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LES FLAVY.

IMPRIMERIE DE E. DL'VERGEP. , rUK DE VERNEUIL, Tt" 4.

LES FLAVY

ROMiN DU XV^ SIÈCLE,

Madame DE BAWR.

TOME PREMIER.

^1

PARIS

LIBRAIRIE DE H. FOURNIER JEV>E,

26, RUE DES PETITS-AUGUSTINS.

1858

CABINET DE LECTURE.

LiDraine aiiciemie el moderne

E.DESBOis&Fiis

,R ue Huque rie,70 - B QRDE Alg.

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University of Ottawa

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LES FLAVY.

CHAPITRE PREMIER.

Il est au fond des cœurs je ne sais quel désir De voir le malheureux que la mort va saisir, D'épier sur son front sa dernière pensée ; Et près de l'échafaud cette foule entassée, Qui peut-être le plaint sans vouloir le sauver, Fixe les yeux sur lui comme pour observer, Dans ces traits convulsifs règne la souffrance. Ce qui reste de l'homme à qui perd l'espérance.

AKCEI.OT.

Par une des plus chaudes journées du mois de juin 1429, la plupart des habitants de Coni- piègne venaient de déserter leurs maisons pour se porter sur !a grande place de la ville. Des

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hommes , des femmes, des enfants, bravant les rayons du soleil de midi qui dardait sur leur tête, se pressaient autourd'unécliafaud qu'on venait de dressera la hâte. Tous attendaient im- patiemment l'horrible jouissance d'assister à un supplice , et peut-être nul d'entre eux ne songeait-il qu'à cette époque sanglante de no- tre histoire la corde ou la hache du bourreau menaçait aussi bien toutes les têtes que le glaive des hommes d'armes.

On allait pendre deux malheureux dont le plus grand crime était de ne pouvoir se réclamer d'aucun capitaine connu; car, à vrai dire, leurs méfaits ne différaient en rien de ceux que se permettaient impunément chaque jour les gens de guerre qui compo- saient les armées anglaise, française et bour- guignonne , auxquelles la France était alors livrée. Si ces deux pillards eussent marché sous la bannière du duc d'Yorck , de Xain- trailles ou de Jean deLuxembourg, leurs torts, qui se réduisaient au vol dequclques bestiaux,

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ne les auraient point conduits à la potence; mais faisant partie d'une troupe peu nom- breuse, qui depuis un mois dévastait les envi- rons de Compiègne sans qu'on pût la saisir, et même la joindre dans ses expéditions subites et nocturnes, ils avaient eu le malheur d'être atteints dans une ferme, au moment ils débarrassaient l'étable de trois vaches qui s'y trouvaient encore. Surpris par un détache- ment d'Angiais, plusieurs s'étaient échap- pés, à la faveur de la nuit. Les deux plus braves avaient tenu bon longtemps; enfin, vaincus par le nombre, ils avaient été garrot- tés, amenés à Compiègne, sur-le-champ le capitaine anglais , jugeant en dernier res- sort, et de son autorité privée, venait de les condamner au gibet.

A midi , heure indiquée pour l'exécution , un murmure général annonça l'approche des deux infortunés , qui voyaient le soleil pour la dernière fois. La foule s'ouvrit pour leur faire passage. Ils marchaient entourés d'une

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vingtaine d'archers anglais et précédés du bourreau. Ils avaient la tête nue , les mains liées derrière le dos , et tous deux étaient vêtus d'une sorte de casaque que les gens de guerre à pied, nommés piqiienaircs , por- taient alors sur le haubert léger.

Rien n'annonçait cependant qu'ils appar- tinssent à l'un ou à l'autre des partis qui déchiraient le royaume ; car on n'aperce- vait sur leurs habits ni la croix de Saint- André ni la bande blanche des Armagnacs. La figure de celui qui s'avançait le premier était féroce et repoussante, et, quoiqu'il fût très pâle , sa vue ne put inspirer aucun in- térêt à la multitude qui couvrait la place. Il n'en fut pas de même de son compagnon. Agé de vingt-quatre ans au plus, celui-ci joignait à une taille athlétique des traits agréables et réguliers; il portait la tête haute, mais ses grands yeux pleins de feu n'annon- çaient à ce moment suprême ni aucune impudence ni aucune terreur : il semblait

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au confraire que ses regards assurés n'er- raient sur la foule que pour y rencontrer le regard d'un ami. « C'est Chariot ! c'est Char- lot Boissard! s'écrièrent aussitôt plus de cent voix. Comment se trouve-t-il ici ? Quel malheur pour sa pauvre mère qui n'a plus d'autre enfant! Pauvre Chariot! pauvre gar- çon ! » disait on de toutes parts.

A ces témoignages de pitié unanime le malheureux jeune homme répondit par un sourire triste et bienveillant ; mais la cou- leur de ses joues resta la même, et la fer- meté qu'il montrait ne parut aucunement ébranlée.

- Tel était cependant l'intérêt qu'il inspi- rait à tous que les yeux fixés sur lui seul ne se détournèrent point, même à l'instant son compagnon passait de ce monde dans l'éternité. Son tour était venu ; d'un pas ré- solu il moulait déjà sur l'échafaud. « Arrê- tez ! arrêtez ! s'écria un jeune chevalier qui, perçant la foule, courut au chef des ar-

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chers. 11 faut absolument que je parle à cet liomme. »

L'Anglais, qui reconnut le commandant d'une troupe bourguignonne arrivée de la veille à Compiègne, fit signe au bourreau de suspendre. « A votre bon plaisir , sire de Flavy , dit il. Je souhaite que le drôle vous en dise plus qu'il n'a voulu nous en dire , car son compagnon et lui n'ont pas desserré les d' nts depuis hier soir; mais faites , je vous prie, que nous en finissions le pins lot possi- ble. » Après avoir dit ces mots l'archer fit descendre le malheureux patient et le laissa près du chevalier, ayant soin de ranger sa troupe autour d'eux de manière à former un lar2:e cercle.

« Ne me reconnais-tu pas, Chariot? dit le jeune chef bourguignon, d'un air attendri.

Vous êtesbien grandi depuis dix ans sans doute, sire Regnaull; mais dès que vous avez paru j'ai remercié Dieu qui m'accorde avant de mourir la joie de revoir un Flavy, et

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celui que ma mère a nourri de son lait, celui qu'elle n'oublie ni matin ni soir dans ses prières,

La bonne Marthe vit-elle donc toujours à Vertbois? demanda le chevalier.

Oui, si le chagrin ne l'a pas tuée ce matin ; car elle sait sans doute que j'ai été pris.

Par quel malheureux sort es-tu tombé dans les mains des nôtres? Comment as-tu quitté mon oncle ?

Parlez bas, reprit le jeune homme ; ces gens-ci ne savent pas à quelle bannière j'ap- partiens; ils me pendent comme un simple voleur de vaches. Il est bien vrai que j'ai à me reprocher plus d'une expédition de ce genre; il fallait bien nourrir ma troupe, et nous payons pour tous , moi et ce pauvre Jacques , qui fait une si triste figure , ajouta-l-il en regardant l'échafaud.

Ta troupe ! Es-tu donc chef de bande?

J'en aurais long à vous conter si les

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Goddam m'en donnaient le temps ; mais ils sont plus pressés que moi. Maintenant qu'ils n'espèrent plus me faire jaser, il faut bien que les comptes se règlent entre nous. J'ai perdu la partie, je paie, c'est fortune de guerre. Pauvre fortune, ajouta-t-il avec un triste sourire, que d'être pendu à vingt- quatre ans sur la place de sa ville natale !

Tu ne le seras pas, lui dit le jeune che- valier avec feu, ou je n'aurais aucun crédit sur le capitaine anglais, et j'ai tout lieu de penser le contraire. Laissons-leur croire que tu viens de me faire quelques révélations im- portantes, afin que j'obtienne le temps né- cessaire pour joindre lord Hackson. Je vais leur parler. Surtout , garde à toi de me dé- mentir en rien. »

Il s'approcha des archers : « Cet homme sait des choses qu'il nous importe de con- naître , dit-il; tandis que je vais rendre compte à lord Hackson de mon entretien avec lui, contentez-vous de le retenir étroi-

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tement sur cette place , jusqu'à ce que nous ayons décidé de son sort.

Et l'ordre quej'ai reçu pour que les deux

gaillards soient expédiés le plus tôt possible? répondit l'archer.

Je prends tout sur moi, reprit Regnault de Flavy; avant un quart d'heure le gouver- neur vous fera savoir ses intentions. »

L'Anglais, quoiqu'un peu contrarié de tous ces retards, s'inclina sans dire un mot de plus ; car le jeune chevalier, outre son rang dans l'armée du duc de Bourgogne, avait encore l'avantage d'être filleul de ce prince et son protégé reconnu. Or, le temps n'é- tait plus les Anglais croyaient pouvoir garder la France sans l'appui de Philippe , le duc de Bedford régent disait que le duc de Bourgogne pourrait bien s en aller en Angleterre boire de la bière plus que son saoul! Les affaires du roi légitime s'amélio- raient chaque jour. Depuis trois mois un secours inattendu, d'autant plus puissant

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qu'on le croyait envoyé du ciel, ramenait sous la bannière de France les combattauts et la victoire, Jeanne la Pucelle , cette sim- ple fille sortie du village de Domreaiy, s e- tait déjà acquis autant de gloire que les plus vaillants chevaliers. Son nom seul portait la confiance dans l'armée française , la terreur dans les rangs anglais. Orléans se trouvait délivré, Jargeau, Meung, la Ferté-Hubert , Beaugency étaient repris, et la bataille de Patai venait de livrer comme prisonniers les plus célèbres capitaines de l'armée anglaise, tels que lord Talbot, lord Scales, lord Hun- gerford et beaucoup d'autres. Dans de pa- reilles circonstances, ie régent anglais ne reconnaissait que trop combien lui était né- cessaire la puissante assistance du duc de Bourgogne. Il venait d'envoyer de Paris à ce prince une ambassade solennelle pour le presser de venir le joindre avec tout ce qu'il pourrait rassembler de forces; en attendant, le peu d'hommes de guerre bourguignons qui

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se trouvaient encore mêlés avec l'armée anglaise étaient traités comme des amis dont on a besoin , et les ordres étaient donnés partout pour qu'on leur témoignât les plus grands égards.

Regnault de Flavy, instruit de tous ces détails , en tirait l'heureux augure qu'il ob- tiendrait la grâce de son frère de lait. Après avoir jeté sur Chariot un regard plein d'es- pérance , il prit d'un pas rapide le chemin du château royal de Compiègne. En bâtis- sant cette belle demeure le saint roi Louis était loin de prévoir sans doute que, deux cents ans plus tard, un simple capitaine du roi d'Angleterre viendrait s'y loger en maî- tre ; mais tel était le fruit des discordes civiles, tel était l'effet de la haine d'une femme pour l'enfant sorti de son sein , que le fils d'Isabelle de Bavière et de Charles VI ne pouvait plus reposer dans les palais de ses pères, et que la chambre du roi de France à Compiègne était alors habitée par

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lord Thomas Hackson , que le duc de Bed- ford avait commis nouvellement au gouver- nement de la ville et des environs.

Le lord se promenait sur le perron, causant avec un bourgeois quand il aperçut notre jeune chevalier; il s'avança aussitôt vers lui de l'air le plus amical. « Je suis charmé de vous voir, sire de Flavy, dit-il en lui serrant la main ; j'espère que vous êtes satisfait des lo- gements que j'avais fait préparer pour vous et votre monde? Maître Paulet , que tous ces .soins regardent , ajouta-t-il en montrant le bourgeois, vient de me dire qu'il avait fait pour le mieux.

Aussi ne devrais-je vous faire ma visite que pour vous remercier, sire Thomas, ré- pondit Kegnault; je viens cependant deman- der une grâce, une grâce que vous seul pou- vez m'accorder, et dont je serai reconnaissant jusqu'à la mort.

Qu'est-ce donc? » dit l'Anglais d'un air gracieux.

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Alors le jeune chevalier lui apprit en peu tle mots comment il venait de retrouver, dans celui des condamnés qui respirait encore, le fils de sa nourrice , le compagnon de son en- fance, et il le supplia de lui accorder la vie de ce malheureux.

L'Anglais fronça le sourcil. « Vous a-t-on appris, messire de Flavy, dit-il, que cet homme fait partie d'une troupe que nous supposons être fort nombreuse , dont nous ignorons l'asile, et qui, depuis un mois, pille les environs de Compiègne avec une audace vraiment surprenante?

Je le sais, mylord ; mais dans le mal- heureux temps nous vivons , le vol de quel- ques bestiaux est un léger crime , bien souvent commis par de pauvres gens qui meurent de faim.

Je vois que vous êtes dans l'erreur, sire Regnault, reprit Hackson ; il ne s'agit pas ici de misérables paysans qui se réunissent, ainsi ^ue nous le voyons tous les jours, pour trou-

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ver le moyen de vivre à quelque prix que ce soit. Tout me prouve que ces deux hommes , et ceux de leurs compagnons que ma troupe n'a pu saisir, sont des gens de guerre et ser- vent le parti de ce roi de Bourges, qui se fait appeler roi de France.

donc se cacherait cette compagnie prétendue, mylord? donc se cacherait son capitaine? Nous sommes maîtres absolus de toute la province , et je viens de la traver- ser avec mes Picards sans rencontrer un seul Armagnac.

En vous accordant que ces misérables soient de simples pillards, reprit le lord, je n'en dois pas moins protéger les habitants de ce canton et leurs propriétés. Je ne puis le faire qu'en montrant dans cette occasion la plus grande sévérité.

Ainsi donc vous me refusez, mylord, dit Regnault d'un ton qui marquait tout son ressentiment, et vous oubliez que sous les murs de Guise cette main a paré un coup

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de hache qui allait vous fendre en deux? i>

L'Anglaisbaissalesyeux d'un air embarrassé. « Songez que les habitants de Compiègne , les sujets de mon roi, attendent un exemple. . . » reprit-il d'une voix basse.

Jusque-là le bourgeois avait assisté à ce dé- bat sans paraître y prendre le moindre intérêt, etsans même sembler écouterla conversation; mais sur les derniers mots du gouverneur: « Je crois, dit-il de l'air le plus indifférent en s'approchant de Regnault de Flavy , je crois avoir entendu, sire chevalier, que l'un de ces deux misérables était déjà exécuté?

Oui,» répondit Regnault en jetant pour la première fois les yeux sur cet homme, un des plus beaux que l'on pût voir, et qui, bien qu'il n'eût pas encore trente ans, portait une écharpe aux couleurs de la ville, en signe de quelque fonction municipale*.

(l) La ville de Compiègne avait été mise en commune par Louis Vil en 1513, el en prévôté par Philippe V en «319 j mais d*après une ordonnance de Charles VI , de 1414, elle se trou-

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Eh bien! messire, reprit le bourgeois, d'un ton aussi tranquille, laissez exécuter ce- lui-ci. Convient-il que le noble filleul, l'ami du duc de Bourgogne , se fasse le champion d'un voleur de poules et de pourceaux et re- tire son affection à un brave allié pour un pa- reil sujet ? »

Le visage de Regnault de Flavy devint rouge comme du feu. «Maître... je ne sais qui, dit-il avec un accent de mépris, mêlez-vous de faire balayer les rues de Compiègne , de faire sonner la cloche du beffroi pour Ja pro- cession, ou remplissez toute autre de vos fonctions bourgeoises; mais ne vous mettez pas en tiers dans un entretien entre gentils- hommes lorsque votre opinion n'est pas re- quise. C'est assez d'un refus auquel j'étais loin de m'atlendre , sans que vous y joigniez vos fades remontrances. »

Il allait s'éloigner. « Écoutez , sire Regnault,

Tait administrée, à l'époque de cette histoire, par les gouverneurs de la ville et doa?ç Jjpurgeois notables.

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écoutez , s'écria l'Anglais, vaincu par le sou- venir du siège de Guise ou par celui da duc de Bourgogne , dont maître Paulet venait de faire mention ; il ne sera pas dit que Georges Hackson ait refusé la première demande que lui fait Regnault de Flavy. Ce misérable vi- ^ vra jusqu'à ce qu'il aille se faire pendre ail- leurs. » Appelant aussitôt un des arbalétriers qui se promenaient dans les cours : « Cou- rez sur la place, Robert, continua-t-il , et que l'on amène ici celui des condamnés qui vit encore. »

Le soldat obéit aussitôt , et le jeune cheva- lier, serrant affectueusement la main du gou- verneur:« Je VOUS rends grâcecent fois, mylord, lui dit-il; jamais ce que vous faites aujourd'hui pour moi ne s'effacera de ma mémoire.

Mon devoir cède à l'amitié que je vous dois, répondit Hackson; mais, à la moindre plainte contre celui qui vous doit la vie...

Il resteraà mon service, ou quittera le pays; recevez-en ma parole. »

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A travers sa joie , le jeune chevalier ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil triomphant sur l'homme à l'écharpe ; mais celui-ci ne le vit pas, attendu qu'il se promenait alors en long et en large sur le perron , sans prendre la moindre part à ce qui venait de se passer. Lord Hackson, qui avait suivi le regard de Re- gnault , le prit alors sous le bras, et, baissant la voix :

«Ce bourgeois, lui dit-il, que vous venez de rudoyer nous est infiniment utile. Il jouit d'une si grande considération dansCompiègne que tous les habitants n'entendentet ne voient que par ses yeux. Outre qu'il est chef de la milice , il gouverne entièrement ses collègues, les autres notables , dont j'ai le plus grand besoin d'être appuyé.

Je gagerais bien mes éperons que c'est un fort mauvais homme, répondit Regnault.

Je me soucie peu qu'il soit bon pourvu qu'il serve la bonne cause , reprit l'Anglais ; sans lui nolro petite garnison serait insufii-

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santé pour garder la ville, car beaucoup de gens ici ne demanderaient pas mieux que d'ouvrir les portes à Charles. Richard Paulet les surveille, il me les ferait connaître au be- soin...

De pareils hommes, interrompit Re- gnault dédaigneusement, se paient avec de l'or et vous tiennent quittes de politesses.

De l'or! il en a plus que vous et moi. C'est le plus riche bourgeois de la France, et sa grande fortune lui fournit tous les moyens d'aider une foule de pauvres diables dont il dispose.

Soit, dit Régna ult; mais Dieu me pré- serve de traiter jamais avec estime celui qui combat la pitié jusque dans le cœur de ses semblables ! »

Ils causèrent alors entre eux de l'état des affaires. C'était avec une grande joie que l'Anglais entendait le jeune chevalier affirmer que le duc de Bourgogne ne ferait point avec Charles une paix «épnrée ; que, selon toute ap-

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parence, au contraire, ce prince allait avant peu ramener en France de nombreuses trou- pes et soutenir ses alliés plus fortement qu'il ne l'avait encore fait. Ces propos avaient en- tièrement remis le capitaine Anglais en belle humeur, lorsque son envoyé revint, ame- nant avec lui quatre archers qui conduisaient le condamné.

« Approche , mauvais garnement , dit le lord en apercevant son prisonnier. Voilà no- tre frère d'armes > le sire de Flavy, à qui je te donne en toute propriété, pour disposer de toi selon son bon plaisir. Remercie-le d'avoir arrêté la corde qui te serrait déjà le cou, et conduis-toi de manière à n'avoir pas besoin de grâce une seconde fois; car, par mon chef! à ta première sottise, le bourreau reprendra son bien. »

Celui auquel s'adressait cette allocution, plus énergique que flatteuse , n'y répondit qu'en jetant sur son frère de lait un regard plein de reconnaissance et d'affection. « Je

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réponds de lui, dit Regnault en détachant les liens qni gonflaient les poignets du pauvre jeune homme. Va m'attendre à la porte des cours, Chariot,» conlinua-t-il ; et Chariot, s'inclinant d'un air assez fier devant lordHack- son, exécuta cet ordre à l'instant.

Il tardait si fort au jeune chevalier de sui- vre son protégé qu'il se hâta de renouveler à l'Anglais tous ses remercîmenls. Lui promet- tant de le revoir dans la journée même, il s'excusa sur quelques ordres à donner aux siens pour prendre congé, et partit sans dai- gner honorer d'un dernier coup d'œil le chef de milice, dont il trouvait que lord Hackson s'exagérait beaucoup l'importance.

CHAPITRE II.

Parmi tous les témoins de ma première aurore,

Les vieux remparis, les cliam|)s semblaient m'aimer encorC;

Le soleil d'autrefois brillait sur mon chemin.

Madame Desbordes V\lmore.

A peine Chariot Boissard vit-il paraître son libéruleur qu'il courut vers lui. «Que Dieu se charge, dit-il, de payer ma dette, si je n'ai pas le bonheur de verser tout mon sang pour vous!» En disant cela il prit la main de Regnault et voulut la porter à ses lèvres; mais le jeune chevalier vivement ému le serra sur son cœur. Comme cette scène attirail l'attention dessol- dals anglais et de quelques passants: «Sortons de la ville^dit Regnault, gagnons la forêt. Tu

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dois être pressé d'ailleuts d'aller consoler ta mère.» Et, passant par la porte de Pierrefonds, ils prirent aussitôt le chemin de Vertbois, tous deux avaient reçu la naissance.

Vertbois*, un des plus riches fiefs de la Pi- cardie, appartenait de temps immémorial à la famille de Davenescouri. Hélène de Dave- nescourt, plus de cinquante ans avant l'époque commence notre histoire , l'avait apporté en dot à Robert de Flavy, gentilhomme pi- card. Cette dame, veuve alors, était restée mère de six fils, qui tous venaient d'ac- quérir une triste célébrité dans les guerres civiles. Jean, Hector et Raoul de Flavy avaient embrassé le parti du duc de Bourgogne ; Guillaume, Louis et Charles, leurs frères, soutenaient le parti du Dauphin, en sorte que,

dans sa vieillesse, la dame de Flavy éprouvait

(l) Compiègne faisait alors partie delà Picardie. II n'y a pas deux cents ans que celte ville et tout le Noyonnais , le Beauvoisis et le Saônais ont été séparés de la Picardie pour être joints à l'Ile- de-France.

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la douleur de voir la moitié de ses enfants com- battre l'autre moitié.

Regnault, avec qui le lecteur a déjà fait connaissance, était fils unique de Jean Flavy, l'aîné dessix frères dont nous parlons. Sa mère étant morte à Vertbois en lui donnantle jour, la dame de Flavy, son aïeule, lui avait choisi pour nourrice Marthe Boissard, femme du portier-concierge de Vertbois. Marthe avait donc également donné son lait et ses soins à l'enfant de ses maîtres et à Chariot, son pro- pre enfant, ce qui établissait entre le jeune seigneur et le jeune vassal une sorte de fra- ternité dont Chariot, ainsi qu'on l'a vu plus haut, venait d'éprouver les heureux effets.

« Le soleil est diablement chaud ce matin, dit Chariot d'un air réjoui , comme il se met- tait en marche , et pourtant ilme semble bon, lorsque je songe qu'il n'y a pas une heure je lui faisais mes adieux pour ne plus le revoir.

Les pensées doivent être bien tristes dans unpareilmoment, réponditlejeune chevalier.

LES FLAVY. 25

Ma foi ! pour vous dire la vérité, je ne pensais plus guère. Quand ces chiens d'An- glais sonl venus nous prendre à la prison , le pauvre Jacques et moi , et qu'il nous ont appris de quoi il s'agissait, j'ai recommandé mon âme à Dieu. Gela fait, j'ai cherché à m'étourdir sur ce qui allait arriver de mon corps. Après tout, dans notre métier la mort est toujours sur nos talons, et le jour qu'elle nous saisit , peu importe qu'elle se serve pour nous expédier, de la lance, de l'épée ou de la corde. Ce pauvre Jacques était plus fier; j'avais beau le raisonner tout le long du chemin , il ne pouvait s'accoutumer à l'idée d'être pendu. 11 me faisait peine au point que, sur sa prière, j'ai obtenu qu'ilserait exécuté le premier. Et , par le ciel ! cela me fait songer que sans cette complaisance pour lui je n'aurais pas profité du bienheureux ha- sard qui vous a conduit sur la place.

Ce n'était point un hasard, dit Re- gnault.

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Comment ! vous saviez que l'on me pendait ce matin ?

Pas précisément; mais, comme je sor- tais de la maison que j'habite depuis hier soir, un homme fort extraordinaire s'est approché de moi et m'a dit que, si je voulais sauver un de mes anciens amis, je devais courir sans tarder sur la grande place ; puis il s'est enfui précipitamment. Quoiqueje ne dusse pasajou- ter beaucoup de foi aux paroles d'un être aussi étrange, je ne sais quel heureux mouvement m'a poussé à suivre son conseil aussitôt, et , grâce au ciel ! je suis arrivé à temps pour te reconnaître.

Qui diable peut être cet homme-là? dit Chariot.

Je ne sais, répondit le jeune chevalier, mais je le vois encore d'ici. 11 est fort petit de taille, fort laid. 11 portait des bas ronges et une plume rouge sur un chapeau pointu.

C'est Daniel le sorcier ! c'est le bon petit Daniel ! s'écria Chariot.

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Mais , reprit Regnault de Flavy, qui donc avait pu lui apprendre que j'étais arrivé à Compiègne et que nous nous connaissions tous deux ?

Il a vraiment bien besoin qu'on lui apprenne quelque chose ! lui qui pourrait vous dire à toute heure ce qui se passe dans les entrailles de la terre, qui voit clair par la nuit la plus sombre comme nous y voyons maintenant, et qui entend de l'église de Saint- Corneille ce qui se dit sur les remparts.

Habite-t-il Compiègne depuis long- temps ?» dit Regnault; car, tout aussi cré- dule que son frère de lait , le jeune cheva- lier ne mettait point en doute le pouvoir d'un sorcier.

« Il s'y est établi depuis six ans à peu près. Il venait de Noyon , les échevins lui ont dé- livré sa patente de magicien, magicien de ma- gie blanche, bien entendu.

Pourquoi donc l'appelles-lu sorcier ?

Parce que c'est plus tôt dit, répliqua

s 8 LCS FLAVY.

Chariot. Personne ici ne le nomme autre- ment, d'ailleurs.

Personne ne sait donc , reprit grave- ment Regnault, que les sorciers n'ont pas déplus mortel ennemi qu'un savant en ma- gie blanche , qui passe sa vie à défaire leur ouvrage. »

Ils arrivaient alors à la lisière de la forêt. En face d'eux se présentait un large sentier, tracé h travers les vieux chênes, dont il recevait l'ombrage. Le jeune chevalier s'arrôla ; une douce joie se peignit sur sa belle et noble fi- gure. «Ici je me reconnais parfaitement, Char- lot, dit-il; ou tout est changé depuis mon départ, ou ce sentier doit nous conduire à la petite porte du pourpris*de Vertbois. En pre- nant ce sentier, combien de fois sommes-nous sortis tous deux par cette porte , pour aller jouer dans la forêt? Mais pour aujour- d'hui, répondit Chariot, nous sommes bien

(1) L'enclos d'un inaiioir seigneurial.

LES FLAW. î^9

sûrs de la trouver fermée. Je ne pense pas que depuis dix ans on ait osé l'ouvrir dix fois, tant il est prudent, par le temps qui court, de rester claquemuré chez soi.

N'importe, répliqua Regnault, nous tournerons à gauche pour gagner la grande porte; car j'espère, ajouta-t-il d'un ton perçait un peu d'inquiétude, qu'il rae sera permis de revoir ma bonne aïeule. Tout zélé partisan du Dauphin que se montre mon oncle Guillaume, je ne pense pas qu'il m'ait interdit l'entrée du manoir de sa mère , de celle qui a pris soin de mon enfance ?

Je ne saurais vous dire ce qu'il ferait s'il se trouvait à Vertbois , répondit Chariot ; mais depuis cinq ans que Compiègne a été reprise par Robert de Saveuse et les Anglais, monseigneur Guillaume n'a pas reuiis les pieds dans le canton , si ce n'est en secret et pour quelques heures. Il est vrai que la besogne ne lui manquait pas autre part. Sainte Vierge î nous a-t-il fait voir du pays!

So LES FLAVY.

avons-nous brûlé des villages , saisi des con- vois et partagé du butin ! car tout nous réus- sissait jusqu'à l'année dernière. C'est alors que la chance a tourné contre nous. Pen- dant que nous nous défendions dans Beau- mont contre votre Jean de Luxembourg, que Dieu confonde ! le duc de Bar prenait Neuville , et il a fait démolir la forteresse. Ce sont deux belles places de moins pour monseigneur Guillaume , qui vient de capi- tuler dansBeaumont , comme vous savez.

Je ne sais rien, Chariot; depuis dix ans que j'ai quitté Vertbois pour rejoindre mon père dans l'armée bourguignonne, un heureux hasard m'a fait éviter toute ren-^ contre avec ceux de ma famille qui tien- nent le parti de Charles. La guerre que monseigneur Philippe faisait dans le Hai- ûaut, d'ailleurs, vient de durer trois ans, et je l'ai faite avec lui, à ma grande réjouis^ sance; non-seulement parce que j'y ai gagné mes éperons de chevaher, mais parce que

LES FLAVT. 3 1

sv^r celte terre de l'étranger, les Français versaient d'autre sang que le sang français.

Si du moins ceux qui portent le môrae pom n'avaient pas deux cris et deux ban- ^ièr^s ! reprit Chariot; mais sur six frères il faut que le diable en ait poussé trois à prendre la croix rouge.

Ou qu'il ait poussé les trois autres à porter la bande armagnac, répliqua le jeune chevalier d'un air dédaigneux.

Ce sera comme il vous plaira, mon jeune maître, dit Chariot, qui n'avait point envie de disputer avec son libérateur sur un point dont au fond il se souciait peu ;

.ce sera comme il vous plaira. A parler vrai, je n'ai pas plus d'amitié pour Charles de France que pour Philippe de Bourgogne , vu que je ne les connais ni l'un ni l'autre. Monseigneur et maître, Guillaume de Flavy, se bat sous la bannière blanche, c'est à lui de savoir pourquoi ; toute mon affaire , à moi Chariot, c'est de me battre à ses côtés.

^2 r,ES FLAVY

J'en disais autant que toi , Chariot, lorsqu'après le perûde assassinat du pont de Montereaul mon père m'envoya l'ordre de quitter Vertbois et de venir le joindre. A quatorze ans que j'avais alors, je ne jugeais pas plus ces querelles que tu ne les juges aujourd'hui ; je ne sentais que le chagrin de vous quitter tous , de quitter la mère que Dieu m'avait laissée. Avec quelle joie aussi , en arrivant hier à Compiègne, j'ai appris que ma bonne aïeule vivait encore et qu'elle habi- tait toujours Yertbois!

Sans doute elle l'habite encore, répliqua Chariot ; c'est bien le moins que la dame de Flavy vive en paix avec tous, puisqu'elle a des enfants dans les deux partis. Il n'en est pas moins vrai que plus d'une fois elle s'est vue obligée de s'enfuir avec ses deux petites filles pour se réfugier dans la ville chez le digne

(i) Ce fut en 1419 que Jean de Bourgogne, père du duc Phi- lippe, fui assassiné sur ce pont par Tanegqi-Duchâtel , arai du Dauphin.

LES FLAVY. 33

abbé de Saint-Corneille ; car messires les An- glais s'étaient établis à Vertbois, et Dieu sait comme ils ont dévasté cette belle maison! Elle ne ressemble plus guère à ce que vous l'avez vue.

Ce doit être un vrai chagrin pour ma grand'mère , qui se plaisait tant dans cette demeure ?

Joignez-y ses frayeurs toutes les fois que Compiègne était prise par les uns, reprise par les autres; car depuis cette maudite guerre notre ville a bien souvent changé de maîtres, et vous ne serez pas étonné d'apprendre qu'à l'âge avancé de la noble dame son esprit est maintenant aussi faible que celui d'un enfant.

Ah î pourquoi ne venait-elle pas cher- cher un asile chez mon père , chez l'aîné de ses fils ! s'écria llegnault de Flavy, dans une de nos places fortes; mon père l'aurait protégée, je la protégerais aujourd'hui.

Il lui aurait fallu pour cela se séparer I. 3

^^'.

34 LES FLAVY.

de VOS jeunes cousines, qu'elle a vues naître, qui ne l'ont jamais quittée? Oserait-elle em- mener les filles de messire Guillaume messire Guillaume ne les envoie pas? Elle le craint, ma foi ! trop pour cela !

Elle craint son fils !

Je le crois bien, vraiment ! Il faudrait, pour ne pas le craindre, qu'elle ne l'eût jamais vu en colère ; car messire Guillaume en colère et le diable, c'est tout un. Et peu lui importe sur qui sa fureur le pousse ; grands ou petits, tout y passe, quoiqu'on dise pourtant que les loups ne se mangent point entre eux.

Qu'appelles-tu les loups? nous autres seigneurs ? dit Regnault en souriant.

Ne sommes-nous pas autant de mou- tons que tout gentilhomme peut tondre , peut croquer à sou bon plaisir? répliqua Chariot; aussi Dieu bénira ceux d'entre vous qui protègent les pauvres diables, au lieu de les écraser (et il serrait vigoureusement

tES FLAVY. 35

la main du jeune chevalier); inaisDieu n'aura pas beaucoup de besogne de ce côté-là, » ajouta-t-il en secouant la tête.

Regnault s'étant mis à rire de manière à encourager le babil de son compagnon : « Quant à monseigneur Guillaume , continua Chariot, je ne conseille à personnede lui dé- plaire ; et si vous vous rappeliez un moment ses façons d'agir, ses yeux, rien que le son de sa voix, vous ne seriez plus surpris qu'on le craigne à Vertbois comme partout ailleurs.

Je ne nie pas, répondit Regnault, que mon oncle Guillaume m'ait toujours inspiré un certain effroi. Il n'est pas étonnant que son ton brusque et dur me fît peur, à moi qui n'étais qu'un enfant; mais que sa mère...

Sa mère, interrompit Chariot, sa pau- vre femme, ses filles, une de ses filles au moins, ne l'ont jamais vu sans trembler, et j'ai peut-être un peu peur moi-même en me permettant de parler ainsi de ce terrible homme , quoiqu'il n'y ait ici pour m'écouter

T)6 LtS 1LA\ Y.

que vous et ces chênes, qui -ionl nos vieut amis.

Tout restera sous leurs feuilles, Chariot; tn peux y compter, n^pondit Regnault.

Parlant de là, reprit Chariot, je vous dirai donc le fond de la chose. Votre bonne aïeule ne pouvait pas abandonner ses petites filles au sort qui les attendait chez leur père , après avoir vu mourir la jeune dame de Flavy par suite des mauvais traitements que lui faisait endurer messire Guillaume , dès qu'il n'était pas à la guerre ou près d'une maîtresse.

Que dis-tu là, Chariot? s'écria le jeune chevalier.

Ce que ma mère m'a conté vingt fois, ma mère qui est une brave femme , ma mère qui a enseveli la pauvre infortunée, et qui est la seule avec qui notre bonne vieille maî- tresse ose parler de son fils à cœur ouvert.

Mais, autant que je puis me le rappe- ler, la seconde épouse de mon oncle était

LES FLAVY. 07

d'iHie beauté remarquable; comment ne l'au- rail-il pas aimée?

Sans doute elle était belle, aussi belle que sa fille Marie l'est aujourd'hui. 11 faut croire pourtant qu'il ne l'aimait plus quand il l'a fait mourir de chagrin et des coups qu'il lui a donnés.

Battre une femme !

Par saint Antoine! il en a battu bien d'autres! dit Chariot en riant. Monseigneur Guillaume a la main leste, quoiqu'il l'ait diablement pesante , ajouta-l-il en homme qui pouvait juger du fait par sa propre expé- rience.

Et peut-être un ressentiment person- nel te rend-il injuste envers lui, dit Regnault dont le cœur répugnait à penser aussi mal d'un de ses plus proches parents.

Du ressentiment! moi! répondit Char- iot; Dieu lui fasse grâce potir tous ses méfaits comme je lui pardonne quelques horions qu'il a pu me distribuer par-ci par-là! car je suis

58 LES FLAVY.

son homme de guerre ; je suis son vassal , après tout , et je sais bien qu'il pourrait m'en- voyer en terre, ainsi qu'il a fait à Beaumont de quelques-uns de nous, sans craindre d'en recevoir jamais punition dans ce monde et sans que j'aie le droit de m'en plaindre dans l'autre, puisque les choses ont été arrangées de cette façon par ceux qui vivaient avant nous. »

La simplicité d'esprit, la naïve résignation qu'annonçaient ces dernières paroles de Char- lot , imprimèrent un caractère de véracité à tout ce qu'il avait dit jusqu'alors. Regnault tressaillit à l'idée qu'un homme tel qu'on ve- nait de lui peindre Guillaume de Flavy était le propre frère de son père, qu'il avait perdu l'année précédente au champ d'honneur, et dont la bonté égalait la vaillance.

Ils tournaient alors le mur du pourpris pour arriver à la grande porte. « Mainte- nant ^ si vous m'en croyez, reprit Chariot, nous changerons de propos ; car nous allons entrer dans une maison chacun a grand

LES FLAVY. 3q

soin de se taire sur celui dont nous parlons,

Même quand il est absent? dit Re- gnault.

Môme quand il est absent , et cela pour plus d'une raison : d'abord, parce que ses filles ont été élevées dans le respect qu'elles doivent à leur père, comme disait la vieille dame de Flavy quand elle avait encore sa tête ; je puis vous répondre que la demoiselle Germaine, par exemple, prendrait fort mal le plus petit mot contre lui; ensuite , parce que ceux qui tiennent maintenant Compiè- gne ne sont pas ses amis, il s'en faut terri- blement, et enfin parce qu'il lui est arrivé plus d'une fois de tomber à Vertbois comme un coup de tonnerre, au moment oij l'on s'y at- tend le moins.

Si nous allions l'y trouver. Chariot? dit le jeune chevalier, en souriant.

