homme faible et dévoué. Mais à vous, Berthollet, qui êtes un caractère d'une autre trempe, je parlerai différemment. L'avenir est méprisable. Le présent doit seul être considéré. Il faut savoir à la fois oser et calculer, et s'en remettre du reste à la fortune.

Et, pressant le pas, il murmura :

Oser... calculer... ne pas s'enfermer dans un plan arrêté... se plier aux circon- stances, se laisser conduire par elles. Profiter des moindres occasions comme des plus grands événements. Ne faire que le possible, et faire tout le possible.

Ce même jour, pendant le dîner, le général ayant reproché à Lavallette sa pusillanimité de la veille, l'aide de camp répondit qu'à pré- sent ses craintes étaient autres, mais non moindres, et qu'il les avouait sans honte, car elles portaient sur le sort de Bonaparte et, par conséquent, sur les destinées de la France et du monde.

Je tiens du secrétaire de Sir Sidney, dit-il, que le commodore estime qu'il y a beaucoup

15.

262 sous l'invocation de clio

d'avantage à bloquer hors de vue. Connaissant sa méthode et son caractère, nous devons nous attendre à le trouver sur notre route. Et dans ce cas...

Bonaparte l'interrompit :

Dans ce cas, vous ne doutez pas que notre inspiration et notre conduite ne soient supérieures au péril. Mais c'est faire bien de l'honneur à ce jeune fou, que de le croire capable d'agir avec suite et méthode. Smith devait être capitaine de brûlot.

Bonaparte jugeait avec partialité l'homme redoutable qui lui avait fait manquer sa for- tune à Saint-Jean-d'Acre ; sans doute parce que ce grand dommage lui était moins cruel s'il était à un coup de hasard et non plus au génie d'un homme.

L'amiral leva la main comme pour attester sa résolution :

Si nous rencontrons les croiseurs anglais, je me porterai à bord de la Carrère, et je leur donnerai, vous pouvez m'en croire, assez d'occupation pour laisser à la Muiron le temps d'échapper.

" LA MUIRON " 263

Lavallette entr'ouvrit la bouche. Il avait grande envie de répondre à l'amiral que la Muiron était mauvaise marcheuse et peu capable de mettre à profit l'avance qu'on lui donnerait. Il eut peur de déplaire : il avala son inquiétude. Mais Bonaparte lut dans sa pensée. Et, le tirant par un bouton de son habit :

Lavallette, vous êtes un honnête homme, lui dit-il, mais vous ne serez jamais un bon militaire. Vous ne regardez pas assez vos avantages et vous vous attachez à des incon- vénients irréparables. Il n'est pas en notre pouvoir de rendre cette frégate excellente pour la course. Mais il faut considérer l'équi- page, animé des meilleurs sentiments .et capable d'accomplir au besoin des prodiges. Vous oubliez qu'elle se nomme la Muiron. C'est moi-même qui l'ai nommée ainsi. J'étais à Venise. Invité à baptiser une frégate qu'on venait d'armer, je saisis cette occasion d'illus- trer une mémoire qui m'était chère, celle de mon aide de camp, tombé sur le pont d' Arcole en couvrant de son corps son général, sur qui

264 sous l'invocation de clio

pleuvait la mitraille. C'est ce navire qui nous porte aujourd'hui. Doutez-vous que son nom ne soit d'un heureux présage?

Il lança quelque temps encore des paroles ardentes pour échauffer les cœurs. Puis il dit qu'il allait dormir. On sut le lendemain qu'il avait décidé que, pour éviter les croiseurs, on naviguerait pendant quatre ou cinq semaines le long des côtes d'Afrique.

