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Jules MARY

Les Ecumeurs de Guerre

Collections hebdomadaires du

LIVRE NATIONAL

ÉDITIONS JULES TALLANDIER 75. Rue Oareau . PARIS (xiv't

LE LIVRE NATIONAL

IULES MARY

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ÉCUMEURS DE

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ÉDITIONS Jules TALLAND:ER 7Bf ftu« Paraau, PARtS <xiv)

Tous droits de traduodoâ, d* reproduction .i _ j , d'adaptabion réservés pour tous les pays, y ca . ••

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ductioa, ds traductioa et d'fedaptatioa su ttéât^t et au ^ématographA.

J92J

PROLOGUE

Norbert, fils du comte de Chambry, en gaimison à Sedan, était lieutenant de dragons au. même régiment que Simon Levaillant, le fils du meunier. Elevés ensemble au lycée de Charleville et voisins de cam- pagne — le château de Clairefontaine et les Moulins- Neufs se touchaient ils professaient l'un pour l'autre une amitié qui n'était qu'apparente, car l'affection fra- ternelle de Simon s'était toujours heurtée à l'orgueil de Norbert, et ce dernier, devenu homme, prenait ombrage de l'intimité qui unissait sa sœur, Rolande, au fils du meunier.

Cependant le comte de Chambry et Jean-Louis Levail- lant, le maître du moulin, s'estimaient et s'aimaient et le gentilhomme avait accepté d'unir Rolande à Simon.

Mais une nouvelle était venue bouleverser l'existence du châtelain et de sa fille. Une lettre de la chancellerie de l'ambassade d'Autriche-Hongrie à Paris avait averti le comte qu'un de ses oncles était mort en Bohême, le laissant pour unique héritier. Les intérêts de cet héri- tage nécessitaient, en Bohême, la présence immédiate du comte.

Rolande et Simon s'étaient revus la veille même du départ. Leur rencontre avait été attristée par les sombres pressentiments de la jeune fille, pressentiments aggravés par les prédictions d'une vieille nomade :

Vous irez jusqu'aux marches d'un trône... du trône d'un des plus puissants empires de V Europe. Et de par votre seule volonté, vous trébucherez sur la première marche... Vous ne mourrez pas dans votre lit... Autour de votre mort, il y aura du sang...

Les sinistres prédictions s'accomplissent.

Un jour, en Autriche, dans le domaine de Medgj^ar, isolé au milieu des forêts, Rolande est attirée dans un guet-apens et victime d'un crime infâme... Elle repousse les offres merveilleuses de l'archiduc François-Ferdi- nand et se venge en dérobant, à l'héritier djj trôr^e d'Au- tfriche-Hongrie, un document politique redoutable..

i LES èCUMÏURS DE GUERRE

Le comte Chambry meurt ; Rolaodt est expulsé©

d'Autriche-Hongrie et le ressentiment du prmce la pour» suit jusqu'en France, jusqu'à Clairelontaine. La vie de la jeune flile devient un tel cauchemar, au milieu des périls dont elle est sans cesse menacée, qu'elle appelle Simon à son secours. En lui remettant les précieux papiers qu'elle a soustraits, elle lui confie la mission redoutable de les gardeir et de les sauver, au péril même de sa vie.

L'entrevue des fiancés est interrompue par l'arrivée imprévue de Norbert. Afin de ne pas être surpris par lui car Rolande seule a le droit de dire à son frère pourquoi elle a désiré cet entretien Simon s'enfuit. Mais il se heurte à de Chambry qui exige des explica- tions. Simon refuse de lui répondre et le prie de s'adres- ser à sa sœur.

Quand iNorbert entre au salon, il trouve la jeune fille gémissante, gisant dans une mare de sang. Il accuse Simon de l'avoir tuée.

Lié par son amour et le serment fait à sa fiancée de ne pas parler du dépôt sacré qu'elle lui a remis, Simon ne peut prouver qu'il n'est pas coupable.

Pour sauver son honneur et celui du régiment, ses chefs l'obligent à apporter dans les huit jours la preuve de son innocence... ou à se suicider,

Simon n'a plus que quelques heures à vivre... mais l'ordre de mobilisation est affiché ; le colonel ne se reconnaît pas le droit de se priver des services d'un de ses officiers, Simon part avec son régiment (1)...

(J) V9ir le volume ayant pour titre : « L'Arbûi de

MORT 9m

LES ÊCUMEURS DE GUERRE

DANS LA POCHETTE DE CUIR

Le régiment partit avec une telle précipitation que Simon n eut pas le temps de se séparer du dépôt confié par Rolande.

Il le portait enfermé dans un étui de cuir suspendu par un cordon contre sa poitrine et, dans cette même pochette, il avait placé les photographies de tout ce qu'il avait de plus cher au monde : Rolande et Jean- Louis. Ainsi, parmi les travaux et les fatigues, les joies ou les tristesses, il continuerait de vivre auprès d'eux...

Mais un regret lui venait :

Ce document dont il avait la garde, quand il l'avait accepté il savait pouvoir le défendre, et déjà il l'avait défendu contre deux bandits, dans une rue déserte de Sedan, mais quadviendrait-il désormais, au milieu des dangers de demain?

Il avait pensé à l'envoyer à son père.

Il ne Tosa.

En ce bouleversement des premiers jours de la fiiobiliaation, s& lettre fût-elle arrivée? Et cemment

6 LES ËCUMEURS DE OUËRRE

dire à Jean-Louis dans cette lettre tout ce qu'il eût fallu pour lui faire comprendre la gravité du lourd devoir qu'on lui imposait.

Donc, mieux valait, pour le moment, ne point s'en séparer.

Il profiterait de la première occasion, avant d'en- trer en Allemagne, pour remettre le papier en mains sûres.

Les premiers jours après le départ, du reste, il n'eut guère le temps d'y réfléchir. Le branlebas de combat le prenait tout entier et ne lui laissait pas d'autres préoccupations que celles de recevoir des ordres et de les faire exécuter.

Le régiment s'embarquait pour la Lorraine, direc- tion de Nancy.

A la gare de Sedan, les trains attendaient, un par escadron, quatre ou cinq fourgons pour chaque pelo- ton. Il n'y avait pas deux heures que l'ordre de mobi- lisation était arrivé, lorsque les trains s'ébranlèrent... Tant de fois les dragons avaient exécuté cet exercice, au complet de guerre, qu'il n'y eut pas un accroc. L'embarquement se fit, sans cris, sans heurts, avec la précision d'une machine supérieurement réglée...

Puis, ce fut la descente en Lorraine, les premières chevauchées à la recherche de l'ennemi, les premières rencontres, les premiers contacts avec les partis alle- mands, les premières fièvres du baptême du feu, les premiers coups de lances, les nuits de bivouac sous la pluie, dans la boue, ou sur la paille de quelque grange, côte à côte avec les hommes, les premiers blessés et les .premiers morts, la guerre enfin, avec ses impitoyables horreurs et la simplicité de ses sa- crifices...

Puis, soudain, un ordre... Le 12 août, à deux heures du matin, le régiment est enlevé du front de Lor- raine...

l'envoie-t-on?

'^ LES ÉGUMEURS DB GUERRE 7

Personne ne le sait, d'abord... Les officiers s'éga- rent en toute sorte de plans de campagne et de com- mentaires, restent dans le vague, consultent les car- tes, essayent de deviner. Les nouvelles du front sont bonnes. Partout Ton a rencontré le Boche, on l'a battu. Après l'avoir sabré à l'Est, Les dragons vont le sabrer dans le Nord. Voilà tout. Qu'importe! L'en- thousiasme n'a pas baissé. Déjà ils sont habitués à la guerre. Douze jours ont suffi pour faire de ces braves garçons de vieux soldats.

On embarque à Baccarat, sous la pluie la pluie fine et froide de Lorraine et qu'on dirait toujours devoir être éternelle, tant elle met de calme, de régu- larité, de méthode à dégringoler d'un ciel couleur gris de poussière. On embarque trempés. On se cou- che sur la paille pourrie qu'on n'a pas renouvelée dans les wagons depuis quinze jours. Et l'on dort. Des arrêts trop brusques bousculent les chevaux ven- tre contre ventre, mais les bêtes, fatiguées, ne s'éner- vent pas. Les hommes ronflent. Parfois les officiers mettent le nez à la portière dont les vitres sont cas- sées. Ils essaient de se rendre compte. Quelle direc- tion? Verdun, Reims, Belgique?

' Parbleu I dit Gerbeaux, je parie que nous allons nous battre du côté de Waterloo...

Simon se souleva, la tête lourde, engourdi, regarda, bâilla... tâta machinalement contre sa poitrine pour s'assurer que la pochette de cuir s'y trouvait toujours et se rendormit.

Au petit jour, les officiers avaient leur opinion faite : >:

Nous allons vers les Ardennes...

Reims était grouillante de troupes de toutes armes. Le train n'allait pas plus loin. De là, les dragons s'avanceraient par étapes. Quelques heures de repos.

Puis, à cheval, en route pour la frontière, sur les longues routes poudreuses et blanches que le soleil

s LIS teUMEUnt BB «UIIIRB

éclaire erûmenl et d'où se lèvent, interminables, les nuages de poussière blanche du terrain calcaire de Champagne, sous le roulement des camion», des autos, des voilures, des trains d'artillerie, des canons, des tracteurs, des chevaux et des hommes. Ce sera par- tout à l'horizon la plaine unie, coupée de maigres bois de sapins, d'immenses champs plats avec leurs luzernes et leurs betteraves, leurs rares avoines im- mobiles dans le plein midi qui semble y emmagasiner sa chaleur torride.

Le régiment s'est engagé tout d'abord sur la route des Ardennes. Simon espère :

Rethel est à quelques lieues, Clairefontaine tout près... Je vais revoir mon père... et aussi Rolande... peut-être... ?

Que faudrait-il pour cela? Une halte, pas trop loin, «t un temps de galop. Puis, quelle angoisse!

Rolande n'est-eile pas morte? Et, même vivante, n'est-ce pas comme si elle était morte?

Mais i^ préîétSiii la vérité à l'incertitude trop cruelle.

Alors, au fur et à mesure que les kilomètres s'abat- tent et que la distance diminue vers Clairefontaine, son intime supplice renaît. Il y a quinze jours, quand on est parti de Sedan, il avait cru retrouver tout à coup, dans les officiers, ses camarades d'autrefois, et il pouvait s'imaginer qu'ils essayaient d'oublier qu'à côté d'eux marchait un homme qu'ils avaient con- damné à mort. En apparence, rien ne marquait le rap- pel du passé... si ce n'est à peine, de temps en temps, quelques hésitations dans un regard...

Et voici que depuis quelques minutes, en revivant dans l'atmosphère du m.eurtre, les visages redevien- nent froids, impénétrables, Its jeux dvsr^ ou loinUikUvi^

MSa ÉGUMEimS »B GVERRS 9

Entre lui et eux, il le devine, c'est toujours te mémt abîme du doute et du soupçon.

Norbert, lui, se laisse aller, haineux et sombre, k l'allure de son cheval, tête penchée et comme endo- lori.

Norbert, aussi, pense à Rolande... Rolande si près de là...

Norbert, non plus, n'a reçu aucune nouvelle...

Norbert, aussi se pose la douloureuse et lancinante question :

Est-elle vivante? Est-elle morte?

A Bazancourt, le régiment bifurque sur sa droite.

Ce n'est plus vers Rethel qu'il marche.

Le voici sur les routes qui conduisent vers l'Ar- gonne et Verdun, pour de sans doute être jeté dans la bataille qui se livrera sur la frontière, le long de la Meuse, des Ardennes et du Nord, en Belgique et en France... Les nouvelles sont toujours bonnes... Liège tient bon...

En s'éloignant de Rethel, les officiers reprennent un visage moins soucieux.

Norbert et Simon, seuls, restent tristes^..

Chaque pas de leurs chevaux, maintenant, aug- mente la distance qui les sépare de la pauvre fille im- mobile dans son lit d'agonisante, et en qui repose le secret formidable d'où dépendent la vie et l'honneur d'un homme.

Le soir, au cantonnement, la trompette appela : « Les officiers au colonel. » Le chef transmit ses ordres. Direction, le Luxembourg, Le régiment devait se porter le lendemain sur Etain et Virlon. Déjà, du fond de Ihorizon, arrivaient les roulements de la canonnade. La nuit, le hasard réunit Simon et Nor- bert dans la même chambre, chez une vieille pay- sanne qui n'avait qu'un lit et qui le leur donna. Du lit, elle en avait fait deux.

Ç& «era un peu piui dur, et pourVftat vôUf «iTiia

10 LES BCUMEUR8 DE GUERRE

mieux... Et los draps sont bien propres... J'ai fait la lessive, il n'y a pas huit jours..,

La guerre, sans cesse, allait renouveler, entre les doux ennemis, ces hasards tragiques.

En ces occasions, ils échangeaient de rares paroles. Du reste, la plupart du temps» la fatigue les abattait en un sommeil lourd duquel on ne les réveillait, au milieu de la nuit, que pour lo départ.

ils venaient de se déshabiller.

Et en sentant contre sa chemise le sachet do cuir était renfermé le secret de Rolande, Simon, une lois de plus, fut repris de ses craintes... S'il était tué, qu'est-ce que cela deviendrait? Jusqu'à présent, il avait couru peu de dangers, mais demain, dans la grande bataille attendue?

Appuyé sur son coude, il resta longtemps sans dormir.

Et il s'aperçut tout à coup que Norbert, non plus, ne dormait pas.

Norbert!

Le jeune homme tressaillit et tourna la tête du côté de Simon.

Voyez ceci...

Il lui montrait le sachet de cuir.

se trouvent quelques papiers auxquels je tiens plus que je ne tiens à la vie. Si je pouvais les lire et vous les faire lire, ils vous expliqueraient bien des choses... tout d'abor'd le mystère de l'attentat qui fut commis contre votre sœur,., et ensuite l'obstina- tion du silence que j'ai juré de garder... Je n'ai pas eu le temps, au départ de Sedan, de les remettre en d'autres mains, car sur moi maintenant ils ne sont plus en sûreté... Veuillez me faire une promesse, Norbert, une promesse sacrée... Si j-e suis tué... ou si je suis mortellement blessé, tâchez qu'on ne laisse pas mon corps à l'ennemi... Et alors, emparez-vous de ce sachet, .et qu'il soit en dépôt sur vous comme il

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 11

l'était sur moi, jusqu'au jour Rolande, si elle re- vient à la raison et à la vie, vous donnera elle-même ses ordres...

Norbert fut longtemps sans répondre.

Il paraissait indécis et surpris.

Quels sont ces papiers et en quoi intéressent-il3 Rolande?

II m'est impossible de vous le dire.

Mais je cours les mêmes dangers que vous...

A la grâce de Dieu... Je serai du moins tran- quille si j'ai votre promesse...

Je vous la donne...

Merci.

Il n'y eut rien de plus entre eux. Ils furent long- temps avant de céder au sommeil. Chacun se rendait compte que l'autre ne dormait pas. Enfin, la fatigue l'emporta.

Le jour n'était pas encore venu, lorsque le régi- ment repartit.

Avant d'arriver sur la Meuse, il reçut de nouveaux ordres, changea de direction, fut même renvoyé à l'arrière, puis relancé en avant. Des jours s'écoulè- rent. Des bruits mauvais circulaient. Pourtant, vers la Belgique, les canons faisaient entendre leurs voix. On se battait par avec fureur. Puis, un matin, de nouveau, ce fut l'ordre de marcher. Et en avant de Dun-sur-Meuse, le régiment défila sous la pluie. Au croisement de la route de Virton, un arrêt brusque. On ne peut plus avancer. Les dragons viennent de se heurter tout à coup à un effarant, à un interminable convoi : voitures de réquisition, chariots de culture, autos, carrioles, et des camions dévalent sous la pluie. Et partout des blessés. Et des soldats en désordre, qui ont perdu leurs unités... Les officiers s'appro- chent, interrogent, pris d'un pressentiment de malheur... Et le sinistre mot circule enfin :

On: bat en j^oixf^lel

12 LIS ÉQUMBURS BE GUERRE

Des cyclistes apportent des instructions. Le réani- ment protégera la retraite. Il faut, coîite que coûte, couper le défilé interminable. On y parvient. La pluie tombe toujours et un brouillard s'est étendu sur la campagne. Tous les pièges y peuvent être tendus... Le brouillard est si épais que la nuit «erait Moins traîtresse... on rencontre des soldats débandés, n'en pouvant plus, qui dorment au long des fossés, si blê- mes, si jaunes qu'on les dirait morts. Puis, le vent qui se lève déchire par morceaux la brume qui se disloque, sans qu'il cesse de pleuvoir et par-ci, jiar- là, dans la plaine, des cadavres... Ce sont des Fran- çais... Pas des Boches... Les canons lointains ont fait ici leur besogne... De temps en temps, un obus, mais c'est un tir de hasard... Dans le ciel, du reste, aucun avion... Oh est vraiment dans la zone de guerre. L'escadron fait halte dans un ravin encaissé coule un filet d'eau qui, à deux kilomètres de là, va S3 per- dre dans la Meuse. L'eau qui coule est rose... Au- dessus, des chevaux sont éventrés... Il y a aussi des cadavres d'hommes... Ce sont des hussards... Encore les obus... Les dragons veulent faire boi^^e leurs montures... Elles refusent... La pluie redouble de violence... Et voici, de nouveau, la retraite des trou- pes, infanterie, chasseurs, artilleurs, tous mélangés, et parmi eux les paysans qui ont abardonn*^ les vil- lages... C'est la cohue lente, silencieuse, lamentable, tant de fois décrite et que nous ne décrirons pas...

Là-haut, un long coteau couvert de bois ferme l'ho- rizon d'un rideau impénétrable.

Que se passe-t-il derrière ce rideau? est l'en- nemi sans doute, qui va essayer de débou.'her sur notre droite pour prendre en flanc les fuyards.

Une reconnaissance est nécessaire.

Le détachement se forme, sous la eommaBdem'iai de Norbert,

gimoD Mt WMM lei Drdros^

LBS toJMJIUïil DE GUBR^ 13

Us paBtônt, la plui» temb© un peu moins fcrt... le vent augmente... On a bon espoir qur tout à l'heure les nuages se dissiperont et qu'on verra le bleu du ciel.

La grosse artillerie allemande hâte notre retraite, envoyant ses projectiles de plus de dix kilomètres. Nous n'avons rien pour lui répondre. Les dragon? suivent un chemin encaissé ils réussissent à se défiler entre deux haies. Encore des cadavres. Du reste, de temps en temps, un obus vient fouiller îe sol, près d'eux et, sur leur gauche Robemont flambe, l'incendie activé par les rafales. La pluia cesse. A Meix, un bataillon de chasseurs est retranché. Le chef de bataillon dit à Norbert :

Les Boches doivent être dans le bois... Inutile d'y aller...

Nous avons des ordres... Nous devons rapporter le renseignement... Etes-vous sûr?

Non... Jusqu'à présent le bois a été tranquille...

En ce cas, nous allons voir...

Alors, bonne chance, camarade.

Merci, mon commandant.

Norbert a divisé son détachement. Une section, sous les ordres de Simon, pénétrera dans ia forêt par les chemins de Bleid, Horchenet et Habergy... pendant que Norbert, avec l'autre, passera par la route de Gérouville... Ils parcourront ainsi l'est et Touest du bois et se donnent rendez-vous à la ferme de Saint-Léger, leur mission terminée. Les deux offi- ciers se disent adieu, d'un léger signe de tête, sans un mot... Les détachements partent au trot. Dans la traversée de Bleid, c'est l'encombrement des fuyards, paysans et soldats. Puis, tout à coup, un obus, dans la grande et unique rue du village, tombe en pleine oohue, fait son carnage parmi les hurlements et les imprécations, et des débris humains plaqués contre les mvirs, et des corps étendus en t^'avera da la route.

14 LES ÉCtBTEURS DE GUERRE

les uns pour toujoars immobiles, les autres tordus dans la rage et la souffrance, marquent, autour d'un trou noiroi, la place l'obus a éclaté. Les dragons passent. Simon regarde ses hommes. Ils sont calmes, avec une flamme de colère dans les yeux. Dans un ravin, h deux cents mètres du bois, ils descendent de cheval... laissent deux hommes à la garde, et à pied, en rampant dans les blés qui n'ont pas été cou- pés, et que la pluie violente a couchés, ils essayent de gagner sous le couvert... Là-bas, à dix kilomètres, on dirait quon a deviné leur audace... Il faut bien cela, car aucun avion ne les survole et ils n'ont pu être repérés... Or, les canons allemands fouillent la forêt du nord au sud, de l'est à l'ouest... Les arbres frémissent et le sol tremble... Mais le commandant do chasseurs s'est trompé... Jusqu'à présent les Bo- ches ne sont pas venus... Ils s'assurent, eux-mêmes, en la couvrant de projectiles, que les Français n'y sont pas retranchés...

Simon donne l'ordre à ses hommes de retourner au ravin... Il veut savoir est l'ennemi... Il achèvera seul la reconnaissance...

Mon lieutenant, dit le brigadier, voulez-vous de moi?... Pourquoi vous hasarder seul?

Vous voyez bien, Lafosse, qu'il n'y a pas de danger... en dehors des obus... et moins nous serons nombreux, moins il y aura de casse...

Lafosse n'a pas l'air convaincu... Mais Simon coupe court en disant :

Je te recommande mon cheval... Va m'attendre la ferme de Saint-Léger... avec tes hommes... Et de la prudence... Aujourd'hui, il est inutile de se faire tuer.

Déjà Simon a disparu au détour d'un sentier... Au-dessus de lui, les branches sont déchiquetées par les projectiles, les feuilles s'abattent en nuages volti- geants, des arbres coupés net dégringolent avec des

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 15

plaintes humaines... des brancheltes, pas assez lour- des pour rejoindre le sol, demeurent parfois accro- chées dans les bras des géants restés debout et for- ment ainsi des arceaux de verdure sous lesquels rampe la fumée des détonations...

Devant le versant nord et à la pointe ouest de la forêt, c'est la plaine onduleuse, dont le terrain pré- sente comme des remous de vagues figées... Longue- ment, Simon observe... Les batteries ennemies se rapprochent pour occuper d'autres positions... Encore loin, çà et là, des masses grises mouvantes d'infan- terie s'avancent par bonds et disparaissent... Les plis du terrain cachent les mouvements... le nombre. Simon avise, isolé dans la plaine, un arbre énorme, le Chêne-Parlant, en avant de la ferme de Saint- Léger... La ferme est dans un fond verdoyant, et tous ses bâtiments brûlent dans l'or pâle des moissons mûres.- partout inclinées par les rafales. Le chêne serait un excellent observatoire... Simon parvient à se glisser jusqu'au pied. Le vieux tronc, fendu h plusieurs reprises par la foudre, oiïre des excava- tions où Simon appuie le bout de son brodequin et il s'enlève ainsi jusqu'à la première branche maîtresse. De il gagne le faite... enveloppé de feuillage, et regarde avec sa jumelle... Alors, il domine, jusqu'à perte de vue, les vagues du sol tourmenté, et il voit... Jusqu'à perte de vue, il voit la terre grouillante de vermine grise... se coulant vers le sud dans une lente progression continue... En avant, les obus continuent de pleuvoir dans le bas et par-ci par-là, dans la plaine. A deux ou trois cents mètres derrière lui, les toits de Saint-Léger s'écroulent avec fracas... Et ravivées soudain, les flammes s'élancent avec une vigueur re- nouvelée...

Tout à coup, un sifflement rauque, et comme une déchirure du ciel...

En même temps que le sol est ébranlé et que le

'i6 LBS KCUMfiUAS ÛUEHaS:

Chéne-Parlant est secoué par une force fi^vnM^êt Simon est entouré par la langue feu dun volcan. Un obus de gros calibre a coupé la branche sur laquelle il est juché, a explosé, et quand la fumée se dissipe, Simon, inanimé, lancé comme un fétu, est accroché à une fourche du chêne, les jambes prises comme dans un étau, pendant d'un côté, la tête de Tautre... Quelques flammèches de Técorce qui a pris feu se détachent et tombent autour de lui, étincelles rougeoyantes qui s'éteignent en touchant la terre.

Le drame a duré deux secondes.

Pourtant il a été vu...

Il a été vu par des tirailleurs allemands, à huit cents mètres... et parce qu'ils ont peur, sans doute, que Tarbre ne cache d'autres Français, pendant cinq minutes des salves viennent torturer les feuilles, casser les menues branches, en traverser d'autres, et, peu à peu, s'écroule sur le corps plié de Tofficifer toute une verdure de feuillage, pareil aux fleurs que des mams pieuses jettent sur les tombes.

Il a été vu également par les dragons de Lafosse.

Et ils ont poussé un cri de douleur et de colère...

Enfin, il a été aperçu par Norbert qui, au même moment, à la lisière du bois et jumelle aux yeux, s'orientait vers la ferme de Saint-Léger, point du rendez-vous, et venait, dans le Chêne-Parlant, de dé- couvrir la silhouette de Simon.

Norbert avait vu l'explosion, le brusque enveloppe- ment des flammes autour de l'arbre, et, tout à coup, l'officier projeté en l'air de son poste d'observation, retomber dans l'immobilité de la mort.

Son cœur se serre, dans une vive émotion...

Ah! mon Diiu!

Il ne plaint pas cette fin tragique... elle est celle d'un soldat.

Mais une hésitatit^ lui vleiit, queiqud thèse eemaae im remordi.

Bt s^H avait aecusé un innocent?... Si yraiment cet acte atroce, ce meurtre de Rolande, ne s'était point passé, malgré l'évidence, comme lui, Norbert, l'avait cru et affirmé?...

Et en son âme orgueilleuse, une grande pitié, en môme temps que le remords.

Puis une autre pensée...

Simon lui avait dit :

« Si je suis tué, tâchez qu'on ne laisse pas mon corps à l'ennemi... »

Et il lui avait recommandé de prendre les terribles papiers enfermés dans la pochette de cuir, secret de douleur et, sans doute, révélation du mystère.

Alors, répondant tout haut à la question qui mon- tait de son cœur :

. Certes, fût-il coupable et n'eût-il reçu de moi aucune promesse, je ne laisserais pas son corps à l'ennemi...

Mais les dragons de Lafosse ont deviné son inten- tion.

A cheval, ils partent à fond de train sur un plateau découvert, dans la direction du chêne.

Ils n'ont pas franchi cent mètres qu'une rafale de mitrailleuse, les fait tourbillonner sur place comme un coup de vent ramasse en trombe des feuilles mortes. La moitié des chevaux et des hommes gisent sur la terre... Des plaintes sélèvent...

Ceux qui restent vont repartir...

Un ordre impérieux les arrête, lancé par un cava- lier au galop :

Descendez!... Faites coucher vos chevaux... Couchez-vous!...

> C'est Norbert, indifférent aux balles qui sifflent et grondent autour de lui.

Il a laissé ses hommes à la lisière du bois et, seul, 13 est tctouru «n voyant le désastre... Les dragons ^4Ui«Bt... ii y a 1^ des fossés, il»» ^s<^â9iaiis 4^ i^v-

18 LES ÉGUMEURS DE GUERRE

rain, une haute luzerne... En une minute, tout a dis- paru, chevaux et cavaliers... La mitrailleuse fouille, s'acharne, cherchant les corps au ras du sol... cou- pant les herbes à quelques pouces des têtes... effleu- rant les casques qui rendent un son mat.

Et là-bas, dans le chêne, les projectiles continuent do faire tomber sur l'officier, immobile parmi les branches, des débris de bois, d'écorce et des feuilles vertes... ■■'.-. \.-.^'^''i

J'irai seul, dit Norbert, et je le ramènerai. T.~"

Mon lieutenant, tout seul, vous ne pourrez pas... fit le maréchal des logis.

Et pourquoi donc? *

C'est vrai, vous êtes fort, mais, pourtant, c'est notre affaire, à nous autres...

Non.

Alors, c'est bien, on veillera... Mais les Boches doivent se douter du coup, là-bas... Ils nous ont vus... Il croient peut-être que le bois est occupé par nous et qu'on leur prépare un traquenard... C'est précau- tionneux, cette vermine-là... Et il se pourrait bien aussi qu'ils aient reconnu un officier dans le chêne... et qu'ils essayent de l'avoir, vivant ou mort, à cause de ses papiers, notes et plans ils trouveraient des renseignements utiles pour eux...

Raison de plus pour ne pas tarder... Tenez- vous prêts derrière la ferme, quand je reviendrai si je reviens pour filer à grande allure... Combien de morts, tout à l'heure?

Trois tués et quatre blessés, mon lieutenant.

Les blessés peuvent-ils m.onter à cheval?

Bien amochés... on essayera... Comptez sur nous, mon lieutenant... Mais si vous vouliez que je vous accompagne, je serais tout de même plus con- tent...

Merci... Je sais que vous êtes tin brave garçon et l'occasion se retrouvera...

LES ÉGUMEUR8 DE GUERRE 19

Norbert s'aplatit dans la luzerne et commença son périlleux voyage.

La luzerne longeait un étroit ruisseau, toujours à sec pendant l'été, bordé par-ci par-là de maigres touffes de broussailles hautes comme un balai de bou- leau ou de genêts. Il s'y aplatit et rampa sur les mains et les genoux. Le tir de la mitrailleuse continua pendant quelques minutes encore, puis cessa... Nor- bert leva la tête... A deux cents mètres, le Chêne- Parlant gardait toujours le corps de Simon, plus vi- sible maintenant dans son feuillage déchiqueté... Et Norbert remarqua que le ruisseau, par de nombreux méandres, passait à quelques pas de l'arbre... A part quelques obus qui tombaient loin derrière sur le plateau, silence complet. Ce silence des mitrailleuses était significatif.

: Ils ont envoyé des hommes pour s'emparer du cadavre et le fouiller...

Alors il regretta d'avoir refusé d'être accompagné.

Et il se hâta... Les berges du fossé le protégeaient complètement.

Il n'était plus qu'à quatre ou cinq mètres du chêne, et il arrivait à un coude brusque du ruisseau, près d'un aulne rabougri, déterré et déchiqueté par l'obus dont les éclats avaient enveloppé Simon, lorsqu'il cessa de ramper tout à coup.

Il avait cru entendre un bruit de branches cassées et de pierres déplacées, en avant, pas très loin de lui, de l'autre côté de l'aulne.

Tout bruit avait cessé... Néanmoins, il tira son revolver de l'étui, prêt à tout événement.

Et il reprit sa marche, se haussa sur la berge et examina les alentours...

A ce moment, il étouffa un cri et il sentit un frisson lui passer sur le cœur...

Dans les longues feuilles de l'aulne, une tête large se dressait, coiffée d'un casque à pointe .camouflé de

^0 USf j^UMSURS DX GUBRS^

teila gris*... au ras du sol... les petits yeux kriHaat dans une figure bouffie... et les lèvres ouvertes sur une forte bouche il manquait plusieurs dents...

Le frisson n'était pas celui de la peur, mais de la surprise...

En outre, et depuis la guerre,- jamais il ne s'était trouvé si près d'un Boche...

Si près que leurs mains tendues pouvaient s'accro- cher et leurs corps s'étreindre...

La même surprise, chez le Boche; pendant deux ou trois secondes, ils se regardèrent ainsi... sans faire usage de leurs armes...

Norbert, le premier, leva son revolver et fit feu, à bout portant...

Le coup rata... et avant d'appuyer de nouveau sur la détente, sa main était prise -dans l'étau puissant de cinq doigts de fer... pendant que l'autre main l'étran- glait...

Sale Français... au moins, comme ça, je te sen- tirai mourir!!

Et un corps gigantesque pesa sur le jeune homme, les genoux sur la poitrine...

Norbert était très robuste... Il se débattit... mais il avait lâché son revolver... Le Boche, du reste, ne paraissait pas vouloir se servir du sien... Ce qu'il voulait, ce n'était, pas la mort prompte du Français, mais la palpitation lente de la vie qui s'éteindrait, sursaut par sursaut, convulsion par convulsion, sous sa griffe de fauve... Une balle tue trop vite... En l'étranglant, la brute avait le temps de jouir de celte mort... Et Norbert avait compris...

Alors, au fond de ce fossé, ce fut une lutte silen- cieuse, affreuse.

Je t'aurai, mon petit... soufflait l'homme.

Et Norbert, uniforme déckiré, yeux sanglants, râ- lait : . Tu ne m*aviras ras, verm^ae,.^

LBfl ÉGUMEURI BE GUERRE %i

C'était un capitaine allemand, k moustache si blonde qu'elle paraissait blanche... aux épaules énor- mes, haut et large, un géant... Il n'employait pas toute sa force et riait, sûr de vaincre, faisant durer le plaisir... pendant que Norbert, lui, usait toute la Sjienne.

La lutte était inégale... Norbert le sentit, entrevit la mort, une mort ignoble...

Là-haut, dans les branches du chêne, pourtant, un peu de vie se manifesta fout à coup, parmi les feuilles. Le corps plié de Simon remua... les bras s'agitèrent dans le vide; les jambes, dans le vide, se balancèrent.

Projeté sur la fourche par la force de l'explosion, Simon n'était qu'évanoui...

La commotion l'avait privé de tout mouvement, lui avait donné l'insensibilité d'un cadavre... la sensibi- lité lui revenait... il reprenait vie...

Où, comment se réveillait-il?...

Ce fut, pendant de longs moments, un état bizarre il ne démêlait rien, il eut la sensation de quel- que chose de surnaturel... il se sentait captif et brisé... enchaîné et libre avec le vide autour de lui. Ses tempes battaient avec violence... le sang affluait à son cerveau et rien de précis ne s'en dégageait.., il ne se rendait même pas compte qu'il vivait... puis, à la fin, les lourds brouillards se dissipèrent... uu souvenir surgit péniblement, qui en éveilla d'autres... Cet arbre il avait grimpé... les observations qu'il avait faites... les masses ennemies en mouvement... les flammes brusques qui lenveloppèrent dans un fracas de catastrophe... et plus rien... Alors il com- prit ce qui était arrivé, remua. Il étouffait... Il réussit à se remettre en équilibre... fut pris d'un étourdis- sement... serra une braache de la fourche entre ses jDras, désespérément, pour iib pas tomber.,, rouvrit

22 LES ÉCUMEUJIS DE UUERRE

les j^eux... respira une large gorgée d'air... reconnut avec stupéfaction qu'il n'était pas blessé, mais meur- tri seulement et courbaturé... et son regard, enfin, s'abaissa sur la terre...

Là, sous ses pieds, une lutte horrible, entre deux hommes qui se roulaient dans un fossé parmi les hautes herbes et les branches d'aulne écrasées...

Des halètements et des râles, et des cris de joie féroce...

Un corps gigantesque d'officier boche qui pesait sur un corps plus frêle d'officier français... deux mains énormes accrochées à une gorge par-dessous le collet blanc d'un uniforme de dragon... les suprê- mes et inutiles efforts d'une force qui défaillait...

Et comme la face du vaincu- était tournée vers le soleil, Simon reconnut avec épouvante. Norbert de Chambry...

Norbert qui, déjà, ne se défendait plus...

L'horreur de ce spectacle rendit à Simon la pleine possession de lui-même.

Il se laissa pendre à la fourche et tomba sur le sol.

Le Boche disait, en riant, l'écume à la bouche .

Grève! Grève!... Et que je te voie mourir...

Lorsqu'une main puissante s'abattit sur l'extrémité des doigts du forcené, les dégagea; on entendit cra- quer les os... l'homme tourna la tête et rugit...

Mais il n'eut même pas le temps de se dresser.

Un canon de revolver s'appuyait sur sa tempe, et par deux fois le revolver tira... et la lourde cervelle avec le casque camouflé s'éparpilla dans le fossé en jets de sang et de matière blanche... Foudroyé, le corps du sauvage s'affaissa sur Norbert. Simon le prit par les épaules et le rejeta dans le ruisseau... Nor- bert, haletant, les yeux fous d'horreur, se souleva sur les genoux... reconnut Simon...

-— C'est toi... C'est toi!... murmura- t-il.

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 23

Tout à coup ses yeux s'emplirent de larmes...

Une mort pareille... c'était infâme... Et c'est toi qui m'as sauvé?...

Tu n'es pas blessé?

Non... et toi?

Brisé, seulement... Mais je peux marcher... Fi- lons... il va faire chaud tout à l'heure...

Et lentement, par le fossé, ils regagnèrent les ruines flambantes de la ferme de Saint-Léger.

Deux avions ennemis apparurent dans le ciel rede- venu bleu... au-dessus de l'incendie... Le détachement était repéré... Mais quand les obus vinrent fouiller le ravin, il était trop tard... Les dragons galopaient déjà loin, emportant leurs blessés...

Une heure après, ils avaient rejoint la colonne...

Côte à côte dans le trajet, Simon et Norbert gar- dèrent d'abord le silence... Simon, les membres rom- pus, se couchait sur la selle et paraissait souffrir.. .

Ce fut lui qui parla le premier :

Tu n'avais pas voulu me laisser à l'ennemi?

Ne m'y étais-je pas engagé?

N'y avait-il en toi que l'obligation de tenir ta promesse?

J'aurais agi pour tout autre officier comme pour toi...

Moi, je ne retiens que ceci... Que tu ne savais pas si j'étais mort, et qu'au péril de ta vie, tu as tenté de me sauver...

Et toi, tu as fait mieux que vouloir, car si je vis, c'est à toi que je le ^ois...

Eh bien! dit gaiement Simon, nous sommes manche à manche...

Et il ajoutait avec un sourire :

J'ai reçu Rolande l'ordre, pour moi sacré, de faire ta conquête... Aujourd'hui, il me semble que je me suis un peu rapproché de toi car, sans t'en

24 èM âCUMfiURU DE QUEHBti

tp«reeTt)îr, tu viens tutoyer, cornim lârt^na nous étions enfants...

Norbert se tut.

Il se défendait contre une violente émotion.

PENDANT LA RETRAITE

Le régiment se battit tous les jours, couvrant la re- traite du corps d'armée.

A la fin daoût, traversant les Ardennes en tumulte, ot dont les routes, comme partout, étaient encom- brées de fuyards, il se retrouva sur la route de Retheî.

Une bataille était engagée depuis la veille au soir vers Domery, Lanois, Novion-Percien, et menaçait de s'étendre jusqu'à la petite ville qui couvre la limite des immenses plaines champenoises, à la limite du pays montueux, extrêmement boisé, qui s'étend jus- qu'à la Belgique; c'était par que s'avançait la cin- quième armée allemande. Son avance étant trop ra- pide, les forces françaises venaient de faire face et lui livraient combat, pour arrêter sa progression.

Les dragons, décimés par trois jours de lutte, étaient renvoyés à l'arrière : point de direction, Re- theî, Bazancourt et Reims.

L'armée française continuait son mouvement de retraite vers Paris.

Une mâm« peasét était venue à Simon ot à N«r«

LES ÉCUMBUKS DS 6UI11RB ^

Revoir Rolandel...

Une môme et terrible épouvante :

Si Rolande était mortel!

Car depuis qu'ils étaient partis, la nuit s'était faite autour délie... Il y eut, en effet, au début de la guerre, des semaines lourdes, des semaines angoissantes, l'armée des enfants de France parut coupée du reste du pays. Ni d'un côté ni de l'autre, aucune lettre n'arrivait.

A Rethel, le régiment faisait halte jusqu'au soir.

Les ordres empêchaient de s'éloigner du canton- nement. Le colonel fut inflexible. Il n'écouta ni les prières de Simon, ni les supplications de Norbert... Trois lieues séparaient Relhel de Clairefontaine, et Clairefontaine apparut comme au fond d'un désert immense, infranchissable...

Après deux heures données aux soins que récla- maient ses hommes, après avoir fait soigner et panser ses chevaux, qui étaient pour la plupart écorchés et qui n'avaient plus que la peau collée sur les os, l'œil éteint, la tête au ras du sol, renâclant et demi-four- bus, Simon eut quelques minutes de liberté.

Clairefontaine était trop près de Rethel, et la fa- mille de Chambry y était trop connue, pour qu'il ne fût pas possible d'obtenir des renseignements sur Ro- lande.

Et il allait en quête de ces renseignements, lors^ que, traversant le petit pont, il entendit une exclama- tion de joie derrière lui. En même temps, il sentit deux bras qui lui entouraient le cou, le serraient à l'étouffer, une rude figure au poil dur se collait con- tre la sienne, et on l'embrassait éperdument.

Mon filsl mon garçon!... te voilà... Je te croyais perdu... On m'avait dit que tu étais mort... et je eroyais que je ne te reverrais plus jamais...

C'était Jean-Louis qui, sou» eouf rém^fUnaj qait ^ fondra ^ l|^rm#§,

26 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Après les premières effusions :

Un mol, père... Dis-moi... Mon Dieu, voilà que je n'ose te questionner...

Le visage de Jean-Louis prit une expression dou- loureuse.

Rolande, n'est-ce pas? dit-il.

Oui... Ahl lu n'oses répondre... tes yeux se dé- tournent.

Il eut un cri déchirant :

Elle est morte II

Non... Hélas! on ne peut dire non plus qu'elle est vivante... Elle est comme un cadavre qui respire... Ainsi que tu l'as laissée, ainsi tu la retrouverais...

La même torpeur, le même silence, la même insensibilité?

Son pauvre regard est vide... elle ne reconnaît personne... elle ne parle pas... elle ne se plaint pas... du reste, elle n'a pas l'air de souffrir...

Le médecin a-t-il quelque espoir? demanda Si- mon, très pâle.

Il n'y a plus de médecins à dix lieues à la ronde...

Ainsi, elle est abandonnée... C'est affreux... Per- sonne ne prend soin d'elle?

Les domestiques du château ont pris la fuite, voilà trois jours, quand on a connu que les Allemands entraient en France... une femme de chambre, seule, n'a pas voulu partir... Mais elle a, en outre, auprès d'elle, une jolie créature, dévouée comme une sainte, attentive, qui, la sachant en péril, a eu pitié d'elle, et de tout le jour et de toute la nuit, ne, la quitte pas...

Qui donc?

La fille du voisin, le fermier Barbarat.

Rose-Lys?

Oui, on dirait qu'elle s'est donné une tâche de garde-malade compatissante et tendre... Je la savais très bonne et très douce, aussi bonne et aussi douce

LES ÉGUMEUR8 DE GUERRE 27

qu'elle est rieuse... mais je ne l'aurais pas soupçon- née d'être capable de montrer une pareille abnéga- tion... surtout envers Rolande...

Pourquoi, père, « surtout envers Rolande » ?

Je m'entends, je m'entends... fit le meunier pen- sif.

Mais moi, père, je ne comprends pas.

C'est une idée qui m'est venue... comme ça... déjà depuis longtemps... l'idée que Rose-Lys a de lamour pour toi...

Cette enfant?

Cette enfant, comme tu dis, a presque Tâge de Rolande... Et elle t'aime, j'en mettrais ma main au feu... Or, elle n'a pas les yeux dans sa poche, la petite. Comme à Clairefontaine et aux Moulins tu passais tout ton temps avec Rolande, elle a en concevoir de la jalousie... Entre Clairefontaine et la ferme de Marengo il n'y avait pas grandes relations... Rolande et Rose-Lys se pariaient à peine, et ce n'était pas fierté du côté de Rolande tu la connais c'était rancune du côté de Rose-Lys... Rolande faisait des avances, Rose-Lys les dédaignait... Je m'en suis aperçu... Et puis le père Barbarat est un ami et j'ai reçu ses confidences...

D'où viendrait, dès lors, son dévouement pour Rolande?

De son amour pour toi... Ne s.ursaute pas... Je ne suis pas un imbécile et la preuve, c'est que tu es mon fils et que je t'ai fait ce que tu es... Entre mes sacs de farine et au bruit des roues de mon moulin, j'ai réfléchi beaucoup dans ma vie, depuis le départ de ta défunte mère... Ecoute bien ça, mon garçon... avec les femmes, il faut s'attendre à tout... aux pires des choses comme aux plus merveilleuses... et je te le répète... Par amour pour toi, et bien qu'elle sache que tu ne l'aimeras pas, cette enfant se consacre à la femme qui t'aime et que tu aimes. En se dévouant

S8 LfiS ÉÛUMEUHâ t»B GUltoU

oommd elle fait à Rolaode, o est à toi qu'elle %f^Ùi voue, mou hla.

Pauvre chère petite 1 murmura Simon attendri.

Si tu la rencontres jamais dans la vie... et si la bonté de Dieu vous préserve du malheur tous les deux, tu te souviendras de ce que t'a dit ton bonhomme do père... tu la salueras bien bas... et comme un dé- vouement en vaut un autre, si elle a jamais besoin d'un ami vaillant et sûr... d'un bras fort... tu lui viendras en aide... Ainsi, tu payeras ta dette...

Ils avaient marché en causant, bousculés par la cohue qui emplissait les rues de la petite ville, sol- dats, paysans, fuyards, charrettes, brouettes, trou- peaux, des vaches, des moutons, des chevaux de labour qui n'avaient pas été réquisitionnés, indescriptible mêlée d'où pas un cri ne partait comme si la stupeur de la catastrophe avait atrophié tous les cerveaux et les avait rendus incapables dune plainte, d'une ré- volte, dun déchirement.

Deux paysans les suivaient depuis quelques instants, sur la place de la Halle, près de l'Eglise.

Ils tenaient deux vaches par une corde enroulée autour des cornes.

Sur le dos ils portaient un ballot énorme de linge et de bardes.

Jean-Louis, apitoyé, leur demanda :

"Vous venez de loin?

Des Flandres... dit l'un... et c'est tout ce que nous avons sauvé...

Oh! vous pouvez vous reposer maintenant... Les Allemands ne dépasseront pas Rethel...

Une flamme courut dans les yeux des deux hommes, mais les yeux se baissèrent.

Et celui qui avait parlé avec un rude accent qui raclait des mots hésitants :

Ohl monsieur, ils sont terribles, ils massacrent «t brûleat tout,,.

LS8 éOl^MBUBS bS OtTËfllia S9

Simotî îes examinait, non pas soupçoûneiîx, mata plutôt avec compassion :

•— Je crois vous avoir rencontrés, tous ces jo\irâ-ôi, dit-il

Oui, mon lieutenant... nous avons suivi votre régiment tant que nous avons pu... Ça nous rassu- rait... et ça nous était facile... Vos pauvres chevaux exténués ne marchaient guère plus vite que nos va- ches... Ah! quel temps de malheur I Quand ça fini- ra-t-il?

Les deux Flamands passèrent sur leurs yeux la man- che de leurs blouses.

On entendit dans le lointain des rafales de coups de canon.

Allons, au revoir, mon lieutenant... on se ren- contrera peut-être encore.

Ils tapèrent sur les vaches qui reprirent leur mar- che lente et lourde,

Entrons une minute, fit Jean-Louis en dési- gnant une auberge qui portait pour enseigne : « Esta- minet de la Gare »... Puisque tu as un peu de liberté, nous tâcherons de boire un verre de bière, s'il en reste... Je meurs de soif...

Il ne restait plus de bière. On leur servit de l'eau avec du sirop de groseille...

Depuis quelques instants Simon était préoccupé... Il pensait au dépôt précieux qu'il emportait... qui était sur lui en si grand péril... L'auberge était pleine de paysans, criant, gesticulant, échangeant des nouvelles, demandant à manger et à boire. II n'y avait plus de pain, ni de fromage, ni de poulet, ni de saucisson... Quelques pommes du fruitier seulement... Tous ces gens restaient debout, dans la fièvre de repartir... ra- contant ce qu'ils avaient vu, déjà... Tant d'horribles choses! et les dangers auxquels ils avaient échappé... Des soldats se faufilaient dans les groupes, essayant d9 €air« ren^lir lemrs liicloas avtid du vim tu du «idre

30 LES KGUMEURS DE GUERRE

OU du café, et maugréant, navrés, parce qu'ils ne trou- vaient plus rien. Les deux Flamands étaient entrés derrière Jean-Louis et Simon et venaient de s'asseoir près d'une fenêtre, surveillant leurs vaches qu'ils avaient attachées à un anneau du mur, au dehors. Simon et Jean-Louis étaient attablés derrière, les uns et les autres se tournant le dos. Les Flamands se tai- saient, buvant, buvant à pleines gorgées des chopes deau fraîche qu'une servante suant, ébouriffée, affo- lée, leur servit. L'un des deux se pencha à l'oreille de l'autre et murmura quelques mots :

Vois, Nicky, et tiens-toi près de la fenêtre, au dehors... Je m'attends à quelque chose...

Nicky Lariss sortit et alla s'installer près des vaches. Sturberg resta à l'intérieur et se mit à faire le range- ment d'un tas d'objets qui emplissaient une musette de soldat qu'il portait à l'épaule. Mais il avait tiré une glace de poche et l'avait posée debout contre sa chope. Avec des airs d'indifférence^ et comme occupé par ailleurs, il examinait ainsi ce qui se passait der- rière.