Dieu nous en préserve!

Que pourrais-tu craindre d'une rencon- tre pacifique entre nous?

4o LES FLAVY.

Il n'aime pas la croix rouge.

Ne suis-je pas le fils de son frère , après tout? son unique neveu?

Il n'aime pas la croix rouge, » répéta Chariot d'une voix plus basse ; car il appro- chait de l'entrée principale du manoir.

CHAPITRE III.

Pour calmer sa douleur amère.

Elle priait, la pauvre mère; Et^de ce temple en deuil, sans prêtre et sans autel, La voix du désespoir s'élevait jusqu'au ciel. Anonyme.

Quoique vaste et bâti avec une grande magnificence pour le temps dont nous par- lons, le château de Vertbois, n'étant point fortifié, n'offrait aucun moyen de défense à ses habitants , et peut-être ce seul motif le conservait-îi à ses maîtres pendant la guerre civile. La forêt de Compiègne l'entourait de toutes parts, à l'exception de la place s'é- levait un joli village qui le touchait et portait le même nom. Jusqu'à l'époque l'héritière

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1^2 LES FLAVT.

des Davenescourt, devenue douairière de Flavy, y fixa sa demeure , Vertbois n'était qu'une maison de plaisance et de chasse pour les sires de Davenescourt, qui, lorsqu'ils ne ré- sidaient pas dans des places fortes, préféraient habiter Compiègne, leur famille disputait le premier rang à celle des Flavy. La douai- rière ayant fait agrandir les jardins et bâtir le surcroît d'appartements qui lui étaient né- cessaires pour recevoir et loger sa nombreuse famille, le séjour de Verlbois était devenu d'au- tant plus agréable que cette demeure touchait pour ainsi dire les remparts de la ville.

Une longue et superbe avenue, dont une partie traversait les bois , conduisait à la grande porte du château. Pendant bien des années cette porte s'était ouverte chaque jour pour donner passage à de brillantes ca- valcades, composées des plus nobles dames et des chevaliers les plus renommés de la Picardie; mais depuis longtemps il était ex- trêmement rare qu'on la fît tourner sur ses

LES FLAVY. 4^

larges gonds, si ce n'était pour introduire ra- pidement une mauvaise charrette, chargée de quelquesprovisions.Une autre petite porte,où ne pouvaient passer que des piétons, suffisait au peu de rapports que les craintifs habitants de Vertbois entretenaient avec le dehors; aussi, la plupart du temps, la mère de Chariot remplissait-elle sans aucun aide les fonctions de portier-concierge qu'exerçait jadis son mari, fonctions qui lui avaient été conservées, de même que son logement, à l'époque oii elle était restée veuve.

Le jeune chevalier et son compagnon s'é.- tant approchés de la petite porte dont nous venons de parler. Chariot fut très surpris de la trouver ouverte. « Il faut, dit-il , que ma pauvre mère soit bien accablée par le cha- grin pour négliger ainsi son service , elle qui est toujours si soigneuse ! »

Regnault se félicita que ce hasard leur permît de préparer sa bonne nourrice à la joie de revoir son fils, et, passant le premier,

44 LES FLAVY.

après avoir dit à Chariot de marcher à quel- ques pas de lui, il se trouva bientôt dans la salle qui servait de cuisine à la vieille Marthe. Cette première pièce était déserte; mais comme Regnault s'avançait vers la seconde, il s'arrêta tout à coup aux accents d'une voix jeune et douce qui récitait les litanies. « On prie, dit fort bas le jeune chevalier à Chariot.

Est-ce ma mère ?

Je ne le pense pas. »

Chariot s'étant approché à son tour, tous deux entendirent distinctement : « Sancte Petre, ora pro eo; sancte Faute, orapro eo.

Ora pro eo, répéta la voix de Marthe, altérée par les sanglots. Mon Dieu ! mon Dieu ! daignez recevoir mon pauvre enfant dans votre miséricorde ! » Et les larmes semblèrent la suffoquer. Regnault alors fit signe à Chariot de se placer de manière à ne pas être vu d'abord, tandis que lui-même ouvrait douce- ment la porte.

Une femme qui n'avait pas dix-neuf ans,

LES fLÂVY. .'ir)

dont la beauté égalait la beauté des anges, élait agenouillée devant une table, sur la- quelle se trouvait un livre, ouvert aux prières des agonisants. Marthe était placée près d'elle dans la même position , mais la tête appuyée sur ses mains jointes, et ses vêtements déchi- rés, ses cheveux épars, que ne retenait plus aucun lien, annonçaient assez que ce moment de calme succédait pour elle à des heures d'angoisse et de désespoir.

Au léger bruit que fit en entrant Regnault, la jeune inconnue se leva précipitamment, et, d'un ton se montrait plus de fierté que d'effroi : « Qui êtes-vous ? dit-elle, que venez- vous faire ici?» Puis saisissant le bras de Marthe, qui, accablée par sa douleur, n'avait rien entendu, elle l'appela doucement en l'aidant à se relever aussi. « Qui êtes-vous? répéta Marthe lorsqu'elle put à travers ses pleurs distinguer la figure d'un étranger.

Un ami, Marthe, répondit le jeune che- valier, un ami qui vous apporte la consolation.

46 LES FLAVY.

II est donc mort en bon chrétien! ré- pondit la malheurese mère; vous l'avez donc vu mourir ?

Je ne l'ai pas vu mourir, dit Regnault en prenant la main de la pauvre femme, et peut-être ne mourra-t-il pas.

Que dites-vous ? s'écria Marthe hors d'elle-même, il vivrait! mon enfant; mon cher enfant me serait rendu !

Oui, ma mère ! je vis, » s'écria Chariot en s'élançantdans la chambre.

A la vue de son fils, Marthe poussa un cri de bonheur et tomba sur un siège, sans force et sans mouvement ; mais reprenant bientôt ses sens, la pauvre mère se mit à rire et à |)leurer à la fois, comme entièrement privée de sa raison. Elle entourait de ses bras Char- lot, qui s'était agenouillé devant elle, lui pre- nait la tête, la serrait sur son cœur, en criant : « C'est lui! c'est bien lui! les anges du ciel ont eu pitié de moi!

Et cet ange dont vous ne parlez point,

LES FLAVY. 4?

çoa mère, dit Chariot eu se levant et en mon- trant le jeune chevalier^ celui qui vient de me sauver, qui m'a fait descendre de l'écha- faud, regardez-le bien ; ne le reconnaissez- vous pas? »

A ces mots, la jeune inconnue laissa percer une émotion si vive que Regnault , dont les regards étaient attachés sur elle, ne douta pas qu'il ne revît une des compagnes de son en- fance, et reconnut aussitôt tous les traits de Germaine, l'aînée de ses cousines. Quant à Marthe , à peine avait-elle entendu les der- nières paroles de son fils que, se précipitant dans les bras du jeune chevalier : « Regnault ! Regnault de Flavy ! s'écria-t-elle; je le revois, je les revois tous deux, et l'enfant de mon lait a sauvé mon autre enfant ! 0 mon Dieu ! c'est trop de joie! trop de joie! » Et le trem- blement de tous ses membres, la pâleur qui se répandait sur ses joues, pouvaient faire craindre en effet qu'elle n'y succombât. Tandis que Regnault pressait contre son

4^ LES FLAvy.

cœur sa bonne nourrice, Germaine, effrayée d'une agitation aussi vive pour la pauvre femme; s'efforçait de la faire se rasseoir. «En- gagez votre mère à se calmer, Chariot, dit- elle, Marthe a beaucoup souffert depuis hier; elle est trop faible pour supporter tant d'é- motions. Si je n'étais pas moi-même aussi heureuse de vous revoir, mon bon Chariot, je vous gronderais de vous être montré si vite. » Chariot ne prit point la main que lui tendait Germaine en parlant ainsi ; mais il baisa respectueusement le bas de la robe blanche dont elle était vêtue.

« Me voilà tranquille, me voilà tranquille, ma bonne demoiselle, dit Marthe en s'as- seyant entre son fils et le jeune chevalier; et pourvu que je puisse les regarder, pourvu que ce cher enfant m'assure que mon pauvre Chariot ne coure plus aucun danger?...

Le capitaine anglais vient de m'accorder sa grâce, interrompit Regnault ; à l'avenir Chariot ne me quittera plus, et je réponds de

LES FLAVY. /j()

ses jours à tous ceux qu'ils intéressent. » En prononçant ces mots, Regnault de Flavy jeta un regard timide sur sa jeune parente, qui venait de prendre un siège voisin du sien ; mais qui paraissait résolue à ne reconnaître en lui, ni son cousin, ni le compagnon de ses premiers jeux. Aussi éprouva-t-il une grande joie quand Germaine, après avoir fixé triste- ment ses beaux yeux sur la croix qu'il portait, voulut bien enfin lui adresser la parole, quoi- qu'elle sût donner à son accent une froideur glaciale. « Il nous est doux de vous devoir \a vie de cet honnête garçon, dit-elle, sans re- garder le jeune chevalier, c'est la première fois que je puisse me réjouir de voir un Flavy porter d'autres couleurs que celles de notre roi.

Ah ! demoiselle Germaine , dit aussitôt la vieille Marthe, n'allez pas le gronder, ce cher enfant. Qu'importe qu'il ait sur sa poi- trine la croix rouge ou la croix blanche? JN'est-ce pas toujours Regnault de Flavy, le I. 4

5o LES FLAVt.

fils du frère aîné de votre père? uq bien pro- che parent, un bien bon ami?

L'ami le plus tendre et le plus dévoué, dit Regnault avec un accent qui partait du cœur. Chère Germaine , vous que j'ai si long- temps appelée ma sœur, voulez-vous troubler l'heureux moment qui nous rejoint? voulez- vous avoir d'autres pensées que celle des doux liens qui ont uni notre enfance? »

Germaine paraissait fortement émue. Elle leva les yeux vers le ciel en poussant un pro- fond soupir ; mais , vaincue sans doute par le souvenir qu'invoquait le jeune chevalier, elle lui tendit la main , sur laquelle il imprima ses lèvres avec transport. « Vous avez raison , mon cousin, dit-elle d'une voix altérée ; ils ne reviendront que trop tôt, les jours qui sépa- reront de nouveau Regnault de Flavy des siens ! Qu'il nous soit permis de jouir du mo- ment de trêve que le ciel accorde aux mal- heurs de notre famille. Ma grand'mère vous reverra avec bien de la joie , Regnault. Corn-

LES FLAVY. 5 1

bien de fois avons-nous parlé de vous avec elle , avec ma sœur Marie !

Et moi, Germaine, combien de fois me suis-je transporté en imagination dans ce cher Vertbois ! près de vous, de ma bonne aïeule , de Marie! J'ai l'espoir qu'aujourd'hui môme ce rêve de bonheur va devenir une réalité , et que je vais revoir la grande salle, la galerie nous avons joué si souvent ensemble.

Il faut remettre votre visiJe à demain, répondit Germaine. J'ai laissé notre mère plus malade que de coutume, et vous ne jugerez malheureusement que trop combien la moindre émoLion subite peut lui nuire. Chariot ira vous dire à quelle heure nous vous attendrons. Mais, Regnault, vous le trouverez bien changé ce cher Vertbois ; la joie n'y rè- gne plus comme de voire temps. Notre mère a beaucoup soufl'ert , elle est bien vieillie. Moi-même je ne suis plus jeune, ajoutâ- t-elle en souriant ; le temps nous vivons a pesé sur ma tête de dix-huit ans.

52 LlîS FLAVY.

Espérons que des temps plus heureux viendront bientôt,» dit Regnault en serrant la main de sa cousine dans les siennes.

Germaine secoua la tête avec l'air du doute. « Je crois superflu de vous recomman- der de venir absolument seul demain , reprit- elle. La paix dont nous jouissons pour la pre- mière fois depuis bien longtemps n'est due qu'au soin que nous prenons de ne point sor- tir de nos murs, de n'éveiller la curiosité de personne.

Désormais, répondit Regnault, vous pourrez négliger ces tristes précautions; ma présence dans ce pays vous répond de votre sécurité.

Allez-vous donc commander dans Com- piègne ?

. Non , mais je commande les troupes qui viennent en renforcer la garnison , et le ca- pitaine anglais, d'ailleurs, s'empressera de veiller au repos de ma famille.

Ah! faites-nous grâce, je vous supplie ,

LES FL IV Y. 53

de l'appui des Anglais, dit Germaine d'un air méprisant; j'ai le courage nécessaire pour supporter les maux qu'ils nous font chaque jour, je n'aurais pas celui de me trouver pla- cée sous leur protection. » Ce dernier mot fut accompagné d'un sourire amer, annonçant le dédain le plus prononcé.

Regnault n'entreprit point de prendre la défense de ses alliés, et peut-être l'amitié d'enfance que rappelait dans son cœur la vue de sa jeune parente ne fut pas l'unique mo- tif qui lui fit garder le silence. La beauté de Germaine ne consistait pas seulement dans la régularité de ses traits, dans la noble élé- gance de sa taille ; il régnait dans toute sa per- sonne je ne sais quoi d'élevé et d'imposant qui annonçait une âme supérieure. L'expres- sion si calme et si fière de ses grands yeux noirs et pénétrants, un léger mouvement dé- daigneux dont sa belle bouche semblait avoir l'habitude, loul, dès son premier aspecl, fai- sait éprouver la crainte de lui déplaire , le dé-

54 I"BS FLAVY.

sir d'obtenir d'elle un sourire , un mot d'ap- probation. Regnault se trouvait donc soumis à un ascendant irrésistible, dont pourtant il ne pouvait s'expliquer la puissance par ces émo- tions vives qu'excitent dans le cœur d'un jeune homme la présence d'une belle femme; car le sentiment qu'il éprouvait, quoique doux et profond, était grave comme les regards de celle qui le lui inspirait et ne ressemblait en rien à l'amour.

Germaine, ne recevant aucune réponse à ses dernières paroles, craignit sans doute d'avoir blessé l'ami de son enfance en lui mon- trant toute sa haine pour la cause qu'il ser- vait. Elle tendit la main à Regnault, et sou- riant de l'air le plus gracieux : « Il n'en est pas de même de votre protection , mon cou- sin, dit-elle; nous placerons avec joie Vert- bois sous votre sauvegarde.

Comme je verserais avec joie tout mon sang pour le salut de ceux qui l'habitent!» s'écria le jeune chevalier. Et il imprima vi-

LES PLAVY. 55

vement ses lèvres sur la main qui lui était présentée.

Une légère rougeur couvrit le visage de Germaine, qui se leva aussitôt. « Maintenant , mon cousin, dit-elle, il faut que j'aille re- trouver notre mère et la préparer à vous re- voir demain. Chariot peut-il revenir ce soir à Vertbois?

■^—11 peut y rester s'il lui plaît, répondit Regnault. J ai répondu de lui à lord Hackson; moi seul, maintenant, pourrai lui demander compte de ses actions.

-^ Vous avez répondu de lui , reprit Ger- maine que ce mot avait fait réfléchir quelques instants. Aucun de nous ne voudra jamais que la parole d'un Flavy ait été vaine , conlinua-tel!e aussitôt; cette parole vous rend Bourguignon de faitj Chariot, si vous ne pouvez l'être de cœur. Vous resterez près de mon cousin , et je vous dégage, au nom de mon père, de tous les devoirs qui vous liaient à nous et aux nôtres.

56 LES FLA.VY.

Mais je pourrai toujours revenir à Vert- bois? demanda Chariot avec inquiétude.

Voir voire mère? sans doute, reprit Ger- maine. A peine Marthe, continua-t-elle avec un sourire , peut-elle compter pour une Ar- magnac.

Hélas ! répondit la bonne nourrice en attachant des regards maternels sur le jeune chevalier, comment êtr.e franchement d'un parti quand on a des amis dans tous?

Vous avez raison , ma bonne mère , ré- pliqua Regnault ; hors du champ de bataille on ne doit plus voir les bannières.|

Quoi ! pas même les drapeaux anglais qui flottent sur nos murailles? dit Germaine avec un accent si plein d'amertume que Re- gnault s'étonna de voir une jeune et faible femme porter aussi loin la haine de l'étranger.

Germaine , dit-il après quelques mo- ments de silence et en saisissant sa main qu'elle paraissait d'abord vouloir retirer, pro- mettez-moi , je vous en supplie , que votru

LES FLAVY. 67

ressentiment ne me confondra jamais avec ceux que vous maudissez?

]\on, jamais, Regnault, répondit-elle doucement. Nesais-je pas bien que l'honneur vous commande de combattre dans les rangs combattait votre père ? qu'un Flavy ne peut déserter la cause qu'il a une fois em- brassée? Si je me disais tout cela, Regnault, même quand je n'espérais plus retrouver en vous un frère, jugez si je me le redis aujour- d'hui. Mais je n'en hais que plus les Anglais , et c'est la dernière fois que nous parlerons d'eux ensemble , n'est-il pas vrai, mon cousin ?

J'en prends bien volontiers l'engage- ment formel , dit en souriant le jeune che- valier.

Adieu donc. Chariot reviendra ce soir prendre les ordres de ma mère , et selon toute apparence nous nous reverrons de- main. » En achevant ces mots Germaine re- prit le livre de prières qu'elle avait reçu de son père comme un présent très précieux à

58 LES FLAVY.

cette époque , serra la main de Marthe , fit un signe amical à Chariot , et sortit, non sans avoir jeté le regard le plus affectueux sur Regnault, qui, s'approchant d'une fenêtre, suivit du regard la marche élégante et légère de sa belle cousine jusque dans la seconde cour.

CHAPITRE IV.

Diables d'enfer, horribles et cornus, Gros et menus , aux regards basiliques , Infâmes ehiens, qu'ètes-vous devenus? : Mystère de la Nalivilé. "^

Le premier soin de Chariot, dès qu'il fut rentré dans Compiègne avec son nouveau patron , fut de chercher Daniel ; mais il s'é- coula du temps avant qu'il pût parvenir à la demeure du petit sorcier, quoiqu'il la connût très bien , vu la foule de gens qui l'arrêtaient à chaque pas et à toutes les portes , pour le regarder, l'embrasser et le féliciter d'avoir si heureusement échappé à l'échafaud. Enfin il

6o LES FI.VVY.

arriva devant une maisonnette d'assez mince apparence, que deux baguettes blanches, croisées sur la porte , désignaient comme l'habitation de celui dont la science avait le pouvoir de mettre en fuite tous les démons de l'enfer.

Il frappa. Une fenêtre s'ouvrit au-dessus de sa tête et donna passage à une petite fi- gure pleine de finesse et de malice sur la- quelle sa vue fit naître aussitôt l'expression de la joie.

« C'est moi , maître Daniel, cria Chariot; me permettez- vous d'entrer?

Autrement dit: voulez-vous m ouvrir la porte? répondit, le petit homme. Attends, mon garçon, je descends. »

A peine Chariot fut-il introduit dans l'allée la plus obscure de Compiègne que, se pré- cipitant dans les bras de son premier libéra- teur, il le serra sur sa poitrine de manière à lui faire perdre la respiration. «Doucement, doucement donc, dit Daniel en se dégageant

LES PLAVV. (■>{

des étreintes de son robuste ami ; à qui dia- ble en as-lu?

Je sais tout ce que je vous dois, maître Daniel , je le sais, répondit Chariot voulant l'embrasser de nouveau.

Là, là, reprit Daniel ; et il fit quelques pas en arrière. Si lu le sais, à la bonne heure ; mais ce n'est pas une raison pour se jeter ainsi sur un homme sans le prévenir. Encore un peu tu m'étouffais.

Par l'épée de Dunois! dit Chariot, je ne m'en serais jamais consolé, vous à qui je dois que ma têle se soutienne encore sur mes épaules.

Eh! eh! reprit Daniel en riant, il est certain que les Parques étaient sur le point de couper le fil ; voulant dire par que tu as vu la corde de près. Ce doit être une rude angoisse ; mais enfin , puisqu'elle est passée, si tu veux monter nous boirons un coup à ta délivrance.

Un coup, deux coups, trois coups si

62 LES FLAVY.

VOUS voulez, maître Daniel ; car je commence à m'apercevoir que je n'ai ni bu ni mangé de- puis hier matin.

Pauvre garçon I viens , viens , je vais te régaler, moi. Celte maison-ci, vois-tu, est un lieu d'abondance; c'est à qui se chargera de fournir ma cave el ma cuisine, et comme j'ai toujours pensé que le premier besoin de l'homme est une nourriture saine et copieuse, je laisse faire ces braves gens. » En disant ces mots il conduisit Chariot dans une salle , au milieu de laquelle une table se trouvait toute placée; elle était couverte, il est vrai, de parchemins sur lesquels on avait tracé des figures géométriques et de divers instruments, tels que compas, équerres, etc. ; mais Daniel la débarrassa en un clin d'œil de tout cet attirail , pour la charger d'un énorme pâté , d'une langue de cochon et d'une gourde remplie du plus excellent vin de Bour- gogne.

Allons, place-toi là, » dit-il à Chariot en

LES PLAVY. 65

Jiii avançant une escabelle , dès qu'il eut opéré ce changement de décoration , avec une prestesse de mouvement qui lui était par- ticulière et le faisait ressembler à un far- fadet.

Chariot ne se le fit pas dire deux fois. Sur l'invitation de son hôte, il attaqua le pâté , auquel il fit une telle entaille que Daniel s'empressa d'en prendre un morceau pour lui-même, dans la crainte de ne pouvoir en goûter s'il tardait un moment de plus. « Il doit être bon, dit le petit sorcier; la pâtis- sière de la Grande-Place l'a fait elle-même pour me l'apporter. »

Chariot fit un signe affirmatif , l'active oc- cupation qu'il donnait à ses mâchoires le pri- vant momentanément de la parole, a Je lui avais rendu, il est vrai, un bien grand service à cette bonne femme, continua Daniel ; une légion de mauvais esprits s'étaient établis sous la forme de rats dans la salle elle tient ses farines ; grâces à quelques exorcismes et

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à une poudre répandue sur des boulettes de viande , je l'en ai délivrée totaiement. Quant à ce vin , que nous allons goûter, ajouta-t-ii en remplissant la coupe de Chariot et la sienne, c'est un présent du cabaretier de la rue des Célestins. Le pauvre homme ne pou- vait garder un tonneau plein dans sa cave ; le diable venait en soutirer toutes les nuits. J'ai passé quelques heures dans cette cave, j'ai fait porter mes instruments et mes livres ; le lendemain j'ai fait boucher par un maçon un certain trou qui communiquait avec la maison voisine ; depuis lors le diable n'est jamais re- venu.

Si grands que soient les services que vous rendez à chacun, maître Daniel, dit Chariot dont la première faim était apai- sée , ils seront toujours loin de valoir celui que vous m'avez rendu. Par le ciel ! j'aime mieux vous avoir vu conserver ma tête que tous les sacs de farine et tous les tonneaux de yin du monde , quoique vous ayez très bien

LKS FLAVY. 65

fait de sauver ce vin-ci , ajouta-t-il en ten- dant sa coupe. Mais, sans compter que vous voyez respirer un ancien ami, qui ne respi- rerait plus , je puis dire que vous seul pou- viez deviner que messire de Flavy venait d'arriver à Compiègne et qu'il était mon frère de lait.

J'en ai deviné bien d'autres! dit Daniel d'un air important.

Je ne dis pas le contraire , reprit Char- iot; cependant ce tour-là est fort, et messire Regnauit en est resté aussi ébahi que moi.

On prétend que ce Regnauit de Flavy n'a pas inventé la poudre? répliqua le petit sorcier d'un air indifférent.

Inventé la poudre ! répondit Chariot en ouvrant de grands yeux. Et pourquoi vou- lez-vous qu'il l'ait inventée?

Tu ne me comprends pas. On se sert de ce dicton depuis la belle découverte qui va faire tuer dix hommes au lieu d'un , quand on veut indiquer poliment le manque de

I

66 LES FLAVY.

puissance intellectuelle dans un individu quelconque.

Que je meure, maître Daniel , si je vous comprends davantage !

Voulant dire par que ton chevalier est tout simplement un jeune brave.

Ah ! pour brave, répliqua Chariot ravi de pouvoir enfin saisir un mot qui lui peignît une idée, pour brave, les Flavy le sont tous ; mais tous ne sont pas aussi bons garçons que lui.

Ce n'est pourtant pas sans une juste ré- pugnance que je me suis mis en rapport avec ce jeune homme, reprit Daniel. J'ai cédé au souvenir de quelques bons services que tu m'as rendus, à l'ancienne amitié que je te porte , tout en me disant bien néanmoins qu'il serait beaucoup plus prudent de te lais- ser pendre.

Par saint Jacques ! pourquoi vous di- siez-vous cela, maître Daniel? s'écria Char-? lot d'un air stupéfait.

LÈS FLAVY. 67

Parce que lu t'es fort mal tiré , j'en suis certain, de l'interrogatoire qu'a te faire aubir ton libérateur.

' Un interrogatoire!

-'— Sans doute. Quand Regnault de Flavy t'a demandé pour quel motif tu étais venu se- crètement dans les environs de Compiègne , <ju'as-tu répondu?

Rien ; car il ne m'a fait aucune question là-^dessus. Nous avions vraiment bien autre chose à nous dire, au bout de dix ans que oous ne nous étions vus.

-— Et de quoi donc t'a-t-il parlé?

' De Yertbois, de la vieille dame de Flavy, sa grand'mère, de ses cousines, de tout ce qui lui touche le cœur, enfin.

De sorte que tu as pu répondre à toutes ses questions sans aucun embarras?

Bien mieux, ma foi! que s'il m'avait de- mandé pourquoi je me tenais caché dans la forêl, puisque je ne l'ai jamais su moi- même.

68 LES FLAVY.

II est bon qu'il ignore aussi que messire Guillaume te l'avait ordonné, entends- tu bien? Tâche, à la première occasion, de lui faire quelque conte en l'air pour expliquer autrement ton aventure. Nous ne devons pas oublier que Regnault de Flavy est l'homme du duc de Bourgogne, l'allié des Anglais, et quoique, grâce au ciel! nous ayons affaire en lui à un bon enfant...

Ah! tout bon enfant qu'il est, inter- rompit Chariot, je ne conseillerais pas à nos gens de rester longtemps dans son voisinage. Je venais précisément vous consulter sur la manière que nous pourrions employer pour leur faire savoir qu'il est arrivé deux cents Picards, qui sans doute vont courir la forêt et....

C'est une chose faite , dit Daniel ; tes camarades sont en sûreté.»

Chariot jeta sur le petit homme un regard de surprise mêlée d'une sorte d'admiration; puis , poussant un profond soupir : « Mes

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camarades! dit-il. Oui , hier encore ils étaient mes camarades, et si je reste maintenant au service de messire Regnault, comme il y a toute apparence, il faudra me battre contre eux, avec les Anglais que je n'aime guère. La chèvre ne peut brouter qu'où ou l'attache, et quand votre métier est de donner des coups de lance, vous n'êtes pas toujours maître de choisir ceux qui les reçoivent.

Nous voyons de nos jours plus d'un grand changer de bannière , dit Daniel, sans pouvoir en donner d'aussi bonnes raisons que les tiennes, j'en conviens. Pourvu qu'en de- venant Bourguignon on oublie les secrets des Armagnacs...» Le petit sorcier s'arrêta, et tixa sur Chnrlot un regard perçant.

« Par le ciel ! s'écria Chariot rouge comme Je feu, me croyez-vous capable de trahir mon premier maître? de livrer aux Anglais mes amis, mes compagnons d'armes ? iN'allais-je pas me laisser pendre ce matin plutôt que de parler? ,.,.:,.^j

68 LES FLAVY.

11 est bon qu'il ignore aussi que messire Guillaume te l'avait ordonne, entends- tu bien? Tâche, à la première occasion, de lui faire quelque conte en l'air pour expliquer autrement ton aventure. Nous ne devons pas oublier que Regnault de Flavy est l'homme du duc de Bourgogne, l'allié des Anglais, et quoique, grâce au ciel! nous ayons affaire en lui à un bon enfant...

Ah! tout bon enfant qu'il est, inter- rompit Chariot, je ne conseillerais pas à nos gens de rester longtemps dans son voisinage. Je venais précisément vous consulter sur la manière que nous pourrions employer pour leur faire savoir qu'il est arrivé deux cents Picards, qui sans doute vont courir la forêt et....

C'est une chose faite , dit Daniel ; tes camarades sont en sûreté.»

Chariot jeta sur le petit homme un regard de surprise mêlée d'une sorte d'admiration; puis , poussant un profond soupir : « Me$

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camarades! dit-il. Oui , hier encore ils élaient mes camarades, et si je reste maintenant au service de messire Regnault, comme il y a toute apparence , il faudra me Lattre contre eux, avec les Anglais que je n'aime guère. La chèvre ne peut brouter qu'où on l'attache, et quand votre métier est de donner des coups de lance, vous n'êtes pas toujours maître de choisir ceux qui les reçoivent.

Nous voyons de nos jours plus d'un grand changer de bannière, dit Daniel, sans pouvoir en donner d'aussi bonnes raisons que les tiennes, j'en conviens. Pourvu qu'en de- venant Bourguignon on oublie les secrets des Armagnacs...» Le petit sorcier s'arrêta, et fixa sur Chnriot un regard perçant.

« Par le ciel ! s'écria Chariot rouge comme Je feu, me croyez-vous capable de trahir mon premier maître? de livrer aux Anglais mes amis, mes compagnons d'armes ? JN'allais-je pas me laisser pendre ce matin plutôt que de parler? ,,.mv^

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*^d LES FLAVY.

Aussi n'ai-je voulu que plaisanter, mon brave Chariot , répondit aussitôt Daniel en lui tendant la œain. Ta pensée d'ailleurs m'est aussi connue que la mienne.

A la bonne heure , à la bonne heure, reprit Chariot encore un peu ému ; mais il ne faut pas plaisanter ainsi avec un brave garçon. Tout autre que vous ne s'en serait pas bien trouvé. J'ai mangé le pain de Guillaume de Flavy, ma mère le mange encore ; je suis toujours prêt â donner mon sang pour lui, si l'occasion s'en présente, quoique...

Quoique ? Achève.

Quoique , entre nous soit dit, je ne sois pas fâché de n'être plus témoin des cruautés que je lui voyais commettre tous les jôUrs. Je ne dis pas sur le champ de bataille; là, tout passe; on est échauflé_, voyez-vous; mais, par Notre Dame! l'affaire finie, l'épée doit rentrer dans le fourreau. Il ne faut pas tomber sur ^e pauvres habitants désarmés , des femmes , des enfants , comme tombe

j^.^-s^

LES FtAVY. 7 1

sur reûiiemi qui vient à vous la lance ou la hache au poing ; et Guillaume de Flavy entre daUS un pauvre village aussi brutalement que dans une J)lace forte qu'il vient de prendre d'assaut. Jamais pitié, jamais de grâce avec lui ; car 11 ne fait pas plus de cas de la vie de Son semblable que de la vie d'un chien.

A l'exception pourtant, dit Daniel, des ^èns qui le set^vent et l'aideiit dans ses en- treprises ?

^ Eh ! répondit Chariot, je l'ai vu plus d'une fois faire expédier quelques-uns de mes camarades pour la moindre vétille. A qui voulez-vous qu'on aille s'en plaindre ? Un chef de bande est plus roi au Uiilieu de ses gens que Charles he l'est à Bourges; aussi je vous réponds que célui-Ià s'est arrangé de manière à se faire obéir.

Plaisant calcul de la peur, dît Daniel eu riant, isi vous vous faites tuer pour lui de crainte qu'il ne vous lue. 4||

C'est pourtant comme bêla, répliqua

A I

'j'2 LES FLAVY.

Chariot. Tenez , par exemple , aucuns de nous ne se souciait de rester caché dans la forêt et dans les masures de Pierre-Fond, au risque d'êlre surpris par les Anglais , et pourtant nul n'a osé sortir de son trou , quoi- que depuis un mois il nous tienne blottis comme des lièvres dans des tanières, sans que nous puissions deviner pourquoi. »

Le petit sorcier sourit. « Vous en savez davantage, vous, maître Daniel, continua Chariot ; d'abord parce que vous savez tout ; ensuite parce que messire Guillaume m'a commandé de n'agir que d'après vos ordres , ce qui prouve

Ce qui prouve, interrompit Daniel , que, s'ilj t'échappait involontairement le plus petit mot sur cette aflaire, je pourrais bien aller prendre la place que lu occupais ce matin devant l'Hôtel-de-Ville.

Bonté divine ! s'écria Chariot ; j'aimerais mieux aller la reprendre moi-même.

Pour en revenir à Guillaume de Flavy,

LES FLA.VY. j'S

reprit Daniel , j'ai souvent entendu parler de sa cruauté , mais je le crois loyal , et le plus intrépide de nos hommes de guerre.

Oh! pour intrépide, répondit Chariot, nous ne verrons jamais son pareil. LesDunois, lesXaintraillesnesontquedespoiilesmouillées à côté de ce gaillard-là ; il ne tremblerait pas devant une légion de diables. Je n'en connais pas moins dans le monde une personne dont il a peur.

Toi ! peut-être ?

Non , par ma foi ! dit Chariot en riant ; la personne dont je parle . c'est sa fille.

—Sa fille !

Oui, celle qu'il a eue de son premier mariage, la demoiselle Germaine. Près d'elle monseigneur Guillaume n'est plus le même homme ; il faut le voir lui parler tout dou- cement, tout doucement, la consulter, l'é- couter comme un oracle. Cela prouve bien qu'il n'y a pas de cœur si dur qu'une amitié ne s'y glisse encore; car, je ne [vous appren Is

^4 l'Es FLAVY.

rien , maître Daniel , quand je dis que s'il est bon pour sa fille , il ne l'a guère été pour son père.

Comment? dit le petit sorcier de cet air équivoque qui peut faire croire que l'on est instruit.

Sans doute , reprit Chariot ; vous savez mieux que moi que le vieux sire de Flavy est mort dans une forteresse monseigneur Guillaume le tenait enfermé , et qu'il est mort de faim. »

Soit que Daniel connût réellement ce fait , soit qu'il en entendît parler pour la première fois , aucun étonnement ne se montra sur son visage ; il se contenta de demander si la dame de Flavy pensait avoir perdu son mari de dette manière.

« Il serait bien surprenant qu'elle l'igno- rât, répondit Chariot, tant de gens le savent. Vous sientez bien que ce n'est pas une mère qui peut parler des crimes de son fils ; mais je gagerais qu'il ne faut pas chercher

LES FLAW. 75

d'autre cause à la folie de la pauvre dame.

-Elle a pourtant revu son fils plusieurs fois depuis.

C'est vrai, et Dieu sait dans quel trem- blement elle est chaque fois qu'il vient à Vertbois ! Si la demoiselle Germaine n'était pas là, qui aime son père, qui le croit un hon- nête homme...

^-Tu penses donc , interrompit Daniel d'un air inquiet et chagrin, tu penses qu'il confie à cette jeune personne des affaires sérieuses^ des projets importants ?

Je crois qu'il n'a rien de caché pour elle quand ils vivent ensemble; mais il ne l'a pas vue depuis un an que nous venons de passer en courses et à Beauraont.

T'avait-il ordonné de lui dire que tu restais dans ces environs avec tes camarades ?

Non ; je ne devais me confier qu'à vous, et vous devez vous rappeler que je n'ai parlé à ma mère elle-même que d'après votre avis, et au moment nous avons craint de mourir

'j6 LES FLAVY.

de faim dans nos cachettes. La demoiselle Germaine nous croyait sans doute près de notre maître ; mais ce matin , dans son dé- sespoir , il faut que ma mère lui ait parlé ; car je les ai trouvées ensemble , qui récitaient pour moi les prières des agonisants.

Diable ! dit Daniel d'un air fort contrarié, deux femmes dans un secret ! c'est au moins une de trop. Peux-tu revoir bientôt cette Germaine ?

Je vais la voir tout à l'heure ; je retourne ce soir à Veribois.

Tâche de lui parler en particulier, et dis-lui que la moindre indiscrétion de sa part peut d'un moment à l'autre exposer la vie de son père.

Vous me donneriez mon pesant d'or que je ne lui dirais pas cela.

Et pourquoi , je te prie ?

Oh! pourquoi? parce que la demoiselle Germaine n'est pas de ces personnes à qui on ose faire la leçon; qu(", pour la prudence.

LES FLAVY. ^7

le courage , la raison , elle en remontrerait au plus habile, et que d'ailleurs je ne lui adresse pas aussi facilement la parole que vous pourriez le croire.

Elle est donc bien fière ?

Mais pas mal. Et puis ce n'est pas tout ça, voyez-vous; c'est qu'elle a un certain air

imposant, un certain regard Enfin, si vous

l'aviez vue, vous me comprendriez tout de suite. »

Daniel leva les épaules d'un air de dédain et de mécontentement, o Maintenant , dit-il après un moment de silence, notre navire vogue à la grâce de Dieu , et sans ces mau- dits Picards il allait entrer dans le port. » En murmurant ces mots , qu'il n'adressait qu'à lui-même, il se leva et se mit à marcher dans la chambre.

« Ces Picards! dit Chariot en riant; ma foi ! maître Daniel , je trouve que , pour mon compte , ils sont arrivés à temps.

Sans doute , sans doute, répliqua

78 tES FLAVT.

petit homme d'un air distrait et préoccupé. Il se fait tard ; je ne veux pas te retenir plus longtemps. A revoir, mon garçon , car je compte bien que tu viendras me visiter quelquefois pendant le séjour que fera ici messire Regnaull , séjour qui sera long, sans doute?

Messire Regnault vient de me dire que si monseigneur le duc de Bourgogne arrivait à Paris, il est attendu avec impatience, nous quitterions Gorapiègne pour aller le rejoindre.