Dès lors, les jours se succédèrent pareils et monotones. La Muiron demeurait en vue de ces côtes plates et désertes, que les navires ne vont jamais reconnaître, el courait des bordées d'une demi-lieue, sans se risquer plus au large. Bonaparte employait la journée en con- versations et en rêveries. Il lui arrivait parfois de murmurer les noms d'Ossian et de Fingal. Parfois il demandait à son aide de camp de lire à haute voix les Révolutions de Vertot ou !es Vies de Plutarque. Il semblait sans inquié- tude et sans impatience, et gardait toute la liberté de son esprit, moins encore par force d'âme que par une disposition naturelle à vivre tout entier dans le moment présent. Il

" LA MUIROX " 265

prenait même un plaisir mélancolique à regarder la mer qui, riante ou sombre, menaçait sa fortune et le séparait du but. Après le repas, quand le temps était beau, il montait sur le pont et se couchait à demi sur l'affût d'un canon, dans l'attitude abandonnée et sauvage avec laquelle, enfant, il s'accoudait aux pierres de son île. Les deux savants, l'amiral, le capitaine de la frégate et l'aide de camp Lavallette faisaient cercle autour de lui. Et la conversation, qu'il menait par saccades, roulait le plus souvent sur quelque nouvelle découverte de la science. Monge s'exprimait avec pesanteur. Mais sa parole révélait un esprit limpide et droit. Enclin à chercher l'utile, il se montrait, même en physique, patriote et bon citoyen. Berthollet, meilleur philosophe, construisait volontiers des théories générales.

Il ne faut pas, disait-il, faire de la chimie la science mystérieuse des métamorphoses, une Circé nouvelle, levant sur la nature sa baguette magique. Ces vues flattent les imaginations vives; mais elles ne contentent pas les

266 sous l'invocation de clio

esprits méditatifs, qui veulent ramener les transformations des corps aux lois générales de la physique.

Il pressentait que les réactions, dont le chi- miste est l'instigateur et le témoin, se produi- sent dans des conditions exactement mécani- ques, qu'on pourrait un jour soumettre aux rigueurs du calcul. Et, revenant sans cesse sur cette idée, il y soumettait les faits connus ou soupçonnés. Un soir, Bonaparte, qui n'aimait guère la spéculation pure, l'inter- rompit brusquement :

Vos théories!.. Des bulles de savon nées d'un souffle et qu'un souffle détruit. La chimie, Berthollet, n'est qu'un amusement quand elle ne s'applique pas aux besoins de la guerre ou de l'industrie. Il faut que le savant, dans ses recherches, se propose un objet déter- miné, grand, utile ; comme Monge qui, pour fabriquer de la poudre, chercha le nitre dans les caves et dans les écuries.

Monge lui-même et Berthollet représentèrent au général avec fermeté qu'il importe de maî- triser les phénomènes et de les soumettre à des

" LA MU1R0N " 267

lois générales, avant d'en tirer des applica- tions utiles, et que procéder autrement, c'est s'abandonner aux ténèbres dangereuses de l'empirisme.

Bonaparte en convint. Mais il craignait l'empirisme moins que l'idéologie. Il demanda brusquement à Berthoilet :

Espérez-vous entamer, par vos explica- tions, le mystère infini de la nature, mordre sur l'inconnu?

Berthoilet répondit que, sans prétendre expliquer l'univers, le savant rendait à l'huma- nité le plus grand des services en dissipant les terreurs de l'ignorance et de la superstition par une vue raisonnable des phénomènes naturels.

N'est-ce pas être le bienfaiteur des hommes, ajouta-t-il, que de les déliver des fan- tômes créés dans leur âme par la peur d'un enfer imaginaire, que de les soustraire au joug des devins et des prêtres, que de leur ôter l'effroi des présages et des songes?

La nuit couvrait d'ombre la vaste mer. Dans un ciel sans lune et sans nuées, la neige

268 SOUS L'INVOCATION de clio

ardente des étoiles était suspendue en flocons tremblants. Le général resta songeur un moment. Puis, soulevant la tête et la poitrine, il suivit d'un geste de sa main la courbe du ciel, et sa voix inculte de jeune pâtre et de héros antique perça le silence :

J'ai une âme de marbre que rien ne trouble, un cœur inaccessible aux faiblesses communes. Mais vous, Berthollet, savez-vous assez ce qu'est la vie, et la mort1, en avez- vous assez exploré les confins, pour affirmer qu'ils sont sans mystère? Etes-vous sûr que toutes les apparitions soient faites des fumées d'un cerveau malade? Pensez-vous expliquer tous les pressentiments? Le général La Harpe avait la stature et le cœur d'un grenadier. Son intelligence trouvait dans les combats l'ali- ment convenable. Elle y brillait. Pour la pre- mière fois, à Fombio, dans la soirée qui précéda sa mort, il resta frappé de stupeur, étranger à l'action, glacé d'une épouvante inconnue et soudaine. Vous niez les apparitions. Monge,

i. Nous reproduisons la phrase telle qu'elle a été dite.

