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THÉODORE DE BANVILLE

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THÉODORE DE BANVILLE

LES EXILÉS LES TTII'KCESSES

PARIS

ALPHONSE LtMHKRE, ÉDITEUR 25-51, PASSACiE c:hoiseul, 25-51

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LES EXILÉS

1837-1879

A MA CHÈRE FEMME

MARIE-ÉLISABETH DE BANVILLE

CE LIVRE

DE FOI ET d'espérance

EST DÉDIÉ.

PREFACE

r. livre est celui peut-ctre oit j'ai pu met- tre le plus de vwi-méme et de mon âme, et s'il devait rester un livre de moi, je voudrais que ce fût celui-ci ; mais je lie me permets pas de telles ambitions, car nous aurons vécu dans un temps qui s'est médiocrement soucié de l'invincible puissance du Rhythme, et dans lequel ceux qui ont eu la noble passion de vouloir enfermer leurs idées dans une forme parfaite et précise ont été des exilés.

Les Exilés ! quel sujet de poèmes, si j'avais eu plus de force ! En prononçant ces deux mots d'une tristesse sans bornes, il semble qu'on entende gémir le grand cri

de désolation de l'Humanité à travers les âges et son sanglot infini que jamais rien n'apaise. Ceux-ci, chassés par la jalouse colère des Rois on par la haine des Républiques, ceux-là, victimes de la tyrannie des Dieux nouveaux, ils écoutent pleurer effroyablement la mer sonore, ou dans le morne ciel fait d'un sombre a-iir ils regardent briller des étoiles inconnues.

Ovide boit le lait des juments sous la tente de cuir du Sarmatc, et sur son pâle visage doré par le soleil de Florence, Dante reçoit la pluie noire du vieux Paris. Ceux-là sont-ils les vrais exilés et les plus misérables? Non, car un jour vient qu'on n'attendait pas, qu'on n'osait pas espérer, oii la patrie fermée se rouvre, oit les oppresseurs ont été balayés par le souffle furieux de l'Histoire, et l'absent retrouve sa maison encore vivante et rallume son foyer éteint.

Mais ceux pour qui j'ai toujours versé des larmes qui brûlent mes yeux, ce sont les êtres dont l'exil n'aura ni fin ni terme. Est-ce ceux qui sont exilés dans la pauvreté, dans le vice, dans l'absence, dans la dou- leur, ceux que la mort a séparés des êtres qui leur sont chers ? Non, car ceux-là aussi peuvent être plaints et consolés par des êtres pareils à eux, et l'abime oit ils se lamentent peut être comblé par le repentir et par le désir effréné du ciel.

PREFACE

Ceux pour qui nulle espérance n'existe ici-bas, ce sont les passants épris du beau et du juste, qui au milieu d'hommes gouvernés par les vils appétits se sen- tent brûlés par la flamme divine, et oii qu'ils soient, sont loin de leur patrie, adorateurs des Dieux morts, champions obstinés des causes vaincues, chercheurs de paradis qu'ont dévorés la ronce et les cailloux, et sur le seuil desquels s'est même éteinte comme inutile l'épée flamboyante de l'Archange. Ceux-là parfois rencontrent leurs frères si rares, comme eux exilés, et échangeant avec eux un signe de main et un triste sourire, ils plaignent la pierre même, qui, transportée loin de son soleil, pâlit et s'en va en poussière, et le grand lion mordu par le froid qui, dans la cage oii l'homme Va fait prisonnier, étire ses membres souverains, bâille avec dédain en montrant sa langue rose, et parfois regarde avec étonnement , captif comme lui, l'aigle qui fixait les astres sans baisser les yeux, et qui dans la nuée en feu, déchirée par l'ouragan, suivait d'une aile jamais lassée le vol vertigineux de la foudre.

T. B. Mardi. 2^ novembre 1S74.

-^2&*-

LES EXILÉS

L'Exil des Dieux

K^ 'est dans un bois sinistre et formidable, au nord De Li Gaule. Roidis par un suprême effort, Les chênes monstrueux supportent avec rage Les grands nuages noirs d'où va tomber l'orage; Le matin frissonnant s'éveille, et la clarté De l'aube mord déjà le ciel ensanglanté.

Tout est lugubre et pâle, et les feuilles froissées Gémissent, et, géants que de tristes pensées Tourmentent, les rochers jusqu'à l'horizon noir Se lèvent, méditant dans leur long désespoir; Et, blanche dans le jour douteux et dans la brume, La cascade sanglote en sa prison d'écume.

LUS EXILES

Léchant les verts sapins avec un rire amer, La mer aux vastes flots baigne leurs pieds, la mer Douloureuse, où, groupés de distance en distance, Accourent les vaisseaux de l'empereur Constance.

Tout à coup, ô terreur! ô deuil! au bord des eaux La terre s'épouvante, et jusque dans ses os Tremble, et sur sa poitrine âpre, d'effroi saisie, Se répand un parfum céleste d'ambroisie. Un grand soufiîe éperdu murmure dans les airs; Une lueur vermeille au fond de ces déserts Grandit, mystérieuse et sainte avant-courrière, O vastes cieux ! et là, marchant dans la clairière, Luttant de clarté sombre avec le jour douteux. Meurtris, blessés, mourants, sublimes, ce sont eux. Eux, les grands exilés, les Dieux. O misérables ! Les chênes accablés par l'âge, et les érables Les plaignent. Les voici. Voici Zeus, Apollon, Aphrodite marchant pieds nus (et son talon A la blancheur d'un astre et l'éclat d'une rose 1) Athènè, dont jadis, dans l'éther grandiose, Le clair regard, luttant de douceur et de feu, Était l'intensité sereine du ciel bleu.

Hère, Dionysos, Hèphaistos triste et grave Et tous les autres Dieux foulant la terre esclave S'avancent. Tous ces rois marchent, marchent sans bruit. Ils marchent vers l'exil, vers l'oubli, vers la nuit, Résignés, effrayants, plus pâles que des marbres, Parfois heurtant leurs fronts dans les branches des arbres,

LES EXILES II

Et, tandis qu'ils s'en vont, troupeau silencieux, La fatigue d'errer sans repos sous les cieux Arrache des sanglots à leurs bouches divines, Et des soupirs affreux sortent de leurs poitrines.

Car, depuis qu'en riant les empereurs, jaloux De leur gloire, les ont chassés comme des loups, Ht que leurs palais d'or sont brisés sur les cimes De l'Olympe à jamais désert, les Dieux sublimes Errent, ayant connu les pleurs, soumis enfin A la vieillesse horrible, aux douleurs, à la faim, Aux innombrables maux que tous les hommes craignent. Et leurs pieds, déchirés par les épines, saignent. Zeus, à présent vieillard, a froid, et sur ses flancs Serre un haillon de pourpre, et ses cheveux sont blancs. Sa barbe est blanche : au fond du lointain qui s'allume Ses épouses en deuil le suivent dans la brume. Hère, Léto, Mèlis, Eurynomè, Thémis Sont là, blanches d'effroi, pâles comme des lys. Et pleurent. Sur leurs fronts mouillés par la rosée L'aigle vole au hasard de son aile brisée.

Et celui qui tua la serpente Pytho, j brillant Lycien, cache sous son manteau bon arc d'argent, rompu. Triste en sa frénésie. Le beau Dionysos pleure la molle Asie; Et ce hardi troupeau, les femmes au sein nu Qjui le suivaient naguère au pays inconnu. Folles, aspirant l'air avec ses doux arômes, Ne sont plus à présent que spectres et fantômes.

LES EXILLS

Hermès, qui n'ouvre plus ses ailes, en chemin Songe, et le rameau d'or s'est flétri dans sa main. Athènè, l'invincible Ares, mangent les mûres De la haie, et n'ont plus que des lambeaux d'armures; Dèmèter, pâle encor de tous les maux soufferts, Tient sa fille livide, arrachée aux Enfers, Et la blonde Artémis, terrible, échevelée, Bondit encor, fixant sa prunelle étoilée Sur la nuit redoutable et morne des forêts. Cherchant des ennemis à percer de ses traits. Et sur sa jambe flotte et vole avec délire Sa tunique d'azur que l'ouragan déchire.

Cependant, les regards baissés vers le sol noir, Les Muses lentement chantent le désespoir De l'exil, dont leur père a subir l'outrage, Et leur hymne farouche éclate avec l'orage. Toute l'horreur des cieux perdus est dans leur voix ; Les arbres, les rochers, les profondeurs des bois, Les antres noirs ouverts sous la rude broussaille S'émeuvent, et la mer, la mer aussi tressaille, La mer tumultueuse, et sur son flot grondant, Vieux, tenant un morceau brisé de son trident, Poséidon apparaît, s'élevant sur la cime Des ondes. Près de lui, fugitifs dans l'abime, Pontos, Céto, Nèreus, Phorcys, Thétis, couverts D'écume, gémissant au milieu des flots verts. Sur les pointes des rocs heurtent leurs fronts livides En sis:ne de détresse, et les Océanides,

LES nXILKS

Frappant leur sein de neige et pleurant les tourments Des grands Dieux, vers le ciel tordent leurs bras charmants. Leur douleur, en un chant d'une fierté sauvage, S'exhale avec des cris de haine, et du rivage Écoutant cette plainte affreuse, à leurs sanglots Aphrodite répond, fille auguste des flots !

O douleur ! son beau corps fait d'une neige pure Rougit, et sous le vent jaloux subit l'injure De l'orage; son sein aigu, déjà meurtri Par leur soufile glacé, frissonne à ce grand cri. Le visage divin et fier de Cythérée, Dont rien ne peut flétrir la majesté sacrée, A toujours sa splendeur d'astre et de fruit vermeil; Mais, dénoués, épars, ses cheveux de soleil Tombent sur son épaule, et leur masse profonde Comme d'un fleuve d'or en fusion l'inonde. Leur vivante lumière embrase la forêt. Mêlés et tourmentés par la bise, on dirait due leur flot pleure, et quand la reine auguste penche Son front, dans ce bel or brille une tresse blanche.

Les larmes de Cypris ont brûlé ses longs cils. l'rémissante, elle aussi déplore les exils Des grands Dieux, et, tandis que les Océanides ^

Gémissent dans la mer stérile aux flots rapides, Elle parle en ces mots, et son rire moqueur. Tout plein du désespoir qui gonfle son grand cœur, Dans l'ombre le matin lutte avec les ténèbres. Donne un accent de haine à ses plaintes funèbres :

14 LES EXlLi;S

O nos victimes ! rois monstrueux, Dieux titans Que nous avons chassés vers les gouffres du Temps ! Fils aînés du Chaos aux chevelures d'astres, Dont le souffle et les yeux contenaient les désastres Des ouragans! Japet! Hypérion, l'aîné De nos aïeux! ô toi, ma mère Dioné! Et toi qui t'élanças, brillant, vers tes victoires, Du sein de l'Érèbe, dormaient tes ailes noires, Toi le premier, le plus ancien des Dieux, Amour ! Voyez, l'homme nous chasse et nous hait à son tour, Votre sang reparaît sur nos mains meurtrières. Et nous errons, vaincus, parmi les fondrières.

Eh bien ! oui, nousf uyons ! Nos regards, ciel changeant, Ne refléteront plus les longs fleuves d'argent. Elle-même, la vie amoureuse et bénie Nous pousse hors du sein de l'Être, et nous renie. Homme, vil meurtrier des Dieux, es-tu content? Les bois profonds, les monts et le ciel éclatant Sont vides, et les flots sont vides : c'est ton règne ! Cherche qui te console et cherche qui te plaigne! Les sources des vallons boisés n'ont plus de voix, L'antre n'a plus de voix, les arbres dans les bois N'ont plus de voix, ni l'onde tu buvais, poëte! Et la mer est muette, et la terre est muette, Et rien ne te connaît dans le grand désert bleu Des cieux, et le soleil de feu n'est plus un Dieu !

Il ne te voit plus. Rien de ce qui vit, frissonne, Respire ou resplendit, ne te connaît. Personne

LES EXILÉS 1$

A présent, vagabond, ne sait d'où tu venais Et ne peut dire : C'est l'homme. Je le connais. La Nature n'est plus qu'un grand spectre farouche. Son coeur brisé n'a plus de battements. Sa bouche Est clouée, et les yeux des astres sont crevés. Tu ne finiras pas les chants inachevés, Et tes fils, ignorant l'adorable martyre, Demanderont bientôt ce que tu nommais Lyre !

Oh ! lorsque tu chantais et que tu combattais, Nous venions te parler à mi-voix! Tu sentais Près de ta joue, avec nos suaves murmures, Délicieusement le vent des chevelures Divines. Maintenant, savoure ton ennui. Te voilà nu sous l'œil effrayant de Celui Q.ui voit tant de milliers de mondes et d'étoiles Naître, vivre et mourir dans l'infini sans voiles. Et devant qui les grains de poudre sont pareils A ces gouttes de nuit que tu nommes soleils.

Tout est dit. Ne va plus boire la poésie Dans l'eau vive ! Les Dieux enivrés d'ambroisie S'en vont et meurent, mais tu vas agoniser. Ce doux enivrement des êtres, ce baiser Des choses, qui toujours voltigeait sur tes lèvres. Ce grand courant de joie et d'amour, tu t'en sèvres ! Ils ne fleuriront plus tes pensers, enchantés Par l'éblouissement des blanches nudités. Donc subis la laideur et la douleur. Expie. Nous, cependant, chassés par ta fureur impie.

l6 LES EXILÉS

Nous fuyons, nous tombons dans l'abîme béant, Et nous sommes la proie horrible du néant. Hellas, adieu! forêts, vallons, monts grandioses. Rocs de marbre, ruisseaux d'eau vive, lauriers-roses! Mais, homme, quand la Nuit reprend nos cheveux d'or Et nos fronts lumineux, tu sentiras encor Nos soupirs s'envoler vers ta demeure vide, Et sur tes mains couler nos pleurs, ô parricide ! C'est ainsi que parla dans son divin courroux La grande Aphrodite. Sur les feuillages roux. Tout sanglant et vainqueur de l'ombre qui recule, Le Jour dans un sinistre et sombre crépuscule S'était levé. Baissant leurs regards éblouis, Les grands Dieux en pleurs dans la brume évanouis. Formes sous le soleil de feu diminuées. S'effaçaient tristement dans les vagues nuées leurs fronts désolés apparaissaient encor. Aphrodite, la reine adorable au front d'or, Avec son sein de rose et ses blancheurs d'étoile Sembla s'évanouir comme eux sous le long voile De la brume indécise, en laissant dans ces lieux Qu'avaient illuminés de leurs feux radieux Son sein de lys sans tache et sa toison hardie, Un reflet pâlissant de neige et d'incendie.

Août 1865.

LES EXILES

Les Loups

Jl ARTOUT la neige. Au bout du sinistre chemin

Que troublait seul le bruit de ce pas surhumain,

C'était un bois sauvage éclairé par la lune.

Pas une seule place la terre fût brune,

Et, pareil à ce voile effrayant qui descend

Aux pieds des morts, le blanc linceul éblouissant

Faisait tomber ses plis sur les chênes énormes,

Et le vent furieux, engouffré dans les ormes,

Entre-choquait avec un rire convulsif

Leurs rameaux. L'Exilé farouche, au front pensif.

Entra dans la forêt que l'âpre bise assiège ;

Son caniail écarlate incendiait la neige

D'un long reflet sanglant, rose, aux lueurs d'éclair.

Comme si, revenu des cieux et de l'enfer.

Ce voyageur, portant l'infini dans son âme,

Au lieu d'ombre traînait à ses pieds une flamme.

De ce côté des bois, les chasseurs vont s'asseoir Dans un grand carrefour où, du matin au soir,

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l8 , LES EXILÉS

Chantent pendant l'été de sonores fontaines. Un sentier surplombé par des roches hautaines Y conduit. L'Exilé soucieux le suivit Jusqu'à cette clairière, et voici ce qu'il vit :

Un fier cheval de race à la noble encolure. Dans son sang répandu souillant sa chevelure, Expirait, dévoré tout vivant par des loups. Ses meurtriers parmi la ronce et les cailloux Le traînaient. Il n'était déjà plus que morsures. Ses entrailles à flots sortaient de ses blessures Et ses pieds éperdus trébuchaient dans la mort. En vain, de temps en temps, par un horrible effort, Il secouait par terre un peu des bêtes fauves; D'autres monstres, sortis des antres, leurs alcôves, Se ruaient sur son cou, s'attachaient à ses flancs, Dans sa chair déchirée enfonçaient leurs crocs blancs Et se mêlaient à lui dans d'eff"royables poses, Et tout son corps teignait de sang leurs gueules roses.

Enfin, morne, donnant sa vie à ses bourreaux, Il tomba, les genoux ployés, comme un héros Qui défie, à l'instant suprême tout s'efface. Les spectres de la mort, et les voit face à face. Sa prunelle effarée et vague interrogea La nuit; puis le coursier vaincu, sentant déjà due dans ses doux regards entrait l'infini sombre Et qu'il roulait au fond dans les gouff"res de l'Ombre, Se leva sur ses pieds avant de s'endormir Pour toujours, et frappant la terre, et, pour gémir,

LES EXILES 19

Dans sa voix qui n'est plus trouvant un cri suprême, Sublime, épouvantant l'agonie elle-même Et perçant une fois encor son voile obscur, Leva vers les grajids cieux et roula dans l'azur Ses yeux, d'où s'enfuyait lentement l'espérance, Ht Dante s'écria, l'âme en pleurs: O Florence!

Novembre 1862.

LES EXILES

Le S

angiicr

v>' ÉTAIT auprès d'un lac sinistre, ù l'eau dormante, Enfermé dans un pli du grand mont Érymanthe, Et l'antre paraissait gémir, et, tout béant, S'ouvrait, comme une gueule affreuse du néant. Des vapeurs en sortaient, ainsi que d'un Averne. Immobile, et penché pour voir dans la caverne. Hercule regarda le sanglier hideux.

Les loups fuyaient de peur quand il s'approchait d'eux, Tant le monstre effaré, s'il grognait dans sa joie, Semblait effrayant, même à des bétes de proie. Il vivait là, pensif. Lorsque venait la nuit, Terrible, emplissant l'air d'épouvante et de bruit Et cassant les lauriers au pied des monts sublimes, Il allait dans le bois déchirer ses victimes; Puis il rentrait dans l'antre, auprès des flots dormants. Couché sur la chair morte et sur les ossements. Il mangeait, la narine ouverte et dilatée. Et s'étendait parmi la boue ensanglantée.

LES EXILES 21

Noir, sa tanière au front obscur lui ressemblait. Les ténèbres et lui se parlaient. Il semblait, Enfoui dans l'horreur de cette prison sombre. Qu'il mangeait de la nuit et qu'il mâchait de l'ombre.

Hercule, que sa vue importune lassait, Se dit : Je vais serrer son cou dans un lacet; Ma main étouffera ses grognements obscènes, Et je l'amènerai tout vivant dans Mycènes. Et le héros disait aussi : Qiii sait pourtant, S'il voyait dans les cieux le soleil éclatant. Ce que redeviendrait cet animal farouche? Peut-être que les dents cruelles de sa bouche Baiseraient l'herbe verte et frémiraient d'amour, S'il regardait l'azur éblouissant du jour!

Alors, entrant ses doigts d'acier parmi les soies Du sanglier courbé sur des restes de proies. Il le traîna tout près du lac dormant. En vain, Blessé par le soleil qui dorait le ravin, Le monstre déchirait le roc de ses défenses. Il fuyait. Souriant de ces fiiibles offenses, Hercule, soulevant ses flancs hideux et lourds. Le ramenait au jour lumineux. Mais toujours. Attiré dans sa nuit par un amour étrange. Le sanglier têtu retournait vers la fange, Et toujours, l'effrayant d'un sourire vermeil. Le héros le traînait de force au grand soleil.

Décembre 1862.

LES EXILES

Hésiode

V^uAND la Terre encor jeune était à son aurore, Par delà ces amas de siècles que dévore Dans l'espace infini le Temps, ce noir vautour, A l'époque j'étais rhapsode en Grèce, un jour Je quittais, plein de joie, un bourg de Thessalie.

Là, jeune homme frivole en proie à ma folie. Ayant cherché l'abri verdoyant d'un laurier, J'avais célébré Cypre et l'Amour meurtrier Que Zeus devant son trône un jour vit apparaître Triomphant. Mais au lieu de montrer que ce maître Des hommes exista dès le commencement, Après le noir Chaos, le Tartare fumant Et la Terre profonde à la large poitrine, Même avant l'éther vaste et la vague marine, J'avais feint, pour mieux plaire aux laboureurs grossiers, Q.ue, doux enfant, exempt d'appétits carnassiers. Ignoré d'Échidna sanglante et des Furies, Il fût de Cypris en des iles fleuries.

LES r.XTLKS 25

Les vierges, les vieillards devant leur porte assis lîtaient vite accourus en foule à mes récits, Ht le pain et le vin ne m'avaient pas fait faute. Or je partais chargé des présents de mon hôte. Et sous les oliviers, parmi les chemins verts. J'allais d'un pas rapide, orgueilleux de mes vers.

Comme j'étais entré dans la forêt qui grimpe Mystérieusement au pied du mont Olympe, Je vis auprès de moi, debout sur un talus, Un homme fier, pareil aux Géants chevelus Que la Terre enfanta dans sa force première. Son visage était pâle et baigné de lumière. !1 touchait de la tête aux chênes murmurants; A l'entour, dans les rocs penchés sur les torrents, Les noirs rameaux touffus, en écoutant son ode. Frissonnaient, et c'était le chanteur Hésiode.

Les âges à venir, pour nos regards voilés. Pensifs, se reflétaient dans ses yeux étoiles; Les tigres lui léchaient les pieds dans leur délire, Et les aigles volaient près de sa grande lyre.

Le devin se dressa dans les feuillages roux. Il abaissa vers moi ses yeux pleins de courroux la nuit formidable avec l'aube naissante Se mêlait, et cria d'une voix menaçante Q.ui remplissait les bois devenus radieux : \e fais pas un jouet de l'histoire des Dieux! Je m'inclinai, tremblant et pâle de mon crime. Il ajouta : Vois-tu la Nature sublime

24 LES EXILÉS

Tressaillir? La forêt fume comme un encens. Les Immortels sont sur les monts blanchissants. Tais-toi. Laisse l'azur célébrer leur louange, Passant, que ces vainqueurs ont pétri dans la fange, Et qui, faible et tremblant, sans te souvenir d'eux, Vas devant toi, soumis à des besoins hideux, Sorti de la douleur, pour les funérailles, Et tout chargé du poids affreux de tes entrailles.

Janvier 1865.

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LES E X I L K S

L'Antre

/\ u milieu d'un monceau de roches accroupies

Sur le chemin qui va de Leuctres à Thespies,

Un antre affreux s'ouvrait, sinistre, horrible à voir.

Des buissons monstrueux tombaient de son flanc noir

Hérissés et touffus comme une chevelure,

Et dans la pierre en feu, qu'une rouge brûlure

Dévore, étaient gravés sur son front ruiné

Ces mots : Ici gémit l'éternel condamné.

Rien n'obstruait le seuil de la sombre caverne. Hercule entra. Dans l'ombre, auprès d'une citerne Dont le flot n'a jamais regardé le ciel bleu, Sur des ossements d'homme était assis un Dieu. Or il avait vécu plus d'ans que la mémoire N'en rêve ; son vieux crâne était comme l'ivoire ; Lui-même d'une flèche il déchirait son flanc; A force de pleurer ses yeux n'étaient que sang, 1! semblait un oiseau farouche, pris au piège, Ht le vent frissonnait dans sa barbe de neige.

26 LES EXILÉS

Près de lui, devant lui, partout, des ossements Blanchissaient sur le sol ténébreux. Par moments, Un grand fleuve de pleurs débordait son œil terne, Et le beau vieillard-dieu pleurait dans la citerne.

Le fils d'Amphitryon fut saisi de pitié. Oh! dit-il, sombre aïeul durement châtié, Que fais-tu loin du ciel dont notre œil est avide? Qui te retient ainsi dans ce cachot livide? Ton désespoir est-il si vaste et si profond Que tes larmes aient pu remplir ce puits sans fond? Vieno dans la plaine, sont les ruisseaux et les chênes ! Sur tes bras affaiblis je ne vois pas de chaînes. D'ailleurs, je suis celui qui les brise; je puis. Si tu le veux, jeter ce rocher dans ce puits; Quelque Dieu qu'ait maudit ta bouche révoltée, Je te délivrerai, fusses-tu Prométhée !

Le vieillard exhalait des sanglots étouffants. Hercule dit : Suis-moi, laisse aux petits enfants Cette lâche terreur et cette angoisse folle. Il n'est pas de douleur qu'un ami ne console; Viens avec moi, remonte à la clarté du jour!

Non, répondit le grand vaincu, je suis l'Amour.

Janvier 1863.

LES EXILÉS 27

La Rose

Cgaré sur rOthrys après un jour de jeûne, Le plus ancien des Dieux, l'éternellement jeune Amour, le dur chasseur que l'épouvante suit, de l'œuf redoutable enfanté par la Nuit Aux noires ailes, vit la grande Cythérée Dormant dans son chemin, sur la mousse altérée Par le malin brûlant, et, pâle d'un tel jeu. Contempla son visage et ses lèvres de feu.

La Déesse, couchée entre des rocs de marbre, Reposait, les cheveux épars, au pied d'un arbre Dont l'abri préservait son front de la chaleur. Ses beaux yeux étaient clos, mais sur sa joue en fleur, Dont leur voile exaltait l'impérieuse gloire,

Des franges de longs cils montraient leur splendeur noire. Comme un prince jaloux qui marque son trésor, Le soleil éperdu lançait des flèches d'or Sur son sein éclatant d'une candeur insigne, Ht sa poitrine était de neige comme un cygne.

28 LES EXILÉS

Et pareille aux brebis errantes d'un troupeau. Sur sa crinière fauve et sur sa blanche peau De tremblantes lueurs couraient, surnaturelles. Entre ses pieds ouverts dormaient deux tourterelles. Le radieux sourire en pleurs du jour naissant Folâtrait sur son corps de vierge éblouissant, Et la nuit du feuillage et l'ombre des érables Y caressaient, depuis les masses adorables De la blonde toison jusqu'aux divins orteils, Les touffes d'or, les lys vivants, les feux vermeils.

Éros la vit. Il vit ces bras que tout adore, Et ces rougeurs de braise et ces clartés d'aurore; Il contempla Cypris endormie, à loisir. Alors de son désir, faite de son désir. Toute pareille à son désir, naquit dans l'herbe Une fleur tendre, émue, ineffiible, superbe, Rougissante, splendide, et sous son fier dessin Flamboyante, et gardant la fraîcheur d'un beau sein.

Et c'est la Rose ! c'est la fleur tendre et farouche Q.ui présente à Cypris l'image de sa bouche, Et semble avoir un sang de pourpre sous sa chair. Fleur-femme, elle contient tout ce qui nous est cher, Jour, triomphe, caresse, embrassement, sourire : Voir la Rose, c'est comme écouter une lyre ! Notre regard ému suit le frémissement De son délicieux épanouissement; Sa chevelure verte avec orgueil la couvre. Quand nous la respirons, elle est pâmée, et s'ouvre :

LES EXILES

Son parfum d'ambroisie est un souffle. On dirait Que, par je ne sais quel ravissement secret, Elle prend en pitié notre amour et nos fièvres. Ht son calice ouvert nous baise avec des lèvres.

Mars 186;

30 LES EXILES

Némée

L'AXS la vallée passe une haleine embaumée, Hercule combattait le lion de Némée. Rampant, agile et nu, parmi les gazons ras. Parfois il étreignait le monstre dans ses bras, Puis le fuyait; et, plein de fureur et de joie, Par un bond effrayant revenait sur sa proie.

Au loin sur les coteaux et dans les bois dormants On entendit leurs cris et leurs rugissements; Ils étaient à la fois deux héros et deux bêtes Mêlant leurs durs cheveux, entre-choquant leurs têtes, Hurlant vers la clarté des cieux qui nous sont chers, Avec la griffe et l'ongle ensanglantant leurs chairs ; Haletants, ils ouvraient leurs deux bouches pensives, Montrant dans la clarté leurs dents et leurs gencives; Puis, vautrés l'un sur l'autre, ils tombaient en roulant Sur les pentes en fleur, dans le sable sanglant.

Enfin, d'un cri sauvage effrayant les ravines. Hercule prit le monstre entre ses maiils divines ;

LESEXILi;S 31

Alors il lui serra si durement le cou,

Que le lion sentit la mort dans son œil fou

Et vit passer sur lui le flot noir de l'Averne.

Le héros le traîna jusque dans sa caverne;

Sombre et morne, elle avait une entrée au levant,

Et l'autre au couchant sombre, s'engouffrait le vent.

Hercule, contenant d'une main rude et forte Le lion qui voulait bondir vers cette porte, Prit un quartier de roche avec son autre main, Et la boucha; puis, d'un long effort surhumain, Qui fît craquer les os de l'horrible mâchoire Et jaillir un sang rouge entre ses dents d'ivoire, Il étouffa le monstre, et, penché vers les cieux, Il écouta monter dans l'air silencieux Son long râle et sa plainte amère aux vents jetée. Si triste que la terre en fut épouvantée.

Puis le héros ouvrit ses bras; poussant un cri Suprême, le lion mourant tomba meurtri, Et, se heurtant au mur de la caverne close. Il expira, laissant traîner sa langue rose.

Lundi. 0 juillet 187^.

52 LES EXILES

Tueur de Monstres

JLe beau monstre, à demi couché dans l'ombre noire, Laissait voir seulement sa poitrine d'ivoire Et son riant visage et ses cheveux ardents, Et Thésée, admirant la blancheur de ses dents. Regardait ses bras luire avec de molles poses, Et de ses seins aigus fleurir les boutons roses. Au loin ils entendaient les aboiements des chiens. Et la charmante voix du monstre disait : Viens, Car cet antre nous offre une retraite sûre. Ami, je dénouerai moi-même ta chaussure, J'étendrai ton manteau sur l'herbe, si tu veux, Et tu t'endormiras, le front dans mes cheveux. Sans craindre la clarté d'une étoile importune.

Mais, comme elle parlait, un doux ra3'on de lune Parut, et le héros, dans le soir triste et pur, Vit resplendir avec ses écailles d'azur Le corps mystérieux du monstre, dont la queue De dragon vil, pareille à la mer verte et bleue,

LES EXILES

Déroulait ses anneaux, et de blancs ossements Brillèrent à ses pieds, sous les clairs diamants De la lune. Alors, sourd à la voix charmeresse Du monstre, et saisissant fortement une tresse De la crinière d'or qui tombait sur ses yeux, Il tira son épée avec un cri joyeux. Et deux fois en frappa le monstre à la poitrine.

Et, hurlant comme un loup dans la forêt divine, Crispant ses bras, tordant sa queue, horrible à voir, L'Hydre au visage humain tomba dans son sang noir, Tandis que le héros sous l'ombrage superbe, Essuyant son épée humide aux touffes d'herbe, S'en allait, calme ; et, sans que ce cri l'eût troublé. Il regardait blanchir le grand ciel étoile.

i6 novembre 1875.

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LES EXILES

La Mort de l'Amour

u

NE nuit, j'ai rêvé que l'Amour était mort.

Au penchant de l'Œta, que l'apre bise mord, Les Vierges dont le vent meurtrit de ses caresses Les seins nus et les pieds de lys, les chasseresses Que la lune voit fuir dans l'antre souterrain, L'avaient toutes percé de leurs flèches d'airain.

Le jeune Dieu tomba, meurtri de cent blessures, Et le sang jaillissait sur ses belles chaussures. Il expira. Parmi les bois qu'ils parcouraient Les loups criaient de peur. Les grands lions pleuraient. La terre frissonnait et se sentait perdue. Folle, expirante aussi, la Nature éperdue De voir le divin sang couler en flot vermeil, Enveloppa de nuit et d'ombre le soleil. Comme pour étouffer sous l'horreur de ces voiles L'épouvantable cri qui tombait des étoiles.

LES EXILÉS 55

Laissant pendre sa main qui dompte le vautour, Il gisait, l'adorable archer, l'enfant Amour, Comme un pin abattu vivant par la cognée. Alors Psyché vint, blanche et de ses pleurs baignée: Elle s'agenouilla près du bel enfant-dieu, Et sans repos baisa ses blessures en feu. Béantes, comme elle eût baisé de belles bouches, Puis se roula dans l'herbe, et dit : O Dieux farouches ! C'est votre œuvre, de vous je n'attendais pas moins. Je connais vos coups. Mais vous êtes témoins. Tous, que je donne ici mon souffle à ce cadavre, Pour qu'Éros, délivré de la mort qui le navre, Renaisse, et dans le vol des astres, d'un pied sûr Remonte en bondissant les escaliers d'azur !

Puis, comprimant son cœur que brûlaient mille fièvres. Dans un baiser immense elle colla ses lèvres Sur la lèvre glacée, hélas 1 de son époux. Et, tandis que la voix gémissante des loups Montait vers le ciel noir sans lumière et sans flamme, Elle baisa le mort, et lui souffla son âme. Tout à coup le soleil reparut, et le Dieu Se releva, charmé, vivant, riant. L'air bleu Baisait ses cheveux d'or, d'où le zéphyr emporte L'extase des parfums, et Psyché tomba morte.

Éros emplit le bois de chansons, fier, divin, Superbe, et d'une haleine aspirant, comme un vin Doux et délicieux, la vie universelle, Mais sans s'inquiéter un seul moment de celle

56 I. K s E X I L ii s

Qjai gisait à ses pieds sur le coteau penchant, Et dont le front traînait dans la fange. Et, touchant Les flèches dont Zeus même adore la brûlure, Il marchait dans son sang et dans sa chevelure.

Décembre 1862.

LES EXIL K S

Roland

IVONCEVAUX ! Roncevaux ! que te faut-il encor?

Il s'est éteint l'appel désespéré du cor.

Hauts sont les puys et longs et ténébreux, mais Charles,

Frémissant dans sa chair, entend que tu lui parles,

Et, couchés à jamais pour l'éternel repos.

Les païens gisent morts par milliers, par troupeaux,

Sur le sable, à côté des Français intrépides.

Ahl les vaux sont profonds, et les gaves rapides,

Et la rafale fait tournoyer sur les monts

Ces âmes de corbeaux qu'emportent les démons.

Tandis que l'Empereur à la barbe fleurie Accourt, hélas ! trop tard vers l'affreuse tuerie, O douleur! dans le fond des défilés étroits. Au pied des rocs de marbre, ils ne sont plus que trois : L'archevêque Turpin, qui, la mort sur la joue, N'avre encor les païens, qu'on l'en blâme ou l'en loue. Et le brave Gautier de Luz, et puis Roland. Olivier est tombé, qui, déjà chancelant,

3o LES EXILES

Et l'oeil au Paradis qui devant lui flamboie, Hauteclaire à la main, criait encor : Montjoie! Il dort, le fier marquis, auprès de Veillantif. Cependant, à venger notre France attentif, Sous son armure d'or, pâle, souillé de fange, Roland, sanglant, blessé, poudreux, fier comme un Ange, Combat en vaillant preux qui sait bien son métier. Turpin de son épieu fait merveille ; Gautier Est plus rouge partout qu'une grenade mûre; Le sang de tous côtés tombe de son armure. Et Roland frappe, ayant une blessure au flanc. Durandal avait tant travaillé que le sang Ruisselait sur sa lame, et l'enveloppait toute D'un humide fourreau vermeil, et goutte à goutte Pleuvait en même temps de tous les points du fer.

On eût dit que Roland, revenu de l'Enfer, Tînt un glaive de feu levé sur les infâmes, D'où sa main secouait de la braise et des flammes. Tout ce sang tombait dru sur lui, sur son coursier, Débordant, émoussait le tranchant de l'acier. Et, lorsque le héros s'élançait comme en rêve, Bouillonnait en flot clair à la pointe du glaive. Son odeur enivrante attirait les vautours. Ah ! s'écriait le bon Roland frappant toujours Devant lui, si, ma main étant moins occupée. Je pouvais seulement essuyer mon épée !

Il dit, et sur le front du Sarrasin maudit Frappe; alors monseigneur saint Michel descendit

LES EXILtS 39

Du ciel, et vers Roland, occupé de combattre. Accourut, enjambant dans l'éther quatre à quatre Les clairs escaliers bleus du Paradis. Il vint Au comte qui luttait, souriant, contre vingt Mécréants, et son fer n'était qu'une souillure. Mais l'Archange éclatant, dont l'ample chevelure De ra"5*sns d'or frissonne autour de son front pur. Essuya Durandal à sa robe d'azur.

Ensuite il regagna les cieux. Dans la mêlée Roland continuait sa course échevelée. Comme le bûcheron s'abat sur la forêt, Sa grande épée, heureuse et rajeunie, ouvrait Les fronts casqués; à chaque estocade nouvelle. On en voyait jaillir le sang et la cervelle ; Et les noirs bataillons qu'il touchait en marchant Disparaissaient, ainsi que les épis d'un champ Se renversent, courbés sous le vent qui les bouge.

Une minute après, Durandal était rouge.

Février 1865.

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40 LES EXILES

Penthésilëe

V^UAXD son âme se fut tristement exhalée Par la blessure ouverte, et quand Penthésilée, Une dernière fois se tournant vers les cieux, Eut fermé pour jamais ses yeux audacieux, Des guerriers, soutenant son front pâle et tranquille, L'apportèrent alors sous les tentes d'Achille.

On détacha son casque au panache mouvant Qui tout à l'heure encor frissonnait sous le vent, Et puis on dénoua la cuirasse et l'armure, Et, comme on voit le cœur d'une grenade mûre, La blessure apparut, dans la blanche pâleur De son sein délicat et fier comme une fleur. La haine et la fureur crispaient encor sa bouche, Et sur ses bras hardis, comme un fleuve fiirouche Se précipite avec d'indomptables élans. Tombaient ses noirs cheveux, hérissés et sanglants.

Le divin meurtrier regarda sa victime. Et, tout à coup sentant dans son cœur magnanime

LES EXILES 41

Une douleur amère, il admira longtemps

Cette guerrière morte aux beaux cheveux flottants

Dont nul époux n'avait mérité les caresses,

Et sa beauté pareille à celle des Déesses.

Puis il pleura. Longtemps, au bruit de ses sanglots,

Ses larmes de ses yeux brûlants en larges flots

Ruisselèrent, et, comme un Ij'S pur qui frissonne,

Il baignait de ses pleurs le front de l'amazone.

Tous ceux qui sur leurs nefs, jeunes et pleins de jours, Pour abattre Ilios environné de tours L'avaient accompagné, fendant la mer stérile. Frémissaient dans leurs cœurs, à voir pleurer Achille. Mais seul Thersite, louche et boiteux et tortu Et chauve, et n'ayant plus sur son crâne pointu Que des cheveux épars comme des herbes folles. Outragea le héros par ces dures paroles : Cette femme a tué les meilleurs de nos chefs. Dit-il, puis les ayant chassés jusqu'à leurs nefs. Envoya chez Aidés, les perçant de ses flèches, Des Achéens nombreux comme des feuilles sèches Que le vent enveloppe en son tourbillon fou ; Toi cependant, chacun le voit, cœur lâche et mou, Qui te plains et gémis comme le cerf qui brame, _Tu pleures cette femme avec des pleurs de femme !

A ces mots, regardant le railleur insensé, Achille s'éveilla, comme un lion blessé Sur le sable sanglant qu'un vent brûlant balaie, Dont un insecte aff"reux vient tourmenter la plaie.

42 LES EXILÉS

Et, voyant près de lui ce bouffon sans vertu, Il le frappa du poing sur son crâne pointu.

Thersite expira. Car le poing fermé d'Achille Avait fait cent morceaux de son crâne débile, De même que l'argile informe cuite au four Est fracassée avec un grand bruit à l'entour, Alors que le potier, justement pris de rage Et fâché d'avoir mal réussi son ouvrage, En se ruant dessus brise un vase tout neuf. Il tomba lourdement, assommé comme un bœuf, Et, regardant encor la guerrière sans armes, Achille aux pieds légers versait toujours des larmes.

12 octobre 1872.

LES EXILES 43

La Reine Omphale

JLa reine Omphale était assise, comme un Dieu, Sur un trône; ses lourds cheveux d'or et de feu Étincelaient; Hermès, pareil au crépuscule. Posant sa forte main sur l'épaule d'Hercule, Se tourna vers la reine avec un air subtil, Et lui dit : Le marché des Dieux te convient-il ? Messager, répondit alors d'une voix grave La Lydienne, pars, laisse-moi pour esclave Ce tueur de lions, de sa forêt venu, Et je l'achèterai pour le prix convenu.

Hermès, gardant toujours sa pose triomphale. Reçut les trois talents que lui donnait Omphale, Et, montrant le héros aux muscles de Titan : Cet homme, lui dit-il, t'appartient pour un an. Parlant ainsi, le Dieu souriant de Cyllène, Comme un aigle qui va partir, prit son haleine Et bondit; il vola de son pied diligent Plus haut que l'éther vaste et les astres d'argent;

44 LES EXILES

Puis au ciel, qu'une pourpre éblouissante arrose, S'enfuit dans la vapeur en feu du couchant rose.

La Lydienne au front orné de cheveux roux Abaissa sur Hercule un œil plein de courroux, Et lui cria, superbe et de rage enflammée. En touchant la dépouille auguste de Némée : Esclave, donne-moi cette peau de lion. Hercule, sans colère et sans rébellion, Obéit. La princesse arrangea comme un casque, Sur sa tête aux cheveux brillants, l'horrible masque Du lion, puis mêla, plus irritée encor, La crinière farouche avec ses cheveux d'or, Et, levant par orgueil sa tête étincelante, Se fit de la dépouille une robe sanglante. Esclave, que le sort a courbé sous ma loi. Reprit-elle en mordant sa lèvre, donne-moi Tes flèches, ton épée et ton arc, et déchire Ce carquois. Le héros obéit. Un sourire Ineffable éclairait, comme un rayon vermeil, Son front pensif, hâlé par le fauve soleil.

