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LES GREUX-DE-MAISONS

// Il l'të tir<- (le cet ouvrage

2.')0 exetiipbnres sur papier pur (il des pnpeteries Lnfuma,

à Voiron, numérotés île 1 à 260

DU MÈiME AUTEUR A LA MflME LIHHAIHIE

Nêne. Roman. Préface de Gaston Chkbal-. Un vol. (60' mille)

{Prix Concourt 1920.)

ES PRÉPARATION Le Chemin de Plaine. Kiunan.

DU MÊME AUTEUR :

Chansons alternées. Poésies (Kpni^è ) Flûtes et Bourdons. Poésies. (Épuisé J

Cet ouvrage .i été Hé|(nsé nu niitiislére de l'intéri-Mir en 1913.

P;\«IS. TYP. M.ON-NOURniT KT C'*. 8, RIK oahanciibk. 25997.

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ERNEST PEROGHON

LES

GREUX-DE-MAISONS

\1 SS'6? G 7)7 q . Q 3.

PARIS

LIBRAIRIE P t, O . •:

PLON-NOUIllUT KT G'», IMIMUMIÎUKS-ÉDITEUHS

8 , m; K C. A H A N C 1 K IV K fi "

fous droyU rhervi%

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Droils de reproduction et de Iradiirtinn réserves pour tout |>«y(.

A P. BBIZON

On a dit de ce livre qu'il était un tableau de la misère paysanne.

LorsqaHl parut pour la première fois, en 1913, il était rigoureusement vrai. Mais parler de la misère paysanne en 1921, c''est amener le sourire sur les lèvres des gens bien informés.

Que Von ne s^y trompe pas, cependant, tous les paysans ne s'enrichissent pas!

Comment les valets de charrue qui ne vendent rien s' enrichiraient-ils^ Leur salaire est injlniment plus bas que le salaire des ouvriers d'industrie, et la vie est aussi chère en Basse-Bretagne qu'à Paris, à très peu près...

Mais il n'apparaît peut-être pas clairement à cer- taines gens que les paysans sont semblables aux autres hommes.

J'en demande bien pardon aux faiseurs de pastorales^ mais les paysans mangent et boivent comme tout le monde li ils préfèrent les bonnes l'knsis iiux i/itunuiisi s; Vair

Il A V K in 1 - > F, M K N T

pur qui passe sur les guérets ne suffit pas à les ali- rncntcr.

Les paysans ne sont pas infatigables; quand ils tra- vaillent seize heures par jour, ce n'est pas toujours uni- quement par plaisir.

Les paysans ont un cœur; ils peuvent aimer et haïr; ils ont de grands et de petits sentiments; ils sont sensibles aux injures comme ils sont sensibles aux coups.

Ils peuvent souffrir, enfin, autant que les grands de la terre.

Mais leur souffrance est silencieuse, leur misère est résignée... Ils y sont tellement habitués!

Mars 1921. E. 1\

LES

GREUX-DE-MAISONS

PREMIERE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

LE RETOUR

Le train s'étant arrêté brusquement, Sévérin Pàtu- roau et ses compagnons, qui dormaient depuis Thouars, sursautèrent.

La veille, ils avaient quitté, on compagnie de nom- breux et bruyants camarades, la petite ville de l'Est ils venaient de terminer leurs quatre années de service. A chaque grande gare, il était descendu quel- ques-uns de ces camarades, qu'à moins d'une chance bien improbal)le, on ne roverrait jamais, et, à présent, ils n'étaient plus que quatre.

Le somme tardif qu'ils vt-uaient (h- taire, accotés les uns aux autres sur la Imnciuctte dure; leur avait

10 LES CREUX-DE-MAISONS

brisé les jaiul>os ; ils se redressèrent ahuris, les pau- pières battantes. Ils jurèrent un peu. Puis, ils furent soudain joyeux en reconnaissant Bressuire, et ils 8€ précipitèrent sur leurs valises. Sé\erin n'avait que sa musette et soji clairon ; il sauta le premier sur le quai, L'employé qui se trouvait à la sortie sourit en voyant venir ces quatre militaires.

Cette fois, dit-il, c'est la classe, les gars !

Oui, c'est la classe ! et la vraie...

Ils passèrent vivement, impatients de se sentir enfin chez eux, hors des casernes, liors des gares, hors des villes. Le jour néussait à peine ; il avait plu ; une brume très fine enveloppait les choses, une brume qui n'avait rien de commun avec le brouillard traître qui, tant de fois, les avait fait grelotter là-bas, pendant les longues nuits de garde. Ils se plurent à reconnaître l'humidité familière, la buée honnête montant des terres pro- fondes et fraîches.

Une grosse joie leur serrait la gorge : joie de la liberté retrouvée, joie du retour, joie intime et pro- fonde de l'être qui reconnaît son milieu naturel. Ils demeuraient sur le trottoir, gauches à présent, mi- nables dans leurs uniformes râpés, tellement émua qu'ils ne trouvaient rien à se dire. Ils avaient envio de pleurer et se sentaient ridicules. Tduf h coup, l'un d'eux cria :

Se vérin 1 sonne !

Les autres approuvèrent bruyamment :

Oui, oui, sonne, Séverin !

Leur attendrissement avorta en fanfare, bovfim sonna le réveil. Deux cocl.crs et un gamin bossu ([ui

LE RETOUR 11

était pour les journaux s'approchèrent des soldats. Séverin sonna le réveil en fantaisie. Ses compagnons admiraient. Bressuire ne les intimidait pas. Bressuire 1 petite ville sans importance, bonasse et lourdaude comme une paysanne ; garnison de pompiers. On y pouvait sans risques faire du tapage.

Séverin sonna la soupe, la visite, l'appel, le couvre- feu. Tout y passa. En deux temps, très nets, il embou- chait l'instrument, puis, la sonnerie finie, il l'éloignait d'un brusque lancé de l'avant-bras. Le petit bossu gambillait de joie.

Séverin recommença le couvre-feu ; le couvre-feu était son succès. Cela débutait par de i)etites explo- sions, des sons brefs et durs comme des noyaux ; puis la dernière note s'allongeait infiniment, passait par- dessus la ville, allait jusqu'aux coteaux sombres en- dormis sous la brume, pour revenir en lin tout près et mourir lentement, comme une haleine. A la troisième reprise, il tenta d'allonger encore cette note finale, mais le son qui filait, mijice, s'épandit soudain en fui- rade. Il était à bout de souffle, haletant, congestionné comme un coq en colère, mais glorieux. 11 cria :

En avant, le 237 !

l']t il lança la sonnerie du régimont.

Un do ses camarades lui ayant pris le bras, les deux autres se placèrent par derrière et ils [)artirent du pied gauclic (Il < liantant. La petite rue ils s'engagèrent retentit triin cou[)K!t injiUMcux ù l'égard des Berri- chons. Ell(! était étroite, cette riii', ot leui's voix, jointes au bruit du <'jairttn, y éveilluifut de terribles sonorités. Di's vdifis s'duvrirenl . I (nriérr eux, le petit bossu, s'ef-

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forçant tic suivrt', agitait ses l(»n^'- (miuhri'^ d'araignée dans leur sillaj^e do brume.

Ils se dirigèrent vers une anhurgi; qu'ils connais- saient pour y avoir, autrefois, payé de l'eau-de-vie sucrée à des servantes, les jours de foire. Elle était justement ouverte ; une lampe y blêmissait, jetant aux vitres grasses des pâlimrs équivu(jues.

Ils entrèrent comme une bourrasque. Une petite bonne, accroupie près d'un poêle au milieu de rondelles de fonte, de b(juts de papier et de tas de cendres, se leva et vint à eu.\ en s'essuyant les doigts à l'envers d'un tablier sale. Vivement, elle débarrassa une table traînaient encore des verres de la veille et les culs des bouteilles avaient entremêlé des anneaux roses ; puis, elle se remit à son poêle, en les admirant ù la dérobée. Son regard allait des jambes rouges aux bou- tons de cuivre et aux képis cavalièrement cliiffonnés ; il finit par se poser sur Séverin à cause du clairon.

Séverin, d'ailleurs, était bien le plus beau des quatre. Moins lourd que ses camarade?, moins blond, avec des lèvres plus minces, on le devinait d'une espèce plus fîère et plus nerveuse. Ses yeux, qui étaient très noirs et un peu farouches, souffraient à cause de la lampe toute proche, et ses paupières battaient. En ver- sant négligemment d'abondantes rasades, il se félicita d'avoir donné l'aubade à la ville paresseuse ; puis il se mit à rire à cause du vin répandu sur la table. Les trois autres riaient aussi. Leur insouciance s'accommodait du désordre ; ils étaient heureux de tout, même de se voir si sales, les mains et la ligure poivrées de charbon.

Peu ù peu ils se calmèrent. Le poêle ronflait; ils

LE RETOUR 13

tombaient à une béatitude douce, car ils étaient fati- gués et avaient sommeil. Ils allaient se quitter tout à l'heure et ils en souffraient un peu, la longue cama- raderie du service ayant noué entre eux des liens assez forts. Ils firent quelques projets, espérèrent se ren- contrer aux foires d'hiver.

Ils avaient éteint la lampe, car le jour était tout à fait venu. Ils causaient maintenant tranquillement, juraient sans fracas. Leur idée revenait doucement aux choses de la terre, et, comme ils n'avaient pas de mots tout prêts pour ces choses, les phrases anciennes, les tournures lentes remontaient une à une à leurs lèvres. Ils en avaient ri tout d'abord, mais ce leur était tout de même d'une grande douceur. Ils songeaient que, bientôt, ce serait le contraire : pour raconter leurs bons tours de caserne, ils parleraient à la mode des villes, aux grandes veillées vont les filles ; ils seraient fiers d'être écoutés. Et au fond d'eux-mêmes, bien qu'ils fussent de race taciturne, ils se réjouis- saient d'en avoir pour longtemps à exagérer.

Vers huit heures, ils se levèrent. Séverin avait en- core un long chemin à faire, car il allait au moulin de la Petite- Rue, dans la commune de Coutigny, par delà Clazay ; les trois autres s'en allaient ensemble dans la direction opposée par la route de Saint-Porchaire.

Ils se dirent au revoir en patois.

Séverin sortit rapidement do la ville. Le temps menaçait. Au-dessous des nuages noirâtres, de petites

14 l.t..-. (HKr \-l> K-M AIS'» Ns

fuméps grisns sf> liâtaiont de fuir, poursuivies par I vent (lu Bas-F'ays qui apportait le liruit. de cloche lointaines. La messe sonnait à Glazay, et Séverin mari chait à grands pas, pour arriver là-bas avant la sortie il espérait y trouver son ancien patron, le meunie. Bernou, qui le reprenait pour quelque temps à soi service.

Une vague tristesse Tenvahissait. Il aurait aimé ur chez soi pour l'accueillir ; il n'en avait pas ; à vra. dire, il n'en avait presque jamais eu.

Il revoyait dans son souvenir le petit « creux de maison » il avait vécu ses premières années. Cotait une cabane bossue et lépreuse, à peine plus haute qu'un homme ; on descendait à l'intérieur par deux marches de granit ; il y faisait très sombre, car le jour n'entrait que par une lucarne à deux petits carreaux ; l'hiver, il y avait de l'eau partout, et cela faisait de la boue qui n'en finissait pas de sécher, sous les lits sur- tout ; il y avait des trous qui empêchaient les tabou- rets de tenir debout ; on les comblait de temps en temps avec de la terre apportée du jardin.

Il se souvenait pourtant d'avoir passé quelques bons moments dans cette maison, tout seul avec sa mère, sur la pierre du foyer. Elle était si douce, sa mère ! Malheu- reusement, elle était souffreteuse et ne pouvait pas travailler l'hiver ; il revoyait sa face pâle et son pauvre sourire courageux.

Le père, lui, avait eu un accident en sa jeunesse : une charrette lui avait écrasé une jambe et il boitait. Bien qu'il fût dur à l'ouvrage, il n'était pas recherché (les fermiers à cause de son infirmité; aussi ne se

LE RETOUR 15

louait-il qu'en été pendant les grands travaux. I/hiver, il allait aux carrières, arrachait du genêt, bricolait, gagnant parfois une bonne pièce, car il était ingénieux, mais, le plus souvent, rapportant à peine de quoi payer son taljac à chiquer. Il buvait le plus possible, toutes les fois que cela ne lui coûtait rien. Quand il rentrait ivre, il chantait, et Séverin s'amusait beaucoup ; ou bien il jurait, s'en prenant à tout le monde de sa boiterio et de sa misère, criant des injures à l'adresse des gros métayers, menaçant jusqu'aux bourgeois qu'il mettait au défi de l'empêcher de braconner sur leurs terres. Ces soirs-là, Séverin pleurait et la mère, fer- mant vite la porte, s'empressait de faire coucher son homme : précautions inutiles, car il tenait aussi ces propos ailliMirs. D'autre part, sa réputation do ten- deur de lacets et sa mauvaise rnine le faisaient mal voir dans le pays.

Cependant, il n'était pas foncièrement méchant, mal- gré ses sourcils broussailleux; il était même bon pour les siens; un fond de droiture native lui faisait scru- puleusement rapporter ù la maison tout le produit de sa peine et même les petits bénéfices clandestins du furetage.

Séverin était le premior-né de cette pauvre famille. Il avait trois ans quand inupiit sa sœur Victoriiie ; peu dn temps après, vint un [xMit frère (ju'on appela Désiré, bien ipi'il fût di' tro|).

La misère s'était beau(OU|) accrue a ee nmment-Ia chez les i'âtureau. La mère, vraiment alTaiblie, ne faisait plus les laveries des fermes voisines ; elle toussait et se |)enrhait veis la torre. Klle uo put pas nourrir Désiré.

Ifi LES CnErX-DE-MAISONS

Elle lYleva tant bion que mal avec des bouillies de pommes de terre et du lait écrémé qu'elle achetait à bon marché. Il vint au petit un ventre énorme avec des jambes maigres et comme ratatinées. La Pâturelle avait bien do la peine à cause de lui ; il criait souvent d'une voix plaintive et salissait beaucoup de langes Comme elle avait pou de toile, elle était obligée d'être tous les matins au lavoir ; puis elle faisait sécher de- vant le feu les linges se trouvaient toujours de grandes taches vertes. Ces taches l'inquiétaient à la longue et elle en parlait aux voisines. Quand elle dé- maillotait le petit, Séverin s'approchait et le cha- touillait pour le faire rire ; mais il n'y réussissait pas toujours ; le bébé le regardait comme rp![r;irdont les vieux avec un air de dire :

Pourquoi ris-tu, toi? vois-tu do qui-i rire?

Alors la mère se penchait, redressait le bonnet de piqué d'où sortaient de rares cheveux sans couleur et baisait longuement les petites tempes bleues ; puis elle pleurait en emmaillotant l'enfant.

A trente mois, Désiré marchait à peine, traînait son petit derrière de marmiteux d'une chaise à l'autre, les jambes tordues et roulant sur ses hanches.

Séverin alla un peu à l'école. Son père aurait voulu le faire bien instruire afin qu'il eût de la défense plus tard ; mais, pour cela, il fallait payer l'écolage et les Pâtureau étaient bion pauvres.

Le Boiteux s'arrangea avec le régent : moyennant quelques lapins attrapés en temps de neige, Séverin put fréquenter la classe pendant plusieurs mois. Il apprit assez vite à lire la lettre moulée et mémo l'écri-

LE RETOTTR 17

ture ; mais la vie étant rievenuo plus difïicile, l'école fut abandonnée.

Il fallut prendre le bissac et mendier. Séverin faisait ses tournées en compagnie de plusieurs autres petits du village. Pieds nus, le ventre vide, ils s'en allaient, dès le matin, par les sentiers de traverse qui conduisent d'une ferme à l'autre. Ils s'arrêtaient à chaque porte. Quand personne ne les avait entendus arriver, ils tous- saient timidement d'abord, puis plus fort pour avertir la ménagère. Si celle-ci était occupée ailleurs, ils s'as- seyaient sur le seuil et tapaient du coude dans la porte en chantonnant d'une voix traînante :

Charité I charité, s'il vous plaît I

A la fin, de l'intérieur, une voix criait :

Qu'est ça?

Les cherche-pain 1 Charité, s'il vous plaît I

Combien? disait la voix. Us se comptaient :

Trois! quatre! cinq!

Parfois, ils frappaient en vain : la porto ne s'ouvrait pas, et ils attendaient des heures entières, grelottant aux mauvais jours. D'autres venaient qui attendaient aussi.

Il Ifîur arrivait de galopinor le long des routes, mais il fallait ensuite rattraper le temps perdu pour rap- porter, le soir, le nombre de morceaux de pain exigés. La course souvent était longue, car les petits bordiers ne donnaient guère, étant eux-mêmes très malheureux. Il ne fallait compter que sur les grosses fermes : là, f (lut le monde donnait, par bonté ou par gloriohv Quant an m)ir(|wi.s du chfile;iu, il faisait distribuer du pain

2

'^ I.KS rnKfX-DE-MAISOSS

tU'iJX ou trois fois Tnii à la fu»rto do IV-j^liso ; mais il no /voulait pas que s'ouvrit, pour les potits pouilleux du pays, la grille de son parc ; il avait des valets étrangers au [)ays et des chiens très méchants : les cherche-pain passa iefit au largo.

Sévcrin, d'abord, ne mendia qu'une fois par se- /maine; mais la misôre s'acharna sur la pauvre mai- sonnée. Il fallut recueillir la grand'mére Pâtiircaii qui, jusque-là, pvait vécu seule, tant bien que md, grâce à des aumônes et à quelques menus travaux. La vieille femme était devenue tout à fait percluse, incapable de faire virer le fuseau. Alors Scverin fit deux tournées au lieu d'une et des tournées de plus en plus longues, les moins accueillantes des fermières se lassant de donner à un cherche-pain qui revenait si souvent.

Avant que sa grand'mére fût à la maison, quand, aux bonnes portes, il recevait du pain blanc de pur froment, il le mangeait après avoir prélové la part de Désiré. Cela dut cesser ; et il était difficile de tromper la vieille, qui, elle aussi, avait fait des tournées. Elle était devenue gourmande, buvait le lait de Désiré et jalousait Sévcrin à qui les ménagères devaient donner, prétendait-elle, de bonnes tartines et des fruits. Elle avait décidé son fds à faire partir le petit tout seul, prétextant qu'il attraperait ainsi de plus gros mor- ceaux ; Séverin faisait alors de longs détours pour re- joindre ses camarades, car il avait peur des chiens et des chemineaux. Il y en avait pourtant, de ces vaga- bonds, qui n'étaient pas méchants : Séverin en con- naissait un, un très vieux bonhomme tout blanc de cheveux, qui l'avait invité à venir se chauffer à son

LE RETOUR 19

feu de bois mort et qui lui avait donné des châtaignes avec une lichette de beurre.

Malgré cela, en général, il évitait les coureurs de routes.

L'année de la guerre fut aiTrouse dans tous les creux- de-maisons. Chez les Pâtureau, la variole enleva Désiré vers le mois de janvier ; trois mois plus tard, la Pâtu- relle mourut de sa mauvaise toux. Alors comme Séve- rin avait neuf ans, un fermier le prit à son service pour lui faire garder les bêtes dans de grands pâtis mal clos. Il s'engageait à lui donner, en plus de sa nourriture, un pantalon, une blouse et une paire de sabots.

Il y eut de bons moments pour le petit berger ; il connut la douceur accueillante des matins d'été et la grave camaraderie des bœufs. Il y eut aussi des jours terribles, des jours traîtres pleins de brume. Les bêtes disparaissaient au bout du pâtis et s'en allaient causer du dommage dans les champs voisins. Les arbres étaient mauvais comme le reste ; Séverin cher- chait en vain l'abri des haies. Il grelottait dans les bas-fonds entre les touftes de jonc. Pour se réchauffer, il sautait à cloche-pied, et comme sa panetière lui battait le dos, il s'en débarrassait en mangeant vite son grignon de pain bis et son fromage mou.

Il n'avait jamais que du fromage mou dans sa pa- netière, car la ménagère, était chiche ; forcée de nourrir à peu près les grands valets, elle se rattrapait sur le petit, sachant bien que, de ce côté, elle n'aurait pas de plainte. D'ailleurs, c'était l'iiabitude que les petits domestiques mangeassent mal ; personne n'y faisait attention.

20 LES CREIX-nE-MAISONS

Séverin ne rc plaignait qu'à un autre berger qu'il croisait parfois sur sa route et qui, lui aussi, avait tou- jours du fromage, mais sec. Ils se criaient de loin :

Séverin, Séverinet ! as-tu le ragoût?

Gustin, Gustinet ! as-tu le jambon?

Et ils riaient en faisant tournoyer comme une fronde leur panetière crasseuse.

Le soir, Séverin avait une écuellée de soupe ; il la mangeait au coin du feu il s'amusait à taper sur la tête des chats avec sa grosse cuillère. On lui donnait après sa soupe ime pomme ou des châtaignes.

Quand il eut une douzaine d'années, il commença à faire besogne d'homme et à s'asseoir à la table avec les autres. Il n'y fut guère mieux d'abord ; le grand valet qui coupait le pain lui passait les morceaux moisis, et quand on mangeait du lard, il avait sa grosse part de couenne. On ne se gênait pas non plus pour lui taper sur les doigts quand il était surpris a couper des bouchées trop larges et trop minces qui raclaient le plat comme de petites pelles. Surtout il était vexé qu'on l'appelât « Pâtireau » ou o Pâtira », comme on appelle les pauvres, maigres et transis, les jeunes infirmes, les bossus, les béquiliards, les veaux ù diarrhées, les canetons mal fermés, tous les êtres geignants et malitornes voués à une misère sans éclaircie et qui pourtant n'en finissent pas de mourir.

Mais les années passèrent ; à seize ans, il avait les 08 durs et le geste vif ; on commença à le respecter.

Il arriva, vers cette époque, qu'mi coup do mine coucha le Boiteux sur le rocher gris et bleu qu'il creu- sait ; il fut tué net. La grand'mère, quelques mois

LE RETOUR 21

avant, était morte de ses douleurs : Victorine et Sé- verin restaient seuls.

Les deux enfants eurent beaucoup de chagrin ; ils aimaient leur père, malgré sa brusquerie ; surtout ils étaient effrayés d'être orphelins. Le soir de l'enterre- ment, quand Séverin fut dans l'écurie était son lit, il pleura longtemps. Vers minuit, la fatigue l'empor- tant, il s'endormit d'un sommeil de plomb ; mais à trois heures, le patron le réveilla, car on était en sep- tembre, et il n'y avait pas de temps à perdre pour les semailles.

Deux ans plus tard, le jeune homme changea de ferme, sous prétexte de gagner plus d'argent. A la vérité, il n'aimait pas cette maison on lui avait fait une enfance rude et sans amitié. Il entra comme farinier chez Bernou, le meunier de la Petite-Rue ; il y resta deux ans, pais partit au service.

Il passa quatre années au régiment, quatre années pendant lesquelles il travailla modérément et mangea à sa faim. Il s'y ennuya d'abord ; on l'avait désigné malgré lui pour être clairon et le tambour-major l'avait un peu bousculé.

Ce tambour-major était une brute très simple. Pas méchant au fond, facile à carotter, il se rehaussait devant les recrues par dos propos d'une obscénité compliquée auprès desquels les plaisanteries de la chambrée semblaient ingénues comme l'eau des ro- chers. Cette éloquence répugnante inquiétait d'abord les jeunes gens vi-niis tout droit des campagnes pro- loudes ; ils souriaient, làchcniunt sans bien comprendre. Puis, peu à peu, ils n'y prenaient plus garde, accep-

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LES CREUX-DE-MAISOiNS

talent ens sourciller d'étonnantes insultes, attentifs soulemet à ce Qu'elles ne fussent pas accompagnées d'une pjmesse de punition.

Séven, taciturne et d'humeur haute, eut au début un peu 'efîarement ; il eut aussi de sourdes révoltes à causeies corvées pleuvant sans rime ni raison ; il finit portant par s'habituer. Comme il était plein de bonne ■vlonté, il passa clairon en pied à la fin de la premier année. A dater de ce jour, il vécut de lentes journée au corps de garde, s'amusant de l'allure des civils qi passaient devant la grille, tutoyant les filles maigreset plâtrées qui venaient le soir relancer les sous-ofïiers. Il allait aux cuisines chercher la soupe des bonnes de service, et ne manquait point de crier en soulv^ant le couvercle des gamelles :

L crève ! c'est la crève, alors 1

Les imarades sortaient de leur somnolence et faisaien chorus, vouant à la réprobation des hon- nêtes gis le métier, le» fricoteurs et le gouverne- ment ^^^^^^

la crève, alors ! démentaient le sourire des a sonorité des poitrines ; indi- qui ne coupait l'appétit à per-

Bverin se réjouissait de ces souve-

.t Micot, un gros Breton grêlé qui

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jamais appelé autrement qu'Andouille.

carré, placide, tapant sur une petite

il recommençait pendant des heures,

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LE RETOUR

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des semaines, des années, le même roulement, Jujours le même roulement.

Andouille 1 criait le chef, serre \e ra d trois ; serre le ra de trois, sacrée andouille !

Le gros tapin, sans s'émouvoir, corrigeait a plan- chette avec la même persévérance enchanté Micot ne put jamais serrer le ra de trois qui coraience la dix-septième, et partit apprenti-tambour, adouille comme au premier jour.

Séverin riait tout seul en pensant à Mitt. Que faisait-il en ce mom.ent, le gros Breton? Il de vit fouler les landes natales et se hâter, lui aussi, Vers u village toutes les cloches cabotaient pour la graii'messe.

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Lorsque Séverin arriva à Clazay, les gen étaient sortis de l'église. Sur la place, les hommesiatigués d'immobilité, s'étiraient et plaisantaient. Beacoup ne le reconnurent pas. Il s'avança, saluant à diite et à gauche, et s'enquit de son ancien patron : peionne^ ** l'avait vu, il n'était sûrement pas à la mete. Séverin, gêné par les yeux fixés sur lui, déippoi aussi sans trop savoir pourquoi, se joignit à u groijj de jeunes gens et entra à l'auberge. Il fit aisati mais moins qu'il ne l'avait espéré ; d'autreshomiiies entraient qui, après un bref salut, se menaient à jouer aux tables voisines sans plus s'occupa de lui.

Comme l'aubergiste était en même temps mrchand, les femmes des métairies venaient pour de la Visselle et de l'épicerie. Leurs filles, sérieuses et raide sous la

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22 I.KS CBEIIX-DK-MAISONS

taient sans sourciller d'étonnantes insultes, attentifs sfulomcnt à ce au'ollfs no fussent pas accompagnées d'une promesse de punition.

Séverin, taciturne et d'humeur haute, eut au début un peu d'effarement ; il eut aussi de sourdes révolte» à cause des corvées pleuvant sans rime ni raison ; iJ finit pourtant par s'habituer. Comme il était plein de bonne volonté, il passa clairon en pied à la fin de la première année. A dater de ce jour, il vécut de lentes journées au corps de garde, s'amusant de l'allure des civils qui passaient devant la grille, tutoyant les filles maigres et plâtrées qui venaient le soir relancer les sous-officiers. 11 allait aux cuisines chercher la soupe des hommes de service, et ne manquait point de crier en soulevant le couvercle des gamelles :

La crève ! c'est la crève, alors 1

Les camarades sortaient de leur somnolence et faisaient chorus, vouant à la réprobation des hon- nêtes gens le métier, les fricoteurs et le gouverne- ment.

La crève, n. de D... ! la crève, alors I Accents farouches que démentaient le sourire des

faces rougeaudes et la sonorité des poitrines ; indi- gnation réglementaire qui ne coupait l'appétit à per- sonne.

A cette heure, Séverin se réjouissait de ces souve- nirs; il se rappelait Micot, un gros Breton grêlé qui avait été quatre ans élève-tambour et que le tambour- major n'avait jamais appelé autrement qu'.Andouille. Il le revoyait carré, placide, tapant sur une petite planchette, il rccommenç<iit pendant des lnures,

LE RETOUR 23

des semaines, des années, le même roulement, toujours le même roulement.

Andouille I criait le chef, serre le ra de trois ; serre le ra de trois, sacrée andouille 1

Le gros tapin, sans s'émouvoir, corrigeait sa plan- chette avec la même persévérance enchantée. Micot ne put jamais serrer le ra de trois qui commence la dix-septième, et partit apprenti-tambour, andouille comme au premier jour.

Séverin riait tout seul en pensant à Micot. Que faisait-il en ce moment, le gros Breton? Il devait fouler les landes natales et se hâter, lui aussi, ■<^ers un village toutes les cloches cabotaient pour la grand'messe.

* * *

Lorsque Séverin arriva à Clazay, les gens étaient sortis de l'église. Sur la place, les hommes, fatigués d'immobilité, s'étiraient et plaisantaient. Beaucoup ne le reconnurent pas. Il s'avança, saluant à droite et à gauche, et s'enquit de son ancien patron : personne ne l'avait vu, il n'était sûrement pas à la messe. Alors Séverin, gêné par les yeux fixés sur lui, désappointé aussi sans trop savoir pourquoi, se joignit à un groupe de jeunes gens et entra à l'auberge. Il fit sensation, mais moins qu'il ne l'avait espéré ; d'autres hommes entraient qui, après un bref salut, se mettaient à jouer aux tables voisines sans plus s'occuper de lui.

Gomme l'aubergiste était en même temps marchand, les femmes des métairies venaient pour de la vaisselle et de l'épicerie. Leurs filles, sérieuses et raides sous la

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lourde coiffe, entraient aussi et coulaient vers le ga- lant attablé un regard rapide et sournois. Quelques- unes plaisantaient avec les hommes et montraient gaiement la franche hardiesse de leurs yeux luisants. Bien qu'elles le regardassent beaucoup, elles ne s'adres- saient pas à Séverin, qui était devenu étranger durant cette longue absence.

Lui', parlait peu, s'effaçait. Ayant commencé une partie, il ne s'occupa plus que de ses cartes. Une épaisse buée encrassait les carreaux de la fenêtre en face de lui ; au dehors, la pluie tombait. Il s'attarda dans cette auberge à jouer et à manger des fouaces très dures qui lui rappelaient un peu les biscuits du régiment.

Enfin, vers quatre heures, il partit. Malgré le vin qu'il avait bu, il était triste et fatigué. II songeait avec une sorte de jalousie que les amis quittés à Bressuire étaient déjà dans leurs métairies, au milieu des frères et des sœurs qui fêtaient leur retour. Son retour, a lui, personne n'y faisait attention. Jamais dans sa vie •d'homme il n'avait souffert de son isolement avec autant de violence. Il se recorda de nouveau la bonté de sa mère, la pauvre Pâturelle morte de la toux au temps de la guerre. Morte, la mère si douce, mort, le petit Désiré si triste d'être au monde, mort aussi le père, si dur au mal et si ingénieux pour les siens. Il n'avait plus que \'ictorine, et Victorine non plus n'était plus pour lui fane accueil : elle lui avait fait mar- quer sur sa dernière lettre qu'elle suivait ses patrons en Vendée. Il ne la reverrait pas avant la Toussaint.

Sous la pluie liiie, Séverin marchait leuleineiit, un

LE RETOUR 25

peu courbé, comme aux jours de son enfance, quand il rapportait au creux-de-maison le bissac de pain mendié. Une lueur jaunâtre tombée du soleil éteint traînait sur la route. Les prés bas, ayant gardé l'eau des averses précédentes, luisaient vaguement comme des miroirs sales ; et les maisons isolées, les chau- mières toutes menues, accroupies sous les arbres, sem- blaient subir la flétrissure de cette fin de jour avec la résignation de pauvresses négligées.

Arrivé en haut de la butte des Trois-Puits, près du village de Jolimont, Séverin aperçut le rideau de peu- pliers qui cachait le moulin des Bernou. Il sauta un échalier et prit un chemin de traverse conduisant à la Petite- Rue.

Bernou était justement sur le seuil ; dès qu'il aper- çut Séverin, il cria, penché vers l'intérieur de la maison :

Le voilà ! le voilà, le soldat !

Puis, sans hâte, il s'avança vers l'arrivant.

Bonjour, garçon ! Comme te voilà fort ! On dirait un homme ! Quelles moustaches 1 Venez donc voir, les femmes 1

Les femmes embrassèrent tour à tour l'homme aux moustaches. Elles étaient trois : la grand'mère, une petite vieille rose et ratatinée ; la maman Bernou, qui commençait à grisonner, et une autre que Séverin hésita à reconnaître, ce qui les fit bien rire.

Comment ! tu ne te souviens pas de Fine?

Si, il se souvenait bien de tout le monde ; mais Fine n'était, à son départ, qu'une gamine, et il était surpris do retrouver une jolie meunière capable à elle seule

26 LES ChKi X-DK-MAISONS

de mener la maison et bien plus capable encore de faùe tourner la tête aux gars du pays.

Auguste, le frère, était au bourg de Coutigny ; il arriva quelques minutes après. Lui aussi avait beau- coup forci. Il était content de revoir Séverin, oui, bien content. Il expliqua pourquoi. Il s'était querellé un jour avec le valet, un fainéant, disait-il, et le père, donnant raison à son fils, avait congédié l'autre. Mais, depuis, il avait fallu trimer pour deux.

Maintenant que te voilà, ajouta-t-il, nous aurons de l'aise. Tu iras à la pochée pendant que je ferai la terre.

Ça sera dur, dit Bernou, ça sera dur puur tes mains de bourgeois, maintenant qu'il va falloir tra- vailler.'

Séverin, distrait par la petite qui taillait pour la soupe de minces lamelles dans le chanteau de pain gris, répondit négligemment :

Oui, va falloir travailler... mais je n'ai pas peur I

En mangeant, ils parlèrent des choses qui s'ulaieuL passées au moulin durant ces quatre ans. Cela mar- chait doucement, tout doucement ; on louait trop cher ; le propriétaire, avocat à Poitiers, n'était pas mauvais, mais on avait affaire à un régisseur insolent et tracassier qui s'enrichissait pendant que les loca- taires faisaient des dettes ; l'eau avait manqué pen- dant deux étés et le moulin avait perdu dos pratiques.

Tu vois, disait Bernou, passé ces deux mois l'ouvrage presse, nous ne poiurons pas te garder ; tu serais trop fort de prix pour nous. Nous nous enten-

LE RETOUR 27

(liions bien pourtant ; Guste et toi, vous ne vous bat- triez pas, je pense.

Le garçon, en guise d'approbation, donna à Séverin une bourrade amicale. IMais Delphine riait sournoise- rnent en pelant une pomme. Elle dit, avec un air de vouloir faire fondre un gros secret sous sa langue :

Ils ne se battraient pas? Cela dépend bien !

Comment ! Cela dépend bien ! Et de quoi cela dépend-il?

De Marichette, donc !

Le Guste devint rouge comme une framboise.

Tais-toi, canette ! dit le père.

Ils avaient fini de souper. Bernou cherchait sa pipe.

As-tu du gros tabac, clairon? fit-il; as-lu songé à nous, au moins, avant de revenir?

Séverin désigna du doigt sa musette qui séchait sur une chaise.

Donne donc mes biens, Fifine.

La jeune fille éleva la musette au-dessus de la table et fouillant sans gêne, éparpilla deux ou trois mou- choirs, une pipe à tête de Tmx, un cahier roulé et trois paquets de tabac.

Et moi ! cria-t-elle, je n'ai rien, moi? Séverin, en vérité, avait bien pensé à elle ; il avait

marchandé un petit crochet d'argent pour sa chaîne à ciseaux, mais il avait reculé devant la dépense. Il s'en voulait beaucoup à présent qu'il la trouvait si galante, et il regrettait l'achat de la pipe.

La petite, du reste, n'attachait aucune importance à cet oubli. Elle s'emiiara du cahier.

28 LES CREUX-DE-MAISONS

C'est bien I dit-elle, puisque tu ne m'as rien ap- porté, je garderai ton cahitT.

Elle l'ouvrit malgré Séverin ; un titre énorme flam- boyait à la première page.

Des chansons ! Nous allons nous amuser.

Il contenait, ce cahier, des chansons patriotiques, des complaintes, puis d'extravagantes ordures. Chaque soldat en avait un semblable à la caserne. Pendant les longs dimanches désœuvrés, les savants de la com- pagnie y écrivaient à tour de rôle et signaient au bas des pages au milieu d'un beau paraphe.

Delphine tourna quelques feuillets, puis brusqu» ment fit la moue, et, très rouge, lança le cahier sur la table.

Canette, dit Bernou, va avec ta mère faire le lit dans l'écurie.

La jeune fille sortit. Auguste, très éveillé, avait ramasse le cahier ; malgré sa curiosité, il dut le fermer car il lisait mal l'écriture. D'ailleurs, Séverin lui pré- sentait la belle pipe à tête de Turc.

Ils fumèrent lentement ; la torpeur qui précède le sommeil pesait sur Séverin ; les cris de la chambrée, le brouhaha de l'appel lui manquaient sans qu'il s'en rendît bien compte.

Nous devrions nous coucher, dit Bernou ; tu dors déjà, mon gars.

C'est vrai, patron ; il me semble que j'ai la tête vide ; comme c'est tranquille, ici !

Delphine justement revenait avec la lanterne ; son frère se leva et ils conduisirent Séverin dans l'écurie était dressé le lit du valet.

LE RETOUR 29

Tu vois, dit Delphine en montrant le coffre, tu mettras tes bardes ici. Voici ta chaise et puis voici ton lit ; je l'ai brassé bien mou, et il en avait besoin : personne n'y couchait depuis le départ d'Etienne, l'autre amoureux de Marichette.

Évitant une bourrade de son frère, elle ajouta avec une volonté bien évidente de taquinerie :

Non, non, ce n'est pas pour l'ouvrage que vous vous êtes fâchés ! C'est à cause de la Mariche, que je te dis ! Figure-toi, Séverin...

Ne l'écoute pas ! cria Auguste ; elle est plus vi- cieuse qu'une bique ; et puis, elle fera bien de tenir sa langue, parce que je sais des choses, moi aussi, et je pourrais nommer ses amoureux.

II avait pris la lanterne pour aller voir aux bœufs ; l'étable étant séparée de l'écurie par une petite gi-ange, les deux autres restèrent dans l'obscurité.

Et tout de suite Séverin fut très gêné. Cette Del- phine, si malicieuse et si fraîche, avait éveillé en lui un trouble charmant ; il lui en voulait, par exemple, d'avoir des amoureux. II faisait très noir et il ne la voyait qu'à peine, bien qu'elle fût accotée au coffre tout près de lui. Elle ne parlait pas et lui aussi cher- chait en vain des mots ; elle devait le trouver bien sot : et pourtant, quoi dire après ce silence déjà long?

II se pencha et il sentit qu'elle se reculait un peu ; alors, brusquement, sans trop savoir ce qu'il faisait, il la souleva de terre et il posa ses lèvres au hasard, dans le cou, sous les cheveux tièdes, et il appuya bien fort.

Elle eut un rire étouffé d'enfant chatouilleux ; puis

30 i.i. . . ,.;.. \- nr- MAISONS

elle se dégagea lostcmont, en flllo habit.Uf< >i.j.i ,11 hardiesses des galants,

Auguste revenait ; il posa sa lanterne sur le coffre ; 1 on se souhaita le bonsoir, cl In fràre et la sœur sor- I tirent de l'écurie. I

Sévcrin, nerveux, n'était plus pressé de dorrrt Machinalement, car sa pensée était absente, il plia s habits comme à la caserne, et les plaça sur le coffr

Puis il examina son logis. Rien n'y était chanL' •. La toiture était toujours tapissée d'innombrables toil<s d'araignées; quelques-unes pendaient, lourdes cornu des loques do baudets guenilleux. Des rats se pou suivaient et farfouillaient sous la paille avec de pelii cris aigus ; un gios déboula d'un râtelier et se mit à se J promener tranquillement sur le bord do la mangeoii

Avant de soufïler sa chandelle, le jeune homme f un sourire en reconnaissant ses anciens compagnie de nuit : deux mulets, deux vieux mulets de gr trait, sales et vicieux comme des hommes.

CHAPITRE II

LE FARINIER DE LA PETITE-RUE

L'automne, cette année-là, fut doux comme un sourire, et le nouveau farinier de la Petite- Rue sentit la joie de travailler.

Un soleil vigilant balayait la brume, séchait l'eau jaune des fossés, lustrait une dernière fois la verdure neuve des pâtis.

Un soleil attendri veillait aux semailles. De toutes parts on préparait la terre et on recouvrait le froment. Dans les champs découverts des hauteurs, dans les ouches étroites mangées de châtaigniers, dans les vieilles terres à seigle, dans les landes défrichées l'on jetait de la chaux, partout, chez les métayers qui liaient huit bœufs, chez les petits bordiers qui n'avaient que deux vaches, on retournait l'argile jaune ou brune. Il y avait des voix proches et criardes ; d'autres, in- nombrables, venaient des métairies lointaines dont les arbres de clôture portaient les bords pâles du ciel. Cela faisait une rumeur continue trouée de temps en temps par le grincement d'un versoir ou le ioulement d'un petit toucheur de bœufs.

Séverih suivait allègrement sa carriole sur les routes gi'ises.

r?2 IFS TRFl' X-nE-MAfSONS

A travers les haies, plus claires di'jjà à cause des prc- mièrcB feuilles tombées, il apercevait les laboureurs et il souhaitait qu'ils le reconnussent. 11 se haussait un peu et faisait claquer sim fouet ; parfois il enjambait le fossé et s'accrochait aux aubépins pour plaisanter avec des gens au repos. Il marchait sur les accotements couverts d'herbe grasse et de fougères fléchissantes. Les grelots de son mulet tintaient devant lui ; et ses pensées, claires, carillonnaient aussi, carillonnaient pour son insouciance et sa santé joyeuse.

Son idée s'en allait un peu vers les filles.

Avec les quelques sous qu'il avait gagnés au service en lavant des doublures et en astiquant des cuirs, il s'était acheté une blouse à raies blanches, une cas- quette assortie et une paire de chaussons ferrés pour monter à l'échelle des greniers.

Il se trouvait avenant, et il relevait ses moustaches avant d'entrer dans la cour des fermes.

Les femmes, le plus souvent, allaient l'aider à me- surer le blé. Il aimait que ce fussent les jeunes, les servant'''8.

Il n'avait jamais été si jovial. Lui qu'on réputait silencieux, il se plaisait maintenant à bavarder, et il savait raconter les choses qui font rire.

Un lundi matin, en arrivant aux Pelleteries, il pensa :

Tiens, je vais donc la voir, cette fameuse Mari- chette !

Marichette était en effet servante chez les Larin, et il avait un sac pour eux. Il l'avait connue toute petite, cette fille, car c'était une ancienne cherche-pam. Ils

LE FARINIEB DE LA PETITE-RUE 33

avaient grelotté aux mêmes portes et, comme elle était plus jeune que lui, il avait maintes fois la pousser au derrière afin qu'elle pût passer les échaliers. Devenue grande, son nom était sur les lèvres des gens, car elle était aguichante et provoquait les gars.

Marichette reconnut Séverin dès qu'elle l'aperçut dans la cour, et elle montra une joie bruyante. Elle était drue et saine et, malgré son front bas, jolie avec ses yeux hardis et ses lèvres riches.

Tu viens pour la pochée, maintenant ! dit-elle ; le métier ne plaît donc plus à Guste?

Non, répondit-il ; on raconte que tu l'as battu un jour qu'il voulait t'emporter au moulin dans son sac ; est-ce vrai?

C'est vrai ; bien sûr ! Je ne suis pas une fille qu'on emporte, moi ; essaye, tu verras !

Elle ajouta se parlant à elle-même :

Peuh ! un mioche !

Qui, un mioche?

Mais déjà, précédant Séverin, elle était au grenier, cherchant un sac qu'elle apporta et déplia avec de jolis rires inutiles.

Grande, elle maintenait haut l'ouverture pour fa- tiguer le jeune homme, et elle lui secouait sous le nez la toile enfarinée. Quand le sac fut plein, elle le sou- leva et le porta elle-même au bord de l'échelle. Séverin s'extasia sur sa force ; il s'offrit pour époussetcr son corsage de la farine s'était déposée, mais elle lui ra- battit le poignet et le lui tordit en manière de jeu, car elle était forte comme un homme et gaie comme une taure bien nourrie. Puis, quand Séverin fut des-

3

3^1 I ES CRFrX-DF-MAISONR

cciiflu dans IV'chcllo pour aî;ri[)pcr son sac h col tordu, elle lui niarclia sur les doigts. Alors il empoigna la jambe qui se démenait, et ses doigts glissèrent entre les genoux jusqu'à la peau tiède. Puis il s'enfuit, le sang aux tempes, pendant que Maricliette, point fâ- chée, secouait ses jupes comme pour en faire tomber un rat.

Séverin, les jours suivants, songea plus d'une fois à Marichette ; et quand il revint aux Pelleteries, il se sentit tout à la fois heureux et tremblant en aperce- vant la mère Larin dans son carré de choux, au bout du jardin. Comme il le prévoyait, ce fut encore la servante qui vint l'aider à mesm'er le grain.

Le travail fait, ils causèrent. Elle plaisantait libre- ment ; accroupie près du tas pendant qu'il liait le sac, elle plongeait dans le froment ses bras rouges qui devenaient très blancs au-dessus du coude, et ellf riait de son rire encourageant de bonne fillo. Il perdit la tête ; il se baissa sans une parole ; il la renversa d'un geste hardi et sa bouche écrasa les belles lè^Tes de chair rouge gourmandes d'amour. Elle, souriante, s'aban- donnait, glissait, la poitrine soulevée. Mais un bruit soudain les mit debout : le sac étroit et mal venait de tomber, le blé croulait sur leurs jambes. La vieilli Larin revenait de Touche ; il fallut vite réparer ]<■ dommage...

En arrivant, le soir, à la Petite- Rue, Se verni trouva Delphine dans la cour, au bord de l'écluse. Elle jetait devant elle, à l'endroit les petits vairons tourbil- lonnent dans l'eau mince, des croûtes moisies et des pommes de terre écrasées.

LE FARÎNIER DE L\ PETITE-RUE 3^

Les canes, commères goitreuses, se hâtaient avec un dandinement grotesque. Entre les vergues, sur l'eau unie et noire, les oies tard prévenues des oies doubles, monstrueuses, collées par leur ventre blanc venaient à toute rame, claquant du bec, le cou tendu et querelleur.

Delphine s'amusait de la gourmandise de ses bêtes ; elle avait ses préférées ; elle trompait les autres par des feintes, les éloignant d'un geste généreux de sa main vide et laissant tomber à ses pieds un gros pa- quet de pâture.

Haute et mince et ronde de poitrine, avec sa peau fraîche de blonde et ses yeux transparents comme l'eau des belles éclusées, elle résumait la douceur claire du jour finissant. Elle était la meunière, la jolie meunière des refrains de ronde, la fille leste et malicieuse qui chante ô gué ! près des eaux frétillantes.

Comme tu reviens tôt ! dit-elle ; n'as-tu donc pas fait la tournée des Marandières?