Simon et Jean-Louis causaient tout bas, ^vec anima- lion... ou plutôt Simon seul parlait. Son père écou- tait, la tête penchée, avec la plus extrême attention, pour ne rien perdre de ce qu'on lui disait...

Puis, il y eut des gestes singuliers... A plusieurs reprises, l'officier tourna la tête à gauche, à droite, derrière, comme s'il avait élé frappé par le choc élec- trique des deux paires d'yeux braqués sur lui... Il déboutonna sa vareuse, fouilla sous sa chemise et fit passer par-dessus son calot un lacet de cuir auquel pendait une pochette plate, assez large... Il en retira des photographies et tendit la pochette à Jean-Louis qui, à son tour, la coula sous sa blouse, contre sa poi- trine... Personne ne prenait garde à eux...

En même temps, Nicky Lariss rentrait.

Quelques mots rapides, très bas :

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 31

Tu as VU?

Oui.

Nous ne nous étions pas trompés...

Maintenant, un peu de prudence, et les papiers sont à nous...

Ils vidèrent leurs chopes d'eau, sortirent, délièrent leurs vaches et s'en allèrent...

Simon disait h Jean-Louis, qui était ému et trem- blant :

Ma vie et mon honneur sont attachés à ce pli mystérieux que je viens de te remettre... Tu les dé- fendras comme je les aurais défendus moi-même... J'en suis sûri

Ta vie, c'est ma vie, et ton honneur, c'est le mien...

Il s'agit aussi de Rolande.

Est-ce que je n'aime pas Rolande comme ma fille?

Maintenant, père, je n'ai plus quun conseil à te donner... Les Allemands sont sur nos talons... Nous avons perdu la première partie, sur la frontière. nous arrêterons-nous? C'est le secret de nos chefs... Sois certain que demain, après-demain, au plus tard, malgré la bataille qui se livre et qui n'est qu'une bataille d'arrêt Rethel sera occupé et brûlé... Il est donc impossible que tu restes aux Moulins, pas plus que Barbarat à Marengo, que Rolande et Rose-Lys à Glairefontaine... Il faut fuir, fuir au plus vite, il n'est que temps...

Fuir... non... Je ne m'y résigne pas.

Alors, c'est la captivité, peut-être la mort, car les Allemands sont ivres d'orgueil et de cruauté... Ils ne font pas la guerre en soldats, mais en assassins...

Ils n'arriveront jamais jusqu'ici.

Ils y seront dans quelques heures... Ecoute... c'est leur canon que tu entends... Ce soir, ce sera leurs

naîtrai lieuses,,. ÎDejriain... peut-être cette nuit,», tu

^ LBS ÉCUMBUR8 DE OUERim

entendras leurs hurlements triomphe, car c'est en hurlant qu'ils entrent, comme des fs^uves, dans les villes conquises... Et à ce moment-là, il sera trop tard...

Abandonner mon moulin, ma vieille demeure, les souvenirs de ta mère, de ton enfance, mon travail, mes biens, mes habitudes, mon pays natal, est-ce pos- sible? Est-ce possible?

Nous reviendrons, père... Bientôt, ce sera la mar- che en avant, la victoire, la délivrance.

Raison de plus pour ne pas fuir...

Père, je te connais... Autant tu es doux avec ceux que tu aimes, autant tu es violent avec ceux que tu hais... Quand tu seras devant ces soldats, te con- tiendras-tu?

Je tâcherai...

Et moi, j'ai peur... Il faut que tu me promettes...

Je ne peux pas...

Il faut partir...

Je ne peux pas...

Ce n'est pas ta vie seulement qu'il faut sauver, mais celle de Rolande... de Rolande livrée sans dé- fense, sans force, paralysée, cadavre vivant, aux mains de ces sauvages, aux entreprises de ces brutes... Ce n'est pas seulement ta maison, tes souvenirs, tes biens à quoi il faut que tu songes... Ne dois-tu pas mettre à l'abri le précieux et terrible dépôt dont je t'ai confié la garde?... Ne t'ai-je pas fait jurer qu'à tout prix, tu entends, père? à tout prix, ce dépôt ne tomberait jamais au pouvoir des Allemands. Tu ne t'appartiens plus... Les heures sont graves, décisives, pleines d'une grande angoisse... Je t'en supplie, père, j'ai peur pour toi...

Jean-Loùis, la tête basse, resta longtemps sans ré' pondre.

Puis, tout à toup, la voix «"étouffa :

s^ y^i§^t*i, garçoa, J'ai |)r©s«6ntimftt.,. ^i î^

•LE:ô ÉCUMEUIIS DE GLElU-iE 33

pressentiments, ça ne m'a jamais trompé... Si je quitte les Moulins-Neufs, on ne m'y reverra jamais plus... D'abord, j'y aurai laissé mon cœur... tout... et mon corps ne sera plus qu'une guenille sans énergie que j'abandonnerai n'importe où...

Et moi, je ne compte donc plus? Je ne suis plus rien pour toi?

C'est vrai, pourtant, ce n'est pas juste, ce que je dis là... Toi que j'aime tant, dont je suis si fier...

Ne faut-il pas que tu vives... pour voir Rolande guérie... et moi heureux avec elle...

Il secoua la tête :

Rolande est perdue, mon pauvre garçon I...

Qui sait?... La jeunesse se débat contre la mort... La jeunesse, c'est la force, l'espoir, la vie...

Je t'obéirai, garçon.

Tu partiras?

Oui.

Tout de suite?

Oui.

Tu emmèneras Rolande?

Certes... Oh! nous nous en irons tous ensemble. On se protège mieux. On se console. On sera moins malheureux... Le fermier Barbarat possède encore un cheval qu'on lui a laissé et un vieux barou disloqué... On mettra des matelas dans le barou, on étendra une bà:he dessus, contre le soleil et la pluie... et à la grâce de Dieu!

Simon sei-ra Jean-Louis contre sa poitrine :

Séparons-nous...

Adieu, fils! fais ton devoir...

Et toi, veille bien, n'est-ce pas? Sur toi, sur Ro- lande, sur...

Sur ce que je porte là, contre ma poitrine... Ne crains rien... Pour me le prendre, il faudra m'écor- cher... Et puis, quel homme au monde pourrait soup- çonner...

34 LES ÉGUMEURS DE GUERRE

Simén jeta un regard inquiet sur la cohuô qui em- plissait l'auberge, en quôte de victuailîos, d'un peu de pain, d'un peu de vin...

Il se rassura.

Personne, en effet... murmura-t-il.

Et, après une dernière étreinte, chacun s^lHi dQ son côté.

La bataille se rapprocha dans la nuit.

Des ordres coururent.

Les habitants étaient avertis que Rethel allait être envahi...

On leur conseillait de fuir.

La foule immense, enchevêtrée, des fuyards gran- dissait d'heure en heure. Ceux qui venaient de loin, qui déjà marchaient depuis des nuits et des jours, ne se plaignaient plus, restaient silencieux... Ils n'avaient plus le courage de dire un seul mot, tant ils étaient endormis de fatigue, recrus de malheurs... Les nou- veaux gémissaient, criaient, et leurs lamentations fai- saient un seul et immense cri de malédiction montant vers le ciel... comme un reproche pour la grande in- justice dont i:? claient victimes.

Jean-Louib noya dans l'Aisne ses blés et ses farines.

li ^::'eusa un trou dans les champs, au pied d'un noyer isolé, dans les racines duquel il se hâta d'en- fouir ce qu'il avait de plus précieux, gardant sur lui son argent et des valeurs.

Le fermier Barbarat en avait fait autant dans la cave de Marengo.

Dans le barou on transporta Rolande étendue sur deux matelas. La jeune fille ne se rendit pas oompte de la catastrophe.

Rose-Lys restait près d'elle, ange blanc rt m&e, du dévouement le plus pur.

Etj poussant devant eux les bestiaux de la lif.mê et

LES ÉCUMËURS DE GUERRE 35

du moulin, qu'ils voulaient enlever à Tennemi, les doux paysans suivirent la voiture à la clarté de la lune...

Barbarat emmenait une vieille domestique nommée Pulchérie, la seule, de tous les gens de la ferme qui fût restée. C'était une bonne femme ratatinée et grêle, peureuse et pleurnicheuse, qui, dévotement, à genoux dans le char rustique d'où l'on n'avait pas pris le temps d'enlever quelques débris de fumier, récitait d'interminables chapelets pour se protéger contre les Boches. Elle poursuivait une idée fixe sur laquelle, en rougissant, elle revenait sans cesse :

Ils violent toutes les femmes... Misère de moi! S'ils allaient commettre sur mon corps le crime du péché mortel!...

Il lui semblait que sa laideur, ses soixante-dix ans, l'absence radicale de toute séduction ne la mettaient pas à l'abri de la catastrophe. Les deux paysans qui, en d'autres circonstances, s'en fussent amusés, en Ar- dennais gaulois qu'ils étaient, ce jour-là avaient trop grande tristesse et ne pensaient point à on faire des gorges chaudes.

Le cortège misérable suivait la route de Reims.

Souvent, la cohue s"arrêlait à cause de l'encombre- ment. Alors, il fallait laisser passer les régiments, les équipages, l'artillerie, les camions bondés de blessés. Apres quoi, la route devenue libre, on se remettait à avancer péniblement.

L'antique cheval, la tête entre les jambes, tirait le barou à hue et à dia... Il avait l'air si triste, lui aussi, qu'on eût dit qu'il prenait sa part du malheur des hommes. On n'avait pas besoin de le guider et Rose- Lys le laissait brinqueballer comme il voulait, comme le portaient ses jambes raidies, de telle sorte que par instants il s'arrêtait pour réfléchir, après quoi il re- partait d'une brusque secousse, qui réveillait Rolande ei lui faisait ouvrir ses yeux sans lumière.

36 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Rose, attentive, se penchait fréquemment sur la malade.

Ou bien elle lui prenait les mains et les retenait dans une longue pression.

Ou bien, hélas I sans espoir, elle lui adressait de douces paroles, pendant que, à genoux sur les talons de ses sabots, Pulchérie essuyait des larmes incessan- tes qui coulaient dans les rigoles des rides de son visage tanné, et marmonnait en faisant glisser les grains noirs entre ses doigts déformés par les rudes besognes de la terre :

« Je vous salue Marie, pleine de grâces, le Seigneur est avec vous... »

Jusque vers Witry-lez-Reims, les pauvres émigrants se perdirent deux fois, séparés par l'innombrable foule, fleuve sans fin de fuyards qui coulait vers la grande ville com.me vers le port du salut. Barbarat et Jean-Louis avaient été emportés en avant par une trombe. Et deux fois ils se retrouvèrent.

Depuis Retheî, Jean-Louis avait été encadré presque tout le temps par les deux Flamands conduisant leurs vaches.

Ils essayèrent même d'engager la conversation.

Mais le meunier, sombre, ne répondit que par des monosyllabes.

Ils s'efforcèrent de rendre de menus services.

Poussé par je ne sais quel instinct de défiance et d'antipathie, Jean-Louis les refusa.

Pourtant c'était de pauvres gens, comme lui, malheureux exilés, comme lui.

li remarqua qu'ils évitaient de s'approcher du cha- riot où Rolande gisait, dans la stupeur de son insen- sibilité...

Une fois, seulement, ramené contre le barou par le remous des fugitifs, l'un des deux y avait jeté un regard rapide... Or, il arriva qu'à ce moment la jeune

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 37

fille avait les yeux grands ouverts et que ces yeux so fixèrent sur l'homme, lentement, obstinément.

Ils se reculèrent.

Nicky Lariss fut secoué d'un tremblement et il de- vint pâle.

Il n'y eut pas d'autre hasard, ni d autre tentative.

Par-ci, par-là, ils se contentaient de demander au meunier :

Gomment va-t-elle, la pauvre chère petite âme?

Et Jean-Louis grognait une réponse.

Ces gens lui déplaisaient, décidément. Son cerveau était traversé do soupçons imprécis, de vagues souve- nirs... Il s'imaginait qu'il les avait déjà rencontrés autrefois, qu'il avait déjà vu ces lourdes paupières sur ces yeux obséquieux et faux, ces allures louches, et il s'étonnait qu'ils surgissent partout sur son chemin... Souvenirs et soupçons restaient flottants dans la brume... et il y pensait sans cesse...

Les fugitifs avaient mis deux jours pour arriver dans la campagne de Reims. Ils couchèrent une nuit en pleins champs, sur la lisière d'un bois de sapins, do l'autre côté de Bazancourt... Les villages étaient vides, on ne trouvait rien à manger... On déterrait des pommes de terre et on les faisait cuire sous la cendre... Les gens qui avaient emporté quelques con- serves les partageaient avec ceux qui n'avaient rien...

Heureusement, les vaches de Barbarat donnaient du lait. On put nourrir Rolande, dont l'état nécessitait les soins qu'on donne aux jeunes enfants... Il tombait une pluie fine, mais la bâche était neuve et ne laissa point passer l'eau... Barbarat et Jean-Louis couchè- rent sur le sol, entre les roues du barou, enveloppés dans des limousines. Le meunier, fiévreux, énervé, ne dormit pas... Une effrayante canonnade, qu'on enten- dait maintenant vers Rethel, le tint éveillé toute la nuit A rhorizon du nord-est, de grandes lueurs rou- gissaient le ciel. La ville et des villages brûlaient.

38 LES ÉGUMEURS DE GUERRE ~'i

Toute la nuit, il vit rôder autour des roues de la voi- ture les pieds prudents et précautionneux des deux Flamands.

Le matin, un peu avant l'aube, il s'endormit pour^ tant... sommeil de léthargie, sommeil d'extrême fati- gue, profond comme la mort.

La pluie continuait de tomber. Auprès de lui, Bar- barat ronflait.

Dans le barou, aucun bruit : les deux jeunes filles reposaient sans doute...

Alors les pieds des Flamands cessèrent de virer au- tour des roues... se tinrent immobiles... Puis, deux corps se courbèrent, ruisselants, grelottants... s'allon- gèrent, l'un à droite de Jean-Louis, l'autre à gauche... Barbarat, un instant, cessa de ronfler... et Sturberg murmura :

Une petite place sous votre abri, camarade... nous sommes gelés...

Barbarat, à moitié endormi, se recula contre une roue... et aussitôt, de nouveau, ronfla.

Alors, ce fut, chez les quatre, l'immobilité absolue. Les Flamands étaient tombés sur le sol, engourdis par une fatigue énorme, et durant les premières minutes rien ne bougea. Puis, peu à peu, ce furent des mou- vements imperceptibles. Sturberg se souleva sur un coude...

Nicky Lariss en fit autant... L'un était à la gauche de Jean-Louis, l'autre à la droite... Ils l'encadraient... Longtemps ils regardèrent le meunier dormir... sur- veillant un réveil possible. Les deux bandits ne firent aucun signe et n'échangèrent aucune parole... Us avaient se concerter avant et n'avaient plus qu'à obéir au plan conçu...

Lentement, Sturberg tira de sa poche une petite fiole.

n la vida tout entière sur son mouchoir...

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 39

Et il appuya le mouchoir sur le nez et la bouche du meunier.

Nieky s'était glissé sur son corps et lui tenait les bras

Jean-Louis ,s'éveilla à peine, eut des soubresauts, se débattit dans Tétouffement et, sans se rendre compte de ce qui se passait, sans crier, céda et, sous l'action violente du chloroforme, resta comme un cadavre.

Déjà Sturberg fouillait, écartait la blouse, déchirait le gilet, ouvrait la chemise et, comme le cordon de cuir qui suspendait la pochette contre la peau était solide, il le coupa d'un coup de couteau.

A ce moment, Barbarat grogna, se dressa, tourna la tête...

Ils avaient eu le temps de reprendre leur position de dormeurs.

Il faisait nuit, toujours.

Barbarat poussa un profond soupir, ramena sur lui sa limousine jusqu'à la tête et repartit dans le pays des tristes songes.

Sturberg le guettait, son couteau à la main...

Un soupçon chez le fermier et il l'eût égorgé.

Sturberg cacha vivement la pochette... Après quoi, rampant hors des roues du barou, tous les deux s'éloi- gnèrent à pas lents, dans la direction de Reims... Et cette f^is, sans doute, parce qu'ils n'avaient plus be- soin de feindre, de se cacher, ils abandonnèrent leurs vaches qui, du reste, eussent retardé leur fuite... Un instant après, perdus dans la cohue, qui pendant toute la nuit n'avait pas cessé de couler vers la ville, ils avaient disparu

La pluie cessa quand le soleil se montra. Les nuages se dissipèrent.

Barbarat, debout, réunissait le troupeau. Jean-Louis continuait de dormir...

Dans la voiture, Rose-Lys et Rolande, harassées, ne s.'éveillèrent pas. La vieille Pulch^rie elle-même avait

40 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

fini par so laisser aller au soinnieil, accroupie sur lo9 genoux, le corps ployé, la tôle branlante, son chapelet entourant ses poignets comme des menottes.

Sur la route, les fuyards se bousculèrent tout à coup.

On entendit des cris d'épouvante :

Ils arrivent... Ils sont derrière nous... Les voilà!

Et les malheureux se mirent à fuir, beaucoup jetant leurs paquets pour courir plus vite.

L'alerte était fausse... Que de fois, depuis deux jours, on les avait annoncés, les Boches... Pourtant, ils n'étaient plus bien loin... On avait espéré que la bataille de Rethel-Novion-Launois-Dom.ery-la-Fosse-à- TEau les arrêterait... Le combat fut victorieux, mais des ordres supérieurs obligèrent le général de Langle de Cary à poursuivre sa retraite...

Des soldats rassuraient les fugitifs :

-^ N'ayez pas peur... On les a battus... Ils n'arrive- ront pas jusqu'à Reims...

Et beaucoup de pauvres gens se donnèrent la ville comme terme de leur exode.

Barbarat secoua Jean-Louis :

Hé, vieux!... Tu te crois dans ton moulin?...

Jean-Louis ouvrit les yeux, puis les referma. Il se sentait mal à Taise, le cœur chaviré, avec des nau- sées... Cependant il reprit connaissance tout de suite.

Il murmura d une voix pâteuse :

Qu'est-ce que tu m'as fait boire? Je suis comme quand on a été gris...

Il se traîna hors de la voiture, se mit debout péni- blem.ent, les jambes vacillantes, eut un haut-le-cœur... et parce que le soleil était très chaud, il rejeta sa houppelande.

C'est alors seulement qu'il s'aperçut du désordre de sa toilette.

Il porta vivement les mains à sa poitrine.

Et il eut un cri de désespoir...

LES ÉGUMEUR8 DE GUERRE 41

La pochette de cuir n'y était plus...

Volé! yolél...

Et ses nerfs étaient à ce point surexcités, qu'il se mit à pleurer des larmes .d'enfant.

Sans comprendre, nayant reçu aucune confidence, Barbarat le consolait :

Eh bienl quoi, vieux? On t'a volé?... Moi, j'ai de l'argent... on partagera... Le principal, c'est de sau- ver sa peau... Le reste n'est rien...

L'autre ne Fécoutait pas... 11 était terrifié, anéanti, répétait, machinal :

On m'a volé! On m'a voléî...

Et soudain ses souvenirs se précisent... Les brumes se dissipent dans son cerveau pour laisser luire une clarté biusque...

L'image des deux Flamands apparaît!...

Ces deux hommes?

Etaient-ce bien des fugitifs chassés de leurs foyerg par l'invasion barbare?

Ils ressemblaient aux deux étrangers qu'on avait vus rôdant autour de Giairefontaine, dans les derniers jours de juillet...

Ils avaient disparu au lendemain du meurtre de Rolande...

Et, reliant cette idée à ce que Simon lui avait conte du guet-apens nocturne, dans une rue de Sedan, de l'appartement fouillé, la reliant à ce fait que Simon lui-même et ses dragons avaient été suivis depuis la Belgique par ces deux mystérieux inconnus, et que lui, Jean-Louis, avait été surveillé par eux, il s'écria :

Ce sont eux! Ils étaient à l'estaminet de la Gare! Ils ont vu!... Ils savaient!...

Barbarat crut qu'il devenait fou et luî tapa sur l'épaule. Jean-Louis était loin et suivait sa pensée :

Ils en voulaient aux papiers... Et, frissonnant de rage :

4^8 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Co sont les meurtriers de Rolande I

Il n'avait pas une nature à hésiter longtemps... Il se jeta dans la foule, heurtant, bousculant sur son passage :

Ahl je les retrouverai... ou j'y laisserai ma peau!...

Mais il eut beau courir, questionner... Il était trop tard...

Les Flamands avaient poursuivi leur route. Per- sonne ne put le renseigner... Chacun ne pensait qu'à âoi... Dans cette cohue, qu'importaient deux malheu- reux de plus ou de moins...

Il revint au campement... farouche...

A chaque pas, il se demandait : ,

Gomment cela s'est-il fait?

Sa bouche était encore emplie d'une acre saveur, étrange et son cœur brouillé.

Ils m'ont fait respirer un narcotique! De temps en temps, un sanglot l'étranglait.

Que dira Simon!... Mon bon Dieu! moi qui avais tant promis de lui garder ce secret!...

Quand il retrouva le barou, Barbarat n'osa l'inter- roger, tant il avait vieilli en quelques minutes, les yeux d'un fou, et des sanglots plein les lèvres.

Du champ ils avaient mené la voiture on aper- cevait dans le lointain la cathédrale imposante, splen- dide de force et d'éternité, étendant sur Reims, en tumulte de guerre, l'ombre protectrice de ses hautes tours, ouvragées et dentelées avec l'art prodigieux des divins artistes qui, pendant des siècles, y avaient ap- porté le patient labeur de leur génie et de leur foi naïve...

Des gens dormaient encore... étendus pêle-mêle... et qui, toute la nuit, avaient ainsi dormi sous l'averse impitoyable et froide...

Ils se plaignaient dans leur sommeil...

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 43

Là-haut, la voix monotone de Pulchérie se fit eti- tendre : ,

« Je vous salue, Marie, pleine de grâces, le Seign^^r est avec vous... »

On avait allumé des feux la veille, et les hommes les avaient entretenus avec des branches de sapin... Ils achevaient de se consumer... Des enfants et des femmes transis, tout grelottants, se pressaient autour, les mains tendues aux flammes pauvres qui s'étouf- faient dans la fumée et les cendres.

Si quelques-uns, venant de plus loin que les autres, s'étaient arrêtés là, de toute la nuit, le fleuve des fuyards ne ralentit pas son courant, et sur la route crayeuse, délavée, défoncée, dans la boue collante comme de la poix blanche, les bandes de soldats et de paysans, entremêlés, défilèrent, interminables, dans un lent, compact et incessant mouvement de houle... Le barou reprit son chemin vers Reims. Rolande avait les yeux fixés vers le ciel. Son visage immobile n'exprimait ni crainte, ni joje, Bi souffrance.

Elle ne tressaillit pas quand deux lèvres datioês s'appuyèrent sur son front. Les lèvres de Rose-Lys... Rose-Lys murmurait :

Je te sauverai... toi qu'il a toujours aimée. Je le rendrai à lui que tu aimes et que j'aime. Et je serai ainsi aussi heureuse et plus fière que toi... Lui me devra une gratitude éternelle... Mon souvenir sera associé à son bonheur et au tien, puisque votre bonheur à tous deux aura été mon œuvre...

Mais ses yeux se mouillèrent, et elle les essuya fur- Uvement.

Derrière, Jean-Louis s'en venait, la tête basse, feuil- lant parfois contre sa poitrine par un g'este de vais® espérance, pour y chercher ce qui n'y était plus. E^ il disait ;

44 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Ils doivent être à Reims... je les retrouverai... ii me les faut... Je les étranglerai et je leur repren- drai mon bien... puisque, sans cela, mon enfant serait perdu d'honneur...

Et ses deux poings en avant, serrés à broyer du fer, il marchait haletant, sous l'œil surpris de Barbarat qui le croyait fou...

Ce fut le 3 septembre qu'ils entrèrent dans Reims. Des régiments français, au long des routes, au fond des fossés, ou contre les remblais des chemins de fer, gardaient les approches de la ville, pour retarder, mais non pour empêcher l'approche de l'ennemi. Reims et les forts étaient d'avance sacrifiés. Le tombereau cas- cadait dans les ornières, entre des haies de fusils bra- qués, sur des positions arrêtées pendant la nuit, dans les plaines de Witry et les champs plats de Béthcny. Déjà la moitié de la population avait pris la fuite, pour échapper aux horreurs que répandaient les Alle- mands sur leur passage. Le vieux cheval, à bout de forces, renâclait. Il fallait que Barbarat le tînt par la bride, sans cola il se serait abattu, Jean-Louis, la pensée lointaine, s'occupait de conduire les bestiaux, mais avec un soin machinal. Une seule idée, une idée fixe, farouche, obsédante... remettre TJ main, à tout prix, sur le précieux dépôt qu'on lui avait volé... C'était pour lui, maintenant, comme pour Simon, une question de vie ou de mort... Et sous l'apathie apparente de sa démarche, son regard vif était en éveil, et son cerveau bouillonnait... Ils arrivèrent à Witry dans l'après-midi, quand le jour déclinait déjà, laissèrent reposer le cheval près du cimetière, qui n'est pas loin de la voie ferrée, et qu'un détachement de la ligne occupait avec deux canons de 75, puis repar- tirent. Quand ils pénétrèrent dans Reims, en pleine cohue effarée, par le faubourg Cérès, la nuit était tout à fait venue. Par les rues encombrées, la marche était difficile. On faisait des pauses fréquentes et Ion-

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 45

gues, et toujours, dans les ténèbres, dans la direction de Rethel, le canon grondait. Les rues étaient éclairées faiblement... Un bec de gaz allumé sur trois... Une morne tristesse, une angoisse insupportable pesaient sur la cité défaillante, qui ne savait pas encore que, pour des raisons de stratégie impérieuse, elle était condamnée et qu'elle allait être livrée aux Boches.

Jean-Louis connaissait Reims.

Il s'orienta, parut se réveiller.

Cyrille Leduc, le grainetier du chemin de Bé- theny, est un copain... Sa maison est à deux pas... Il ne refusera pas de nous donner Thospitalité...

La maison du grainetier était vide, portes et fe- nêtres grandes ouvertes à tout venant. Des troupes avaient logé, depuis le départ des maîtres, dans l'habi- tation emplie de paille pourrie, dans les remises, les hangars et les écuries, chaudes encore du séjour des chevaux.

Nous y serons d'autant mieux les maîtres que Cyrille est parti 1 dit le meunier.

Rose-Lys s'approcha de lui :

Rolande me semble très mal... De la fièvre s'est déclarée... Elle délire... C'est la première fois que j'entends sa voix... Nous ne pourrons pas aller plus loin, j'en ai peur...

Nous serons tranquilles cette nuit... Demain nous aviserons...

Puis sans rien ajouter, sans aider à descendre la jeune malade de la voiture, sans se préoccuper des bestiaux, sans dire son projet, il disparut, s'enfonça dans les rues sombres du faubourg, les mains dans les poches, la tête basse, la casquette rabattue sur les yeux. A peine avait-il fait quelques pas qu'un homme surgissait derrière lui, le suivait jusqu'à l'angle de la rue de Savoye, et n'allait pas plus loin. L'homme, un instant arrêté et irrésolu, revint alors sur ses pas et se dissimula dans un hangar de la maison de Cyrille

46 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Leduc. De là, il observa pendant quelques iasUnts les allées et venues des habitants, et ayant appris sans doute ce qu'il voulait savoir, il s'esquiva. Dans la rue Coquebert, une auto l'attendait. Il sauta sur le siège, près du chauffeur, et un bec de gaz voisin éclaira tout h coup les deux sinistres figures de Sturberg et de Nicky Lariss...

Au hasard, cherchant l'impossible, Jean-Louis pour- suivait sa route. Il ne voyait rien des drames do désordre et de terreur qui se déroulaient autour de lui. Parfois, pour ne pas être écrasé par les véhicules de tous genres : charrettes à fumier, carrioles, voi- tures à bras, victorias, autos, camions, il était obligé de s'adosser dans une encoignure de porte. Là, il lais- sait passer le flot, d'un regard aigu, essayant de démê- ler les traits sur tous les visages... souvent prêt à bondir quand quelque ressemblance tout à coup le frappait... Il ne se disait pas que depuis longtemps, après leur coup fait, les deux bandits avaient s'en- fuir, mettre en sûreté leur vol... et, par tous les moyens, essayer de regagner la Suisse, l'Allemagne et l'Autriche... Son instinct le guidait toujours... Pour lui, ces hommes étaient là... Misérables à la solde de l'ennemi, ils attendaient... Quoi? L'ennemi. Nulle part ils ne trouveraient plus de sécurité que dans les rangs des Boches par lesquels, sans doute, ils avaient le pouvoir de se faire reconnaître... Et les Boehes ap- prochaient... Ils étaient même si près qu'en cette nuit, déjà, des obus tombaient sur la ville, autour de la cathédrale et sur la basilique elle-même qui était plus particulièrement visée... Jean-Louis marchait sans prendre garde aux bousculades et rien n'arrivait jus- qu'à sa compréhension de tous les cris, de ttus les appels, et des nouvelles colportées, et des bruits les plus alarmants.,. Il allait, par cette tempête, aomme s^'il traversait une mer d'huile ^ns vagues et saQS rfi^pi^us,..

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 47

Au hasard, par la rue Coquebert et le boulevard.

Puis par la rue de Sedan jusqu'à la place de l'Hôtel- de-Ville.

Les heures passèrent et, au fur et à mesure qu'elles entraient dans le passé, les rues se vidaient... les fuyards avaient quitté la ville... Ceux des habitants qui avaient décidé de partir étaient partis... et, comme par enchantement, à l'exception de quelques traî- nards, on ne voyait plus de soldats français... Reims s'apprêtait à son supplice par le silence, par une sorte de recueillement farouche dans les ténèbres que trouaient des phares éclatants d'automobiles vite éteints, et Jean-Louis se retrouva, sans l'avoir fait exprès, au chemin de Bétheny. Il s'approcha de la maison ouverte... Aucune lumière... Il y entra... à tâtons... Au rez-de-chaussée, le fermier Barbarat ron- flait sur un matelas jeté par terre... Dans une cham.- bre du premier étage, sur d'autres matelas, Rose-Lys et Pulchérie sommeillaient et elles ne se réveillèrent môme pas à son approche... Dans un lit, les yeux ouverts et fixes, Rolande était plus calme.

Rassuré et voyant qu'au m.oins pour le moment personne n'avait besoin de lui, Jean-Louis repartit en quête... au hasard toujours...

Au hasard, par la route de Givet et le boulevard ;Saint-Marceau... par la sous-préfecture et la place Royale, par la rue de Vesles et la place des Marchés...

Là, il s'assit sur le perron d'un petit café qui for- mait angle avec la rue.

Le désespoir entrait dans son âme et il retint des sanglots dans ses poings qu'il mordit.

C'était folie de vouloir chercher, de vouloir trou- ver, parmi l'affreux désordre d'une ville qui était à demi abandonnée et tout à Theure le lourd pas et le dur parler des Boches vainqueurs étonneraient les murs paisibles des vieilles maisons. Par-ci, par-là, un 4clateme»t d'obus... et un peu partout des iaeen^ies

48 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

les premiers de la dévastation, qui fut complète rougeoyaient dans le ciel.

Il se leva, tourna l'angle et soudain s'arrêta, fou- droyé par un coup au cœur.

Des cavaliers défilaient, revolver ou carabine au poing...

Et, du fond de sa détresse, Jean-Louis, tout à Iheure, bien qu'ils fussent tout près, ne les avait môme pas entendus...

Ils étaient vêtus de gris, avec le casque à cimier plat qu'il connaissait bien, pour «avoir vu des gra- vures de 1870, le casque des uhlans... Ils étaient ha- rassés, presque tous les chevaux boiteux ou fourbus, mais des yeux durs, implacables, brillaient sous les visières... Avant-garde d'éclaireurs hardis qui péné- traient dans Reims en enfants perdus. Jean-Louis fut- il vu? ou bien méprisa-t-on sa présence? Il resta ina- nimé, à regarder, les tempes battantes, la respiration suspendue et le dos contre une porte...

Il n'avait plus qu'une seule pensée, et il se répétait deux mots tout bas :

Les voilai...

Derrière les uhlans apparurent des autos montées par des fonctionnaires qui venaient prendre posses- sion de la nouvelle conquête, ou par des officiers su- périeurs. Le gros de l'armée était encore loin. Quand Jean-Louis revint à lui, les uhlans s'étaient enfoncés dans d'autres rues... Et quand ses yeux, aveuglés par des laraies de rage et de douleur, purent distinguer quelque chose, ils virent...

Ils virent, à la brève lueur d'un bec de ga? passer une auto... la dernière...

Et dans cette auto, sur le siège, deux hommes...

Oh! ce fut si rapide qu'il se demanda s'il avait bien vu! Mais ses deux mains à sa gorge retinrent un hur- lement de joie sauvage :

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 49

Euxl

Slurberg et Nick LarissI... Car cette fois il était sûr de ne pas s'être trompé...

Derrière l'auto, plus rien que le vide de la rue et les ténèbres rendues plus épaisses tout à coup après la brutale illumination dès phares...

Mais l'auto des policiers ne va pas assez vite pour qu'il ne puisse la suivre.

Il la voit, quittant la file et s'engageant seule dans la rue du Garrouge et les petites rues qui avoisinent rhôtel de ville, rebrousser chemin tout à coup et à fond de train gagner la place Drouet-d'Erlon. Le meu- nier l'a perdue, de nouveau, et de nouveau la rage d'être ainsi .vaincu s'empare de lui. Mais le hasard le protège. Partout, ce sont des rues barrées par des encombrements. A la nouvelle que' les Allemands en- traient dans la ville, ceux qui fuyaient ont tout aban- donné et les véhicules forment des barricades. Il faut les avancer, les reculer, les déplacer pour faire de la place à l'auto. Sturberg et Nicky Lariss s'y emploient. Cela donne à Jean-Louis le temps de les rejoindre. Jean-Louis distingue très bien que l'un des deux misé- rables, près du chauffeur, consulte une carte à la lumière d'une lampe de poche, et, tout à coup, l'auto s'arrête et les deux hommes sautent du siège. Il y a là, sous les arcades, un magasin d'orfèvrerie dont la devanture de fer est baissée. Ils ont vite fait sauter les lourdes plaques avec un pétard. La place est vide. Personne ne s'inquiète d'une détonation de plus. Ils s'engouffrent par le trou béant dans le magasin. La devanture et les vitrines intérieures ont été dégarnies.^ les- diamants et les pierres précieuses enlevés; mais en n'a pas eu le loisir de tout faire disparaître... il reste des montres, des chaînes de cou, des bijoux en or. Les bandits raflent ce qu'ils trouvent. Ils agissent avec tant de sûreté de main qu'il est évident qu'ils étaient renseignés.

oO LES ÉCUMEURS DE GUERRE

NI

Derrière un des piliers des arcades, Jean-Louis ré- fléchît et combine.

L'heure est venue. Il ne doit plus attendre. L'occa- sion offerte, il ne la retrouvera jamais.

II aperçoit très bien, par la plaque abattue de la devanture de fer, aller et venir les deux bandits, et l'un d'eux, qui semble obéir à l'autre, promener dans tous les coins le pinceau lumineux et fugitif de sa lampe.

Lequel des deux possède le précieux document?

Le plus grand, large d'épaules, qui donne des or- dres? ou l'autre, gringalet, au visage de belette, aux allures ondulantes et rampantes de reptile?

Auquel des deux va-t-il s'attaquer?

Au chef, parbleu! Si le papier redoutable est encore en leur possession, c'est celui-là, sans nul doute, qui le détient.

Pour armes, le meunier n'a que ses deux poings, deux poings énormes et durs comme de l'acier, qui terminent des bras d'Hercule emmanchés à des épau- les habituées à porter les lourds sacs de farine. Et puis Jean-Louis a confiance dans sa bonne cause.

Il s'élance vers le magasin, s'y engouffre tête bais- sée, comme un bolide.

Nicky assommé, tombe sans avoir rien compris, comme si le plafond venait de dégringoler sur sa tête, et Sturberg et Jean-Louis sont aux prises. Les deux hommes se valent. La lutte est longue, furieuse, for- cenée. Le policier a reconnu Jean-Louis.

U* revolver, qu'il tire de sa ceinture, lui est arra- ché dans une étreinte puissante et le meunier, un instant, veut en finir... L'autre sent le can©a froid lui frôler le front...

Rends-moi ce que tu m'as volé ou tu es mort!

Le jour se lève. Un peu de clarté grise entr» dans la hectique saccagée. Aux yeux farouches du meunier qui {0 titnt désarm.é sous son genou, Sturberç ne s'y

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 51

trompe pas. Mort ou vivant, il perdra le papier. Mieucs vaut restituer de son vivant et courir la chante de le recon^iuérir plus tard. De son bras laissé UlaiP^, il tire un portefeuille et le tend.

Voilai

C'est le sachet confié par Simon... Et à trarers la miijceur du cuir léger, Jean-Louis palpe l'enveloppe et les cachets de cire.

Il dit : « Merci I » en ricanant, victorieux.

D'un coup de crosse du revolver, il l'étourdit, se relève, et comme Nicky Lariss revient à la vie et fait quelques mouvements, il l'envoie d'un coup de pied contre la muraille, le long des vitrines^ dont les glaces se brisent avec un bruit retentissant II fuit, é'abord au hasard. Déjà la ville s'emplit de rumeurs, de voci- férations lointaines... Il écoute, les pulsations du eœur suspendues... Ce sont des pas rudes et rythmiques qui ébranlent le silence de la cité conquise et des vocifé- rations, des chants de guerre victorieux. Il murmure, voix tremblante et yeux pleins larmes.

Ils entrent... c'est leur armée...

Maintenant, il n'a plus qu'un but, rejoindre le che- min de Bétheny, la maison de Cyrille Leduc dt s'en- fuir, s'il est encore possible et si les routes sont pas coupées.

Il fait un long détour, s'arrête pour s'assurer ^u'on ne le poursuit pas.

Le soleil brille. Dans les rues naortes, il e»tre-voit deux hommes qui courent.

Ce sont eux, et le meunier se dit, :

J'aurais les tuer. C'eût été plus simple!

Un frisson lui court dans le dos, jusqu'à la auque.

S'ils te prennent, c'est douze balles, tu B'y cou- peras pasi

Ceup sur coup deux sifflements chantent à> ses oreilles^ Il tQurue, rçtourne, revient sur §m pas» se Ptlrâuve^

52 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

sur la place Drouct-d'Erlen, se faufile, d'arcade en arcade... Plus personnel... Les a-t-il dépistés? Il le croit.

Une charrette de réquisition, chargée de sacs de farine, passe près de lui. Il reconnaît le charretier Miraud, qui est de Rethel.

Sauve-moi, vieux... et ne t'aperçois de rien... Je suis ton domestique.

Il jette sa blouse et son gilet, se barbouille la figure en se frottant contre les sacs, en fait autant pour son pantalon, se met à la tête des chevaux...

Un régiment, puis un autre, puis d'autres, défilent sur la place, musique en avant.

Deux gendarmes à cheval, revolver au poing, arrê- tent le charretier... Mais ses papiers sont en règle... Réquisition allemande... La voiture repart... Jean- Louis est sauvé...

Un quart d'heure après, il arrive au chemin de Bétheny.

Au moment il va entrer dans la maison de Cyrille Leduc, un homme se lève de dessus un tas de bottes <le foin compressé et part en fuyant.

Et Jean-Louis a un grand coup au cœur.

C'est Sturberg... II l'a reconnu... Alors sa retraite <8st découverte...

Depuis longtemps la maison est en éveil... La si- nistre nouvelle y est parvenue...

Gomment faire, maintenant, pour partir? disait Pulchérie d'une voix chevrotante.

Le meunier haussa les épaules.

Vous autres, vous partirez peut-être, dit-il, mais, moi, mon compte est bon.

Il ne s'expliqua pas davantage et par la fenêtre il montra des soldats conduits par deux civils et qui accouraient.

Ils viennent pour moi. Il prit Rose-Lys à part.

I

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 53

Ma chère petite, je ne sais pas ce qui va se passer, mais cela va être dur. Ecoute bien...

Il tira le sachet de cuir de sa poche.

Ceci contient un grand secret qui ne m'appar- tient pas, qui est à Rolande, que Rolande avait confié à Simon, et que j'ai reçu de Simon comme un dépôt sacré... C'est à cause de ce secret que Rolande a été assassinée, qu'on a voulu assassiner Simon et que moi, tout à l'heure, je mourrai. Il ne faut pas qu'on le trouve sur moi, ni sur aucun de vous, car on vous fouillera. Je vais l'attacher derrière ce tableau qui représente un chasseur tirant des canards au bord d'un marais. C'est que tu le trouveras, après qu'on vous aura fouillés. Et tu le garderas à ton tour, même au péril de ta vie...

Les soldats s'étaient arrêtés à une centaine de mètres. i

Sturberg et Nicky Lariss donnaient des ordres, avec do grands gestes. Les soldats se dispersèrent. Ils en- cerclaient la maison.

A présent, dit le meunier, très calme, essayons quand môme de leur échapper...

Rolande, dans son lit, se taisait; mais ses yeux allaient de l'un à l'autre des amis qui s'agitaient au- tour d'elle. Elle essayait de se rendre compte. C'était un grand progrès. C'était aussi un espoir. L'intelli- gence semblait être là, toute proche, prête à éclater, à réveiller les souvenirs.

Pulchérie avait voulu se sauver à la cave. Bar- barat lui avait dit :

Pourquoi faire? Ils te trouveront à la cave aussi facilement qu'ici...

Alors, elle s'était réfugiée dans un coin et, à ge- noux contre le mur, elle paraissait prier le chasseur qui, dans la lithographie au-dessus d'elle, tirait des canards au marais.

Barbarat entraîna Jean-Louis.

54 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Viens I Ils ne t'auront pasl...

Le fermier lui montra une soupente, au plafond de la cuisine. Jean-Louis grimpa sur une chaise, souleva la trappe avec sa tête et ses mains et disparut. Pour dissimuler la fente, Bai'barat suspendit au hasard des rainures des échalotes, des oignons et des branches chargées de tomates qu'il trouva, traînant dans la cuisine.

U avait à peine fini que les soldats envahissjûent la maison.

C'était bien Sturberg et Lariss qui les conduisaient.

D'un coup d'œil, Sturberg comprit qu'on avait fait évader Jean-Louis.

Vous n'êtes pas au complet, est le meunier?

Qu'est'Ce que vous lui voulez? fit Barbaral.

Gela ne vous regarde pas. Répondez... sinon... Et il fit un geste vers les soldats qui épaulèrent les

fusils.

Jean-Louis n'a pas passé la nuit avec nous... S'il court encore, il doit être loin.

Vous mentez I II est rentré tout à l'heure, mus l'avons vu...

Eh bien! puisque vous en êt^s sûr, pourquoi mg le demandez-vous?

Les soldats se répandirent dans la maison, feHuJl- ièrent partout. Ce fut inutile. Ils revinrent. Sturlwrg désigna Barbarat d'un geste brusque.

Ligotez-le à sa chaise...

Et quand le paysan fut dans l'impossibilité ^ i^ n^uer.

Maintenant, toi, tu vas parier, ou je te fais fu- siller... Je te donne cinq minutes pour me livrgc Ifin psmpagnoû... pas une de plus...

Barbarat haussa les épaules et cracha de cêt^ :

Vous ne me connaissez pasl ' '"-^ J} appela Rose-Lys,

I

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 55

yieiis m' embrasser, fillette... Tout à rheur6, je ne serai plus qu'une chose morte...

Rosfi-Lys l'étreignit. Elle avait des sanglots et des plaintes qui ressemblaient à des hurlements très bas et prolongés. Et si terrifiée qu'elle ne pleurait pas.

Dans son coin, à genoux devant le chasseur de ca- nards, Pulchérie ne savait plus ce qu'elle priait, et elle entremêlait toutes ses prières, le Credo, le Notre* Père et Je vous salue Marie... Et les grains du cha- pelet cliquetaient comme des billes entre ses doigts.

Rolande regardait toujours, et elle écoutait, ses yeux grandissant de l'effroyable surprise des choses qu'elle voyait, mais qu'elle ne comprenait pas.

On l'entendit qui murmurait dans un immense ef- fort de vie :

Mais quoi donc? Mais quoi donc?

Quand les cinq minutes furent écoulées, Sturberg demanda encore :

Ainsi, tu refuses de parler?

Je n'ai rien à dire...

Les soldats l'enlevèrent avec sa chaise et le por- tèrent tout assis dans la rue... Ils repoussèrent Rose- Lys, qui tomba... Par bonheur, sa tête se heurta avec violence contre le carrelage de briques, et elle perdit connaissance... Elle ne vit pas... Elle n'entendii pas...

Dans la rue, Sturberg disait :

Une fois, deux fois, trois fois, c'est noni

Noa, salaud! fît le fermier, redressant son buste sous les cordes.

Alors, il y eut cinq ou six coups de fusils, à bout portant.

La tôt© du paysan vacilla, retomba sur la poitrine... du sang jaillit sur les liens...

Et il resta ainsi, mort, sur sa chaise.

Aux autres, fit Sturberg... Bii désignant Rose-Lys :

50 LES ÉCUMEUKS DE GUERRE

Fouillez celle-là, pendant qu'elle est évanouie...

De rudes mains la déshabillèrent, la mirent demi- nue... Elle ne sentit pas la honte de ces attouche- ments ignobles, et des rires de brutes qui les accom- gnaient.

Sturberg lui-même, avec Lariss enleva Rolande hors de son lit. Et le lit, également, et les matelas, et le sommier, et le traversin, et les deux oreillers furent évcntrés, saccagés avec une rage bestiale que décu- plait r insuccès de toutes ces tentatives.

Rien, toujours rien..-.

Il était évident que le meunier avait emporté sur lui le précieux document.

Mais se cachait-il? Etait-il possible qu'il eût pu s'enfuir?

feturberg avisa Pulchérie, la prit d'une main par le cou et la dressa debout.

C'est toi qui parleras, la vieille... est le meunier?

Les dents de la pauvre fille claquaient. Elle roulait des yeux exorbités. C'était le masque hideux de la plus effroyable des épouvantes.

Elle brandit son chapelet comme pour s'en faire une arme.

Alors, tu veux y laisser ta peau, comme l'autre? Pulchérie proféra des mots, mais ses lèvres sèches

restèrent paralysées, la langue fut lourde... les mots étaient incompréhensibles...

Chaque fois qu'un soldat s'avançait vers elle, la pauvre femme était à l'agonie.

Parleras-tu?... Si tu parles, on ne te fera pas de mal.

Elle. finit par bégayer

Bien vrai? Bien vrai?...

C'est promis... Allons, dégoise... Je me doutais bien que tu savais quelque chose.

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 07

Pulchérie éleva son chapelet à son front, à sa poi- trine, à son épaule gauche, h son épaule droite, baisu le crucifix de cuivre et, réunissant ses forces, elle dit :

Vous avez raison de ne pas me faire de mal. puisque je ne sais rien!

Do sa cachette, couché au ras du plancher, au- dessus de la cuisine. Jean-Louis ne se rendait pas compte de ce qui se passait.

Lo bruit des voix, les menaces, n'arrivaient pas jusqu'à lui.

Tout à rheure, il avait bien entendu des détona- tions, mais elles lui avaient paru lointaines et aucun soupçon d'un drame ne lui était venu.

Cependant, il se disait que tout danger n'avait pas disparu.

Les Allemands étaient toujours dans la maison. Certes, personne ne trahirait sa retraite, mais, d"un instant à l'autre, ils pouvaient la découvrir.

Un peu de répit lui était laissé.

Il résolut d'en profiter pour son salut.

La soupente prenait jour sur le jardin par une étroite lucarne contre laquelle était rabattu un con- trevent retenu au mur par un crochet.

Il l'ouvrit lentement, l'entre-bâilla seulement, jeta au dehors un coup d'œil.

Il faisait une journée splendide, et le soleil éclai- rait le jardin et la campagne de rayons ardents. Au- cun obus ne tombait plus sur Reims passait, en une ruée qui paraissait ne devoir jamais s'arrêter,, la fourmilière des uniformes gris.

Le jardin était clos par un mur trop haut pour être escaladé, garni sur le haut de morceaux Se verre et de tessons de bouteilles, innocente protection contre les maraudeurs. Dans un angle, s'élevaient les quatre murs en construction d'un pavillon dans lequel les maçons, pris de court, avaient abandonné leurs outils.