Pourquoi vas-tu, couvert de meurtres et de crimes, Par les chemins, sous l'oeil jaloux des Dieux sublimes? Dit Omphale. Tu fuis dans l'univers sacré, Toujours ivre de sang et de sang altéré; Tu fais des orphelins désolés et des veuves Dont le sanglot amer se mêle au bruit des fleuves ; Ton pied impétueux ne marche qu'en heurtant Des cadavres; l'horreur te cherche, et l'on entend

LES EXILES 45

Crier derrière toi les bouches des blessures.

Comme un chien dont les dents sont rouges de morsures, Et qui, repu déjà, pour se désaltérer Cherche encore un lambeau de chair à déchirer, Tu peuples d'ossements la terre et les rivages, Et tu n'épargnes même, en tes meurtres sauvages, Xi les rois au front ceint de laurier, ni les Dieux; Mais s'ils ont fui devant ce carnage odieux, Comme rougir la terre est ton unique joie, Tu cherches les serpents et les bêtes de proie.

C'est par de tels exploits que tu te signalas; Mais la terre en est lasse et le ciel en est las; Les fleuves rugissants, dans leurs grottes profondes, Ne veulent plus rouler du sang avec leurs ondes; Tes pas lourds font horreur aux grands bois chevelus, Et, lasse de te voir, la terre ne veut plus Cacher au fond du lac pâle ou de la caverne Ta moisson de corps morts promis au sombre Averne. Et c'est pourquoi les Dieux, qui seront tes bourreaux, M'ont fait des bras d'athlète et le coeur d'un héros Pour vaincre l'oiseleur affreux du lac Stymphale, Car ils réserveront à la gloire d'Omphale De dompter un brigand, pourvoyeur des tombeaux Ouverts, dût-elle avoir comme toi des lambeaux De chair après ses dents et du sang à la bouche, l^t déchirer le cœur d'un assassin farouche.

O reine, répondit Hercule doucement, Amazone invincible au cœur de diamant!

46 LES EXILÉS

Quand tu parais, on croit voir, à ta noble taille, Un jeune Dieu cruel armé pour la bataille. Ton regard, que la Grèce a tant de fois vanté, S'embrase comme un astre au ciel épouvanté. Et sur ton sein aigu, que la blancheur décore. Tes cheveux rougissants ont des éclats d'aurore.

Encor tout jeune enfant par le jour ébloui, J'eus pour maître Eumolpos, et je puis, comme lui. Célébrer la fierté charmante et le sourire D'une Déesse blonde, ayant tenu la lyre. Mais lorsque je parus sous le regard serein Des cieux, portant cet arc et ce glaive d'airain, La terre gémissait, nourrice des colosses, Sous la dent des brigands et des bêtes féroces. Des bandits, embusqués près de chaque buisson, Arrêtaient le passant pour en tirer rançon ; Dans leur démence avide, ils bravaient les tonnerres De Zeus; tout leur cédait, et les plus sanguinaires. Ayant jeté l'effroi dans les murs belliqueux Des villes, emmenaient les vierges avec eux.

Les Dieux même oubliaient la justice. La peste Soufflait sinistrement son haleine funeste Dans les marais par l'eau dormante empoisonnés; Mordant les arbres noirs déjà déracinés. Des monstres surgissaient, hideux, couverts d'écaillés, Renaissant du sang vil versé dans leurs batailles. De lourds dragons ailés se traînaient sur les eaux Dans leur bave, jetant le feu par leurs naseaux.

LES EXILES 47

Et flétrissaient les fleurs de leurs souffles infâmes.

O guerrière fidèle, est-ce toi qui me blâmes? Quand j'avais nettoyé les sourds marais dormants En détournant le cours d'un fleuve aux diamants Glacés ; quand les dragons, le long des feuilles sèches, Se traînaient sur le sol, déchirés par mes flèches, J'allais porter secours à des vierges, tes soeurs; Je tuais les brigands furtifs, les ravisseurs, Et, près des lacs noyés dans les vapeurs confuses, J'écrasais de mes mains les artisans de ruses, Afin de ne plus voir leurs vols insidieux, Et sans m'inquiéter s'ils étaient rois ni Dieux ! Reine, tu te trompais, tout ce qui souffre m'aime. Ah! si j'ai quelquefois combattu pour moi-même Et pour sacrifier à mon orgueil, du moins Ce fut contre les Dieux indolents, qui, témoins De mes travaux, craignaient la terre rajeunie. Et mettaient pour une heure obstacle à mon génie.

Oui, parfois, las d'errer seul dans leurs durs exils. Je les ai défiés; mais comment pouvaient-ils, Sans craindre avec raison que tout s'anéantisse, Entraver le héros qui s'appelle Justice? Et ne savaient-ils pas que, sur cet astre noir. Si tout les nomme Loi, je me nomme Devoir? Quand, cherchant, pour ma tâche incessamment subie, Les bœufs de Géryon, j'entrai dans la Libye, Le dieu Soleil lança sur moi ses traits de feu, Et moi, de même aussi, je lançai sur le Dieu

48 LES EXILÉS

Mes flèches, et je vis vaciller à la voûte Céleste sa lumière, et je repris ma route Sur l'orageuse mer, dans une barque d'or. Quand donc ai-je offensé la vertu, mon trésor? J'ai combattu la Mort qui voulait prendre Alceste ; J'ai violé la nuit de l'Hadès, l'inceste Gémit, et j'ai marché dans le nid du vautour, Mais pour rendre Thésée à la clarté du jour!

La femme, dont le front abrite un saint mystère. Est la divinité visible de la terre. Elle est comme un parfum dans de riches coffrets; Ses cheveux embaumés ressemblent aux forêts; Son corps harmonieux a la blancheur insigne De la neige des monts et de l'aile du cygne : Habile comme nous à dompter les chevaux. Elle affronte la guerre auguste, les travaux Du glaive, et comme nous, depuis qu'elle respire, Sait éveiller les chants qui dorment dans la lyre.

C'est pour elle, qui prend notre âme sur le seuil De la vie, et pour voir ses yeux briller d'orgueil, Q.ue j'allais écrasant les hydres dans la plaine. Sachant, esprit mêlé d'azur, quelle est sa haine Contre l'impureté des animaux rampants. Partout, guidant ses pas sur le front des serpents. Et cherchant sans repos la clarté poursuivie. J'ai détesté le meurtre et protégé la vie; Et, calme, usant mes mains à déchirer des fers, Qjaand je ne trouvais plus, entrant dans les déserts,

LES EXILÉS 49

Les bandits à détruire et leurs embûches viles, J'y tuais des lions et j'y laissais des villes! Et si, toujours le bras armé, toujours vainqueur, J'ai répandu le sang humain, c'est que mon cœur Est rempli de courroux contre les impostures, Et que je ne puis voir souffrir les créatures.

La grande Omphale avait les yeux baignés de pleurs. Palpitante, le front tout blêmi des pâleurs De l'amour, comme un ciel balayé par l'orage S'éclaire, elle sentait les dédains et la rage Loin de son cœur blessé déjà prendre leur vol Vers le mystérieux enfer, et sur le sol Tout brûlé des ardeurs de l'âpre canicule. Elle s'agenouilla, baisant les pieds d'Hercule.

Elle courbait son front orgueilleux et vaincu. Et ses lourds cheveux roux couvraient son sein aigu. Digne race des Dieux ! vengeur, ô fils d'Alcmène, Dit-elle, j'ai rêvé. Qui donc parlait de haine? Je t'ai volé cet arc pris sur le Pélion, Tes fîèches, cette peau sanglante de lion, Et ce glaive toujours fumant, tes nobles armes. Vois, je lave à présent tes pieds avec mes larmes. Ces joyaux, dont les feux embrasent mes habits, Cette ceinture d'or brillant, les rubis Se heurtent quand je marche avec un bruit sonore. Sont mes armes aussi, que l'univers adore Et qu'a su conquérir la valeur de mon bras ; Tu peux me les ôter, ami, quand tu voudras.

50 LES EXILÉS

Mais, afin que je sois à jamais célébrée Par les chanteurs épars sous la voûte azurée, Et que cette quenouille, seule j'ai filé La blanche laine en mon asile inviolé, A jamais parmi les mortels surpasse en gloire Le foudre ailé du roi Zeus et la lance noire D'Athènè, qui frémit sur son bras inhumain. Daigne, oh ! daigne toucher avec ta noble main Cette quenouille, chaude encor de mon haleine, je filais d'un doigt pensif la blanche laine. Et songe que ma mère a tenu ce morceau D'ivoire, en m'endormant dans mon petit berceau

Hercule souriait, penché; la chevelure D'Omphale frissonnait près de sa gorge pure. La Lydienne, avec la douceur des bourreaux, Languissante, et levant vers les yeux du héros Ses yeux de violette flotte une ombre noire. Lui posa dans les mains sa quenouille d'ivoire.

Juin i8éi.

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LES EXILES

L'Ili

v^'est un riant Éden, un splendide Avalon, due le grand Nord féerique a voilé dans sa brunie, Et les chênes géants, l'ombre du frais vallon, Y montrent pour ceinture une frange d'écume.

Les fiers camellias, les aloès pensifs, Fleurissent en plein sol dans l'île fortunée Que la rose parfume, et contre ses récifs L'inconsolable mer se débat enchaînée.

La mer, écoutez-la rugir! La vaste mer

Dresse, en pleurant, ses monts aux farouches descentes

Et soupire, et ses flots échevelés dans l'air

Hurlent comme un troupeau de femmes gémissantes.

Elle pense, elle songe, et quelque souvenir L'agite. Avec ses cris, avec sa voix sauvage Elle annonce quelqu'un de grand qui va venir. Il vient; regardez-le passer sur le rivage.

52 LES EXILES

Regardez-le passer, grave, au bord de la mer, C'est un sage, c'est un superbe esprit tranquille, Hôte de l'ouragan sombre et du flot amer. Divin comme Hésiode, auguste comme Eschyle.

11 marche, hôte rêveur, lisant dans le ciel bleu.

Son corps robuste est comme un chêne et son front penche,

Son habit est grossier, son regard est d'un Dieu,

Son œil profond contient un ciel, sa barbe est blanche.

Les ans, l'âpre douleur, ont neigé sur son front; Il n'a plus rien des biens que la jeunesse emporte; Il a subi l'erreur, l'injustice, l'affront, La haine; sa patrie est loin, sa fille est morte.

Tant de maux, tant de soins, tant de soucis, jaloux Ont-ils rendu son âme inquiète ou méchante? Petits oiseaux des bois, il est doux comme vous. Comment s'est-il vengé des envieux? Il chante.

Jadis il a connu le prestige imposant, Les applaudissements qu'on est joyeux d'entendre, Les honneurs, le tumulte; il se dit à présent : Qu'était cette fumée, et qu'était cette cendre?

Contre le mal, pareil aux flèches d'or du jour. Indigné comme il fut dans la bouche d'Alcée, Et d'autres fois divin, fait d'azur, plein d'amour, Le vers éblouissant jaillit dans sa pensée.

LESE X ILES 55

A son côté, pareille aux beaux espoirs déçus, La muse Charité, Grâce fière et touchante, Au front brillant encor du baiser de Jésus, Visible pour lui seul, porte une lyre. Il chante.

Et son Ode, si douce au fond des bosquets verts Qu'elle enchante le lys et ravit la mésange, Résonne formidable au bout de l'univers Comme un clairon mordu par la bouche d'un Ange.

Alors, au haut des cieux plus riants et plus chauds. L'avenir, pénétré, soulève enfin tes voiles, O Rêve! et le plafond ténébreux des cachots, Déchiré tout à coup, laisse voir des étoiles.

L'esclave humilié, le pauvre, le maudit, Sont relevés tandis qu'il accomplit sa tâche, Et ce rouge assassin de l'ombre, ce bandit, L'échafaud, démasqué, frissonne comme un lâche.

Esprit caché là-bas dans la brume du Nord, Il répand sa clarté sur nous, tant que nous sommes. Qui donc l'a fait si pur? C'est le courroux du sort. Et qui l'a fait si grand? C'est l'injure des hommes.

Le sage errant n'a plus ici-bas de prison.

Le délaissé qui n'a plus rien n'a plus de chaînes.

Sa demeure infinie a pour mur l'horizon ;

Il parle avec la source et vit avec les chênes 1

54 LES EXILÉS

Si cette flamme d'astre éclate dans ses yeux, Si ce vent inconnu fouette sa chevelure. C'est parce qu'il entend le mot mystérieux Qjue depuis cinq mille ans bégayait la nature!

O mère! dont l'azur est le manteau serein.

Donne tous tes trésors, Nature, sainte fée,

A ce passant connu de l'aigle souverain

Qui connaît ton langage et tes noms, comme Orphée.

Et toi qui l'accueillis, sol libre et verdoyant, Qjai prodigues les fleurs sur tes coteaux fertiles Et qui semblés sourire à l'Océan bruyant, Sois bénie, île verte, entre toutes les îles.

Oui, sois bénie. Il a marché dans ton sillon, Comme passaient ailleurs, laissant leur trace ardente Et traînant l'un sa pourpre, et l'autre son haillon, Le voyageur Homère et le voyageur Dante.

Février 1864.

LES EXILliS 55

Dionë

/i.B.\TTU par a roche énorme que sans aide,

Seul, avait soulevée en ses mains Diomède,

Énée était tombé sous le char de l'ardent

Fils de Tydée, ainsi qu'un chêne, et cependant

due sa mère Aphrodite, au vent échevelée.

L'emportait mourant loin de la noire mêlée,

Diomède, sachant qu'elle est faible, et non pas

Intrépide à guider les hommes sur ses pas

Vers le carnage, comme Hnyo destructrice

Des citadelles, dont la mort suit le caprice,

Poursuivit Aphrodite en son hardi chemin;

Et de sa lance aiguë il lui perça la main,

D'où le sang précieux jaillit fluide et rose.

Délicieux à voir comme une fleur éclose,

Riant comme la pourpre en son éclat vermeil.

Et tout éblouissant des perles du soleil.

Car, pareils dans leur gloire à la blancheur du cygne,

Les Dieux ne boivent pas le vin noir de la vigne.

$6 LES EXILÉS

Ces rois, pétris d'azur, ne mangent pas de blé. Et c'est pourquoi leur sang, qui n'est jamais troublé, Court dans leurs veines, beau de sa splendeur première. Comme un flot ruisselant d'éther et de lumière.

Aphrodite poussait des cris, comme un aiglon Furieux, cependant que Phœbos-Apollon Cachait Énée au sein d'un nuage de flamme, De peur qu'un Danaen ne lui vînt ravir l'âme En frappant de l'airain ce faiseur de travaux. Mais dans le char brillant d'Ares, dont les chevaux S'envolèrent au gré de sa fureur amère, Aphrodite s'enfuit vers Dioné, sa mère; Iris menait le char rapide, et secouait Les rênes, et tantôt frappait à coups de fouet Les deux chevaux, tantôt pour presser leur allure Leur parlait, caressant leur douce chevelure, Employant tour à tour la colère et les jeux.

Ils arrivent enfin à l'Olympe neigeux. Et dans le palais d'ombre sur son trône songe Dioné, dans la nue sa tête se plonge. Or, lorsque sans pâlir de l'amère douleur, Calme, et comme une rose ouvrant sa bouche en fleur, Aphrodite eut montré sa blanche main d'ivoire Déchirée et meurtrie et qui devenait noire, La Titane au grand cœur si souvent ulcéré. Planant sinistrement d'un front démesuré Sur les cieux dont au loin la profondeur s'azure, Tressaillit dans ses flancs et lava la blessure.

LES EXILES 57

Et, rappelant ainsi des crimes odieux,

Elle nommait tout bas les meurtriers des Dieux :

Hercule, nourrisson de la Guerre et, comme elle,

Ivre d'horreur, blessant Hèra sous la mamelle,

Ephialte, en dépit du Destin souverain,

Mettant Ares lié dans un cachot d'airain,

Et l'emprisonnant, seul avec la Nuit maudite.

Puis, prenant en ses bras la céleste Aphrodite, Sans peine elle étendit ses membres assoupis Sur des toisons sans tache et de moelleux tapis. Car déjà le Sommeil, de l'ombre éternelle, Roulait un sable fin dans sa noire prunelle; Et comme Dioné, redoutable aux méchants, Se souvenait encor des invincibles chants Avec lesquels, avant de subir leurs désastres, Les Titans conduisaient le blanc troupeau des Astres, Soucieuse de voir la Déesse frémir, Elle disait ces chants sacrés pour l'endormir. Douce et baissant la voix bien plus qu'à l'ordinaire, Et les mortels croyaient que c'était le tonnerre.

Jeudi, 20 août 1874.

5^ LES EXIL Û s

La Cithare

1-/HESSE, dis comment ce fut le Roi, ton fils, Guerrier pareil aux Dieux, qui façonna jadis La Cithare, pieux vainqueur du fîeuve sombre. Puis inventa les Chants soumis aux lois du Nombre, Envolés et captifs et gardant leur trésor Comme un voile fermé par une agrafe d'or !

Le soir baignait de feux les cimes du Rhodope. Ces grands monts désolés que la nue enveloppe S'enfuyaient dans la nuit comme de noirs géants. Joyeux et regardé par les antres béants, Orphée, au vent affreux livrant sa chevelure. Ivre d'amour, épris de toute la nature. Chantait, et, s'envolant comme Toiseau des airs. Son Ode avait donné la vie aux noirs déserts, Car les arbres lointains, entraînés par la force Des vers, orme touffu, chêne à la rude écorce. Étaient venus, cédant au charme de la voix; Et voici qu'à présent le feuillage d'un bois

LES EXILÉS 59

Mélodieux, immense et rempli de murmures, Sur le front du chanteur étendait ses ramures; Les rocs avaient fendu la terre en un moment ; Ils s'étaient approchés mystérieusement, Et le torrent glacé, qui pleure en son délire, Etouffait le sanglot qui toujours le déchire.

Du fond de l'éther vaste et des cieux inconnus Les oiseaux, déployant leur vol, étaient venus; Puis, gravissant les monts neigeux, mornes colosses, Les animaux tremblants et les bêtes féroces Et les lions étaient venus. Dans le ravin, Ils écoutaient, léchant les pieds du Roi divin. Ou pensifs, accroupis dans une vague extase. Comme un aigle emportant le rayon qui l'embrase, L'Hymne sainte, agitant ses flammes autour d'eux. Mettait de la clarté sur leurs mufles hideux; Attendris, ils versaient des larmes fraternelles, Et la douceur des cieux entrait dans leurs prunelles. Mais le héros chantait, frémissant de pitié. Son front, par des rougeurs de flamme incendié, Était comme les cieux qu'embrasent des aurores. Mêlant ses vers au bruit dont les cordes sonores Emplissaient le désert par leur voix adouci. Le pieux inventeur des chants parlait ainsi :

O Dieux, s'écriait-il, écoutez la Cithare! Dieux du neigeux Olympe et du sombre Tartare Qui portez dans vos mains le sceptre impérieux ! Et vous aussi. Titans, aïeux de nos aïeux!

6o LES EXILÉS

Kronos! embrassant tout dans ton vol circulaire ! Et toi, Bienheureux! Zeus brûlant! Roi tutélaire, Indomptable, sacré, terrible, flamboyant! O Zeus, étincelant, tonnant et foudroyant ! Épouse du roi Zeus, Hèra! qui seule animes Tout, sur les pics de neige et sur les vertes cimes, Quand se glissent au sein de l'éther nébuleux Ta forme aérienne et tes vêtements bleus ! Rhéa ! qui sur ton char vénérable es traînée Par des taureaux. Déesse, ô vierge forcenée Qiii t'enivres du bruit des cymbales d'airain ! Hypérion ! strident, tourbillonnant, serein. Titan resplendissant d'or, qui, dans ta colère, Parais, Œil de justice, avec ta face claire! O Sélènè fleurie aux cornes de taureau! O toi, robuste Pan, qui sous le vert sureau Passes, chasseur subtil, avec tes pieds de chèvre ! Cypris nocturne, ayant des roses sur ta lèvre !

Écoutez-moi, vous tous. Dieux de gloire éblouis. Roi Ploutôn ! Poséidon roi ! qui te réjouis Des flots! puissant Éros ! Et toi, Titanienne, Vierge, archer au grand cœur, reine Dictynienne, Qui bondis, et te plais, dénouant tes liens Sur la montagne verte, aux aboiements des chiens ! Hèphaistos, ouvrier industrieux, qui hantes Les villes! Bel Hermès! Ares aux mains sanglantes! Perséphonè! Lètô ! reines aux bras charmants! Toi qui reçus la foudre en tes embrassements,

LES EXILES

Sémélè! Toi, puissant Bacchos aux yeux affables Ceint de feuillages, sur des lits ineffables ! Guerrier au front mitre, Dieu rugissant et doux, O toi qui meurs pour nous et qui renais en nous!

Vous, Charités aux noms illustres, florissantes Dont le fauve soleil dore d'éblouissantes Parures de rayons les cheveux dénoués ! Euménides ! qui sur vos beaux fronts secouez Des serpents agitant sinistrement leurs queues, Et qui regardez l'eau du Styx! Déesses bleues. Écoutez la Cithare ! O Démons redoutés ! Esprits des bois et des fontaines, écoutez La Cithare ! Écoutez le cri de sa victoire ! Viens, écoute-la. Nuit sainte à la splendeur noire ! Écoute-la, splendide Éôs, qui sur les lys Mets ta rose lumière! Écoute-la, Thémis!

Écoutez-la, vous tous, Dieux ! Et vous. Muses chastes ! Et vous, Nymphes qui dans les solitudes vastes Éparpillez dans l'air votre chant innocent, Courant obliquement et vous réjouissant Des antres ! qui prenez vos caprices pour guides, Et, rieuses, marchez par des chemins liquides ! O Vierges qu'on admire en vos jeux querelleurs Et dont les jeunes fronts sont couronnés de fleurs! Vous tous, Guerriers, Démons bienfaisants, Rois fidèle# \'ous dont chaque pensée errante en vos prunelles Contient l'éternité sereine d'une Loi, Ecoutez la Cithare, crronde avec effroi

62 LES EXILÉS

L'orage des sanglots humains, et d'où ruisselle Comme un fleuve éperdu la vie universelle !

O Dieux, pendant les nuits sereines, anxieux, J'ai longtemps écouté le bruit qui vient des cieux, D'où sans cesse le Chant des Étoiles s'élance Si doux, que nous prenons ses voix pour le silence ! Dieux comme vous, mais faits de flamme et de clarté. Les grands Astres épars dans la limpidité De l'azur, triomphants d'orgueil et de bravoure. Vivent dans la splendeur blanche qui les entoure. Héros, nymphes, guerriers, chasseurs, parmi les flots De clairs rayons, les uns de leurs blancs javelots Percent, victorieux, des monstres de lumière; Penchés sur des chevaux à l'ardente crinière, Coursiers de neige ailés au vol terrible et sûr. D'autres livrent bataille à des hydres d'azur.

Des Vierges parmi les lueurs orientales Volent, de leurs cheveux secouant des opales, Et le ciel, traversé d'un éclair vif et prompt, S'enflamme au diamant qui tressaille à leur front. Celles-là dans la mer de feu blanche et sonore Puisent des flots ravis, puis renversent l'amphore Au flanc lourd traversé par un reflet changeant D'où la lumière tombe en poussière d'argent ; D'autres, aux seins de lys et de neiges fleuries. Dansent dans les brûlants jardins de pierreries, Et des Astres pasteurs, près des fleuves de blancs Diamants, dont les flots sont des rayons tremblants,

LES EXILÉS 65

Conduisent leur troupeau d'étoiles qui flamboie, Et tous chantent, joyeux d'être Lumière et Joie !

C'est leur Chant écouté dans la tremblante nuit Par l'arbre muet, par le fleuve qui s'enfuit. Par la mer furieuse et dont les flots sauvages Déborderaient bientôt leurs arides rivages, Qui fait que l'univers par le Nombre enchaîné Obéit et demeure à la règle obstiné ; Que l'arbre, noir captif, boit aux sources divines Sans tenter d'arracher de terre ses racines; Que le fleuve sommeille, oubliant ses douleurs, Et que l'ombre au vol noir, laissant couler ses pleurs Et son sang, d'où les fleurs du matin vont éclore. Sans révolte et sans cris s'enfuit devant l'aurore !

Ce chant nous dit : Mortels et Dieux, pour ressaisir La joie, élevez-vous par le puissant désir Vers le ciel chaste l'ombre affreuse est inconnue! Car, si vous le voulez, à votre épaule nue Des ailes s'ouvriront, et, dévorés d'amour, Vous monterez enfin vers la Lumière. Un jour, La Mort, la Nuit, cessant de sembler éternelles, Fuiront devant le feu sacré de vos prunelles. Et vos lèvres, buveurs d'ambroisie et de miel. Boiront la clarté même et la splendeur du ciel ! Hélas! telles vers nous leurs prières s'envolent; Mais souvent en leur clair triomphe, ils se désolent Parce que, dans la nuit courant vers le trépas. Les hommes et les Dieux ne les entendent pas !

64 LES EXILlis

C'est ainsi que chanta le vénérable Orphée, Et des antres obscurs une plainte étouffée Monta comme un soupir dans le désert profond ; Et les arbres aux durs rameaux venus du fond De la Piérie, en fendant la terre noire, Pour ombrager le front du Roi brillant de gloire, Les hêtres, les tilleuls et le chêne mouvant Murmuraient comme si dans l'haleine du vent Leur feuillage eût voulu jeter sa vague plainte. La gazelle timide, oubliant toute crainte, Rêvait dans son extase auprès des ours affreux; Les tigres, qui semblait se consulter entre eux, Echangeaient, frissonnants, des sanglots et des râles; Les lions agitaient leurs chevelures pâles; Debout sur les rochers qui suivaient les détours Du fleuve plein d'un bruit sinistre, les vautours Et les aigles, ouvrant leurs ardentes prunelles, Se tournaient vers Orphée, ivres, battant des ailes. Palpitants sous le soufîîe immense de l'esprit. Et regardaient ses j^eux pleins d'astres. Il reprit :

O Dieux! les animaux que notre orgueil dédaigne Et dont le flanc blessé comme le nôtre saigne. Ces lions dont la faim répugne aux lâchetés, Les chevaux bondissants, les tigres tachetés. Ces aigles dont le vol est comme un jet de flammes, Ces colombes du ciel, ont comme nous des âmes. Le farouche animal, par nous humilié. Si nous y consentions, serait notre allié.

LES EXILÉS 65

Il nous parle et sans cesse il nous offre à voix haute

D'entrer dans nos maisons sans haine, comme un hôte ;

Mais c'est en vain que les gazelles dans les bois

Et les oiseaux de l'air avec leurs douces voix

Veulent émouvoir l'homme altéré de carnage,

Car il a refusé d'apprendre leur langage.

Haïs par nous, leurs yeux l'espoir vit encor

Se tournent vaguement vers les demeures d'or

leur intelligence aimante vous devine;

Avides comme nous de la clarté divine,

Ils vous cherchent sans doute, humbles et résignés,

Mais vainement I Pas plus que nous, vous ne daignez

Pardonner à la brute en vos haines funestes.

Et vous détournez d'elle, ô Dieux, vos fronts célestes !

J'ai vu celai j'ai vu que dans le firmament Comme ici-bas, souffrant du même isolement Et séparés toujours par d'invincibles voiles. L'homme et les animaux, les Dieux et les Étoiles Vivaient en exil dans l'univers infini, Faute d'avoir trouvé le langage béni Qui peut associer ensemble tous les Êtres, Les Dieux-Titans avec les Satyres champêtres Et la brute avec l'homme et les Astres vainqueurs, Celui qui domptera par sa force les cœurs De tous ceux dont le jour fait ouvrir les paupières. Et qu'entendront aussi les ruisseaux et les pierres !

Car les rocs chevelus à la terre enchaînés, Les fleuves par le cours des astres entraînés.

66

LES EXILES

Les arbres frissonnants sous leurs écorces rudes, Les torrents dans la morne horreur des solitudes Voudraient aussi vous voir et pouvoir vous parler, Puisqu'en prêtant l'oreille on entend s'exhaler Parmi leur masse inerte et dans leurs chevelures Des essais de sanglots, des restes de murmures; Et ces vaincus, ô Dieux, que les noirs ouragans Tourmentent dans la nuit de leurs fouets arrogants Et que mord la tempête aux haleines de soufre, Voudraient vous dire aussi que la Nature souftre. Vainement attentifs au seul bruit de vos pas: Aveugles et muets, ils ne le peuvent pas. Et tel est le martyre ineffable des choses! Vous n'entendez jamais crier le sang des roses Et nous demeurons sourds aux plaintes des soleils. J'ai vu que tous ces durs exils étaient pareils Et que tout gémissait de cette loi barbare, Alors j'ai de mes mains façonné la Cithare I

Et dans ses flancs polis au gracieux contour Le Chant s'est éveillé, terrible et tour à tour Caressant, qui bondit en son vol avec rage Et gronde, sillonné de feux, comme l'orage, Ht jusqu'aux cieux meurtris ouvre son large essor Et prend les cœurs domptés en ses doux liens d'or. 11 s'est éveillé dans les flancs de la Cithare Et s'est enfui; puis, comme un oiseau qui s'effare. Après avoir erré dans son vol épetdu Jusqu'aux astres d'argent, il est redescendu

LES EXILES

Vers moi, souffle en délire, et s'est posé, farouche, Avec l'essaim des mots sonores, sur ma bouche.

Muses, que l'Olmios charme par son fracas Et dont on voit les pieds légers et délicats Bondir autour de la fontaine violette Oii toujours votre Danse agile se reflète ! Vos chants ambroisiens, vierges aux belles voix, Illustrent par des chœurs les triomphes des rois, Et votre Hymne, éclatant comme un cri de victoire, Vole et fait retentir au loin la terre noire. Déesses, dont les pieds mystérieux et prompts Glissent, et dont la Nuit baise les chastes fronts! Vous dites le grand Zeus déchaînant sur la plèbe Des Titans monstrueux les Dieux nés de l'Érèbe, Puis enfermant au fond d'un cachot souterrain Briarée au grand cœur dans un enclos d'airain ; Et vous dites l'archer Apollon à l'épée D'or, plantant ses lauriers sur la roche escarpée Que leur feuillage obscur couvre d'un noir manteau, Et foudroyant d'un trait la serpente Pytho, Monstre énorme, sanglant, dont la force sacrée D'Hypérion pourrit la dépouille exécrée.

Vous dites Lysios, nourrisson triomphant Des Nymphes, enlevé sous les traits d'un enfant Près de la mer, faisant par un prodige insigne Sur le mât des voleurs croître et grimper la vigne, Et, sur la nef rapide coulait un vin doux. Devenant un lion rugissant de courroux :

68 LES EXILÉS

Vous dites, bondissant en vos danses hardies, Aphrodite d'or aux paupières arrondies Qui par le doux Désir prit les Olympiens Et les hommes et les oiseaux aériens, Et qui, vivante fleur que sa beauté parfume, Apparut sur la mer dans la sanglante écume!

Et les Heures alors, filles du Roi des cieux. Parèrent sa poitrine et son cou gracieux De colliers brillants dont la splendeur environne Sa chair de neige, puis ornant d'une couronne Son front ambroisien, s'empressèrent encor Pour attacher à ses oreilles des fleurs d'or! O Muses! bondissant près des eaux ténébreuses. Vous célébrez ainsi les victoires heureuses Et Cypris rayonnant sur les flots onduleux Et Bacchos couronné de ses beaux cheveux bleus!

Mais moi, je chante l'Homme et sa dure misère Et les maux qui toujours le tiennent dans leur serre. Pauvre artisan boiteux, qui sous l'ombre d'un mur Travaille et forge, ayant l'appétit de l'azur! Victime qui, de gloire et de fange mêlée, Ne possède ici-bas qu'une flamme volée Et voit mourir les lys entre ses doigts flétris ! Être aflamé d'amour, qui dans ses bras meurtris Ne peut tenir pendant une heure son amante Sans qu'un génie aff'reux venu dans la tourmente La lui prenne sitôt que cette heure s'enfuit Et, blanche, la remporte aux gouffres de la nuiti

LESEXILliS 69

Je dis le chant plaintif des âmes prisonnières Et des monstres fuyant le jour en leurs tanières : Ce chant est deuil, espoir, mystère, amour, effroi; Il naît dans ma poitrine et s'exhale de moi, Et, lorsque vient le soir dans la plaine glacée. Il porte jusqu'à vous la profonde pensée Des tigres, des lions songeurs au large flanc Condamnés comme nous à répandre le sang, Et des chevaux ardents que la forêt protège. Et des chiens affamés dans les déserts de neige. Et des oiseaux de flamme au plumage vermeil, Et des aigles qui, pour s'approcher du soleil, Volent dans la lumière au-dessus de nos tombes, Et des biches en pleurs et des blanches colombes!

Surtout je suis la voix, prompte à vous célébrer. De tout ce qui n'a pas de larmes à pleurer. Le rocher vous regarde. Hélas! pendant qu'il songe, Il sent la goutte d'eau sinistre qui le ronge. Le flot tumultueux déchiré de tourments Voudrait mêler des mots à ses gémissements. Et son hurlement sourd expire dans l'écume. L'arbre en vain tord ses bras désolés dans la brume : La terre le retient; son feuillage mouvant N'a qu'un vague soupir déchiré par le vent. Tous ces êtres que tient la morne somnolence Sont pour l'éternité murés dans le silence.

C'est pourquoi la Cithare inconsolée, ô Dieux, Pleure et gémit pour eux en cris mélodieux,

^0 LES EXILÉS

Et c'estpourquoi, sentant dans mon cœur les morsures Cruelles et le feu cuisant de leurs blessures, Je vous adjure encor pour que votre pitié Tombe parfois sur l'être obscur et châtié, Et délivre surtout de leurs douleurs secrètes L'immobile captif et les choses muettes!

Ayant ainsi clianté pour tous, le Roi divin Se tut; mais emplissant les gorges du ravin, Un reste de sa plainte émue errait encore Douloureusement sur la cithare sonore. La nuit tombait; alors, dans le grand désert nu, Comme si le neigeux Olympe fût venu Vers l'inventeur des chants, et, pour trouver sa trace, Eût traversé le golfe dort la mer de Thrace, Et, portant sur sa tête un ciel de diamants. Franchi les sables d'or et les grands lacs dormants, Un mont parut, sauvage, ébloui, grandiose Et noyé de lumière, dans la clarté rose Les Immortels vêtus de pourpre étaient debout. Secourables, semblant avoir pitié de tout, Leurs regards enchantaient par leurs clartés ailées La forêt sombre et les étoiles désolées; Et le divin Orphée, interrogeant leurs yeux. Sentit grandir en lui l'homme victorieux Et bénit l'art des chants en son cœur plein de joie; Car sur le front des cieux leur blancheur flamboie Les Astres, dont la voix perçait l'éther jaloux. Resplendissaient de feux plus riants et plus doux ;

LES EXILES

ht, consolés dans leur mystérieux martyre,

Les monstres effrayants voyaient les Dieux sourire.

Déesse, vers l'oubli, chargés de nos remords. Les longs siècles s'en vont ; beaucoup de Dieux sont morts Depuis la nuit l'Hèbre en son eau révoltée Roulait avec horreur la tête ensanglantée Du poëte, jouet adorable des flots. Toujours depuis ce temps des milliers de sanglots Humains, jusqu'au seuil d'or des célestes demeures, Inexorablement suivent le vol des Heures; L'homme désespéré ne voit devant ses yeux Qu'un voile noir cloué sur la porte des cieux, Et, muré tout vivant dans la nuit ténébreuse. Ne sait plus rien, sinon que sa douleur aff"reuse Doit à jamais rester muette, et qu'il est seul. Mais moi, baisant les pas sacrés du grand aïeul, J'entends, j'entends encor l'âme de la Cithare Exhaler ses premiers cris vers le Ciel avare Que sa voix frémissante essayait d'apaiser, Et soupirer avec la douceur d'un baiser!

Novembre 1869.

72 LES EXILES

Une Femme de Rubens

IN YMPHE blanche et robuste, Dont les bras et le buste Défieraient les Titans Et les autans ;

Délice de la lyre, Qjui dus naître et sourire, Colosse harmonieux, Au temps des Dieux,

Ne crains plus, forme altière. De mourir tout entière, Puisque tu m'enivras. Non, tu vivras!

Tu vivras par ces rimes, Comme la neige aux cimes volent des milans Dure mille ans.

LES EXILES

Ohl reste ainsi 1 déploie Les trésors de ta joie Pour guérir mon souci. Oh! reste ainsi!

Dans le calme athlétique De ta pose héroïque Marche pour m'enchanter : Je veux chanter.

O folâtre Céphise, due le dieu de Venise Eût livrée au courroux Du soleil roux;

Fille aux yeux pleins d'étoiles, Qjji naquis pour les toiles De l'enchanteur d'Anvers, Ou pour mes vers,

Ta tête de faunessc Est folle de jeunesse Et de rires ardents Aux blanches dents.

Un sang pur et farouche, Enfant, donne à ta bouche Cet éclat de la chair Qjii m'est si cher,

74 LES EXILÉS

Et comme un coquillage Le rose cartilage De ton nez retroussé Est nuancé.

Ton folâtre visage, Gai comme un bon présage, Fait songer à des fleurs Par ses couleurs ;

Et ta petite oreille, Qui n'a pas sa pareille, Semble un joyau fini Par Cellini,

Tes yeux, tes yeux étranges Recèlent sous les franges Soyeuses de tes cils Des feux subtils.

Dans tes vagues prunelles Courent des étincelles D'or fauve, comme au fond D'un ciel profond;

Et tes cheveux, l'ombre Court transparente et sombre, S'embellissent encot De reflets d'ot.

LES EXILES

Ils couvrent ta poitrine Et ta gorge ivoirine D'un large flot mouvant ; Et, bien souvent,

Tant s'épaissit, profonde. Leur masse, qui s'inonde De suaves parfums, On les voit bruns.

Pourtant des flammes vives S'égarent fugitives, Dans leurs anneaux épars De toutes parts,

Et quand tu la dénoues, Ruisselant sur tes joues Et baignant dans ses jeux Ton sein neigeux,

Cette ample chevelure, Q.ui te sert de parure. Illumine ton flanc D'or et de sang.

Tes blanches mains royales, Aux lignes idéales. Jettent comme un éclair De rose clair.

76 LES EXILÉS

Et les bras et le torse, Éblouissants de force, Ont tout l'emportement De l'art flamand.

Ton cou, blanc comme un cygne, Montre une douce ligne D'un suave dessin; Et ton beau sein,

Ton sein lourd, se pose Un divin rayon rose. Est fait d'un marbre dur Veiné d'azur.

O jeune chasseresse

Dont la folle paresse

Doit tressaillir encor

Au bruit du cor.

Toi que la Nuit dévore. Et que baisait l'Aurore Au temps tu courais Dans les forêts,

Laisse que je contemple Cet adorable temple Que le cruel Amour Veut pour séjour;

LES EKILES 77

Oh! laisse que j'admire Ces haleines de myrrhe, Ces ivoires, ces ors, Tous ces trésors !

J'aime tes jambes fières,

Ton dos des lumières

Baignent les arcs sereins

De tes beaux reins;

Et ce pied de Diane Agile et diaphane Dont les doigts écartés Ont des clartés;

Et ces ongles solides, Polis et translucides, Brillants sur les orteils De tons vermeils !

O Néréide ! O muse Digne de Syracuse ! Quand j'écoute ta voix, Q.uand je te vois

Courir, lascive et rose, Dans le bois grandiose si vite a bondi Ton pied hardi ;

78 LESEXILHS

Ou, quand sous les ombrages, Paresseuse, tu nages, Sans déranger les flots. Près des îlots,

Mon rêve idéalise Ta fraîche mignardise En cent déguisements Toujours charmants !

La nature discrète Et merveilleuse prête A mes illusions Ses visions.

Les bocages des rives des ailes furtives Voltigent par milliers, Les peupliers

Et la noire broussaille. Tout s'anime et tressaille D'un invincible émoi; Et devant moi

Un essaim d'amazones Aux brillantes couronnes Passent sur le gazon En floraison.

LES EXILES 79

C'est Diane ingénue

Livrant sa gorge nue

Aux caresses des airs,

Dans les déserts;

C'est la grave Cybèle, Comme un troupeau qui bêle, Conduisant sans courroux Ses lions roux;

C'est l'ange Cythérée Dans la mer azurée Appuyant ses pieds fins Sur les dauphins;

C'est Ariane heureuse Dans sa coupe amoureuse Tordant, par un beau soir, Le raisin noir;

C'est l'arrogante Omphale, En robe triomphale, Énervant un héros Sur ses carreaux;

C'est Léda qui s'indigne Sous le baiser du cygne Et le cherche à son tour Folle d'amour;

8o LES EXILÉS

C'est Hélène, embrasée De désirs, que Thésée Emporte dans ses mains Par les chemins;

C'est la jeune Amphitrite Et sa cour favorite Guidant aux flots ouverts Les coursiers verts;

C'est la brune Antiope Dont le cheval galope Au bruit des javelots Et des sanglots.

Les voilà, ce sont elles! Ce sont les immortelles Q.ui vivront à jamais Sur les sommets !

Non, ces grandes guerrières Qui vont dans les clairières En me glaçant d'effroi, C'est toujours toi.

C'est en toi que je trouve Leurs blanches dents de louve, Leurs crinières que fuit La sombre nuit,

LES EXILÉS 8t

Leurs muscles, respire Avec tout son empire L'immortelle vigueur Qui vient du cœur;

Et cet éclat de l'ange, Qu'un glorieux mélange De neige et de carmin Rend surhumain !

Mais, ô sage Aphrodite, Qu'une race maudite Et vouée au trépas Ne connaît pas !

A ces superbes formes Il faut les plis énormes Des manteaux éperdus Au vent tordus;

Il leur faut l'écarlate Qui les baise et les flatte, Le voile aérien Du Tyrien,

La pourpre qui s'envole Au zéphyre frivole Et qui semble frémir Ou s'endormir,

82

LES EXILHS

Et ces étoffes rares, Aux ornements barbares, Que parent les métaux Orientaux.