" LA MUIRON " 269

n'avez-vous pas connu en Italie le capitaine Aubelet?

A cette question, Monge interrogea ?-a mémoire et secoua la tète. Il ne se rappelait nullement le capitaine Aubelet.

Bonaparte reprit :

Je l'avais distingué à Toulon il gagna l'épaulette. Il avait la jeunesse, la beauté, la vertu d'un soldat de Platée. C'était un antique. Frappés de son air grave, de ses traits purs, de la sagesse qui transparaissait sur son jeune visage, ses chefs l'avaient surnommé Minerve, et les grenadiers lui donnaient ce nom dont ils ne comprenaient pas le sens.

Le capitaine Minerve! s'écria Monge, que ne le nommiez-vous ainsi tout d'abord! Le capitaine Minerve avait été tué sous Man- toue quelques semaines avant mon arrivée dans cette ville. Sa mort avait frappé forte- ment les imaginations, car on l'entourait de circonstances merveilleuses, qui me furent rapportées, mais dont je n'ai point gardé un exact souvenir. Je me rappelle seulement que le général Miollis ordonna que l'épée et le

270 sous l'invocation de clio

hausse-col du capitaine Minerve fussent portés, ceints de lauriers, en tête de la colonne qui défila devant la grotte de Virgile, un jour de fête, pour honorer la mémoire du chantre des héros.

Aubelet, reprit Bonaparte, avait ce cou- rage tranquille, que je n'ai retrouvé qu'en Bessières. Les plus nobles passions l'ani- maient. Il poussait tous les sentiments de son âme jusqu'au dévouement. Il avait un frère d'armes, de quelques années plus âgé que lui, le capitaine Demarteau, qu'il aimait avec toute la force d'un grand cœur. Demarteau ne ressemblait pas à son ami. Impétueux, bouil- lant, porté d'une même ardeur vers les plai- sirs et les périls, il donnait dans les camps l'exemple de la gaieté. Aubelet était l'esclave sublime du devoir, Demarteau l'amant joyeux de la gloire. Celui-ci donnait à son frère d'armes autant d'amitié qu'il en recevait. Tous deux, ils faisaient revivre Nisus et Euryale sous nos étendards. Leur fin, à l'un et à l'autre, fut entourée de circonstances singulières. J'en fus informé comme vous, Monge, et j'y prêtai

" LA MUIRON " 27i

plus d'attention, bien que mon esprit fût alors entraîné vers de grands objets. J'avais hâte de prendre Mantoue, avant qu'une nouvelle armée autrichienne eût le temps d'entrer en Italie. Je n'en lus pas moins un rapport sur les faits qui avaient précédé et suivi la mort du capi- taine Aubelet. Certains des faits attestés dans ce rapport tiennent du prodige. Il faut en rattacher la cause soit à des facultés incon- nues, que l'homme acquiert en des moments uniques, soit à l'intervention d'une intelli- gence supérieure à la nôtre.

Général, vous devez écarter la seconde hypothèse, dit Berthollet. L'observateur de la nature n'y saisit jamais l'intervention d'une intelligence supérieure.

Je sais que vous niez la Providence, répliqua Bonaparte. Cette liberté est permise à un savant enfermé dans son cabinet, non à un conducteur de peuples qui n'a d'empire sur le vulgaire que par la communauté des idées. Pour gouverner les hommes, il faut penser comme eux sur tous les grands sujets, et se laisser porter par l'opinion.

272 sous l'invocation de clio

Et Bonaparte, les yeux levés, dans la nuit, sur la flamme qui flottait à la flèche du grand mât, dit tout aussitôt :

Le vent souffle du nord.