Dans ce cas, bon voyage, dit Daniel avec gaîté. En attendant, mon brave Chariot, je me réjouis toujours de ne t'avoir pas laissé pendre. » Et le petit sorcier, qui paraissait avoir repris toute sabelle humeur, le conduisit jusqu'à la porte, en lui recommandant plu«- sieurs fois de revenir le plus tôt possible.

CHAPITRE V.

Je t'avais cru quinze ans, tu ne les avais pas ; L'enfance au front de lin guidait encor tes pas ; Tu courais, non voilée, et le cœur sans mystère ; Tu ne sus à mon nom que rougir et te taire. Sainte-Beuve, Consolations.

Ragnault de Flavy , à qui Germaine avait fait dire qu'il serait le bienvenu dans la mati- née du lendemain, vit à peine arriver l'heure à laquelle il lui était permis de se présenter, que, se hâtant de monter à cheval , il prit le chemin de Vertbois. La journée ne pouvait être plus belle.

« Il semble , disait à Chariot le jeune che- valier en traversant la forêt, il semble que la nature partage ma joie ; jamais je n'ai vu

^O LES FLAVY.

de plus beau jour, et jamais je ne me suis senti aussi heureux! »

Marthe les attendait sur la porte, et la fi- gure de la bonne femme rayonna de plaisir à la vue de ses deux enfants, comme elle les appelait. Pour celte fois, cependant, Re- gnault n'entama pas un long entretien avec elle; car, à peine ses lèvres eurent-elles ap- pliqué deux ou trois baisers sur le front ridé de sa vieille nourrice que, laissant à Chariot le soin de s'occuper des chevaux , il traversa seul et d'un pas rapide ces cours et ce long vestibule qu'il avait parcourus si souvent dans son enfance. Une vive émotion s'empa- rait de son âme à la vue de lieux si chers à sou souvenir, à l'idée qu'il allait revoir une mère, des sœurs, enfin tout ce qu'il avait aimé, et il fut contraint de s'arrêter un mo- ment, tant le cœur lui battait avec violence. Le manoir dans lequel il rentrait néan- moins ressemblait à peine à ce qu'il l'avait vu dans un autre temps. Aussi triste , aussi si-

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lencieuse qu'elle était délabrée, cette de- meure n'avait rien conservé de ce qui annon- çait autrefois l'opulence des maîtres qui l'habitaient. Les voix bruyantes d'une foule de valets ne retentissaient plus dans ces longs corridors, dans ces grandes salles presque entièrement démeublées, et Regnault les traversa sans rencontrer un seul serviteur qu'il pût charger d'annoncer sa venue à la maîtresse du logis. Il soupira à la vue des tristes effets d'une longue guerre civile. « Hélas! se dit-il, quel est donc aujourd'hui le sort du modeste bourgeois, du malheureux paysan, si tel est celui de la noble et riche châtelaine? «Monté au premier étage, il s'ap- procha d'une chajubre qu'il savait donner sur les jardins et dans laquelle il crut entendre parler. Pensant trouver quelques domes- tiques, il ouvrit la porte.

L'héritière des Davenescourt , la dame de Flavy, douairière, vieillie par le temps, par les souffrances, et pâle comme un lis, était I, 6

S'A LES FLAVt.

placée diins un grand fauteuil, causant avec sa petite -GUe Gerniaine, qui lui tenait la main.

« C'est Regnault, ma mère,» dit Germaine en voyant entrer son cousin.

La dariie de Flavy , ou plutôt son ombre , ne répondit d'abord qu'en attachant des re- gards fixes et étonnés sur celui qu'on venait de lui annoncer ; puis , tout à coup , un léger sourire se montra sur ses lèvres décolorées^ et, poussant un cri de joie : « Oui , oui, s'é- cria-t-elle , je le reconnais, Germaine , je le reconnais! c'est mon cher enfant, c'est Re- fijnault ! Reviens-tu pour longtemps, mon fils, pour bien longtemps? » Et, en parlant ainsi, elle passait ses doigts amaigris dans les cheveux noirs du jeune chevalier ; car Re- gnault venait de s'agenouiller devant celle qui l'avait béni le jour de sa naissance.

« Ûli ! ma mère , ma vénérée mère, répon- dlt-il , que ne puis-je vous consacrer rneë soins jusqu'au dernier jour de ma vie!

Les flavy. 83

*- Ou du moins jusqu'au dernier jour de la mienne, mon (ils, dit la dame de Flavy dont les idées paraissaient se suivre bien mieux ^ùe de coutume; car tu n'es qu'un enfant, Regnault; il me semble que c'est hier qu'on t'a baptisé dans la chapelle. Cependant , je sais bien , ah ! je sais bien , répéta-t-elle avec un soupir , qu'il s'est passé de terribles choses depuis ta naissance. Mais assieds toi donc près de moi, mon fils, que je puisse te voir tout à mon aise. » Et le jeune chevalier ayant pris un siège entre elle et Germaine : « Vrai- tnent, reprit-elle en relevant la tête avec une sorte de fierté maternelle , votre cousine tn'a dit vrai, Regnault, et vous voilà devenu un grand et beau chevalier.

Hier cependant, interrompit Germaine> s'efibrçant de dissimuler son embarras sous lin air de plaisanterie , sur les premiers mots Chariot , j'ai parfaitement reconnu le petit garçon qui jouait si bien avec nous.

^-^ Et moi, répliqua Regnault, il ne m'a

84 LES FLAVY.

fallu qu'un coup d'œil pour m'a.ssnrer que je revoyais ma belle cousine.

Mais je gagerais bien qu'il ne reconnaî- tra pas Marie ; n'est-il pas vrai , ma fille? dll la dame de Flavy. Marie avait cinq ans, je crois,quand il nous a quittées, et maintenant... maintenant... Quel âge a Marie, Germaine?

Quinze ans dans deux mois.

Oui, ce doit être cela. Elle est belle, Marie , blonde comme l'était sa pauvre mère; elle me la rappelle bien souvent. Au reste , vous l'allez voir tout à l'heure. 11 est même étonnant qu'elle ne soit pas ici; car ce sont de bonnes filles que vos cousines, Regnault; elles ne s'ennuient point de soigner leur vieille grand'mère. Il faut que Marie soit re- tenue quelque part.

Vous l'avez envoyée cueillir des fleurs au jardin, ma mère, pour fêter la bienvenue de mon cousin , que nous n'attendions pas d'aussi bonne heure.

Il me semblait pourtant que je partais

LES FLA.VY. 85

bien tard, répondit Regnanlt. Ah! ma mère! ah ! Germaine ! depuis dix ans que Tordre de mon père nous a séparés , mon cœur n'a pas cessé d'être près de vous.

Ton père ! dit la dame de Fiavy ; c'est Jean, n'est-il pas vrai? mon premier né, mon fils chéri? Et pourquoi n'est-il pas venu avec avec toi? » ajouta-l-elle.

Sur un signe que lui fit Germaine, Re- gnault baissa tristement la tête sans répon- dre; car il comprit que l'on avait caché à la pauvre dame la mort de son fils.

« Regnault seul pouvait venir, ma mère, dit Germaine. Jouissez du bonheur de l'em- brasser.

Ah ! c'est un grand bonheur! répliqua la bonne aïeule , en pressant sur son sein le jeune chevalier.

Ouvrez-moi la porte, Germaine, « cria du dehors une voix presque enfantine.

Regnault se pressa d'obéir à cet ordre, et se trouvant caché d'abord par la porte qu'il

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venait d'ouvrir, une jeune personne, aussi fraîche que les premières roses du priatemps, s'élança dans la salle, les deux bras chargés d'un monceau de fleurs.

« J'en apporte de quoi garnir tous vos va- ses, dit-elle encore essoufflée de sa course ; dépêchons-nous de les placer.

Voilà d'ailleurs notre cousin qui pourra t'y aider lui-même, )j dit Germaine en sou- riant.

A ces mots, et à la vue d'un beau jeune homme dont la figure lui était étrangère, Marie laissa tomber ses fleurs, qui s'éparpillè- rent à droite et à gauche, et, tout en atta- chant ses grands yeux bleus sur le chevalier, elle se rapprocha de sa grand'mère d'un air d'embarras.

Regnault lui-même se trouvait saisi d'un accès de timidité, tant il était impossible de reconnaître dans cette ravissante créature la petite fille qu'il avait fait jouer sur ses ge- noux. Marie , sans être aussi grande que sa

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sœur, avait une taille charmante, dont tous les mouvements étaient empreints de cette grâce qui appartient à l'enfance et n'aban- donne pas encore l'extrême jeunesse. Des traits qu'un statuaire aurait empruntés pour représenter Hébé , des yeux bleus et purs comme le ciel, brillant sous de longues pau- pières noires, un teint de neige que colorait la moindre émotion, une forêt de cheveux blonds dont les boucles ondées retombaient néglisemment sur un front, sur un cou d'al- bâtre, tout en faisait un de ces êtres que l'on peut avoir rêvé, mais que jamais on n'espère de voir.

« Je n'ose pas embrasser Marie, » dit Re- gnault; et s'approchant d'elle d'un air res- pectueux, il prit une de ses jolies mains sur laquelle il imprima ses lèvres, tandis que la jeune fille lui souriait avec la naïveté d'un ange.

Si le cœur humain n'était pas inexplicable, on pourrait dire pourquoi de ce moment Re-

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gnault n'adressa plus la parole qu'à la dame de Flavy et à Germaine. Assis entre elles deux, à peine, durant l'entretien qui suivit, semblait- il remarquer la présence de Marie, qui s'élait placée sur un pliant aux pieds de sa grand'- mère. Celle qu'il paraissait négliger ainsi, ce- pendant, faisait-elle entendre sa douce voix, il s'interrompait aussitôt, attachait sur elle des regards troublés, et ne reprenait la con- versation qu'après avoir attendu longtemps que Marie dît un mot de plus.

Regnault ne put se taire sur la peine que lui faisait l'état de privation et d'isolement dans lequel il retrouvait sa chère famille ; car, habitué au luxe de la cour de Bourgogne, la situation de ses nobles aieux lui semblait voisine de la misère. « Que sont devenus vos nombrueux domestiques ? demanda-t-il d'un air chagrin.

Plusieurs sont morts , répondit Ger- maine, d'autres suivent mon père. Nous n'a- vons près de nous maintenant que deux ser-

LES FLAVY. Sg

vantes, le vieux Michel, notre sommelier et son fils.

Michel ! mon ancien ami? dit Regnaull.

C'est lui qui fait encore pousser toutes ces belles fleurs, répliqua Marie ; mais il est devenu bien sourd.

Une maison plus nombreuse aurait peut- être quelquesinconvénients, rcpritGermaine. Nous n'avons pas la prétention de défendre Vertbois s'il était attaqué, et mieux vaut n'at- tirer l'attention sous aucun rapport. Je vois bien, mon cousin, ajouta-t-elle avec un triste sourire, que vous ne vous faites pas une idée bien juste de l'état se trouve notre malheureux pays , des dangers auxquels la demeure du riche, comme la demeure du pauvre , est sans cesse exposée , des dangers que nous-mêmes nous avons courus.

Ah ! mon Gis, s'écria la dame de Flavy d'un air d'effroi, voussaurez, voussaurez toutce que nous avons souflert, comment les Auglais ont traité Compiègae et ses environs. uU'^ eu-

QO LES FIAVY.

fanls vous diront cela; car pour moi, Regnault, quandjeveuxsongeràtant de joursd'angoisse, à tant de jours affreux qu'il m'a fallu passer!...

Il vaut mieux remercier le ciel du repos qu'il nous accorde, ma mère, » interrompit Germaine, qui s'empressa de donner un autre cours à l'entretien en parlant d'un temps plus fortuné.

Grâce aux heureux souvenirs qu'éveillait si naturellement la présence du jeune cheva- lier, le sourire se montra bientôt sur toutes les lèvres. La bonne aïeule , par un effet ordinaire de l'état d'enfance, conservant une mémoire bien plus distincte des faits éloi- gnés que des faits récents , prenait une joyeuse part à cette douce causerie. Regnault se reportait avec délices aux premières jouis- sances de sa vie ; mais un charme bien plus vif encore se faisait sentir à son âme toutes les fois que ses discours excitaient la gaîté en- fantine de Marie. La jeune Glle alors l'invitait toujours à poursuivre, soit par un mot, soit

LES FLAVY. 9'

par un regard d'amitié qu'il aurait payé 'de mille trésors. La pauvre enfant, charmée d'entendre parler de joie, trouvait son cousin le plus aimable des hommes, et, trop ingénue pour être timide, elle traitait déjà en frère celui que sa grand'mère appelait mon fils. Quant à Germaine, il était heureux qu'aucun observateur habile ne fût pour remarquer le changement extraordinaire qui semblait s'être opéré subitement dans toute sa per- sonne , pour voir ce beau visage, habituelle- ment si grave, s'animer, rayonner de je ne sais quel ravissement secret lorsque Regnault attachait ses yeux sur elle avec une aimable expression de tendresse, et pour juger enfin, à son sourire, à son regard, à l'expression de sa voix, des vives émotions de son cœur.

Cette journée s'écoula donc bien rapide- ment, quoique le jeune chevalier ne reprît le chemin de Compiègne qu'à la nuit close. « A demain, mon fils, lui dit la dame de Flavy, qui avait voulu le voir monter à che-

9 a LES FLA.VY.

val. Demain, après-demain, tous les jours, » lui cria Marie, comme il s'éloignait. Germaine ne dit rien.

«Oui, se répétait tout bas Regnault en traversant la forêt mystérieusement éclairée par les rayons de la lune, demain! tous les jours! » Et tout occupé de se retracer la ravis- sante figure de sa jeune cousine , agité d'une émotion qu'il n'avait jamais éprouvée jusqu'a- lors, il semblait ignoi*er la présence de Char- lot qui marchait à ses côtés, sifflant l'air d'une complainte que venait de lui chanter la vieille Marthe.

Germaine élait restée seule avec son aïeule, et la pauvre dame, retombée dans son apathie ordinaire, lui laissa bientôt tonte liberté de s'abandonner à ses réflexions. Germaine était habituée à passer ainsi des heures entières près de sa grand'mère , et ces heures étaient souvent les plus douces de sa vie. Occupée de quelque ouvrage de femme, elle vivait alors seule avec ses pensées , elle se livrait à la

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jouissance de laisser errer son esprit sur mille sujets, et ses agréables rêveries ne permet- taient jamais à l'ennui de l'atteindre. £n un mot, Germaine avait de l'imagination; aussi, près des êtres vulgaires et tout matériels dont elle se trouvait environnée, cette belle figure semblait-elle une poésie vivante, et le charme dominateur qui naît de l'intelligence don- nait-il à son aspect, à ses discours une puis- sance à laquelle nul ne résistait.

Le jour dont nous parlons, toutefois, une seule idée préoccupait la belle fille ; ja- mais trouble pareil n'avait agité son cœur. Les doux regards de Regnault la poursuivaient comme s'il eût encore été présent. Elle se redisait tout ce qu'il avait dit, et croyait tou- jours l'entendre l'appeler sa bien-aimée cou- sine. Effrayée de se sentir aussi émue, Ger- maine s'efîbrçait vainement d'éloigner de son esprit le souvenir du jeune chevalier, lorsque sa grand'mère, qui depuis trois quarts d'heure pu moins gardait le silence en portant à droite

94 tES FtAVt.

et à gauche des regards aussi vagues que ses pensées, saisit sa main. « Maintenant que le voilà revenu , lui dit-elle , j'espère vivre encore assez pour voir votre mariage. »

Germaine tressaillit. « Quoi ! ma mère i répondit-elle; de quel mariage parlez-vous?

Mais de votre mariage avec Regnault, mon enfant. Ne lui avez-Vous pas été promise pourfemme lejour même de votre naissance?»

A ces mots, prononcés de l'air le plus affir- malif et le plussensé^ qui pourrait dire quel tumulte s'éleva dans l'âme de Germaine ? Elle attacha les grands yeux bruns, tout brillants d'intelligence et d'amour, sur les yeux pâles et éteints de celle qui venait de parler ainsi, et tremblant que cet éclair de raison , comme il arrivait trop souvent, n'abandonnât tout à coup la dame de Flavy : « Ne dites-vous pas que je devais être sa femme , ma bien-aimée mère? demanda-t-elle d'une voix émue^ en serrant la main de son aïeule.

L'engagement en a été pris devant Dieu^

LES «fLAvt. ^5

Gcrtttaine; nous étions tous réunis dans la chapelle, qu'on avait parée pour ton bap- tême. Je vois Jean, qui te servait de parrain comme moi de marraine , te prendre dans ses bras et dire à ton père : Promets-moi, Guil- laume, que celui-ci sera son mari? Et il mon-' trait Regnault, qu'il me semble voir aussi , avec ses grands yeUx noirs , ses cheveux bou- clés, une petite robe de brocard...

Mon père a répondu? dit Germaine qui respirait à peine.

Ainsi soit-il, Jean; je le promets. Ah! c'était un beau jour que celui-là, ma Ger- maine ; mon seigneur et maître vivait encore, je ne craignais pas mes propres enfants , ajouta-t-elle d'une voix basse et d'un air mys- térieux; mais depuis que j'ai peur, depuis qu'il s'est passé de si terribles choses!... »

En prononçant ces dernières paroles, la dame de Flavy parut éprouver une terreur su- bite, tous ses membres tremblèrent; elle jeta autour d'elle des regards effarés et remplis

96 L^:.S FLAVY.

d'eirtoi. Pnis, povissant un cri lamentable, elle se rejeta dans le fond de son grand fau- teuil, couvrit son visage de ses deux mains et fondit en larmes.

Germaine, qui n'avait point encore vu son aïeule aussi violemment agitée, se précipita aux genoux de la pauvre dame, la serra dans ses bras en s'eflbi çant de dissiper les craintes chimériques de ce faible esprit. « Vos Gis, di- sait-elle, vos fils , si malheureusement divisés entre eux, sont toujours unis dans le respect, dans l'amour qu'ils vous portent. Ah! ma mère! ma bonne mère! vivez dans celte pen- sée ; vivez tranquille, heureuse, car vos en- fants vous aiment. Vous le savez bien qu'ils vous aiment ; n'est-il pas vrai , ma mère? »

La vue de Regnauit avait ranimé chez la dame de Flavy une foule de souvenirs doux ou terribles. INéanmoins, les violents efforts qu'elle s'était imposés longtemps pour ca- cher à ses pelites-ûlles le crime épouvantable (ie leur père avait pour ainsi dire effacé de

LES FLAVY. 9^

sa mémoire la nature do ce crime. Il ne lais- sait plus dans son esprit qu'une trace vague qui suffisait pourtant pour faire de son fils Guillaume l'objet de sa terreur , et , comme il lui arrivait fréquemment de perdre totale- ment le fil de ses idées , pour s'attacher à l'i- dée qu'on lui présentait, l'infortunée parut bientôt chercher la cause de l'angoisse qu'elle venait d'éprouver. Ses pleurs s'arrêtèrent ; « Il faut donc que j'aie rêvé tout cela , dit-elJe à sa petite-fille, de cet air d'indifférence qui caractérise si tristement le calme des insensés,

Oui, vous l'avez rêvé, ma mère, vous l'avez rêvé, répondit Germaine, vous savez que bien souvent vous vous réveillez tout ef- frayée de vos songes.

Celui-ci était affreux, reprit la pauvre dame, en appuyant sa main desséchée sur un front qui portait déjà les couleurs de la mort. Eh bien! ma fille, croirais-tu que mainte- nant il m'est impossible, tout-à-fait impossi- ble de me le rappeler. »

J. 7

98 LÈS FLAvf .

Germaine se liâta de la distraire, ea l'ôccti- pant de mille petits riens qui n'avaient aucun rapport avec sa famille, jusqu'au moment Blarîe revint, annonçant qu'il était heure de se mettre au lit. Les deux sœurs alors, ainéi qu'elles le faisaient tous les soirs, conduisi- rent leur aïeule dans sa chambre, et ne quittèrent qu'après l'avoir vue tomber dans iin sommeil qui leur parut doux et tranquille.

CHAPITRE VI.

Je •vois, je réfléchis, et je raisonne un peu. N'est-ce pas comnie tout se devine Sans qu'on soit ni démon ni Dieu ? Lehercier, Piaule.

En arrivant le jour suivant à Vertbois , Regnault trouva près des dames de Flavy une de ses anciennes connaissances. Celait le vieux prêtre qui, de son temps, venait dire la messe les dimanches et fêtes dans la chapelle du château , et qu'il avait toujours vu traité avec une haute considération par toute la famille. Maître Joseph Gauvain , quoique à Compiègne, avait fait ses étu- deâ à l'Université de Paris, oii il s'était fait

lOO LF.S I-r.AVY.

recevoir docteur en théologie. De retour dans sa ville natale et devenu d'abord sim- ple prêtre habitué de la paroisse Saint-An- toine , ses rapports avec les habitants de Verlbois rattachèrent si fort à la dame de Flavy et à ses enfants qu'il ne s'empressa point de demander une cure, quelques titres qu'il eût pour l'obtenir. Durant les funestes discussions intérieures qui avaient précédé et préparé l'invasion anglaise, Gompiègne qui tenait pour Louis d'Aquitaine, Dauphin, alors en guerre avec son père , ayant été forcé d'ouvrir ses portes au roi Charles VI, ce fut Joseph Gauvain que l'on choisit pour prêcher devant le monarque et pour im- plorer sa clémence en faveur des habitants , reçus à merci. Grâce à la beauté du sermon ou grâce à la bonté de Charles, la ville en fut quille pour la perte de quelques privi- lèges communaux, ce qui parut bien doux, comparé à tout ce qu'on avait craint; aussi le bon prêtre n'avait-il jamais perdu le sou-

LBS FLAVY. lOî

venir d'un jour si glorieux pour lui ; on doit mêine avouer qu'il parlait peut-être un peu trop souvent du sermon prêché devant Char- les YI. Sans nous arrêter pourtant à cette légère faiblesse de maître Joseph, il suffit de dire qu'on le nomma aussitôt curé d'un assez beau village voisin de Montdidier, et qui dépendait de l'abbaye de Saint-Corneille. L'espoir d'adoucir plus de maux dans les nouvelles fonctions qui lui étaient confiées, que dans celles qu'il remplissait à Compiè- gne, put seul lui faire abandonner, quoiqu'à bien grand regret, et sa ville natale, et la noble famille qu'il laissait à Verlbois.

Pendant quatre ans en effet, le modesle coin de lerre sur lequel Joseph Gauvain exerçait son autorité paternelle échappa comme par miracle à la désolation générale. Grâce au soin , à la prévoyance, à la fermeté du digne pasteur, on vit un petit nombre de villageois vivre en paix , pour ainsi dire, au sein des horreurs de la guerre civile,

lOa LESFLAVy.

jusqu'au jour les Anglais, qui venaient de descendre en France et de prendre Har- fleur, s'avancèrent sur les bords de la Somme, mettant tout à feu et à sang.

A la lueur des flammes qui dévoraient les chaumières de ses ouailles, le malheureux curé prit le chemin de Montdidier, conduisant le petit nombre d'infortunés que le fer anglais avait épargnés. Dans cette ville et dans plusieurs châteaux voisins, il implora pour eux la pitié avec des paroles et des instances si touchantes qu'il parvintà placer dans différents asiles tous les pauvres gens restés sous son frêle appu". Ce devoir rempli, il retourna seul à Com- piègne , où, lame navrée, il reprit sa mo- deste place dans le chœur de l'église de Saint-Antoine.

Depuis lors, les visites de Joseph Gau- vain au château de Vertbois devinrent d'au- tant plus fréquentes que la douleur régnait dans cette noble demeure. La désunion des sires de Fiavy, armés pour deuj^ causes dif-

LES FLAVY. Iq5

férentes, le départ de Regnault, qui n'avait précédé que d'un mois le retour du bon prêtre à Compiègne, les dangers qui mena- çaient journellement toutes les familles, avaient répandu l'affliclion et la terregr dans l'asiLe de la douairière.. I^a présence, les conseils d'un homme sage et dévoué étaient plus précieux que jamais à la pauvre dame , privée du secours de tous ses fils, et dont l'esprit d'ailleurs s'affaiblissait sensiblement; aussi maître Joseph ne tarda-t-il pas à passer au château tous les moments dont ses devoirs lui permettaient de disposer. Germaine avait reçu de lui une instruction fort supérieure à celle des femmes de cette époque, et bien que Marie n'eût pas même encore montré l'ambition d'apprendre à lire, l'arrivée de maître Joseph chaque jour n'en était pas moins une jouissance pour la pauvre enfant, condamnée à une solitude presque absolue. Il avait donc fallu que, la veille du jour dont nous parlons , le vieux prêtre eût été

104 I^ES FLAVY.

retenu dans sa paroisse par différentes occu- pations pour ne s'être pas rencontré avec Re- gnault, et Germaine n'avait pas encore eu le tempsdel'instruire duretourd'un Flavy àCom- piègne lorsque le jeune chevalier entra dans la salle. Regnault reconnut aussitôt l'ancien chapelain, et s'avançant vers lui de l'air le plus affable: «Salut, messire le curé, dit-il ; j'ai grande joie de vous revoir. »

La croix de Bourgogne avait surtout frappé les yeux de maître Joseph, qui, sans pren- dre la main qu'on lui présentait, répondit du ton le plus froid : « Vous vous méprenez sans doute, sire chevalier; car les litres que vous me donnez ne sont plusles miens depuis longtemps.

C'est mon cousin, mon cousin Regnault, que vous avez vu si jeune , mon père , » se hâla de dire Germaine.

Le vieillard ne répondit rien.

«Il me semble, reprit le jeune chevalier sans remarquer la glace de l'accueil qui lui

LES FLAVY. J o5

était fait , il me semble vous avoir vu quitter Compiègne pour aller remplir la cure d'un village dont j'ai oublié le nom , mais qui n'é- tait point éloigné de Monldidier?

Ce village n'est plus, répondit le prêtre; j'ai vu les Anglais en faire de la cendre, com- me, avec l'aide du duc de Bourgogne, ils en feront bientôt de toutes lesvilles du royaume.»

Regnault devint aussi rouge que du feu et regarda Germaine. « Maître Joseph a beau- coup souffert, » dit-elle doucement et en bais- sant les yeux; car Germaine ne pouvait blâ- mer celui qui venait d'exprimer sa propre pen- sée , mais elle se trouvait sans courage contre Regnault. Aussi, bien loin de seconder la sé- vérité de son vieux ami, elle employa tous les moyens pour la désarmer en faveur de son cousin , et si elle n'y parvint pas complète- ment , au moins réussit-elle à maintenir en- tre le royaliste et le Bourguijrnon des rapports qui n avaient rien d'oflVtisant de pari ou d'autre. ^

Io6 LES FLAVY.

Maître Joseph ne tarda point néanmoins à laisser le champ libre au sire de Flavy, en re- fusant de prendre sa part du dîner qu'on allait servir. Il regagna la ville, l'âme plus attristée que de coutume , car la vue, la société d'un ami des Anglais étaient choses qu'il évitait avec le plus grand soin, tant il lui était dilB- cile de les supporter patiemment. Il se joi- gnait à la contrariété de cette rencontre le chagrin de penser que celui qu'il venait de quitter portait le nom de Flavy, nom qu'il ai- mait et respectait par-dessus tout. «Qui m'eût dit, pensait-il, lorsque sa naissance a répandu tant d'allégresse dans le château de Vertbois, lorsque je l'ai baptisé moi-même dans la cha- pelle, qu'un jour il porterait la croix de Bour- gogne, qu'il prendrait les armes contre son roi ? »

Il marchait à pas lents et la tête basse , plongé dans ses pénibles réflexions, lorsqu'il s'entendit saluer par une voix qui lui était étrangère , et fut très surpris d'apercevoir de-

tES FLAVY. 107

vant lui l'exigu personnage qji'il rencontrait souvent dans les rues de Compiègne , mais qu'il ne connaissait que sous le nom du pe- tit sorcier. Ne sachant ce que pouvait lui vou- loir cet homme , qu'il était fort tenté de croire en rapport direct avec le diable , il lui demanda froidement ce qu'il désirait de lui. Comme la timidité n'était point le défaut de Daniel, il se mit à marcher près du bon prê- tre, qui, tout peu content qu'il était d'avoir un pareil compagnon , ne tarda pas à l'écou- ter avec intérêt lorsqu'il lui parla de faire rendre la liberté au sonneur de cloches de Saint-Antoine, que l'on venait de mettre en prison comme Dauphinois, sur quelques pro- pos qu'il avait tenus.

« Je serais trop heureux que l'on pût y réussir, répondit alors fort doucement maî- tre Joseph ; mais quels moyens avez-vous pour cela?

Un de nos notables, qui peut beaucoup sur le gouverneur, m'a promis de s'y em-

lo8 LESFLAVY.

ployer, pourvu qu'une personne respectable réponde qu'à l'avenir le sonneur retiendra sa langue ; et je ne doute pas que si maître Jo- seph Gauvain voulait....

Je répondrai, je répondrai, interrom- pit vivement le bon prêtre. Le pauvre Jacques se taira; je le lui ferai jurer par notre vieille connaissance.

C'est tout ce qu'on demande , reprit Daniel; qu'il se taise, car la pensée est libre. Grâce au ciel, ils ne pourront jamais empê- cher la pensée d'être libre ! c'est la seule consolation qui reste encore aux bons et loyaux Français. »

Quoique celte dernière phrase eût été prononcée à voix basse , maître Joseph n'en perdit pas un mot; mais s'il ne put s'empê- cher d'y répondre par un regard involontaire de satisfaction et de surprise, sa confiance dans le petit homme n'était pas assez bien établie pour qu'il maintînt la conversation sur un sujet aussi délicat. Revenant donc h

LES FLAVY. 1 09

l'affaire du prisonnier , il répliqua simple- ment, mais d'un air très affable : «Puisque vous avez la bonté de vous intéresser à Jac- ques-le-Gris, maître... Pardon, dit-il en s'in- terrompant; je ne sais pas votre nom.

Daniel Gorgius.

Voilà des noms qui sentent l'enfer d'une lieue, » pensa le digne prêtre , ignorant l'in- nocente métamorphose que Daniel avait cru devoir faire subir au nom trop simple de Gorju. «Eh bien! maître Daniel, reprit-il, puisque vous avez la bonté de vous intéres- ser à Jacques-le-Gris, faites sentir combien son âge le rend peu redoutable à tous les par- tis. Le pauvre homme est de beaucoup mon aîné ; je crois être sûr que Jacques avait soixante ans lorsque en i4i4 i^ ^ sonné la messe pour le roi Charles VI , le jour que j'ai prêché devant ce monarque.

Un sermon que devraient savoir par cœur tous les habitants de Compiègne , dit Daniel d'un ton d'enthousiasme, etdontj'îd

/

t f Ô LES FLAVt .

le chagrin de ne connaître que le texte î An- ditam fac mihi mane mlsericordiam tuam 1.

Maître Joseph s'arrêta. «Je ne vous croyais pas de Cofflpiègne , dit-il à son compagnoQ avec un sourire d'épanouissement.

Aussi n'en suis-je point ; mais depuis huit ans je suis venu m'y établir, et j'y exerce ma profession. »

Ce dernier mot fit baisser la tête au bon prêtre, qui pendant quelques instants garda silence, combattant le mouvement affec- tueux qu'il venait d'éprouver pour le petit homme. Enfin, prenant son parti: «Je vais vous parler avec franchise, maître Daniel, dit-il, et je vous prie de me répondre de même. Savez-vous quel nom on vous donne dans la ville ?

Je n'ignore pas , répliqua Daniel d'un air affligé , que le vulgaire m'appelle le petit sorcier. Tels gens n'ont aucun moyen de dis- tinguer ma science du savoir diabolique ; maïs

\

( l ) Faites-moi enteadre demaio la voix de votre miséricorde,

LES FLAVT. I 1 I

il en doit être bien aulrement de maître Jo- seph, d'un enfant de l'Université de Paris, qui sans doute a plus d'une fois entendu par- ler de la magie blanche.

-^ Sans avoir acquis aucune connaissance exacte de cette science , je sais qu'elle existe, dit le prêtre , et qu'elle est reconnue pour n'avoir rien répféhensible.

Depuis vingt ans je la professe , reprit Daniel, et j'ose me flatter d'être aujourd'hui l'uQ de ses plus habiles soutiens. Je délivre de tout charme, enchantement , ensorcellement (Juiconque à recours au savoir que je dois à une longue étude. Bien loin que nous jetions des sorts , autant un sorcier est dangereux dans ce monde et damnable dans l'autre, au- tant un magicien de magie blanche devient utile à la société. Que de mal n'avons - nous pas empêché! que de crimes n'avons-nous pas découverts !

Fort bien , fort bien , dit maître Joseph j mais de qui tetiez-vous cette puissance?

112 lESFLAVY,

De la science que professaient les an- ciens mages de l'Orient. Pour l'apprendre, j'ai séché sur des livres écrits dans ditiérentes langues, j'ai pâli sur des figures géométri- ques; enfin , je puis en remontrer aux plus habiles. Autrement, messiresles échevins de Noyon ne m'auraient point délivré mes let- tres, que j'ai payées aussi cher que celles d'un docteur, et qui me donnent le même rang à la procession.

Vous avez le rang de docteur à la pro- cession ! s'écria le vieux docteur en théolo- gie dont tous les scrupules cédaient à cette dernière preuve de non-culpabilité ; je vois bien , maître Daniel , que l'on vous fait ou- trage en vous appelant d'un nom si peu mé- rité ; qu'il n'en soit plus question entre nous. Mais, dites-moi, ajouta-t-il^ est-il vrai que vous puissiez savoir ce qui se passe vous n'êtes pas?

La moindre entrave déjoue quelquefois les plus habiles combiqai.sons , répondit Da-

'.6^l

Î.KS FLAVY. I 1 0

niel ; néanmoins, j'ai si souvent réussi dans des essais de ce genre que j'en entreprends volontiers lorsque le cas s'en présente. »

En pariant ainsi Daniel ne mentait point positivement. A force d'avoir cherché à per- suader les autres de sa science , il arrivait que, par moments, il en était persuadé lui- môme , au point d'attribuer à une opération magique le résultat de sa connaissance des hommes et de sa ûnesse d'esprit. Heureu- sement pour lui, cependant, il n'eut pas besoin de recourir à des moyens surnaturels pour satisfaire à la question de maître Jo- seph, qui se contenta de demander quelle personne il venait de laisser dans la grande salle de Vertbois, outre les dames du' châ- teau.

Le petit homme parut réfléchir assez long- temps, regarda le ciel; puis, fixant ses yeux sur la terre : « Vous y avez laissé un jeune seigneur picard, homme de guerre , ami des Anglais ; je le crois chevalier, mais je n'en

1 1 4 LES FLAVt.

suis pas bien sûr, parce que mes instruments me manquent.

Il est chevalier! s'écria maître Joseph dont la surprise était extrême.

Ce même jeune homme a déjà passé la journée d'hier à Vertbois, et n'en est re- venu que fort tard.

Rien n'est plus exact , dit le bon prêtre stupéfait; voilà, je l'avoue, un art qui me semble tenir du prodige.

Que serait-ce donc si je vous parlais de choses plus étonnantes, qui me sont tout aussi faciles. Ce matin , par exemple, il m'a pris la fantaisie d'interroger les astres sur messire Guillaume de Flavy

Eh bien ! interrompit vivement maître Joseph, qu'avez-vous su? qu'avez -vous vu?

Qu'il serait fort heureux pour ce sei- gneur qu'un ami pût lui faire savoir l'arri- vée des Picards et lui conseillât de s'éloigner.

Est-il donc ici? s'écria le vieux prêtre, avec effroi ; au milieu des Anglais et des Bour-

Les FLA.VY. 1 1 5

guignons, qui n'ont point de plus grand en- nemi, ce serait un homme perdu.

Parlez bas, reprit Daniel, et que rien de tout ceci ne nous passe. J'aime à rendre service, voyez-vous; dès que mon art me fait voir un brave en danger , j'éprouve le besoin de venir à son secours. J'ai donc pensé que la demoiselle Germaine, en qui messire Guil- laume a toute confiance , saurait lui faire parvenir un message.

Je crains bien qu'il n'en soit autrement, répondit maître Joseph toujours plus étonné de trouver le petit homme aussi bien instruit. Mais vous-même, ne pouvez-vous nous ap- prendre où l'on peut le trouver?»

A cette question si naturelle , le sorcier se mordit la lèvre inférieure. Sans se décon- certer le moins du monde néanmoins, il ré- pondit d'un air modeste :

c Vous savez , maître , que toute science humaine , si étendue qu'elle soit , a ses bor- nes. La mienne m'a hi'^rj appris que depuis

1 l6 LES FLAVY.

deux mois le sire de Flavy a très £oiiv<iiit changé de résidence ; mais il m'a été impos- sible de trouver dans mes livres le nom du lieu qu'il habite maintenant; d'un moment à l'autre mes recherches peuvent être plus heu- reuses. Cependant, comme le temps presse...

Demain matin sa fille saura tout , dit maître Joseph.

Sous le plus grand secret?

Sous le plus grand secret. Nous vivons dans un temps, maître Daniel , les plus jeunes ont appris à se taire. »

Ils approchaient alors des murs de Com- piègne.

« Séparons-nous ici, mon maître, dit le petit homme; il est, je crois, plus prudent qu'on ne nous'voie pas entrer ensemble dans la ville.

J'espère que nous nous reverrons, maî- tre Daniel , dit le bon prêtre en lui serrant la main. Ou je me trompe, ou je ne dois pas voir en vous l'ennemi d'une noble cause , l'en-

LES FLAVY. 1 17

nemi de celui qu'on n'ose plus nommer que dans ses prières. »

Daniel regarJa fixement le vieillard, et ré- pondit d'un ton inspiré :

« Ses (Iroils sacres triompheront, L'oint du Seigneur est sur son front. »

Après avoir prononcé ces deux vers qui se ressentaient fort de l'impromptu, il prit le devant avec une extrême vilesse, laissant maître Joseph chercher inutilement le sens de ces paroles, qui ne pouvaient s'appliquer au Dauphin, puisque ce prince n'était pas roi.