Mais non, la pourpre même Nuit dans un tel poëme En mêlant ses ardeurs A tes splendeurs ;

O nymphe de la Thrace ! Il faut que l'œil embrasse Avec sérénité Leur nudité.

Arrachée au plus rare Filon du blanc Carrare Par un nouveau Scyllis, Père des lys,

Ta puissante nature Se trouve à la torture Dans les noirs casaquins Aux plis mesquins,

Et, faite pour Corinthe, Elle est lourde et contrainte Sous le flot des pompons Et des jupons.

LES EXILÉS 85

Car, pour une Déesse Tordant sa longue tresse, Nous voulons des habits Faits de rubis.

En vain Gavarni l'aide, Vénus Victrix est laide Avec le falbala De Paméla,

Et, pour orner sa gloire, Choisit la perle noire Arrachée à la mer Du gouffre amer.

Donc, rayonne et sois belle, Mystérieux modèle. Mais pour l'œil contempteur Du grand sculpteur.

Sois belle, ô nymphe blonde. Sans que jamais le monde, Ce vain historien, En sache rien !

Mais dans mon ode pleine De chansons, comme Hélène Tu te réveilleras ; Tu brilleras

§4 LES EXILÉS

Pour la race future, En ta haute stature, Sous le baiser riant De l'Orient;

Comme une fleur d'Asie Épandant l'ambroisie D'un buisson de rosiers Extasiés;

Magnifique, vêtue, Ainsi qu'une statue, De la seule fraîcheur De ta blancheur,

Et montrant emmêlée. Au vent échevelée, Ta sauvage toison Riche à foison.

Alors, quand nos idoles Mourantes et frivoles, Aux yeux irrésolus, Ne seront plus

Que des chimères vaines, Toi, le sang de tes veines Montera, vif et prompt. Jusqu'à ton front.

LES EXILÉS 85

On verra luire encore Ton sein qui se décore De ses lys éclatants; Et dans ce temps

ceux dont l'âme fière Tient la vile matière En souverain mépris Seront épris

De tes formes parfaites, On verra les poëtes, Tourmentés par le mal De l'idéal,

Attester par leurs larmes Le pouvoir de tes charmes Et l'immortalité De ta beauté.

Juin 1859.

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86

LES EXILES

L'Education de l'Amour

V^UANole premier des Dieux, Amour, pendant mille ans

Eut tenu sous son joug les cieux étincelants,

La terre immense et tous les êtres qui respirent,

Las de souffrir par lui, les Immortels se dirent :

Ah! qu'un autre vainqueur, fornixdable et serein,

Paraisse, armé de l'arc et des flèches d'airain;

Qu'il porte dans un flot de flamme et de fumée

Sa torche au Phlégéthon furieux allumée;

Qu'il étende sur tous l'inflexible niveau,

Et nous respirerons sous ce maître nouveau.

Car comment sa colère, grondera l'orage,

Pourra-t-elle égaler jamais l'aveugle rage

Du Dieu Titan, du roi funeste qui n'eut pas

De mère, et qui sema la terreur sur ses pas

Quand frémissaient encor du mot qui les sépare

Le noir Chaos, la Terre énorme et le Tartare!

Tels les Olympiens se plaignaient dans l'éther. Bientôt d'une Déesse à l'œil limpide et fier

LES EXILÉS 87

Un autre Éros naquit, charmant, sa lèvre pure

Tout en fleur, agitant de l'or pour chevelure

Et portant haut son front de neige, resplendit

L'éclat sacré du jour. Mais quand Zeus entendit

Ses premiers bégaiements, plus doux qu'un chant de lyre,

Quand il vit ses regards de femme et son sourire

la caresse, les aveux, les deux refus

Erraient, il devina dans l'avenir confus

Tant de colère, tant de larmes, tant de crimes

Hâtant leurs pieds sanglants sur le bord des abîmes,

Tant de douleurs penchant le front, tant de remords

Hurlant de longs sanglots à l'oreille des morts;

Il vit si clairement la trahison vivante.

Qu'il sentit dans son cœur s'amasser l'épouvante.

Et fronça par trois fois son sourcil triomphant.

Alors il ordonna que le petit enfant,

Nu, froid, maudit, victime au noir Hadès offerte,

Fût porté dans le fond d'une forêt déserte

De l'Inde, dans un lieu du jour même exécré.

jamais l'homme ni les Dieux n'ont pénétré.

Et dont les sourds abris et les rochers colosses

N'ont pour hôtes vivants que des bêtes féroces.

C'était un bois funèbre et pourtant merveilleux; * Splendide et noir, baignant ses pieds dans les flots bleus D'un golfe de saphir. Debout près de cette onde, Il la voyait depuis les premiers jours du monde Réfléchir son front noir. Tel son abri géant Était sorti de l'ombre et du chaos béant.

LES EXILÉS

Tel il avait grandi, sans que nulle aventure Entamât une fois sa frondaison obscure, Et sans que la bataille humaine aux durs éclairs Tourmentât follement ses lacs profonds et clairs.

Les aloès, les grands tulipiers aux fleurs jaunes Vivaient sans avoir vu les Nymphes et les Faunes Q.ui brisent des rameaux pour en orner leur front. Les énormes jasmins fleurissaient sans affront; D'autres arbres mêlaient, comme un riche cortège, Des corolles de sang à des feuilles de neige. Au fond d'un antre noir d'érables entouré, Tout à coup surgissait un fleuve énamouré, Mystérieux, baisant ses rives délicates Et, par endroits, bordé de lotus écarlates. Puis des rocs ; puis des monts neigeux, les torrents Charriaient des rubis; dans les lointains mourants, On ne sait quel flot bleu passe, et traverse encore L'insondable océan de verdure sonore.

Là, la Création gigantesque apparaît Toute nue. Un figuier plus grand qu'une forêt Enfonce avec fierté, grand aïeul solitaire, Trois cents troncs effrayants dans le cœur de la terre Pour y prendre le suc de ses fruits au doux miel. Et par mille rameaux boit la clarté du ciel. Puis une fleur qui, même auprès du figuier, semble Prodigieuse, au fond d'un calice qui tremble Garde assez d'eau de pluie, alors que la forêt Brûle, pour faire boire un Titan qui viendrait.

LES EXILÉS 89

Ses boutons, sur lesquels un épervier se pose, Qui paraissent des blocs polis de marbre rose, El que ne peut ouvrir le soleil étouffant. Ont déjà la grosseur d'une tête d'enfant.

La vigne monstrueuse étreint les arbres comme Un lutteur, puis en troncs pareils à des corps d'homme Retombe, puis remonte et va bondir plus loin. La végétation en démence n'a soin Que de cacher le ciel avec ses créatures. Le feuillage se dresse en mille architectures. Forme une colonnade aux corridors profonds, Sur les pics effarés pose de noirs plafonds, Tapisse l'antre, grimpe aux montagnes, s'élance Dans l'air bleu, tout à coup éclate en fers de lance, Puis, noire frondaison que l'œil en vain poursuit. Devient un néant fait de verdure et de nuit. ruisselle de pourpre et d'argent, partout maître Du sol, dans la liane en courant s'enchevêtre; Et des gémissements, des hurlements, des cris Retentissent. Au bas des lourds buissons fleuris. Des prunelles de flamme, ainsi que des phalènes, S'allument, et l'on sent se croiser des haleines. Aux racines traînant leurs cheveux, sont mêlés ( Des reptiles; dans les rameaux échevelés Volent de grands oiseaux peints d'azur et de soufre; Des yeux rouges parmi l'obscurité du gouffre Luisent, et les petits des louves dans leurs jeux Se détachent tout noirs sur un plateau neigeux

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brillent sur le blanc tapis jonché de branches Des flaques de sang rose et des carcasses blanches.

Donc le petit enfant Éros fut apporté Dans cette forêt, où, de spectres escorté, Le meurtre au front joyeux par les espaces vides Court, teignant dans le sang mille gueules avides. la nature vierge, ivre de son pouvoir, Sachant bien que les Dieux ne peuvent pas la voir, Heurte ses ouragans, ses ondes, ses tonnerres. Brise les rocs, meurtrit les arbres centenaires, Déchaîne, groupe fou vers le mal entraîné. Ses forces qu'elle emporte en un vol eftVéné Et que jamais les lois célestes ne modèrent. Quand il fut là, les grands lions le regardèrent.

Puis vinrent les bœufs blancs bossus, les loups aux dents D'ivoire, le chacal, le tigre aux yeux ardents, Les léopards, les lynx, les onces, les panthères, Les sangliers, les doux éléphants solitaires. L'hyène ; puis, sortis des arbres à leur tour, Les oiseaux, l'aigle altier, le milan, le vautour Cachant dans un lambeau souillé son bec infâme, Les condors dont le vol est comme un jet de flamme, Les rapides faucons, l'épervier qui sait voir L'infini, le corbeau capuchonné de noir Dont l'aile suit d'en haut les guerres infertiles, Et les paons somptueux qui mangent des reptiles; Puis les serpents aux plis hideux; et tous, formant Un cercle, regardaient le pauvre être charmant

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Sans défense, et déjà savouraient avec joie La douceur de meurtrir cette facile proie.

Mais tout à coup, lancé d'en haut par l'arc vermeil D'Apollon, un trait d'or, un rayon de soleil Enflamma les cheveux d'Éros, sa lèvre rose, Son front pur, sa narine le désir repose, Et, miracle! sur son doux visage, le Dieu, Le meurtrier parut, et, sur sa bouche au feu Céleste et dans ses yeux brûlants qui nous attirent, Ce que Zeus avait vu, ces animaux le virent. Ils se dirent alors dans leur langage obscur :

Pourquoi tuer ce prince, échappé de l'azur? Regardez sa prunelle aventureuse, nage Dans la poussière d'or l'appétit du carnage. Et ce sourire fait de miel et de poison. déjà les baisers menteurs, la trahison. Le meurtre, le courroux, les embûches, la ruse Naissent, et cet attrait de l'enfance confuse Dont sa mère a paré l'éternel ennemi ! Qui mieux que cet enfant dans les cieux, parmi Les éblouissements formidables des astres. Sèmera sur ses pas la haine et les désastres, Accablera de maux sans fin l'homme odieux Et saura nous venger de la race des Dieux?

Puisqu'il doit, ce fîéau de la faiblesse humaine, Prospérer pour le crime et grandir pour la haine, Ne le déchirons pas! qu'il vive parmi nous Dans la grande forêt des vautours et des loups,

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nul abri ne peut servir au daim timide. Où, sous le verdoyant gazon toujours humide, La terre boit toujours du sang frais, la mort, Toujours prête et jamais lassée, égorge et mord Et dévore la vie, et comme elle fourmille. Elevons-le plutôt, nous serons sa famille.

Sous l'ombrage, écartant les rameaux querelleurs, Ils lui firent un lit de feuilles et de fleurs, Et sous ses boucles d'or, doucement protégées, Ils mirent des toisons de bêtes égorgées. Les louves, s'avançant vers lui d'un pas hautain, Léchaient pour le polir son visage enfantin ; Les lionnes, voyant qu'il était fier comme elles, Sur sa bouche de rose abaissaient leurs mamelles; Les gueules aux crocs blancs, ces fournaises de feu, Baisaient le petit roi frissonnant du ciel bleu. Des serpents, s'enroulant sur sa gorge ivoirine, S'étalaient en colliers vermeils sur sa poitrine ; D'autres, tordant leurs nœuds en soyeux annelets, A ses jolis bras nus faisaient des bracelets. Et comme un Pharaon d'Egypte, en son repaire Il avait pour bandeau royal une vipère.

Tout ce qui sait combattre et détruire et briser L'enveloppait ainsi d'un immense baiser. Le Dieu, passant de l'une à l'autre eu ses caprices, Buvait avidement le lait de ses nourrices, Tout joyeux d'assouvir ses rudes appétits De héros, ne laissait plus rien pour leurs petits,

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Et, chaque soir, gorgé de vie et de caresses, Il s'endormait repu sur le flanc des tigresses.

Au réveil, tous ces durs artisans de trépas Étayaient de leurs corps puissants les premiers pas De l'Exilé divin, pour la grande lutte. L'aidant, le consolant d'une légère chute, En lui donnant aussi pour supporter le mal La résignation morne de l'animal. Il grandit, il devint fauve comme ses hôtes. Marchant, courant déjà parmi les herbes hautes, Nu, superbe, et portant, sauvage enfantelet, Sur son épaule en fleur, que le soleil hâlait Et dévorait jusqu'à l'heure du crépuscule, La peau d'un lionceau, comme un petit Hercule. Lui-même, de sa main mignonne, avait cueilli La massue; alors ceux qui l'avaient recueilli Connurent qu'ils pouvaient, sans tarder davantage, Donner au jeune roi des leçons de carnage.

Son heure était venue et, déjà belliqueux, Il s'en alla dès lors à la chasse avec eux. Comme Ariane dans Naxos, l'ile enchantée, Étendu sur un tigre à la peau tachetée, 11 les suivait, mêlant sa voix aux hurlements; *

Joyeux, montrant devant les torrents écumants L'impassibilité magnifique des bétes. Il s'en allait pensif en guerre, en chasse, aux fêtes, Au meurtre, et quand passaient, avec des bonds soudains, La gazelle aux yeux bleus, l'antilope, les daims,

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Les chèvres, les troupeaux de cerfs, les bœufs difformes, Son tigre le posait sous les feuilles énormes, Dans une solitude rien ne le gardait, Et là, les yeux tout grands ouverts, il regardait.

Il voyait le combat sinistre, la vaillance, La victoire, comment le fier lion s'élance Sur sa victime avec de grands bonds souverains, La terrasse d'un coup de griffe sur les reins, Puis la déchire; et quand ce beau guerrier qui tue Marchait, crinière au vent, sur sa proie abattue, Quand le cerf éventré sur la terre appelait Sa compagne en versant des larmes, et râlait. Quand tout n'était que deuil, massacres, funérailles, Quand le sol tout humide était jonché d'entrailles, Quand tout autour du bois l'épouvante criait, Le petit Éros blond et charmant souriait.

Plus tard même il entra nu parmi ces mêlées. Ses tresses d'or au vent orageux déroulées, Et sur les monts toujours le premier aux assauts, Il aidait à leurs jeux les petits lionceaux. Se jetant sur sa proie, étouffant dans ses courses D'humbles victimes ; puis se lavant dans les sources, Et n'ayant rien qui hors le combat lui fût cher; Dépeçant, enfonçant ses ongles dans la chair, Dans les cris des mourants cherchant des harmonies Et tout le long du jour enivré d'agonies, De râles, de sanglots et de cris triomphants, Excitant les lions contre les éléphants,

LES EXILLS 95

Tuant et se gorgeant de meurtre avec délices, Poussant d'un pied haineux la panthère et les lices, Donnant la chasse même aux monstres inconnus, Pour les atteindre mieux montant des chevaux nus. Orgueilleux de pouvoir, en ses fières allures. Mordre, briser des dents, tordre des chevelures, lit s'éveillant aussi quand le tigre avait faim. C'est ainsi que l'enfant jouait, et lorsque, enfin Las de voir sur les monts tout souillés de sa gloire De larges ruisseaux noirs baigner ses pieds d'ivoire, Il posait sa massue inerte sur son flanc, ^es mains et ses bras nus étaient rouges de sang.

Pour rendre devant lui toute feinte inutile. Il pouvait au besoin ramper comme un reptile ; Il savait, se voilant d'un sourire amical, Des cruautés de loup, des ruses de chacal, Attendait l'ennemi dans l'ombre, et, taciturne. Avait des yeux de feu comme un hibou nocturne. Comme le bouc lascif il grimpait sur les rocs, Kt, sans être effrayé de leurs terribles chocs, V.n poussant dans le flot sonore un bloc de marbre ^'élançait, comme un singe, aux minces branches d'arbre.

Puis, trouvant qu'il était le plus doux des fardeaux, Les aigles, les condors l'emportaient sur leur dos, Et, calme, il traversait l'éther comme une plume. Souvent une cascade affreuse au front d'écume Sans arrêter leur vol tombait sur leur chemin. Le Dieu, pâle et riant, essuyait de sa maiu

96 LES EXILÉS

Le vaste flot poudreux qui lui fouettait la face Et dans l'air ébloui continuait sa chasse, Fondant comme un milan sur quelque oiseau ravi, Et tout aise et criant quand l'aigle inassouvi, Ayant vu sur la terre une proie assez belle, Descendait de l'azur et s'élançait sur elle, Et, pour mieux divertir l'enfant malicieux, L'emportait pantelante au plus profond des cieux.

Souvent encor, parmi les riants groupes d'îles Éros voguait, porté par de bruns crocodiles. Apprenant d'eux comment dans les ruisseaux taris. Cachés par les joncs verts, ils imitent les cris D'un nouveau-né qui pleure; il suivait les batailles Des poissons monstrueux aux luisantes écailles; Hôte guerrier du fleuve, il nageait sur ses bords Près des chevaux marins et des alligators, Ou parfois, se cachant dans une ile écartée, Penchait ses yeux ravis sur l'onde ensanglantée.

Enfin il se lassa de ces monstres soumis. Ayant pensé qu'ailleurs de puissants ennemis Pourraient occuper mieux sa bravoure et ses charmes, Il voulut se munir de véritables armes Pour secouer l'ennui d'un repos importun. Et, quoiqu'il n'eût jamais vu d'arc, il en fit un. Il cueillit une branche avec soin, lisse, droite, Plus dure que l'airain, et de sa main adroite La courba; puis tressa des fibres, dont il fit "Une corde, et, mettant le désert à profit,

LES EXILES 97

Sans souci de meurtrir la dépouille superbe De ses compagnons morts, pour avoir une gerbe De traits, il ajusta sur des bouts de roseau Une griffe de tigre et des plumes d'oiseau. Alors, sans un adieu jeté vers les clairières, Fier d'avoir assorti ces flèches meurtrières, Il prit sa course à l'heure le ciel se dorait, Ht, le cœur tout joyeux, sortit de la forêt.

Il arriva d'abord près d'un lac dont l'eau pure Réfléchissait le ciel dans la haute verdure. Et dont le flot qu'un souffle émeut, rideau changeant, S'effaçait à demi sous les lotus d'argent, Ces lys chastes, ces lys faits en forme de rose ! Là, mêlant leurs beaux corps polis que l'onde arrose, Des Nymphes s'y baignaient, fuyant l'âpre chaleur. Couronnant leurs cheveux de la divine fleur. Rieuses, folâtrant, voguant sur les eaux calmes. Et parfois sur leurs fronts cueillant de vertes palmes Pour leurs jeux, ou tressant des colliers odorants, Ou, parmi la fraîcheur des doux flots murmurants, Sœurs dociles, fendant l'écume en longues lignes, Si belles qu'on eût dit une troupe de cygnes Dans l'azur! Mais voici que le cruel Amour, Ayant tendu son arc, les frappa tour à tour De ses flèches de feu. Les Nymphes éperdues, Qpitiant le lac, au loin sur les roches ardues Couraient, folles, sentant brûler leurs seins meurtris. Arrachant leurs cheveux touffus, poussant des cris,

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98 LES EXILÉS

Ne sachant plus fuir l'épouvantable outrage, Et se roulaient dans l'herbe avec des pleurs de rage. L'enfant Éros, content de ce premier exploit, Regarda les grands cieux qu'il menaça du doigt, Et, sans vouloir entendre une plainte importune. Entra dans l'univers pour y chercher fortune.

O Muse, c'est ainsi que le dessein prudent Du roi Zeus fut trompé; c'est ainsi que, pendant Son enfance, l'Amour apprit des tigres même La cruauté, la ruse et la fureur suprême, S'endormit près des grands lions dans les bois sourds. Et fut le compagnon de guerre des vautours. C'est ainsi que ce fils éclatant d'une mère Adorable épuisa la jouissance amère De voir pleurer, de voir souffrir, de voir mourir Et de causer des maux que rien ne peut guérir.

Et c'est pourquoi tu fais notre dure misère. C'est pourquoi tu meurtris nos âmes dans ta serre, Amour des sens, ô jeune Éros, toi que le roi Amour, le grand Titan, regarde avec effroi, Et qui suças la haine impie et ses délices Avec le lait cruel de tes noifes nourrices!

Novembre 1864.

LES EXILES 99

Êrinn

A MON CHER PHILOXENE BOYER

Qui a ressuscité la grande figure de Sappho dans un poëme impérissable.

Très du flot glorieux qui baise Mitylène, Marchent, vierges en fleur, de jeunes poétesses Qui du soir azuré boivent la fraîche haleine Et passent dans la nuit comme un vol de Déesses.

Elles vont, emportant la brise dans leurs voiles, Vers le parfum sauvage et les profonds murmures. Les lumières d'argent qui tombent des étoiles Sur leurs dos gracieux mordent leurs chevelures.

Celle qui les conduit vers la plage marine. C'est Érinna, l'orgueil des roses éphémères, L'amante en qui revit dans sa blanche poitrine Le grand cœur de Sappho, pâture des chimères.

LES EXILES

Elle leur parle ainsi, grave, tenant la lyre, Le regard ébloui de clartés radieuses, Et mêlant tendrement la voix de son délire Aux plaintes sans repos des eaux mélodieuses :

Vierges, dit-elle, enfants baignés de tresses blondes. Vous dont la lèvre encor n'est pas désaltérée. Le Rhythme est tout ; c'est lui qui soulève les mondes Et les porte en chantant dans la plaine éthérée.

Poétesses, qu'il soit pour vous comme l'écorce

Étroitement unie au tronc même de l'arbre,

Ou comme la ceinture éprise de sa force

Qui dans son mince anneau tient notre flanc de marbre !

Qu'il soit aussi pour vous la coupe souveraine Où, pour garder l'esprit vivant de l'ancien rite. Le vin, libre pourtant, prend la forme sereine Moulée aux siècles d'or sur le sein d'Aphrodite!

Le cercle où, par les lois saintes de la musique, Les constellations demeurent suspendues, N'affaiblit pas l'essor de leur vol magnifique Et dans l'immensité les caresse éperdues.

Tel est le Rhythme. Enfants, suivez son culte aride.

Livrez-lui le génie en esclaves fidèles.

Car il n'offense pas l'auguste Piéride,

En entravant ses pieds il l'enveloppe d'ailes!

LES EXILES

Mais surtout, mais surtout que vos âmes soient blanches Comme la neige rien d'humain n'a mis sa trace! Blanches comme l'horreur pâle des avalanches Qiii roule au flanc des monts irrités de la Thrace !

Ah ! s'il est vrai qu'il faut à la fureur lyrique Des victimes dont l'âpre Amour ait fait sa proie Et que l'ardente soif d'un bonheur tyrannique Torture encor par la douleur et par la joie,

Ahl du moins, jeunes sœurs, que la Pensée altière Affranchisse vos sens de toutes les souillures ! Ivres de volupté pourtant, que la Matière Ne vous offense pas de ses laideurs impures!

Car celle qui, pour fuir le fardeau de la vie, Impose à son extase une forme sensible, Et veut boire, au testin son Dieu la convie. Le vin matériel dans la coupe visible,

Ne connaîtra jamais l'implacable démence Q,ui met dans nos regards la clarté des aurores Et qui fait résonner comme un sanglot immense L'hymne de nos douleurs sur des cordes sonores!

Celle qui n'ose pas mépriser la nature Et qui, par les désirs terrestres endormie Dans l'engourdissement vit la créature, Ne sait pas, en tenant la main de son amie,

LES EXILÉS

Chaste et vierge, oublier les liens qui l'étreignent, Et sentir qu'à ses pieds se déchire un abîme Et que son pouls s'arrête et que ses yeux s'éteignent Et que la mort tressaille en son cœur magnanime ;

Si, meurtrie et glacée, au monde évanouie, Le sein brûlé des feux de ses pleurs solitaires, Elle n'adore pas la douleur inouïe Dont les ravissements courent dans ses artères.

Eh bien, que celle-là, promise à l'hyménée, Reste dans la maison son devoir l'attache, Et, souriante, près d'un jeune époux menée. File pensivement une laine sans tache !

Elle n'entendra pas les plaintes de la lyre,

Et son pied, plus vermeil que la rose naissante.

N'abordera jamais sur un léger navire

La Cythère adorable et toujours gémissante.

Mais vous, de vos grands cœurs, du vol de vos pensées. Vous dont les doigts charmants ne filent pas de laine. Suivez jusqu'à l'éther les ailes élancées, O vierges sans souillure, orgueil de Mitylène I

Et dites au ruisseau dont la voix se lamente due rien n'est plus martyre après la Poésie, Et qu'il n'est pas de flot pour rafraîchir l'amante Dont la bouche brûlante a sfoûté l'ambroisie !

LES EXILÉS 103

Telle Érinna, livrée à ses mâles tristesses, Sur le rivage ému que le laurier décore Enseignait le troupeau rêveur des poëtesses, Ht l'écho de son cri jaloux me trouble encore !

Et j'ai rimé cette ode en rimes féminines Pour que l'impression en restât plus poignante, Et, par le souvenir des chastes héroïnes. Laissât dans plus d'un cœur sa blessure saignante.

O Rhythme, tu sais tout! Sur tes ailes de neige Sans cesse nous allons vers des routes nouvelles, Et, quel que soit le doute affreux qui nous assiège. Il n'est pas de secret que tu ne nous révèles !

Tu heurtes les soleils comme un oiseau arouche. Ce n'est pour toi qu'un jeu d'escalader les cimes. Et, lorsqu'un temps railleur n'a plus rien qui te touche, Tu rêves dans la nuit, penché sur les abîmes !

Septembre i8éi.

104 LES EXILES

La Source

A INGRES

J EUNE, oh! si jeune avec sa blancheur enfantine,

Debout contre le roc, la Naïade argentine

Rit. Elle est nue. Encore au bleu matin des jours,

La céleste ignorance éclaire les contours

De son corps circule un sang fait d'ambroisie.

Svelte et suave, tel près d'un fleuve d'Asie

Naît un lys; le désert voit tout ce corps lacté,

Sans tache et déjà fier de sa virginité,

Car sur le sein de neige à peine éclos se pose

Le reflet indécis de l'églantine rose.

O corps de vierge enfant! temple idéal, dont rien Ne trouble en ses accords le rhythme aérien ! L'atmosphère s'éclaire autour du jeune torse De la Naïade, et, comme un Dieu sous une écorce,

LES EXILÉS IO$

Tandis que sa poitrine et son ventre poli Reflètent un rayon par la vie embelli, Une dme se trahit sous cette chair divine. La prunelle, l'abîme étoile se devine, Prend des lueurs de ciel et de myosotis; Ses cheveux vaporeux que baisera Thétis Etonnent le zéphyr ailé par leur finesse; Elle est rêve, candeur, innocence, jeunesse; Sa bouche, fleur encor, laisse voir en s'ouvrant Des perles; son oreille a l'éclat transparent Et les tendres couleurs des coquilles marines, Et la lumière teint de rose ses narines. La nature s'éprend de ce matin vermeil De la vie, aux clartés d'aurore. Le soleil Du printemps, qui de loin dans sa grotte l'admire, Met un éclair de nacre en son vague sourire. La vierge, la Naïade argentine est debout Contre le roc, pensive, amoureuse de tout. Et son bras droit soulève au-dessus de sa tête L'urne d'argile, chère au luth d'or du poëte. Qui dans ses vers, gronde un bruit mélodieux, Décrit fidèlement les attributs des Dieux. Son corps éthéréen se déroule avec grâce Courbé sur une hanche, et brille dans l'espace. Léger comme un oiseau qui va prendre son vol. Seul, un de ses pieds blancs pose en plein sur le sol. Le vase dont ses doigts ont pétrir l'ébauche S'appuie à son épaule, ô charme ! et sa main gauche

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I06 LES EXILÉS

Supporte le goulot, d'où tombe un flot d'argent. Les perles en fusée et le cristal changeant Ruissellent, et déjà leur écume s'efface Dans l'ombre du bassin luisant, dont la surlace Répète dans son clair miroir de flots tremblants Les jambes de l'enfant naïve et ses pieds blancs.

Oh! parmi les lotos ouverts et les narcisses, vont tes pieds glacés, Source aux fraîches délices? tes flots, à présent dans la mousse tapis, Baigneront-ils au loin des champs mouvants d'épis? verras-tu frémir aussi dans tes opales Le pin, et l'olivier que tordent les rafales? T'enfuis-tu dans la nuit vers le vallon désert. Vers le sentier rougeâtre croît l'euphorbe vert. l'on voit se flétrir sous les pieds des bacchantes La violette aux yeux mourants et les acanthes? vas-tu, bleue et froide en tes sombres chemins, Clarté? Chercheras-tu les buissons de jasmins Ou la cité bruyante et pleine d'allégresse Que parent les héros issus d'une Déesse, Les tueurs de lions, qui sur leur large flanc Tourmentent de la main des glaives teints de sang?

O Source, dans les champs de la fertile Épire, L'Achéron se courrouce et l'Aréthon soupire; Le Pénée, aux baisers des Nymphes échappe, Court, ivre de désir, vers la molle Tempe; L'Étolie a des bois odorants circule L'Achéloos meurtri par le divin Hercule ;

LES EXILES 107

Près du doux Ilissos qui reflète le ciel, Sur les coteaux penchants l'abeille fait son miel. Et le Strynion, qui pousse une plainte étouffée, Roule avec des sanglots un dernier chant d'Orphée.

Tous ces fleuves sont beaux, et dans leur libre essor Apportent à la mer des ruisseaux brodés d'or : Un chœur dansant bondit sur les bords du Céphise; L'harmonieux Pénée a vu Daphné surprise Se changer en laurier verdoyant sur ses bords ; Le Sperchios entend mourir le bruit des cors; Le long de l'Axios passent des hécatombes; La douce Thyamis a des vols de colombes Qui vont en secouant leurs ailes vers les cieux. Tous ces fleuves d'azur au cours délicieux Ont de leurs noms vivants charmé la grande lyre, O Source enfant, mais nul d'entre eux n'a ton sourire î

Oh 1 je te reconnais, Source enfant, tu seras Le limpide Eurotas, où, levant leurs beaux bras. Les guerrières de Sparte aux âmes ingénues Dans la nappe d'argent se baignent toutes nues; L'Eurotas, tout glacé de suaves pâleurs, croit le laurier-rose au front chargé de fleurs ! C'est dans ton flot riant, à l'ombre de la vigne, Qjue Léda frémira sous le baiser du cygne. Pâle d'horreur, serrant les ailes de l'oiseau Sur sa poitrine folle l'ombre d'un roseau Se joue, et sur le lit de fleurs que l'onde arrose Morilaiit lin col de neio;c avec sa lèvre rose!

Io8 LES E X I L li S

Le fleuve ému la berce en un riant bassin,

Et des soupirs brûlants s'échappent de son sein

Mollement caressé par les eaux fugitives.

Ah! toujours l'Eurotas gardera sur ses rives,

Que les enchantements choisissent pour séjour,

L'écho tumultueux de ses grands cris d'amour,

O Source! et c'est aussi près de ton onde claire

Qu'Hélène aux cheveux d'or, tremblante de colère,

Passera, saluant d'un rire méprisant

Le palais délaissé de Tyndarç, et baisant

De sa lèvre enfantine encore inapaisée

Les noirs cheveux touffus de son amant Thésée,

La petite Naïade est pensive. Elle rit. Devant ses pieds d'ivoire un narcisse fleurit. Oiseaux, ne chantez pas ; taisez-vous, brises folles, Car elle est votre joie, ailes, brises, corolles. Verdures! Le désert, épris de ses yeux bleus, Écoute murmurer dans le roc sourcilleux Son flot que frange à peine une légère écume. L'aigle laisse tomber à ses pieds une plume En ouvrant dans l'éther son vol démesuré; L'alouette vient boire au bassin azuré Dont son aile timide agite la surface. Quand la pourpre céleste à l'horizon s'efflice, Les étoiles des nuits silencieusement Admirent dans le ciel son visage charmant Qui rêve, et la montagne auguste est son aïeule. Oh! ne la troublez pas! La solitude seule

LES EXILES

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Et le silence ami par son souffle adouci Ont le droit de savoir pourquoi sourit ainsi Blanche, oh ! si blanche, avec ses rougeurs d'églantine, Debout contre le roc, la Naïade argentine!

Avril i86i

LES EXILES

Les Torts du Cygne

V>OMME le Cygne allait nageant

Sur le lac au miroir d'argent,

Plein de fraîcheur et de silence,

Les Corbeaux noirs, d'un ton guerrier,

Se mirent à l'injurier

En volant avec turbulence.

Va te cacher, vilain oiseau ! S'écriaient-ils. Ce damoiseau Est vêtu de lys et d'ivoire ! Il a de la neige à son flanc! Il se montre couvert de blanc Comme un paillasse de la foire!

Il va sur les eaux de saphir, Laid comme une perle d'Ophir, Blanc comme le marbre des tombes Et comme l'aubépine en fleur! Le fat arbore la couleur Des boulangers et des colombes!

LES EXILLS

Pour briller sur ce promenoir, Que n'a-t-il adopté le noir! Un fait des plus élémentaires, C'est que le noir est distingué. C'est propre, c'est joli, c'est gai; C'est l'uniforme des notaires.

Cuisinier, garde ton couteau Pour ce Gille, cher à Wateau ! Accours ! et moi-même que n'ai-je Le bec aigu comme un ciseau, Pour percer le vilain oiseau Barbouillé de lys et de neige!

Tel fut leur langage. A son tour Dans les cieux parut un Vautour Qui s'en vint déchirer le Cygne Ivre de joie et de soleil; Et sur l'onde son sang vermeil Coula comme une pourpre insigne.

Alors, plus brillant que l'Œta Ceint de neige, l'oiseau chanta, L'oiseau que sa blancheur décore; Il chanta la splendeur du jour. Et tous les antres d'alentour S'emplirent de sa voix sonore.

LES EXILES

Et l'Alouette dans son vol,

Et la Rose et le Rossignol

Pleuraient le Cygne. Mais les Anes

S'écrièrent avec lenteur :

Que nous veut ce mauvais chanteur?

Nous avons des airs bien plus crânes.

11 chantait toujours. Et les bois Frissonnants écoutaient la voix Pleine d'hymnes et de louanges. Alors, d'autres êtres ailés Traversèrent les cieux voilés D'azur. Ceux-là, c'étaient des Anges.

Ces beaux voyageurs, sans pleurer, Regardaient le Cygne expirer Parmi sa pourpre funéraire. Et, vers l'oiseau du flot obscur Tournant leur prunelle d'azur, Is lui disaient : Bonsoir, mon frère.

Décembre 1861.

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LESEXILHS 113

Le Pantin de la petite Jeanne

/jL présent, le pantin est accroché devant Votre table. Il est là, bien tranquille, et souvent Il sourit. On l'a fait avec une poupée Habillée en Pierrot. Sa taille est bien drapée; Puis il est gracieux comme le jour qui naît. Il songe, avec des yeux bleu sombre. Si ce n'est Que les rubans, les nœuds d'amour et les bouffettes De son habit sont bleus, et ses deux lèvres faites En vermillon, il est tout blanc, comme l'hiver.

A son petit chapeau tient un anneau de fer Pour qu'on puisse le pendre avec un fil. Sa face Est d'un rose charmant que jamais rien n'efface. Et l'habit est de neige et les agréments bleus. Il garde la douceur des êtres fabuleux : Il est sérieux, mais avec un air de fête. 11 est blanc. Ses cheveux, qui volent sur sa tête,

114 LES EXILÉS

Sont blancs aussi, naïve innocence des jeux! Ils sont en ouate; ils font comme un ciel nuageux Sous le chapeau pointu qui lui couvre le crâne, Et c'était le joujou de la petite Jeanne.

Oh! je vous tresse, fleurs pâles du souvenir! Elle n'aurait pas eu la force de tenir Ce jouet de fillette avec sa main trop tendre; Mais on avait trouvé cela, de le suspendre Avec un Léger fil au-dessus du berceau. La douce enfant, tremblant de froid comme un oiseau, En voyant la poupée essayait de sourire. Ses deux mains y touchaient alors, chère martyre! D'un geste maladif, vaguement enfantin. Et l'on voyait trembler à peine le pantin.

C'est qu'elle était si faible, elle était si petite! Pensive, elle ployait sous l'atteinte maudite D'un mal mystérieux, privée encor de tout. Ne pouvant ni marcher ni se tenir debout. Pendant ce temps qu'elle a vécu, toute une année Elle a souffert toujours, pauvre rose fanée. Qui frissonnait, brisée et blanche, au moindre vent. Dans ses profonds yeux bruns brillait un feu mouvant Et la douleur brûlait sa prunelle ingénue. Mais après, elle était vite redevenue Charmante. Reposée après ce long effort. Elle semblait dormir tranquillement. La mort Bienfaisante, eflfaçant la tristesse et le hâle, Avait rendu la grâce au doux visage pâle,

LES EXILES 115

Et sur le petit front par le calme enchanté Comme un lys immobile avait mis la beauté.

Elle était belle ; mais qu'elle est plus belle encore Aux cieux! Elle est la vie en fleur qui vient d'éclore. Maintenant, maintenant, mère, je vous le dis, Elle est là-haut, avec les saints du Paradis, Elle est forte, elle peut marcher ; ses pieds sont lestes Et s'envolent, guides par les harpes célestes. Son front est plus riant qu'une perle d'Ophir. Elle a de beaux pantins d'opale et de saphir, Et triomphante, et rose, et libre de ses langes. Elle joue en chantant sur les genoux des Anges.

18-19 avril 1863.

Il6 LES EXILÉS

ma 1

Mère

o

ma mère et ma nourrice ! Toi dont l'âme protectrice Me fit des jours composés Avec un bonheur si rare, Et qui ne me fus avare Ni de lait ni de baisers !

Je t'adore, sois bénie. Tu berças dans l'harmonie Mon esprit aventureux, Et loin du railleur frivole Mon Ode aux astres s'envole Sois fière, je suis heureux.

J'ai vaincu l'ombre et le doute. Qu'importe si l'on écoute Avec dédain trop souvent Ma voix par les pleurs voilée, Quand sur ma lyre étoilée Tu te penches en rêvant!

LES EXILES

117

Va, je verrai sans envie Qixe le destin de ma vie N'ait pas pu se marier Aux fortunes éclatantes, Pourvu que tu te contentes D'un petit brin de laurier.

16 février 185S.

Il8 LES EXILÉS

Au Laurier de la Turbie

1 oi qui jusques au ciel montes, colosse droit, Et qui poses tes pieds dans le roc dur et froid, O symbole! géant! bel arbre aux feuilles lisses! Laurier, ma lâche envie et mes saintes délices! Fantôme que Pindare ému reconnaîtrait! Compagnon de la Lyre idéale! Portrait De tout ce que j'adore et de tout ce qui m'aime! Arbre mélodieux, grand comme Phœbos même! Sombre feuillage, hélas! mon immortel affront! Jamais ton noir rameau ne couvrira mon front; Ami, c'est comme un vain passant que tu m'accueilles ; A peine si dans l'ombre une seule des feuilles Que l'âpre vent du soir t'arrache avec effroi, Brille, chimère folle, et glisse autour de moi.

Et pourtant, Laurier vert, gloire de la campagne, Je n'ai souhaité, moi, ni la douce compagne Dont les regards nous font un ciel dans la maison, Ni les petits enfants à la blonde toison.

LES EXILÉS 119

Ni la richesse aux doigts parfumés d'ambroisie,

Et tout ce dont l'esprit jaloux se rassasie,

Ni le repos, si cher à des bohémiens ;

Et ces enchantements sans nombre, et tous ces biens

Que notre solitude avidement réclame,

Arbre mouvant! Laurier! tu le sais, moi dont l'âme

Bondissait jusqu'aux cieux d'un vol démesuré,

Je n'en ai rien connu, je n'ai rien désiré !

J'ai vécu seul, penché sur le monde physique, Toujours étudiant le grand art, la Musique, Dans le cri de la pourpre et dans le chant des fleurs dort la symphonie immense des couleurs, Dans les flots que la mer jette de ses amphores, Dans le balancement des étoiles sonores. Dans l'orgue des grands bois éperdus sous le vent ! J'ai mis tout mon orgueil à devenir savant, Pâle et muet, j'entends le murmure des roses : Et de tous les trésors et de toutes les choses Qui plantent dans nos cœurs un regret meurtrier, Tu le sais bien, je n'ai voulu que toi, Laurier!

Nice, février 1860.

LES EXILÉS

Chio

V>Hio, l'île joyeuse, est pleine de sanglots. Au fond d'une demeure l'on entend les flots, La jeune fille morte, ô père misérable ! Dans ses longs cheveux blonds dort sur un lit d'érable. Ses yeux de violette, hélas! quand le jour luit, Contiennent à présent la formidable nuit. O Dieux ! c'est le moment fleurit la pervenche ! Le père, avec horreur tordant sa barbe blanche, S'en est allé gémir sur le bord de la mer. Dans l'abîme grondant il verse un fleuve amer, Et marche, déchiré par sa douleur sans bornes. La jeune fille dort. Trois Divinités mornes. Leurs beaux voiles épars et leurs cheveux flottants. Sont debout, tressant les roses du printemps Près de la jeune morte en fleur qui va renaître, Et se plaignent. Soudain, un disciple du maître S'avance et, les voj'ant, leur dit : Que faites-vous Auprès du lit s'est penché ce front si doux.

LES EXILKS

O Déesses, (car tout en vous fait qu'on devine L'immortelle splendeur d'une race divine,) Puisque les Dieux, exempts du mal et du remords, Ne sauraient sans souillure être en face des morts, Qui n'ont plus que la nuit sous leurs paupières lasses?

Il dit. Mais Aglaïa, la plus jeune des Grâces, Se tourna vers ses sœurs pâles, et faisant voir Au disciple ébloui dans la pourpre du soir Leurs visages mouillés d'une rosée amère, Murmura : Nous pleurons sur la fille d'Homère.

Février 1864.

LHS LXILKS

A Georges Rochegrosse

Cnfaxt dont la lèvre rit Et, gracieuse, fleurit Comme une corolle éclose, Et qui sur ta joue en fleurs Portes encor les couleurs Du soleil et de la rose !