Il avait changé de propos avec cette brus- querie qui lui était ordinaire et qui faisait dire à M. Denon : « Le général pousse le tiroir. »

L'amiral Gantheaume dit qu'il ne fallait pas s'attendre à ce que le vent changeât avant les premiers jours de l'automne.

La pointe de la flamme était tournée vers l'Egypte. Bonaparte regardait de ce côté. Le regard de ses yeux s'enfonçait dans l'espace, et ces paroles sortirent martelées de sa bouche :

Qu'ils tiennent bon, là-bas ! L'évacuation de l'Egypte serait un désastre militaire et com- mercial. Alexandrie, est la capitale des domi- nateurs de l'Europe. De je ruinerai le commerce de l'Angleterre et je donnerai aux Indes de nouvelles destinées... Alexandrie, pour moi comme pour Alexandre, c'est la place d'armes, le port, le magasin d'où je m'élance pour conquérir le monde et je fais affluer les richesses de l'Afrique et de

" LA MUIRON M 273

l'Asie. On ne vaincra l' Angleterre qu'en Egypte. Si elle s'emparait de l'Egypte, elle serait à notre place la maîtresse de l'univers. Le Turc agonise. L'Egypte m'assure la posses- sion de la Grèce. Mon nom sera inscrit pour l'immortalité à côté de celui d'Epaminondas. Le sort du monde dépend de mon intelligence et de la fermeté de Kléber.

Pendant les jours qui suivirent, le général demeura taciturne. Il se faisait lire les Révolu- tions de la République romaine dont le récit lui paraissait d'une lenteur insupportable. Il fallait que l'aide de camp Lavallette allât au pas de charge à travers l'abbé Vertot. Et bientôt Bonaparte, impatient, lui arrachait le livre des mains et demandait les Vies de Plu- tarque, dont il ne se lassait point. Il y trouvait, disait-il, à défaut de vues larges et claires, un sentiment puissant de la destinée.

Un jour donc, après la sieste, il appela son lecteur, et lui ordonna de reprendre la Vie de Brutus à l'endroit il l'avait laissée la veille.

Lavalette ouvrit le livre à la page marquée et lut :

274 sous l'invocation de clio

Donc, au moment ils se disposaient, Cassius et lui, à quitter l'Asie avec toute l'armée (c'était par une nuit fort obscure; sa tente n'était éclairée que d'une faible lumière; un silence profond régnait dans tout le camp, et lui-même était plongé dans ses réflexions), il lui sembla voir entrer quelqu'un dans sa tente. Il tourne les yeux vers la porte et il aperçoit un spectre horrible, dont la figure était étrange et effrayante, qui s'approche de lui, et qui se tient en silence. Il eut le courage de lui adresser la parole. « Qui es-tu, lui demanda-t-il ; un homme ou un Dieu? Que viens-tu faire ici et que me veux-tu? Brutus, répondit le fan- tôme, je suis ton mauvais génie, et tu me verras à Phi- lippes. » Alors Brutus, sans se troubler : « Je t'y verrai », dit-il. Le fantôme disparut aussitôt; et Brutus, à qui les domestiques, qu'il appela, dirent qu'ils n'avaient rien vu ni entendu, continua de s'occuper de ses affaires.

C'est ici, s'écria Bonaparte, dans la soli- tude des flots, qu'une telle scène produit une véritable impression d'horreur. Plutarque est un bon narrateur. Il sait animer le récit. Il marque les caractères. Mais le lien des événe- nements lui échappe. On n'évite point sa des- i. tinée. Brutus, esprit médiocre, croyait à la force de la volonté. Un homme supérieur n'aura pas cette illusion. Il voit la nécessité qui le borne. Il ne s'y brise pas. Être grand,

'• LA MUIRON *' 275

c'est dépendre de tout. Je dépends des événe- ments, dont un rien décide. Misérables que nous sommes, nous ne pouvons rien contre la nature des choses. Les enfants sont volon- taires. Un grand homme ne l'est pas. Qu'est-ce qu'une vie humaine? La courbe d'un pro- jectile.