CHAPITRE VII.

Tout son être que l'œil caresse N'est qu'un pressentiment d'amour. Lamartine, Harmonies.

Des devoirs impt'rieux purent seuls le len- demain empêcher maître Joseph de partir dès le matin pour Verlbois, tant il lui tardait de voir Germaine et de l'instruire de sa ren- contre avec Danie!. Il n'aurait pas été aussi convaincu qu'il l'était de l'exlrême habileté du petit docteur en magie blanche, qu'il lui suffisait de le croire un ami secret du parti royal pour mettre toute confiance dans l'a- vertissemenl qu'il avnit reçu de lui. et son opinion à cet égard fut aussi celle de Ger-

f

LES FLAVY. M 1 9

maîne, dès qu'il lui devint possible de s'en- tretenir avec elle sans témoins.

A l'idée que Guillaume de Flavy était près de Compiègne, que, d'un moment à l'aulre, il pouvait tomber aux mains des Anglais, ses ennemis implacables, Germaine fut saisie d'un effroi et d'une douleur indicibles. La charmante fiile chérissait son père, bien qu'elle fût le seul être au monde qui pût aimer le sire de Flavy ; mais dès son enfance, elle se voyait l'objet des soins et de la ten- dresse de cet homme endurci, qui semblait ne porter un cœur que pour elle. Le violent amour que messire Guillaume avait eu pour sa première femme, que la mort vint lui en- lever moins d'un an après leur mariage, la ressemblance qui existait entre lui et l'enfant qu'elle lui laissait; car messire Guillaume, comme tous les Flavy, était remarquablement beau , et plus tard, la supériorité de l'esjirit, la noblesse et la force d'âme de Germaine , tout l'avait fait concentrer sur sa fille la faible

I20 LES FLAVT.

dose de sentiment affectueux qu'il tenait de sa nature humaine. Quoique Germaine eût souvent gémi de la rudesse et de la violence d'un caractère indomptable, elle en était d'autant plus attendrie de voir ce caractère s'adoucir pour elle, vaincu par un attachement dont elle n'avait jamais cessé de recevoir des preuves. Toute préférence exclusive d'ailleurs porte avec elle un grand charme pour quicon- que en est l'objet, et peut-être l'affection de messire Guillaume touchait-elle le cœur de sa fille comme les caresses d'un chien har- gneux séduisent le maître dont il n'écoute que la voix.

Ce qui désespérait surtout Germaine, était l'impossibilité de profiter de l'avis qu'elle recevait. Depuis près de trois mois, aucun message de son père ne lui était parvenu. Elle venait bien en effet d'apprendre par Chariot la prise de Beaumont; mais Chariot, comme on sait, avait été détaché de la garnison, avec qnelques-uns de ses camarades, pour l'expé-

LES FLAVY. 12 1

dition secrète qui venait d'exposer sa tête, et il ignorait complètement vers quelle autre de ses places fortes le sire de Flavy s'était ache- miné avec le reste de son monde. Toutefois, ce séjour mystérieux de Chariot dans le pays donnait la plus grande importance aux paroles du petit sorcier. « Il me paraît certain, disait Germaine à son vieux ami, que mon père méditait un coup de main. Fasse le ciel qu'il ne tente pas de l'exécuter maintenant que les Anglais sont en puissance jusqu'à plus de dix lieues à la ronde !

Et que ces indignes Picards viennent en- core de les renforcer, ajouta maître Joseph.

Si le malheur voulait que mon père se montrât dans le pays, je ne puis croire que mon cousin intervînt autrement que pour le protéger, répondit Germaine en rougissant.

Nous voyons tous les jours le frère tom- ber sous les coups de son frère, repartit le bon prêtre; la voix du sang en France n'est- elle pas devenue muette ?

laa LES FLA.VT.

Ou je m'abuse, ou Regnault l'eplend encore, mon père. Son respect pour notre mère, sa tendresse pour. . . pour Marie el moi, tout me semble répondre de son cœur. Oui, poursuivit la belle fille avec cet accent qui décèle une noble tendresse d'âme, oui, j'ose- rais m'adresser à Regnault pour sauver un Flavy ; royaliste ou bourguignon, il n'importe, Regnault le sauverait, je n'en doute point. »

Joseph Gauvain secoua tristement la tête..

« Je voudrais pouvoir vous croire, ma fille, répondit-il; cependant, que Dieu me par- donne ce que je dis là; ma haine contre les Anglais me fait comprendre les plus fortes haines.

Mais si le duc de Bourgogne revena't ^ son roi? s'il faisailla paix? si tous les Picards n'avaient plus qu'un chef, qu'une bannière, et marchaient réunis contre l'étranger?»

Les mots peindraient mal l'expression d'en- thousiasme et de bonheur qui vint embellir le visage de Germain»; à cette ravissante sup-

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tES FLAVY. I a3

position. La froide raison du vieux prêtre eut beau s'attacher longuement à lui prouver que jamais la paix n'avait été moins probable, elle n'en conserva pas moins je ne sais quelle es- pérance vague, qui pour la première fois lui rendait la vie chère et l'avenir précieux.

On pourra juger si les douces illusions que se faisait Germaine étaient de nature à se réa- liserunjour, quand on saura ce qui se passait dans le château durant son entretien secret avec maître Joseph.

Reguault, ayant trouvé la grande salle dé- serte à son arrivée, avait eu le désir de revoir la galerie dans laquelle se trouvaient réunis, de son temps, tous les portraits de la famille. Une curiosité nouvelle, d'ailleurs, le portait à savoir si depuis son départ on y avait placé le portrait de Marie. Sa surprise fut grande lorsqu'en ouvrant la porte il aperçut, au lieu d'une froide peinture, sa jeune cousine elle- même , debout, les bras croisés, et les yeux attachés sur la toile oij Regnault enfant avait

1 9,4 LES FLAVY.

été représenté par un peintre habile. Au bruit qu'il fit, Marie se retourna, et sans éprouver le plus léger trouble: « Je vous regardais, mon cousin , dit-elle en souriant au jeune chevalier. Vraiment ce portrait vous ressemble encore; ce sont bien vos yeux, tous vos traits; mais je n'y trouve pas cet air de bonté qui vous fait aimer, au premier coup d'œil,de tout le monde.

M'avez-vons donc aimé ainsi, Marie, dit Regnault, qui, dans sa douce émotion, prit la main de l'aimable enfant et la serra dans les siennes.

Oui, tout de suite; Germaine aussi; nous le disions encore ce matin.

Et moi, Marie, vous ne savez pas , non , vous ne pouvez savoir quel effet a produit sur mon cœurvotre premier regard. Marie !...» Piegnault s'arrêta; le respect qu'il devait à tant d'innocence l'empêcha d'ajouter un mot de plus et Marie n'entendait point les regards.

Elle se mit aussitôt à parcourir une partie

LESFLA.VY. I «?•

de la galerie, nommant à son cousin tous leurs nobles ancêtres; mais arrivée devant le portrait de Guillaume de Flavy : « C'est mon père,»dit-elle d'unevoix trèsbasseeteii pâlis- sant; puis elle passa rapidement, comme saisie d'une sorte de terreur. Regnault , qui s'était arrêté pour reconnaître son oncle, éprouva lui-môme je ne sais quel sentiment de crainte à l'aspect de ces traits sévères et de ce regard inflexible qui semblait se fixer sur lui.

Il venait de rejoindre Marie; mais avant qu'il pût lui dire un seul mot des pensées qui le préoccupaient alors, la jeune fille lui saisit le bras, le fit reculer de quelques pas en étendant son autre main vers un cadre riche- ment doré qui ornait le portrait de Germaine. « La voilà ! dit-elle avec une expression de tendresse qu'on ne saurait rendre. Vous de- vez trouver comme moi que celte peinture est bien imparfaite ; car son ame n'est pas pour animer ses grands yeux noirs , et ce- pendant quand elle me quitte pour quelques

1 26 LES ^LÀVV.

heures, ce qui est bien rare, je viens toujours la voir ici.

Vous aimez donc bien votre sœur? » dit le jeune chevalier.

Marie ne répondit qu'en joignant les deux mains, tandis que ses yeux humides restaient attachés sur le portrait.

« Je la crois en eÛ'et aussi bonne que belle, reprit Regnault.

Oui, oui, dit vivement Marie, vous n'a- vez pu regarder Germaine sans deviner qu'elle était bonne ; mais si vous l'aviez vue comme moi, depuis que le malheur nous poursuit, nous soutenir de son courage , de sa ten- dresse , nous prodiguer les soins sans jamais se lasser, nous donner des conseils si sages, des consolations si douces! Fallait-il pren- dre la fuite, aucune fatigue ne l'effrayait, pourvu qu'elle réussît à nous en épargner , et dès qu'un asile , souvent bien peu sûr, nous était ouvert , que de soins ne prenait-elle pas pour le rendre agréable et commode à

LES PLAVY. 12^

ma mère! A la voir, on eût cru que les dangers ne menaçaient que nous, que seules nous étions exposées aux périls , aux priva- tions, tant elle semblait ne rien craindre et ne rien souffrir pour son compte. Si résignée, si douce , si calme , quand Germaine pleure , c'est sur d'autres malheurs que les siens , et quand elle rit c'est pour nous consoler, pour nous distraire ; car elle est bien moins gaie que moi. Mais j'espère qu'elle •frst heureuse; n'est-ce pas, Ilegnaull, qu'elle est heureuse?

Du bonheur des anges, dit Regnault éri portant un regard respectueux sur le por- trait de sa cousine.

Depuis un an que la santé de notre mère est très affaiblie, Germaine seule est deve- nue son médecin, sa garde; elle ne m'a ja- mais permis de passer une nuit entière près du lit, dont elle ne s'est éloignée qu'une heure, je crois, ma mère étant malade , parce qu'elle voulait aller prier avec la pauvre Marthe,

128 LFS FLAVY.

Le premier jour que je l'ai revue ?

Oui. Elle quittait un êlre souffrant pour aller en soulager un autre ; telle est sa vie, sa vie tout entière. Chère sœur!» Et Marie joignit pieusement ses deux mains , en levant ses grands yeux bleus vers le ciel.

« Marie , dit Regnault vivement ému , nous la chérirons , nous la bénirons ensemble.

Ah ! comment la connaître et ne pas la ^ chérir? répliqua Marie. Mon père, mon père lui-même ne la chérit-il pas? Lorsqu'il vient passer quelques jours dans sa famille, qui de nous oserait lui parler, si ce n'était Germaine? C'est par elle que ma mère et moi nous fai- sons passer nos demandes, nos prières; c'est elle qui l'apaise quand il se met en colère contre nous tous.

Mais vous, Marie, vous, n'êtes-vous donc pas aimée de votre père?

Non, mais il suffit qu'il aime Germaine; Germaine m'aime tant !

Il ne l'aime pas! il ne l'aime pas! s'écria

I.KSFLAvy. I>.g

Regnault le cœur plein d'amertume et d'in- dignation ; cet homme est donc de bronze ?

Il paraît, reprit Marie en soupirant, que j'ai le malheur de ressembler à ma mère, à ma pauvre mère , que personne ici n'oserait nommer devant lui. Mon père ne me regarde jamais qu'en fronçant le sourcil. »

Regnault se rappela ce qu'il avait appris de ^jCharlot; il comprit comment, eneflet, la ravis- sante créature , dont la vue charmait ses re- gards devait être pour sire Guillaume un reproche vivant de la plus affreuse barbarie. Alors le souvenir de ce qu'avait souffert l'in- fortunée qui n'était plus, éveillant en lui mille craintes sur l'avenir de Marie , il oublia qu'un mur d'airain séparait le Bourguignon de la fille de l'Armagnac, qu'il s'était juré de ca- cher à tous les yeux le sentiment passionné qu'il éprouvait pour sa cousine. Peut-être al- lait-il tomber aux pieds du petit ange , s'offrir pour appui, pour protecteur, pour époux , quand la voix de Germaine se fit entendre.

I. 9

l3o LESFLAVT.

Marie courut aussitôt au-devant de sa sœur qui rentrait dans la salle avec maître Joseph, et Kegnault garda son secret.

11 s'en applaudit plus d'une fois lorsque, revenu de son trouble , il songea aux senti- ments de haine que nourrissait messire Guil- laume pour tous les partisans du duc de Bour- gogne , sentiments dont un pareil homme était loin sans doute d'excepter son neveu. Une heureuse paix qui réunirait les familles pouvait seule permettre àRegnauIt d'espérer. Marie était beaucoup trop jeune pour que l'on pût songer de longtemps à la marier. En se taisant il ne risquait point de compro- mettre son avenir; et que ne promet pas l'a- venir quand on a vingt-trois ans et qu'on est amoureux !

CHAPITRE VIII.

J'étais à toi peut-être avant de t'avoir vu, Ma -vie en se formant fut promise à la tienne ; Ton nom m'en avertit par un trouble imprévu, Ton âme s'y cactiait pour éveiller la mienne. Madame Desbordes Vàlmore.

^

La tendresse et l'admiration avec laquelle Marie avait parlé de sa sœur firent naître dans le cœur de Regnault une si vive afiec- tion pour Germaine qu'il redoubla de soins pour obtenir J'amilié de celle qui déjà ne le trouvait que trop aimable. Non-seulement il éprouvait le besoin de lui faire partager le sentiment fraternel qu'elle lui inspirait, mais, bien persuadé que plaire à Germaine était un moyen certain de plaire à Marie , il cherchait

102 LES FlAVY.

son approbation , il attendait son sourire , comme des titres près de l'aimable enfant dont il devenait tous les jours plus épris.

Comment Germaine pouvait-elle échapper à sa fatale erreur, quand une femme qui n'au- rait pas été aussi belle, une femme qui n'au- rait point aimé elle-même, s'y serait laissée cent fois abuser ? Regnault ne pouvait plus vivre qu •' Vertbois; chaque matin le voyait arrivi' f.i^, 3 empressé, plus aimable, plus teno j e li veille. Marie quittait si peu sa sœur que, pour être sans cesse avec elle, il lui suffisait de s'attacher aux pas de Germaine. Youlait-il obtenir que Marie chaulât, il en- gageait Germaine à chanter, et les deux sœurs mêlaient leurs jolies voix. Parlait-il du chagrin qu'il aurait quand il lui faudrait quitter ses chères cousines, il n'osait serrer la main de Marie , mais il serrait la main de Germaine , en les suppliant toutes deux de ne point l'oublier, de l'aimer encore, tout absent qu'il serait peut-être bientôt. Marie répon-

LES FLAVY. I 35

(lait à cette prière sans trouble, sans em- barras ; Germaine , le cœur palpitant, la rou- geur sur les joues , se livrait en secret à la joie d'ôlre aimée.

Comme elle ne doutait pas que Regnault ne dût être instruit de l'intention qu'avaient eue autrefois leurs parents de les unir, elle attribuait naturellement le silence qu'il gar- dait surce sujet aux tristes circonstances qui divisaient si cruellement la famille. Regnault ue pouvait espérer d'obtenir pour épouse la fille de sire Guillaume qu'en abandonnant le parti du duc de Bourgogne , auquel il était lié par les serments, par son respect pour la mémoire d'un père , et l'honneur d'un Flavy ; l'honneur de Regnault surtout était trop ' cher à Germaine pour qu'elle eût voulu acheter son bonheur à ce prix; mais chaque heure passée avec son cousin amortissait la haine qu'elle avait nourrie jusqu'alors contre le duc de Bourgogne. Ce prince n'était point Anglais après tout ; s'il revenait à «on roi légi-

l34 LES FLAVY.

lime, on verrait bientôt les Français réunis chasser l'étranger , et les familles réconciliées sceller leur paix entre elles par de nouveaux iens !

Germaine vivait donc dans celte heureuae espérance , et Regnaiill depuis près d'un mois habitait Compiègne , lorsqu'un malin on le vit arriver pour annoncer tristement qu'il venait faire un dernier adieu , et que dans une heure il prenait le chemin de Paris.

Celle dont le cœur fut le plus ému , le plus déchiré par cetle nouvelle, fut celle qui cacha sa douleur. Germaine parvint à retenir ses larmes; mais combien elle envia la dame de Fiavy et Marie , qui se mirent franchement à pleurer ! Ah ! si Regnault n'avait été pour elle qu'un parent, elle aurait osé pleurer aussi, tandis qu'il lui fallait renfermer l'expression d'un sentiment trop tendre pour qu'il pût se montrer sans faire rougir son front. Elle se tenait debout derrière son aïeule, sentant ses genoux prêts à se dérober sous elle , quand

LES FLA.VY. l35

Regnault s'approcha et lui prit la main . « Puis- je espérer , dit-il avec une douloureuse émolion, puis-je espérer que ma bien-aiinée cousine conservera le souvenir de l'ami le plus dévoué qu'elle ait au monde ?

Toujours! toujours ! » répondit Ger- maine,ne pouvantplus retenir ses pleurs; car si elle avait trouvé jusqu'alors assez de force pour cacher une partie de sa peine, la peine de celui qui désormais allait disposer de sa destinée lui enlevait tout son courage, et Regnault paraissait accablé par une douleur qui surpassait la sienne.

« Quittez-vous donc Compiègne pour n'y plus. revenir? reprit Germaine d'une voix qu'on entendait à peine,

A Dieu nie plaise! s'écria le jeune che- valier; je puis même dire que j'emporte la douce espérance de vous revoir bientôt et de rester longtemps à Veribois. J'apprends que le duc de Bourgogne vient de recevoir favorablement les nouveaux envoyés français,

l36 LES FLAVY.

au point qu'on ne le croit pas éloigné de faire sa paix avec Charles. Oh ! Germaine ! si la paix se faisait ! » Et Regnault serra la main de la noble fille avec transport.

Ces mots portèrent dans le cœur de Ger- maine tant d'émotion , tant de bonheur , qu'elle rougit prodigieusement , baissa ses grands yeux vers la terre , et ne vit pas Re- gnault attacher ses regards sur une autre que sur elle.

« Entendez-vous, ma mère? dit Marie en essuyant ses larmes ; il espère revenir pour ne plus nous quitter.

Demain? dit la dame de Flavy, qui, sans avoir suivi l'entretien , souriait parce qu'elle voyait sourire , comme elle venait de pleurer pour avoir vu pleurer Marie.

Bientôt au moins , répondit la belle enfant; maintenant que nous l'avons retrouvé, il ne restera plus si longtemps loin de nous ; et si la paix a lieu , notre mère reverra tous ses enfants autour d'elle.

LES FLAVY. 1 5']

Que le ciel nous accorde un pareil bon- heur ! » dit Germaine avec un accent qu'au- cuns mots ne sauraient rendre.

Cette idée que la paix ne se montrait plus impossible , qu'au contraire elle était pro- bable, vint adoucir le peu d'instants qui pré- cédaient une aussi pénible séparation. Cepen- dant la troupe que devait emmener Regnanlt attendait depuis longtemps, sans qu'il pût se décider à prendre congé, à prononcer le fatal adieu. Enfin il se leva , imprima ses lèvres sur le front de son aïeule, sur la main de Ger- maine , de Marie , et s'élança hors de la salle.

A peine entendit-on dans la cour le pas d'un cheval qui s'éloignait que Germaine, sous un léger prétexte, se hâta de passer chez elle, tant elle avait besoin de respirer en li- berté. Seule avec sa douleur alors, bien loin de retrouver ce courage, cette force d'âaie qui la distinguait de son sexe, la fière Ger- maine n'était plus qu'une faible fille : elle aimait. Elle aimait, hélas! plus qu'on n'a jy-

l38 ' LES FLAVY.

mais aimé. Pour la première fois de sa vie , peut-être, elle pleurait sur elle-même à la funeste pensée que Regnault pouvait l'avoir quittée pour toujours, qu'elle ne reverrait plus celui dont la présence seule lui avait fait sentir le bonheur d'exister. Loin de craindre encore qu'il n'eût deviné son secret, elle se reprochait la froideur qu elle avait affectée si souvent. Quand sa mère, quand Marie témoi- gnaient leur tendresse pour Regnault, elle seule avait semblé porter un cœur de glace; elle seule s'était montrée injuste, ingrate en- verslui! oïl ne croira pas même à mon amitié,» disait-elle, et tout lui semblait préférable à celte cruelle supposition.

Bientôt, à la vérité, des souvenirs plus doux venaient sécher les pleurs de Germai- ne ; pas une des paroles de Regnault n'était sortie de sa mémoire; elle se les répétait cent fois, et toutes l'assuraient qu'elle était aimée, toutes remplissaient son âme d'une joie céleste. L'exaltation dont son esprit n'é-

LES FLAVlF>. 1 59

tait que trop susceptible, d'ailleurs, jetait un voile religieux et saint sur le sentiment passionné qu'elle éprouvait; dès le jour de sa naissance n'avait-elle pas été nommée devant Dieu l'épouse fortunée de Regnault de Flavy ? Ne serait-elle pas unie à son cousin si l'envahissement de l'étranger, si la guerre civile n'étaient point venus briser les plus dou- ces aflVctions, renverser les plus chères es- pérances, détruire le bonheur de la France et le sien? «Maudits, maudits soient-ils, s'é- cria-t-elle, ceux qui ont apporté chez nous la discorde, le pillage, la désolation Et sa haine contre les Anglais s'augmentait encore, s'il était possible, de tout son amour pour Regnault.

Au dîner de la famille, qui jamais n'avait été plus triste, quoique le seul ami qui res- tait fût venu le partager, Marie demanda à maître Joseph s'il savait ce qu'était devenu Chariot. « Marthe vient de me dire, répon- dit le docteur, qu'il a suivi son nouveau maî-

l40 LESFLAVy.

tre et qu'il est parti avec les Picards. Le re- tour du duc de Bourgogne à Paris est de bien mauvais augure, ajouta-t-il après quelques instants de silence ; la guerre va se ranimer plus terrible que jamais. »

La dame de Flavy, que le départ de son enfant avait replongée dansune léthargie com- plète, ne parut pas avoir entendu ces paroles. Marie pâlit de terreur; Germaine fut la seule qui attacha ses yeux noirs sur maître Jo- seph, attendant qu'il appuyât de quelques motifs cette sinistre prédiction; mais voyant qu'il n'ajoutait rien : « Avez-vous quelques renseignements positifs à cet égard , mon père? lui dit-elle.

Pas d'autres que la supposition natu- relle qu'on doit tirer du rapprochement de deux mauvais hommes. iN'avez-vous pas tou- jours vu des flots de sang suivre les entre- tiens de Bedford et de Philippe ?

Vous n'avez donc point entendu dire, reprit Germaine dune voix timide, que notre

LES PLAVV. j4i

roi vient d'envoyer de nouveau des ambassa- deurs à Arras et que ces ambassadeurs ont été fort bien reçus par le duc?

i\on , mais je sais que plus d'une fois déjà Philippe nous a leurrés d'espérances qu'il ne songeait point à réaliser. 11 feint de vou- loir la paix, il signe des trêves; car dans le moment actuel, ajouta le bon prêtre avec un sourire amer, il existe encore une trêve ; mais Dieu sait si nos malheureux habitants peuvent s'en douter !

Je le croîs bien, dit vivement Germaine; les Anglais ne sont-ils pas toujours là?

Et celui qui les a lait venir ne nous ai- dera pas à les chasser ! reprit maître Joseph en poussant un long soupir.

On se plaît à croire ce que l'on désire, murmura doucement Germaine.

-- A votre âge, ma fillo, il est vrai; au mien, on n'espère plus, on se soumet. »

Germaine changea d'entretien ; car chaque mot de ce vieillard, à qui l'expérience et le

t^Q. LES FLAVir.

malheur avaient enlevé toute illusion, la frap- pait au cœur en la désolant à la fois dans son amour pour Regnault et dans son amour pour la France.

CHAPITRE IX.

C'était l'instant funèbre H nuit est si sombre Qu'on tremble à chaque pas de réveiller dans l'onabre Un démon ivre encor du banquet des sabbats ; Le moment où, liant à peine sa prière, Le voyageur se hâte à travers la clairière: C'était l'heure l'on parle bas.

Victor Hugo, Odes.

Le lendemain du jour Regnault quitta Corapiègne , la soirée était sombre et ora- geuse , au point que Germaine et Marie pres- saient maître Joseph de passer la nuit au château. « De la lumière ! » dit la dame de Flavy qui paraissait agitée d'une sorte de ter- reur. Marie courut appeler une servante et fit apporter deux flambeaux, dont la brillante

j44 tESFLAVY.

lueur neclairait encore qu'imparfaitement une aussi vaste salle.

La nuit la plus obscure était répandue au dehors , lorsque plusieurs coups de tonnerre très violents vinrent ébranler les murs du vieux manoir. Germaine et le vieux prêtre s'efforçaient inutilement par leurs discours de distraire la dame de Flavy, sur qui l'orage fai- sait toujours une vive impression. A chaque éclair ils la voyaient tressaillir et joindre les mains dans un état d'épouvante qui excitait la pitié, et Marie, ayant toujours eu peur du ton- nerre , n'était pas éloignée de partager son effroi. Bientôt la violence de l'orage redou- bla ; un vent furieux sifflait le long des vastes corridors, une pluie battante frappait les vi- traux peints des croisées, et l'on eiit pu croire qu'aucun des arbres de la forêt de Com- piègne ne résisterait à ce terrible ouragan.

« Germaine, dit la pauvre dame d'une voix tremblante, regarde, je t'en prie, si les fe- nêtres sont bien fermées. »

' LES FLAVY. l45

Maître Joseph se levait pour aller s'en as- surer; mais la dame de Flavy, par un mouve- ment très vif, lui prit la main et le retint près d'elle , comme si la protection d'un homme, et surtout la protection d'un prêtre , lui sem- blait un préservatif contre le danger. Ger- maine, après avoir assuré sou aïeule que tout était parfaitement clos, ne put résister au dé- sir de contempler le spectacle imposant et terrible qu'offraient ce ciel en feu et ce grand désordre de la nature. Debout devant la fe- nêtre, tantôt ses yeux se portaient sur les gros nuages noirs qui lançaient la foudre, tantôt sur la terre inondée du jardin , lorsqu'à la lueur des éclairs qui se succédaient sans relâche elle vit deux hommes traverser le petit parterre Marie cultivait ses fleurs, et se diriger rapidement vers la porte de la mai- son. Pour se trouver à cette heure dans l'en- clos il fallait qu'ils eussent escaladé le mur. Germaine, ayant grand soin de ne point ef- frayer la daine de Flavy, sortit aussitôt de la h 10

l46 LES FLWY.

salle d'un jDas tranquille, pour s'assurer, dil- elle, que tout était fermé en bas; mais à peine fut-elle dehors, que prenant son élan, elle descendit l'escalier comme un trait, et courut vers l'endroit se tenaient le soir le som- melier, son fils et les deux servantes.

tlN'avez-vous pas oublié, dit-elle, de poser les barres à la porte du vestibule? il y a deux hommes dans le pourpris.

Deux hommes ! s'écria Michel. Donne- moi ma miséricorde, Simon.» Et son fils déta- cha aussitôt une épée courte et étroite , dont plus d'une fois déjà le brave homme s'était .servi pour défendre le manoir de ses maîtres, et qui, dans les temps de calme , restait tou- jours altachée au manteau de la cheminée. «Nous trouverons dans le vestibule des lances pour toi, Simon, et pour vous autres, si vous voulez me suivre , a]oula-t-il en s'adressant aux deux servantes. Quant à vous, demoiselle Germaine, remontez, je vous prie, et laissez- nous faire.

LÉS nàvt. i47

Non , Michel , non , répondit Germaine, je vais avec vous. » Et elle se mit à marcher en tête de la petite troupe, après avoir bien recommandé de faire silence.

Tout était tranquille dans le vestibule. Mi- chel approcha l'oreille des grosses planchés solidement serrées qiii le séparaient du jardin, et contre lesquelles il ne tarda pas à enlendre frapper plusieurs coups avec violence. « Qui èst-là? » cria le vieux sommelier de toute la force de ses poumons. « Qui est-là?» criè- rent Germaine et les trois autres.

« Par le tonnerre du diable! voulez-vous ouvrir? » répondit une voix de Stentor dont l'accent élait si bien connu à Verlbois que Michel, son CIset les deux servantes se préci- pitant sur les barres de fer et sur les verrous pour obéir à cet ordre, Germaine se trouva aussitôt dans les bras de son père.

« Qui est ici , Germaine? demanda le sire de Flavy, après avoir tendrement serré sa fille sur son cœur.

l48 LES FLAVY.

Ma grand'mère, le père Joseph , Marie et moi, répondit-elle.

Vous voyez bien, Louis, reprit messire Guillaume en s'adressant au plus jeune de ses frères qui l'accompagnait, que mes renseignements étaient exacts et que nous pouvions simplement frapper à la grande porte, sans recevoir des torrents de pluie comme nous le faisons depuis une heure.

Par donc êtes-vous venu, mon père? demanda Germaine.

Par la' porte qui donne sur la forêt, dont heureusement j'avais la clef. Nous n'avons pu l'ouvrir qu'avec beaucoup de peine ; et j'es- père que vous l'avez refermée? » ajouta-t-il en regardant son frère.

Louis de Flavy ne répondit que par un si- gne de tête affirmatif ; car le fait est que, ne pouvant retirer cette clef rouillée de la ser- rure , il avait suivi son frère, quitte à venir refermer la maudite porte après l'orage. «Maintenant, Germaine, reprit messire

LES FLAVY. l49

Guillaume, ce qui presse le plus est de nous sécher avec un bon verre de vin de Bourgo- gne, si les Anglais m'en ont laissé. »

Le vieux Michel courut à la cave, qui plus d'une fois en effet avait été dégarnie, et le sire de Flavy prenait le chemin de la galerie du bas. «Cet appartement n'est plus occupé, dit Germaine ; nous nous sommes retirées dans les seules pièces du premier qui soient encore habitables.

Eh bien! montons.

Permettez que je vous précède , reprit- elle : ma grand'mère est souffrante et ne s'at- tend pas...

Oh! que de cérémonies! » dit messire Guillaume d'un ton brusque en s'avançant vers l'escalier; mais Germaine, escaladant les marches comme si elle eût eu des ailes , ar- riva dans la salle avant lui, assez à temps pour serrer la dame de Flavy dans ses bras , en di- sant : « Mon père ; c'est mon père ! «

Ce peu de paroles suffit pour ranimer les

|.^0 LES FLàVT.

esprits de l'infortunée douairière, pour lui donner la force de se lever précipitamment de son siège et de se soutenir, pâle et effarée, sur ses jambes tremblantes. Marie et maître Joseph imitèrent son exemple avec tant de rapidité que tout le monde était debout quand le terrible seigneur du manoir reparut au milieu des siens.

« Dieu vous garde ! » dit-il sans s'adresser à personne d'une manière particulière; et, prenant une escabelle, il s'assit.

Germaine alors s'approcha de sa mère et voulut la replacer sur le vieux fauteuil de ve- lours qu'elle venait de quitter. « Non , non , » dit la dame de Flavy d'une voix altérée par l'effroi. A cet accent , raessire Guillaume porta ses regards sur sa malheureuse mère. « Que diable avez-vous donc? dit-il d'un ton dur; on dirait que vous tremblez?

Ma grand'mère est malade , très ma- lade,» répondit Germaine.

Les yeux de messire Guillaume s'a|tachè-

LES FtÀvy. i5i

rent aussitôt sur ceux de sa fille ; il put en voir tomber une larme: «Asseyez-vous, ma mère, reprit-il moinsbrusqueraent; je suis j^ien aise de vous revoir. »

Jamais depuis quinze années il n'avait fait entendre à la pauvre dame des paroles aussi douces. L'impression qu'elles produisirent sur l'infortunée fut si vive que, par un mouve- ment machinal, elle retint un instant la main que son fils lui présentait; mais elle la laissa retomber en pâlissant, et se replaça sur son fauteuil dans une complète immobilité.

«Allons, allons, dit le sire de Flavy, laissons toutes ces émotions de femmes; diles-moi plutôt si jamais vous ne recevez ici de visites imprévues, et si l'on peut y passer une nuit en toute sûreté.

En toute sûreté, je l'espère, répondit Germaine; les Anglais ont malheureusement autant d'amis que d'ennemis dans notre fa- mille et nous laissent en repos depuis long- temps.

iBa LES FLAVY.

Je ne leur demande que cette nuit, répliqua messire Guillaume; car demain ma- tin de bonne heure nous verrons nos gens, » ajouta-t-il en se tournant vers Louis de Flavy, auquel il fit signe de prendre un siège.

Louis, qui s'était en vain approché de sa mère, dont il avait baisé les mains sans qu'elle reconnût en lui un de ses enfants, s'empressa de s'asseoir entre ses deux nièces, bien qu'il n'osât pourtant leur adresser la parole autre- ment qu'à voix basse. Tout vaillant homme de guerre qu'était ce jeune Flavy, messire Guillaume, son aîné de beaucoup, lui inspi- rait une crainte qu'il ne parvenait à vaincre que lorsque les dangers d'un champ de ba- taille ou de quelque entreprise hardie réta- blissaient entre les deux frères une sorte d'é- galité.

Louis de Flavy atteignait à peine sa vingt- troisième année ; car la dame de Flavy avait eu ce dernier fils longtemps après les cinq aulres. Placé dès son enfance sous la pro-

LES FLAVY. 1 53

tection el sous le commandement de Guil- laume, il ne connaissait que la vie des camps et d'autres jouissances que celle d'illustrer le nom de sa famille, dont il était excessive- ment fier, par des faits d'armes éclatants. On citait déjà de lui plusieurs traits d'intrépidité qui passaient toute croyance; mais celte haute valeur ne le rendait pas moins timide devan son imposant capitaine, en sorte qu'il existait, pour ainsi dire, deux hommes en lui : Louis de Flavy en présence de messire Guillaume, et Louis de Flavy délivré de cette présence. Dans ce dernier cas il se montrait jovial , brusque et hardi ; dans l'autre on le voyait craintif et silencieux, uniquement occupé du soin d'obéir au moindre signe de son frère.

a Eh bien! chapelain, quelles nouvelles de Compiègne? reprit messire Guillaume en se versant un verre du vin que Michel venait d'apporter. S'y réjouit-on du départ des Pi- cards ?

Je le suppose, répondit maître Joseph ;

l54 LES FLAVY,

mais ici comme ailleurs il reste toujours assez de cuirasses pour écraser le pauvre peuple, et les Anglais sont encore là.

Bast! une centaine de goddam dans une ville ne sont pas une affaire.

Dans l'état actuel c]es choses, reprit maître Joseph , trois suffiraient pour faire trembler quatre cents bourgeois.

On pense donc ici que nos affaires ne sont pas en bon train?» dit le sieur de Flavy d'un ton moqueur.

Le prêtre ne répondit que parun gros soupir.

0 Et , selon la courageuse coutume de cette canaille que vous nommez bourgeoisie, poursuivit messire Guillaume, vos habitants ne songent qu'à vendre leurs laines aussi cher sous Henri VI qu'ils pourraient la ven- dre sous Charles VII.

Depuis longtemps , dit Joseph Gau- vain avec douceur, il ne s'agit plus pour eux de vendre leurs laines, mais de conserver leurs vies.

r-

LES FLAVY. l65

' A qui !a faute ? s'écria le sieur de Flavy d'une voix de tonnerre qui fit tressaillir sa mère et Marie. Pourquoi ont-ils lâchement courbé la lête sous les Anglais, et pourquoi, quand les serviteurs du roi se présentent de- yaot une ville, la porte leur en est-elle fer- mée? Misérables! qui n'ont pas su mourir avant de recevoir garnison anglaise ! bien di- gnes qu'ils étaient d'avoir pour roi l'imbécile Charles VI! Je les verrais tous hachés menus comme des grains de moutarde sans en avoir pitié. »

Quoique maître Joseph entendît attaquer la mémoire de son monarque chéri, il con- naissait trop l'inutilité dont seraient ses ob- servations sur l'homme auquel il avait à faire pqur répondre un seul mol à cette violente sortie. Il altendit donc en silence qu'une voix plus puissante que la sienne prît la défense du pauvre peuple français.

« On ne peut leur souhaiter plus de maux qu'ils n'en éprouvent, dit Germaine d'un Ion

l56 LES FLAVY.

terme. Anglais, Bourguignons, Armagnacs, tous les îrappent , nuls ne les protègent. Les torts de ces malheureux, s'ils en ont eus, sont bien loin d'égaler leur misère.

Eh bien ! quoi? dit Guillaume, on les pille, on les vole, on les brûle. Pourquoi dé- fendrions-nous leurs bicoques? ont-ils défen- du nos châteaux? Ne vous attendrissez pas sur ces vilains, Germaine, croyez-moi; beau- coup d'entre eux, s'ils me tenaient sans armes, ne me ménageraient guère^ je vous en ré- ponds.

Je n'ai pas de peine à le croire, » se dit tout bas le bon prêtre ; car les cruautés qu'a- vait commises lesieur deFIavy n'étaient point ignorées de l'ancien chapelain de Vertbois comme elles l'étaient de Germaine et de Marie, qui ne voyaient dans messire Guil- laume qu'un homme irascible et hautain , ressemblant beaucoup, après tout, à la plu- part des héros de cette époque.

a Et pourtant, mon père, reprit Germaine,

LES FLAVY I n']

VOUS comptez encore des amis dans Com- piègne !

Dans Compiègne! peut-être, répondit- il en regardant sa fille d'un air surpris.

De toutes les villes de France, dit maître Joseph, Compiègne est la plus attachée à son roi légitime; chacun sait avec quel regret ses habitants se soumettent à l'étranger.