Si ! les Marandières, Jolimont, la Grange-Neuve, les Pelleteries ; mais les routes sont belles, et j'ai trotté.

Ah ! tu es allé aux Pelleteries ; tu as vu les Larin, alors, et leur chambrière... Une belle fille, dis? et pas fière !

Séverin s'emporta contre le mulet ; son poing heurta la grelottièrc ; il ne répondit pas.

Depuis le soir de son retour, il était très réservé avec Delphine. Il s'était dit qu'il ne pouvait rien y avoir entre cette fille du meunier et un gars comme lui. De mauvais bruits circulaient bien sur les Bernou ; on parlait de pertes d'argent, de dettes accumulées ; mais

.% I ES CREIlX-DE-MAISOISf!

il ii't'ii croynit pas prand'choso. Lo moulin lournnit toujours joliment, et le Guste avait toujours de P.'ir- gent en poche pour faire une partie le dimanche entre messe et vêpres. Jamais la fille de cette maisrm n'écou- terait sérieusement un valet qui avait cherché du pain !

Il la sentait toute fraîche de cœur, et il était trop fier pour songer à ahuser de cette fraîcheur. Depuis h- baiser rapide pris dans l'écurie le premier soir, il n'avait risqué aucune galanterie, même pas celles qu'il se permettait couramment avec les filles.

Il s'approuvait cruellement d'être honnête. Il s'était dit avec violence : cette fille est trop riche pour moi qui suis un gars do rien ; je n'y penserai plus.

II y pensait toujours...

II portait son image en lui comme une joie mélan- colique — comme un remords aussi quand son désir était allé vers d'autres. Et c'est pourquoi, maintenant, il avait honte et ne pouvait pas répondre.

Delphine vit que, sans y penser, elle avait touché juste. Elle jeta ses dernières pommes de terre, enleva son tablier en toile brune et rentra pour faire chauffer la soupe. Puis elle servit le valet, qui mangeait tout seul à son retour des tournées.

Et elle ne parlait pas, à cause du tremblement qu'elle sentait en elle.

CHAPITRE IIJ

MARICHETTE

Séverin se gagea chez les Loriot des Marandières. II y avait de meilleurs maisons pour les valets. Ceux qui y étaient passés ne cachaient pas que la soupe y était souvent mal beurrée et qu'il fallait y trimer dur. Mais Séverin n'avait pas trop le choix, la saison étant avancée ; de plus, le prix le tenta : vingt-quatre pis- toles du premier de l'an à la Toussaint.

Ils étaient quatre pour faire la terre : Frédéric, un grand sec de vingt-six ans, labourait et menait le tra- vail ; un jeune gars de seize à dix-sept ans eiïeuillait les choux et s'occupait du fourrage ; Séverin allait second, et le père Loriot donnait un coup de main après le pansage.

La patronne était une grande femme osseuse de cinquante ans. Elle était avare et grondeuse, et nul ne s'en apercevait mieux que son beau-père, le vieux Francct, qui était depuis dix ans au coin du feu. Il ne servait plus de rien, ce pauvre vieux, mais il ne mourait pas. Il avait eu deux attaques ; on attendait la troisième. Dès la première, il n'avait plus marché que dilTicilement ; il s'était alors montré un peu exi- geant, allant jusqu'à demander qu'on le promenât

38 LES <.KKL!X-Ui:-MAISONS

dans Tuirc, les jours de soleil. C'est qu'il n'avait pas été commode dans son temps ! Mai» sa bru l'avait dressé.

11 était revenu quasi en enfance maintenant et pas- sait toutes les journées dans son petit coin, tendant vers les bûches ses pieds nus dont la peau jaune de- venait fine à force d'immobilité. De sa main droite restée libre, il s'amusait petitement, jetant du sel dans la flamme ou cassant, à même la chandelle, des morceaux de résine qu'il faisait brûler quand il était seul.

On ne lui avait pas supprimé Luul u lait le tabac, a cause du monde, mais la Loriote le rationnait ; il ne fumait que le soir après la soupe. Comme il n'avait plus de dents, il fallait, pour qu'il pût tenir sa pipt-N entortiller un linge au bout. Il tétait ce linge ave< une gourmandise d'enfant.

Quelquefois la bru se fâchait :

Encore une pipe ! Goulagne ! ça ne sera point ! Fédéri, couche le vieux !

Ces soirs-lù, le bonhomme faisait semblant de pleur- nicher, ou bien il sacrait de tout son souille, car il n'avait plus conscience du péché.

Kude maisonnée, en somme ; on n'y riait guère. Le patron seul était jovial au retour des foires ; mai^ alors la bourgeoise en avait pour une semaine à gronder et à faire claquer les portes.

Frédéric, lui, s'enivrait tristement deux ou trois fois l'an, le premier jour des fêtes doubles ; mais il ne se dérangeait jamais les jours ouvriers. Un ne lui con- naissait pas de bonne amie, et les filles riaient de lui

MARICHETTE 39

en revenant des vêpres. Il était d'ailleurs très laid, car il avait eu la picote, et il était resté tout grêlé grêlé comme un crapaud, disaient, de loin, les petits polissons du pays.

Il avait hérité de sa mère une terrible avarice et une ardeur hargneuse au travail. Il poussait de l'avant comme un bœuf rouge. Ses longs bras avantageux en faisaient un. moissonneur sans pareil ; mais Séverin le tenait à la fauche. Maigre, lui aussi, et plus souple, il allait aisément, surtout dans les prés secs le dessous ne résiste pas. Il prenait plaisir à chasser l'autre devant lui.

Prends garde à tes talons, Fédéri ! Range au bout !

Le gars rageait tout bas, jaloux de ce que le valet tondit plus ras et plaçât plus large.

Dès que le soleil montait, pour être plus à l'aise, ils laissaient leurs sabots, sortaient leur chemise de leur brayette, et hardi! Ils travaillaient ainsi seize ou dix- sept heures par jour sans autre repos que le temps des repas et une « mérienne » d'un quart d'heure.

Le père Loriot, qui se vantait de toute chose quand il avait bu, disait le soir des jours de foire :

Le valet de chez nous I vous n'en avez pas de pareil ! Il est allant, le bougre ! Frédéri et lui s'en font voir ; quand je les mets de front, ça fait un fameux joug 1...

Au fond, le valet et le gars ne s'aimaient guère ; mais il n'y avait rien à dire contre Séverin : il tapait dur, étant glorieux de son travail.

A la Toussantt, il resta aux Marandières pour trois

40 LES CREtX-DE-MAISOW<«

cents francs, ce qui était un bon prix. Loriot lui ayant avancé quatorze piaioles sur son gage du l'année pré- cédente qui était de vingt-quatre, il ne lui revint que cent francs.

Il s'acheta des bardes neuves, une faucille et une paire de grosses mitaines pour faire les fagi^ts d'épines. 11 lui resta une cinquantaine de francs pour les nie- nues dépenses.

Il sortait rarement autrement que pour aller u la messe ; il ne fréquentait pas les veillées l'on joue, parce qu'il maniait mal les cartes et qu'il lui était arrivé de perdre jusqu'à quinze sous en une seule soirée. Quelquefois, le dimancbe, aux Marandiorcs, quand c'était son tour de garder, il jouait aux boules avec les voisins. Le village comprenant deux autres fermes, ils étaient toujours trois ou quatre à s'en- nuyer, après le pansage ; ils faisaient alors une partie, mais d'amitié, sans risquer d'argent.

Séverin semblait également dédaigneux des choses de l'amour; les manigances des filles avaient l'air de l'agacer. Il se vieillissait et se mêlait aux conver- sations des hommes d'âge.

Parfois, à Coutigny, il rencontrait Delphine ; la petite disait :

On ne te voit jamais, Séverin ; voilà longtemps que Guste te réclame pour l'aider à pécher.

Puis elle devenait rouge, et ils se mettaient à parler de choses qui étaient très loin de leur pensée. Ces dimanches-là, Séverin revenait seul aux Maran- dières par les chemins de traverse ; et il marchait sans tourner la tète, comme ceux que le péché tra-

MARICHETTE 41

vaille ou comme les innocents dont l'esprit trotte.

La première année, il n'avait pas revu la Marichette ailleurs que sur la place de l'église ; mais elle se gagea à deux portées de fusil des Marandières, chez les Mo- tard, de Jolimont. La femme de l'endroit était une Loriote, et l'on s'aidait dans les moments de presse. Séverin était obligé de rencontrer la servante des voi- sins. Il n'aimait pas ces rencontres, du reste, et il se tenait sur ses gardes, de peur d'une attrape. Elle, au contraire, l'attendait au passage quand il revenait seul du travail. Elle l'amignonnait à mots couverts, une lueur de moquerie caressante au fond de ses yeux roux. Un drôle de garçon, en vérité, qui avait peur des filles et qui passait son temps avec de vieux brèche- dents ! Il ne tarderait guère à ressembler à cet ours de Frédéric.

Il répondait par de vilains mots appris au régiment, mais elle ne se fâchait point et son beau rire de fille grasse roulait tout bas.

Or, il arriva qu'un soir de mai, un samedi. Loriot entra chez sa sœur pour lui demander si elle ne pour- rait point venir passer la journée du lendemain aux Marandières.

Moi, je m'en vais, dit-il ; Fédéri aussi... Quant à celle de chez nous, elle est au lit...

Tiens 1 fit la sœur, elle a donc le temps d'être malade, à présent?

Faut croire 1

Et tu ne restes seulement pas la soigner?

C'est que je ne saurais point... Et puis, faut te dii-e : Léchevin rn'a demandé pour aller acheter une

42 LES CREIJX-OE-MAISONS

vacho avc«' lui... Tu comprends? On voit l'un, on volt Tautre, il faut boire... et la journée passe !

D'accord ! Mais Loriote pourrait bien te secouer, lundi matin, si elle est guérie...

II répondit carrément :

Elle a une belle toux ! Ça la tient i)ien ! Celle de Jolimont eut un sourire.

Mon pauvre frère, dit-elle, j'irais bien, mais les cousins de Malitron doivent venir ici... Il y a Mariche ! Si elle veut aller chez toi, je peux me passer d'elle...

Mariche ! Ho ! Mariche 1 cria-t-elle, veux-tu aller garder demain, aux Marandières, chez Louise Loriote?

La servante répondit de l'aire :

Chez Louise Loriote? Comme vous voudrez, pa- tronne 1

Puis, apercevant le fermier :

Seulement, je suis craintive, depuis que Borda- gère des Arrolettes a rencontré un diable à tête de bouc qui l'a embrassée par force sur le chemin des Servières... Je veux de la compagnie... Vous y son- gerez, mon beau-père 1

Loriot sortit et lança une grosse plaisanterie. La servante éclata de rire.

C'est entendu 1 cria-t-elle ; j'iiai soigner votre femme, vieux sans idées, tard-en-vie I

Le lendemain donc, quand Séverin dont c'était le tour de gaide revint aux Marandières, après la messe du matin, il fut tout étonné de trouver Man- chette à la maison.

C'est moi, dit-elle... N'ouvre pas les yeux si

MARICHETTE . 43

E^rands : je ne reviens pas ! Mange, mon pauvre gars, ça te remettra le sang.

Et elle lui apporta la soupière.

Dans la chambre à côté, la Loriote geignait.

Marichette, soufïla-t-elle, apporte-moi donc une petite goutte de café.

La fille courut dans l'autre pièce, puis revint avec une tasse qu'elle posa devant Séverin.

Dis donc ! quand il y en a pour les maîtres, il y en a pour les valets ! A notre santé !

Elle emplit la tasse et s'assit sur le banc, à côté de Séverin.

Revenu de sa surprise, il lui prit la taille et, aussi- tôt, il sentit tout contre lui le corps robuste et souple.

Lentement, elle se penchait et offrait ses lèvres. Séverin sentait battre ses artères et ses oreilles chan- taient vêpres.

Il se ressaisit pourtant.

Mariche ! Mariche ! le vieux qui nous regarde ! Dans son coin, en effet, le paralytique était sorti

de sa somnolence. L'odeur du café lui avait fait lever la tête, et il fixait sur le couple le regard de ses yeux vitreux.

Es-tu folle, Mariche ! Le vieux !

Ah ! oui, le vieux ! Qu'est-ce que cela peut lui faire? Qu'il regarde! Il n'a pas déjà tant de distrac- tions !

Mais Séverin s'était levé. Marichette, dépitée, haussa les épaules et se mit à desservir la table.

Tu m'agaces ! va-t'en ! fit-elle.

II sortit et s'en fut panser ses bêtes. Son travail ter-

44 I ES CREUX-DE-MAISONS

miné, il se coucha dans la grange sur une brassée de paille. Il y était depuis un petit moment et il allait s't'ndorui ". quand il entendit la fille traverser la cour. Elle se dirigea vers la graiit,'»', t nha et referma le portail.

Es-tu par ici? murmura-t-elle. Il ne bou^LU point.

Es-tu là, voyons?

Il faisait très sombre, et la fille ne fiishnguait rien. Elle s'avança de quelqiics pas et finit par le découvrir.

Alors elle s'approcha et, sortant son pied de son sabot, elle lui poussa l'épaule en disant : « Sous ! sous ! » comme on fait pour faire lever les bêtes.

Finis, Mariche ! Finis !

Mais elle s'entêtait; alors, il lui saisit la jambe, et elle tomba à genoux sur la paille, a côté de lui. D'étranges odeurs montaient d'elle : odeur forte de la sueur, odeur acre des feuilles écrasées, odeur étour- dissante du foin qu'on embarge.

Elle lui avait jeté ses bras autour du cou et elle offrait encore ses lèvres.

Alors, lui, jeune, finit par s'échauffer à cette vo- lonté d'amour.

*

Ils eurent des rendez-vous épuisants au cœur des beaux dimanches.

Aussitôt la messe finie, Séverin revenait aux Ma- randières ; puis il s'en allait rejoindre la Marichette à l'orée des champs de blé. L'un devant l'autre dans les cheintres étroites, attentifs à ne pas renverser les épis,

MARICHETTE 45

ils suivaient les haies jusqu'au recoin secret ils avaient coutume de s'asseoir sur des fougères fraîches. Quand elle était de garde, elle allait l'attendre dans la sapinière de Jolimont, sous les branches retom- bantes ; de fines aiguilles y feutraient la terre sèche et leur faisaient un lit bien uni. Le vent brasillait à peine dans les rameaux ; l'été accablait les champs, pesait sur les feuilles, inclinait les herbes frêles à la tête fleurie. Eux haletaient. Elle le ceinturait comme une lutteuse, lui ployait le buste, le renversait, l'écrasait. Elle le rouait de caresses. Il avait au retour les lèvres brûlées et les côtes douloureuses. Un grand dégoût lui venait parfois à ce moment-ià et il se promettait de ne pas aller au prochain rendez-vous. Il y allait néan- moins.

Il craignait surtout d'être surpris avec Marichette. Il lui était arrivé comme aux autres jeunes gars de se vanter d'amours imaginaires et certes, il aurait bien avoué un ou deux rendez-vous avec cette fille ; mais, qu'on le soupçonnât d'avoir été son bon ami tout un été, et de l'être encore, et de ne pas savoir comment se détacher de ses jupes, non, il ne pouvait se faire à cette idéo-Ià.

Cela arriva, pourtant. La Marichette, elle, n'était point réservée et ne se cachait guère. On n'eut pas do peine à savoir qu'elle avait enjôlé le valet des Ma- randières. Or, les nouvelles de cette sorte courent vite ; on en glosa au bourg entre jeunes gens.

Un dimanche de septembre, comme Séverin, après une courte partie de boules revenait au village, il aper- çut Delphine qui arrivait en sens inverse. Elle lui sem-r

''•B TES rnEi'X-DE-MAisn?js

bla pâln et triste, et il pensa que c'était à cause de son père. Bornou, en effet, était malade, malade de souci, disait-fin.

Séverin, troublé, car il allait à un rendez-vous avec la Mariche, prépara en sa tête les mots qu'il allait dire ; mais, tout d'un coup, la fille tourna à gauche, enjamba un éclialier et, s'engageant dans un sentier qui suivait la haie, disparut. Or, ce sentier no menait nulle part, il se perdait dans les champs plus loin, et Séverin le savait.

Alors il comprit que Delphine avait viré pour l'éviter et qu'elle avait voulu l'éviter parce qu'on di- sait de vilaines choses sur son compte. Il eut un instant l'idée de la rejoindre, car il souffrait cruellement de la savoir fâchée. Il fît quelques pas dans le chainp, après l'échalier, puis il n'osa plus.

Ce soir-là, Marichette l'attendit en vain.

Quelques jours après, il rencontra à Bressuire un de ses anciens camarades de service, Louis Bonnin, de Saint-Porchaire. Bonnin cherchait un valet pour son père.

Tiens ! mais pourquoi pas toi, Séverin? fit-il tout à coup ; tu n'es pas encore gagé?

Non.

Eh bien ! c'est entendu, nous allons faire mar- ché. Pourquoi ne viendrais-tu pas chez nous, mon vieux?

Pourquoi pas, en effet? dit Séverin.

La proposition lui avait d'abord paru étonnante ; mais maintenant qu'il y songeait bien, il était presque décidé. Il ne serait pas plus malheureux chez Bonnin

MARICHETTE 47

qu'aux Marandières. Il était libre, seul ; il avait peu d'amis ; il ne voulait plus revoir Marichette, et quant à l'autre, il n'avait pas le droit d'y penser. Rien ne l'empêchait de se gager au loin.

Il tomba vite d'accord avec son camarade pour le prix. Deux mois plus tard, il commençait à s'habi- tuer chez ses nouveaux patrons.

Trois ans passèrent.

CHAPITRE IV

LE M AI- HEUR DES BERNOU

Delphine ! Oh ! Delpliino ! lève-toi !

La demie après trois heures venait de sonner, et, de son lit, Francille Pitaude, des Grandes- Pelleteries, appelait pour la deuxième fois sa chambrière,

Si c'est possible I grommela-t-elle en se tour- nant vers son homme. Les volailles seropt égaillées dans l'aire avant que le feu soit allumé ! En mon temps, lorsque je devais aller à la foire, ma marmite chantait un joli moment avant l'aubette ; mais les jeunesses d'aujourd'hui ne sont point ce que nous étions.

Pour sûj- 1 dit Pitaud ; c'est mou, ça dort comme des rats-lérots. Elle avait pourtant l'air content d'aller à cette foire, celle d'ici ; et je ne dis pas que ça m'étonne : c'est sa première sortie depuis le malheur.

C'était du malheur des Bernou qu'il voulait parler. A la Potite-Rue, en effet, la mort et la ruine étaient passécù.

Dans les premiers temps de son mariacrt\ Rernou, à force de travail, avait amassé quelques soii> ; nn no- taire les lui vola.

Sa mauvaise fortune avait voulu qu'il fût lie d amitié avec ce notaire ; leurs pères s'étaient connus, et eux,

LE MALHEUR DES BERNOU 49

lans leur jeunesse, avaient pêche ensemble, vers la in de l'été, quand l'étudiant était revenu des écoles. Jne fois mariés, ils continuèrent à se fréquenter. Le dois de juin ne passait pas sans qu'on vît arriver au tioulin une belle voiture d'où descendaient, après le lotaire, une jolie dame qui sentait bon et deux fillettes ouvertes de dentelles.

Les Bernou étaient flattés. On péchait ; les enfants e roulaient dans le foin. La dame, une Parisienne, l'était point rogue et dédaigneuse comme les autres (ourgeoises du pays. Bien qu'elle habitât la campagne [epuis plusieurs années, elle s'amusait de toutes pe- itea choses, ce qui faisait dire à Auguste qu'elle était otte. Elle courait avec les enfants ou bien elle embras- ait Delphine et s'extasiait sur ses yeux.

Charles 1 Charles 1 disait-elle, viens donc voir les reux de cette petite ; quels beaux yeux ! quels beaux '•eux d'eau !

Le notaire, pendant tout ce temps, causait avec Jernou. Affable, lui aussi, il ne dédaignait pas le patois ►our bien marquer qu'il ne reniait point son origine )aysanne. Son air tranquille, la simple clarté de ses ^eux honnêtes, disaient d'ailleurs cette origine. 11 était le scrupuleuse lignée ; il avait derrière lui des siècles le droiture. Bernou lui confia son argent, sept mille rancs. Six mois après, plantant lu fenmie et enfants, e notaire filait avec une drôlesse.

Ce fut un gros scandale dans le pays ; ce fut la ruine )our une cinquantaine de familles. Le notaire empor- ait deux cent mille francs ratlés dans des tiroirs de )ieda-t('rrcux et do pilo-mojettes, deux cent mille francs

4

5*0 I.KS rRKrX-PK-M AmON?;

économifiés liard par liard, on ne sait comment, gr h cVlncvoynhlo^ ot prosquo hontousr'S privations.

Bernou reçut le coup en homme fier qui ne la rien voir; sa femme aussi tint bon; s'ils pleurôrc personne n'en sut rien. Simplement, ils continuer à travailler. Entre eux, par une entente tacite, ils parlaient jamais de cette perti^ : les enfants ne 1' prirent que plus tard par des voisins.

Mais, à dater de ce jour, les Bernou eurent toi les malchances possibles. Dès l'année suivante, i épidémie vida l'établc, et il fallut emprunter ; puis chevaux se blessèrent sur la carriole, les poulinic avortèrent ; des vétérinaires vinrent, et des en riques, et des sorciers de village : il fallut emprur encore.

Enfin le moulin et la terre qui en dépendaient fur vendus, et le nouveau propriétaire éleva tout de si le prix de ferme : ce fut le coup de grâce. Bernou arriva à ne plus pouvoir payer le maître. Dès lors se découragea. Toujours jovial avec les pratiques avait à la maison de muettes tristesses. Il s'enfern en son moulin et il y remâchait sa détresse, son c grin immense d'abandonner celte maison ses ciens avaient travaillé, il avait espéré voir I vailler son gars. Car il faudrait s'en aller, il faudi vendre; il n'y avait plus moye-i d'éviter celte hon Il faudiail avouer les dettes si suigneusoinent cacL à tous, niême aux enfants ; et ces enfants n'allaient point faire des reproches pour n'avuir pus été uve plus tôt?

La Bernoude trouvait souvent son homme assis

LE MALHEUR DES BERNOU 51

des sacs, les épaules mornes et la tête basse. Elle s'ef- forçait en vain de le consoler.

Voyons, Bernou, disait-elle, pourquoi te donner tant de tourments? Tu verras que tu tomberas ma- lade.

Il tomba malade, en effet. Il prit l'habitude de s'acagnarder devant l'écluse entre deux vergnes haut ébranchés qu'il avait vus tout petits ; silencieusement, il regardait l'eau moirée, l'eau toujours jeune dont le soleil faisait scintiller les rides.

Quand les beaux jours furent passés, il garda le lit et ses forces déclinèrent très vite. Un matm, il dit à Auguste :

Arrête le moulin, mon gars ; il ne virera plus pour moi, et pour toi il ne virera guère ; arrête le moulin, mon bon gars.

Le moulin se tut et seule l'eau chanteuse, l'eau tou- jours jeune, accompagna les prières des morts ; accom- pagna les prières des morts d'une rumeur en sourdine, aussitôt qu'elle eut cessé de travailler.

« Il ne virera plus pour moi et pour toi il ne virera guère. »

Bernou était mort pour avoir trop pensé à cet aban- don qu'il jugeait inévitable. Après lui, ses enfants essayèrent bien de lutter, mais les dettes étaient trop grosses ; le loyer des deux dernières années n'avait pas été payé ; le régisseur fit vendre. Les créanciers furent remboursés, mais il ne resta rien. Auguste et Delphine durent se gager ; quant à la Bernoude et à la grand'mèi'e, elles allèrent s'installer dans une petite maison, meublée somniairomenl à crédit ; eiles y furent

-2 LES rRKirX-nE-MAt<îON5l

suivies (lo Irur chaj^riii et de deux chnls, libres ani- iTiaux que l'on n'avait point su vendre.

L'année suivante, Auguste se maria ; depuis assez longtemps, il avait pour bonne amie une cousine or- pht'line. Elle se gageait comme lui. Bien qu'elle eût quelques sous, elle ne retira point ses amitiés quand 1p9 Bernou furent vendus.

A la Saint-Michel, le jfune ménage prit une borderie de cinq hectares aux Arrolettes ; et comme il y avait plus de travail qu'il n'en fallait à un homme, la mère Bernou et l'aïeule allèrent habiter avec Auîruste. Peu de temps après, l'aïeule mourut.

Quant à Delphine, elle resta chez les Pitaud, qui l'avaient gagée dès son départ de la Rue.

Comme elle avait été un peu gâtée chez elle, on avait cru qu'elle s'habituerait mal à servir les autres. 11 n'en avait rien été ; elle s'était mise bravement au travail. Moins forte que certaines fdies de ferme, elle se rattrapait par son adresse, et les Pitaud s'étaient attachés à cette servante, dont le travail "h'otait ja- mais à refaire ou seulement à finir. Elle les charmait aussi par son humeur égale et su docilité gaie.

Elle n'avait ni le temps ni le goût d'aller aux foires de jeunesse et aux assemblées l'on danse. Le di- manciie, elle revenait tôt de la messe.

L'été, par les beaux soirs de fôte, les filles s'en vont par les chemins pleins d'ombre et de poussière ; par- fois, elles ne rentrent qu'a la nuit tombante avec di^s yeux de fièvre.

Delphine revenait tôt de la niasse et gardait la niaison.

Pourtant, elle ne fuyait pas les jeunes gens, conmie

LE MALHEUR DES BERNOU 53

font les sottes et les hypocrites, et on n'avait point manqué de lui prêter, à elle aussi, quelques galants. Il est vrai que plus d'un gars aurait voulu l'avoir pour bonne amie, car elle était toute gracieuse. Des fils de gi'os fermiers même, des gens ayant des champs au soleil, avaient tourné autour d'elle, et l'idée d'un ma- riage avec cette servante, fille de gens ruinés, était peut-être venue à quelques-uns. Mais, sans dire non tout à fait, elle les avait tous reçus avec son joli rire de malice et ce rire les avait un peu déconcertés.

Par moments, elle s'étonnait elle-même de ses exi- gences.

Elle était fine, en vérité, de renvoyer de braves garçons dont aucun n'était aussi pauvre qu'elle ! Elle avait vingt-quatre ans ; bientôt elle enlaidirait et de- vrait se résigner à être toujours, toujours servante. Pourtant, elle ne pouvait pas dire oui ; elle sentait qu'elle ne le dirait jamais. Parfois elle pleurait.

Un jour, Pitaud lui dit :

Si tu veux venir à la foire Saint-Jacques, Del- phine, il y aura une place pour toi dans la voiture. C'est une belle occasion pour trouver un amoureux.

Trouver un amoureux, patron 1 Faut-il aller à Bressuire, pour cela?

Elle accepta d'ailleurs et se retourna aussitôt, car elle se sentait devenir très rouge.

Bressuire ! la foire Saint-Jacques ! Tous les jeunes gens des environs s'y rendaient à cette foire. Séverin y avait été vu l'année précédente ; sûrement, il y serait encore cette fois. Séverin? Eh bien ! oui, Séverin ! Au- tant se l'avouer à soi-même bien franciiement : elle avait

b4 l.KS CUKl X-Dt-M AlSONS

toujours pensé à lui ; c'est pourquoi ello n'avait pas pu écouter les autres, et c'est pourquoi elle ne les écoute- rait jamais I Maintenant, elle voyait bien clair en ellf. C'était pour Séverin qu'elle voulait aller à cette fdire. Elle se trouverait sur son passage, et il lui parlerait, peut-être ; s'il ne parlait pas, elle resterait vieille fille, voilà !

Pour s'être ainsi décidée, elle se sentit joyeuse. Elle se mit à attendre, un peu énervée à cause des jours qui n'en finissaient pas de couler.

Enfin, un soir, elle se dit en se glissant au lit :

C'est demain ! Dépêchons-nous de dormii'.

Mais elle était trop enfiévrée pour cela. La nuit d'ail- leurs était moite ; la chambre avait gardé toute la cha- leur du jour. Elle entendit sonner onze heures et pensa :

Si je ne dors pas, demain je serai laide.

Elle fit le silence en elle et s'appliqua à suivre le tic tac de l'horloge qui, dans la pièce voisine, battait comme un pouls tranquille. Onze heures et demie, minuit.

Tant pis 1 elle ne dormirait pas. Elle rejeta les cou- vertures qui la brûlaient. La poitrine gonflée d'une ivresse nouvelle, elle tendit les bras dans la chambre obscure, et ses lèvres murmurèrent :

Tu viendras, toi que j'aimais déjà quand j'étais petite, toi que j'aime depuis toujours...

Delphine I ho 1 Delphine !

Elle se dressa vivement, demi-nue ; déjà l'heure du lever 1 elle ne faisait que s'endormir I Tout de suite elle se souvint et sourit à sa pensée.

Debout ! et vite, pour avoir bien le temps du s'habiller.

CHAPITRE V

LA FOIRE SAINT-JACQUES

Cette foire de septembre, qui se tenait dans le quar- tier Saint- Jacques, le quartier neuf de la ville, attirait à Bressuire une grande foule.

La matinée était surtout aux gens de commerce, comme pour les autres foires, mais la soirée était toute à la jeunesse.

Les valets de ferme et les fils de métayers venaient à pied de toute la campagne avoisinante ; il en venait même de fort loin, par bandes matinales ; quelques- uns trouvaient place dans les voitures, qu'on sur- chargeait pour cette occasion.

Les filles, ce jour-là, mettaient leur robe claire.

C'était pour chacun la partie de- plaisir escomptée tout l'été pendant les durs travaux ; les blés étaient rentrés, et cela faisait un court répit, malgré la hâte du battage. On s'amusait librement, avec brusquerie môme, parfois.

Delphine et Pitaud arrivèrent sur les neuf heures. U y avait déjà foule sur le champ de foire aux bêtes. Les voitures se suivaient à la lile, comme pour une noce.

Delphine, qui avait deux paniers d'œufs, se dii'igea

56 LES CREl'X-nE-MAISONS

vtrs le marché. aussi, il y avait irrande presse ; les femmes se tenaient debout autour d'une petite place ; beaucoup "se hâtaient de vendre, pour être libres plus tôt, mais d'autres, des vieilles, plus âpres, s'encolé- raient à cause des bousculades. La Pitaudo avait fix' à Delphine un prix au-dessous duquel elle ne devait pas vendre, et comme les œufs se trouvaient juste- ment très bon marché, elle dut attendre. Elle ne res- sentait pas une grande impatience, d'ailleurs, sachtmt bien que les jeunes gens n'arrivaient guère que dans la soirée.

Pouitanl, vers midi, quand ses paniers furent vides, elle se hâta de les rapporter à l'auberge. Dans la cour, assises sur les brancards des voitures» des femmes mangeaient avec des enfants autour d'elles.

Tiens ! c'est toi, Delphine I cria une voix jeune ; tu as vendu?

Delphine reconnut Marie Guiret, une voisine, plus brune encore' que de coutume sous la coiiïe trop blanche.

Oui, répondit-elle, j'ai fini par vendre, mais j'ai bien cru, un moment, que je serais forcée de rapporter mes œufs.

Tu n'as pas mangé? reprit l'autre; fais vite, jr t'attends.

Delphine tira du coffre un morceau de pain et uni poire, et elle se mit à mordre à même, en écoutant son amie raconter sa matinée. Mais le pain était dur, il faisait chaud et les bouchées l'étranglaient.

Ça ne coule pas, hein. Fine?

Ma foi, pas trop I Tiçna, je laisse le pain.

LA FOIRE SAINT-JACQUES 57

C'est comme moi, dit Marie, en se rappro- chant ; rien n'a pu passer, ni pain, ni fricot ; j'ai tout remis dans la voiture ; mes frères vont encore dire que l'amour me coupe l'appétit, mais tant pis 1 Viens-tu?

Elles descendirent vers la place.

As-tu un galant, aujourd'hui. Fine? disait cette petite futée de Marie Guiret ; oh ! tu es cachottière, je le sais; dis, je te gêne peut-être? Moi, je n'en ai pas, mais je viens pour en trouver un... ou deux.

Delphine aussi venait pour en trouver un, mais elle savait trop lequel, pour pouvoir en parler plai- samment.

Elles s'engagèrent entre deux rangées de baraques qui faisaient, au milieu de la place, comme une rue large et houleuse. Autrefois, quand elles étaient pe- tites, elles s'étaient bien extasiées à cette foire, devant les gens qui font des tours et qui montrent des bêtes. Aujourd'hui encore, elles s'en amusaient un peu, mais, au fond d'elles-mêmes, quelque chose les inquiétait plus que les comédies.

Sur une estrade, de gros hommes, dévêtus, hurlaient entre leurs mains jointes ; une femme, demi-nue aussi, soulevait un essieu de charrette.

Les deux filles s'attardèrent autour du groupe serré des curieux ; Delphine fouilla du regard entre les blouses bleues ; Sévcrin n'était pas là. Il n'était pas non plus devant les baraques l'on tire, ni devant celles l'on joue : donc était-il?

Deux heures ! dit tout à coup Marie, qui avait un*' montre en argent, avec une belle chaîne. Deux

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LA FOIRE SAINT-JACQIES

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Au bout de la première allée, Marie et Delphine ren- ontrèrent deux de leui'S amies, désappointées comme lies et comme elles un peu lasses. * Pas de galants? raiUa Marie. « Oh ! si, répondirent-elles ; même que nous aommes allées boire avec eux tout à l'heure ; seule- uent, nous avons d'autres affaires ; d'ailleurs, les gars lous ennuient.

C'est précisément ce que je disais à Delphine ; )ui, ils commencent ù m'ennuyer aussi. Vous venez tavec nous, mes belles?

Elles continuèrent ensemble à faire le tour de la lace. 11 y avait beaucoup moins de gens de l'autre [côté. C'était l'envers de la l'oire, un envers malpropre, pavoisé de guenilles. Des chiens, indifférents au bruit, dormaient sous les roulottes ; d'autres jouaient avec des enfants, des petits venLres-creux, vêtus de crasse et de bardes très amples. Puis, çà et là, un âne rogneux, une vieille jument décharnée, avec des bosses, dos trous, des plaies noires de mouches, de grosses mou- ches luisantes et gonllees.

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heures I Viens-tu dans les allées? Il doit y faire moins chaud.

Il y avait tout autour de la place deux rangs de marronniers ; leurs têtes rondes se touchaient et, seules, de minces flèches de soleil perçaient entre les branches mêlées. Cependant, également, il faisait chaud, à cause de la torpeur de l'air.

Des gars en sueur passaient, égaj'és de vin ; ils s'amu- saient à fendre la foule et heurtaient volontairement les filles. Celles-ci allaient par petits groupes, étour- dies de bruit, laissant derrière elles l'odeur du ba- silic ou celle du réséda, plus douce.

Il en était venu de tous les cantons voisins ; on les reconnaissait à leurs coiffes différentes. Celles des alen- tours, les plus nombreuses, avaient le grand casque bicorne pinçant le bout des oreilles et tombant sur les bandeaux lisses : coiffure un peu lourde, mais fiére et magnifiée par de larges rubans de soie ; elle seyait surtout aux grandes ; beaucoup la portaient bien et avaient l'air cossu. Les coquettes, comme Marie Guiret, avaient tiré du serre-tête quelques mèches courtes qui voltigeaient librement ; chez d'autres, coquettes aussi, mais sans goût, ces boucles frisées au fer chaud se collaient sur le front en anneaux symétriques.

Les Gùtinelles avaient des coi (Tes à peu près sem- blables, un peu plus hautes seulement et plus larges. Les Vendéennes, vêtues d'éLuffes loyales alourdies de veloui's, portaient lu coiffe de Sainte-Hermine, snnple et correcte. iS'ombreuses étaient les filles du Thouar- sais, pimpantes sous le bonnet tourangeau si léger : uu chilïunnage, un papillon froissé dont le bord des

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I.A FOIRK SAINT-JACQL'ES

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ailes, seul intact, tombait presque jusqu'aux sourcils.

Il y avait enfin des vieilles qui promenaient des petits enfants efïarés et joyeux. Leurs coiffures, à elles, étaient pareilles à celles qu'on voit sur les images aux dames de l'ancien temps : des pyramides très grandes, sans fleurs ni rubans ; une forme solide par-dessous, du car- ton sans doute, beaucoup de tulle uni, mille épingles.

Elles devaient être obliques, ces coiffes, mais cer- taines paraissent droites, parce que celles qui les por- taient se penchaient en avant.

Au bout de la première allée, Marie et Delphine ren- contrèrent deux de leurs amies, désappointées comme elles et comme elles un peu lasses.

Pas de galants? railla Marie.

Oh ! si, répondirent-elles ; même que nous sommes allées boire avec eux tout à l'heure ; seule- ment, nous avons d'autres affaires ; d'ailleurs, les gars nous ennuient.

C'est précisément ce que je disais à Delphine ; oui, ils commencent à m'ennuyer aussi. Vous venez avec nous, mes belles?

Elles continuèrent ensemble à faire le tour de la place. Il y avait beaucoup moins de gens de l'autre côté. C'était l'envers de la foire, un envers malpropre, pavoisé de guenilles. Des chiens, indifférents au bruit, dormaient sous les roulottes ; d'autres jouaient avec d(js enfants, des petits venlres-cruux, vêtus de crasse eL de bardes très amples. Puis, çà et là, un âne rogneux, une vieille jument décharnée, avec des bosses, des trous, dus plaius noires do muuches, de grosses mou- ches luisantes et goatlées.

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58 LES CREUX-DË-MAISONS

heures I Viens-tu dans les allées? Il doit y faire moins chaud.

Il y avait tout autour de la place deux rangs de marronniers ; leurs têtes rondes se touchaient et, seules, de minces flèches de soleil perçaient entre les branches mêlées. Cependant, également, il faisait chaud, à cause de la torpeur de l'air.

Des gars en sueur passaient, égayés de vin ; ils s'amu- saient à fendre la foule et heurtaient volontairement les filles. Celles-ci allaient par petits groupes, étour- dies de bruit, laissant derrière elles l'odeur du ba- silic ou celle du réséda, plus douce.

Il en était venu de tous les cantons voisins ; on les reconnaissait à leurs coiffes différentes. Celles des alen- tours, les plus nombreuses, avaient le grand casque bicorne pinçant le bout des oreilles et tombant sur les bandeaux lisses : coiffure un peu lourde, mais fîére et magnifiée par de larges rubans de soie ; elle seyait surtout aux grandes ; beaucoup la portaient bien et avaient l'air cossu. Les coquettes, comme Marie Guiret, avaient tiré du serre-tête quelques mèches courtes qui voltigeaient librement ; chez d'autres, coquettes aussi, mais sans goût, ces boucles frisées au fer chaud se collaient sur le front en anneaux symétriques.

Les Gâtinelles avaient des coiffes à peu près sem- blables, un peu plus hautes seulement et plus larges. Les Vendéennes, vêtues d'étoffes loyales alourdies de velours, portaient la coiffe de Samte-Hermine, simple et correcte. Mombreuses étaient les filles du Thouar- sais, pimpantes sous le bonnet tourangeau si léger : ua chiffonuage, un papillon froissé dont le bord des

LA FOIRK SAI>'T-JACQUES 59

ailes, seul intact, tombait presque jusqu'aux sourcils.

Il y avait enfin des vieilles qui promenaient des petits enfants effarés et joyeux. Leurs coiffures, à elles, étaient pareilles à celles qu'on voit sur les images aux dcimes de l'ancien temps : des pyramides très grandes, sans fleurs ni rubans ; une forme solide par-dessous, du car- ton sans doute, beaucoup de tulle uni, mille épingles.

Elles devaient être obliques, ces coiffes, mais cer- taines paraissent droites, parce que celles qui les por- taient se penchaient en avant.

Au bout de la première allée, Marie et Delphine ren- contrèrent deux de leurs amies, désappointées comme elles et comme elles un peu lasses.

Pas de galants? railla Marie.

Oh ! si, répondirent-elles ; même que nous sommes allées boire avec eux tout à l'heure ; seule- ment, nous avons d'autres affaires ; d'ailleurs, les gars nous ennuient.

C'est précisément ce que je disais à Delphine ; oui, ils commencent à m'ennuyer aussi. Vous venez avec nous, mes belles?

Elles continuèrent ensemble à faire le tour de la place. Il y avait beaucoup moins de gens de l'autre côté. C'était l'envers de la foire, un envers malpropre, pavoisé de guenilles. Des chiens, indifférents au bruit, dormaient sous les roulottes ; d'autres jouaient avec des enfants, des petits ventres-creux, vêtus de crasse et de bardes très amples. Puis, çà et là, un âne rogneux, une vieille jument décharnée, avec des bosses, des trous, dus plaies noires de mouches, de grosses mou- ches luisantes et gontlées.

60 LE8 CRKl'X-DE-MAISOMS

Trop laBEcs pour regimber bous la piqûre de» bes- tioles, trop alTaniéos pour se coucher et d(;rmir, râpant de leurs dents jaunes l'écorce des marronniers, les pauvres bêtes attendaient là.

Comme c'est laid, ce côté ! dit Delphine. Cependant des couples passaient lentement avec

des rires sourds, enlacés presque, sans gêne, les fdlcs un peu rouges seulement. Beaucoup marchaient à la file et se dirigeaient ensemble vers les auberges.

Soudain, Delphine crut reconnaître Séverin sous un parapluie qui cachait deux têtes. Si c'était lui, pourtant, ce gars dont on ne voyait que le dos et qui lutinait une fille à long corsage ! Non ! cela ne se pou- vait pas I...

Un frisson lui courut sur la nuque, comme si elle eût senti l'étreinte d'une main glacée.

Ayant ralenti un peu sa marche, elle se trouva eu arrière des autres ; déjà elle se hâtait pour les rejoindre, quand une voix perça le tumulte :

Séverin I avance I avance donc I

Là, sur la droite, une vingtaine de jeunes hommes très gais entouraient l'entrée d'une roulotte. Par la porte entr'ouverte, on apercevait une femme assise, les yeux bandés ; une autre faisait le boniment, une ménagère noire et sale, toute en mâchoires. Dans ce recoin de la place, loin du soleil et des cuivTes, cela vous avait un air louche et pas tranquille.

Vas-y, Séverin ! cria une seconde fois la voix. Mais des gens pressés poussèrent Delphine, et elle

se trouva en face de ses amies, qui revenaient la cher- cher.

LA FOIRE SAINT-JACQUES 61

! ! Fine ! tu veux nous perdre ! Qui cher- ches-tu, par ici?

^ Pour leur prouver qu'elle ne cherchait personne, elle les emmena plus loin. Quand elles repassèrent à cet endroit, il y avait encore des hommes devant la boulotte, mais Séverin n'était point parmi eux. Elles circulèrent.

Trois heures et demie ! dit Marie ; décidément, mes petites, nous ne trouverons pas de galants ; quels imbéciles !... Et puis, je meurs de soif.

Trois heures et demie ! Delphine sursauta ; l'ombre doucement s'allongeait, le soleil descendait sur les maisons ; déjà des voitures partaient.

Comment se fait-il que Séverin ne l'eût point vue, ne l'eût point cherchée? était^il? dans quelque auberge sans doute, avec une bonne amie de son nouveau pays, une do ces filles délurées en bonnet plat.

A partir de quatre heures, elle désespéra tout à fait. Elle aurait voulu être loin de cette foire, de ce bruit, de toi'S ces gens qui s'amusaient. Machinalement, elle fuivait les autres. Aussi, quand quatre jeunes gars, quatre de la Grange-Neuve, leur barrèrent la route pour les emmener boire, elle ne résista que faible- ment.

Tu ne vas pas rester là, maintenant, disait la Marie à mi-voix. Tu veux donc qu'on se moque de toi? on n'y faillira guère, crois-moi; et l'on dira que tu fais peur aux galants. Viens donc ! Qu'est-ce que cela te iaiL? Viens donc! pour voir seulement!

Eh oui ! Qu'est-ce que cela lui faisait? Elle se laissa entraîner ; tout de même, elle ne voulait pas que celui

62 LES CnKrX-PE-MAISONS

qui l'accompagnait, un petit gars trapu et rougeaud, lui prit la taille, là, devant tout co inonde.

L'auberge ils entrèrent était bondéf. Les amou- reux se tenaient en haut, dans un vaste grenier ou l'on avait installé des tables et des bancs.

On y arrivait par un escalier étroit et sombre ; de» filles, poursuivies, le montaient quatre à quatre : d'autres s'y attardaient, qui ne boudaient pas aux chatouilles. Delphine s'obstina à passer la dr-rnièr.-. Ses yeux pleins de soleil distinguaient à peine les marches ; mais en haut, la lumière, par deux grandes lucarnes, tombait sur ceux qui étaient attablés dans ce grenier, et ce qu'elle vit la fit se reculer, toute pâle : Se vérin était là, devant ejle, et, à côté de lui, tout près, tout près, une fille du pays thouarsais, une grande fille délurée, en bonnet plat...

Il s'était levé, un peu gêné, en reconnaissant ceux qui arrivaient.

Bonjour, Pierre I Bonjour, Marie ! Jiens ! Del- phine 1 Toi aussi, Delphine?

Ses amis se serrèrent pour faire place aux nouveaux venus.

Il y avait, dans ce grenier, plus de quarante couples. Quelques-uns dans le fond, près des solives, s'étrei- gnaient à pleins bras en se cachant la figure ; mais la plupart n'allaient point aussi loin. Il y avait des garçons tout jeunes, des enfants presque, qui étaient venus avec de grandes filles pour fau-e les hommes ; timides d'abord, hésitant à risquer un baiser, ils devenaient très vite acharnés et ne voulaient plus démordre. Rien de chaste, en somme, mais rien de bien grave non plus.

LA FOIRE SAINT-JACQUES 63

Beaucoup étaient par point d'honneur et aussi pour voir, comme disait Marie ; on riait surtout.

Ainsi, disait Séverin, tous les gens de là-bas sont à cette foire?

II s'était tourné vers ces gens de « là-bas » et la fille qu'il accompagnait boudait en refaisant les plis fripés de son corsage.

Es-tu venue à pied, Marie?

Que non ! répondit Guirette ; je ménage mes bottes fines. J'ai profité de la voiture des Albreteau.

Elle ajouta en riant :

Delphine, elle, a pris la place de la Pitaude dans le char à bancs des Pelleteries, un vrai tapecu : ça secoue ! ça secoue ! Elle n'a pas ri de la journée, tant elle a eu la bile émue !

De fait, malgré son bon vouloir, elle ne riait pas franchement, la pauvre Delphine. Elle n'avait qu'une idée : s'en aller, s'en aller bien vite !

Ayant bu une gorgée :

Il faut que je me sauve, dit-elle ; je ne veux pas faire attendre le patron.

Ah bah ! Tu te moques de nous !

Elle ne s'en ira pas ! cria le petit gars trapu ; je la tiens 1

Mais elle se dégagea.