Pendant ces jours filés d'or tu ressembles encor A toutes les choses belles, Le vieux poëte bénit Ton enfance, et le doux nid ton âme ouvre ses ailes.

Hélas! bientôt, petit roi,

Tu seras grand ! souviens-toi

De notre splendeur première. *■

Dis tout haut les divins noms : m

Souviens-toi que nous venons

Du ciel et de la lumière.

LES EXILÉS 123

Je te souhaite, non pas De tout fouler squs tes pas Avec un orgueil barbare, Non pas d'être un de ces fous Qui sur l'or ou les gros sous Fondent leur richesse avare.

Mais de regarder les cieux ! Qu'au livre silencieux Ta prunelle sache lire. Et que, docile aux chansons. Ton oreille s'ouvre aux sons Mystérieux de la lyre!

Enfant bercé dans les bras De ta mère, tu sauras Qu'ici-bas il faut qu'on vive Sur une terre d'exil je ne sais quel plomb vil Retient notre âme captive.

Sous cet horizon troublé, Ahl malheur à l'Exilé Dont la mémoire flétrie Ne peut plus se rappeler. Et qui n'y sait plus parler La langue de la patrie 1

124 LES EXILÉS

Mais le ciel, d.uis notre ennui, N'est pas perdu pour celui Qui le veut et le devine, Et qui, malgré tous nos maux, Balbutie encor les mots Dont l'origine est divine.

Emplis ton esprit d'azur!

Garde-le sévère et pur,

Et que ton cœur, toujours digne

De n'être pas reproché.

Ne soit jamais plus taché

Que le plumage d'un cygne!

Souviens-toi du Paradis, Cher cœur! et je te le dis Au moment nulle fange Terrestre ne te corrompt, Pendant que ton petit front Est encor celui d'un ange.

Septembre 1865 .

LES EXILÉS 125

Le Berger

1 ANDis qu'autour de nous la Nature se dore Ivre de fleurs, d'amour et de clartés d'aurore, Et que tout s'embellit de rayons souriants, Les chercheurs, les penseurs, les esprits, les voyants. Les sages, dont la main croit à ce qu'elle touche, Tiennent dans leur compas l'immensité farouche, El disent : Ce berger, que vous appelez Dieu, N'existe pas. Là-haut, dans les plaines de feu, Les blancs troupeaux, suivant la trace coutumiére, Sans nul guide, au hasard, marchent dans la lumière Et, sans que jamais rien ne gêne leur essor. Rentrent, quand ils sont las, dans leurs cavernes d'or.^

Puis dans leur noir réduit, plein d'ombre et de fumée. Les orgueilleux savants, dont l'oreille est fermée, Murmurent, en montrant d'en bas les vastes cieux : tout est vide, car tout est silencieux.

Cependant, pour bercer l'infini qui respire, Le doux Berger pensif touche sa grande lyre;

126

LES EXILES

Il conduit par ses chants tous les monstres vermeils, Les Constellations, les Hydres, les Soleils, Et, sans souci du vil chasseur qui tend des toiles, Fait marcher devant lui ses grands troupeaux d'Étoiles.

Mars 1864.

LES UXILHS 327

La Fleur de San

Enfant encore, à l'âge sur nos fronts éclate La beauté radieuse, un jour dans la forêt Je vis un Dieu vêtu d'une robe écarlate.

Secouant ses cheveux que le soleil dorait. Il me cria : Veux-tu m'adorer, vil esclave? Et je sentis déjà que mon cœur l'adorait.

Ses flèches, que tourmente une main forte et brave, S'agitaient sous ses doigts; le lourd carquois d'airain Tremblait de son courroux et rendait un son grave.

Implacable, attachant sur moi son œil serein,

Il me cria : Veux-tu baiser, de cette bouche

Tout en fleur, ma chaussure et mon pied souverain?

Je suis le Dieu sanglant, je suis le Dieu farouche, L'âpre ennemi, le fier chasseur ailé, vainqueur Des monstres, le cruel archer que rien ne touche ;

128 LES EXILÉS

Je suis l'Amour; veux-tu me servir, faible cœur? Je te ferai sentir la griffe des Chimères Et je te verserai ma funeste liqueur.

Je prendrai les meilleurs des instants éphémères Que doit durer ici ton corps matériel, Et tu fuiras en vain les angoisses amères.

J'éteindrai tes beaux yeux qui reflètent le ciel, Je flétrirai ta joue, et dans mes noirs calices Tu trouveras un vin plus amer que du fiel.

Savoure sans repos mes atroces délices!

Car tu n'espères pas, tant que durent tes jours,

Épuiser ma colère, et lasser mes supplices.

Mes serpents font leurs nœuds dans l'abîme tu cours, Et pour manger ton foie au pied d'un roc infâme, Ne vois-tu pas venir des milliers de vautours?

Quand la lâcheté vile aura souillé ton âme.

Ton martyre hideux ne sera pas fini ;

Tu te consumeras sans éclair et sans flamme.

Toi que j'aurai cent fois quitté, cent fois banni. Mordu par l'aiguillon de ta vieille habitude, Tu me suivras encor, par ma froideur puni!

Tu vivras dans la haine et dans l'inquiétude Jusqu'au jour où, brisé, tu connaîtras l'horreur De la vieillesse affreuse et de la solitude.

LES EXILES 129

Ainsi le jeune Dieu parlait, et sa fureur

Était comme les flots amers qu'un gouffre emporte,

Et moi je pâlissais de rage et de terreur.

Je tressaillais, sentant mon âme à demi morte, Comme sous le couteau du boucher la brebis, Quand le chasseur Amour me parla de la sorte.

Et pourtant j'admirais sa beauté, ses habits De pourpre, que le vent harmonieux soulève. Et surtout, ô mon cœur, ses lèvres de rubis,

Larges roses de feu, comme on en voit en rêve, Et dont le fier carmin, d'un sourire enchanté, Ressemble à du sang frais sur le tranchant d'un glaive.

J'égarais mes regards sur ce col indompté. Neige pure, et tandis qu'il m'insultait encore, Fou de honte, éperdu sous l'acre volupté,

J'ai cric : Dieu farouche et sanglant, je t'adore. M.ir.s 1857.

IJO LES EXILÉS

Hermaphrodite

L'an s les chemins foulés par la chasse maudite, Un doux gazon fleuri caresse Hermaphrodite. Tandis que, ralliant les meutes de la voix, Artémis court auprès de ses guerrières, vois, Le bel Être est assis auprès d'une fontaine.

Il tressaille à demi dans sa pose incertaine, En écoutant au loin mourir le son du cor D'ivoire. Quand le bruit cesse, il écoute encor. Il songe tristement aux Nymphes et soupire, Et, retenant un cri qui sur sa lèvre expire, Se penche vers la source dans un clair bassin Son torse de jeune homme héroïque, et son sein De vierge pâlissante au flot pur se reflète. Et des pleurs font briller ses yeux de violette.

Mars 1S58.

^

LES F. XI LE s 131

Le cher Fantôme

\J larmes de mon cœur, lorsque la bien-aimée Fut morte, et que sa tombe, hélas! fut refermée, Q.uand tout fut bien fini, quand je demeurai seul. Ayant vu cette enfant cousue en son linceul, Oh! je ne pleurai pas son âme, non, sans doute! Car tout me disait bien que l'âme prend sa route Vers les déserts du ciel éthéré; qu'étant Dieu, Elle s'élancera vers les astres de feu Comme un puissant oiseau, pour se plonger, ravie, Dans les ruissellements de joie et dans la Vie. Mais je pleurais sa forme adorable, son corps la grâce divine avait mis ses accords. Et dans son effrayante et chaste et fîère allure Cet or en fusion qui fut sa chevelure!

duoi! disais-je, cet or, ces roses, ces blancheurs. Cette chair, couraient les plus douces fraîcheurs, Ces noirs sourcils, les cils que la brise querelle, Sa prunelle la flamme ^it surnaturelle.

132 LES EXILES

Son bras pur, ces lueurs fauves qui m'enivraient.

Ces pourpres, ces rougeurs, ces lèvres qui s'ouvraient

Voluptueusement ainsi que des corolles.

Tout cela n'est plus rien désormais; ses paroles

Ne dérouleront plus des notes de cristal!

O douleurs, ô ruine, ô délire fatal !

Quoi! ce chef-d'œuvre entier de formes et de lignes,

Son jeune sein, plus blanc que la plume des cygnes,

Et ce vague frisson de rose d'Orient

la lumière passe et joue en souriant.

Ces dents la caresse aimante se mutine,

Cet ensemble de grâce et de force enfantine,

Ce beau type idéal sur la terre jeté

Dans sa perfection et son étrangeté,

Va s'endormir sous l'herbe et, dépouille flétrie,

Cet objet merveilleux de mon idolâtrie

Dans la nuit du tombeau, dans l'immuable hiver,

Lambeau meurtri, pâture eff"royable du ver,

Sentira donc sur lui ces bouches assassines

Dans la terre gluante passent des racines !

Puis sa chair, ses os même en cendre s'en iront; L'arbre insensible et dur poussera dans son front, Et les buissons, les fleurs, l'herbe du cimetière. Nourris d'elle à jamais, la boiront tout entière! Elle fera grandir les rameaux chevelus, Et de tant de trésors il ne restera plus Que le lys meurtrier et la rose sanglante !

C'est ainsi qu'en ma tête en feu, de pleurs brûlante,

LES EXILÉS 133

Je roulais ma misère et mon affreux souci.

Moi, le fougueux athlète à la lutte endurci,

Je sentais mon courage, archer vainqueur de l'ombre,

Fuir étonné devant l'horreur de la nuit sombre,

Comme aussi ma vertu, ce cavalier géant.

Frissonner sur le gouffre immense du néant.

Pâle, éperdu, pensif, pris dans un noir délire.

Je n'osais même plus toucher la grande lyre.

Pendant plus de trois ans privé de ma raison,

Et revoyant toujours le verre de poison

Dans sa petite main tremblante, avec délice

Je pleurai cette enfant qui fut mon Eurydice,

Et, comme un naufragé qui sous le gouffre vert

Évanoui, rigide et par les eaux couvert,

Ne sentant même plus le froid qui le dévore

Ni le ruissellement glacé, gémit encore

Parmi l'obscurité murmurante des flots,

Même dans mon sommeil je poussais des sanglots.

Mais, une nuit, au sein des sinistres féeries. Tandis que je dormais sous le fouet des Furies, Et que dans le cruel silence mes tourments S'exhalaient par des pleurs et des gémissements. Je la revis, c'était bien ellel dans un rêve. Ohl si belle toujours! Sa chevelure d'Eve, Comme une vapeur d'or, voltigeait à l'entour De son front ; son visage étincelait d'amour, Et mes regards, fermés pour les choses profanes, Voyaient le sang courir dans ses bras diaphanes 1

154 LESEXILllS

Lumineuse, traînant un long vêtement bleu, Contre la cheminée brûlait un grand feu Elle appuya sa main d'opale radieuse. Et toute son allure était mélodieuse!

L'ardent rayonnement que projette l'esprit La faisait resplendir tout entière; elle ouvrit Sa bouche dont la ligne eût ravi Praxitèle Et parla : Cher, ô cher exilé, disait-elle En laissant résonner le cristal de sa voix, Ne pleure plus ! Je vis telle que tu me vois, Fraîche comme le lys et la rose trémière. Mes cheveux fulgurants, effluves de lumière. Vivent; et ces couleurs, ces formes, ces contours Qjue tu nommais jadis mon corps, vivent toujours, Mais beaux, mais rajeunis par une apothéose, Et ma lèvre d'enfant sourit, sanglante et rose! L'âme silencieuse et le corps sont tous deux Immortels sans retour, et ce serpent hideux Qui mord, en se tordant, le talon de ses maîtres, La Mort, ne détruit pas la figure des êtres. Ce qui meurt ici-bas naît dans l'infini bleu. Écoute bien ceci : Quand le pouce de Dieu S'est imprimé, rêveur, sur une face humaine, L'empreinte vit, malgré la mort, malgré la haine, Malgré la sombre nuit d'où l'esclave aux beaux yeux Une seconde fois s'élance radieux.

Oui, sans doute, la Mort, l'être affreux que tu nommes La Mort, mange et détruit l'enveloppe des hommes;

LESEXILHS 155

Elle plante sa dent cruelle, dans nos chairs,

Et, pour le désespoir de ceux qui nous sont chers,

Avec les ossements d'où veut sortir un ange

Elle fait de la cendre inerte et de la fange;

Mais, quand son noir travail est fini, quand sa main

A pendant bien des jours torturé l'être humain.

Lorsqu'elle a transformé ce chef-d'œuvre en poussière.

Alors, du limon vil, de la cendre grossière,

tout s'arrêterait pour le stoïcien,

Renaît un corps nouveau, tout pareil à l'ancien,

Effrayant comme lui pour la Mort altérée.

Mais fait d'une substance encor plus éthérée.

Dans ses veines, après le formidable exil De la terre, circule un sang vif et subtil ; Sa lèvre, qu'un rayon touche, se rassasie D'air immatériel saturé d'ambroisie; Son esprit est lumière, et ses sens plus parfaits Pénètrent d'un seul coup la cause et les efl'ets. Mais ce qui fut d'abord sa beauté sur la terre Survit dans son aspect divin que rien n'altère, Et, lorsqu'il est permis à l'homme sans remords De les voir dans un rêve, il reconnaît les morts. Oui, regarde-moi bien, je vis, blanche, enflammée^ Pure, mais telle enfin que tu m'as tant aimée. Superbe comme Hélène à la clarté du jour.

Et quand, de la fange et de l'ombre, à ton tour Tu te verras surgir éperdu vers l'aurore, N'emportant d'ici-bas que ta lyre sonore,

136 LES EXILÉS

Nos chers liens d'amour ne seront pas brisés, Et tu retrouveras mon front sous tes baisers.

Seulement, désormais, les ombres sépulcrales Ont fui mes yeux emplis de lueurs sidérales; Mon pied, qui de l'espace ouvert n'est plus banni, Bondit d'un vol charmant dans le libre infini; Mes sens plus compliqués et qui percent les voiles Perçoivent dans l'éther le parfum des étoiles Et voient distinctement les formes de l'azur. La musique des cieux, le chant jadis obscur Des sphères, dans son rhythme arrive à mon oreille Les constellations de la voûte vermeille Pendent à ma portée, et je touche à leurs nœuds Épars, et dénouant mes cheveux lumineux Au vent du ciel baigné dans le concert des astres. Je l'écoute, appuyée au pied des bleus pilastres. Tandis que tout un choeur au vol démesuré Accourt au flamboiement de mon vol azuré. Vois-les, ces cheveux d'or le rayon se pose. Ce Iront, ces bras de neige et ce talon de rose, Et cette bouche folle heureuse de fleurir. Ne pleure plus jamais ce qui ne peut mourir. Et que ta voix parmi les hommes se déploie Dans un immense chant lyrique, ivre de joie.

Vision, vision ! toujours tu brilleras Devant ma face, avec la neige de ses bras, Et je suivrai toujours dans une ombre sacrée Sa chevelure d'or par des flammes dorée.

LES EXILES

157

C'est pourquoi je serai joyeux, comme un sculpteur Dont l'âme virginale et dont l'œil contempteur Ne veut pas une tache à la blancheur des marbres; Près de la source froide, ange, et sous les grands arbres, Dans un chant triomphal qui se rit du tombeau, Je redirai la gloire immortelle du Beau. Tout brûlant du baiser céleste d'Eurydice, Je chanterai l'Amour, la Clarté, la Justice, Et les hommes pensifs s'éblouiront de voir Mes regards de héros, fixés sur le Devoir, Mépriser tous les vils intérêts de la terre, Cependant que mon Ode ouvre, fleur solitaire, Son calice de pourpre ardente épanoui. Et que je sentirai, dans un rêve inouï, Cet Ange glorieux, vainqueur des épouvantes, Secouer sur mon front des étoiles vivantes.

juin 1B60.

TjS LES EXILÉS

L'Ame de Célio

V->E calme Célio, ce fils de la Chimère Q.ui passa comme un rêve, et qu'on pleure aujourd'hui, Ce jeune homme pensif, beau comme un dieu d'Homère, Je l'ai connu; je veux parler encor de lui.

Mais parmi nous, d'ailleurs, son image est vivante ! Terrible, et secouant dans l'air" un feu subtil, Sa lourde chevelure inspirait l'épouvante. Et sa bouche, ô douceur! charmait le mois d'avril.

Poëte, comme il fut adoré dès ce monde! Oh ! que de fois, songeant à nous, il déroula Du bout de ses doigts fins l'or d'une tresse blonde. Sans savoir qu'à ses pieds une femme était là!

Adoré! tout l'aimait dans sa grâce première. Pourtant l'âme féroce et lâche de Don Juan N'habita point ce corps pétri dans la lumière Que berçaient les sanglots du sauvage Océan !

LESE,XILHS 139

rorites

Non, pour voir jusqu'à lui de pâles fav Lever l'œil extatique et voilé du martyr, Il n'avait pas versé de larmes hypocrites, Et jamais Célio n'eut besoin de mentir.

Car la séduction émanait de son être. Comme du diamant le rayon étoile. Il n'avait qu'à venir pour dominer en maître; Sa voix persuadait avant d'avoir parlé.

Oli ! savez-vous combien de femmes que dévore Même à présent son nom, traînant de longs ennuis, Le murmuraient aux soirs, et criaient à l'aurore : Je l'aime! et se plaignaient aux haleines des nuits!

Et les vierges en fleur, troupe folle et timide. Honteuses de sentir frissonner leurs bras nus, Le suivaient dans le bal d'un long regard humide, Et, blanches, étouffaient leurs soupirs ingénus.

Mais ce ne fut pas lui, cet amant des orages, Qjai put se réjouir à voir couler des pleurs, Ou qui suivit la gloire et ses fuyants mirages. Avenir, avenir, son âme était ailleurs !

due disait-il aux bois, quand, sous leur sombre voûte, Il écoutait, caché dans le feuillage noir. L'eau céleste filtrer et pleurer goutte à goutte. Délicieusement, comme son désespoir?

140 LES EXILÉS

Car il fut un vrai fils des antiques Orphées, Et la création l'accueillait en ami Dans la clairière obscure et près des sources fées brille le serpent, sur le sable endormi.

due disait-il, penché sur le flot des fontaines. Aux fleurettes de l'herbe, aux nids dans les roseaux, Quand d'une voix si tendre il leur contait ses peines, Lui qui savait aussi la langue des oiseaux?

Ou bien, avec l'aurore il fuyait dans la brume, Farouche et, comme l'Ange horrible du trépas. Monté sur un cheval effaré, blanc d'écume, Qu'il faisait obéir en lui parlant tout bas.

Mais il aima surtout cette consolatrice,

La Nuit, la grande Nuit qui, dans ses cheveux bruns.

De nos seins déchirés baise la cicatrice,

Et berce nos tourments au milieu des parfums;

La Nuit et ses lueurs de diamant, froissées

Par l'aube, dont l'opale éclate au front du ciel,

Et le frissonnement des étoiles glacées

Qui guérit les transports de nos cœurs pleins de fiel.

Il contemplait, de l'ombre nos larmes tarissent. Dans le jardin de joie à nos pas défendu, Ces guirlandes, ces lys de clarté qui fleurissent. Et leur parlait alors, de douleur éperdu!

LES EXILES 141

Il leur disait, noyé dans les horreurs du gouffre Que l'insondable azur suspend sur notre effroi : O constellations, vous voj-ez que je souffre, Flambeaux de l'éther vaste, aj'ez pitié de moi !

Et les hommes, voyant ce beau porteur de lyre N'avoir pour seuls amis que les astres des cieux, Dans lesquels ses regards pénétrants savaient lire. Voulaient prendre en pitié son cœur silencieux.

Ohl disaient-ils, songeur caressé par les flammes, La beauté resplendit sur ton visage altier Baigné par des flots d'or, enchantement des âmes, Et ta lèvre est pareille aux fleurs de l'églantier.

Cbiand tu lèves tes yeux à la clarté fidèles, Dans tes prunelles d'or l'éclair semble jaillir; Les vierges de seize ans, quand tu passes près d'elles, Sentent leur voix s'éteindre et leur sang tressaillir.

La vertu dédaigneuse et la pudeur farouche Se changent pour toi seul en désirs embrasés; Tu charmes l'innocence elle-même, et ta bouche Est comme un seuil divin meurtri par les baisers.

Comme un Dieu triomphant tu parus dans la vie, Dont ta pensée agile a déjà fait le tour; Mais qui pourrait remplir ton âme inassouvie, Sinon le flot immense et clair d'un seul amour?

142 LES EXILÉS

Ah! sans doute, bel Ange effraj'é de ton rêve, Tu chercheras bientôt ha fraîcheur du matin, Et tu te guériras des voluptés sans trêve Près d'une blonde épouse au regard enfantin.

Ainsi qu'un matelot fixtigué des tourmentes, Et las de voir toujours le gouffre tournoyer, Tu renaîtras alors, et loin de tes amantes Tu connaîtras enfin la douceur du foyer.

Tels ils parlaient; mais lui, bercé par la musique Suave qu'il écoute au fond du ciel obscur. Répondait lentement de sa voix héroïque, Dont la sérénité fait songer à l'azur :

Oui, le calme plairait à ma fierté jalouse. Et j'aspire en silence à l'oubli des combats. Oui, mon cœur tout sanglant appelle son épouse; Mais que me parlez- vous de bonheur ici-bas?

Croyez-vous que je puisse en des routes fleuries Oublier les déserts d'épouvante peuplés, Qjuand mes frères tremblants, sous le fouet des Furies, Baissent avec horreur des fronts échevelés?

Ah ! donnez-leur aussi l'épouse blonde et fière Qui tend sa lèvre en fleur plus douce que le vin. Et le vieux lit de chêne, et la pure lumière Du rajeunissement, sans lequel tout est vain !

LES EXILES 145

Mais s'ils doivent, sans cesse abreuvés d'amertume, Leur bâton dans la main, poursuivre l'horizon, Sans voir pendant les mois de frimas et de brume Une lampe fidèle éclairer leur maison ;

S'il faut que chaque jour avive leur blessure, Ht qu'à peine échangeant quelque parole entre eux, Toujours ces voyageurs gardent sur leur chaussure La trace des cailloux et des chemins poudreux;

Tant qu'il ne viendra pas une heure de délices Pour guérir tous les maux dont leur cœur est navré. Je refuse ma lèvre aux suprêmes calices Du bonheur; et comme eux jusque-là je vivrai

Avec l'âpre douceur de l'oiseau solitaire

Qjii fuit d'un vol affreux les arbres et les nids,

Et qui plane toujours, altéré de mystère,

Ou sur la foule en pleurs ou dans les cieux bénis!

Car, puisque nous parlons dans ce temps misérable les Exilés seuls ont encor soif du beau^ Et, dans leur piété pour la muse adorable^ Gardent le lys sans tache et le sacré flambeau^

Mon, je ne saurais pas chanter aux pieds d'une ange Et voir à mes cotés dormir de beaux enfants, Tandis que je les vois qui marchent dans la fange, Tristes, désespérés, maudits, mais triomphants.

144 LES EXILES

Comme à présent la pourpre est une chose vile Qjue les passants haineux peuvent injurier, Je montrerai la mienne à ce troupeau servile : Je veux ma part de honte et ma part de laurier.

Ma place est près de ceux qui sur leur sein d'ivoire Étalent, sans souci du railleur odieux, Ce lambeau d'écarlate auguste et dérisoire Qui désigne ici-bas les bouffons et les Dieux.

Pour si peu qu'il leur reste un éclair de génie Dont les buveurs de flamme un jour s'enivreront, Je veux, je veux ma part de leur ignominie; Je veux porter comme eux de la boue à mon front.

Je ne suis pas celui qui peut goûter la gloire Loin des miens, et me plaire aux loisirs du vainqueur, Lorsque derrière moi, dans l'ombre épaisse et noire, On foulerait aux pieds ces morceaux de mon cœur.

Ainsi, ne tentez pas mes heures de délire, Foyer, chaste bonheur qu'envierait ma raison ! Je mêle mes fureurs aux sanglots de la lyre; Je n'ai pas de famille et n'ai pas de maison.

Ma maison, c'est le roc aimé des tourterelles, La grotte dont le lierre a tapissé le mur, C'est le palais empli de joie et de querelles Dont le dôme est bâti de feuillage et d'azur.

LES EXILES 145

C'est l'abri sourcilleux que la nature enchaîne A la bouche des flots tordus par les autans; C'est la nuit du ravin ; c'est le tronc noir du chêne Meurtri par le tonnerre et creusé par le temps.

C'est l'antre d'où l'on voit courir les blanches voiles Dans les flocons d'écume et sur le gouff're amer; C'est la caverne au front baisé par les étoiles, D'où l'on entend gronder et sangloter la mer!

Ma famille, ce sont tous ces pâles convives Qui, n'ayant pas eu faim du terrestre repas. Tremblent comme des lys au bord des sources vives, Et qui ne filent pas et ne travaillent pasl

C'est vous, poètes forts que les épines blessent, Vous qui sur tous les maux tenez vos fronts penchés. Et dont les mains, toujours vierges et blanches, laissent Une odeur d'ambroisie à ce que vous touchez I

C'est vous chez qui la grâce a conservé son culte. Statuaires, démons obstinés et chercheurs, Fiers de vivre éperdus pour un art qu'on insulte, Dans l'éblouissement lumineux des blancheurs 1

C'est vous tous dont le pied bondit sur les rivages, Et qui dans les buissons rit une clarté, Cueillez en même temps que les mûres sauvages Ce fruit des grands chemins qu'on nomme liberté.

19

14^ LES ETXlLis

C'est le vieux mendiant farouche, qui s'enivre De la sierra vermeille et du ciel espagnol ; C'est toi dont le parfum m'encourageait à vivre, Rose de la montagne, et c'est toi, rossignol!

C'est vous, derniers amants de la lyre assassine, Pauvres comédiens, qui le long du coteau Emportez au soleil Marivaux et Racine, Sous le manteau riant que vous donna Wateau !

Idoles aux beaux yeux, c'est vous! dont le poëte Consolera pendant toute l'éternité La beauté sculpturale et grandiose, faite Pour l'infamie, ou bien pour la divinité.

Vous roulez au ruisseau, race éclatante et rose ! Dans les jours de cet âge aveugle et sans essor, Qui ne se hausse pas jusqu'à l'apothéose De vos fronts de lumière et de vos tresses d'or !

Il vous jette à l'enfer plein d'ombres sépulcrales, Parce qu'il ne saurait, dans son dédain jaloux. Allumer sur vos fronts les clartés sidérales ! Venez, je vous le dis, ma famille c'est vous.

Victime aux longs cheveux, muse, beauté, génie ! Grande vierge promise au supplice immortel, C'est toi que chaque jour, comme une Iphigénie, Le couteau du grand prêtre égorge sur l'autel !

LES EXILES 147

Ah! peut-être qu'enfin, race pleine de joie! duand les vautours de l'air acharnés sur ton flanc Seront las de te mordre et de manger ton foie, Et d'agrandir ta plaie et de boire ton sang,

Nourrice de héros, sainte aristocratie, Tu régneras avec ton regard azuré Sur ce monde qui rêve à peine et balbutie, Et certes, ce jour-là, je me reposerai I

C'est ainsi que parlait, aux passants de la terre, Le divin Célio, que regrettent les fleurs. Il est mort sans avoir à son lit solitaire Une timide épouse échevelée en pleurs.

Mais sur l'âpre montagne parmi l'herbe haute Frémit le bouton d'or, par la brise plié, La forêt, dont il fut le compagnon et l'hôte, Depuis qu'il est parti, ne l'a pas oublié!

Et les trembles d'argent, les chênes, les érables, Et la grotte frissonne un luth éolien. Et l'eau vive, si douce au cœur des misérables. Et les grands sapins noirs se le rappellent bien !

Et la mer, et la mer plaintive, son amante, Et l'Océan houleux brisé par les récifs. Murmurent sans repos son nom dans la tourmente Et l'apprennent encore aux matelots pensifs.

[48 LES EXILÉS

Et quand viennent les jours d'été, blancs et féeriques, Les sculpteurs amoureux des symboles anciens, Les peintres éblouis, les poëtes lyriques. Les chanteurs vagabonds et les musiciens

Songent sans désespoir au marbre funéraire De ce martyr d'amour beau comme Alaciel, Et disent : Parfumez l'âme de notre frère ! Aimez-le, fleurissez pour lui, roses du ciel !

Et ce troupeau toujours blessé, les amoureuses, Qui se donnent en rêve à cet homme indompté Et relisent ses vers dans leurs heures fiévreuses Avec les longs frissons de l'acre volupté.

Et le mendiant, fils de gueux, qui s'extasie De voir briller l'Aurore en son riche appareil, Et qui sur ses haillons, comme un prince d'Asie, Porte joyeusement un habit de soleil.

Et ces divinités mornes sous leur dentelle

Dont les attraits, au lieu de durer deux mille ans.

S'effaceront demain faute d'un Praxitèle,

Et qui n'ont plus d'abri dans les temples croulants,

Et les petits oiseaux donneurs de sérénades Avec le barde ailé des deux, le rossignol, Et les filles d'amour qui vont par les bourgades Jouer en corset d'or Chimène et dona Sol ;

LES EXILES

149

Et tous ceux qui mourront pour l'amante de pierre, Tous les pauvres, tous les rêveurs, tous les maudits Répètent chaque soir, en faisant leur prière : Accueillez-le, Seigneur, dans votre Paradis !

Kice, janvier 1860.

150 LES EXILÉS

La belle Aude

n N arrivant dans sa ville aux cent tours, Charles s'écrie : Ah ! cœurs pleins d'artifice ! Ah! mécréants! pourvoyeurs de vautours! Il faut enfin qu'on vous anéantisse. Que tous les pairs de ma cour de justice Viennent, dit-il, me trouver sans délais : Je veux qu'on parte et qu'on les avertisse. Mais en passant le seuil de son palais,

Sous un habit d'argent l'cmeraude Jette ses feux près du rubis sanglant, Il voit venir près de lui la belle Aude Aux fins cheveux d'or fauve et ruisselant. Sire, dit-elle au roi pâle et tremblant Que le désir de la vengeance affame, donc est-il votre neveu Roland, Qui m'a juré de me prendre pour femme

LES EXILKS

A ce discours le puissant Empereur,

Le vieux lion couronné, le grand chêne,

Baisse la tête et frémit de terreur.

De larges pleurs brûlants, des pleurs de haine.

Tombent à flots dans sa barbe hautaine :

Hélas ! dit-il, ce faiseur de travaux.

Cet artisan d'exploits, mon capitaine.

Le bon Roland, est mort à Roncevaux.

Mais, ô ma sœur! amie au col du cygne, Je te promets un époux, fils d'aïeux Fiers de lignage et de valeur insigne Pour te servir à la face des cieux. Il séchera les larmes de tes yeux Qui pleureraient toujours de chers fantômes. C'est mon Louis, je ne puis dire mieux : Il est mon fils, il aura mes royaumes.

Aude sourit. Vite, un rayon charmant Fleurit sa lèvre austère que l'on vante : Je le vois bien, dit-elle doucement A l'Empereur tout glacé d'épouvante, Vous vouliez donc railler votre servante ! Vous m'avez dit ces choses-là par jeu ! Que, Roland mort, Aude reste vivante ! Cela ne plaise ;i notre seigneur Dieu !

152 LES EXILLS

Elle pâlit. Comme dans la campagne

Se brise un lys, la jeune fille ainsi

Se laisse choir aux pieds de Cliarlemagne,

Le cœur brisé par un si grand souci.

Sa lèvre est blême et son cœur est transi,

La voilà morte et froide et son front penche,

Morte à toujours! Dieu lui fasse merci

Et dans les cieux prenne son âme blanche 1

L'Empereur pleure et tressaille; d'abord Il ne la croit que pâmée ; il la frôle ; 11 la soulève en tremblant, lui si fort! La tête, hélas ! retombe sur l'épaule. Va, c'en est fait, ô perle de la Gaule ! Ses longs cheveux, tandis qu'elle s'endort, Tombent pareils à des branches de saule : C'est bien le doigt farouche de la mort.

Charles, pensif, navré dans ses tristesses. Ayant connu cette vaillante amour. Au même instant mande quatre comtesses Qu'il fit venir en grand deuil à sa cour Pour veiller Aude aux bras blancs nuit et jour. Et puis elle eut sa place aux pieds des Anges, Dans un moutier de nonnains, doux séjour de Marie on chante les louanges.

LES EXILÉS 153

Sa blanche tombe est sous un noir buisson l'aubépine étend ses longues branches. Le rossignol en suave chanson Y vient la nuit jeter ses notes franches ; La violette et les sombres pervenches Semblent gémir sur un trépas si beau, Et l'on verra des roses toutes blanches Pendant mille ans fleurir sur son tombeau.

Car elle est morte, aimable entre les vierges!

Et Ganelon attend son jugement,

Vil, enchaîné, meurtri, fouetté de verges.

Mais Aude morte égale son amant.

Dans le sépulcre elle dort fièrement,

Et Charles pleure encor cette pucelle

Qui fut sans tache ainsi qu'un diamant,

Et brave cœur et gente demoiselle.

Nice, janvier 1860.

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1)4 LHS EXILÉS

Rouvière

j\ou viÈRE ! Il fut de ceux que l'Art prend pour victimes Il fut de ceux qu'on voit se plonger dans la nuit le poëte parle avec des mots sublimes Jetant aux ouragans leurs sanglots et leur bruit.

Ces artistes, ces rois, ces lutteurs qui, sans règles, S'offrant à la tempête et cherchant ses baisers, Gravissaient la montagne fuit le vol des aigles, En reviennent un jour meurtris, pâles, brisés.

Ils reviennent muets d'épouvante, et la foule. Indifférente, hélas! qui ne devine rien. En voyant la sueur qui sur leurs tempes coule. Murmure : Q.u'a-t-il donc, notre comédien?

Qu'a-t-il donc? souffre-t-il de ces chimères vaines? O bon public, parfois tendre et parfois moqueur! Il a qu'il sent le froid aigu mordre ses veines, Parce qu'il t'a donné tout le sang de son cœur.

LES EXILES IJ$

Oui, c'est étrange. Il est des acteurs qui succombent, Jouet de leur amour et de leur passion. Et que le Drame étreint dans sa serre, et qui tombent Flagellés par le vent de l'Inspiration.

Nous en avons connu : Dorval échevelée

Et Frederick versant les larmes de Ruy Blas,

Malibran qui tenait sa lyre désolée,

Rachel mourante et blanche, et lui, Rouvière, hélas !

Et lui, car il n'est pas d'audaces impunies! Lui qui subit l'horreur de son destin fatal. Parce qu'il s'enivrait au festin des génies De ce vin enflammé qu'on nomme l'Idéal.

Shakspere l'emportait dans la forêt hantée due son puissant esprit peuple d'illusions. Et l'artiste, vaincu par ce grand Prométhée, Revenait devant nous en proie aux visions.

Hamlet ! ô jeune Hamlet, sombre amant d'Ophélie ! Pauvre cœur éperdu, que cette morte en fleur Emporte dans la nuit de sa douce folie. Non, ce n'est pas en vain qu'on touche à la douleur.

Tu prononces des mots trop divins pour nos lèvres! On a le front pensif et le regard flétri Dès que l'on a connu tes douloureuses fièvres. Et pour toute la vie on en reste meurtri.

I$6 LES EXILÉS

Oh ! que Rouvière aima ce tragique poëme Dont on meurt, et combien c'était un noble jeu, Quand le peuple naïf, qui l'admire et qui l'aime, Le voyait se débattre, effaré, sous le Dieu !

Il l'aimait aussi, lui, ce peuple dont la bouche Hait les vins frelatés que nous lui mélangeons, Et, traînant devant lui le chef-d'œuvre farouche. Il lui disait : Voilà Shakspere. Partageons.

O fiers combats l'homme est vaincu par le rêve! O lutte formidable avec le grand aïeul, l'artiste, à la fin, las d'un effort sans trêve, Succombe! Il est malade, il est pauvre, il est seul.

Seul! Non. Lorsque Rouvière en cette angoisse amèrc Tombait, sa sœur aux traits désolés et flétris Le consolait avec la douceur d'une mère. En attachant sur lui ses yeux, déjà taris!

La pauvre créature essayait de sourire, Oh! quand je la revois ainsi, mon cœur se fend! Et plus que lui malade, et plus que lui martyre, L'endormait dans ses bras comme un petit enfant.

Ah! du moins, que mon Ode siècle misérable!) Les bénisse tous deux, le lutteur abattu. L'artiste magnanime et sa sœur adorable. Et garde une louange à leur mâle vertu!

LES EXILES 157

Bénis soient-ils! bénis soient ceux que sacrifie L'imbécile faveur du vulgaire odieux, Et qui pensent, et dont la bouche glorifie Les poètes sacrés et la race des Dieux.

Car, s'ils n'ont pas suivi la trace coutumière, Si les chemins battus ont ignoré leurs pas, Ils laissent après eux des taches de lumière, Et leur nom est de ceux qui ne périssent pas.

Bénissons-les surtout d'être exilés au monde. Bénissons-les d'avoir vécu pauvres et nus, Austères, enfermés dans une foi profonde, Pleins d'amour pour le temps qui les a méconnus.

Car, dans l'éternité qui leur garde ses fêtes, La pauvreté, les pleurs, l'injustice, l'affront, La haine, sont les purs rayons dont seront faites Les vivantes clartés qu'ils auront sur le front!

Mars 1866.

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IjS LES EXILÉS

L'Aveugle

vJ N cavalier disait à Milton : Je vous plains ! Car vos yeux, de colère et d'espérance pleins, Q.ui déchiraient la voûte le soleil gravite, S'égarent, fous d'horreur, dans la nuit sans limite. Comme un aigle banni du mont aérien Dans un sombre cachot, vous ne voyez plus rien Sur cette terre aux feux du ciel irradiée; Ni le couchant avec sa pourpre incendiée. Ni le terrible azur et la blancheur des lys ! Il est vrai, dit Milton, que nies regards, jadis Plus éclatants que ceux des poètes célèbres, Succombent maintenant sous d'épaisses ténèbres : Mais c'est parce que Dieu, voyant mes ennemis Jaloux de cette paix profonde je frémis Seulement d'allégresse en chantant ses louanges, A pour me soutenir envoyé ses grands Anges.

LES EXILKS

59

Calmes, armés du glaive et répandant l'effroi, Invisibles pour tous, ils volent devant moi Épouvantant ma face et cachant mes prunelles. Et cette nuit farouche est l'ombre de leurs ailes.

Nice, mai 1860.

i6o

LES EXILHS

L'Attrait du Gouffre

V-/h! que me voulez-vous, lueurs vertigineuses? Divin silence, attrait du néant, laisse-moi ! Ainsi la mer, songeant par les nuits lumineuses, Me faisait tressaillir de tendresse et d'effroi.

Ces yeux les chansons des sirènes soupirent. Océans éperdus, gouffres inapaisés. Bleus firmaments rien ne doit vivre, m'inspirent La haine de la joie et l'oubli des baisers.

Les yeux pensifs, les yeux de cette charmeresse Sont faits d'un pur aimant dont le pouvoir fatal Communique une chaste et merveilleuse ivresse Et ce mal effréné, la soif de l'Idéal.

Ils ne s'abritent pas, solitudes sans voiles, Sous des cils baignés d'or et sous de fiers sourcils ; Ondes vont mourir les flèches des étoiles, Rien ne cache au regard leur mirage indécis.

LES EXILES

l6l

Ce sont les lacs sans borne s'égare mon âme ; Leur azur éthéré, vaste et silencieux, Saphir terrible et doux, sans lumière et sans flamme. Vole sa transparence à d'ineff"ables cieux.

Je sais que ce désert plein de mélancolie Engloutit mon courage en vain ressuscité, Et que je ne peux pas, sans trouver la folie, Chercher ta perle, Amour ! dans cette immensité.

L'éblouissement clair de ces froides prunelles le féroce Ennui voudrait à son loisir Savourer le poison des langueurs éternelles M'enchante et me ravit dans un vague désir.

Il n'est plus temps de fuir, laisse toute espérance! Ils m'ont appris, ces flots aux cruelles pâleurs, Les voluptés du calme et de l'indifférence, Et l'extase a tari la source de mes pleurs.

L'abîme où, sans retour, mon rêve s'embarrasse, Semble immobile; mais je le sens tournoyer. Comme une lèvre humide, il m'attire et m'embrasse, Et ma lâche raison frémit de s'y noyer.

Eh bien, je poursuivrai mon destin misérable : Par delà le fini, par delà le réel, Je veux boire à longs traits cette angoisse adorable Et souffrir les ennuis de ce bonheur mortel.

Bcllcvue, avril 1858.

102 LES EXILÉS

Les Forgerons

XvHYTHMÉ par le marteau sonore, Le chant joyeux des forgerons S'envole à grand bruit vers l'aurore, Plus fier que la voix des clairons.

Jean et Jacques.

La forge mugissante allume Nos fronts par la bise mordus, Et son reflet parmi la brume Chasse les corbeaux éperdus.

De la Noël au jour de Pâques, Nuit et jour, c'est comme un enfer.

Jacques . Mon frère Jean,

Jean. Mon frère Jacques,

LES EXILÉS 163

Ja c q II c s . Soufflons le feu !

J can.

Battons le fer! Jacques . Fer grossier que la cheminée Couvre ici de son noir manteau, Jusqu'à la fin de la journée Tremble et gémis sous le marteau !

Jean . Pour subir ta métamorphose, Tu vas sortir, obscur encor. De la fournaise ardente et rose. Au milieu d'une gerbe d'or!

Jacques.

Puis tu seras l'âpre charrue! Tu répandras sur les sillons La moisson blonde, que salue Le chœur ailé des papillons.

Jean. Tu seras le coursier de flamme, Le coursier terrible et sans peur Qui dans ses flancs emporte une âme De charbon rouge et de vapeur.