L'amiral vint annoncer à Bonaparte que le vent avait enfin changé. Il fallait tenter le passage. Le péril était pressant. La mer qu'on allait traverser était gardée entre Tunis et la Sicile par des croiseurs détachés de la flotte anglaise, mouillée devant Syracuse. Nelson la commandait. Qu'un croiseur découvrît la flot- tille, et quelques heures après on avait devant soi le terrible amiral.

Gantheaume fit doubler le cap Bon, de nuit, les feux éteints. La nuit était claire. La vigie reconnut au nord-est les feux d'un navire. L'inquiétude qui dévorait Lavallette avait gagné Monge lui-même. Bonaparte, assis sur l'affût de son canon accoutumé, montrait une tranquillité qu'on croira véritable ou affectée, selon qu'on s'attachera à considérer son fata-

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lisme empreint d'espérances et d'illusions, ou son incroyable aptitude à dissimuler. Après avoir traité, avec Monge et Berthollet, divers sujets de physique, de mathématique et d'art militaire, il en vint à parler de certaines superstitions dont son esprit n'était peut-être pas entièrement affranchi :

Vous niez le merveilleux, dit-il à Monge. Mais nous vivons, nous mourons au milieu du merveilleux. Vous avez rejeté avec mépris de votre mémoire, me disiez-vous un jour, les circonstances extraordinaires qui ont accom- pagné la mort du capitaine Aubelet. Peut-être la crédulité italienne vous les présentait-ello avec trop d'ornements. Ce serait votre excuse. Ecoutez-moi. Voici la vérité nue. Le 9 sep- tembre, à minuit, le capitaine Aubelet était au bivouac devant Mantoue. A la chaleur acca- blante du jour succédait une nuit rafraîchie par les brumes qui s'élevaient au-dessus de la plaine marécageuse. Aubelet, tâtant son man- teau, le trouva mouillé. Comme il se sentait un léger frisson, il s'approcha d'un feu sur lequel les grenadiers avaient fait la soupe et

" LA MUIRON " 277

se chauffa les pieds, assis sur une selle de mule L La nuit et le brouillard resserraient leur cercle autour de lui. Il entendait au loin le hennissement des chevaux et le cri régulier des sentinelles. Le capitaine était depuis quelque temps, anxieux, triste, le regard flxé sur les cendres du brasier, quand une grande forme vint, sans bruit, se dresser à son côté. Il la sentait près de lui et n'osait tourner la tête. Il la tourna pourtant et reconnut le capi- taine Demarteau, son ami, qui, selon sa coutume, appuyait à la hanche le dos de sa main gauche et se balançait légèrement. A cette vue le capitaine Aubelet sentit ses che- veux se dresser sur sa tête. Il ne pouvait douter que son frère d'armes ne fût près de lui et il lui était impossible de le croire, puis- qu'il savait que le capitaine Demarteau se trouvait alors sur le Mein, avec Jourdan, que menaçait l'archiduc Charles. Mais l'aspect de son ami ajoutait à sa terrear, par quelque chose d'inconnu qui se mêlait à son parfait naturel. C'était Demarteau et c'était en même temps ce que personne n'eût pu voir sans

16

278 sous l'invocation de clio

épouvante. Aubelet ouvrit la bouche. Mais sa langue glacée ne put former aucun son. C'est l'autre qui parla :

» Adieu! Je vais je dois aller. Nous nous reverrons demain.

» Et il s'éloigna d'un pas muet.

» Le lendemain Aubelet fut envoyé en reconnaissance à San Giorgo. Avant de partir, il appela le plus ancien lieutenant et lui donna les instructions nécessaires pour remplacer le capitaine.

» Je serai tué aujourd'hui, ajouta-t-il, aussi vrai que Demarteau a été tué hier.

» Et il conta à plusieurs officiers ce qu'il avait vu dans la nuit. Ils crurent qu'il avait un accès de cette fièvre qui commençait à travailler l'armée dans les marécages de Mantoue.