Eh ! par le diable ! pourquoi se soumet- tent-ils ? répondit messire Guillaume avec colère. Il y a longtemps qu'ils seraient déli- vrés s'ils voulaient l'être ; mais ils ne savent s'armer que pour défendre leurs poules ou leurs cochons. Avec leur maison de ville, leur commune, et ce qu'ils appellent leurs immu- nités, toutes sottes inventions qui n'ont fait que nuire à nous autres nobles , je veux mourir s'ils n'ont pas porté malheur à la France.

Quant à cela, reprit tristement Joseph Gauvain, vous n'ignorez pas que Compiègne a perdu la plus grande partie de ses privilé-

1 &8 tËS Ft/ivt.

ges, le jour j'ai eu l'horineiir de prêchéi* devant le roi Charles VI...

Grand malheur, vrainient, qu'elle ait perdu des priviléjes! interrompit le sieur de Flavy ; je voudrais bien savoir si messieurs les échevins renverraient aujourd'hui le roi d'An- gleterre dans son île?

Pas plus que les seigneurs de Créqui, de Bélhune. et tant d'autres qui ont aban- donné le parti du roi, murmura maître Jo- seph entre ses dents.

Et pas plus que les Flavy, qui combat- lent dans l'armée anglaise, vouliez-vous dire peut-être ? répliqua brusquement messirë Guillaume. Allez, maître, allez, ne vous gênez point; personne plus que moi ne maudit ces traîtres, le duc de Bourgogne en tête ; mais quant à vos chiens de bourgeois, je voudrais voir à leur place vingt hommes de ma com- pagnie; je vous réponds que cela suffirait pour jeter dehors les cent Anglais qui sont dans Compiègne !

LES I^LAVY. î ^9

Cent Anglais! répondit le prêtre, et les troupes de toutes sortes qui se renouvellent sans cesse! Ce matin encore n'e^t-il pas parti deux cents Picards?

A propos, dit le sire de Flavy en s'a- dressant à sa mère et à ses filles, j'ai appris que vous aviez vu mon neveu, p

La dame de Flavy ne leva pas ses yeux que depuis longtemps elle tenait fixés vers la terre, sans prendre aucune part à l'entretien.

Germaine rougit et çesta d'abord si inter- dite que Marie se hasarda à répondre qu'en eflfet Regnault était venu offrir ses services à leur mère.

« A-t-il parlé de nous? demanda Louis vi- vement. Vous a-t-il donné quelques nouvelles de nos frères Hector et Raoul?

Que nous importe maintenant, Louis, interrompit messire Guillaume d'un air som- bre. Ils ont choisi entre le roi et le vassal, entre leurs frères et les archers bretons. Ne faut-il pas les plaindre de vivre à la riche cour

l6o LES FLAVY.

d'Arras, dans les fêtes et les touroois, tandis que nous ne savons souvent poser notre tête ; car vous savez sans doute, continua-t- il en s'adressant à tous, qu'il n'est pas une seule de mes places de guerre sur laquelle ne flotte à présent le drapeau anglais? » En pro- nonçant ces mots avec une fureur concentrée, il porta sa main fermée à son front; puis, se levant, il se mit à marcher dans la salle.

Louis saisit ce moment pour répéter à ses nièces ses premières questions sur Regnault, et Marie , qu'aucun trouble secret n'empê- chait d'y répondre, le fit de la manière la plus propre à disposer le cœur d'un Fiavy en fa- veur du jeune chevalier. Germaine, charmée de trouver l'aimable enfant aussi éloquente, ne disait pas un mot, et se contentait de l'ap- prouver d'un sourire ou d'un signe de tête. Cet entretien, qui avait lieu à voix basse, fut bientôt interrompu par messire Guillaume, qui vint reprendre sa place. « De quoi parlez-vous? dit-il.

LES FIAVY. l6l

De Regnaull, répondit Louis.

Elles vous racontaient sans cloute , re- prit le sire de Flavy, comment le duc de Bour- gogne l'avait armé chevalier de sa main sur le champ de bataille? Grand bien lui fasse un pareil honneur! mais je tiens plutôt à savoir s'il a dit adieu à Compiègne pour longtemps.

Peut-être pour toujours, répondit Ger- maine d'une voix émue.

Tant mieux ! » répliqua le sire de l'Iavy lout en regardant sa fille dont le trouble et la rougeur le frappèrent aussitôt. Il allait sans doute ajouter quelques mots pour éciaircir le rapide soupçon qu'il venait de concevoir lors- que la porte s'ouvrit, et Michel entra dans la salle pâle comme la mort. « Des Anglais! des Anglais! dit-il, qui demandent à monter ici ! »

A celte effrayante annonce tout le monde quitta son siège. Messire Guillaume et son frère portèrent la main sur leur longue épée; Germaine se précipita entre la porte et son père, imitée dans ce mouvement par le prêtre, I. 11

162 LÇSFLAVy.

et Marie se jeta dans les bras de la dame de Flavy qui, sortant de sa stupeur, criait faible- menl, mais dans la plus grande épouvante : « Le tonnerre, le tonnerre est tombé 1 »

Le sire de Flavy imposa silence d'une voix terrible, et s adressant à Michel : « Qui sont ces hommes? demanda-t-il.

Lord Hacksou, le gouverneur de Com- piègne, et un autre chevalier. 11 paraît qu'ils se sont égarés à la chasse, qu'ils ont vu de la lumière ici...

Pourquoi Marthe a-t-elle ouvert? s'é- cria Germaine.

Mais ils n'arrivent pas par là, répondit Michel; ils étaient dans l'enclos.

Parce que la petite porte est restée ou- verte, dit messire Guillaume en lançant un regard foudroyant à, son frère. Enfin, puisque les voilà, il faut les recevoir. Fais-les monter, poursuivit-il sans s'inquiéter de l'elTroi que faisait naître cette résolution. Dis-leur que les dames de Flavy leur offrent un asile tant que

lES FI.4VY. l63

durera l'orage. Garde-toi bien de nommer mon frère ou moi. Nous sommes deux amis de la famille, voilà tout. Ce lord Hackson ne nous a jamais vus, et je ne lui souhaite pas de nous deviner. »

Michel sortit pour exécuter cet ordre. Un morne silence suivit pendant quelques in- stants. La dame de Flavy, jetant autour d'elle des regards vagues, venait de se replacer dans son fauteuil. » Asseyez-vous près de ma mère, dit messire Guillaume à ses filles, et recevez- les avec tous les égards que nous devons à ce puissant gouverneur. »

Le sourire sardonique dont il accompagna ces derniers mois fit frémir Germaine et maî- tre Joseph lui-même, tout ardent royaliste qu'il était ; non que l'on dût craindre un guet- apens (dans son orgueilleux respect pour sa qualité de gentilhomme et pour ses éperons d'or messire Guillaume n'assassinait point de chevaliers) ; mais le faire tenir dans une même chambre avec des Anglais sans que

l64 LES PLAVT.

mort s'ensuivît était chose si difficile que le bon prôtre se dit, en voyant entrer le gouver- neur et son compagnon : « Fasse le ciel qu'ils sortent vivants

CHAPITRE X.

A ces mots prononcés la fureur contenue , De degrés en degrés au comble parvenue, Éclate, et tous ensemble en s'écriant soudain Les yeux étincelants de pleurs et de colère, Sur leur ceinture armée ils ont porté la main . Lebrun , Voyage en Grèce.

Lord Hackson et son ami, portant tous deux un faucon sur le poing, se prtîsentèrent avec l'air tranquille et souriant de gens qui pen- sent entrer chez des amis. Arrivés en France avec le dernier renfort, ils ne connaissaient, de la nombreuse famille des Flavy, que Re- gnault, qui, comme on peut s'en souve- nir , avait recommandé son aïeule au gouver- neur, mais sans instruire celui-ci des motils

l66 LES FLA.VY.

qui confinaient ses parentes dans Yertbois et sans nommer messire Guillaume. Lord Hack- on croyait donc se trouver au milieu de no- bles picards tout dévoués à la cause bourgui- gnonne, et comme il était rare alors qu'un manoir ne renfermât pas des hommes d'armes , la vue du sire de Flavy et de son frère, qui se tenaient debout causant ensemble à quelque distance, ne lui causa pas plus de surprise que d'ombrage.

La rare beauté de Germaine et de Marie, dèsle premier abord, engagea lesMeux Anglais à se montrer polis, chose qu'ils négligeaient d'ordinaire avec les habitants d'un malheu- reux royaume qu'ils traitaient en pays conquis. ils s'excusèrent même de s'être introduits chez des dames avec aussi peu de cérémonies. « Depuis deux heures, dit lordHackson, sire Georges et moi nous nous égarions de plus en plus dans cette maudite forêt, nous avons été mouillés jusqu'aux os. Enfin il a cru voir briller de la lumière ici ; nous soiùmes

LÉS FLA.VY. 16^

entrés à tout hasard, et j'appt-ends avec plai- sir, de ce vieux bonhomme, qui du reste se souciait guère de nous ouvrir, que je suis chez la noble dame que mon aiiii Regnault de Flavy m'a prié de protéger. »

Au mot protéger, si messire Guillaume n'eût pas été placé dans l'ombre, on aurait vu la colère et l'indignation se peindre sur tous ses traits.

« En temps de guerre comme en temps de paix _, répondit froidement Germaine, les droits de l'hospitalité oui été respectés à Vertbois. » Et, en prononçant ces paroles, elle jela un regard furtif sur son père qui dé- tourna les siens d'un air sombre.

« Puisqu'il en est ainsi , ma belle et noble dame, reprit gaîment lord Hackson, permet- tez qiië nous demandions quelques rafraîchis- semetils; ne (ût-ce qu'un flacon d'eau claire, nous en boirions volontiers; Georges et moi nous mourohs de soif.

Montei du vin, Michel, dit Germaine ;

l68 LES FLàVY.

car le vieux sommelier ne s'était point pressé de sortir, pensant peut-être qu'un homme de plus n'était pas de trop dans un moment pareil; toutefois, il n'osa point exécuter l'or- dre de sa jeune maîtresse avant d'avoir jeté les yeux sur le sire de Flavy, qui fit un mouve- ment de tête approbatif.

Lord Hackson et sire Georges posèrent alors leurs faucons sur un bâton placé dans la salle pour servir à cet usage. « Voici deux superbes bêtes, dit Louis de Flavy, que son frère venait de décider à s'approcher des An- glais afin de les faire jaser.

Et parfaitement dressées, répondit lord Hackson, quoiqu'elles n'aient pas fait aujour- d'hui bonne chasse ; à peine avons-nous trouvé l'occasion de les lâcher deux fois.

Vous les avez apportés d'Angleterre , mylord ?

C'est un présent que vient de me faire le régent de France à mon arrivée ; mais je suppose qu'ils sont de notre île. »

tES PLAVY. 169

Pendant ce court entretien, sire Guillaume s'était aussi rapproché de ses hôtes.

« Vous n'êtes donc en France que depuis peu, mylord ? demanda-t-il.

J'ai amené le dernier renfort du York- shirCj répondit sire Thomas. Nous ne sommes ici que depuis trois mois; mais j'avais déjà séjourné sur le continent pendant près d'une année.

Année drf)nl les partisans de Charles doi- vent se souvenir, dit sire Georges d'un air avantageux.

Vraiment! répliqua messire Guillaume en toisant l'Anglais qu'il aurait étranglé vo- lontiers.

Il est vrai, reprit lord Hackson; Georges et moi nous nous trouvions à la bataille de Verneuil, et , quelques jours après, au siège de Guise. On n'avait, ma foi! pas alors le temps de chasser au faucon.

Mais maintenant, dit sire Guillaume s'ef- forçant de dissimuler la rage qu'excitait en

1^0 lÉiFtAVir.

lui le souvenir de la bataille de Verneuil, la plupart de la noblesse française avait péri et lui -môme avait été blessé, maintenant que votre monarque règne paisiblement en France

Paisiblement si vous voulez, interrompit l'Anglais. Ce roi de Bourges compte encore pour lui plus de gens que je ne voudrais.

Bah ! reprit le sire de Flavy d'un air mo- queur, quelques misérables gentilshommes qui s'entêtent à lever des compagnies, et que la seule vue de vos archers met en fuite.

Il est vrai que nos archers sont habiles et qu'ils viennent prompteraent à bout des Armagnacs, répondit lord Hackson; mais, ajouta-t-il , voulant rendre le compliment adressé à sa nation, nous ne nous en trouvons pas moins très bien de votre aide, et je me rappelle qu'à Verneuil vous nous avez donné un fier coup de main; car je vous crois Pi- cards j messires?

-^ ^Jôus le sominefs en effet répondit Louis.

IE8FLAVY* 171

Dans ce ttiometit Michel rentra , apportant des verres et deux Qacons de vin qu'il s'ap- prêtait à servir, lorsqu'un geste impérieux du sire de Flavy le cotitraignit à quitter la salle.

Germaine, qu'inquiétait prodigieusement la conversation établie entre son père et les Anglais, invita ces derniers à se rafraîchir. « Oui, oui, continuait lord Hackson en se rapprochant de la table, il est dans nos inté- rêts tout comme dans les vôtres^ qu'aucune discorde ne survienne entre le duc de Bedford et le duc de Bourgogne; si nous restons tou- jours unis, avant qu'il soit six mois je ne veux pas voir en France un seul partisan du Dauphin sur pied. A la mort du dernier! s'é- eria-t-il, en élevant son verre.

Ne boit-on pas aux dames avant tout, dit maître Joseph qui vit le feu sortir des yeux des deux frères, et une pâleur mortelle se répandre sur les visages de Germaine et de Marie.

172 LESFLAVY.

Oh! pardon, répliqua lord Hackson ; il faut que ce soit un prêtre français , Georges, qui nous donne une leçon de galanterie. » Tout quatre alors s'étant inclinés devant la dame de Flavy et devant ses filles, la vieille châtelaine, par une réminiscence des heureux temps de sa vie, leur rendit le salut d'un air digne et gracieux à la fois ; puis elle demanda tout bas à Marie qui étaient ces chevaliers.

Mais le coup que venait de parer si heureu- sement maître Joseph n'était pas le seul que l'on dût craindre. Depuis neuf ans que les étrangers imposaient leur joug au royaume , tous ceux qui tenaient le parti de Charles leur pardonnaient plus volontiers le ravage et la désolation de la France que le dédain qu'ils montraient pour cette France et pour son roi. Or, les Anglais qui se versaient sou- vent à boire , s'échauffaient peu à peu, et, comme ils maintenaient la conversation sur un sujet qu'ils pensaient être aussi intéres- sant pour leurs alliés que pour eux, chaque

LES PLAVY. 173

mot qu'ils prononçaient , chaque souvenir qu'ils rappelaient excitaient une haine impla- cable dans l'âme de leurs auditeurs. Il leur échappait à tout propos , contre Charles et contre les siens, des expressions ironiques ou méprisantes , qui faisaient tressaillir de rage le sire de Flavy et son frère. Quant à Ger- maine, qui était elle-même au supplice, elle ne sentait que trop combien son père devait avoir de peine à se contenir.

La situation de messire Guillaume, en effet, lui était devenue insupportable, lorsque lord Hackson,luifrappant sur l'épaule, l'invita ave- nir à Compiègne ; car l'Anglais ne remarquait pas que depuis quelques instants il parlait sans que personne lui répondît.

« N'est-il pas vrai que vous y viendrez ? ré- péta-t-il.

C'est mon projet, répliqua le sire de Flavy, portant involontairement la main sur la poignée de son glaive.

Beau château, par saint Georges! ma-

1 74 l'Es FLAVT.

gnifique château que le roi de Bourges, j'es- père , ne reverra pas.

La pluie a tout-à-fait cessé, dit Germaine en s'approchant d'une fenêtre. Si vous le dé- sirez , mylord, nous allons vous donner un guide jusqu'à...

El pourquoi, interrompit vivement sire Guillaume, qui ne pouvait plus supporter l'i- dée de laisser partir deux hommes aussi odieux sans avoir obtenu raison de leurs outrages, pourquoi ne pas offrir un lit à lord Hackson et à ce chevalier?

Aucune chambre n'est habitable, répon- dit Germaine.

D'ailleurs, répliqua l'Anglais, je ne puis passer une nuit hors de Compiègne. La gar- nison n'est pas nouibreuse, et la ville renferme encore quelques bons Français , comme ils s'appellent entre eux, qu'il est bon de surveil- ler sans cesse.

A leur santé ! » s'écria messire Guillaume en saisissant un verre plein.

LBS FIAVT, 175

Les deux Anglais reculèrent quelques pas, croyant toutefois avoir mal entendu.

« Ou si vous ne voulez pas porter celle-là, à la santé de Charles VII, roi de France, qui vient d'être sacré malgré vous dans la cathé- drale de Reims !

Qui êtes-vous? crièrent lord Hackson et son compagnon en tirant leurs épées.

Guillaume de Flavy, dit-il d'une voix de tonnerre, qui vous a tué plus d'hommes que '«îous n'avez de secondes à vivre. Défendez- vous. »

Au nom de Guillaume de Flavy la douai- rière venait de lever les yeux ; elle voit le fer menacerceux qu'elle a portés dans ses flancs. Une lueur de raison ranime en elle cet in- stinct de mère qui survit à tout; elle se pré- cipite en criant : « Mes fils! » et tombe frappée du coup que lord Hackson portait à son pre- mier-né.

Une armée entière alors eût en vain essayé de soustraire lord Hackson à la rage des deux

J']6 LES FLAVY.

frères. Ils le renversent bientôt, baigné dans son sang, et se ruent sur son cadavre. Sire Georges, dont Louis de Flavy a brisé le glaive, ne peut défendre son malheureux capitaine; il attend lui-raême la mort. Mais aux cris qu'a fait pousser à tous cette horrible scène , Mi- chel accourt. Sire Georges saisit l'instant la porte se trouve ouverte, renverse le vieux sommelier d'un coup de poing, et s'élance sur l'escalier trop rapidement pour que, dans le trouble général, on s'aperçût d'abord de sa fuite.

Tout ceci, comme on le pense bien, s'était passé en beaucoup moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter. Eien assuré que le gouverneur n'est plus, sir Guillaume cher- che sa seconde victime.

«Qu'est devenu l'autre?» s'écria-t-il en- core altéré de sang et de vengeance. Mais il n'entend pour réponse que des sanglots et des gémissements. La dame de Flavy était ex- pirante ; Germaine, Marie, s'eflforçaient en vaia

LES FLAVY. I 77

d'arrêter les flots de sang qui coulaient de son sein. Aidées du secours de Louis et de maître Joseph , les malheureuses filles ve- naient de la relever et de la placer sur un siège. « Ma mère , ma mère , ouvrez les yeux , parlez-nous, » disaient-elles en sanglotant. La fureur du sire de Flavy céda à ce triste spec- tacle. Immobile , l'œil fixe , il contempla celle qui lui avait donné le jour, celle qui perdait la vie pour lui. « Ma mère, dit-il aussi d'une voix^sombre , mais altérée, parlez à vos en- fants; parlez-moi. »

L'infortunée ouvrit ses yeux éteints, sourit tristement, "et, sentant la mort approcher, elle regarda ses petites-filles en faisant de vains eflbrts pour parler. « Ordonnez ', ordon- nez ! » s'écria Germaine qui se penchait sur elle pour saisir un son. La dame de Fiavy prit la main de la noble fille, la posa sur la tête tie Marie et rendit le dernier soupir.

« Que Dieu reçoive son âme! » dit solen- nellement maître Joseph.

1. 12

178 LES FLAVY.

Ces mots, qui annonçaient aux malheureu- ses sœurs qu'elles n'avaient plus de mère, ex- citèrent un tel désespoir que Marie tomba sur le corps de la dame de Flavy, entièrement privée de connaissance. Le courage de Ger- maine alors surmonta sa douleur ; elle ne pensa plus qu'à secourir celle qu'une main mourante venait de placer sous son appui. Il fallait d'abord arracher la pauvre enfant au triste spectacle qu'elle n'avait pu suppor- ter. Germaine la prenait dans ses bras pour la transporter dans une autre chambre, avec le secours de son oncle, lorsque Marthe ar- riva hors d'haleine , annonçant qu'un homme, un Anglais, venait de se présenter tout à coup devant elle comme elle allait se mettre au lit , et l'avait forcée , le poignard sur la gorge, à lui ouvrir la porte pour qu'il pût sortir du château.

« Fuyez! messeigneurs, fuyez ! dit maître Joseph; sir Georges, arrivé à Compiègne, ne tardera pas à revenir avec des forces aux-

LES FLÂVT. I ^9

queUes il vous est impossible de résister. Je ne pars point sans ma fille, répondit le sire de Flavy ; je ne laisserai pas Germaine exposée à de grands dangers. »

Mais dans l'état se trouvait Marie, qui ne revenait point de son évanouissement, on ne pouvait songer à l'emmener, et Germaine aurait bravé mille morts avant de la quitter Elle la serrait contre son sein et repoussait son père qui la suppliait de monter à cheval et de fuir avec lui. « Partez, s'écriait-elle , le danger n'est rien pour nous; les Anglais ne nous frapperont pas sur le corps de notre mère. Mais, au nom du ciel , partez l »

Louis de Flavy assistait en silence à ce ter- rible débat, résolu comme il était à partager le sort de son frère.

Marthe , Michel , croyant voir de minute en minute arriver les vengeurs de lord Hack- son, conjuraient leurs seigneurs de se rendre aux prières de ses filles. Maître Joseph s'effor- çait de lui prouver que sa présence exposait

I 8o LES FLAVY.

ses filles, bien loin de les protéger. Enfin, Germaine, le voyant résistera toutes les in- stances, se précipite à ses pieds hors d'elle- même. « C'est trop de douleur ! s'écrie-t-elle avec J'accent d'un désespoir que les mots ne peuvent rendre ; par pitié pour moi , mon père, fuyez ! qu'un même jour ne nous rende pas orphelines. Fuyez, ou je vais mourir !

Je pars, dit aussitôt le sire de Flavy, effrayé de l'état d'égarement dans lequel il la voit; je pars, Germaine, mais pour revenir avec des braves qui sauront périr ou te sau- ver. » En prononçant ces mots avec une émo- tion plus vive qu'à lui n'appartenait, il rele- vait sa fille et la serrait dans ses bras à plu- sieurs reprises. Puis , s'adressant à ses gens : «Enlevez ce misérable, dit-il en poussant du pied le cadavre de lord Hackson. Dès que nous serons dehors refermez toutes les por- tes avec soin. Quoi qu'il arrive, tâchez de ga- gner du temps , quelques heures ; je ne de- mande que quelques heures. »

LESFLAVY. i8l

Alors il embrassa de nouveau sa fille, jeta un dernier regard sur le corps glacé de sa mère. «A revoir, tueurs de femmes! » s'é- cria-t-il d'une voix terrible, et il sortit préci- pitamment avec Louis.

CHAPITRE XL

Qu'ils sont doux , mais qu'ils sont rapides les moments'que les frères et les sœurs pas- sent dans leurs jeunes années, réunis sous l'aile de leurs vieux parents! La famille de l'homme n'est que d'un jour; le souffle de Dieu la disperse comme une fumée. Chateaubriam), Bené,

Marie venait enfin de reprendre ses sens ; un torrent de larmes coulaient de ses yeux et soulageaient son cœur. Germaine, assise près du lit sur lequel elle l'avait fait poser, s'efforçait de surmonter sa propre douleur pour songer aux moyens d'instruire la pau- vre enfant des nouveaux dangers qui les me- naçaient toutes deux. Prenant grand soin de

lES FLAVY. l83

l'effrayer le moins possible , elle lui apprit le départ de leur père, la fuite de sire Georges, et la pressentit sur l'arrivée des gens de Com- piègne , qui sans doute aurait lieu avant le jour. « Eh ! pourquoi les attendre ? s'écria Marie saisie d'épouvante ; je me sens mainte- nant assez de force pour te suivre, pour ga- gner la forêt.

Hélas! dit Germaine, comment fuir, seules, à pied ? comment traverser la forêt qu'ils vont certainement visiter pour y cher- cher notre père?

Il est vrai, dit la pauvre enfant toute en pleurs, nous sommes seules, seules !

Et pourtant, dit Germaine en prome- nant un triste regard sur la chambre elles se trouvaient, et qu'avait longtemps habitée la dame de Flavy, ces murs ont vu naître une bien nombreuse famille, pour nous voir, si jeunes, appeler en vain un protecteur.

Ah ! pourquoi Regnault n'est-il plus ici?» s'écria Marie les yeux levés vers le ciel.

I S/^ LES FLAVY. *

A ce nom si cher, prononcé inopinément, Germaine sentit son cœur se briser. « Ne parlons pas de Regnault maintenant, dit-elle, ne parlons pas aujourd'hui d'un allié des An- glais! » Et elle cacha son visage dans ses deux mains.

xMarie prit ce mouvement de sa sœur pour l'effet de la haine que celle-ci avait toujours portc'e aux partisans du duc de Bourgogne, haine que devait tant accroître l'affreux évé- nement de ce jour. Aussi , lorsqu'elle vit Germaine relever lentement la tête, les yeux pleins de larmes , elle la supplia de lui par- donner d'avoir ajouté involontairement à ses peines.

0 Te pardonner ! s'écria Germaine , ah ! c'est à moi qu'il faut que tu pardonnes de pouvoir un instant détourner ma pensée de toi, quand je suis devenue ton seul appui, quand le danger te menace ! » En disant ces mots la noble fille essuyait ses pleurs , em- brassait Marie et s'apprêtait à sortir.

lES FLAVY. 1 S5

« Espères-tu donc quelque secours? de- manda la pauvre enfant.

Le secours du ciel, répondit-elle ; sois sûre qu'il te protégera, chère Marie. »

Germaine alors, la confiant aux soins de Marthe, courut s'assurer que l'on avait exé- cuté ses ordres. Bien loin de songer à une résistance inutile, elle s'était contentée de placer le vieux sommelier dans le logis de Marthe, afin qu'il vînt avertir dès qu'il ver- rait paraître les gens de Compiègne au bout de l'avenue. Alors maître Gauvain, qui s'était offert pour cette mission de paix, devait aller à leur rencontre, les informer du départ de sire Guillaume, et leur offrir de visiter tout le manoir, s'ils n'en croyaient pas sa parole. Sire Georges lui-même, témoin de la mort de son capitaine, ne pouvait la venger sur un prêtre et sur deux jeunes filles innocentes sans une atrocité, qui, même dans ces temps horribles, n'avait point d'exemple.

Après s'être assurée que Michel était à son

l86 lES FIAVT.

poste, Germaine se rendit dans la chambre l'on avair déposé le corps de la dame de Flavy, près duquel maître Joseph était en prières. Elle engagea le bon prêtre à aller trouver sa sœur. Restée seule alors, elle s'a- genouilla devant le cadavre de sa pauvre mère, etlà,enprésence du ciel, elle renouvela le vœu sacré de sacriGer ses jours, s'il le fallait, au repos et au bonheur de Marie. « Ma mère, dit-elle en imprimant ses lèvres sur la main glacée de son aïeule, du séjour des bienheu- reux tu verras si je remplirai dignement la place que tu m'as laissée près de ton enfant chérie!

L'âme exaltée par cette abnégation de soi- même qui plaît tant aux cœurs élevés, Ger- maine se releva, ayant oublié ses propres dangers, ayant oublié jusqu'à son amour; car toutes ses pensées alors étaient pour la pau- vre enfant qui n'avait plus qu'elle ici-bas.

La nuit était fort avancée. Sur l'avis de maître Gauvain , les deux sœurs, après s'être

lES FIAVY. 187

revêtues d'habits de deuil , se rendirent avec Marthe dans la salle se prenaient habituel- lement les repas, et le bon prêtre ne tarda pas à les y rejoindre. Réunis ainsi dans le triste asile qu'on ne devait pas larder à en- vahir, tous s'étonnaient que tant d'heures se fassent écoulées sans amener l'événement qu'ils redoutaient , et peut-être commen- çaient-ils à espérer qu'un motif quelconque avait empêché sire Georges d'arriver jusqu'à Compiègne ; mais à peine les premiers rayons du jour commençaient-ils à s'introduire à travers les vitraux que Michel accourut, di- sant qu'une troupe assez nombreuse d'hom- mes à cheval et à pied se montraient au bout de l'avenue et se dirigeait vers le château.

« Ah! nous sommes tous perdus! s'écria Marie.

Du calme, du calme, dit maître Joseph ; cène sont pas des femmes, des vieillards qu'ils viennent chercher ici, et si je ne puis les em pêcher d'entrer, n'ayons surtout pas l'air de

l88 I.ES FLAVY.

craindre pour nous-mêmes. » En achevant ces mots le prêlre sortit.

Souvent, pendant cette cruelle guerre, maître Joseph avait eu occasion de s'adresser à des hommes d'armes de tous les partis. La sainteté de son caractère l'avait toujours mis à l'abri de leurs insultes, et il espérait encore s'en faire écouter, surtout si les Anglais étaient accompagnés de quelques habitants de Com- piègne, qui tous connaissaient le prêtre de Saint-Antoine et le respectaient beaucoup. Tandis qu'il traversait les cours d'un pas aussi rapide que le lui permettait son âge, il son- geait, non sans quelque satisfaction, que, vraisemblablement, sire Georges conduisait la troupe ; et ce qui le portait à s'en féliciter tient à une circonstance de la veille qu'il est temps de faire connaître au lecteur , mais qui, fort heureusement, était ignorée et de- vait toujours l'être du sire de Flavy. Au mo- ment où le compagnon de lord Hackson avait réussi à s'évader, maître Gauvain se trouvait

LESFLAVY. 1 89

placé près de la porte, de manière qu'il lui eût été possible d'empêcher la fuite de l'An- glais, ou pour le moins de donner l'alarme. Toutefois, l'horreur du sang et ce sentiment de charité chrétienne si naturel à un homme d'église avaient porté le prêtre, non-seule- ment à souffrir qu'un de ses mortels ennemis s'échappât, mais à se ranger pour le laisser passer. Sire Georges ne pouvait avoir perdu le souvenir de ce fait, que maître Joseph d'ailleurs se promettait bien de lui rappeler en intercédant pour celles qu'on laisserait en reposj s'il n'eût eu pitié de son semblable.

Il ne fit point vingt pas hors des murs sans se trouver en face de sire Georges, d'une vingtaine d'archers anglais et de nombreux miliciens de Compiègrie, à la tête desquels marchait le commandant de la milice.

«Halte-là, dit ce dernier ; personne ne peut sortir du château de Vertbois.

Aussi, messires, répondit maître Joseph, n'ai-je pas l'intention de m'en éloigner; mais

190 LES FLAVY.

j'ai cru devoir vous instruire que les sires de Flavy ont profité de la nuit pour s'éloigner, et que Vertbois ne renferme plus mainlenanl que deux infortunées jeunes dames qui n'aat point d'autre asile et desquelles j'espère que vous aurez pitié, ne pouvant leur imputer au- cun crime.

Sont-ce les filles de ce Guillaume? de- manda sire Georges. fi- ^- 1

Pour leur malheur, répondît le prêtre. Déjà les pauvres enfants n'ont plus leur mère...

Allez, allez, interrompit l'Anglais, le sang de cette vieille femme n'a que trop été vengé ; il s'agît de venger maintenant celui du plus brave capitaine qui ait porté cuirasse.

Et sur qui? sur qui? insista maître Jo- seph ; je vous alBrme, par le nom de Dieu, que sire Guillaume et son frère sont depuis long- temps loin d'ici.

Mais d'autres! s'écria sire Georges avec colère. Ce manoir ne peut renfermer que

LES FI^AVY. 191

des Ârmagaacs dont il faut que justice soit faite.

Un vieux sommelier, son fils et deux servantes, c'est tout ce que vous y trouverez.

Eh bien! allons, reprit l'Anglais; et prenez toujours vos précautions, vous autres.» En prononçant ces mots, qu'il adressait à la troupe, il s'avança vers la porte.

« Sire Georges , dit Josepli Gauvain en se plaçant entre la porte et |a tête du cheval de l'Anglais, ne me reconnaissez-vous pas?

Je vous reconnais, répondit sire Geor- ges avec une sorte d'embarras.

Souvenez-vous qu'hier votre vie dépen- dait d'un cri que je n'ai pas poussé. Protégez aujourd'hui de pauvres enfants qui n'ont plus que moi/ pour appui. Maintenant, entrez, ajouta-t-il en ouvrant la porte et se disposant à le précéder ; que vos gens visitent partout; mais je vais, si vous le voulez, vous conduire à la salle sont maintenant rassemblés tous les habitants de Vertbois. »

1 92 LES FLAVY.

Sire Georges, sans répondre à cet offre, des- cendit de cheval dès qu'il fut dans la cour, et les archers l'imitèrent. La partie du château qui restait sur pied était si peu considérable, tout annonçait si bien l'impossibilité de s'y défendre, que l'inspection d'un premier coup d'oeil suffit pour convaincre les Anglais et les miliciens que le prêtre ne les trompait point, et que , fussent-ils en beaucoup plus petit nombre, ils n'avaient rien à redouter.

«Qu'est devenu le corps de mon pauvre ami? dit sire Georges que l'aspect de ces cours, qu'il avait traversées si rapidement il y avait peu d'heures, sera])lait émouvoir extrê- mement.

Je l'ai fait placer dans une salle dont j'ai la clef, répondit maître Joseph. Personne ici ne pouvait manquer au respect que l'on doit aux morts.

Toutes ces masures sont désertes, dit un archer qui venait de faire le tour de la cour avec ses camarades et quelques miliciens.

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J'étais bien sûr, dît le chef bourgeois avec humeur, j'étais bien sûr que nous arrive- rions trop tard et que les oiseaux seraient dé- nichés. Si vous n'aviez pas perdu deux heures à retrouver Compiègne, messire Georges.

Et si vous n'aviez pas perdu deux autres heures à mettre vos tortues sous les armes, maître Richard , répondit sire Georges en montrant les miliciens.

Enfin il était écrit là-haut que nous n'au- rions pas le plaisir de faire pendre Guillaume de Flavy sur la place de Compiègne, reprit Paulet.

On ne pend point un gentilhomme, dit sire Georges, trop fier de sa naissance pour q(ie sa haine ne cédât pas à sa vanité.

On fait tout ce qu'on vent quand on est les plus forts, répondit brusquement le bour- g<^ois; mais ce n'est point de cela qu'il s'agit maintenant ; quoique je ne pense pas que les Armagnacs soient assez fous pour nous nvoir attendus dans cette mauvaise tour qui reste

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sur pied, je n'en dois pas moins remplir la mission dont le conseil de la tille m'a chargé ; car il faut que je fasse mon rapport sur l'état nous avons trouvé le château et sur celui je compte le laisser pour la sûreté de Compiègne. Nous allons interroger les fem- mes dont ce prêtre nous a parlé.

Soit, répondit l'Anglais. » Et maître Gau- vain, ravi de voir les choses prendre une tour- nure légale, se pressa d'ouvrir la porte.

« Visitez tous les coins de ce bâtiment, dit Paulet à la troupe ; il suffit que six d'entre vous nous accompagnent. »

Tout en montant l'escalier, maître Joseph examinait le chef des miliciens qu'il avait reconnu aussitôt, quoiqu'il ne l'eût rencon- tré que deux ou trois fois dans les rues de Compiègne , pour un des plus riches mar- chands de bois de la ville et pour le bour- geois qui gouvernait tout le conseil des notables. 11 ne doutait pas que le sort de Yertbois et de ses habitants ne dépendît en

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grande partie de la volonté de cet homme , dont le crédit auprès des Anglais acquérait encore plus d'importance par la mort du chef d'une aussi faible garnison. Maître Richard Paulet pouvait avoir trente ans; son visage était pâle, tirant même un peu sur le jaune , et l'expression d'une mélancolie profonde se peignait sur tous ses traits, les plus beaux et les plus réguliers que l'on puisse voir ; sa taille élevée dominait de beaucoup celle de ses compagnons. Il portait un costume moitié militaire, moitié civil; car bien qu'il eût sur la tête le léger casque alors en usage pour toutes les milices de la France, qu'il tînt à la main une forte hache, et qu'un large couteau de chasse fût attaché à son côté, il était vctu d'un pourpoint noir de magnifique drap de Flandre, sur lequel était noué négligemment une écharpe aux couleurs de la ville, ce qui n'empêchait point que toute sa contenance n'eût quelque chose de martial qui semblait peu d'accord avec des fonctions bourgeoises.

rgS LES FLAVT.

Plus maître Joseph observait le nuage sombre qui obscurcissait cette belle tête d'homme, plus le boa prêtre pensait voir, dans ce mauvais Français, un être mécontent de lui-même et par suite mécontent des au- tres , et plus il tremblait pour celles dont maître Paulet avait parlé si légèrement de faire pendre le père.

Germaine et Marie, en proie aux plus vives anxiétés, parcouraient la salle, s'arrêtaient, prêtant l'oreille au raoindrebruit, elcroyaient qu'une heure s'écoulait entre chaque minute, lorsqii 'enfin elles entendirent marcher dans le corridor et virentbientôt paraître sire Geor- ges et maître Paulet, suivis des archers et de maître Joseph. A la vue de sire Georges Marie tomba sur un siège, pâle, tremblante, comme si déjà le glaive eût été levé sur elle et sur sa sœur; mais Germaine, loin de pâlir, rou- git d'horreur et de ressentiment à l'aspect d'un ami du meurtrier de sa mère, et regarda d'un œil fier, non-seulement les Anglais,

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mais l'indigne Français qui les accompagnait et leur prêtait son secours.

Soit que le bourgeois eût ou non remarqué le regard de mépris qu'elle venait de lancer sur lui, il s'approcha d'un air sévère et de- manda s'il parlait aux filles de Guillaume de Flavy? Germaine ayant fait un signe affirmatif: « Asseyez-vous toutes deux, continua-t-il, et répondez avec vérité à nos questions. »

Sans plus de cérémonie, il s'assit lui-même ainsi que sire Georges, les archers et maître Joseph restant seuls debout.