104 LES EXILÉS

Jacques . Tu seras la faux qui moissonne, Tu courberas le seigle mûr. Cette mer vivante frissonne L'écarlate et la fleur d'azur.

Jean. Lumière, d'ombre enveloppée, Tu renaîtras au grand soleil ; Tu seras le fer de l'épée Qui se rougit de sang vermeil.

Jacques . Ton destin vil enfin s'élève! Tu vas surgir dans la clarté. Pour te mêler, charrue ou glaive, A la mouvante humanité !

Jean. Tu frémiras pour la justice!

Jacques . Tu serviras à déchirer Le sein de la terre nourrice.

Jean. Tu vas combattre

Jacques .

Et labourer! Octobre 1859.

LES EXILÉS 165

A Auguste Brizeux

JT oifTE, il est fini l'âpre temps des épreuves.

Quitte nos solitudes veuves, Et dors, libre et pensif, bercé par tes grands fleuves!

Au milieu des brumes d'Arvor Repose 1 Ta chanson va retentir encor

Sur la lande sont les fleurs d'or.

Heureux qui resta pur en ces âges profanes!

Longtemps les jeunes paysannes Répéteront tes vers, de Tréguier jusqu'à Vannes!

Ton poëme, génie ailé. Volera sur le Scorf et sur le doux Elle,

Aux voix de leurs brises mêlé.

Oui, le repos est bon à l'homme qui travaille!

Calme au sortir de la bataille, Dors, Celte aux cheveux blonds, honneur de la Cornouaille.

l66 LES EXILÉS

Je n'étais qu'un enfant joyeux Lorsque tu vins, armé de l'arc mystérieux : Alors je te suivis des yeux.

Et, tel que les héros à la belle chaussure,

Toi, tu lançais d'une main sûre Les traits dont l'univers adore la blessure.

Savant artiste, comme moi Tu chéris l'harmonie et son étroite loi : Elle eut les trésors de ta foi.

O prodige inouï ! magnifique mystère !

Malgré ses liens, l'Ode austère S'envole, et ses pieds blancs ne touchent pas la terre.

Qu'un esprit saturé de fiel Boive à sa coupe, brille un vin substantiel. Elle l'emporte au fond du ciel.

En vain ses préjugés aiguillonnaient ses haines.

C'en est fait, il n'a plus de chaînes : Tu le sais, fils béni de la nier et des chênes !

O Brizeux, nous pouvons mourir Seuls, avant d'avoir vu les roses refleurir! Mourons sans pousser un soupir.

Amoureux du vrai bien, notre lyre sonore

Saluait le feu qui colore Au lointain rougissant la merveilleuse aurore.

LES EXILÉS 167

Nous avons frappé le vautour Qui se gorgeait de sang dans les cœurs pleinsd'amour ; Nous avons crié : C'est le jour !

Eh bien, que le vulgaire en ses funèbres fêtes

Accoure aux grandeurs qu'il a faites ! Le bruit et la louange aiment les faux prophètes.

Nous, contents d'avoir mérité Qu'elle n'ait pas pour nous un regard irrité, Suivons la sainte Vérité!

Quand se déchirera sur le temple d'ivoire

La nuée orageuse et noire, Elle se chargera d'éclairer notre gloire;

Et, beaux de la haine du Mal, !;ile nous donnera son reflet triomphal Sur le seuil du ciel idéal!

Mais, hélas! tant d'amis perdus à la même heure!

Permets une fois que je pleure, Muse! car le silence envahit ta demeure.

Ce prince parmi tes amants. Le grand Heine périt au milieu des tourments, Les mains pleines de diamants.

O Déesse! il tomba sous le laurier insigne.

Puis l'Ange implacable désigne Musset pâle et sanglant, qui s'éteint comme un cygne*

[68 LES EXILÉS

O cher et sage paresseux 1 Et tous deux pleins de jours! Et voici qu'après eu: La tourmente emporte Brizeux!

Laisse-moi, laisse-moi le pleurer! la nature

Allait bien à cette âme pure Qui rêve maintenant sous une dalle obscure !

Gémissez, fleuves qu'il chanta, Terre dont la mamelle auguste l'allaita, Izol, et toi, riant Létâ!

Oiseaux, feuillages, mer à la voix de tonnerre.

Qui jettes un cri funéraire, Enchantez son sommeil : il était votre frère !

Près de vous, au jour redouté, Il se réveillera pour l'immortalité,

Brillant d'orgueil et de beauté.

Bellevue, juin 1858.

LES EXILÉS 169

Celle qui chantait

Voix solitaire, ô délaissée! Victime tant de fois blessée, Chère morte dont l'âme eut faim Et soif d'azur, ô Marceline, Dors-tu, sous la froide colline? As-tu trouvé le calme, enfin?

Q.uand, parmi la lente agonie, La douleur, qui fut ton génie, T'arrachait de tremblants aveux, Le souffle du maître farouche Ln passant déliait ta bouche, Et frissonnait dans tes cheveux.

Pâle, vouée à ta chimère, Tes dents mordaient la cendre amère: T'en souvient-il, t'en souvient-il, A présent que tes yeux sans voiles S'emplissent de flamme et d'étoiles r Tu n'acceptais pas ton exil!

LES EXILIiS

Tu t'écriais, inassouvie :

Amour! je veux, dès cette vie,

Ton délire immatériel

Et tes voluptés immortelles:

Puisque l'âme a gardé ses ailes.

Il faut bien qu'on lui rende un ciel!

Non ! tout désir qui nous déchire N'est qu'un avant-goût du martyre ! Non, l'univers déshérité, toute vertu saigne et pleure, Ne peut pas nous donner une heure, Fût-ce au prix de l'éternité.

Qu'importe! marchons vers le rêve. L'Ange a beau secouer son glaive Sur le seuil que cherchent nos pas, Rôdons aux portes entr'ouvertes! Cherchons sur les cimes désertes La rose qui n'y fleurit pas!

Allons-nous-en vers le mirage !

Écoutons à travers l'orage

La voix qui nous a désignés

Pour la félicité sereine,

Et que l'ombre à la fin nous prennCj

Vaincus, mais non pas résignés.

LES EXILÉS 171

Vous le savez, brises fécondes, Torrents qui roulez dans vos ondes Une poussière d'astres clairs, Cascades qui volez en poudre, Sapins noirs brisés par la foudre, Rochers mordus par les éclairs!

Vous le savez; et toi, nuit noire, Tu le vois, ce n'est pas la gloire Que suit le poëte aux beaux yeux. Ce n'est pas pour elle, ô nature ! Qju'il verse à la race future Un flot de chant mélodieux.

Ce n'est pas lui qu'on rassasie Avec cette vaine ambroisie ; Et dédaigneux du laurier vert. Au milieu de la multitude 11 garde la morne attitude D'un sphinx regardant le désert.

Mais quand ses odes ingénues Sur le front immense des nues Devancent l'aigle et le vautour. C'est qu'il dit à l'antre sonore La brûlure qui le dévore. Seulement altéré d'amour!

Octobre 1859,

LES EXILUS

Amédine Luther

A MADAME ANNA LUTHER

A. DIEU, bras de neige, adieu, front de rose! Adieu, lèvre hier déclose!

Amédine, hélas ! notre cher trésor ! Blanche, douce, enfant encor!

Elle était rieuse, elle était vermeille. Plus légère que l'abeille !

Ses cheveux tombaient en flots triomphants, Blonds comme ceux des enfants,

Et resplendissaient, fiers de leur finesse. Sur ce front pur de Déesse.

Ils prenaient dans l'ombre, et comme par jeu, Des ruissellements de feu,

LES EXILES 173

Et l'air se jouait parmi la dorure De cette noble parure.

O pâle ornement d'un front sidéral, Vapeur d'un or idéal !

Nulle n'aura plus, nulle enfant au monde, L'or sacré, la toison blonde

Q.u'on voyait frémir autour de ton front ! Jamais ils ne renaîtront

Ces rayons riants qui dans les ravines Jetaient des lueurs divines,

Lorsque tu courais, avec tes seize ans ! O mort farouche! O présents

Qu'ici-bas l'exil ne garde qu'une heure 1 Muse, gémis! lyre, pleure!

N'est-ce pas hier qu'en sa voix passait Li tendresse de Musset,

Et qu'elle parut, foulant le théâtre De son petit pied folâtre,

Si jeune, oh! si jeune, espoirs adorés! Avec ses cheveux dorés

74 LES EXILÉS

Et sa voix naïve, et son front qui penche! Sa petite robe blanche,

Hélas ! je la vois encor. Nous disions : L'ange des illusions,

C'est elle! Jamais lèvre plus choisie * Ne versa la poésie.

Celle-ci n'est pas jeune pour un jour! Mais éclatante d'amour.

Pour jamais la grâce en fleur la décore Comme le lys et l'aurore!

Et déjà, déjà, pauvre ange mortel, Tu fuis dans l'horreur du ciel.

Dans l'immensité bleue aux sombres voiles frissonnent les étoiles!

Le lys est brisé. C'est fini. Plus rien Q.u'un fantôme aérien

Dont les cheveux blonds aux mourantes flammes Caressent encor nos âmes.

Mais, va, jeune Grâce aux yeux si touchants! Tu renaîtras dans les chants

LES EXILES 175

Des rimeurs plaintifs qui savent encore Éveiller le luth sonore.

Ils diront comment tu fus notre sœur Par l'enfantine douceur,

Et comment ta voix eut l'attrait magique D'une suave musique.

Amédine I Aux champs tout la saluait, L'églantine et le bleuet !

Oh! rien qu'en disant ce nom d'Amédilie, Je la revois enfantine

Et riante; l'air baisait son bras nu; Son petit cœur ingénu

Dans la forêt verte, rit la pervenche, Soulevait sa robe blanche.

Elle était la joie, elle était l'orgueil De sa mère, que le deuil

Entoure à présent de crêpes funèbres! Ah! coulez dans les ténèbres,

Pleurs désespérés, pleurs silencieux ! Quand les étoiles aux cieux

176 LES EXILÉS

Scintilleront, moi j'évoquerai celle Dont le front pâle étincelle.

Elle reviendra, mais, comme jadis, Jeune enfant pareille au lys,

Libre en sa Bretagne, errante et sans chaînes Attentive aux bruits des chênes ;

Ou comédienne aux riches habits, Sous les éclairs des rubis

Et des robes d'or, semant sa parole

Et d'un pas léger grimpant le coteau Du vieux parc cher à Wateau !

Et plus tard, tous ceux dont la Muse est reine, A l'heure la nuit sereine

Sur le front des fîeurs met ses diamants, Les rêveurs et les amants.

Écoutant avec le souffle des brises Pleurer mes strophes éprises.

Reverront son pur visage, arrosé. Neige en fleur, d'un feu rosé.

LES EXILHS 177

Et toi, lueur vive, aux reflets d'opale, O toison, flamme idéale

Qui baignais de feu son col et ses bras, A jamais tu brilleras,

Clair rayonnement, chevelure d'Eve, Par mes vers; car en mon rêve

Amédine vit, ange au front doré ! Oh ! que de fois je croirai,

Cherchant ses regards qui versaient les charmes, Les voir à travers mes larmes!

Bordeaux, 1; août 1861.

SI

23

178 LES EXILÉS

L'Enamourée

Ils se disent, ma colombe, Que tu rêves, morte encore. Sous la pierre d'une tombe : Mais pour l'âme qui t'adore, Tu t'éveilles ranimée, O pensive bien-aimée !

Par les blanches nuits d'étoiles. Dans la brise qui murmure, Je caresse tes longs voiles. Ta mouvante chevelure, Et tes ailes demi-closes dui voltigent sur les roses!

LES EXILES 179

O délices! je respire

Tes divines tresses blondes !

Ta voix pure, cette lyre.

Suit la vague sur les ondes,

Et, suave, les effleure,

Comme un cygne qui se pleure I

Octobre 1859.

l8o LES EXILÉS

Les Jardins

r A R F o I s, lorsque mon âme échappe aux soins jaloux, Je revois dans un songe épouvantable et doux, Plein d'ombre et de silence et d'épaisses ramées, Les jardins jadis passaient mes bien-aimées.

Mais voici qu'à présent les rosiers chevelus Sont devenus broussaille et ne fleurissent plus; Le temps a fracassé le marbre blanc des urnes; Le rossignol a fui les chênes taciturnes; Les nymphes de Coustou, les Sylvains et les Pans S'affaissent éperdus sous les lierres rampants; La flouve, le vulpin, les herbes désolées Ont envahi partout le sable des allées; Les larges tapis d'herbe aux haleines de thym, la lune éclairait les habits de satin Et les pierres de flamme aux robes assorties, Foisonnent maintenant de ronces et d'orties; Dans les bassins, les flots aux sourires blafards Sont cachés par la mousse et par les nénufars;

LES EXILES ICI

L'étang, tout un monde efFroyable pullule, Ne voit plus sur ses joncs frémir de libellule; Le chaume est tout couvert d'iris; les églantiers Pendent, et de leurs bras couvrent des murs entiers ; L'ombre triste, le houx luisant, les eaux dormantes Ont pris les oasis riaient mes amantes ; La noire frondaison me dérobe les cieux Qu'elles aimaient, et dans ces lieux délicieux, Naguère tout remplis d'enchantements par elles, Meurt le gémissement affreux des tourterelles.

Nice, mai iSéo.

-^^ ^

LES EXILl-S

A Théophile Gautier

kJ toi, Gautier! sage parmi les sages

Aux regards éblouis, Toi, dont l'esprit vécut dans tous les âges

Et dans tous les pays.

Tu fus surtout un Grec, et tu contemples

De tes yeux immortels Les purs profils harmonieux des temples

Dans les bleus archipels.

Tu les aimas, les doux porteurs de glaive. Plus forts que la douleur,

Et dans le rêve bouillonnait la sève De ta pensée en fleur,

Tu fus rhapsode, et pour charmer les heures

Chez les rois étrangers, Tu leur chantas dans les hautes demeures

Achille aux pieds légers.

LES EXILLS 183

Tu modelas auprès de Polyclète, Car tu n'ignorais rien,

Et tu sculptais des figures d'athlète Avec ce Dorien.

Sur les gazons rit la marguerite. Des Dieux même enviés,

Ta claire enfance apprit de Théocrite Les chansons des bouviers.

Avec Pindare aimant la sainte règle, Aux oiseleurs pareil,

Tu fis monter les Odes au vol d'aigle Vers le rouge soleil,

Et tu raillas avec Aristophane, Par des mots odieux.

Le philosophe indocile et profane. Vil contempteur des Dieu

Et maintenant qu'avec des pleurs moroses, Tristes, nous nous plaignons,

Tu reconnais sous les grands lauriers-roses Tes anciens compagnons.

Pour que ta lèvre enfin se rassasie, Dans le festin charmant.

Au milieu d'eux, tu goûtes l'ambroisie En causant longuement.

184 LES EXILÉS

Auprès de toi le riant paysage Est fait comme tu veux,

Et tu souris à côté de la sage

Hélène aux beaux cheveux,

Qui déchaîna l'effroyable désastre Des guerriers et des rois,

Et sa beauté resplendissante d'astre, A présent tu la voisi

Novembre 1872.

LES EXIL J- S 185

Baudelaire

i ou JOURS un pur rayon mystérieux éclaire En ses replis obscurs l'œuvre de Baudelaire, Et le surnaturel, en ses rêves jeté, Y mêle son extase et son étrangeté.

L'homme moderne, usant sa bravoure stérile En d'absurdes combats, plus durs que ceux d'Achille, Et, fort de sa misère et de son désespoir. Héros pensif, caché dans son mince habit noir, S' abreuvant à longs traits de la douleur choisie. Savourant lentement cette amère ambroisie. Et gardant en son cœur, lutteur déshérité, Le culte et le regret poignant de la beauté; La femme abandonnée à son ivresse folle Se parant de saphirs comme une vaine idole. Et tous les deux fuyant l'épouvante du jour, Poursuivis par le fouet horrible de l'Amour; La Pauvreté, l'Erreur, la Passion, le Vice,

L'Ennui silencieux, acharnant leur sévice

^4

l86 LES EXILÉS

Sur ce couple privé du guide essentiel,

Et cependant mordu par l'appétit du ciel,

Et se ressouvenant, en sa splendeur première,

D'avoir été pétri de fange et de lumière;

L'être vil ne pouvant cesser d'être divin ;

Le malheureux noyant ses soucis dans le vin,

Mais sentant tout à coup que l'ivresse fatale

Ouvre dans sa cervelle une porte idéale.

Et, dévoilant l'azur pour ses sens engourdis,

Lui donne le frisson des vagues paradis;

Le libertin voyant, en son amer délire.

Que l'ongle furieux d'un Ange le déchire,

Et le force, avivant cette blessure en feu,

A traîner sa laideur sous l'oeil même de Dieu;

La Matière, céleste encor même en sa chute,

Impuissante à créer l'oubli d'une minute.

Pâture du Désir, jouet du noir Remord,

Et souffrant sans répit jusqu'à ce que la Mor^

Apparaissant, la baise au front et la délivre;

O mon âme, voilà ce qu'on voit dans ce livre

le calme songeur qui vécut et souffrit

Adore la vertu subtile de l'esprit;

Voilà ce que l'on voit dans ces vivantes rimes

Baudelaire, épris de l'horreur des abîmes

Et fuyant vers l'azur du gouffre meurtrier,

Dédaigne de descendre au terrestre laurier;

Dans cette œuvre d'amour, d'ironie et de fièvre.

le poëte au cœur meurtri penche sa lèvre

LES EXILtS 187

Que les mots odieux ne souillèrent jamais Vers la Foi pâlissante, ange des purs sommets, Et, triste comme Hamlet au tombeau d'Ophélie, Pleure sur notre joie et sur notre folie.

Lundi, 7 septembre 1874.

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W6^

t88 LES EXILÉS

La bonne Lorraine

LrfivRÉE aux léopards anglais par Ysabeau, Notre France allait être un cadavre au tombeau. Elle n'avait plus rien de sa fierté divine, Et Suffolk et Talbot lui broyaient la poitrine ; Plus de vaillance, plus d'espoir, c'était la fin. Affolés par la peur affreuse et par la faim, Les paysans quittaient par troupes leurs villages. Ils s'enfuyaient et, las de subir les pillages, Ils allaient vivre au fond des bois avec les loups. Le roi de Bourges, cœur inquiet et jaloux, Sans toucher son épée s'amassait la rouille, Docile, abandonnait sa vie à la Trémouille; Orléans succombait déjà plus qu'à moitié. Lorsque Dieu vit la France et la prit en pitié.

C'est alors qu'il choisit, pour sauver cette reine, Un champion, qui fut la robuste Lorraine, La Lorraine jamais le travail ni les ans ^'abattent la vertu mâle des paysans.

LES EXILÉS 189

Dieu, nous plaignant, voulut qu'elle prît la figure D'une vierge donnant au ciel son âme pure, Comme une hostie offerte à Jésus triomphant, Et qu'elle tînt la hache avec un bras d'enfant, Forte de son amour et de son ignorance, Pour chasser l'étranger qui dévorait la France Comme un troupeau de bœufs mange l'herbe d'un parc. Et la Lorraine alors se nomma Jeanne d'Arc !

O toi, pays de Loire, le fleuve étincelle. Tu la vis accourir, cette rude Pucelle Qui, portant sa bannière avec le lys dessus. Combattait dans la plaine au nom du roi Jésus! Faucheuse, elle venait faucher la moisson mûre. Et le joyeux soleil dorait sa blanche armure. Elle pleurait d'offrir des festins aux vautours. Et montait la première aux échelles des tours. Partout sûre en son cœur de vaincre, Orléans, Troyes, Malgré le Bourguignon vorace, étaient ses proies. Lorsqu'elle pénétrait dans ces séjours de rois. Ou entendait sonner dans le vent les beffrois Avec de grands cris d'or pleins d'une joie étrange. Et le peuple ravi la suivait comme un ange.

Puis elle retournait, héros insoucieux, A la bataille, et saint Michel, au haut des cieux Flamboyants, secouait devant elle son glaive. Le roi Charles conduit par elle comme en rêve, Et sacré sous l'azur dans l'église de Reims; Tant de succès hardis, tant d'exploits souverains.

rgO LES EXILES

Tant de force, Dunois, Xaintrailles et Lahire

Suivant, jo5'eux, ce chef de guerre au doux sourire;

Le grand pays qui met des lys dans son blason

Ressuscité des morts malgré la trahison,

Tout cela, tant l'Histoire est un muet terrible !

Devait finir un jour à ce bûcher horrible

la Pucelle meurt dans un rouge brasier;

Et le songeur ne sait s'il doit s'extasier

Davantage devant l'adorable martyre.

Ou devant la guerrière enfant qu'un peuple admire,

Le rendant à l'honneur après ses lâchetés,

Et dont le sang d'agneau nous a tous rachetés!

O sainte, ô Jeanne d'Arc, toi la bonne Lorraine, Tu ne fus pas pour nous avare de ta peine. Devant notre pays aveugle et châtié, Pastoure, tu frémis d'une grande pitié. Sans regret tu pendis au clou ta cotte rouge, Et toi qui frissonnais pour une herbe qui bouge. Tu mis sur tes cheveux le dur bonnet de fer. Pour déloger Bedfort envoyé par l'enfer. Tu partis à la voix de sainte Catherine ! Et porter un habit d'acier sur ta poitrine, Et t'ofFrir, brebis sainte, au couteau du boucher. Et chevaucher pendant les longs jours, et coucher Sur le sol nu pendant l'hiver, comme un gendarme ; Tu faisais tout cela sans verser une larme. Jusqu'à ce que ta France eût vengé son affront. Et, coriime un lion fier, secoué sur son front

LES EXILES 191

Sa chevelure, et par tes soins, bonne pastoure, Eût retrouvé son los antique et sa bravoure!

Mais, oh ! pourquoi dans tous les temps blessée au flanc Laisse-t-elle aux buissons des taches de son sang? Jeanne, à présent c'est toi, c'est la Lorraine même Que tient dans ses deux poings l'étranger qui blasphème, Et qui brave ta haine aux farouches éclairs. C'est lui, le dur Teuton d'Allemagne aux yeux clairs, Q.ui fauche tes épis rangés en longue ligne Dans la plaine, et c'est lui qui vendange ta vigne. Tes fleuves désormais ont des noms étrangers. Un bracelet hideux pèse à tes pieds légers, O guerrière intrépide et que la gloire allaite ! Une chaîne de fer serre ton bras d'athlète, Et la morne douleur est au pays lorrain. Mais laisse venir Dieu, le juge souverain Que servit ton génie, et qui voit ta souffrance. Ne désespère pas, regarde vers la France !

Tu rallumas ses yeux éteints, comme un flambeau ; C'est toi qui la repris toute froide au tombeau Et qui lui redonnas ton soufile : elle te nomme Depuis ces jours anciens Libératrice, et comme Alors tu te donnas pour elle sans faillir. Elle n'entendra pas non plus sans tressaillir Jusqu'en sa moelle, et sans que la pitié la prenne. Le long sanglot qui vient des marches de Lorraine !

30 mai 1872.

192 LES EXILÉS

A George Sand

ODE DITE PAR M. TAI. IE\

POUR LA REPRISE DE «CLAUDIE» AU THÉÂTRE CLUNY

LE 17 SEPTEMBRE 1879

VJ eorge SandIô beauté, cœur, âme, esprit, génie, Rien n'a troublé jamais ton effort valeureux, Et ta pensée, en pleurs comme une Iphigénie, Combattait pour le pauvre et pour le malheureux.

Car tu les as chéris comme une douce mère. Femme, tu partageas leur deuil et leur émoi; Et, le cœur déchiré par son angoisse amère. Pitié, labeur, amour, tout était peuple en toi !

Bien d'autres, détournant leurs yeux du sombre gouffre, Savent goûter la joie en fleur, les longs repas. Cependant qu'à leurs pieds l'esclave prie et souffre : Toi, tu ne voulais pas, et tu ne savais pas!

LES EXILtS 193

Non, tu plaignais les noirs sanglots, les funérailles Des êtres pour lesquels le pain est toujours cher; Et la Faim, qui déchire et qui tord leurs entrailles. Plantait en même temps ses ongles dans ta chair.

Mais tu chantas surtout la fatigue essuyée Par ton frère au front noir, le rude paysan, Et souvent, t'enfuyant de la ville ennuyée, Tu disais à l'oisif, au riche : Viens-nous-en!

Alors tu l'emmenais dans la grande nature Qui se livre éperdue au soleil, ce doreur. Et là, tu lui montrais, dans l'atmosphère pure. Le saint, le glorieux travail du laboureur.

Suivant toujours la terre à ses pieds disparue. Marchant et poursuivant son but essentiel. Il tient les oreillons de l'austère charrue Et travaille, applaudi par les oiseaux du ciel !

Puis il sème le grain avec un geste auguste, Et plus tard, quand flamboie et brûle Messidor, Sous les rayons de feu courbant son flanc robuste, De sa faucille ardente il coupe les blés d'orl

11 est pauvre, il n'a pas son chêne ou son ér.ible. Il est en butte aux maux obstinés et troublants, Et quand l'âge a neigé sur son front vénérable. Il lutte et peine encor sous ses longs cheveux blancs!

25

194 LES EXILES

O femme! en ton églogue avec amour écrite Jasent le ruisseau clair et le vent querelleur, Et dans tes prés, pareils à ceux de Théocrite, Le gai chevreau lascif mord le cytise en fleur ;

Et tandis que murmure une plainte étouffée, . Dans le doux flot d'argent frais et délicieux, Passe, la jambe nue, une petite fée Riante et folle, avec ses cheveux dans ses yeux.

La belle Poésie est comme la lumière : Elle aime à déployer la pourpre sur nos pas. Donc, toi qui te donnais même à l'humble chaumière, Poëte au cœur divin, ne nous dédaigne pas!

Car nous sommes tous pour payer notre dette, Peuple ému qui jadis de ton front s'envola : Ton Rémy, Bois-Doré, la petite Fadette, Les Villemer, Edmée et maître Favilla,

Et le Champi, qui songe auprès de Madeleine ; Frissonnants et pensifs, nous tous qui t'adorons, Comme si le zéphyr à la tremblante haleine Nous touchait de son aile et courait sur nos fronts.

Mais c'est toi qu'on entend parler par notre bouche ! Ton œuvre, harmonieuse et fière comme un lys. Donne un parfum suave à tout ce qui la touche. Et tu ne voudras pas abandonner tes fils !

LES EXILHS 195

Toi dont la chevelure éblouissait le pâtre

Enchanté par ta lèvre la rose fleurit,

Tu seras avec nous sur ce petit théâtre,

Si nous avons en nous ton souffle et ton esprit.

La masure est palais si la Muse y respire. Les Dieux viennent toujours les nomme la foi : Puisqu'un humble tréteau suffisait pour Shakspere, Le nôtre, si tu veux, sera digne de toi!

Ah! permets que ton nom, belle âme, y retentisse!

Toi par qui le funeste orgueil fut châtié,

Poëte qui tournais tes yeux vers la Justice,

Et qui tendais tes mains, femme, vers la Pitié!

196 LES EXILES

La Chimère

M,

.ONSTRE Inspiration, dédaigneuse Chimère, Je te tiens! Folle 1 En vain, tordant ta lèvre amère, Et demi-souriante et pleine de courroux, Tu déchires ma main dans tes beaux cheveux roux. Non, tu ne fuiras pas. Tu peux battre des ailes; Tout ivre que je suis du feu de tes prunelles Et du rose divin de ta chair, je te tiens. Et mes yeux de faucon sont cloués sur les tiens ! C'est l'or de mes sourcils que leur azur reflète. Lionne, je te dompte avec un bras d'athlète; Oiseau, je t'ai surpris dans ton vol effaré. Je t'arrache à l'éther! Femme, je te dirai Des mots voluptueux et sonores, et même, Sans plus m'inquiéter du seul ange qui m'aime, Je saurai, pour. ravir avec de longs efl'rois Tes limpides regards céruléens, plus froids Que le fer de la dague et de la pertuisane. Te mordre en te baisant, comme une courtisane.

LES EXILES

197

Que pleures-tu? Le ciel immense, ton pays? Tes étoiles? Mais non, je t'adore, obéis. Vite, allons, couche-toi, sauvage, plus de guerres. Reste là! Tu vois bien que je ne tremble guères De laisser ma raison dans le réseau vermeil De tes tresses en feu de flamme et de soleil, Et que ma fière main sur ta croupe se plante. Et que je n'ai pas peur de ta griffe sanglante!

Bellevue, 19 décembre iSjj.

LES EXILES

A Elisabeth

llÉLAs! qu'il fut long, mon amie,

T'en souvient-il? Ce temps de douleur endormie,

Ce noir exil

Pendant lequel, tâchant de naître

A notre amour, Nous nous aimions sans nous connaître!

Oh! ce long jour,

Cette nuit nos voix se turent,

Cieux azurés Q.ui voyez notre âme, oh ! qu'ils furent

Démesurés !

J'avais besoin de toi pour vivre ;

Je te voulais. Fou, je m'en allais pour te suivre,

Je t'appelais

LES EXILES 199

Et je te disais à toute heure

Dans mon effroi : C'est moi qui te cherche et qui pleure.

Viens. Réponds-moi.

Hélas ! dans ma longue démence,

Dans mon tourment, J'avais tant souftert de l'immense

Isolement,

Et de cacher mon mal insigne,

Émerveillé De gémir tout seul, comme un cygne

Dépareillé ;

J'étais si triste de sourire

Aux vains hochets Dont s'était bercé mon délire;

Et je marchais,

Si las d'être seul sous la nue,

Triste ou riant. Que je ne t'ai plus reconnue,

En te voyant.

Et je t'ai blessée et meurtrie,

Et je n'ai pas. Au seuil de la chère patrie»

Baisé les pas

LES EXILHS

De l'ange qui dans la souffrance

A combattu, Et qui me rendait l'espérance

Et la vertu !

O toi dont sans cesse mes lèvres

Disent le nom, Pardonne-moi tes longues fièvres,

Tes pleurs! mais non,

J'en cacherai la cicatrice

Sous un baiser Si long et si profond qu'il puisse

Te l'effacer.

Je veux que l'avenir te voie. Le front vainqueur.

Serrée et tremblante de joie Près de mon cœur 4

Écoutant mon ode pensive

Qui te sourit. Et me donnant la flamme vive

De ton esprit !

Car à la fin je t'ai trouvée,

Force et douceur, Telle que je t'avais rêvée,

Épouse et sœur

LES EXILES

Qui toujours, aimante et ravie,

Me guériras. Et qui traverseras la vie

Entre mes bras.

Plus d'exil! Vois le jour paraître

A l'orient : Nous ne sommes plus qu'un seul être

Fort et riant,

Dont le chant ailé se déploie

Vers le ciel bleu, Gardant, comme une sainte joie.

L'espoir en Dieu,

Poursuivant, sans qu'on l'avertisse.

L'humble lueur Qu'on nomme ici-bas la justice

Et le bonheur.

N'ayant plus ni regrets ni haine

Dans ce désert. Et se ressouvenant à peine

Qu'il a souffert.

Oui, je t'ai retrouvée, et telle

Que je t'aimais, Toi qui, comme un miroir fidèle,

Vis désormais

26

LES EXILES

Ma vie, et je t'nime, je t'aime, Je t'aime! et pour

L'éternité, je suis toi-même, O cher amour !

<> novembre iS66.

LES EXILÉS 203

A la Muse

J E n'ai pas renié la Lyre, Je puis boire Encor dans la fontaine à la profondeur noire, le Rhythme soupire avec les flots divins. O Déesse, j'étais un enfant quand tu vins Pour la première fois baiser ma chevelure. J'étais comme un avril en fleur. Nulle souillure Ne tachait la fierté de mon cœur ingénu. Plus de vingt ans se sont passés : mon front est nu. Nous nous en souvenons ! en ce temps-Li, Déesse, Vingt autres comme moi, beaux, forts de leur jeunesse. Musiciens aux fronts pensifs, que décoraient Aussi de longs cheveux d'or éclatant, juraient De t'adorer, jaloux, jusqu'à leur dernière heure, Et de rester toujours dans la haute demeure Que tes yeux azurés emplissent de clarté. Les autres sont partis, Muse. Je suis resté.

10 septembre 186;.

204 LES EXILtS

Le Festin des Dieux

J'eus cette vision. Les siècles sans repos

Avaient passé dans l'ombre, ainsi que des troupeaux

Que le berger pensif ramène à leurs étables

A l'heure où, pour calmer nos maux inévitables,

Descend sur nous l'obscur silence de la nuit.

Dans le brillant palais du roi Zeus, reconstruit

Au sommet d'un Olympe idéal et céleste,

Je vis les Dieux. Vainqueurs de cet exil funeste

Que leur avait jadis imposé le Destin,

Ils étaient réunis dans l'immortel festin

Visible seulement pour le regard des sages,

Et l'orgueil du triomphe était sur leurs visages.

Tout ouvert sur le vaste azur mystérieux Et laissant voir au loin les mondes et les cieux. Le palais, reconstruit dans sa forme première, Était fait de splendeur intense et de lumière. Innombrables, penchant sur lui leurs fronts charmants. Fixant sur lui d'en haut leurs yeux de diamants,

LUS EXILES

Les Constellations, les Étoiles-Déesses,

Les Astres-Dieux, laissant voler leurs blondes tresses

De flamme dans l'éther qui n'était plus désert,

Unissaient leurs voix d'or en un tendre concert,

Et, dansant et jouant dans les ondes sonores.

Couraient d'un pas agile en portant des amphores.

Dans le calme océan aérien, vibrant

Comme une lyre dont le doux rhapsode errant

Éveille sous ses doigts les cordes amoureuses,

Se baignaient en riant les âmes bienheureuses.

Sur la table des Dieux que paraient leurs couleurs, Brillait une forêt rouge de grandes fleurs Ouvrant avec orgueil pour les apothéoses Leurs calices d'amour, écarlates et roses. Sur les plats de rubis et d'or éblouissants, De beaux fruits merveilleux, sanglants et rougissants, rayonnait la pourpre avec sa frénésie, Montraient leur duvet clair et leur chair d'ambroisie. Le vin dormait, vermeil, dans les amphores d'or, D'où, par milliers, courant en leur agile essor. Des nymphes aux beaux bras, formant de riants groupes. Avec des cris charmants le versaient dans les coupes. Et les Heures au haut du ciel oriental, Tressant diligemment leurs notes de cristal. Montaient et descendaient la gamme ardente encore De l'escalier sonore s'éveille l'Aurore.

Rattachant à la chaîne auguste chaque anneau Vivant du souvenir, Théa, Mousa, Hymno

206 LHS EXILÉS

Chantaient. Elles disaient les généalogies

Des Dieux, les saintes Lois domptant les Énergies

Premières, et comment Typhôeus tout en feu

Fut vaincu par le Roi rayonnant du ciel bleu

Qui le précipita dans le large Tartare.

Elles disaient comment du noir Chaos barbare

Put naître l'Harmonie éternelle, et comment

Au firmament les clairs astres de diamant,

Entraînés par la joie amoureuse et physique

Du nombre, sont la Lyre immense et la Musique

Sans fin ! Les Immortels les écoutaient, ravis,

En savourant le vin vermeil, et je les vis !

Je vis Zeus que le Mal en sa haine déteste, Zeus ayant sur le front la lumière céleste ! Je vis les Rois-Soleils, les gloires de l'azur : Hèraklès radieux, vainqueur du monstre impur, Le beau Dionysos, dont le regard essuie Les cieux et fait tomber la bienfaisante pluie Qui s'élance, flot d'or, dans les pores ouverts De notre terre, et fait gonfler les bourgeons verts ; Hypérion, qui fait planer sur nos désastres Le mouvement toujours mélodieux des astres. Et celui que Dèlos révère, Apollon-Roi, Le clair témoin, l'archer qui lance au loin l'effroi, Et qui donne à la terre, son regard flamboie, Les chansons et l'orgueil des blés d'or et la joie.

Puis je vis Hermès, qui, sur le mont déjà noir, Vole avec art les gais troupeaux roses du soir;

LES EXILIiS 207

Puis Hèphaistos, qui sait, ingénieux artiste, Sertir la chrj'solithe en flamme et l'améthyste ; Puis Ares effrayant, pour la Justice armé, Q.ui sans repos s'élance au combat enflammé, Ares au cœur d'airain qui combat pour la Règle, Et dont le casque noir a les ailes d'un aigle. Eux et mille autres Dieux armés, beaux, rayonnants, Fils des Titans, guerriers au haut des cieux tonnants, Je les vis, et près d'eux, sereines dans leurs belles Demeures, je vis les Déesses immortelles !

Je vis Hère; je vis, portant sur son manteau Les plaines, Dèmèter ; puis Korè, puis Lèto, Puis Athènè dont l'œil bleu, brillant de courage. Ressemble à la clarté du ciel après l'orage; La belle Dioné, Thétis, puis Artémis, La Reine au fuseau d'or, plus blanche que les lys Et que l'Œta couvert de neige et que les cygnes, Qui parcourt sur son char Claros féconde en vignes Et la fertile Imbros; puis encor des milliers D'autres Déesses, qui sur les bleus escaliers Triomphaient. Leurs beaux fronts parfois touchaient aux frises Du grand palais d'azur, et je les vis, assises Dans leur gloire sur leurs trônes d'or, ou deboutj Reines de clarté, dans la clarté. Mais surtout Je la vis, celle dont la mer avec ses îles Riantes réfléchit les doux regards mobiles, Celle dont la prunelle est noire, et dont le corps Harmonieux, rhythmé comme les purs accords

208 LES EXILÉS

Des sphères, de clartés tremblantes s'illumine, L'auguste Aphrodite, reine de Salamine !

Grande et svelte, et naïve en son charme enfantin. Et portant sur son front la splendeur du matin, Ses lourds cheveux riants, dont la Nuit s'épouvante, Étaient comme la mer de feux éblouissante. Son corps, nu, vigoureux, comme un grand lys éclos. S'élançait adorable et poli sous les flots De cette toison folle, et, triomphant sans vaines Entraves, ses beaux seins aigus montraient leurs veines D'un pâle azur et leurs boutons de rose ardents. Ses cils courbés faisaient une ombre d'or. Ses dents Ressemblaient à la neige le soleil se pose. Et ses lèvres de rose étaient comme une rose. Ces lèvres, je les vis tout à coup s'entr'ouvrir Comme une fleur au cœur brûlant qui va fleurir; Penchant son cou rosé, la reine de Cythère Délicieusement regarda vers la terre. Ses yeux humides, noirs, mystérieux, luit Notre désir, étaient plus profonds que la nuit. Et, secouant ses lourds cheveux épars aux fines Lueurs d'or, elle dit ces paroles divines :

Homme 1 ce n'était pas assez d'être pareils A toi ! nous les grands Dieux qui tenons les soleils Dans nos mains, et. Rois faits de lumière et de flamme. D'avoir tes yeux, ton front, ton visage et ton âme 1 Ce n'était pas assez d'être pareils à toi Par le rhythme ailé, par le chant qui t'a fait roi,

LES EXILES 209

Par l'orgueil de la pourpre en feu, par le délire Du glaive, par la joie immense de la Lyre, Par les fureurs d'Éros, jaloux de nos autels, dui triompha d'unir à des hommes mortels Les Déesses des cieux à leur sang infidèles, Ht de même d'unir à des femmes mortelles Les Dieux, de qui naissaient alors, jouet du sort, Des enfants beaux et fiers, mais sujets à la mort. Non ! tu voulus aussi nous voir mourir nous-mêmes ! Car tu gémis sur tes destins, et tu blasphèmes Amèrement tes Dieux, s'ils n'ont suivi tes pas Dans la nuit, et subi comme toi le trépas.

Donc, chassés par ta haine, et pour que tu nous pleures Dans ton cœur, nous avons fui nos belles demeures Pour l'exil; nous avons, loin de nos clairs palais, Subi l'afFreuse mort, puisque tu le voulais ! Et, nous ta vertu, nous ton délice et ta gloire. Emportés loin des cieux jaloux par l'aile noire De l'orage, fuyant dans la brume des soirs. Fantômes éperdus qu'en leurs longs désespoirs Suivaient sinistrement l'insulte et les huées. Nous flottions, errants, dans le frisson des nuées Et des fleuves, dans les forêts et sur les monts Sourcilleux; les méchants nous appelaient démons. Et, frappés comme nous de ta haine si lourde. Le ciel était aveugle et la terre était sourde. Mais, sois bénil voici qu'en des âges plus doux Les poètes nouveaux ont eu pitié de nous 1

27

LES EXILÉS

Tout est ressuscité dans l'aurore vermeille.

Et la sainte Louange avec nous se réveille.

Vois, le ciel est vivant, les astres sont vivants ;

Une ode ivre de joie éclate aux quatre vents.

Partout, dans le flot clair et sur l'âpre colline,

Brille, nue en sa fleur, la beauté féminine;

Les fleuves, tout emplis de rires ingénus,

Se soulèvent, charmés, sous les jeunes seins nus

Qju'on voit fuir et glisser vers les grottes obscures;

Chevelures d'azur et vertes chevelures,

Les ondes, les rameaux frémissent de plaisir.

Tu ris à l'univers que tu vas ressaisir! Oui, c'est pour toi que les étoiles resplendissent; Devant tes yeux charmés des chœurs dansants bondissent ; Tu revois dans l'eau vive et dans l'air agité Mille reflets divers de ta divinité, Et tu n'es plus seul! dans nos palais grandioses L'échelle des héros et des apothéoses Qui joint la terre au ciel pour tes yeux éclairci, Se relève, sublime escalier d'or. Ainsi Les Dieux et l'Homme et la Nature au flanc sonore Sont comme une famille immense qui s'adore ; Et dans ce grand festin de la terre et des cieux Tandis que nous buvons le vin délicieux Et la force de vie intense qu'il recèle A la félicité de l'âme universelle. Enivrés comme toi de sons et de rayons Dans l'immuable azur, Homme, nous te voyons,

LES EXILES 211

Revêtu de nouveau de ta force première, Puissant Génie ailé, monter vers la lumière!