58 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Un des murs arrivait à la hauteur de la lucarne et n'en était guère séparé, dans le vide, que par un ©u deux mètres qu'il eût fallu franchir d'un bond. Entre le pavillon et le mur de clôture, un beau cerisier éten- dait ses branches chargées de feuilles que rougissait l'approche de l'automne et le meunier remarqua qu'une des branches frôlait les tessons de bouteilles.

Il était facile de s'enfuir par là.

Dans la campagne toute proche, d'autres jardins, d'autres murs, protégeraient sa fuite. Il y avait une chance, la seule, de salut. Jesm-Louis n'hésita pas.

Un élan vigoureux le porta sur le mur en construc-. tion et il se laissa tomber sur les gravats, le sable, le trou rond l'on gâchait le mortier, parmi les brouet- tes et les truelles.

Il se glissa vers le cerisier, empoigna le tronc à pleins bras et grimpa.

Or, à ce moment, Sturberg disait à Pulchérie :

Je te donné cinq minutes, vieille, comme à l'autre... Et si tu ne parles pas!...

Il la tenait toujours par le cou. Il la lâcha. Elle retomba brusquement les jambes fauchées. Ses pau- vres yeux de bête chaviraient. Elle égrena son cha- pelet, mais ce fut un geste machinal. Elle ne priait plus. Elle voyait devant elle des trous ronds, étroits, au bout de longs tubes d'acier, qui étaient des tanons de fusils... Elle regardait cela, déjà morte...

Allons, vieille, tu n'as plus que deux miautes à vivre...

Les lèvres desséchées remuèrent, Sturberg se pen- cha pour entendre... rien ne fut prononcé...

Tu n'as plus qu'une minute...

Tout à coup, ce fut comme un accès de folie fu- rieuse» Pulchérie se releva d'un bond, passa ëans ses chêve.ux gris ses longues mains maigres, et la Ugnasse

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 59

'se déreula sur ses «épaules, puis elle tendit les pdihgs vers les soldats en hurlant :

Vous êtes des bandits et je ne vous dirai rien...

Sturberg remit sa montre dans sa poche et se tour- na vers les soldats.

Dans ce geste, il aperçu Nicky Lariss contre une fenêtre ouverte sur le jardin. Nicky se penchait, re- volver à la main... Une grande ombre venait soudain de passer dans le plein soleil et de s'engouffrer dans le pavillon... L'ombre s'y agita contre les murs et Nicky ne pouvait distinguer le corps dont la silhouette projetait ainsi... Mais les branches du cerisier re- muèrent, vacillèrent comme si elles eussent été se- couées par un fort coup de vent. Or, pas la moindre brise n'agitait les feuilles, aux autres arbres... Phé- nomène singulier...

L'ordre suprême celui du meurtre de Pulchérie, r resta suspendu aux lèvres de Sturberg.

Le cerisier remuait toujours, remuait de plus en plus...

Deux larges mains s'agrippèrent à une branche... la branche se balança désespérément...

Puis, au ras du mur, une tête parut...

Alors, Nicky Lariss leva son revolver et visa posé- ment, lentement, à la cible.

Le coup partit...

Les mains ne lâchèrent pas tout de suite... puis, les doigts se desserrèrent... et l'on entendit la chute lourde d'un corps.

Vieille, dit Sturberg, tu as de la chance, et je .n*ai plus besoin de toi.

Les soldats s'étaient précipités dans le jardin.

Jean-Louis n'était pas mort.

L'un d'eux l'acheva, en lui broyant le crâne à coups de crosse.

Mais, sur son cadavre, Sturberg ne trouva rien.

60 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

La pochette de cuir avait disparu.

Bouleversée pour la seconde fois de fond en comble, la maison de Cyrille Leduc garda son secret, pendant que Pulchérie, un peu remise, recommençait de prier, à genoux, sans savoir, devant le chasseur au marais.

III

LES EPOUVANTES DE PULCHERIE

Les trois femmes restaient seules, sans défense, livrées à ailes-mêmes. Dans ces trois femmes, une malade dont Tintelligence n'était pas encore complète et dont il fallait prendre soin comme d'un tout petit enfant; une autre, que l'épouvante annihilait et qui, secouée des soubresauts d'une atroce peur, ne com- prenait rien, n'entendait et ne voyait rien... et sur laquelle il ne fallait pas compter...

Restait Rose-Lys...

Qu'allait-elle devenir dans une telle catastrophe? Elle resta longtemps debout, en s'appuyant contre le mur et en essayant de rappeler ses idées et d'échap- per -à la folie... Autour d'elles, dans cette partie du faubourg qui précédait la campagne, c'était encore le silence, maintenant que Tes assassins étaient partis après avoir accompli leur besogne. Pour quelques mi- nutes, rapides sans doute, un peu de calme, un peu (ie répit.

Comme elle voyait les grands yeux de Rolande fixés

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 6i

sur elle et qui avaient l'air de Finterroger, elle s'ap- procha du lit :

Mo reconnaissez-vous, mademoiselle? Rolande eut un vague sourire et murmura :

Rose-Lys...

Et son nom ainsi prononcé détendit les nerfs de Rose-Lys, qui éclata en sanglots. Les mains de Ro- lande se promenèrent sur ces yeux qui pleuraient, caressèrent le visage qui se convulsait.

Entln, elle était vivante...

Mais reiïort, sans doute, avait été trop violent et avait épuisé tout ce qu'il y avait d'énergie dans la malade, car ses traits se fatiguèrent dans une con- traction de souffrance; elle ferma les paupières et parut s'endormir...

Pulchérie, dit Rose-Lys, nous avons un devoir à remplir...

Alors, dans le jardin, elles creusèrent deux fosses, l'une pour Jean-Louis, l'autre pour le fermier Bar« barat... et péniblement elles y glissèrent les corps... Elles plantèrent une croix de bois sur chaque tombe... et longtemps, abîmée dans sa douleur, la jeune fille pria, mains jointes, et parla tout bas à son père...

A cet instant commença un autre martyre...

Des soldats, des ordonnances et des officiers en- vahissaient la maison... En quelques minutes tout fut mis à sac... les caves vidées... des tables dressées..» Un major fit venir Pulchérie et Rose-Lys et les inter- rogea brutalement...

Quelles sont ces tombes?

: Celle de mon père... celle d'un de ses amis...

Pourquoi les a-t-on fusillés?

Je ne sais pas. Nous arrivons des Ardennes, fuyant vos armées. Nous avions trouvé refuge ici. Des hommes sont venus... et la mort les a suivis...

Ils avaient tiré sur nos soldats.

Non... nous n'avons pas d'armes.

62 LES ÉCUMEtJRS DE GUERRE

Bt cette femme qui est dans son lit?

Très malade, en danger, et depuis plus d*un mois sans connaissance...

©ù alliez-vous?

Nous ne savions pas... on fuyait... pour hC pas tomber entre vos mains.

Le major eut un gros rire qui fit sauter son ventre.

Nous ne sommes pas des barbares... et la preuve, c'est que vous allez reprendre le chemin de votre vil- lage... Désormais, vous n'êtes plus Françaises, vous êtes Allemandes... Je vais vous signer un sauf-con- duit... Vous partirez au plus tard demain à la pre- mière heure... De quel pays êtes-vous?

De Clairefontaine, près de Rethel...

Nous y sommes passés avant-hier... Rethel n'existe plus...

Pulchérie et Rose-Lys s'enfermèrent dans la cham- bre de Rolande, qui fut laissée à leur disposition. Une demi-heure après on frappa à coups de pied. Un sous- officier entra. Il était ivre. Il tendit à Rose-Lys un papier il y avait deux cachets et des signatures. C'était le sauf-conduit annoncé... Et Pulchérie, trem- blante, demanda :

Pourquoi ne partirions-nous pas tout de suite?

C'est impossible! fit Rose-Lys nerveuse.

Mie pensait aux graves paroles de Jean-Louis... et à ce mystérieux dépôt qu'elle savait caché là-bas, dans un petit salon, cachette précaire, derrière un tableau.

Pendant toute la journée, elles entendirent des cris, des chansons et des rires, et des verres étaient brisés, et le Champagne sautait avec ses détonations do fête... Puis, les officiers renversèrent les tables. Ils dan- sèrent. Il n'y avait pas de verrou à la porte de la chambre des pauvres filles et non plus de clef à la serrure. Les ivrognes pouvaient entrer comme ils vouMeat. D'abord elles furent laissées tranquilles,

i

LES ÉGUMEUnS DE GUERRE 63

puis, sôus tous les prétextes on ouvrait, on refesmait, on rouvrait... Des grossièretés partaient à leur adres- se... des gestes ignobles souvent les accompagnaient... Gomme il faisait très chaud ils s'étaient dévêtus gour danser.

Deux étaient complètement nus. Le major sautait et roulait en chemise, et en bottes, sanglé par son CQinturon et casque en tête. Après quoi, ce fut un autre divertissement, une fusillade. Ils déchargeaient leurs revolvers sur les meubles, sur tout ce qu'ils pouvaient viser... Ils cassèrent les glaces, trouèrent les photographies dans leurs cadres sur la cheminée du salon. Ensuite, ce fut le tour des petits tableaux... contre le mur... La porte s'ouvrit... Rose-Lys, éper- due, vit un jeune officier qui visait le chasseur au niu.a" .. La balle troua le chasseur en faisant sauter la glacc\.. li tira de nouveau et creva un canard... Il tira encore, et encore, et creva l'autre canard et le chien... La porte se referma et Rose-Lys ne vit plus rien.

Qu'était devenue la pochette de cuir pour laquelle deux hommes étaient morts?

Hoch! Hoch!

Et des verres se brisèrent et ce furent des kurle- ments de bêtes ils essayaient d'imiior les «ris de tous les animaux... un vacarine de brutes déchaînées. Tout se tut... sans transition... Ce fut un silence complet, absolu, sans une parole, sans même un mur- mure de voix... Seulement on distinguait des allées et venues, des pas pressés, des cliquetis de sabres... Devant la porte de la rue, des chevaux piaffaient.

Un ordre de départ... Cinq minutes après, la «au- chemar finit, la maison était vide...

Rose-Lys se pencha à la fenêtre. Le major lui tria :

Demain à Rethel... Sinon l'on vous expédiera toutes les trois en Allemagne I

Elle pénétra dans le salon saccagé, sentait Ylu

^4 LES ÉCUiMEURS DE GUERPE

et le tabac, aux meubles éventrés, cl dont la carpelle était salie de toutes les souillures et de toutes les ■immondices.

Le Uibleau trour, vitres en éclats, pendait toujours à sa place.

Elle monta sur une chaise pour y atteindre... glissa la main contre le mur.

Pulchérie, sans comprendre ces allures, regardait faire.

A ce moment, comme si elle avait été frappée par une commotion électrique, Rose-Lys se retourna brus- quement...

Derrière elle, sur la rue, la fenêtre était grande ouverte...

En face, de l'autre côté de la chaussée, une maison bourgeoise offrait au soleil ses volets verts, les pam- pres de sa vigne grimpante et des glycines défleuries. La maison avait été occupée, elle aussi, par les Bo- ches, et elle avait subi le même sort que celle de Cyrille Leduc...

Or, de l'une des fenêtres, à l'instant précis Rose-Lys se retournait, une tête disparut surprise à rimproviste...

Les yeux encore brouillée de larmes, la jeune fille crut avoir mal vu...

Sa main toucha la pochette de cuir...

Elle eut un frémissement de joie...

Mais pour la seconde fois, invinciblement attirée, elle se retourna vivement.

Et, pour la seconde fois, la tête disparut.

Cette fois, elle était bien sûre de ne s'être pas trompée :

Elle avait vu...

Quelqu'un la guettait... et m.ême, si rapide qu'eût été cette vision, elle eut l'intuition que l'espion devait être un des bandits qui avaient ordonné le meurtre ùe son père et celui de Jean-Louis...

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 65

Et elle resta ainsi, tournée vers la fenêtre inondée de soleil, n'osant plus bouger et retirer la pochette, comme si sa main avait été prise au piège entre le mur et le tableau du chasseur au marais...

Derrière sa douceur, l'enfant cachait une énergie virile.

Elle garda son sang-froid.

Et sans perdre de vue l'autre maison, mais la voix altérée, elle dit :

Pulchérie, je cours en ce moment un grand danger...

Mon Dieul dit la vieille fille, les mains jointes.

Veux-tu me sauver?

Si je veux 11

Et les bons yeux de Pulchérie s'emplirent d'un grand et muet reproche.

Dans la maison d'en face, un misérable me guette, il a intérêt à savoir ce que je fais... il s'en doute... il attend... Il a tué Jean-Louis pour lui voler un document... Ce document, Jean-Lonis l'avait caché derrière ce tableau... il y est encore... et Jean-Louis m'avait dit : « Si je meurs, tu garderas ce dépôt au péril de ta vie... » Dans un instant, l'homme sera ici et me fouillera... Et cette fois, il trouvera... Veux-tu m'aider?

Oui, fit Pulchérie, dont les dents claquaient.

Je vais soulever le tableau et la pochette glis- sera contre le mur... Tu la ramasseras... Tu la ca- cheras contre ta poitrine, plus tard, dans la doublure de ta jupe... et pendant que je resterai je suis, dans la même attitude, en retenant l'attention de l'homme, tu descendras au jardin... Quand l'homme rentrera ici, car il va venir, j'en suis sûre, tu ne t'occuperas plus de moi ni de Rolande... Tu nous abandonneras à notre sort... Tu t'en iras de ton côté et tu te sépareras de nous...

H

M LES ÉGUMEURS DE GUERRE

Me séparer de vous!... de yousl... Mai? vous n'y pensez pas, mon enfant.

Il le faut...

Mon Dieu, mon Dieu, que de malheurs 1

Elle roula son chapelet et commença : « Je vous salue, Marie, pleine de grâces... »

Tu prieras plus tard...

En se retournant, elle vit s'agiter le rideau, dans la maison voisine.

Il est toujours là... Elle souleva le tableau.

La pochette glissa, s'échappa, s'abattit sur le plan- cher. Une balle en avait écoriié un eoin... C'était tout... Elle était intacte...

Morte de peur, Pulchérie n'osait s'en emparer...

Gela lui paraissait quelque chose d'infiniment re- doutable, et l'était en effet, ce mince sachet ensan- glanté par trois fois...

Fais vite, ma bonne, je commence à me fatiguer d'avoir les bras en l'air, et, de l'autre côté «le la rue, l'espion n'ose pas quitter son poste...

Pulchérie obéit... Ses mains tremblaient comme des feuilles par un coup de vent...

Tu trouveras mon sac sur le lit de Rolande... tu prendras l'argent que tu veux... Vite, ma pauvre bonne, vite... Il me semble que, là-bas, l'homme se doute... Vite!!

Les jambes chancelantes, Pulchérie se retenait au mur...

Sur ta vie, et si tu crois en Dieu, 'ne te sépare jamais de ces papiers et r/en parle à personne... Jure, ma bonne, jure, sur la croix de ton chapelet...

Je jure! fit la pauvre femme d'une voix éteinte.

Sur moi, ces papiers seraient perdus... Toi, on ne soupçonnera jamais que tu les emportes 1...

Mais toute seule, sainte Vierge, toute seule, qu'est-ce que je vais devenir?...-

n

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 67

Tu as des parents à Paris... Je t'en ai entendu parler quelquefois...

Une sœur, bien pauvre, bien vieille comme moi... Noémie... Mais Paris, c'est loin... et c'est si grand... et c'est si dangereux pour les pauvres femmes iso- lées... Quel malheur, que tout cela soit arrivé... quel malheur!...

Soudain, prise d'une colère furieuse sous le poids de toutes ces catastrophes :

Ah! les cochons! les cochons!! hurla-t-elle, en levant ses deux poings.

Et ain^i soulagée, elle parut plus calme.

Rose-Lys, toujours grimpée sur sa chaise, l'entendit aller et venir... dans la chambre de PtOlande. La vieille pleurait. Elle cria, dans un sanglot :

Au revoir, mon enfant... que le bon Dieu vous protège...

L'escalier gémit sous ses pas... Les pierrettes grin- cèrent dans le sentier du jardin.

Alors, Rose-Lys abaissa les bras et descendit de la chaise...

Il va venir! pensa-t-elle.

Elle attendit quelques seconde et l'homme parut : c'était Nicky Lariss... Il la saisit par le cou et la jeta sur un fauteuil :

Les papiers!! que tu cherchais là, derrière ce tableau... Ne mens pas...

Rose-Lys parut au comble de la surprise :

Je ne cherchais rien derrière ce tableau et J'ai bien remarqué votre espionnage...

Alors, que faisais-tu, grimpée sur cette chaise?

Vous ne voyez pas que la glace, sur la cheminée, 'est toute brisée, et qu'il n'en reste qu'un morceau, là-haut, dans l'angle?... Je suis montée sur la chaise pour y atteindre... et je me coiffais simplement... Ça n'est pas défendu, je suppose?

Le bandit comprit qu'il allait être joué.

68 LES ÉGUMEUnS DE GUERRE I

Il roulait autour de lui des yeux féroces. Et tout à coup, il cria :

La vieille?...

Que lui voulez-vous? dit Rose-Lys, paisiblement,

Oii est-elle? Il me la faut sur-le-champ.

Elle nous a quittées depuis ce matin, elle avait trop peur... <

Tu mens... Tu sais elle est?

Mais oui...

Et tu vas me le dire, sinon...

Il appliqua un revolver contre les yeux de la jeune fille.

Mais oui, je vais vous le dire, je n'ai pas de raison pour vous le cacher...

Montrant le papier signé du major :

Avec un sauf-conduit pareil à celui-ci, elle est retournée à Glairefontaine... Moi-même je vais en faire autant, avec ma pauvre amie malade, puisque c'est l'ordre... Et si vous avez quelque recommanda- tion à transmettre à Pulchérie, ce sera pour moi uiî plaisir...

Cette fois, il n'aurait pas le dessus.

Un instant, il resta indécis, se rappelant ses soup- çons et ce qu'il croyait avoir vu tout à l'heure, quand Rose-Lys fouillait derrière le tableau. Ni lui, ni Stur- berg n'avaient cherché là. C'était la, maintenant il en était sûr, qu'était la cachette... Il arrivait trop tard... Partie remise, car, par la menace ou par la force, il n'obtiendrait rien de cette enfant. Comme une bete furieuse, il parcourut toutes les pièces de la maison, traversa le jardin, mais depuis longtemps Pulchérie n'y était plus. Elle allait, la pauvre femme, au hasard des rues encombrées de soldats, n'écoutant que son horreur et son épouvante, sourde aux clameurs, aveu- gle à tous les spectacles, refoulée parfois dans une encoignure, parfois se retrouvant libre, au milieu d'une rue pour un instant déserte... Son chapelet

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 69

roulé dans le creux de sa main et son autre main contre son cœur pour s'assurer que le terrible dépôt dont elle avait la garde était bien là. Mais si peu- reuse qu'elle fût, c'était une fidèle. Il ne lui vint même pas à la pensée qu'elle pourrait ne pas accom- plir le devoir qu'on avait réclamé de sa probité. Qu'était-ce que ce secret qu'elle emportait ainsi? Elle ne se le demanda point et sa curiosité n'en fut pas éveillée. Un trésor, une fortune, n'importe quoi? Elle ne s'en soucia pas. Elle erra ainsi jusqu'à la nuit, réussit à acheter du chocolat, ne trouva plus de pain, alla sur le Parvis s'asseoir sur le socle de la statue de Jeanne d'Arc, pour se protéger contre toute violence dans l'ombre des tours de la basilique éclairée par la lune. Elle croisa les bras sur ses genoux après avoir enroulé son chapelet autour de son poignet, posa la tête sur ses bras, et, dans cette posture, à côté de cinq ou six malheureux qui étaient comme elle, Pulchérie finit par s'endormir d'un sommeil de fatigue et de fièvre.

Le lendemain elle essaya de sortir de Reims et de prendre la route de Paris.

Ce fut impossible. Toutes les routes, les rues, jus- qu'aux sentiers, étaient gardés sévèrement.

Elle essaya de nouveau, elle essaya tous les jours=. Des soldats la repoussèrent à coups de crosse. Alors elle n'osa plus renouveler sa tentative. Une fois, pen- dant la nuit, elle s'aventura jusqu'aux abords de la maison du chemin de Bétheny, malgré les ordres for- mels qui défendaient, sous peine de mort, qu'on sor- tît après sept heures du soir. La maison de Cyrille était vide. Rolande et Rose-Lys étaient parties. Elle s'y attendait, et pourtant elle pleura, de se sentir un peu plus abandonnée. Elle vécut plusieurs jours, sans parler à personne, farouche dans son épouvante. Elle n'apprit rien de ce qui se passait. Elle souffrait comme un pauvre animal qui ne peut pas se plaindre.

70 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Ce fat ainsi que les journées s'écoulèrent.

Et fut ainsi, pour elle, que se leva l'aurore du 13 septembre.

Ce j§ur-là était un samedi.

Il pleuvait.

1^3 bruits de la bataille se rapprochaient.

Roulements de la canonnade et crépitements mi- trailleuses devenaient plus distincts.

Elle ne s'en inquiéta pas, tournant seulement par- fois la tête vers l'ouest et le sud-ouest de la ville, d'où venait la formidable tempête.

Au courant de la journée, des gens qui partageaient isa misère lui dirent :

^^ Ils s'en vont, ma bonne vieille... Vous ne les voyez donc pas?

Non, elle ne les voyait pas.

Pourtant, c'était vrai, les Boches évacuaient Reims, en emmenant avec eux une centaine d'otages qu'ils renvoyèrent du reste peu de temps après.

La nuit fut calme.

Toute une troupe de réfugiés, dont Pulchérie fai- sait partie, avait cherché un abri dans une maison de la rue du Barbâtre.

Aux premières lueurs de l'aube, en sortant, ils en- tendirent des hommes, éperdus de joie, qui couraient en ne sait où, allaient en avant, revenaient sur leurs pas, et qui criaient en un accès de folie :

Ils sont partis... Les Français arriventi

Et c'était vrai.

Par petits groupes, on les vit, sous le soleil levant, qui longeaient les maisons, le fusil à la main, dépoi- traillés, plies sous le sac, en sueur, glorieux et su- perbes.

Eh ub instant les rues furent envahies.

Deâ tonneaux de vin s'alignèrent...

Lea femmes cueillirent des fleurs...

El^ embrassaient les soldats en pleurant...

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 7t

Alors, Pulchérie comprit qu'elle devait se rassurer.

A deux heures de Taprès-midi, elle se trouva sur lo passage du général Franchet d'Esperey, qui Saisait son entrée au milieu d'un délire de joie et de larmes heureuses.

Le soir, les obus allemands tombèrent sur la ville, vers le nord.

Le bombardement commençait, qui devait (Jurer, celui-là, trente-quatre jours.

Le 19, la cathédrale brûlait.

Ce fut ce jour-là que Pulchérie réussit à monter dans un train en partance pour Paris. .

Elle y arriva le lendemain matin.

Quand elje voulut sortir de la gare de l'Est, elle fut si effarée qu'elle rentra précipitamment dans le hall, elle trouva une place au coin d'un bân«...

Paris, c'était le désert et quelque chose d'effrayant...

Qu'allait-elle devenir, dans cet océEin de maisons?...

Ici, à la gare, elle se sentait un peu moins dépay- sée. Il lui semblait que, ne fût-ce que par la longuô ligne des rails, elle était encore reliée, malgré tout, •à sa lointaine campagne des Ardennes, et que toute communication n'était pas interrompue avec le village qu'elle n'avait de sa vie quitté...

Tandis que si elle avait fait un pas dehors, ©'était V inconnu et c'était la terreur...

Elle passa toute la journée et toute la nuit dans la gare...

Ce fut le lendemain seulement, en serrant bîcri fort son chapelet roulé dans sa main guuciic, quelle se- hasarda, toute fiévreusa, et les oreilles bourdostnantes.

72 LES ÉGUMEURS DE GUERRE

IV

LA VIE, LE SOL^^ENIR, L'ANGOISSE

Dans le tombereau disloqué, attelé du vieux cheval poussif, les Allemands avaient méprisé Tun et Tautre, Rolande et Rose-Lys avaient fait le trajet du retour parmi les villages brûlaient encore les maisons.

Car l'ennemi restait fidèle à Tordre fameux que pro- nonçait jadis Bismarck :

« Vous ne devez laisser aux populations que vous traversez que leurs yeux pour pleurer! »

Elles avaient rencontré, en chemin, le roulier Ber-- trand qui s'en revenait, lui aussi, mais sans sa voi- ture, le fouet seulement passé autour du cou.

Et il disait avec un rire rageur :

Mon fouet, c'est tout ce qu'ils m'ont laissé, les cochons!

Elles rencontrèrent des gens de Rethel aussi, et môme deux ou trois villageois de Glairefontaine refou- lés vers leur pays par les Boches qui criaient :

Retournez chez vous... nous ne vous ferons pas de mal!...

Ils étaient ainsi, les pauvres fugitifs, coupés de la France. Ceux de Reims, plus heureux, allaient recou- vrer leur liberté, souffriraient le martyre pendant quatre ans et demi, mais, du moins, souffriraient eH France. ^ -j

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 73

En approchant de Glairefontaine, sur la côte, Rose- Lys arrêta le cheval.

De là, on apercevait très bien le village. D'un peu partout, de la fumée montait en colonnes toutes droi- tes dans le ciel calme et pur.

Elle chercha, là-bas, à gauche du bouquet d'arbres, la ferme de Marengo.

aussi, une colonne de fumée, et des flammes encore parmi les débris...

Elle chercha les Moulins-Neufs, l'orgueil de Jean- Louis Levaillant.

Ils n'existaient plus, et même là, il n'y avait déjà plus ni fumée ni flammes.

Alors elle pleura silencieusement, les yeux cachés dans ses deux mains.

Tout à coup, elle sentit qu'on lui prenait les doigts, d'un geste timide et très doux, et qu'on essayait de les détacher de son. visage.

Elle releva la tête avec surprise... Rolande la regar- dait... Rolande vivante... Relande intelligente...

Ce lent travail de rénovation de retour à la vie, Îlose-Lys y avait assisté minute par minute, depuis leur départ du chemin de Bétheny.

Mais nulle parole n'avait été prononcée encore.

Cette fois, elle entendit :

Rose, tu pleures... Pourquoi?

Et Rose-Lys pleura plus fort en disant :

Enfin, enfin, te voilà revenue parmi nous!...

Il me semble que je sors d'une longue, longue nuit... et mes yeux sont éblouis... Voici deux jours que je revis, sans te le dire, et que je pense et que j'essaye de comprendre des choses étranges, si étran- ges que j'ai cru que je poursuivais un mauvais rêve... et alors je tentais de me rendormir... Car c'est un rêve, n'est-ce pas? atroce, inimaginable?

Rolande, te souviens-tu?... Et de quoi te sou- viens-tu?

7i LES ÉGUMEURS DE GUERRE

Le» gens étaient très heureux, dans n©s canrîpa- gnes, et s'assoupissaient dans leur bonheur. Chacun faisait ses affaires, tâchait d'agrandir son bien. Per- sonne ne songeait au mal, et on ne croyait pas non plus que d'aulres y pensaient. C'est la guerre, n'est-ce pas? Ce sont des soldats allemands que nous rencon- trons? Ce sont eux qui pillent, qui incendient, qui assassinent les créatures inoiTensives dont nous avons rencontré les cadavres qui pourrissent le long de la rou^?

Oui.

Elle baissa la tête et murmura :

Ah! les monstres! ils ont réussi!!

Que dis-tu? Que signifie?

Ils la préparaient, cette guerre, ils la voulaient. Ils ont tout fait pour qu'elle éclatât à Theure qu'ils avaient choisie!! Moi, je le sais...

Elle parut réfléchir et ajouta, après un silence :

Je le sais, et j'en ai la preuve! Elle se tut.

Le cheval repartait.

Rose-Lys n'osa la questionner, mais elle se rappe- lait les paroles de Jean-Louis. La gravité de ce dépôt confié par Rolande à Simon, par Simon à son père, par le meunier à elle-même, et qui, maintenant entre les mains débiles et tremblantes de la peureuse Pul- chérie, s'en allait à toutes les chances, à tous les hasards, à toutes les aventures...

C'était à cela, sans doute, que Rolande faisait allu- sion.

Au détour de la route, •n aperçut le château de Glairefontaine.

Ils ne font pas brûlé, dit Rose-Lys... mais ils l'occupent.

On voyait, en effet, aller et venir des autos dans raveauô au fond de laquelle, dans le soleil e^uohant, apparaissait la façade massive.

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 75

*— Je n'irai pas là, fit Rolande en mettant main sur celle de son amie... Prends le chemin du tiliage,,, lious y trouverons Thospitalité...

Comment vivrons-nous, mon Dieu!! Rolande caressa la gentille fillette.

N'aie pas peur... Nous nous défendrons... Je me sens revivre... Dans quelques jour^, j'aurai assez de force pour être comme tout le monde... C'est iei qui as pris soin de moi, Rose?... Oui, je me rappelle, dans des éclairs de vie... C'était ton doux visage anxieux qui se penchait sur moi... Ma sœur, ma sœur, dit-elle très tendre. Mon père mort, mon frère parti avec son régiment, tout le monde m'avait abandonnée. Je iie me rappelle pas comment j'ai souffert, ni combien j'ai souffert... L'étrange chose... Parfois il me sem- blait que je m'éveillais à la vie, puis, de nouveau, l'anéantissement. Et cela, n'est-ce pas? depuis le soir, depuis le soir terrible...

Elle frissonna...

Je me souviens maintenant de tout ce qui s'est passé... Oh! je pourrais reconstituer la scène affreuse. Depuis que j'étais revenue de Hongrie, je savais que ma vie était en péril, parce que j'étais en possession d'un secret redoutable qui intéresse là-bas ceux qui ont déchaîné cette guerre et qui essayeront sans doute d'en reporter la responsabilité sur notre pays,.. J'ai été suivie depuis lors par des gens acharnés à ma perte... Partout je me tournais, c'était des dan- gers de mort!... Je ne dormais plus... Mes nuits étaient remplies par les visions de deux misérables dont les mains se teniiaient vers ma gor^e... les mêmes qui, do Medfyar, m'avaient accompagnée jusqu'à la fron- tière suisse... et qui, durant le trajet, avaient voulu se défaire de moi... Déjà, malgré les précautions que jo prenais, malgré la surveillance que j'avais établie, ils avaient réussi à s'introduire au château... Puis, UA s^ir... un soir, ^ue j'étais seule, quelques itténuties

76 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

après lo départ de Simon que j'avais appelé, dont j'avais réclamé la protection, dans ma détresse... je fus assaillie, dans l'obscurité, frappée... Et je distin- guai seulement la silhouette de deux hommes que je reconnus malgré les ténèbres parce que, hélas I elle «l'était devenue familière... Je sais bien ce qu'ils vou- laient... Mais ils s'y prenaient trop tard... J'avais prévenu leur dessein... Ce qu'ils voulaient, je ne le possédais plus et ils n'ont pu le trouver ni sur moi ni chez moi... Je venais de le confier à Simon...

Et moi, à mon tour, dit Rose-Lys, j'ai appris cer- taines choses que vous ignorez et j'ai été mêlée, avec d'autres, à des événements plus tristes encore. Il s'agit ■d'une pochette de cuir dans laquelle sont enfermés certains papiers auxquels vous paraissez tenir plus qu'à n'importe lequel de vos biens les plus précieux...

Oui, pour ma vengeance; oui, pour la punition de grands coupables; pour faire connaître le secret d'une monstrueuse intrigue qui va faire couler des fleuves de sang et coûter au monde des millions de morts... Mais tu parles d'une pochette de cuir? Com- ment sais-tu?

Simon l'avait emportée sur lui... mais elle n'y était pas en sûreté au milieu des dangers de tous les instants qui sont la vie d'un soldat en guerre. 11 l'a remise à Jean-Louis... Elle lui a été volée...

Mon Dieu!

Rolande se dressa, dans la voiture, puis, trop faible pour se tenir debout, retomba.

Jean-Louis l'a reconquise... l'a cachée... puis les Allemands ont assassiné mon père parce qu'il n'a pas voulu livrer son vieil ami... Après quoi, ayant décou- vert Jean-Louis, ils l'ont assassiné à son tour... Avant de mourir il m'avait indiqué la cachette... J'y retrou- vai le précieux sachet...

Ah!... Et tu l'as gardé, n'est-ce pas? Tu vas me le rendre?

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 77

i Je ne Fai plus... : Qu'en as-tu fait?

Il fallut le sauver encore, sous les yeux des Alle- mands, sous les yeux d'un des bandits qui me guet- taient... Si j'avais conservé sur moi ces papiers, ils eussent été perdu...

Alors?... disait Rolande qui dans ses mains fié- vreuses serrait les mains de la fillette.

Je les ai donnés à Pulchérie...

Qu'est devenue Pulchérie?

Rose-Lys eut un geste vague dans la direction de Reims, vers tous les horizons.

Je ne sais pas... Il a fallu nous séparer... Rolande eut un sanglot désespéré.

Je ne te fais aucun reproche, dit-elle... tu n'en mérites pas...

C'est à cause de ces papiers que deux hommes sont morts, dit Rose-Lys... Jean-Louis et mon père... Et je connais bien ma pauvre Pulchérie... elle aussi mourra, s'il le faut, pour vous les conserver...

Ahl s'il ne s'agissait que de moi! murmurait Rolande... que suis-je? Mais il s'agit de la France, il s'agit de révéler à l'humanité entière la pourriture de ces cœurs qui ont voulu la catastrophe... Deux morts, au milieu de tant d'autres! Deux pauvres morts qui, comme tant d'autres, n'ont pas su pourquoi ils sont morts...

Puis, tout à coup, sa voix se fit très douce et fré- missante :

Simon?

Rose-Lys baissa la tête. Elle avait légèrement pâli.

Nous sommes séparées du reste du pays... Là- bas, de l'autre côté des lignes allemandes, on va con- tinuer de se battre... Qu'arrivera-t-il? Sera-t-il tué? Ou blessé? Survivra-til à tant d'horreurs? Nous no le saurons jamais...

78 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Norbert?

Il vivait encore, lui aussi, quand le régiment est repassé à Rothel...

Simon, Norbert... disait Rolande.

Elle ferma les yeux... Elle repensait tout à coup h ee qu'elle avait dit à Simon :

Tu feras la conquête de mon frère!...

Toute une partie douloureuse du drame, venu d'elle, lui échappait.

Le silence se fit. Le cheval tirait lentement le tom- bereau. Parfois même il s'arrêtait pour tondre un peu d'herbe le long de la route. Elles n'y prenaient pas garde. Pourtant, on était près du village. La fumée «le quelques incendies, rabattue et chassée par le vent, venait jusqu'à elles et les enveloppait de nuages si- nistres.

Puis Rolande, couchée sur son matelas, rouvrit les yeux...

Elle vit que des larmes, silencieusement, coulaient sur le visage de Rose-Lys.

Elle ne pouvait deviner que ces larmes s'adressaient au souvenir de son père et qu'il s'y mêlait le souvenir de Simon, puisque tous les deux elle les avait per- dus.

Le village était occupé par les Allemands. Toutes les maisons qui n'étaient pas en flammes avaient été pillées par eux, sauf celles, très rares, que leurs habi- tants n'avaient pas quittées. Elles se réfugièrent dans une maison à demi ruinée, dont les portes et les fenê- tres avaient été défoncées mais dont les murs res- taient debout.

Tout de suite elles durent donner leurs noms, dans le recensement.

Et quand la compagne de Rose-Lys, interrogée, ré- pondit : ^ :

: Rolande de Ghambry.

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 79

L'officier la couvrit d'un long regard curieux et attentif. Il dit tout à coup :

Vous avez vécu en Hongrie?

Oui.

' A Madgyar, près de Godollo?

Oui.

' C'est bien cela... J'ai des notes sur vous...

Et avec une sorte de froideur indifférente :

Je vous préviens que vous êtes désignée tout particulièrement à notre surveillance.

Il ajouta, sans la regarder :

Chez nous, on n'oublie jamais! Soyez sur vos gardes I

Alors commença la vie d'esclavage.

Au bout d'un mois, Rolande était complètement re- mise. Rose-Lys avait de l'argent. Elle put se procurer, au début, les choses indispensables, car, au château, il ne restait rien. Des camions avaient tout emporté dès les premiers jours, même le linge, même les objets de literie, même les vêtements de femme.

Bientôt on les employa à de durs travaux auxquels elles n'étaient guère accoutumées, Rolande surtout.

Dans les premiers temps, elles allaient tous les ma- tins à Rethel, parfois en automobile, avec d'autres femmes et des enfants jusqu'à des garçonnets et des fillettes de huit à dix ans mais le plus souvent elles faisaient le trajet à pied, à l'aller comme au retour.

A la garé de Rethel, on les employait à charger ou à décharger des wagons.

Gela dura tout l'hiver.

Au printemps, les Boches commencèrent entre Re- thel et Vouziers de grands travaux de terrassement et réquisitionnèrent tout le monde.

Rolande et Rose-Lys piochèrent la terre.

80 LES ÉGUMEUIIS DE GUERRE

Le soir, quand elles revenaient à leur refuge, sou- vent grelottantes de fièvre à force d'avoir reçu de la pluie et n'ayant même pas le courage de toucher à leur maigre pitance, elles se couchaient l'une contre l'autre essayant ainsi de se réchauffer.

Dans ces crises terribles de faiblesse, centuplées par le désespoir de leur abandon, c'était Rolande, main- tenant, qui montrait le plus d'énergie.

Rose-Lys eut des accès de délire.

Et dans ses crises, des phrases lui échappaient, incohérentes, qui réunissaient des idées étranges et sans suite, et qui ressemblaient à de la folie.

Mais d'autres étaient plus claires, prouvaient chez elle une pensée fixe qui la hantait, dans ce délire, comme elle devait la poursuivre à son réveil.

Et parmi celles-ci, un nom... un nom si doux au cœur de Rolande et qui était bien doux en passant sur les lèvres de Rose-Lys... un nom qu'elle redisait avec des inflexions de voix tremblantes qui étaient voisines du sanglot.

Simon... mon cher SimonI

Cette nuit-là, quand Rolande comprit, elle fut prise d'un grand trouble.

Elle aussi l'aimait!... Elle aussi, elle l'aime!... Pourtant l'intimité de vie de Rolande et de Simon

avait été si complète, depuis la jeunesse et depuis l'enfance, que Rose-Lys ne devait pas ignorer leur amour et le projet de mariage, malgré tout, avait été connu dans le paya, avant la guerre. Ce projet corres- pondait si bien à cette amitié des deux jeunes gens que, depuis longtemps, les gens les avaient mariés, alors que Jean-Louis ne s'était pas encore décidé à sa démarche auprès du comte de Ghambry.

Et malgré cela, murmurait Rolande profondé- ment émue, malgré cela, elle s'est dévouée à moi comme si j'étais une sœur...

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 8f

Elle se pencha sur le pauvre visage enllammé de fièvre.

Tu l'aimes? murmura-t-elle.

La fillette dormait d'un sommeil agité. Elle n'entendit pas. Rolande l'embrassa au front.

Et il ne sait pas que tu l'aimes I... Peut-être, s'il le savait, est-ce toi qu'il aimerait... Peut-être- aura-t-il à choisir un jour... Peut-être que c'est vers toi qu'il se retournera, lorsqu'il faudra que je lui révèle l'affreux secret qui nous sépare...

Rose-Lys fit un mouvement, car pour la seconde Jois sur son front les lèvres de Rolande venaient de s'appuyer plus fort.

Elle s'éveilla, elle vit ce doux et fier visage penché sur elle.

Tu ne dors pas?

Non, je te regardais dormir... Tu rêvais...

J'ai parlé?

Comme on parle en rêve...

Qu'ai-jedit ?

L'image de ton père assassiné te poursuivait..v Tu parlais de ton père...

Rose-Lys soupira.

Leurs mains s'entrelacèrent.

La pluie, une averse violente et glacée chassée par un vent du nord, fouettait contre les morceaux de planches avec lesquels elles avaient remplacé les vi- tres. Le vent hurlait par toutes les fentes de la mai- son. La pluie tombait sur leur lit.

Tâche de dormir.

Tu m'aimes donc un peu, Rolande?

Gomment ne t'aimerais-je pas? Je t'aime beau- coup...

Rose-Lys murmura, la voix faiblissante :

Tu as raison, va, bien raison...

82 LES ÉGUMEURS DE GUERRE

EIlo Se tut. Sa respiration devint régulière. Et, cette fois, elle fut calme.

Seule, au cours de cette nuit, Rolande ne dormit pas.

Et ce fut ainsi que les jours s'écoulèrent.

Et les semaines, et les mois...

Ce fut ainsi que s'écoulèrent les années...

1918

Quand le train stoppa en gare de Bâle, le qiiai était encombré d'une foule d'hommes et de femmes dans l'at-tente émue d'un grand événement. Et ceux qui étaient portaient dans leurs bras des paniers pleins de friandises et de choses substantielles, de vin, de lait et de café fumant, de pain, de jambon et de viandes froides, tout cela mêlé à des fleurs et à des fruits...

Quand le train stoppa en gare de Bâle, ceux qui attendaient ainsi se précipitèrent sur les marchepieds, leurs bras levés chargés d'offrandes et les yeux pleins de pitié et de sourires, avant même que les voyageurs fussent descendus.

Dans l'encadrement des vasistas baissés, des visages apparaissaient, fatigués et malades, hâves et amaigris, dont les regards avaient je ne sais quelle joie attristée, des visages qui voulaient s'émerveiller au soleil de la liberté et ne pouvaient y croire. Les bu&tes qui

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 8^

s'étaient plies depuis tant d'années sous la brutalité des envahisseurs, et les épaules qui s'étaient courbées sous les menaces et les coups se redressaient timide- m'ent, oh! oui, timidement, parce qu'on ne pouvait pas croire que ce lut fini de cet esclavage abominable et qu'après tant de désespoirs sous le ciel allemand, c'était enfin là, tout proche, de l'autre côté des mon- tagnes, l'horizon bleu de la France vaillante.

Car ceux qui remplissaient ce train venaient des prisons de l'Allemagne.

Il y avait des vieillards, des enfants, des jeunes filles et des femmes, aux vêtements usés, rapiécés, souillés de toutes les ordures, chacun portant quel- ques bardes, dans un panier, dans un mouchoir ou dans un sac, les valises de cuir ayant été confisquées par les Boches.

Les pauvres gens quittèrent les. wagons et se mêlè= rent à cette fête des cœurs...

Et soudain, quand l'émotion fut un p^u calmée, un grand cri partit du fond de ces poitrines et s'éleva comme un délivrance :

Vive la France!

D'un d«s premiers wagons de ce long train de mar- tyrs, une jeune fille, pâle, les yeux bistrés dans un visage de beauté et de délicatesse, descendit lentement et fit quelques pas sur le quai.

Dos enfants so jetèrent contre elle, l'entourèrent d'un cercle réuni de petits bras qui se pressaient au- tour do sa robe en guenilles, et se haussèrent pour l'embrasser.

Tous lui tendaient et des gâteaux et du chocolat et des bouquets. Elle ne savait à qui répondre €.t qui ÊOntenter, pour ne point faire de jaloux.

Elle disait en pleurant :

Merci! Merci!

En un instant elle fut si encombrée que sa gentille figurÇj maintenant, qui retrouvait un peu de r«^ sur

84 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

sa blancheur de lys, apparut au milieu des fleurs comme une autre fleur languissante, privée d'eau de- puis longtemps, mais toute prête à redresser sa tigo.

Ce fut ainsi qu'elle s'avança sur le quai, parmi la foule.

Elle était toute souriante et en larmes.

Or, d'un des derniers wagons de ce long train de martyrs descendit une autre jeune fille, plus défaite «t plus pâle que la première, en haillons comme la première. Sa démarche chancelante et peureuse, son amaigrissement, ses traits meurtris, ses admirables yeux battus sous le poids de soucis, d'épouvantes et de fatigues trop lourdes, accusaient chez elle plus de souffrances que chez les autres, comme si elle avait été, cette jeune fille, une créature de choix contre laquelle s'était exercée la barbarie calculée des Boches.

De même que l'autre, en un instant, elle fut entou- rée, encombrée, et Ton eût dit que les caresses se fai- saient pour elle plus pitoyables et plus tendres, parce qu'on devinait en elle une victime plus malheureuse, un désespoir plus profond, l'affaissement d'une dé- tresse immense.

Sans sourire ni pleurer, rendue sans doute insen- sible par trop de souvenirs d'horreurs, elle aussi, comme l'autre, fit quelques pas sur le quai.

Toutes deux, sans savoir, sans se voir, s'avançaient -ainsi l'une vers l'autre.

Et la foule s'étant écartée tout à coup, elles s'aper- çurent...

Sans doute qu'elles étaient bien changées, car elles se contemplèrent un instant dans une douloureuse et presque tragique hésitation.

Puis, des gerbes de fleurs déroulèrent de leurs bras, tombèrent à leurs pieds.

Leurs bras se tendirent.

Elles eurent un grand cri, cri de joie et cri de folie .

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 85

Rose-Lys I ^ ^ ]

Rolande I "^1 Et pour Rolande trop faible la joie fut trop forte... Elle s'affaissa évanouie sur le quai, écrasant les

fleurs dans sa chute.

On la transporta au poste de secours.

Un médecin la fit revenir à elle.

Rose-Lys, penchée, guettait anxieusement son pre- mier regard.

C'est toi, mon Dieu, c'est toi... Je ne puis le croire...

Alors elles s'étreignirent et pleurèrent, silencieuse- ment, secouées de sanglots.

Un jour, il y avait de cela deux ans, à Glairefon- laine, un ordre était venu.

On avait parqué, comme des bestiaux, les enfants et les femmes.

Une heure après un train les emportait à travers les Ardennes et la Belgique jusqu'à Dusseldorff... Elles y restèrent trois jours dans un camp d'exilés qui ve- naient un peu de partout, de tous les points occupés en France, mais puisqu'on ne les séparait pas, elles trouvaient leur sort supportable, au milieu de leur misère.

Le quatrième jour, au matin, Rose-Lys ne vit plus Rolande auprès d'elle.

On était venu la chercher. Elle était partie, seule, «ntre des soldats, dans la nuit.

Et depuis lors, depuis deux ans, elles ne s'étaient plus revues... sans nouvelles, mortes l'une pour l'autre.

Enfin, l'Allemagne s'était décidée à rapatrier ses prisonnières, cédant à l'indignation et à la révolte du monde civilisé...

Rolande était alors dans un bagne de la Pruss'e orien- tale.

86 LES ÉCUMEUR3 DiS GUEIUIE

Rose-Lys, de camp en pamp, était venue «'échouer dans la forêt Noire...

A Fribourg-en-Brisgau, elle monta, avec des com- pagnes, dans un wagon qui fut accroché à un train de rapatriées.

Co train emportait Rolande.

C'est ainsi que sans savoir qu'elles étaient l'une près de l'autre, les jeunes filles firent le trajet de Fri- bourg jusqu'à Bâle.

Une heure après, dans le train qui les emportait cette fois vers la France, réunies dans le môme com- partiment, leurs mains jointes, elles furent longtemps sans parler]

Elles avaient trop de confidences à se faire.

Seulement, dans ce silence, leurs regards s'interro- geaient parfois avec anxiété.

Est-ce fini, de tant de malheurs!...

Ce fut seulement quand le train franchit la fron- tière française que la terreur, sur le visage de Ro- lande — cette terreur qui semblait en être devenue l'expression immuable s'éteignit peu à peu et que les yeux troubles redevinrent plus clairs.

Elle demanda à son amie :

Tu as souffert beaucoup?

Gomme les autres, beaucoup, mais pas plus que les autres... et toi?