» La compagnie Aubelet reconnut, sans être inquiétée, le fort San Giorgo. Son objet ainsi atteint, elle se replia sur nos positions. Elle marchait sous le couvert d'un bois d'oliviers. Le plus ancien lieutenant, s'approchant du capitaine, lui dit :

" LA MUIRON " 279

» Vous n'en doutez plus, capitaine Minerve : nous vous ramènerons vivant.

» Aubelet allait répondre, quand une balle, qui siffla dans le feuillage, le frappe au front.

» Quinze jours plus tard, une lettre du général Joubert, communiquée par le Direc- toire à l'armée d'Italie, annonçait la mort du brave capitaine Demarteau, tombé au champ d'honneur le 9 septembre. »

Aussitôt qu'il eut fait ce récit, le général, perçant le cercle de ses auditeurs silencieux, se promena muet, à grands pas, sur le pont.

Général, lui dit Gantheaume, nous avons franchi le pas dangereux.

Le lendemain il mit le cap au nord, se pro- posant de longer les côtes de Sardaigne jusqu'à la Corse et de gouverner ensuite vers les côtes de Provence, mais Bonaparte voulait débarquer sur un point du Languedoc, craignant que Toulon ne fût occupé par l'ennemi.

La Muiron se dirigeait sur Port-Vendres, quand un coup de vent la repoussa sur la

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Corse et la força de relâcher à Ajaccio. Tous les habitants de l'Ile, accourus pour saluer leur compatriote, couronnaient les hauteurs qui dominent le golfe. Après quelques heures de repos, sur l'avis qu'on reçut que tout le littoral de la France était libre, on fit voile vers Toulon. Le vent était bon, mais faible.

Seul, dans la tranquillité qu'il avait com- muniquée à tous, Bonaparte commençait à s'agiter, impatient de toucher le sol, portant parfois à son épée sa petite main brusque. L'ardeur de régner qui couvait en lui. depuis trois ans, l'étincelle de Lodi, l'enflammait. Un soir, tandis que se perdaient à sa droite les côtes dentelées de l'île natale, il parla tout à coup avec une rapidité qui brouillait les syllabes dans sa bouche :

Les bavards et les incapables, si l'on n'y mettait ordre, achèveraient la ruine de la France. L'Allemagne perdue à Stockach, l'Italie perdue à la Trebbia; nos armées battues, nos ministres assassinés, les fournis- seurs gorgés d'or, les magasins sans vivres ni effets d'équipement, l'invasion prochaine, voilà

" LA MUIRON " 281

ce que nous vaut un gouvernement sans force et sans probité.

» Les hommes probes, ajouta-t-il, fournis- sent seuls à l'autorité un appui solide. Les cor- rompus m'inspirent un insurmontable dégoût. On ne peut gouverner avec eux. »

Monge, qui était patriote, dit avec fermeté :

La probité est nécessaire à la liberté comme la corruption à la tyrannie.

La probité, reprit le général, est une disposition naturelle et intéressée chez les hommes nés pour le gouvernement.

Le soleil trempait dans le cercle de brumes qui bordaient l'horizon son disque agrandi et rougi. Le ciel était semé, vers l'orient, de nuées légères comme les feuilles d'une rose effeuillée. La mer agitait mollement les plis de vermeil et d'azur de sa nappe luisante. La toile d'un navire parut à l'horizon et l'officier de service reconnut, dans sa lunette, le pavillon anglais.

Faut-il, s'écria Lavallette, faut-il que nous ayons échappé à d'innombrables dangers pour périr si près du rivage !

16.

282 sous l'invocation DE CLiO

Bonaparte haussa les épaules :

Peut-on encore douter de mon bonheur et de ma destinée?

Et il rendit leur cours à ses pensées.