« Est-il vrai que votre père soit parti? re- prit-il en attachant sur les deux sœurs des yeux perçants.

Grâce au ciel! répondit Germaine, les regards élevés vers le ciel.

A quelle heure vous a-t-il quittées?

Peu de minutes après la mort de notre malheureuse mère, qui venait de tomber sous les coups de lord Hackson.

Et ce pauvre Hackson, s'écria sire Geor-

igS tES FLAVT.

ges, ému de colère, sous quels coups est-il tombé lui-même? Osez dire qui l'a tué?

Mon père , répondit Germaine d'une voix ferme.

Vous avouez donc que votre père et son compagnon l'ont assassiné? dit le bourgeois.

Mon père et son compagnon sont deux Flavy, répliqua Germaine , ils n'assassinent point; ce malheureux combat avait lieu à forces égales.

Votre père était donc venu seul à Vert- bois ? reprit Paulet.

Seul avec mon oncle.

Et depuis quand s'y trouvait-il ?

Depuis une heure à peu près.

Quel motif l'y avait amené?

Le désir d'embrasser sa mère et nous, sans doute; il ne nous avait point vues depuis un an.

En quel lieu réside-t-il donc habituelle- ment?

Ainsi que tous les capitaines royalistes,

LES FLAVT. I99

dit Germaine , il habite tour à tour les pro- vinces où les Français sont en force.

Ces provinces ne sont pas nombreuses, » répliqua sire Georges d'un air moqueur.

Germaine venait de regarder Marie , qui, les lèvres pâles comme la mort, se tenait près d'elle en silence ; elle ne répondit pas.

« Mais du moins, reprit le milicien , nous pourrons savoir de vous ou de vos gens quel chemin il a pris ?

Nous l'ignorons tous, dit Germaine d'un ton simple et en retenant un sourire de dé- dain.

Savez-vous qu'en refusant de répondre sur ce point, vous vous exposez tous à ce qu'à l'instant même je vous f;i.«se conduire dans les prisons de Compiègne ? »

Au mot de prison, Marie se jeta sur sa sœur en sanglotant. « Calme-toi, calme-loi, Marie, reprit Germaine; quels hommes pourraient être assez injustes pour emprisonner de mal- heureuses orphelines qui ne leur ont fait au-

200 LES FAVY.

CHU mal? Quelqu'un ici, poursuivit-elle e regardant sire Georges et le bourgeois, quel- qu'un ici saurait quel chemin a pris mon père que nul de nous ne serait assez lâche pour vous l'apprendre; mais, devant Dieu qui m'entend, j'affirme que nous l'ignorons. »

En prononçant ces derniers mots, Ger- maine leva ses yeux et l'un de ses bras vers le ciel, tandis que de l'autre bras elle entourait la taille de Marie. Sa figure prit alors une expression si noble et si touchante qu'elle avait quelque chose de céleste.

« Que je sois damné si j'ai jamais vu une plus belle créature, » dit tout bas sire Georges au chef des miliciens. Celui-ci se leva, et, conduisantl'Anglais près d'une fenêtre : « ÎN'al- lez-vous pas vous attendrir parce qu'une femme a de grands yeux noirs? dit-il d'un ton dur. Il est absolument nécessaire que ces deux filles soient surveillées, et que la garde de Vertbois soit laissée à nos gens. —C'était bien mou idée, répondit sire Geor-

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ges; mais je ne suis pas d'avis de la prison.

li suffira que nous les conduisions près de matante, répondit Paulet; elle est bonne Bourguignonne et saura bien les empêcher de correspondre avec ce Guillaume ou tout autre Armagnac.

Votre tante habite-t-elle Compiègne? demanda l'Anglais, qui désirait beaucoup ne point voir disparaître les deux sœurs.

Sans doute, répondit Richard Paulet; nous logeons ensemble.

J'approuve le plan, dit sire Georges, mais chargez-vous de les décider à nous suivre.

Il faudra bien, ma foi ! qu'elles s'y déci- dent , » répliqua le bourgeois. Et se rappro- chant de Germaine et de Marie. «Vous allez veniravec nous, leur dit-il'd'un ton impérieux.

Avec vous! répondit Germaine ; et dans quel lieu?

A Compiègne; je me charge de vous trou- ver un asile chez une de mes parentes.

Et qui se chargera déporter notre mère

302 lES FtAVY.

dans sa dernière demeure? s'écria Germaine; si vous avez quelque pitié, laissez-nous lui rendre les derniers devoirs, laissez-nous à Vertbois.

N avez-vous pas été le chapelain de la dame de Flavy? » dit Paulet en s'adressant à maître Joseph.

Celui-ci ayant répondu par un si^ne de tête alfirmatif :

« Restez donc ici et faites rendre à la terre ce qui appartient à la terre ; dix de nos hom- mes vont se loger dans ce château jusqu'au moment où, si Ton m'en croit, on fermera ses portes pour ne plus les ouvrir.

Il y a longtemps, dit sire Georges, que toute habitation située dans la forêt et voisine delavilie devrait être démolis ou du moins

occupée par les nôtres. »

Pendant ce colloque , les deux malheu- reuses sœurs se tenaient immobiles sur leurs sièges, aussi effrayées maintenant de rester à Vertbois, au milieu des gens d'armes qu'on

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allait y laisser, que de se rendre à Compiègne, lorsque maître Joseph, saisissant le moment sire Georges donnait l'ordre de rapporter à la ville le corps de lord Hackson, s'approcha d'elles et leur dit à voix basse :

« Suivez-les ; Compiègne est plus sûr pour vous. «Puis, se tournant vers le milicien, il le pria de permettre que Marthe et le sommelier pussent rester avec lui pour l'aider dans les soins dont il se trouvait chargé.

a Je n'y vois point d'inconvénient, répon- dit le bourgeois après avoir jeté un regard sur les deux vieilles gens.

Oh! maître Paulet, dit Marthe d'une voix entrecoupée par les sanglots , qui m'au- rait dit, quand je vous ai connu tout enfant, qu'un jour vous viendriez arracher mes jeunes maîtresses de leur maison? Quel respect, quel amour votre brave homme de père n'avait-il pas pour les Flavy ! »

Le prêtre et Marie frémirent en enten- dant la bonne femme parler sur ce ton à celui

2o4 JLES FLAVY.

que les Anglais eux-mêmes traitaient avec une si grande considération ; mais le chef des mi- liciens fixa pendant quelques instants sur Mar- the des yeux qui n'exprimaient aucun ressen- timent, et, sans lui répondre un seul mot, il invita brusquement les deux sœurs à le suivre. Germaine se leva, et s'adressant à lui d'un ton solennel : «Au nom de ce père dont Marthe vous rappelle le souvenir, dit-elle, me jurez- vous que vous nous conduisez chez votre pa- rente ?

Je vous le jure, » répondit le bourgeois en détournant la tête , comme s'il eût voulu fuir le regard de celle qui lui parlait.

0 ]Nous sommes prêtes, » reprit Germaine. Elle couvrit alors sa figure de son voile et passa le bras de Mariedanslesien. o Faites ici, mon père , continua-t-elle en serrant la main du bon prêtre d'une manière très significative , faites ici tout ce que je ferais s'il ^m'était pos- sible de restera votre place. Michel peut vous seconder. »

LES PLAVY. ao5

En parlant ainsi, Germaine pensait sur- tout au moyen d'empêcher que son père, revenant ainsi qu'il l'avait annoncé, ne tombât à l'improviste au milieu des soldats qui res- taient. Maître Joseph la comprit si bien qu'il répondit en regardant le sommelier : « Je compte sur lui, ma fille; tout sera fait pour le mieux. Vous pouvez partir en paix. » Alors , sire Georges et maître Paulet ayant choisi les dix hommes à qui l'on confiait la garde de Vertbois, le reste de la troupe se mit en roule pour Compiègne, les deux sœurs marchant entourées par les miliciens.

CHAPITRE XII.

De ceux qu'on reconnaît voir les yeux se baisseï*, b'aiitres se détourner de peur vous blesser. D'autres nouveau-venus, en secouant leurs têtes. D'un air indifférent demander qui vous êtes. Lajiartiise, Jocelyn.

Dans Fe chemin Marie ne cessa point de verser des larmes. «Bienheureuse notre pau- vre mère , disait-elle , qui ne nous voit pas traînées sur la voie publique ainsi que l'on conduit les criminels ! » Germaine s'efforçait de rassurer sa timide compagne, et pourtant

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elle-même n'envisageait qu'en fréraissatit leur affreuse situation. Quelle confiance pouvait-on prendre dans cet homme qu'il leur fallait suivre, et qui désormais, sans doute, allait disposer de leur sort? Quel appui, quel se- cours pouvaient-elles espérer des habitants de Compiègne qui, tremblant sous le joug de fer des Anglais, craindraient même de manifester l'attachement qu'ils portaient aux Flavy? De tous les anciens amis de la famille, plusieurs avaient fui peut-être , et peut-être aussi quel- ques-uns, semblables à cet indigne bourgeois qui prêtait son secours aux oppresseurs de la France , persécuteraient les filles de l'Arma- gnac? Elles n'avaient donc d'espoir que dans la pitié de ces odieux étrangers, dont l'aspect seul était un supplice. Il fallait vivre au mi- lieu d'eux, n'entendre que des discours aux- quels tout Français était tenté de répondre avec le glaive ! Ces pensées auraient accablé Germaine , si sa première pensée alors n'a- vait point été d'adoucir le désespoir de si.

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sœur. Aussi , bien loin de confier ses craintes à la pauvre enfant , elle cachait sous un front calme l'angoisse qui déchirait son ârae. « J'ai bon espoir, Marie, disait-elle, puisqu'ils ne nous mènent pas en prison et qu'ils ne nous séparent point. » Mais Marie , efifrayée surtout de marcher au milieu d'hommes armés, ne répondait que par des soupirs et des sanglots. A peine était-on entré dans la ville par la porte de Pierrefond que l'on fit halte. Sire Georges et le chef des miliciens s'étant dit quelques mots , le premier s'approcha des deux sœurs. « Mon devoir m'oblige à retour- ner au château sans retard, dit-il, s'adres- sant principalement à Germaine. Jusqu'au moment j'irai vous ofifrir tous mes services , je vous remets aux soins de maître Paulet, à qui je recommande nos belles prisonniè- res. » Le bourgeois gardant le silence , cette galante allocution n'obtint aucune réponse; car Germaine était encore plus efi'rayée du ton mielleux et des tendres regai-ds de l'An-

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glaîs que de l'air indifférent et brutal du mi- licien.

Sir Georges , suivi des Anglais , prit donc le chemin du château royal qu'on aperce- vait sur la droite. « Sommes-nous encore fort loin du lieu vous nous conduisez?» dit Germaine à maître Paulet. Car Marie ^ très fatiguée de la route, après une nuit passée sans sommeil, s'appuyait sur elle comme ayant peine à se soutenir.

« Dans quelques instants vous serez chez ma tante , répondit le bourgeois ; nous lo- geons près des bords de l'Oise, »

Quoique le chef des miliciens eût fait cette réponse sans daigner regarder celle qui 'in- terrogeait , l'accent de sa voix semblait moins dur qu'il ne l'avait été jusqu'alors. Marie elle- même en fit aussitôt la remarque, et le dit tout bas à sa sœur, en l'engageant à continuer la conversation ; mais , outie que Germaine avait été obligée de se faire effort pour adresser la parole ù un être qu'elle méprisait profondé- I. 14

210 L15S FLAVT.

ment, maître Paulet reprenait sa place en tête et se remettait en marche.

A peine entrait-on dans la première rue (ju'il fallait traverser que l'aspect d'une troupe de milice, conduisant deux femmes, excita la curiosité générale. De toutes parts on ou- vrit les fenêtres, ou sortit des boutiques et des portes pour voir de plus près celles qu'on jugeait bien être des prisonnières. Marie se bâta de croiser son voile sur sa Ggure , aiin d'échapper aux regards de la foule ; Germaine au contraire rejeta le sien en arrière. « Pour- quoi te cacher ? dit-elle à sa sœur avec amer- tume ; je me réjouis au contraire que tous ces bourgeois, dont les pères ont peut-être mangé le pain de nos pères, voient nous a ré- duites leur lâcheté; car nul n'oserait élever la voix en faveur des biles d'un Flavy. »

INul ne l'osait en eilèt; mais dès qu'on eut reconnu les deux sœurs, une respectueuse pitié se peignit sur toutes les figures. Chacun s'approchait avec intérêt, demandant timi-

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dément ce qu'ayaient fiait ces nobles dem'OT- seHes pour être arrachées de leur manoffr. « En arrière ! en arrière ! dit maître PauleE dnne voix haute ;• je réponds d'elles à nos maîtres. » Et deux Anglais passant dan» ce moment, hommes et femmes se hâtèrent é& rentrer chez eux.

« Nos maîtres ! pensa Germaine ; ils ne le seraient pas sans ce vil Français et ses pa- reils. » Cette idée redoui)lait encore son aver- sion pour le chef des miliciens , lorsqu'elle le vit s'arrêter devant une maison de fort jo- lie apparence , dont une servante aussitôt ou- vrit la porte. « Vous pouvez maintenant aller vous reposer, dit maître Paulet en congé- diant sa troupe. Ceux qui sont de garde pour la nuit se rendront ce soir à la maison de ville comme à l'ordinaire. »

Les bons bourgeois ne se le firent pas dire deux fois , et tandis que chacun d'eux repre- nait isolément le chemin de son logis, leur chef, après avoir fait entrer les deux sœurs ,

2 1 2 LES FLAVY.

referma lui-même la porte avec soin et passa devant elles, non sans faire, à leur grande surprise , une légère inclination. Il monta quelques marches et les introduisit dans un appartement tout annonçait l'aisance et même la richesse. De belles tapisseries de Beauvais ornaient les murs , des vitrages blancs relevés de lacs et de chiffres en couleurs rem- plaçaient aux fenêtres les châssis de toile ci- rée ; le plancher était recouvert de carreaux peints , et ces différents ornements, qui pour l'époque tenaient de la magnificence, répon- daient à l'élégance de l'ameublement ; car au lieu des bancs et des escabelles alors en usage chez les bourgeois, et même chez beaucoup de nobles, la chambre était garnie de fau- teuils et de chaises artistement sculptés et re- couverts de cuirs^ou de serge verte.

En entrant dans un lieu qui ressemblait si peu au cachot qu'elle avait craint d'habiter, Marie sentit toutes ses terreurs se dissiper, et la vue de deux femmes, dont l'aspect n'avait

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rien que de rassurant, rendit aussi quelque confiance à Germaine. L'une de ces femmes pouvait avoir cinquante ans; l'iiabit de veuve qu'elle portait faisait contraste avec l'expres- sion de sa figure ronde et réjouie sur laquelle il ne restait d'autre trace que celle du rire. L'autre , âgée de dix-sept ans au plus , était aussi jolie qu'on peut l'être lorsqn'avec une taille bien prise, des traits charmants, une fraîcheur éblouissante , l'ensemble de la per- sonne n'ofire rien de très distingué. Elle était vêtue d'une robe verte assez courte , ouverte et rejetée en châle sur ses épaules , de ma- nière à laisser voir un élégant corset rose, lacé jusqu'à sa gorge , que recouvrait modestement une chemise de fine batiste plissée. Ses che- veux cendrés , séparés sur le milieu de la tête, formaient plusieurs nattes retroussées avec art à la hauteur des oreilles. Enfin, si cette toilette n'était point un indice certain de coquetterie , elle annonçait au moins dans la jeune fille un grand soin de faire res-

a l4 LES FILkYY.

siortir les avantages qu'elle avait reças de 4a aatirre.

A l'entrée de Richard Pa«let. conduisant Germaine et Marie , les deux femmes se le- vèrent. « Tante Marguerite, dit-il à la plus âgée, je vous amène les filles du seigneur Guil- laume de Flavy, qui doivent habiter celte mai- soa et n'en point sortir, mais qu'il nous est permis de traiter avec tous les égards que l'on doit à l'infortune.

Soyez les bienvenues chez nous, dît la vieille dame en s'empressant d'approcher des sièges , soyez les bienvenues dans la mai- son des Paulet ; notre bisaïeul a été affranchi par un Flavy, et cela sans qu'il eût besoin de débourser un sou. Grâce à Dieu , ses descen* dantâ sont pour payer sa dette autant qu'ils le peuvent! »

C'est surtout lorsqu'il est tombé dans un état de dénuement et de dépendance qu'un être fier est sensible aux témoignages de res- pect. La réception de dame Marguerite ton-

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cha Germaine au point qu'elle prit la màin de la bonne femme et la serra dans les siennes avec autant d'affection que de reconnais- sance, tout en jetant un regard rapide sur le chef des miliciens, qui dans ce moment at- tachait ses yeux sur elle, non plus avec cet air dur et menaçant qu'il avait montré jusqu'a- lors, mais avec l'expression d'un intérêt qui semblait aller jusqu'à l'émotion.

« Que Dieu vous récompense , dit Ger- maine employant involontairement et sans se faire effort les termes les plus humbles, que Dieu vous récompense, ma chère dame, d'ac- cueillir ainsi deux pauvres orphelines qui n'ont plus d'espoir que dans votre pitié !

Ne parlez pas de cette manière, ma belle demoiselle, répondit Marguerite qui s'assit près des deux sœurs. Chacun de nous fera ses efforts pour que vous ne regrettiez pas Verlbois. Ce cher Verlbois ! que je l'ai vu brillant dans mon enfance ! Combien de fois ai- je été danser dans ses cours ou bien admi-

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rer toutes les belles choses que le château renfermait!

Il ne renferme plus maintenant que des tombes, dit Germaine. Aujourd'hui, à cette heure peut-être , on y place notre mère dans la sienne. » Et Germaine, qui depuis la veille se refusait les larmes, cessa de les retenir et les laissa couler sur ses joues.

«La dame de Flavy est-elle morte! » s'é- cria la bonne femme en joignant les mains.

L'angoisse des deux sœurs ne leur permit pas de répondre à cette question ; mais dame Marguerite , poussée par un sentiment cu- rieux habituel aux personnes vulgaires, allait sans doute insister pour obtenir quelques dé- tails, lorsque son neveu, lui frappant douce- ment sur l'épaule , l'attira dans une embra- sure de fenêtre et lui parla d'une voix basse assez longtemps. Tandis qu'il semblait lui donner difl'érentes instructions, la jeune fille, restée debout, attachait en silence sur les deux sœurs des regards se lisaient une vive

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curiosité et une nuance de mécontentement. Parfois aussi elle regardait le milicien, qui jusqu'alors n'avait pas semblé la remarquer; mais dès qu'il eut quitté dame Marguerite il s'approcha d'elle et lui demanda si Daniel n'était point venu.

Au nom de Daniel Germaine étonnée re- leva la tête, espérant apprendre quelle sorte de rapports pouvait exister entre l'ami des Anglais et le petit sorcier, qu'elle avait lieu de croire ami de son père. Son attente fut trompée ; car, sur la réponse négative de la jeune fille, Pauiet sortit de la chambre, et peu d'instants après de la maison, à en juger par le bruit que fit la porte de la rue qu'on entendit s'ouvrir et se refermer.

«Allons, allons, Georgette, dit dame Mar- guerite à la jeune fille dès que son neveu fut dehors, il faut préparer la chambre verte et ta chambre pour ces nobles demoiselles. Tant que nous aurons le plaisir de les garder ici , tu coucheras près de moi. »

llS LES PtAVT.

Sur IWdre de céder sa chambre , ordre qu'elle jugeait bien avoir élé donné par le maître de la maison, la jeune fille fronça le «sourcil, puis poussa un léger soupir; mais, avec une douceur qui semblait former le fond de son caractère, elle n'en i^pondit pas moins aussitôt que la chambre verte était toute prête et qu'elle allait retirer ses effets de la sienne.

Elle sortait, lorsque Germaine l'arrêta, et s'adressant à dame Marguerite : « Je vous Supplie, dit-elle, de ne déranger personne; une seule chambre nous suffit parfaitement, car tout notre désir est de n'être pas séparées.

Eh bien ! dit dame Marguerite en don- nant un petit soufflet, par manière de badi- nage , sur la joue vermeille de la jeune fille, la petite gardera son lit. Je conçois, mes chères demoiselles, que vous désiriez rester ensem- ble , quoique à vrai dire nous ne souffrirons pas que vous passiez toute la journée vis-à- vis l'une de l'autre , ce qui ne servirait qu'à

LES FLAVT. aig

vous affliger «davantage. Chagrin contre cha- grin ne vautrieo, comme disait mon pauvre Phellipot , et l'homme qui pleure doit aller chercher l'homme qui rit. »

En prononçant ces adages dictés par une heureuse philosophie, s'ils ne Tétaient point par une sensibilité bien profonde , l'air pres- que jovial de dame Marguerite témoignait a&sez qu'elle les avait toujours mis en prati- que pour son compte.

« Sainte Vierge 1 continua-t-elle sans re- prendre haleine, donc ai-je la tête pour ne point vous offrir quelques refraîchisse- ments? Yous devez certainement avoir faim ou soif. Il y a loin de Vertbois ici , et si vous êtes venues à pied

Nous vous rendons grâce, répondit Ger- maine; quelques instants de repos seulemeat nous seraient nécessaires , car je crois ma sœur très faliguée. »

Marie en effet était fort pâle ç cependant elle ne pkurait plus^ tant l'aspect de gea« et

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d'objets nouveaux parvient à distraire la jeu- nesse des peines les plus vives. « A merveille ! dit dame Marguerite; point de gêne, point de gêne ; je vais vous conduire à votre chambre, dont j'espère que vous serez con- tentes. »

Faisant signe alors à Georgette de la suivre, elle précéda les deux sœurs le long d'un grand corridor, au bout duquel elle les introduisit dans une vaste pièce tendue d'une tapisserie à feuillage et plus richement meublée qu'au- cune autre partie de la maison.

« Cette chambre , dit-elle en entrant , était celle de mon pauvre frère et de sa femme. Depuis la mort de tous deux , mon neveu n'a jamais permis que personne y mît les pieds, si ce n'est pour l'entretenir avec soin; et je ne croyais guère la voir habitée par d'autres que par Richard lui-même, s'il venait à se marier.

Appelez-vous votre neveu Richard ? dit Germaine intérieurement surprise d'un tel

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respect filial dans un homme qui lui sem- blait aussi grossier que méchant.

Je me permets cela, répondit dame Marguerite en souriant d'un air d'orgueil et de satisfaction , parce qu'il est le fils de mon propre frère ; car personne dans Compiègne ne le nomme autrement que maître Paulet; beaucoup même le traitent de messire, depuis qu'il est commandant de la milice et l'un des douze notables chargés d'administrer la ville

Germaine gardant le silence à l'énuméra- lion de ces litres : «J'espère, reprit la digne femme, que rien ici ne vous manquera.» Et tout en disant cela elle soulevait avec un peu d'affectation une riche aiguière et une tim- bale en argent posées sur une petite toilette, objets qu'on pouvait en effet s'étonner de trouver à cette époque dans la jiiaison d'un bourgeois.

« Il ne nous manque que les moyens de répondre à votre bonté , dame Marguerite , dit Germaine en lui prenantlamain, à moins

ial tES FLAVT.

qu'une bien vive reconnaissance ne nôws ac- quitte avec vous.

Et de reste, et de reste, mesdemoisel- les. Regardez-vous ici comme chez vous; la prison n'est pas dure après tout, car, moi qui vous parle, je ne mets jamais le pied' dehors que pour aller entendre la messe à Saint- Jacques ou à Saint-Antoine, les dimanches et fêtes ; ainsi vous pouvez compter sur moi pour vous tenir compagnie. Maintenant je vous laisse^ je vais m'occuper du dîner ; je veux que vous le trouviez bon. Nous dînons à onze heures précises.

Depuis deux jours, répondit Germaine, j'ai cessé de compter mes tristes heures; j'i- gnore à laquelle nous sommes maintenant.

Mais je n'en sais trop rien non plus , dit dame Marguerite en se retournant vers la jeune fille qui restait immobile à quel- que distance , les yeux constamment fixés sur les deux sœurs, et principalement sur Germaine. Eh bien! Georgette, poursuivit-

LE» ELAVY. aa^

elle, qu'as-tu donc fait de la langue aujour- d'hui? Toi qui babilles souvent plus qu'il ne faudrait, ne peux-tu dire quelle heure il est quand on le demande ?

Neuf heures viennent de sonner à la maison de ville, répondit Georgette.

Ainsi, mes belles demoiselles, il vous reste deux bonnes heures pour vous reposer. Si vous m'en croyez, vous vous jetterez sur votre lit et vous ferez un petit somme ; rien ne remet le corps et l'esprit comme le som- meil 'y moi qui vous parle, dès que j'ai du cha- grin, je dors. Au reste, si vous désirez quel- que chose, il suffit que vous appeliez sur la porte ; vous êtes sûres d'être entendues de Georgette ou de moi. »

En achevant ces mots, elle salua d'un air aussi respectueux que bienveillant, et sortit de la chambre suivie de la jeune fille.

Le premier mouvement des deux sœurs, aussitôt qu'où les eut laissées seules, fut de se jeter dans les bras l'une de l'autre. « Ger-

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maine, dit Marie, le ciel semble avoir pitié de nous; je le promets maintenant de montrer autant de courage que toi. »

Germaine la serra sur son cœur sans ré- pondre ; car elle ne voulait lui faire partager ni ses craintes ni sa douleur. Une vive imasi- nation, une raison plus mûre et de cruels souvenirs ne lui permettaient pas de s'aban- donner, comme Marie, à l'heureuse confiance du jeune âge dans l'avenir. Les jours qui allaient suivre un aussi triste jour lui sem- blaient devoir ajouter encore à son malheur. Au souvenir de son infortunée mère, aux alarmes qu'elle éprouvait sur le sort du sire de Flavy, se joignait l'horreur de se trouver à la merci des Anglais ou de i'iiomme qui leur était tout dévoué . et cela sans entrevoir au- cun terme à cette situation, plus odieuse pour elle peut-être que la mort. Cependant elle parvint à se contraindre, éloigner tant de ré- flexions funestes, et, s'asseyant d'un air calme, elle sourit à Marie en l'attirant près d'elle.

LES FLAVY. aaÔ

«J'espère comme toi, dit -elle, que la bonté de dame Marguerite nous sera d'un grand secours. Faisons tout pour conserver la bienveillance de cette digne femme; car nous avons besoin de protection , grand be- soin, ajoula-t-elle en retenant une larme prête à couler.

Puisqu'ils ne nous ont pas séparées, ré- pliqua Marie, je n'ai plus peur; tu sais si bien tout ce qu'il faut dire à ces mauvais hommes pour les toucher ! »

Jamais, en effet, ce charme qui prend sa source dans l'âme, et qui s'attachait au moindre geste, au moindre mot de Germaine, n'avait autant frappé l'aimable enfant que dans celle journée, où, suspendue au bras de sa sœur, elle n'aurait point échangé ce secours contre celui du bras le plus vaillant. « Notre pauvre mère avait bien raison, pour- suivit-elle, de nous répétersans cesse : Laissez parler Germaine, laissez faire Germaine ; car aujourd'hui, sans toi, qu'allions-uous devenir?

«• 15

âa6 £E8 FLAVT.

Mais tu les as tous désarioés j sire Georges lui- même, malgré su colère, ne te regardait plus q^'^vec admiration. »

Au ûoui de sire Georges Germaine tres- saillit. Bien loin que les regards de l'Anglais lui eussent échappé , peut-être étaient-ils l'objet de ses plus vives inquiétudes. Cet homme , jeune et léger, au pouvoir duquel elle se trouvait, était passé trop vite du res- sentiment à la bienveillance pour qu'elle n'en fût point effrayée, et pour qu'elle ne préfé- rât pas cent fois sa colère aux. intentions ga- lantes qu'il venait de témoigner. Ne pouvant toutefois faire part de ses craintes à sa jeune sœur : «Nous devons peu compter sur l'appui d^ sire Georges, répondit-elle simplement ; je n'ai d'espoir ici que dans les deux femmes que nous venons de voir, et, si tu m'en crois, tu feras tes efforts pour obtenir l'amitié de la fille de la maison ; je la crois à peu près de ton âge...

J'ai cru m'apercevoir, interrompit Marie

LES FLAVY. 2^'J

que cette jeune fille ne nous voit pas arriver avec plaisir.

Je le pense aussi, reprit Germaine, mais c'est à nous de faire les avances. Peut- être est-elle repoussée par l'idée que nous sommes de grandes dames. Hélas! toutes grandeurs sont aujourd'hui bien loin des Flavy ! »

GerQiaine ne put prononcer ce nom sans qu'il éveillât dans son âme le souvenir de celui qui le portait aussi, de celui dont l'i- mage trop chère se mêlait à toutes ses peines, et qu'embellissait encore à ses yeux l'aver- sion que lui inspiraient sire Georges et le commandant de la milice. Elle se plaisait à comparer Regnault au chevalier anglais, au jeune bourgeois; mais bientôt, comme si Marie eût pu lire dans sa pensée, sentant une vive rougeur colorer ses joues, elle se leva et se mit à marcher dans la chambre.

Tandis qu'elle essayait ainsi d*éloi«ner une idée trop chère, ses yeux se portèrent par

228 LES FLAVY.

hasard sur un tableau suspendu à la muraille. Il représentait un homme d'une cinquantaine d'années à peu près, dont les vêtements mo- destes annonçaient un bourgeois. La ressem- blance de ce personnage avec Richard Paulet était si frappante que Germaine recula de quelques pas, et fit involontairement une exclamation qui attira Marie aussitôt. Celle- ci ayant à son tour regardé le tableau : a Si ce méchant milicien, dit-elle, n'était pas un jeune homme, je croirais voir son portrait; il faut que ce soit celui de son père. Mais qu'y a-t-ild'écritsurle cadre? as-tu lu, Germaine?» Car Marie, durant le peu de jours tranquilles qu'elle avait passés dans sa courte vie, avait préféré les amusements de son âge à l'étude, et, n'ayant point profité comme sa sœur de la bonne volonté de maître Joseph, elle ne sa- vait pas lire.

Germaine, distinguant en effet quelques caractères très fins, tracés à l'encre rouge, s'approcha , et lut tout haut : N'oublie pas

LES PLAVT. 52 9

le vingt-huit juillet quatorze cent dix-neuf.

Quatorze cent dix-neuf! répéta Marie; cela se rapporte à plus de dix ans , ajouta-t- elle.

Quelque détail de famille sans doute , « répliqua Germaine. Tout en disant cela, elle s'éloigna lentement du tableau, sans pourtant en détacher ses regards ; car tout ce qui portait l'empreinte du mystère avait un grand empire sur son imagination. D'ail- leurs, comme il lui fallait vivre, et vivre dans un état de dépendance, au milieu de person- nes aveclesquelles,à cette époque, les femmes de sa classe n'avaient jamais de rapport, rien de ce qui pouvait l'éclairer sur la manière d'être et de penser des bourgeois ne lui semblait lout-à-fait indifférent. Elle avait déjà remar- qué, quel que fût son ressentiment contre Paulet, que cet homme était au-dessus du vulgaire ; peut-être même lui aurait-elle su gré de traiter aussi bien des prisonnières sans l'idée qu'il ne faisait qu'exécuter les ordres

a3o LES FLAVY.

de sire Georges, idée qui rendait son mépris pour lui égal à l'effroi que lui inspirait l'An- glais.

En dépit de ce sentiment néanmoins, séS- regards se reportèrent plus d'une fois sur le portrait du vieux bourgeois pendant le cours de l'entretien qui suivit, mais qui se prolon- gea peu, attendu que Marie, accablée de fatigue, ayant posé sa tête sur les genotiî de sa sœur, s'endormit bientôt profondément.

Quant à Germaine, elle était loin de croire que le sommeil pût approcher de ses yeux , tant une foule de pensées déchirantes assié- geaient son esprit ! Tanlôt elle se représentait son père rentrant à Yertbois pour tomber entre les mains des Anglais; tantôt elle re- voyait sa malheureuse aïeule, baignée dans son sang, attacher sur elle des yeux éteints par la mort. Puis elle repassait dans sa mé- moire tous les malheurs, tous les dangers que le sort avait déjà accumulés sur sa jeune existence, et se demandait pourquoi Dieu

l'avaîl fftif naître? sollTenî^ de Begnault venait-il traverser d'aussi doutouretises émo- tions, ce souvenir luJ-mêtné était encore titiè douleur. Séparée de son cOusîn pour long- temps safli doute, ne la révéi-rait-il pas avéô indifférence? hélas! la reVêrraît-il jamaîà? A cette idée, la plus cruelle peut-être, les yeux de Germaine se remplissaient de larmes. Elle les essuyait avec son voile pour les empêcher de tomber sur cetle figure d'ange qui repo- sait près d'elle, souriant par moment à quel- que songe fortuné. «Dors, dors, chère petite, dit-elle en regardant Marie avec une ten- dresse inexprimable. Puisse le ciel répandre sur ta tête ce bonheur que l'on dit exister, mais que je n'ai jamais connu ! Que Dieu te donne ma part, Marie, et je ne me plaindrai plus! »

L'âme tout entière de l'aimable fille fut bientôt comme absorbée par ce doux et noble sentiment qui transporte notre existence dans l'existence d'un autre. Une jouissance, une

232 LES FLAVT.

impression consolante vint éloigner le déses- poir, et comme les besoins de la nature re- prennent aisément leurs droits sur la jeunesse, Germaine , les yeux fixés sur sa sœur, ne tarda pas à tomber dans un sommeil qui suspendit toutes ses peines.

CHAPITRE XIII.

... Le glaive se promène ; Plus de respect pour l'âge ; une foule inhumaine Égorge le vieillard qui se traîne au tombeau Et l'enfant malheureux couché dans son berceau* Legouté, trad. de ta Pharsate,

A. peine onze heures étaient-elles sonnées que dame Marguerite vint elle-même cher- cher les deux sœurs pour les conduire dans la grande salle se prenaient les repas. Une grande table y était dressée, couverte de mets en telle abondance qu'ils auraient pu suffire largement à satisfaire l'appétit de vingt con- vives. A la surprise comme à la satisfaction de Germaine, cependant, il ne se présenta pour

a54 lES FLAVY.

consommer ce surcroît de nourriture que deux grosses servantes , dont l'une avait sans doute confectionné cette œuvre culinaire, vu qu'elle ne prit place au bas bout de la table, près de sa compagne, qu'après avoir apporté et posé le dernier plat.

a Richard ne vient point dîner aujourd'hui, dit dame Marguerite dès qu'elle eut fait as- seoir les deux sœurs entre lesquelles elle se plaça. Le pauvre garçon a tant d'occupations qu'il trouve â peine le tempà de manger et de dormir.

Votre neveu loge chez vous, à ce qu'il me semble? lui demanda Germaine.

On plutôt nous logeons chez lui, répoa- dit-elle en servant à ses voisines une énorme quantité de potage, dont Germaine et Marie mangèrent quelques cuillerées. Le teuipsn'est plus MargueritePhellipot avait un chez soi, quoiqu'à vrai dire, ajouta-t-elle gaîraent, au- tant que la maison d'autrui peut être la nôtre, celle d&£.icliard est la mienne, j'ordonne ici;

LES FiAvY. a35

je coupe , je tranche sans qu'il se soit jamais avisé d'y trouver un mol à dire ; et c'est tout simple ; vous sentez bien qu'un jeune homme s'enlend à tenir un ménage comme moi à tirer les canons qu'on vient de placer sur nos rem- parts; il est donc bien heureux qu'une femme de tête s'en charge pour lui. Une petite goutte de ce vin, mes belles demoiselles? je vous réponds qu'il remet le cœur. Il est presque aussi vieux que vous ; aussi je n'en donne pas à tout le monde. Allons, passez-moi vos tasses, vous autres, » continua-t-elle , en s'adressant aux deux servantes. Dès que, par complai- sance, Germaine et Marie eurent mouillé leurs lèvres de cette boisson dont elles n'avaient point l'habitude: «Je régale tout le monde aujourd'hui pour fêter l'arrivée des arrière- petites-filles d'Eustache de Flavy chez Richard Paulet. Atoi, d'abord, Georgette!

Vous savez bien, ma tante, dit celle-ci > que je ne bois jamais de vin.

■—Aussi vouiais-je te faire faire un extraor*

236 lES ?LAVT.

dinaire , mais libre à toi de me refuser. Je ne suis pas embarrassée de placer ma marchan- dise. >

A ces mots, les deux servantes, en dépit du respect que leur imposait la présence de no- bles dames, poussèrent un gros rire dont toute la salle retentit, et chacune d'elles avala d'un seul trait la portion qui lui fut versée.

< Ce vin était dans la cave, reprit dame Marguerite, du vivant de mon pauvre frère ; depuis, je crois qu'il n'en est guère entré de pareil en France, car il n'est plus question de commercer avec ses voisins ; le Bourgui- gnon consomme ses récoltes comme nous consommons les nôtres quand les hommes d'armes nous les laissent sur pied. Rien ne sort sans les plus grands risques d'une province, d'une ville, d'un enclos. On prétend que nos pères on vu les routes couvertes de chariots qui transportaient les denrées à de longues distances ; aujourd'hui , c'est en tremblant qu'un malheureux paysan charge quelques

LES FLAVT. 237

choux sur un âne pour les porter à un quart de lieue de son champ. Que de mal, mes chères demoiselles, que de mal se font les hommes!

Grâce au ciel, du moins, dit Germaine, vous ne me paraissez point souffrir de la mi- sère générale! cette maison...

Cette maison sera peut-être démolie ou hrûlée demain, interrompit dame Marguerite en se versant à boire d'un air tranquille. Ce ne serait pas la première fois que je coucherais dans la rue ayant couché la veille dans un bon lit; aussi n'avons-nous rien de mieux à faire que de profiter des bons jours que Dieu veut bien nous accorder et de prendre courage quand arrivent les mauvais. Un petit morceau de cette oie farcie , mes belles demoiselles , je la crois bonne. Si le petit Daniel était venu dîner, il n'en aurait pas laissé sa part aux chiens, car c'est son plat favori.