Ohl moi, plus que les autres, dit-elle avec un geste effaré de la main sur son front, pour en écarter le cauchemar. Quand je fus séparée de toi, dans la nuit, »n me jeta dans un wagon à bestiaux... Nous étions une trentaine, des hommes et des femmes, et l'on nous conduisait nous ne savions pas où... Des jours et des jours se passèrent, des nuits et des auits... dans un froid terrible... Nous étions garées par des soldats et l'on ne nous permettait pas de des€endr£... Ainsi nous avons traversé toute rAllema|;ne... La nçige tondait... Des glaçons se formaient aux jpôr-

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 87

tièreg et il fallait les casser à coups de crosseà pour dégager l'entréo et permettre d'ouvrir. Deux jeunes filles moururent de froid. Le voyage dura quatre-vingt- seize heures... Nous ne pouvions plus nous tenir de- bout... tant nos pieds étaient gonflés et douloureux... Un mâtin, on nous apprit que nous traversions la Po- logne. Le voyage n'était pas fini... Ce fut un immense et morne désert de neige les villages étaient clair- semés, où les habitations, très rares, étaient à peine visibles sous l'amoncellement des avalanches qui s'y abattaient sans cesse. Nous étions résignés à mourir. Moi, je ne savais plus si j'étais vivante. C'était une torpeur dont on me tirait pour me forcer à avaler un peu de nourriture immonde... Dans le trajet, plusieurs des prisonniers et des prisonnières avaient été descen- dus. La plupart étaient emportés sur des brancards. Il arriva que je fus toute seule, vers la fin de ce voyage, qui était un martyre... Toute seule... Et quand on m'enleva du wagon, à la gare de Zosie, j'étais mou- rante... Pourtant, je me remis, pour souffrir... J'étais enfermée dans une étroite cabane de planches, qui dépendait du camp de Milejghany. Seule, toujours, et sans communication avec les prisonniers du cam.p, que je pouvais apercevoir par une lucarne large comme les deux mains réunies... J'étais au secret... à deux mille kilomètres de mon pays... dans le désert glacé... et je compris bien vite que j'étais l'objet d'une surveillance particulière... je le compris aux tortures dont on me poursuivait... Du reste, si je ne l'avais pas deviné dès les premiers jours, le major commandant le camp se fût chargé de me l'expliquer... Au bout d'une semaine, je comparus devant lui... Ohî il ne re- courut point aux mensonges. Il me dit : « Vous avez à vous plaindre, sans doute, de la façon dont vous êtes traitée? » Et comme je ne répondais rien, il ajouta on riant : « Libre à vous d'obtenir un traitement meilleur... »

88 LES ÉGUMEURS DE GUERRE

On me reconduisit, sans qu'il y eût un mot de plus,, ce jour-là.

Mais, de ce jour, on ne m'apporta plus qu'une seule fois par vingt-quatre heures une soupe faite d'avoine ou d'orge... sans pain.

Et tous les matins je constatais que la ration dimi- nuait.

La torture inventée contre moi était celle de la soif et de la faim.

Le major me fit comparaître de nouveau.

Vos camarades touchent en se levant une ration de café avec du pain et de la marmelade... A midi, une soupe épaisse de céréales ou de légumes secs... Le soir, du thé, et par semaine quatre cents grammes de pain et cent grammes de viande... Quand il vous plaira d'en recevoir autant et même davantage, car j'ai l'ordre de vous faire bénéficier d'un régime de faveur, selon les circonstances vous n'aurez qu'à en mani- fester le désir...

J'étais si malheureuse, ma détresse était si grande,, que je demandai :

Que dois-je faire pour cela?

Vous ne le savez pas?

Comment le saurais-je?

Vous faites semblant de l'ignorer...

' Soyez plus clair, et donnez-moi des précisions.

Vous vous appelez Rolande de Ghambry?

Oui.

Vous avez habité avec votre père, pendant une année, le domaine de Medgyar?

Ce n'est un secret pour personne.

Medgyar près de Godollo... et vous étiez l'amie et la confidente du prince impérial François-Ferdi- nand...

A cette allusion, je crus m' évanouir d'horreur... L'officier souriait... son œil devenait égrillard... ,

Hi! hi! François-Ferdinand n'avait pas mauvais

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 89

goût... Vous avez abusé de son amour et de sa con- fiance en lui dérobant des documents que vous détenez depuis lors et que notre gouvernement a intérêt à recouvrer...

Oui, c'était bien ce que j'avais compris. Je savais il voulait en venir...

sont ces documents?

Ils ne sont plus en ma possession depuis long- temps...

Vous avouez donc les lui avoir dérobés...

Je l'avoue...

Et sont-ils?

Voilà ce qu'il m'est impossible de vous dire... Et, pour éviter de nouvelles questions, je me hâtai

d'ajouter :

Si je savais sont les papiers dont votre gou- vernement s'inquiète, je ne vous le dirais pas... En- voyez-moi donc au chenil vous m'enfermez et aux souffrances qui m'y attendent...

Je briserai votre volonté...

Ma volonté, c'est du néant. Vous ne pouvez briser ce qui n'existe pas...

Et le supplice continua, discipliné, organisé, métho- dique. Ma ration diminuait de quelques grammes tous les jours. Je pouvais facilement calculer les heures qui me restaient à vivre... jusqu'à celle toute nourri- ture me serait refusée... Voilà j'en étais... mais ma faiblesse était si grande que je ne me rendais plus compte de rien... Je n'avais plus la force de me lever, de nettoyer ma cellule... Je demeurais dans la saleté, dans la pourriture, dans la vermine... C'était affreux... Mon Dieu! Mon Dieul...

Rolande pleura à l'évocation de ces souvenirs...

Rose-Lys ne cessait de lui caresser les mains qu'elle pressait contre son cœur.

Et comme la pauvre victime, peu à peu, avait élevé la voix, les autres rapatriées, dans le compartiment,

90 LES ÉCUMEURS DK GUERRE

s'étaient mises à écouter le récit d'un calvaire auprès duquel n'était rien ce qu'elles-mômes avaient enduré pendant leur exil. Pourtant, celles-là aussi portaient sur leurs traits amaigris et jaunis, faces de malades, hélas! et de tuberculeuses, l'accusation qui ne s'effa- cerait jamais contre la cruauté de geôliers pareils à des bêtes! Rolande reprit :

Pendant quatre jours, enfin, ce fut la suppres- sion complète de toute nourriture... Supplice de la faim, supplice de la soif, c'est horrible... On ne peut pas s'imaginer... J'eus de la fièvre. Je délirai... Dans mes intervalles de retour à la raison, je fis une décou- verte... Quelqu'un, auprès de mon grabat, veillait nuit et jour... le major. Il était pour épier ce que je pouvais dire dans mon délire... quelque révélation qui l'eût intéressé... implacable, sans pitié pour ma souf- france... Enfin, on me rendit un peu de nourriture... Je survécus... On m'envoya du camp de Milejghany à celui de Kovno, puis dans les environs de Vilna... Il m'était facile de voir que j'étais toujours surveillée... Cependant, à partir de cette époque, quoique séparée des autres prisonnières, je fus soumise au même ré- gime, et aucune tentative ne fut faite pour m'arracher mon secret... Du reste, l'été approchait... Les Alle- mands venaient, depuis mars, de donner leur grand effort. C'était leur dernière convulsion. Ils pressen- taient la défaite et commençaient à redouter le châti- ment... Je fis partie d'un convoi dirigé vers la France, et me voici...

Elles furent silencieuses, et se regardèrent on sou- riant.

Mais une ombre voilà tout à coup leur sourire.

Et la même pensée leur étant venue, eUea la for- mulèrent par un seul mot, ensemble :

Et Simon? Et Norbert?

A ciette question il ne fut pas fait de répon^ô*

LES ÉGUMEUR8 DE GUERRE 91

Un jtmv, des Ardennes, par une voie détournée, Ro- lande avait pu faire passer deux lettres en France...

C'était tout,

La lettre était-elle arrivée à Simon? L'autre, à Norbert?

Elle ne le savait.

Simon vivait-il encore? Et Norbert?

Effrayant mystère...

La mort n'aurait pas pu les séparer plus complè- tement.

Quelques minutes après, harassées par leur bonheur comme elles l'eussent été par une fatigue énorme, les jeunes filles s'endormirent, enlacées...

Quand train s'arrêta à la gare de l'Est, et qu'elles mirent le pied sur le qua'i, elles se demandèrent, peu- reuses parmi cette foule elles étaient inconnues :

Qu'allons-nous devenir?

Qui contera le douloureux calvaire des femmes iso- lées dans Paris, pendant les années de la grande guerre?

Ces deux-là étaient courageuses, prêtes à accepter les plus durs travaux...

Elles ne peineraient jamais plus que lorsque leurs petites mains délicates maniaient la pelle et la pioche, en chargeant ou déchargeant les wagons de charbon, ou en creusant des abris et des tranchées... Leurs doigts s'étaient endurcis... Puis, il fallait vivre... Il répugnait à Rolande de s'adresser à quelques lointains parents et à se réclamer de leur charité. Quant à Rose- Lys, à Paris elle ne connaissait personne... Si, une femme, une pauvre vieille, dévouée et peureuse, Pul- chérie... Mais Pulchérie avait-elle pu, comme elle le désirait, gagner Paris?... N'était-elle pas en Allema- gne, comme tant d'autres, emportant avec elle, dans son exil, le mystérieux et redoutable sachet de cuir?

92 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Des organisations de bienfaisance fonctionnaient dans Paris.

A la gare, alors qu'elles se dirigeaient un peu à l'aventure vers la sortie, elles furent accostées par une dame d'une cinquantaine d'années, au visage doux, qui leur dit :

Vous êtes des rapatriées, sans doute, mes pau- vres enfants?

Oui, madame.

Vous n'avez pas de famille à Paris?

Non.

Sans ressources, alors?

Il nous reste un peu d'argent.

Bien. Voulez-vous avoir confiance en moi et me suivre? J'essayerai de vous venir en aide. Et d'abord, vous devez avoir faim...

Mais non, pas trop, dit Rolande en souriant. Tout le long du chemin, on nous a bourrées de friandises, de chocolat et de sandwiches...

Elle les conduisit quand même au buffet, l'on s'empressa autour d'elles.

La dame de bienfaisance voulut les servir elle- même.

Les jeunes filles se trouvèrent seules à une table d'encoignure, elles prirent place, pendant que l'au- tre s'asseyait en face d'elles, avec un engageant sou- rire. Et comme les pauvrettes se penchaient sur le bouillon bien chaud qui leur était servi, elles ne virent pas que la femme échangeait avec deux hommes, de- bout près de la porte qui communiquait avec le quai de la gare, un geste qui semblait une interrogation d'une part, et une réponse de l'autre.

L'interrogation venait de la femme et disait :

Est-ce que ce sont elles?

Le signe de tête qui avait répondu disait nettement: -- Oui...

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 93

Alors la femme se fit plus douce encore et plus pré- venante vis-à-vis des jeunes filles. Elle expliquait :

Je fais partie d'une œuvre dont le but charitable est de s'intéresser aux rapatriées qui sont, comme vous, isolées et sans ressources. En quelle région oc- cupée étiez-vous? De quel pays d'Allemagne venez- vous?

Elles donnèrent quelques détails. Elles n'avaient nul soupçon. Et devant ce visage qui leur souriait avec bonté, nulle défiance ne pouvait naître.

La femme se retourna vers les deux hommes sur le seuil et fit un clin d'œil.

Le clin d'œil signifiait :

Vous ne vous êtes pas trompés... Ce sont elles... Après quoi, pleine d'une compassion attendrie :

Je m'appelle madame Camille, dit-elle... J'aurai soin de vous... Vos malheurs sont finis et désormais vous ne manquerez plus de rien... à une condition toutefois...

Les jeunes filles relevèrent la tête. Mme Camille ajoutait :

C'est que vous travaillerez... Je suppose, n'est-ce- pas, que c'est bien votre intention?

Comment pourrions-nous vivre, madame, si nous ne gagnions pas notre vie?

Je me charge de vous procurer du travail... Ce n'est pas ce qui manque et les femmes sont bien payées, quand elles n'ont pas peur de durcir leurs petits doigts...

Elles montrèrent, d'un même geste, un peu craintif,, leurs mains :

Les Allemands nous ont appris à nous en servir.

Oui, vous êtes courageuses, cela se voit, mais vous êtes fatiguées autant par votre long voyage que par tant d'émotions depuis que vous êtes sur le sol de Erance... Vous vous reposerez pendant quelques jours.

i)4 LES ÉCÙMEURS DE GUERRE

Je VOUS ferai admettre dans une maison du Foyer parisien sont reçues seulement des jeunes filles... Nous trouverons bien de la place quelque part... Vous y resterez jusqu'à la fin de la semaine... Je viendrai vous voir et causer avec vous tous les jours... Lundi, je vous aurai trouvé du travail...

Comme vous êtes bonne, madame! Comment vous témoigner notre reconnaissance?

Vous ne m'en devez aucune, mes chères petites. Ce que je fais pour vous, je le fais pour toutes les jeunes filles qui sont comme vous, victimes de la bar- barie de l'ennemi...

Elles se levèrent de table.

En sortant, derrière Mme Camille, elles passèrent tout près des deux hommes, attentifs sur le seuil...

Ils ne s'occupaient plus d'elles et semblaient prêter attention ailleurs.

Mais Rose-Lys, par hasard, après quelques pas, s'étant retournée, rencontra le regard de l'un d'eux.

Ce regard aussitôt se baissa.

Et la jeune fille eut une secousse... Ces yeux noirs éveillèrent en elle quelque lointain souvenir... Un instant, elle resta immobile... cherchant, essayant de £6 rappeler...

Mme Camille la saisit par le bras, gentiment, et lui 4it:

. Qu'avez-vous donc, ma chère petite?

Rien ne précisait le souvenir, dans l'esprit de Rose- Lys. Elle n'y pensa plus.

Sur le boulevard de Strasbourg, Mme Camille ar- rêta un taxi.

Toutes trois y montèrent.

Dans un Foyer de la rue de Lille, deux chambres restaient libres, hasard inespéré.

Mme Camille embrassa Rolande et Rose-Lys, et les quitta en leur disant :

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 95»

A demain... Je suis sûre que vous aile» dormir comme des anges...

Dès le lendemain et les jours suivants, elles iig ren- seignèrent.

Leur première préoccupation, en effet, était (te re- trouver Pulclîérie.

Ici, c'était l'incertain, puisque c'était le néaat.

A qui s'adresser? frapper? Qui pouvait avoir rencontré cette pauvre épave de la campagne, échouée dans la grande ville?

Timide et peureuse comme était Pulchérie, n'avait- elle pas pris soin de cacher sa retraite, en raison même des dangers qu'elle eût courus si sa retraite avait été découverte?

Même vivait-elle encore?

N'avait-elle pas été, humble feuille, emportée (ians le tourbillon du cataclysme?

Quant à Simon et à Norbert, par les bureaux de renseignements du ministère, elles apprendraient aisé- ment quel avait été leur sort.

Et s'ils étaient prisonniers, on leur avait dit qu'en Suisse des sociétés s'étaient fondées qui servaient d'in- termédiaires entre les familles françaises et les in- ternés d'Allemagne.

Bien vite elles furent au courant des démarches^ qu'il leur fallait faire.

Prudentes, malgré tout, elles gardèrent le secret, et Mme Camille, qui pourtant les interrogea, ne sut rien aux premiers temps.

Mais comme si la dame de charité avait prévu leurs inquiétudes et leurs tentatives, elle avait dit une fois :

Puisque vous venez des Ardennes, vous trou- verez des bureaux organisés à Paris qui viennent au secours des réfugiés de votre pays... Non seulement l'on vous y viendra en aide, mais peut-être vous y donnera-t-on les adresses de certaines personnes que yous connaissez, avec lesquelles vous pourrez vous

M LES ÉCUMEUnS DE GUERRE

mettre en rapport, et qui pourront au besoin vous être utiles... Les principaux de ces bureaux ont leur siège, rue de Bondy, tout près des Folies-Dramatiques, et Galerie d'Orléans, au Palais-Royal... Je puis vous y accompagner, si vous le désirez...

Elles remercièrent. Elles ne voulaient pas abuser de -cette obligeance.

Elles se mirent tout de suite en quête.

Malgré les détails les plus précis qu'on leur demanda et qu'elles fournirent sur Pulchérie Boitel, ni rue de Bondy, ni Galerie d'Orléans, on ne la connaissait.

Assurément, elle ne s'y était pas fait inscrire et n'avait reçu aucun secours.

Du moins sous ce nom, dit le secrétaire de l'œuvre.

Le signalement cependant si particulier de la vieille fille, qui ne quittait son chapelet que pour accomplir quelque besogne, et le reprenait tout de suite après la besogne accomplie, n'éveilla aucun souvenir.

Elles pensèrent :

Peut-être a-t-elle changé de nom?

C'était invraisemblable. Changer de nom, cela lui ^ût semblé chose impie, presque sacrilège.

Elles revinrent à plusieurs reprises aux bureaux. Elles y reçurent toutes les fois la même réponse.

Tout à fait inconnue... Mais pourquoi n'essayez- vous pas de la retrouver en vous adressant aux jour- naux?... Souvent, cela réussit...

Comment faire?

Certains journaux, et parmi les plus répandus, insèrent volontiers de courtes notes d'appels de ré- fugiés séparés de leurs familles, et qui essayent d'en retrouver les membres épars... Les réfugiés ont pris l'habitude de lire ces journaux et ces notes... Des enfants ont ainsi bien des fois retrouvé leurs parents désespérés, des frères ont retrouvé leurs sœurs, des femmes leurs maris...

LES éCUMEURS DE ^GUERRE 97

Nous essayerons, dirent-elles. Au ministère, après deux jours de démarches parmi îa foule inquiète d'autres suppliants, elles furent fixées sur lo sort de Simon et de Norbert.

Le commandant Simon Levaillant, croix de guerre, trois palmes, avait été fait prisonnier dans l'attaque allemande déclenchée le 21 mars contre la V* armée anglaise... L'armée refoulée avait reçu des secours français... Le régiment de dragons jeté sur lo front nord avait été décimé... après s'être admirable- ment conduit... On ne signalait pas Levaillant comme blessé... Mais on ignorait dans quel camp de prison- niers il avait été interné... Quant au lieutenant de Chambry, disparu depuis quatre ans.

Ce fut encore par la Suisse qu'elles apprirent plus tard d'autres détails.

Simon était à Mannheim.

Norbert, après une tentative d'évasion, il avait tué un factionnaire boche, avait été condamné à mort, gracié, et envoyé dans une forteresse du Nord, il était au secret...

Rolande écrivit pour annoncer son retour en France. Elle leur envoya régulièrement des colis, des vête- ments, de la nourriture.

La réponse ne vint jamais. Norbert était pour ainsi dire retranché du monde. Quant à Simon, nous dirons plus loin pourquoi les lettres de Rolande ne purent lui être remises.

Cependant, la bonne madame Camille se montrait dévouée.

Elle ne perdait pas son temps. Active, bienfaisante, on la voyait partout... Deux fois Rose-Lys et Rolande la reconnurent qui traversait de son pas alerte la gale- rie d'Orléans, au moment elles-mêmes y péné- traient. Qu'y venait-elle faire? Quelque nouvelle cha- rité, sans doute?

Une autre fois, ce fut rue de Bondy, au moment

98 LE3 ÉGlAlEUnS DE GUERRE I

elles sortaient du café au premier étage duquel se trouvait le bureau des Ardennais.

Les deux fois, Mme Camille ne les vit pas, ou peut- être, par discrétion, fit semblant.

Elle est partout, cette bonne dame, murmura Rolande.

Oui, part4jul il y a de la misère, fit Rose-Lys sans défiance.

A la fin de cette première semaine de leur séjour à Paris, Mme Camille vint les trouver au Foyer de la rue de Lille.

Voulez-vous entrer à la fabrique de grenades Schwarlz et Cie, de Saint-Denis?

De grand cœur.

Vous y gagnerez bien votre vie. Les débuts seront durs, rna's au bout de peu de jours vous serez habi- tuées... Je connais M. Schwartz. C'est un Suisse de Genève, qui est très aimé pour ses sentiments franco- philes. Il a installé sa fabrique, sous le contrôle du gouvernement, dès la première année de la guerre, et il ne s'est pas contenté des grenades... à Corbeil, il a terminé, l'an dernier, l'installation d'une usine il fabrique des moteurs d'aéroplanes...

« Entre nous, il était déjà très riche avant la guerre, paraît-il, mais il Test devenu superbement, depuis deux ans. On dit que c'est phénoménal, l'argent qu'il gagne... Ce qui n empêche pas qu"il soit resté un homme tout rond, tout simple... pareil à tous ses ouvriers, et le cœur sur la main... A Corbeil, près de son usine, il a acheté un château, en haut du cotcau- au pied duquel coule la Seine. J'y suis allée une fois. Il m'a invitée. C'est grandiose... Alors, c'est dit, mes enfants, vous acceptez?

Nous sommes prêtes à commencer dès demain.

Donc, à demain. Je vous conduirai moi-même à Saint-Denis, et je vous présenterai à l'un des eontre- maîtres, qui vous embauchera. Gomme vo-us ne pour-

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 99

T&x, plus demeurer rue de Lille, je vous conseille de faire un ballot de vos petites affaires, que vous em- porterez. Gela vous évitera la peine de revenir.

Le lendemain, toujours guidées par l'infatigable Mme Camille, elles étaient reçues à la fabrique.

Travail, de huit heures à midi. De deux heure» Si sept heures.

Quinze francs par jour.

Trente francs pour elles deux, puisqu'elles vivaient efisemble.

C'était la fortune...

Elles se mirent en quête d'un logement, et trouvè- rent une chambre et une cuisine, au quatrième étage d'une maison de l'impasse Marteau, dans la Plaine- Saint-Denis. C'était tout ce qu'il leur fallait, et la maison n'était pas loin de la fabrique.

M. Schwartz passait tous les trois jours, de deux à ■quatrfî.

Elles furent longtemps sans le rencontrer.

Puis, un jour, il traversa les ateliers et s'arrêta un instant aux machines.

Rose-Lys et Rolande étaient tout près.

A plusieurs reprises, elles s'aperçurent que l'homme lés regardait, mais- quand elles levèrent les yeux sur lui, il détourna rapidement la tête.

Pour la seconde fois la première, c'avait été au buffet de la gare de l'Est Rose-Lj^s éprouva à la vue de cet homme, un sentiment de gêne et de surprise.

Celui-là aussi, comme l'autre, elle s'imagina l'avoir déjà rencontré.

Ces traits anguleux, fortement accentués, pourtant &B lui rappelaient rien.

Mais le regard I un regard noir et dur, rapide et tou- jours en éveil...

La silhouette de deux hommes, de deux monstres, stirgit à son esprit...

Celle des bandits qui les avaient traqués depuis

100 LES ÉCUMEUTIS DE GUERRE

Rethel jusqu'à Reims, des bandits qui avaient assas- siné Jean-Louis et Barbarat...

Elle haussa les épaules et, un instant distraite, se remit à son travail.

Quelle apparence de vérité, dans un pareil soup- çon?

S'il y avait ressemblance des regards, ce n'était pas- los mêmes hommes... les traits, les cheveux, la barbe, l'allure étaient différents... Il ne restait que la taille... l'un des deux très maigre... l'autre large, râblé, solide.

C'était tout...

Etait-il vraisemblable de retrouver en France, à la tête d'intérêts considérables de la défense nationale, deux misérables policiers de la cour de Vienne?

Schwartz les regarda encore.

Rose-Lys s'en aperçut.

Elle ne put s'empécifer de murmurer à l'oreille de Rolande, sa voisine d'atelier :

En voyant le patron, devine un peu à qui je viens de penser...

A qui?...

Et après un rapide examen, Rolande ajouta :

Dis... car moi... je ne devinerai... Elle n'acheva pas...

Rose-Lys sentit qu'elle frissonnait, en retenant un cri de surprise.

Toi aussi, tu vois?

Oui... le regard... mais c'est tout...

Et tu as pensé à l'un des deux, n'est-ce pas? ■• Sturberg, celui qui était le chef...

Moi, à la gare de l'Est, à notre arrivée, j'avais cru voir l'autre... aussi I

Un peu troublées, elles restèrent silencieuses. Après quoi, Rolande, avec le même geste qu'avait eu Rose-Lys tout à l'heure.

Quelle folie!... Est-ce que nous allons nous ima- giner les rencontrer partout?

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 101

Elles s'efforcèrent de n'y plus penser. Elles n'en parlèrent plus.

Mais l'image, en dépit d'elles-mêmes, persista dans leur esprit.

Maintenant qu'un peu de calme était revenu dans leur vie, elles recommencèrent leurs tentatives, re- cherches, démarches, en vue de retrouver Pulchérie.

On leur avait donné un conseil.

Elles le suivirent.

Dans plusieurs journaux de Paris, parut, à inter- valles réguliers, la note suivante : « Rolande de Cham- « bry et Rose-Lys Barbarat seraient heureuses de re- « cevoir des nouvelles de Pulchérie Boitel et de con- « naître son adresse. »

Les journaux s'étaient chargés de leur transmettre la réponse, éventuellement.

Elles attendaient, dans l'anxiété...

Et Rolande disait à son amie :

Vois-tu, je donnerais ma vie pour la retrouver... tu sais pourquoi...

Mais ces papiers si précieux pour toi, si elle ne les avait plus?...

Rolande devenait toute pâle et balbutiait alors :

C'est im^possible! C'est impossible!... Un si grand malheur... un malheur public...

Or, le lendemain même du jour cette note avait paru pour la première fois, voici la_ scène qui se pas- sait entre deux hommes, dans un magnifique cabinet de travail dont la large baie vitrée développait tout le paysage de la rive de la Seine, du haut d'un coteau dominant Corbeil.

Ces deux hommes étaient assis l'un en face de l'autre.

Un bureau Louis XIY en marqueterie palissandre, recouvert d'une glace épaisse pour en protéger le cuir, sur toute sa longueur, les séparait.

L'un était petit, maigre et nerveux, aux yeux faux...

102 LES ÉCUMEUR8 DE GUERRE

aux lèvres minces... tôle de béte nocturne de rapine, astucieuse et féroce.

L'autre, solide, puissant, râblé, visage sanguin et l'œil implacable...

Si bien grimés tous les deux, l'un ayant coupé sa barbe rousse et teint ses cheveux, l'autre ayant, au contraire, laissé pousser sa barbe, qu'il était impos- sible de reconnaître sûrement les deux hommes qui, venus de Medgyar, s'attachaient à la vie de Rolande de Chambry comme une menace perpétuelle de mort.

Ah! s'ils avaient pu rendre méconnaissable leur re- gard comme ils avaient rendu méconnaissable le reste!

Nicky Lariss et Sturbcrg...

L'un, Sturberg, toujours le maître, l'autre, rancu- nier et haineux, le serviteur.

Comment, par quelle suite d'imprudeiices confiantes, par quelle suite de ruses et d'audaces, de recomman- dations et de faux papiers, de références devant les- quelles il ny avait qu'à s'incliner, comment Tun de ces deux hommes, Sturberg, policier à la solde des intrigues criminelles de la cour de Vienne, avait-il pu réussir, en pleine guerre, à se créer la situation indus- trielle qui attirait sur lui l'attention publique?

Or, cet ennemi, qui poursuivait un but caché, la conquête du formidable instrument de scandale diplo- matique dont la révélation devait avoir un retentisse- ment mondial, cette bête féroce lâchée en liberté contre une frêle enfant sans défense, ce Sturberg tra- vaillait pour la France, pour son armée, pour son aviation, et travaillait sans que le contrôle militaire trouvât jamais l'occasion de refuser son travail, ni même de lui adresser des observations...

Il avait, en outre, afin que nul soupçon ne pût l'at- teindre, — au contraire, afin d'obliger le monde à «hanter sa bienfaisance, il avait fondé un hôpital temporaire dans une aile du château il avait amé- nagé une cinquantaine de lits.

il

LES BGIBIEURS DE GUERRE 1^6

Et, deux ans environ après la bataille de la Marne/ il avait amené en France une jeune fille, Isabelle, qui était sa fille, délicieuse blonde aux yeux bleus, élé- gante, timide et simple, qui avait pris la direction de l'hôpital et l'administrait avec la plus vive intelli- gence.

Qui donc eût été mis en défiance envers cet homme dont le travail et le zèle s'encadraient si bien dans l'effort de tous les Français? Un Boche! ce Schwartz gai et bon garçon, le cœur sur la main, qui participait à toutes les œuvres charitables fondées en vue de sou- lager les mutilés, les veuves, les filles, les orphelins, toutes les victimes de la guerre longue, .interminable, atroce. Un Boche! ce Suisse qui avait donné à son hôpital le nom même de sa patrie : VHelvetia!... et qui, déjà très riche avant la guerre, grand manieur d'ar- gent, abandonnait à l'Etat, par rétrocession, les trois quarts de ses bénéfices!

Une fille de Boche! cette adorable Isabelle aux re- gards candides, dont le dévouement aux blessés et aux malades de VHelvetia ne se démentait jamais? Car elle ne se contentait pas de l'administration des services, elle prodiguait ses soins avec une délicatesse, une science médicale auxquelles les infirmières françaises étaient les premières à rendre hommage, sans cesse au chevet des soldats, de lit en lit, de chambre en chambre, attentive et prévenante, les bras chargés de cent petits cadeaux précieux.

Et elle était si jolie, avec sa longue taille fine, cam- brée, qui semblait frêle et qu'on devinait robuste; le bleu clair de ses yeux larges, ses lèvres sanglantes ouvertes toujours sur un sourire au ras duquel étin- celait l'humidité de dents blanches, et cette forêt de cheveux blond fauve, si drus, si épais, presque re- belles, et dont on se racontait, de lit en lit, qu'ils lui tombaient en fauve toison plus bas que la ceinture, car un jour, un soldat, en crise d'épilepsie, rayait

104 LES ÉCUMEUnS DE GUERRE

décoiffée, dans un geste nerveux, et toute cette forôt fino et parfumée s'était éparpillée sur les épaules de la jeune fille.

Qui donc aurait soupçonné ce Schwartz, si vivant et si charitable?

Et cette fille si jolie, qui faisait rêver, dans leur lit, les pauvres blessés de la guerre?

Au moment nous entrons dans le cabinet de tra- vail de Sturberg, Isabelle s'y trouvait, et se préparait à sortir.

Elle embrassa son père sur le front.

Elle ne prit point garde à Nicky Lariss.

Et quand elle ne fut plus là, elle sembla y être en- core, car ils se tinrent silencieux, Sturberg, le regard fixé sur la porte par efle venait de disparaître, comme pour la suivre plus longtemps, et Nicky Lariss, au contraire, fermant les yeux comme pour conserver par devers lui, plus animée, l'image qui s'éloignait.

Tous deux l'aimaient...

Le père, d'une adoration muette qui faisait de lui l'esclave de cette enfant...

Nicky, d'une sombre et violente passion qui, depuis longtemps, s'amassait dans son cœur, et qu'il n'avait pas osé avouer à son complice... non, pas encore...

Mais qu'Isabelle connaissait, car un soir, dans un salon désert du château, emporté dans un coup de folie, il l'avait saisie dans ses bras, comme elle pas- sait, légère et rieuse... il l'avait retenue contre sa poitrine... il l'avait couverte de baisers, avant qu'elle pût songer à se défendre... ni faire un geste, ni jeter un cri d'appel... et sa voix, étouffée et balbutiante, avait redit vingt fois :

Je t'aime î Je t'aime! Je t'aime!!

Avant ce soir-là, Isabelle parfois souriait à Nicky, lui parlait, et même lui tendait la main, quand elle le rencontrait, comme à un ami de son père.

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 105

Depuis ce soir-là, Nicky Lariss fut pour la jeune fille comme s'il était mort...

En vain, misérable, en larmes, murmurait-il à son passage :

Je vous demande pardon!... Vous m'avez rendu fou! Elle ne répondait rien, elle n'entendait pas.

Entre eux, ce fut Sturberg qui rompit le silence.

Qu'as-tu à m'apprendre?'

Nicky Lariss tira des journaux de sa poche, les dé- plia, les étala. Des coups de crayon rouge signalaient certaines annonces.

Et toutes ces annonces étaient les appels de Rolande et de Rose-Lys à Pulchérie.

Sturberg réfléchissait :

Oui, dit-il à la fin, elles sont à la recherche de cette vieille toquée... Je ne pense pas qu'elles obéis- sent en cela seulement à un pur sentiment d'intérêt et d'amitié... L'intérêt est autre part... Rappelle-toi mes déductions d'autrefois, à Reims... après la mort de Levaillant et de Barbarat... Ni l'un ni l'autre ne pos- sédaient les papiers... Or, Levaillant me les avait re- pris en me laissant pour mort... Il les avait donc cachés dans la maison du Chemin de Bétheny, lors- qu'il s'aperçut que nous avions retrouvé ses traces. Et il est facile de deviner que, sentant sa vie en dan- ger, il avait mis Rose-Lys dans la confidence... Rose- Lys savait étaient cachés les papiers... Et toi, ce jour-là, tu as failli la surprendre... Quand tu arrivas, il était trop tard... Rose-Lys, il est vrai, n'avait pas eu le temps de fuir, mais tu eus beau chercher Pulché- rie... la vieille n'était plus là... donc, les papiers avaient déguerpi avec elle... Depuis, pendant long- temps, nos poursuites furent vaines, jusqu'au jour...

^T^\

106

LES ÉCUMEURS DE GUERBE

II

H alluma une cigarette, tira une longue bouffée :

Jusqu'au tu m'appris que cette bonne fille habitait avenue de Saint-Oucn... 1} y avait un loge- ment vacant sur le même palier. J'y .envoyai Mme Ca- mille qui l'occupe depuis cette époque... et vingt fois, Camille a bouleversé la chambre et les bardes de Pulchérie, soulevé les briques, les feuilles du plan- cher, compulsé page par page les livres de piété, re- tourné le lit, oreillers, matelas, traversins, sommiers, sans y rencontrer le moindre sachet de cuir... Une nuit même, Camille a réussi à endormir Pulchérie avec un narcotique, soupçonnant que la vieille pou- vait ne point se dessaisir des papiers et les portait sur elle... Les vêtements ne renfermaient rien... C'est à désespérer, à croire que je me si;iis trompé dans mes déductions et que peut-être les papiers sont perdus... Pourtant, nous avons une chance. Cette chance, c'est l'arrivée de Rolande de Ghambry à Paris... Après les visites minutieuses dont toutes deux ont été l'objet en Allemagne, nous avons une certitude absolue... c'est que les papiers ne sont pas en leur possession. Et la chance que nous courons, c'est qu'elles les retrouvent en la possession de Pulchérie.

Il s'arrêta un instant, jeta dans une soucoupe le bout fumant de sa cigarette.

D'où je tire la conclusion suivante : nous avons intérêt à ce que Rolande et Rose-Lys restent auprès de nous, soit à ma fabrique de Saint-De-ois, soit ici même, à Corbeil... et nous avons intérêt, d'autre part, h leur faire connaître s'est réfugiée Pulchérie Boitel... Elles ne manqueront pas de se réunir, cela est cer- tain, et Mme Camille, et toi, vous continuerez votre surveillance...

Sturberg se leva, fit quelques pas, et se tourna vers son complice :

Est-ce ton gvis?

Oui.

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LES ÉGUMEURS

'E GUERRE

109

Il remarqua, à ce moment. Pair cette face de douleur et de haine.

contre la vitre,

le soleil ma- Et, après l'avoir examiné, il dit brusquem.

Quelle mouche te pique? ^isé- L' autre enfonça ses ongles dans ses cheveux, d^-

un geste de rage.

Tu veux tout savoir?

Je te l'ordonne... Je suis le chef et tu obéis.. .^

Je sais... Tu me le rappelles souvent... Eh Jîieû. écoute... écoute donc!

VI

LES DEUX COMPLICES

Mais, avant de continuer, il s'approcha de la vé- randa entr'ouverte, qui donnait sur les jardins et les pelouses descendant en amphithéâtre vers la Seine.

Il se pencha.

Des soldats et des officiers allaient ei venaient len- tement autour des massifs, sous les rayons bienfai- sants du soleil matinal, blessés ou malades, ou em- poisonnés par les gaz et qui étaient hospitalisés à VHelvetia. Ils étaient languissants et pâles; quel- ques-uns marchaient seuls, d'autres, et c'était la plu- part, se promenaient appuyés au bras de leurs infir- mières et leurs pas restaient lourds, chancelants et incertains, car c'était leur première sortie. Beaucoup s'asseyaient sur les chaises et les bancs qu'on avait

106 LES ÉGUMEURS DE GUERRE

Il alluma une cigarette, tira une longue bouffée :

Jusqu'au tu m'appris que cette bonne fille habitait avenue de Saint-Oucn... 1} y avait un loge- ment vacant sur le môme palier. J'y. envoyai Mme Ca- mille qui l'occupe depuis cette époque... et vingt fois, Camille a bouleversé la chambre et les bardes de Pulchérie, soulevé les briques, les feuilles du plan- cher, compulsé page par page les livres de piété, re- tourné le lit, oreillers, matelas, traversins, sommiers, sans y rencontrer le moindre sachet de cuir... Une nuit même, Camille a réussi à endormir Pulchérie avec un narcotique, soupçonnant que la vieille pou- vait ne point se dessaisir des papiers et les portait sur elle... Les vêtements ne renfermaient rien... C'est à désespérer, à croire que je me suis trompé dans mes déductions et que peut-être les papiers sont perdus... Pourtant, nous avons une chance. Cette chance, c'est l'arrivée de Rolande de Chambry à Paris... Après les visites minutieuses dont toutes deux ont été l'objet en Allemagne, nous avons une certitude absolue... c'est que les papiers ne sont pas en leur possession. Et la chance que nous courons, c'est qu'elles les retrouvent jBn la possession de Pulchérie.

Il s'arrêta un instant, jeta dans une soucoupe le bout fumant de sa cigarette.

D'où je tire la conclusion suivante : nous avons | intérêt à ce que Rolande et Rose-Lys restent auprès de ' nous, soit à ma fabrique de Saint-Deais, soit ici même, j à Corbeil... et nous avons intérêt, d'autre part, h leur f faire connaître s'est réfugiée Pulchérie Boitel... Elles ne manqueront pas de se réunir, cela est cer- tain, et Mme Camille, et toi, vous continuerez votre '}. surveillance...

Sturberg se leva, fit quelques pas, et se tourna vers ?

son complice : [

Est-ce ton avis? 1

Oui.

i

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 107

Il remarqua, à ce moment, Pair sombre de NHiky, cette face de douleur et de haine.

Et, après l'avoir examiné, il dit brusquement :

Quelle mouche te pique?

L'autre enfonça ses ongles dans ses cheveux, daae un geste de rage.

Tu veux tout savoir?

Je te l'ordonne... Je suis le chef et tu obéis...

Je sais... Tu me le rappelles souvent... Eh J^ien. écoute... écoute donci

VI

LES DEUX COMPLICES

Mais, avant de continuer, il s'approcha de la vé- randa entr'ouverte, qui donnait sur les jardins et les pelouses descendant en amphithéâtre vers la Seine.

Il se pencha.

Des soldats et des officiers allaient et venaient len- tement autour des massifs, sous les rayons bienfai- sants du soleil matinal, blessés ou malades, ou em- poisonnés par les gaz et qui étaient hospitalisés à ÏHelvetm. Ils étaient languissants et pâles; quel- ques-uns marchaient seuls, d'autres, et c'était la plu- part, se promenaient appuyés au bras de leurs infir- mières et leurs pas restaient lourds, chancelants et incertains, car c'était leur première sortie. Beaucoup s'asseyaient sur les chaises et les bancs qu'on avait

108 LES ÉCUMEUnS DE GUERRE

aménagés pour eux. Ils étaient plus de cinquante convalescents qui, après avoir été bien près de la mort, et après s'y être résignés, reprenaient goût à la vie et s'y réhabituaient. Et d'eux ne venait aucun bruit de paroles. Ils s'entretenaient à voix basse ou même demeuraient silencieux comme s'ils n'avaient pas voulu troubler le repos et le sommeil de ceux qui souffraient encore là-haut.

C'était ces soldats et ces officiers que Nicky Lariss contemplait.

Et son regard s'arrêta longuement sur un officier de dragons, à quatre galons, grand, maigre, au visage jauni par la maladie, aux yeux ternis et abattus et qui, penché dans un fauteuil de paille, les coudes sur les genoux, dessinait des arabesques dans le sable de l'allée du bout de son bâton, la pensée lointaine et la tristesse au front.

Sturberg demanda :

: Qui regardes-tu avec tant d'attention?

r— Simon Levaillantl...

Rien à craindre de celui-là... il est seulement à surveiller comme les autres... et voilà pourquoi j'ai obtenu, quand je sus qu'on l'avait relevé, du côté de Lassigny, asphyxié et mourant, qu'il fût envoyé à VEelvetia... Je crois bien qu'il devra une fière chan- delle à ma fille, car c'est Isabelle qui l'a sauvé... Après tout, ce garçon nous a gênés un moment, autrefois... tu te rappelles?,., il ne nous gêne plus... mais tu avais des confidences à me faire... du moins à ce que j'ai •ompris... pourquoi tardes-tu?

Nicky Lariss ne répondit pas.

Au lieu de regarder les soldats dans les jardins, ses yeux s'étaient relevés et se fixaient maintenant sur une des fenêtres du château.

il le savait était l'appartement particu- lier d'Isabelle.

Le rideau de cette fenêtre venait de s'agiter, il

LES ÉCUMECJIIS DE GUERRE 109

s'enir'ouvrit, un frais visage parut contre la vitre, s'encadrant dans des cheveux blonds le soleil ma- tinal se jouait...

Et à la direction de son regard, Nicky voyait aisé- ment quel était, parmi les malades et les blessés, celui qu'elle avait tout de suite cherché et qu'elle regardait.

Nicky ne pouvait s'y méprendre... C'était un re- gard chargé de passion...

Il laissa échapper une exclamation étouffée. Sa main fouilla la lourde tapisserie à laquelle elle s'ac- erochait, et l'on entendit le craquement d'un déchi- rure.

Sturberg ne le perdait pas de vue, le suivant d'un œil oblique.

Il dit tranquillement, une nouvelle cigarette aux lèvres : a

Pourquoi détériores-tu mon mobilier?

Nicky, d'un geste de haine, désigna Simon, puis la fenêtre d'Isabelle.

Es-tu donc aveugle? Ne sais-tu pas qu'elle i'aim.e?

Cette exclamation ne parut pas surprendre Stur- berg.

est le mal? N'est-ce pas, même, une sécurité de plus pour nous?... Ce garçon est devenu mon obligé. Au besoin il nous défendrait...

Mais lui... lui, n'aura pour ta fille qu'un senti- ment d'amitié et de reconnaissance... Ce ne sera ja- mais de Famour...

Pourquoi donc, s'il te plaît?... Isabelle est assQz jolie... assez séduisante pour...

Il aime Rolande de Chambry.

Il la croit morte... et des années ont passé... Les souvenirs peu à peu s'effacent... et auprès de lui il aura la beauté vivante d'Isabelle... Le reste ne sera plus que fantôme...

lld hES ÉCUMEURS DE GUERRE

Mais elle n'est pas morte... Un jour l'autre ils se retrouveront.

Ce jour-là, il sera trop tard... car, ou bien Isa- belle sera mariée et heureuse, et n'aura rien à crain- dre de Rolande de Chambry... ou bien dit-il en baissant la voix nous serons redevenus maîtres du sachet do cuir... et alors la vie de Rolande ne pèsera pas lourd... Il faut que la mémoire de François-Fer- dinand reste pure sans que l'ombre d'un soupçon vienne l'assombrir... Lorsque les documents seront revenus en la possession de notre gouvernement... toute preuve pouvant accuser l'archiduc aura disparu, et il faudra que disparaisse également la femme qui, un instant, aura possédé cette preuve...

Ainsi, dit Nicky Lariss, la voix assourdie, ainsi tu approuves ces amours?

Je laisse faire... Je suis un peu fataliste!... Puis, jadore Isabelle... Elle est mon seul culte et ma seule croj'ance... Teu suis fier... A Vienne, je Tai souvent comparée dans ma pensée aux grandes dames de la cour de François-Joseph, aux princesses de sang royal, si élégantes et si altières... et j'ai trouvé qu'elle était la plus belle...

C'est vrai, murmurait Nicky les yeux fermés, elle est la plus belle...

Mais voici que la jeune fille apparaît dans le jardin.

Voici qu elle se dirige vers Simon... C'est à peine si elle répond aux saints respectueux et affectueux des soldats qu'elle rencontre... Pour elle, Simon seul existe.

Lui est si occupé par les arabesques qu'il dessind sur le sable, qu'il ne la voit pas.

Et il faut qu'elle lui adresse la parole pour qu'il s'aperçoive de sa présence.

Alors elle lui tend les mains, elle lui offre »on bras... Il se lève, encore lourdement, accept» pour marcher cette aide gracieuse.

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 111

Et ils font quelques pas, lentement, vers Tombre de panels arbres, elle toute rose, les yeux brillants, heu- reuse... lui, pensif et triste...

Sturberg disait :

Tu me faisais prévoir des confidences... Y as-tu renoncé?

Non. Ecoute... Du reste, ce ne seront point des confidences, car déjà, j'en suis sûr, tu te doutes... Oui, oui, tu sais que je l'aime, n'est-ce pas?

Qui donc, s'il te plaît? fit Sturberg, en affectant un air surpris.

Isabelle!...

A vrai dire, tu ne te trompais pas, je m'en dou- tais... Mais que tu l'aimes, ou que tu ne l'aimes pas, quel intérêt cela peut-il avoir et pour elle et pour moi?... Tu ne supposes pas que mes ambitions ne sont pas plus hautes et que je prêterai les mains à ce mariage?... Car je te vois venir, et tu vas, n'est-ce pas, me demander...

Sturberg, je suis ton ami et ton com.plice... Tu me méprises donc bien?...

Rassure-toi... Je ne te méprise pas plus que je ne me méprise moi-même... Nous ne valons pas cher, ni Tun ni l'autre... Es-tu content de cet aveu de nos mérites? Il y a pourtant entre toi et moi une diffé- rence et cette différence vient justement de ma fille... Elle est si belle, et si innocente, si digne de tous les bonheurs, qu'elle semble un rayon vivifiant dans ma vîe et que sa pureté et sa beauté effacent un peu l'infamie de ma condition... Je suis plein d'orgueil quand je la regarde... Et tu voudrais que...

Il se mit à rire, les épaules secouées.

Entre toi et moi, dit Nicky, il n'y a pas que cette différence...

Dis-moi t<5ut ce que tu penses...

n y a la fortune... Ah! tu as bien mené ta barque et tu es devenu riche... tandis que moi...

.112 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Lorsque nous rentrerons à Vienne, notre mis- sion accomplie, tu sais quelle est la récompense pro- mise... Cette récompense, ce cadeau royal, nous de- vions nous la partager... Je t'ai promis de te Taban- donner tout entière...

Une goutte d'eau!

Pestel tu as pris toi-même de l'ambitionl

Je n'ai fait que suivre ton exemple.

Et c'est moi que tu charges de couronner ta carrière de... bandit? Car nous ne sommes que deux bandits... Entre nous, nous pouvons bien nous l'avouer...

J'aime Isabelle... je l'aime à la folie... et tu me connais, mes menaces ne sont pas vaines... Si lu ne me la donnes pas, elle ne sera à personne!

A la menace voilée, si terrible pourtant, Sturberg resta calme et indifférent.

L'autre continuait, bavant tout le venin amassé de- puis longtemps dans sa haine.

Tu me méprises et tu ne me crains pas... Oui, je t'envie... j'envie ta fortune, si aisément venue, et qui roule entre tes doigts... Pendant que je restais humble, effacé, tu grandissais... Et cependant, qu'es-tu? Un exécuteur des basses œuvres de la cour... Rien... rien de plus que moi!

Ton chef!

Oui, mon chef, et c'est tout... Et lorsque nous aurons réussi notre mission, c'est à toi qu'en revien- dra la gloire, comme déjà t'en reviennent les profits... Tu me jetteras, comme à un chien, une part du gâ- teau, ou le gâteau tout entier... Qu'importe! Ce n'est pas cela que je veux... Je veux mieux que cela... Je veux que de ces cinq années, pendant lesquelles nous aurons couru des dangers quotidiens, car nous ris- quons tous les jours notre tête, il me reste au moins quelque chose, et ce quelque chose que je veux, c'est Isabelle...

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 113

' Jamais! jamais I quoi que tu fasses! Nicky Lariss tremblait de fureur.

Tu ne crains donc pas?

Je sais de quoi tu es capable... je devine tes pensées et j'entends tes menaces. Pourtant Je te rap- pelle à la raison... Renonce à Isabelle... Elle ne sera pas à toi... Tu possèdes mes secrets... Tu as partagé ma vie... rien ne te serait plus facile que de me perdre... en même temps, du reste, tu te perdrais toi- même... Je n'ai pas peur de toi...

Tu as donc une protection mystérieuse qui te donne tant d'assurance!

Oui... ta lâcheté... Car tu es lâche, Nicky... je t'ai vu à l'œuvre... Pour me dénoncer sûrement, une dénonciation anonyme c'est une arme à laquelle tu as penser ne suffirait pas... Crois bien que je suis paré contre un pareil danger... Pour me perdre il to faudrait payer de ta personne... et ta lâcheté t'arrêtera au seuil d'une détermination qui nous en- sevelirait tous les deux dans la même catastrophe...

Nicky baissait la tête et sa respiration grondait, assez pareille aux râles gutturaux d'un chien qui vou- drait mordre et qui ne l'ose...

Calme-toi... Et ne t'inquiète pas de l'avenir... Ta part sera belle... Quant aux paroles qui viennent d'être échangées ici, fais comme moi et oublie- les...