Non ! laisse-moi, Pierre ; il est tard ; si je manque l'heure, on partira sans moi ; il faut que je me sauve ; au revoir 1

Déjà elle était dans l'escalier, dans l'escalier sombre, elle ne distinguait plus rien du tout, cette fois, à cause des larmes qui lui emplissaient les yeux. Puis,

en fut la foule encore. Elle «'achominn vers l'auberge PilRud devait Tatlondre. Elle était lasse, laose à ne plus pouvoir avancer ; elle pensait qU(! cola ne lui ferait rien doMnourir.

Pourtant un doute lui venait : Séverin n'était peut- être là-haut que pour accompagner des amis et pour rire un peu, pour voir ; elle y était bien allée elle- même ! Alors, pourquoi s'enfuir si vite, comme ime sotte? Voici qu'elle s'accusait maintenant, mais que faire?

Elle approchait de l'auberge ; la foule à cet endroit était beaucoup plus claire ; comme elle avait encore une demi-heure à dépenser, elle musa un peu. Tout à coup, elle sentit que quelqu'un venait vite et la dé- passait, puis un grand coup au cœur ; S'vorin était devant elle, lui barrait la route.

On ne passe pas I dit-il en étendant les bras. Il riait.

M'est avis, Delphine, que tu es moins pressée que tout à l'heure. C'est joli de quitter tes amis comme s'ils avaient une mauvaise fièvre 1

Elle, blanche et les yeux encore gonflés, s'efforça de rire aussi.

Et vous, dit-elle, vous abandonnez bien vos ca- marades ; votre bonne amie du Thouarsais doit s'en- nuyer pendant que vous courez la foire?

Ma bonne amie du Thouarsais ! Elle n'est pas née, celle-là !

Il ajouta, pour parler :

Alors, comme ça, on est toujours gagée chez les Pitaud?

LA FOIRE SAIÎS'T-JACQUES 65

Il était gêné par ce vous qu'elle venait d'employer pour la première fois.

Toujours !

C'est une bonne maison ! seulement, il doit y avoir de l'ouvrage pour la servante?

Dame, oui, ce n'est pas l'ouvrage qui manque ; mais, au moins, je ne vais pas aux champs avec les hommes ; j'aime mieux ça.

Bien sûr, fit-il.

Il était devenu sérieux comme un homme qui discute paisiblement avec un camarade des choses de son mé- tier. Allait-il donc continuer de la sorte? la quitte- rait-il tout à l'heure sans rien dire de plus? Non, elle lut dans ses yeux une résolution brusque :

Delphine, vas-tu à la messe à Clazay, dimanche ?

A Clazay? Peut-être bien; pourquoi? Il se rapprocha :

Parce que je veux te dire que si tu y vas, j'irai aussi, moi.

Et comme elle ne répondait pas, occupée en appa- rence à suivre le bout de son pied qui marquait les sauts d'une gavotte, il se pencha, et, court d'haleine, il dit vite et bas, sans presque remuer les lèvres :

C'est entendu... à une heure et demie... au deuxième échalier, dans le chemin de la Croix- Verte.

Alors, toute rose, elle leva ses yeux tendres qui re- merciaient et promettaient.

Ils furent tout de suite moins graves une fois ces choses dites.

11 faut que je me sauve, répétait Delphine.

Ils marchèrent côte à côte jusqu'à la porte cochère

5

66 LES CHEUX-DE-MAISONS

(lo l'auberge. Séverin regardait le cou rond une fois déjà il avait mis ses lèvres, il avait mis ses lèvres pour un baisiT fou qui les avait liés d'amour. Il ne l'avait jamais quitté, le souvenir do ce baiser, et voilà (lu'il l'animait encore ! Une grosse envie lui venait de goûter à ces joues fraîches, là, tout de suite, malgré les passants. Avec toute autre fdle, il n'eût pas hésité, mais il n'osait pas, avec celle-ci.

Allons, au revoir Delphine 1 à dimanche 1

Il lui tendit la main ; mais elle, ayant retrouvé sa malice depuis qu'elle était heureuse, se haussa sur la pointe des pieds et l'embrassa franchement sur les deux joues en disant, assez haut pour que les passants entendissent :

Au revoir ! Embrasse marraine pour moi, et salue tout le monde de ma part, là-bas.

*

« A une heure et demie 1 au second échalier dans le chemin de la Croix- Verte. »

Delphine n'avait eu garde d'oublier l'heiu-e du rendez- vous. Arrivée la première, elle attendait Séverin qui tardait un peu. Gomme deux heures sonnaient, elle l'aperçut enfin qui venait vers elle en se hâtant.

Elle lui tendit les mains.

Je croyais que tu ne viendrais pas, que tu avais voulu te moquer de moi ; je commençais à avoir peur.

Uli ! fit-il, tu n'as pas eu cette idée 1 II est pour- tant vrai que je suis en retard ; ce sont les autres qui

LA FOIRE SAIKT-JACQUES 67

m'ont retenu au bourg; je ne pouvais pas m'échapper.

Pardon ! reprit-elle, je veux rire ; je suis tou- jours méchante, tu sais ! Tu dois être las : c'est loin, d'où tu viens !

Oui, dit-il, c'est une belle trotte. Il ajouta, en la serrant contre lui :

C'est une belle trotte, mais je la ferais deux fois, dix fois pour toi, ma Fine.

Ils passèrent dans un champ et s'assirent à l'ombre d'une touffe de noisetiers ; il faisait très doux et les feuilles sentaient bon.

Vois-tu, disait Séverin, c'est notre premier rendez- vous, mais nous sommes tout de même de vieux amou- reux.

Elle leva ses yeux devenus graves et répondit :

C'est vrai pour moi, ce que tu dis là, mais pour toi, je ne sais pas trop !

C'est vrai pour moi aussi, je te le jure ; seulement personne ne le savait...

Elle l'interrompit :

Pas même Séverin ! Parle-moi donc de la Mari- chette, et tâche de ne pas rougir.

Il se mit à rire.

Oh 1 tu sais, Delphine, tu as grand tort de croire à ces contes ; je sais bien qu'on a mal parlé de moi dans le temps, mais il y avait beaucoup de menteries dans ce qu'on disait. Je ne pouvais pas empêcher cette fille d'être gagée à Jolimont et de se trouver* sur ma route quand je revenais des champs de la Butte. Qu'est-elle donc devenue, cette grosse Mariche ?

68 I.KS CHK t X-UE-MMSONS

VAUi répondit d'un air Iranquillo do viorgp inRtruite et spnsée :

Co qu'elle est devenue? Hien do bon. Il lui est arrivé ce qu'elle cherchait, pardi !

Elle a un drôle?

Non pas un, mais deux, deux bessons qui sont nés vers le mardi gras. Le plus beau, c'est qu'elJe n'en connaît pas au juste le père. Elle s'en moque, du reste ; une vraie honte ! Oh ! cela m'a beaucoup chagrinée, qu'elle eût été ta bonne amie.

Tai3-toi, Delphine, tu ne sais pas ce que tu dis. La vraie vérité, c'est que je t'ai toujours eue dans l'idée depuis mon retour du service. J'avais été hardi le premier soir, t'en souviens-tu?

Oh ! oui ! dit-elle en riant ; mais après?

Après? dame, je n'osais pas. J'ai cherché du pain, moi, ça ne s'oublie pas, cela ; ton père n'aurait jamais voulu. Et puis je te croyais riche et tu es si jolie ! Je me sentais honteux et je ne disais rien. Ça m'a travaillé, va I D'abord, j'ai cru que je t'oublierais ; j'ai essayé de m'amuser avec les autres : ça n'a pas passé. Alors, je m'en suis allé au loin, et ma peine m'a suivi. Quand j'ai appris ton malheur là-bas, quand j'ai su. que tout avait été vendu chez toi et que tu étais servante, je me suis dit : Peut-être bien mainte- nant qu'elle voudrait de moi tout de même ; et je suis allé à la foire dernière pour te parler. Si je ne t'avais pas trouvée, je serais revenu par ici à la Toussaint, et même plus tôt, pai'ce que cela me tourmentait trop de te revoir, ces temps derniers. Oh ! oui ! bien sûr, je serais revenu !...

LA FOIRE SAINT-JACQUES 69

Pudiquement, par phrases courtes, il dévoilait la mélancolie secrète des heures passées. Et, blottie contre sa poitrine, les yeux loin, Delphine l'écoutait dire cette peine d'amour qui leur était commune ; les mots tom- bant en elle éveillaient des choses frémissantes comme le vent d'avril émeut les feuilles neuves ; et il lui venait une envie très douce de pleurer.

Quinze jours après ce premier rendez-vous, Séverin se gageait pour la Toussaint chez les Loriot. Il n'avait pas gardé un trop bon souvenir de la maison, mais il n'aimait pas changer de patron, car cela porte tort aux domestiques.

Dites donc. Loriot, fit-il en terminant le marché, il me faudra trois sillons de pommes de terre...

Ah ! tu veux donc te marier? Tu es fatigué d'être heureux, mon gars?

Trois sillons, si c'est dans un champ à grande versaine ; cinq, si c'est dans un autre.

CHAPITRE VI

LA NOC E

Le vent bleu frisait les futaies ; de vieux arbres s'exaltaient dans les haies tapageuses ; l'iiorizon était plein de cimes excessives.

Cachés les villages sales, fleuries les routes maigres et raides, recouverts les champs jaunes aux vieux os de pierre ! Le Bocage était comme une immense forêt, une forêt aérée et verte d'abord, puis vite plus dense et bleue avec des traînées sombres qui étaient des lignes de sapins ; à l'horizon, des houles grises mon- taient, montaient, et les dernières, toutes pâles, se per- daient dans l'azur attendri, très loin.

Le vent frais troussait les ramilles ; il venait à tra- vers des lieues de jeunesse ; il avait bu aux sources, il avait échevelé de minces cascades ; il s'était glissé dans des halliers gouttait le soleil, et il savait les secrets innombrables des nids ; il apportait mille bruits, mille voix, mille chants : chants graves des arbres, chants futiles des eaux, chants enthousiastes des bêtes ; et il apportait la fièvre des amours exubérantes, et l'ivresse des corolles, et l'ingénuité du ciel, et la can- deur du jour, et l'immense allégresse des feuilles.

On était à la fin de mai ; Delphine et Séverin

LA NOCE 71

se mariaient ; ils sentaient leur poitrine trop petite.

Ils avaient invité leurs parents les plus proches. Victorine, mariée depuis peu, était avec son homme et un bébé de trois mois ; Auguste et sa femme avaient également leurs deux petits ; on avait laissé ces en- fants aux Pelleteries avait lieu la noce. Les Pitaud, qui aimaient Delphine, n'étaient pas regardants ; ils prêtaient leur grange, une grange très vaste, cons- truite pour battre au fléau, et même, ils fournissaient presque toute la vaisselle.

Le père Loriot et Frédéric étaient aussi à la noce de leur valet, mais la Louise était restée aux Maran- dières à cause du vieux.

En plus de ces gens, il y avait toute la parenté de la mariée et les camarades.

Séverin avait invité quatre valets du pays, entre autres Gustinet, l'ancien petit berger mangeur de fro- mage sec. Ils donnaient le bras à des filles cossues qui avaient été les amies de Delphine, au temps elle était meunière. Elles étaient fières, ces filles, et ne parlaient qu'entre elles, dédaignant ces gens de rien qu'elles consentaient à accompagner ; mais dans le fond de leur cœur, elles étaient jalouses de la mariée si fraîche sous sa coiffe neuve et si élancée dans sa pauvre petite robe de lainage gris à trois francs l'aune.

Séverin, lui, avait fait faire son costume de noce à Bressuire, chez le tailleur. II n'avait jamais, avant ce jour, porté de veston ; mais comme celui-ci était bien fait et ne le gênait pas aux entournures, il mar- cliait avec aisance, étant droit d'ailleurs comme un jet de châtaigneraie.

il I ES CnECX-DE-WAISONâ

On venait de sortir de l'éj^lise ; ii était onze heures, rt l'on se hâtait vers les Pelleteries. Guslinet chantait une chanscjn au refrain très drôle et très compliqué (ju'on avait grand'peine à reprendre ; ceux qui se t rompaient disaient de grosses bêtises ; c'était la beauté de la chanson ; beaucouj) se trompaient exprès ; on riait. En passant devant les villages, un accordéon manié par un adolescent bossu bégayait une marche lente ; les femmes, sVssayant à prendre le pas, fai- saient des enjambées longues comme dos glissades et leurs genoux se dessinaient sous leurs jupes tendues.

On arriva à onze heures et demie. Victorine et Louise, la femme d'Auguste, se précipitèrent vers la maison ; les seins leur faisaient mal et elles avaient grand'hâte de faire téter les petits. Les autres se di- rigèrent vers la grange la table était dressée ; la place de la mariée était marquée par un drap fixé au mur et sur lequel on avait épingle des roses.

Tout le monde avait faim ; on mangea vite la soupe et les poules bouillies. Le musicien, au bout de la table, eut la chaige de faire manger les enfants ; mai» ils prirent tant de soupe et mordirent à si belles dents dans la miche, qu'ils furent vite rassasiés ; ils le regret- tèrent bien quand ils virent qu'on apportait des poulets rôtis et des plats de viande de boucherie.

Le bossu, lui, avait l'expérience des bonnes choses ; il faisait souvent des noces, et il y prenait toujours un plaisir énorme. 11 ne buvait point au premier repas, parce que les musiciens qui s'enivrent dès le matin ne sont pas beaucoup recherchés. 11 ne buvait pas, mais il mangeait ; pas de pain, très peu de pain : une

NOCE 73

croûte, toujours la même, qu'il tortillait entre ses doigts maigres et dont il grignotait le bout, très sou- vent pour faire illusion ; pas beaucoup de sauce non plus, mais de la viande, de la bonne viande bien grasse, d'épais morceaux qu'il happait vivement sans mâcher. La distraction des autres lui était propice, et il aimait la fm bruyante des repas ; il gardait pour ce moment-là de belles tranches qui touchaient partout dans sa bouche ; il s'en mettait jusqu'à la gorge ; ses yeux lestes viraient d'inquiétude et de contentement.

Quand vinrent les saladiers de caillebotes recou- verts d'épaisses crèmes jaunes, les chansons étaient commencées. Calloux, le beau-frère, poussait la sienne, une chanson patriotique, avec des accents terribles et des gestes qui expliquaient. Puis ce fut le tour de Gustinet. Gustinet avait une belle voix de « raudeur » ; il tenait longtemps la dernière note et la faisait trem- bler.

Un soir, pendant son service, il était allé au café- chantant ; il aimait à parler de cet événement qui l'avait jeté en un grand émoi ; quand il allait aux foires, il achetait des feuilles pleines de chansons. II savait toutes sortes de rigourdaines.

Il chanta d'abord une complainte, puis une chanson à reprendre qu'il avait justement apprise à la foire de mai ; le refrain enthousiasma :

T'as le fricot, Jeannot I T'as le fricot, ho 1 ho I

Vingt fois ce ho ! lit trembler les murailles ; ç'allait être évidemment le refrain de la noce.

74 LES CREIX-DK-M VISONS

Le repas fini, on enleva les table», et le musicien commença à jouer une polka. Séverin ne savait guère danser ; Delphine, au contraire, dansait bien, avec souplesse et réserve ; elle aimait surtout l'avant-deux sautillant, Tunique danse des femmes d'âge, mais elle réussissait aussi les danses à la mode. En tournant, elle regardait son marié avec des yeux tendres ; elle eut vite chaud et alla le rejoindre pour se reposer.

D'ailleurs, il fallait offrir à boire, et il était d'usage que la mariée fît, de temps en temps, le tour des invités pour forcer les récalcitrants.

Dans l'aire, les hommes en bras de chemise, jouaient aux boules. Ils avaient un litre et un verre, et Séverin veillait à ce qu'ils bussent copieusement.

Pitaud, Galloux et Auguste s'entendaient contre Frédéric ; pour le mieux berner, ils avaient imaginé de jouer des sous en même temps que des rasades ; celui qui perdait donnait des sous et buvait ; Frédéric per- dait toujours. Cependant il tenait encore, car il portait le vin ; on entendait sa voix colère :

Y a pas de jeu ! Nom de d'ià ! Y a de la triche, ici 1 Je ne boirai pas.

De loin, Séverin criait implacablement :

Il boira I Faites-le boire ! Qui perd boit I Il buvait, et Auguste, farceur, chantait :

T'as le fricot, Jeannotl T'as le fricot I

Ceux de la danse répondaient : « ho ! hu ! » et le refrain tournait avec les couples.

Les enfants eux-mêmes étaient fort émoustillés et

LA NOCE 75

criaient comme les hommes. Gênés par leurs beaux habits neufs qu'ils ne devaient pas salir, ils s'étaient d'abord tenus cois, regardant danser les autres ; mais Séverin les avait fait boire un peu, puis Delphine ; alors, eux, mis en goût, avaient réussi à boire encore ; ils avaient se verser tout seuls de belles rasades dans quelque coin et probablement aussi avaient-ils invité d'autres enfants, des gamines du village, venues pour voir la mariée.

Tous avaient de belles moustaches roses.

Les plus hardis des garçons commencèrent à ta- quiner les fillettes, à les pincer, à les tirer par le bras ; puis ils les empoignèrent et vinrent se mêler aux dan- seurs. Et quand les danses finissaient, ils faisaient comme les grands : chacun embrassait sa danseuse, et même, si elle résistait, lui sautait à la tête, comme si ses joues eussent été cerises.

Quand ils furent fatigués, ils se muent à se moquer du bossu ; mais la mère Bernou leur fit de gros yeux, et ils s'en allèrent dans la cour.

Un moment après, Séverin, qui venait de voir les joueurs, entendit des rires derrière la barge ; il s'avança : un litre vide traînait sur le foin et un peu plus loin deux gamines faisaient des culbutes ; une autre, tout ù fait ivre, tombée la tête en bas, agitait ses jambes nues. Et deux petits d'une dizaine d'années étaient là, morts de rire, les yeux pleins de larmes ; ils s'étaient accroupis pour mieux voir, et ils appelaient du geste les camarades qui se poursuivaient à l'autre bout de l'aire.

Dans la grange, à une petite table, que l'on avait

76 I.KS cnKrX-DE-MAISONS

laissée tout au fnnd, If vieux Loriot et un oncle de DtîlphiiM' 8e racontaient des choses, lis avaient joué aux carti'S et liu toute la soirée ; tant de vin avait ému runcle et réjoui Loriot ; et l'un riait et l'autre pleurait de vraies larmes en disant la bonté de ses amis et la sienne, qni était encore plus grande.

Voyez-vous, Loriot, faisait-il avec des gestes effondrés, je suis vif, mais je suis de cœur ; jamais de différends avec les voisins.

Tout comme moue ! On a demeuré dans trois villages et on ne s'est jamais fâché qu'une fois, avec les Bariot et à cause de celle de chez nous, qu'est duraude. Même, quand on se trouve le bonhomme et moi sur un champ de foire, ça ne nous empêche pas de faire des ribotes ensemble, et des belles, je vous le garantis !

Jamais de différends ! gémissait l'autre ; et de service, allez, vous pouvez demander. Et je n'en crains point encore pour l'ouvrage ; ce n'est pas le travail qui m'use, c'est le tracas ; me faut pas du tri- fouillements, pas seulement de jours comme aujoui-- d'hui.

Pas moue! cré Gâté! Je suis plus ardent, tout plein, un jour de noce qu'un jour de fauche ! et de boire, ça me renouvelle I

Sévcrin et Delphine, qui riaient en les écoutant, sai- sirent un litre d'eau-de-vie et s'avancèrent pour le coup de grâce.

On se remit à table à sept heuj-es ; quelques-uns faisaient triste mine. Frédéric, aussitôt qu'il fut assis, tomba sur son assiette et ronfla.

LA NOCE 77

Les filles voulurent chanter la « chanson de la ma- riée », une très vieille cantilène des bachelières font reproche à leur compagne de les quitter pour un mari sans doute volage et méchant ; elles vinrent se placer devant Delphine pour chanter ensemble. Mais le ta- page augmentait ; Calloux, du fond de sa grande poi- trine bourdonnante, lança pour la dixième fois le re- frain de la noce et un souffle d'ivresse dispersa les voix grêles des filles. Dépitées, elles s'en retournèrent à leur place, à la grande joie de Delphine, que cela agaçait d'être ainsi regardée.

Gustinet expliquait de loin à Séverin et à Auguste l'histoire du café-chantant.

Il y avait un lieutenant qui était un chic type, pas fier, un de la haute pourtant, un monsieur « de... »; il ne se rappelait plus le nom. Lui, Gustinet, était son ordonnance. Et un soir, le monsieur « de... » lui avait dit comme ça :

Tu vas trotter au treize dans la rue Basse ; tu y trouveras des femmes. Tu n'as pas peur des femmes, au moins, espèce d'infirme? La plus grande s'appelle Faisannette ; tu me l'amèneras. Entends-moi bien : tu me l'amèneras au beuglant Patouillaud, je t'at- tendrai. Va 1... Eh ! dis donc 1 avait encore ajouté le monsieur « de... », essaye seulement de la chahuter, cette môme, et tu verras !

Il était donc allé au treize. Des femmes très gaies l'avaient fait asseoir. Faisannette était ; il l'avait emmenée, lui, Gustinet, et il l'avait blaguée en l'em- menant ; une chouette femelle, allez I Le lieutenant avait été content.

78 I-ES cnKCX-DE-MAIîiONS

T'es moins bète que je no croyais, avait-il dit ; tiens, te voilà cent sous ; paye-t'en donc une tranche, grosse crapule !

Oui, il lui avait donné cent sous pour passer la soirée au beuglant, le li(?utenant de Patifoux. Heureux d'avoir retrouvé ce norn, il reprit très haut pour do- miner le tumulte :

Le lieutenant Bois de Patifoux, de Jacques d»' Bois de Patifoux... Une chouette fomflle, bon Diou I

Puis, très en verve, il chanta, soulignant du geste des allusions déjà claires. Les filles, distraites, ne fai- saient pas semblant d'entendre, mais soudain, l'une d'entre elles gloussa et les autres, rouges, coupées en deux, lâchèrent enfin leur rire qui courut comme un poulain fou. D'ailleurs, Calloux chanta aussitôt une autre chanson tous les mots étaient dits.

On avait commencé par répéter les refrains seule- ment, maison finit par reprendre aussi chaque couplet. On buvait ensuite tous ensemble, puis on damait uw invitation à reboire.

Les femmes commençaient à être grises ; elles chan- taient avec les hommes ; leurs voix aiguës filaient entre les gi-osses voix désordonnées et parfois trem- blaient et s'éteignaient comme flammèches au vent.

Auguste et un des valets que le vin rendait forts avaient des bouches profondes et farouches.

Le bossu fut invité à dire quelque chose ; souvent il divertissait les noces ; s' arrangeant de longs cheveux avec de la filasse et se coiffant d'un bonnet de coton, il grimpait sur la table et faisait le vieux ou l'innocent en racontant des histoires très drôles. Mais ce soir, il

LA NOCE 79

était de mauvaise humeur, car la femme qui avait allumé les chandelles en avait placé une juste devant lui ; il refusa.

Auguste se prit à tempêter :

Te dépêcheras-tu, failli gars ! Veux-tu en finir de nous faire ton prône !

T'as le fricot ! chanta le bossu pour lancer les autres et détourner l'attention.

Ah ! j'ai le fricot ! Eh ben ! toi aussi, mon gars, tu l'as, que je crois ! Si tu ne l'as pas, ça me trompe. Tu l'as, bon Dié ! tu l'as !

Ce fut une explosion de rires. Du coup, il ne fallut plus songer au prône. Les yeux du bossu flambèrent. Il eut envie de s'en aller ; il resta cependant à cause des galettes à la viande et aux prunes que l'on com- mençait à passer. Mais, dès que le repas fut tout à fait terminé, il se hâta d'empaqueter son accordéon.

Cela ne faisait pas l'affaire des hoifimes, de ceux qui avaient joué toute la journée et qui voulaient danser maintenant. Frédéric, enfin réveillé, héla vio- lemment 1g musicien.

Ar-rête ! Je veux danser un avant-deux avec la mariée !

Je n'ai pas fait marché pour le soir ; je m'en vais.

Je veux faire un avant-deux avec la mariée, c'est tout ce que je sais ; tu t'en iras après.

Cette idée fixe tenait le gars debout sur ses jambes vacillantes. Pâle, les yeux clignotants, sa chemise dé- faite laissant saillir son bréchet jaune, il barrait l'en- trée de la grange. L'autre essayait de se glisser au dehors, il le repoussa :

80 I.KS CREUX-DE-MAISONS

Cho I tu t'en iras oprrs ; jo veux faim un avant- deux avec la mariée.

Dis donc, c'cst-y toi qui [),'iyes, c'est-y toi qui commandes, à présent? Te ran^oras-tu, soûlaud, sau- vage?

Sacré tortillard de diable eu feu ! m'échauffe pas la bile 1 Je veux danser un avant-deux avec la mariée ; c'est pas tout ça ; tu vas me (IcBenvelopper ton tur- lututu, et tout de suite ; après, tu t'en iras.

Et comme le bossu cherchait encore à s'esquiver, l'ivrogne tendit vers lui sa grande main dure de brise- mottes. Les fdles, voyant que cela allait devenir vilain, s'approchèrent en sautant et entourèrent Frédéric ; quand elles l'eurent bien fait tourner, elles le pous- sèrent et il s'étala en jurant pendant que le bossu, hors de la grange, glapissait :

Fédéri Loriot, cbien comm' cent chenots, peau d'crapette I Pédéri Loriot, plus bête que haut, peau d'crapaud I

Il fallut se passer de musique ; Gustinet ouvrit son couteau et siffla sur la lame un air d'avant-deux. La danse recommença, énergique. Les femmes, de la main secouaient leurs jupes ; les hommes faisaient des écarts, des appels de pieds, sautaient haut avec des cris suraigus, des « you 1 » de démence.

Vers onze heures, Victorine poussa le coude du sif- fleur ; les autres s'arrêtèrent.

Ils sont partis, dit-elle d'un air de mystère ; faut qu'on leur porte la soupe à l'oignon.

Pendant que la Pitaudo prépavait cotte soupe, Gus- tinet mena une dernière danse-ronde.

LA NOCE 81

Séverin et Delphine avaient profité du bruit pour s'en aller. Dans la nuit douce, toute criblée de fraîches étoiles, ils se hâtaient vers le Bas-Village. Ils y avaient loué une maison, une pauvre petite maison bien an- cienne que l'on n'habitait plus guère. Quand ils eurent poussé la porte, il en sortit une haleine noire ; l'ombre y était épaisse et lourde. Delphine se serra contre son mari.

Crois-tu que je suis bête ! dit-elle ; je n'ai pas pris de lanterne, et je parie qu'il n'y a pas de chandelle ici.

Séverin fit flamber une allumette ; il n'y avait pas de chandelle, en elîet.

Nom de nom ! Comment faire ?

Ah bah ! voici le bufîot, nous allons mettre nos bardes dessus ; nous les retrouverons bien demain matin.

Elle parlait bas, avec une voix courte, et se désha- billait déjà. Séverin, à la lueur d'une seconde allumette, la vit décoiffée et en jupon ; il s'avança pour une ca- resse.

Non ! non ! laisse-moi ! dit-elle ; les autres vont venir, dépêchons-nous.

Elle se glissa au lit ; Séverin se déshabilla vite aussi, puis, à tâtons, la chercha. Elle se reculait, les mains tremblantes.

Laisse 1 laisse ! ils vont venir nous apporter la soupe; ils sont tellement soûls... J'ai gardé ma ca- misole et mon jupon.

6

82 LES CRp:iX-HK-MAI.SONS

Il s'impatienta :

Tu sais, ils m'embêtent, les autres ! qu'ils aillent se coucher ; je vais verrouiller la porte.

Non ! il ne faut pas ! ils resteraient toute la nuit . Oh ! laisse-moi ! ils viennent... tiens ! écoute...

Des pas inégaux résonnaient en effet sur les pierres. Séverin et Delphine entendirent des chi: chotements ; quelqu'un gratta à la porte ; brusque- ment les noceurs entrèrent avec du bruit et des chan- delles.

La Pilaude apportait la soupe. Elle la fit manger aux mariés avec la même cuiller ; une grande fille, à demi couchée sur le lit, l'éclairait ; et toutes les amies et toutes les cousines étaient là, avec des yeux élar- gis de cmiosité, des yeux tout en prunelles qui fouil- laient Delphine et la faisaient rougir.

Autour du lit, les gars chantaient. Ils avaient changé le refrain de la noce ; ils disaient :

T'as le fricot, Pâlureaul l'as le fricot!

Ils s'excitaient à crier ; leurs voix exaspérées heur- taient avec fracas les poutrelles noires ; cela ne faisait plus qu'mie même clameur brutale. Quand la soupe fut mangée, ils s'approchèrent à leur tour pour des encouragements ; mais Pitaude les chassa :

Allez-vous-en 1 c'est assez ; faut qu'ils se re- posent, à cette heure. Allez-vous-en, mes boudres I

Frédéric s'obstinait à rester ; il était arrivé le dernier en trébuchant ; maintenant, la barre du lit soutenait son grand corps ployé et, la tête plongeant, il répétait avec un© gi-avité de connaisseur :

LA NOCE 83

T'as le fricot, Pâtureau ! T'as le fricot, mon va- let ! oui, dame ! t'as le fricot !

La Pitaude dut le bousculer ; puis elle sortit à son tour.

Le refrain de la noce s'éloigna ; les noceurs arri- vèrent aux Grandes-Pelleteries ; ils ululèrent.

Alors, pendant que Séverin sautait à terre pour mettre le verrou, Delphine, vite, acheva de se dévêtir.

Séverin, en se réveillant, vers deux heures, voit que la lune est levée. Il a encore les oreilles pleines de bruit ; la nuit cependant est toute tranquille et blanche ; seul dans les jardins un rossignol chante.

Des rayons entrés par les quatre carreaux de la fe- nêtre se sont posés sur le lit et le buffet ; ils dorment là, petites choses légères, impossibles et charmantes, que l'on dérangerait avec des doigts de rêve.

Et voici que Séverin revoit, très loin en arrière, une maison toute pareille à celle-ci : des poutrelles fumées et fléchissantes, un lit, un buffet avec son vaisselier, une table qui boite à cause de la terre inégale... oui, pareille, bien pareille ! Là, dans le coin de la cheminée, sur la pierre fendue, une vieille aux yeux blancs qui crachote dans la cendre, puis une autre femme voûtée avec des lèvres pâles, puis des petits qui pleurent et qui se traînent à peine vêtus... Quelle vision! les ge- noux transis, la huche vide, la faim, le froid, la toux, la mort qui passe... Ce n'est pas un cauchemar, c'est un souvenir.

84 LES CRKUX-DE-MAISONS

Oh 1 serait-ce possible I

Il regrette le bel habit de noces et tant de viande et tant de vin, et tant de miches, tout cela qu'il va falloir payer. Oh ! ce foyer bas, cette porte démolie, cett<; fenêtre étroite 1

La couverture a glissé ; il a presque froid. Delphine dort ; un souffle léger passe entre ses lèvres entr'ou- vertes ; ses dents luisent. Elle est lasso ; elle est un peu pâle et délicate. 11 glisse son bras et l'enserre douce- ment d'un geste de défense. Mais elle, réveillée, lui tend sa bouche fraîche, et aussitôt il oublie tout : la dépense, la misère et la mort.

DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

LES PELLETERIES

Il y avait, à parler juste, deux villages aux Pelle- teries, le Grand- Village et le Bas-Village.

Les Grandes-Pelleteries ne comprenaient que quatre maisons. On disait Grandes-Pelleteries parce que ces maisons étaient des fermes importantes, avec de longs toits ; peut-être aussi parce que les bâtisses occupaient le haut d'une butte, d'où l'on voit jusqu'aux clochers de Vendée, quand le temps est sec.

Aux Basses-Pelleteries, il n'y avait que des creux- de-maisons, des gîtes de valets et de journaliers en- tassés au bord du chemin Roux, un chemin très sale et si tortueux qu'on l'appelait aussi le chemin de la Queue-de-Serpe. Ceux des fermes comparaient ces ma- sures aux petites balles de bouse sèche qui sonnent aux crins des vaches ; ils disaient pour rire : le Bas- Village est accrotillé à la queue de serpe. Et, en effet, ce village avait bien l'air d'une vieille choso mal-

86 LES CRKfX-DK-.MAISONS

propre, avec ses niuraillus verdâtres toutes flétries, ses fenêtres à petits carreaux, ses portes basses s'ouvrant comme des gueules noires, ses toits inégaux, enchevê- trés, incurvés, bosselés et ravaudés grossièremont au fil écru des tuiles neuves. Collé au chemin Roux, il semblait sucer l'humidité des flaques qui y croupis- saient. 11 était tapi, à mi-butte, dans un pli de terrain sous un tout petit lambeau de ciel. Des jardins l'en- touraient, plantés d'arbres tors, de vieux pommiers aux brindilles inextricables. Lugubres pendant l'hiver, c-es arbres faisaient, au printemps, une ceinture can- dide et merveilleuse, et le pauvre village endormi sous la brume se réveillait dans la gloire.

Une douzaine de familles habitaient ; une dou- zaine de familles et soixante enfants, les uns déjà grands, gagés dans les fermes, les autres écoliers par raccroc et chercheurs de pain : un vrai grouillement de misère.

Séverin et Delphine demeuraient dans la dernière maison du village, en bas, du côté de la route. C'était la plus vieille, et aussi la plus décrépite ; elle avait été inoccupée pendant deux ans, et l'on n'y faisait plus de réparations. Le toit, fléchissant comme un toit chi- nois, ne recouvrait qu'une pièce, une pièce très sombre l'on pouvait faire tenir une table, une armoire et deux lits en plaçant le second en travers au pied de l'autre. Près de la porte, une petite échelle permettait de monter au grenier ; les baiTeaux de cette échelle avaient été frottés par tant de talons qu'ils luisaient. La porte était à doux fois, comme les portes dont on parle dans les contes.

LES PELLETERIES 87

Sévorin avait loué cette cabane parce qu'il n'avait pas le choix et aussi parce qu'elle ne coûtait que qua- rante francs l'an ; d'ailleurs, le petit jardin permettrait d'élever des lapins.

Il avait acheté à une vente, pour une somme assez faible, un lit, une table de bois blanc, quatre chaises et un vieux buffet avec son vaisselier. Delphine, de son côté, s'était occupée de garnir le lit et d'acheter quelques menus objets. Quand ils eurent tout payé, noces, meubles, vêtements, il leur resta encore cent francs que Delphine cacha dans sa paillasse, car la porte loquetait très mal du dehors.

Alors, ils firent des rêves.

Lui, allait recevoir trois cent cinquante francs à la Toussaint ; elle, d'ici là, gagnerait plus que sa vie à aller en journée chez la Pitaude et à faire des laveries aux alentours. Ils pourraient mettre de l'argent de côté, et ils quitteraient cette maison "pour une maison plus belle il y aurait une chambre.

En attendant, Séverin apporta du jardin un mé- lange de terre et de brique pilée pour combler les trous qui faisaient clocher la table et les chaises. Puis il fit une huche à pain qu'il suspendit à la maîtresse poutre.

A la Toussaint, on acheta beaucoup de choses qui manquaient ; on étoffa le lit qui était véritablement trop mince pour le temps d'hiver. Delphine attendant un petit, il fallut se préoccuper du berceau et préparer des langes, des brassières. Les quatre cent cinquante francs furent écornés plus qu'on ne l'avait prévu. Ce- pendant Séverin acheta encore un petit fût de vin trente litres destiné à la compagnie, avait-il dit

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LES CREl X-DK-MAISOnS

aux voisins. En réalité, c'est qu'il trouvait iKlpbine un peu pâle ; il voulait qu'elle se soignât. Comme ii plaçait le fût derrière le buffet, il se prit à songer qu'il n'y avait jamais eu de vin dans la maison do Pâtureau le Boiteux.

Les choses étaient chanf?ées, décidément. Delphine, qui n'avait pas été consultée pour cet achat, Llània son homrne et se promit bien de ne pas boire ce vin.

Le premier hiver fut mauvais. Delphine fit une fausse-couche et fut longue à se remettre.

Le médecin consulté lui défendit le travail de force ; alors elle tricota et fila pour les gens de métairie ; mais à cette besogne-là on est bien loin de gagner son pain, même sec. D'ailleurs, il faut se chauffer en filant ; le bois manqua : il fallut en acheter d'autre, beaucoup d'autre. Et, encore une fois, quand on eut payé le boulanger et le médecin, l'épargne fut bien mince.

Dépendant Delphine se trouva tout à fait rétablie au printemps. Elle songea à se gager chez les Fitaud qui l'avaient demandée pour les mois d'été ; Séverin se fâcha presque : ii voulait sa femme chez lui.

Tu iras en journée, disait-il ; tu gagneras davan- tage, et tu te reposeras quand tu voudras. Te gager et au moment du gros travail ! Tu es si gaillarde !...

Mais elle le raisonna, lui montra les quatre sous d'économie ; il fallait acheter du linge ; les enfants viendraient et la maladie peut-être... Au moins, en se gageant chez Pitaude, elle n'aurait pas de bou- langer à payer, "M" gagnerait de bel argent. Il céda.

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LES PELLETERIES

89

On était en avril. Tous les matins, Séverin sortait du lit vers trois heures, et dès qu'il avait pris son pantalon et trouvé ses sabots, il réveillait Delphine. Elle aimait à se laisser secouer comme une pares- seuse ; elle geignait, s'étirait, glissait entre ses mains ; puis, soudain, lui jetant les bras autour du cou, elle s'enlevait d'un souple mouvement de reins et retom- bait assise sur le bord du lit, les jambes pendantes.

Donne-moi mon corset ! et mes sabots ! vite, vite 1

Elle riait, toujours un peu gamine, malgré ses vingt- six ans ; lui, moins gai de nature, finissait cependant par s'amuser aussi. Ils s'habillaient dans l'obscurité, par économie ; elle avait l'habitude de se coiffer à la ferme une fois le jour venu.

Le soir, Séverin passait chercher sa femme en reve- nant des Marandières. Ils rentraient ensemble, lourds de fatigue ; le samedi ils s'attardaient par les vergers ; dans les endroits sombres ils marchaient tout près l'un de l'autre comme avant leurs noces ; en arrivant au Bas- Village, ils se séparaient un peu.

ils vivaient tendrement la journée du dimanche. Séve- rin, comme à l'habitude, allait chez son patron pour aider au pansage ; mais dès que la soupe était mangée, sur les huit heures, il revenait aux Pelleteries. Delphine avait déjà déjeuné, balayé, ciré le buffet et sorti les belles bardes ; la maison s'éclairait d'un peu de soleil, et la chemise blanche, dépliée, égayait la couverture du lit.

Séverin n'était jamais aussi heureux qu'à ces mo-

88 LES CREIX-DE-MAISONS

aux voisins. En réalité, c'est qu'il trouvait Delphine un peu pâle ; il voulait qu'elle se soignât. Comme il plaçait le fût derrière le buffet, il so prit à sonj^er qu'il n'y avait jamais eu de vin dans la maison de Pâtureau le Boiteux.

Les choses étaient changées, décidément. Drlphine, qui n'avait pas été consultée pour cet achat, blâma son homme et se promit bien de ne pas boire ce vin.

Le premier hiver fut mauvais. Delphine fit une fausse-couche et fut longue à se remettre.

Le médecin consulté lui défendit le travail de force ; alors elle tricota et fila pour les gens de métairie ; mais à cette besogne-là on est bien loin de gagner son pain, même sec. D'ailleurs, il faut se chauffer en filant ; le bois manqua : il fallut en acheter d'autre, beaucoup d'autre. Et, encore une fois, quand on eut payé le boulanger et le médecin, l'épargne fut bien mince.

Cependant Delphine se trouva tout à fait rétablie au printemps. Elle songea à se gager chez les Pitaud qui l'avaient demandée pour les mois d'été ; Séverin se fâcha presque : il voulait sa femme chez lui.

Tu iras en journée, disait-il ; tu gagneras davan- tage, et tu te reposeras quand tu voudras. Te gager et au moment du gros travail I Tu es si gaillarde !...

Mais elle le raisonna, lui montra les quatre sous d'économie ; il fallait acheter du linge ; les enfants viendraient et la maladie peut-être... Au moine, en se gageant chez Pitaude, elle n'aurait pas de bou- langer à payer, et elle gagnerait de bel argent. Il céda.

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*

On était en avril. Tous les matins, Séverin sortait du lit vers trois heures, et dès qu'il avait pris son pantalon et trouvé ses sabots, il réveillait Delphine. Elle aimait à se laisser secouer comme une pares- seuse ; elle geignait, s'étirait, glissait entre ses mains ; puis, soudain, lui jetant les bras autour du cou, elle s'enlevait d'un souple mouvement de reins et retom- bait assise sur le bord du lit, les jambes pendantes.

Donne-moi mon corset ! et mes sabots ! vite, vite I

Elle riait, toujours un peu gamine, malgi'é ses vingt- six ans ; lui, moins gai de nature, finissait cependant par s'amuser aussi. Ils s'habillaient dans l'obscurité, par économie ; elle avait l'habitude de se coiffer à la ferme une fois le jour venu.

Le soir, Séverin passait chercher sa femme en reve- nant des Marandières. Ils rentraient ensemble, lourds de fatigue ; le samedi ils s'attardaient par les vergers ; dans les endroits sombres ils marchaient tout près l'un de l'autre comme avant leurs noces ; en aixivant au Bas- Village, ils se séparaient un peu.

Ils vivaient tendrement la j ournée du dimanche. Séve- rin, comme à l'habitude, allait chez son patron pour aider au pansage ; mais dès que la soupe était mangée, sur les huit heures, il revenait aux Pelleteries. Delphine avait déjà déjeuné, balayé, ciré le buffet et sorti les belles bardes ; la maison s'éclairait d'un peu de soleil, et la chemise blanche, dépliée, égayait la couverture du lit.

Séverin n'était jamais aussi heureux qu'à ces mo-

90 LES rnnr x-ii KM Ais<t>s

ments-lù. (^ui;lle dourour do s'habiller nonchalurnment I Son bonheur était fait de mille petites choses ; et c'étaient la bonne odeur du savon rose soigneusement ménagé, la brûlure légère au menton après le passage du rasoir, le clapotement de l'eau dans la terrine il se lavait le torse, les tapes dans le dos, tapes du soleil jouant à la main chaude, tapes de Delphine jouant à la main froide.

C'était l'heure dos taquineries. Delphine prétendait continuellement au miroir ; lui, la décoiffait. Personne ne passait devant la fenêtre ; ils jouaient comme des enfants. Avec quelle tendresse espiègle, Delphine après avoir noué la cravate et rabaissé le col de toile, se haussait vers les joues rasées, vers les joues neuves dont la peau tirait comme une étoffe bien repassée I A ces moments-là, il semblait à Séverin que les lèvres de sa femme étaient plus fraîches.

Un dimanche de juillet, comme il se rasait devant la fenêtre, Delphine, qui, près du lit, mettait ses bas, dit tout à coup :

Tu ne sais pas, Séverin ?

Il se retoui'na, et elle, moitié fâchée, moitié joyeuse :

Tu ne sais pas ! Je crois que je suis encore em- barrassée I

Il posa son rasoir.

Non? fit-il; tu n'en es pas sûre?

Je n'en suis pas sûre, mais je le crois beaucoup, mon pauvre homme.

Eh bien I quoi 1 faut pas se faire de mauvais sang pour cela ; je descendrai le berceau, voilà tout I n'est pas si difficile 1

LES PELLETERIES . 91

Et, pour la faire rire, il fit semblant d'aller le cher- cher tout de suite au grenier.

Cependant une inquiétude lui venait : elle avait été malade, l'autre fois, pendant les premiers mois ; en serait-il de même cette année, pourrait-elle au moins rester chez les Pitaud jusqu'à la Saint-Michel?

Ils achevèrent de s'habiller en silence et s'en allèrent à la messe ; dès qu'elle fut dite, ils quittèrent le bourg ensemble. D'habitude, Séverin ne s'arrêtait point dans les auberges, mais il revenait au village avec les hommes pour parler des fourrages et des emblavures.

Ce jour-là, son idée n'était pas dans les travaux des métairies ; son inquiétude persistait.

Pourtant, quand ils eurent mangé, Delphine et lui, et qu'ils furent dans le jardinet devant la porte, le temps était si doux, qu'ils se prirent à espérer et dé- raisonnèrent. Delphine, à l'ombre d'un pommier, di- sait :

Ce sera vers le mitan de carême ; tcUit mieux I l'hiver sera passé ; il faudra moins de bois et je serai plus vite forte ; nous l'appellerons François.

Séverin, au milieu d'un carré d'oignons qu'il sar- clait, hocha la tête :

Oh ! tu n'es pas aimable ! Nous l'appellerons Del- [)hino !

Quand il fut au bout du sillon, il jeta sa poignée d'herbe et s'assit auprès de sa femme.

Nous l'appellerons Fifine, si c'est une fille, ré- péta-t-il ; je le veux absolument.

Oui, mais ce sera un garçon ; il faut que ce soit

92 LES CREUX-DE-MAISONS

un garçon pour que tu aies do l'aidf [dus tard, quand nous prendrons une terre.

Cette idée de quitter les crcux-do-inaisuns ne l'aban- donnait jamais, l'ancienne petite meunière. D'habi- tude, Séverin ne voulait pas avouer que c'était son rêve, à lui aussi ; il se moquait d'elle. Valet il était né, valet il resterait ; valet son père, valet lui-même, va- lets ses enfants : tout le reste était chimère. Cette fois encore il résista :

Prendre une terre, ma pauvre petite 1 et avec quoi? avec ce qui nous restera à la Toussaint quand nous aurons tout payé?

Qui te dit, reprit-elle, que nous n'aurons pas de chance? Ce serait bien notre tour tout de même, d'être heureux !

Elle avait l'espoir tenace et revenait toujours à cette chance qu'ils ne sauraient manquer d'avoir. Séverin souriait avec un peu d'amertume.

De la chance, de la chance I fît-il ; ce n'est pas pour les pauvres gens, cette marchandise-là ; toute la chance que nous pouvons avoir, c'est de ne pas être trop souvent malades, de n'avoir pas trop d'enfants, de gagner trente-cinq pistoles par an et de n'avoir jamais à demander notre pain.

Bah ! s'il nous manque de l'argent, Auguste nous en prêtera.

Laisse-le d'abord élever sa famille ; s'il se tire d'affaire, lui aussi, ce doit être bien juste.

On s'arrangera, conclut-elle avec netteté ; jo veux changer de maison, 1 et plus tard, je veux être dans une terre, une terre aussi petite que tu voudras ; je le

LES PELLETERIES 93

veux ! devrais-je m'en aller nourrice dans les villes, pour gagner de l'argent. Séverin tourna la tête.

Nourrice dans les villes, toi ! jamais je ne verrai ça ; j'aimerais mieux être mort.

Elle se mit à rire :

Ne te fâche pas, mon homme, je dis cela pour badiner.