Ce Daniel ne s'occupe-t-il pas de magie blanche? demanda Germaine.

a 58 lES FIAVTf.

S'il s'en occupe, sainte Vierge! je croîs qu'il en remontrerait à celui qui a inventé la science. Il lit dans les étoiles aussi facile- ment que j'enfile une aiguille.

Et cela le conduit?... dit Germaine.

' Gela le conduit à savoir tout ce qui se passe sur la terre^ comme nous savons main- tenant ce qui se passe dans cette chambre; à deviner, s'il lui plaît, votre pensée la plus se- crète ; et pour peu qu'il consente à regarder dans un certain gros livre , il va vous prédire au plus juste ce qui doit vous arriver dans l'année. Georgette en sait quelques nou- velles, » ajouta-t-elle d'un air malin.

La jeune fille devint rouge comme du feu, en jetant sur sa tante un regard suppliant.

a Non , non, reprit dame Marguerite , sois tranquille, je ne dirai pas ce qu'il t'a pré- dit ; il suffit que tout jusqu'ici justifie sa pré- diction.

Un pareil homme doit être bien souvent consulté , » dit Germaine, ne pouvant malgré

LES FLAVY. aSg

ses chagrins retenir un' léger sourire; car son bon sens naturel, joint à divers discours de maître Joseph , lui laissait peu de cré- dulité.

t S'il consentait à faire usage de son gri- moire pour tout le monde , répondit dame Marguerite, il gagnerait plus d'argent qu'il n'est gros ; mais la crainte que l'on ne con- fonde sa science avec la sorcellerie fait qu'il n'aime pas à s'expliquer sur l'avenir. Je l'ai tourmenté plus d'un an avant d'obtenir l'ho- roscope de Georgette. Il a beau faire cepen- dant, il ne peut empêcher que beaucoup de gens de Compiègue ne l'appellent toujours le petit sorcier, et vous soutiennent bêtement qu'il est aidé par le diable, tandis que le pauvre homme est aussi bon chrétien que vous et mpi. Ceux qui n'ont pas appris la ma- gie blanche, il est vrai, ne peuvent pas com- prendre les prodiges qu'il fait tous les jours ; mais depuis dix ans que notre horloge est posée sur la maison de ville, je ne comprends

a4o lES FIAVT.

pas non plus comment elle sonne les heures; irai-je dire pour cela que c'est le diable qui la fait marcher ? »

En parlant ainsi , dame Marguerite dirigeait principalement ses regards sur les deux ser- vantes , qu'elle savait sans doute être au nom- bre de ceux qui croyaient le petit Daniel en rapports habituels avec l'enfer. Néanmoins, quelle que fût la justesse du raisonnement qu'elle venait d'employer pour convaincre les esprits moins forts que le sien, il est probable que l'opinion des deux grosses filles resta pré- cisément la même.

Dès que dame Marguerite s'aperçut que Germaine et Marie, en dépit de ses instances, ne mangeaient plus rien, elle se leva de table, et les deux sœurs, dans la crainte de la déso- bliger, la suivirent, ainsi que sa nièce, dans la salle elles avaient été reçues le matin, quoique toutes deux eussent préféré se reti- rer tant elles se sentaient hors d'état de sou- tenir la conversation. Heureusement, leur

LESFLAVY. nfn

secours à cet égard était presque inutile à la bonne daine, que le ciel avait douée plus que personne au monde de la faculté de parler vite et longtemps.

« Allons, allons, mes chères demoiselles, leur dit-elle quand on se fut assis autour d'une table sur laquelle se trouvaient différents ou- vrages à l'aiguille, du courage, de la force d'âme. Qui de nous n'en a pas besoin dans le temps nous vivons? Si vous me citiez un seul être en France qui, depuis trente ans, ^ ait passé six mois sans perdre un parent, un ami, sa fortune ou sa vie, je vous permettrais de vous abandonner à votre douleur; mais quand notre sort est le sort de tous , que voulez-vous?

Avez-vous donc aussi éprouvé de grands malheurs? dit Germaine dont les regards sur- pris s'attachaient sur la figure joviale de son hôtesse.

Demaudez-moi plutôt quel malheur je n'ai pas éprouvé , répondit dame Marguerite

I. 16

2/^7. lES FLAVT.

en levant les yeux au ciel, sans que pourtant aucun de ses traits pût se soumettre à pren- dre l'expression de la tristesse. De sept en- fants que nous étions, je reste seule aujour- d'hui ; tous les autres ont péri ou par le fer ou par le feu, à l'exception d'une de mes sœurs, la mère de celte pauvre enfant, conti- nua-t-elle en montrant Georgette , qui est morte naturellement ainsi que son mari, ne laissant pour toute fortune qu'un Christ que je n'ai jamais pu parvenir à vendre.

Un Christ ! dit Germaine que ce babil commençait à distraire, en dépit de tout,

Un Christ superbe, à la vérité , un des plus magnifiques tableaux qu'on puisse voir. Mon beau-fière était le premier peintre de Noyon, et, selon lui, qui devait s'y connaître, le premier peintre de la France ; aussi n'a-t-îi jamais voulu s'abaisser à gagner son pain et celui de sa famille en peignant des petites fi- gures d'un pouce, de deux pouces, ou des enluminures sur vélin. Il n'a fait dans sa vie

LES FLAVY. 243

que trois tableaux , dont le moins grand ne tiendrait pas dans celte chambre.

Ainsi vous avez servi de mère à cette jo- lie personne? dit Germaine en regardant Georgette qui travaillait à quelque distance de la table sans paraître écouter la conver- sation.

Cettej'olie personne, puisqu'il vous plaît de l'appeler ainsi, ma belle demoiselle, n'a- vait pas trois ans quand je l'ai été ciiercher à Noyon, dans l'hospice, ajouta dame Margue- rite en baissant la voix, pour l'amener à Paris. Qui a {)arent a logement, comme disait tou- jours mon père ; et, grâce à t)ieu, j'avais en- core alors un chez moi, l'entant de ma sœur n'était pas de trop. Aussitôt après mon mariage avec Jérôme Phellipot, nous avions été nous établir dans une des plus belles bou- tiques de la halle au linge, et mon cher Jé- rôme était si actif, si entendu, que notre commercé prospérait en dépit du malheur des temps. Outre que nous fournissions les

244 I-ES FLAVY.

plus riches maisons de Paris, les affaires avec le passant allaient encore tant bien que mai dans les moments nous pouvions ouvrir notre boutique.

Et qui vous forçait à la fermer? de- manda Germaine.

Qui? la peurde voir emporter nos belles toiles de Cambrai sans avoir la peine de les auner. Ne fallait-il pas se barricader chez soi pour sauver sa marchandise chaque fois que Paris changeait de maître et que les soldats entraient en criant : Tuez tout! tuez tout! ou chaque fois que l'on s'égorgeait dans les rues, que le menu peuple se soulevait, qu'il enfonçait les prisons pour massacrer les pri- sonniers, qu'il pillait les boutiques, et mille autres choses de ce genre?

Comment pouviez-vous vivre ainsi? dit Germaine en joignant les mains.

Eh ! dans quel endroit de la France vi- vait-on autrement? répondit dame Marguerite. Depuis que cette horrible guerre est com-

LES FLAVY. 245

mencée, n'a-t-on pas vu les hommes se con- duire comme des loups qui se dévorent entre eux?

Il n'est que trop vrai, reprit Germaine. Cependant je pensais que dans Paris, et à l'époque dont vous parlez, le roi Charles VI, que l'on disait être si bon, avait des gens d'armes pour protéger les habitants.

Il avait des gens d'armes, il n'en avait que trop, répliqua dame Marguerite ; car c'é- taient eux qui nous faisaient payer les taxes, et Dieu sait combien de taxes! Mais ces gens d'armes obéissaient tantôt au duc de Bour- gogne, tantôt au connétable, à qui le pauvre roi était bien obligé d'obéir lui-même. On s'est disputé ce malheureux prince et son royaume pendant vingt ans, ma chère demoiselle, jus- qu'au jour l'Anglais a tout pris pour nous mettre d'accord.

Jour d'infortune et de honte ! dit Ger- maine en levant les yeux au ciel.

Pour mon compte, continua dame Mar-

2/^6 LES î-L^VT-

guérite, je n'avais plus rien à perdre quand les Anglais sont arrivés. Précisément dans la pre- mière année de mon veuvage, les Armagnacs avaient pillé les toiles chez tous les marchands de Paris, sous prétexte de faire des tentes et des pavillons au roi*^. Ce fut une triste mati- née que celle je vis dégarnir de fond en comhle une boutique si bien achalandée, je vis emporter par ces brigands tout ce que je possédais daps le monde ! Et pourtant je remerciai Dieu d'avoir permis que mon pau- vre mari, puisqu'il devait mourir, fût mort à temps pour n'être pas témoin de notre ruine. Ce cher Jérôme tenait à son avoir; il s'était donné tant de peine pour acquérir notre pe- tite fortune! et puis il était fier, voyez -vous; quand il se serait vu sans argent, sans pain, sans asile...

(f) Le Bourgeois de Paris, dans son journal, parle de ce pil- lage, qui eut lieu en 1418, el prélend qu'au fondées toiles étaient destinées à faire des sacs pour noyer les femmes du parti bour- guignon.

LES FLAVT. ^47

Mais vous-même , que devîntes-vous ? inleiTompil Germaine avec un vif intérêt.

OIj ! pour moi, je ne perdis pas le temps à me désespérer, ma belle demoiselle. A quoi bon? Il ne me restait qu'un frère; mais c'é- tait justement celui qui avait fait de si bonnes affaires dans le commerce de bois qu'on l'ap- pelait à Compiègne le riche Paulet. Il man- geait, comme on dit, à deux râleliers; car il chargeait peut-être chaque mois dix bateaux surl'Oise pour fournir sa bûcherie de la porte Saint-Antoine, une des mieux achalandées de Paris, comme elle l'est encore aujourd'hui qti'elle appartient à Richard. Je pris Geor- gette d'une main, un paquet de hardes de l'autre, et je me rendis à la bûcherie dont je vous parle. Le bonheur voulut que Paulet fût à la ville. «Me voilà, lui dis-je en entrant. On vient de piller les marchands de toiles; il faut maintenant que tu nourrisses la petite et moi jusqu'au jour oii l'on pillera les marchands de bois.— Soiit, répondit mon frère ; il y a encore

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ici du pain pour tous.» Il me laissa le choix de vivre à Paris ou à Compiègne. Je choisis Pa- ris, parce que je pouvais lui être utile pen- dant ses absences, et je puis dire, sans nie vanter, qu'il ne s'est pas mal trouvé pour son commerce de mon séjour chez lui. Ses ser- vantes, ses garçons étaient autrement surveil- lés, vous sentez bien. Je m'étais mise à la tête de tout; j'aurais bien défié qu'on eût pu lui faire tort d'un coterêt. Aussi c'était une grande joie pour moi de l'entendre me dire, quand nous faisions nos comptes : « Garde donc de l'argent pour toi, sœur Marguerite; ne le gagnes-tu pas comme moi ? Il est juste que nous partagions. » Hélas! le pauvre cher frère me l'a dit encore huit jours avant de mourir , au dernier voyage qu'il a fait à Paris.

Il est donc mort à Compiègne? dît Ger- maine.

Plût à Dieu qu'il fût resté à Compiègne, répondit dame Marguerite, il vivrait encore ! n

LES FLAVY. ^49

Après avoir dit ces mots qu'elle accompagna d'un profond soupir, la bonne dame garda le silence en affectant je ne sais quel air mysté- rieux.

Quel que fût l'intérêt avec lequel les deux sœurs écoutaient des récits tout nouveaux pour elles, Germaine était trop discrète pour faire une seconde question à dame Margue- rite; mais dame Marguerite elle-même ne put se résoudre à laisser échapper la jouissance d'adresser la parole à un auditoire attentif, jouissance dont, grâce à sa loquacité habi- tuelle, la bonne femme était souvent privée. Elle reprit donc d'une voix plus basse : «Pourvu que vous me promettiez, mes no- bles demoiselles , de ne jamais parler ni de mon frère ni de sa mort devant mon neveu Richard, je vous dirai comment les Anglais l'ont tué.

Les Anglais l'ont tué ! s'écria Germaine en frappant ses mains l'une contre l'autre, et vous le cachez à votre neveu ?

îiSo LES FLAVY,

Il ne le sait que trop, répondit dame Marguerite.

Il le sait ! B dit Germaine. Et l'expres- sion du plus profond méprisse peignit sur son beau visage, tandis que dame Marguerite, sans remarquer l'effet qu'avaient produit ses der- nières paroles, se pressait d'entamer le récit de l'événement.

«Vous saurez donc, mes belles demoiselles, dit-elle, que les Anglais, sans être encore les maîtres de la France comme ils le sont devenus depuis, du consentement de notre pauvre roi Charles VI, avaient déjà fait bien des con- quêtes; ils étaient solidement établis dans la Normandie et s'avançaient grand train vers Paris. Au mois de juillet i4f9 (car je n'ai ja- mais oublié celte date-là), comme les Arma- gnacs et les Bourguignons venaient de signer la paix entre eux pour la dixième fois, je crois, mon frère voulut profiter de ce petit moment 4e rénit, qui permettait de voyager un peu plus sûrement, pour aller réclamer d'un mar-

LES FLAVY. iSl

cliand de Pontoise une forte somme qui lui çtait due. Son fils Richard, qui avait à peine dix-neuf ans alors, voulait l'accompagner. Combien de fois, mon Dieu! ai-je songé qu'en refusant d'y consentir il avait sauvé la vie du pauvre jeune homme. I! partit seul. Le matin du jour qu'il nous avait fixé pour son retour, nous revenions de l'église, mon neveu et moi ; car on chômait ce jour-là la fête de saint Germain. Voilà que nous trouvons tout notre quartier en émoi. Le peuple, les bourgeois couraient dans les rues comme des fous, en criant : « Ils viennent par la porte Saint -Denis ! quel malheur ! quel malheur ! » et mille autres cris que je ne pouvais distinguer. « Dieu nous soit en aide ! dis-je, la paix est encore une fois rompue. » Mais je n'avais pas achevé ces pa- roles que Richard quitte mon bras. «Ils par- lent de Pontoise ! des Anglais ! » s'écrie-l-il,et il s'élance si vite que je le perds de vue en un instant. Je vous demande si, sur ce noni de Pontoise, je me ipis à courir aussi du côté

202 LES FLAVy.

se portait la foule? J'arrivai toute hors d'haleine près des remparts. Sainte Vierge ! quel spectacle ! quel triste spectacle ! Figu- rez-vous plus de six mille malheureux, les uns blessés, les autres dépouillés de leurs vê- tements, si bien que plusieurs femmes n'a- vaient plus sur elles qu'une misérable chemise, et tous poussant des cris et des gémissements à fendre le cœur. On en voyait qui gisaient sur la terre sans avoir la force de se relever ; d'autres qui se traînaient encore, portant des enfants sur leurs bras ou dans des hottes ; d'autres qui se pâmaient de désespoir, qui tombaient de fatigue, de chaleur, de faim, si faibles, si pales , si déconfortés qu'ils sem- blaient plutôt des morts que des vivants. Je m'approchai d'une pauvre mère qui, toute en larmes, demandait un morceau de pain pour le petit garçon qu'elle tenait sur ses genoux. Je l'interrogeai en tremblant. Hélas! mes chères demoiselles, tous ces malheureux ve- naient de Pontoise ; la ville avait été surprise

LES FLAVY. ^53

le matin même par les Anglais. Le pillage, le massacre duraient depuis le lever du soleil, et mon frère, mon malheureux frère était là!

Et pourquoi, mon Dieu! ne pas s'en- fuir avec les autres? s écria Germaine toujours prompte à s'émouvoir de pitié pour une vic- time des Anglais.

Il s'en faut bien que tout le monde ait pu s'enfuir, reprit dame Marguerite. Aussi le seigneur de l'Isle-Adam répondra-t-il devant Dieu de tant de gens qui ont péri dans cette journée, puisqu'il commandait dans la ville et qu'elle a été prise faute de guet. Il fut réveillé au point du jour en entendant crier : « Saint Georges! saint Georges! ville gagnée! » Il monta aussitôt à cheval avec son monde ; mais il trouva les Anglais déjà entrés en si grand nombre qu'il n'eut que le temps de se faire ouvrir la porte devers Paris et de s'échapper avec ses gens d'armes et ceux des bourgeois que l'on put avertir en toute hâte. Mon ne- veu et moi, après avoir parcouru cette foule

^54 LÉS FtAvt.

de malheureux sans y trouver celui que nous cherchions , après avoir demandé vainement si personne n'avait nouvelle de Paulet de Corapiègiie, nous fûmes trop sûrs que mon pauvre frère n'était pas sorti avec la troupe. «Tante, me dit Richard, nous n'apprendrons plus rien ici, retournons au logis; je veux al- ler moi-même à Pontoise.» Si vous connaissiez Richard, mes nobles demoiselles, vous sau- riez qu'il serait plus facile d'arrêter le cours de l'Oise que de le faire changer de résolu- tion, et dès sa plus grande jeunesse il était ainsi. Il était donc bien inutile de le tour- menter par mes prières, surtout dans l'état je le voyais. Le pauvre garçon était pâle comme un mort; ses lèvres tremblaient, ses yeux avaient quelque chose d'égaré, et pourtant il ne versait pas une larme; mais depuis ce mo- ment je crois qu'on ne l'a plus vu rire, quoi- qu'il y ait de cela dix ans. »

A cet endroit du récit de dame Marguerite, un profond soupir s'étant fait entendre, Ger-

LES FIAVT. «55

maine tourna la tête et vit la jeune fille, aussi pâle que celui dont on parlait , tellement ab- sorbée par l'attention qu'elle prêtait aux dis- cours de sa tante que son ouvrage venait de tomber à terre sans qu'elle s'en aperçût.

Tout entière à sa narration néanmoins, dame Marguerite ne remarqua rien de Teflet qu'elle produisait et ne la suspendit pas un seul instant. « Nous emmenâmes chez nous, conlinua-t-elle, deux de ces pauvres gens. Pendant la route ils nous racontèrent toutes les cruautés queles Anglais avaient déjà com- mises dans Pontoise avant leur départ. Vous jugez de ce que devait souffrir Richard ! Il pressait le pas sans prononcer une parole , et, dès que nous fûmes arrivés à la maison, il ne se donna que le temps de seller un cheval, de ra'embrasser, d'embrasser Georgette, qui pleurait bien fort, toute petite qu'elle était; puis , après m'avoir recommandé d'avoir grand soin de nos malheureux hôtes, je le vis partir pour ce lieu de désolation, comme cinq

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256 lA fLkry

jour» avant j'avais vu parti on i^auvrepère.

Mais (iii inoins vous ; z i i vutn* ne- veu ! dit Marie.

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256 LES FLAVY.

jours avant j'avais vu partir son pauvre père.

Mais du moins vous avez revu votre ne- veu ! dit Marie.

Grâce au ciel ! répondit la bonne femme, mais longtemps, bien longtemps après. Pen- dant plus d'une semaine d'abord je n'en eus aucune nouvelle. Enfin je vis arriver un des garçons de Compiègne qui m'apportait une lettre ; car il faut vous dire que Richard écrit comme un clerc; mon frère n'avait regardé à rien pour son éducation. Je l'ai encore cette lettre , mes chères demoiselles. Quoique je n'aie pu l'entendre lire qu'une fois par un prêtre habitué de Saint-Gervais, qui a eu la complaisance de me la <iéchiffrer, je ne l'en ai pas moins conservée précieusement.

Germaine sait lire, » dit Marie.

A l'annonce d'un savoir aussi surprenant dans une femme, dame Marguerite regarda Germaine d'un air ébahi, et, se levant, elle alla prendre dans un petit coffre d'ébène un morceau de parchemin plié avec soin, quiren-

LES FLAVY. 267

fermait la lettre que Germaine lut tout haut.

« Chère tante,

0 Priez pour lui! je n'ai revu que son ca- davre à une demi-lieue de Pontoise , sur la route. Et sachez que les Anglais l'avaient reçu à rançon, lui dixième! qu'après avoir touché leur somme ils l'avaient laissé sortir de la ville avec ses malheureux compagnons ; mais ces mômes Anglais-., que la vengeance du Ciel les écrase ! Dieu avait reçu leur parole, Dieu les a vus poursuivre dix pauvres bourgeois sans armes qui cheminaient sur la foi d'un traité de guerre! il les a vus assassiner ces in- fortunés pour s'emparer du reste de leurs dé- pouilles!

« Chargez-vous des affaires de notre com- merce, bonne tante; habitez à votre choix la maison de Paris ou celle de Compiègne. Si dans deux ans vous ne m'avez pas revu , allez trouver maître Oudol , le notaire de Com- piègne ; il vous remettra un papier que j'ai I. 17

a58 MES FLàVTi

signé hier, et qui tous fait héritière de tout le bien qu'avait gagné mon pauvre père. Adieu. »

« Il est clair que ce cher enfant voulait mourir, dit la bonne femme avec un gros soupir.

Il est clair aussi , répondit Germaine en rendant froidement la lettre, que ses idées de mort et de vengeance se sont promp- tement évanouies, puisqu'il est devenu sitôt l'ami et l'agent des Anglais.

Sitôt! répartit dame Marguerite; pen- dant plus de cinq ans nous n'avons point en- tendu parler de lui, et j'ai toujours eu pensée , ajouta-t-elle à voix basse , qu'il avait passé tout ce temps sous la bannière d un des seigneurs qui se battaient contre l'étranger. Lorsque, dix mois aprèsla mort de mon pauvre frère , notre roi Charles VI a donné sa fille au roi d'Angleterre , en le reconnaissant pour héritier du royaume, je me flattais d'abord, comme bien d'autres , que la guerre allait finir

LES FLAVY. aS^

et que nous reverrious Richard ; mais lès taois et les années se sont passés sans qu'il reparût. EnGn un jour que je travaillais dans cette môme chambre , car j'avais quitté Paris pour m'élablir ici , ma présence élait bien plus nécessaire, je vois entrer un grand et beau jeune homme , qui me serre dans ses braS en «n'appelant sa tante. Il me fallut regarderce chej enfant à deux fois pour le reconnaître > taut il était changé à son avantage.

Etait-il habillé en homme de guerre? dit Marie.

Non , et même, autant que je puis me le rappeler , il était sans artnes. Il avait l'air grave, triste, et, sur les premières questions que je voulus lui faire, il me conjura de ne jamais parler entre nous des cinq ans qui venaient de s'écouler. « Qu'il vous suffise de savoir, ma bonne tante, me dit-il, que je suis revenu bien décidéànem'occuperquede mon commerce et à vivre tranquille. » Je vous de- mandc) mes chères demoiselles, si je l'encou*-

aGo LES FLAVY.

rageai clans cette sage résolution ; car , tout bien considéré, qu'avons-nous de mieux à faire , nous autres bourgeois , que de rester étrangers à tous les partis qui déchirent la France , de nous soumettre aux Anglais quand les Anglais sont les plus forts , et de vendre nos marchandises à celui qui les paie , sans demander s'il est Armagnac ou Bour- guignon ?

Grâce au ciel , répliqua Germaine avec une sorte d'indignation dont elle ne fut pas maîtresse, cet esprit de prudence ne guide pas tous les Français.

Je conçois bien , reprit tranquillement dame Marguerite , aussi peu offensée de la remarque que du ton dont elle était faite, je conçois bien que les seigneurs de France se mêlent de la querelle. Leur affaire est de mettre tel ou tel prince sur le trône, vu que ciiacun d'eux espère y trouver son compte; mais pour nous peu importe qui nous gou- vernera, de Charles, de Henri ou de Philippe.

LES FLAVY. l6l

Quel que soit celui qui restera maître, il nous fera payer les mêmes taxes , nous serons soumis aux mêmes vexations. Le j30uvoir a changé de main bien des fois ; Dieu nous a-t-il envoyé un seul homme qui songeât le moins du monde à soulager la misère publique? Bien dupes seraient les gens qu'on écorche , s'ils se battaient pour choisir l'écorcheurî

Plus ce malheureux peuple a souffert , dit Germaine , et plus il a besoin qu'une main amie guérisse ses maux. Quelle pitié pourrait- il attendre d'un roi qui n'estpas parmi nous?

Et quelle pitié a-t-il trouvée dans tous ces princes français qui nous font pis que ne pourraient nous faire des Sarrazins ? Allez , allez, ma chère demoiselle, ils se valent tous, et j'ai vécu trop d'années dans ces temps de malédiction pour croire à la pitié des hommes qui portent un glaive. »

Germaine baissa la tête sans répondre , en songeant que les siens eux-mêmes devaient leur renommée à la dévastation.

aÔa lES PLA.rï.

« Et votre neveu, dit Marie, qui craignait que la franchise de dame Marguerite ne finît par déplaire à sa sœur , votre neveu , depuis lors est resté près de vous ?

Sauf les voyages qu'il fait à Paris pour son commerce , il n'a plus quitté Compiègne , et je ne crois pas qu'il ait envie d'aller jamais ailleurs, maintenant qu'il se voit considéré dans la ville pour le moins autant que l'était son père. Il n'y a pas ici un habitant , riche ou pauvre, qui ne consulte RichardPauletcomme un oracle. Lorsque , il y a deux ans , on a élu parmi nos bourgeois les prud'hommes qui font les affaires de Compiègne , car nous n'a- Tons plus d'échevius depuis le premier siège, Richard a été nommé à l'unanimité, ce qui est assez flatteur, je crois , pour un jeune homme de vingt-neuf ans ? Aussi n'épargne-t-il pas ses peines! tout roule sur lui : le comman- dement de la milice , la police des rues, du marché , le gouvernement de l'horloge , que sais - je ? Les autres notables sont vieux ;

£E8 FLAVT. 265

ils se croisent les bras ; et d'ailleurs > ils ont en Richard une si grande confiance qu'ils ne feraient pas sonner la cloche du beffroi en cas d'incendie avant de savoir si Richard est d'avis qu'on la sonne. Ce n'est point par orgueil que je vous dis tout cela, mes belles demoiselles, continua la brave femme, s'a- busant peut-être un peu sur le sentiment qui la faisait parler , mais seulement pour vous convaincre que vous êtes parfaitement en sû- reté sous notre toit, et qu'aucune protection dacis Compiègne ne vaut celle de mon neveu. S'il est vrai qu'il nous veut du bien , dit Germaine , ne pouvait-il donc obtenir qu'on nous laissât à Vertbois , au milieu de nos ser- viteurs, près du cercueil de notre mère? Ah ! dame Marguerite , lorsque demain , si les Anglais le permeltejnt, on rendra les derniers devoirs à notre respectable aïeule , ni Marie ni moi ne serons pour prier ! » En pro- nonçant ces mots, Germaine ressentit si vi- vement ses peines qu'elle joignit les mains

àéê^ LES FLAVY.

dans une sorte d'angoisse , et ses grands yeux levés vers le ciel laissèrent échapper quel- ques larmes.

c Nous prierons , nous prierons cette nuit, Germaine ! s'écria Marie , effrayée de voir pleurer sa sœur et la serrant dans ses bras de toute sa force ; Dieu nous entendra comme il nous entendrait de la chapelle!

~ Qu'il te protège, ce Dieu, chère enfant ! dit Germaine , dont le courage revint aussitôt. Je t'afflige, pauvre Marie , quand je devrais te consoler. Nous avons apporté la douleur dans votre joyeuse maison , dame Marguerite , ajouta-t-elle en essuyant ses pleurs ; peut- être vous lasserez-vous bientôt de vos tristes prisonnières? »

Dame Marguerite possédait peu de sensibi- lité ; elle avait vu couler tant de sang et tant de larmes que depuis longtemps elle avait cessé de s'appitoyer, non-seulement sur autrui, mais sur elle-même. Son cœur était bon cependant, quoiqu'un peu endurci, et, sans pleurer avec

LES FLAVY. ^65

les malheureux , elle se plaisait à soulager le malheur autant qu'il lui était possible. Flattée intérieurement d'ailleurs de se voir l'appui et la protectrice des dames de Flavy , elle ne négligea rien pour ramener le calme et l'es- pérance dans l'âme des deux sœurs , et comme rien n'y était plus propre, à vrai dire, que les témoignages d'intérêt et d'affection qu'elle leur témoigna durant toute cette journée , la première nuit que Germaine et Marie pas- saient sous un toit étranger ne s'écoula pas entièrement pour elles sans repos.

CHAPITRE XIV.

Caresse du bonheur l'illusion chérie^

De ton esprii chasse l'effroi; Ah ! dors iranquillemeut , dors, ta fidèle amie

Veille alleniive auprès de toi. ËLISA Mercobdr.

Le lendemain matin, Germaine, qui depuis longtemps s'était levée sans bruit, regardait dormir sa sœur, laissant errer tristement son esprit sur mille sujets de crainte ou d'afflic- tion, lorsqu'elle entendit frapperdoucement à la porte. Pensant bien qu'à cette heure, ce ne pouvait être que dame Marguerite, elle s'empressa d'aller ouvrir, non sans prendre toutes les précautions nécessaires pour ne point réveiller Marie. Elle fut peu satisfaite

LES FLAVT. ^67

de trouver dans la pièce qui précëdait sa chambre, non la bonne et joyeuse figure qu'elle s'attendait à recevoir, mais le joli vi- sage de Georgelte, dont l'air lui sembla plus triste et plus froid, s'il est possible, qu'il n'é- tait la veille.

a Je vous demande pardon, dit la jeune fille en saluant gravement; il y a dans la salle basse des caisses que l'on vient d'appor- ter pour vous de Verlbois ; il y a aussi un prêtre qui vous demande.

Maître Joseph ! s'écria Germaine.

C'est le nom qu'il m'a dit.

Béni soit Dieu qui nous envoie l'excel- lent homme ! reprit Germaine , s'élançant déjà, tremblante de joie à l'idée qu'elle allait revoir les traits d'un ami; mais songeant aus- sitôt que le vieillard apportait peut-être des nouvelles funestes, elle s'arrôta. Je ne vou- drais pas éveiller ma sœur avant d'avoir vu maître Joseph, dit-elle à Georgette, et pour- tant je crains de la laisser seule.

268 LES FtA.VY.

Je puis rester près d'elle,» répondit la jeune fille. Quoique cette ofifre eût été faite d'un Ion glacial, Germaine serra d'une ma- nière toute affectueuse la main de Georgette, et se hâta de courir vers la salle basse. Geor- gette suivit des yeux jusqu'au bout du corri- dor la démarche élégante de la grande dame; puis, poussant un profond soupir, elle alla trouver Marie.

L'imagination de Germaine avait tellement agi, pendant le peu de temps qu'elle mita se rendre auprès de maître Joseph, qu'elle était plus pâle que la mort quand elle ouvrit la porte de la chambre, du moins elle eut le bonheur de le trouver seul.

« Ah ! maître Joseph '.mon père est-il tombé dans leurs mains? demanda-t-elle d'une voix basse et tremblante dès qu'elle eut refermé la porte. Parlez, parlez vite.

Dieu nous préserve d'un pareil malheur ! répondit le bon prêtre ; le roi perdrait sa meilleure épée. Non, non, mafille ; sire Guil-

LES FLAVY. 5169

laume doit êire maintenant en sûreté. S'ils l'ont poursuivi, ce^qui est fort douteux, ils ne l'ont point atteint, car on l'aurait déjà ra- mené à Compiègne.

Ne peut-il avoir été ramené sans que nous le sachions? répliqua Germaine.

La prise ou la mort d'un ennemi aussi formidable serait trop favorable aux Anglais pour qu'ils en fissent mystère, reprit maître Joseph. Personne ici d'ailleurs n'est indiffé- rent sur le sort d'un Flavy, et ceux des habi- tants à qui je viens de parler en traversant la ville pensent tous que sire Gniilaurae est déjà bien loin.

Ah! s'il pouvait du moins apprendre que Vertbois est occupé p;jr les Anglais !

Il doit le savoir maintenant; car j'ai envoyé Michel hors de la ville en répandre la nouvelle de tous côtés. Bien certainement votre père a des affidés dans le canton.

Il faut même qu'il en ait dans Compiè- gne, dit Germaine, puisque ce Daniel était si

270 LES FLAVT.

bien instruit de ses démarches. Celte idée me rend quelque espérance. Mon père, quand il saura que nous ne courons aucun danger, ne s'exposera pas inutilement à une mort cer- taine; ne le pensez-vous pas? »

Le vieux prêtre répondit par un signe de tête afûrmatif, et Germaine ; délivrée de sa plus grande crainte, l'ayant fait asseoir près d'elle : « Sans doute, vous ne seriez point ici, mon père, si votre saint ministère n'était pas rempli ? dit-elle avec un douloureux soupir. En quel lieu les Anglais ont-ils déposé les restes de leur victime, delà mère des Flavy?

Les Anglais ont rendu les derniers de- voirs à leur chef, répondit maître Joseph. J'ai été chargé seul du soin de conduire le corps de votre noble mère à la sépulture de ses ancêtres ; elle repose maintenant près d'eux.

Ils ont permis qu'on la portât dans l'é- glise des Cordeliers?

Oui, et c'eût été pour vous une douce consolation de voir quelle foule d'habitants

tESPLA-YY* 371

suivaient ce convoi, quoiqu'il ressemblât au convoi du pauvre. A défaut de pages, d'hom- mes d'armes et même de parents, les béné- dictions de toute la ville ont accompagné celle que nous pleurons;

Quoi! la crainte de déplaire à leurs nouveaux maîtres ne les a point retenus? dit Germaine. Dieu les en récompensé ! je les croyais moins courageux.

Le joug anglais est plus odieux ici que vous ne le pensez, répondit maître Joseph en baissant la voix. Trois fois, vous le savez, Compiègne a rouvert ses portes aux partisans de Charles.

Mais aujourd'hui, reprit Germaine, nous voyons les bourgeois lever une milice pour renforcer la garnison étrangère ! Et ce Richard Paulet qui la commande, croiriez-vous que les Anglais ont tué son père ?

Vanité des yanilés et tout est vanité, a dit Salomon. Ce Richard, pour être riche, n'en est pas moins un vilain; il est flatté de se

%'J2 LES FLA.VY.

voir traité en égal par des lords, qui pour le moment ont besoin de lui. Cet homme, si je ne me trompe, est très fier. Sa fortune, l'é- ducation qu'il a reçue le placent au-dessus des gens de sa classe; il se peut qu'il ait sou- vent envié une noble origine, je suis certain du moins qu'il la respecte en vous.

Il s'est abstenu de nous voir depuis que nous habitons sa maison; aucun signe de respect ne pouvait me plaire davantage.

Ce matin encore il a donné l'ordre à Marthe de rassembler tous ceux de vos effets qui pouvaient vous être utiles ou agréables, et lui-même vient de les faire apporter chez lui.

Croit-i! donc que celte demeure sera longtemps la nôtre? dit Germaine; ont-ils décidé entre eux de nous garder prisonnières ici?

Hélas ! ma chère fille, répondit maître Joseph, que feriez-vons de votre liberté? En quel lieu trouver un asile, maintenant que votre noble mère n'est plus, que sire GuiJ-

LES FLAVY. 273

laume et vos oncles font la guerre et n'habi- tent pas toujours le même château ou la même ville? Jusqu'au moment le ciel daignera rendre quelque paix à ce malheureux pays, je frémirais bien plus de vous voir, vous et votre sœur, retourner à Yerlbois, entourées seule- ment de quelques serviteurs, qui ne peuvent rien pour voire défense que de vous savoir sous le toit de dame Marguerite, qui, sans doute, vous traite avec tout le respect qu'elle vous doit?

Dame Marguerite est une excellente femme, répondit Germaine, et si elle était seule dans la maison...

Quant à son neveu, interrompit le bon prêtre, vous le verrez vraisemblablement peu. Trop de soins l'occupent dans la ville pour qu'il soitsouvcnlchez lui; mais je vous engage, ma chère fille, si vous vous trouvez ensemble, à vaincre la répugnance qu'il vous inspire et à lui témoigner quelques égards. Votre sort est pour ainsi dire dans ses mains, tant qu'il ré-

I. 18

274 l'Es FLAVT.

pondra de vous au nouveau commandant an- glais...

Quel digne appui le ciel veut bien nous accorder! interrompit Germaine , avec un sourire amer.

Votre sœur et vous, continua maître Joseph en appuyant avec intention sur le premier mot , votre sœur et vous , vivrez du moins tranquilles dans celte maison.

J'espère que nous le verrons peu, se con- tenta de répondre Germaine en poussant un profond soupir. Mais vous, mon père, aurons- nous le bonheur de vous voir quelquefois? Pourrez-vous, en notre faveur, vaincre la ré- pugnance que doivent vous inspirer ceux que vous trouverez ici?

Je vous verrai chaque jour, ma fille. Tout pénible qu'il me sera de me rencontrer avec des Anglais, j'en aurai le courage, dans l'espoir que ma présence peut vous apporter quelque consolation.

—Elle sera ma seule joie, s'écria Germaine,

LES PLA.VY. ^^76

^ui sentait plus qu'une autre toute l'étendue du sacriGce que lui faisait le digne vieillard ; je lui devrai la force de vous imiter , de me souraeltre, dans l'intérêt de Marie, à tout ce qui m'est le plus odieux. Vous vous y Sou- mettez bien pour nous, mon père! » Et Ger- maine, en achevant ces mots, tendit la main au bon prêtre, qui la serra doucement dans les siennes en laissant échapper une larme.