Il faut balayer ces fripons et ces inca- pables et mettre à leur place un gouvernement compact, de mouvements rapides et sûrs, comme le lion. Il faut de l'ordre. Sans ordre, pas d'administration. Sans administration, pas de crédit ni d'argent, mais la ruine de l'État et celle des particuliers. Il faut arrêter le bri- gandage et l'agio, la dissolution sociale. Qu'est-ce que la France sans gouvernement? Trente millions de grains de poussière. Le pouvoir est tout. Le reste n'est rien. Dans les guerres de Vendée, quarante hommes maîtri- saient un département. La masse entière de la population veut à tout prix le repos, l'ordre et la fin des disputes. De peur des jacobins, des émigrés ou des chouans, elle se jettera dans les bras d'un maître.

Et ce maître, dit Berthollet, sera sans doute un chef militaire?

Non pas, répliqua vivement Bonaparte,

" MUIRON n 283

non pas ! Jamais un soldat ne sera le maître de cette nation éclairée par la philosophie et par la science. Si quelque général tentait de prendre le pouvoir, il serait bientôt puni de son audace. Hoche y songea. Je ne sais s'il fut arrêté par le goût du plaisir ou par une juste appréciation des choses, mais l'entreprise se renversera sur tous les soldats qui la tenteront. Pour ma part, j'approuve cette impatience des Français qui ne veulent pas subir le joug militaire et je n'hésite pas à penser que dans l'Etat la prééminence appartient au civil.

En entendant ces déclarations, Monge et Berthollet se regardèrent surpris. Ils savaient que Bonaparte allait, à travers les périls et l'inconnu, prendre le pouvoir, et ils ne com- prenaient rien à un discours par lequel il semblait s'interdire ce pouvoir ardemment convoité. Monge qui, dans le fond de son cœur, aimait la liberté, commençait à se réjouir. Mais le général, qui devinait leur pensée, y répondit aussitôt :

Il est certain que si la nation découvre dans un soldat les qualités civiles convenables

284 sous l'invocation de clio

à l'administration et au gouvernement du pays, elle le mettra à sa tête; mais ce sera comme chef civil et non comme chef militaire. Ainsi le veut l'état des esprits chez un peuple civilisé, raisonnable et savant.

Et Bonaparte, après un moment de silence, ajouta :

Je suis membre de l'Institut.

Le navire anglais nagea quelques instants encore sur la bande de l'horizon empourpré, et disparut.

Le lendemain matin, la vigie signala les cotes de France. On était en vue de Port- Vendres. Bonaparte attacha son regard sur cette petite ligne pâle de terre. Un tumulte de pensées s'éleVa dans son âme. Il eut la vision éclatante et confuse d'armes et de toges; une immense clameur remplit ses oreilles dans le silence de la mer. Et parmi des images de grenadiers, de magistrats, de législateurs, de foules humaines, qui passaient devant ses yeux, il vit souriante et languissante, son mouchoir sur les lèvres et la gorge à demi découverte, Joséphine dont le souvenir lui brûlait le sang.

" LA MUIRON " 285

Général, lui dit Gantheaume en lui mon- trant la côte qui blanchissait au soleil du matin, je vous ai conduit vos destins vous appelaient. Vous abordez comme Enée aux rivages promis par les dieux.

Bonaparte débarqua à Fréjus le 17 vendé- miaire an VIII.

FIN

TABLE

LES CONTES DE JACQUES ÏOURNEBROCHE

LE GAB D'OLIVIER 3

LE MIRACLE DE LA PIE 19

FRÈRE JOCONDE 43

LA PICARDE, LA POITEVINE, LA TOURAN- GELLE. LA LYONNAISE ET LA PARISIENNE . 69

LA LEÇON BIEN APPRISE 75

LE PÂTÉ DE LANGUES S7

DE UNE HORRIBLE PAINCTURE S9

LES ÉTRENNES DE MADEMOISELLE DE DOU-

CINE 95

MADEMOISELLE ROXANE 105

SOUS L'INVOCATION DE CLIO

LE CHANTEUR DE KYMÉ 133

KOMM L'ATRÉBATE ÎG3

FARINATA DEGLI UBERTI OU LA GUERRE

CIVILE 223

LE ROI BOIT 215

•' LA MUIRON " 257

716-21. Coulomniiers. Imp. Pall BRODARD. IM80-6-31.

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2254 C575 1921

France, Anatole

Les contes de Jacques Toumebroche

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