Après quoi, s'arrêtant de marcher, et reprenant place en face de Nicky :

Reprenons, si tu veux, notre entretien à son début... Rolande recherche l'adresse de Pulchérie Boi- tel... Notre intérêt est que cette adresse lui soit connue... Le document sortira sans doute ainsi de sa cachette... Le reste nous regarde... A toi d'aviser...

Nicky Lariss se leva, sombre, l'œil mauvais. II murmura :

Cette fois encore tu seras obéi...

Et ils se séparèrent sans se donner la main.

114 LES ÉCUMEURS DB GUERRE

VII

LES GOTHAS LA NUIT, LA BERTHA LE JOUR

Tous les matins, Rolande et Rose-Lys lisaient anxieusement les journaux auxquels elles avaient ■envoyé une note concernant Pulchérie.

Les jours s'écoulaient et aucune réponse ne venait.

Elles connaissaient la vieille fille... Confite en des habitudes de toute sa vie, n'ayant dans la tête que le devoir de son travail quotidien, ses idées ramas- sées sur de toutes petites choses, ne voyant rien au <lelà de Fhorizon qui embrassait les champs de la ferme de Marengo, Pulchére n'avait jamais lu un journal. Ce n'était ni mépris, ni indifférence. Non. Pour elle, les journaux n'existaient pas. Même pendant les angoisses de juillet 1914, elle n'avait pas mani- festé de curiosité et n'avait pas cherché à se rendre compte par elle-même. Elle se contentait d'entendre parler. Il était donc possible qu'elle continuât à Paris l'existence détachée qu'elle avait menée à la campa- gne. Pas un journal, sans doute, ne lui passait entre les mains. Mais Pulchérie n'était pas seule. Si sau- vage qu'elle fût, autour d'elle des gens devaient s'in- téresser à sa misère... et l'appel des jeunes filles avait pu parvenir jusqu'à eux...

A moins... H cette pensée les faisait frissonner de peur... à moins qu'elle ne fût morte...

LES ÉIJUMEUIIS DE GUERRE 115

Uu matin une lettre leur arriva, adressée à Rolande de Ghambry.

C'était un événement pour elles.

Elles ne connaissaient personne et jamais personne ne leur écrivait...

Ce fut presque en tremblant que Rolande décacheta :

« Mademoiselle, puisque vous aviez laissé votre adresse au journal, ne soyez pas surprise si je vous ') écris directement, au lieu de vous répondre par la ) voie de la presse... Je suis heureux de pouvoir

> vous apprendre que Mlle Pulchérie Boitel, à la-

> quelle vous vous intéressez, demeure 130 ter, ave-

> nue de Saint-Ouen, dans la même maison que sa sœur Noémie, elle a trouvé un refuge en arri-

) vant de Reims... J'ai l'honneur de vous saluer... )>

On pouvait considérer la lettre comme anonyme, car elle n'était signée que par l'hiéroglyphe d'un simple paraphe ne se manifestait aucun semblant de nom.

Enfin! dirent-elles ensemble, toutes joyeuses.

C'était un samedi et le lendemain elles seraient libres. Elles résolurent de ne pas attendre davantage. Dès le dimanche, dans la matinée, elles accouraient avenue de Saint-Ouen.

Et toute cette journée, elles travaillèrent dans la fièvre.

Comme elles étaient voisines d'atelier, de temps en temps elles échangeaient un mot, à voix basse, ou même seulement un sourire, et ce mot ou ce sourire signifiait bien des choses. La découverte de Pulchérie, c'était le chaînon qui reliait leur existence d'aujour- d'hui avec celle d'autrefois. Pour Rolande, c'était quel- que chose de plus... Pulchérie, à n'en pas do'^^r.

116 LES ÉGUMEURS DE GUERRE

avait toujours en sa possession le précieux dépôt qui lui avait été confié... Autrement, Pulchérie serait morte!...

Elles se couchèrent de bonne heure, la journée finie, La soirée était belle. Le ciel était pur. A peine quelques flocons blancs de nuages qu'un vent d'est léger poussait et dispersait, et vers dix heures, la lune se leva. C'était l'époque sinistre où, quand Pa- ris s'endormait par ces soirées paisibles, Paris no manquait pas de se dire :

Une belle nuit pour les Gothas!...

Et du reste, pendant toute cette journée, de sept heures du matin jusqu'à trois heures de l'après-midi, à la cadence fameuse de ses vingt minutes, la grosse Bertha avait bombardé la banlieue de Paris.

Rose-Lys ferma les persiennes de la chambrette en regardant le bleu du ciel.

Et comme tout le monde -. ainsi qu'il était juste elle fit la réflexion :

Une belle nuit pour qu'ils viennent!!

Elles n'eurent pas le temps de s'endormir... Déjà, «lies s'engourdissaient lorsqu'elles crurent entendre le lointain signal d'un premier coup de canon... Elles se dressèrent, prêtèrent l'oreille...

C'est une porte qu'on ferme dans l'impasse, dit Rolande.

Mais voici un deuxième coup... voici un troisième... Et les hurlements de la sirène déchirèrent lamenta- blement les ténèbres de la ville.

Allons, dit Rose-Lys, en sautant du lit, pendant que Rolande se rhabillait, ce ne sera pas encore au- jourd'hui qu'on dormira tranquilles...

Elles descendirent à la cave, emportant deux chaises et une couverture. C'était un abri pour une tren- taine de personnes. On avait fini par se connaître et \'on fraternisait. Même, ces derniers temps, comme les alertes devenaient plus fréquentes, chacun appor-

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 117

tait à tour de rôle du vin, du pain, du gruyère ou du saucisson et on lunchait sur les tonneaux... Cette nuit, l'alerte était sérieuse. Le tir de barrage n'avait pu empêcher les avions boches de passer. A travers ies roulements secs des 105 et des 75, on percevait nette- ment, sinistres, les formidables détonations des bombes et chacun, à part, communiant dans la même colère et la même crainte, sentait le frisson de tout un peuple réfugié sous terre, pour échapper à la mort odieuse qui, lâchement, tombait du ciel... La ber- loque sonna vers minuit... Elles allèrent se coucher. A peine étaient-elles au lit qu'on entendit de nouveau la sirène... Seconde alerte... Et, cette fois, il y en eut pour jusqu'à deux heures du matin...

Heureusement, le lendemain était un dimanche.

On pourrait se rattraper au lit et faire la grasse matinée.

Mais, énervées, elles ne purent s'endormir et se levèrent de bonne heure.

A sept heures et demie, une détonation, toute pro- che, retentit.

Elles n'avaient pas peur. Elles en avaient vu bien d'autres. Et, pourtant, leur cœur se serra. La ban- lieue, comme Paris, sous la menace lointaine, allait à ses affaires et rien n'était changé, mais on ne se sentait plus libre et un fardeau qui gênait pesait sur les crânes.

C'était la grosse Bertha qui recommençait son bom- bardement quotidien.

A neuf heures, comme le temps était beau, elles montèrent h pied vers Paris.

De temps en temps, poursuivant son idée fixe, Ro- lande s'arrêtait et disait :

Mon Dieu! pourvu qu'elle n'ait rien perdu, ou qu'on ne le lui ait pas volé!...

Et Rose-Lys la rassurait :

Moi, je la connais mieux que toi... C'est une

118 LEH ÉGUMEURS Dii GLElUiE

peureuse, mais elle est fidèle et entêtée... j'ai ooii- liLiiice... Danb quelques minules tu auras retrouvé ce que Lu cliercii&s...

Elles arrivèrent à l'adresse de l'avenue de Saint- Ouen.

La concierge était en Crain de balayer sa loge.

Mile Pulchérie Boitel, s'il vous plaît, madame?

"Vous êtes de sa famille, peut-être? Alors, vous avez été averties déjà?

Non, pas de sa famille... Nous la connaissons seulement... Nous ne savions pas ce qu'elle était devenue... Nous avons fini par la retrouver... pas plus tard qu'hier, et alors...

. Et alors, vous arrivez un peu tard... mes pau- vres petites...

Pourquoi, madame?

Montez au sixième, la troisième porte à droite dans le couloir... on vous le dira...

Rose-Lys et Rolande firent l'ascension des six étages. Elles se demandaient, non sans quelque crainte :

Qu'est-ce que cela signifie?

Au sixième, le couloir était plein d'ombre, empli ûc relents de cuisines et de cabinets. Jamais l'air pur et la lumière n'y étaient entrés... Elles s'y hasardèrent, comptèrent les portes.

La troisième, à droite... la voici.

Et, après une hésitation dernière, elles frappèrent.

On entendit un pas lourd et traînant, avec des savates mal retenues qui claquaient sur les briques du carrelage... Une main maladroite, à l'intérieur, tâtonna contre la serrure. La porte s'ouvrit... Elles entrèrent, timidement... Une vieille femme à l'air triste et doux leur barra le passage en demandant :

Vous vous trompez, mes fillettes... qui cher* chez-vous?

.-5 Pulchérie Boitel...

LES ÉCUMEURS DIS GUERRE 119

: AJfel... en ce cas, c'est bien ici... et vous pouvez entrer...

Pulchérie est chez elle?

Chez elle, oui, si on peut dire, mais pas pour longtemps... Et quand elle s'en ira, ce ne sera pas plus pour chercher un logement... Elle se moque, à l'heure qu'il est, de toutes les restrictions, du manque de sucre, de pain, de vin et de charbon... et de tous les concierges et de tous les proprios...

Les jeunes filles firent deux pas dans un étroit cabinet qu'éclairait une lucarne voilée d'un rideau de serge, pour obéir aux ordonnances de police... Car les lumières des lucarnes parisiennes pouvaient servir de points de repère aux bombardements des avions. Une petite table, une chaise de bois, une armoire de bois blanc, et un lit. La petite table avait été rapprochée du lit... Elle supportait un crucifix autour duquel on avait enroulé un chapelet... et Rose-Lys reconnut le chapelet de Pulchérie... un verre dans lequel il y avait sans doute de l'eau bénite, deux bougies allumées... et, dans le lit, une longue forme rigide sur laquelle on avait ramené, jusqu'au dessus de la tête, un drap blanc, très blanc, très propre...

Et la bonne femme souleva le drap et dit en pleu- rant :

Voici ma sœur... elle est morte ce matin...

Le visage très maigre, d'un jaune cireux, avait les yeux clos. Toutes les rides, stigmates du labeur de toute une vie, stigmates de vieillesse, avaient disparu. Et la pauvre Pulchérie semblait rajeunie par la mort. Ses mains étaient jointes, dans le geste qui lui était jSi habituel. Un mouchoir était noué en bandeau sous son menton et attaché dans ses cheveux gris.

Rose-Lys et Rolande s'agenouillèrent pieusement et prièreftt.

Ni Tune ni l'autre ne pensa que cette mort, dati5 ;s"aî simpUpité, était pour Rolande une catastrophe... pept-

120 LES ÉGUMEUnS DE GUERRE

être... car Pulchérie n'avait-elle pas emporté avec elle le secret du document?... Ce ne fut qu'après avoir prié que cette pensée leur vint.

Pendant qu'elles étaient à genoux, Noémie allait et venait, à tous petits pas. C'était une bonne femme de soixante-quinze ans, desséchée par la misère, très pro- pre, et dont les grands yeux noirs, très enfoncés sous l'arcade sourcilière, avaient être magnifiques. Elle boitait et traînait la jambe. Elle était percluse de douleurs. Et quand elle voulut tremper une branche de buis dans l'eau bénite pour la tendre aux jeunes filles, afin que sur le corps de Pulchérie elles fissent le signe de croix, c'est à peine si elle fut capable de refermer la main, tant celle-ci tremblait, et tant les pauvre doigts chargés de rhumatismes étaient anky- losés par les exostoses...

Puis elle raconta, sans qu'on le lui eût demandé, comment la vieille fille était morte :

Chaque fois qu'il y avait un raid de gothas, elle devenait verte. Il fallait la soutenir pour la faire descendre à la cave. Et pendant plusieurs jours après, c'était de l'anéantissement. Jamais je n'aurais pu croire qu'on fût si effrayé. Quand une bombe éclatait un peu plus près, dans le quartier, elle tombait éva- nouie... C'était sûr qu'un jour viendrait elle ne serait plus capable de supporter la chose... J'avais beau la raisonner, me moquer... Quand c'est les nerfs qui prennent le dessus, ça vous retourne tous les sangs, n'est-ce pas? Et c'est ce qui est arrivé... cette nuit... A la première alerte, elle n'y tenait plus... A la berloque, on la remonta, comme une chiffe. Je m'installai auprès d'elle. Et, voilà de nouveau la si- rène. D'abord elle eut une crise de nerfs, puis ce fut une syncope... dont elle ne se réveilla que ce matin, vers huit heures... Elle me reconnut, me sourit... et tout à coup une bombe de Bertha a éclaté tout près... Alors elle m'étreignit, murmura quelques mots...

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 121

poussa un profond soupir et je la sentis qui s'alour- dissait dans mes bras... C'était fini...

Noémie s'est arrêtée. Voici qu'elle regarde les jeunes filles d'un air soupçonneux.

Qui donc êtes-vous? Avant aujourd'hui vous n'étiez jamais venues!...

Et cette question rappelle à Rolande le secret dont Pulchérie était dépositaire.

C'est Rose-Lys qui va répondre :

Pulchérie était servante chez mon père, à la ferme de Marengo.

Et moi je suis Rolande de Chambry et j'habitais Clairefontaine...

Ah! oui, bien, bien, fait la vieille... pinçant les lèvres... je ne vous demande pas vos papiers.

Ce visage de charité et de bonté se refermait. Les yeux tristes et qui, tout à l'heure, avaient accueilli rentrée des jeunes filles par un regard reconnaissant, se faisaient inquiets et méfiants... et parfois allaient se poser sur la morte comme si, dans une inquiétude soudaine, ils avaient eu besoin de réconfort... Rose- Lys et Rolande n'en firent pas la remarque. Elles s'at- tardèrent dans cette chambre. Des femmes, locataires de la maison, s'y succédaient, récitaient une courte prière, jetaient de l'eau bénite et après avoir causé avec Noémie s'en retournaient. La maison n'était habi- tée que par de pauvres gens. Deux ou trois petits ménages, dont les hommes étaient à la guerre, dont les femmes s'employaient un peu partout. Puis, des veuves, ou des vieilles filles, comme Pulchérie et comme Noémie, dont l'existence, on le verra tout à l'heure, était un miracle de réflexion, d'imagination et de calcul. Un instant. Rose et Rolande restèrent seules, Noémie ayant eu besoin de passer dans sa chambre qui était située en face dans le même cou- loir. Alors, elles échangèrent quelques paroles rapi- des, à voix basse :

.123 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Que penses-tu? faisait Rose-Lys... Fiévreuse, Rolande se levait, parcourait la cham- bre tte.

Qui sait si elle n'a pas caché ici le sachet de cuir?

Mais chercher, devant ce cadavre, leur paraissait un sacrilège.

Pourtant, quand Noémie rentra, Rolande lui de- manda timidement :

Madame... j'ai un grand intérêt à vous poser certaines questions...

Les lèvres de Noémie se pincèrent de plus en plus. Il fut visible qu'elle avait un geste de recul et se renfermait pour ainsi dire en elle-même.

. Pulcbérie, avant de mourir, ne vous avait-elle rien révélé?

Révélé quoi? dit la vieille, mise sur la défensive. Qu'elle possédait un secret qu'on lui avait confié

dans des circonstances tragiques?

Non... si elle avait un secret, elle Ta gardé pour elle...

C'est possible, oui, fit Rose-Lys, puisque je le lui avais fait jurer, mais si elle ne vous a rien dit pendant qu'elle vivait auprès de vous, peut-être a-t-elle parlé, au moment de mourir... et alors, ce serait si grave, si grave... Répondez-nous, madame!

Je réponds... Pourquoi répondrais-je?... Esl-©e que je vous connais?... Pulchérie est morte subitement à la dernière bombe de la Bertha... Elle n'a pas eu le temps de parler...

Et vous le jurez, madame? Elle ne vous a rien confié?... Rien?... Rien?...

Qu'est-ce qu'elle m'aurait confié, la pauvre?... Elle ne possédait plus un sou vaillant...

Je ne parle pas d'argent... mais un objet, peut- être?... des papiers?... des papiers qui ne lui appart^

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 123

naiént pas... et dont la possession devait lui ayoir causé bien des frayeurs?...

Elles surprirent un léger trouble sur le visage ridé de la bonne vieille. Ses mains noueuses et à demi impotentes s'agitaient et se crispaient dans les poches de son tablier.

Et elle finit par dire :

Je ne sais pas du tout ce que cela signifie... Yous parlez hébreu, mes fillettes...

Elles échangèrent un regard profond par lequel elles se comprirent.

Aucun doute... Noémie mentait... Noémie savait ce qu'étaient devenus les papiers.

Mais insister davantage eût été lui inspirer de la défiance : plus tard, on verrait.

Elles se turent. *

Le lendemain, elles accooripagnaient Puîchérîe au einîetière de Saint-Ou^n, l'Ardennaise fut enfouie dans la fosse commune.

Au 130 ter de l'avenue de Saint-Ouen, quand elles eurent pris congé de Noémie, elles s'arrêtèrent dans la loge de la concierge pour demander :

ïva chambre de Pulchérie Boitel e^t-elle louée? Non, mes enfants, elle est toujours libre.

Eh bien, nous la retenons...

On n'aime guère les jeunesses, dans la maison, tt &i vous êtes coureuses...

Madame II I

C'est bon, ce que j'en dis, c'est pour vous pré- y^if.,. On paye trois mois d'avance...

(Test entendu... Nous payerons... Et nous entre- rîjas demain...

124 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

vrii

LES PAIA^RES PENDANT LA GUERRE

Le lendemain, elles étaient installées!

Le soir, au retour de Tusine, elles frappèrent chez Noémie, dont elles entendaient le pas lourd et traî- nant glisser sur les briques.

Elles ne reçurent aucune réponse.

Les pas, seulement, s'étaient arrêtés et la vieille écoutait.

Elle nous boude.

Elle se méfie de nous... Il va falloir gagner sa «confiance...

Pendant une partie de la nuit, elles travaillèrent à chercher partout, dans la chambre, un recoin quelcon- que, inexploré encore, sous les briques, dans le fond d'un placard, derrière la plaque de la cheminée, la vieille fille avait pu cacher la pochette de cuir, mais il leur fut bientôt évident qu'elles ne trouve- raient rien. Du reste, leur conviction était absolue : Noémie possédait les papiers de Rolande. C'était qu'il fallait chercher. C'était le siège de Noémie qu'il fallait faire. En cette môme nuit, alors qu'elles ve- naient d'éteindre leur lampe à pétrole et de se mettre au lit, elles eurent l'impression, toutes deux ensemble, que quelqu'un, dans le couloir, les épiait, l'œil à la serrure. Elles avaient cru entendre un frôlement con- tre la porte, et même un soupir contenu... Rose-Lys

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 125-

se jeta à bas du lit, ouvrit précipitamment et regarda. Elle eut le temps d'apercevoir une ombre qui s'en- fuyait... Donc, elles ne s'étaient pas trompées... Un espion était là... Pourquoi? Simple curiosité? Ou bien, intérêt mystérieux à les surveiller?...

Noémie resta invisible pendant la première semaine.

Tous leurs efforts, toutes leurs avances furent inu- tiles... Une fois, elles la rencontrèrent chez la con- cierge et voulurent lui parler... La vieille les enve- loppa de son regard défiant et ne leur répondit pas. Il était évident qu'elle s'inquiétait de voir ces jeunes filles auprès d'elle.

Comment forcer cette porte hermétiquement close?

Mais lentement, jour par jour, détails par détails, elles apprenaient quelle était la vie de la pauvre femme.

On a écrit déjà l'histoire des nouveaux riches de cette guerre, de leur surprise, de leur orgueil, de leur infatuation et surtout de leurs ridicules.

On écrira fhistoire des nouveaux pauvres, réduits de l'aisance large et luxueuse à la gêne la plus étroite,, presque à la misère, par ces cinq années pendant les- quelles, si des fortunes s'édifièrent, d'autres sombrè- rent, plus nombreuses.

Nous voulons, en' quelques pages, montrer com- ment vécurent les pauvres, dont la vie était un pro- blême avant la guerre, et devint un miracle durant cette détresse. Et toute la pitié des humbles qui s'en- tr'aidaient, et leur solidarité devant le malheur, la communauté de ces petits intérêts dont chacun avait sa part et à laquelle chacun apportait la réserve de charité spontanée et brusquement cordiale qui est si particulière au peuple de Paris. Monographie d'une vieille femme vivant des secours officiels et de quel- ques dons particuliers et qui pourrait être la biogra- phie do milliers d'autres pauvresses résignées, es- sayant de vivre et tous les jours faisant des prodiges

126 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

d'invention pour ne pas mourir. Qu'on excuse ces pages : c'est un peu de la vie de Paris en temps de guerre que nous allons décrire, de la vie qu'on ignore, el que nous avons observée de très près...

Et d'abord le décor :

Une chambre avec un cabinet noir, qui était la cui- sine, plus semblable à un placard, et quelqu'un de corpulent n'eût pu se tenir à l'aise. Un réchaud. Des casseroles.

Un lit, deux chaises, une table au milieu, une ar- moire, le tout en bois blanc. Dans la cheminée, un petit poêle. Sur la cheminée, une pendule de bronze doré représentant une bergère Watteau donnant, dans un geste de grâce mignarde, à manger h une chèvre dressée contre elle, pendule qui était la richesse de Noémie, pendule fétiche, qui datait de son mariage, et dont aucune misère n'avait pu la séparer.

Jadis il y avait eu d'autres meubles et même des bibelots, et des vases brillants, rutilants, gagnés au tourniquet dans les boutiques foraines, mais tout cela, peu à peu, avait pris le chemin des brocanteurs, tout cela avait été vendu; le nécessaire seul restait. Une fenêtre prenait sa clarté sur une cour étroite, en bas de laquelle on entendait, du matin au soir, un mate- lassier, ses baguettes aux mains, battre ses matelas. Et celte chambre de misère honnête était d'une pro- preté méticuleuse, ratissée, frottée, sans une tache, aussi propre et aussi nette que la bonne femme qui rhabitait. Noémie avait -été heureuse au temps son mari était contremaître à la Raffinerie de la Route de la Révolte. Puis, l'homme fut malade, paralysé pen- dant vingt ans. Ce furent des .-^Oins constants. Elle travailla chez elle à des soutaehes et gagna pénible- ment sa vie et celle du malade. Quand il mourut, elle était endettée. Depuis longtemps, elle avait quitté le coquet logement de Levallois pour l'avenue de Saint- Ouen. Et ce fut que la vieillesse vint la surprendre,

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 127

avec son cortège de tristesses, d'humiliations et d'in- firinités. Elle avait besogné jusqu'aux derniers jours, et tant que ce fut possible. Les soutaches n'allaient plus. Elle essaya d'autres travaux, mais ses doigts s'en- gourdissaient, s'enflaient. Une maladie des os se dé- clarait. Les mains devenaient informes. Tous les ou- vrages de couture lui furent interdits. Elle chercha. On lui offrit des ménages. Il fallut y renoncer. Elle cassait trop. Tout ce qu'elle touchait glissait entre les nodosités de ses doigts. Elle eut peur devant Veffroyable vie qui se préparait, un abîme noir, sans espérance et sans lumJère... De pauvres gens s'inté- ressèrent à elle... Conmie elle était très propre et très intelligente, avec un doux visage avenant, que ren- daient plus doux encore ses cheveux blancs dont elle était très fière on lui procura une place d'ou- vreuse au théâtre Montmartre. Le théâtre Montmartre, .en co temps-là, jouait encore le drame, et la clientèle était fidèle et nombreuse. Elle y resta trois ans. Elle vivait. Mais les rhumatismes gagnèrent les jambes. C'était à peine si elle pouvait faire quelques pas, et, le matin, c'était un vrai supplice que d'aller faire ses provisions au marché ou le long des éventaires des marchandes des quatre-saisons. Il lui devenait pres- que impossible de se tenir debout. Il fallut quitter le théâtre.

Cette fois, elle n'avait plus d'autre recours que la charité.

Elle venait d'avoir soixante-douze ans...

Elle pensa qu'on l'accueillerait sans doute daits uh asile de vieillards, mais un reste de fierté se révoltait en elle. Puis, autre chose que de la fierté : de la dou- leur. A la pensée qu'elle allait devenir un numéro, un lit, et qu'elle n'aurait plus son chez elle, et ses pauvres meubles qui étaient bien pauvres, mais qui étaient à elle, et sa chère indépendance, elle pleurait. Elle préférait être un peu plus malheureuse parmi les

128 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

objets qui lui rappelaient quarante années d'une vie de misères. Qu'on la blâme ou qu'on l'approuve, elle était ainsi.

Elle ne sollicita point d'aumônes, mais des cœurs pitoyables vinrent à elle.

Les locataires de la maison la connaissaient et l'ai- maient. Il y avait, parmi ces locataires, deux femmes qui n'étaient guère plus riches que Noémie. Elles furent malades à tour de rôle, d'une mauvaise grippe, et ce fut Noémie qui les soigna.

Elle se priva de chauffage et leur porta son char- bon : c'était Fhiver. Il faisait très froid. La nuit, pour avoir plus chaud dans sa chambre, dont les vitres de fenêtre étaient couvertes d'arabesques glacées, ou plu- tôt pour se donner l'illusion d'un peu de chaleur, elle plaçait sur son lit ses deux chaises et un vieux fau- teuil de moleskine dont on lui avait fait cadeau, et qui pesaient sur ses jambes. La maladie d'une des deux femmes empira. C'était une des ouvreuses qu'elle avait connue à Montmartre. Noémie alla quêter au théâtre, revint avec quelques francs. Elle fut garde- malade, la nuit et le jour, administra les remèdes, fit le ménage et la toilette de son ancienne compagne, lui apporta son dernier sou, mangea du pain et but de l'eau, tant que dura la maladie. Et quand vint la mort, elle ne laissa à personne le soin des démarches suprêmes, comme des derniers apprêts, l'ensevelit, après lui avoir lavé les pieds « parce qu'elle ne vou- lait pas laisser aux croque-morts l'occasion de faire des plaisanteries ». Elle fut seule à suivre le cer- cueil, boitant et traînant la jambe, en s'appuyant sur un bâton...

Quand vint la guerre elle eut un frisson de peur et se dit :

C'est la fm!

Alors, elle fit son bilan. Elle voulait « tenir » comme les autres. Elle ne pouvait compter sur une alloca-

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 129

lion. Elle n'y avait aucun droit. Elle était seule, sans enfants, sans famille, seule comme les pierres du dé- sert... L'Assistance publique lui allouait trente francs par mois. Une aide mensuelle qui lui venait d'une étrangère charitable lui apportait vingt francs de plus. L'Assistance augmenta sa pension de vingt francs. Elle disposait donc de soixante-dix francs... Il fallait vivre. II fallait couper ses soixante-dix francs en toutes peti- tes tartines qu'elle distribuerait, tantôt sur trente jours et tantôt, hélas! sur trente et un!

Lorsque Pulchérie vint la retrouver, à l'automne de 1914, il y eut une embellie dans cette existence mi- sérable : Pulchérie apportait un peu d'argent. Les deux femmes vécurent côte à côte. Puis, la bourse de la vieille fille se vida, malgré les économies. En outre, les premiers raids des zeppelins, en 1915, et bientôt après les bombardem.ents par avions, affolèrent Pul- chérie, qui fut atteinte de maladie nerveuse et dans l'incapacité absolue de tout travail. Elle n'eut plus, pour ne point mourir, que les secours distribués par l'Etat ou par les sociétés charitables aux réfugiés des pays occupés.

Ce fut alors, pour l'une et pour l'autre, la misère plus profonde que jamais, l'insondable néant, et le désespoir morne des jours et des nuits, dans la dou- leur sans remède.

Durant les mois qui précédèrent la mort de Pul- chérie, voici quelle fût cette vie, parmi les prix exor- bitants des denrées, les restrictions, les impossibilités et les longues, longues stations aux portes des épice- ries et des fournisseurs et des marchands de bois et des marchands de charbon, sous la pluie, dans la four- naise de l'été ou le froid de l'hiver.

Elle payait pour sa chambre deux cents francs de loyer par an.

Pulchérie, pour la sienne, plus petite, avait payé cent cinquante francs.

5

130 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Mais, au début de 1918, et pour leurs étrennes, le propriétaire doubla leurs loyers, d'un coup. Les lar- mes et les supplications n'y firent rien : elles étaient libres de partir. Par bonheur, les cœurs charitables qui, de loin en loin, apparaissaient dans ces misères, vinrent les soulager une fois de plus. Depuis six ans, le loyer de Noémie n'était pas à sa charge. Depuis la guerre, Pulchérie, non plus, n'avait pas eu à s'en soucier. La charité continua de prendre les loyers dou- blés à son compte.

Restait la nourriture. Quels problèmes d'épargne ingénieuse!...

Le matin, un peu do cacao à Teau. Le dimanche, seulement, avec du lait... et aussi quand il arrivait une bonne, une très bonne nouvelle du front!... On la fêtait en gourmandes.

La plupart du tem.ps, elles vivaient de lapin. Le lapin fut assez bon marché pendant la guerre. Noémie en achetait un entier et le faisait cuire d'un coup. En- suite, après le premier repas et pour les autres, on le mxangeait froid. Ainsi, on épargnait le charbon. Quand, vers les derniers vestiges des cuisses et des reins, on n'arrivait plus qu'à exciter seulement l'appé- tit sans le satisfaire, le repas s'achevait avec des trem- pettes de pain dans du vin fortement étendu d'eau et sucré, si l'on n'avait pas épuisé la provision de sucre.

Pour varier ce menu, les basses viandes suffisaient et donnaient des ragoûts.

Pas de beurre... un peu de cocose ou de végétaline... et lorsqu'on ne pouvait plus acheter de cocose et de végétaline, des pommes de terre à l'eau apparais- saient... ou rissolées au four... car Noémie était très difficile et ne se refusait rien... C'est ainsi que, trois fois par semaine, elle consentait à les manger ger- mées ou avariées, parce qu'on les lui vendait au ra- bais et qu'elle y trouvait encore une économie... mais

LES ÉCUMEUnS DE GUERRE 131

trois fois par semaine seulement... Les quatre autres jours, elle se régalait de pommes de terre saines...

La nourriture, ce n'était pas tout.

Pour équilibrer son budget de soixante-dix francs par mois, et celui de Pulchérie qui n'était pas plus riche, il lui fallait compter avec de menus frais... Ces menus frais, pour elle, étaient énormes... Chaque sou dépensé, une rognure de leur vie... un sacrifice... et, comme disent les soldats, un cran de plus à la cein- ture.

Il y avait le blanchissage... Noémie lavait son linge et Pulchérie en faisait autant. Mais le gaz coûtait cher et le charbon était hors de prix. Puis, il y avait les draps qu'elles étaient bien obligées de porter à la blanchisseuse... Noémie les faisait durer tant qu'elle pouvait, tant qu'ils étaient propres, afin de reculer le plus loin possible cette dépense de trente-quatre sous de lessivage qu'on venait justement de porter à deux francs. Pour les garder propres, ou du moins pour sau- ver les apparences elle pliait les draps sur le lit en les bordant de certaine façon, changeant la pliure tou- tes les fois que la poussière s'y voyait. Ils n'étaient point partout d'une immaculée blancheur, mais ce qui en restait visible était intact et l'œil des voisines n'en pouvait être affecté... Ainsi, par ces soins ingénieux, elle retardait l'usure et la dépense du lessivage.

Elles s'éclairaient avec une lampe pigeon pour la- quelle elles avaient confectionné des abat-jour. Du reste, quand la nuit venait, afin d'économiser lumière et charbon, elles se mettaient au lit, et c'était qu'elles dînaient. Il n'y avait pas jusqu'aux aflumettes soufrées à chaque bout-, dont elles ne se servissent deux fois, rangeant précieusement dans une soucoupe, sur la cheminée, les bouts carbonisés. La concierge de la maison était d'une rigueur impitoyable pour la dis- cipline des locataires et Ton savait que, justement à cause de cette sévérité, le propriétaire tenait à elle et

132 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

restimait. Les pauvres femmes la redoutaient, trem- blaient en passant devant la loge. Elles avaient tou- jours un sourire engageant et des paroles de politesse, avec des conseils tout prêts si la concierge paraissait soulïranle. Mais leur politesse ne s'arrêtait pas là... De temps en temps, sous quelque prétexte, elles lui apportaient une friandise... Il ne fallait pas avoir l'air trop pauvres... n'est-ce pas? Mais cette généro- sité, presque obligatoire, allongeait les dépenses... Quelle catastrophe, si le proprio, mal informé, ou pré- venu par des racontars insidieux, leur eût donné congé!... Misère vagabonde, pour laquelle, en ce Paris surpeuplé, elles n'auraient point trouvé d'abri... et qu'il fallait éviter par quelque privation nouvelle, qu'elles gardaient secrète. D'autres dépenses s'y ajou- taient... C'était le charbonnier qui leur servait leur carte en gros morceaux de charbon, et ces gros mor- ceaux, les pauvres mains ankylosées de Noémie n'arri- vaient pas à les casser... Quelquefois, une voisine l'y aidait, mais pas toujours, et alors, lorsqu'elle s'adres- sait, pour ce service, à un étranger, c'était vingt sous qu'on lui demandait... De même, quand ses jambes étaient trop enflées et se refusaient à toute fatigue, il lui fallait bien payer, parfois, certaines courses dont elle ne pouvait se dispenser...

Enfin, à côté de ce qui était l'obligation de la vie de tous les jours, il fallait compter les dépenses somp- tuaires.

Noémie possédait une chatte, Grisette, pour laquelle elle avait une tendresse maniaque, compagne de sa pauvreté, confidente de ses souffrances. On la lui avait offerte deux ans avant la guerre. Elle avait eu la fai- bl-esse de l'accepter. Avant la guerre, le boucher, la plupart du temps, lui donnait du mou, mais, depuis les années terribles, il le faisait payer.

Pour l'acheter, elle se privait un peu par ailleurs, et cultivait soigneusement certaines herbes dont Gri-

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 133

sette était très friande. Cela ne coûte pas cher à nour- rir, un chat, mais pourtant c'était quelques privations de plus. Oh! les gens de la maison lui avaient maintes fois conseillé de s'en débarrasser. Parbleu! Si ell&^ avait voulu la vendre, Grisette était si grasse et si r-^indelette, au poil si luisant, qu'elle en eût facilement trouvé trois ou quatre francs. Mais à cette seule pen^ sée de Grisette, la douce et ronronnante Grisette, ser- vie sur quelque table en gibelotte, le cœur de la bonne vieille bondissait en palpitations qui la rendaient ma- lade. Elle avait toujours eu la passion des bêtes et surtout des chats. Combien d'abandonnés avait-elle accueillis dans sa vie! Combien de malades avait-elle guéris!... Pour elle-même, elle se préparait de quoi manger pendant plusieurs jours, afin de ne pas être forcée de sortir, mais quand il s'agissait de renouve- ler la provision de Grisette, malgré douleurs et rhu- matismes, elle descendait les étages, clopinait jusqu'à rétal du boucher et remontait en soufflant et geignant à chaque marche. En 1918, Grisette fut malade. Elle lui fit des pansements délicats, la sauva. Et enfin, com.me elle-même était assaillie de mauvais pressen- timents et qu'elle se croyait près de la mort, prise de pitié pour le sort de Grisette lorsque sa maîtresse ne serait plus là... elle avait préparé un panier, y avait joint une lettre avec ses instructions détaillées et deux francs enveloppés dans une enveloppe. Si elle mou- rait avant Grisette, elle demandait que la chatte fût conduite chez un vétérinaire, qui la tuerait sans la faire souffrir...

Venait aussi la part de l'illusion, de l'imagination, de l'oubli quotidien de trop de soucis et de calculs méticuleux, la part du rêve et du cerveau, dans ce terre-à-terre douloureux les plus petites choses se- déformaient et s'exaspéraient au niveau des plus gi- gantesques, où d'infimes détails prenaient des propor- tions de catastrophe... la part du roman et des belles

13 i LES ÉCUMEUIIS DE GUERRE

histoires qui passionnent et des aventures qui font désirer chaque matin la venue du journal elles •étaient contées... Noémie achetait tous les jours le Petit Parisien, elle Tachetait tous les jours et le col- lectionnait... quand le Petit Parisien dut, comme tou- tes les autres feuilles, se vendre deux sous, ce fut pour la bonne femme une réelle tristesse et elle per- dit un peu la tête. Elle n'avait pas la ressource de s'associer à Pulchérie qui ne lisait rien, mais elle finit par découvrir une locataire qui consentit à partager avec elle cette dépense... Mais la locataire désira cos- server pour elle les collections et Noémie dut en pas- ser par cet arbitraire qu'elle ne pardonna jamais...

Telle fut l'existence impitoyablement réglée de cette pauvresse.

Telle était l'existence de milliers et de milliers d'au- tres inconnues dans ce Paris de la guerre, pendant <îes années d'angoisses et de tant de courage.

Telle est encore la vie de bien des pauvres vieilles, -<îui se débattent jusqu'au bout dans leur indépendance misérable, jusqu'à ce qu'un asile consente et elles aussi à les recueillir.

Mais comme si Noémie n'avait pas assez d'elle-même et de Pulchérie, et de Grisette et de son journal, il lui advint un surcroît de dépenses...

Ce cœur de brave femme était largement ouvert à toutes les charités.

Un soir, elle ramena chez elle un enfant de quatre ans qui pleurait sur un trottoir de l'avenue et qu'une réfugiée avait a,baRdonné là, au soin du hasard... quel- ques jours après la grande poussée des Allemands sur Compiègne.

Noémie l'emmena chez elle : il lui restait un peu de lait concentré et de sucre; elle lui fit une, soupe et le mit dans son lit. Il dormit paisiblement jusqu'au lendemain sans se réveiller. Il était blond, joli et déli- cat. Seulement, il devait souffrir des yeux, car un large

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 135-

cercle rouge les entourait presque constamment, il les fermait ou ne les ouvrait qu'en clignotant. Cette aven- ture fut bientôt connue dans la maison et tous les habitants défilèrent dans la chambre de la vieille. Seu- lement, il paraissait évident qu'elle ne pouvait con- server sa trouvaille. Une bouche de plus à nourrir, c'était impossible... Mais dans ce cœur de femme qui n'avait pas été mère, un amour maternel se déclarait foudroyant. Et quand un locataire eut dit :

Il faudrait le déclarer à l'Assistance. Elle répliqua en tremblant :

A moins qu'on ne le garde et si chacun voulait faire quelque chose?...

D'abord, on se récria. La vie était t50p chère. Mais il y avait là, pourtant, des ménages d'ouvriers, homme, femme et filles; dont les salaires réunis montaient à quatre-vingts francs par jour. Ceux-là consentirent. L'exemple fut contagieux. Chacun donna, les uns quel- ques sous, les autres même une pièce blanche. Et le petit Armand resta l'enfant de tous, mais confié plus particulièrement à Noémie.

Gomme ses yeux ne se guérissaient pas, on fit même venir un médecin.

Le médecin parut inquiet, fil une pressante recom- mandation :

C'est une inflammation dangereuse... causée par les gaz avec lesquels l'enfant a être en contact sur le front... Un cas curieux... Je le suivrai de près.,. Ne vous alarmez pas... Pourtant, il ne faut pas que cet enfant pleure... vous m'entendez bien? Je répète pour que cela vous entre dans l'oreille : il ne faut pas que l'enfant pleure I Autrem.ent, je ne répondrais plus de ses yeux et il pourrait devenir aveugle...

Noémie joignait les mains.

' Oh! monsieur, il ne pleurera pas, je vous le jure... je ferai tout ce qu'il voudra.

136 LES ÉCUMEUnS DE GUERRE

Quant à mes visites, n'en prenez pas souci, je n^ vous les ferai pas payer.

Il n'y avait pas bien longtemps que l'enfant était quand Pulchérie mourut.

Et lorsque, à leur entrée dans la maison, l'histoire fut contée à Rolande et à Rose-Lys, elles eurent la môme pensée :

Nous gagnons bien notre vie. Nous prendrons soin do lui comme les autres :

Cela faisait justement une raison de pénétrer chez Noémie. La vieille n'aurait plus, de cette façon, le droit de leur tenir la porte close... Et refuser le se- cours qu'ailes apportaient pour le bien-être du petit, cela était impossible.

Aussitôt conçu, le projet fut exécuté.

Or, ce qui arriva fut très simple, très naturel, et on devait s'y attendre.

A poine Armand eut-il vu les jeunes filles, à peine i'eurent-elles caressé, dorloté, comblé de petits ca- deaux et de friandises, qu'il ne pensa plus qu'à elles et se mit à les réclamer.

Il s'habitua à les voir le matin quand elles ve- naient l'embrasser avant de partir pour la fabrique et le soir lorsqu'elles rentraient. Le dimanche, elles remmenaient à la promenade.

Si par hasard elles tardaient, tout de suite il mani- festait de l'inquiétude. On eût dit que le petit rusé, pour se faire obéir, avai compris ia recommandation du docteur. Quand Rose-Lys et Rolande n'arrivaient pas assez vite, ses yeux s'emplissaient de larmes et alors, comme il ne fallait pas que l'enfant pleurât, Noémie se mettait à leur recherche et les lui ame- nait.

Cependant, la vieille restait défiante...

Entre elle et les jeunes filles, un mur s'élevait, impé- nétrable... Deux ou trois fois, elles avaient fait des allusions à Pulchérie et même, un jour, s'enhardis-

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 137

sant, Rolande avait voulu laisser entendre, de nou- veau, que Pulchérie avait reçu un dépôt sacré, qu'elle avait en prendre soin, et ne point mourir en l'em- portant; Noémie était impénétrable. En entendant ces paroles, son visage, soudain, changeait, devenait tout à la fois craintif et résolu. Et ses yeux, qui se détour- naient ou se baissaient, n'osaient plus soutenir le re- gard suppliant, interrogateur des jeunes filles.

A chaque fois que de pareilles scènes se renouve- laient, la conviction entrait plus profondément dans leur cœur... Rolande ou Rose-Lys disait :

Elle saitl... Pulchérie lui a tout confié I... Pour- quoi s'obstine-t-elle à se taire?

IX

IL NE FAUT PAS QUE L' ENFANT PLEURE

Et surtout, comment Tobliger à parler?

Car, sans avoir rien appris, rien découvert, et seu- lement parce que l'instinct les avertissait l'instinct de deux créatures qui, depuis plus de quatre ans, étaient traquées elles sentaient autour d'elles un espionnage constant.

Elles étaient sur leur garde, à la fabrique, dans la rue, chez elles, partout.

Elles retrouvaient tout à coup, sur leur chemin, des figures louches qu'elles connaissaient et qui semblaient no plus vouloir les quitter.

•138 LES ÉGUMEUnS DE GUERRE

Avenue de Saini-Ouen, elles avaient surpris, certain soir, cet espionnage.

Ce ne fut pas la seule fois...

Quelqu'un rôdait là, sans cesse, autour d'elles, soit devant leur porte quand elles se mettaient au lit, soit devant la chambre de Noémie, lorsqu'elles y venaient pour dorloter le petit Armand^

On avait intérêt, sans doute, à entendre ce qu'elles disaient, entre elles, ou si, avec Noémie, elles échan- geaient quelques paroles décisives.

Une nuit Rose-Lys ne dormait pas, ce fut le frô- lement à la porte, déjà entendu.

Gela devenait une hantise dans leur vie, un cauche- mar; elles avaient peur.

Un soir elles s'aperçurent qu'on avait pénétré chez elles, fouillé; certes, on avait eu soin de tout remettre en ordre, mais pas si bien pourtant que toutes deux, sans s'être consultées, ne se fissent la môme remarque. Leur premier soin fut de changer la serrure de leur cham.bre et de mettre des verrous de sûreté. Mais ce même soir, comme elles entraient chez Noémie, elles la trouvèrent à genoux devant son armxOire, et toute tremblante. Sans être interrogée elle leur dit :

Après midi, j'étais descendue avec le petit pour faire quelques pas dans l'avenue... Il faut bien le sor- tir un peu, le mignon... et quand les voisines n'ont pas le temps, alors j'oublie mes vieilles jambes infir- mes et je me traîne comme je peux... Eh bien! on a pi*ofité de mon absence pour pénétrer chez moi... J'en suis sûre... m.on pauvre linge n'était plus à la même place... On avait mal replié leb draps, et on avait re- placé les mouchoirs à la place des chemises... Et ce- pendant, j"ai beau compter, on ne m'a rien volé... non... rien du tout...

La même pensée vint aux jeunes filles.

Alors si l'on ne vous a rien volé, qu'est-co que S'en cherchait donc?

à

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 139

Noémie ne répondit pas. Son regard défiant les enve- loppa tour à tour... Peut-être avait-elle un soupçon et n'était-elie pas éloignée de les croire coupables.

Puis voici qu'elle se met à pleurer, tous ses nerfs en danse.

Et dans ses pleurs, elles distinguent une plainte :

Si l'on est venu une fois, on reviendra... et j'ai peur!...

Pourquoi reviendrait-on? Pour voler vos frus- ques, un peu de linge, votre pendule?

« Mais tout cela, au Mont-de-Piété, ne rapporterait pas cinquante francs!... Et un pareil risque pour un si petit bénéfice...

Rolande ajouta en riant :

Ah ! si l'on se doutait que vous cachée ici un tré- sor, ce serait autre chose...

L'allusion était trop directe, certes, car, pendant la semaine qui suivit, Noémie refusa de leur ouvrir la porte.

Si elle céda, ce fut parce qu'elle voyait les yeux de l'enfant s'emplir de larmes.

Elle leur présenta un visage de plus en plus fermé, lorsqu'elle les revit. Et durant tout le temps qu'elles restèrent à jouer avec Armand, à le ^faire manger, à le déshabiller et à le coucher, Noémie ne leur adressa pas un seul mot.

Et l'espionnage mystérieux continua autour d'elle.

Une nuit, Rose-Lys se releva deux fois brusque- ment, et se jeta, demi-vêtue, dans le corridor, pen- dant que Rolande dormait profondément.

Le matin, pendant qu'elles prenaient leur petit dé- jeuner, prêtes à partir au travail de la fabrique, Ros.e- Lys posa sa main sur le bras de Rolande :

Tu dormais si bien cette nuit que tu n'as rien entendu...

. Que s'est-il passé?

Oh! presque rien... seulement, j'ai fait u*Q dé-

i 40 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

couverte... Celle qui nous espionne... je l'ai reconnue «nfin... et cela va cclaircir bien des choses... c'est Mme Camille...

Rolande tressaillit et baissa la tôte.

Ah! dit-elle, depuis l'Allemagne je n'ai pas cessé aêtrc suivie... En voilà la preuve... A la gare de l'Est, cette femme nous attendait... Elle a pris soin de nous... mais en nous guidant et en ayant l'air de nous rendre service, elle a fait de nous ses instruments.

Mme Camille demeure dans la maison... Com- prends-tu ce que cela veut dire?

Cela veut dire que nos ennemis connaissaient l'adresse de Pulchérie et la surveillaient, parce qu'ils se doutaient, depuis Reims, que la pauvre fille possé- dait les documents qu'ils recherchent... Cela veut dire qu'ils n'ont rien trouvé encore... cela veut dire que, sachant par les annonces des journaux et par Mme Ca- mille, notre désir de retrouver notre compagne, ils ont facilité nos recherches en nous envoyant mystérieu- sement l'adresse qu'il nous fallait... La mort de Pul- chérie a déjoué leur plan... Maintenant, ils sont comme nous... ils soupçonnent Noémie d'avoir reçu des con- fidences... c'est autour d'elle qu'ils concentrent leurs eiTorts... et autour de nous...

Rolande ajouta, après un court silence, et en fris- sonnant :

Je no comprends pas pourquoi ils ne m'ont pas assassinée...

Si nous allions nous confier à la police?

Impossible! fit Rolande en haussant les épaules... Que lui dirai-je, à la police? Tu ne sais pas, toi, tu ne peux pas savoir... Il y a des choses qu'il ne faut pas que l'on sache, et que personne,.ne sait... en dehors de moi... Alors on me traiterait de folle... Ya, je suis bien seule à me défendre, puisque...

Elle se tut.

Sa pensée se reportait vers Simon... Simon qui ne

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 141

donnait pas de ses nouvelles... qui était mort saris doute... et ses yeux s'emplirent de larmes...

Et parce que Rose-Lys devinait, son cœur, aussi, se gonfla...

pans la même tristesse secrète, sans échanger une parole, elles confondirent leurs âmes. Le même jour, vers deux heures de l'après-midi, Mme Camille, sou- riante et bienfaisante comme d'habitude, entra chez Noémie.

Elle apportait à la pauvresse un peu de sucre et du chocolat.