Puis, sérieuse :

M'en aller ! jamais, va ! quand même on m'of- frirait gros d'or comme l'église ; j'aimerais mieux man- ger mon pain sec, ici, toute ma vie ! Seulement, pour- quoi me décourages-tu? Tu sais aussi bien que moi que pas mal de bordiers sortent des creux-de-maisons ; ne vois-tu pas les Gaillard des Pernières, les Léchevin de Malitrou, les Sénot, les Duroc, d'autres que j'oublie? Alors, pourquoi pas nous? Cela ne te plairait donc pas de travailler pour ton compte?

Il se rapprocha, gagné à la fin par cette belle con- fiance.

Oh 1 si ! cela me plairait I Si je semais pour toi, pour nos enfants, comme je serais heureux ! comme je faucherais de bon cœur si tu étais derrière à faner ! comme je tiendrais ferme la charrue, si mon gars tou- chait les bêtes ! comme je travaillerais, comme je tra- vaillerais !...

Il levait ses mains courageuses.

A son tour, il évoqua l'impossible avenir ; s'ils avaient seulement mille francs, si Auguste pouvait leur venir un peu en aide, ils risqueraient l'aventure. En mettant cent francs non, cent cinquante francs

y4 LES CREUX-I)K-M AISONS

de côté par an, c'était unu afTaire de sept à huit ans ; après on serait chez soi au moins ; Delphine n'irait plus en journée, les enfants seraient élevés lar- gement, et lui n'aurait plus à supporter des patrons comme ce Frédéric qui commençait à l'agacer beau- coup. Et, plus tard, quand les fils seraient en force, on pourrait peut-être affermer une terre plus grande, qui sait?

Il disait : nies (;liamps, mes bètes, mes fils ; Del- phine l'arrêta :

Tes fils, t es fils ! Tu ne te gênes pas ! Laisse donc venir François, d'abord !

Mais il parla encore. Ces choses tant de fois pensées et repensées durant les longues journées de travail silencieux, il s'enivrait à les dire ; des mots, jusqu'à ce jour endormis au fond de lui, montaient en foule à ses lèvres. Trop ému pour songer à être modeste, il disait sa vaillance et sa tendresse infinie.

L'ombre courte du pommier ayant tourné, pour ne pas se trouver au soleil, il s'était penché davantage vers Delphine.

Il vint à parler de son enfance épouvantable.

Tu n'as pas connu cela, toi, dit-il ; aussi tu es toujours plus gaie : la misère a attendu que tu sois grande.

Je n'ai pas de misère, répondit-elle ; je ne Sfi .u jamais malheui"euse avec toi, mon homme.

Il la remercia des yeux.

Oh ! quand tu étais chez Pitaude, tu aurais en- core pu trouver un gars riche, ma Fine, tu aurais eu de grandes chambres et des bêtes, et des servantes;

LES PELLETERIES 95

tu aurais eu de belles robes, de beaux rubans à ta coiffe et une montre, et des colliers...

Il ajouta tout bas :

Mais de l'amitié, tu n'en aurais pas eu davan- tage. Non, bien sûr ! un gars riche n'aurait pas été plus fort d'amitié.

Le soir, après la soupe, Delphine et Séverin sor- tirent dans le village. C'était l'heure de la semaine ou les creux-de-maisons vidaient tout leur monde sur le seuil au bord du chemin Roux.

Les hommes, assis sur ces blocs de granit brut qui trament toujours autour des bâtisses, causaient len- tement ; quelques-uns fumaient. Les femmes s'inquié- taient des nouveau-nés, des peines de la grossesse et des fdles qui tournent mal. Autour d'elles les enfants, assagis par le crépuscule, jouaient plus mollement, lissant de leurs pieds nus la poussière devenue fraîche. Séverin rejoignit le voisin Maufret qui causait devant sa porte avec d'autres hommes. Maufret était un homme d'âge ; il avait de grosses épaules et beaucoup de poil aux oreilles ; son col de chemise largement ouvert laissait voir sa poitrine velue et grise. Il fumait une pipe de terre très courte ; c'avait été autrefois un grand fumeur et même, durant ses sept années de service, il avait beaucoup chiqué. Mais il n'avait ja- mais gagné quatre cents francs, et sa femme allait avoir son douzième ; il était obligé de se priver de tabac.

11 ne fumait que le dimanche, et pour compenser

96 LES CBEUX-DE-M ArSONS

cette prodigalité, il ne mangeait pas. Séverin lui don- nait une chique de temps en temps ; Maufret l'esti- mait à cause do cola ; il l'ostimait aussi parce que S»v vérin «Hait comme lui un famoux ouvrier, ni vantard ni buveur. Dès qu'il le vit s'approcher, il se rangra pour lui faire place, ot il lui demanda en étaient lo» avoines aux Marandièros ; puis on parla du t^mps ot des plants de choux.

Séverin amena peu à peu la conversation sur les petites bordcries et sur les anciens valets qui les culti- vent quelquefois pour leur compte. Maufret lui coupa la parole.

Les valets qui se mettent en borderie sont fous, mon gars.

Parce que?

Parce que, pour se mettre en borderie, il faut de l'argent, et les valets n'en ont jamais ; d'abord ils ont toujours trop de drôles pour avoir de l'argent.

Le jeune homme ne put s'empêcher de rire :

Trop de drôles! à qui la faute? à qui la faute, Maufret, si vous êtes un bon travailleur?

L'autre secoua ses épaules mornes.

Nous te verrons venir, garçon I Toi aussi, tu on auras des drôles, sans compter que tu n'auras pas tort ; ce n'est pas en t'échinant derrière Frédéric Loriot que tu ramasseras des rentes ; c'est en faisant des drôles ; faut t'y mettre, mon gars 1

Par petites phrases, que ponctuait le sifïlement de sa pipe, Maufret continua :

Un héritier, vois-tu, c'est bon pour les riches ; quand on n'a rien, on partage; écoute : avec quatre

LES PELLETERIES 97

cents francs, tu ne gagnes pas quatre cents francs

avec quatre cents francs, peux-tu faire vivre ta femme et deux petits, par exemple? Non, pas vrai! Eh bien ! il faut en faire douze ; ça t'étonne 1 Si n'en as que deux ou trois, tu n'oseras pas leur mettre le bissac sm* le dos, tu n'oseras pas ; quand on en a douze, ce n'est plus la même chose : on n'a plus honte, et tout le monde donne. Il n'y a que les femmes, mais les femmes s'y font, elles savent bien que ce n'est pas notre faute.

Il y eut un silence ; tous les hommes qui étaient

et Séverin lui-même, d'ailleurs, connaissaient ces choses ; ils étaient obligés d'approuver.

Quand tu seras usé, continua Maufret, tes en- fants t'empêcheront de mendier. Tiens, mon Eusébe gagne déjà près de quinze pistoles ; dans deux ou trois ans, je pense que je pourrai fumer sur la semaine. Quand Eusébe gagnera pour lui, ce sera le tour des autres.

Séverin pensa tout haut :

Oui ! et Eusébe et les autres seront valets eux aussi, valets comme vous, toujours !

Valets ! bien sûr ! Que veux-tu faire? Je vois que l'idée de borderie te trotte dans la tête ; moi aussi, dans le temps, j'ai ruminé ça ; mais encore une fois, c'est fou ! c'est bien fou ! Les sans-le-sou qui prennent des terres sont plus malheureux que nous, car ils ne peuvent rien demander ; ils se tuent à l'ouvrage et ne mangent jamais à leur faim ; pour un qui réussit, dix qui crèvent. Tu devrais pourtant comprendre ça, mon pauVre gars, toi qui es sorti de petite souche I...

98 IFS CREUX-DE-MAISONS

Hélas ! oui, Sôverin comprenait ! Tous ses beaux projets do l'après-midi, combien de valets les avaient caressés pendant leur jeune temps I Combien de vail- lants avaient espéré, et combien avaient été vaincus, comme avait été vaincu ce Maufret lui-même, dans Timpiacable lutte !

A la dérobée, il regarda le vieil homme noueux qui commençait à fléchir. Dans sa vie déjà longue, Maufret avait travaillé pour les autres comme dix bêtes de somme ; il n'avait jamais eu un sou ; il ne s'était jamais amusé ; tous ses enfants avaient mendié ou mendie- raient.

Séverin pensa : dans vingt-cinq ans, je serai comme lui. Puis il dit d'une voix découragée :

Toujours la misère, donc !

Oh ! la misère 1 pour ça, bien sûr ! on a toujours de la misère ! répondit Maufret avec une accablante assurance.

Le vent fraîchissait. L'ombre, à pas de velours, était venue surprendre les champs. Il ne montait plus que des bruits atténués ; les voix plus rares sonnaient étrangement devant les portes, et les petits se rap- prochaient des seuils.

Soudain, une rainette lança sa note grêle, puis deux chantèrent, puis trois, puis dix, puis mille. Mille voix graves et cristallines célébrèrent la nuit sereine ; on n'eût pu dire si elles étaient proches ou lointaines, inquiètes ou satisfaites ; elles venaient de partout, elles s'étalaient sur les champs apaisés ; elles emplis- saient d'une clameur souveraine tout le vide entre les choses ; un hymne monotone de bêtes mystérieuses

LES PELLETERIES 99

montait de la terre vers les profondeurs d'ombre. Séverin appela Delphine qui causait devant une autre porte. Elle se leva, mince entre les voisines ac- croupies. Elle se leva, entre des voisines qui avaient été, elles aussi, de fraîches campagnardes, de belles filles souples aux hanches rondes, mais qui, à force de misère, à force de grossesses, étaient devenues très vite ces épaisses mamans noirâtres.

CHAPITRE II

LA FACHERIE DES MARANDIÈRES

Delphine accoucha au mois de mars. A défaut d'un François, on eut une fille qu'on n'appela point Del- phine, mais Louise, du nom di^ In mrirraino, In seconde des Maufrette.

La mère fut vite remise et put nourrir la petite. Naturellement, il ne fallut plus songer à aller en journée, mais Delphine trouva tout de même du travail à faire chez elle, car on la savait adroite et soigneuse.

C'était tout ce qu'avait espéré Séverin.

Malheureusement, vers ce temps-là, ceux des Ma- randières firent la vie dure à leur valet.

Jeandet, sa troisième attaque étant enfin venue, dormait tout de bon au cimetière, et la Loriote, dé- barrassée du vieux, faisait marcher ses hommes. L'âge, au lieu de l'attendrir, avait accru sa ladrerie ; elle était de plus en plus grondeuse et regardante.

Le patron, bon vivant au fond, un brin noceur et paresseux, recevait les pires averses au retour des foires. On lui laissait encore faire les marchés, parce qu'il était matois, et parce que Frédéric ne réussissait pas ces choses-là, étant trop brusque et sans défense du côté de la langue ; pour tout le reste, labours, semis.

l.A FACHERIE DES MARANDIÈRES 101

récoltes, on ne consultait plus guère Loriot. Bousculé par les siens, il était naturellement enclin à soutenir le valet ; il reconnaissait d'ailleurs que Séverin était dur à l'ouvrage et ne rechignait pas devant la soupe à l'eau et au sel. Mais il ne sonnait mot devant les autres, filant doux pour faire oublier ses soûleries.

Le second valet était un petit gars sournois de dix- sept ans ; il aurait volontiers fait longue mérienne quand les patrons étaient absents. Séverin ne compre- nant pas les choses de cette façon, le menait ronde- ment ; l'autre lui en gardait rancune et faisait des contes à Frédéric sur des propos qu'il prêtait, au grand valet. Parfois, à l'ouvrage, il y avait, entre le gars et le petit compagnon, des rires qui ne s'expli- quaient guère ; parfois aussi Séverin surprenait des coups d'œil d'intelligence et des gestes de moquerie. Il ne disait rien, tapait droit devant lui.

Pourtant les choses se gâtèrent ; il eut, à plusieurs reprises, des mots avec Frédéric, une fois pour des fagots soi-disant mal faits, une autre fois à cause d'une journée dont il avait besoin pour bêcher sou jardm et que 1" gars s'entêtait à refuser, bien qu'elle eût été prévue dans le marché.

Enfin la haine qui était entre eux éclata au temps des fauches.

L'herbe du dernier pré était à terre ; Séverin, fin faucheur, avait tout le temps poussé l'autre devant lui, et Frédéric sentait d'auLaut plus l'humiliation que, le soir, après la soupe, le petit valet mettait des van- tardises au compte de Séverin. L'herbe donc était toute à terre et il fallait commencer à la rentrer ; il

102 I KS CREUX-DE-MAISONS

fallait mOmc so hâter, car le temps n'était pas sûir.

Delphine, le premier jour, apporta sa petite aux Marandières et donna un coup de main pour le râtelage ; mais le lendemain, l'enfant étant indisposée, elle resta chez elle. La Loriote sut bien faire entendre qu'elle te- nait Delphine pour une paresseuse et qu'il faut avoir un peu plus de courage quand on n'a pas trop de pain chez soi. Séverin se contint.

Toute la matinée il fit des charretées pendant que Frédéric et le petit valet approchaient le foin. Après midi, ce fut le tour de Frédéric de monter sur la char- rette. Tout alla bien d'abord, mais Loriot ayant, mal- gré sa femme, apporté une pichetée de vin pour donner du courage aux travailleurs, le gars excité prétendit que les deux chargeurs n'en finissaient pas.

Hardi, donc ! il en faudrait quatre comme vous pour m'apporter le foin ! Hardi ! Apportez !

Les deux autres apportèrent ; le foin monta vite dans la charrette ; Frédéric, enfoncé jusqu'aux aisselles, fut un moment débordé ; il s'impatienta encore :

Bon Diou 1 Quand saurez-vous charger? Hein 1 Vous devriez faire de plus grosses fourchées !

Puis, brusquement, comme Séverin, sans s'émou- voir, continuait à piquer dans une petite meule, il lâcha l'injure des rudes gars aux faillis mâles :

Entends-tu pas? C'est pour toi que je parle, femme de ville I

Le valet se retom-na tout pâle.

Fédéri Loriot, si tu n'es pas content de mon travail, faut le dire ! Je fais ce que je peux, si tu n'es pas content, dis-le tout de suite.

LA FACHERIE DES M ARANDIERES 103

Non, je ne suis pas content, crève-de-faim ! Non, je ne suis pas content, Pâtira !

Tout de même, prends garde à tes paroles, Fé- déri !

Mais l'autre, une mauvaise flamme dans les yeux :

Prends garde, toi aussi, lentoux ! Je vais te sortir du pré !

Puis, étranglé de fureur, il vociféra en descendant de la charrette :

Race de pouilleux et de gens ruinés ! Cherche- pain ! lentoux ! va-t'en ou je t'éreinte !

Séverin sentit ses mâchoires trembler et de petites choses bleues lui dansèrent devant les yeux ; il piqua sa fourche dans la terre et dit :

Amène !

Ils se colletèrent, se bousculèrent un moment sans taper, comme deux taureaux qui essaient leurs cornes ; mais la chemise du valet ayant craqué, il en profita pour se rapprocher, et, soulevant l'autre, il le balança et retendit ; puis se garant la figure que Frédéric vi- sait à coup d'ongles, il cogna.

Cependant le petit valet. Loriot et Louise accou- raient avec leurs outils ; ils se jetèrent tous sur Sé- verin.

D'un bond il fut debout et empoigna l'aiguillon :

Feignants ! cria-t-il, venez-y donc au cherche- pain I venez-y donc tous, feignants 1

Blanc de visage comme un mort, il leur rejeta l'in- sulte :

Je suis un crève-dc-faim, moi ! mais je vaux mieux que vous qu'êtes engendrés de chiens 1

104 I,K^ i.Mfc, l X-l) t-M AIDONS

Puis il leur tourna lo dos et hc dirigea vers l'échalier ; avant de sortir du pré, il cria encore :

Frédéri Loriot, prends garde au cherche-pain ! Et aussi :

Venez-y donc tous, tas de feignants ! feignants ! feignants !

Il s'en fut dans la grange ramasser les menus objets qui lui appartenaient. Ayant réuni dans une vieille Wouse deux mitaines de gros cuir qui lui servaient à fagoter, une pierre à aiguiser et une petite forge à battre les ferrements, il jeta le paquet sur son dos avec ses bardes qu'il n'avait pas reprises, puis dé- crochant sa faucille qui était piquée au portail, il s'en alla.

Lorsqu'il arriva aux Pelleteries, Delphine assise sur la pierre du foyer était en train d'endormir la petite. Elle poussa un cri :

Hé! qu'y a-t-il? qu'as-tu?

Il avait jeté son paquet à terre :

J'ai que je viens d'enrager (1), lit-il d'une voix sourde,

Tu viens d'enrager ! Ce n'est pas vTai, mon Dieu ! Elle se leva et, ayant couché l'enfant, vint à lui

toute apeurée.

Dis, ce n'est pas possible ! Ta chemise est dé- chirée 1 Tu t'es donc battu?

Oui, on s'est battu ; le Fédéri m'a fait des re- proches et j'ai tapé ; ça devait airiver.

(1) Enragé se dit au pays de Bocage d'un valet qui quitte son patron pour cause de fâcherie.

LA FACHERIE DES MARANDIÈRES 105

Il t'aura fait du mal ! Fallait pas te battre, voyons 1 Fallait t'en venir 1 Comraent allons-nous faire pour le gage? Ta chemise est perdue !

Elle avait les larmes aux yeux en rapprochant les lambeaux d'étoffe. Il la repoussa, et soudain, la voix douloureuse :

Laisse-moi ! cria-t-il. Ah ! j'ai tort? Ah ! on m'ap- pellera femme de ville et pouilleux et je serai et j'écouterai sans rien dire? Tu crois ça, toi !

Les voisines entendant ces éclats de colère étaient accourues :

Qu'y a-t-il, Jésus?

Ce qu'il y a, mes commères ! Il y a que les gars des Marandières m'ont embêté et que j'ai tombé des- sus ; et que celle-ci me le reproche à cette heure 1 Oui, Delphine, on m'a dit que tu étais une fainéante et une ruinée ; moi, je suis un chercheur de pain. Et il aurait fallu que je me taise? J'en ai assez! Nous autres va- lets qui nous tuons pour les patrons, on nous mettra sous les pieds ; parce que je suis un crève-de-faim, les gens me cracheront à la figure ! Nom de Diou, qu'ils y viennent !

Soulevé de colère, le poing haut, haletant, superbe, il défiait tous ceux qui l'avaient fait souffrir dans sa jeunesse et ceux pour qui il avait travaillé et ceux pour qui il trimerait encore, demain et toujours.

Delphine pleurait en dorlotant la petite qui s'était réveillée au bruit. Les voisines s'efforcèrent de les apaiser : ces choses-là arrivaient à tout le monde ; on avait vu bien d'autres valets enrager. Chez les Loriot surtout, cela n'était pas étonnant 1 Us avaient grand

106 I.K8 CUK(;X-IiE-MAIf-<).NS

tort, tous lus deux, do se faire un cassement de têt' d'une si petite affaire.

Sévcrin, un peu calmé, chanj,'ea de chemise et sortit dans le jardin, Delphine ne tarda pas ù le rejoindre ; toute la soirée, il bêcha sans desserrer les dents.

A la nuit tombée, quand les hommes des creux-de- maisons furent rentrés et qu'ils surent comment Pâ- tureau, relevant une injure qui les atteignait tous, avait corrigé le gars des Marandièrcs, ils approuvèrent bruyamment. Tous détestaient Frédéric et ils eussent souhaité une correction plus complète ; même, Tun d'eux, le Surot, un fort en gueule, tantôt valet, tantôt scieur de long, ricana :

A ta place, je n'aurais pas jeté ma fourche, non ! s'il s'était amené, je l'aurais enfilé comme un barbot.

Maufret haussa les épaules :

Tu dis des bêtises, Surot ; s'agit pas d'abîmer les hommes.

Puis, se tournant vers Séverin :

Tu as fait tout ce qu'il fallait, mon vieux, peut- être même que tu en as trop fait. As-tu ton argent? Tu n'as pas ton argent?

Vous pensez, Maufret, que j'ai songé à autre chose, quand ils se sont jetés sur mon dos comme des bêtes.

L'autre crachota :

Ils te feront des misères ; je les connais, les grippe-sous. Tu as cogné ; ils te menaceront d'un procès pour ne rien donner ; ils savent que nous avons toujours tort devant le juge. Faut pourtant que tu sois payé I

LA FACHERIE DES MARANDIÈRES 10?

Je crois bien ! je ne leur ferai pas cadeau d'un liard.

Euh ! qui sait? J'en ai bien connu d'autres... Tu ne sais pas, mon gars : quand Delphine ira chercher ton argent, elle emmènera celle de chez nous. Tu com- prends, ta femme n'est point sotte, mais c'est jeunet, ça manque de hardiesse ; Victoire, elle, en a vu de toutes les couleurs, et Dieu merci, elle a toujours la langue plus pointue qu'un aspic. Il faudra y aller le dimanche matin pour tâcher de trouver Loriot qui est encore d'arrangement ; si la Louise était seule, elle ne donnerait rien, la vieille garce !

Maufrette, un enfant suspendu à sa longue mamelle, parut dans la clarté, sur le seuil de la porte. Sa petite tête presque chauve et sans résille surmontait étrange- ment son gros corps ; elle avait un ventre énorme qui ne se dégonflait plus aux accouchements ; son jupon court levait par devant, laissant voir ses chevilles nues.

Elle venait d'entendre les paroles de son homme.

Y a pas de crainte à avoir, Pâtureau ! cria-t-elle de sa voix aiguë ; j'irai la trouver, moi, la Loriote, et même je lui ferai une belle morale 1

Si tu veux, reprit Maufret, tu lui feras la morale, mais quand tu auras l'argent !...

Le dimanche suivant les deux femmes allèrent donc aux Marandières.

Contre leur attente, Lioriot n'y était pas. La Louise,

108 LES CREUX-DK-MAISONS

en les voyant venir, uvuiL terme la grande porte du côté de l'aire ; mais elles firent le tour des bâtiments et entrèrent par le fournil. La vieille, mancht-s relevées, était penchée sur unsoau d'eau grasse au fond duquel l'Ile écrasait des pommes de terre bouillies ; elle les regarda en dessous sans tourner la tête, puis comme si elle eût été seule, elle se releva et sortit. Les deux autres l'entendirent qui grommelait après les cochons et qui traînassait ses sabots avec l'air de ne pas su hàlLT. Alors, la Maufrette s'avança sur le seuil et cria :

Loriote, si ça ne vous ennuie pas, vous viendrez ici ; nous avons affaire à voue ; et puis nous sommes pressées, vu que c'est l'heure de la messe.

Ah ! moi, j'ai affaire à mes gorets, rien ne presse chez nous.

Il fallut attendre ; à la fin elle revint et laissant tomber son seau :

A cette heure, que voulez- vous? demanda-t-elle.

Nous venons pour l'ai-gent ; dis-lui ton compte. Delphine.

Delphine, un peu effrayée par cette grande vieille, balbutia :

Dame ! Séverin a enragé le quinze ; ça fait juste vingt-deux pistoles.

La Loriote ricana :

Vingt-deux pistoles I Tu sais compter, jarni I cela en vaudrait tout au plus dix-huit, puisque c'est le temps d'ouvrage qui reste à faire. Mais c'est pas tout ça 1 notre valet a enragé, il a battu ceux d'ici ; nous ne lui devons rien.

LA FACHERIE DES MARANDIÈRES 109

Par exemple ! fit Maufrette.

Toi, Maufrette, ça ne te regarde pas ; tu aurais mieux fait de rester moucher tes drôles. Vingt-deux pistoles ! Vous pouvez tourner vos sabots, mes belles, vous n'aurez pas un denier.

Nous tournerons nos sabots quand nous aurons l'argent, reprit Delphine. Séverin a dit que si vous ne le payiez pas tout de suite, il vous mènerait à l'au- dience.

A l'audience ! Eh bien ! tu peux lui dire que j'en ai grand'peur ; oui j'en ai grand'peur, ma foi !

Vous n'en avez pas peur, dit Maufrette ; sûre- ment, vous y allez plus souvent que nous ; quand ce n'est pas avec les valets, c'est avec les voisins. Seule- ment, il y a des gens qui m'ont dit que le juge do paix commençait à être las de vous et que si vous retourniez encore lui donner de l'ouvrage, ça vous coûterait chaud.

La Loriote ouvrit la fenêtre et cria du côté des écu- ries :

Fédéri ! Ho ! Fédéri ! viens donc ! Frédéric arriva ; il avait un œil enflé et bleu.

Tenez, mes belles, voilà comment Séverin a ar- rangé celui-ci ; il l'a quasiment estropié ; sans nous, il le tua't. Eh bien ! allons-y, à l'audience si vous voulez ! Nous verrons s'il n'attrape point de la prison, ton homme, ma petite Delphine !

Maufrette voyant que tout était perdu, vira sur ses jambes de cane et s'approchant de Frédéric, lui cria sous le nez.

Ah ! t'es mouché, chenaille de malédiction ! t'as trouvé ton maître ! Maintenant, il va te mener à l'au-

110 LES CRBI X-PE-MAISONS

dicnce et si la crapule te soutinnt, on verra du moins que tu as été corrip? !... Et les gens riront; tout le inonde sera content ;... et tu en recevras d'autres, c'est moi qui te le dis ; les drôles de quinze aos vou- dront t'empoigner pour essayer lour force. Ah I ton va- let t'a ménagé ; ce qu'il aurait faire, c'est to casser les reins ! Mais il a eu pitié de toi, méchant coq châtré I

Le gars avait pâli ; une terrible lutte s'engageait entre son avarice et son orgueil. Pour gagner à Cfitte audience, il faudrait avouer qu'il avait été battu ; et c'était vrai qu'on en ferait des gorges chaudes et qu'on en parlerait longtemps. Cotte pensée lui était si cruelle que l'orgueil l'emporta.

Il se mit à rire en homme qui n'attache pas grande importance aux cancans des femmes.

As-tu fait ton compte, Pàturcllo?

Oui, dit Delphine, ça fait vingt-deux pistoles.

Non, ça ne fait pas vingt-deux pistoles ; mon compte, à moi, est de vingt pistoles ; je m'en vas te les donner.

Jamais de la vie, par exemple ! gronda la mère en se mettant devant l'armoire.

Mais il l'écarta, ouvrit le tiroir et prit un billet de cent francs et des louis. Il riait encore.

Tais-toi, m'man ! que je paye ces crève-de-faim. L'autre jour, j'ai payé le gars. Ça ne paraît pas sur lui, mais je l'ai bien touché quand même ; I 1 il a eu son compte. Aujourd'hui, je veux donner à sa femelle son compte de sous.

Il déplia le billet et aligna les louis sur la table. La Loriote se jeta en avant.

LA FACHERIE DES MARANDIÈRES 111

T'es fou, Fédéri ! Serre ça !

De sa main couverte de lavures, elle agrippa un louis ; alors Maufrette ramassa vivement le reste et le mit dans la poche de Delphine.

Ça ne fait pas le compte ! tu vas lui donner ses quarante francs, dit-elle.

Vingt francs, rectifia l'homme ; c'est vingt francs que je lui donnais en plus, mais la mère ne veut pas ; tant pis ! ça ira comme ça. Maintenant, allez-vous- en, les femmes.

Elles sortirent du côté de l'aire ; quand Delphine eut dépassé le fumier, elle s'arrêta :

Maufrette, venez donc ! venez donc, voyons ! Mais Maufrette avait encore des mots à dire, des

mots fort vilains qu'elle lâchait par courtes volées, car elle avait un peu d'asthme. Elle était restée en arriére ; elle quittait la place lentement, à reculons, et l'ardeur qu'elle mettait à honnir la Loriote faisait tressauter son gros ventre et trembler sa poitrine molle.

Elle rejoignit Delphine au tournant de Touche.

As-tu vu, fit-elle tout essoufflée, as-tu vu comme elle a raclé le louis d'or, cette vieille grâlée? N'empêche que je lui ai donné tous les noms, va 1

Aux Pelleteries, Séverin et Maufret attendaient avec inquiétude. Ils ne comptaient guère sur l'argent, et ils furent bien étonnés de voir ces cent quatre-vingts francs ! Quand elles racontèrent comment Frédéric les avait donnés, Maufret n'en crut pas ses oreilles, mais Séverin se mit à rire.

Ça ne me surprend plus autant, moi, dit-il, Si

112 I.ES CREI'X- DE- MAISONS

j'avais eu un œil abîmé comme lui ou bien des dents cassées, vous n'auriez pas arraclié un son ! Il est rude- ment chien, le bougre, mais il est encore plus glorieux de sa force !...

* *

Séverin, la semaine qui suivit, resta chez lui ; il en profita pour s'occuper de son jardin et bâtir une petite cabane à lapins.

Il fit des journées de-ci de-là.

Il n'est pas de plus dur métier que celui de journa- lier au temps des gros travaux. Y a-t-il dans une ferme un coup de collier ù donner, le patron dit :

Mes valets, nous allons laisser cela pour la se- maine prochaine ; nous prendrons un homme qui nous aidera.

L'homme de renfort a, bien entendu, la meilleure place ; le lendemain il recommence dans une autre ferme, ramassant ainsi tout le travail pénible.

Heureusement, Séverin trouva à se louer pour toute la moisson chez les Chauvin du Pâtis, des gens qui faisaient valoir une grande terre. Après les batteries, il remplaça au même endroit un valet qui était tombé malade. Enfin, il s'y gagea pour l'année suivante.

Tout compte fait, le matin de la Toussaint, Del- phine, en rassemblant l'argent gagné pendant l'année, trouva trois cent cinquante francs, juste ce que Sé- verin aurait rapporté s'il était resté aux Marandières. Il n'y avait que les pommes de terre en moins. Elle compta ce qu'il fallait pour les grosses dettes : quarante francs de loyer et quatre-vingt-dix francs de pain. Elle

LA FACHERIE DES MARANDIÈRES 113

mit le reste de côté avec les cent francs qui lui res- taient.

Il allait falloir acheter des sabots, quelques hardes, deux sacs de pommes de terre, des haricots et im petit morceau de viande qu'on salerait pour les jours de fête. Delphine pensa : si tout va bien, il me restera encore plus de deux cents francs pour passer mon année ; au beau temps, la petite marchera ; je pourrai travailler, et je tâcherai d'en rogner un peu.

Séverin, dit-elle tout haut, nous prendrons une terre.

Lui, qui achevait de s'habiller, eut l'air de douter.

Euh ! ça sera dur ; encore une dizaine d'années comme celle-ci, et je commencerai à être las.

Il s'était penché pour baiser la petite menotte de Louise que Delphine tenait à son cou.

Pauvre homme ! c'est vrai que tu n'as guère d'amusement ; toujours trimer et jamais rire. Tiens, prends donc ce panier : puisque tu vas au bourg, tu m'apporteras quatre livres de résine. Te voilà cent sous, avec ce qui te restera, tu peux bien faire une petite partie.

Oh ! la partie, ce n'est pas mon fort 1 Pour une fois, tout de même...

Il se pencha à nouveau vers la petite et vers la mère.

Dans la soirée, quand Maufrette revint de Couti- gny, elle cria à sa voisine par la fenêtre étroite :

Ne t'impatiente pas, PâLurelle ! celui de chez nous est attablé avec le tien et deux autres dans le Bas-Bourg ; nous les aurons à la retraite et frais sans doute.

S

114 LES CnEUX-DE-MAI80NS

Danio ! répondit Delphine, c'cMi bien leur tour.

Pour ça, oui, bonnes gens, c'est bien leur tour ! qu'ils on profilent donc!

A Coutigny, Sévorin et Maufret étaient en efT(?t en train de boire.

Séverin, le matin, était passé chez le propriétaire et chez le boulanger, et il hur avait fait casser à chacun dix sous sur ce qu'il leur devait. Après la messe, quand il eut acheté sa résine, il alla chez le charcu- tier ; il voulait faire une surprise à Delphine, qui n'avait pas mangé de viande depuis au moins deux mois ; dès le matin, lorsqu'elle lui avait remis cent sous, il avait songé à les employer pour elle. Il acheta donc ime côtelette et un gros morceau de pâté qu'il fit envelopper soigneusement à cause de la pierre à chandelle qui se trouvait au fond du panier. Il lui resta encore cinquante sous ; il acheta un paquet de tabac et, ayant rencontré Maufret, il entra avec lui à l'auberge.

Elle était toute pleine, ce jour-là, la petite auberge, toute pleine de fumée et de bruit ; elle retentissait de la joie épaisse des misérables. Les jeunes juraient et riaient très fort ; il y avait des vieux à peau sèche, tout rasés, la lèvre et le menton bleus. Certains étaient gauches en entrant et s'asseyaient timidement ; c'est qu'ils ne se mettaient en dépense qu'une fois l'an ; faute d'habitude, ils ne savaient pas bien tenir leur place dans un écot. Tous jouaient des litres de vin. Ils buvaient comme on travaille, lentement, avec ordre, et ils versaient d'exactes verrées.

Séverin et Maufret se mirent aux cartes contre deux

' LA FACHERIE DES MARANDIÈRES 115

gars de Malitron. Quand Maufrette regarda en pas- sant, pour juger de l'état de son homme, ils étaient déjà très rouges. D'autres, des jeunes gens, à une table du fond, chantaient. Vers le soir, deux de ces jeunes voulurent se Lattre : on les jeta dehors parce qu'ils dérangeaient tout le monde en tombant à droite et à gauche.

A l'heure des chandelles, tous étaient ivres ; ils ne se souvenaient plus des mauvais patrons, ni. des femmes plaintives, ni des maigres enfants, ni de rien. Simple- ment, ils voulaient boire jusqu'à la retraite : le lende- main, on verrait.

Séverin et son compagnon quittèrent l'auberge vers dix heures ; ils hésitèrent beaucoup pour descendre le seuil et pour s'orienter. Le vieux, plus ivre, battait la route. Séverin le prit sous le bras, mais au bout d'une minute, il le lâcha si brusquement, que l'autre alla donner dans un mur :

Bon Diou ! ma viande I Maufret, ma viande ! Attendez-moi ici.

Il avait, en effet, oublié son panier : il revint à l'auberge, il eut bien du mal à le retrouver. Enfin il rejoignit Maufret, le releva péniblement et l'em- mena.

Ils arrivèrent fort tard aux Pelleteries ; Delphine n'était pas couchée ; elle commençait à s'inquiéter. Séverin, ébloui par la chandelle, vacillait un peu. Il voulut expliquer avec des mots de tendresse qu'il avait pensé d'abord à elle ; il voulut dire aussi qu'il avait gagné aux cartes et n'avait déboursé que l'argent d'un litre. Mais il avait la langue pâteuse et s'embrouil-

116 I.KS CnEt;X-I>E-MAISONS

lait ; il s'<^croula sur une chaise en montrant le panier. Alors Delphine l'aida à se déshabiller et bientôt il ronfla.

Le lendemain, Maufret et lui eurent honte de cette soûlerie dont les femmes riaient entre elles.

CHAPITRE III

LOUIS VI

Chauvin du Pâtis était un homme de cinquante ans, gros et court. Il était le frère de Chauvin du bourg, qu'on appelait Chauvin le riche, parce qu'il avait épousé tout jeune une fille de trente ans, méchante, laide, un peu bossue, mais connue sous le nom de Marie fesse-dorée. A vrai dire, Chauvin du bourg n'était plus bien riche, ayant perdu de l'argent dans un petit trafic de grains; il avait cependant pu en- voyer ses deux enfants à l'école : l'aîné était prêtre, et le cadet avait une place quelque part dans les bureaux.

Tout cela faisait que les Chauvin étaient des gens considérés dans la commune. Celui du Pâtis passait lui-même pour riche, bien qu'il ne le fût point. En tous les cas, c'était un vrai brave homme. Il aimait le travail bien fait et vite fait, mais tous ceux qui le connaissaient le déclaraient franc comme l'or ; ses an- ciens valets disaient :

Chauvin, Chauvin du Pâtis? dur de peau, tondre de cœur ; chez lui, on se lève tôt, mais le bon ouvrier est bien vu. Bon gars et bonne maison 1

Bonne grange I disaient de aiôme les vieux men-

118 l.ES CHEl'X-l)K-.MAlSONS

diants qui vont le long dos roulfs béquillant et «io- chant ; bonne grange, on n'y est pas chiche de paille.

Sévorin fut vite accoutumé à sa nouvelle condition. Il était va-devant. Après lui venait un second valet it les fils, Jacques et Florentin, l'un de dix-huit ans, l'autre de quinze, tous les deux ardents à l'ouvrage, bien qu'un peu mastocs comme le père.

A la maison, il y avait deux filles qui aidaient la pa- tronne.

Un grand fils aîné et un plus jeune étaient morts en quinze jours quelques années auparavant. Chauvin ne s'en était pas consolé : il parlait peu et d'une voix tou- jours grave.

D'ailleurs, il avait, sans qu'on le sût, d'autres tracas. Ses affaires n'allaient pas, il avait des dettes. Depuis la mort du gajs, il fallait un grand valet de plus, et encore avait-on bien de la peine ; la terre, en efTet, sans être mauvaise, était malaisée, compacte, lourde comme pâte ; les pluies de printemps la rendaient inabordable.

Surtout le Pâtis était affermé beaucoup trop cher. La première année que Séverin passa chez Chauvin fut l'année de la sécheresse ; année mauvaise pour tous, année fatale aux petits cultivateurs qui vivaient au jour le jour.

Un été superbement bleu brûla la terre. Le prin- temps ayant été frais, les labours do mars avaient fait dans les champs d'argile du Pâtis de grosses mottes luisantes ; elles devinrent si dures par la suite, ces mottes, qu'on les aui-ait prises pour d'énormes briques contrefaites. Les plants de betteraves et de choux ne

LOUIS VI 119

prirent pas racine ou se desséchèrent peu à peu ; le maïs, à peine né, fut roussi.

Les gens se désolaient ; ils guettaient les nuages, sondaient l'horizon pâle, suivaient de l'œil la moindre fumée.

Deux ou trois fois, des flocons très hauts et très blancs, semblables à de la laine bien cardée, cachèrent le soleil ; à ces moments-là, on criait d'un champ à l'autre :

Cette fois, ça y est ! le temps est cailleboté ; la belle nuée est sur le soleil, il y a du changement I

Mais la belle nuée s'en allait doucement comme une lente troupe d'oiseaux sauvages, et bientôt on la voyait massée en un tout petit coin du ciel.

On fit des prières. Les prêtres consentirent à mener au pied des calvaires des processions chantantes qui soulevaient toujours la même poussière jaune. Et comme tout cela n'amenait pas l'eau, des femmes ima- ginèrent d'aller prier au pied des arbres qui abritent les sources ; elles partaient le soir, par groupes de trois ou de sept, et elles allaient, dans l'ombre recueillie, offrir leurs formules chrétiennes aux vagues divinités des branches et du vent.

Le temps des moissons vint et passa sans que l'on vît l'eau ; quelques coups de tonnerre se firent en- tendre, mais la nuée ne creva jamais. L'orage, même avec de la grêle, eût été le bienvenu : tout, plutôt que ce ciel trop bleu et ce soleil trop blanc qui buvait l'eau des mares. Les ruisseaux étaient secs ; les fontaines et les puits baissaient ; les menues sources épai'ses dans les prés bas, celles qui jaillissent au revers dos talus

120 I ES CKElX-I*E-MAISONS

dans les chemins creux étaient depuis longtemps ta- ries. La terre ne pouvait plus suer.

Le moment fut dur pour beaucoup de fermiers ; quelques-uns fléchirent ; il y eut dos ventes. Comme les fermages ne diminuaient point, les gages des valets eurent une tendance à baisser. Séverin, pour rester au Pâtis, dut se contenter de trois cent vingt-cinq francs. Delphine, qui se trouvait de nouveau enceinte, n'avait pas pu travailler hors de chez elle. Pour arran- ger les choses, elle accoucha vers la fin de décembre de deux bessons. Coïncidence étrange et qui fit beau- coup rire ceux des Pelleteries : une dizaine d'heures plus tard, la Maufrotte accouchait de son treizième, un énorme garçon.

Les trois enfants furent baptisés le lendemain jeudi. En sortant de l'église, Séverin et Maufret allèrent ensemble chez le grefiier de la mairie, M. Caillas. M. Caillas, fils d'un paysan aisé, avait été quelque peu au collège. Trop peu fortuné pour vivre absolu- ment en propriétaire, il avait été successivement com- mis de perception, expert, agent d'assurances. Depuis une dizaine d'années, il faisait les écritures de la mairie. C'était surtout un grand chasseur.

Ce jour-là, M. Caillas était absent. Mme Caillas, ayant entre-bâillé la porte, montra une minute sa tête jaune, juste le temps de leur apprendre « que c'était bien fait pour eux, qu'ils n'avaient qu'à venir plus tôt ».

Un moment après, ils revinrent ; cette fois, le chas- seur était rentré. Moyennant l'abandon de leurs sabots dans le corridor, ils purent pénétrer dans la cuisine M. Caillas écrivait.

LOUIS VI 121

M. Caillas était grand et gros ; il en était fier ; il disait :

La bête noire et moi pesons un hippopotame 1 Et il riait quand les gens ignoraient les hippopo- tames ; la bête noire était le curé.

M. Caillas s'y connaissait en bassets ; pour le reste, il était d'une grande simplicité.

La paysanne cossue qu'avait été Mme Caillas avait acheté en se mariant le nom de dame et le droit de porter chapeau. Même la semaine, elle avait aban- donné résille et bonnet, et ses cheveux gris, rudement tirés, se rassemblaient sur son crâne pointu en un chignon assez semblable à une corne de pintade. Elle parlait le moins possible aux ménagères voisines, sauf à une vieille demoiselle à moitié folle, mais pourvue de rentes. Elle était méchante et plus sotte qu'une oie de l'année ; chacun la détestait dans le village ; on ne l'appelait que « la corme », et de fait, elle était astringente comme une poire sauvage.

Mme Caillas n'avait pas amélioré M. Caillas. Sans elle, on aurait encore estimé le greffier, bien qu'il dé- nonçât les braconniers. On le trouvait bon garçon, « au fond ».

Au fond seulement I disaient les gens de peu. Car il molestait les gens de peu.

Petit devant le maire, petit devant sa femme, petit devant les bourgeois qui lui donnaient droit de chasse, il se faisait très grand devant les humbles. Arrogant, bougon, il était le plus souvent à gider ; parfois ce- pendant sa grosse jovialité pei'çait ; il blaguait louide- ment les servantes qui avaient faulé.

122 I.KS C»EnX-DK-MAISONS

Quand Maufrot et Sévorin entrèrent, il était occup- à mettre le sceau de la mairie sur un éparpillement (h- feuilles blanches. A chaque coup de tampon, il exa- minait le papier avec le fronc^mont d'un homme qui a conscience de ses responsabilités.

Eux, debout, attendirent ; M. Caillas se retourna enfin, les regarda un moment de pied en cap, puis, comme un homme qui se réveille :

Ah I c'est vous? Vous venez encuro pour un drôle, Maufret?

Tout juste, monsieur Caillas, même que c'est la deuxième fois ; Mme Caillas...

Eh bien I quand ce serait la dixième ! Pensez- vous que je sois pour vous attendre et pour vous servir? Vous ne pouvez pas venir à l'heure conve- nable, pas vrai?

Faites excuse, monsieur Caillas, nous ne savions pas. A quelle heure faut-il venir?

Tel quand je suis à la maison, pardi! Il est malin encore, ce vieux.

Mme Caillas éclata de rire. Les deux paysans se mirent aussi à rire, par contenance. L'autre continua :

Pourquoi venez-vous deux? Vous devriez savoir qu'on se passe de témoins.

Ce n'est pas un témoin, monsieur Caillas...

Non, dit Séverin à son tour ; ma femme vient d'accoucher aussi.

Alors, ça va faire deux actes ! ça tombe bien ; deux actes ce soir 1 Que le diable vous emporte 1

Trois ! monsieur Caillas, dit Séverin.

Trois?

LOUIS VI 123

Oui, trois ; parce que j'en ai deux à déclarer, deux bessons.

Le gros homme fit pivoter sa chaise et ses mains retombèrent sur ses larges cuisses.

Deux 1 Trois I trois drôles le même jour, aux Pelleteries, porte à porte ! Est-ce que vous vous payez ma tête?

Pas du tout, monsieur Caillas.

Alors, non, c'est vrai?

C'est vrai.

Vous allez bien, là-bas! Si les lièvi'es peuplaient comme vous, c'est ça qui ferait de belles chasses au courant. N. de D... ! vous allez bien ! Enfin...

Il attira à lui une feuille blanche et, sous sa main velue, sa plume tourna comme un oiseau qui cherche la branche se poser.

Allons ! Eh bien ! les noms ! fit-il ; qu'attendez- vous?

Constant-Auguste, dit Séverin.

Bon 1 fils de...

Séverin Pâtureau et de Delphine Bernou.

Bon ! à l'autre.

Antonin-Maximin.

...tonin... ximin... fils de idem. Dites donc, mon vieux Pâtureau, lequel a été fait le premier? Il n'en sait rien !... Quel lapin ! A votre tour, Maufret, les noms?

Monsieur Caillas, m.ettez ce que vous voudrez ; vous savez mieux que moi ce qu'il faut.

Tiens, c'est vrai ! Vous vous en foutez, vous ! Je me rappelle ça.

124 I.KS cnKI X-DK-.M AISONS

Il st; rajjpt'luit que Maufret n'attachait aucune importance au nom de ses garçons. Lui s'appelait Louis, dit Louette. Alors, pour le premier, il avait dit :

Mettez Louis comme moi.

Pour le second, on avait mis encore Louis et ain.-.! de suite. Seulement le greffier avait ajouté des noms de son choix, et les cinq Maufret mâles s'appelaient Eusèbe, Gonsalve, Avit, Athanasc et Richelieu.

Alors, Louis, toujours ! Maufret, Louis com- ment? Louis VI?

A votre désir, monsieur Caillas. Pourvu que le drôle soit un bon travailleur.

Eh bien ! Louis VI, alors ! Louis VI le Gros, hein?

Pour ça, monsieur Caillas, c'est bien vrai qu'il est gros...

L'autre éclata de rire :

Sacré bonhomme, va ! Allons, hop ! les signa- tures 1 Savez-vous signer, seulement?

Sévcrin s'approcha ; mais, au même moment, il y eut un bruit à la porte. Mme Caillas ouvrit, et deux chiens jaunes, deux bassets affreux avec leurs oreilles de porc et leurs pattes difformes se précipitèrent dans la cuisine.

M. Caillas s'était levé ; de la main il écarta vive- ment les deux hommes.

Rangez-vous ! rangez-vous donc 1 Vous ne voyez pas que vous êtes juste devant leur écuelle? Madame Caillas, apporte la soupe I

La dame versa la soupe aux chiens. Les papiers furent oubliés ; le greffier n'était plus du tout pressé.

LOUIS VI 125

Il se mit à caresser le dos des bassets et à leur trousser les oreilles.