C'est ainsi que parla vers l'avenir naissant La grande Aphrodite, caressante et laissant Courir sur son dos sa chevelore embaumée, Et les Sphères, suivant leur route accoutumée. Regardaient ses yeux noirs, carquois inépuisés, Avec des tremblements et des bruits de baisers.

Goûtant les mets divins après de si longs jeûnes, Lesgrands Dieux se penchaient vers moi, bienveillants, jeunes, Régénérés, heureux d'avoir, grâce à l'effort Des poètes, vaincu les horreurs de la mort. Et le joyeux titan Amour, levant sa coupe Que rougit le nectar, vers les Charités, groupe Adorable, naguère encor du ciel banni, Disait : Q.ue l'Homme soit béni ! que l'Infini Peuplé d' Astres-amants pour lui n'ait plus de voiles I Et j'entendis le chant merveilleux des Etoiles.

Septembre 1866.

LES PRINCESSES

Juillet 1874

(2^.

AU LECTEUR

I N S I j'ai fente la folle entreprise d'évoquer en vingt Sonnets les images de ces grandes Princesses aux lèvres de pourpre et aux prunelles mystérieuses, qui ont été à tra- vers les âges le désir et les délices de tout le genre humain, ayant gardé ce privilège d'être adorées comme Déesses et aimées d'amour, alors que les siècles ont dis- persé les derniers restes de la poussière qui fut celle de leurs corps superbes.

Les peindre? La Peinture, l'art des Raphaël, des Ruhens et des Véronèse, dont ces figures idéales furent les éternelles inspiratrices et l'aliment inépuisable, ne l'a jamais pu elle-même; et je vi' estime asse:^ bon artiste

2l6 AU LECTEUR

5/ )'ai pu faire songer à elles et faire apparaitre dans l'esprit de ceux qui vie lisent leurs fantômes qui éveil- lent toutes les idées de triomphe, d'orgueil, d'amour, de joie, de puissance, de sang versé, et de robes d'or écla- boussées de pierreries.

Sans le souvenir de ces femmes toujours entrevues dans la splendeur de l'écarlate et sous les feux des escar- boucles, le songeur que ravissent les fêtes de la couleur ne se trouverait-il pas un peu trop dépaysé dans une époque cil, ni les révolutions, ni h tumulte effréné des guerres civiles, ni les progrès industriels et scientifiques, ni la force même des choses n'ont pu venir à bout de dompter et de détruire ce monstre plus menaçant que la serpente Pytho : la jeune fille des vaudevilles de M. Scribe, qui avec un sourire de romance court après les papillons, en robe de mousseline agrémentée de l'invincible tablier de soie « bretelles roses?

T. B.

Paris, le 14 juillet 1S74.

LES T\[^CESSES

Je laisse à Gavarni, poète des chloroses, Son troupeau gazouillant de beautés d'hôpital, Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

C H A R I. F. s B A U n F. I. A I R F. . L'Idéal.

1-Es Princesses, miroir des deux riants, tréfor Des âges, font pour nous au monde revenues; Et quand VArtifte en pleurs, qui les a feul connues. Leur ordonne de naitre & de revivre encor,

On revoit dans un riche & fabuleux décor Des meurtres, des amours, des lèvres ingénues, Des vêtements ouverts montrant des jambes nues, Du fang & de la pourpre & des agrafes d'or,

aS

2l8 . LES PRINCESSES

El les PrinceJfi'S, dont les fiècîes font avares, Triomphent de nouveau fous des étoffes rares : On voit les clairs ruhis fur leurs bras s'allumer,

Les chevelures fur leurs fronts ctincelantes

Rejpîendir, & leurs feins de neige s'animer,

Et leurs lèvres s'ouvrir comme des fleurs fanglantes.

LES PRINCESSES 21 g

Sémiramis

Elle ne voulut jamais se marier légiti- mement, afin de ne pas être privée de la souveraineté ; mais elle choisissait les plus beaux hommes de son armée, et après leur avoir accordé ses faveurs, elle les faisait disparaître.

DioDORE DE Sicile. Livre 1 1 . Trad. Ferdinand Hoefer.

O ÉMIR A. MIS, qui règne et dont la gloire éclate, Mène après elle, ainsi que le ferait un Dieu, Les rois vaincus; on voit dans une mer de feu Les astres resplendir sur sa robe écarlate.

Attentive à la voix du fleuve qui la flatte, Elle écoute gémir et chanter le flot bleu, En traversant le pont triomphal que par jeu Sa main dominatrice a jeté sur l'Euphrate.

LES PRINCESSES

Or, tandis qu'elle passe, humiliant le jour, Un soldat bactrien murmure, fou d'amour : Je voudrais la tenir entre mes bras, dussé-je,

Après, être mangé tout vivant par des chiens!

Alors Sémiramis, la colombe de neige.

Tourne vers lui son front céleste et lui dit : Viens !

LES PRIN CESSES

II

Pasiphaé

Hic crudelis amor tauri, suppostaque turto Pasiphaë...

Virgile. ï-nèidc, liv. VI.

Ainsi Pasiphaé, la fille du Soleil, Cachant dans sa poitrine une fureur secrète, Poursuivait à grands cris parmi les monts de Crète Un taureau monstrueux au poil roux et vermeil,

Puis, sur un roc géant au Caucase pareil, Lasse de le chercher de retraite en retraite. Le trouvait endormi sur quelque noire crête, Et, les seins palpitants, contemplait son sommeil;

LES PRINCESSES

Ainsi notre âme en feu, qui sous le désir saigne, Dans son vol haletant de vertige, dédaigne Les abris verdoyants, les fleuves de cristal,

Et, fuyant du vrai beau la source savoureuse. Poursuit dans les déserts du sauvage Idéal Quelque monstre effrayant dont elle est amoureuse.

LES PRINCESSES 223

III

Omphale

Vingt monstres tout sanglants, qu'on ne voit qu'à demi Errent en foule autour du rouet endormi : Le lion néméen, l'hydre affreuse de Lerne, Cacus, le noir brigand de la noire caverne...

Victor Hugo. Le Rouet d'Otnphale.

V^ALME et foulant son lit d'ivoire, dont le seuil Orné d'or sous les plis de la pourpre étincelle, La Lydienne rit de sa bouche infidèle Aux princes de l'Asie, et leur fait bon accueil.

Une massue, espoir des Cyclades en deuil. Sur un tapis splendide est posée auprès d'elle. L'idole radieuse, et fière d'être belle, De ses doigts enfantins y touche avec orgueil.

2 24 LES PRINCESSES

Sur son épaule blonde, amoureuse, embaumée,

Flotte la grande peau du lion de Némée,

Dont l'ongle impérieux lui tombe entre les seins.

Son cœur bat de plaisir sous l'horrible dépouille Humide et noire encor du sang des assassins : Hercule est à ses pieds et file une quenouille.

LES PRINCESSES 225

IV

Ariane

Et Dionysos aux cheveux d'or épousa la blonde Ariadnè, fille de Minos, et il l'épousa dans la fleur de la jeunesse, et le Kroniôn la mit à l'abri de la vieillesse et la fit Immortelle.

Hésiode. The'ogou te. Trad. Leconte de Lisle.

L'an s Naxos, les fleurs ouvrent leurs grands calices Et que la douce mer baise avec des sanglots, Dans l'île fortunée, enchantement des flots, Le divin lacchos apporte ses délices.

Entouré des lions, des panthères, des lices, Le Dieu songe, les yeux voilés et demi-clos; Les Thyades au loin charment les verts îlots Et de ses raisins noirs ornent leurs cheveux lisses.

29

226 LES TRIXCESSES

Assise sur un tigre amené d'Orient,

Ariane triomphe, indolente, et riant

Aux lieux même pleura son amour méprisée.

Elle va, nue et folle et les cheveux épars,

Et, songeant comme en rêve à son vainqueur Thésée,

Admire la douceur des fauves léopards.

LES PRINCESSES 227

V

Méd

ee

Tandis qu'elle coupait cette racine, la terre mugit et trembla sous ses pas ; Prométhée lui-même ressentit une vive douleur au fond de ses entrailles, et rem- plit l'air de ses gémissements.

Apoli. ONios. L'Expédition des Argonautes, chant m. - Trad. j.-J.-A. Caussin.

IVIédée au grand cœur plein d'un amour indompté Chante avec l'onde obscure, et le fleuve en délire ses longs regards voient les étoiles sourire Reflète vaguement sa blanche nudité.

Pâle et charmante, près du Phase épouvanté Elle chante, et la brise errante qu'elle attire, S'unissant à ses vers avec un bruit de lyre, Emporte ses cheveux comme un flot de clarté.

22$ LES PRINCESSES

Ses yeux brûlants fixés sur le ciel sombre, flambe Une lueur sanglante, elle chante. Sa jambe A des éclairs de neige à travers les gazons.

Elle cueille à l'entour sur la montagne brune Les plantes dont les sucs formeront des poisons, Et son jeune sein luit sous les rayons de lune.

LES PRINCESSES 229

VI

Thalestris

Il en resta néanmoins dans la Cappadoce une espèce de rejeton qui conserva les mœurs et les sentiments des premières.

L'Abbé Guy on. Histoire des Amaroues.

l^ES Amazones sur leurs casques aux clous d'or Ont une hydre de fer ouvrant sa gueule atroce, Ou quelque mufle noir de tigre ou de molosse, Ou parfois un vautour au fulgurant essor.

Mais serrant son bel arc géant, comme un trésor, Sur son sein de guerrière indocile et féroce,

La grande Thalestris, qui règne en Cappadoce, Pour les combats sacrés se pare mieux encor.

250 LES PRINCESSES

Épars et dénoués sur sa riche cuirasse,

Ses cheveux, que le vent furieux embarrasse.

Débordent au hasard de leur flot souverain

Son cou, fort et superbe entre ceux qu'on renomme, Et son casque hideux, sur l'invincible airain, Pour exciter l'horreur porte un visage d'homme.

LESPRIN CESSES 23I

VII

Antiope

Hélas ! sur tous ces corps à la teiute nacrée La Mort a déjà mis sa pâleur azurée,

Ils n'ont de rose que le sang. Leurs bras abandonnés trempent, les mains ouvertes, Dans la vase du fleuve, entre des algues vertes

Oîi l'eau les soulève en passant.

TuHOPiiii. E Gautikr. Le Thcniwdon.

1res du clair IHssos au rivage fleuri L'indomptable Thésée a vaincu les guerrières. Mourantes, leurs chevaux les traînent dans les pierres : Pas un de ces beaux corps qui ne râle meurtri.

Le silence est affreux, et parfois un grand cri L'interrompt. Sous l'effort des lances meurtrières, On voit des yeux, éteints déjà, sous les paupières S'entr'ouvrir. Tout ce peuple adorable a péri.

152 LES PRINCESSE!

Antiope blessée, haletante, épuisée, Combat encor. Le sang, ainsi qu'une rosée, Coule de ses cheveux et tombe sur son flanc.

Sa poitrine superbe et fîère en est trempée,

Et sa main, teinte aussi dans la pourpre du sang,

Agite le tronçon farouche d'une épée.

LES raiNCESSES 233

VIII

Andromède

Gentibus inuumeris circumque infraque reliais, .Ethiopum populos, Cepheia conspicit arva. Illic inimeritam maternae pendere lingux Andronicden pœnas iramitis jusserat Ammon.

Ovide. Melantorplioscs, liv. IV.

/\.NDRO.MÈDE gémit daiis le désert sans voile, Nue et pale, tordant ses bras sur le rocher. Rien sur le sable ardent que la mer vient lécher, Rien! pas même un chasseur dans un abri de toile.

Rien sur le sable, et sur la mer pas une voile !

Le soleil la déchire, impitoyable archer,

Et le monstre bondit comme pour s'approcher

De la vierge qui meurt, plus blanche qu'une étoile.

30

154 I-l^S PRINCESSES

Ame enfantine et douce, elle agonise, hélas! Mais Persée aux beaux yeux, le meurtrier d'Atlas, Vient et fend l'air, monté sur le divin Pégase.

Il vient, échevelé, tenant son glaive d'or, Et la jeune princesse, immobile d'extase, Suit des yeux dans l'azur son formidable essor.

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LES PRINCESSES 255

IX

Hélène

Mais ce qui eft plus vray femblable en ce cas, & qui eft tefmoigné par plus d'au- teurs, le fit en cefte forte : Thefeus & Pirithous s'en allèrent enfemble en la ville de Lacedenione, ils rauirent Hélène eftant encores fort ieune, ainfi comme elle danfoit au temple de Diane, furnommce Grthia : & s'en fuyrent à tout.

P LL' T ARavE . Thcscus, Trad. Jacques Amyot.

JlIélkne a dix ans; l'or de sa tète embrasée Baigne son col terrible et fier comme une tour. Grande ombre, dans la nuit elle rugit d'amour, Près d'elle un dur chasseur marche dans la rosée.

Elle ouvre au clair de lune, ainsi qu'une épousée, La pourpre de son sein brille le blanc contour, Et les tigres font voir aux petits du vautour La fille de Tvndare éprise de Thésée.

236 LES PRINCESSES

Mais près de l'Eurotas aux flots mélodieux

Ils passent, chevelus et forts comme des Dieux.

O tueur de lions, dit la princesse blonde.

Guerrier toujours couvert de sang, tu dormiras Sur mon sein ; porte-moi dans la forêt profonde. Et le jeune héros l'emporte dans ses bras.

LES PRINCESSES 237

La Reine de Saba

Sa robe en brocart d'or, divisée réguliè- rement par des falbalas de perles, de jais et de saphirs, lui serre la taille dans un cor- sage étroit, rehaussé d'applications de cou- leur, qui représentent les douze signes du Zodiaque. Elle a des patins très hauts, dont l'un est noir et semé d'étoiles d'argent, avec un croissant de lune, et l'autre, qui est blanc, est couvert de gouttelettes d'or avec un soleil au milieu.

Gustave Flaubert. La Teviation lie sailli Antoine.

L«A Reine Nicosis, portant des pierreries, A pour parure un calme et merveilleux concert D'étoffes, l'éclair d'un flot d'astres se perd Dans les lacs de lumière et les flammes fleuries.

Son vêtement tremblant chargé d'orfèvreries Est fait d'un tissu rare et sur la pourpre ouvert, l'or éblouissant, tour à tour rouge et vert. Sert de fond méprisable aux riches broderies.

238 LESPRIX CESSES

Elle a de lourds pendants d'oreilles, copiés Sur les feux des soleils du ciel, et sur ses pieds Mille escarboucles font pâlir le jour livide.

Et, fière sous l'éclat vermeil de ses habits, Sur les genoux du roi Salomon elle vide Un vase de saphir d'où tombent des rubis.

LES PRINCESSES 239

XI

Cléopâtre

Cléopâtre embaumait l'Égj-pte; toute nue, Elle brûlait les yeux, ainsi que le soleil; Les roses enviaient l'ongle de son orteil..

Victor Hugo. Ziin-Zirinii.

L'AN S la nuit brûlante la plainte continue Du fleuve pleure, avec son grand peuple éternel De Dieux, le palais, rêve effroyable et réel. Se dresse, et les sphinx noirs songent dans l'avenue.

La blanche lune, au haut de son vol parvenue, Baignant les escaliers élancés en plein ciel, Baise un lit rose où, dans l'éclat surnaturel De sa divinité, dort Cléopâtre nue.

240

LES PRIX CESSES

Et tandis qu'elle dort, délices et bourreau

Du monde, un dieu de jaspe à tête de taureau

Se penche, et voit son sein la clarté se pose.

Sur ce sein, tous les feux dans son sein recelés Étincellent, montrant leur braise ardente et rose, Et l'idole de jaspe en a les yeux brûlés.

LES PRIX CESSES 24I

XII

Hérodiade

Car elle était vraiment princesse : c'était la reine de Judée, la femme d'Hérode, celle qui a demandé la tête de Jean-Baptiste.

Henri Heine. Alla Troll.

O ES yeux sont transparents comme l'eau du Jourdain. Elle a de lourds colliers et des pendants d'oreilles ; Elle est plus douce à voir que le raisin des treilles, Et la rose des bois a peur de son dédain.

Elle rit et folâtre avec un air badin. Laissant de sa jeunesse éclater les merveilles. Sa lèvre est écarlate, et ses dents sont pareilles Pour la blancheur aux lys orgueilleux du jardm.

242 LES PRINCESSES

Voyez-la, voyez-la venir, la jeune reine ! Un petit page noir tient sa robe qui traîne En flots voluptueux le long du corridor.

Sur ses doigts le rubis, le saphir, raméthyste

Font resplendir leurs feux charmants : dans un plat d'or

Elle porte le chef sanglant de Jean-Baptiste.

LES PRINCESSES 243

XIII

Messaline

At Messalina, non alias solutior luxu, adulto auctumno simulacrum vendemiae per domum celebrabat. Urgeri prela, fluere lacus ; et feminas pellibus accinctae assul- tabant ut sacrificantes vel insaiiientes Bac- chx ; ipsa crine fluxo thyrsura quatiens, juxtaque Silius hedera vinctus, gerere co- thurnes, jacere caput, strepente circum procaci choro.

Tacite. Annales, liv. XI.

Furieuse, et toujours en proie a son tourment, Messaline, que nul festin ne désaltère, Ayant sur son épaule une peau de panthère, Célèbre la vendange avec son jeune amant.

Elle serre en ses bras de neige éperdument Silius, et lui dit: Je voudrais sans mystère Me coucher à tes pieds devant toute la terre ! Et le vin coule à flots dans le pressoir fumant.

244 LES PRINCESSES

Puis, tandis que le chœur danse au bruit de la lyre, La Bacchante déchire et brise en son délire De noirs raisins pourprés, et laissant à dessein

Leur sang vermeil couler sur ses belles chaussures, Elle baise le cou du jeune homme et son sein, Et sa bouche affamée y laisse des morsures.

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LES PRINCESSES 245

XIV Marguerite d'Ecosse

Marguerite, fille du Roy d'Elcoffe cS: femme du Daulphin, paflant quelquefois par dedans une falle eftoit endormi fur un banc Alain Charretier fecrétaire du Rov Charles, homme doclc. Poète & Ora- teur élégant en la langue françoife, l'alla baifer en la bouche en préfence de fa compaigiiie.

Gilles Corrozet. Recueil de divers propos des nobles et illustres hommes de la chrétienté.

IVIar GUERITE d' Ecosse, aux yeux pleins de lumière, A de douces lueurs sur son visage altier; Bien souvent on la voit tendre vers l'argentier Sa blanche main, de tous les bienfaits coutumière.

Avec toute la cour et marchant la première, La Dauphine, qui sait l'honneur du gai métier, Passe par une salle dort Alain Chartier Comme un bon pa\-san ferait dans sa chaumière.

246 LES PRINCESSES

Alors d'une charmante et gracieuse humeur, Voilà qu'elle se penche et baise le rhythmeur, Encor qu'il soit d'un air fantastique et bizarre

Et quelque peu tortu comme les vieux lauriers, Car il messiérait fort de se montrer avare Pour payer l'art subtil de tels bons ouvriers.

LES PRINCESSES 247

XV

Marie Stuart

On y menait Marie, pour la récompen- ser et la distraire, à l'heure les chiens rentraient et se précipitaient par les portes, par les fenêtres basses, vers leurs loges.

J.-M. Dargaud. Histoire de Marie Stuart.

l\ Saint-Germain, devant le fier château, Marie Stuart, le front orné de perles et d'or fin, Arrive de la chasse avec le roi dauphin, Car elle aima toujours la noble vénerie.

Toute la cour l'entoure avec idolâtrie, Oubliant pour ses yeux la fatigue et la faim, Et François pâlissant, dans un songe sans fin. Admire sa blancheur et sa bouche fleurie.

248 LES PRINCESSES

Ronsard dit : C'est le lys divin, que nul affront Ne peut ternir! Le roi Henri la baise au front. Cependant, elle rit tout bas avec madame

De Valentinois, blonde aux cheveux ruisselants, Et ces folles beautés, que le carnage afîame, Regardent au chenil rentrer les chiens sanglants,

LtS PRINCESSES 249

XYI

Marguerite de Navarre

Ainfy difoit ce Poulonnois de la beauté admirable de cefte Princefle. Et certes, fi des Poulonnois ont efté ravis de telle admiration, il y en a eu bien d'autres.

Brantôme. Vie des Dames illustres.

IVlARGUERiTE paraît, plus belle que l'espoir Du ciel, dans son habit de clinquant et de rose, Et l'un des Polonais dit : Comme je suppose, One n'admira Vénus tels yeux dans son miroir!

Je ferais volontiers, sortant de ce manoir, Comme ces Turcs ravis qui, sans regret morose, Ayant vu la mosquée Mahomet repose, Se font brûler les veux, ne voulant plus rien voir.

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250 LES PRINCESSES

Brantôme, bon plaisant malgré son air farouche; Dit à Ronsard tout bas: O la charmante bouche! Q.uel dieu ne choisirait pour son meilleur festin

Cette double cerise, adorable et vermeille!

Mais la Reine l'entend faire ainsi le mutin,

Et lui dit : Vous aimez les fruits, monsieur Bourdeille

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LES nUX CESSES 2$I

XVII

Lucrèce Borgia

Il y a au musée d'Anvers un tableau vénitien qui symbolise admirablement, à l'insu du peintre, cette papauté excen- trique. On y voit Alexandre VI présentant à saint Pierre l'évèque tu partibiis de Pa- phos, qu'il vient de nommer général de ses galères.

Paul de Saint-Victor. Hommes et Dieux.

LfUCRÈCE Borgia se marie; il est juste Qjie tous les cardinaux brillent à ce gala. Ceux du moins épargnés par la cantarella, Ce poison plus cruel que tous ceux de Locuste.

Près d'eux trône César, jeune, féroce, auguste. L'évèque de Paphos, vêtu de pourpre, est là; Et le pape, à côté de Giulia Bella, Montre, comme un vieux dieu, sa poitrine robuste.

LES PRINCESSES

Les parfums de la chair et des cheveux flottants S'éparpillent dans l'air brûlant, et comme au temps De Caprée, Tibère épouvantait les nues,

Entrelaçant leurs corps impudiques et beaux, Sur les rouges tapis cinquante femmes nues Dansent effrontément, aux clartés des flambeaux.

LHS PRINCESSES 2$^

XVIII

La Princesse de Lamballe

Pendant la vogue des traîneaux, la Reine en reçut un bleu et or, attelé de chevaux blancs aux harnais de velours bleu; elle le partageait souvent avec la princesse de Lamballe...

James de Chambrier. Marie- Autoiuelle, Renie de France.

Dur la neige, d.ins un traîneau dont une rêne Est d'or et dont l'autre est d'argent, montrant son clair Sourire, et le satin duveté de sa chair. Passe Lamballe, assise à côté de la Reine.

On dirait que le vent furieux les entraine. En fourreaux de velours épais garnis de vair. Elles volent, dans la blancheur de l'apre hiver, Au galop des petits chevaux noirs de l'Ukraine.

2S4 LES PRINCESSES

Tout est orgueil, amour, fête, éblouissement Dans ce groupe de sœurs glorieux et charmant, Et les beaux grenadiers du régiment de Flandre

Admirent cet éclair de jeunesse et de lys.

Et ces regards d'enfant et cet accord si tendre.

O têtes folles! dit madame de Genlis.

LES PRINCESSES 255

XIX

Madame Tallien

... la Dona Theresia, que Bordeaux a vue passer, dans la stupeur, debout sur un char, le bonnet rouge sur la tête, une pique à la main, un bras sur l'épaule du maître, la Tallien se montre un soir, la gorge enserrée dans une rivière de dia- mants...

Edmond et Jules de Concourt. Histoire de la Société française pendant le Directoire.

v-^ETTE Theresia, que le rustre et la gouge

Ont jadis adorée, une pique à la main

Et triomphant avec son proconsul romain

Sur un char, les cheveux couverts du bonnet rouge.

Dédaignant à présent les caresses du bouge, Laisse voir ses pieds nus aux ongles de carmin; Sa robe, qui frémit sur son corps surhumain, Est comme un tissu d'air tramé, que le vent bouge.

2)6 LES PRINCESSES

Ses beaux seins, comme avec des éblouissements D'astres, sont pris dans un collier de diamants Qui les brûle d'un clair scintillement d'étoiles;

Et victorieux, fiers de leurs boutons vermeils, Ils luttent de blancheur avec ces légers voiles Et de splendeur avec ce carcan de soleils.

LES PRINCESSES 257

XX

La Princesse Borghèse

Canova avait fait en 181 1 une admirable statue, modelée sur la princesse Borghèse, qui fut envoyée à Turin au prince Borghèse, lequel la tint longtemps placée dans son cabinet, et l'envoya plus tard à Rome, elle se trouve encore.

M-oj. Biographie universelle.

L, E précieux joyau de la famille corse, La PRINCESSE Borghèse est nue, et le sculpteur Voit jaillir devant lui, comme un lys enchanteur, Ce jeune corps, brillant de jeunesse et de force.

Les seins en fleur, les plans harmonieux du torse Le ravissent, et la lumière avec lenteur Vient baignôr d'un rayon subtil et créateur Les pieds charmants, posés sur un tapis d'écorce.

Î3

258 LES PRINCESSES

Et la nymphe que fait renaître Canova, C'est Pauline, effaçant l'idéal qu'il rêva, Mais c'est aussi Vénus, la grande enchanteresse.

Car l'Artiste enivré d'accords mélodieux, S'il lui plaît, anoblit le sang d'une princesse Kt la mêle vivante a la race des Dieux.

Juillet 1874.

THEODORE DE BANVILLE

POETE LYRIQUE

PAR Thkophilf. Gautier,

Charles Baudelaire, Saixte-Beuve,

J. Barbey d'Aurevilly,

Jules Tellier.

Un poète, quoi qu'on dise, est un ouvrier; il ne faut pas qu'il ait plus d'intelligence qu'un ouvrier, et sache un autre état que le sien, sans quoi il le fait mal : je trouve très parfaitement absurde la manie qu'on a de les guinder sur un socle idéal; rien n'est moins idéal qu'un poëte, Le poëte est un clavecin et n'est rien de plus. Chaque idée qui passe pose son doigt sur une touche; la touche résonne et donne sa note, voilà tout.

Théophile Gautier. Les G rotesqucs.

THEODORE DE BANVILLE

POETE LYRIQ.UE

Par Théophile Gautic

;pRÈs le grand épanouissement poé- tique, qui ne peut se comparer qu'à la floraison de la Renaissance, il y eut un regain abondant. Tout jeune homme fit son volume de vers empreint de l'imi- tation du maitre préféré, et quelquefois mêlant plusieurs imitations ensemble. De cette voie lactée, aux nébuleuses innombrables et peu distinctes, tra- versant le ciel de sa blancheur, le premier qui se

THEODORE DE BANVILLE

détacha, avec un scintillement vif et particulier, fut Théodore de Banville. Son premier volume, intitulé Les Cariatides, porte la d?.te de 1841, et fit sensa- tion. Quoique l'école romantique eût habitué à la précocité dans le talent, on s'étonna de trouver des mérites si rares en un si jeune homme. Théodore de Banville avait vingt et un ans à peine * et pou- vait réclamer cette qualité de mineur si fièrement inscrite par lord Byron au frontispice de ses Heures de loisir. Sans doute, dans ce recueil aux pièces diverses de ton et d'allure, on put reconnaître çâ et l'influence de Victor Hugo, d'Alfred de Musset et de Ronsard, dont le poëte est resté à bon droit le fervent admirateur; mais on y discerne déjà faci- lement la nature propre de l'homme. Théodore de Banville est exclusivement poëte; pour lui, la prose semble ne pas exister; il peut dire, comme Ovide : Chaque phrase que j'essayais d'écrire était un vers. De naissance, il eut le don de cette admi- rable langue que le inonde entend et ne parle pas; et

* Ici Théophile Gautier se trompe avec Vapereau. Comme résulte de son acte de naissance que nous avons sous les yeux, Théodore de Banville est à Moulins (Allier) le 14 mars 1823, de M. Claude-Théodore de Banville, lieutenant de vaisseau en retraite, chevalier de Saint-Louis et de la Lé- gion d'Honneur, et de dame Èlisabeth-Zélie Huet, son épouse. Il avait par conséquent en 1841 dix-huit ans seulement. (Noie de l'Éditeur.)

POETE LYRIQUE 263

de la poésie, il possède la note la plus rare, la plus haute, la plus ailée, le lyrisme. Il est, en effet, ly- rique, invinciblement lyrique, et partout et tou- jours, et presque malgré lui, pour ainsi dire. Comme Euphorion, le symbolique enfant de Faust et d'Hé- lène, il voltige au-dessus des fleurs de la prairie, enlevé par des souffles qui gonflent sa draperie aux couleurs changeantes et prismatiques. Incapable de maîtriser son essor, il ne peut effleurer la terre du pied sans rebondir aussitôt jusqu'au ciel et se perdre dans la poussière dorée d'un rayon lumineux.

Dans Les Stalactites, cette tendance se prononce encore davantage, et l'auteur s'abandonne tout en- tier à son ivresse lyrique. Il nage au milieu des splendeurs et des sonorités, et derrière ses stances flamboient comme fond naturel les lueurs roses et bleues des apothéoses : quelquefois c'est le ciel avec ses blancheurs d'aurore ou ses rougeurs de couchant; quelquefois aussi la gloire en feux de Bengale d'une fin d'opéra. Banville a le sentiment de la beauté des mots; il les aime riches, brillants et rares, et il les place sertis d'or autour de son idée comme un bra- celet de pierreries autour d'un bras de femme; c'est la un des charmes et peut-être le plus grand de ses vers. On peut leur appliquer ces remarques si fines de Joubert : Les mots s'illuminent quand le doigt du poëte y fait passer son phosphore; les mots des poètes conservent du sens même lorsqu'ils sont dé-

•64 THÉODORE DE BANVILLE

tachés des autres, et plaisent isolés comme de beaux sons; on dirait des paroles lumineuses, de l'or, des perles, des diamants et des fleurs.

La nouvelle école avait été fort sobre de mytho- logie. On disait plus volontiers la brise que le zéphyr ; la mer s'appelait la mer et non pas Neptune. Théo- dore de Banville comme Gœthe, introduisant la blanche Tyndaride dans le sombre manoir féodal du moyen-âge, ramena dans le burg romantique le cor- tège des anciens Dieux, auxquels Laprade avait déjà élevé un petit temple de marbre blanc au milieu d'un de ces bois qu'il sait si bien chanter. Il osa parler de Vénus, d'Apollon et des nymphes; ces beaux noms le séduisaient et lui plaisaient comme des camées d'agate et d'onyx. Il comprit d'abord l'antique un peu à la façon de Rubens. La chaste pâleur et la couleur tranquille des marbres ne suffi- saient pas à ce coloriste. Ses Déesses étalaient dans l'onde ou dans la nuée des chairs de nacre, veinées d'azur, fouettées de rose, inondées de chevelures rutilantes aux tons d'ambre et de topaze et des ron- deurs d'une opulence 'qu'eût évitée l'art grec. Les roses, les lys, l'azur, l'or, la pourpre, l'hyacinthe abondent chez Banville ; il revêt tout ce qu'il touche d'un voile tramé de rayons, et ses idées, comme les princesses de féeries, se promènent dans des prairies d'émeraude, avec des robes couleur du temps, cou- leur du soleil et couleur de la lune.

POETE LYRIQUE 265

Dans ces dernières années, Banville, qui a bien rarement quitté la lyre pour la plume, a fait paraître Les Exilés, sa manière s'est agrandie et semble avoir donné sa suprême expression, si ce mot peut se dire d'un poëte encore jeune et bien vivant et capable d'œuvres nombreuses. La mythologie tient une grande place dans ce volume, Banville s'est montré plus Grec que partout ailleurs, bien que ses Dieux et surtout ses Déesses prennent parfois des allures florentines à la Primatice et aient l'air de descendre, en cothurnes d'azur lacés d'argent, des voûtes ou des impostes de Fontainebleau. Cette tournure fière et galante de la Renaissance mouve- menté A propos la correction un peu froide de la pure antiquité. Les Améthystes sont le titre d'un petit volume plein d'élégance et de coquetterie typo- graphiques, dans lequel l'auteur, sous l'inspiration de Ronsard, a essayé de faire révivre des rhythmes abandonnés depuis que l'entrelacement des rimes masculines et féminines est devenu obligatoire. De ce mélange d(r rimes, prohibé aujourd'hui, naissent des effets d'une harmonie charmante. Les stances des vers féminins ont une mollesse, une suavité, une mélancolie douce dont on peut se faire une idée en entendant chanter la délicieuse cantilène de Fé- licien David : Ma belle nuit, oh! sois pins lente. Les vers masculins entrelacés se font remarquer par une plénitude et une sonorité singulières. Ou ne

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^66 THÉODORE DE BANVILLE

saurait trop louer l'habileté exquise avec laquelle l'auteur manie ces rhythmes dont Ronsard, Remy Belleau, Baïf, Du Bellay, Jean Daurat et les poëtes de la Pléiade tiraient un si excellent parti. Comme les odelettes de l'illustre Vendômois, ces petites pièces roulent sur des sujets amoureux, galants, ou de philosophie anacréontique.

Nous n'avons encore montré qu'une face du talent de Banville, la face sérieuse. Sa muse a deux mas- ques, l'un grave et l'autre rieur. Ce lyrique est aussi un bouffon à ses heures. Les Odes funambulesques dansent sur la corde avec ou sans balancier, mon- trant l'étroite semelle frottée de blanc d'Espagne de leurs brodequins et se livrant au-dessus des têtes de la foule à des exercices prodigieux au milieu d'un fourmillement de clinquant et de paillettes, et quelquefois elles font des cabrioles si hautes, qu'elles vont se perdre dans les étoiles. Les phrases se dis* loquent comme des clowns, tandis que les rimes font bruire les sonnettes de leurs chapeaux chinois et que le pitre frappe de sa baguette des toiles sau- vagement tatouées de couleurs féroces dont il donne une burlesque explication. Cela tient du boniment) de la charge d'atelier, de la parodie et de la carica^ ture. Sur le patron d'une ode célèbre, le poëte découpe en riant le costume d'un nain difforme comme ceux de Velasquez ou de Paul Véronèse-, et il fait glapir par des perroquets le chant du rossi-

POETE LYRIQUE 267

gnol. Jamais la fantaisie ne se livra à un plus joyeux gaspillage de richesses, et, dans ce bizarre volume, l'inspiration de Banville ressemble à cette mignonne princesse chinoise dont parle Henri Heine, laquelle avait pour suprême plaisir de déchirer, avec ses ongles polis et transparents comme le jade, les étoffes de soie les plus précieuses, et qui se pâmait de rire en voyant ces lambeaux roses, bleus, jaunes, s'envoler par-dessus le treillage comme des papillons. L'auteur n'a pas signé cette spirituelle débauche poétique qui est peut-être son œuvre la plus origi- nale. Nous croyons qu'on peut admettre dans la poésie ces caprices bouffons comme on admet les arabesques en peinture. Ne voit-on pas dans les loges du Vatican, autour des plus graves sujets, de gra- cieuses bordures s'entremêlent des fleurs et des chimères, des masques d'jegipans vous tirent la langue, de petits Amours fouettent d'un brin de paille les colimaçons attelés à leur char, fait chez le carrossier de la reine Mab?

Théophile Gautier. Les Progi

de la Poésie française depuis iSyo.

(1867. Chez Hachette.)

268 THÉODORE DE BANVILLE

II

Par Charles Baudelaire

1 HÉODORE DE BANVILLE fut célèbre tout jeune. Les Cariatides datent de 1841. Je me sou- viens qu'on feuilletait avec étonnement ce volume tant de richesses, un peu confuses, un peu mê- lées, se trouvent amoncelées. On se répétait l'âge de l'auteur, et peu de personnes consentaient à admettre une si étonnante précocité. Paris n'était pas alors ce qu'il est aujourd'hui, un tohu-bohu, unCapharnaiim, une Babel peuplée d'imbéciles et d'inutiles, peu dé- licats sur les manières de tuer le temps et absolu- ment rebelles aux jouissances littéraires. Dans ce temps-là, le tout Paris se composait de cette élite d'hommes chargés de façonner l'opinion des autres, et qui, quand un poëte vient à naître, en sont tou- jours avertis les premiers. Ceux-là saluèrent natu-

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rellement l'auteur des Cariatides comme un homme qui avait uue longue carrière ù fournir. Théodore de Banville apparaissait comme un de ces esprits marqués, pour qui la poésie est la langue la plus facile à parler, et dont la pensée se coule d'elle- même dans un riiythme.

Celles de ses qualités qui se montraient le plus vivement à l'œil étaient l'abondance et l'éclat; mais les nombreuses et involontaires imitations, la variété même du ton, selon que le jeune poëte subissait l'influence de tel ou de tel de ses prédécesseurs, ne servaient pas peu à détourner l'esprit du lecteur de la faculté principale de l'auteur, de celle qui devait plus tard être sa grande originalité, sa gloire, sa marque de fabrique, je veux parler de la certitude dans l'expression lyrique. Je ne nie pas, remar- quez-le bien, que Les Cariatides contiennent quel- ques-uns de ces admirables morceaux que le poëte pourrait être fier de signer même aujourd'hui ; je veux seulement noter que l'ensemble de l'œuvre, avec son éclat et sa variété, ne révélait pas d'emblée la nature particulière de l'auteur, soit que cette nature ne fût pas encore assez faite, soit que le poëte fût encore placé sous le charme fascinateur de tous les poètes de la grande époque.

Mais dans Les Stalactites (1843-1845) la pensée apparaît plus claire et plus définie; l'objet de la recherche se fait mieux deviner, La couleur, moins

270 THEODORE DE BANVILLE

prodiguée, brille cependant d'une lumière plus vive, et le contour de chaque objet découpe une silhouette plus arrêtée. Les Stalactites forment, dans le gran- dissement du poëte, une phase particulière l'on dirait qu'il a voulu réagir contre sa primitive faculté d'expansion, trop prodigue, trop indisci- plinée. Plusieurs des meilleurs morceaux qui com- posent ce volume sont très courts et affectent les élégances contenues de la poterie antique. Toute- fois ce n'est que plus tard, après s'être joué dans mille difficultés, dans mille gymnastiques que les vrais amoureux de la Muse peuvent seuls apprécier à leur juste valeur, que le poëte, réunissant dans un accord parfait l'exubérance de sa nature primi- tive et l'expérience de sa maturité, produira, l'une servant l'autre, des poëmes d'une habileté consommée et d'un charme std generis, tels que Malédiction de Cypris, Tristesse an Jardin, et surtout certaines stances sublimes qui ne portent pas de titre, mais qu'on trouvera dans le recueil intitulé Le Sang de la Coupe, stances dignes de Ronsard par leur audace, leur élasticité et leur ampleur, et dont le début même est plein de grandiloquence, et annonce des bondissements surhumains d'orgueil et de joie :

Vous en qui je salue une nouvelle aurore,

Vous tous qui m'aimerez, Jeunes homipes des temps qui ne sont pas encore,

O bataillons sacrés !

POETE LYRIQUE 2/1

Mais quel est ce charme mystérieux dont le poëte s'est reconnu lui-même possesseur et qu'il a augmenté jusqu'à en faire une qualité permanente? Si nous ne pouvons le définir exactement, peut-être trou- verons-nous quelques mots pour le décrire, peut-être saurons-nous découvrir d'où il tire en partie son origine.

J'ai dit, je ne sais plus : La poésie de Ban- ville représente les belles heures de la vie, c'est-à- dire les heures l'on se sent heureux de penser et de vivre.

Je lis dans un critique : Pour deviner l'âme d'un potite, ou du moins sa principale préoccupation, cherchons dans ses œuvres quel est le mot ou quels sont les mots qui s'y représentent avec le plus de fréquence. Le mot traduira l'obsession.

Si, quand j'ai dit : le talent de Banville repré- sente les belles heures de la vie, mes sensations ne m'ont pas trompé (ce qui, d'ailleurs, sera tout à l'heure vérifié); et si je trouve dans ses œuvres un mot qui, par sa fréquente répétition, semble dénoncer un penchant naturel et un dessein déterminé, j'aurai le droit de conclure que ce mot peut servir à carac- tériser, mieux que tout autre, la nature de son talent, en même temps que les sensations contenues dans les heures de la vie l'on se sent le mieux vivre.

Ce mot, c'est le mot Lyre, qui comporte évidem- ment pour l'auteur un sens prodigieusement ccmi-

THEODORE DE BANVILLE

préhensif. La Lyre exprime en effet cet état presque surnaturel, cette intensité de vie l'âme chante, elle est contrainte de chanter, comme l'arbre, l'oi- seau et la mer. Par un raisonnement, qui a peut- être le tort de rappeler les méthodes mathématiques, j'arrive donc à conclure que, la poésie de Banville suggérant d'abord l'idée des belles heures, puis pré- sentant assidûment aux yeux le mot lyre, et la Lyre étant expressément chargée de traduire les belles heures, l'ardente vitalité spirituelle, l'homme hyperbolique en un mot, le talent de Banville est essentiellement, décidément et volontairement lyrique.

Il y a, en effet, une manière lyrique de sentir. Les hommes les plus disgraciés de la nature, ceux à qui la fortune donne le moins de loisir, ont connu quelquefois ces sortes d'impressions, si riches que l'âme en est comme illuminée, si vives qu'elle en est comme soulevée. Tout l'être intérieur, dans ces merveilleux instants, s'élance en l'air, par trop de légèreté et de dilatation, comme pour atteindre une région plus haute.

11 existe donc aussi nécessairement une manière lyrique de parler, et un monde lyrique, une atmos- phère lyrique, des paysages, des hommes, des femmes, des animaux qui tous participent du carac- tère affectionné par la LjTe.