Elle lui faisait ainsi souvent la charité et, du reste, participait comm^ les autres à l'entretien de l'enfant.

Il faisait beau. Le soleil brillait. Depuis vingt-quatre heures la grosse Bertha se taisait. Les nouvelles du front étaient bonnes. Les troupes françaises avaient repris l'offensive et l'effort allemand venait d'être rompu. Un immense espoir emplissait tous les cœurs. La nuit épaisse étendue depuis quatre ans sur le monde était traversée de coups de lumière qui lais- saient entrevoir l'aurore de la victoire.

Je vais promener le petit, dit Mme Camille.

Bien sûr, ma bonne dame, puisque je ne peux pas le faire moi-même.

Et Noémie resta seule.

En clopinant, elle se mit à frotter ses meubles et fit la toilette de la pendule. Elle n'aimait pas rester à rien faire, et comme ses doigts déformés se refu- saient à tous les travaux délicats, elle s'occupait ainsi, toute la journée, à faire reluire les choses qui l'en- touraient.

Il n'y avait pas dix minutes qu'elle était seule, lorsqu'elle entendit des pas qui allaient et venaient dans le couloir.

Elle en fut un peu surprise parce qu'à cette heure- !à, en général, toutes les chambres étaient vides, les

.142 LES ÉGUMEURS DE GUERRE

ouvrières qui les occupaient étant au magasin ou à l'usine et ne rentraient que le soir.

Et sa surprise augmenta lorsque les pas s'arrêtè- rent devant sa porte.

Un silence.

Noémie, son torchon à essuyer h la main, le bras fin l'air, écouta.

Des gens, là, de Tautre côté, s'entretenaient k voix basse.

Ils semblaient se consulter!

Personne à l'étage. Noémie était toute seule.

Sans savoir pourquoi, elle eut peur, regarda autour d'elle avec un geste machinal pour savoir comment .elle pourrait se défendre, si on l'attaquait.

Les voix se turent et l'on frappa.

Elle ne répoxidit pas.

Un silence encore et, derechef, on frappa.

Elle retenait sa respiration et, comme elle se trou- vait dans l'axe de la porte, elle se glissa de côté, vers le lit, pour n'être pas vue, si les autres avaient l'idée de mettre les yeux à la serrure.

Elle perçut nettement des mots proférés, à voix plus haute.

Elle est pourtant chez elle... J'en suis sûr...

Elle ne veut pas ouvrir...

Alors, forçons la porte!

Des outils grincèrent... tâtonnèrent... Ce ne fut paâ long... la parte céda...

Un coup de poing l'ouvrit toute grande.

Et sur le seuil deux hommes parurent.

Ils procédaient sans ménagements, en gens certains de ne pas ê-tre dérangés.

Eperdue de frayeur, la vieille s'était laissée tomber sur le bord de son lit.

Elle eut à peine la force de bégayer :

Qu'est-ce que vous voulez?... ne vous con- nais pas... En voilà des façons d'entrer chez les gens..^

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 143

Excusez, ma bonne, et n'ayez pas peur, ïîous ne vous ferons pas de mal.

En attendant, vous faites sauter les serrures... Est-ce que vous vous attendiez à trouver le Pérou chez moi?... Vous étiez niai renseignés...

Oui, nous sommes entrés un peu brusquement... c'est votre faute... Nous voulions avoir avec vous un entretien... dans votre intérêt... nous savions que vous étiez chez vous, et alors comme il était manifeste que vous refusiez de nous ouvrir...

Je' suis libre, je suppose?.,.

Certainement, ma bonne, certainement... fit le plus grand des deux, le seul qui parlât.

Puisque je suis libre, je ne vous retiens pas... vous pouvez vous en aller.

Pas avant d'avoir causé, puisque nous sommes venus pour ça...

Qui ctcs-vous?

Des gens qui vous veulent du bien, beaucoup de bien...

Qui vous a parlé de moi?...

Est-ce que tout le m.onde, dans le quartier, ne connaît pas la bonne vieille Noémie, si dévouée, si charitable, malgré sa misère... et qui a toujours un sou à donner à de plus pauvres qu'elle?

Ah! bon, vous en voulez à ma bourse et vous n'êtes que des cambrioleurs...

Noémie se rassurait.

Même, ridée d'être volée, elle! lui amena un sou- rire joyeux.

Il me reste cinquante centimes pour aller jus- qu'à la fm du mois... et la fin du maois, c'est dans trois jours...

Elle souleva sa jupe, plongea le bras dans une poche profonde retenue par un cordon passé à la ceinture et qui semblait gonflée de toute sorte d'objets variés, atteignit ce qu'elle cherchait, retira un vieux porte-

144 LES ÉGUMEURS DE GUERRE

monnaio au cuir râpé, l'ouvrit, et fit tomber dans la paume de sa main une pièce de dix sous et un sou»

Je vous les donne bien volontiers, dit-elle... Ga- mahut avait assassiné une vieille femme pour lui prendre quarante-deux sous... Avec moi, vous le voyez, ça ne payerait pas vos frais...

Les deux hommes se mirent à rire.

Mais nous n'avons pas l'intention de vous assas- siner...

Le plus petit des deux, qui avait une tête de belette, alla refermer la porte, à laquelle il donna deux tours de clef.

Voilà, dit-il, comme ça nous sommes entre nous. Nous pourrons nous raconter nos affaires et personne ne viendra nous déranger.

Noémie fut reprise de crainte.

Elle avait traversé la chambre, et se trouvait près de la fenêtre.

Geile-ci était entr'ouverte et c'était que, toûî^à l'heure, la bonne femme secouait son linge, après avoir essuyé ses meubles.

Elle se pencha dans la cour, et elle allait crier, ap- peler à l'aide, lorsque deux mains brutales la retinrent en arrière, la jetèrent dans le fauteuil de moleskine, pendant que la fenêtre se refermait.

Pas de bêtises! Nos affaires ne regardent que nous. Les voisins n'ont rien à y voir...

Toujours souriant, l'homme dit comme s'il ne me- naçait pas :

Surtout, pas un cri... Si vous faites mine d'ap- peler, nous nous fâcherons...

^négligemment il ouvrit un long couteau dont la lame claqua, sous le ressort, et le replaça, tout ou- vert, dans la poche de son veston.

Noémie avala sa salive dans un effort visible.

Sa gorge était toute sèche... Ses pauvres yeux pâles.

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 14&

tout enfouis dans une multitude de petites rides, ex- primèrent répouvante.

Et encore une fois, si vous êtes bien sage, on n& vous fera aucun mal.

Mais enfin... que... prétendez-vous? que voulez- vous de moi?

On va vous le dire...

Ils s'étaient assis, de chaque côté du fauteuil de moleskine, Nicky Lariss barrant le passage vers la fenêtre. Sturberg barrant le chemin de la porte...

Vous êtes bien la sœur de Pulchérie Boitel?

Oui...

Pulchérie Boitel n'avait pas d'autre parente qu& vous?

Elle et moi, c'est tout ce qui restait de la famille,

Par conséquent, vous êtes seule héritière?...

' Hein? fit Noémie qui n'avait pas bien entendu... Vous dites?

Que vous êtes seule et unique héritière de votra sœur...

. Vous êtes fous... héritière de quoi?...

De sa fortune, parbleu I

Cette fois et malgré ses terreurs, Noémie éclata de rire...

Ahl bon! Ahl boni la fortune de Pulchérie. Mais vous ne savez donc pas qu'elLe vivait de charité comme moi et qu'elle était à l'Assistance publique, comme moi...

-r- Nous savons tout cela et aussi qu'elle était riche,.

Riche!

Riche!

Immensément... et qu'elle cachait sa fortune...

Dans ses bas, qu'elle raccommodait tous les jours?...

Dans une pochette de cuir, qui, probablement, ne la quittait pas... ou qu'elle avait si bien enfouie

146 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

dans quelque coin, chez elle, que personne n'en avait connaissance.

^^ Une... une pochette...

Et Noémie, la gorge broyée, brusquement se tut...

Les deux hommes continuaient de sourire.

Le regard du plus grand disait à l'autre :

Nos déductions étaient justes. Nous ne nous gommes pas trompés...

Cette scène avait un témoin... Ce témoin, c'était la chatte Grisette...

Roulée au fond du panier capitonné qui était sa retraite habituelle, Grisette ne s'était pas dérangée à l'entrée des deux hommes... Elle s'était contentée de les regarder avec ses yeux d'or, lïris était presque invisible, après quoi ^lle avait fait une cabriole et maintenant elle étalait son ventre blanc en l'air, les pattes dressées et comme morte, dans son berceau; mais un geste de frayeur de Noémie fit vaciller un fil noué à l'un des bras du fauteuil, et au bas duquel était attachée une pelote de papier grosse comme un œuf. La pelote se mit à danser et, dans son mouve- ment de pendule, vint effleurer les pattes de Grise îte en l'aguichant. C'était son jeu favori et elle y passait souvent des heures avec sa maîtresse qui lui donnait la réplique. Un coup de patte lança sa pelote qui se rabattit sur son nez. Elle s'y cramponna, toujours couchée sur le dos, la mordit, la relança. Après quoi, étonnée sans doute d'être ce jour-là seule à cette dis- traction et que Noémie ne fit point attention à elle, Grisette sauta sur les genoux de la vieille, ronronna, fit son lit sur la jupe, et se coucha.

Doucement, avec une grande bienveillance, Stur- berg continuait :

Vous ne connaissiez pas l'existence de cette po- chette?...

Mais non... non... et je crois que vous voulez

LES ÉGUMEUIIS DE GUERRE .147.

Nous rirons ensemble tout à Theure, ma bonne... Et Pulchérie ne vous en parla jamais?

Jamais...

Pendant sa vie, peut-être, mais au moment d& mourir?...

Ni pendant sa vie, ni au moment de sa mort...

Vous le jurez?

Oui, je le jure! fit Noémie sans hésiter.

Par tout ce que vous avez de plus sacré au monde?

Noémie haussa les épaules.

Je suis seule, je suis vieille, je n'ai pas peur de mourir, bien au contraire... Je n'ai plus ni parents,. ni amis... Ceux qui prennent soin de moi sont des étrangers... Je n'ai rien au monde. Il ne me reste que Grisette... Vous voyez que je ne peux pas vous jurer ça...

Pourtant, la pochette de cuir existe...

Si vous en êtes sûr, cherchez-la et trouvez-la...

C'est ce que nous ferons tout à l'heure... mais auparavant, et pour éviter tout moyen brutal, nous voudrions vous convaincre... Cette pochette vaut un© fortune... Pulchérie pouvait l'ignorer... Vous voîci instruite... Une grosse, très grosse fortune... Ne men- tez pas... Vous savez elle est cachée... Nous vous Tachetons... Fixez vous-même votre prix... et tout se passera en douceur... Sinon...

Je ne comprends pas un mot à tout ce que vous me dites...

Sinon, nous emploierons la force... et vous ne toucherez pas un centime... Vous avez un quart d'heure pour vous décider... le temps de fumer deux cigarettes...

Il alluma une première cigarette et flâna dans la chambre, examinant les humbles meubles.

Si peu philosophe et si peu doué qu'il fût do sensi- bilité, il ne pouvaU s'eni^ôchor de remarquer le eon-

148 LES ÉGUMEURS DE GUERRE

traste singulier, presque déconcertant, qu'il y avait entre la pauvreté dont il se rendait compte et Ténor- mité de rimportancc du document que cette miséreuse cachait auprès d'elle...

Il ne mentait pas quand il disait que ce document valait une fortune.

Et quelle fortune!...

Pas un membre de la famille impériale d'Autriche ou d'Allemagne qui n'eût sacrifié quelque part de ri- chesse pour rentrer en possession de cette feuille de papier volée à GodoUo par l'audace d'une jeune fille qui se vengeait...

Pas un membre du gouvernement de l'un et de l'autre pays!...

L'accusation formidable de la plus monstrueuse in- trigue était suspendue sur ces têtes... prête à retom- ber, sous la colère du monde entier... et cette preuve de la Grande Honte et du plus grand des crimes, de pauvres vieilles mains, infirmes, aux doigts déformés, la détenaient, par hasard!...

Et c'était une volonté de pauvresse, têtue, obéissant à l'on ne savait trop quels ordres ou quels engage- ments ou quelles craintes, qui refusait de s'en des- saisir...

Sturberg, après avoir tapoté contre les vitres, se tourna vers elle.

Il avait fini sa première cigarette.

Il en jeta dans la cheminée le petit bout brasillant et fumant.

Encore une! dit-il... Et tâchez de vous décider vite, ma bonne mère...

Elle restait enfoncée, avec une obstination mani- feste, sans un mouvement, au fond du fauteuil de mo- leskine, les mains jointes, le buste droit, le cou raide.

Grisette avait sauté de ses genoux pouf regagner son panier et s'était remise à balancer à coups de pattes la pelote de papier.

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 149

Une fortune pour racheter certaines phrases du do- cument... ,

Une fortune pour chacune de ces phrases...

Pour chacun de ces mots...

Ceux-ci, par exemple :

« ...Le complot, organisé par nous a été sinon « ébruité dans tous ses détails, du moins soupçonné...

« ...Je garde bien en mains les conjurés que j'ai « choisis...

« ...Je redoute dans une foule aux sentiments pa- « trio tiques exacerbés, la contagion de l'exemple qui « viendrait du complot tel que nous Tavons préparé. »

Tout cela était de la main du préfet Edmond Gerde.

Mais quelles fortunes paieraient les commentaires ou les ordres en marge de la lettre, qui étaient de la main môme de l'archiduc François-Ferdinand I

Ceux-ci :

« Je repousse l'intervention de toute police qui em- '' pécherait l'exécution du complot et renverserait « ainsi tous mes plans... »

D'autres, si graves, et qui trahissaient la pensée politique du prince :

« Il devra résulter des premières dépositions de « l'enquête que la tâche, de m'assassiner a été com- « mandée aux conjurés par le gouvernement serbe « lequel ressortira, de ce chef, comme nettement pro- « vocateur. »

Ceux-ci enfin, qui étaient à, eux seuls toute une révélation :

« Je sais à quoi m'en tenir sur le peu de danger « que présente cette conspiration puisqu'elle est notre « œuvre et je me fie à votre clairvoyance... »

La deuxième cigarette était finie. Sturberg consulta sa montre.

Vous avez encore cinq minutes...

C'est bien inutile d'attendre, si vous avez quel- que chose à faire, dit la vieille paisiblement.

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150 LES ÉGUMEURS DE GUERRE

Ne soyez pas entêtée... Contre remise de la po- chette de cuir, ou, si la pochette n'existe plus, contre remise des papiers qu'elle contenait, je vous offre...

Il sembla calculer mentalement.

Je vous offre cinquante mille francs, payés comp- tant... en biliets et même en or... en or, vous enten- dez?... en or, que vous pourrez aller porter à la Ban- que de France, pour concourir, comme tout le monde, à la défense nationale.

Cinquante mille francs! murmura la pauvre Noémie, ébahie...

Que vous placerez en rente viagère... Ça vous ea constituera, un revenu!... Ça colle?

Ça ne colle pas du tout, puisque je ne sais pas ce que vous voulez...

Sturberg eut un geste d'impatience.

Vous comprendrez mieux, j'en suis sûr, ai je porte la somme à cent mille...

Vous dites?

Cent mille francs... En rente viagère, à votre âge, vous trouveriez facilement du dix pour cent. Ça vous donnerait dix mille francs p'ar an... plus de huit cents francs par mois...

Noémie se remua dans le fauteuil de moleskine. Elle murmura, en une invocation singulière :

Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi!... Elle avait peur de céder à la tentation.

Je vous laisse le temps de réfléchir... dit l'homme.

Et il alla tapoter, en sifflant, contre les vitres.

Noémie marmonnait des choses tout bas, très vite, à elle-niême...

Noémie traversait une crise...

Noémie riait et pleurait... elle était profondément malheureuse...

Cent ni lie francs I Dix millo francs de rental Quelle fortune, jamais rêvés î... Et que de joies elle répan-

LES ÉCUMEUR3 DE GUERRE 151

drait autour d'elle!... Car Noémie, celte pauvresse, avait elle-même ses pauvres! Elle avait besoin pour vivre de la charité des autres... Mais elle avait besoin, aussi, d'être charitable... Elle rognait sur sa part de pain, sur sa part de sucre, sur sa part de charbon... Voilà pour ses semblables... Et ce n'était pas tout... Il y avait les bêtes... Elle changerait le panier de Grisette, qui commençait bien un peu à se disloquer... Grisette serait logée somptueusement et ce serait dans de la soie ou sur du velours qu'elle pourrait faire la toilette de ses oreilles fourrer sa langue râpeuse, en fermant les yeux, dans la douce fourrure de son ventre blanc... Enfin, Noémie ne s'opposerait plus, comme elle l'avait fait par crainte d'une multiplication exagérée, aux sentiments maternels de la chatte. Elle les favoriserait plutôt... Avec dix mille francs de rente, on peut se permettre bien des choses!... Et voilà ce qu'elle se racontait tout bas... dans un rêve... Sturberg lui frappa sur l'épaule :

C'est entendu... J'envoie mon ami chercher les cent mille... et vous me donnez la pochette?

Du rêve, Noémie retombait dans la réalité.

J'accepterais bien, dit-elle, mais je n'ai rien à vous donner en échange.

Le poing de Sturberg se leva et retomba brutale- ment. La vieille jeta un cri de douleur.

Tu te moques de nous... c'est bien... Et, comme je n'ai pas de temps à perdre...

Il fit un signe à Nicky Lariss :

Hâte-toi!

Alors, dans la chambre si propre, si ordonnée, il y avait une place pour chaque chose, et chaque chose était à sa place, ce fut un remue-ménage pi- toyable que la miséreuse, témoin impuissant, regar- dait avec une indignation prête aux larmes.

Tout fut mis sens dessus dessous.

Le linge déplié.

152 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Lo lit, les matelas crevés, fouillés de fond en comble.

Nicky soulevait les meubles, examinait sous les pieds...

Rien ne fut oublié, jusqu'au mouvement de la pen- dule... jusqu'à la plaque de la cheminée... et toutes les briques du carrelage furent soulevées, inspectées avec soin... les murailles sondées... sondé le fourneau de la cuisine, retournées les casseroles et la théière, la cafetière... renversés sur le sol les petits paquets des maigres provisions... et le seau à charbon... et les fagotins de menu bois pour allumer le feu... lacéré, vidé de son crin le fauteuil de moleskine... coupée la paille des chaises... et Noémie, enfin, nue et trem- blante, vit Nicky tournant, retournant, fouillant la doublure des vêtements et secouant les poches...

Pendant que Nicky travaillait à son infâme beso- gne, Sturberg se livrait à un examen singulier...

Il avait pris le poignet de la vieille, avait cherché le pouls, et le tâtait.

Il resta ainsi le temps que dura la perquisition de Nicky Lariss...

Il y semblait étranger...

Toute son attention s'absorbait sur la vieille bonne femme...

Celle-ci, quand elle avait senti son poignet serré entre les doigts de cet étrange docteur, lui avait dit :

Qu'est-ce que vous tâtez? Je ne me sens pas malade...

Sturberg n'avait pas répondu.

Noémie, finalement, n'y prit plus garde.

Elle se contenta de suivre, d'un regard efifaré, les allées et venues de Nicky...

Il existe un jeu de fillettes qui consiste pour l'une d'elles à deviner, parmi le groupe de ses compagnes, celle qui a parlé et ce qu'elle a dit... La plus grande dirige le jeu par une sonnerie lente et régulière, qui s'accentue au fur et à mesure que la chercheuse s'ap-

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 153

prooîio de la fillette aux paroles mystérieuses, et qui redevient lente, lointaine et comme assourdie quand €lle s'en éloigne...

C'était, au tragique, un pareil jeu qui se jouait en ces minutes, dans cette chambre misérable, entre ces deux bandits et cette pauvresse...

Le pouls de Noémie, c'était la sonnerie indicatrice de la cachette, lorsqu'il s'agitait tout à coup, dans un afflux d'épouvante, palpitant sous le doigt de Sturberg.

Cela voulait dire, cette émotion, que Nicky Lariss se rapprochait de la cachette et que Noémie tremblait pour le précieux dépôt dont elle avait la garde.

Le pouls, c'était aussi la sonnerie indicatrice, quand il redevenait calme, que Nicky Lariss, dévoyé dans ses recherches, s'éloignait de son but.

Quand le pouls battait la chamade, Sturberg mur- murait en allemand :

Attention... Tu ne dois pas en être loin...

Et quand il battait à pulsations régulières, Sturberg disait :

Non... tu n'y es plus!.,.

Dès que Noémie se rendit compte, elle ferma les yeux... obstinément...

Alors, avec un grondemxcnt de fureur, Sturberg la laissa...

C'était juste au moment Nicky Lariss avisait tout à coup Grisette qui, renversée sur le dos, balançait la pelote de papier à coups de pattes.

Nicky Lariss se pencha et prit la pelote.

Or, ne se sentant plus sous la surveillance de Stur- berg, Noémie ouvrait les yeux.

Et si Sturberg lui avait encore retenu le poignet, pour saisir les battements du pouls, les pulsations de son cœur, il eût cette fois surpris l'émotion violente qui secouait la pauvre femme...

Son regard ne quittait plus Nicky, penché sur le panier de Grisette...

154 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Nicky déplia la pelote roulée en boule...

Et il la rejeta d'un geste désappointé...

La pelote n'était qu'une feuille de papier blanc, çt pas du tout le fameux document qu'il cherchait.

Mais l'émotion de Noémie ne cessait pas.

Elle dura tant que Nicky fut penché sur Grisette, pensif, furieux et décontenancé.

Lorsqu'il s'en éloigna, une vive rougeur colora le visage de la miscreuse... les yeux se refermèrent sur son regard qui brillait do triomphe, et sur ses lèvres flétries, qui s'enfonçaient sur le vide d'une bouche jédentée, un rapide sourire passa...

Toutes les tentatives des deux hommes restaient vaines.

Et ce fut à cette minule-là que des coups furent frappés à la porte.

Noémiie respira.

On venait à son secours. Elle allait être délivrée.

Gomme personne ne répondait, une voix cria à l'ex- térieur :

Maman Noémie, c'est moi... Pourquoi tu t'es en- fermée?... Ouvre!

C'était Mme Camille qui revenait de la promenade avec l'enfant.

La porte fut ouverte par Nicky Lariss. Ils entrèrent.

Un regard d'intelligence s'échangea entre les deux hommes et leur complice.

Camille partit, Nicky referma à double tour.

Pourtant, Noémie, alarmée, avait dit :

Restez donc, madame Camille... Vous ne nous gênez pas... au contraire...

Et Sturberg, d'un ton singulier, demanda :

C'est bien lui dont les yeux sont malades?

Oui, mais il est bien soigné par le médecin du quartier. Il guérira...

Il guérira, insistait Sturberg, mais à une condi- tion, n'est-ce pas?

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 155

Effrayée, Noémie releva la tête,

Oui...

Qui l'avait donc renseigné, cet homme? Il poursuivait :

Cette condition, c'est qu'il ne faut pas que l'en- fant pleure?

Oui... le médecin a ordonné... balbutia la vieille. Il a dit que ce serait dangereux... et que, si l'enfant pleurait, cela déterminerait une inflammation sou- daine, et que le cher petit pourrait devenir aveugle... Aussi, comme on le dorlote I Comme on le gâte! Comme on lui donne tout ce qu'il veut! Dans la maison, et dans le quartier, c'est à qui l'empêchera de pleurer... Et depuis que nous l'avons recueilli, il n'a pas versé une larme... Je m'en vante... Aussi, le médecin a-t-il déclaré avant-hier que ce n'était plus qu'une affaire de quelques jours... Et il en abuse, le cher petit... Il a compris... Il n'est pas bête... Et, quand il a envie de quelque chose et qu'on refuse, il dit : « Si on ne me le donne pas, je vais pleurer! » Alors, on le lui donne, et il ne pleure pas... Voilà!

Elle l'embrassa tendrement, le porta sur son îit :

Fais ton petit dodo, pour te reposer... Ces mes^ sieurs vont partir!...

Et à Sturberg :

Car jo suppose que vous savez h quoi vous en tenir, que vous allez me laisser tranquille et que je ne vous reverrai plus?... Vous n'avez pas le droit de rester ici... On a beau être du pauvre monde, je m'a- dresserai, s'il le faut, au commissaire de police...

Sturberg lui saisit le poignet, l'attira contre lui d'un coup violent.

Et visage contre visage :

Ecoute, ma vieille, et réfléchis... et vite... car je ne veux pas moisir chez toi plus longtemps... Il ne faut pas que cet enfant pleure...

Non, flt-elle, redevenue tremblante.

156 LES ÉGUMEURS DE GUERRE '

Il pleurerait s'il te voyait pleurer?

J'en suis sûre... il m'aime comme une maman.

Eh bien! tu vas me remettre le document que tu caches...

Puisque je vous dis...

Assez! Tu vas me le remettre, sinon... A Nicky Lariss :

Prends l'enfant, et si la vieille n'obéit pas^ donne-lui le fouet...

Vous allez... Vous... Vous ne ferez pas cela...

Dans cinq minutes, si tu ne te décides pas.

Vous n'oserez pas! cria-t-elle, la voix pleine de sanglots.

Un peu, qu'on se gênerait!

Mais vous êtes donc des monstres...

Possible!...

Nicky avait pris l'enfant dans ses bras. L'enfant se débattait, hurlait, avait peur. Noémie se jeta sur Sturberg, griffes en avant.

Vous êtes des misérables... des voleurs... des assassins...

Une fois, veux- tu obéir?

Il n'y a rien ici pour vous.

Deux fois, veux-tu me donner les papiers dont tu as la garde?

Je ne comprends pas ce que vous dites.

Nicky, apprête-toi!...

Alors, Noémie éclata en sanglots, tomba sur les ge- noux, suppliante :

Epargnez-le... Ne le faites pas pleurer... C'est un pauvre petit abandonné qui n'y peut rien, à tout cela... Est-ce que c'est sa faute? Et vous voudriez le rendre infirme pour toute sa vie?

Trois fois... veux- tu t'exécuter?... Elle bégayait :

Je ne peux pourtant pas le laisser martyriser... J'avais promis... tant qu'il ne s'agissait que de mo^.»

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 157

on pouvait me couper en morceaux et me faire sai- gner par tous les bouts, je n'aurais rien dit... Mais je- n'avais pas compté sur mon enfant, sur mon gosse... Voilà qu'il me regarde avec épouvante... Voilà de grosses larmes qui viennent à ses pauvres yeux en- flammés... Mon Dieu! Mon Dieu! il est perdu... si je ne dis rien... Mon Dieu! est-ce que je peux, voyons^ est-ce que je peux? Alors, vous n'avez pas pitié?

Nicky...

Non, non, arrêtez... ne le battez pas... C'est monstrueux, entendez-vous, monstrueux... Et si vous, qui me torturez, vous avez un enfant, eh bien, je vous le jure, car Dieu est juste, vous serez puni, puni bien- tôt dans votre enfant...

Nicky....

Non, non, je vous dirai... ce que vous voulez... Tu mentais tout à l'heure?

Oui, je mentais... J'avais promis à Puîchérie...

Ces papiers, elle te les avait confiés...

Oui, en mourant... Mais j'ignore ce qu'ils sont, ce qu'ils valent... comme elle l'ignorait elle-même... Pendant son agonie, elle m'a remis une pochette de cuir, en me disant : « J'avais proînis de mourir plutôt « que de m'en défaire... J'ai tenu parole... Mainte- « nant, c'est ton tour... Prends-la... Cache-la, n'en « parle à personne... Au péril de ta vie... Remets-la « seulement... un jour... à, à... » Et puis, sans me dire aucun nom, elle est morte, juste au moment of: éclatait, pas loin de nous, un obus de la grosse Ber- tha... C'est la Bertha qui l'a tuée...

est cette pochette? Pas chez toi, sans doute... nous l'aurions trouvée?

Elle haussa les épaules, tout en pleurant :

Vous n'avez pas visité partout.

Elle souleva Grisette hors du panier, la coucha ten- drement dans le fauteuil de molelskine, et tendit le panier à Sturberg.

158 LEG ÉCL'Âii:L'i»S DL! GL-'EliRE

Cherchez là-dedans...

Slurberg, d'un coup de canif, fendit la ouate du coussin...

Il eut un cri de triomphe, une sorte de rugissement de joie, ses mains frémirent.

Là, reposait, dans la douce chaleur du corps de Gri- sette, le sachet de cuir.

Et, du sachet, il tira l'enveloppe intacte, dans la- quelle il sentit le cachet de cire de Tenveloppe se- conde — on se rappelle les précautions prises par Rolande se trouvait le document volé à François- Ferdinand.

Pendant quelques instants, il resta sans parler. La joie le sufToquait. Quant à Nicky il avait reporté Ten- fant dans le lit et pâle de rage concentrée, d'envie dissimulée à peine il regardait son complice avec des yeux de haine...

Quant à Noémie, anéantie, le corps agité de se- cousses nerveuses, elle se taisait.

Enfin, Sturberg murmura, ea ouvrant son porte- feuille :

Pour te prouver, ma vieille, que nous sommes de braves gens, je vais te récompenser bien que tu ne le mérites pas.

Gardez votre argent... voois n'avez eu raison moi que par la force.

Gomme tu voudras!

A présent, un conseil, si tu ne veux pas qu'il Varrive un malheur... garde pour toi ce qui vient de se passer ici... Nicky, nous n'avons plus rien à faire... Filons!

Ils disparurent, silencieusement, si prudents que Noémie ne les entendit pas, lorsqu'ils descendirent Tescalier.

Le soir même partit de Paris un télégramme qui n'excita aucun soupçon et fut visé par la censure, la- quelle s'appliqua surtout, comme on sait, pendant la

LES ÉCUMEURS DE GUER.RE 159

guerre, à suspendre renvoi des dépêches inoffensives. Ce télégramme, signé Schwartz et Gie, à la maison de Virtenheim de Bâle, disait :

i

(( Sommes en possession de votre commande. Ex- « cusez retard à livraison, indépendant de nos efforts « et de notre bonne volonté. Prière nous faire savoir « d'urgence si nous devons vous l'expédier ou si vous « préférez attendre fin hostilités qui peut être pro- ^c chaine... »

En descendant de chez Noémie, ils avaient croisé, sur le trottoir de l'avenue, Mme Camille qui les at- tendait.

Brièvement, les trois complices échangèrent quel- ques mots et se séparèrent. Les deux hommes sau- tèrent dans un taxi qui les attendait, la femme rentra dans la maison.

Si courte qu"eût été cette conversation, elle avait eu deux témoins.

Rose-Lys et Rolande revenaient de la fabrique.

La vue de Mme Camille attira leur attention, et cette attention se reporta sur les autres. Ces figures ne leur étaient pas inconnues... les yeux surtout... malgré l'adroit camouflage...

Elles se rangèrent derrière un kiosque pour laisser passer Mme Camille.

Qu'as-tu découvert? Tu les as reconnus?

Oui... l'un par l'autre... l'un, le plus grand, le ^pius fort... Oh! il est bien déguisé, mais on ne pense pas à tout... et près de la tempe droite, une cicatrice apparaît... que j'avais remarquée à Medgyar, dès les premiers jours, et surtout en wagon dans le train qui me reconduisait en France... Sturberg, le chef...

Elle s'arrêta. Son cœur battait. Elle étouffait.

Lo second... aux yeux cruels, au regard impla- cable, Nicky Lariss...

1

fi 60 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Et la même pensée, la même crainte les envahit.

- Que sont-ils venus faire dans cette maison?

Hélasl la réponse n'était pas difficile...

Elles s'élancèrent dans l'escalier, oppressées par un pressentiment de malheur.

Puisque ces deux misérables avaient retrouvé" la trace de Pulchérie, celle de Rolande, le même soupçon leur était venu, sans aucun doute, comme il était venu aux jeunes filles... Et, au bout de ce soupçon, Noémie.

Elles frappèrent chez la vieille.

Une voix chevrotante, à peine distincte, répondit.

Elles entrèrent.

Noémie, affalée dans son fauteuil de moleskine, san- glotait bruyamment. Et, à la vue des jeunes filles, ses sanglots redoublèrent.

Elles la prirent dans leurs bras.

Noémie! Noémie! ma pauvre femme... qu'avez- vous? Que se passe-t-il?

Dans ses hoquets elles comprirent qu'elle répétait sans cesse :

Ils me l'ont volée! Ils me l'ont volée, les maudits!

Qui? Deux hommes, n'est-ce pas?

Oui.

Et ce qu'ils vous ont volé, c'est une pochette de cuir qui renfermait des papiers...

Oui... Des papiers... des papiers si graves que, en me les confiant au moment de mourir Pulchérie m'avait fait jurer de ne les remettre à personne... à personne...

A personne? Ce n'est pas possible... Elle a prononcer un nom... le mien, Rolande de Chambry, ou le nom de Rose-Lys Barbaral...

. Elle n'en a pas eu le temps... Elle est morte... d'un coup, comme ça, juste au m.oment éclatait dans le quartier im obus de la grosse Bertha...

Ces papiers m'appartiennent, dit Rolande avec-j colère.

LES ÉCUMEUR8 DE GUERRE 161

Je ne savais pas.

Nous vous l'avons fait comprendre, pourtant...

J'avais peur d'être trompée... j'avais peur de ce qui est arrivé...

Et c'est un grand malheur, ma pauvre femme, de n'avoir pas eu confiance en nous.

Pardon! Pardon! Je ne voulais rien dire... Si vous s.Tviez... Ces méchantes gens!... ils m'ont tor- turée... D'abord, ils ont tout bousculé i<^i parce que je refusais de parler... Mes affaires si propres, si bien rangées... Re,2:ardez dans quel état!... Et quand ils ont été sûrs qu'ils ne trouveraient rien... alors... alors... ils se sont attaqués au petit... Ils ont menacé de le faire pleurer, si je ne parlais pas... Le faire pleurer, c'était le rendre aveugle... J'ai parlé... qu'est-ce que vous auriez fait, à ma place?

Ses larmes recommencèrent à couler de plus belle. Et elle murmurait :

S'il n'y avait pas eu l'enfant, ils auraient pu me martyriser, me découper en tout petits morceaux... ils n'auraient rien obtenu de moi, rien!!

Elle fit claquer son ongle très propre sur la seule dent qui lui restait.

Pas çal

Elle prit Grisette dans ses bras et se mil à la ca- resser.

C'était celte mignonne qui gardait votre trésor et ils ne s'en doutaient pas, les bandits... La pochette était dans le coussin ouaté, bien au chaud de la four- rure blanche de la chatte... Qui est-ce qui aurait pu la découvrir?...

De toutes ces plaintes, de toutes ces larmes, un fait ressortait :

Le document de l'archiduc était entre les mains de Sturberg,

Il ruse contre ruse, ou violeiàce contre violenoe, i\

162 LEg lÈeùMEUftS OB (îtJfiflRK

fallait le reconquérir, avant que les papiers n'eussent repris la route do l'Autriche...

Sans ressources, sans personne pour les défendre, isolées comme elles étaient, la tâche apparaissait au- dessus de leurs forces.

Elles le comprirent.

Et, rentrées dans leur chambre, elles s'abandon- nèrent à leur douleur.

Le lendemain, dans la soirée, un télégramme, venant de Bâle, arrivait à Corbeil, à l'adresse de Schwartz et Cie.

Il répondait à la dépêche partie la veille.

Et comme cette dépêche, il était écrit en langage convenu.

Du reste, revêtu du visa de la censure, <îui n'y avait vu aucun mal.

Il disait :

« Retardez envoi marchandises, à cause des risques « à courir. Attendez fin des hostilités. Faites situa- « tion nette en vous débarrassant au plus tôt des in- « termédiaires. Mieux vaut agir désormais directe- « ment de vous à nous, sans personne interposée.

« Signé : Virténhëim. »

Les deux complices étaient face à face, au château de VEelvetia, lorsque le télégramme leur fut remis.

Sturberg-Schwartz le lut, le relut, sembla le méditer.

Après quoi il le tendit silencieusement à Nicky Lariss.

Quand celui-ci le reposa sur la table, ils se regar- dèrent longuement :

Qu'en penses-tu? Faut-il te le traduire?

Non... c'est simple...

Ce qui signifie?

Que ce petit papier, qui n'a l'air de rien, est un arrêt de mort, ni moins ni plus, pour Rolande de Chambry,.,

LBS ÉCUMEUR8 DB GUEHRB 163

Et leur raisonnement, là-bas est logique... Ils savent que le document est entre nos mains... bien... Mais ils ne sont pas encore tranquilles... tandis que Rolande morte, rien ne restera du secret de Sarajevo... Ni le secret... ni celle qui l'avait surpris... Ils rai- sonnent comme j'ai j'aisonné moi-même, tu te sou- viens?

Nicky Lariss s'était levé, en proie à une agitation nerveuse. Il vint tout à coup se planter devant son chef.

Sturberg? fit-il d'une voix étouffée.

Quoi?

Pour la dernière fois, je te rappelle que j'aime Isabelle... Ne me pousse pas à bout... Je suis ton compagnon de dangers, de misères et de crimes... Nous nous valons... Donne-la-moi I...

Nonl... dit rudement Sturberg... Et qu'il n'en soit plus question I

l'heure de la justice approche

Sans défiance encore sur la personnalité de Schwartz, les jeunes filles reçurent tout à coup, à la fabrique de Saint-Denis, des propositions qui les ap- pelaient toutes deux à Gorbeil, avec des conditions avantageuses : appointements augmentés, diminution de travail, et surtout travail plus doux, plus conforme à leurs habitudes, à leurs forces, à leur éducation.

Ce fut Mme Camille qui, dans leur petite chambre, un soir de dimanche, très empressée et bienveillante, vint leur transmettre ces propositions.

Bien entendu, je compte que vous acceptez?

164 tBë ictJMstmâ dk ôuicÈiai

« 0*est unô vraie chance...

Aucune raisun pour refuser de pareilles offres, dit Rolande.

Vous habiterez au château de VHelvetia, car M. Schwartz tient à avoir auprès de lui ses secrétaires. Peut-être aurez-vous un peu moins de liberté... Mais, par compensation, la vie sera plus confortable... Vous pourrez donc déménager... et même vendre vos meu- bles... à VHelvetia vous trouverez ce qu'il vous faut.

Elle se leva, pour partir, toute rieuse, et leur tendit les mains :

Alors je puis téléphoner à M. Schwartz que c'est entendu?

Oui, fit Rolande laconique, c'est entendu.

Pour moi aussi, dit Rose-Lys, je suis heureuse de ne pas quitter Rolande.

Sur le seuil, au moment de sortir, Mme Camille se retourna :

Gest curieux, j'aurais cru que cela vous aurait fait plus de plaisir...

Nous avons tant souffert que nous ne sommes plus très expansives.

Et quand la porte fut refermée, les jeunes filles se regardèrent.

Leur pensée intime, ce fut Rose-Lys qui la for- mula :

Cette femme est la complice de ceux qui te veu- lent du mal... La proposition qu'elle vient de nous faire cache un piège...

Comme Rolande ne répondait pas, paraissait loin- taine et préoccupée :

A quoi rêves-tu?

La jeune fille murmura deux fois, sur un ton sin- gulier :

Schwartz?... Schwartz?...

Rose-Lys attendit... Mais Rolande n'ajouta rien de

^lU5.

tfig icuMBung m mnmn IdS

U aoif, elles ^onaôrem à Noèmie ia g&fd* de i^ur ch&mbre et de leur petit mubiiier, et le leudemains par premier train du matiiij elles s'cnifaarquaient pour Corbeil, emportant le linge et les vêtements qui leur étaient nécessaires.

Tout le temps du voyage, Rolande resta silencieuse.

En vain Ilose-Lys demandait :

Tu n'as rien? Tu ne souffres pas? Que crains- tu?

A Corbeii, une auto les prit à la gare et les emporta vers [Eelvelia, bâti sur les coteaux de la Seine. Le paysage se déroulait sur les deux rives du fleuve, à travers les. bois, les prairies, les jardins et les parcs. Le château était fastueux et cossu. De larges pelouses d'un vert foncé, rafraîchies, durant la sécheresse esti- vale par des tuyaux d'arrosage, dégringolaient vers la Seine, parmi des massifs de fleurs éclatantes. L'été vivait encore là, bien qu'on fût en plein automne, et rien n'y trahissait la négligence, le laisser-aller ou l'oubli, maigre les tristes et graves préoccupations de la guerre. Ce jour-là, dans un ciel très légèrement voilé, le doux soleil d'octobre luisait. Et, tous les ma- tins, les communiqués de la grande bataille qui se livrait depuis le 18 juillet apportaient des nouvelles de victoires.

Elles furent introduites par un valet de chambre très correct et qui était un mutilé de la guerre, dans- ic bureau de Schwartz.

Schv^^artz, absent, les fit attendre un quart d'heure.

Autour d'elles, rien ne justifiait leurs soupçons intimes. Ameublement d'un bureau style Empire, sobre, avec quelques objets de luxe, deux bronzes de cUez Siot, deux tableaux de paysages suisses, neige et solitude, des souvenirs de guerre, et c'était tout.

Sur le bureau, des lettres ouvertes, des papiers épars, laissés à, l'abandon, sous l'œil indiscret de qui- ceQ<n^ voulait Us regarder, semblaient dire;

HjQ leb écumeurs de guerre

Nous n'avons rien h nous reprocher et rien à craindre...

Le maître entra. 11 était grand, lourd et fort, avec des épaules massives.

Il dit d'une voix pleine, avec un accent prononcé :

Ne vous dérangez pas... Restez assises... Mme Camille m'a parlé de vous... Elle paraît s'intéresser beaucoup à votre sort... Vous connaissez des langues étrangères?

L'anglais, dit Rose-Lys... Je le parle couram- ment.

Ut vous, l'allemand? m'a-t-ori dit, fit Schwartz en se tournant vers Rolande.

Oui, monsieur... articula faiblement la jeune fille.

Elle était en proie à une émotion qu'elle dissimulait avec peine.

Cet homme, elle l'examinait, pour ainsi dire, de tout son corps et de toute son âme.

Une révolte intime lui criait l'imposture crimi- nelle...

Rien, si ce n'est la carrure et la taille, ne lui rappe- lait le bandit de Medgyar. Rien non plus ne rappelait un des deux hommes entrevus à la gare de l'Est, un des deux hommes surpris avenue de Saint-Ouen. Si elle ne se trompait pas, celui-là devait être maquillé avec un talent supérieur pour la faire douter ainsi! C'était surtout les yeux qu'elle interrogeait. Et, les yeux, elle ne les reconnaissait pas. Ceux qu'elle voyait était bridés, restaient mi-clos, avec cent petites rides rouges qui les amincissaient. Et à toute minute, Schwartz se collait sur le nez un binocle légèrement teinté comme s'il eût voulu mettre fin à un examen qui le gênait.

Elle essaya d'apercevoir la cicatrice, à la tempe droite.

LES ÉCTJMEURS DE GUERRE 167

Mais les cheveux drus, épais, y étaient soigneuse- ment amenés. Rien n'y était visible.

Il lui sembla toutefois était-ce pas une surexci- tation de son trouble extrême? que Schwartz n'avait pas toujours le môme son de voix. Il affectait de par- ler d'une voix forte, qui était plutôt grave, et sou- vent des membres de phrases lui échappaient, sur un ton plus aigu...

Et cette voix, la seconde, soulevait en elle tout un monde de terreurs.

Elle l'avait entendue à Medgyar...

Elle l'avait entendue, après l'accident d'auto, quand l'un disait à l'autre :

Si nous l'achevions?

Elle l'avait entendue dans la carriole du voiturier Bertrand, sur la route de Rethel à Glairefontaine.

Et, sans cesse, dans tous ses cauchemars, elle l'avait entendue.

Rose-Lys contemplait Schwartz d'un regard non moins ardent.

Elle aussi l'avait entendue, cette voix... en quelles heures tragiques!... Et la silhouette d'un des deux Flamands, poussant ses vaches, lui revenait à la mémoire.

Indifférent et monotone, Schwartz achevait ses re- commandations.

Après quoi il se leva pour leur donner congé.

Il leur laissait la liberté de la matinée pour s'ins- taller.

Il prit la peine de les reconduire jusqu'à la porte, avec un sourire poli ;

Du reste, dit-il sur le seuil, je vous présenterai à ma fllle Isabelle, qui sera pour vous une compagne et vous rendra mille petits services.

Il salua, referma, et elles se trouvèrent seules dans un large hall somptueux, ouvert, d'un côté, sur les pe-

168 LES ÉGUMEimS DE «TJïnilB ^

louses et les jardins, de Tautre sur la vallée de la Seine.

Or, au moment elles le traversaient, le hall ^.^trit désert.

Seulement, sur le perron, la grande porte venait de s'ouvrir et un homme entrait.

D'un pas rapide et sautillant, il passa auprès d'elles.

Ayant frôlé Rolande, il murmura, pour s'excuser :

Pardong!...

Et il s'engouffra dans le cabinet de travail du maître de la maison.

Rose-Lys et Rolande, encore, n'échangèrent pas une parole.

Elles se serrèrent la main, furtivement, avec une violence nerveuse.

Puis, tout à coup, Rolande, échappant à son amie, revint sur ses pas, et la marche amortie dans l'épais- seur des tapis, s'approcha de la porte par laquelle le nouveau venu avait disparu. Ce fut irraisonné, un de ces gestes décisifs auxquels pousse l'instinct.

Et Rose-Lys la vit, la tête penchée, qui écoutait. Elle la vit qui, soudain, chancelait, s'appuyant contre le mur.

Puis, se redressant, Rolande, effarée mais les yeux brillants, se rapprocha de sa compagne.

Ils se sont mis à parler vivement, à voix basse... et pourtant j'ai surpris un nom que par deux fois ils ont prononcé... Godolloî... Godollol...

Elle entraîna Rose-Lys.

Viens... ne restons pas là!...

Du reste, un valet de chambre venait les rejoindre.

Il les conduisit au second étage, dans deux chambres contiguës, vastes, très claires, élégantes dans leur simplicité.

Et avec un bon sourire, le mutilé leur dit :

■^ Yous ggre? Um là. ^'est-o§ ipml Tw© auprès ds

ÎMB ÉGUMEURâ DB GtJERRK 16î'

Tautre?... Les sonnelles marchent. On les a répa- rées ces jours-ci et lorsque vous aurez besoin do quelque chose?

Les jeunes filles écoutèrent le pas lourd de sa jambe articulée qui s'éloignait.

Celui-là, du moins, n'était pas un traître et, sur le revers gauche de sa livrée, deux courts rubans, l'un vert, avec des palmes, et l'autre jaune, disaient sa loyauté.

Rolande murmurait de nouveau :

Godoilo! Godoliol... Ce sont eux... Maintenant je ne doute plus... Si bien déguisés qu'ils soient...

Rose-Lys répéta :

Oui, ce sont eux... Je les avais reconnus... et pourtant je n'osais...

Pourquoi nous ont-ils fait venir? La réponse était facile...

Elle leur jaillit à l'esprit en même temps, avec la même épouvante.

Ils veulent se débarrasser de nous... Rolande étreignit son amie dans ses bras.

De moi... seulement... de moi... Et non de toi... Oui, je le sens, je suis en plein danger, comme Jo Vêtais dans le camp, puis dans la prison d'Allemagne; comme je l'étais à Clairefontaine ils ont voulu m'assassiner; comme je l'avais été pendant deux jours à Medgyar...

Elle se tordit les mains.

Et Simon qui est mort! Car il est mort... puis- que depuis tant de jours nous n'avons reçu de lui aucune nouvelle!... Et mon frèrel... Disparu, lui aussi... Mort de misère, de froid et de faim dans la sombre et sinistre Allemagne... Mon Dieul Mon Dieul qui viendra à notre secours...

Fuyons, veux-tu? Ne restons pas ici une minute plus... No«8 Aous cacherons n'importe où, dans

170 LES ÉCUMKUHS DE GUERRE

ce Paris iJ est si facile de disparaître... Et partout nous trouverons aisément à nous employer...

Rolande resta longtemps sans répondre, assise, les coudes sur les genoux et la tète dans ses mains.

Jamais je n'ai été aussi près de la mort, dit-elle. Et pourtant, je reste... Oh! je lis dans leur pensée... Maintenant qu'ils sont redevenus maîtres du redou- table document qui prouve l'infamie et la prémédita- tion de leurs souverains, n'est-il pas naturel qu'ils songent à faire disparaître celle qui possédait leur secret... Et pourtant, je reste...

Ce Sturberg, ce Nicky Lariss, si nous les dénon- cions?