Bonnes bêtes ! bonnes bêtes ! bons petits vieux ! Savez-vous qu'ils m'ont ramassé trois lapins dans leur matinée! Hein! que dites-vous de ça? Ils sont plus fins, à eux deux, que tous les gars de Coutigny.

Les chiens eurent vite lapé la soupe.

Dis donc, madame Caillas, ils ont encore faim ; tu n'as rien à leur donner?

La dame chercha dans un garde-manger et apporta une grande platée de viande.

Il y a le lièvre d'avant-hier, dit-elle, ils ont de quoi se régaler.

Elle versa la viande devant les bassets, qui se mirent à grogner de satisfaction.

Cependant, Maufret qui commençait à trouver froids les carreaux de la cuisine, se risqua à parler pour rap- peler qu'il était là.

Bigre ! madame Caillas ! une platée de lièvre 1 voilà des chiens plus heureux que des chrétiens I moi, dans ma vie, je n'en ai mangé que deux fois, du lièvre.

Que voulez-vous que nous fassions de tout le gibier? répliqua aigrement la dame. Nous ne pouvons pourtant pas le vendre !

Maufret reprit :

Monsieur Caillas, à cette heure que vous avez les noms, est-ce que nous pouvons nous en aller?

Non ; il faut les signatures, dit le grefTier, tou- jours occupé à ses chiens.

Moi, je ne sais pas écrire, dit le vieux, tenace. Vas-y, toi, Séverin, pour que nous nous en allions.

126 LES CREIJX-DE-MAISONS

M. Caillas s'emporta.

Vous ne pouvez pas attendre une minute? nom de nom I Vous croyez que je suis à vos ordres ! Allons, signez donc, Pàtumau, nous aurons peut-être la paix, ensuite t

Séverin lentement, traça son nom en grosses h-ttres. Le bec de la plume, en remontant pour le dernier jam- bage, piqua dans le papier, et un peu d'encre sauta sur la feuille.

C'est ça ! fit l'autre, barbouillez, maladroit 1 En- fin, ça y est, maintenant, allez-vous-en, puisque vous êtes si pressés.

Séverin et Maufret sortirent.

Au revoir, monsieur Caillas ! Au revoir, madame Caillas !

Au revoir... au revoir...

Nous avons encore eu de la chance, dit Maufret, comme ils remontaient la rue du village. ISous avons eu de la chance que le Caillas ait tué ses trois lapins dans la matinée ; il a été presque riant. Je me rappelle des fois il n'était pas abordable. Il n'est peut-être pas mauvais garçon, dans le fond, c'est sa femme qui le gâte. C'est une triste bique, elle, par exemple 1

Séverin répondit du fond de sa gorge :

Oui, vous pouvez bien le dire, une triste, sale, vieille bique !

Moins fatigué que son compagnon et de sang plus vif, il rétivait davantage sous l'affront. Et puis cette platée de viande jetée aux chiens lui semblait un inso- lent péché.

Il songeait avec amertume que Delphine, après avoir

LOUIS VI 127

mis deux enfants au monde, n'aurait pas seulement de soupe grasse pour réparer ses forces. Pourtant, en arrivant chez lui, il fut tout joyeux de voir devant le feu une grosse marmite qu'il ne connaissait pas ; la belle-sœm-, suivant une coutume qu'il ignorait, était venue tout exprès des Axrolettes pour apporter une poulette blanche ; et, accroupie sur la pierre du foyer, elle écumait déjà le bouillon jaune. Maufrette, elle, se remettait à chaque fois, avec une grande potée de soupe bouillie, bien molle, bien molle.

CHAPITRE IV

Q IT A T R E ET CINQ

Les valets travaillent aux champs; ils songent aux bêtes, aux outils, aux fourrages, aux labours ; parfois ils chantent. Ils tapent dur, l'hiver quand les mains saignent, l'été quand la peau cuit ; mais la besogne faite, ils mangent ; ils mangent non pas bien, certes, mais assez ; on ne leur plaint ni légumes ni pain.

Les femmes qui restent à la maison ont tous les cassements de tête : à elles les enfants, à elles les gue- nilles, à elles les petites dettes, à elles l'inquiétude toujours présente du lendemain ; à elles surtout les quignons durs, grignotés sans beurre ni lard

Maisons creuses, nettes de pain, pleines d'enfants ; maisons creuses, huches vides, bourses vides ! Qu'on s'arrange !

La vraie misère commença pour Delphine dés la naissance des bessons.

Bien qu'elle fût forte, en dépit de son air de petite femme délicate, elle ne put allaiter les deux enfants. Alors, elle imagina de leur donner à téter à tour de rôle et de leur faire, en plus, de la soupe et des bouillies de pommes de terre. Sévenn, qui se souvenait de Dé- siré, s'y opposa ; il ne voulut pas entendre parler de

QUATRE ET CINQ 129

bouillie. On acheta donc un biberon, et la Pitaade fournit le lait. Mais quatre sous de lait par jour font six francs à la fin du mois, le quart du gage : c'était une grosse dépense. Quand les petits eurent six mois, Delphine n'acheta plus qu'un demi-litre de lait par jour, et dans ce lait, elle fit tout de même bouillir des croûtes de pain.

Louise commençait à mai'cher seule ; elle donnait beaucoup de peine aussi. Elle était pâle, nerveuse, su- jette aux convulsions ; pendant des journées entières elle restait accrochée aux cotillons de sa mère.

Il avait fallu un second lit pour coucher la petite et la grand'mère Bernou quand elle venait aux Pellete- ries. Il était bien vieux, bien vermoulu, ce lit, il était mince de plume, mais tout compte fait, il revint quand même à plus de cent francs.

Au temps des nuits courtes, les hommes harassés ont absolument besoin de dormir d'un trait, il arriva à Séverin d'y coucher seul ; Delphine prenait avec elle Louise et un des bessons, l'autre couchant dans le berceau. De cette manière, quand les enfants criaient elle les faisait téter, les dorlotait, les apaisait tout bas ; elle ne dormait pas, mais le somme du moissonneui- n'était pas interrompu, ce qui était l'essentiel.

A la Toussaint, quand le bois fut acheté pour l'hiver et le pain payé, il resta cent cinquante francs pour passer l'année. Les Pâtureau furent tout de même contents, parce que les bessons avaient bien poussé ; mais Delphine, cette fois, ne parla pas de se mettre en borderie, ni même de changer de maison, ot le carême d'après fut long.

9

LTO r.r.% cnErx-DE-WAisoN«s

Quand Antonin et Constant eurent deux ans et com- mencèrent à trotter devapt la porte, il leur vint une petite sœur, Georgette. Cette f'jis, D'Iphino resta au lit plus de trois semaines ; heurouscment la prand'mère put venir s'occuper des enfants pendant tout ce temps. La sage-femme avait trouvé Delphine très faible et lui avait enseigné un remède fortifiant en lui défendant de se lever. Elle se leva cependant et ne voulut pas acheter le remède ; mais presque aussitôt son lait s'en alla. Elle resta toute maigre avec un gros ventre.

Il fallut encore élever Georgette au biberon ; les trois aînés commençaient à manger joliment. Le ca- rême, dès lors, dura toute l'année.

* * *

Un dimanche soir, un dimanche d'été, deux ans environ après la naissance de Georgette.

Les Pàtureau sont assis dans le jardin sur de vieilles souches qu'on n'a pas eu le temps de fendre avant l'hiver.

Delphine se désole. Elle vient de manger la soupe avec les enfants. Séverin, lui, s'est contenté d'une pomme de terre froide qui restait du repas de midi. Maintenant, comme Maufret, comme bien d'autres valets, il ne mange plus chez lui, le dimanche. Au re- pas du matin, chez les Chauvin, il se force ; il on prend pour sa journée ; s'il pouvait en prendre pour lus siens I A midi et le soir, il regai-de n^anger les petits ; iJ leur coupe le pain ; il fait des tartines comme en faisait son défunt père, des tartines épaisses et courtes qui mv-

QUATRE ET CINQ 131

nagent le fricot. Quand il y a du beurre, il l'étend lon- guement, puis il vide les yeux du pain avec la pointe de son couteau. Quand il n'y a rien ou quand il y a des choses mauvaises que les petits n'aiment pas, il sert pour ne pas entendre.

Delphine se désole ; elle se trouve encore grosse ; Is cinquième va venir !

Les deux bessons sont à s'amuser dans le village ; Louise est sur les genoux de son père ; Georgette gi- gote sur ceux de sa mère ; elle gigote même trop, car sa mère n'a plus de dorne,

Descends ! tu me fatigues, va trouver ton père. Delphine a repoussé l'enfant et croisé ses mains sur

son ventre douloureux. Elle se lamente :

Qu'allons-nous faire, mon Dieu ! six à vivre sur ton pauvre gage 1 Et je vais encore être malade ; je sens que je suis toute détraquée. Six à manger... et les bardes... et le bois...

Séverin grommelle :

Que veux-tu? Il y en a qui sont dix, douze, et qui ont des anciens en plus. Ceux-là sont encore plus malheureux.

Il n'aime pas qu'on lui parle de sa misère ; à force de voir souffrir les siens, il est devenu sombre ; il est maussade souvent sans raison apparente.

Delphine continue :

Depuis le mardi gras, mes pauvres petits n'ont mangé ni lard, ni lait... quatre livres de beurre en tout depuis quatre mois... Quelle vie ! vaudrait mieux être morts ou être bêtes,

132 I-KS rRElIX-OK-M VISONS

Sa voix tremble ; elle s'arrête.

Georgctte, sur les genoux de Séverin, crie parce que sa sœur veut la faire descendre. Louise est jalouse ; elle aime étrangement son père ; le dimanche, elle no le quitte pas, elle le veut pour elle seule, et cela amène souvent des fâcheries avec les bessons. Le père, en retour, adore son aînée. Elle lui ressemble ; elle a des yeux transparents comme ceux de Delphine, mais plus grands et beaucoup plus sombres avec une lueur sé- rieuse qui n'est pas commune dans les yeux d'enfants, la lueur mélancolique que Séverin se souvient avoir vue dans les yeux de la pauvre Pâturelle morte de la toux au temps de la guerre.

Ce soir, pour avoir la paix, il prend les deux petites à la fois sur ses genoux. L<»uise se blottit contre sa poitrine. Delphine pleure maintenaiit, et ses paroles arrivent comme des plaintes.

Que faire? prendre l'argent à la Toussaint? Vingt francs de loyer en retard, une corde de bois brûlée et pas payée ; le boulanger qui ne veut plus faire crédit... le bois... le pain... la sage-femme... Mon Dieu ! mon Dieu I II faudra se passer de feu, ou bien ne pas manger.

Elle hésite à suivre sa pensée ; sa voix se fait plus basse.

Louise prendra le bissac ; puisqu'il faudra bien en arriver là... un peu plus tôt ou un peu plus tard... Mes enfants vont chercher du pain... chercher du pain... chercher du pain I...

Elle se penche étranglée de sanglots.

Séverin a frissonné; il serre la petite contre lui.

QUATRE ET CINQ 133

Chercher du pain ! Louise ! Jamais de la vie ! On verra ; on achètera à crédit ; on ne payera pas ; on ira trouver Auguste.

Delphine secoue la tête.

Ah ! oui ! Auguste ! Il ne peut pas vivre lui- même ; il n'a pas d'argent, tu le sais bien !

Les deux bessons, essoufflés d'avoir couru, arrivent dans le jardin ; ils sont tout saisis de voir pleurer leur mère. D'habitude, elle ne pleure pas quand le père est !

Ils s'asseyent à ses pieds. Ils sont presque nus, ces petits, et la mère, si lasse, qu'elle a l'air de ne plus pouvoir jamais se relever, la mère découragée, cachant son front terreux sous ses doigts maigres, la pauvre mère est qui pleure, qui pleure...

Et Séverin, le cœur crevé, baisse la tête devant ce groupe lamentable.

CHAPITRE V

LA crève!

Lucien Chauvin du bourg ayant eu huit jours rie congé fin eeptembre, en profila pour aller voir son Ghclo du Pâtis,

Lucien était employé des postes ; il allait sur la tren- taine ; il était petit avec une barbe très noihe et des yeux inquiets. Son frère, l'abbé, qui avait la peau rose et le poil châtain, n'appelait que Lucienfcr ce cadet brun dont la bouche, d'ailleurs, blasphémait cou- ramment.

Au lieu de suivre son aine au séminaire, Lucien était resté au collège jusqu'à dix-sept ans. Son père ayant fait à ce moment-là de grosses pertes d'argent, il avait cessé ses études avant le baccalauréat ; puis il avait travaillé seul et deux ans plus tard, il était entré dans l'administration des postes, par la petite porte, comme surnuméraire.

Ce n'était pas tout à fait ce qu'il avait rêvé sur les bancs du collège. Ses débuts, d'ailleurs, furent maus- sades. 11 n'est pas de pire arrogance que celle des petits fonctionnaires ; harcelés par les chefs, épiés par les inspecteurs prêts à fondre sur eux, ils se vengent sur le public et aussi sur les nouveaux venus, sur les

LA CREVÉ ! i35

collègues plus jeunes. Bien des fois, sous les rebuffades des anciens, l'orgueil du petit surnu se cabra.

Après son service militaire, Lucien ne tarda pas à passer commis, et dès lors, il fut Un peu plus libre. Il prit goût à la lecture ; il lut au hâBard, allant du meil- leur au pire. Il dévora pêle-mêle des romans douceâtres d'académiciens vieillis, des polissonneries de pseudo- humoristes, des élucubrations d'écrivains douteux, his- toires tristes et sales comme de vieilles plaies.

Les rortianciers naturalistes le choquèrent, puis l'enthousiasmèrent. Zola le conduisit rapidement au socialisme. Un beau jour, il se mit à étudier la sociologie, mais il s'en lassa vite et se rabattit Sur les écrivains politiques.

Il ne parut plus à sa pension qu'avec des journaux très avancés dont le titre flamboyait hors de sa poche. Il avait pour camarades à cette pension trois employés de finance, de ceux qu'on voit sous une pelisse quand ils n'habitent plus leur petite cage de fer. Il aurait souhaité les étonner ; mais ces jeunes gens frileux et ironiques coupaient net ses tirades. En vain leur lisait-il des chapitres entiet"s de Zola : ils riaient des obscénités et niaient le lyrisme. Quand Lucien leur parlait de fraternité, d'injustices à réparer, eux ne manquaient point de citer Angèle la cuisinière, plus connue sous le nom de Cul-de-Zinc ; et ils encoura- geaient leur camarade à épouser lestement cette quin- quagénaire sèche et barbue qtii, disaient-ils, n'avait jamais connu le bel anlour, bien qu'elle eût préparé soupe et le bœuf à vingt générations d'at-dents rbnds- de-cuir.

13fi LES creix-he-maisons

I-micii l'Ul j)lus dt> succès au burcîuu ; il in- larda pas à y être surnommé Havachol, n^ qui le flatta beau- coup. Il réussit à se faire une réputation enviée d'em- ployé très indépendant, chaud do la tête, mal noté et même persécuté à cause de ses opinions. Il adopta un langage désinvolte et des allures d'un c>^li8me élégant qui lui permirent de ne plus dissimuler sous un banal gilet ses chemises de flanelle riche mauves ou roses. 11 donna la liberté à ses cheveux et laissa pousser toute sa barbe qui était fort belle et qu'il soigna.

Sincère, ignorant et verbeux, il prenait souvent des clans d'apôtre.

A plusieurs reprises, pendant des congés, il tenta de convertir l'abbé ; l'effet fut nul. Ce jour même, avant le départ de Lucien pour le Pâtis, les deux frères avaient eu une discussion en déjeunant. Lucien, qui lisait à haute voix un article sur le socialisme chré- liim, s'était soudain arrêté en voyant l'indifférence d< son frère, uniquement occupé à savoiu'cr un œuf mollet.

Dis donc ! c'est pour toi que je lis ; c'est un abbf (jui signe ces lignes ; tu pourrais peut-être écouter !

Un abbé ! Que dis-tu là, mon pau\Te Lucienfer? Mange donc !

Lucien avait jeté le journal et s'était mis à éplucher une tranche de melon en murmurant :

Non, il n'y a rien à faire de ce côté-là ; l'auteur se trompe: rien daiis les veines, ces prêtres, rien dans le cœur ! Pas d'amour, pas de charité, pas de foi même, pas de foi 1 N'est-ce pas que tu n'as rien là, marchand d'hosties?

LA CRÈVE ! 137

Tiens-toi donc tranquille ! lu vas te faire mal. Ce que j'ai là? Hé, hé! j'ai de la soupe à l'oignon et un œuf frais.

Alors Lucien s'était levé :

Tu es une brute ! Au revoir !

Et il était parti dans la direction du Pâtis, furieux contre son frère. Il avait honte de trouver chez son aîné cette apathie d'ecclésiastique bedonnant. Pas de méchanceté, certes, chez l'abbé, mais que d'égoïsme inconscient !

Peu à peu, cependant, Lucien se calma. Il coupa une badine de noisetier qu'il se mit à peler en mar- chant ; il mâcha des bouts d'écorce amère. Il venait des champs une odeur chaude de terre remuée ; l'herbe de l'accotement était verte et fine : des feuilles jaune tendre pleuvaient ; le soleil faisait papilloter des micas sur le petit sentier des piétons en marge de la route.

De gros sabots avaient laissé des traces profondes de clous dans la poussière ; Lucien considéra, à côté, la trace de ses fines semelles ; il s'amusa à timbrer le sentier d'un talon léger quoique précis.

A l'orée d'un pré de regain, devant une barrière à demi effondrée mais armée d'épines noires, il y avait un carré de terre piétinée. Des bêtes s'étaient ennuyées ; elles avaient été agitées de désirs impossibles de- vant cette haie perfide. Quatre énormes bouses sy- métriques,- nettes, sans bavures, encore fraîches et luisantes, semblables avec leurs bords hauts et leurs vagues figées à de gros échaudés brûlés, cuisaient dou- cement sous le soleil blanc de cette matinée d'automne.

138 LES CnBUX-DE-MAISONS

Lucien, pensant à la diillculté des occlusions correcteB, admira lc9 quatre sceaux ; il admlfa aussi ici bêtes pour cette réussite aisée. Puis il se mit à rire tout bas en comparant ce carré de terre si parfaitement cacheté à une enveloppe familière qui l'avait souvent intrigué, tant par ses quatre inimitables ronds de cire, que par le nom étrange qu'une main, sans doute volontairement lourde, étalait au dos: Porfirio (Poste Restante).

Une petite soubrette venait deux fois pal* semaine au guichet pour retirer une lettre semblable. D'ailleurs, un avait vite su les choses au bureau ; Porfirio était une bourgeoise considérable tourmentée de vices in- croyables. Lucien avait triomphé en apprenant ces turpitudes compliquées de patricienne.

En vérité, la comparaison s'imposait entre les quatre inimitables ronds de cire et les quatre disques massifs, si nets, tombés des vaches. Lucien joua sur ces der- niers mots, puis il songea qu'il insultait les bêtes et cracha de dégoût.

En sa pensée, il hissa l'Humble sur un piédestal d»' claires vertus.

Le bruit d'une voitme grossissait derrière lui ; il bc retourna, et reconnaissant le fringant attelage de M. Magiion, le propriétaire du Pâtis, il se redressa en fronçant ses noirs sourcils ; ce rentier-là n'était point son homme 1

M. Magnon habitait, non loin du bourg, u«e sorte de Yilla tarabiscotée et prétentieuse ;doué de quinze mille francs de revenu, il y vivait pourtant chichementj à la manière d'un cloporte dans une bonbonnière. Lucien

LA CRÈVE ! 139

avait connu les deux fils au collègej leur canererie jamais égalée avait fini par toucher les professeurs. Revenus au pays, leur temps d'études terminé, ils avaient chassé et bu, le plus souvent seuls, car ils avaient trop de champs au soleil pour trinquer avec des fils de fermiers. Même ils ne s'étaient plus sou- venus du petit Chauvin qui travaillait pour vivre ; aussi celui-ci les ârrangeait-il de belle façon chaque fois qu'il en trouvait l'occasion.

En les reconnaissant dans cette belle voiture, il songea rapidement :

Saluerai-je? Ils vont au Pâtis, sans doute ; si je suis insolent, cela retombera sur mon pauvre oncle... d'autre part, ce sont de simples animaux.

Mais le cheval, venant à longues foulées, fut sur Lucien avant qu'il eût rien décidé. Il aperçut, du même coup d'œil, les jambes sèches du demi-sang, le cuivre des harnais, les fusils, les chiens et trois faces pou- pines sur des corps boudinés dans des costumes de chasse.

L'aîné des fils, qui conduisait, cria :

Tiens ! Chauvin, le commis ; bonjour, commis ! Lucien leva machinalement la main pour rendre le

salut, mais au même instant, l'autre moitié bra- vade cavalière, moitié désir naïf de bruit enveloppa le cheval d'un large coup de fouet. La lanière de cuii* sifTla devant Lucien qui eut un sursaut de bête om- brageuse. Trois rires partirent de la voiture, pendant que le cheval prenait le galop et que, par derrière, le socialisme du commis se faisait terriblement agressif sous l'appoint de l'amour-propre blessé.

l'iO IKS onKT X-r)E-MAI80NS

Lucien continuQ sa route nerveusement ; des phrases grondèrent en lui. Il lui était arrivé, en rêve, de prê- cher ramour à dos foules attendries ; bien des fois, il s'était mis ù la place do l'abhé, son frère ; il s'était vu dans une chaire très haute, d'où sa parole coulait douce comme le miel, et c'était la bonne anarchie, le» mains fraternelles, la bonté d'un âge merveilleux res- suscitée à la voix de l'aède. Mais, cette fois, il s'entendit crier d'une voix vengeresse, flageller des vampires, appeler à la révolte une bande de Jacques aux yeux de feu.

Sus aux rapaces ! Sus ! Sus ! les Jacques. Brusquement, ayant posé le pied à faux dans une

rigole, il eut le ventre secoué et se mordit la langue ; réveillé, il jura en se remettant d'aplomb :

Bon sang 1 que je suis donc bête ! Idiot, va ! Puis il regarda vite autour de lui : personne ne

l'avait vu. Pourtant, en haut de la montée, il aperçut justement sa cousine Henriette qui, chargée d'un pa- nier de pommes de terre, sortait d'un champ. Il l'appela, la rejoignit et l'embrassa.

Alors, fit-elle, comme ça, tu viens chez nous, Lucien?

Oui, mais dis-moi, les Magnon y sont-ils encore?

Qui? les maîtres? Ils n'ont point musé; ils sont à la chasse pour toute la matinée.

Puisqu'ils sont partis, allons-y ! Tu comprends, cousine, ce sont des étourneaux qui ne me reviennent pas.

Chut ! fit la fille ; ils doivent chasser par ; j'ai vu les chiens tout à l'heure.

LA CRÈVE ! 141

* * *

A midi, quand les hommes revinrent des champs, Lucien mangea avec eux. Lucien s'assit entre Séverin et le dernier des Chauvin, Florentin, un jeune de vingt ans, blond et court avec des mains énormes. Il se sentit fier de les tutoyer tous, et surtout d'être tutoyé par eux ; il s'appliqua à oublier ses gestes menus d'homme bien élevé et il imita leur pose simple. L'heure du repas étant aussi leur temps de repos, ils mangeaient lentement, la tête basse, accotés solidement des deux coudes ; leur main droite bougeait à peine pour remuer la cuiller de fer chargée de gros copeaux de croûtes. Ils parlaient peu, à l'exception de Florentin, qui ra- contait une histoire de régiment marquée par son frère sur sa dernière lettre. Les deux filles mangeaient debout près de la cheminée.

Elles voulurent mettre des assiettes pour le fricot en l'honneur de Lucien ; mais il se fâcha, fit mine de se lever de table. Il n'était pas venu pour donner de la peine, il voulait manger comme les autres, sans cérémonie. Se coupant un quignon de pain, il trempa la première bouchée dans le plat de fressure qu'Hen- riette venait d'apporter.

L'année d'avant, le soldat, prenant un congé d'un mois, avait voulu faire prendre aux siens l'habitude de garder les assiettes après la soupe ; le père, qui n'était cependant pas pour les choses nouvelles, avait consenti ; mais, à l'usage, on s'était aperçu que le fricot se tenait moins chaud, et surtout lilail plus vite ;

143 I.KS CRECX-DK MAISONS

on ùtait donc revenu à l'ancienne mode : on m ;i,u;'i'il au même plat et on buvait Peau claire au môme pot de fer émaillé, sur lequel gambadaient des vaches bleues. Pourtant, ce jour-là. Chauvin ayant tiré une pichetée à la barpique, les filles donnèrent des verres ; car on respecte le vin chez les gens qui n'en boivent pas journellement.

Dans la pièce la plus propre, dans la chambre aux fdles, les maîtros mangeaient aussi ; on entendait Icujs rires et le bruit dos verres ; ils avaient apporté do la viande froide que la Chauvine faisait réchauffer et ser- vait. Les chiens ayant fait le tour dos bâtiments étaient venus trouver les gens de la maison ; un épagneul pé- nétra dans la laiterie et se mit à laper le lait d'une terrine. Henriette s'élança :

Sous I sous I chenaille I

Comme la bête ne s'éloignait pas, elle dut la re- pousser doucement, sans frapper, de peur d'un aboie- ment qui aurait déplu aux maîtres.

Quand les chasseurs et leurs chiens furent partis, ce fut un soulagement ; les langues se délièrent. Lucien craignait de compromettre son oncle en parlant libre- ment devant les deux valets nouveaux qu'il ne con- naissait guère ; mais Florentin fut le premier à se plaindre des Magnon qui avaient fait trois grandis brèches à la même haie dans la matinée.

^- Chaque fois qu'Us viennent chqz nous, dit-il, c'e|t la même chose. Il faut passer une demi-journée à réparer le dommage, et quelle récùmpense avgns- nous? Trois cents francs d'augmentation è chaque bail.

1,*^ CRÈVE ! 143

II les montra toujours au guet, ne ratant aucune oecasion de rafler l'argent de leurs fermiers.

-r- Ce n'est pas la peine de nous tuer, dit-il, puisque rien ne nous reste ; si l'on fait une bonne récolte, si en se privant de sommeil, de nourriture et de tout, on arrive à mettre quelques sous de côté, crac I ils eur chérissent les terres; ça ne manque jamais. Quand l'année est mauvaise, il n'est pas question de dimi- nuer, par exemple, ni même d'attendre. Vous rappelez- vous comme ils ont fait vendre les meubles de Morine du Moulin-Virette, une pauvre veuve qui leur devait bien peut-être cinq cents francs, et qui était allée se jeter à genoux devant eux pour demander une autre année de crédit?

Le jeune gars eut une lueur de colère dans ses yeux placides.

On les connaît, les Magnon, les Duroc, tous ces gros riches, n'est-ce pas, Lucien?

Oui donc 1 on les connaît, les Duroc, les Magnon, tous les autres fainéants : de la vermine attachée à la chair des pauvres gens.

Les valets se mirent à rire, mais le vieux, prudent, hocha la tête, à demi scandalisé.

Faut jamais trop parler, mon gara ; ça peut porter tort... Les choses ont été faites comme elles sont, ce n'est pas nous qui les changerons.

Peut-être 1 Mais je dis que ces gens-là sont ter- ribles, car chacun d'eux, au lieu do manger comme un de ceux qui produisent, mange comme dix, comme cent, comme mille. Ce sont des coucous qui, pour pondre un œuf clair, saccagent tous les nids d'une futaie.

\^l^ II. s i ilKI \-l) KM AISONS

C'est ça ! dit Séverin. Tu as raison tout de mémo.

Bah ! bah 1 fit lo vieux, faut être juste ; &i nous faisons venir le froment, eux nous donnent les terres. Que ferions-nous s'ils ne voulaient pas nous les affer- mer? Elles sont à eux, pourtant; ils sont bien librrs ; s'ils voulaient, hein?

Le jeune homme, que la contradiction comm»jui;uit à animer, reprit :

Voyons, vous n'y pensez pas, mon oncle ! Sup- posez que tous ces beaux messiem's qui grugent les paysans disent un jour : « Nous ne voulons plus affer- mer nos terres ; nous en cultiverons un petit carré pour nous ; le reste servira à élever des sauterelles et des lézards ! » Supposez cela, vous ne voyez pas ce qui arriverait? Après tout, continua Lucien, la voix sou- dain grave, cette chance serait merveilleuse ; quel rêve ! Ce serait le grand nettoyage ; le souille immense venu des champs balayerait les graines d'ivraie ! N'est-ce pas, les gars? Nous verrions l'irrésistible Jevée des silencieux et des sacrifiés : ce serait le grand effort des bras durs tendus pour la révolte 1

Les derniers mots passèrent avec une allui'e de mystère dans la vieille chambre toute pleine de paix résignée. Les gars s'étaient arrêtés de manger ; sans bien comprendre, Us avaient senti le frémissement passionné de la voix, et ils se taisaient, étonnés.

Chauvin, pourtant, éleva sa voix découragée :

(^ue veux-tu ! C'est peut-être vrai, ce que tu dis ; moi, je ne lis point dans les livres ces choses sont marquées ; je ne sais point ; c'est du cassement de tête pour rien, c'est tout ce que je peux dire.

LA CRÈVE ! 145

Pour rien? Qui seiit?

A son tour, Florentin, qui avait fini son repas et qui se carrait, solide, auprès de Lucien, haussa les épaules et dit, sensé comme un homme d'âge :

Oh ! oui, pour rien ! Il n'y a rien à faire, mon pauvre Lucien ; les petits sont les petits, et ça n'a pas l'air de changer. Si nous quittions le Pâtis, sais-tu combien il y aurait de fous pour courir chez les Ma- gnon mettre des enchères? Dix ou quinze ! Oui, quinze, peut-être ! Gomment veux-tu que les fermes dimi- nuent? Pour s'en tirer aujourd'hui, il faut s'en aller au diable, dans le Bas-Pays, dans les Charentes...

II avait dit ces mots en manière de moquerie, cai* il n'y croyait guère, le gars, aux fables qui couraient sur les gens quittant le Bocage. Pourtant chaque année, ils partaient nombreux, ces misérables qui ne pouvaient plus vivre au pays et que tentait la douceur des plaines lointaines ; sans un sou yaillant, ils trou- vaient quand même, là-bas, des métairies toutes prêtes qui attendaient des bras, et ceux qui se mettaient bravement à remuer la terre mince des anciens vi- gnobles vivotaient. Ils attiraient à eux des cousins besogneux, d'anciens voisins, des valets à grande fa- mille ; à chaque Saint-Michel, cinq ou six creux-de- maisons de la commune vidaient leur misère pullu- lante. Des familles se réunissaient pour partir ; cela faisait comme de petites tribus il y avait bien quelques têtes hasai'deuses, quelques paresseux aussi, mais il y avait surLout des vaillants, heureux d'avoir enlin de la place pour travailler, des jeunes plein;^ d'espoirs fous et encore. des grand'mères qui n'avaieiiL

10

146 LES CREItX-DE-M VISONS

jamais quitté leur paroisse, de» anciens qui ne revien- draient pas. Ceux-ci laissaient tout leur cœur au pays et partaient navrés.

Et l'on disait depuis quelque temps que cortain» de ces émigi'ants avaient prospéré : des valets ga- gnaient des prix étonnants, d'anciens va-nu-piode rou- laient en voiture.

Des contes, tout cela, sans doute. Le père Chauvin ne faisait qu'en rire. En entendant parler son pars, il secoua la tête :

Arrive que pourra, je reste ici ; notre pays vaut les autres.

Sans doute, reprit Lucien, mais vous avez tort de vous moquer de ceux qui sont partis ; ils vous ont sauvé la vie, car il y avait trop de bras par ici. J'y suis allé l'an dernier, dans les Gharentes ; j'ai vu les gens de chez nous aux foires de Saint-Jean, d'Aulnay, de Matha ; eh bien ! il y en a qui ont réussi. On raconte sans doute des fables là-dessus, mais il est tout de même sûr qu'ils n'ont rien perdu, puisqu'ils sont partis presque tous sans le sou... et encore une fois on en voit de cossus qui marient leurs ûlles aux gars de là- bas. Et c'est vrai aussi que, dans oes pays, on tra- vaille moins qu'ici et qu'on boit du vin dans lus mé- tairies.

Ta ta ta ! des menteries...

Mais non ! comprenez bien ! Là-bas, ils n'ont pas de gi-andes familles, on dirait qu'ils ne savent plus faire d'enfants...

-— Va leur montrer le truc. Se vérin ! interrompit le second valet, qui n'avait encore rien dit.

LA CRÈVE ! 147

Pas d'enfants ; quand il y en a un, il est curé, gendarme, cantonnier, que sais-je ! Pas de bras pour la terre ; alors on en fait venir d'ailleurs ; c'est simple ! Dans cinquante ans, il n'y aura plus que des Ven- déens en Charente, si toutefois les Vendéens, eux aussi, ne perdent pas le truc, comme tu dis, Carijaud.

Le rire de toute la tablée ne flatta pas Lucien : il aimait qu'on appréciât la gravité de ses paroles. Il reprit, sérieux :

Je vous disais que les Charentais travaillent moins que vous, cela se comprend : manquant de bras, ils ont acheté des machines ; personne ne fauche, per- sonne ne se sert d'une faucille ; la moisson est deux fois moins fatigante. Vous y viendrez aussi, d'aillem^s ; il y a déjà quelques faucheuses, par ici ; dans dix ans, tout le monde s'en servira.

Penh ! ça fera du travail propre ! dit Séverin ; parlez-moi d'un bon ferrement et d'une faucille bien emmanchée 1 qu'elles restent elles sont, leurs ma- chines ! C'est bon pour les fainéants. Il ne manque vraiment que cela pour que les valets ne trouvent plus à gagner leur vie !

Lucien considéra cet homme maigre dont il connais- sait la vie terrible aux Pelleteries, avec les quatre petits, le cinquième tout proche et la femme au lit ; et il lui sembla personnifier la misère silencieuse, cet homme en habits terreux dont le pantalon s'eiïilochait aux chevilles.

Il répondit, vibrant cette fois d'une émotion sin- cère :

Oui, c'est bien cela ! Vous aussi, humbles des

148 LES CHEr X-Df-M AlSOÎfS

chuiiips, vous v(iU8 dressez devant les machines; cela s^est produit vu plus grand dans les villes ; vous aussi vous nvoz pour de ces nouveautés qui vous soulage- raient cependant, qui finiront bien par vous soulager, malgré vous ! Et pourtant vous avez raison en appa- rence... Oui. c'est curieux... La sécheresse, la grêle, la guerre, la peste, toutes les calamités, tous les désastres retombent toujours sur les petits, et, d'autre part, chaque progrès, on enrichissant les gros, commence aussi par affamer un peu plus les autres... Et vous venez dire tranquillement : « Les choses sont ainsi, nous ne les changerons pas ! » Ah I elles sont jolies, les choses, vous ne trouvez pas, mon oncle? Le fermier aplati devant le propriétaire, le Fermier si bien rançonné par en haut qu'il est incapable de payer honnêtement ses domes- tiques...

Ça c'est vrai, dit Chauvin ; je ne trouve pas que les valets gagnent trop ; mais je ne peux pas donner davantaGfe aux miens.

Nf'îis sommes d'accord ; vous ne pouvez pas. Eh bien ! c'est honteux I J'ai honte, moi, quand on me dit ([u'im homme en pleine force trime de quinze à dix-sept heures par jour pour gagner la soupe et vingt sous ! Vingt sous pour faire vivre cinq, six, dix enfants ! Nous parlions des Charentais, tout à l'heure, mais les plus pauvres d'entre eux ne sont jamais aussi malheureux que les cherche-pain d'ici ! On leur vient en aide, on ne voit point leurs enfants mendier. Chez nous, on ne peut pas soulager tout le monde, il y a trop de misèro, trt)p d'enfants, trop de maisons creuses. Alors, lo pér(> qii a une demi-douzaine de petits affa-

LA CRÈVE ! 149

mes à nourrir, travaille plus fort ; il travaille comme quatre, et il gagne vingt sous par jour 1 Jamais il ne gagnera davantage, car s'il gagnait plus de vingt sous, M. Duroc et M. Magnon et M. Lampin ne pour- raient pas vivre... Vingt sous ! Quelle honte I et quelle misère pour quelques-uns !...

Lucien se tut. Les autres ayant tous fini de manger le regardaient, remués par ces pai'oles qui n'avaient jamais été dites autour de la table épaisse s'étaient accoudés, depuis des années, tous les laboureurs du Pâtis. Séverin songeait à Delphine qui, depuis huit jours, ne pouvait plus guère bouger, à Delphine, brisée de corps et d'âme, au cinquième malheureux qui allait naître, à Louise, au bissac de toile. Quelque chose, à la gorge, le serrait à l'étrangler. Trop fier pour se plaindre, il aurait cependant voulu parler, crier sa colère pour se soulager un peu.

Alors, se souvenant de son langage de soldat devant ce monsieur qui parlait si couramment à la mode, ne li'ouvant pas d'ailleurs dans la langue paisible des villages les mots durs de révolte et de violence, il dit, soudain redressé, rouge de sa hardiesse, il dit comme autrefois dans la garnison lointaine, quand il appor- tait les gamelles au corps de garde :

La crève ! C'est la crève ! n. de D... 1

Mais ce n'était plus le beau clairon aux joues pleines et à la poitrine sonore, criant pour dominer le boucan de joyeux sans-souci.

Dès que s'éteignit la voix âpre, il y eut un silence respectueux.

Florentin maniait son couteau, la Lètc basse ; Lu-

150 I.ES CREUX-DE-MAISONS

cien regardait la cheminée un Christ noir se tordajL, pitoyable, entre deux chandeliers de cuivre et deux pile» images de saintes ; la vieille Chauvine, les yeux brillants, se tourna vers la fenôtre.

Séverin s'étant levé, les deux autres valets iraitérent leur va-devant. Et à nouveau, comme ils poussaient leur tabouret sous la table, le crucifix de bois et les jolies saintes, les rameaux do buis cL les portraits effacés, les meubles usés, les pierres flétries, toutes les choses paisibles qui avaient vieilli là, dans la quié- tude égale des jours de labeur, s'effarouchèrent du même blasphème et des mêmes mots étrangers :

La crève ! n. de D... 1 La crève, alors !

CHAPITRE VI

BAVEILLE

Delphine accoucha au commencement d'octobre d'une fille qui reçut le nom de Marthe. Bien qu'elle eût été malade pendant les derniers mois de la grossesse, la mère se releva vite et heureusement, le lait liii vint. Encore une fois on pourrait passer l'hiver sans envoyer les enfants mendier ; Louise, qui avait six ans et demi, alla donc à l'école.

Pourtant, il fallut acheter du bois à crédit ; Séverin s'adressa à son patron, qui lui procura deux bonnes cordes de châtaignier ; on s'arrangerait pour le prix à la Toussaint de l'année suivante.

Vers la fin de l'année, Georgette tomba malade ; im matin, sa mère la trouva toute pâle et toussant d'une toux sèche qui la faisait crier ; le lendemain, elle eut une forte fièvre, Delphine, effrayée, arrêta le médecin au passage et le fit entrer. La petite avait une bronchite ; elle n'était pas en danger, mais une fois la fièvre tombée, il faudrait beaucoup de soins, des vête- ments chauds, une nourriture fortifiante, de la viande, des œufs, du lait, du chocolat. Les soins furent donnés, les vêtements confectionnés tant bien que mal avec de vieux tricots dont les parents su privèrent, mais la

152 I ES CRKlTX-n K-MAISONS

vjaii(i(\ les œufs, le rhocolat !... Ia'H Ch;juvin et les Pitaud envoyèrent bien quelques litres de lait, mais cela n'alla pas loin. La petite continua à tousser ; elle, naguère si rose et si joufflue, devint maigre avec de petites veines bleues courant sous sa peau trop fine.

Un matin, la fièvre reprit encore, et Delphine dut recoucher l'enfant. On était en mars ; c'était une journée froide et assombrie de brume. Scverin, dès l'aube, avait rejoint à Coutigny les conscrits de l'année qui l'avaient choisi pour les conduire au tirage. Il ne reviendrait sans doute que fort tard.

Delphine s'inquiétait à cause de la petite. Elle lui fit une tasse de tilleul, et l'enfant s'endormit d'un sommeil agité. Comme Marthe criait, Delphine profita de cette minute de répit pour la changer de langes et la faire téter.

A ce moment, un pas lourd s'arrêta devant la porte, puis un homme entra. C'était l'épicier Baveille, qu'on appelait encore Béguassard, parce qu'il bégayait un peu, dans la discussion surtout. Baveille était un gros homme de cinquante-cinq ans à la babine pendante et aux yeux noirs cachés sous d'épais sourcils. Il « fai- sait » les villages avec sa voiture cahotante et son cheval maigre. En môme temps qu'il vendait du sucre et de la chandelle, il « chinait » les œufs, la guenille, la fer- raille, les peaux de lapin. Il était d'une avarice sor- dide ; on le disait riche.

Delphine le vit entrer avec inquiétude, car elle lui devait" une douzaine de francs ; depuis quelques se- maines, il ne voulait plus rien donner à crédit.

Cela va être encore des menaces, pensa-t-elle.

BAVEILLE 153

Pourtant, elle se rassura ; Baveille avait l'air gai.

! ! la belle I fit-il, on garde la maison pen- dant que le mari s'amuse comme un jeune gars. J'ai vu les conscrits comme ils partaient ; ils ne se font pas de bile, je t'en réponds 1 Ça sera beau, ce soir.

Si vous croyez que c'est pour son agrément que Séverin promène ces drôles, vous vous trompez, Ba- veille. Seulement, cela lui fait une bonne journée, bien qu'il prenne moins cher que les autres clairons du pays.

Entendu 1 Moi aussi, je voudrais faire une bonne journée. Dis donc, cet héritage est-il venu? Allons, paye-moi tout de suite, et je te laisserai d'autres mar- chandises. Dépêche-toi, je suis pressé, ce matin.

En disant ces mots, il s'assit pourtant. Delphine répondit tristement en refermant son cor- sage, car la petite dormait :

Vous savez bien que je ne peux pa'", Baveille ; vous ne perdrez rien, soyez tranquille. Tenez, la semaine prochaine, je vous donnerai ce que Séverin rapportera ce soir.

L'épicier, secouant la tête d'un air incrédule, elle poursuivit, suppliant presque :

Mais, SI 1 vous pouvez me croire ; vous ne per- drez rien, encore une fois... Vous devriez tout de môme me laisser quelque chose en passant ; ma pelite Geor- gctte est encore malade ; il lui faut do la bonne nour- riture, et je ne p eux pas lui en donner ; on est malheu- reux, allez !

J a ta ta! je Siiis habitué à ces histoires. Je serai payé à Noël si le coucou chante... A moins,

154 LES CREtJX-DE-MAISONS

continua-L-iJ avec un nre sourd, à moins que jp ne me contente d'une autre monnaie... d'une monnaie dont on n'est pas chiche quand on est belle et dé- gourdie...

Taisez-vous, Bavcilic, répondit Delphine, trop malheureuse pour se fâcher, vous avez bien de la chance, vous, d'avoir toujours le cœur à rire 1

L'enfant était tout à fait endormie, elle se leva pour la coucher dans son berceau qui était près du lit de Georgette. Comme elle chantonnait en la bor- dant, elle sentit l'homme derrière elle ; il s'était ap- proché doucement et regardait la petite malade.

C'est vrai que ce n'est pas bien gros, ça pauvre ! petite mine, ma foi I II ne faudrait pas un grand coup...

Il y eut un silence ; Delphine s'était arrêtée de chanter. Tout à coup elle fut serrée près du berceau : Baveille, penché sur son épaule, murmurait :

II y aurait un moyen si tu étais sage... ! hv 1 dis donc... on pourrait s'arranger.

Prestement, elle s'esquiva, point trop fâchée encore, croyant à une plaisanterie de lourdaud.

Tâchez de i-ester tranqulile, vieux malhon- nête !

Alors, lui, tirant de dessous sa blouse une tablette: de chocolat, un petit sac de café et du sucre, posa le tout sur la table I

Titns, la... belle I tît-il... quand on est jo... jo... lie, on s'arrange ; et il y en aura d'au... d'au... d'autres... Je ne suis p... p... pas méchant, moi, j'ai pitié d... d... des pauvres gens qui ont d... d... d... dt^s drôles malades.

BAVEILLE 155

Rouge, la bouche tordue de bégaiements, il s'avança les mains écartées, mais Delphine, soudain révoltée, se dressa, frémissante :

Ah 1 c'est pour ça ! Parce qu'on est malheureuse, vous croyez que ça peut réussir ! Eh bien, venez-y, sale vieux !

Et comme une main velue l'agrippait à la taille, elle frappa de toutes ses forces, égratignant, visant les yeux. Baveille recula ricanant.

Oh ! oh ! la m... m... méchante !

Allez-vous-en, sale vieux ! sale vieux !

T... t... tu vois ce que t... t... tu perds ! fit-il en montrant son chocolat et son café, ta petite en a be... be... soin pourtant !

Je m'en moque ; allez-vous-en, vieille saleté !

C'est bon ; alors, d... d... de l'argent, tout de suite.

Il ajouta tout bas, menaçant, la bouche baveuse :

Tu y p... p... passeras ou je fais t... t.., tout vendre, ma petite ga... ga...

Il n'eut pas le temps d'achever : elle se précipita sur la table, rafla la marchandise et des deux mains, à toute volée, elle lui envoya le paquet sur la figure. La tablette do chocolat se brisa avec un bruit mat ; des morceaux de sucre crevèrent le papier.

Blanche comme une morte, les yeux fous, elle poussa l'homme vers la porte ; puis se retournant brusque- ment, elle rassembla d'un coup de balai, sucre et cho- colat et, d'un autre coup sec, au seuil, fit tout sauter sur le chemin, dans la boue.

Va-t'en, sale vieux, et remporte tes drogues.

156 I,ES < HKI \ - |) K- M \ISCIM9

L «;picif r, ayant viviinciit ramassé sa mjirchaiidisc souillée, fila. Alors Delphine, B'agnnouillant sur une chaise près du lit, saisit les mains de Georgctto et elle pleura tant sur les pauvres menottes brûlantes que l'enfant se réveilla.

Séverin ne rentra qu'après la nuit tombée. Il avait hésité avant d'aller conduire les conscrits : il se trou- vait un peu vieux déjà pour être au milieu de cette jeunesse et puis il ne se rappelait plus bien les son- neries. Pourtant, comme l'occasion de gagner dix francs ne se présente pas souvent pour un vaJet de ferme, il s'était décidé.

La journée fut fatigante, pleine de cris, de chan- sons, de ululements. Séverin joua consciencieuse- ment en passant dans les villages ; les conscrits, reconnaissants, payèrent à boire au chef-lieu de canton. Après le tirage, ils se battirent un peu avec leurs camarades d'une commune voisine ; Séverin, cependant, finit par les rassembler tous et les ramener. Le soir, sur la place du bourg, ils firent grand tapage, s'arrc- tant de chanter pour boire et de boire pour chanter ; enfin, à la nuit, ils entrèrent à l'auberge pour achever de se soûler.