Tout d'abord, constatons que l'hyperbole et l'apo- strophe sont des formes de langage qui lui sont non

POETE LYRIQUE 275

seulement des plus agréables, mais aussi des plus nécessaires, puisque ces formes dérivent naturelle- ment d'un état exagéré de la vitalité. Ensuite nous observons que tout mode lyrique de notre âme nous contraint à considérer les choses non pas sous leur :i.spect particulier, exceptionnel, mais dans les traits principaux, généraux, universels. La lyre fuit volon- tiers tous les détails dont le roman se régale. L'âme lyrique fait des enjambées vastes comme des syn- thèses; l'esprit du romancier se délecte dans l'ana- lyse. C'est cette considération qui sert à nous expli- quer quelle commodité et quelle beauté le poète trouve dans les mythologies et les allégories. La mythologie est un dictionnaire d'hiéroglyphes vi- vants, hiéroglyphes connus de tout le monde. Ici le paysage est revêtu, comme les figures, d'une magie hyperbolique; il devient décor. La femme est non seulement un être d'une beauté suprême, compa- rable à celle d'Eve ou de Vénus; non seulement, pour exprimer la pureté de ses yeux, le poëte em- pruntera des comparaisons à tous les objets limpides, éclatants, transparents, à tous les meilleurs réflec- teurs et à toutes les plus belles cristallisations de la nature (notons en passant la prédilection de Ban- ville, dans ce cas, pour les pierres précieuses), mais encore il faudra doter la femme d'un genre de beauté tel que l'esprit ne peut le concevoir que comme existant dans un monde supérieur. Or, je me sou-

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274 THKODORE DE BANVILLE

viens qu'en trois ou quatre endroits de ses poésies notre poëte, voulant orner des femmes d'une beauté non comparable et non égalable, dit qu'elles ont des t'ctes d'enfant. C'est une espèce de trait de génie particulièrement lyrique, c'est-à-dire amoureux du surhumain. Il est évident que cette expression contient implicitement cette pensée, que le plus beau des visages humains est celui dont l'usage de la vie, passion, colère, péché, angoisse, souci, n'a jamais terni la clarté ni ridé la surface. Tout poëte lyrique, en vertu de sa nature, opère fatalement un retour vers l'Éden perdu. Tout, hommes, paysages, palais, dans le monde lyrique, est pour ainsi dire apothéose. Or, par suite de l'infaillible logique de la nature, le mot apothéose est un de ceux qui se pré- sentent irrésistiblement sous la plume du poëte, quand il a à décrire (et croyez qu'il n'y prend pas un mince plaisir) un mélange de gloire et de lumière. Et, si le poëte lyrique trouve occasion de parler de lui-même, il ne se peindra pas pen- ché sur une table, barbouillant une page blanche d'horribles petits signes noirs, se battant contre la phrase rebelle ou luttant contre l'inintelligence du correcteur d'épreuves, non plus que dans une chambre pauvre, triste ou en désordre; non plus que, s'il veut apparaître comme mort, il ne se montrera pourrissant sous le linge, dans une caisse de bois. Ce serait mentir. Horreur! ce serait contre-

POETE LYRIQUE 275

dire la vraie réalité, c'est-à-dire sa propre nature. Le poëte mort ne trouve pas de trop bons serviteurs dans les nymphes, les houris et les anges. Il ne peut se reposer que dans de verdoyants Élysées, ou dans des palais plus beaux et plus profonds que les architectures de vapeurs bâties par les soleils cou- chants.

Mais moi, vêtu de pourpre, en d'éteruellcs fi-les

Dont je prendrai ma part, Je boirai le nectar au séjour des poètes,

A côté de Ronsard.

Là, dans ces lieux lotit a des splendeurs divines,

Ondes, lumière, accords, Nos yeux s'enivreront de formes féminines

Plus belles que des corps;

Et tous les deux, parmi des spectacles féeriques

Qui dureront toujours, Nous nous raconterons nos batailles lyriques

Et nos belles amours.

J'aime cela; je trouve dans cet amour du luxe poussé au delà du tombeau un signe confirmatif de grandeur. Je suis touché des merveilles et des ma- gnificences que le poëte décrète en faveur de qui- conque touche la lyre. Je suis heureux de voir poser ainsi, sans ambages, sans modestie, sans mé- nagements, l'absolue divinisation du poëte, et je jugerais même poëte de mauvais goût celui-là qui dans cette circonstance ne serait pas de mon avis.

276 THÉODORE DE BANVILLE

Mais j'avoue que, pour oser cette Déclaration des droits du poëte, il faut être absolument lyrique, et peu de gens ont le droit de l'oser.

Mais enfin, direz-vous, si lyrique que soit le poëte, peut-il donc ne jamais descendre des régions éthéréennes, ne jamais sentir le courant de la vie ambiante, ne jamais voir le spectacle de la vie, la grotesquerie perpétuelle de la bête humaine, la nau- séabonde niaiserie de la femme, etc.? Mais si, vraiment! le poëte sait descendre dans la vie; mais croyez que, s'il y consent, ce n'est pas sans but, et qu'il saura tirer profit de son voyage. De la lai- deur et de la sottise il fera naître un nouveau genre d'enchantements. Mais ici encore sa bouffon- nerie conservera quelque chose d'hyperbolique; l'excès en détruira l'amertume, et la satire, par un miracle résultant de la nature même du poëte, se déchargera de toute sa haine dans une explosion de gaieté innocente à force d'être carnavalesque.

Même dans la poésie idéale, la Muse peut, sans déroger, frayer &\qc les vivants. Elle saura ramasser partout une nouvelle parure. Un oripeau moderne peut ajouter une grâce exquise, un mordant nou- veau (un piquant, comme on disait autrefois) à sa beauté de Déesse. Phèdre en paniers a ravi les es- prits les plus délicats de l'Europe; à plus forte raison Cypris, qui est immortelle, peut bien, quand elle veut visiter Paris, faire descendre son char dans les bos-

POETE LYRIQUE 277

quets du Luxembourg. D'où tirez-vous le soupçon que cet anachronisme est une infraction aux règles que le poëte s'est imposées, à ce que nous pouvons appeler ses convictions lyriques? Car peut-on com- mettre un anachronisme dans l'éternel?

Pour dire tout ce que nous croyons la vérité, Théo- dore de Banville doit être considéré comme un original de l'espèce la plus élevée. En effet, si l'on jette un coup d'œil général sur la poésie contemporaine et sur ses meilleurs représentants, il est facile de voir qu'elle est arrivée à un état mixte, d'une nature très complexe; le génie plastique, le sens philoso- phique, l'enthousiasme lyrique, l'esprit humoristique s'y combinent et s'y mêlent suivant des dosages infiniment variés. La poésie moderne tient à la fois de la peinture, de la musique, de la statuaire, de l'art arabesque, de la philosophie railleuse, de l'es- prit analytique; et, si heureusement, si habilement agencée qu'elle soit, elle se présente avec les signes visibles d'une subtilité empruntée à divers arts. Aucuns y pourraient voir peut-être des symptômes de dépravation. Mais c'est une question que je ne veux pas élucider en ce lieu, Banville seul, je l'ai déjà dit, est purement, naturellement et volontaire- ment lyrique. Il est retourné aux moyens anciens d'expression poétique, les trouvant sans doute tout à fait suffisants et parfaitement adaptés à son but.

Mais ce que je dis du choix des moyens s'applique

278 THÉODORE DE BANVILLE

avec non moins de justesse au choix des sujets, au thème considéré en lui-même. Jusque vers un point assez avancé des temps modernes, l'art, poésie et musique surtout, n'a eu pour but que d'enchanter l'esprit en lui présentant des tableaux de béatitude, faisant contraste avec l'horrible vie de contention et de lutte dans laquelle nous sommes plongés.

Beethoven a commencé à remuer les mondes de mélancolie et de désespoir incurable amassés comme des nuages dans le ciel intérieur de l'homme. Ma- turin dans le roman, Byron dans la poésie, Poe dans la poésie et dans le roman analytique, l'un malgré sa prolixité et son verbiage, si détestablement imités par Alfred de Musset, l'autre malgré son irri- tante concision, ont admirablement exprimé la partie blasphématoire de la passion ; ils ont projeté des rayons splendides, éblouissants, sur le Lucifer latent qui est installé dans tout cœur humain. Je veux dire que l'art moderne a une tendance essentiellement démoniaque. Et il semble que cette part infernale de l'homme, que l'homme prend plaisir à s'expliquer lui-même, augmente journellement, comme si k diable s'amusait à la grossir par des procédés arti- hciels, à l'instar des engraisseurs, empâtant patiem- ment le genre humain dans ses basses-cours pour se préparer une nourriture plus succulente.

Mais Théodore de Banville refuse de se pencher sur ces marécages de sang, sur ces abîmes de boue.

POETE LYRIQUE 279

Comme l'art antique, il n'exprime que ce qui est beau, joyeux, noble, grand, rhythmique. Aussi dans ses œuvres vous n'entendrez pas les dissonances, les discordances des musiques du sabbat, non plus que les glapissements de l'ironie, cette vengeance du vaincu. Dans ses vers tout a un air de fête et d'innocence, même la volupté. Sa poésie n'est pas seulement un regret, une nostalgie, elle est même un retour très volontaire vers l'état paradisiaque. A ce point de vue, nous pouvons donc le considérer comme un original de la nature la plus courageuse. En pleine atmosphère satanique ou romantique, au milieu d'un concert d'imprécations, il a l'audace de chanter la bonté des Dieux, et d'être un parfait clas- sique. Je veux que ce mot soit entendu ici dans le sens le plus noble, dans le sens vraiment historique.

Charles Baudelaire. Les Poètes français, d'Eugène Crépet, t. IV. (1862. Chez Hachette.)

28o THÉODORE DE BANVILLE

III

Par Sainte-Beuve

Après les générations de l'Empire qui avaient servi, administré, combattu, il en vint d'autres qui étudièrent, qui discutèrent, qui rêvèrent. Les forces disponibles de la société, refaites à peine des excès et des prodiges de l'action, se portèrent à la tête; on se jeta dans les travaux et les luttes de l'esprit. Après les premières années de tâtonnement et de légère incertitude, on vit se dessiner, en tous sens, des tentatives nouvelles, en histoire, en philoso- phie, en critique, en art. La poésie eut de bonne heure sa place dans ce concours universel : elle sut se rajeunir et par le sentiment et par la forme. Elle aussi, à son tour, elle put produire ses merveilles.

Les uns donnaient à l'âme humaine, à ses aspi- rations les plus hautes, à ses regrets, à ses vagues

POETE LYRIQUE

désirs, à ses tristesses et à ses ennuis d'ici-bas, à ces autres ennuis plus beaux qui se traduisent en soif de l'Infini, des expressions harmonieuses et suaves qui semblaient la transporter dans un meilleur monde, et qui, pareilles à la musique même, ouvraient les sphères supérieures. D'autres fouillaient les antiques souvenirs, les ruines, les arceaux et les créneaux, et du haut de la colline, assis sur les débris du château gothique, ils voyaient la ville moderne s'étendre à leurs pieds comme une image encore propre à ces vieux temps,

Comme le fer d'un preux dans la plaine oublié !

Ils évoquaient les Génies et les Sylphes, les Fan- tômes et les Gnomes; ils refaisaient présent le Moyen-Age, notre Moyen-Age mythologique et fabuleux. Ils cherchaient jusque dans l'Orient des couleurs et des prétextes à leurs splendides pin- ceaux. Ils chantaient la gloire même et les triomphes de cette récente et gigantesque époque, la plus guer- rière qui ait été. Et, en chantant, ils rendaient au vers la trempe de l'acier, et à la strophe le poli, le plein et la jointure habile de l'armure.

D'autres, à la suite de ce Grec retrouvé qui se nomme André Chénier, eussent voulu recréer et former à leur usage, dans un coin de notre société industrieuse, une petite colonie de l'ancienne Grèce; ils aimaient les fêtes, la molle orgie couronnée de

282 THKODORE DE BANVILLE

roses, les festins avec chants, les pleurs de Camille, et la réconciliation facile; chaque matin une élégie, chaque soir une poursuite et une tendresse. Mais au milieu de ces oublis trop naturels à la jeunesse de tous les temps, ils avaient une pensée, un culte, l'amour de l'art, la curiosité passionnée d'une ex- pression vive, d'un tour neuf, d'une image choisie, d'une rime brillante; ils voulaient à chacun de leurs cadres un clou d'or : enfants, si vous le voulez, mais enfants des Muses, et qui ne sacrifièrent jamais à la grâce vulgaire.

C'est tout cela, c'est bien d'autres choses encore (car je ne puis tout énumérer) que l'on a appelé de ce nom général de Romantisme en notre poésie. Ce mot a été souvent mal appliqué; il a été surtout employé dans des sens assez différents. Dans l'ac- ception la plus générale et qui n'est pas inexacte, la qualification de romantique s'étend à tous ceux qui, parmi nous, ont essayé, soit par la doctrine, soit dans la pratique, de renouveler l'Art et de l'aflfranchir de certaines règles convenues. Madame de Staël et son école, tous ces esprits distingués qui concoururent à introduire en France de justes notions des théâtres étrangers; qui, les premiers, nous ex- pliquèrent ou nous traduisirent Shakspere, Gœthe, Schiller, ce sont relativement des romantiques; en ce sens, M. de Barante, M. de Sainte-Aulaire même, M. de Rémusat en seraient, et je ne crois pas que

POETE LYRIQUE 285

ces fins esprits eussent jamais désavoué le titre en- tendu de la sorte.

C'est par une sorte d'abus, mais qui avait sa rai- son, que l'on a compris encore sous le nom de romantiques les poètes, comme André Chénier, qui- sont amateurs de la beauté grecque et qui, par même, sembleraient plutôt classiques; mais les soi- disant classiques modernes étant alors, la plupart, fort peu instruits des vraies sources et se tenant à des imitations de seconde ou de troisième main, c'a été se séparer d'eux d'une manière tranchée que de reve- nir aux sources mêmes, au sentiment des premiers maîtres et d'y retremper son style ou son goût. C'est ainsi que M. Ingres se sépare de l'école de David. Ainsi André Chénier se sépare de Delille, Paul-Louis Courier de Dussault ou de M. Jay.

M. de Chateaubriand, qui aimait peu ses enfants les romantiques plus jeunes, était lui-même (malgré son apprêt de rhétorique renchérie) un grand roman- tique, et en ce sens qu'il avait remonté à l'inspira- tion directe de la beauté grecque, et aussi en cet autre sens qu'il avait ouvert, par René, une veine toute neuve de rêve et d'émotion poétique.

C'était un romantique encore, et de la droite lignée de Walter Scott, un romantique d'innovation et peut-être de témérité (nonobstant la précision et la correction scrupuleuse de sa ligne), qu'Augustin Thierrv avec ses résurrections saxonnes et mérovin-

284 THÉODORE DE BANVILLE

giennes. Il n'en aurait peut-être pas voulu convenir; mais le classique Daunou le tenait pour tel et le savait bien.

C'était un romantique aussi que ce Fauriel qui considérait volontiers tous les siècles de Louis XIV comme non avenus, et qui, bien loin de tous les Versailles, s'en allait chercher, dans les sentiers les plus agrestes et les plus abandonnés, des fleurs de poésie toute simple, toute populaire, mais d'une vierge et forte senteur. La poésie parée, civilisée, celle des époques brillantes, ne lui paraissait, comme à Mérimée, qu'une poésie de secondes ou de troi- sièmes noces : il la laissait à de moins curieux et à de moins jaloux que lui.

Cependant l'expression de romantique, surtout à mesure que s'est prononcé le triomphe des idées et des oeuvres modernes, et que ce qui avait paru romantique la veille (c'est-à-dire un peu extraordi- naire) ne le paraissait déjà plus, s'est particulière- ment concentrée sur une notable portion de la légion poétique la plus riche en couleur, la plus pittoresque, la plus militante aussi, et qui, après avoir conquis bien des points qu'on ne lui discute plus, a continué d'en réclamer d'autres qui ont été contestés, je veux parler de l'importante division de l'école romantique qui se rattachait à l'étendard de Victor Hugo. Ayant eu l'honneur d'en faire partie à un certain moment et en des temps difficiles, je sais ce qui en est, et

POETE LYRIQUE 285

j'ai souvent réfléchi et ii ce qui s'est fait et à ce qui aurait pu se faire.

En laissant de côté toute la tentative dramatique immense, mais laborieuse et inachevée, en s'en tenant à la rénovation lyrique, il est difficile de ne pas convenir que celle-ci a fini par avoir gain de cause et par réussir. Il paraît généralement accordé aujourd'hui que l'école moderne a étendu ou renou- velé la poésie dans les divers modes et genres de l'inspiration libre et personnelle; et, quelque belle part qu'on fasse en cela au génie instinctif de M. de Lamartine, il en reste une très grande aux maîtres plus réfléchis, qui ont donné l'exemple multiplié des formes, des rhythmes, des images, de la couleur et du relief, et qui ont su transmettre à d'autres quelque chose de cette science.

Et comment oublier, à ce propos, celui qui, dans le groupe dont il s'agit, s'est détaché à son tour en maître et qui est aujourd'hui ce que j'appelle un chef de branche, Théophile Gautier, arrivé à la perfection de son faire, excellant à montrer tout ce dont il parle, tant sa plume est fidèle et ressemble à un pinceau ? On m'appelle souvent un fantaisiste, me disait-il un jour, et pourtant, toute ma vie, je n'ai fait que m'appliquer ù bien voir, à bien regar- der la nature, à la dessiner, à la rendre, à la peindre, si je pouvais, telle que je l'ai vue.

du'il y ait eu des excès dans le rendu des choses

iS6 rniioDORE de banvillk

réelles, je le sais et je l'ai dit quelquefois. Tandis que, dans un autre ordre parallèle, de nobles poètes, qui procèdent plutôt de M. Alfred de Vigny et à qui il a, le premier, donné d'en haut le signal, cher- chaient, un peu systématiquement eux-mêmes, à relever l'esprit pur, les tendances spiritualistes, à traduire les symboles naturels, à satisfaire les vagues élancements de l'être humain vers un idéal rêvé, de l'autre côté on s'est trop tenu sans doute à ce qui se voit, à ce qui se touche, à ce qui brille, palpite et végète sous le soleil. M. Victor de Laprade dans ses poëmes, d'autres à son exemple dans leur ligne également élevée, tels que M. Lacaussade, ont paru plus d'une fois protester contre un excès qui n'est pas le leur. Mais, d'un peu loin, ,je vois en tous ces poètes bien moins des adversaires que des rivaux et des émules, que des frères qui croient se com- battre et qui seraient plus propres à se compléter. Ils ont un grand point de ralliement d'ailleurs : le culte de l'art compris selon l'inspiration moderne rajeunie en ce siècle.

C'est ce sentiment qui vit dans leurs cœurs, et que moi-même (si je puis me nommer) j'ai embrassé à mon heure et nourri dans le mien, que je vou- drais maintenir, expliquer et confesser encore une fois devant ceux qui ne paraissent point l'admettre et le comprendre.

Un de nos amis et confrères à l'Académie, un de

POETE LYRIQUr

nos bons et très bons écrivains en prose, M. de Sacy, venant prendre séance à la place de M. Jay, a dit dans son discours de réception (juin 1855) une parole qui m'est toujours restée sur le cœur, e que je lui demande la permission de relever, parce qu'elle n'est pas exacte, parce qu'elle n'est pas juste:

Les classiques, disait-il, n'ont pas eu de cham- pion plus décidé que M. Jay, dans cette fameuse dispute si oubliée aujourd'hui, après avoir fait tant de bruit il y a vingt ans. Non que M. Jay s'échauffât contre les romantiques, et que son repos en souf- frît : ces haines vigoureuses n'entraient pas dans son caractère, il souriait et ne s'indignait pas. Peut- être n'a-t-il rien publié de plus spirituel et de plus agréable dans ce genre qu'un opuscule intitulé : La Conversion d'un romantique. Je ne vois à reprendre dans cet ouvrage qu'une seule chose : le romantique y est converti par le classique. Pure vanterie! Per- sonne n'a converti les romantiques ; en gens d'es- prit et de talent, ils se sont convertis tout seuls. Du moins M. Jay donna-t-il dans cette dispute un exemple parfait d'urbanité littéraire. Quel avantage d'avoir toujours la paisible possession de soi-même !

Je ne veux pas m'attacher à ce qui est relatif à M. Jay, homme de sens et fort estimable, mais qui n'avait certes fait preuve, dans l'écrit dont il s'agit, ni d'intelligence de la question, ni d'esprit, ni d'agré- ment, et qui n'y avait surtout pas mis le plus petit

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grain d'urbanité ; ce sont des éloges sur lesquels on doit être coulant et qui sont presque imposés dans un discours de réception. Ils sont juste le contre-pied de la vérité ; mais on est disposé à tout entendre ce jour-là. Ce qui seulement- m'a choqué en entendant ces paroles, c'est que je trouvais que notre nouveau et digne confrère faisait bien leste- ment les honneurs, je ne dis pas de M. de Lamar- tine (il est convenu qu'on l'excepte à volonté et qu'on le met en dehors et au-dessus du romantisme), mais de M. de Vigny, de M. Hugo, de M. de Mus- set. Et quant à moi, qui étais plus intéressé peut- être qu'un autre dans le livre de M. Jay, intitulé Conversion de Jacques Delorme, je trouvai aussi qu'on m'avait peu consulté en me louant aussi absolument d'une conversion qui n'était pas si entière qu'on la supposait.

De ce qu'on s'arrête, à un certain moment, dans les conséquences que de plus avancés ou de plus aventureux que nous prétendent tirer d'un principe, il ne s'ensuit pas qu'on renonce à ce principe et qu'on le répudie. Ce n'est pas à des hommes poli- tiques qui, tous les jours, appliquent cette manière aux principes de 89, qu'il est besoin de démontrer cette vérité : de ce qu'on ne va pas aussi loin que tout le monde, et de ce que même, à un moment, on recule un peu, il ne s'ensuit pas qu'on se con- vertisse ni qu'on renonce à tout.

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Mais les principes littéraires sont chose légère, dira-t-on, et ils n'ont pas le sérieux que compor- tent seules les matières d'intérêt politique et social. Ici je vous arrête! ici est l'erreur et la méconnais- sance du fait moral que je tiens à revendiquer. Il y a eu, durant cette période de 1819-1830, dans beau- coup de jeunes âmes (et M. de Sacy ne l'a-t-il pas lui-même observé de bien près dans le généreux auteur des Glanes*, cette sœur des chantres et des poètes r) un sentiment sincère, profond, passionné, qui, pour s'appliquer aux seules choses de l'art, n'en avait que plus de désintéressement et de hauteur, et n'en était que plus sacré. Il y a eu ]a.JIamvie de l'Art. Ceux qui en ont été touchés une fois peuvent la sentir à regret s'affaiblir et pâlir, diminuer avec les années en même temps que la vigueur qui leur permet d'en saisir et d'en fixer les reflets dans leurs œuvres, mais ils ne la perdent jamais. Il y a, disait Anacréon, un petit signe au cœur, auquel se reconnaissent les amants. 11 y a de même un signe et un coin auquel restent marqués et comme gravés les esprits qui, dans leur jeunesse, ont cru avec enthousiasme et ferveur à une certaine chose tant soit peu digne d'être crue. C'est le signe peut-être du sectaire, comme disait en ce temps-là M. Auger à l'Académie d'alors. Va pour sectaire! Je suis

Maclcnioisclic I.oinsc Hrrtin.

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290 THEODORE DE BANVILLE

donc un sectaire, disait Stendhal. Quoi qu'il en soit, ce signe persiste; il peut se dissimuler par ins- tants et se recouvrir, il ne s'efface pas. Viennent les crises, viennent les occasions, un conflit, l'appa- rition imprévue de quelque œuvre qui vous mette en demeure de choisir, de dire oui ou non sans hésiter (et il s'en est produit une en ces derniers temps*), une œuvre qui fasse oflice de pierre de touche, et vous verrez chez ceux même qui s'étaient fait des concessions et qui avaient presque l'air d'être tom- bés d'accord dans les intervalles, le vieil homme aussitôt se ranimer. Les différences de religion se prononcent. Les blancs sont blancs et les bleus sont bleus. Voilà que vous vous retranchez dans le beau convenu et dans le noble, fût-il ennuyeux, et moi je me déclare pour la vérité, à tous risques, fût-elle même la réalité. Ou, en d'autres jours, vous abon- dez dans votre prose, et je me replonge dans la poésie.

Et pour ce qui est de l'inspiration et du pro- gramme poétique lyrique de ces années primitives, à nous en tenir à celui-là, il y avait bien lieu, en effet, de s'éprendre et de s'enflammer. Rendre à la poésie française de la vérité, du naturel, de la fami- liarité même, et en même temps lui redonner de la consistance de style et de l'éclat; lui rapprendre à

* \fadame Boi'ary.

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dire bien des choses qu'elle avait oubliées depuis plus d'un siècle, lui en apprendre d'autres qu'on ne lui avait pas dites encore: lui faire exprimer les troubles de l'âme et les nuances des moindres pensées; lui faire réfléchir la nature extérieure, non seulement par des couleurs et des images, mais quelquefois par un simple et heureux concours de syllabes; la montrer, dans les fantaisies légères, découpée à plaisir et revêtue des plus sveltes déli- catesses ; lui imprimer, dans les vastes sujets, le nouvement et la marche des groupes et des ensem- bles, faire voguer des trains et des appareils de stro- phes comme des flottes, ou les enlever dans l'espace comme si elles avaient des ailes; faire songer dans une ode, et sans trop de désavantage, à la grande musique contemporaine ou à la gothique architec- ture, — n'était-ce rien? C'est pourtant ce qu'on voulait et ce qu'on osait; et si l'on n'a pas réalisé tout cela, on a du moins le droit de mettre le résul- tat à côté du vœu, et l'on peut, sans trop rougir, confronter le total de l'œuvre avec les premières jspérances.

Il faut vraiment qu'en notre pays de France nous aimions bien les guerres civiles : nous avons tou- jours à la bouche Racine et Corneille pour les opposer à nos contemporains et les écraser sous ces noms. Mais étendons notre vue et songeons un peu à ce qu'a été la poésie lyrique moderne, en Angleterre,

292 THliODORE DE BANVILLE

de Kirke White à Keats et à Tennyson en passant par Byron et les Lakistes, en Allemagne, de Bur- ger ù Uhland et à Ruckert en passant par Gœihe, et demandons-nous quelle figure nous ferions, nous et notre littérature, dans cette comparaison avec tant de richesses étrangères modernes, si nous n'avions pas eu notre poésie, cette même école poétique tant raillée. Vous vous en moquez à votre aise en famille, et pour la commodité de votre dis- cours, le jour vous entrez à l'Académie; mais devant l'Europe, supposez-la absente, quelle lacune! Il n'est pas jusqu'à ces moindres genres dont on se croyait obligé de sourire autrefois, qui ne méri- tassent désormais une place dans une Exposition universelle des produits de la poésie; car ils ont eu de nos jours leur renaissance et retrouvé leurs ado- rateurs. Le sonnet, non pas le sonnet fade, efféminé, énervé et à pointe des spirituels et minces Fonte- nelles, mais le sonnet primitif, perlé, cristallin, de Pétrarque, de Shakspere, de Milton et de notre vieux Du Bellay, a été remis en honneur. Il m'est arrivé d'écrire une grande folie :

J'irais à Rome à pied pour un sonnet de hii,

c'est-à-dire pour qu'il me fût accordé de trouver en moi un de ces beaux sonnets à la Pétrarque, de ces sonnets après la mort de Laiire, diamants d'une si belle eau, à la fois sensibles et purs, qu'on redit

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avec un enchantement perpétuel et avec une larme. Mais pourquoi appelé-je cela une folie? Je le dirais encore, et, si l'on pouvait faire à pareille condition un tel vœu de pèlerinage, ce sont les jambes qui me manqueraient aujourd'hui plus encore que la volonté et le désir.

Je ne suis donc et ne serai jamais qu'un demi- converti, et c'est pour cela qu'en recevant et en reli- sant le volume de Poésies dans lequel M. Théodore de Banville a réuni tous ses précédents recueils (moins un), je me suis dit avec plaisir: Voilà un poëte, un des premiers élèves des maîtres, un de ceux qui, venus tard et des derniers par l'âge, ont eu l'enthousiasme des commencements, qui ont gardé le scrupule de la forme, qui savent, pour l'avoir appris à forte école, le métier des vers, qui les font de main d'ouvrier, c'est-à-dire de bonne main, qui y donnent de la trempe, du ressort, qui savent com- poser, ciseler, peindre. Je ne prétends garantir ni adopter toutes les applications qu'il a faites de son talent; mais il est un procédé, un art général, non seulement une main d'œuvre, mais un feu sincère qui se fait reconnaître dans tout l'ensemble et qui m'inspire de l'estime. Ce poëte, à travers tous les caprices de son imagination et de sa muse, ne s'est jamais relâché sur de certains points; il a gardé, au milieu de ses autres licences, la précision du bien faire, et, comme il dit, Vamoiir du vert laurier.

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Il procède de Hugo et d'André Chénier. Comme ce dernier, il a sa Camille ; il la chante et a des tons de Properce dans l'ardeur de ses peintures. Il affectionne l'art grec, la sculpture, et nous en rend dans ses rhythmes des copies et parfois presque des moulages. C'est d'une grande habileté, avec quelque excès. Je passe sur ce qui me paraît ou trop cher- ché, ou trop mélangé, pour ne m'arrêter qu'à ce qui est bien. En poésie, on peut lancer et perdre bien des flèches: il suffit pour l'honneur de l'artiste que quelques-unes donnent en plein dans le but et fassent résonner tout l'arbre prophétique, le chêne de Dodone, en s'y enfonçant. M. de Banville a eu quelques-uns de ces coups heureux se reconnaît un archer vainqueur. J'ai parlé d'Art grec : est-il rien qui le rappelle et le représente plus heureuse- ment que ce conseil donné à un sculpteur de se choisir des sujets calmes et gracieusement sévères, comme des hors-d'œuvre à son ciseau, dans les inter- valles de la verve et de l'ivresse :

Sculpteur, cherche avec soin, en attendant l'extase, Un marbre sans défaut pour en faire un beau vase : Cherche longtemps sa forme et n'y retrace pas D'amours mystérieux ni de divins combats. Pas d'Héraklès vainqueur du monstre de Némée, Ni de Cypris naissant sur la mer embaumée ; Pas de Titans vaincus dans leurs rébellions, Ni de riant Bacchos attelant les lions

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Avec un frein tressé de pampres et de vignes; Pas de Léda jouant dans la troupe des cygnes Sous l'ombre des lauriers en fleurs, ni d'Artémis Surprise au sein des eaux dans sa blancheur de lys. Qu'autour du vase pur, trop beau pour la Bacchante, La verveine mêlée à des feuilles d'acanthe Fleurisse, et que plus bas des vierges lentement S'avancent deux à deux, d'un pas sûr et charmant. Les bras pendant le long de leurs tuniques droites. Et les cheveux tressés sur leurs têtes étroites.

Le bas-relief est parfait; on croit voir un beau vase antique. Je ne trouve à redire qu'à ce mot d'extase un peu excessif, et que la rime a imposé au lieu d'enthousiasme.

Je pourrais indiquer encore plus d'une de ces pièces, achevées dans leur brièveté, les quelques vers adressés à Charles Baudelaire, des Odelettes (comme les intitule l'auteur) qui sont de vrais bijoux d'exécution, à Théophile Gautier, aux frères de Concourt, etc. Les Stances adressées à la Jeunesse de l'avenir:

Vous en qui je salue une nouvelle aurore...

sont d'un beau souffle, avec quelques longueurs et des traits un peu forcés dans le détaif ; mais la ten- dresse y éclate noblement en fierté, et l'élégie em^ bouche le clairon de la victoire. M. de Banville, dans cette pièce et ailleurs, n'hésite pas à nommer et à saluer, au rang de ses maîtres divins, un poëte qui ne nous saurait être indifférent, le vieux Ronsard. En ce temps-là, je ronsardisaiS) écrivait

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l'aimable Gérard de Nerval au début d'une de ses préfaces. M. de Banville n'a jamais cessé de ronsar- discr, et il s'en vante. Cette admiration fidèle pour les bonnes et hautes parties du chef de chœur de la Pléiade lui a porté bonheur. Je ne sais rien d'aussi touchant dans son recueil, de mieux senti que les stances de souvenir qu'il a adressées à une fon- taine de son pays du Bourbonnais, la Font-Georges : elles me rappellent des stances de Ronsard à la Fon- taine Bellerie et surtout celles qui ont pour titre : De l'Élection de mon Sépulchre. C'est le même rhythme dont on a dit : Ce petit vers masculin de quatre syllabes, qui tombe à la fin de chaque stance, pro- duit à la longue une impression mélancolique; c'est comme un son de cloche funèbre. Chez M. de Banville, l'impression de cette mélancolie ne va pas jusqu'au funèbre, et elle s'arrête à la douceur regrettée des pures et premières amours; elle n'est, en quelque sorte, que le son de la choche du village natal, et elle va rejoindre dans ma pensée l'écho de la romance de M. de Chateaubriand. Voici cette jolie pièce tout entière :

^ L^-1 FO'K.T - GEO%GES.

O champs pleins de silence, mon heureuse enfance Avait des jours encor Tout filés d'or !

P O U X E LYRIQUE 297

O ma vieille Font-Georges, Vers qui les rouges-gorges Et le doux rossignol Prenaient leur vol !

Maison blanche la vigne Tordait en longue ligne Son feuillage qui boit Les pleurs du toit !

O source claire et froide, Qu'ombrageait, vieux et roide, Un nojer vigoureux A moitié creux !

Sources ! fraîches fontaines ! Qui, douces à mes peines, Frémissiez autrefois

Rien qu'à ma voix !

Bassin les laveuses Chantaient insoucieuses, En battant sur leur banc Le linge blanc !

O sorbier centenaire. Dont trois coups de tonnerre N'avaient pas abattu Le front chenu!

Tonnelles et coudrcttes. Verdoyantes retraites De peupliers mouvants A tous les vents!

IHEODORE DE BANVILLE

O vignes purpurines, Dont, le long des collines. Les ceps accumulés Ployaient gonflés;

Où, l'automne venue, La Vendange nii-nuc A l'entour du pressoir Dansait le soir!

O buissons d'cglantines. Jetant dans les ravines, Comme un chêne le gland. Leur fruit sanglant !

-Murmurante oseraie , le ramier s'effraie. Saule au feuillage bleu. Lointains en feu !

Rameaux lourds de cerises ! Moissonneuses surprises A mi'jambe dans l'eau Du clair ruisseau !

Antres, chemins, fontaines, Acres parfums et plaines, Ombrages et rochers Souvent cherchés!

Ruisseaux! forêts! silence! O mes amours d'enfance! Mon âme, sans témoins. Vous aime moins

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Que ce jardin morose Sans verdure et sans rose Et ces sombres massifs D'antiques ifs.

Et ce chemin de sable. j'eus l'heur ineffable, Pour la première fois, D'ouïr sa voix!

rêveuse, l'amie Doucement obéie, S'appuyant à mon bras. Parlait tout bas,

Pensive et recueillie, Et d'une fleur cueillie Brisant le cœur discret D'un doigt distrait,

A l'heure les étoiles Frissonnant sous leurs voiles Brodent le ciel changeant De fleurs d'argent.

L'indécision et le vague même de cette fin con- tribuent au charme; la rêverie du lecteur achève le reste. Une fois, contre son ordinaire, le poëte a faibli sur la rime (abattth chenu), et je lui sais gré d'avoir préféré l'expression plus naturelle à une autre qui eût été amenée de plus loin et de force.

Et c'est ainsi qu'au déclin d'une école et quand

THEODORE DE BANVILLE

dès longtemps on a pu la croire finissante, quand de ce côté la prairie des Muses semble tout entière fau- chée et moissonnée, des talents inégaux, mais dis- tingués et vaillants, trouvent encore moyen d'en tirer des regains heureux et de produire quelques pièces presque parfaites qui iraient s'ajouter à tant d'autres dans la corbeille, si un jour on s'avisait de la dresser, dans la Couronne, si l'on s'avisait de la tresser, d'une Anthologie française de ce siècle.

Sainte-Beuve, 12 octobre 1857. Causeries du Lundi, tome XIV. (Chez Garnier frères.)

POETE LYRIQUE

IV

Par J. Barbey d'Aurevilly

V-^'est se sculpter en marbre que de faire de ses œuvres une édition définitive. Cela vaut buste. C'est dire à la Critique, qui est quelquefois un serpent : Mords, si tu veux; entame, si tu peux; je ne bou- gerai plus ! M. Théodore de Banville a eu, du reste, cette bravoure-là à bon marché. Il connaît son marbre. Le monde aussi. Tout le monde, en effet, sait la place que l'auteur des Cariatides et des Stalactites occupe dans la poésie française, et cette place, même ceux qui ne vibrent pas en accord par- fait avec sa poésie ne la lui contestent pas. Qtielle que soit la manière dont elle doive le juger un jour, rilistoirc littéraire la lui conservera. Pour ceux qui

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viendront après nous comme pour nous, M. Théodore de Banville aura fait partie de cette brillante Hep- tarchie de poètes qui ont régné sur la France vers le milieu de ce siècle et dont on ne voit point les successeurs... Lui seul des sept les sept chefs devant Thèhes, mais Thèbes écroulée, car maintenant la Poésie n'est plus ! reste immuablement et fière- ment poëte. Les uns sont morts, et c'est ce qu'ils ont fait de mieux ! Les autres ont déshonoré la Poésie dans les viletés de la politique ou l'ont ridi- culisée en devenant académiciens. M. Théodore de Banville n'a voulu qu'être poëte et rien que poëte. C'est du marbre aussi, cela! Arrivé à cet âge de la vie qui n'est, certes ! pas la baisse du talent, mais sa hausse plutôt, car cet âge apporte au talent un sentiment qui s'y ajoute et l'achève en lui donnant ce coup de pouce du Temps qui fait tourner mieux l'éclatant reliefpar l'ombre d'une mélancolie, M. Théo- dore de Banville, à l'édition définitive, n'a de défi- nitif que cette édition, mais, comme poëte, il n'en est pas au dernier mot, au mot définitif, au mot de la fin. Qjaand il a fait cette édition définitive, il a cru faire évidemment son paquet pour l'immortalité, mais ce n'est, pour M. de Banville, que son premier paquet. Il a (heureusement !) pour ce pays-là d'autres colis encore à faire partir.

Et je le dis avec d'autant plus d'assurance que j'ai le premier volume sous les yeux. Il contient des

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poésies publiées il y a un certain nombre d'années, mais on y trouve, à une date plus récente, d'autres poésies sur lesquelles la Critique, accoutumée à l'ins- piration de M. de Banville, n'avait pas le droit de compter. L'inspiration du poëte qui était allé des Cariatides aux Odes Funambulesques, et s'était risqué avec tant de hardiesse sur ce dangereux trapèze lyrique, cette inspiration était bien connue. Elle avait trente ans de rayonnement. On n'imaginait pas qu'elle pût jamais changer dans le poëte, et pourtant ce rare phénomène s'est accompli! En général, les poètes, et même les plus grands, restent asservis à l'inspiration qui fit leur gloire et conti nuent de vivre soumis au despotisme d'une manière, pratiquée longtemps. Eh bien, M. de Banville a fait exception à cette règle, fatale au génie, et qui a trop souvent frappé de monotonie sa grandeur ! L'auteur des Cariatides a rejeté son entablement. 11 a été un autre que lui-même ù un âge l'on n'est plus que soi. On le croyait enraciné dans sa manière; il lui a poussé d'autres racines. Il n'a pas modifié son inspiration, il l'a changée. Il s'est ouvert en lui une source d'inspiration nouvelle. L'aurait-on prévu jamais ? l'homme des Idylles Prussiennes est sorti de l'homme des Odes Funambulesques! Ce corps souple ce trop de corps! a trouvé cette âme. Ces Idylles Prussiennes, sur lesquelles je veux particuliè- rement insister, sont pas seulement les plus belles

304 THEODORE DE BANVILLE

poésies du volume, mais elles portent avec elles un caractère de nouveauté si peu attendu et si éton- nant, qu'en vérité on peut tout croire de la puis- sance d'un poëte qui, après trente ans de vie poétique de la plus stricte unité, apparaît poëte tout à coup dans un tout autre ordre de sentiments et d'idées, et poëte, certainement, comme jusque-là il ne l'avait jamais été!