' Leurs précautions sont trop bien prises... Qui nous croirait?... Qui songerait à accuser Schwartz qui, pour arriver au triomphe, il exulte en ce moment, a travaillé depuis quatre années à la défense natio- nale française? Schwartz, un ennemi?... Quelles preu- ves donnerions-nous? Sans preuves, à qui m' adresser? A qui raconter la tragique histoire à laquelle ils faisaient allusion sans doute tout à l'heure en pro- nonçant ce nom odieux de Godollo? Ne pouvons-nous pas être certaines que, depuis quatre années que ce Schv^artz travaille chez nous et s'enrichit, il a étayer sa personnalité nouvelle de tant de matériaux prudemment entassés que ce serait faire rire de nous, et nous faire soupçonner peut-être, que de porter contre lui une pareille accusation?... Elle reprit, après un silence :

Les papiers qu'il m'a volés sont ici... Il n'a pas s'en séparer encore... Ici, Rose-Lys, ici... com- prends-tu?... près de nous!... à portée de ma main, sous nos yeux presque... dis, tu comprends?... Oui, je joue ma vie, mais je reste... Ils ont prononcé jadis contre moi un arrêt de mort... Voici près de cinq ans que la lutte est sans merci entre eux et moi... Et à la dernière minute, quand peut-être l'heure de la jus-

LE8 ÉGUMEURS DE GUERRE 171

tice va sonner pour eux, je fuirais?... Non, je reste... Mais toi, Rose-Lys, toi... tu n'es pas forcée de partager mon sort.,, et je t'approuverais de partir...

Je partagerai ton sort... je ne puis plus me séparer de toi...

On entendit un pas lourd qui martelait le parquet en se rapprochant.

On frappa.

La bonne tête du poilu mutilé apparut dans l'enca- drement de la porte.

Mesdemoiselles, le patron a dit comme ça qu'on vous servirait vos repas chez vous... qui ce serait plus commode... et que vous seriez plus libres...

Et il referma.

Une demi-heure après, en effet, une fille de service monta leur déjeuner, délicat et copieux.

Hein? fit-elle en riant, ça ne sent pas les res- trictions ici?

Elles restèrent longtemps sans oser toucher à rien... Rose-Lys formula sa terreur :

Du poison?

Mais Rolande secoua la tête : Non... Le poison, c'est trop dangereux... cela laisse des traces... Mangeons!

XI

LE COMMANDANT SIMON LEVAiLLANT

Comment, par quelle suite de coïncidences tragi- ques, Rolande et Simon avaient-'ils été séparés, depuis

172 LBS ÉGUMBURS DB 6UEIIR?

quatre années, aussi complètement que par la mort?

La guerre a été fertile en douleurs pareilles et bien des existences ont été bouleversées sans pitié par des catastrophes toujours en marche.

Un jour, nous l'avons dit, alors que les jeunes filles étaient encore au village de Clairefontaine, Ro- lande avait réussi, grâce au dévouement d'un réfugié belge qui regagnait Bruxelles et qui gardait des rela- tions secrètes avec des gens de la frontière hollan- daise, a faire passer une lettre en France, à l'adresse de Simon Levaillant.

était-il? Elle n'en savait rien. Elle s'était con- tentée do mettre, avec le grade et le nom de Levail- lant, le numéro de son régiment. Et elle avait aban- donné le souvenir tendre, venu de la région occupée, à la grâce de Dieu et aux aventures du hasard.

Et la lettre, pourtant, avait fini par arriver au but, sur les lignes de Tahure.

Ce fut un soir de l'hiver 1917 que Simon la trouva sur la planchette qui lui servait de table, en rentrant dans sa cagna, au front de Gham.pagne.

Depuis huit jours il pleuvait sans arrêt. Les plaines, creusées de tranchées sur une profondeur de cinq kilo- mètres, n'étaient plus qu'un immense champ de boue blanchâtre, dans laquelle on enfonçait jusqu'aux ge- noux. Le mauvais temps était peu propice aux atta- ques, de part et d'autre, et sauf quelques coups de fusils, sauf un roulement de mitrailleuse, ou de loin en loin l'éclatement d'un obus, qui prouvait de chaque côté que l'on se surveillait, le secteur était tranquille.

La lettre était passée par tant de mains, dans les Ardennes, en Belgique, en Hollande, dans les postes françaises, que souillée, salie, elle ne laissait plus voir sur son enveloppe, du reste intacte, qu'un sem- blant d'adresse, Ton reconnaissait avec peine le nom de Simon Levaillant.

Son ordoi^auce, Rameau, venait de lui âj£A.;

LES ÉGUAJBUH8 »B eUEAAB 178

Il y a une lettre pour vous, mon commandant. En ajoutant ce correctif singulier :

A moins quelle ne soit pour un autre. Simon regarda les lettres à demi effacées et la re- posa sur la planche.

Et la pensée que Rolande pouvait lui écrire ne retint même pas son attention.

Rolande! Hélas! 11 la croyait morte... Ne l'avait-il pas laissée dans cet état étrange, profond, de torpeur, dont ni larmes, ni supplications ne l'avaient tirée?

Et les médecins, découragés, n'avaient-ils pas perdu tout espoir?

L'ordonnance n'était à son service que depuis un mois. Et le soldat, retour la veille de permission^ avait conté à deux copains, à la gare de l'Est, en pre- nant le train, l'aventure qui l'avait rapproché de son officier.

Un dragon venait de demander h Rameau, montrant sa croix de guerre :

Et toi, vieux, comment que tu Tas obtenue, ta citation?

Laquelle? J'en ai trois.

La première. N'y a que celle-là qui compte. Les autres, après, ça vient tout seul.

C'est bien simple. Je l'ai obtenue sans ]e faire exprès. C'était dans ce sacré chien de pays, de boue et d'eau, du Nord, tu sais? à Saint-Georges?

Pire que celui d'ici... J'en ai encore les pieds gelés.

On faisait une attaque et on venait de sortir des tranchées... Les mitrailleuses et les obus rappli- quaient, comme de juste... Et voilà-t-il pas que j'aper- çois, dans la boue, un bonhomme qui ^tait noir de la tête aux pieds, et qui avait l'air de se défiler en lais- sant les camaros passer en avant... La frousse, vous savez?

~ Ouiw,

174 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

J'aime pas çal

Damel

Qu'est-ce que je fais? Ni une ni deux. J'arrive près de lui et je lui flanque un coup de pied dans le... comme si que vous diriez au derrière ... Il se re- tourne... Il s'essuie la figure... Il avait l'air de se réveiller... Et qu'est-ce que je vois!... Ah! pétard de sorti... Le commandant!!... Il venait d'être plaqué dans la gadoue par une explosion de marmite... Pas blessé... Rien... La commotion, comme on dit... Il se relève en se frottant le bas du dos... Il roulait des yeux furieux... C'est que j'avais tapé dur... et je n'en menais pas large... Cas de conseil de guerre... Douze balles... Il me dit :

« C'est toi, Rameau... je te retiens... ton compte est bon...

« Et il repart en hurlant : « En avant! »

Tout ça, fit le copain de Rameau, ça ne nous dit pas ta citation.

Quèque temps après j'étais pas crâne je l'ai reçue... Elle disait :

« A fait preuve d'intrépidité en excitant ses cama- » rades à marcher au combat sous la mitraille et les » obus, dans un terrain défoncé et marécageux... A » relevé son commandant qui s'enlizait, évanoui par » une commotion... »

Ah ben! mon vieux...

Ben quoi? Je l'ai-t-y gagnée ou je l'ai-t-y pas gagnée?

Le copain avait répondu, sentencieux :

Pour sûr!!

Un peu séché,. Simon s'assit sur un escabeau et dé- cacheta la lettre.

Aux premiers mots, à la vue de l'écriture, il eut une exclamation étouffée. Et ce soldat, qui, depuis des années, avait bravé la mort tant de fois, appuya

tîcs sauMEUAa ob gueerb i75

sa tête contre ses mains, pris tout à coup de vertige, pendant que Rameau, alarmé, disait :

On vous annonce un malheur^ mon commandant? Non, non... Ne me parle plusl... laisse-moi 1...

Il essaya de lire, mais ses yeux étaient brouillés par les larmes. M il répétait tout bas :

Vivante I Est-ce possible, mon Dieu!...

Lettre pleine de passion et de douleur, et aussi d'espérance...

« Je t'écris du fond de notre prison, car oous

» sommes emprisonnées dans ce coin de France, au

» milieu des soldats allemands, nos geôliers,.. Je

» t'écris au hasard, en profitant d'un dévouement qui

» s'offre à moi et qui, au péril de mort, se charge de

» cette lettre... Je t'écris sans savoir, hélas I si ma

» lettre te parviendra jamais... Si elle te parvient,

» ami chéri, qu'elle t'apporte du moins le souvenir

» de ta tendre Rolande, car ta pensée est la seule

» chose qui me soutienne parmi nos souffrances, nos

» misères et les brutalités dont nous sommes chaque

« jour victimes... es-tu?... As-tu été blessé?... Je

» n'ose penser, je refuse de croire que tu es mort...

» Que cette feuille légère que j'écris la nuit, dans mois

» lit, sur lequel il pleut, pendant que Rose-Lys fait

)) le guet pour que nous ne soyons pas surprises, que

j) cette feuille que je couvre de baisers t'apporte mon

» cœur fidèle... J'ai recouvré ma raison... Je suis gué-

» rie... Les jours anéantis que j'ai passés depuis que

» je t'ai serré pour la dernière fois dans mes bras,

» le soir de Glairefontaine, ne sont plus qu'un mau-

» vais souvenir qui s'efface... Je t'aime... »

Durant des pages et des pages, elle contait ensuite ce qui leur était arrivé à toutes deux, et le meurtre de Jean-i^uis, et le meurtre de Barbarat,..

176 Lbs écUMEURS >B acmfiHB

V

Elle parlait du document, à mots couverts, car il ne fallait pas que les ennemis pussent comprendre, si la lettre tombait entre leurs mains.

Elle disait comment elles vivaient, leurs priva- tions, et comment elles étaient, sans pitié pour leur faiblesse, condamnées à de durs travaux.

Et c'était ainsi que sa protestation ardente s'était envolée de ses mains et, à travers les dangers, dans bien des cahots et des tempêtes, était venue enfin, presque miraculeusement, se poser sous les yeux de Simon.

Combien de fois il la relut...

Puis, à côté de tant de joie, quelle douleur et quel deuil, et quelle rage de vengeance aussi en apprenant que son père avait été assassiné 1

Les heures de la nuit s'écoulèrent... Il ne ressentait pas le besoin de dormir... Ce ne fut que vers le matin que le sommeil l'emporta et qu'il se jeta sur son sommier.

Au réveil, la pluie continuait sans arrêt. Le sol, saturé, laissait couler dans la cagna un liquide blan- châtre détrempé dans la chaux. La voûte de terre, mal étayée, se crevassait et menaçait ruines. Rameau s'évertuait à réparer le dommage, vidait l'eau avec une pelle, déblayait au dehors les rigoles d'écoulement.

Et, appuyé sur son coude, ayant encore quelques minutes de repos, Simon rêvait, en relisant, pour la dixième fois, la lettre de Rolande.

Après la joie de l'avoir ainsi retrouvée, et retrou- vée vivante, une douleur profonde qui venait de son deuil...

Au souvenir de son père, du brave homme si tendre qu'était le paysan, son cœur se fendait, et il pleurait, car dans ce cœur rude, il savait ce qu'il y avait de dévouement et d'affection, et combien Jean-Louis était fier de son fils.

Et parmi les réticences de la lettre, parmi bw-

Las ÉCtJMBUHS DB GUBHÀB i7t

laines phrases au sens ambi^ et comme lointain, il devinait que Jean-Louis était mort parce qu'il avait tenu pour sacrée la mission confiée par Simon...

Quel était donc ce document terrible pour lequel coulait tant de sang?

Puis il pensa, à lui-môme, à l'accusation qui avait pesé sur lui aux jours de la mobilisation et à l'espé- rance radieuse que lui apportait cette lettre...

Plus qu'une espérance, la certitude de sa réhabili- tation.

Parmi ceux qui l'avaient jugé, quf douterait de son innocence, désormais, devant la preuve d'amour toute- puissante que Rolande lui envoyait?

Mais ses juges, étaient-ils?

Il repassait leurs noms, il en faisait le compte, dans SB, mémoire.

Norbert de Ghambry, disparu depuis longtemps, mort ou prisonnier.

Rosier, tué dans les Flandres, au début de la bataille de l'Yser.

Gerbeaux, nommé comme lui chef d'escadron, dans lo même régiment, et commandant le secteur voisin, à gauche de Tahure.

Voilà pour ses trois accusateurs.

Et ceux qui l'avaient jugé?

Le colonel Normand était général commandant une brigade à Saionique.

Simon lui écrirait...

Pendant ces premières années de guerre, il avait combattu près de son chef, que de fois il avait vu se poser sur lui, dans une interrogation muette, les yeux douloureux du colonel! Et n'avait-il pas compris ce que disait ce regard?

« Malgré tout, je ne puis vous croire coupable... J'attends comme vous la vérité! »

Il copierait pour son colonel la lettre de Rolande et il la lui enverrait : « Et maintenant, mon géHéral,

178 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

ajoutcrait-il, doutez-vous encore? Et ne vais-je pas recevoir de vous, bien vite, la parole que j'attendais depuis si longtemps. »

Les autres?

Le capitaine de Montbois, tué.

Le lieutenant de Fergerac, grièvement blessé, était toujours au service, mais à Farrière.

Le chef d'escadron de Laplasse commandait le régi- ment, depuis le départ du colonel Normand pour l'ar- mée d'Orient.

Et le sous-lieutenant Andréoud était capitaine, au- près de lui.

Ce fut le colonel de Laplasse qu'il vit le premier, dans son abri blindé,

Laplasse comprit tout de suite que Simon était en proie à une émotion intense.

Du nouveau, fit-il, en s' avançant vivement vers le jeune homme.

^- Oui. Oh] oui, mon colonel, prononça Simon d'une voix profonde.

Et quoi donc? Le téléphone n'a pas cessé de marcher depuis ce matin, mais pour des broutilles administratives... Et tous les jours depuis un mois ce sont les gratte-papier qui sont les maîtres... Ce qu'on s' ennuie I

Il bâilla à se décrocher la mâchoire...

Mais voyant que Simon lui tendait une lettre, et que les mains qui tendaient cette lettre étaient toutes tremblantes...

Evidemment, il s'agit d'un malheur... d'ujD grand malheur personnel...

Oh! non, mon colonel, lisez, lisez,,. Et le pauvre garçon éclata en sanglots, Laplasse parcourut cette lettre.

Elle s'échappa de ses mains. Et il ouvrit les bras h Simon qui s'y laissa tomber ^n pleurs.

LÈS ÉGUMEURS DE GUERRE 179

Nous avons été contraints de vous considérer comme un coupable, car les circonstances tragiques du crime vous accusaient... Mais notre conscience, à tous ceux qui, vous ont jugé, se révoltait contre cette accusation.

Le colonel s'arrêta, puis, après avoir serré plus étroitement son camarade contre sa poitrine :

Au nom de ceux qui vivent encore, mais qui sont loin de nous, comme le général Normand et notre ami Fergeac, au nom de ceux qui sont morts, comme Ro- sier, comme Chambry peut-être, comme Montbois, je vous demande pardon.

Ohl mon colonel, ma joie est si grande... j*ai tout oublié.

Avec Gerbeaux ce fut la même scène. Gerbeaux simplement ajouta :

Le jour douloureux nous étions réunis pour t'interroger, n'oublie pas que, tout en reconnaissant la vérité des faits qui se levaient contre toi, j'ai pro- testé en déclarant que je ne pouvais te croire cou- pable... Le seul qui, du reste, nous paraissait con- vaincu, c'était Chambry... Et encore I n'était-il pas conduit en tout cela par la haine irraisonnée et in- compréhensible dont il te poursuivait?

Même scène avec Andréoud... Et Simon songeait à Norbert.

Est-il mort? Est-il vivant? J'avais promis à Ro- lande de faire sa conquête. A présent, cette conquête serait facile... Lui non plus ne refuserait pas de me donner sa main...

Pendant longtemps, ensuite, Simon attendit d'au- tres lettres.

Il lui semblait que puisque Rolande avait trouvé le moyen de lui faire parvenir une fois de ses nou- velles, d'autres fois elle le pourrait encore.

Rien ne vint. '^

Ce fut la séparation, complète.

ISO LES ÉGUMSURS BI CUKRRS

C'est que, dans l'intervalle, les jeunes filles avaient été évacuées en Allemagne, séparées, Rolande mise en surveillance spéciale et toute permission de corres- pondre avec la France interdite.

La guerre continuait...

Vint la grande offensive allemande de 1918.

Simon fut fait prisonnier au Kemmel, et envoyé au camp de Mannheim.

A peine y arrivait-il qu'il songeait à s'évader.

Il y réussit vers la lin d'avril, en passant par la Suisse.

C'était vers l'époque Rose-Lys et Rolande fai- saient partie d'un convoi d'évacués. On se rappelle qu'aussitôt en France, elles s'étaient renseignées sur Simon et Norbert... Norbert paraissait supprimé du monde... Du moins, elles avaient appris l'internement de Simon à Mannheim et lui avaient envoyé lettres et colis...

Ces colis et ces lettres arrivèrent au camp des prisonniers...

Les lettres furent détruites, les colis distribués entre les Boches de garde.

Rien ne parvint à Levaillant, et pour cause : il était parti.

De retour en France, il avait regagné son corps.

L'offensive allemande se poursuivait, acharnée, me- naçait d'être victorieuse... La France et le monde traversaient de nouveau de mortelle angoisses.

A Lassigny, Simon fut relevé mourant, empoisonné par les gaz.

Soigné d'abord dans une ambulance de Compiègne, il fut envoyé ensuite à Paris, et de évacué à Cor- beil, à l'hôpital de l'Helvétia.

Ce ne fut point le hasard qui l'y conduisit.

Sturberg, de loin, veillait sur le jeune homme. Il aimait, on l'a vu, ramasser autour de lui, pour plus dd sûreté, ceux do qui pouvait naître un danger, oar

LES ÉCUMEURS DB QUERRE J81

le danger était moins redoutable lorsqu'il pouvait le voir naître, et s'épanouir.

Il n'avait pas été, ensuite, sans remarquer que l'offi- cier avait produit sur Isabelle une impression pro- fonde. Outre que, dans l'adoration qu'il avait pour sa fille, il était incapable de lui résister ni de lui donner des ordres, il ne voyait pas sans plaisir cette liaison s'ébaucher. Il l'avait dit à Nicky Lariss. C'était une sécurilé de plus.

Impuissant, la rage au cœur, Nicky Lariss avait assisté, de loin, au développement de cet amour.

Isabelle, du reste, ne s'en cachait pas. Elle n'en avait pas la force. Prise dans tout son être, dès les premiers jours elle s'était vue au chevet de l'offi- cier, elle s'était abandonnée à l'attrait qu'il lui ins- pirait.

Elle ne se fiait à personne et prenait pour elle les soins à lui donner.

Ses visites régulières et qui même se renouvelaient sans raison et pour le moindre prétexte, ses attentions délicates, comme ses regards et ses attitudes atten- dries, quand elle se penchait sur le malade, tout en elle trahissait si bien le sentiment profond qui envahis- sait ce cœur de femme, que son amour bientôt ne fut plus un secret pour les blessés.

Entre eux, il en plaisantèrent d'abord.

Mais ils n'osèrent^ en parler à Simon.

Simon, en efi'et, ne s'apercevait de rien.

Dans les premiers temps, comme il souffrait beau- coup, comme sa vie était en danger, et comme le bruit courait que, même s'il était sauvé, il resterait très faible, avec des poumons délicats, une grande pi- tié avait entouré cet empoisonné.

Plus tard, lorsque presque miraculeusement et on ne se gênait pas pour dire qu'Isabelle était l'auteur du miracle il fui debout, faisant mentir tous les pronôsties, mix allure fut si réservée» ses yeux res^

182 LES ÉCUMBIURS DE GUERRE

tèreiit si tristes, il recherchait si visiblement la soli- tude qu'aucun de ceux qui étaient ses camarades d'hôpital ne lut tenté de pénétrer dans son intimité.

C'est qu'en effet le jeune homme était en proie à une insurmontable tristesse. Tous les deuils, toutes les souffrances, les fatigues, les joies de vaincre ou les désespoirs d'être vaincu, toutes ces angoisses de guerre n'avaient pas fait pâlir la douce lumière qui luisait dans son cœur et la figure de Rolande vivait en lui rayonnante.

Oii était-elle? Qu'était-elle devenue? Avait-elle sur- vécu?

La première lettre rayon fugitif dans l'atroce huit de leur séparation n'avait été suivie il le croyait d'aucune autre.

Dès lors quelle révélation funèbre lui apporterait la fin de cette guerre, que maintenant Ton disait toute proche? Autour de lui, les autres devinaient une peine mystérieuse et on respecta sa solitude et son silence. Il avait pris pour un dévouement banal, qui s'adressait à tous en égale part, les soins empressés qu'il recevait de la jolie infirmière.

Il était si loin de toute pensée d'amour qu'il îie pouvait concevoir que pareille pensée pourrait venir h une autre.

Elle était si attentive et si douce, si prévenante et si intelligente à obéir à toutes les délicates prescrip- tions du médecin, que parfois, avec un sourire triste, il la remerciait simplement en laii disant :

. Comme vous êtes bonne!...

Toute blonde et toute vaporeuse dans ses blancs vêtements, avec ses yeux d'un bleu céleste, son élé- gance rare, elle était vraiment une apparition jolie et consolante, frôlant ces lits tant de braves gens soufflaient le martyre. Elle s'exprimait très pure- ment en français, ayant été élevée à Vienne dans une pension tenue par des dames françaises. Un très

LÉS iCUMEUftS DE GUBRUE lé3

léger accent relevait sa parole d'une note originale. Pas un de ces soldats n'avait jamais pensé que cette jeune fille était d'une race ennemie, et que son père jouait en France, depuis 1914, un rôle monstrueux. Gomment pareil doute leur fût-il venu? Leur soupçon se fût écrasé devant le luxe de cet hôpital et de ce château, devant le travail intense des usines et des fabriques qui, toutes, à la défense du pays, appor- taient leurs efforts gigantesques. Sturberg n'était pas l'homme qui se cachait, mais, au contraire, il affi- chait son amitié pour la France, et cette amitié ne rencontrait en haut lieu aucune suspicion. N'en don- nait-il pas des preuves constantes? Par où, par quelle fissure le doute fût-il entré?

Mais si un miracle s'opérait dans la santé de Simon, un autre miracle transformait lentement Isabelle.

Elle avait fondé cet hôpital pour obéir à son père, et, du reste, heureuse de lui obéir et de soulager des souffrances, puisqu'elle portait en elle toutes les compassions de la femme.

Dans les premiers mois, néanmoins, elle était res- tée, au fond de son cœur, l'ennemie. Elle soigna des blessés avec un dévouement sans borne, mais à ce dévouement la tendresse manquait... Elle accomplis- sait une tâche officielle, de son mieux.

Bientôt, peu à peu, au contact de ces empoisonnés qui lui étaient envoyés de tous les champs de bataille, sa mentalité changea.

Et tout d'abord, quels lamentables débris lui arri- vaient! Cadavres vivants il restait à peine un souffle de viel

Parfois, malgré ses soins, elle en voyait partir beau- coup pour le cimetière.

Puis elle avait la joie d'en voir quelques-uns, lente- ment, un peu plus chaque jour on eût vraiment dit h regret se retenir à la vie.

Ceux-là, du moins, lui restaient de longues semailles,

164 L&8 l^CUMSUHS DQ aUXHKâ

même de longs mois, avant d'êlre envoyés en conva- lescence dans quelque station du Midi.

Elle vivait avec eux. Elle les entendait parler. Elle écoutait les récits qu'ils échangeaient des durs com- bats qu'ils avaient livrés, de leurs souffrances, de toutes leurs misères.

Peu à peu elle les aimait.

Ils ne lui apparaissaient plus comme des hommes d'une autre race que sa propre race, à elle, combat- tait. Elle se dédoublait, pour ainsi dire, pour ne voir en eux que ce qu'ils étaient, des cœurs tendres, pleins de la justice de leur cause, n'entrait même pas l'orgueil de leurs héroïsmes.

Dans les premiers temps, elle s'était imaginé qu'ils se répandraient en insuites contre ceux qui avaient voulu cette guerre.

La haine pour ceux-là ils la conservaient au fond d'eux-mêmes, mais dans leurs x)2iroles elle n'éclatait jamais.

Et même ils se grandissaient en reconnaissant la valeur de leurs adversaires.

Que de fois le même mot parvint jusqu'à ses oreilles :

Ce sont de rudes soldats! Quel dommage que ce soient des brutes!

Et elle entendait alors des récits d'atrocités qui lui faisaient horreur, auxquelles elle n'eût point ajouté foi, si ceux-là qui les contaient, avec simplicité, avec sincérité, et avec tant de répulsion, n'en avaient été les témoins, ou, parfois, les victimes.

Ignorante des desseins de SLurberg, son pays ne lui paraissait plus maintenant que très lointain et elle épousait la mentalité française.

Et elle en était venue à ce point d'oubli qu'elle se prenait à dire, souvent, quand arrivaient les nou- voiles t

LBS ÉCUMEURS DE GUBRRI iW

Le communiqué est très bon, ce matin. Nol^ avons encore avancé...

n faut bien le reconnaître. Ce n'était pas seule- ment le dévouement à tous les blessés qui avait opéré ce miracle... mais surtout le dévouement à l'un d'entre eux, en particulier.

Et celui-là, on le sait, était Simon.

Lorsqu'il se leva pour la première fois et que le médecin lui permit de faire quelques pas dans le jardin et jusque sous les arbres qui descendaient vers la rive de la Seine, il eut besoin d'un bras pour le soutenir.

Et il trouva Isabelle, émue et souriante...

Dès lors, elle ^etta ses promenades. Comme elle était un peu maîtresse, elle les restreignait ou les multipliait, au eré de sa propre volonté, en s'arran- ^eanf de telle façon qu'elle était toujours libre et que Simon n'avait pas besoin d'une autre compagne.

L'amour éclatait dans ses yeux et dans le trouble de sa parole.

Il fallait, pour ne s'en point apercevoir, Fâme absente de l'officier, l'âme qui errait, loin de là, autour de Rolande.

L'amour d'Isabelle s'irrita peu à peu de cette ré- serve indifférente, et la jeune fille connut ses pre- mières souffrances.

Au fur et à mesure que le temps s'écoulait, que la santé de Simon se rétablissait, elle voyait arriver le jour le soldat irait, sans hésiter, reprendre sa place au front de bataille.

Et elle savait qu'à partir de ce jour-là, même vivant, il serait perdu pour elle si, entre eux, elle ne provo- quait pas une explication.

Qu'en espérait-elle? Elle ne se le demandait pas... Elle avait peur, simplement... Et elle se disait : « Puisqu'il m §dinble pas voir OPml)i©n je raim©, êl

186 LES ÉCUMEURS DE GUERRR

:^^—-—

que loin de lui ma vie serait sans but... eh bieni il

entendra, du moins, l'aveu que je lui ferai. »

Mais elle n'osait... Elle le tenta, se reprit... Et Si- mon s'éveilla au premier soupçon.

Il se demanda s'il n'avait rien fait pour provoquer cet amour.

Sa conscience était sans reproches.

De ce jour-là, il l'évita. Du reste, il devenait plus fort. Il n'avait plus besoin d'être accompagné. L'été était passé. L'automne était venu, et avec l'automne de cette année-là, les victoires décisives. Il se sentait assez robuste pour supporter les fatigues qui l'atten- daient. Depuis un mois déjà il avait sollicité du mé- decin chef de l'Helvétia l'autorisation de quitter l'hô- pital. Les camarades, là-bas, se battaient, poursui- vaient les Boches. Son régiment, après avoir depuis si longtemps rempli dans les tranchées le rôle des fantas- sins, était reformé, il le savait, et les dragons, la lance au poing, la carabine ballottant dans le dos, traquaient l'ennemi qui fuyait, par les Ardennes vers ses fron- tières. Il voulait être de la fête... à l'honneur, et il en avait le droit ayant été depuis si longtemps à la peine.

Vous le verrez, docteur, disait-il avec désespoir, j'arriverai quand il sera trop tard et qu'il n'y aura plus rien à faire...

C'est que vous êtes si peu solide encore... J'ai ma responsabilité!

Enfin, il consentit. Mais alors il était question de l'armistice et l'univers entier était suspendu à la miraculeuse nouvelle que l'on attendait.

Ce fut un dimanche, le 10 novembre.

II devait rejoindre son corps le 15 et 11 avait dé- cidé qu'il passerait à Paris ses quatre jours de liberté, afin de s'enquérir de Rolande. Une partie des Arden- nes était évacuée. Grandpré, Vouziers, Rethel n'étaient plus en esclavage. Peut-être pourrait-il apprendre quel avait été; depuis deux annéesj le sort de sa fiancée, et

LB8 ÉGUMEURS DH GU2!RRK 187

peut-être môme lui serait-il possible de passer par Glairefontaine en rejoignant sou régiment qui opé- rait dans les environs de Sedan, sur la frontière de Belgique.

Il avait décidé qu'il quitterait Corbeil le lendemain.

Cette décision, Isabelle n'était pas sans la connaître et il y avait en elle un peu de détresse, à l'approche de cette séparation.

Elle ne fit ce qui était bien naturel aucune tentative pour se rapprocher de Simon en ces deux jours qui lui restaient à vivre auprès de lui. Elle était certaine, en effet, que l'officier ne partirait pas sans venir lui exprimer sa gratitude pour tous les soins qu'il avait reçus.

Elle s'arrangea seulement pour être seule avec lui lorsqu'il viendrait.

Et ce fut dans un petit salon élégant et simple, tendu d'étoffes blanches, couraient de légers filets bleus, qu'elle le reçut.

Le salon, qui faisait partie de l'appartement parti- culier d'Isabelle, était contigu à celui de Sturberg dans lequel deux pièces avaient été réservées h ses secrétaires et, comme les portes étaient restées ou- vertes, on entendait le cliquetis rapide des machines à écrire, sous les doigts agiles de quelques dactylo- graphes,

L'après-midi de ce dimanche était pluvieux et maus- sade. Le travail ne cessait pas chez Sturberg, le diman- che. Toute la France faisait, en ces jours de fièvre, un effort immense dans ses ateliers, ses usines, ses fabriques et ses forges, afin de pourvoir aux dépenses gigantesques de canons et de munitions que le front victorieux réclamait sans cesse.

On suintait que la fin approchait, pleine de gloire, et que c'était la délivrance, et la nation était hale- tante, arc-boutée sur ses reins et les muscles gonflés pour un dernier assaut de la lutte monstrueuse.

Comroe le jour était «ombrei Isabelle avait ?elevé les riiir',aux mr les fenêtres afln de laisser pénétrer plus d^ lumière.

Et, ce jour-là, à cause de rhuraidité froide, aucun malade iVavaii eu la permission de sortir. On ne voyait, traversant la cour et les jardins, que des direc- teurs ou quelque employé faisant, pour une commu- nication pressante, la navette entre le château et la fabrique.

Quand une femme vint annoncer à Isabelle que Si- mon Levaillant désirait lui parler, elle fut troublée infiniment, bien qu'elle s'y attendît.

Et en s'avançant vers lui, les mains offertes, son sourire tremblait.

Sans autre préambule, le cœur chaleureux, Simon lui disait :

Je vous ai remerciée chaque jour, mademoiselle, de tout le dévouement dont vous nous donniez tant de preuves, mais je tiens à ce que vous sachiez que je me rends très bien compte que je vous dois, à vous en particulier, de vivre, et mon retour à la santé... Je ne vous oublierai jamais...

Elle secoua la tête.

Si, vous m'oublierez...

Non, mademoiselle, ni vos soins si attentifs ni le charme de votre beauté dont l'approche était pour tous les douloureux qui frissonnaient dans leur lit, un soulagement et une espérance de vie meilleure.

J'ai soigné tous mes blessés et tous mes malades, sauf un seul, avec une égale tendresse comme s'ils avaient été des frères pour moi ou des membres de ma famille... sauf un seul pour lequel ma pitié était plus grande que pour les autres, auprès duquel j'étais plus heureuse que partout ailleurs. La gratitude de ceux qui étaient me touchait profondément et ils avaient une si gentille façon de l'exprimer! Mais H* eussent-ils rien dit que j'aurais été entièrement ré-

1

ôompènsé© par I0 sourire d'un seui. J'ai boatô de vous laisser voir ainsi le fond de ma pensée, mais voici rheure inévitable de notre séparation.,. Nouê nous reverrong jamais, sans doute... Et je n'ai pas le cou- rage de vous laisser partir sans que vous ayez du moins deviné... quelle sorte... de sentiments vous lais- sez ici...

Mademoiselle...

Il lui prit la main et la garda dans la sienne.

Elle baissait les yeux. On eût dit qu'elle était de- vant un juge.

J'ai peur de vous causer de la tristesse et pour- tant je ne puis pas vous laisser ignorer ce qui se passe en moi... Je vous jure, mademoiselle, que si mon cœur avait été libre, et s'il n'était pas tout plein d'un grand deuil, j'aurais été touché de votre atten- tion. Si vous m'avez vu toujours silencieux, renfermé, fuyant même les entretiens dans lesquels vous tentiez de me distraire, ce n'est pas seulement parce que je ne pouvais chasser de moi un souvenir auquel se rat- tache toute mon enfance, toute ma jeunesse, c'est aussi parce que j'entrevoyais l'heure détestée je devrais m'expliquer avec vous... Ma vie a été remplie par un grand amour... dont je porte le deuil... car je ne sais depuis des années, ce que ma fiancée est devenue... et j'ai peur... J'ai peur qu'à force de misères, de pri- vations et de mauvais traitements elle ne soit morte en pays occupé... Vous le voyez, mademoiselle, je suis frappé trop cruellement pour qu'il me soit possible de m' abandonner à la joie de vous aimer...

Les yeux, d'abord baissés, s'étaient fermés complè- tement. Elle souffrait, son cœur battait à grands coups précipités... Et elle était pâle... pâle... Dans la main de l'officier ses doigts, qu'elle n'avait pas retirés, se glaçaient.

Elle murmura, très bas :

^- Quel beau rêvel...

y

190 LES liGUMEUaS DM GUERRE

Et c'est alors seulement qu'elle retira sa main.

Je vous demande pardon... monsieur... de vous avoir laissé deviner... de n'avoir pas su me taire... Une jeune fille française aurait eu plus de réserve, je le comprends... mais cette séparation brusque!.,, la fièvre des événements qui se passent... de ceux qui sont attendus... et surtout la certitude que demain vous serez loin de nous et que ce sera fini... tout cela fait que...

Elle se tut.

On devinait que si elle avait continué de parler les larmes auraient coupé sa voix... Simon, grave, la plaignait... si franche dans son aveu, et surtout si prête à la souffrance...

Ils s'étaient rapprochés de la fenêtre tout en cau- sant.

Un bruit de pas, en bas du château, sur les allées, attira l'attention du jeune homme... une attention de curiosité machinale et de pensée absente.

Une jeune fille, d'un pas alerte, un portefeuille en cuir sous le bras, suivait les contours des massifs sur lesquels s'abattait de temps en temps, comme à regret, quelque feuille morte que l'automne détachait des arbres.

Elle était enveloppée, à cause de l'humidité du brouillard qui tombait en gouttes de pluie chaque fois qu'un peu de vent secouait les branches, d'un grand manteau de caoutchouc dont le capuchon était relevé sur sa tête nue.

Comme elle tournait le doa, Simon ne pouvait voir ses traits.

Et, du reste, il n'arrêta pas sur elle son regard et lo détournait déjà lorsqu'un détail, un geste, une atti- tude rapidement surprise, éveilla soudain sa mémoire, et lui fit reporter les yeux sur la silhouette qui s'éloi- gnait.

Cette silhouette, cette façon de tourner la tête, ce

LES ÉGUMEURS DE GUÊRRIS l9i

geste qu'elle venait de faire pour ramener contre elle les pans flottants du manteau, et la couleur des che* veux, un instant entrevue, dans l'éclair de ce geste, tout cela, brusquement, venait d'évoquer une image lointaine et chérie... celle de Rolande!...

Et sans réfléchir à ce que sa question avait d'étrange :

Quelle est cette jeune fille?

Une des secrétaires de mon père... depuis très leu de temps chez nous...

Isabelle avait repris son calme... Elle murmura avec un sourire triste :

Je vous ai demandé pardon... ~ Et moi, mademoiselle, je voudrais vous supplier

de ne pas me retenir... Votre amitié...

Je n'ai pas de jalousie, je n'ai pas de rancune, mon cœur ne peut haïr... Vous vivrez toujours ici fit-elle en appuyant la main sur sa poitrine tel que vous y avez vécu depuis le jour je vous ai vu pour la première fois...

C'est ainsi qu'ils se séparèrent.

Mais c'est à peine si l'officier entendit les dernières paroles de la jeune fille.

Et une sorte d'inquiétude vague montait en lui.

En bas, il hésita.

Irait-il vers cette silhouette entrevue et qui dispa- raissait dans le lointain des arbres? Ou bien, en haus- sant les épaules, allait^il s'éloigner?

Et pendant qu'il se faisait ces réflexions, il mar- chait vers le fantôme dont certains gestes avaient bou- leversé son cœur...

Il ne put le rejoindre. Il le vit qui entrait à la fabrique.

Mais elle reviendra et suivra le même che- min...

Alors, il prit place sur un banc de pierre et attendit patiemment,

IttB LEB ÉClTMEURfl DE GUEIIRE

Quelques minutes seulement s'écoulèrent et là-bas, sortant de la cour passaient et repassaient des ouvriers reprenant le chemin qui menait au château, une jeune fille se montrait...

Indécise encore à cause de l'éloignement, mais plus visible, plus précise à chaque pas qu'elle faisait en se rapprochant du banc de pierre.

Elle se hâtait et comme le brouillard tombait tou- jours en fines gouttelettes, à tous les passages du vent, elle avait gardé son capuchon...

Elle s'en venait tête baissée, ne s'occupant de rien autour d'elle.

Elle n'avait pas aperçu Simon...

Au fur et à mesure qu'elle s'approchait, Simon s'était levé.

Son cœur ne battait plus... Quelle singulière vision 1 Quelle étrange folie!

Elle passa près de lui sans le regarder...

Mais alors, elle entendit un appel, un murmure, un son de voix qui était un cri, un sanglot, qui était peut- être aussi comme le désespoir exhalé d'un homme qui n'avait plus confiance en lui-même et s'imaginait en proie h une vision déconcertante... Et son nom à elle, son nom de jeune fille, son nom de Rolande, venait d'être prononcé.

Elle leva la tête et regarda l'homme qui avait laissé échapper un pareil cri...

Et, l'ayant regardé, elle recula, les mains tendues... disant :

Simon! Simon!

Après quoi, raide. elle s'abattit sur les herbes hu- mides du sentier.

Simon délirait, ne savait que dire, en la soulevant dans ses bras :

C'est toi! Ma Rolande!... Mon cher petit!.., ^iprs, tous l^s 4eux Qe trouvî^nt plus âe ,mots poijr

(

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 193

exprimer leur bonheur infini, se mirent à pleurer.., et de pleurer, cela les calma...

Je te croyais mort...

Et moi, je n'osais plus croire que tu étais vi- vante!...

Mais comment? Comment?

Chacun des deux racontait. Et ils étaient si pressés de tout dire qu'ils parlaient ensemble... Et les ques- tions se mêlaient aux réponses... Puis, souvent, ils se taisaient... Ils se taisaient pour se regarder en sou- riant, en se serrant les mains... Et on cet instant de plénitude, tous les mauvais souvenirs étaient effacés de la mémoire de Rolande... elle oubliait les misères de l'invasion... la longue maladie qui avait suspendu ses facultés... les cruautés des Allemands, à Claire- fontaine, et plus tard au camp, ils l'avaient obligée à un métier d'esclave... En cet instant, l'année tra- gique de son séjour à Medgyar et le guet-apens, et le crime, elle oublia tout... noyée dans la tendresse qui tombait du regard de son ami chéri...

•••••'•' '♦' »' '•" f»] {»] '•

A la même minute, au château, Nicky Lariss ve- nait d'entrer. chez Isabelle. Il avait vu, quelques minu- tes auparavant, Simon Levaillant en sortir. Sa jalou- sie lui avait fait deviner l'objet de cette entrevue.

Et, en entrant, il avait surpris Isabelle sanglotant, la figure dans les mains.

Ces sanglots, c'était plus qu'un aveu d'amour, c'était aussi un aveu de défaite. --^

Quand elle le vit, et que d'un geste esquissé elle voulut le congédier, il dit :

Je savais qu'il ne vous aimait pas et quMl ne pourrait vous aimer...

Chez elle, les larmes redoublaient... Il ajoutait, mon^ trant la fenêtre :

194 LES ÉGUMEUR8 DE GUERmï

Regardez là-bas... Voici la preuve que je ne voua trompe pas...

De la fenêtre on apercevait le banc de pierre, au bout do l'avenue menant à la fabrique, et sur le banc de pierre Simon et Rolande.

Rolande de Çhambryl

Oui, ils s'aiment depuis l'enfance...

Nicky Lariss s'arrêta... La jalousie, la douleur, la haino et l'amour emplissaient l'âme du misérable... et aussi le besoin de se venger du mépris que lui mani- festait Sturberg. C'était le reptile immonde, au venin mortel, et mordant au talon.

Isabelle, il faut que vous sachiez tout... Même si le cœur de Sim.on Levaillant eût été libre, il ne vous eût point aimée; il aurait bien fallu lui dire un jour que vous êtes- Autrichienne, et alors il eût appris du même coup le rôle que joue en France votre père depuis cinq ans... Car lui et moi nous étions en France avant la guerre... Lui et moi nous avions quitté Vienne à la poursuite d'une femme qui n'est autre que Mlle de Chambry... Lui et moi nous avions reçu de la police impériale une mission si grave que de son échec ou de son succès pouvait dépendre le sort de l'empire... Cette jeune fille, une nuit, nous avons voulu l'assas- siner... Votre père avait donné l'ordre... C'est moi qui l'ai exécuté!... Elle a survécu... Un autre jour, nous avons attaqué Levaillant dans les rues de Sedan, et nous avons été obligés de fuir... Il nous fallait, il fallait à l'empereur, -un document qui avait été volé à Oodollo par Mlle de Chambry, alors que, pendant une fête, elle était en tête à tête avec le prince. Fran- çois-Ferdinand... Pour le secret tragique que ce docu- ment renferme, le sang a été versé... Nous devions le reconquérir à tout prix, et ne pas hésiter sur les moyens... Aux environs de Reims, nous nous en étions emparés, pendant la retraite de Charleroi... Il nous ^ été repris... Nous avons fait fusiller deux hommes,

LES ÊCUMEURS DB GUEI^RE 195

pour rien... Ces deux hommes étaient : l'un, le père du commandant Levaillant; l'autre, le père de Rose- Lys Barbarat. Et vous aimez le fils de Thomme que votre père a assassiné... Nous avons cherché partout, vainement, et c'est alors que Sturberg, pour être plus libre et ne point éveiller de soupçons, put se faire passer pour Suisse, obtint des commandes importantes de FEtat... et qu'il eut tout loisir de poursuivre en paix la mission que le gouvernement autrichien lui confirmait souvent, en faisant briller à ses yeux des promesses magnifiques pour le cas il réussirait... Le document, depuis quelques jours, est relombé entre nos mains... et... ce n'est pas tout... Maintenant que votre père a triomphé et qu'il n'a plus à craindre pour notre pays des révélations n:ienaçantes.., l'ordre qui lui a été envoyé par dépêche est formel... Rolande do Chambry est condamnée... et voilà pourquoi elle est ici, sous ses yeux... sous notre surveillance... dans rimpossibilité d'échapper au sort que Sturberg lui réserve,..

C'était ce même récit, en d'autres termes, que Ro- lande faisait à Simon, reliant ainsi la vie présente à celle que tous deux avaient vécue dans les jours qui avaient précédé la guerre, jusqu'au moment de leur séparation. A plusieurs reprises, la jeune fille avait prononcé les noms de Sturberg et de Nicky Lariss, les deux bandits lancés contre elle et qui avaient été la cause de tant d'épouvantes et de tant de cauche- mars. Puis elle conta leurs aventure^, à Rose-Lys et à elle, en Allemagne, et leur retour en France et com- ment elles étaient entrées à la fabrique de Saint-Denis, puis enfin à Gorbeil. C'est ainsi que Simon apprit com- ment la fatale pocnette de cuir contenant le docu- ment avait été confiée à la pauvre et peureuse Pul- chérie, puis à Noômie et comment elle était entre les mains de Sturberg. L'officier avait écouté passiomié- .ment ce récit, frémissant à tous les périlsf qui avaient

i% LES ÉGUMËUR9 DK GUERRK

menacé cclto chère et précieuse existence. Et de temps CD temps il portait à ses lèvres la main qu'il n'avait cessé de retenir dans la sienne.

Tout ceci n'est rien, dit-elle après un silence... Ce que j'ai à t'apprendro maintenant est beaucoup plus immédiat et plus grave...

Elle jeta un regard autour d'elle, vers le château et sous les arbres.

Ne manifeste aucune émotion de ce que je vais te dire. Il se peut que sans que nous y prenions garde, on nous observe... Et depuis trop longtemps déjà nous sommes réunis...^ Des soupçons peuvent naître... Ici, les dangers, et quels dangers! sont partout...

Baissant la voix :

Tu sais comment Rose-Lys et moi nous nous sommes habituées à dissimuler nos impressions... Nous avons compris que les deux misérables nous poursuivaient et que jamais, nulle part, leur surveil- lance ne nous avait négligées. A ce point... à ce point... ne va pas croire à quelque aventure imaginée par notre épouvante... à ce point qu'une certitude nous est venue... c'est que le maître de la fabrique de Saint-Denis... celui de l'usine de Corbeil, Schwartz, en un mot... n'est tout simplement que l'un des deux hommes qui veulent ma mort... Sturberg...

Une certitude, dis-tu?

Oui... et son complice ne l'a pas quitté... Long- temps nous avons hésité à les reconnaître. Mainte- nant, rhésitation n'est plus permise... Et alors...

Alors, dit-il, pourquoi n'avoir pas livré ces ban- dits à la justice?

-^ Parce qu'au premier doute qui leur viendrait, le document qui est en leur possession disparaîtrait...

Ils ne l'ont plus... Ils ont le mettr^^ en sû- reté... loin de France...

Oui, en sûreté, mais au château même, dans le coffre-fort du bureau particulier de Sturberg.

LES ÉeUMEUHS DE GUERRE 497

Gomment le sais-tu?

Je l'ai aperçu, un matin, en entrant. La porte du coffre-fort était ouverte et Sturberg rangeait des pa- piers. En m'apercevant, il fut si troublé qu'il referma violemment le meuble de fer, et il fit un pas vers moi, comme s'il allait m'assaillir... Mais il ne surprit rien sur mon visage qui trahît que j'avais vu... Ces deux monstres sont sur leur garde... Ce n'est point la force qu'il faut employer contre eux, mais la ruse. Tu com- prends bien qu'ils ne redoutent pas d'être dénoncés... Une dénonciation leur ferait hausser les épaules... de- puis tant d'années qu'ils travaillent pour la défense de notre pays... qu'ils passent des traités avec l'Etat et qu'ils en reçoivent des commandes... Une dénon- ciation ne trouverait que des incrédules... et n'aurait d'autre résultat que d'éveiller leur attention et de redoubler leur prudence...

Selon toi, que faudrait-il faire?

Un coup d'audace... s'emparer d'eux brusque- ment, avant de leur laisser le temps de se reconnaître et de réfléchir... de rien tenter surtout...

Peut-être. J'y penserai et demain je te dirai quel sera mon plan.

Maintenant, séparons-nous... Nous sommes res- tés ensemble trop longtemps... Sois sûr que nous avons été vus et que tu vas être espionné par Nicky Lariss comme Rose-Lys et moi nous le sommes.

Je comptais partir pour Paris parce que je vou- lais m'enquérir de ce que tu étais devenue et en rejoi- gnant mon régiment vers Sedan, je serais passé à Glairefontaine... Mes projets sont changés... Je ne par- tirai qu'à la dernière minute... J'ai donc encore trois jours à rester à l'hôpital.

Te savoir auprès de moi, même en faisant sem- blant de ne pas nous connaître, et en évitant de nous rencontrer, c'est une joie si grande, si grande, après tant de malheurs 1... Je n'ose y croire...

108 LBS ÉGUMBUHS DE GUERRE

Elle abandonna un moment sa tôle contre l'épaule de son ami...

Et elle entendit la voix tendre qui murmurait à son oreille :

Je t'aime, cher petit...

Oui, il l'aimait, et c'était cela surtout qu'elle crai- gnait.