Séverin ayant parlé de partir à ce moment-là, ils exigèrent qu'il restât jusqu'à la fin. Lui, d'ailleurs, voyant qu'il ne comptait pas pour le paiement des écots, ne se fit pas trop prier. Il s'installa résolument à boire, mais comme il n'était plus habitué au vin, il se trouva gris un des premiers.

BAVEII.LE 157

Il commença à sonner sans y être invité ; sa son- nerie, hésitante d'abord, devint plus nette ; il retrouva son ancienne manière, et le geste aussi, le brusque décollement de l'embouchure, le lancé énergique de l'avant-bras. Il engagea vivement les conscrits à entrer dans la clique, une fois qu'ils seraient là-bas, mais dans la vraie clique, celle des clairons dans la clique des tambours, on n'arrivait à rien, témoin Micot, un petit Breton qui avait été trois ans élève tapin. Il leur parla aussi du grand tambour-major ; il conta des tours, des histoires étonnantes que les conscrits firent d'abord semblant de comprendre, puis qu'ils n'écoutèrent plus. Alors Séverin en retint deux dans un coin de l'auberge et leur enseigna le gai'de-à-vous et les premiers principes comme au temps où, clairon en pied, il remplaçait le caporal à l'instruction. Enfin, malgré l'aubergiste, il sonna sans interruption ; vingt fois le couvre-feu mourut dans la petite salle : les vitres tremblaient sous la gi-êle des notes précipitées.

Quand, vers dix heures, il eut quitté l'auberge, il sonna encore pour son plaisir ; seul sur la route il lança des airs incohérents qui se perdirent dans la nuit froide. Un vent aigre accourait^ du nord-ouest entre les têtards ébranchés ; il tomba une averse de neige mal fondue ; cela calma un peu Séverin. Cepen- dant, il n'était pas encore solide en arrivant aux Pelleteries. Delphine qui vint lui ouvrir, en chemise, l'aperçut ruisseiaiit et titubant ; elle se dépêcha de prendre un jupon et d'uUuinor la chandullc.

-C'est ça! lit-il, allume un pou, qu'on vniol

If)^ I.KS nRElîX-DE M MSONS

Elle l'interrompit.

Tais-loi, leê enfants dorment, pas de bruit ! Puis elle ajouta en lo regardant :

Eh bien, tu C6 joli !

Ça ne m'a rien coûté, cria-t-il, pas un sou ! la clique boit k l'œil, toujours! Et je leur ai poussé la dix-septième... comme ça, tiens, écoute...

Ello se précipita et lui enleva lo rlairon.

Veux-tu te taire? tu es fou! rour-hc-toi vifo... Gcorgette a été malade, tu sais !

Hein ! Goorgette ! Elle est guérie, Georgette ! Non ; elle a eu la fièvre encore aujourd'hui ; elle

va mieux ce soir, elle dort ; couche-toi sans faire de bruit.

Elle lui enleva son chapeau, sa cravate et débou- tonna sa blouse ; il la laissait faire, docile.

Prends garde, fit-elJe, en le poussant au lit, Louise est avec nous ce soir ; elle aurait gêné Geor- gette dans l'autre lit. Passe au fond si tu peux ; moi je coucherai de ce côté, ça sera plus commode si je dois me lever pour la petite.

Il se mit à rire.

Ah I mais non I mai» non par exemple 1 ce n'est pas ça.

Et doucement,, avec des précautions exagérées d'ivrogne, il entreprît de pousser Louise vers la ruelle.

Delphine cependant grondait en rangeant les bardes mouillées.

est-il passé, mon Dieu ! est-il passé pour s'être crotté ainsi ! Comme si on n'avait pas assez de

BA.VEILLE 159

tourment ! Oui, tu as du cœur, tu sais, de t'amuser quand les autres sont dans la tristesse et les embê- tements de toutes sortes.

Elle parlait tout bas pour ne pas réveiller les enfants et aussi par lassitude, cai* sa colère de la matinée l'avait brisée. Elle leva la tête et vit Séverin qui l'attendait. Il avait une mine si repentante, si piteuse, qu'elle ne put s'empêcher de sourire. Malgré tout, elle ne lui en voulait guère ; n'avait-il pas eu raison de boire? Il avait été heureux pendant une heure ou deux ; il l'était encore, il oubliait tout ; peut-être revivait-il une minute folle de leur temps d'amour...

Charitable, elle se tut ; elle se déshabilla ; puis, sans répugnance malgré l'odeur du vin, elle se coula au lit et s'abandonna, heureuse au fond de cette ten- dresse jamais démentie qui la vengeait de sa misère.

Dans la ruelle, sans qu'ils y eussent pris garde, Louise s'était réveillée ; elle crut peut-être qu'ils se battaient... Quand, deux heures plus tard, Delphine alluma la chandelle pour aller voir Georgette qui tous- sait, elle aperçut son aînée collée à la muraille, recro- quevillée et tremblante avec des yeux hagards.

CHAPITRE VII

LA CHEVRE

Cette année-là fut encore très dure pour Delphint^ Pâtureau. Elle devait un peu partout et le gage d<' Séverin avait été entamé dès l'entrée de l'hiver. Elle ne pouvait d'ailleurs pas travailler poui- les autres avec une petite au maillot, une autre souffrante et deux garçons de quatre ans, fort espiègles.

Cependant, à Pâques, les bessons commencèrent à suivre Louise à l'école et leur mère fut un peu sou- lagée. Comme le bourg était à une bonne demi-lieue, les trois enfants emportaient leur pain et leur fricot pour le repas de midi. Delphine mettait dans leur panier tout ce qu'il y avait chez elle d'à peu prés mangeable ; elle trouvait moyen parfois de leur donner des œufs, un œuf et demi plutôt, les bessons devant partager celui qui était entier. Mais aux jours de disette, ce lui était une grande peine de songer que les petits déjeuneraient d'un quartier de pomme ou d'une figue.

Louise, qui s'acquittait gentiment des commissions pour les gens du bourg, attrapait de temps en temps un morceau de sucre. Celait fête alors pour elle, et ses camarades étaient jalouses ; car sous les préaux

LA CHÈVRE 161

des écoles, ils n'étaient point rares, les petits des creux-de-maisons, les enfants pouilleux et crasseux aux caboches dures, roussies de soleil. Et ces petits pauvres avaient des paniers peu garnis : un morceau de pain bis, quelques châtaignes, des noix, une crotte de fromage... D'être mis au pain sec cela les faisait bien rire. Ils étaient mal vêtus aussi. Ils emportaient, pour la forme, une vieille paire de sabots de bois, car l'inspecteur à chacun de ses passages faisait des remontrances à ceux qui étaient pieds nus. Mais au village, dans la cour, sur les chemins, les chaussures incommodes étaient abandonnées. Parfois, ils se ferraient en courant mais cela ne les retardait guère ; il n'y avait de mauvais que les vieux clous à pointe recourbée qui abondaient dans la cour de l'école ; pour ceux-là, il fallait agrandir le trou avec un couteau et le sang venait beaucoup.

Louise et ses frères allaient pieds nus, comme les plus malheureux ; au village, Georgette, dès qu'elle fut guérie, trotta aussi sans semelles ni cordons ; enfin Delphine elle-même commença, cette année-là, à ne plus porter do bas durant la belle saison ; elle n'en avait pas beaucoup de convenables et le coton lui manquait pour les raccommoder ; comme elle avait les pieds tendres, ses sabots la blessèrent d'abord, mais elle s'y fit et chez les Pâtm-eau il n'y eut plus que la petite Marthe qui n'allât pas pieds nus.

Vers la fin de l'été, les choses s'améliorèrent un peu; Delphine put travailler chez elle à de menus ouvrages ; elle tricota et ûlu ; puis elle alla eu journée dès que Marthe eut commencé à marchcu' seuii».

il

162 I.KS (RKIîX HK-MAISCNS

Louise, pendant ce temps-là, mfinquait la classe pour garder sa petite sœur.

Elle manquait encore la classe pour une autre raison. Il y avait, de temps en temps, à Cuuligny, des donnée» de pain ; Louise allait à ces données. Souvent aussi elle allait faire une ptAite tourntîe dans U-s fermes voisines ; elle ne mendiait pas encore tout à fait, elle avait ses maisons choisies. Les Chauvin, les Pitaud, les autres des Grandes-Pelleteries la voyaient arriver les jours de grande cuisine ; ils lui donnaient des couennes, un bout d'oreille de cochon, une patte, un petit pot de fressure ou même une tranche de lard frais. Quelquefois, le lendemain des batteries, ell«' rapportait des restes bien gras, des haricots noirs de beurre, des moules à la sauce, des demi-assiettées de millet au lait. Ces jours-la toute la famille vivait dans l'abondance : on ne ménageait pas le fricot, ces bonnes choses ne se conservant pas. Puis, on reve- nait aux haricots sans beurre et aux bouillies sans lait.

Les enfants avaient un peu glané au temps des moissons ; en automne ils coururent les champs pour trouver, dans les haies, des châtaignes oubliées. Les deux petites allaient ensemble et le plus souvent revenaient les poches à peu près vides ; les bessons, au contraire, ne se dérangeaient jamais pour rien ; ils rentraient joyeux et lourds, à cause des goussets trop pleins raidissant leurs petites jambes ; fiers de leur chance, ils se moquaient de Louise et de Geor- gette en jetant sur la table les châtaignes luisantes, les belles égreneiles noires à cul blanc.

LA CHÈVRE 163

Or, un dimanche matin, un fermier du Haut-Vil- lage se plaignit en passant de ce qu'on eût pillé les basses branches d'un marronnier tardif qui n'avait pas encore été gaulé ; à son idéo, les coupables étaient les drôles des Pelleteries : deux Maufrct sans doute et les Pâtureau.

Séverin appela les petits et les interrogea ; ils nièrent. Le fermier, qui d'ailleurs n'attachait aucune importance à l'affaire, avoua qu'il avait pu se tromper. Mais Séverin n'aimait pas ces contes ; bien que le crime ne fût pas absolument prouvé, les deux enfants reçurent une énergique correction. Quand ils eurent cessé de crier, leur père les emmena à un détour du Chemin- Roux poussait une grosse touffe de genêt. Là, il leur fiL couper à chacun un maître scion qu'il essaya sur leurs mollets et qu'il emporta ensuite à la maison. Puis, quand les deux branches de genêt furent placées sur la cheminée, l'une à droite du clairon, l'autre à gauche, Séverin les montra à ses quatre aînés.

Les drôles ! vous voyez ces scions verts : si je les descends, ce sera une pitié. Quand j'étais petit, j'ai été malheureux comme les pierres et votre tante Victorine aussi. Mais nous n'avons jamais pris un épi dans une gerbe ni une égrenelle devant les ramas- seurs. Eh bien I mes drôles ne le feront pas non plus I Remarquez ce que je vous dis : si j'apprends une autre fois que vous avez fait tort à quelqu'un d'une poire, d'une prune, d'une épingle, d'un grain de froment, je prends ces scions et je vous pèle les fesses 1

Les bessons étouffèrent leurs sanglots, car le père parlait d'une voix très dure. Il était bon pour eux.

16''l I ES rHEi;X-DF-MAISONS

Jamais il ne les avait battus avant ce jour ; mai» il parlait d'une voix très dure parce qu'il n'avait point failli et parce qu'il savait rhonnêteté difficile aux pauvres.

A partir de ce dimanche, les enfants ne rapportèrent plus guère de châtaignes; la saison, d'ailleurs, en passa vite ; on fut bientôt en plein hiver et la grande misère recommença encore une fois.

* «

Delphine, pendant toute la mauvaise saison, tra- vailla tant qu'elle put et se priva durement.

Elle avait son idée.

Un matin de mars, elle sortit de l'ai-moire quatre pièces de cent sous et un peu de monnaie.

Tiens, dit-elle à Séverin, j'ai ménagé cela pour avoir une chèvre.

Lui, qui croyait le tiroir vide, fut bien suroris de voir tout cet argent.

Tu ne comptais pas sur cette attrape ! reprit- elle fièrement. J'en ai tiré des quenouiUées pour gagner ces trente francs ! et l'on n'a pas pris le café tous les matins, va !

Dès la première année de leur mariage, il avait été question de cet achat, mais ils avaient reculé à cause des ennuis probables. Quand on n'a pas de terre, il est dilfK ilc d'élever des bêtes.

Séverin délestait la maraude ; il répondit sans ardeur:

Alors, tu veux, avec ça, acheter une chèvre ; ça va faire des embêtements. Les voisins sont regar-

LA CHÈVRE 166

dants ; tu as déjà de la peine à trouver assez de pâture pour tes lapins.

Bah 1 fît-elle impatientée, tu vois toujours les choses du mauvais côté. Voici le beau temps, les enfants sont déjà grands ; qui les empêchera do garder la bête le long des chemins? Elles ne manquent pas, les chèvres, dans le village : une de plus ou une de moins, il n'y paraîtra rien aux haies.

Et le toit?

Tu en bâtiras un ! les autres le font bien... Elle continua, irritée de la discussion.

Je suis fatiguée de n'avoir rien à faire manger aux petits ; des haricots et des pommes de terre, des pommes de terre et des haricots 1 Pas moyen seulement d'élever des poules ! J'en suis lasse ! Je veux faire du fromage, je veux une chèvre, et si tu ne l'achètes pas, je l'achèterai moi-même.

Il céda et, tout de suite, commença à bâtir une petite cabane derrière la maison ; le dimanche sui- vant il l'acheva et la couvrit avec des fagots de genêt. Puis, le lundi de Pâques, il y amena une chèvre toute blanche qui allait mettre bas pour la première fois. Louise fut chargée de la garder. Ce fut une grande joie pour elle les premiers jours. Elle la gardait jalou- sement, ne lâchant jamais la corde, grimpant sur le talus, descendant dans les fossés et revenant à la moindre ondée.

Georgette suivait quelquefois sa sœur, mais elle n'avait pas le droit de tenir la corde, étant trop petite. Elle s'en vengeait en cueillant des branches vertes qu'elle offrait de loin à la bête pour la tenter :

166 LES CnEl'X-nE-MAISON8

Biquette 1 Biquette 1

La chèvre tirait sur la corde et entraînait Louise ; les feuilles tendres broutées, elle se laissait ramener sur l'accotement couvert d'herbe épaisse. Mais deux minutes après :

Biquette ! Biquette !

Georgette à dix pas secouait un rameau d'épine blanche aux bourgeons à peine ouverts : une friandise I La chcATe relevait sa petite tête, bêlait de désir et délaissait encore la pâture sérieuse.

Georgette débauchait Biquette, et Louise, au retour, en faisait un beau chapelet à sa mère.

Heureusement les bessons n'étaient pas pour embrouiller les choses. L'oncle Auguste les avait emmenés aux Arrolettes pour une quinzaine de jours. Quand ils revinrent, ils savaient parfaitement lancer des pierres avec un bâton fendu et fumer des tiges poreuses de clématites ; ils savaient non moins bien jurer et chanter des chansons d'hommes.

Biquette ne les étonna pas. Ils avaient vu bien d'autres chèvTcs aux Arrolettes! et des moutons, et des vaches, et des bœufs ! Ils avaient même vu un bouc qui sentait très fort. Là-bas, Antonin, tous les soirs, menait boire les bêtes avec un grand fouet ; Constant était monté deux fois sui* la jument blanche des Bordager.

Ils étaient devenus difficiles sur la nourriture ; leur tante les avait gâtés : ils avaient bu du vin le premier dimanche et mangé du lapin. A ce sujet, Constant ne put ae retenir de faire des remontrances à sa mère.

LA CHÈVRE 167

«

Pourquoi, dit-il, pourquoi les vends-tu toujours, nos lapins, quand ils sont gros?

Je les vends pour avoir des sous.

A quoi bon des sous?

Mais pour t'acheter des hardes et du pain et du beurre ; tu le sais bien, voyons !

Moi, j'aime mieux que tu ne les vendes pas. C'est bon à manger, les lapins, si tu savais !

Oh ! ce n'est pas si bon que ça ; ça donne la colique quand on en mange beaucoup.

Pas sûr ! cria Antonin ; moi, j'en ai mangé beaucoup et je n'ai pas eu la colique. Tu en tueras un, dis, maman?

Non, non, les nôtres ne sont pas de bonne espèce ; et puis, je ne sais pas arranger les lapins.

Les deux petits écarquillèrent les yeux d'étonne- ment.

Tu ne sais pas arranger les lapins ! ce n'est pas difficile, pourtant. On leur tape sur la tête comme ça... pan ! pan ! puis on les sort de leur peau, puis on leur coupe le ventre, puis on les fricasse avec du beurre. Après ça, on les mange. Tu ne savais pas ! Eh bien !

Bah ! vous m'agacez ; allez vous amuser ! Tenez, voilà Louis VI qui passe ; allez avec lui.

Elle les poussa dehors et se mit à tailler un petit jupon qui avait appartenu à Louise, puis à Georgette, et qui allait sans doute finir autour des jambes de Marthe.

Un moment après, étant sortie, elle entendit du bruit dans le coin du jardin. Elle s'approcha, ouvrit

168 LES <.Hk,i A i»r.-MAIS0N9

la burni'if, rc^'arda, et, ayanl vu, s'arrêta not : l*"- bofsons ('•corchaient un lapin I Ils l'avaient assomm' tant bien que mal avec une pierre ; la pauvre bel- tressaillait encore. Antnnin lui tenait les pattos hautes et Constant, ayant coupé la peau des cuisses avec une vieille serpette, tirait, se cramponnait aux poils on jurant comme l'oncle Auguste.

Bon Dié de sacré bon Dié de fi de garce I vi«n- dras-tu?

A côté, les mains au dos, Louis \'I,qui avait prêt»- la serpette, regardait en reniÛant. Ce fut lui qui aperçut le premier Delphine ; sans mot dire, il décampa. Les deux autres, au contraire, attendirent de pied ferme, en balançant leur lapin ; ils étaient si fiers de leur coup que Delphine n'eut pas le courage de les battre bien fort. Et le soir, on mangea une bonne fri- cassée chez les Pâtureau ; le père lui-même, à son retour du Pâtis, dut y goûter.

Quelques jours après cette mémorable cuisine, Biquette mit au monde deux petits che\Teaux. Ou les vendit au bout d'une quinzaine pour avoir du lait tout de suite. Georgette et Louise pleurèrent beau- coup. Pour les consoler tout à fait il ne fallut rien moins que l'apparition sur la table du premier fro- mage mou. Cet événement se produisit le jour de l'Ascension hasard heureux, car l'Ascension étant la fête du laitage, Chauvine avait justement envoyé une bolée de crème.

Au repas du matin, après la soupe, Delphine ayant brassé crème et fromage, coupa à chacun dos petits une longue tartine. Ce fut un grand régal. Séverin,

LES CREUX-DE-MAISONS 169

au lieu de sortir, comme il le faisait presque toujours pendant le repas des siens, s'assit près de la table et prit Marthe sur ses genoux. Il lui fallut mordre une petite bouchée à chaque tartine.

Goûte, papa ! criait Antonin ; goûte ! c'est aussi bon que du lard !

CHAPITRE VIII

LA LETTRE d'aVIT MAUFBKT

L'année suivante, le jour de la Toussaint. Séverin vient de dénouer le coin de son mouchoir ; il vide l'argent de son gage sur la table : trente-cinq pistoles. Il n'y manque rien, cette année ; on n'a demandé aucune avance à Chauvin ; on a bien encore quelques dettes en plus du pain et du loyer, mais moins tout de même que les deux années précédentes. Trente-cinq pistoles ! Une belle poignée. Les enfants sont émer- veillés ; Delphine manie les pièces sans se presser de les serrer; ses yeux élargis ne regardent nulle part. Séverin voit bien qu'une idée lui trotte en tête.

A quoi penses-tu, Fine?

Je pense à ceux de là-bas.

Elle ramasse l'argent, puis elle prend une lettre sur la cheminée et la tend ù Louise. Louise lit couramment l'écriture ; d'ailleurs c'est peut-être la dixième fois que sa mère lui fait lire cette lettre : elle la sait presque par cœur.

Le Jaria d'Aulnay (Charente- Inférieure).

Chkbs voisins,

C'est pour vous dire que nous avons fait un bon voyage et que nous sommes contents d'être ici. Maman disait

LA LETTRE d'aVIT MAUFRET 171

qu'elle ne s'accoutumerait jamais ; maintenant elle ne vou- drait pas retourner aux Pelleteries nous étions si mal- heureux.

Notre endroit s'appelle Le Jaria ; il n'y a qu'une mé- tairie ; les voi.-ins ne nous achalenl pas. Ça'n'empêche point la maison d'être accoutumante : elle est bâtie en pierres blanches sur une butte d'où l'on voit le bourg à un petit quart de lieue. On voit même beaucoup plus loin, parce que vous saurez que le pays est plus plat que le pays de Bocage ; il y a aussi moins d'arbres.

Les gens d'ici sont aimables ; ils sont plus polis que les gens de chez nous. Papa dit qu'ils font des embarras. C'est peut-être vrai ; ils ont été riches, à ce qu'on dit, dans le temps de la vigne. Je trouve tout de même qu'ils nous saluent honnêtement et pourtant ils savent bien que nous n'avons rien.

Par exemple, ils n'ont guère de religion, comme vous l'avez peut-être entendu dire. Nous sommes allés à la grand'messe, dimanche, Richelieu et moi : il n'y avait presque que des femmes et encore pas beaucoup. Après ça, nous avons causé avec des garçons dans le bourg ; ils nous ont emmenés chez eux et nous ont fait boire du bon vin. Je crois qu'ils voulaient nous faire parler le patois de chez nous, mais pour les attraper, nous avons parlé à la mode, tout le temps ; parce que je vous dirai qu'ils rient de notre langage. Ils ont grand tort, car ils parlent eux-mêmes joli- ment mal : nous ririons bien aussi de les entendre, mais quand on est seul, on ne peut pas.

Papa trouve qu'ils n'ont pas de sang : c'est mou, ça dort sur la charrue, ça ne fait pas de choux, crainte d'avoir froid en les effeuillant... Pour moi, je ne sais pas encore : c'est peut-être des idées. Sans doute qu'il y en a d'allants, ici comme ailleurs. Pourtant Eusèbe et Athanase qui sont gagés (et qui gagnent de bons prix, je vous le promets), nous disent bien qu'ils ont de l'aise à faire leur rang. Marie- Louise et Françi.'ise, qui sont gagées aussi, ne sont pas aussi bien accoutumées.

La terre est moins lourde que chez nous et moins épaisse.

172 l.T.9 CREUX-DE-MAIS0λS

Les cailloux non plus ne sont pas pareils. Le pays est gre- nanl, p.TrnIlil, miiis la pflillo vipnl ronrte. Je crow qu<» les champs du Jaria ne sont pas tous fameux ; il y a (!♦• bonnes terres dHns la cnnltôe, mais vous pensez bien que le? frens du pays les prardi^nl pour eux ; ils nesonl pa<< si bries I Nous avons un carré de vigne ; des années ça rapporte beaucoup. En ti)us les cas, on boit plus de vin ici que chez nous ; on en boit jusque chez les travailleurs, et tous les jours ; nous avons de la luzerne qui est belle; elle vient bien dans payi. La prairie est bonne ; le maître nous a dit que nous ferions de la mulasserie ; nous ne nous y connaision» pas. mais nous ferons tout comme le maître voudra, parce que nous sommes de moitié et parce qu'il n'a pas l'air mauvais. C'était lui qui faisait valoir avant nous, maintenant il s'est retiré dans le bourg ; il nous a laissé l'endroit en assez bon état et monté de presque tout. Ce n'est pas avec l'argent que nous avions, que nous aurions pu prendre une métairie de trente hectares chez nous. Ce qui nous manque le plus, ce sont des bêtes. Il faut vous dire qu'ici on les garde tout le temps avec des chiens ; c'est l'occupation des femmes et des drôles. Chez nous, c'est un jour Fridoline, un jour Louise ; Louis VI et les petites commencent à y aller le jeudi. Le di- manche, les gars se promènent dans les champs et ils vont avec les filles qui gardent les bêtes.

Richelieu me dit de vous dire que Fridoline a déjà trouvé un galant qui est riche : mais c'est une menterie.

Ça fait que nous sommes neuf à la maison : papa, Riche- lieu et moi pour l'ouvrage, maman pour la cuisine. Frido- line et Louise pour les bêtes, donc, et les trois plus jeunes pour les sottises. Les quatre qui sont gagés viennent nous voir tous les dimanches. Il n'y a que Gonzague qui nous manque ; quand il reviendra du régiment, je ne sais pas s'il voudra habiter ici ; peut-être va-l-il se marier et rester dans le Bocage comme Églantine. S'il fait cela, il sera un sot.

C'est pour vous dire que nous ne nous plaignons pas pour le moment. Il faut travailler bien sûr, en Charente comme ailleurs, mais on est chez soi. Au pays, nous aurions bien

T,A LETTRE d'aVIT MAUFRET 173

gagné notre vie maintenant que nous voilà à peu près tous en force, mais nous n'aurions pas pu prendre de terre. Ici, c'est commode ;on ne demande que des bras. Vous pensez si papa se trouve heureux, lui qui a été toute sa vie chez les autres.

Il m'a dit de vous dire, Séverin, que, si,- dans quatre ou cinq ans, quand vos enfants commenceront à être grands, vous vouliez venir en Charente, il se chargerait de vous trouver une petite terre.

Chers voisins, c'est pour vous dire que nous voudrions bien aller vous voir, mais c'est le voyage qui coûte trop cher. Nous vous regrettons beaucoup, moi, maman, papa et tous les autres.

Après cela, il y a nom d'Avit, d'Avit Maufret, le plus savant de sa famille. Les Maufret, après tant d'autres, sont partis pour les Charentes ; ils sont partis treize à la Saint-Michel dernière, ne lais- sant derrière eux que l'aînée des filles mariée à un valet du pays et le cadet des garçons, artilleur à Poitiers. C'est loin, les Charentes, mais qu'im- porte, ils sont sortis de leur creux-de-maison, voilà l'essentiel.

Les Pâtureau ont eu un moment l'idée de les rem- placer ; les Pâtureau sont en effet à l'étroit chez eux : les quatre aînés couchent dans le même lit, les deux garçons au pied, les deux filles à la tête ; Marthe dort encore dans le berceau, mais elle ne tardera pas à être trop grande. Cependant ils ont reculé encore une fois devant la dépense : l'ancienne maison des Maufret, qui a deux chambres, coûte soixante-cinq francs par an. C'est Gustinet, l'ami de Séverin, qui est venu y demeurer ; il a, lui aussi, une femme, quatre enfants et une ancienne, la mère de sa femme.

174 I.KS CKt LX-DE-MAISONS

Ce coin de village n'est pas encore trop dépeuplé.

Il dit quatre ou cinq ans, le père Maufret : a dans quatre ou cinq ans, quand vos enfants commenceront à être grands... »

Delphine, la lettre en main, regarde la ligne CCS mots sont tracés. Partir ! elle y pense depuis longtemps déjà sans oser en parler ; mais maintenant que ceux-ci écrivent qu'ils sont heureux I

Oui, fait-elle à mi-voix, dans quatre ou cinq ans, nous nous en irons, Séverin.

Lui, ne répond rien. Les enfants sont aux écoutes ; Delphine les fait sortir. Séverin est toujours songeur.

Ils font de la mulasserie, reprend-elle ; cela te conviendrait, tu t'y connais un peu, n'est-ce pas?

Oh ! pas trop I Je m'en suis occupé chez ton défunt père ; je passais pour un bon panseur ; cela ne fait pas tout...

Bien sûr ! mais cela ne t'empêche pas d'être bon ouvrier autrement. Et puis je t'aiderai quand nous serons là-bas ; tu verras comme je suis encore forte 1 Sans compter que nous aurons au moins six enfants...

Six enfants! six? alors, tu os sûre?

Oh I parfaitement sûre 1 tu penses que je com- mence à m'y connaître, moi aussi, à ces choses-là.

Elle ajoute avec un beau rire de bravoure :

Mais qu'as-tu? on dirait que tu as fait un mau- vais coup 1 iS'e te chagrine pas, va, tu ne seras pas le plus à plaindre.

Aux autres fois, toi-même, il me semble que tu ne prenais pas les choses aussi bien.

lA T.KTTRK n'.WIT MAUFRKT 175

Joyeuse, elle l'attire par les épaules, ses yeux brillent :

Aux autres fois, j'étais folle ; je n'aurais pas voulu tant d'enfants ; oh oui ! toute folle que je te dis ! nos enfants nous sauveront ; ils nous arracheront de ce creux-de-maison que je hais tant. Pense donc I six ! Toi, tu n'auras qu'à commander ; on en remuera de la terre, avec tout ce monde !

En attendant c'est de la misère pour toi, tou- jours plus de misère.

Qu'est-ce que ça fait, puisque nous en sortirons un jour? Et n'y suis-je pas habituée à la misère? Je tiendrai bien encore cinq ans.

Séverin résiste encore ; il ne croit pas le bonheur possible.

Cmq ans! c'est long, qui sait? nous avons le temps de voir bien des choses.

Mais elle le secoue vivement :

Encore tes idées de malheur ! Ce n'est pas le jour. Fais ta barbe que je t'embrasse. Nous irons en Charente et nous aurons une terre, une grande terre 1

CHAPITRE IX

I. A D É F A. I T K

Les coqs des Grandes-Pelleteries chantèrent, puis ceux du Bas- Village, puis ceux des Marandières nt de Jolimont ; d'autres au loin répondirent ; enfin, tout près, le coq nain de Gustinet lança sa note enrouée. Il y eut un bruit d'oiseaux dans un pommier devant la porte des Pâturcau. Séverin, à demi réveillé, se dressa sur son séant : trois heures I pensa-t-il. Il avait l'habitude d'être à trois heures et demie dans le champ de jarosse du Pâtis, pour couper la pâture avant la montée du soleil ; il n'y avait donc pas de temps ii perdre.

Il se coula doucement hors du lit, enfila son pan- talon et sortit tout de suite sur le seuil pour voir It^ temps ; car il y avait eu la veille menace d'orage et l'on avait eu grand' peur à cause du foin de luzerne qui n'était pas rentré.

La nuit pâlissait, mais l'œil ne distinguait rien encore ; la brume s'était en eiïet installée partout ; elle remplissait comme des boites les petits jardins carrés aux haies basses ; elle s'empilait sous les arbres ; le chemm Roux semblait une rivière blanche coulant entre deux rives sombres. Dans le village, d'autres

LA DÉFAITE 177

portes battirent ; quelqu'un toussa ; un homme passa en sifflotant, imprécis comme un fantôme. Séverin senht la fraîcheur se glisser sous sa chemise défaite et il rentra pour achever de se vêtir.

Delphine, réveillée, demanda dans un bâillement :

Le temps est-il nettoyé?

Je ne sais pas, fit-il ; il y a un gros brouillard ; ça pourrait bien amener un orage.

Il ajouta comme il se disposait à sortir :

Et toi? Comment te trouves-tu ce matin? Delphine, qui était à la fin de sa grossesse, avait

fané la veille au Pâtis, et vers le soir elle s'était sentie presque malade. Elle répondit :

Oh ! cela va tout à fait ; je suis délassée et je pourrai aller vous aider encore aujourd'hui.

Cela, par exemple, je te le défends bien! pour le travail que tu peux faire, ce n'est pas la peine de venir si loin ; d'ailleurs, ce serait dan- gereux.

Elle se releva sur un coude, péniblement, car elle était très lourde.

Je m'ennuie toute seule ici, fit-elle ; j'aime mieux aller râteler.

Il se récria de nouveau :

Mais tu es folle 1 râteler par une chaleur pareille I et pour gagner quoi? rien du tout 1 II est bon d'avoir de la complaisance, mais dans ton état, il vaut mieux rester chez soi.

Tu peux dire tout ce que tu voudras, j'irai quand même. Si l'on ne me donne pas d'argent, je gagnerai toujours ma vie et celle de Marthe; la

12

178 I.KS CBEl'X-nE-MAISONS

pauvre petite n'a pas déjà si souvent l'occasion de faire un bon repas 1

Séverin essaya encore de raisonner, mais elle se recoucha, muette, décidée à n'en faire qu'à sa tête. Alors il l'embrassa et sortit en toute hâte.

La porte refermée, la chambre redevint noire. Les enfants, ainsi qu'il arrivait chaque matin, s'étaient réveillés à demi au départ de lour père. Louise se plaignit : Antonin venait do lui allonger un coup de pied. Ils commençaient à être grands et leurs jambes se rejoignaient au milieu du lit; cela causait de fré- quentes disputes. Quand Louise se tut, ce fut le tour de Georgette : le même Antonin lui ayant égratigné un pied avec l'ongle de son gros orteil, elle cria. Le drôle, menacé, fil semblant do ronder pendant que Constant rigolait à l'étouffée. Furieuse, la petite se mit à pleurer très sérieusement et sa mère dut l'inviter à venir se blottir à côté d'elle, dans l'autre lit. Cette faveur l'ayant consolée, toute la maisonnée dormit encore un petit bout de temps.

Quand il fit assez clair pour qu'on pût s'habiller sans chandelle, Delphine se leva, alluma un petit feu et se mit à préparer la soupo.

Elle avait menti à Séverin en disant qu'elle était tout à fait bien ; elle se trouvait encore très lasse. Étant sortie pour donner do l'herbe aux lapins, elle fut saisie en revenant par la chaleur moite et la mau- vaise odeur de la chambre ; pour ne pas tomber, elle dut s'accoter à la table. Décidément, son homme avait raison : il valait mieux rester chez soi main- tenant.

LA DÉFAITE 179

Le vertige, pourtant, ne dura pas. Bravement Delphine s'efforça de n'y plus penser. Elle en avait vu bien d'autres durant cette grossesse ! Elle n'avait pas passé une seule journée sans ressentir quelque malaise, mais elle avait tout accepté sans se plaindre, gaiement presque, à cause de l'idée nouvelle qui lui trottait en tête : partir pour les Charentes ! S'en aller loin des creux-de-maisons, loin de la misère 1 Un cou- rage nouveau la redressait. Un petit allait venir ; elle disait : tant mieux, cela fera deux bras de plus. En attendant, ce n'était pas le moment de se dorloter ; ce petit serait une charge nouvelle ; il fallait profiter des derniers jours. D'ailleurs, les Chauvin étaient des gens qu'il faisait bon obliger.

Le grand jour était venu; un peu de brume se traînait encore sur le guéret, dans les jardins, mais le soleil montait. Vivement Delphine fit lever ses aînés et s'occupa d'habiller Marthe. Puis, la soupe mangée et la chèvre traite, comme c'était jour d'école, elle prépara le panier des enfants, les mit tous dehors et, sortant à son tour, ferma la porte. Il était à peine six heures. Georgette et Louise emmenèrent leur chèvre sur la route et les bessons se mirent à couper de l'herbe dans le jardin.

Delphine, restée seule avec Marthe, prit la petite par la main et s'en alla au Pâtis. Elle arriva à l'heure du premier repas. Séverin, en la voyant rentrer pâle et hors d'haleine, ne put s'empêcher de montrer sa mauvaise humeur : c'était folie toute pure, ce qu'elle faisait là! Chauvine, elle-même, trouva que Delphine se fatiguait réellement trop ; elle lui lit chaulîfr une tasse de café.

ISO t. ES CBKUX-DE-MAISONS

Bois, dit-elle ; après, tu resteras ici avec moi, tu m'aideras à faire la cuisine.

Mais non, mais non ! répondit Dolphine ; je ne suis pas venue chez vous pour vous embarrasser. Si je m'étais sentie malade, je ne me serais pas mise en route. Ne vous inquiétez donc pas 1

Une heure après, elle était dans le pré.

Les choses, d'abord, n'allèrent pas trop mal ; l'air était frais, il y avait encore un peu d'ai^ail, ell- râtelait à l'ombre. Mais peu à peu le soleil passa pai dessus les plus hauts têtards; l'ombre se raccourcit. Delphine avait des élancements douloureux dans le ventre ; par moments des flammes bleues lui dan- saient devant les yeux. Elle dut s'asseoir une minute et boire à la cruche ; elle songea même à abandonner son râteau et à s'en aller, mais le malaise, encore une fois, passa et elle recommença à travailler.

Vers dix heures, elle sentit que le soleil et l'odeur chaude des andains allaient de nouveau l'étourdir. Elle voulut se hâter pour arriver au bout du pré il y avait encore de l'ombre, mais, brusquement, le vertige augmenta: ses jambes fléchirent et elle tomba à la renverse en poussant un cri de douleur. Séverin accourut suivi de Chauvin et de ses deux Allés. Del- phine était pâle comme une morte, bien qu'elle ne fût pas tout à fait évanouie. Elle se remit assez vite, mais soudain, comme pour les rassurer elle essayait de sourire, elle poussa un nouveau cri en portant les mains à sa ceinture.

Oh I je me suis fait mal 1 emmenez-moi tout de suite 1 tout de suite !

LA DÉFAITE 181

Chauvin courut au village et revint avec le char à bancs jusque dans le pré. Puis ayant reconduit Del- phine aux Pelleteries, il s'en fut quérir la sage-femme et la grand'mère Bernou des AiTolettes. Quand elles arrivèrent, elles trouvèrent Delphine toute changée par la douleur et Séverin affolé. La sage-femme déclara qu'il fallait un médecin. Chauvin retourna donc au bourg ; le médecin était en tournée ; il vint le soir à la nuit tombante.

Il vint à la nuit tombante et ne partit que le len- demain, à l'aube, quand fut l'enfant, un garçon bien constitué d'ailleurs.

Ce médecin était un homme d'une quarantaine d'années, très bon, adoré de tout le monde, mais très brusque. Comme il s'en allait, Séverin le suivit pour l'interroger.

Il est sauvé, ton gosse, répondit-il simplement.

Et elle, monsieur? Y a-t-il du danger?

Je repasserai dans la journée ; faites tout ce que je vous ai dit.

Séverin ne put rien savoir de plus ; il revint au chevet de sa femme.

On revit en effet le médecin dans la soirée ; la malade avait une fièvre intense et souffrait beaucoup ; le médecin sortit l'air furieux. Séverin courut der- rière lui.

Monsieur ! parlez-moi, monsieui' 1

Eh bien?

Qu'en pensez- vous, monsieur?

Le niédecin se retourna tout à fait et toisa cet homme pâle qui tremblait.

182 I.KS CREUX-DE-MAISONS

Mon pauvre vieux, écoute, répondit-il en posant 8a main carrée sur l'épaule de Séverin, tu es an homme, on peut te dire les choses : ce n'est pas bon, pas bon du tout... mais on ne sait jamais... Je reviendrai encore demain matin. Rentre chez toi et pas de bruit surtout, hein I pas de bruit. S'il vient des femmes, flanque-les dehors !

Et il partit en mâchonnant des mots qui étaient des jurons peut-être ou des menaces.

Les voisines attendaient prés de sa voiture ; elles l'interrogèrent, mais il s'emporta :

Est-ce que je sais, moi? Est-ce que je m'y connais? Qui vous a dit que je m'y connaissais, n. de D... !

Pourtant, une fois dans sa voiture, il demanda à son tour, d'une voix radoucie :

Combien a-t-il d'enfants, ce Pâtureau?

OAa fait six, maintenant, monsieur.

Six ! pauM-e bougre !

Le lendemain matin il n'y avait plus d'espoir.

La journée fut atroce ; Delphine délirait. Il lui revenait de lointains souvenirs : elle parlait de sa jeunesse et du moulin et de l'écluse barbotaient les canes. Puis, soudain, elle se cachait, secouée d'une peur alïreuse.

Séverin 1 Oh ! la bête... le creux-de-maison ! comme c'est noir ! comme c'est froid I la bête I elle me mango 1 oh I

Elle restait un moment muette et tremblante ; après quoi elle recommençait à appeler ses canes; elle parlait aussi d'une terie elle irait avec ses

LA DÉFAITE 183

enfants, d'une ferme « là-bas », bien loin, dans un pays plein de soleil elle aurait une grande maison avec des fenêtres.

Vers le soir, elle eut un moment de paix et reprit un peu ses sens. Elle demanda à voir les petits. Elle les reconnut tous et les embrassa ; mais comme Georgette se tenait près du lit, elle se mit à la caresser en disant de sa voix étrange, de sa voix « d'ailleurs » :

Oh 1 la petite ! les beaux yeux d'eau ! Vois donc, Charles, les beaux yeux clairs... apportez les ablettes... j'ai mangé toute la crème...

Les enfants, saisis, se serrèrent les uns contre les autres. Leur mère se tourna vers la muraille ; tout à coup, de la ruelle, monta une chanson grêle, fredonnée à mi-voix :

Quand Mathurin va-t-au moulin,

Drelin, drelin, vire I C'est point pour y fair' moud' son grain,

Drelin, drelin, din I

Louise, qui sanglotait sur une chaise, se redressa, folle, les mains en avant.

Je veux m'en aller ! j'ai peur ! j'ai peur !

La Gustine entraîna les cinq enfants pendant que la mourante criait à son tour :

Emmenez-moi ! défendez-moi, oh 1 la bête ! le creux-de-maison I Je veux m'en aller I

Elle s'en alla quatre jours plus tard, dans une bière mince, l'ancienne petite meunière du moulin do la Rue ; et derrière elle, par le chemin Roux, des- cendirent tous ceux des Pelleteries.

CHAPITRE X Aw tratail!

Le lendemain de l'enterrement, la grand'mère Bernou des Arroicttes se leva de bon matin, fit un petit paquet de bardes comme en font les servantes qui vont rejoindre leurs maîtres, et, de son pas menu, s'en alla aux Pelleteries.

Le temps s'était beaucoup refroidi ; il avait plu et un grand vent d'ouest bousculait les feuilles. Malgré sa bâte d'arriver, la petite vieille avançait lentement, arrêtée et étourdie par ce vent qui lui cornait aux oreilles sa grosse menace in finie. Son paquet la fatiguait aussi. C'est qu'elle avait soixante-sept ans sonnés et commençait à manquer de souflîe.

A la croisée du chemin Roux, elle posa ses bardes sur un tas de pierres et s'arrêta un peu avant de monter jusqu'au village. II y avait à ce carrefour un talus sur lequel étaient piquée» de petites croix de bois. Cela voulait dire que des corps étaient passés par là. Plusieurs de ces croisettes étaient déjà vieilles ; Therba montait autour, les recouvrait ; elle» ne tarderaient pas à tomber et à pourrir. Bernoude en remarqua une beaucoup plus blanche que les autres, une toute i'iaichc, piquée la veille. Des larmes lui vinrent.

AU TRAVAIL ! 185

Elle avait encore les yeux un peu brouillés en entrant chez son gendre. Comme le jour venait à peine par la petite fenêtre, elle ne distingua rien d'abord ; puis elle vit Séverin assis près de la table. Il ne bougeait pas.

Bonjour ! dit-elle, me voilà.

Il leva la tête et elle vit sa face ravagée et vieillie. Elle répéta :

Bonjour, mon gars ! me Toîlà. II répondit :

Bonjour !

Il ne s'était sans doute pas couché ; il ne semblait pas avoir pleuré. La grand'mère remarqua qu'il avait les gros sourcils méchants du défunt Boiteux.

Comme il ne bougeait toujours pas et comme il ne parlait pas non plus, elle déposa son paquet sur une chaise et, se penchant sur la table, elle mit sa main ridée sur sa main à lui qui était froide.

Mon pauvre gars, dit-elle doucement, faut pas se faire tant de chagrin ; il y a les enfants : faut pas se laisser abattre. Me voilà, moi ; je vais rester si tu le veux bien. Je demeurerai avec toi ; j'élèverai le petit et je ferai attention aux autres. Parle-moi donc, voyons... tu veux bien que je reste ici?

Il répondit d'une voix briaée :

Oui, m'man.

Et comme elle continuait à lui dire des choses douces et tristes, il sentit en lui une émotion nouvelle ; la détente venait enfin et les larmes. Il répondait :

Oui, m'man... non, m'man... merci, m'man... Avant le malheur, bien qu'il aimât beaucoup cette

186 LES CRBUX-nE-MAISONS

vieille femme, jamais il ne l'avait appelée maman ; maintenant, cela venait tout seul. Elle en fut remuée et l'embrassa.

Allons, faut avoir du courage, mon bon gars. Dis-moi sonl les alTaires, que je me mette à l'ouvrage.

Elle pleurait à petit bruit. Il eut vite fait de mon- trer tout ; elle alluma le feu et accrocha la marmite pour la soupe du matin.

A ce moment, la Gustine entra avec Marthe et Georges, le petit dernier. Les autres enfants avaient été recueillis par les fermiers des Grandes-Pelleteries : ils arriveraient bientôt. La Gustine s'offrit à donner un coup de main, mais pour le moment il n'y avait rien de pressé ; elle s'en alla donc, car elle avait beau- coup à faire chez elle.

La grand'mère démaillota l'enfant et Séverin s'ap- procha pour le voir s'étirer devant le feu. Il prit entre ses gros doigts les orteils menus et rouges.

Pauvre petit ! dit-il, tu n'es pas au bout de ta misère.

L'émotion le gagnait encore.

Mais un rayon de soleil, filtrant par une éclaircie, entra dans la maison : il faisait jour depuis long- temps.

Le père se redressa :

Allons 1 c'est pas tout ça 1 fit-il. Et il s'en alla au travail.

TROISIEME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

LES CHOUX

Il faut le dire : les Pâtureau furent secourus lorsque la mère fut morte.

Les beaux fi-ères firent ce qu'ils purent. Calloux envoya cent sous à sa filleule Georj^i.-tte et Auguste amena une charretée de fagots. A plusieurs reprises Chauvine et Pitaude firent passer du lait, du beurre et même quelques restes de lard. Ceux du Grand- Village à l'exception des Larin qui étaient des gens très durs attiraient les enfants chez eux ; lorsque Louise et Georgette gardaient leur chèvre après l'école, les moissonneurs en train de manger derrière les haies appelaient les deux fillettes ; ils leur coupaient des tartines ou leur laissaient li!S plats à nettoyer.

Les pauvres du Bas-Village se montraient pitoyables à leur manière. Les hommes se serraient autour de Séverin ; ils l'emmenaient avec eux à la messe, lui offraient du tabac, s'arrêtaient longtemps à causer

188 LES CREl'X-DS-MAISON«

devant sa porte. Les femmes, avant d'aller laver, passaient voir si la Bernoude n'avait point un petit paquet à leur donner ; la grand'mére était heureuse de se débarrasser ainsi d'une partie de ses laveries, sans compter que cela ménageait lo savon.

Les voisines aidaient aussi la Bernoude À corriger les petits, les bessons surtout, avec qui cela n'allait pas toujours. S'étant en effet avisés que leur grand'- mére ne savait plus courir et que, d'autre part, elle était trop bonne pour les faire battre par leur père, les garnements en profitaient pour faire mille sottises.

Séverin fut inscrit sur la liste des indigents de la commune. Il ne paya plus rien à l'école pour les livres et les cahiers de ses enfants et il eut droit gratuitement au médecin.