Ce n'est pas un rajeunissement. Non ! C'est une seconde vie... Nul épuisement n'était dans la première. Le phénix ne s'était pas brûlé sur le bûcher allumé par lui. Il ne renaissait pas de ses cendres. Ici, il n'y a pas de cendres, mais, à coup sûr, il y a phénix. Il y a une voix éclose dans une autre voix. Il y a une Muse qui ne descend pas du ciel, celle-là, mais qui sort du sang de- là France et vient mettre sa pâle main divine et blessée sur l'épaule rose divine d'une autre Muse invulnérable. La Muse de M. de Banville, avant d'être deux, n'était qu'une, et c'était la plus lyrique, la plus fastueuse, la plus osce des fantaisies! Elle était la Fantaisie, passionnée, gracieuse, amoureuse, voluptueuse, langoureuse, et quelquefois montant

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sur les ailes de toutes les couleurs de l'Hippogriffe, montant jusqu'au grandiose, mais ce n'en était pas moins toujours, toujours, la Fantaisie. M. Théo- dore de Banville, dont les Cariatides sont, je crois, de 1841, est un des premiers romantiques en date, mais aussi en intensité. C'est un romantique, et qui n'a jamais (sa seule manière d'être Vestale!) éteint en lui le feu sacré. C'est un romantique, lyrique comme pas un. Élégiaque aussi, mais moins élé- giaque que lyrique, et quoique élégiaque, à ses heures, comme les romantiques, qui ont tous, plus ou moins, chanté la romance du Saule avant de mourir, ayant, lui, une qualité d'esprit rare chez les romantiques, et que les romantiques qui ne l'avaient pas se permettaient de mépriser... Bien entendu, puisqu'ils ne l'avaient pas,

M. Théodore de Banville a, de nature, l'imagina- tion joyeuse. Il a un diamant de gaieté qui rit et lutine de ses feux, et cela le met à part dans rH«?p- tarchie romantique. Cela le met à part de Lamar- tine, ce Virgile chrétien plus grand que Virgile, et que Racine, s'il revenait au monde, adorerait à genoux! Cela le met à part -d'Alfred de Vigny, poëte anglais en langue française, qui avait la beauté anglaise, l'originalité anglaise, la pureté et même la pruderie anglaises; qui, comme les grands Anglais, ne relevait que de la Bible et de lui-même, et qui avait le dédain anglais pour cette société démocra-

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tique qu'est devenue l'ancienne société française. Cela le met à part de Gautier, gai à peu près comme un émail ou comme un camée... Cela met, enfin, son individualité dans sa race, et cela suffit pour le faire tout autre que Victor Hugo et Alfred de Mus- set avec lesquels il a pourtant des parentés si étroites et si évidentes. Jetez, en effet, dans un mortier, Alfred de Musset et Victor Hugo, broyez et mêlez, et vous aurez une combinaison, une composition poétique qui pourrait bien s'appeler Théodore de Banville. Seulement, cette composition brillera d'une étincelle divine qui n'est pas dans ses éléments con- stitutifs, — qui n'est ni dans Musset, ni dans Hugo, et c'est la gaieté, la gaieté dans le lyrisme, le lyrisme qui semble l'exclure 1 Hugo, c'est l'emphase et c'est l'antithèse, ce qui n'est pas très gai, et de Musset, c'est la passion et c'est la finesse, qui ne fait pas rire, mais qui fait sourire, comme faisaient sourire Marivaux et la délicieuse mademoiselle Mars, née pour ajouter à ce sourire ! M. de Banville a l'em- phase comme son père, Hugo, mais il sait l'égayer. Il a l'emphase gaie, et sa gaieté n'est pas celle non plus de son oncle, Alfred de Musset ; ce n'est pas la gaieté de l'auteur d'Un Spectacle dans un fauteuil, qui vient d'une observation sociale très raffinée. La sienne vient de l'imagination pure. Elle n'est pas française; elle est italienne. Elle est cette gaieté italienne qui est simple- ment parce qu'elle est, et dont madame de Staël a si bien

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parlé, elle qui ne l'avait point et qui l'aimait comme on aime ce que l'on n'a pas I C'est une gaieté à la Wateau, une gaieté qui rit pour rire et pour le seul bonheur que cela fait... La gaieté de M. de Banville rit sans malice. Elle se soucie bien de la réalité! Elle rit avec des dents d'opale qui n'ont jamais rien coupé ni rien mordu. Le poëte lyrique exceptionnel qu'il est rit dans le bleu comme il y gambade ; car il y gambade! mais j'aime mieux l'y voir rire que de l'y voir gambader.

[II

Je viens, en effet, de les retrouver ici même, ces gambades, appelées un jour : Odes Funambulesques ; je viens de les retrouver dans cette édition défini- tive, et malgré la préface très spirituelle dans laquelle l'auteur traduit à sa manière et à son profit les cri- tiques qu'on en a faites autrefois, j'en pense, pour ma part, identiquement ce que j'en pensais à l'époque Malassis, séduit comme dit M. de Banville par le paroxisme de la chose, les publia dans une édition bigarrée comme la jaquette d'un saltim- banque et digne de ces arabesques de Rhythme et de

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Rime d'un lyrisme si enivré qu'il en semblait fou. Le temps, sur ce point, n'a pas modifié ma pensée. Les Odes Funambulesques ne sont plus dans la sphère de ce lyrisme joyeux qui nous a donné, par exem- ple, dans les Occidentales, nombre de poésies belles ou charmantes, interdites, par l'accent qu'elles ont, à tout autre qu'à M. Théodore de Banville, dont cet accent constitue la très précieuse originalité. Les Odes Funambulesques ont un tout autre caractère. Ce n'est plus là' du lyrisme gai, qu'il me permette de le lui dire: c'est du lyrisme dépravé... Sans doute, il faut beaucoup de talent pour dépraver son talent dans cette proportion et faire à beaucoup d'esprits illusion encore ; on n'abuse jamais de la puissance que quand on en a, et bien souvent elle se mesure à l'abus qu'on en fait. Le poëte qui a métamorphosé ses nobles Cariatides en clowns femelles dansant le cancan sur la corde lâche ou roide ou le fil d'archal de son vers, doit, il est vrai, avoir une redoutable force de versifaiseur pour lancer ses strophes à la hau- teur où elles bondissent, mais préférer ces pirouettes de mots et de Rhythme et ces enlèvements de ballon au vol cadencé et plein d'une Poésie qui doit tou- jours emporter du sentiment ou de la pensée sur ses ailes, c'est tuer en soi le poëte par le jongleur. Le bleu, ici, ce n'est plus le bleu de l'idéal ou du rêve, c'est le bleu du vide, et le poëte des Cariatides l'a dit mieux que moi :

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Pourquoi chercher ailleurs Tazur du pays bleu? Nous l'avons dans notre âme !

Or, c'est oublier qu'on a cette âme, quand on se livre avec tant de frénésie au matérialisme de cette poésie toute de forme, désossée tant elle est assou- plie, déhanchée et dévergondée comme la danse que j'ai nommée plus haut, et cela étonne d'autant plus dans M. Théodore de Banville, que ce romantique descendu de Ronsard et si souvent païen dans sa poésie :

Et ma strophe de marbre

Sait encor rajeunir la grande Antiquité!

est un spiritualiste chrétien dans ses principes et dans sa vie. Cependant, il faut le reconnaitre, tout n'est pas exclusivement gambade en ces Odes Funam- bulesques, cette orgie de mots et d'images. Ce qui revient toujours, c'est le tempérament, et le tempé- rament du lyrique joyeux revient ici grandir, à plus d'une place, les plaisanteries, les parodies, les calem- bours et les calembredaines, car M. de Banville descend jusque-là, et les relève par l'expression d'une verve poétique toujours palpitante et vibrante. Il y a, dans ces Odes Funambulesques, telles pièces qui nous font pressentir les Occidentales, ces Occidentales que l'auteur des Orientales n'aurait, certes ! pas pu écrire, le poëte funambule, qui s'était grisé d'air sur la corde do son vers, reprend son aplomb de

l'HEODOKE DE BANVILLE

Cariatide et ce tempérament gaiement lyrique dans lequel l'esprit d'Aristophane et de Rabelais se joue de Pindare, et le très étrange et très charmant poëte bouffe que voici exécute des ponts-neufs et des pots-pourris sur une harpe aux cordes d'or. sur- tout (dans les Occidentales) pleuvent de ces petits chefs-d'œuvre particuliers au génie de M. de Ban- ville, dont l'ironie, délicieusement comique, est tou- jours doublée ou triplée par le grandiose de l'expres- sion. On n'en peut indiquer que quelques-uns : Lu Pauvreté de M. de Rothschild, Soyons carres! Le Thicrs- parti, Chc:^ Monseigneur, Le Petit crevé, Leroy s'amuse. Le Budget, le Delirium iremens, etc., toutes satires dans lesquelles Juvénal-Pierrot soufflette de sa grande manche et Boileau-Arlequin fouaille de sa batte éblouissante les sottises, les vices et les ridicules du temps, et, malheureusement, sans leur faire le moindre mal.

Mais Arlequin et Pierrot, ces deux types adorés de M. de Banville, qui les unit dans sa personne poétique, Arlequin et Pierrot, ces deux innocents, doux et étincelants gouailleurs, vont disparaître de

POETE LYRIQUE

ce volume, et nous arrivons enfin au magnifique et poignant avatar du poëte, nous arrivons à ces Idylles Prussiennes que j'ai annoncées dès le commencement de ce chapitre, et qui ont fait tout à coup surgir du Banville connu un Banville qu'on ne connaissait pas. Le poëte des Funambulesques écrivait prophéti- quement à la date de 1857 0^ ^^^^^ ^^ "°"s étions alors dans le bleu) : Sommes-nous sûrs que les chevaux indomptés ne viendront plus jamais mor- dre l'écorce de nos jeunes arbres ? Eh bien , le jour cette fatalité planera sur nous, le jour se lèvera, haletant, courroucé et terrible, le chanteur d'Odes qui sera le Tyrtée de la France ou son fougueux Théodore Kerner, s'il cherche la langue de l'ïambe armé de clous dans Le Mé- nage Parisien, ou dans L'Honneur et l'Argent, il ne le trouvera pas... Eli, parbleu! on le savait bien. Mais à cette époque-là aurait-on mieux cru le trouver dans l'auteur des Odes Funambulesques ?... Et cepen- dant, il y était. Il était en puissance dans le souf- fleur de ces bulles de savon maintenant crevées! L'auteur des Funambulesques s'amusait alors à la bagatelle, comme toute la France, et cependant, quelques années plus tard, il devait être non pas son Tyrtée, hélas ! à la France, car Tyrtée condui- sait les Lacédémoniens à la victoire, mais son Ker- ner aussi, son Kerner qui rappellerait à la Prusse victorieuse la Prusse vaincue, et pour qu'il fût dit

THLODOKE DE BANVILLE

que les deux pays, analogie singulière! auraient éga- lement leurs deux Théodore.

Tel l'honneur de ce livre, et telle la meilleure gloire du poëte qui l'a écrit et dont le lyrisme, autrefois éclatant et gai, et la plaisanterie couronnée d'étoiles, avaient reçu ce coup de foudre qui leur avait courbé la tête comme à des saules pleureurs, sur les rivières du sang de la France qui coulait. Ces poésies, ces noires poésies de circonstance, appe- lées des Idylles par le poëte avec une atroce ironie, écrites, comme il le rappelle : au jour le jour du siège, quand les obus prussiens éventraient nos maisons, sont moins des hymnes qui entraînent en avant que des élégies désespérées, poinçonnant dans le cœur qu'elles déchirent des impressions qui ne doivent plus jamais s'en efflicer... Memoranda terribles (seront-ils féconds?) et pour nous, les écra- sés, et pour ceux qui nous écrasèrent! Oui! c'est de la poésie d'écrasés, que ces Idylles mœlibéennes qui rendent un si effroyable hommage de reconnais- sance au Dieu qui nous fit ces loisirs. L'accent du poëte, de' celui qui fut le doux, le bon, le gai et le pompeux Banville, y est-il assez violent et assez sombre? Est-il d'une cruauté assez implacable? La vue du sang versé lui a tourné le sien. Q.uelle pro- fondeur tout à coup dans cet Éclatant ! Quelle féro- cité dans cet Archiloque de la guerre, qui ne mord pas seulement le pied de l'homme qui l'a abattu.

POETE LYRIQUE 313

mais qui mord même le sabot de son cheval !... l-'coutez :

Il est bien las, le vieux cheval ! Apres les fêtes sans pareilles De son féroce carnaval, Il a du sang jusqu'aux oreilles.

A présent que ses durs sabots Ont piétiné dans la tuerie Et qu'il s'est soûlé de tombeaux. Il lui faudrait son écurie.

Il regarde les vastes cieux, Extasié comme un bon moine, Et lourd, immobile, anxieux. Il soupire après son avoine.

Il rêve au gazon vert du parc le flot argenté ruisselle; Mais son vieux cavalier Bismarck Sur son dos se remet en selle.

Pâle, dans le flanc du coursier Q.ue serrent ses genoux, il entre Son cruel éperon d'acier ; Il lui laboure son vieux ventre.

L'écuyer, roide et sans défaut, Qui dans les entrailles lui plante Ce fer, dit: Crève s'il le faut, Mais poursuivons l'œuvre sanglante.

Pour que nos vieux cœurs allemands Se repaissent de funérailles. Viens fouler sous tes pieds fumants Des cervelles et des entrailles.

514 THtODORF. DE EAXVILLE

Écume et déchire ton mors! Mais toujours, comme nous le sommes. Soyons des faiseurs de corps morts; Crève, mais foule aux pieds des hommes !

Est-ce assez beau, assez amer, assez brutal, assez morsure, assez haineux?... L'expression ravale et insulte, mais les sentiments, quand ils ont cette intensité, grandissent tout ce qu'ils touchent, à plus forte raison tout ce qu'ils frappent ! Le Bismarck évoqué par le poëte a, sur ce cheval rossé par la guerre, la taille historique d'Attila, et on pense à la fière parole que le Hun dévastateur disait du sien : L'herbe est courte mon cheval a passé! Et c'est si appréhendant et si maîtrisant pour notre âme, de pareils vers, qu'on ne s'aperçoit pas même des incorrections du poëte ; car il y en a ici : on ne se soûîe pas avec des tombeaux! Mais qu'est-ce qu'une éraflure sur un muscle d'Hercule?... Cette première idylle, qui ouvre les Idylles Prussiennes, donne le îa terrible de toutes les autres. En ces Idylles qui cachent des élégies, mais des élégies qui pleurent du sang, comme Le Jour des Morls, Les Femmes violées, Les Allemandes, Un Prussien mort (je ne puis pas tout citer); dans ces Idylles se rencontrent quelques notes simplement touchantes et tendres, ce qui vibre avec le plus de profondeur, c'est la haine, la haine du Prussien, et même encore plus (du moins dans ma sensation, à moi!) que l'amour de

POETE LYRIQ.UE

la France. La haine belle à force de hideur, comme la Gorgone; la haine, qui attend son moment, repliée, concentrée, se dévorant en attendant qu'elle dévore; une haine infinie, éternelle, aux yeux de tigre altéré, brûlants, toujours ouverts, voilà le doux Banville en ses Idylles, et ses Amaryllis charmantes. La haine... Je l'aime, disait Byron d'un homme. Je l'aime. Il savait bien haïr! Les Idylles Prus- siennes attestent une haine que Byroa eût aimée, car elle a une profondeur qui suffit, sans qu'il soit besoin d'autre chose, pour faire des vers sublimes. Des vers assez sublimes comme ça !

Et M. de Banville les a faits. Encore une fois, je ne puis citer et j'en suis désolé; car il faudrait citer tout. En effet, toutes les pièces de ce recueil à^Idylles sont superbes, et d'un pathétique d'autant plus grand que le désespoir y est plus fort que l'espérance; qu'il y a bien ici, à quelques rares moments, des volontés, des redressements et des enragements d'es- pérance, mais tout cela a l'air de s'étouffer dans le cœur et la voix du poëte, et on épouse sa sensation... Les hommes sont si faibles et ont tant besoin d'es- pérer, que c'est peut-être ce qui a fait un tort rela- tif aux Idylles Prussiennes de M. Théodore de Ban- ville.

Le fait est que ces poésies, d'une si mile inspi- ration, ont moins résonné dans les oreilles de tout le monde que les poésies de M. Déroulède, par

3l6 THÉODORE DE BANVILLE

exemple. Le vieil artiste, l'artiste consommé, et daiis un jet de talent le plus puissant que ce talent ait jus- qu'alors poussé, a eu pour préféré aux yeux du public un jeune homme qui a fait des vers avec son cœur, tandis qu'il en faut faire avec son cœur, avec sa tête, avec tout ce qui fait qu'on est cette Complexité admirable et mystérieuse qu'on appelle un grand poëte! M. Théodore de Banville est cette Complexité. Il n'est pas le Saint-Genest de la poésie patriotique ; il est davantage. Mais c'est toujours la même his- toire! L'art, le talent, la poésie surtout, cette Isis voilée au vulgaire, sont incompréhensibles à qui n'a ni art, ni talent, ni poésie, et c'est le gros du monde, cela! Je suis parfaitement sûr que M. Théodore de Banville n'a pas besoin d'être consolé... d'un silence que je voudrais rompre pour lui avec éclat. En lisant ses Idylles Prussiennes, j'ai complété la haute idée que j'avais de son talent poétique. Il était pour moi tête de colonne parmi les Flamboyants. Le voici, à présent, tête de colonne parmi les Profonds.

J . Barbey d'Aurevilly. Les Œuvres et les Hommes. Les Poètes. (1889. chez A. Lemerre.)

POETE LYRIQUE 3I7

Par Jules Tellier

T,

HÉO0ORE DE Banville n'est sûrement pas un de nos contemporains : c'est un Grec, ou mieux encore un homme de la Renaissance, égaré dans notre époque positive et triste. Aussi a-t-il eu, tout compte fait, peu d'influence. Ses disciples, Glati- gny, Silvestre, Tailhade, La Villehervé, La Tailhède, forment une sorte de petit groupe isolé au milieu de nos poëtes. >L Leconte de Lisle a été bien mieux compris et bien plus suivi. C'est que celui-là est un contemporain. Quelque soin qu'il prenne de nous dérouter, si fort qu'il afllecte de se désintéresser de nous, et quelque persistance qu'il mette à ne nous

THEODORE DE BANVILLE

entretenir que de Çunaçépa*, de Daçaratha**, ou des Mavromiklialis***, nous le reconnaissons pour un homme de ce temps à son amertume, à sa phi- losophie révoltée et blasphématoire. Mais qu'a de commun avec nous M, de Banville ? Il n'a rien senti de nos inquiétudes et rien connu de nos maux. Notre âme lui est restée étrangère. Il a, lui, l'âme d'un enfant ou d'un dieu. L'univers lui apparait comme une immense et splendide féerie. Il ne voit pas les innombrables laideurs des choses, et il n'est pas frappé de l'infinie cruauté de la nature. Il trans- forme et apothéose **** tout, et il chante inépui- sablement l'ivresse de vivre dans ce monde enchanté qu'il imagine.

S'il est de son temps en quelque chose, c'est en ceci seulement que le spectacle même de notre tris- tesse a pu l'affermir dans son parti-pris de voir tout en beau. Et sans doute encore, observant comme chacun autour de lui s'attribuait une mission, et se disait dépêché ici-bas par un décret nominatif de l'Éternel, il s'est cru une mission lui aussi, celle de nous consoler et de nous arracher à nos idées noires. Il l'a dit un jour en termes magnifiques :

* Poèmes Antiques. *' Poëmes Antiques. *** Poëmes Tragiques.

•**• Le mot est de Baudelaire, dans son étude sur M. de Banville.

POFTE T-YRIQUr

Sans repos je me suis voué

Au dessein d'embraser les âmes.

Peut-être ai-je encor secoué

Trop peu de rayons et de flammes...*

Ce scrupule, il était bien le seul à l'avoir. Secouer plus de rayons et de flammes qu'il n'avait fait! Il semblait que la chose fût impossible. M. de Ban- ville a pourtant accompli ce miracle, en un poëme récent. Le Forgeron, un chef-d'œuvre, et, je crois, son chef-d'œuvre.

Le Forgeron est un poëme dramatique. Ce forge- ron est Vulcain. La scène se passe sur l'Olympe, et les acteurs sont uniquement des dieux et des déesses. Sont-ce bien les dieux et les déesses des Grecs ? Sans doute. Seulement, M. de Banville les a, comme disait un jour Jules Lemaître, polychromes **. Et puis, il me semble qu'il y a, çà et là, dans le poëme, des choses peu antiques. S'il ne manque pas de vers directement inspirés d'Homère, il s'en

* Odes Funambulesques.

" Les Contemporains, i" série.

THKODORE DE BANVILLE

trouve aussi dont Homère, ou tout autre ancien, eût pu difficilement avoir l'idée, Qiiand Vénus raille la mine fatale d'Apollon et de Bacchus, je crains que cette Vénus-là n'ait lu Antony et Marion; et quand elle ajoute:

Attendez-vous

Qu'au nom de cette faim, si prompte à m'implorer. Je vous donne à tous deux mon cœur à dévorer?

j'ai peur que ces façons de s'exprimer ne soient moins grecques qu'espagnoles ou italiennes. Ajoutez que ces dieux sont bons prophètes: ils se prédisent l'un à l'autre le christianisme, les chemins de fer, les ballons dirigeables, et que sais-je encore? Mais le charme du poëme est tel, qu'on passe à l'auteur ces choses, et qu'on lui en passerait bien d'autres. Ce charme, j'aurai bien du malheur si une analyse (aussi brève que possible) entremêlée de citations (aussi longues qu'il se pourra) ne le fait pas sentir, au moins en partie.

Les dieux ont vaincu les Titans, amis des hommes. Ils régnent désormais sans conteste, et, du haut de leur Olympe, tyrannisent la nature. Le dernier des Titans, l'Amour, fils de la Nuit, a été enchaîné par Jupiter sous l'Œta. Les dieux se félicitent. Mais Mercure entre, et annonce que l'Amour a fui :

Dans la lumière, par sa grande ombre assiégée, Il s'évadait, suivant toute la mer Egée.

POETE LYRIQUE 3 21

Les hommes s'effrayaient de ses ailes de feu Dont l'or vertigineux flamboie, et lui, le dieu, Volait, épouvantant les regards des peuplades Qui vivent près de nous dans les belles Cyclades...

L'Amour est ainsi arrivé devant Cythère, Là, il a jeté du sang de ses blessures dans la mer, et de ce sang est née une Titane d'une merveilleuse beauté (Vénus). Jupiter irrité ordonne qu'on lui amène la fille de l'Amour.

Après l'avoir menacée, il s'apaise et lui accorde de rester dans l'Olympe à condition qu'elle ait choisi un mari avant le soir. Qui prendra-t-elle? Elle veut un dieu qui se soit signalé par son amour des hommes. Bacchus et Apollon se présentent. Bacchus se vante de guérir tous les maux des mortels avec la Coupe, qu'a ciselée pour lui Vulcain :

Celui que le puissant Jupiter exila Et qui modela, puis fondit et cisela Divinement la Coupe à la courbe immortelle, C'est le dieu de Lemnos, qui forge et qui martèle. C'est lui, Vulcain, dont le grand cœur s'est réjoui De parer sa corolle ouverte...

Apollon, lui, se vante de faire oublier à l'homme tous ses ennuis avec la Lyre :

En elle sont la joie et le sanglot amer

Et le tumultueux murmure de la mer.

Elle a dompté les loups. Elle a bâti des villes

Quand les hommes mortels formaient des troupes viles

41

322 THEODORE DE BANVILLE

Et servaient de pâture offerte aux crocs sanglants

Et, pareils aux pourceaux hideux, mangeaient des glands.

J'ai la Lyre, par qui tout est orgueil et fête,

Et c'est Vulcain, le dieu de Lemnos, qui l'a faite...

Et Vénus hésite. Diane et Pallas viennent l'en- gager à conserver sa chasteté, à ne pas se laisser souiller par les embrassements d'un mortel ou d'un dieu. L'une exalte sa vie de chasseresse:

Je vis mêlée avec l'horreur des bois,

Et toujours mon grand Arc, parmi les feuilles sèches, Au but que j'ai choisi fait s'envoler mes flèches. Car Vulcain de Lemnos, l'ouvrier diligent, Sur sa pesante enclume en a courbé l'argent.

L'autre célèbre ses plaisirs de guerrière:

Quelquefois l'airain d'un javelot,

Fendant les airs, m'effleure avec sa dent vorace, Mais qui pourrait trouer ma brillante Cuirasse? Elle brave la hache et brise le couteau ; Vulcain l'a façonnée avec son lourd marteau...

Mais la Titane ne se laisse pas convaincre. Jupi- ter alors se met lui-même sur les rangs. Il a, lui, mieux que la Coupe, et la Lyre, et l'Arc, et l'Épée : il a la Foudre; et c'est Vulcain, son fils, qui l'a faite pour lui. Mais la Titane ne veut pas du tyran. Et elle hésite toujours.

Cependant, ce nom de Vulcain, revenant sans cesse, a intrigué Vénus. Quel est donc ce merveil- leux ouvrier qui a fait tant de choses et qui ne se

POETE LYRIQUE 323

montre point? Mercure consent à satisfaire sa curio- sité en l'amenant dans la forge de Lemnos. Là, le grand forgeron dit à Vénus sa solitude, sa tristesse, son labeur. Il lui dit aussi son remords d'avoir cloué Prométhée sur le Caucase, et son amour pour les hommes, et comment il a inventé pour eux les arts du feu. Et Vénus le plaint et l'admire, mais elle n'est pas encore conquise, car elle le croit indiffé- rent. Vulcaiu la détrompe : il l'a vue sortir de la mer, et il l'admire depuis lors. Mais pour prouver son amour il n'a point parlé: il a agi. Il vient d'in- venter pour elle les joyaux. Il les étale devant Vénus, et elle est éblouie :

Triomphe de la femme, ornements, pierreries !

O gemmes, diamants, joyaux, flammes fleuries!

Tant que nos cheveux d'or et nos yeux brilleront,

Vous chanterez ainsi la gloire d'un beau front

Et nos bras et nos cous de neige et tous nos charmes

Et vous serez toujours mon trésor et mes armes.

Et l'amour et la joie immense du ciel bleu !

Cependant le soir est venu. Jupiter rappelle à Véuus son ordre.

JUPITER.

Déjà la grande Nuit, échevelée et nue, Laisse trainer là-haut ses voiles sur la nue. Et descend sur le Pinde et sur le Cithéron. Qui prcnds-tu pour mari, Vénus?

VÉNUS.

Le Forgeron !

324 T}Il£ODORE DE BANVILLE

Elle épouse Vulcain, en effet. Et cela symbolise l'union de la Beauté avec le Travail et le Génie. Notez que si Vulcain est le Génie, Vénus le trom- pera avec Mercure (l'Adresse sans scrupules), avec Mars (la Force sans esprit) et avec bien d'autres encore. Mais le poëte, très optimiste, ne se décon- certe pas pour si peu. Faisons comme lui, et ne creusons pas trop le sens de son oeuvre. Quelle mer- veille d'ailleurs, pour la poésie, et la versification, et l'esprit! Je ne crois pas que M, de Banville eût encore rien écrit d'aussi complètement admirable, d'aussi harmonieux et parfait que ces cent pages. Tous les vers sont ou très beaux ou très jolis; toutes les scènes sont ou grandioses ou charmantes; et jamais poëte n'a tour à tour élevé et baissé le ton avec une si surprenante aisance. Comme toutes ces allusions à Vulcain, qui éveillent peu à peu la curio- sité de Vénus, sont habilement ménagées et variées! Quelle grâce et quelle finesse dans les conversations de Vénus avec Bacchus et Apollon, et avec Jupi- ter, et avec Mercure ! Quelle exquise et lumineuse idée que de montrer la femme à demi indiftérente au Génie tant qu'elle le croit indifférent à elle, et ne se laissant tout à fait séduire par lui que lors- qu'il s'est mis au service de sa coquetterie ! Et tout cela, qui forme un magnifique et délicieux poëme, ne forme-t-il pas en même temps une excellente comédie? Avec ses trois parties (la naissance de

POETE LYRIQUE 325

Vénus et son introduction dans l'Olympe, puis ses hésitations à choisir un mari, et enfin la façon dont elle se décide pour Vulcain), n'est -elle point, cette comédie, d'une construction très savante à la fois et très simple, comme celles des Grecs? et y a-t-il un public qui pourrait n'en pas être ravi? Vous verrez cependant que nul directeur ne la jouera. Si après tout ce n'est pas du théâtre que cela, tant pis pour le théâtre. Et contentons-nous de parler du Forgeron en tant que poëme, puisque aussi bien M. de Banville ne lui donne pas d'autre nom.

II

Ce qui frappe tout d'abord dans la poésie du For- geron, c'est que l'influence de Hugo s'y remarque à toutes les lignes. Elle a toujours été très sensible dans l'œuvre de M. de Banville; elle l'est ici, ce me semble, bien plus que partout ailleurs. (L'obser- vation n'est point pour déplaire à qui s'est toujours fait gloire du titre d'élève du poëte de la Légende des Siècles.) Cette idée de faire des dieux de l'Olympe de cruels usurpateurs et de prendre contre eux le parti des Titans, est une idée de Hugo * (qui l'avait

Légende des Siècles, série (Entre Géants et Dieux) .

326 THÉODORE DE BANVILLE

empruntée à Eschyle); et certains développements du Forgeron sont inspirés visiblement de ceux de la deuxième Légende. Quand M, de Banville fait, comme j'ai dit, prédire les chemins de fer dans l'Olympe, il reprend une assez étrange idée du Satyre* ; et ce n'est point l'idée seule qu'il reprend, mais les vers aussi qu'il imite, de plus près qu'on n'a coutume. Enfin, le poëme est rimé, si l'on peut dire, en rimes de Hugo (cavernes. Averties; lions, rébellions). Et l'on y rencontre aussi la plai- santerie énorme du vieux maître, par exemple, quand, à Jupiter qui se vante, Vénus répond : J'en- tends, prenez mon aigle! ou quand encore elle lui dit:

D'autres vierges alors te feront délirer;

Tu les illustreras, et moi, pour éclairer

Ces nobles jeux, tandis que tomberont leurs voiles,

Si tu veux, je tiendrai dans mes mains des étoiles.

(Mais il faut vite ajouter qu'il y a dans Le Forgeron des plaisanteries d'une autre qualité, toutes légères et charmantes, et qui ne rappellent c^u^ Amphitryon.) Quoi donc? Ce qu'il y a toujours eu en M. de Banville d'imitation de Hugo se serait-il avec le temps si bien accentué, et comme mis à nu, qu'en nous donnant aujourd'hui son chef-d'œuvre, il ne nous donnât qu'un très beau pastiche? Non, sans

* Légende des Siècles, i^<^ série.

POETE LYRIQ.UE 327

doute. Aux moments M. de Banville suit de plus près Hugo, il produit cependant une impression toute différente. Et j'en vois des raisons de deux sortes, les unes de fond et les autres de forme, pour user d'une antique division, naïve et com- mode.

D'abord, si Hugo et M. de Banville sont tous deux optimistes, l'optimisme est chez le second bien plus facile et naturel que chez le premier. Hugo a tou- jours été tourmenté par le problème du mal. Au fond, je crois bien qu'il savait que la vérité était triste; mais il avait besoin de se le dissimuler; et il a dépensé pendant soixante ans une énorme puis- sance de volonté à se faire illusion sur tout et sur lui-même, et à voir les choses autrement qu'elles n'étaient. Il faisait sortir de lui (au prix de quel travail et de quelle tension d'âme!) un nuage qui lui cachait le monde réel. Il se doutait de ce qui était derrière, et il en avait peur. Il a voulu entre- tenir son nuage jusqu'à la dernière heure; il y est parvenu, et il est mort sans avoir vu le vrai en rien.

528 THÉODORE DE BANVILLE

Cela est beau. Aussi la lutte et l'effort se sentent partout dans son œuvre, et c'est entre autres choses par cet effort et cette lutte qu'elle reste grande et humaine, en dépit des jeunes gens d'aujourd'hui qui n'y veulent voir que de la rhétorique. Car, si la réalité est stupide et cruelle, il est bien sans doute de la maudire; mais ce peut être une protes- tation plus grande encore de la nier, et de se refuser à en tenir compte.

M. de Banville, lui, ne s'efforce point du tout à être optimiste. Le nuage merveilleux qu'il a autour de lui, et à travers lequel toutes choses se transfi- gurent, il n'a nul besoin de l'entretenir, et il vou- drait l'écarter qu'il ne le pourrait pas. Il n'aperçoit rien que de noble et de beau. Toutes les plus belles choses de ce monde, l'aurore, le soleil, les roses, il s'en émerveille avec la candeur des hommes primi- tifs. Et les choses moins belles, il ne les voit point en elles-mêmes, mais, sous son regard enchanté, elles viennent se perdre et se fondre dans les choses belles souverainement qu'elles rappellent et dont elles ne sont qu'une forme inférieure. Pas de poésie qui contienne moins de nuances que la sienne, et qui donne une idée moins précise de l'infinie variété des phénomènes. Il a des simplifications hardies. Il ne peint le plus souvent, si j'ose dire, les objets que par leurs aboutissants. Pour lui, tous les blancs se ramènent à la neige ou au lys, tous les rouges à

POETE LYRIQUE 329

la pourpre et tous les bleus à l'azur. Veut-il décrire une femme endormie?

Éros la vit ; il vit ces bras que tout adore,

Et ces rougeurs de braise et ces clartés d'aurore *.

Et cela ne ressemble plus guère à une femme; et cela est divin.

Mais les choses ternes ou laides? Il ne les voit point, ou bien il les voit éclatantes et merveilleuses Aussi. Il est persuadé que la peinture de M. Puvis Je Chavannes est vermeille.

Les décors malins et vermeils Étaient de Puvis de Chavannes **.

Et c'est le plus naturellement du monde qu'il s'écriera devant un mendiant:

C'est le mendiant, fils de gueux, qui s'extasie De voir briller l'aurore en son riche appareil, Et qui sur ses haillons, comme un prince d'Asie, Porte superbement un habit de soleil '**.

Il vit, comme Hugo, dans un mensonge immense; mais ce mensonge est involontaire et inétudié, et par sa poésie produit une grande impression d'al- légresse et de joie. Et c'est un oubli profond de

Les Exiles. " Rimes dorées. "'Les Exilés.

42

330 THÉODORE DE BANVILLE

toutes les misères que nous donne le grand artiste, rien qu'en jetant sur sa toile

Un grand triomphe heureux d'animaux et de fleurs... *

Puis, le vers même de M, de Banville est, malgré les imitations, très différent de celui de Hugo. Il est ici plus dégagé qu'il ne fut jamais. Il admet çà et l'hiatus; il se passe souvent tout à fait de la césure traditionnelle. Les romantiques voulaient, tout comme les classiques, qu'on s'arrêtât, en lisant leurs vers, au sixième pied; seulement, ils n'y arrê- taient pas le sens avec le rhythme, et ils tiraient de des effets. Nos décadents n'arrêtent, souvent, au sixième pied, ni le sens ni le rhythme; ils divisent leurs vers non plus en deux, mais en trois groupes de syllabes égaux ou inégaux. Des deux systèmes, quel est celui de M. de Banville? Je sais bien que, comme théoricien, il admet le vers trimètre; mais je crois qu'en pratique, il ne césure pas son vers d'une façon très simple et racinienne, il ne tient pas qu'on le césure du tout, ni qu'on en accentue aucun endroit en particulier. Pas de vers, en effet, qui retiennent et arrêtent moins que les siens. Ils ont je ne sais quoi de rapide et de fluide. Les énu- mérations, par exemple, dans Hugo et Leconte de Lisle, nous accrochent à chaque mot, pèsent et

* Le Forgeron.

POETE LYRIQUE 33I

appuient sur tous les détails. Celles de M. de Ban- ville nous font comme glisser mollement d'un nom à l'autre. Lisez ces vers du Forgeron :

On dirait que du âot caressant de la mer, A travers l'Arcadie heureuse et l'Achaïe Et l'Étolie et la Phthiotide éblouie... *

OU ceux-ci encore :

Il volait au-dessus d'Andros, l'île aux doux vins

Que Bacchus a foulée avec ses pieds divins ;

Au-dessus de Ténos que le zéphyr etHeure,

Et de cette Délos qui flotta jusqu'à l'heure

ta l'attachas dans la mer, solidement.

Avec de durs liens tissés de diamants ;

Il volait au-dessus de Paros, s'agrège,

Dans le mont Marpessa, le marbre au flanc de neige ;

Au-dessus de Naxos, dans les vents apaisés

les rugissements se mêlent aux baisers;

Et, comme un noir troupeau sur les cimes ardues,

Les îles sous son vol s'enfuyaient éperdues **

Et dites s'il est possible à la fois d'imiter plus Hugo et de le rappeler moins.

La versification de M. de Banville est, comme sa vision du monde, heureuse et facile. Et elle con- tribue à entretenir et à redoubler l'impression de joie que donne sa poésie. Même quand ses person- nages sont censés souffrir, ils le disent de façon

* Le Forgeron. " Le Forgerou.

332 THÉODORE DE BANVILLE

si charmante, si souple et si aisée, qu'on n'est point autrement affligé de leur souffrance. N'a-t-on pas envie de sourire en écoutant cette plainte de Mercure r

Ne me refuse pas. Car si tu me refuses, Pleurer, silencieux, dans les ombres confuses, Tel est le sort cruel je me réduirai...*

La ductilité du rhythme ne produit pas seule cette impression heureuse; la limpidité de la langue et du tour y est aussi pour quelque chose. On n'a peut-être pas assez remarqué que très souvent (non toujours) M. de Banville écrit et construit ses phrases, en vers, absolument comme il ferait en prose. Il peut se passer de l'inversion et de toutes les licences (et c'est pourquoi il les a proscrites si durement**). Beaucoup de ses pages sont à la fois d'un très grand élan et d'un très grand naturel. Il chevauche Pégase, et le mène plus haut qu'aucun autre; et pourtant son allure garde, Dieu sait comme! quelque chose dcpedestris.]e recommanderai, comme exemples de cette manière, qui est sans doute la meilleure du poëte, La Prophétie de Calchas, du Sang de la Coupe; la Penthésilée, des Exilés; et tout Le Forgeron. Vraiment, M. de Banville fait songer, par certains côtés, à un Ovide bien supérieur. Il a eu la préco- cité du poëte latin (il publiait ses Cariatides à dix-

* Le Forgeron.

** Petit traité de poésie française.

POETE LYRIQUE 535

huit ans). Il en a aussi la fécondité, la fluidité, la prolixité, mais non le lâché ni le prosaïque. Et n'est-ce pas en définitive son originalité parmi les poètes, et ce qui l'égale aux plus grands, d'avoir t'ait des vers qui sont si faciles en restant si lyri- ques, et d'être, si l'on peut dire, à la fois un Ovide et un Pindare ?

IV

Ces grands noms que je viens d'écrire, je ne les retirerai pas. Qu'on ne m'objecte point ces merveil- leuses Odes Funamhulesques, et qu'on n'en prenne point texte pour réduire leur auteur au rang des clowns. Cette poésie-là aussi est bienfaisante et con- solatrice à sa façon. Le Clitandre de L'Amour méde- cin mène à sa suite des musiciens et des baladins dont il se sert pour pacifier avec leur harmonie et leurs danses les troubles de l'esprit. M. de Banville a voulu employer le même procédé pour nous i:;uérir. Nous lui avons été bien peu reconnaissants. Nous en avons profité pour affecter de ne plus le prendre au sérieux. Nous ne respectons que ceux qui- nous ennuient.

334 THEODORE DE BANVILLE

Et qu'on ne me dise point non plus que, funam- bulesque ou olympienne, une poésie sans pensée n'est qu'un jeu puéril. Car je me sens envie de répondre : Mais c'est la pensée bien plutôt qui est un jeu puéril, puisqu'elle ne mène à aucune certitude et qu'elle est finalement affligeante ! La pensée est une chose sotte et triste comme l'homme dont elle est le privilège; le rhythme est une chose noble et grande, et participe à la dignité des forces naturelles dans lesquelles il est répandu. Ces forces ne pensent pas à noire façon. Un bois qui mur- mure n'a aucune idée, et n'est pas plus puéril pour cela; il y a dans son murmure quelque chose de divin. Il y a quelque chose de divin aussi dans le don de parler pour ne rien dire, au degré le pos- sèdent certains poètes. Dès qu'on ne reconnaît point dans une série de paroles le jeu des ressorts ordi- naires du cerveau humain, il faut bien qu'elles vien- nent, non de l'homme, mais de quelque chose d'autre et de mystérieux. De la vénération des Arabes pour les fous. Dans un fou, c'est l'inconnu qui parle; dans certains poètes aussi. Seulement, les mots sans suite qu'ils prononcent sont chez les uns joyeux et chez les autres tristes. Les uns ont en eux un bon démon, comme M. de Banville, et les autres un mauvais, comme Verlaine ou Mallarmé. Il faut craindre les seconds, et honorer pieusement les pre- miers. — Mais je vais à l'excès; et il serait aisé de

POETE LYRIQUE 335

me réfuter. J'aime mieux féliciter tout bonnement notre siècle, qu'on dit si vieux, d'avoir produit un poëte aussi jeune que M. de Banville, et M. de Ban- ville lui-même, de nous donner encore, au terme d'une longue carrière, une œuvre aussi jeune que Le Forgeron.

Jules Tellier. Nos Poètes. (1889. Chez H. Lecène et H. Oudin.)

TABLE

LES EXILES

l'H.-.A.. S

L'Exil des Dieux 9

Les Loups 17

Le Sanglier 20

Hésiode 22

L'Antre 25

' ' 1^ 27

>^— 50

Tueur de Monstres . 32

La Mort de l'Amour 34

Roland 37

Penthésilée 40

La Reine Oniphalc 45

45

33«

L'Ile ^i

Dioné 5 5

La Cithare 58

Une femme de Rubans •72

L'Éducation de l'Amour 86

Érinna ^^

La Source, A Ingres 104

Les Torts du Cygne iio

Le Pantin de la petite Jeanne 113

A ma Mère 116

Au Laurier de la Turbie 118

Chio 120

A Georges Rochegrosse 122

Le Berger 125

La Fleur de Sang 127

Hermaphrodite 130

Le cher Fantôme 131

L'Ame de Célio 138

La belle Aude 150

Rouvière 154

L'Aveugle 158

L'Attrait du Gouffre 160

Les Forgerons 162

A Auguste Brizeux 165

Celle qui chantait 169

Amédine Luther, A madame Anna Luther 172

L'Enamourée 178

Les Jardins 180

A Théophile Gautier 182

Baudelaire 185

La bonne Lorraine 188

339

A George SanJ 192

La Chimère 196

A Elisabeth 198

A la Muse 203

Le Festin des Dieux 204

LES TXI'MCESSES

Au Lecteur 215

Les Princesses 217

L Sémiramis 219

II . Pasiphaé 221

III. Omphale 223

I V . Ariane 22;

V. Médée 227

VI. Thalestris 229

VII. Antiope 231

VIII. Andromède 233

IX. Hélène 235

X. La Reine de Saba 237

XI. Cléopâtre 239

XII. Hérodiade 241

XIII. Messaline 243

XIV. Marguerite d'Ecosse 245

XV. Marie Stuart 247

XVI. Marguerite de Navarre 249

XVII. Lucrèce Borgia 251

XVIII. La Princesse de Lamballe 253

340

XIX. Madame Tallien 255

XX. La Princesse Borglièse 257

THÉCVDO'llE 'Dl: 'B^'-MVILLl:

l'OËTH I, VRICiUH

I. Par Théophile Gautier 261

II. Par Charles Baudelaire 268

III. Par Sainte-Beuve 280

IV. Par J. Barbey d'Aurevilly 501

V. Par Jules Tellier 317

Paris. Imp. A. I.emerre. 2;, rue des Graiids-Augustins.

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PQ Banville, Théodore Faullain de

2187 Les exilés

E9

1890

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