L'aimerait-il encore quand elle lui révélerait la vé- rité affreuse?

Dans le petit salon Nicky Lariss avait rejoint Isabelle, rentretien se poursuivait.

Isabelle, debout, les yeux baissés, troublée par les révélations si graves qu'elle venait d'entendre, inter- rogeait maintenant le complice de Sturberg.

Vous savez mon père a caché ce document?

Je le sais... Il n'a pas de secrets pour moi. Elle répliqua, avec un mépris qui accabla le misé- rable :

Il ne soupçonne pas que vous le trahissez...

Est-ce le trahir que révéler ce secret à sa fille?

Oui, car votre pensée je l'ai comprise. Vous vous êtes dit que, connaissant l'existence de ce document, jexigerais de vous que vous me ie livriez...

C'est vrai, fit-il, farouche.

Et que je le restituerais à celui et à celle qui doivent en avoir la garde.

C'est vrai.

Et du même coup, vous vous vengez de mon père que vous haïssez parce qu'il vous écrase de sa supériorité et de son intelligence.

Oui, je le hais autant que je vous aime... En vous livrant ces papiers, je vous donne une preuve de ma haine pour lui et de mon amour pour vous...

Et si j'avertissais mon père?

LKS ÉCUMBUR8 DH GUBRRB i09

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Non, vous ne vous y résignerez pas... Elle resta longtemps hésitante, puis, soudain :

Je veux ce document, demain, sans faute, Vous serez obéie...

Il s'inclina et sortit.

Isabelle pensait, le regard au loin sur Simon et Rolande, au bout de l'avenue :

En ce moment, cette fille lui dit tout ee qu'elle sait, ee que nous sommes venus faire en France... ce qu'est mon père... ce que je suis... Elle le met en garde contre tous, contre moi... Je ne suis plus pour lui la jeune fille qui l'aimait d'un amour immense... Je ne suis plus que celle qui a voulu se servir de sa beauté pour le mieux tromper, pour l'aveugler... pour l'attirer dans un piège, car mon amour ne peut plus être pour lui qu'un piège... Et moi qui avais rêvé d'être aimée, je n'ai trouvé que son mépris... Ah! du moins, qu'il sache que j'étais innocente... que j'ai agi loyalement... Et quelle plus grande preuve pour- rais-Jo lui donner de ma franchise et de mon amour qu'en lui restituant ces papiers, qui semblent être, pour lui et pour elle, aussi précieux que la vie même!!

XII

LA FÊTB SANGLANTS

Le monde était dang l'attente de la grande nouvelle. L'armistice allait être signé le lendemain, 11 no- vembre. Sturberg partit le soir pour Paris et annonça qu'il

200 LES ÉCUMEUR8 DE GUERRE

ne serait de retour que dans la matinée, le jour sui- vant.

Il donna ses ordres à Nicky Lariss :

Tu ne t'absenteras pas...

Nicky Lariss ne répondit que par un mauvais sou- rire.

Le hasard venait de travailler pour lui.

Au courant de la nuit, il s'introduisit dans l'appar- tement de Sturberg. Il avait apporté avec lui tous les outils délicats dont il aurait besoin pour un travail long et minuti'eux... Du reste, il n'en était pas à son coup d'essai et la besogne qu'il allait entreprendre lui était familière... Tl brancha ses appareils sur le courant électrique et découpa artistement la feuille de la porte de fer dans laquelle se trouvait encastrée la serrure du coffre-fort. 11 travaillait en silence et rideaux clos. De temps en temps, pour régler ses efforts, il faisait jaillir un léger pinceau lumineux d'une lampe électrique de poche. Pourtant, au fur et à mesure qu'il avançait vers la fin, il se sentait pris d'un effroi singulier. Allait-il trouver le précieux dépôt qu'il y cherchait? Sturberg. au dernier moment, ne l'avait-il pas changé de place? Et même ce voyage soudain à Paris n'était-il pour rien dans cette affaire? Nicky se m.it à rire en haussant les épaules. Il allait s'imaginer des choses! Est-ce que Sturberg ne se ren- dait pas à Paris trois ou quatre fois par semaine? Du reste, encore quelques minutes et il verrait bien...

La porte du coffre-fort était béante.

Et comme un objet précieux qu'on ne voulait souil- ler par aucun contact, seule sur une des tablettes était la pochette de cuir.

Il s'en empara avec un frémissement de joie, un soupir toute sa haine satisfaite s'exhalait...

Mais au premier regard que Sturberg, à son retour, jetterait dans son bureau, il verrait l'attentat, et Nicky pensait :

LES ÉGUMBUHS DE GUERHB 201

C'est moi qu'il soupçonnera avant tout autre... Et s'il soupçonne également que j'ai conservé sur moi lo document, je suis perdu...

Il n'hésita pas.

Il se glissa jusqu'à la chambre d'Isabelle. Il frappa. Elle entendit, car elle ne dormait pas. Mais, surprise amsi en pleine nuit, elle n'osait répondre. Il insista. Alors, elle se leva, s'approcha de la porte, demanda :

Qui êtes-vous et que voulez-vous?

Quand elle reconnut Nicky, elle passa rapidement une robe et ouvrit.

L'homme n'entra pas, resta sur le seuil.

Dans l'entre-bâillement de la porte il tendait le bras et la main offrait un étrange cadeau, une vulgaire pochette de cuir noir, carrée, se fermant avec un bouton de pression en cuivre. Elle la prit, sans un mot, car elle devinait. L'homme, alors, retira le bras, dis- parut, repoussa lui-même la porte et elle entendit les pas qui, en s'éloignant, faisaient crier le parquet.

Sturberg revint de Paris vers neuf heures du matin.

Il rapportait la nouvelle que l'armistice était signé, sur le front, depuis six heures cinquante minutes.

Il manifestait une grande joie.

Sur son ordre, et avant même de rentrer à l'Helve- tia, les travaux de fabrication furent interrompus à l'usine, les ouvriers eurent congé... la sirène d'appel, qui tant de fois avait donné l'alarme, roula ses vibra- tions qui, malgré l'allégresse, gardaient je ne sais quel sens macabre... comme une note funèbre parmi l'ivresse et l'exaltation qui éclataient dans tous les cœurs.

Enfin Sturberg donna ses instructions pour que, dans la soirée même, une fête fût improvisée au châ- teau en l'honneur de la victoire formidable et de la paix enfin conquise.

202 I)B8 ÉGUMBUR8 DB GUERAB

Car il devait jouer son rôle jusqu'au bout.

Puis, il pénétra au château et gagna son cabinet.

Devant le désordre qui régnait et la preuve mani- feste du crime, il eut un cri de rage et de désespoir, car avant même de s'assurer du vol, il avait compris que ce n'était pas aux valeurs renfermées que l'on avait voulu sattaquer, mais au dépôt redoutable, infi- niment précieux, plus précieux que toutes les fortunes et qu'il avait màs des années à conquérir...

Un simple coup dœii lui suffit.

La pochette avait disparu... et parmi les valeurs et les billets, parmi les papiers amoncelés, rien n'avait été touché... toutes choses étaient restées en place.

Qui avait été assez hardi?

Dans un grondement de folie furieuse, un nom, un seul, monta à ses lèvres :

Nicky Larissl...

L'homme lui semblait tout indiqué. Il ne chercha nulle part ailleurs. Il ne pensa ni à Rose-Lys dont il connaissait l'énergie, ni à Rolande, dont il connais- sait la vaillance, ni même à Simon... C'était Nicky, pas un autre.

Il sonna et raffermissant sa voix qui resta étouffée et tremblante :

Cherchez partout Nicky Lariss et envoyez-le-moi sur-le-champ...

Nicky attendait. Il était prêt. Il voulait jouir de son triomphe et de sa haine Et il souriait, quand il en- tra... Quand il entra, il ne salua pas... Quand il entra, il ne regarda même pas vers le coffre-fort éventré... Et entre les deux complices, il n'y eut pas d'abord d'autres paroles que celles-ci :

C'est toij n'est-ce pas?

-- Oui. ^

-— Tu te venges? ^ Oui,

LES ÉCUMËURS DE GUERRE 203

■c*f*«**»— rf

Je te rachète le document le prix que tu vou- dras...

. Tu ne pourrais plus le payer...

Je mettrai à ce rachat toute la fortune que j'ai gagnée pendant la guerre...

Il est trop tard...

Je te donnerai Isabelle... Isabelle que tu aimes...

Ta volonté ne suffit pas... il faudrait celle de ta fille... Tu ne pourrais la contraindre.

Alors, je te tuerai...

Je suis sur mes gardes... et toutes mes précau- tions sont prises.

Alors, Sturberg se tut. Il marchait à grands pas de long en large dans son cabinet et Nicky Lariss, une main dans sa poche et tenant prêt son revolver, ne le perdait pas de vue... Longtemps, le silence dura...

Tout à coup, Sturberg s'arrêta devant Nicky :

Que m'importe que la lettre de François-Ferdi- nand soit entre tes mains ou entre les miennes... n'àvions-nous pas reçu tous les deux mission de la reconquérir?

Cette lettre ne reprendra pas le chemin de l'Au- triche...

Que comptes-tu en faire?

Je ne l'ai plus... et je me désintéresse de ce qu'il peut en advenir...

Sturberg chancela sous ce coup inattendu. Il eut à peine la force de demander encore :

Tu as remis le document à Mlle de Chambry? Avec un sourire énigmatique Nicky Lariss répon- dait :

Il est entre les mains de celle qu'il intéresse le plus...

Sturberg s'élança sur Nicky, prêt à le broyer dans ses mains puissantes.

Nicky esquiva le ohoc... Sturberg alla se buter con- tre le bureau et quand il se retourna pour renouveler

1^4 LES ÉCUMEXmS DE GUERRE

son attaque, il vit contre sa poitrine le canon d'un revolver... Alors, il gronda :

Va-t'en I Mais je ne suis pas vaincu... et malheur à cette fille!

Pour improvisée qu'elle fût, la fête à l'Helvetia, quand vint le soir, n'en fut pas moins réussie. Elle était servie, du reste, par l'enthousiasme populaire et le délire d'ivresse joyeuse et glorieuse qui animait la foule.

Sturberg avait livré ses jardins à ses ouvriers et y avait fait préparer des installations de fortune. En hâte on avait recruté un orchestre et organisé un bal. Ce fut cordial et très gai. Le temps s'y prêta jusque vers neuf heures. Alors le ciel qui avait été brumeux pendant toute l'après-midi s'épaissit de nuages de pluie, qui finirent par crever. Les danseurs tinrent bon contre la mauvaise chance, mais il fallait bien céder et peu à peu les jardins devinrent déserts. Ce n'était qu'une partie de la fête, celle qifi se donnait à l'extérieur. Elle se continuait dans le château. Tous les officiers valides ou à peu près, malades ou blessés, avaient été conviés par Sturberg. Pendant la journée, ceux à qui leur état de santé ne permettait pas de sortir, s'étaient postés à toutes les fenêtres de l'hô- pital et de prenaient leur part de la joie com- mune.

Rose-Lys, prévenue par Rolande du retour de SirriOîî, n'avait point voulu paraître à la fête. Non qu'elle obéît à quelque sentiment de jalousie. Elle désirait être seule, simplement, sans participer à leur bonheur et sans y chercher une nouvelle occasion de souffrir. Toutefois, la nouvelle imprévue de la présence du jeune homme, tout en jetant de l'émoi dans son cœur, la retrouva au bout de quelques instants plus calme qu'on ne l'aurait cru. Depuis si longtemps elle sétait

4

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 206

habituée au sacrifice que la résignation était venue et elle avait dépensé auprès de Rolande, dans les pre- miers temps de leur réunion, toutes les forces de son énergie et de son dévouement. La blessure lentement s'était cicatrisée en elle, car c'était une droite et hon- nête fille. Si sa vie avait continué de se dérouler à Clairefontaine comme avant la guerre, avec les événe- ments prévus du train ordinaire de la paix, sa douleur intime se fût exaspérée sans doute en se nourrissant d'elle-même. Mais, après tant de catastrophes, tant d'autres souffrances, tant d'angoisses et d'incertitudes traversées, un grand apaisement se faisait en elle. Ces années de catastrophes jetaient sur ses anciens rêves un lourd voile ils s'ensevelissaient et s'étouffaient. Parfois elle en venait à s'interroger : Tu ne l'aimes plus?

Si, elle l'aimait encore. Pourtant elle souffrait moins. C'est donc qu'elle aimait autrement, et que son cœur simple s'était ouvert à une affection, moins exclusive, entrait encore du regret avec de la mé- lancolie, sans doute, mais bien éloignée des accès de révolte intérieure et de désespoir tant de fois, jadis, elle était tombée. La vie, et quelle vie, ^tait passée là...

Sturberg se montra dans cette fête, apportant dans tous les groupes son sourire et sa bonne humeur, alors qu'il bouillait de rage de sa déconvenue et de sa défaite. Mais la colère ne l'aveuglait pas. Il réflé- chissait. Pour lui, aucun doute. Nicky Lariss avait restitué la lettre d'Edmond Gerde, volée dans le cabi- net de travail de François-Ferdinand. A qui, si ce n'était à Rolande, Nicky aurait-il pu donner cette let- tre? Et. selon la propre réponse de Nicky Lariss, ouelle autre que Rolande ce document intéressait-il? Et, calculant ses chances, Sturberg pensait que la po- chette de cuir devait être encore, à cette heure, entre les mains de la jeune fille. Depuis son retour de Paris

206 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

et ravoii de son complice, il n'avait pas cessé de surveiller. Elle avait travaillé une partie de la mati- née avec Rose-Lys, puis toutes deux il s'en était assuré étaient rentrées chez elles. Elles n'en étaient pas ressorties de tout l'après-midi. D'autre part, Simon Levaillant, de son côté, était resté invisible, n'avait pas quitté sa chambre, à l'hôpital.

Ce l'ut seulement le soir, au bal improvisé dans le château, qu'ils apparurent, sans se rejoindre, obéis- sant à leur convention secrète de ne point se recon- naître et de se traiter en étrangers.

Cette prudence môme était un danger, car Sturberg se dit :

Ils s'entendent... Déjà ils se sont vus et con- certés...

Et avec un frisson de colère et de peur :

Déjà peut-être il est trop tardi

Deux autres yeux deux yeux très beaux et très tristes les surveillaient également, ne perdaient rien des regards que Simon et Rolande pouvaient échanger, ni des gestes par lesquels ils pouvaient se comprendre...

C'était Isabelle, fiévreuse et douloureuse.

Elle vit tout à coup que, après s'être longtemps tenus à l'écart, les deux fiancés essayaient, par d'in- sensibles et adroites manœuvres, de se rapprocher.

Elle avait quitté le salon ils se trouvaient, et d'un autre salon voisin, par l'entre-bâillement d'une portière, elle les voyait, le cœur battant, se diriger de son côté...

Ils passèrent sans se regarder...

Mais les lèvres avaient remué, des paroles basses et rapides avaient été prononcées.

Pas si basses qu'Isabelle ne les entendît...

Je vais aller t'attendre près du pavillon du bord de l'eau...

Et c'était Simon qui avait parlé.

LteB ÉGUMELTRS ua uUJc.iiR£. ^{j i

Sturberg était trop loin pour entendre, mais il avait deviné un rendez-vous donné. Dès lors, sa surveillance redoubla. Il sentait qu'il alTivait au point crilique du drame commencé en 1914, dans les bois de GodoUo, et que ce drame allait avoir, dans quelques minutes, son dénouement définitif. Il voyait se préparer sous ses yeux un cliassé-croisé dont il devait profiter, s'il ne voulait pas renoncer pour toujours à la chance de rentrer en possession du document. Et pour lui, ce qui se passait était très clair et très simple. Afin de se venger, par haine et par envie, Nicky Lariss l'avait trahi au profit de Rolande. Mais Rolande, faible, ne garderait pas pour elle la trahison et confierait à Simon, pour le mieux défendre, le précieux dépôt tant convoité.

Voilà ce qu'il adviendrait tout à l'heure.

yoilà l'occasion que lui offrait le hasard et qu'il ne laisserait pas échapper.

•Et, dans l'état d'exaspération l'avait jeté le vol de isiicky, il n'était plus maître de sa volonté, et sa volonté glissait vers le crime.

Le meurtre de Rolande? Il l'avait envisagé bien dos fois. C'était une décision depuis longtemps arrê- tée dans son esprit.

Est-ce que, depuis des années, un arrêt de mort ne pesait pas sur elle?

Est-ce que, tout récemment, cet arrêt n'avait pas été renouvelé?

Et n'était-ce pas pour cela, et pour choisir son heure, qu'il l'avait fait venir à l'Helvetia, afin de la frapper plus sûrement?

Certes, les événements l'avaient devancé. La dé- bâcle de l'armée allemande bouleversait l'équilibre de ses plans. L'armistice signé, la liberté rendue aux ré- fugiés de retourner dans leurs foyers dévastés, lo départ certain de Rolande, qui nh s'attanlerait plus Gprbeil d regagnerait Clairefpntaine, tout cel£|

208 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

constituait des événements imprévus qui forçaient Sturberg à agir sans délai.

Il y était résolu.

En passant quelques minutes plus tard auprès d'Isa- belle, il la vit illuminée d'une Uamme intérieure, les yeux éclatants, belle comme jamais elle ne le fut.

Et il la regarda avec tendresse, un instant distrait do ses pensées sanglantes.

Elle lui sourit, en faisant un geste d'amitié.

Il ne put sempêcher de dire :

Gomme tu es belle!...

Elle répliqua, toute à son émoi et à son projet mystérieux :

C'est que je suis heureuse!...

Il la suivit longtemps d'mi regard inquiefl, sans comprendre.

Puis, de nouveau, il concentra toute son attention sur Rolande et sur Simon...

Ce fut Simon qui, le premier sortit.

Tout d'abord, il se mêla à la foule qui avait envahi les jardins et qui, faisant contre fortune bon cœur, résistait à la pluie survenue et dansait. Mais la pluie, peu à peu, était victorieuse et la foule se désagré- geait.

Simon traversa les couples et Sturberg le vit dis- paraître dans l'obscurité; il descendait vers la Seine, par les pelouses et les avenues de grands arbres. En bas, se trouvait une petite porte, dans le mur de clô- ture, auprès d'un pavillon non habité et qui servait à remiser les outils du jardinier.

Ce que Sturberg venait de surprendre, Isabelle le voyait aussi.

Et, comme elle était avertie, elle murmura :

Il court au rendez-vous pour l'y attendre.

Rolande n'avait pas quitté les salons.

Mais pour Sturberg comme pour Isabelle au- cun doute... . ,. .,^

LES écUMÈURS DE GUERRfî 209

Elle s'apprêtait à rejoindre Simon sur la rive de la Seine. i .^

Chez Sturberg, son parti fut pris aussitôt.

Personne ne le vit s'esquiver, passer par les com- muns, faire un détour pour éviter les quelques rares danseurs obstinés sous l'averse et revenir vers les pelouses.

Une fois là, lentement, il descendit, s'arrêtant à chaque pas...

La nuit était profonde, d'un noir d'encre, et favo- risait son projet sinistre.

En passant dans le vestibule, il avait remarqué, parmi les cannes laissées là, un fort bâton tordu avec une liane festonnant autour, soigneusement sculpté, œuvre patiente d'un poilu.

Il s'en était emparé, à tout hasard.

L'ombre de la nuit était si opaque que Sturberg n'avait pas besoin de se cacher. Il suffisait qu'il se tînt immobile pour faire corps avec la nuit. Pourtant, il se dissimula derrière le tronc d'un marronnier, à la descente des jardins vers la berge. Et là, il attendit Rolande...

Sûr que Rolande viendrait...

Sûr qu'elle possédait le document de mort...

Sûr qu'elle allait le confier à la protection de Le- vaillant...

La pluie redoubla... Les jardins se vidaient... On entendait, au loin, des cris de femmes qui couraient vers des abris... des appels... des rires... avec des voix d'hommes qui narguaient les trombes d'eau et chantaient Madelon.

Nuit propice à tous les guets-apens, propice au crime...

A peine est-il caché que, morceau de la nuit glis- sant dans la nuit, voici venir une ombre, enveloppée de la tête aux pieds d'un long manteau sombre, dont le capuchon rabattu protège le visage contre la pluie.

210 LES ÉGUMEURS DE GLERRK

Une femme...

Elle se hàle, familière avec les sentiers. Parfois môme, elle court...

Et à Sturberg aux aguets ne viendrait pas la pen- sée que cette femme peut ne pas être celle qu'il atLcnd... Car c'est l'allure de Rolande, sa taille... la légèreté de aa démarche... C'est elle... En douterait-il que toute hésitation s'envolerait, lorsqu'il la voit passer près de lui, car il lui semble bien qu'il a aperçu, dans la main de l'ombre quelque chose de noir, une sorte de portefeuille carré... qu'elle serre convulsivement...

Mais cela, Ta-t-il vraiment vu?... Et comme on cet instant toute sa pensée, sa iorce de volonté, sa rage, sa vie, se concentrent sur cet objet, n'a-t-il pas été le jouet dune illusion?... Il ne se le demande m^^me pas... Il va à coup sûr vers le crime... rien ne le dé- range de sa route...

Alors, il s'élance...

Au-dessus de la tête de la femme, un lourd bâton voltige, tournoie, s'abat comme une massue.

La femme tombe en avant, les bras en croix...

Pas un cri, pas un soupir, pas un geste...

Tout cela s'est passé dans le siience des goutles de pluie qui crépitent sur les branches sèches.

C'est bien la pochette qu'elle tenait à la main, cette femme.

Il la lui arrache avec violence, d'un coup brutal, à casser les doigts délicats.

Et il étouffe un rire de triomphe.

Cette proie tant convoitée, conquise, perdue, re- conquise, il la gardera, cette fois, si bien que si ja- mais on la lui reprend, ce ne sera que sur son ca- davre.

Il s'enfuit, pris 4q folie joyeuse.

Il court, saps même s'inquiéter du chemin qu'il a prie.

LES ÉGUMEURB DE GUERRE 211

Du reste, il est si ému, si troublé, qu'il a besoin d'un peu de calme, avant de reparaître dans les sa- lons du château.

La pluie cesse. Il ne tombe plus maintenant que les gouttes balayées en coups d'arrosoir par le vent, qui les ramasse en haut des branches.

Sans y prendre garde, il est arrivé au mur de clô- ture.

Près du pavillon du jardinier.

En déchirant le voile opaque des nuages, le vent laisse des éclaircies de bleu par pénètre de temps en temps la lumière de la lune.

Il remarque que la porte donnant sur la berge de la Seine est ouverte.

Et une silhouette, celle d'un homme, passe et re- passe, à intervalles réguliers, devant l'ouverture, celle d'un soldat, celle de Simon Levaillant.

Sturberg le reconnaît et se- mot à rire silencieu- sement.

Il attend Rolande!... Il peut, maintenant, l'at- tendre!...

Et il serre contre son cœur la pochette de cuir.

Mais il y aurait danger pour lui s'il était aperçu... Il s'éloigne sans bruit, les pas amortis dans l'horbo m.ouillée.

A peine a-t-il fait quelques pas qu'il se jette vive- ment derrière un arbre.

Une ombre encore traverse, là-bas, des pans do lumière et se dirige ' -' "^ coté... Une femme...

Rien de plus naturel, du reste... Une ouvrière, sans doute, qui, prenant au plus court, et profitant de réclaircie, se hâte do regagner son logement.

Elle se rapproche...

Et celle-là, aussi, va passer si près de lui qu'il pourrait toucher son manteau, la saisir à l'épavile, la renverser et la tuer, comme il a fait de l'autre, tout à l'heure.

212 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

En frôlant l'arbre derrière lequel il se tient, elle a rejeté en arrière, sur les épaules, le capuchon qui lui couvrait la tête...

Comment peut-il retenir le cri horrible qui lui monte aux lèvres?

Il a reconnu Rolande...

Elle n'est pas mortel!

Elle ne semble même pas avoir été blessée... La dé- marche est aisée, rapide et élégante. Et si le visage, pourtant, est un peu pâle, c'est k cause de la clarté lunaire et nuis sans donte de l'émotion qu'éprouve la jeune fille en se rendant à ce rendez-vous auprès de l'aimé si cher à son cœur...

Après un instant de stupeur, le misérable se de- mande :

Qui donc, là-bas, ai-je assassiné?

Celle-ci, est-ce bien vraiment Rolande de Chambry, l'exécrée, la redoutée?

Il voudrait ne pas croire...

Mais la voici dans les bras de Simon... Ils s'étrei- gnent d'un élan passionné... il entend sa voix, sa voix chaude et ardente... Et, sans desserrer leur étreinte, ils s'éloiarnent le Ion? de la berge... Et Stur- berg ne verra plus rien, n'entendra plus rien...

Qui donc? qui donc? répète-t-il.

Il essuie son front, mouillé, non de pluie, mais d'une froide su.eur d'angoisse.

Rose-Lys?

Non... Rose-Lys est plus petite que Rolande... Il ne s'y serait pas trompé...

Il remonte les pelouses, insensiblement se rappro- che du quinconce de marronniers où, tout à l'heure, s'est commis l'attentat... Les iardîn.^ sont toujours dé- serts... Mais, au loin, près de l'Helvetia, reprennent les cris joyeux et on entend de la musique et des chants. .."^J M^l^^-^WMM

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LES ÉGUMEURS DE GUERRE 213

Dans un carré de lumière, une masse noire s'esjt abattue, les bras en croix...

Il se recule, effaré, trébuchant... Celle qu'il a tuée est là... Rolande est dans les bras de son fiancé... Il a frappé au hasard... Mais, pourtant, c'était bien celle-là qu'il voulait atteindre, puisqu'elle apportait le docu- ment tragique?

Qui donc, alors?

Il pourrait s'avancer, soulever un coin d^ ce man- teau, s'assurer...

Il n'ose... Il a peur... il court vers le château... Je ne sais quelle horreur l'emplit...

Devant l'Helvetia, des couples se sont reformés avec des tambours et des clairons. Des torches brillent dans la nuit et des lanternes au bout de bâtons et des lanternes vénitiennes qui s'agitent et des lanternes électriques de poche et même des lanternes de bicy- clette éclairées à l'acétylène. On a usé de tout pour organiser une retraite aux flambeaux. Et le cortège se met en marche, faisant d'abord le tour du château et de l'hôpital, pendant que des blessés, penchés aux fenêtres, crient vivat et applaudissent.

Dans les salons du château, les danses continuent.

Il reste paralysé. Ses pieds de plomb sont cloués au tapis.

Il cherche au hasard sans vouloir se dire ce qu'il cherche.

Rolande?

Il sait bien qu'elle n'est pas puisqu'il vient de Taoercevoir sur la berge.

Rose-Lys ? " -- ^rr— ^i-sj^?

Il sait bien qu'elle n'est pas puisqu'en rentrant au château il vient de l'apercevoir qui, de sa chambre, regardait la fête tumultueuse...

Gomment devinerait-il, parmi les femmes et les jeunes filles rieuses, tout à la joie de la délivrance, hors du cauchemar de la guerre et qui ^'ainiisent,

214 LES ÉCUMEUR9 DE OUERRE

comment devinerait-il le nom de celle qu'il a tuée et dont le corps rigide est étendu là-bas dans l'humidité?

Il cherche, pourtant, il cherche toujours...

Quoi? Une indication... Un hasard... L'éblouisser ment de la vérité...

Et, tout à coup, il se dit :

Pourquoi Isabelle n'est-elle pas là?... Isabelle, tout h l'heure si heureuse!

Il s'informe, machinalement d'abord, puis avec plus de fièvre, au fur et h mesure qu'on lui répond par- tout : ' -^ ■■'"'

Nous ne savons pas...

Les domestiques, interrogés, ne peuvent rien dire.

Sturberg, les tempes serrées, la folie au cerveau, court à l'appartement de sa fille.

L'appartement est vide. Il appelle la femme de chambre. Il questionne.

Tout à l'heure. Mademoiselle est venue... oui... en grande hâte... Elle a passé un caoutchouc et, sans mettre de chapeau, rabattant le capuchon, elle est partie sous la pluie, sans dire elle allait...

Sturberg reste un instant comme foudroyé... Il a mal entendu? Il fait répéter. Il bégaye... Sur son dur visage les yeux affolés roulent, dans une peur atroce... la bouche se contracte en un sourd gémissement.

La femme do chambre s'Inquiète :

Monsieur! Monsieur!... Mais il s'enfuit en criant :

Ce n'est pas possible! Ce n'est pas vrai... Ce n'est pas vrai...

Il traverse les pelouses, descend vers la Seine...

"Voici le quinconce des marronniers... sous lesquels gît la masse noire, bras en croix, étendue dans son carré de clarté lunaire...

Il se précipite sur ce corps, soulève la tête san- glante, la tourne vers la lumière... et de longs che- veux blonds, lo sang s'est coagulé, s'éparpillent sur

LES ÉGUMEURS DE GUERRE 2l5

ses bras... La lune éclaire un pâle visage, souillé, dont les yeux sont fixes.

Alors, de la berge Simon et Rolande se disaient leurs tendresses...

Des avenues du château se promenait la retraite aux flambeaux...

Dominant les murmures, et les cris, et les rires, et les vivats, et les chansons...

L'on entendit un hurlement étrange, un long hurle- ment de bête. Et tous les bruits cessèrent pour écouter.

Les premiers qui se rendirent à cet appel lugubre furent Simon et Rolande.

Ils trouvèrent Sturberg à genoux devant Isabelle, un bras passé autour de la tête blême, l'autre bras cares- sant les cheveux...

Et Sturberg hurlait... ie front en arrière, les yeux vers le ciel, hurlait comme un chien perdu...

Il vit Rolande... il vit l'officier...

En un dernier éclair de sa raison défaillante, il les reconnut... Il arracha de sa poche quelque chose de noirâtre, et le tendit à Rolande... Il bégaya :

Allez-vous-en I Allez-vous-en K..

Quand les gens arrivèrent auprès de lui avec leurs lanternes et leurs torches, ils le trouvèrent étendu, inanimé au long de sa fille qu'il serrait dans ses bras... et l'étreinte était si étroite, convulsive, qu'on ne put détacher les deux corps, et qu'il fallut les transporter ainsi au château.

Le médecin, appelé en hâte, ne pouvait que consta- ter la folie de Sturberg.

Quant à Isabelle, elle respirait encore, et des soins lui furent donnés. Ce fut au bout d'un mois seule- ment qu'elle fut hors de danger. Avait-elle deviné l'horreur de l'attentat dont elle avait été victime? Peut-être, car lorsqu'elle put se mouvoir et parler, et qu'elle fut en état de répondre aux questions du juge

?/16 LES ÉCUMEUR8 DE GUERRE

chargé de l'enquête, elle no répondit que ces seuls mots, toujours les mêmes :

Il n'y a pas eu de crime... Je suis tombée contre une racine d'arbre, et c'est tout.

Du reste, le jour même de la fête de l'armistice à l'Helvetia, une dénonciation très claire, appuyée de preuves, arrivait à la Sûreté générale contre Sturberg. Elle était l'œuvre de Nicky Lariss qui avait pris la fuite. m

Sturberg, arrêté, fut interné à Bicêtre, car sa folie était furieuse, en même temps qu'Isabelle était recon- duite à Vienne par les soins de la police française.

Quant à Nicky Lariss, sa trahison et sa lâcheté ne le mirent point hors de cause : à la frontière suisse, ses papiers, examinés par un agent pointilleux et soupçonneux, à la gare de Bellegarde, ne parurent pas réguliers... Certaines dates éveillèrent l'attention du commissaire spécial... Il y avait des grattages très adroitement dissimulés... Bref, on le retint pour sup- plément d'informations.

Ces informations, Nicky Lariss ne les attendit pas.

On le trouva, le lendemain même de son arrestation, pendu dans sa cellule avec ses bretelles qu'on avait oublié de lui enlever.

I

LES ÉCUMEURS DE GUERRE 217

EPILOGUE

Trois mois se sont écoulés.

La France est en paix et prépare l'avenir.

Le régiment de Simon Levaillant tient garnison à Mayence.

Rolande a retrouvé QJairefontaine, vide des meubles qu'elle y connaissait, et qui, tous, depuis longtemps, avaient pris le chemin de l'Allemagne.

Mais, comme le château avait été de tout temps occupé par des officiers, il avait bien fallu le remeu- bler vaille que vaille, avec les laissés pour compte des pillages d'alentour. C'est ainsi qu'il y avait un piano dans toutes les chambres. Mais, partout, de bas en haut, la saleté la plus repoussante, parmi des immon- dices et des déjections.

L'ordre remis, la propreté reparue, Rolande y habita avec Rose-Lys. La ferme de Marengo n'existait plus. Rose-Lys avait voulu vivre au village. Rolande s'y était opposée, de toute sa tendre affection.

En décembre, une grande joie était venue les sur- prendre.

Un matin, un homme s'était arrêté devant le châ- teau. Il venait de Rethel à pied. Pas de véhicule pour le conduire. Le vieux Bertrand était mort de misère pendant l'occupation. Le voyageur semblait malade et défaillant, maigre et hâve, la peau jaunie par les fa- tigues, les yeux creusés par la souffrance. Dans l'ave- nue qui s'étendait devant la façade, il s'arrêtait à cha- que pas, comme s'il ne s'était pas senti la force d'aller

218

LSa ÉCUMBURS DB GUERRE

jusqu'au bout. Il était vêtu d'un uniforme fripé et sali, sur les manches duquel s'étalaient deux galons d'officier.

Pourtant, Rolande, qui traversait la cour, eut un coup au cœur et cria, en le reconnaissant de loin :

Mon frère!...

Et elle courut à, lui, les bras tendus.

Norbert s'était arrêté. Elle tomba contre sa poitrine en sanglotant bruyamment. Lui, pleurait, silencieux... Ce n'était plus le soldat d'autrefois, orgueilleux et dur... Il était loin, le « fils de Louis XIV »!... Affaissé et tremblant, son regard était devenu suppliant et craintif... Des années de tortures étaient passées là...

Je ne savais pas que je te retrouverais... Je t'avais laissée mourante...

Et moi j'avais cri^ que tu étais mort!

Je l'ai été... dit-il, pensif et hochant la tête... car c'était bien la mort que je subissais là-bas, chaque jour, au fond de mon cachot immonde...

Il appesantit son bras sur celui de Rolande et elle le guida vers la maison.

Ce fut ainsi qu'il rentra chez lui, délabré, ayant de- vant lui six mois de liberté pour se remettre, mais si faible qu'il n'espérait plus recouvrer jamais assez de vigueur pour reprendre sa place au régiment.

Dans les jours qui suivirent, ils s'ouvrirent leur cœur, échangèrent leurs confidences, renouèrent les chaînes de leur vie interrompue depuis août 1914.

Lui, de temps en temps, murmurait :

J'ai un grand devoir à remplir...

Et comme elle ne lui posait pas de question, il ajouta une fois :

. J'ai accusé Simon d'un crime horrible...

Elle lui mit doucement la main sur la bouche, pour l'interrompre.

Simon n'a jamais cessé de t'aimer...

C'est une âme d'élite, si supérieure à moi...

LB8 ÉGUMEURÔ DM GUERRE 21 9

Norbert était dans un tel état de faiblesse qu'il resta au lit pendant uno quinzaine de jours. Rolande et Rose-Lys le soignaient, lui tenaient compagnie. Et, surpris, le jeune homme suivait d'un long regard la silhouette mignonne et jolie de la fille de Barbarat. Parfois il se prenait à penser :

Je la connaissais et il me semble que je ne l'avais jamais vue...

Rolande, en surprenant l'un de ces regards, comprit tout à coup et sourit... En contant toute sa vie à Nor- bert, elle avait laissé dans l'ombre le lâche attentat de Godollo, mais elle avait fait l'histoire du document. I/officier demanda :

Qu'attends-tu pour le livrer au gouvernement français?

Elle se troubla, devint pâle, et répondit seulement :

La prochaine arrivée de Simon.

Pourquoi?

Tu le sauras... Car il y a quelque chose que je t'ai caché... un autre drame... qu'il ignore comme toi... et je veux que ce soit devant vous deux...

Elle n'acheva pas. Les larmes l'oppressaient. Il n'osa plus l'interroger.

Il se rétablit lentement, se leva, se hasarda à sortir. Déjà les premières tiédeurs du printemps faisaient surgir les primevères et les violettes. Rolande écrivait à Simon tous les jours et tous les jours recevait une lettre "de lui. i

Une fois, elle dit à Norbert :

Il a sa permission. Il est parti. Il sera demain auprès de nous...

Et, chose étrange, au lieu de la joie qu'elle eût manifester, ce furent des larmes qui jaillirent de ses yeux. Elle les essuya vivement.

Mon Dieu, qu'as-tu?

Bientôt, bientôt.,, dit-elle... tu sauras.

Le lendemain, dans la soirée, Simon arrivait. Los

220 LES ÉGUMEURS DE GUERRE

Moulîns-Neufs n'existaient plus. Ce fut à Clairefon- taine qu'il reçut Thospitalité. Et Simon, lorsqu'il frai:ichit le seuil du château, vit s'avancer vers lui Norbert de Ghambry, profondément ému.

Chambry allait parler... Mais, brusquement, Simon disait :

Tais-toi... Tais-toi... Laisse-moi t'embrasser... C'est plus simple...

Et les deux soldats s'étreignirent.

Alors Rolande leur fit un signe, murmura :

Avant tout... venez.

Elle les entraîna dans un petit salon aux tentures déchirées, aux vitres brisées.

Et, présentant à Norbert une pochette au cuir noir usé par les frottements :

Dans cette pochette, tu trouveras des papiers sous double enveloppe.

Norbert l'ouvrit.

Déchire la première... Il y a une lettre écrite de ma main... écrite, ici, à Clairefontaine, le jour même, 28 juin 1914, l'archiduc François-Ferdinand était assassiné à Sarajevo...

Norbert obéit et retira la lettre.

Elle dit, défaillante, son visage dans ses mains jointes :

Ouvre, et lis...

Il ouvrit et lut... tremblant...

C'était la révélation du crime commis contre elle...

Elle disait tout bas, comme en prière :

Il faut bien que tu saches...

Elle montra Simon, qui écoutait, interdit :

Et lui aussi, lui surtoutl...

Norbert achevait sa lecture... Il prit Rolande dans ses bras, la pressa contre lui éperdument, couvrant ses cheveux de baisers...

Chérie 1 chérie! Pauvre chère âmel... Et Rolande, k Simon :

LES éCUMEUHS DE GUERRE 221

A ton tour, maintenant... Et tu vas décider de ma vie...

Simon prit la lettre, regarda un instant Norbert qui avait les yeux baissés et Rolande éperdue d'angoisse...

Peut-être devina-t-il... Peut-être même avait-il de- viné depuis longtemps...

Un peu de l'eu llambait dans la cheminée.

11 y jeta le papier qui se tordit et se réduisit en cendres...

Je n'ai pas besoin de lire, fit-il... Quant à ta vie, j'en ai décidé depuis longtemps...

L'émotion était trop forte pour Rolande... Elle s'était évanouie dans les bras de Norbert. Et Norbert murmurait à Simon :

Tu veux donc que je t'aime mieux qu'un frère?

Oui, je le veux... Ne m'avait-elle pas ordonné de faire ta conquête?

•.••••* .♦" [«j '.*] ■'. l'i [*i '■*

Sa permission terminée, Simon était sur le point de repartir.

Auparavant, dit Rolande, nous avons une mission à accomplir...

Un regard l'interrogea.

Viens... il s'agit de Rose-Lys...

La jeune fiUe traversait le jardin. Rolande l'appela. Elle accourut.

Rose, dit Rolande, j'ai voulu que Simon fût au- près de moi au moment je vais t'adresser... certaine demande... qui te surprendra peut-être... mais à la- quelle, moi, je m'attendais depuis quelque temps...

Rose-Lys sourit :

Que de mystère I

Rose... Rose, veux-tu être ma sœur... veux-tu être la sœur de mon mari?

La jolie paysanne se troubla... resta silencieuse longtemps...

222 LES ÉCUMEURS DE GUERRE

Ses yeux profonds se relevèrent sur Simon, d'abord, sur Rolande ensuite...

Norbert t'aime... et c'est lui qui m'a suppliée...

Il m'aime?...

Oui...

Rose-Lys rabaissa les paupières pour voiler, sur ses yeux, une ombre rapide apparue. Rolande l'embrassait.

Il est inquiet... Il m'attend... Rassure-moi... Rassure-lc!...

Rose enveloppa Simon d'un regard de longue et der- nière tendresse.

Je veux que ce soit vous, Simon, qui alliez lui annoncer la nouvellG... Je serai sa femme... dites-le- lui!... Sa femme aimante et fidèle...

Simon était parti, courant vers Clairefontaine, infi- niment ému car il se rappelait les confidences que, jadis, lui avait faites Jean-Louis.

Les deux jeunes filles étaient seules.

Alors, Rolande se pencha vers Rose-Lys.

Et elle ne lui dit que ces deux mots :

Je savais 1!

Deux jours après, le document était versé par Si- mon, à son passage à Paris, au ministère des Affaires étrangères, il fait partie des pièces secrètes éta- blissant la responsabilité de la guerre et la prémédita- tion de rAutriche.

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Le Cceuren cmoi 5t*

Coeurs Fidèles 634

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PIERRE MAËL Les Lurons de la Jeanne.... 53:5

Iulia la Louve 5^4

Lt» et Lilian 693

Le Cceur et l'Honneur 594

Le Crime et l'Amour Tir,

l'artage de Cosur '36

H.-J. MAGOG Timide amour 564

L'Héniiere aux beaux yeux.. 680 Visage d'Ange, Cœur de Dé.-.iontilô Quand l'Amour tait pleurer . 741 L'Ennemie du Bonricur 742

GEORGES ffîÂLCAGUE

Yvonne la Simol» 3^0

L'Amour est le plus fort 416

Aimer et Vivre ôei

ii^ARC R^ARiO

Mariage in Extremis 4»2

L'Amour de Lictte Ht

Aae de Démon 6 of,

IRAURICE MARIO Grenadier Sans-Souc» 692

JULES MARY

Le» Nuits d'Irlande 240

Diane la Pile 417

'.a Joie d'Aimer 418

L'.\vocat des Gueux 466

/.:mée jusqu'à la mort 467

la Fin de Roussiotte 513

Ciiarmeuse d'Enfants 524

Ûérnon de l'Amour 5"25

La Beauté du Diable*. 578

Rose Lison 5"9

La Marquise GabriclU 664

Le dernier baiser (65

Un Héritage d'Amour 6>y

La Conquête de son Mari . . . 646 Les Amours du Grand Lauriot 676

Le FiiMt Détêiiau 761

La Rcvancha de Rose-Manon. 76?

riidfmoiselle Guignol 7S6

La Montreuse de Marionnettes 78

Elles n'oublient pas. . , SI*

Les Revanches de l'Amour . 815

CHARLES WEROUVEL

L'ASaire de rontaine-aux-Bois 53^ Le Roman d'une honnête Fille 5S7

Damnée 66

Grands Noms, Grands Crimes. 6(;S

.Mliées 6SI

•j Ciime Gisèle 681

/■-'•'c éternelle. 7;7

J^ es Ivresses 77S

■jc aux bich&s S9 1

\e Fargeas 8wi!

\age £-^'

% et Marcelle fiJi

ETIENNE MiCh'îL .Iredela.Maiso.- Hougc. N?,'!

LÉON tT-.iriAL >i^«i<^emia d'anc Fâ£s:cn. . 00-J

MIRAL-VIGER

Le Destin de Louise

Mère et l-"illc . . . 476

XAVIER DE (nONTEPIN

La loueuse d'Oiyue «.-iO

La Heine .Maitlie 4i.7

L'Amoui des Frinroes 6:)6

ILldj l'Ensctceleuse 79s

Le higame 799

H. DE MONTFORT Le Fardeau du P.i'isc 770

GEORGES MONTIGNAC

L'Angoisse Uu C jcnt 72 :

Un Cceur qui tremble 7'.^'

JEAN-LOUIS KORGINS

Princesse Martlia i><iS

La Rope Blanctie 6'.:8

EVEP.'»UL-ft.ARGUERITTE

Crésus 7-i£

LÉONCE PRACHE Ne Brisez pas mcn Coeur. . . . S2.8

E.-R. PUNSKCN

L'Aube Sanglante . 749

QL'IfJEL ET DE HlOFJTGOfi

Mimi Pinson de Montra.»rire. 7ôS

G. DE P.AULIN lean deFran:e .. 641

GASTCN-CH. RiCilARD Seconde Vie du Colonel Gci.'i-d 447

La Cigogne d'Argent 565

Le Chitiment d'Ôrtrude. .. . 506

Pour Sauver la Keine 535

Le Roi maudit 560

Sous le Manteau Royal 561

Rosario. danseuse espagnole. C32 Maison des trois mtrcnes noires 687

La lustice de l'Empereur 6^?

Rolande...... 771

La Rédemption de Vera 772

La Bible du Piiate 80i

E. DE RICHE

Le Chemin des ronces 70*

Si Madeleine avait su... 74?

MistouSe i>n"

PIERRE RCNCEï

La Croisière d'Amour '. . 7S9

PAUL ROUGET

Le Miracle d'Amour 7ô3

La Dame de Coei!' 7ô'<

JACQUES DE SÂINT-PRiEST

Le Mendiant du bois noir... 7S2

LEON SAZIE

Le roucc Tstsl 6;;:;

La Beiie Dangereuse C: 4

L'Amour de la Gamine 6Ï2

La Femme trompée 7^3

Les larmes de la Vie 784

p. SEf;QNZAC

Le Mousquetaire bl€u ....... .i::S

ÊECP.GES SI"

Les Cfsurs Perdus 6-1

La Femme en Deuil 721

GEORGES Sf!TZr:!;JLLER

Sa.-.glsntï richêsss io-j

Le Aliioir ticuri 6î'2

La Grap-je aus lèvres ..... 67ï

AHORÉ STAR Facî i la Vie 7?b

CLAUDE SYRVAIL

L'.^inour qiii sauve et i'Amour qui tue 803

J. TRANCHANT et A. VERS!

La I-asciiiaiiuia 7a,

FRfOÉniC VALADE

Les ChautTeuis du Nord ^•^^

L'Ange oui oaidoaoc 42g

Warie la Vielleuse !.,. 4a2

Les Ami. urs d'Ange Pitou . . . 493

Giika 1/. Boi-.eiiîienne 5afl

Cinia la Eiondc fit

i.a Blonde aux yeux ds chat. 6x6

Coeurs InLlmes. . . 715

I.» Belle Chiffonnière 7331

La Sœur de Fleur-de-Meii«. . 76S I

Le Crime d'Alfreda 769

Le Testament de Rocamhole. 7sO Olivia contre Rocambole 7sl

CHARLES VAYRE

L'Enigme d'.Aœour 6S>5

Hrune ou Blonde Tljj

Le M.;sque de Satin 7',>2

Cijcms troublés. 'l'JS

Le Secret du Docteur 8C5

VArP.E et CLUriT

i.es Rois de Pans 7-5

Dcus Pcrcs. . . une Fille.. . . 757

VAVRE et FLCRIGNI

'-'Amour qui espcre 479

La Vengeance ue Fiora .... 4;>6

L'.'^mcuieuse équipée 5J9

.\!ordioux 747

La Ti^rc^se Amouieuse .... 7i8

E. VESCO DE KEREVE9

Le Crime de la Comtesse Altamonte SOS

ffiAXlWE VILLEiVF^i

Fleur de Misère t^-

Grazieila la Bouquetière 5î>3

La Buveuse d'or 569

81uîtic et Bérengére 579

la Femme sans Cceur 613

Maudite 614

Sans Asile 651

Seuls au monds (>'>'i

i.e Chanteur des Rues. 7ô3

Les Détresses di; Cceur 7j^ .

La Panthère Noire 826

Vaincue!! S"!? ,

RENÉ ViMCY •;

Le Bouheu! qui parse 499 \

Le ?>lariag8 de ChCrie âtS

Ltslenjres b-9

Le Silènes du sang 563

Fort comme la Laine 564

Uévrcs joirr.es GOS

Pourquoi pleurent les Jeunes

Filles 765

Sv' vaine au calvaire 760

Le Bc sa Ténébreux. . 811

Prisonnière de son passé.. . . S12

K!CH£L ZEVACO

Le Fils de Pardaiiifn i Va

- II... 9«l:ij

La Reme Isa'L'can 14s

Le Pont de Moateieaa '

,e Fre aux CUrcs

l-'.ariniia-ia belle

La lîeMiS d'Argot

!-'ri m ercse ^

i.a Grïn<«e Aventure ?

La daniï en nlsnc, aams en noii j.

Slarie-Kose 1 5^;

.Mirie-P.ose II 50i

ua Fin Pardalilaa 651

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