Oui, les Pàtureau furent secourus tout d'abord ; mais on s'habitue vite à la misère des autres : la pitié des gens ne dura qu'un temps. Et puis il y eut d'autres malheurs dans le pays, d'autres veufs, d'autres orphe- lins ; on oublia un peu ceux des Pelleteries.

Pourtant, ils n'étaient pas à la noce.

La Bernoude avait beau faire, elle n'arrivait pas à remplacer la défunte. Elle n'avait la paix qu'aux heures de classe, quand le bébé dormait. Le soir, la pauvTe vieille était bien lasse ; elle se couchait dan* un mauvais lit avec Louise, Marthe et Georgette. Séverin était un peu mieux partagé, n'ayant avec lui que les l)e8S0[is ; mais en revanche il s'occupait de Georges qui criait souvent, étanl sujiH aux coliques.

Séverin passait des nuits entières à dorloter l'en- fant, même au temps des grands travaux le temps

LES CHOUX 189

de dormir est si court. Cependant il ne se plaignait pas ; il était seulement très sombre par moments et parlait moins encore que de coutume. Pourquoi d'ail- leurs se serait-il plaint? Il était nourri, lui, au moins! Mais les siens ! Cette vieille femme fatiguée, ces enfants maigi'es, cette Louise si mince et ce bébé aux diarrhées vertes dont la mort n'avait pas voulu !

On rélevait au biberon, naturellement, ce dernier; mais il n'était pas glouton comme l'avaient été les bessons ; il tétait paresseusement, et encore fallait-il lui couper son lait avec de l'eau. Aussi, il avait une petite tête grosse comme une pomme saint-Jean et une mine si terreuse que c'en était pitié. La grand'- mère se désolait :

Jamais ça ne viendra fort, Jésus ! Jamais ! Et souvent, elle disait sans malice :

Pauvre petit Pâtira !

Le médecin avait défendu absolument défendu de donner au bébé autre chose que du lait. Heu- reusement la chèvre en fournissait ; mais, d'un autre côté, il n'était plus question de fromage, et les aînés se trouvaient d'autant plus malheureux.

A la Toussaint, Sévorin resta au Pâtis, mais il y resta moyennant un gage plus fort. Il avait dit à Chau- vin, au moment de conclure marché :

Me voilà, moi, va-devant chez vous ; voilà vos deux gars qui vont second et puis doux autres valets derrière, l'un en force, l'autre quasiment drôle ; ça

IPO TES CRF.rX-DE-MAlS0N8

fait du rnondo ji tnblo. L'hiver, qu'auriez-vous besoin d(» trois personnes d'ailleurs, si ce n'était pan pour le fourrage? A présent, jo vais vous dire une chose : vous voyez comment c'est chez moi ; j'ai besoin d'ar- gent ; eh bien I pour trente écus do plus, je reste va- devant chez vous pour le gros travail d'été et je ramasse les choux l'hiver. De cette manière, vous n'auriez besoin que d'un petit valet en plus moi. d'ici 1^ printemps. Songcz-y, patron I Chauvin avait élevé des objections.

Je t'entends, mon valet, tu veux enchérir. Seu- lement, je te dirai : cela fait beaucoup d'ou\Tagt' pour un homme. On a beau être allant, on n'en fait pas comme deux; sans compter que tu n'es plus jeune, jeune : tu le trouveras dur, d'effeuiller les choux.

Peut-être bien, patron, mais je n'ai pas l'habi- tude de craindre ma peine. Il me faut de l'argent : voilà ce qu'il en est. Je suis accoutumé chez vous et cela me ferait chagrin de vous quitter; pourtant si vous voulez finir le marché, il faudra que vous mettiez ces vingt écus.

Il avait, pour parler de ces questions d'argent et de travail, une voix lente et comme respectueuse.

Oui, patron, vingt écus de plus et je vais dans les choux.

Oh 1 oh ! vingt écus 1 Ce n'est pas un denier ! ça te monterait à quatre cent vingt francs.

Possible, mais je peux les gagner : on me les a olTerts dans deux petits endroits pour faire tout.

Pour porter des faix du matin au soir 1 tu verrais le changement, mon valet I

LES CHOUX 191

Oh ! je ne dis pas, Chauvin ; encore une fois, je ne dis pas que je serai mieux ailleurs que chez vous. Jamais vous ne m'entendrez mal parler de la maison, ni de vous, ni de vos gars, qui sont de bons compagnons d'ouvrage ; pour ça, non I mais j'ai besoin d'argent. Et croyez-vous que le travail ne vaut pas quarante- deux pistoles?

Si, mon gars, il les vaut I Boudre ! Mais, ce qui n'est pas trop pour toi, l'est pour moi ; parce que je crois qu'il faudrait tout de même deux autres valets. Non, je ne peux pas, vois-tu.

La discussion avait été longue ; à la fin, Chauvin avait cédé. Séverin irait dans les choux moyennant quatre cent vingt francs et quatre sillons de pommes de terre à faire dans le champ des Joneries, qui avait deux cent cinquante pas de versaine. C'était un beau gage, un des plus forts du pays, mais ce n'était pas volé ; oh, non I

II y avait au Pâtis, pour nourrir cinquante têtes de gros bétail, deux immenses champs de choux. L'effeuil- leur travaillait dans ces champs du matin au soir, tous les jours, par le vent, la pluie, le givre, la neige.

Dur métier pour ceux don., le sang est un peu refroidi par l'âge ; métier terrible pour ceux qui n'ont pas de vêtements imperméables et qui, trempés jusqu'aux os dès la première heure, grelottent toute la journée dans le vent froid.

Séverin avait effeuillé des choux dans sa jeunesse ; il l'avait fait aussi deux hivers chez Loriot, mais il n'avait jamais passé une saison entière à faire uni- quement ce travail.

192 I.ES CREl'\'-nK-M AISONS

Trop pauvTc pour s'achelnr une blouse cirée et des piJÔtrt'S, il se mnttail sur le dos un sac en toiU grossière qui était bien vite mouillée et il se faisait de grandes bottes en paille ; ces bottes lui proléjfcaient assez bien les jambes, mais ^«llca ralotindissaient et il était obligé de l"» ôtcr pour charger sur la charrette les fagots de choux qu'il faisait très gros, pour gagner du temps.

Aux jours de presse, il avait pour l'aider le nouveau valet, un garçon de seize ans, fluet et de chétive mine, qu'on appelait Fourchette à cause de ses jambes trop longues et trop minces. Fourchette était plein de bonne volonté, mais il ne fallait pas compter sur lui pour charger, car le moindre fagot l'acculait dans la raize. Aussi, le samedi, comme il fallait du fourrage pour deux jours, Chauvin envoyait un de ses gars donner un coup de main au valet.

Par chance, le mois de décembre fut froid, mais sec. Le mauvais temps commença pour les pauvres effeuilleurs la veille de Noël. Ce matin-là, Séverin, en arrivant dans le grand champ, dit à Fourchette :

! ! mon vieux ! il y a des chiens blancs ; gare aux doigts I

Il y avait en tffet une lourde gelé« blanche ; les petites feuilles dures demeurées aux ronces scintil- laient et les herbes de la cheintre craquaient sous les pieds. A l'orient, un soleil rouge et très large sortait de limbes irréels, de vapeurs trop roses et commençait à monter dans la brume impondérable du ciel pâle. Une ligne nuire se détacha de l'horizon ; des corbeaux vinrent, lourds, bruyants, offensant la pureté des

LE? CHOTTX 193

choses. Ils s'abattirent sur un grand marronnier au coin du champ de choux. Fourchette cria :

« Pies-grolles, pies-groUas ! Allez-vous en, ne r'venez pas ! »

Quelques-uns s'envolèrent ; mais, après avoir tour- noyé une minute, ils se posèrent à nouveau sur les branches.

Pics-grolles ! alloz-vous-en ! Houch ! malcs bêtes ! Une motte s'émietta sur le tronc de l'arbre ; cette

fois les corbeaux s'enlevèrent tous avec des cris d'ef- froi ; ils s'éparpillèrent au-dessus de l'espèce de cuvette que faisaient les terres à cet endroit. Le champ de choux formait un côté de cette cuvette ; penchant sur la galerne, il commençait à recevoir de biais les rayons du soleil.

Le vent soufflait de l'est. C'était un petit vent aigre qui accourait avec des siflîements de bête méchante. Il agitait de balancements infinis la lourde masse de verdure. Il passait en appuyant et soulevait des houles pâles, ou bien il se glissait dans les dessous et retour- nait comme des mains les grandes feuilles aux veines blanches ou violettes. Il se coulait par les raizes l'on voyait par endroits la terre jaune, et des taches plus jaunes encore qui étaient des feuilles tombées. Quand il s'apaisait, les choux achevaient plus douce- ment de s'égoutter ; les feuilles humides se redres- saient et, reflétant la lumière éparso, luisaient un peu.

Ayant assujetti leurs jambières de paille, Séverin et Fourchette attaquèrent les choux de la cheintre qui étaient petits et clairs ; puis ils s'engagèrent

13

194 LES f:REI'X-DE-MAJSONS

entre dos sillons ils flispurumnt tout do suito, rar les choux y étaient magnifique», hauts presque comme des hommes.

De grosses gouttes glacées roulaient encore sur les feuilles ; à leur troisième aisstllée, les deux valets étaient trempés. Ils allaient vivement à cause du froid . la tache jaune et sautillante de leur dos apparaissait seule entre les feuilles remuées. De temps en temps Fourchette se redressait, pâle, les dents chantantes, posait son aissellée sur la riorte et, pendant une minute, sautait en l'air en agitant ses bras comme un coq qui bat des ailes.

Pâtureau ! faisait-il, j'en crève ! Je ne sais plus sont mes doigts !

Mais Sévcrin, grelottant lui-même, allait grand train sans parler ; quand il fut au bout de son rang il répondit au garçon qui se plaignait de plus belle :

Eh bien 1 quoi ! en voilà des manières ! Es-tu un homme, nom de d'iàr? Tape plus fort, tu te réchauf- feras.

Puis il ajouta plus doucement :

Voilà le soleil qui monte, ça nous fera du bien... hardi, mon pauvre Fourchette ; encore un petit coup de collier !

Le soleil montait en effet, mais il pâlissait en même temps ; ce n'était plus qu'un œil morne par- ticipant à la tristesse des champs; il se cachait der- rière un rideau de brumes mouvantes ; et vers la haute galerne, derrière les eiïeuilleurs, la ouate assom- brie de l'horizon venait en s'élargissant comme était

LES CHOUX 195

venue, quelques heures plus tôt, la bande de cor- beaux.

Soudain, le soleil s'éteignit tout à fait ; une haleine plus âpre sifïla dans les branches noires et toute la campagne en tressaillit. Quand Séverin arriva près de la haie, en haut du champ les choux protégeaient mal la terre, il remarqua que les mottes étaient encore dures.

Bon sang ! fit-il, ça ne dégèlera pas 1 pourvu qu'il ne vienne pas de neige ! aujourd'hui il me faut deux charretées, ça ne serait pas amusant.

Ils travaillèrent encore un moment, puis Séverin envoya le petit gars chercher la charrette. A midi, comme ils revenaient au Pâtis, une pluie glacée com- mença à tomber.

Il fallait ce jour-là deux fortes charretées de four- rage ; aussi, dès que la soupe fut mangée, les valets retournèrent dans le champ. Le temps avait l'air de se gâter encore. La pluie venait de cesser, mais le froid continuait et les choux étaient plus mouillés que le matin, Séverin, malgré son courage et sa dili- gence, avait grand' peine à se réchauffer. Derrière lui, Fourchette, tous les dix pas, battait des ailes et sa voix enrouée d'adolescent se faisait lamentable.

J'en crève! Pâtureau! j'en crève, moi!

Tout à coup, le garçon jura : comme il venait de lier un fagot, le bout de la riorte s'était brusquement détendu et lui avait déchiré la main. Séverin, redressé à demi, vit les doigts saignants et le jeune homme transi.

Dépêche-toi 1 cria-t-il, ne t'arrête pas ! tu vas geler...

19(î f.ES niECX-DE-MAISONS

L'autre, docile, 8p baissa pour travailler.

Mais le froid était terrihl»». La pluie, une pluie placée qui devait faire du verglas sur la route, avait recommencé à tomber. Le vent courait au travers on siiïlant ; il Téparpillait menu et la jetait avec furie sur les choses. Les gouttes à peine fondues cini^laiont comme des mèches fines ; elles tombaient avec un bruit mat sur les choux qui les secouaient sur le d<'^ des efTcuilleurs. Sc'verin entendit encore une fois la plainte du petit j,'ars.

Ohl j'en crève 1 II se relova aj^acé :

Dis donc, fainéant, tu n'as pas fini ! Tu ne peux pas travailler sans te plaindre? Qui m'a fichu une demoiselle pareille?

Mais le jeune homme pleurait. Séverin, tout de même, s'approcha pour voir.

Debout dans la raize, pitoyable comme un chien maigre avec ses habits mouillés qui lui collaient au corps, Fourchette tendit au bout de son bras mince une main énorme qui ne semblait pas être à lui, une main violette d'engelures deux grandes crevasses s'étaient ouvertes et saignaient.

Je ne peux plus, bredouilla-t-il. C'est mes fentes... Je me suis fait mal tout à l'heure... et à présent pas moyen de fermer la main.

Il tremblait comme si le vent l'eût lui-même secoué et de grosses larmes roulaient sur sa face vcr- dâtre.

Séverin fut pris de pitié.

Diable 1 tu saignes, mon pauvre Fourchette I

LES CHOUX 197

sauve-toi, va changer de bardes. Tu diras à Florentin de m'amener la charrette sur les quatre heures.

Il tremblait lui aussi, le grand valet ; le froid l'avait saisi pendant qu'il s'occupait de son compagnon. Sa chemise mouillée lui glaçait les épaules et la poi- trine.

Vais-je me laisser geler, moi aussi? pensa-t-il ; jamais de la vie !

Il secoua la tête comme un bœuf rétif qui ne veut pas se mettre au joug. Il n'était pas de ceux qui cèdent.

Les dents serrés, il se baissa, jeta son chapeau ; ses épaules dédaigneuses bousculèrent deux grands choux qui lui versèrent toute leur eau sur la tête, et, aussitôt, au milieu de l'immense tremblement des feuilles froides et mouillées, il se mit à taper comme une bête folle.

Ouf ! en voilà un qui pèse plus de deux cents. Rouge, en sueur, malgré le froid de cette lugubre

soirée, Florentin tira sa fourche du fagot qu'il venait de mettre sur la charrette.

Par la chointre qui commençait à s'assombrir, Séverin venait, lourdement chargé, patouillant dans la glaise détrempée. 11 s'approcha à son tour, mit le manche de sa fourche à terre, puis, d'un rude effort, jeta par-dessus les ranches l'énorme botte do feuilles ; la tête des bœufs tressauta.

C'était le dernier fagot ; les deux hommes secouèrent leurs sabots et a?'rangèrent leur coilîure.

Ça y est 1 à la soupe ! dit Florentin.

198 LtS CBtUX-UK-MAISOKS

Empoigiieint l'aipuillim, il niniia les bœufs ot la charrette démarra.

Séverin demeura une mmutc pour former la bar- rière; comme il su disposait à partir à son tour, une voix claire s'éleva derrière lui :

Papa I bonsoir 1

Il se retourna. Louise était sur la route, mince silhouette brune que bombaient les poches gonflées d'un bissac. Séverin, d'un coup d'œil instinctif d'an- cien cherche-pain, soupesa ce bissac ; cela devait faire six ou sept livres : bonne tournée, très bonne tournée.

Il vit aussi le sarrau mouillé, les pieds nus dans des sabots trop grands, les petites jambes violettes; il gronda :

Que fais-tu là? Tu n'es pas encore rentrée!

Non, répondit l'enfant; j'ai fait tout un tour; j'ai attendu plus de deux heures chez les métayers de Malitrou ; la femme n'y était pas.

As-tu mangé?

Oui, j'ai mangé une pomme de terre chaude chez Pitaude et un grignon de miche que j'ai eu dans le bourg.

Elle s'arrêta de causer pour tousser d'une toux sèche qui la secouait toute.

Séverin se rapprocha d'elle. Il souffrait cruelle- ment chaque fois qu'il voyait son enfant avec un bissac; il ne s'habituait pas à la misère des siens; il en avait honte. Quand Louise passait sur les routes à portée de sa vue, il baissait la tête et parlait à ses compagnons d'ouvrage pour détourner leur attention.

LES CHOUX 199

Mais ce soir il était seul avec elle et il y avait en lui une grande pitié.

Il se pencha, tâta le fichu mouillé et les menottes froides. Puis, comme la nuit venait, comme Florentin avait disparu au détour, comme il était bien sûr enfin de ne rencontrer personne, il prit la petite par la main, mit le bissac sur son épaule et le porta un bout de chemin. A l'échalier du Pâtis, il rendit le bissac et malgré ses bardes mouillées, il s'arrêta un moment pour suivre des yeux son enfant qui s'en allait en toussant dans le vent traître, entre les baies devenues farouches.

L'image de la défunte lui passa dans l'idée ; et il songea avec un atroce serrement de cœur au chagrin qu'elle aurait eu si elle avait vu cela.

CHAPITHi-: F!

L ES CHERCHE !• \ i >

Louise mendiait franchement ; malgré l'aide des voisins, il avait bien fullu en venir là.

Les bessons étant encore un peu jeunes, la fillette, seule, faisait des tournées. Il lui arrivait de passer deux fois par semaine au seuil des métairies. Les gens s'habituaient à elle, à son petit air de femme sérieuse, à ses joues maigres, à ses yeux sombres, des yeux trop grands qui lui mangeaient la figure.

Comme elle allait toujours pieds nus et que le froid lui marbrait les chevilles, quelqu'un lui avait donné le nom de Bas-Bleu et ce nom lui était resté. Les ser- vantes disaient :

Patronne ! Bas-Bleu des Pelleteries est à la porte ; faut-il qu'on donne?

Et de môme, les vieux bréche-dents, diseurs de rigourdaines, criaient derrière elle pour la faire se retourner :

Bas-Bleu! Bas-Bleu! tu perds tes jarretières. Ils diraient cela, ces anciens, sans méchanceté

aucune, étant désireux de la faire rire.

Pourtant, cela ne plaisait pas à Séverin ; c'est qu'auBsi il était plus fier qu'il n'est séant à un malheureux. A

LES CHERCHE-PAIN 201

la maison, il ne tolérait pas qu'on appelât la petite autrement que Louise. 11 voulut également qu'elle prît des bas ; mais outre qu'elle n'en avait guère, il est toujours bon qu'un cherche-pain aille nu-pieds et mal vêtu. D'autres tracas vinrent qui firent oublier ceux-là ; Louise resta Bas-Bleu pour tout le monde, ce qui d'ailleurs était sans importance.

Il y avait deux autres petits mendiants aux Pelleteries ; ils passaient chercher Bas-Bleu et les trois enfants faisaient leurs tournées ensemble.

Pieds nus, le ventre vide, ils s'en allaient dès le matin par les sentiers de traverse qui conduisent d'une ferme à l'autre. Ils s'arrêtaient à chaque porte. Quand personne ne les avait entendus arriver, ils toussaient timidement d'abord, puis plus fort pour avertir la ménagère. Si celle-ci était occupée ailleurs, ils s'asseyaient sur le seuil et tapaient du coude dans la porte en chantonnant d'une voix traînante :

Charité, s'il vous plaît ! Charité ! Charité, s'il vous plaît I

Qu'est ça?

Les cherche-pain ! Charité, s'il vous plaît 1

Combien? disait la voix.

Deux, trois !

Parfois, ils frappaient en vain ; la porte ne s'ouvrait pas et ils attendaient des heures entières, grelottant aux mauvais jours.

Il leur arrivait de galopiner lo long des routes, mais il fallait ensuite rattraper le temps perdu. Les tournées étaient longues, car il y avait des gens qui fer- maient leur porte en disant :

lO'l LliS CRKUX-Dfc-UAmONS

On ne donne plus !

On no donne plus ! cela voulait dire qu'on avait donné, dans le temps, quand il y avait beaucoup, beaucoup do mallieuroux, quand des bandes de dix ou quinze cherche-pain passaient aux portes. Mais maintenant ce n'était pas le jour I il n'y avait plus de cherche-pain au pays, il ne devait plus y (jn avoir; il en était tant parti pour les Gharunlos I Les malheu- reux qui restaient, la commune ne leur venait-elle pas en aide?

La bru des Larin, qui était pourtant une proche voisine, pensait tout juste ainsi ; et comme elle était très sotte, elle l'expliquait à Bas-Bleu et aux deux petits drôles qui raccompagnaient.

On ne donne plus 1 vous êtes soutenus par la commune. Aujourd'hui les plus malheureux ne sont pas les malheureux ; allez-vous-en !

En revanche, il y avait de bonnes portes ; il y avait des gens qui donnaient de la miche et invitaient à entrer pour se réchauffer.

Bas-Bleu n'aimait pas à aller seule, car elle avait peur des chiens. Elle évitait aussi les coureurs des routes.

Vers la fin de l'hiver, elle commença à emmener les bessons. Elle leur apprit les chemins les plus courts et les choses qu'il fallait diro pour avoir des tartines.

CHAPITRE III

LA BRACONNE

Le dimanche, Séverin faisait de longues courses dans les champs. Dès les premiers temps de son veu- vage, il avait commencé à sortir ainsi pour ne pas rester immobile à songer. Puis, peu à peu il avait pris le pli de ne jamais rester tout un dimanche au village.

Quand il n'était plus utile chez lui, il s'en allait voir les semis de maïs ou bien les jeunes plants de choux ou bien les champs de pommes de terre le sol commençait à se soulever autour des tiges. Il passait sur les guérets, arrachait une ravenelle ou une toufîe de chiendent, écrasait par habitude les mottes échappées à la herse. Il longeait les haies bruissent, dans l'ombre chaude, des bêtes ignorées. Il détruisit quatre ou cinq nids de vipères. 11 regardait comment les branches poussent ; s'asseyant dans les cheintres, il s'amusait à cueillir et à considérer les herbes sans noms, les herbes indifférentes sur lesquelles grimpent de petites bêtes sans noms aussi qui sautent quand on les touche ou font les mortes.

Il remarqaait des choses auxquelles il n'avait jamais fait attention jusque-là.

Un dimanche du mois d'août, comme il était de

^n'i I.KS CRETIX-DE-MAISONS

^aide chez les Chauvin, il surtit dans l'après-midi pour qIIct voir ses quatre sillons de pommfs de terre dans les Grandcs-Jonories, Au retour, il s'attarda à cueillir des noisettes; elles abondaient dans deux ou trois haies écartées que les enfants n'avaient pas encore pillées. Le dimanche suivant, il revint au même endroit et l'autre dimanche encore. 11 finit par cueillir ainsi une dizaine de litres de noisettes que la licrnoude fit sécher hors de la portée des enfants et qu'elle vendit vingt sous au Béguassard.

Tiens, pensa Séverin^ je n'ai pas perdu mon temps i

A partir de ce jour, il fit attention aux choses qui se perdent et que le passant a, de par l'usage, le droit de ramasser. Et même, à partir de ce jour, il rechercha ces choses pour les rapporter aux enfants ou pour en faire de l'argent.

11 s'inquiéta, par exemple, des endroits poussaient les champignons. Son défunt père, qui s'était empoi- sonné deux fois, lui avait appris à reconnaître les bons, mais il ne se souvenait plus bien des espèces ; il en cueillit de douteux qu'il essaya avant les enfants.

Au mois de novembre il ramassa un bon double de châtaignes de bois ; il courut très loin chercher des jets de bourdaine qu'il échangea contre du beurre.

Au printemps, il sut trouver dès les premières journées chaudes toute une brassée de muguet fieuri ; Bas-Bleu en fit cinq bouquets qu'elle alla offrir aux dames de Coutigny ; cela rapporta une dizaine de sous.

Sévorin était devenu rusé. 11 disait aux petits cou- reurs de haies des secrets sans importance, puis il

LA BRACONNE 205

les écoutait se vanter à leur tour de leurs trouvailles et il recueillait des renseignements dont il profitait. Il put ainsi trouver sans peine trois nids de merles ; il dénicha douze petits qu'il mit dans une cage et que Bas-Bleu mangea l'un après l'autre, cuits avec un peu de beurre dans une pomme de terre creusée.

Bas-Bleu était sa préférée ;elle toussait toujours beaucoup et cela inquiétait son père.

Pour lui faire un remède, il fallait, entre autres choses, du cresson; Séverin en cueillit de-ci, de-là. Or, le cresson n'est pas tout à fait à celui qui le trouve ; c'était une demi-maraude. Un an plus tôt, Séverin n'aurait jamais fait cela. Il eut encore une hésitation ; mais, à force de se débattre contre la misère, il s'habi- tuait à ces hésitations-là. Bas-Bleu était malade, il fallait du cresson pour la guérir ; alors quoi? demander, demander toujours ! On s'en lasse encore plus vite qu'on ne se lasse de donner.

Séverin, en coupant du cresson dans le Pré-Bas des Larin, se disait :

Quand je verrai le voisin, il faudra que je le prévienne ; ça vaudra mieux.

Il le vit le soir même ; mais Larin était justement im sauvage, très dur au pauvre monde ; n'avait-il pas grondé méchamment les bessons qui ramassaient des bouses sur le chemin Roux, près du Haut-Village? Séverin, craignant d'être mal accueilli, garda la chose pour lui.

Et, bien mieux, le dimanche suivant, il revint dans ce même pré coulait un petit ruisseau peuplé de grenouilles et de vairons ; il y revint avec un grand

20(3 LES CRBl'X-DK-MAIS()>«S

paiiitT assez large pour barrer tout le courant; il réussit à prendre une assiettée de petits poissons. Quand rélé fut venu et que le ruisseau fut presque à sec, Séverin épuisa des trous. C'était une pêche fati- gante et cela pouvait rapporter un procès, mais les enfants se régalaient au retour. Un jour, il prit une anguille, une autre fois ce fut un cent d'écrevisses que la Gustine, par complaisance, porta au marché et vendit trente sous.

A vrai dire Séverin prenait goût à la pêche. Il pas- sait tous ses dimanches au bord de l'eau, l'oreille au guet par crainte des gendarmes. Il en arriva à rêver des coups plus fructueux. Une nuit il essaya de prendre des grenouilles en les attirant avec une chandelle ; il avait entendu dire que l'on réussissait ainsi des pêches étonnantes, mais il ne prit rien. Une autre fois, un samedi soir, il voulut emmener Gustinet pêcher dans la Sèvre, très loin ; heureusement, Gus- tinet refusa ; il craignait l'eau, ne s'étant baigné que doux fois, pendant son service.

D'anciens désirs de braconne se réveillaient aussi en Séverin. Il commençait à suivre de l'œil les vols de perdrix et à relever la trace des lièvres ; mais il hésitait à chasser à cause des désagréments certains que cela lui amènerait ; il se souvenait de son défunt père à qui la réputation de tendeur de lacets avait fait si grand tort.

Pourtant un jour il attrapa un écureuil vivant qui lui fut acheté cinq sous ; la semaine suivante, il trouva une nichée de lapins et réussit à prendre tout, la mère et les petits.

LA B R A C O N >' E 207

Enfin, un dimanche de décembre, comme la neige était sur la terre, il partit avec deux francs braconniers des Pelleteries ; toute la journée les trois hommes suivirent des pistes de bêtes ; la chasse fut bonne : deux putois et quatre lapins. Séverin eut quatre francs pour sa part. Cela l'allécha ; un beau matin, il acheta un peu de poudre et du plomb.

De temps en temps il empruntait le fusil de Gustinet un vieux fusil à baguette dont la crosse en bois blanc se démontait et, par les beaux clairs de lune, il sortait seul pour aller se mettre à l'afTût dans quelque charrière. Il prenait de grandes précautions pour ne pas être vendu, mais les chasseurs des environs finirent tout de même par se méfier et plus d'une fois les gen- darmes rôdèrent autour des Pelleteries et autour du

Pâtis.

*

Un jour, comme Chauvin se disposait à sortir de chez M. Magnon, à qui il venait de payer son fermage, il s'entendit rappeler :

Chauvin 1 criait M. Magnon, Chauvin ! j'ai encore quelque chose à vous dire.

Le fermier revint dans la cuisine l'autre l'avait reçu.

Quoi donc, notre maître?

Le maître était grave ; il questionna comme un juge :

Dites donc. Chauvin, y a-t-il des perdrix cette année au Pâtis?

Dame ! je vous dirai que je n'y prête point

208 LES cnEi:x-DE-MAiso:ss

attonlion. Jo crois tout de m^me qu'il n'y en a paa plus qu'à l'habitude. Seulement jo n'ea suis pas sûr... jo ne sais pas trop, voyez-vous.

Je s.iis, moi.

Ah!

Et je sais nussi pourquoi il y en a moins qu'à l'habitude.

Pcuf-êlre bien.

Oui ; le pourquoi... ce sont les braconnier»t. On les connaît ; il y en a un chez vou.s, Chauvin I

Ça, notre maître, ceux qui vous l'ont dit sont des menteurs. Il n'y a jamais eu de fusil chez nous et ni moi ni me? gars n'avons jamais c!ias;é.

Jo ne parle pas de vous ni de vos gars, mais votre valet braconne, entendez-vous bien? et faites attention à ce que je vais vous dire maintenant : je ne veux pas de braconnier sur mes terres ; à la Toussaint vous vous débarrasserez de ce gaillard-là.

Je ne pourrai pas, notre maître ; c'est trop tard à présent ; nous avons fait marché pour Tannée pro- .chaine.

Oh ! ça m'est égal I arrangez-vous comme vous voudrez ; il s'en ira. D'ailleurs, le malheur ne sera pas grand : un homme qui n'a que la rapine en tête ne doit pas être un bon valet.

Pour ça, notre maître, vous faites erreur ; je ne sais pas si Pâtureau braconne, mais ce que je peux vous dire, c'est que les travailleurs comme lui, on ne les ramasse pas à la pelle. Ce sont des contes, allez I qu'on vous a faits... Non, je ne crois pas qu'il braconne.

LA BRACONNE 209

M. Magnon eut un geste d'agacement.

Quand je vous le dis, moi ! Il est de race, l'animal. Souvenez-vous du père... Le lils est tout pareil. Ça crève de faim, mais ça veut faire comme les riches. La maraude, la chasse, la pêche, tout est bon ; ça vous a des pattes crochues ; ça tire tout à soi... Pas plus tard que dimanche dernier vous voyez que je suis renseigné il a vendu, votre Pâtureau, il a vendu un lièvre quatre francs à une personne du bourg ; oui, Chauvin, un lièvre de sept livres, une femelle et pleine encore 1 Et voilà comment moi qui ai du bien, moi qui nourris des chiens, moi qui paye un permis, je ne ramasse rien au temps de la chasse !

Quatre francs 1 voiià quatre francs bien tombés ! pensa tout haut Chauvin.

Ah ! vous êtes dans ces goûts?

Non pas, notre maître 1 vous savez que je n'ai jamais été pour la braconne. Je dis seulement qu'il y a de la misère chez mon valet. 11 y a deux ans, la mère est morte pour avoir travaillé au delà de ses forces ; et maintenant il n'y a que le gage du père pour faire vivre toute la nichée, six enfants et une ancienne. Ça ne fait pas une grosse chique pour chacun, allez I

Eh oui. Chauvin I la misère, la malchance, les drôles, les vieux et patati et patata... Voilà des gens qui reçoivent du pain de lu commune, qui reçoivent du pain do leurs voisins, des gens à qui I'chi paye le médecin, des guns à qui l'un vient on aide de tuus les côtés. Eh bien 1 ça Su plaint tout de uiênie et au besoin ça vole !

14

210 LES CREt;X-DB-MAISONS

Oh ! le valet de chez nous n'est point un voleur.

No vous y fîez pas I En tous les cas, s'il ne vous vole pas, il vole les chasseurs honnêtes ; il me vole, moi !... Je ne le souffrirai pas.

Comme s'il se fût parle à lui-même, M. Magnon continua avec une amertume évidemment sincère.

Oui, ça vient se plaindre par-dessus le marché. Le monde change. Il y a seulement trente ans, on voyait bien plus de misère qu'on n'en voit aujour- d'hui ; mais les malheureux de l'ancien temps man- geaient des pommes de terre avec leur pain noir et même quand ils n'avaient pas de pommes de terre, ils mangeaient leur pain tout sec. Cela ne les empêchait pas de vivre ; ils ne se plaignaient pas...

A présent, personne ne veut plus se tenir à sa place ; les riches ne se distinguent plus des travailleurs. Je vois des paysans presque aussi bien habillés que mes deux garçons; les tilles sont encore pires : coiffes de soie, rubans, bottines, tout le tralala. Ah I la gloire est montée 1 et la gourmandise aussi ! chez les fer- miers et même chez les valets, on ne se prive plus ; le café, le sucre, le vin, tout ça roule ! il faut du beurre, il faut des œufs, il faut du lard. Bientôt, ils vont tous aller à la boucherie, nia parole I Etonnez-vous après de voir tout enchérir. Pour vivre aujourd'hui, il faut des cents et des mille ; les propriétaires seront obligés de travailler comme les autres, nom d'un chien 1

Allons I notre maître, ne vous tracassez pas ; il y en aura qui fléchiront avant vous ; m'est avis qu'il y en aura beaucoup.

M. Magnon se rengorgea, tlatté.

LA BRACONNE 211

Eh bien ! fit-il avec rondeur, pour en revenir à ce que nous disions, c'est donc une affaire entendue : vous prendrez un autre valet.

Je ne peux pas. Je vous ai dit que nous avions fait marché la semaine dernière. Si vous voulez, je dirai à Pâtureau de ne plus braconner ; il m'écoutera peut-être.

Je me fiche de ce que vous lui direz, je me fiche de votre marché, je veux qu'il parte et ça suffît. Vous ne comprenez donc pas ce que je vous dis? Vous pouvez vous vanter d'avoir la tête dure.

Chauvin répondit encore :

Non, je ne peux pas ; je le voudrais bien, mais c'est impossible ; un marché ne se défait pas.

Alors, moi, propriétaire, je ne compte plus? Ce sont des choses qui ne regardent que vous, pas vrai, Chauvin? Eh bien 1 je me souviendrai de ça! et vous verrez ce qui arrivera 1

Le vieux paysan releva la tête.

Notre maître, je ne demande qu'à vous faire plaisir, mais cette fois vous voulez une chose qu'un Chauvin n'a jamais faite. Ce que j'en dis là, ce n'est point pour le valet, bien que ce soit un gars méritant. Mais quand j'ai fait un marché, quand j'ai tapé dans la main d'un homme en disant : « C'est tant », oh bien 1 c'est tant ! et le marché tient toujours, qu'il soit bon ou qu'il soit mauvais. J'ai toujours fait comme cela depuis que j'ai l'âge de raison et je ne veux pas changer de mode à soixante ans... Voilà ce qu'il en est, notre maître ; à présent, il arrivera ce que vous voudrez.

Le rentier se leva, bredouillant des menaces.

212 LES CRK( \-l) K-M.il.so.N-;

C'est coniMio ça ! Kh bien, fichoz-niui 1*» ccinip I nous nous reliouvorons, mon vienne ; vous inc paierez ça plus cher qu'au marché. Et quant à votre valet, nuus allons nous on occuper ; vous pouvez l'avi-rtir si Vous voulez ; le diable m'emporte s'il n'est pas pincé !

Sc^vorin fut pincé on effet, mai? pas tout de suite, car sur l'avis de Chauvin et sr- sentant d'ailleurs étroitement surveillé il cessa d'aller à l'affût.

11 fut pincé un an plus tard, au mois de septembre, en plein jour et par M. Magnon lui-même.

C'était dans la soirée, vers quatre heures. Le plus jeune des Chauvin, Florentin, arrachait des pommes de terre le long de la haie b(trdaiit la route. Séverin. lui, travaillait au milieu du champ près d'un tom- bereau vide ; il piochait machinalement. Soudain Florentin cria :

Séverin 1 Séverin I un lièvre I

Un lièvre avait en effet percé la haie à côté du jeune homme et, par une raize, il venait droit sur le valet. Celui-ci, instinctivement, lâcha son pic, saisit un aiguillon qui se trouvait à côté de lui, se baissa vive- ment et, de toutes ses forces, lança un coup rasant.

Le lièvre, touché au museau, eut un couic I pr(i- longé. Deux ou trois soubresauts l'agitèrent, puis il s'allongea entre deux sillons. Séverin fit signe à Flo- rentin qui accourut. Ils examinèrent le lièvre; c'était un jeune, il pesait dans les cinq livres.

Ça se trouve bien, dit Séverin ; mes drôles ne

LA BRACONNE 213

sont pas rudes en ce moment, ça leur fera du fricot. Mais Florentin, qui maniait la bête, fit remarquer qu'elle avait une patte cassée ; elle avait reçu un coup de fusil. Alors ils se rappelèrent avoir entendu des aboiements et deux détonations sm' la gauche, quelques instants plus tôt.

Les chasseurs vont arriver, dit Florentin ; ce sont les maîtres... ton aiïaire n'est pas claire.

Nom de nom 1 je n'ai pourtant pas envie de leur laisser ce lièvre.

Tu serais bien bête! d'ailleurs, si tu le laisses, ils te chercheront chicane tout de même. Cache-le donc, et vite 1 moi, je me sauve.

Pendant que le jeune homme se hâtait vers son outil, Séverin lança le lièvre dans le tombereau et vida par-dessus un sac de pommes de terre. Puis il se remit au travail. Il était temps ; des aboiements furieux se faisaient entendre dans le champ voisin, de l'autre côté de la route ; les chiens avaient retrouvé le pied ; ils percèrent la haie à leur tour et se précipi- tèrent entre les sillons. Arrivés au milieu du champ ils se séparèrent, revinrent en arrière et se séparèrent encore.

A ce moment, un gros homme essoufflé enjamba l'échalicr à côté de Florentin. C'était M. Magnon père.

As-tu vu la bête, demanda-t-il au jeune homme?

Quelle bête?

Un lièvre.

Un lièvre?

Oui, un lièvre que j'ai tiré tout à l'hfïure? Le u:ar8 dit en lia de sa voix lento :

21^ I.KS CRKIiX-DE-MAISONS

Non, je n'ai rien vu ; il a pu passer sanB que je m'en aperçoive d'ailleurs... vous savez, quand on travailli' !.,.

Mais déjà le maître n'écoutait plus et se lançait derrière les chiens. Quand il eut fait une vingtaine de pas, il s'arrêta 8ur[)ri3.

C'est trop fort ! cria-t-il à son fils qui arrivait avec un autre chasseur ; les chiens perdent encoro le pied ici. Pourtant je suis sûr de l'avoir touché ; il ne doit pas être loin.

Séverin vit les trois hommes se rapprocher et parler bas en regardant de son côté ; puis la voix de M. Magnon se fit encore entendre, haute et mena- çante.

Il n'y a pas à dire, le lièvre est ici. Ce n'est pas d'hier que je chasse... je me méfie... il faudra que tout cela se tire au clair.

Cependant son fils rappelait les chiens et les remet- tait sur la piste ; le même manège recommença ; les chiens s'égaillèrent encore.

C'est tout de même raide ! fit-il à son tour ; le lièvre s'est envolé sans doute.

Il allait interpeller Séverin, lorsque le troisième chasseur qui, fatigué, s'était assis sur l'aiguille du tombereau, poussa une exclamation de surprise. Tous ceux qui étaient levèrent la tête ; les deux paysans, à chaque bout du champ cessèrent de tra- vailler.

Venez donc voir I disait le chasseur ; il y a du sang sous le tombereau.

Les Magnon accoururent et se baissèrent vivement ;

LA BRACONNE 215

du sang, en effet, avait goutté entre les planches disjointes.

Je m'en doutais bien ! cria le vieux. Ah 1 la crapule 1 l'a-t-il fourré?

Les chiens aboyaient furieusement. L'un d'eux, d'un bond formidable, fut dans le tombereau ; tout de suite il fouilla dans les pommes de terre et découvrit le lièvre.

Je le savais 1 Je le savais ! hurla M. Magnon. Voleur I tu es pris 1 cette fois, cela va te coûter cher 1

Séverin pensa :

Ça y est ! J'ai eu tort d'écouter Florentin. Il s'avança pourtant, son pic à la main.

C'est à moi que vous parlez, monsieur Magnon?

Mais non, c'est au pape 1 Ce n'est pas toi qui m'as volé ce lièvre ? Ose donc le dire 1

Je ne vous ai rien volé ; je trouve que vous lancez vos paroles... Ce lièvre est passé à ma portée, je l'ai tué d'un coup de bâton ; il est à moi, je pense.

Il est à toi I Tu vas le voir, canaille, comme il est à toi ! Ah 1 tu ramasses le gibier devant ma chasse! Qu'est-ce que tu dis? C'est peut-être toi qui as cassé les pattes à ce lièvre d'un coup de fusil !

Je ne savais pas que vous l'aviez tiré, moi I Croyez-vous que j'ai le temps d'écouter s'il y a des gens qui chassent ici ou ?

Oui, oui! je te connais! Enfin, tu es pris ; j'ai des témoins. Et ce n'est pas trop tôt ; il y a assez long- temps que les gendarmes et les gardes le surveillent.

Séverin eut un sourire de mépris.

IV' l ES CREIX-DK-MAISONS

Je sois, jo sais... Vous n'avez pas boBoin de ni'nppri'ndre que vous êtes un mouchard.

Qu'est-ce que tu dis? crièrent en mémo temps If'S deux Magnon.

Jo dis que vous êtes des mouchards I vous, le vieux, vous en êtes un, et vous, le gars, aussi I vous êtes connus pour ça !

Florentin entendant les voix monter avait quitté son travail. Il vint se placer à côté du valet et le tira par le bras en essayant de l'apaiser. Mais Séverin se dégagea d'une secousse.

Laisse-moi, Florentin I Je veux leur dire ce que j'ai sur le cœur.

Puis, tendant le poing vers les chasseurs :

Sales mouchards ! cria-t-il, vous m'avez vendu I vous êtes tous pareils, tous les porteurs de permis, tous les riches I avec toutes vos rentes, vous êtes jaloux des crèvc-de-faim. Quand on vous dit qu'un valet a tué un lapin et qu'il l'a vendu pour payer le bou- langer, vous courez chez les gardes et chez les gen- darmes. Je le sais bien, allez I que vous m'avez vendu 1 Et maintenant vous venez me honnir, sales mou- chards que vous êtes I Vous allez me faire avoir un procès. Eh bien I je m'en fiche de votre procès, de vos gardes et de vos gendarmes, et je me fiche de vous ; à vous trois qui êtes là, vous ne valez pas une gifle !

Rouge, les yeux exorbités, sous la menace d'un coup de sang, M. Magnon s'étranglait à crier :

Voleur I Canaille I tu me le payeras 1 tu iras en prison, il y a des témoins... tu iras en prison, fri- pouille I

LA BRACONNE 217

Le troisième chasseur qui n'avait rien dit pendant la dispute déclara d'une voix nette :

Le vol est manifeste ; ce sera en effet de la prison. Quant à l'autre, il est évidemment complice.

Oui, toi aussi, Florentin, nous te retrouverons ! hurla le rentier ; d'abord jo vais passer chez ton père ! Ah ! je vais vous les faire fourrer en prison, les ca- nailles 1

Il ramassa le lièvre et, suivi des deux autres, s'en alla en gesticulant; devant l'échalier il se retourna pour insulter encore le valet :

Voleur ! Tu iras en prison I Ah ! que je suis con- tent !

Alors Séverin qui s'était remis au travail se redressa et cria lui aussi à pleine poitrine :

! dis donc I si je vais en prison, j'en sortirai un jour ; et quand j'en serai sorti, je te retrouverai. Oui, je saurai bien te dénicher, toi, et aussi tes gars ; alors, bon Diou ! nous réglerons ça ! Je me charge de te faire sonner la peau du ventre, vieux crapaud ferré I

Il cria ses paroles dans sa colère ; dès qu'il fut un peu calmé, il les regretta. C'était une bien mauvaise affaire qu'il venait de se mettre sur les bras. Il y aurait procès, ce qui était déjà grave, mais il y aurait aussi d'autres vengeances plus sournoises.

Et Séverin se mit à penser à ses pauvres enfants ; et il pensa aussi à sa belle-mère qui, prise de dou- leurs et ne trouvant pas chez son gendre de quoi se soigner, s'en était retournée aux Arrolettes depuis quelques jours. Elle ne pouvait plus guère marcher, la

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Bornoude ; elle n'était plus bonne à grand'chose. Or, il «'tait question, dans le pays, d'une nouvelle loi qui serait faite pour les anciens dans ia misère : on disait qu'ils toucheraient jusqu'à quinze francs par mois. Séverin et Auguste avaient parlé de cela ensemble ; ils avaient compté sur cette petite rente. Mais à présent? M. Magnon était un gros bonnet; il connaissait l'évêque, il menait ceux du bureau de bienfaisance. On ne trouverait pas la Bernoude assez pauvre ; l'argent irait à d'autres...

Séverin, sans colère maintenant, roulait en sa tête toutes ces idées tristes. Une lassitude soudaine le courbait. Il piochait toujours du même mouvement régulier, mais il ne pensait plus du tout à aon travail.

Le soleil s'en allait derrière les frênes minces de la haie ; de grandes ombres pointues s'allongeaient côte à côte sur la terre. Bien qu'il fût encore tôt pour ren- trer, Florentin, impatient de savoir ce que le maître avait dit à la maison, appela le valet et l'attendit à l'échalier. Les deux hommes ayant ramassé leur veste, s'en allèrent, penauds.

Au Pâtis, M. Magnon n'avait trouvé que les femmes. II avait fait un tapage à tout casser, disant qu'il mettrait Chauvin à la porte à la fin du bail et même plus tôt s'il le pouvait. Quant à Séverin et à Florentin, ils étaient sûrs de leur affaire : les gendarmes allaient être immédiatement prévenus.

Les hommes apprirent tout cela en mangeant. Chauvin blâma son valet et son gars ; puis, quand on lui eut bien expliqué les chosos, comme la nuit n'était pas encore venue, il décida d'aller chez le maître.

LA BRACONNS 219

Baille vite ma blouse, Henriette ! dit-il ; je veux aller le raisonner tout de suite. Toi, EQon valet, attends ici, si tu veux savoir.

Séverin attendit. Le patron ne musa pas ; au bout d'une heure il était de retour. Il rentra sans se presser.

Eh bien! c'est arrangé? demanda Florentin.

Gomme ci, comme ça...

Y aura-t-il procès?

Ça dépend... je vais vous dire... Ça n'a pas trop mal marché ; il a été même coulant. Il m'a dit : « Je ne tiens pas à un procès à cause de Florentin ; j'ai peur aussi que cela aille trop haut. Je veux seulement que Pâtureau sorte de chez vous tout de suite. »

S'il n'y a que cela, dit le valet, ce n'était pas la peine de faire tant de bruit. Je m'en irai. La Tous- saint est dans cinq semaines, cela ne vous gênera pas trop ; moi de même. Mais comment se fait-il donc que sa colère soit si vite tombée?

Florentin eut un rire silencieux :

A la fm, tu as parlé sur ta grosse dent : il a eu la frousse.

Bah! Tu crois ça?

Bien sûr 1 Si tu te figures que tu avais l'air commode 1

CHAPITRE IV

LES PAROLES DE LUCIEN CHAUVIN

Le premier lundi d'octobre, Séverin alla à la foire de Cerizay pour chercher à se gager. Non pas que le temps pressât et que cette foire fût un lieu de gagerie, mais ce lui était tout de même une occasion de voir des fermiers ; peut-être aussi trouverait-il à se louer pour tout le mois d'octobre, ce qui vaudrait mieux que d'aller en journée.

Malheureusement, il y avait peu de monde à Cerizay. Séverin entra bien en marché avec un fermier de Malitrou, mais ce fermier n'avait point hâte de gager ses domestiques ; il voulait d'abord s'informer des prix. Le marché ne se conclut donc pas.

A midi, Séverin n'avait plus qu'à s'en retourner chez lui. Auparavant il fit un petit tour sur le champ de foire. Le bruit diminuait ; les gens s'en allaient emmenant leurs bêtes. Séverin examina celles qui restaient ; il remarqua une sorte de gr-ande cage étaient couchés deux nourrains, tachés de noir d'une façon assez particulière ; s'étant arrêté devant cette cage, il eut de la main un geste machinal pour fairr lever les bêtes. Alors, une très grosse fennu"' s'approcha, croyant qu'il voulait les acheter.

LES PAROLES DE LUCIEN CHAUVIN 221

Ils sont vendus, dit-elle ; vous voyez : ils sont marqués. J'attends pour les livrer.

Quand elle eut dit ces paroles, elle s'arrêta pour regarder Se vérin, et lui aussi la regarda ; il avait vu cette figure ailleurs, ou plutôt une figure jeune qui ressemblait à celle-ci.

Enfin, dit-elle la première, tu es bien Séverin Pâtureau?

Et toi, Mariche? répondit-il aussitôt, car il venait de reconnaître le sourire encore jeune. Que fais-tu là? continua-t-il.

Tu le vois ; je garde mes cochons en attendant le marchand. Et toi, que cherches-tu?

Moi, je cherche à me gager, parce que j'ai quitté ma condition voilà huit jours passés.

Ils avaient beaucoup de choses à se dire. Elle lui montra une grosse pierre elle était assise avant qu'il vînt. Il y avait place pour deux en se serrant un peu. 11 s'assit donc à côté d'elle. Elle portait large ; il sentait contre lui sa hanche molle. Elle avait au cou des plis de chair comme en ont aux cuisses les enfants très gras ; la sueur avait entraîné dans ces plis la poussière de la journée et cela faisait sur la peau comme des bouts de fil noir.

C'est égal, dit Séverin, tu n'es pas faillie I

iNon ! Ah 1 je suis grosse I Je pè^e biou deux cents ; ça gêne l'été ; on échauffe... Je ne porte plus de corset... Je ne suis guère avenante... Tout ça, ajoutâ- t-elle en montrant sa poitrine énorme et son ventre, tout ça fait carnaval ensemble quand je marche vite.

Séverin se mit à rire.

222 LES CREIIX-DE-MAISONS

lùifiii. c't'St signe que tu n'as pas ôiè nialheu- rcusc.

Pasniulheurousc ! Oh ! si ! et je ne suis pas au bout. Elle conta sa vie. Elle avait eu deux bâtards,

comme il savait sans doute. Cela lui ayant fait tort dans la région, elle avait été au loin, et elle s'était mariée dans le haut pays avec un veuf de cinquante ans qui tenait une petite borderie.

Dame I les gens des alentours avaient ri le jour de la noce et, le soir, les gars étaient venus faire le charivari à la porte. Ce n'était pas bien gai ; mais quoi ! avec deux bâtards, elle n'avait pas le droit d'être difficile.

Elle avait eu trois autres enfants coup sur coup ; puis son homme avait été pris d'une mauvaise maladie dans les jambes, dans les reins et dans la moelle du dos. Il avait été en enfance et paralysé pendant deux ans, et il était mort en lui laissant des dettes et cinq enfants sur les bras. Depuis, elle avait tenu la terre quand même.

Voilà sept ans que je suis seule pour faire tout, dil-elle. J'en ai arraché du travail, va! Ces temps derniers, mes bessons m'ont aidé, mais voici qu'ils ont quinze ans, et ce sont déjà de mauvais sujets. Ils se soûlent comme des hommes et se battent. J'en ai gagé un ; l'année prochaine, je gagerai l'autre quatre jours par semaine. Ça fera de l'argent, car ils sont furts, mais ils mangeront tout... Des têtes brûlées, vois-tu...

Elle s'arrêta un moment, puis reprit en secouant ses grosses épaules :

LES PAROLES DE LUCIEN CHAUVIN 223

Heureusement, je prends le temps comme il vient. C'est mon caractère qui est comme ça... les choses, moi, je ne m'en fais pas trop... Tout de même, je ne m'arrange pas ; il m'est venu à mon troisième drôle des varices très grosses ; quelquefois je ne peux pas marcher. Tiens, encore aujourd'hui, ça me fait mal ; j'ai cette jambe enflée.

Elle leva un peu son jupon pour montrer sa cheville. Un marchand qui passait risqua une vilaine plai- santerie. Elle ne s'en émut guère.

Gomme ça, dit-elle à Se vérin, tu es toujours chez les autres... Tes affaires, à toi aussi, n'ont donc pas prospéré?

Non I pas trop ! Je suis veuf, j'ai six enfants et les plus grands cherchent du pain.

Il dut parler à son tour et plus longuement qu'il n'en avait envie. Quand elle sut que Delphine était morte de ses couches, laissant un bébé à élever, les larmes lui vinrent aux yeux.

Quel malheur ! fit-elle ; pauvre Delphine ! Dire qu'il a été un temps je l'aurais peut-être battue si je l'avais trouvée seule sur un chemin. Pauvre Delphine ! elle qui était si jolie et si gaie, elle est donc morte 1 J'aurais bien m'en douter tout de suite ; jamais elle ne t'aurait laissé venir à la foire fripé comme tu l'es, sans boutons et sans cravate.

D'un geste familier, Mariche remonta le col de la blouse qui était trop grand et glissait sur l'épaule. Il vit que sa main était dure comme une main d'homme et que ses doigts blessés avaient des uiigles difformes.

224 I.KS c:HF.rX-I)E-MAISONS

Il y eut eiitro eux un silonco. Elln reprit h mi- voix :

Qunnd l'homme est mort, c"t«l trisl»! ; maia quand c'est la femme, c'est encore pis pour les enfants. Tu ferais bien de te remarier...

Il se retourna :

Me remarier 1 tu es folle I Et avec qui, bon san^ I

Puis il se ieva, méfiant. Cotte hâte la fit rire.

Je vois que tu as toujours peur, dit-elle. Tu as tort, ce n'est pus pwur moi que je parle. J'ai cinq enfants et pas mal de dettes... nous ferions un triste marché... Si tu venais me le proposer, je dirais comme toi tout à l'heure : « Tu es fou ! » ... Et pourtant j'accpterais peut-être, parce que, toi... Enfin, prends garde à ne pas m'en conter I

Elle eut encore une fois son rire roulant de femme grasse, son beau rire qui lui restait de sa jeunesse et qui était comme un timbre clair dans une horloge démolie.

Tout de même, reprit-elle, cela m'amuse de te voir si peureux. Mon pauvre Séverin I je suis bien changée, va ! C'est qu'autrefois j'étais un diable I Aussi, pourquoi ne me voulais-tu pas? J'étais bien forcée d'être hardie. Et ma foi, à présent, je ne le regrette pas... Ah ! bien non 1 je ne le regrette pas !

Ni moi, dit Séverin; et cola m'a fait plaisir il- te revoir. MaintunanL, il faut que je m'en aille. Bon courage, Mariche I

Il lui tendit la main, mais elle se leva et l'embrassa. Puis, elle s'en alla faire un tour à ses cochons ; lui,

LES PAROI ES DE LUCIEN CHAUVIN 'ïïï^

descendit la côte du champ de foire au milieu des tou- cheurs de bêtes qui se dirigeaient vers la gare.

Séverin avait dit vrai à la Mariche ; il ne regrettait pas cette histoire de jeunesse. Jadis, aux premiers temps de son mariage, il en avait eu grand'honte ; mais depuis, la vie l'avait tant bousculé qu'il ne voyait plus les choses de la même façon.

Beaucoup d'événements qui lui avaient semblé im- portants reculaient et s'effaçaient dans son souvenir ; et par exemple, cette courte folie d'amour pour la Mariche n'était plus qu'une toute petite aventure du temps passé une aventure agréable, en somme, telle qu'il n'en connaîtrait plus.

Quant à cette idée de mariage, c'est cela qui était bien fou ! Se marier, lui ! Qui donc voudrait s'apparier à tant de misère ? Il n'y avait qu'une toquée, qu'une en- ragée, il n'y avait que Mariche pour y songer. Cette Mariche, elle avait beau se dire changée, elle en tenait encore pour lui ; il se rappela son rire qui sonnait tou- jours vingt ans.

Non ! ni celle-ci, ni une autre. Bas-Bleu bientôt serait assez grande pour tenir convenablement la maison. Il n'allait pas se remarier au risque d'avoir d'autres enfants. Et puis, il était tout rempli du sou venir de la défunte et encore, il n'avait pas l'idée vers les choses d'amour.

Il arriva chez lui vers quatre heures. Georges, devant la porte, jouait avec lus pierres. Dans la maison, Bas-Bleu, assise sur une chaise défoncée, s'appliquait à coudre dans une loque brune. Avant de se lever pour embrassor son père, elle piqua son

15

22G t.Ks rnEt'X-nE-M VISONS

aijfuillc dans l'étoffe comme une p-ando femme.

Eh bien, pnpa, es-tu j»a^('' loin d'ici? deraanda- t-elle.

Non ; je ne suis pas gagé du tout.

Tant mieux. Je suis contente. Comme cela, tu te gageras dimanche à Coutigny et tu resteras dans un village dos alentours. Q)u'f'8l-ce que je ferais si tu demeurais loin et si tu ne pouvais pas rentrrT tous les soirs? C'est que les drôles ne veulent pas tou- jours me croire, tu sais !

Depuis que sa grand mère était paitie, elle parlait en maîtresse de maison.

Le dimanche suivant, en effet, entre messe et vêpres, Séverin se gagea chez les Bordager des Arrolettes. Et qui fit conclure le marché? Ce fut Lucien Chauvin le commis.

Étant venu passer quelques jours de congé au pays, il était allé voir son oncle, et Florentin lui avait conté l'affaire du lièvre. Il avait pris le temps de s'indigner, après quoi il avait vanté Séverin devant le fils Bor- dager qui était son camarade d'enfance et dont le valet venait justement de tomber malade.

Et le dimanche donc, Lucien ayant rencontré les deux hommes, les fit entrer chez son père. Ils s'arran- gèrent rondement ; Séverin irait aux Arrolettes tout de suite ; il aurait pour son année un cent de choux, quatre sillons de pommes de terre et quarante-sept ftistûles. Jamais il n'avait gagné une somme aussi

LES PAROLES DE LUCIEN CHAUVIN 227

forte. C'est que les gages montaient dans le pays à cause des jeunes qui s'en allaient dans les villes ou dans les Gharentes.

Quand tout fut dit, Lucien ayant débouché une bouteille de vrai vin, s'anima contre les Magnon.

Ah ! ils t'ont appelé voleur ! dit-il à Séverin. Ces gens-là, voyez-vous, sont pro-pri-é-tai-res ; tout leur appartient : la terre, les hommes, les oiseaux, l'air qui passe. Voleur ! Elle est bien bonne ! Comme si ce n'étaient pas eux, les voleurs ! D'ailleurs un pauvre diable qui triche pour nourrir les siens n'est pas un voleur ; celui dont l'enfant a faim a droit de prendre le superflu des autres.

Oh 1 oh !

Cela, les deux paysans ne l'admettaient pas tout à fait.

CHAPITRE V

BAS-BLEU

Bien qu'elle fût chétive et n'eût que treize ans, Bas-Bleu tenait le ménage de son père. Elle faisait les laveries, raccommodait les bardes, trempait la soupe, peignait et débarbouillait les petits. Elle avait beaucoup de peine à faire les lits, surtout celui elle couchait avec ses sœurs. Elle était obligée de grimper sur une chaise pour arranger la couverture.

Entre tous ses cadets, Georges était son préféré. Elle avait pour lui des soins de jeune mère puérile : elle lui préparait de la soupe à part et lui faisait manger du sucre en cachette. Les autres, parfois, étaient jaloux ; elle les grondait souvent et même les corrigeait ; mais elle le faisait avec tant de naturel qu'ils lui obéissaient mieux qu'à la Bernoude.

Georgette, seule, se rebiffait sous les taloches. Cette Georgette ne ressemblait pas beaucoup à sa sœur ; courte et grosse, jolie néanmoins avec sa tignasse cendrée et ses yeux tachés d'or, elle était la mieux plantée de la famille. En revanche, elle avait toujours eu sa bonne part de sournoiserie ; depuis quatre ans qu'elle allait à l'école, elle en avait appris de toute* les couleurs en compagnie de deux autres fillettes du

BAS-BLEU 229

village, deux mauvaises pièces d'une douzaine d'an- nées ; elle savait plus de choses que sa sœur aînée et celle-ci eût prévenu le père si elle eût osé.

Quant aux bessons, ils devenaient plus raisonnables. Ils avaient mendié un bout de temps ; mais comme il n'y avait plus guère de cherche-pain dans la com- mune, Séverin avait eu honte et avait gardé ses enfants chez lui. Seulement la dette s'était accrue chez le boulanger.

Séverin se disait :

Voilà mes bessons qui sont bientôt en force de travailler ; dans deux ans je les gagerai ; cela fera cinquante écus de plus et deux bouches de moins à nourrir ; nous serons sauvés.

En attendant la maison était vide ; pas de meubles, pas de bardes. Malgré toute son application, Bas-Bleu ne parvenait pas à remettre à neuf les nippes trop vieilles et l'on n'eût pas donné dix sous de la défroque des petits.

Mais ce qui inquiétait surtout Séverin, c'était la santé de Bas-Bleu. Elle toussait depuis longtemps ; très grande pour son âge, elle avait les épaules étroites et pointues ; sous sa peau trop claire, on voyait courir les veines bleues. Chaque automne elle avait un gros rhume qui lui donnait la fièvre.

Le médecin, consulté deux fois, avait dit qu'il fallait du repos, une habitation sèche et claire et sur- tout une nourriture fortifiante. C'étaient des paroles inutiles. Séverin chercha ailleurs : il espérait trouver un remède qui guérirait sa fille d'un coup. Un jour, la Gustine le réconforta.

230 r t. ■> I m. I \ - 1) I - M M.s'i >s

C'nst l'flK'^, dit-olle, c'est l'â^o, vois-tu, qui la travaille. Il faut quo cela passe; daiiB deux ou trois ans, elle sera forto.

Lui parti, cllo ajouta :

Elle sera forte ou morte, ça dépend.

Pendant l'été de sa quatorzième année, Bas-Bleu résista à peu près au mal, mais, à la Toussaint, une bronchite la coucha. La Bernoude ayant justement ses douleurs, ce fut Georgette qui eut la charge de soi- gner sa sœur ; heureusement, les voisines lui vinrent un peu en aide. Au bout de trois semaines, Bas-Bleu put se lever, mais elle resta sans force. Elle toussait de plus en plus et s'essoufflait au moindre effort.

Enfin, vers Pâques, comme elle achevait ses quinze ans, elle cracha tant de sang, un dimanche matin, que Séverin vit bien que son enfant allait mourir de cette mauvaise toux.

Cette année-là fut terrible. Dès le printemps, Séverin avait gagé les bessons comme toucheurs de bœufs ; mais Constant tomba d'un cerisier et se cassa une jambe, si bien quo, pendant un mois, il y eut deux malades dans le pauvre creux-de-maison. Il est vrai que Bas- Bleu se levait encore et même cousait un peu.

La grand'mère venait de temps en temps, mais la maison était si humide qu'elle retombait tout de suite percluse et qu'il lui fallait bit-n vite s'en re- tourner chez son gars.

Le dimanche, Séverin ne prenait plus le temps d'aller à la grand'messc ; quand il n'était pas de garde chez son patron, il passait toute sa journée à faire le ménage. Il balayait, lavait, brossait, cousait, faisait les lits.

BAS-BLEU 231

Bas-Bleu couchant seule sur Tordre formel du mé- decin, Séverin s'était installé un grabat au grenier avec une vieille paillasse et des débris de couverture donnés par les Bordager. Les deux bessons couchaient chez leurs patrons ; quant aux trois petits, ils échan- geaient leurs poux dans le second lit de la maison. Car ils avaient des poux continuellement ; c'était en vain que chaque dimanche le père leur frictionnait la tête jusqu'à les faire pleurer avec ses mains dures ; les poux revenaient on ne sait d'où. Un jour, la demoi- selle qui faisait la classe à Marthe, renvoya la petite pour cause de malpropreté.

La Gustine, apitoyée, débarbouilla l'enfant et lui drogua la tête avec de la graine de pied d'alouette macérée dans du vinaigre. Séverin ne sut pas cette histoire.

Mais il ne pouvait manquer de s'apercevoir, du dénuement de plus en plus triste de la maison. Plus de chaux aux murs, plus d'images sur la cheminée, plus de laine dans les couvertures, plus d'assiettes au vaisselier... De la poussière partout, et des taches, et des toiles d'araignées.

Un jour que Pitaud avait fait pour les Pâtureau un charroi do complaisance, Séverin voulut lui oiïrir une tasse de café. Mais au moment de verser ce café dans une tasse jaune et ébréchée, il se trouva qu'il n'y avait rien pour Je passer. Georgette dut remuer tout le fouillis de guenilles qui remplissait le buffet pour découvrir un linge à peu près propre.

Pitaud, trop honnête pour laisser voir son dégoût, se montra courageux devant sa bolée ; mais vSéverin

232 LKS cnEUX-DE-MAISONS

crut remarquer f[u'il l'avalait vit** tout de même.

Chaque jour les choses empiraient. Rien d'ailleurs à spérer p(»ur le moment. On commençait à dire dans Ir pays que Pâtureau était républicain ; or, le bureau de bienfaisance ne faisait que le strict nécessaire pour les républicains ; la Bcrnoude elle-même n'était pas encore secourue. Les Magnon s'étaient vengés sour- noisement.

Pourtant Séverin depuis longtemps ne braconnait plus. Il n'en avait ni le goût ni le temps. 11 ne courait plus le dimanche ; il avait seulement conservé l'ha- bitude de ramasser les choses qui se perdaient.

Maintenant, pour faire plaisir à Bas-Bleu, pour lui rapporter quelque friandise, à elle qui ne pouvait plus guère manger que des fruits, il demandait ; il n'hésitait plus, il était devenu hardi ; et même, parfois, lorsque, dans les haies écartées appartenant à des gens durs qui ne donnaient jamais rien, il trouvait de belles cerises ou des poires bien jaunes, (lame, tant pis! il en raflait quelques-unes et peut-être après n'eût-il pas fait bon les lui reprendre.

CHAPITRE VI

LA POULE

C'était un soir d'avril ; la nuit était tombée depuis un moment déjà. Séverin, sa journée faite, revenait aux Pelleteries. Il se hâtait parce qu'il était inquiet de sa fille.

Elle touchait à sa fin, la pauvre Bas-Bleu. Quand son père la levait pour qu'on pût faire le lit, elle ne pesait pas plus sur ses bras qu'un petit enfant. Elle ne prenait presque plus de nourriture ; on avait droit chez le boucher à un peu de viande, mais, de cette viande-là, elle n'en voulait pas. Des voisines charitables fricassaient de temps en temps pour elle un poulet bien tendre ; elle en mangeait un petit morceau avec appétit, puis il fallait enlever le reste qui lui répugnait.

La veille au soir, comme son père s'efforçait de lui faire prendre un peu de lait, elle avait dit de sa voix courte et sifflante :

Papa, laisse-moi... je ne peux pas avaler ce lait... je voudrais manger de la soupe à la poule..

Ma fille, si tu voulais, nous irions chercher de la viande chez le boucher ; ta soupe serait plus nourris- sante.

SVi LES r.RE1îX-DE-MAISONS

Non I jo no veux pas de soupe (»u bœuf; elle sent le suif. Mais si j'avais de la soupe c^ la poule, je crois que j'en mangerais.

Eh bien I ce n'est pas difficile ; je vais aller tout de suite quérir une poule chez la Pitaude ; tu mangera^ ta soupe demain.

Oh non I pas ce soir..., pas demain..., tu as bieri le temps. Quand j'en aurai, je n'en voudrai peut- être plus... Je suis agaçante, dis, papa !

C'était à cause de ce désir de Bas-Bleu que Séverin 80 trouvait en retard.

Après le repas du soir chez les Bordager, il était passé dans toutes les maisons du village pour trouvei une poule. Mais le moment était mal choisi, car les volailles venaient d'être renfermées comme cela se faisait aux Arrolettes à certaines époques de l'année. Toutes les femmes avaient parlé à Séverin comme l'avait déjà fait la Bordagère et Louise, la belle-sœur. Cha- cune avait dit :

Je ne tiens point à vendre mes poules qui vont commencer à pondre, mais pour une malade on fait tout ; seulement tu tombes mal ; mes poules viennent d'être renfermées ; elles ne sont point grasses pour la saison ; ce ne sont guère que des carcasses. Si tu veux, je t'en donnerai une tout de même.

Et Séverin avait répondu partout :

Non 1 j'en veux une grasse... je vous remercie... j'enverrai les drôles dans les métairies du Haut- Village.

Il en voulait une grasse... Il ne regardait pas à la dépense maintenant que sa grande fille allait mourir.

LA POULE 235

II se hâtait dans la nuit vite épaissie. Comme il avait plu toute la semaine, les chemins de traverse étaient mauvais ; il était obligé de suivre la route, ce qui le retardait bien de dix minutes. Cette route était la route du bourg, celle qui passait devant le logis des Magnon. Séverin ne s'était jamais retrouvé en face du propriétaire du Pâtis ; celui-ci l'évitait prudemment et ses fils eux-mêmes étaient soudain pressés de rentrer quand ils apercevaient à la brune la haute silhouette du valet des Bordager. Séverin s'amusait de cette poltronnerie ; il était bien loin de songer à faire un mauvais coup.

Quand il arriva devant la villa, des chiens aboyèrent prés de la grille ; il entendit des voix et des bruits de vaisselle.

On soupe là, ponsa-t-il ; le gros Magnon est plus tranquille derrière ses volets qu'il ne le serait à cette heure à vingt pas devant moi.

Tout à coup, Séverin aperçut au beau milieu de la route une sorte de boule sombre. Ce devait être un petit chien couché en rond ou peut-être une bûche. Il avança son sabot ; à sa vive surprise, une poule se leva effrayée et alla s'accroupir un peu plus loin, sur la route encore.

C'était sans doute une poule de redevance que des fermiers avaient apportée dans la journée et qui, le soir venu, s'était fourvoyée.

Quand Séverin fut de nouveau près d'elle, elle so leva encore et, tout ahurie, alla se blottir au pied d'un échalier, la tête passée entre deux barreaux. H la suivit, 80 baissa, avança la nuiin ; la poule se sentant

236 LES CREI X-FJE-MAISON8

prise, battit des ailes et gloussa ; alors, pour la faire luire, il lui saisit le cou et vivement serra, tordit, écrasa, i^uis, soulevant la bête dont les pattes joueront dans le vide, il la glissa sur sa poitrine et repartit, vite.

De la main droite, tout en marchant, il tâta sous sa blouse : c'était une poule superbe, grasse et ronde comme une caille. Bonne idée qu'il avait eue de suivre la grand'route.

Pourtant, à mesure qu'il approchait de la maison, une inquiétude grandissait en lui. Que dire à Bas- Bleu et que dire surtout à la Bernoude qui était aux Pelleteries en ce moment?

C'était une poule volée en somme... volée ! Allons donc ! 11 essaya de se rappeler les paroles que Lucien Chauvin avait dites le jour du marché avec Bordager.

Et puis, allait-il se casser la tête avec toutes ces idées ! Il avait assez d'autres soucis. Bah 1 on verrait bien.

II était arrivé ; il poussa la porte. Les enfants étaient couchés ; un lumignon de suif flambait sur la cheminée ; un petit feu clignotait et, penchée au-dessus, la grand'mère frottait entre ses doigts des guenilles crottées. ,

Séverin s'approcha doucement du lit de la malade, mais celle-ci qui ne dormait pas leva un peu la tète.

Bonsoir ! fit-il, tu ne dors pas encore?

Non, je ne peux pas ; bonsoir, papa ! approche, que je t'embrasse.

Il se pencha et elle l'embrassa à plusieurs reprises sur sa barbe dure. Elle avait toujours adoré son père et toujours elle lui avait donné ces marques d'amitié

LA POT' LE 237

auxquelles on s'attarde rarement dans les familles nombreuses et pauvres l'on est pressé ; mais depuis qu'elle allait tout à fait mal, elle était devenue encore bien plus caressane.

As-tu été plus forte aujourd'hui? demanda Séverin ; as-tu mangé? Vois donc ce que je t'apporte.

Il sortit la poule de dessous sa blouse et la mit sur le lit. Un sourire éclaira le visage blanc de la malade.

Ah ! c'e3t ma poule ! tu as pensé à moi, merci, père. Comme elle est lourde ! je ne peux pas la sou- lever ! quelles belles plumes ! grand'mère, viens voir !

La Bernoude se leva et vint près du lit.

l'as-tu prise, mon gars? demanda-t-elle à Séverin; chez Guste?

Non, pas chez Guste.

Tu ne l'as pas prise aux Arrolettes?

Si, je l'ai prise aux Arrolettes.

La vieille ayant soulevé la bête s'exclama à son tour

Eh bien 1 je pense qu'elle est lourde !

Elle tâta sous la plume et s'approcha de la lumière pour mieux voir.

Mais ! fit-elle tout à coup, ce n'est pas une poule ! cela m'étonnait bien ! c'est un coq..., ou plutôt... c'est un chapon.

Séverin s'avança vivement.

Un chapon I

Oui, un chapon ! regarde la crête coupée... as-tu pris ça? Dans le pays, il n'y a que la métayère de Malitrou qui chaponne, et encore elle porte ses chapons au maître, à M. Magnon... as-tu pris ça, mon bon gars?

2.18 I ES rnErx-DE-MAisovs

j'iii pris ça?

Il 80 mit à rirn d'un drôlo d'air. Ello répéta :

Oui, d'où ça vient -il? pas des Arrolotteg, bion sûr... Ks-tu donc allé jusqu'à Malitrou?

Peut-être bien...

Comme la Bornoude examinait la tôte du chapon et le cou blessé, il finit par dire :

Cette bêle, voyez-vous-, c'est le Magnon qui me l'a donnée. '

' Allons! qu'est-ce que tu racontes?

Oui... voilà... C'est-à-dire...

Maintenant qu'il faut avouer cette chose énorme, il balbutie, le cœur étreint par une angoisse sur laquelle il n'avait pas compté.

Soudain, il se décide et vite lâche h'H mots :

C'est-à-dire que j'ai trouvé cette bête devant le logis ; elle est venue se fourrer sous mes sabots ; je l'ai tuée sans le faire exprès ; alors quoi I je ne pouvais pas la laisser sur la route ; je l'ai emportée.

La grand'mère recule un peu poui* le regarder et elle voit qu'il dit vrai. Ses yeux s'ouvrent très grands, comme si elle découvrait une chose horrible ; puis s'étant assurée que les petits dorment, elle se dresse contre lui et d'une voix qui monte comme un .«oufflo :

Alors, c'est vrai, dit-elle ; tu as volé, malheureux ! Séverin, à son tour, recule ; un grand froid l'anéantit ;

il ne peut plus supporter le regard de ces yeux si francs qui le condamnent ; il se laisse tomber sur une chaise, dans l'ombre, près du lit de Bas-Bleu.

Après une minute d'elTarement il essaye de .^'o dé- fendre, de rattraper ses idées en déroute.

LA POULE 239

Voyons! en voilà des histoires! Justement il n'y avait pas de poule aux Arrolettes, et pourtant ça presse... alors je trouve ce chapon sur la route ; il était égaré, perdu ; les chiens l'auraient mangé... je l'ai ramassé, pardi ! le mal n'est pas grand...

Tais-toi ! fait la vieille femme.

Peut-être bien qu'il était aux Magnon ; si c'est vrai, tant mieux ! des gens si riches et si mauvais ! des gens qui vous ont empêchée jusqu'à cette année d'avoir votre rente de la commune...

Tais-toi !

Et puis, on est si malheureux !

Tais-toi ! tais-toi 1

Ces derniers temps ont été si durs... Oh mère! si vous saviez 1

Il ajoute mollement, sentant bien que pour une ancienne endurcie dans l'honnêteté ce sont de pauvres paroles :

Quand on a des enfants qui meurent de faim, on a bien le droit de prendre ce que les autres ont de trop.

La Bernoude, indignée, lève ja canne ; elle frappe- rait !

Tais-toi, Pâtureau ! tu parles mal ! Quand on est dans la misère, on demande, il n'y a pas de honte à cela. Ah ! tu n'avais pas trouvé de poule aux Arro- lettes? Eh bien! fallait aller ailleurs. Demain matin, à l'aubette, j'irai en chercher une, mui, et je la trou- verai puisqu'il le faut,devrais-je faire de mon pied tout le tour de la paroisse et me jeter à genoux dans toutes les maisons ! Et l'idée no me viendra point de voler,

210 i.Fs rnErx-PK-MMsopfs

non ! (^)uant h ce chapon, personno ici n'y touchr^ra, ou bien jo m'on irai... Ij' vojl.i (on chapon, mon gars !

Ello lance la bêto qui retombe aux pieds de Séverin avec un bruit mat.

L'indignation redresse sa pauvre taille ca«»8ée ; jamais de sa vie elle n'a connu un trouble pareil ; t?lle va de long en large, s'arrêlant chaque fois qu'elle passe devant Séverin pour le honnir.

Malheureux ! voilà tu en es ! cela te rogarde ; tu es bien en âge ; mais tu as des enfants qui sont un peu miens aussi ; je ne veux pas que tu leur fasses de pareilles leçons. Jamais personne n'a failli dans ma famille ni dans celle de mon pauvre homme. Ah ! n'agis pas de cette façon, ou je ne te reconnais plus pour mon gendre...

C'est l'honneur de toute une lignée qui remonte à ses lèvres et qui fait trembler sa voix, si calme à l'habitude.

Elle finit par se rasseoir prés de la cheminée.

Mon Dieu ! mon Dieu ! si la défunte voyait ça ! ma pauvre Fine 1 ma pauvre Fine !

Elle gémit maintenant et pleure et la malade pleure aussi, consternée par cette scène à voix basse.

Séverin se baisse vivement, ramasse lo chapon et s'en va dans la nuit...

Quand il revint une heure plus tard, la chanilelle flambait encore et la grand'mére était assise à la même place. Il referma doucement la porte et, furtif, sans une parole, il laissa ses sabots pour monter au grenier il couchait.

LA POTELE 241

Mais une voix suppliante se fit entendre.

Papa ! papa ! disait Bas-Bleu ; viens ici !

Il hésita une seconde, puis il reprit ses sabots et s'approcha du lit. La malade s'était redressée sur un coude ; elle le prit par le cou et l'attira vers elle.

D'où viens-tu? dit-elle tout bas; tu viens sans doute de retourner le chapon?

Il répondit tout bas aussi :

Oui.

Elle l'attira plus près encore :

Père, si j'avais su, je n'aurais pas demandé de soupe à la poule ; maintenant je n'en veux plus. Écoute, il ne faut pas se faire de chagrin ; les drôles n'ont rien entendu. Et moi je te remercie, oh 1 je te remercie beaucoup ! tu m'aimes bien, toi, père !...

Séverin, étranglé, ne put pas répondre ; il baisa les yeux de sa fille, les grands yeux qui mangeaient la pauvre figure blanche ; puis il se laissa choir encore une fois sur une chaise à côté du lit.

Il vit à ce moment que la Bernoude se levait et s'approchait de lui. Quand elle fut tout près, elle lui mit une main sur l'épaule et se pencha pour l'em- brasser. Elle pleurait encore ; mais comme elle avait eu le temps de songer aux paroles si dures qu'elle avait dites à son gendre, ce fut avec un accent d'infinie pitié qu'elle murmura :

T'es bien malheureux, mon pauv' gars ! t'es bien malheureux !

Alors il pleura. De sa poitrine profonde, des sanglots montèrent comme de grosses bulles et crevèrent. Et il pleura comme il n'avait jamais pleuré de sa vie ;

IG

242 LES CREtTX-IiK-MAISONH

il pleura toute la nuit, sur les siens, sur ceux qui «'taiont morts, sur celle qui allait mourir, et sur sa droiture qui l'-tait morte aussi, et sur son orgueil dont la misère avait eu raison, et sur toute sa pauvre vie efTondrée.

CHAPITRE VU

LES CLOCHES

Bas-Bleu mourut au commencement de mai. Le dimanche qui suivit l'enterrement, Séverin étant de garde aux Arrolettes détacha les vaches sur les neuf heures et les conduisit vers la lande aux Abreuvoirs. C'était à cinq cents pas du village, un mauvais pacage situé au flanc d'un coteau très raide ; il n'y poussait que du genêt, de la bruyère et, au printemps, un peu d'herbe dans les bas ; les Abreuvoirs étaient des fossés toujours remplis d'une eau noire et froide s'enfonçaient les images pâles des peupliers de bor- dure.

Il y avait une charrièrc du côté de la route ; Séverin alla s'y asseoir les genoux au menton, face au soleil et à ses bêtes.

Les cloches, au bourg, carillonnaient dans l'air jeune ; leur voix passait avec le vent frais, semeur de vie ; et cette musique du dimanche et cette musique du printemps venaient avec une douceur do caresse sur la campagne verte pleine d'éclosions mystérieuses. Séverin songea à un autre bruit de cloches, morne celui-là, à une pluie de notes tombant, lourdes, comme des pierres de démolition. Et il dit on lui-

2Vl I.KS CnEt'X-DE-MAIS0N9

môme avec une sorte de colère contre les cloches de ce jour qui (étaient joyousos :

C'est cela ! cabotez, vous autres ! cal)otez donc ! Des larmes filtrèrent entre ses paupières qu'il avait

fermées à cause de la lumière crue :

Dinpr ! don ! cabotez donc I Pour la lille et le t^arçon !

Pourquoi ce refrain de son enfance, à présent, lui

revenait-il?

Ding I don I cabotez donc I

La Pâturelle chantait cela jadis pour l'amuser ; en même temps elle tapait sur la crémaillère avec la pelle à feu.

Et le rythme était le même des notes secouées là-bas dans le bleu et de celles secouées en lui par le souvenir. C'était un rythme lent et monotone qui berçait.

Ding ! don ! Ding ! don !... Peu à peu Séverin perdit sa pensée comme quelqu'un qui va s'assoupir...

Un ronflement grandissant le fit sursauter ; une automobile arrivait à grande allure ; quand elle fut devant la charriére elle s'arrêta et le monsieur qui était au volant interpella Séverin.

! l'homme ! fit-il, cette route méne-t-elle à Bressuire ?

Oui monsieur, si l'on veut.

Est-ello bonne sur tout le parcours?

Séverin lit un geste vague qui no signifiait pas crrand' chose.

Comme la voiture recommençait à ronfler, il entendit

LES CLOCHES 245

une voix fraîche qui devait être la voix d'une femme toute jeune, rieuse et très étourdie. Cette voix disait au monsieur qui avait parlé :

Te voilà bien renseigné ! il est fou, ce vieux ! Vieux ! il n'était pas vieux ; il avait quai'ante-huit

ans. Elle avait dit cela, cette petite dame, à cause de la posture qui lui faisait le dos rond.

Quand il était debout il était droit comme un jeune et sa force était encore grande. Il tenait de son défunt père une résistance incroyable au mal et à la peine. Bien qu'il eût eu parfois ses misères comme les autres, il ne s'était jamais plaint ; il n'avait jamais un seul jour abandonné le travail ; et cela n'avait pas empêché les siens de souffrir de la faim.

Non, son corps n'était pas vieux ; c'était son âme qui était vieille et bien malade.

Auguste, le matin, lui avait dit par amitié :

Allons, Séverin, prends courage ! ton plus mau- vais temps est passé !

C'est vrai qu'il avait des chances maintenant de vivre plus à l'aise. Les républicains, qui l'amignon- na-ent depuis qu'il n'était pas fou de messe, lui avaient expliqué tout ce que ceux de leur idée avaient fait et comptaient faire pour les pauvres. Jusqu'à pié- sent, les bonnes lois avaient surtout profité aux pauvres des villes, mais ceux des champs allaient avoir leur tour. Il était môme question de leur donner des re- traites conimo aux gendarmes et aux employés.

De plus, les gages montaient. Beaucoup de valets avaient en eiïet quitté le Bocage. Et ceux qui étaient partis ciiiisi [>our le pays de Cliareiitu ou pour la ville,

246 LES CREUX-DK-MAFSONS

n'ôtaiciil. jnis luus des pan.'S«».'UX comme h: disaient lt'8 richc8 qui ne travaillent janiaia et, après eux, les gens qui n'entendent rien aux choses de la cam- pagne. Il y avait parmi ces énn^nrant» des jeunes hommes courageux qui partaient à regret ; et ce qui les effrayait et ce qui les faisait fuir, ce n'était pas l'existence trop calme, les journéts trop rem- plies de labeur obstiné, c'était bien plutôt la cer- titude de no jamais profiter de leur peine, c'était la dureté inconsciente des gens qui possédaient la terre.

Les valets qui restaient n'étaient donc pas toujours les meilleurs et les fermiers avaient grand'peine à trouver des compagnons à la fois intelligents et vail- lants de corps. Séverin ne manquerait jamais d'ou- vrage ; il était tranquille de ce côté.

Enfin, les deux bessons commençaient à lui apporter leur petit gage ; il allait payer ses dettes. Bientôt avec les cinq enfants qui poussaient, il recevrait une belle somme à la Toussaint.

Mais le malheur pouvait passer encore... Il y avait aussi cette Georgette qui savait trop de cboees et que les gamins suivaient déjà dans l'espérance de mauvais jeux. Quand les mères sont mortes, les filles sont un gros tracas.

« Ton plus mauvais temps est passé. » Ce qui était passé, c'était sa fierté et aussi un peu son courage. 11 était las. Cela ne lui faisait rien d'être à peu près sûr de gagner sa vie. Ding ! don I Ding l don ! La chanson des vitnix jours cabotait en son cœiu- ; toute sa pensée était en arrière, vers celles qu'il avait aimées

LES CLOCHES 247

et qui étaient mortes. Elles étaient trois et leurs images étaient en lui en même temps.

C'était d'abord la pauvre Pâturelle, morte de la toux au temps de la guerre. Il revoyait sa figure douce et triste et il se rappelait des choses puériles.

C'était ensuite la joie de sa jeunesse, la jolie meu- nière aux yeux d'eau, la bonne compagne plus brave que lui-même et plus gaie, la bonne compagne qu'un rêve de bonheur pour les siens avait tuée.

C'était enfin la dernière, la petite qui ressemblait aux deux autres et qui avait été plus malheureuse qu'elles.

Celle-ci, il la voyait pieds nus avec un bissac sur le dos. 11 ne regrettait plus d'avoir volé pour elle ; il redisait tout bas son sobriquet de misère :

Bas-Bleu, ma petite Bas-Bleu, tu n'iras plus aux portes ; tu n'auras plus jamais froid... Tu dois être heureuse maintenant... Bas-Bleu, je voudrais te rejoindre ; je voudrais être couché dans la terre tiède, là-bas au coin du cimetière, à côté de toi, à côté de ta mère et à côté de ma mère à moi que tu n'as pas connue et qui te ressemblait...

Il avait de la religion ; il n'ignorait pas qu'il est question dans les prières d'un paradis et d'une vie d'après. Mais ce sont des idées qu'on a parce qu'on .i peur, ou parce qu'on aime, ou parce qu'on est plein d'orgueil ; dans le fond de son cœur il n'y croyait pas. Il savait comment les choses se dissolvent dans la terre et sa vision se précisant soudain, il eut un fris- son d'horreur.

Il s'ell'orça de penser autrement, il lui vint des

2^t^ LES THE. X-DK-NM f SONS

idées comme il en avait étant enfant. 11 se diuait :

Peut-être tout de même qu'elles me voient.

Il y avait dans le fossé, devant lui, des fleurs pâles qui s'ouvraient comme les yeux limpides de sa défunte et d'autres plus sombres, violettes, presque noires qui étaient toutes pareilles aux yeux de son enfant.

Et quand il levait la tête, il lui semblait distinguer des formes humaines aux franges des nuages, des formes blanches gonlîées de lumière qui s'étiraient et se per- daient comme les images fugitives des rêves.

A Coutigny, les cloches recommencèrent à sonner. Leur voix joyeuse passa encore sui* les cimes émues. La terre était à son heure de grande beauté. Les peupliers chantaient. Leur chanson était un peu monotone, mais très douce et pour ainsi dire féminine. C'était une chanson bien diiïérente de celle des chênes et plus différente encore de celle des châtaigniers à travers lesquels corne et siffle la musique du diable.

C'était aussi une chanson séculaire, car les anciens du pays avaient toujours vu des peupliers dans ce bas-fond. Ils étaient très serrés les uns contre les autres ; quand le vent les prenait de face ils ployaient tous à la fois, ils tremblaient, ils arrolaient de la tête au pied.

C'est à cause de cela que l'endroit s'appelait les Arrolettes.

HiN

TABLE DES MATIERES

Pages. AVEBTISSEMENT I

PREMIÈRE PARTIE

Chap. I^'. Le retour 9

II. Le farinier de la Petite-Rue 31

III. Marichette 37

IV. Le malheur des Bernou 48

V. La foire Saint-Jacques 55

*VI. Lanoce 70

DEUXIÈME PARTIE

Chap. I". Les Pelleteries 85

IL La fâcherie des Marandières 100

III. Louis VI 117

IV. Quatre et cinq 128

V. La crève 1 134

VI. Baveille 151

VIL La chèvre 160

VIII. La lettre d'Avit Maufret 170

IX. La défaite 176

X. Au travail! 184

250 I.KS CHKUX-Dt-MAlf'iNS

TROISIÈME PARTIE

Chap. I". Les choux 187

II. Les cherche-pain 200

III. La braconne 20'h

IV. Les paroles de Lucien Chauvin.. 220

V. Bas-bleu 228

VI. La poule 233

VII. Le.s cloches 243

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*Le Rive de Sazy. 36*

*Caar de sceptique (A . 4- e.::.

Prix 7fr.

*i4a Retour. 45* édit. 7 fr.

•^A'^ ô/a/ir, 24* édit. . 7 fr. Mf(?n Cousin Guy. jS" éà Tir. *Renée Orlis. 40* édit. 7 fr. •r«?aiarrïV^. 34* édit. . 7fr. La Nuit tombe. 40* édit. 7 fr.

^UEtreinte du passé. 40*

Prix

*U Heure décisive. 26«éd ^Seuie. 50* édic . . . *Z.^ Mal d'aimer. 41» édit

L'f// <fe GuUlemette. 35* édit.

Prix

Z.a /^a«/^ d autrui. 20* éd L'Absence. 26' édit, . . L'Aube. 45* édit. . . . Le Feu sous la cendre.

édit 7tr.

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JEAI DE

'Le Comte de Palène. if édit.

Pri-x 6 fr.

*Z.^ Roman cTune ayante.

23' édit 6 £r.

't//i Vaincu. 19' édit. 6 fr. *Badinage. 18' édit. . 7 fr. ^L'/z Obstacle. 17' édit. 6 fr. *yVfo/z O/zrZ^ et mon Cn (A). 202* édit 7 fr.

RENE DUVE

*Pouck.

LA BRÈTE

I *Aimer quand même. 23* édit. j Prix 7 fr.

I * Vieilles Gens, vieux Pays.

17* édit 6 fr.

* L'Aile blessée. 15* édit. 7 fr.

*Un Caractère de Française. 15* édit 7 fr.

*Rêver et vivre. 24* édition. Prix 6 fr.

YVONNE SCHULTZ

Dzinn 6 fr.

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sœur . . t'

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HENRI ARDEL

Le Chemin qui descend. 32*é(lit.

Pri 7 fr

*Le Rêve de Suzy. 36* édit. 7 fr 'Cceiir de sceptique (A). 47* 6dit.

l'rix 7 fr.

*Aii Rdoiir. 45* édit. . . 7 fr.

'Rêve blanc. 24* édit. . . 7 fr.

*A\on Cousin Guy. 75* éd. 7 fr.

* Renée Orlis. 40* édit. . . 7 fr.

'Tout arrive. 34' édit. . . 7 fr.

La Nuit tombe. 40* édit. 7 fr.

( *L'F.treinte du passé. 40* ir>\

\ Prix 7 ;

î *L' Heure décisive. 26* éà\\.. yV.

î 'Seule. 50* /;<iit .... 7 fr.

I 'Z.^ Mal d'aimer. 41* Mit. 7 fr.

j L'ié// rf« Gui/lemette. 35* édit.

I Prix 7fr.

La Faute d' autrui. 20' éd. 7 fr.

L'Absence. 26' édit. 7 fr.

L'Aube. 45' édit. .... 7 fr.

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JEAN DE LA BRÈTE

*Le Comte de Palène. i6' édit.

Prix 6 fr.

*Le Roman d'une croyante.

23" édit 6 fr.

*Un Vaincu. 19' édit. . 6 fr. "Dadinage. 18' édit. . . 7 fr. ^Un Obstacle. 17' édit. . . 6 fr. *Mon Oncle et mon Curé (A). 202* édit 7 fr.

* Aimer quand même. 23* édit. Prix 7 fr.

"Vieilles Gens, vieux Pays. 17' édit 6 fr.

"UAile blessée. 15* édit. 7 fr.

*Un Caractère de Française. 15* édit 7 fr.

*Rêver et vivre. 24* édition.

Prix 6 fr.

RENE DUVERNE

*Pouck 6 fr.

YVONNE SCHULTZ

'^Dzinn 6 fr.

HENRIETTE CELARIÉ \ ALICE DECAEN

* G liberté ma sœur. . . 6 fr. I *Gribicheau.x bains de mer. 7 fr.

M AIGUEPERSE

*A /f/-^"^'"' ^f^- '5' ^"^'^ ^ *''• 1 '^onû. 7' édit. . . . *Les Joies du célibat. ^* édit 6 fr.

6 fr.

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Pérochon, Ernest

Les creux-de-maisons

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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY

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