L'entrée de dame Marguerite dans la cham- bre interrompit cet entretien, a Maître Joseph Gauvain étant, dit-elle, son ancienne connais- sance , elle venait l'inviter à n'avoir point d'autre table que la sienne tant que les dames de Flavy habiteraient sa maison. » Suruncoup d'œil de Germaine qui équivalait à une prière, maître Joseph accepta l'offre , au moins pour ce jour-là, et après quelques politesses réci- proques il prit congé , laissant à la bonne dame la liberté de retourner aux affaires de son commerce , qui occupait habituellement sa matinée entière.

276 LES FLAVY.

Germaine retourna près de sa sœur, qu'elle trouva levée et causant avec Georgette. Le sommeil avait rendu à Marie toute sa fraîcheur, et ses joues vermeilles n'offraient plus aucune trace de pleurs. Pour Georgette, elle reprit à la rentrée de Germaine l'air grave etsilencieux qu'elle semblait avoir quitté avec la plus jeune des deux sœurs. Elle ne tarda même pas à annoncer l'intention de se retirer, sous pré- texte que, sa tante passant une grande partie de la journée à la bûcherie, elle se trouvait chargée de tous les détails du ménage.

« Avant de nous quitter, dit Marie , appre- nez-nous, je vous prie , si ce portrait est celui du père de votre cousin ?

Oui, répondit la jeune fille.

Et que veut dire ce qui est écrit sur le cadre? reprit Marie.

Je ne sais point lire, répliqua Georgette, qui regarda Germaine en rougissant un peu.

Il y a là, dit Germaine : N'oublie pas le vingt-huit juillet quatorze cent dix-neuf.

LES FLA.V\. 277

J'ignore ce que cela signifie reprit Geor- gette, mais le vingt-huit juillet est le jour mon oncle a été tué parles Anglais.

Combien alors, s'écria Germaine, est-il surprenant que son fils en ait perdu la mé- moire !

11 en a si peu perdu la mémoire, répon- dit la jeune fille assez sèchement, que nous allons entendre tous les ans, à Saint-Jacques, la messe qu'il y fait dire ce jour-là pour le re- pos de l'âme de son pauvre père. »

Dans ce moment une des servantes appela Georgette qui se hâta de quitter la chambre. <i II faut, se dit Germaine qui continuait à regarder le tableau tout en se rappelant la pensée de maître Joseph , il faut que la va- nité de ce jeune bourgeois ait été bien vive- ment flattée de ses rapports actuels avec les Anglais pour qu'il puisse oublier ces mots que peut-être il a écrits lui-même.» Mais bientôt, sans chercher plus longtemps à s'expliquer la conduite d'un homme qu'après tout on ne

378 LES FLAvy.

pouvait que mépriser, elle rendit compte à Marie de la visite de maître Joseph, et la con- versation qu'elle venait d'avoir avec ce digne ami servit de base à l'entretien des deux sœurs jusqu'à l'heure l'on vint les chercher pour le repas du matin.

Le maître de la maison ne s'y montra pas plus qu'il n'avait fait au repas de la veille, ce qui fit espérer à Germaine la satisfaction de ne voir à dîner que maître Joseph. A peine cepen- dant, quand onze heures approchèrent, le bon prêtre était-il arrivé que Daniel entra dans la salle basse l'on venait de se réunir. A sa vue dame Marguerite parut éprouver quelque embarras, dans la crainte sans doute que l'homme de Dieu ne fût pas très flatté de se trouver assis près d'un pareil convive. Aussi sa figure rayonna-t-elle de joie lorsqu'elle vit le prêtre s'approcher du pelit homme et lui serrer la main de la manière la plus cordiale en disant : 0 Je vous remercie de tout mon cœur, maître Daniel, de ce que vous avez fait

LESFLAVY. syg

pour notre vieux sonneur. Il est en liberté depuis hier et a repris ses fonctions à la pa- roisse.

C'était la moindre chose, répondit Da- niel; il n'a fallu qu'un mot de RichardPaulet.»

Le costume, la laiile exiguë, la figure gro- tesque et maligne du docteur en magie blanche étaient trop extraordinaires pour ne point attirer l'attention des deux sœurs. Ger- maine surtout , instruite de l'intérêt qu'il portait à son père, n'aurait point détaché ses yeux de l'étrange personnage, si lui-même n'avait fixé les siens sur elle avec une sorte d'affectation, a Richard m'a chargé, dit-il à dame Marguerite , de vous engager à vous mettre à table sans lui; il se peut que ses af- faires qui le retiennent dehors l'empêchent de rentrer avant la nuit.

Est-il fou? dit la bonne femme avec hu- meur ; il ne songe donc pas qu'il est à jeun depuis cinq heures du matin que Toinon l'a vu sortir.

28o LES FLAVY.

S'il ne dîne pas aujourd'hui, reprit en riant le petit sorcier, il en dînera mieux de- main. Quant à nous , dame Marguerite , qui n'avons rien autre chose à faire qu'un bon repas, je vous prie instamment de songer que Je meilleur dîner, pour peu qu'il ait at- tendu devient détestable.

Toujours le même, dit gaîment dame Marguerite se levant pour passer dans la salle à manger; la table avant tout.

Vraiment oui, répondit le petit sorcier. La table, c'est la vie, après tout, et j'avoue que, parmi tant d'espèces de morts qui me- nacent les pauvres humains, la plus horrible pour moi serait de mourir de faim. »

Dès qu'il fut assis, en effet, entre Geor- gette et dame Marguerite , il se conduisit en homme qui se met complètement à l'abri d'un pareil événement, Non-seulement il ne refusait rien de ce qu'on lui présentait , mais il se servait lui-même, ce qui lui donna l'oc- casion d'offrir différents mets à Germaine

LES FLAVY. 38 1

ainsi qu'à Marie, et, sur leur refus, se gardant bien d'insister, il se contentait de dire sans perdre un coup de dent : 0 Ces nobles demoi- selles ne mangent rien. »

Le repas était presque achevé lorsque Ri- chard Paulet arriva. Sa belle figure était plus pâle et son regard plus sombre que jamais. Il salua pourtant les dames d'un air respec- tueux, et quand il fut placé près du bon prê- tre : « Je vous remercie, maître Joseph, lui dit-il, de vouloir bien honorer ma maison de votre présence aujourd'hui ; cela me portera bonheur. » Puis il se mît alors à manger avec une sorte d'avidité qui ne devait pas lui être habituelle ; car sa tante lui dit : « Je gagerais, Richard, que vous n'avez rien pris depuis hier ?

Il est vrai, répondit-il ; je suis accablé de fatigue et de besoin,

Yous en faites trop, beaucoup trop , re- prit la bonne femme.

Encore est-il bien loin d'en faire autant qu'il voudrait, » dit Daniel.

aSa IBS FiAVT.

Richard ne répondit rien à ces observa- tions et continua à satisfaire sa faim en si- lence. A son exemple chacun se taisait, et Germaine observait à la dérobée cet homme dont son sort et celui de Marie se trouvait dépendre. En dépit de l'éloignement qu'il lui inspirait, le bourgeois lui semblait porter une de ces figures qui décèlent aux yeux l'in- telligence et la bonté d'âme ; aussi n'était-elle point surprise de voir dame Marguerite, Da- niel et surtout Georgelle, attacher sur lui leur regard avec une sorte d'intérêt respectueux.

0 As-tu vu François Lemaître? dit-il à Da- niel.

Oui, répondit celui-ci.

Et Nicolas Bordeu, Louis Grandot, Michel Gordier?

Aussi.

Eh bien?

A merveille. »

Sur cette réponse, Richard porta de nou- veau quelques morceaux sa bouche, puis

LES FLA.VY. a85

regardant encore Daniel : « Il est temps , je crois, dit-il , que tu retournes là-bas.

Donne-moi donc le lemps de dîner, répondit le petit sorcier avec un peu d'hu- meur.

Tu dois avoir fini, reprit Richard; dans une heure il serait trop tard.

Aussi vais je partir dans quelques mi- nutes, quand nous aurons bu le bon ratafia de dame Marguerite.

Au diable le ratafia! répliqua Richard en levant les épaules. Tu sais bien que je ne puis pas y aller moi-même ; d'ailleurs j'at- tends sire Georges, autrement je ne risquerais pas de laisser passer l'heure.

J'y vais, j'y vais ! «ditle petit homme qui voyait le plus vif mécontentement se peindre sur le visage de Richard. En achevant ces mots il se leva de table , et comme il allait prendre son bonnet dans l'autre salle , Pau- let le suivit, lui parla quelques moments tout bas; après quoi Daniel sortit en criant :

284 XES FLAVY.

« Gardez -moi du ratafia, dame Margue- rite. »

L'annonce de la visite de sire Georges avait extrêmement troublé Germaine , et, tout en consultant d'un regard maître Joseph sur ce qu'il fallait faire, elle témoignait à dame Mar- guerite le désir de se retirer avec sa sœur avant l'arrivée de l'Anglais.

« Un instant donc, un instant, ma belle de- moiselle; à peine si mon neveu a eu le temps de vous saluer. » Dame Marguerite, en disant cela, la fit passer, ainsi que les autres, dans la salle Paulet était resté, et semblait absorbé dans ses réflexions.

Maître Joseph, après avoir dit quelques mots tout bas à Germaine, s'approcha du bourgeois.

« Le bon accueil que vous m'avez fait, maître Paulet, dit-il, m'encourage à vous de- mander si la visite de sire Georges, que vous attendez, a quelque motif qui intéresse le sort de ces nobles demoiselles.

Nullement, répondit Richard jsire Geor-

'les piavy. 285

ges vient savoir quels renseignements j'ai pu prendre sur une troupe d'hommes d'armes qu'on a vu ce matin du côté de Royallieu et qui nous sont suspects. »

En entendant ces paroles, Germaine ne douta pas qu'il ne fût question de son père ; elle pâlit et fut obligée de s'asseoir sur le siège le plus voisin, tandis que le vieux prêtre, dé- sirant cacher son trouble, continua la con- versation en disant d'un air d'indifférence :

« Les troupes qui gardent les bords de l'Oise...

A-t-on placé des troupes sur les bords de l'Oise ? interrompit vivement Paulet.

Je n'en ai point vu, répondit maître Joseph, mais je suppose que la garnison suf- fit pour mettre tous les points à l'abri d'un coup de main.

Sans doute , sans doute , » répliqua Ri- chard, qui, voyant entrer sire Georges, s'a- vança vers lui.

L'Anglais s'approcha d'abord de Germaine

aSÔ LES FLAVY.

et de Marie, et paraissait beaucoup plus pressé de leur adresser de galants compliments que d'apprendre du bourgeois ce qu'il venait sa- voir; mais celui-ci, le prenant par le bras, l'en- traîna dans un coin de la chambre tous deux commencèrent à s'entretenir d'une voix si basse que Germaine ne put saisir un mot de ce qu'ils se disaient, jusqu'au moment l'Anglais s'écria d'un ton de mauvaise hu- meur :

«Diable soit du régent! qui n'imagine pas de laisser dans une ville aussi importante une garnison suffisante.

Ils sont peu nombreux, répliqua le bour- geois , il suffira que vous battiez la route jus- qu'à Verberie avec une vingtaine d'hommes solides.

Une vingtaine d'hommes solides! re- prit sire Georges; c'est tout au plus si je les trouverai. J'ai laissé du monde à Vertbois, on ne peut pas dégarnir la porte de Pierre- fond.

LES FLAVT. ^87

Nous avons la milice, dit Richard, que je vais rassembler à l'hôtel-de-ville.

Il faut qu'elle reste surpied toute la nuit, votre milice.

Cela va sans dire.

Quelle heure est-il?

Une heure passée.

Je ne puis pas monter à cheval avant quatre. Il faut que je réponde à des dépêches qu'on vient de recevoir de Paris pour ce pau- vre Hackson, dont ils ne savent pas la mort.

Il est pourtant bien nécessaire que vous soyez en roule avant la nuit , car ils ne peu- vent rien tenter de jour.

Avant la nuit, sans doute; mais nous avons du temps. Je retourne au château, et vous, faites armer vos tortues. »

Le sourcil du bourgeois se fronça, et quoi- que ce mouvement fût l'éclair, il n'échappa point aux regards de Germaine, qui aurait donné de son sang pour que la mésintelli- gence pût s'établir entre ces deux hommes

288 LES FLAVY.

qu'elle détestait à l'égal l'un de l'autre.

Sire Georges prit congé des deux sœurs en les assurant qu'il reviendrait le lendemain s'informer en détail de la situation de ses belles prisonnières.

« Ces Anglais sont-ils malhonnêtes, dit dame Marguerite dès qu'il fut sorti; il pouvait bien, je pense, saluer ma nièce et moi. »

Paulet, sans répondre un mot à l'observa- tion de sa tante, s'approcha de maître Joseph.

a Je désirerais vous instruire d'une chose qui vous intéresse, mon père, lui dit-il; vous est-il possible de revenir ici ce soir, à la nuit lombaute , et de m'attendre si je ne suis pas encore rentré?

Je reviendrai, » répondit le prêtre, qui, persuadé que l'alarme dont ii s'agissait était donnée par sire Guillaume, quitta la maison peu d'instants après le départ de Paulet, non sans dire tout bas à Germaine qu'il allait cher- cher des nouvelles.

CHAPITRE XV.

Ils n'ont de nos desseins ni lumière ni doute ; Il faut qu'en ce repos s'endort leur orgueil la foudre les réveille au bord de leur cercueil. Lafosse, ManUus.

Germaine passa les heures de cette journée dans une véritable angoisse. Sans cesse elle ouvrait une fenêtre pour s'assurer que tout était tranquille au dehors. La ville offrait l'as- pect du plus grand calme ; mais elle comp- tait en frémissant le nombre de soldats an- glais isolés qu'elle voyait passer, et qu'elle supposait devoir suivre sire Georges à Royal- lieu, sans doute son père n'avait pu ras- sembler que peu d'amis. Richard ne revenait

19

agO LES FtAYT.

point; Daniel lui-même semblait avoir ou- blié le rataûa que lui gardait dame Margue- rite, ce qui devait faire présumer qu'il était retenu par des affaires importnntes. Pensant qu'il s'occupait du soin d'avertir plusieurs miliciens de se tenir prêts, elle ne voyait plus en lui maintenant qu'un ennemi de son père, et plus les ennemis de sire Guillaume se mon- traient alarmés, plus elle tremblait pour lui. Le jour commençait à baisser lorsqu'elle vit enfin le petit sorcier se diriger vers la maison. Pour un homme dont l'allure habituelleétaitsi leste, il marchait avec.uue telle lenteur que Ger- maine aurait hésité à le reconnaître si sa petite personne n'eût pas été unique dans son espèce. Germaine se hâta de descendre chez dame Marguerite, près de laquelle elle avait laissé Marie, dans l'ignorance complète du danger qui menaçait leur père. Quand elle entra dans la salle : «Vous arrivez trop tard, disait dame Marguerite à Daniel, nous avons fait la col- lation du soir.

LES FLAVT. Stg 1

'L^ bonne petite Georgette me trouvera bien encore quelques restes du dîner, ré- pondit-il; car vous pouvez m'en croire quand je vous dis que je tombe d'inanition. Si vous aviez fait aujourd'hui comme moi dix lieues dans la ville...

Dix lieues à pied? interrompit la bonne femme.

Par saint Barnabe! croyez-vous que les Anglais ont eu la complaisance de me prêter un cheval? dit-il en riant. IVon, non, j'ai fait travailler mes petites jambes. Elles sont au service de mes amis, que je n'aide point vo- lontiers de mon bras, je l'avoue, attendu qu'un homme fatigué se repose, mais qu'un homme tué ne se relève pas.

Est-ce que l'on craint une attaque contre la ville? demanda Georgette d'un air effrayé.

Bien au contraire , répondit Daniel , puisque sire Georges vient de quitter la ville pour aller attaquer.» Et le petit homme ac-

^92 LES FLAVT.

compagna ces mots d'un sourire malicieux qui lui était tout particulier.

«Est-il parti? dit Germaine d'une voix émue.

Je l'ai vu monter à cheval, il y a plus d'une heure à présent.

Suivi d'une grande troupe?

Quarante hommes, dont trente archers.

Quarante ! répéta Germaine en pâlis- sant.

Et c'est beaucoup moins , beaucoup moins que je n'aurais voulues reprit le petit homme.

Ces mots, qui faisaient penser à Germaine que son père ne reparaissait qu'avec des forces imposantes, lui rendirent quelque espoir, et elle s'apprêtait à faire de nouvelles questions lorsque maître Joseph entra.

«Voici un nouveau convive qui vous arrive, dame Marguerite, dit Daniel en approchant un siège au bon prêtre; car Richard m'a dit que maître Joseph lui avait promis d'attendre

•«■.

LES FLAVY. agS

son retour; ce qui pourra bien nous faire passer la nuit entière dans votre maison.

Croyez -vous donc que raon cousin ne rentrera pas ce soir, dit Georgette, qui pa- raissait fort inquiète.

Qui sait? répondit le discret personnage; Dieu ne dispose-t-il pas de nous selon qu'il lui plaît! Il se peut que nous revoyions Ri- chard dans quelques heures , comme il se peut que nous ne le revoyions jamais.

Ne plaisantez pas ainsi, maître Daniel, interrompit dame Marguerite avec humeur; vous savez très bien que vos paroles ne sont pas indifférentes comme peuvent l'être celles de tout autre homme, surtout quand vous parlez d'un ton aussi grave que si vous tiriez un horoscope. Ne faites pas le mystérieux ; que se passe-t-il dans la ville?

Je puis vous jurer, dit maître Joseph, qu'il ne s'y passe rien du tout. Depuis que je vous ai quittée, j'ai parcouru Compiègne d'un bout à l'autre ; chacun était aussi tranquille

■S

i94 ^^^ riLvY.

que nous le sommes ici. Je ne conçois rien aux précautions que l'on fait prendre à sire Georges; car tout le monde prétend que c'est une fausse alarme et qu'il ne s'est pas montré l'ombre d'un Armagnac de l'autre côté de i'Oise.

Vous l'entendez, dit Daniel; eh bien! je vous en aurais dit autant, si je n'avais pas voulu punir Georgetle du peu de pitié qu'elle montre pour moi, quand je dis que je meurs de faim.

C'était bien la peine de la renverser ainsi, répliqua dame Marguerite; la pauvre enfant est toute pâle ! A sa place je vous lais- serais jeûner. »

Daniel ne répondit à cette menace qu'en prenant d'un air amical la main de la jeune fille, qui le suivit en riant dans l'autre salle où, sur le refus de maître Joseph, il se ré- gala d'un très bon souper.

Pour que la conversation ne languît point durant cette soirée, il était fort heureox que

LES FiAVT. agS

dame Marguerite pût se passer d'interlocu- teurs; car chacun l'écoutait en silence, l'es- prit occupé de tout autre chose que de ses discours. Ce qui s'était dit jusqu'alors n'avait passufG pourbannir les craintes de Germaine, Georgette s'inquiétait de na pas voir ren- trer son cousin. Le bon prêtre se trouvait si mal à l'aise chez les amis des Anglais qu'il se faisait effort pour prononcer une parole, et le petit sorcier, qui s'était enfin décidé à quitter la table, devenait de plus en plus rêveur. Marie seule se livrait doucement à la jouissance de se trouver sous l'appui de gens bienveillants pour elle, après avoir craint la mort ou la prison.

Dame Marguerite venait de raconter sa vingtième histoire, plus ou moins, quand elle suspendit ses récits divers pour observer qu'il était étonnant que Richard ne revînt pas , attendu qu'il devait être fort tard.

«Je crois que dix heures vitiujeiil de don- ner à l'horloge, dit maître Joseph.

296 LES flavy;

Dix heures, précisément, répondit Da- niel avec une expression tout-à-fait étrange.

Il m'est impossible , ma chère dame, d'attendre votre neveu plus longtemps, dit le prêtre en se levant; je reviendrai savoir...

Non, non, ne sortez pas, s'écria Daniel qui quitta son siège et saisit le vieillard par le bras ; croyez-moi, ne sortez pas.

Pour quelles raisons voulez-vous m'era- pôcher de sortir?

On se bat à présent dans la ville, » ré- pondit Daniel.

Au même instant une effroyable rumeur, qui semblait encore éloignée , se fit enten- dre, et la rue retentit du bruit des portes, des fenêtres que la curiosité ou la peur faisait ou- vrir ou fermer précipitamment.

» On se bat! contre qui? demanda Ger- maine ne songeant qu'à son père.

Contre les Anglais.

Sainte Vierge ! dit dame Marguerite, la ville est donc surprise?

LES FLA.VT. 297

Surprise par nous, par nous , ma chère dame ! s'ëcria Daniel dans un état d'agitation qu'on ne saurait peindre. Silence! le bruit approche ; on vient attaquer la tour. Il faut qu'ils aient pris le château. Ah ! Richard ! mon bon, mon brave Richard , Dieu te pro- tège !

Richard ! » s'écrièrent à la fois Georgette et dame Marguerite, et la jeune fille se jeta en sanglotant dans les bras de sa tante tandis que Germaine s'élançait pour ouvrir une fenêtre.

« Au nom de Dieu ! gardez-vous d'ouvrir, dit le petit homme qui d'un saut se plaça de- vant elle. Les Anglais sont là; une flèche peut arriver jusqu'à nous.

Ah ! nos amis y sont aussi, dit Germaine ; écoutez les cris. Et mille voix en effet faisaient retentir jusqu'au ciel ceux de Mort aux jdn- glais ! vive le roi Charles Vil !

Vive le roi Charles VII ! s'écria maître Joseph emporté par sa vive émotion.

Vive le roi Charles VII! répéta Daniel

«9^ IJES FIAVT.

en faisant sauter son chapeau jusqu'au pla- fond de la salle. A présent, nargue de la pru- dence ! car s'ils ne sont pas vainqueurs nous sommes tous perdus.»

Maître Joseph prit la main du petit sorcier et la serra dans les siennes affectueusement en signe de réparation. Germaine embrassait sa sœur, que dame Marguerite s'efforçait de ras- surer en lui disant : « JNe craignez rien , ma belle demoiselle; j'en ai vu bien d'autres! et si Richard n'était pas là...

Mais il y est, s'écria Georgette, et vous, maître Daniel, comment pouvez-vous rester ici quand il a peut-être besoin du secours de tous sesaiiiis? Ah ! si je n'étais pas une femme!

- Et moi si j'étais un homme de cinq pieds six pouces, réponditDaniel; maisà quoivoule2- VOU3 que je lui sois bon dans une pareille ba- garre ? Les petits objets sont sujets à se perdre, comme on dit, et Richard est soutenu par des gaillards qui valent mieux que moi quand il s'agit de se battre.

lES riAVT. 199

Par mon père, je n'en doute pas ! dit Ger- maine. Ah ! si mon père est dans Compiègne nous pouvons espérer.

Il y est avec cinquante hommes à lui, appuyés par nos miliciens , par tous nos bour- geois , et nous n'avons à faire qu'à cent Anglais tout au plus.

Mais sire Georges peut revenir, répliqua maître Joseph.

Sire Georges trouvera la ville prise et les portes fermées.

Tu l'entends, Marie , dit Germaine avec utte joie qui jamais encore n'avait rayonné sur son beau visage , la ville est à notre père, la ville est au roi. Ah ! maître Daniel , je vous fen supplip, souffrez que l'on puisse voir ce qui se passe dehors. » Mais Daniel fut inexorable, et Marie se joignit à lui pour conjurer sa sœur d'attendre les nouvelles qu'on leur apporterait Sans doute avant peu.

Il était clair que l'on se battait fort près de maison, «si près que Georgette, une ou deux

3oo LES FLAVY.

fois, soutint qu'elle entendait la voix de Ri- chard. Mais le plus souvent le bruit était tel qu'il devenait même impossible de distinguer quel cri poussait les combattants. Enfin tout à coupla lutte parut avoir cessé. On n'entendit plus que le murmure confus produit par la foule, dont une partie passait sous les fenêtres et reprenait le chemin de l'hôtel-de-ville en criant : « Vive notre roi Charles VII! »

« Ils sont morts î ils sont tous morts ! dit Daniel , d'un air aussi triomphant que s'il en avait tué dix pour sa part , car on ne devait attaquer la tour qu'après avoir expédié ceux qui gardaient le château. Par Saturne ! voilà une affaire bien conduite! » Et le petit homme arpentait la salle, les poings sur les hanches et la tête haute.

« Mais Richard ! Richard ! lui criaient Georgette et dame Marguerite.

Richard se porte aussi bien que vous et moi , dit Daniel. Des gens étaient , que j'a- vais chargés de venir me chercher s'il rece-

LESFLAVY. 3oï

vait la plus légère égratignuie; point de nou- velles, bonnes nouvelles, c'était mon mot d'ordre; et je vous réponds que j'avais du monde dans cette affaire. Sije n'ai pas marché moi-même, j'en ai fait marcher bien d'autres. » Quand il eut assez respiré l'encens qu'il croyait devoir accorder à sa victoire, il con- sentit à raconter comment, depuis trois mois, Richard Paulet , sûr d'avoir établi solidement son pouvoir dans la ville, s'entendait avec sire Guillaume pour rendre Compiègne au roi. « Tout serait fait depuis longtemps , dit-il , si l'on n'avait pas eu la fatale idée de renforcer la garnison, si ce maudit Regnault de Flavy, que Dieu confonde...

Regnault est notre plus proche parent , maître Daniel , dit Germaine avec douceur et en rougissant beaucoup.

Je le sais, ma noble demoiselle, mais il n'en est pas moins l'ami du duc de Bourgogne, et par suite celui des Anglais. »

Germaine ne répondit qu'en poussant un

3oa LES FLAVY.

profond soupir , qui n'échappapoint à Daaiel, déjà surpris de l'avoir vu rougir à ce point au nom du jeune chevalier.

« Ce que je ne conçois pas dans tout ceci, dit dame Marguerite, c'est comment Richard vient de se battre pour Charles VII.

Ah ! ne l'accusezpas, répondit Germaine, quand il reprend des droits à l'estime de tous les bons Français. Il est toujours temps de rentrer dans le bon chemin.

Croyez-vous doncqu'ill'aitjamais quitté, s'écria vivement Daniel , lorsque pendant trois ans il a versé son sang sur les champs de ba- taille , lorsqu'il n'a mis bas les armes qu'afia de devenir plus utile au parti du roi? Si la dernière conspiration de Paris n'eût pas échoué, Charles serait au Louvre et le devrait à Richard Paulet ; mais des bavards et des lâ- ches ont failli nous faire tous pendre, et ne pouvant plus avoir Paris, nous avons pris Com- piègue.

Oui, nous avons pris Compiègne, dit Ri-

LES i-LATT. 3o3

chard qui entrait alors dans la salle suivi de messire Guillaume et de Louis de Flavy. Une fois encore j'ai vengé mon père , grâce à ces nobles chevaliers, ajouta-t-il en montrant les deux frères.

Quand on se bat comme vous, mon brave, répliqua Louis en frappant sur l'épaule du jeune bourgeois, on n'a pas beaucoup besoin d'aide. Je n'ai jamais rien vu de pareil, con- linua-t-il en s'adressant à maître Joseph. Il ne nous en laissait pas un à tuer. »

Le sire de Flavy avait couru à sa chère Ger- maine ; il la pressait dans ses bras, tout couvert de sang qu'il était. Pour Marie, qui se tenait timidement à côté de sa soeur, il ne jeta pas un regard sur elle, même quand il crut devoir adresser quelques mois à dame Marguerite sur les soins qu'elle avait pris de ses filles.

t Tout mon désir est de leur continuer ces soins, monseigneur, réponditlabonnefemme, tant qu'il leur plaira d'habiter notre maison.

J'accepterai cette oJûfre si Germaine y

3o4 LES FLAVY.

consent, répliqua messire Guillaume. Dans l'espoir que notre coup de main réussirait, le roi m'a nommé gouverneur de Compiègne ; je vais loger au château avec mes gens d'armes ; deux jeunes filles seraient fort mal placées là, et je ne puis les laisser seules ni à Vertbois ni dans notre hôtel de Compiègne.

Maintenant qne je sais être sous le toit d'un ami, dit Germaine, il me sera doux d'y rester. » Ces mots adressés à celui qu'elle se reprochait d'avoir méconnu troublèrent ex- traordinairement Richard Paulet. Pour la première fois le regard de la jeune fille s'ar- rêtait sur lui sans ressentiment et même avec afTeclion; une vive rougeur couvrit les joues du jeune bourgeois, et Georgette devint pâle comme la mort.

Après quelques instants donnés au plaisir de se revoir tous, raessire Guillaume et son frère retournèrent au château et sortirent, sui- vis de Richard , de maître Joseph et de Daniel.

La nuit était fort avancée , et dame Mar-

LES FLAVY. 3o5

guérite ne tarda pas à conseiller aux deux sœurs d'aller prendre un repos 'dont elle- même sentait avoir besoin. Georgetle, plus grave, plus triste encore que de coutume, n'avait pas ouvert la bouche durant le court entretien qui suivit le départ de Richard Pau- let. a Allons, dit dame Marguerite en con- duisant Germaine et Marie chez elles et de l'air d'indifférence que donnent des événements dont on a l'habitude, allons, nous dormirons celte nuit sous d'autres maîtres; hier l'Anglais Henri VI, aujourd'hui Charles VII, et peut- être dans quelques jours...

Ah! ne dites pas cela, ma chère dame, interrompit Germaine ; espérons que Com- piègne restera à :on véritable maître, et que toute la France suivra l'exemple de Compiè- gne. Ne voulez-vous pas,ajouta-t-e]le en sou- riant, devenir aussi bonne Française que Ri- chard est bon Français?

Richard ! répliqua dame Marguerite d'un air satisfait; vous l'appelez Richard, ma

i. 20

3o6 LES FLAVT.

noble demoiselle. Je suis bien cbarmée que la paix soTt faile entre vous.

J'ai bien des torts à réparer envers lui, répondit Germaine. Je ne me pardonnerai ja- mais de l'avoir aussi mal jugé, mais je veux qu'il me pardonne , qu'il nous aiine.

Il ne l'aime déjà que trop , » se dit tout bas Georgelte; et comme on était alors à la porte de la chambre verte, dame Marguerite et la jeune fille laissèrent aux deux sœurs la liberté de reposer pour la première fois dans celte maison s?is i-ien craindre du lende- main.

CHAPITRE XVI.

Non ; ou vous me croirez, ou bien de ce malheur Ma mort m'épargnera la vue et douleur. On ne me verra point survivre à voire gloire Si vous allez commettre une action si noire. lUciME, Briiannicut.

Jamais depuis longtemps Germaine n'avait joui d'un réveil aussi doux que celui qui suc- cédait pour elle aux songes les plus heureux, car l'amour qu'elle portait à la France repo*- sait en grande partie sur son aiuour pour Compiègne, (^elte ville, qui depuis plusieurs siècles avait vu naître tous les siens, l'avait: aussi vu naître ; ceux de ses ancêtres qui n'étaient point tombés sur un champ de ha- taille reposaient encore dans l'enceinte

3o8 LES FLAVY.

l'église des Cordeliers , et mille souvenirs de son enfance s'attachaient à ces murs, à ces monuments, et surtout à ces demeures bour- geoises ou populaires dont presque tous les habitants comptaient dans sa famille des bien- faiteurs et des soutiens. Avec quelle joie ne voyait-elle donc pas flotter le drapeau fran- çais, le drapeau de son roi, sur cette ville ché- rie ! Avec quelle joie ne se disait-elle pas : Co'.npiègne est délivrée des Anglais! Un au- tre intérêt bien vif d'ailleurs se liait à cette délivrance; chaque pas que faisait Charles pour reconquérir son royaume avançait le moment le duc de Bourgogne signerait la paix avec son maître légitime, et c'était seu- lement alors qu'elle pouvait espérer le bonheur de revoir Regnault et de s'unir à lui pour toujours. Encouragée par ce premier succès, tout lui semblait possible , tout lui semblait prochain ; elle entrevoyait avec ra- vissement le jour les Flavy réunis et ré- conciliés renoueraient ces doux liens de

LES FLAVY. 509

famille dont son union avec Regnault devien- drait le gage. Puis alors elle se retraçait raille détails chéris qui lui donnaient l'assurance de l'amour du jeune chevalier pour elle , ces discours , ces regards se montrait tant de tendresse , le bonheur dont il semblait jouir près d'elle ; et tout un avenir de félicité se. dé- roulait à ses yeux , et faisait tressaillir son cœur d'espérance et de joie.

Le changement survenu dans son âme in- fluait sur toute sa personne ; Mario ne se las- sait point de la regarder, surprise et ravie de voir enfin le sourire animer ce charmant visage habituellement si grave et si mélanco- lique. Ne pouvant cacher le plaisir qu'elle en éprouvait, la petite finit par sauter au cou de sa sœur en s'écriant : «Mais, Germaine, je ne t'ai jamais vue si contente et si belle ; » et Ger- maine l'embrassa sans répondre , craignant de mentir ou de se laisser deviner.

Tandis que les deux sœurs passaient en- semble les premières heures paisibles que le

3lO LES FEArï.

sort enfin leur accordait, le sire de Flavy mar- quait son arrivée dans Compiègne par les rigueurs de toute espèce qu'il exerçait contre les habitants. La connaissance qu'il avait des familles et des individus que renfermait cette ▼ille lui donnait les moyens d'assouvir sa cruauté habituelle , non-seulement sur ceux qui s'élaient prononcés en faveur des Anglais, mais encore sur une foule de malheureux à qui la peur avait arraché quelques-unes de ces démonstrations qu'on n'ose refuser à des vainqueurs. Dès le point du jour on s'é- tait pressé de dresser un échafaud sur la place, trois personnes avaient été pen- dues sans autre forme de procès, et déjà les cachots étaient pleins d'un grand nombre d'infortunés, hommes el femmes, qui devaient s'attendre au même sort; car la crainte d'atti- rer sur soi-même la colère du terrible sire Guillaume, jointe à l'inutilité de loutesdémar- che& pour le fléchir, s'opposait à oe qu'au- cune voi;?. s'élevât pow denl^^nder grâce.

LBS FIAVT. 3l I

Quand Germaine et Marie descendirent dans la salle à l'heure du déjeuner, la con- sternation était peinte sur tous les visages; dame Marguerite elle-même avait perdu soa air riant, Georgetle se tenait tristement près d'elle, et Richard écoutait d'un air sombre le petit sorcier, qui lui contait comment pla- sieurs bourgeois de leurs amis venaient d'ê- tre arrachés à leurs familles et conduits en prison par les soldats. A la vue des deux sœurs un silence profond s'établit ; mais à peine Ri- chard les eut-il saluées que, prenant son écharpe, il dit à Daniel d'une voix étouifée : « Je vais le trouver, iBoi. Par tous les saints, s'écria dame Marguerite en l'arrêtant, n'allez pas l'irriter aussi contre vous. Empêchez-le de sortir, je vous en supplie, ajouta-t-elle en s'adressant aux deux sœurs.

donc voulez-vous aller?» dit Ger- maine qui se plaça devant la porte.

Richard ne répondit pas, mais fit quelques pas de plus.

3l2 LES FLAVY.

« Il veut aller trouver messire Guillaume, répondit Daniel.

Mon père ! Et quel risque alors peut-il courir?

Ces sortes d'affaires ne regardent que les hommes, dit Richard en faisant signe au petit sorcier de se taire, et ne doivent se trai- ter qu'entre hommes.

A quoi bon tant de mystères? reprit Da- niel ; ne vaut-il pas mieux s'adresser à cette noble demoiselle , dont les prières pourraient arrêter le sang qui coule et retirer nos amis des cachots.

Le sang ! les cachots ! s'écria Germaine, les Anglais sont-ils donc rentrés dans la ville?

Non, répliqua le petit homme; mais les Français , les Français à qui nous avons ouvert nos portes, nous traitent tout aussi mal qu'eux. »

Germaine frémit et regarda Richard, qui lui confirma la vérité de ces paroles en lui contant ce qui se passait dans Compiègne.

LES FLAVY. 3 1 3

Quand le jeune bourgeois en vint à dire que plusieurs de ses amis qu'il nomma venaient d'être arrêtés par ordre du sire de Flavy , l'indignation et la fureur altérèrent sa voix et ses lèvres pâlirent de colère ; mais il ne se permit contre messire Guillaume aucun mot insultant. La présence de Germaine semblait contenir son ressentiment, au point de le concentrer au fond de son âme. « J'espère, dit-il en terminant, j'espère faire comprendre à notre gouverneur que nous avons cru n'ou- vrir nos portes qu'à nos amis. »

Plus d'une fois pendant le discours de Ri- chard Germaine avait pâli ; quand il se tut , elle baissa son voile sur sa figure, et , lui ten- dant la main : « Voulez-vous me conduire au château? lui dit-elle. »

Quoi! Germaine-, s'écria Marie en Far- rêtant par le bras, songes-tu qu'il faut traver- ser la ville, qui est pleine d'hommes d'armes?

Personne ne peut trouver étrange,* ré- pondit Germaine, que je traverse la ville pour

3l4 I-ÏS FLAVT.

aller trouver mon père ; ce moment d'ailleurs n'est pas celui des convenances.

Mais, reprit Marie avec effroi, silesha- bitants en veulent au gouverneur et qu'ils te reconnaissent pour sa fille!

Malheur à celui qui lui manquerait de respect l » s'écria Richard d'une voix terrible. Et les regards de tendresse et d'admiration qu'il attachait sur la noble fille attestaient qu'il ne craindrait pas de la protéger, fut-ce contre l'enfer.

« Laissez -la partir, laissez-la partir, dit Daniel; elle seule peut obtenir merci pour une foule de malheureux qui attendent la mort. »

Germaine et son compagnon n'entendirent point ces dernières paroles; tous deux déjà descendaient rapidement l'escalier, et sor- taient de la maison.

Durant le trajet, Germaine put se convain- cre par elle-môme que la slupeiir et TeÉTroi régnaient dans la ville. Bien loin que ce jour

tES FLAVY. 3 1 5

parût être un jour de triomphe et de déli- vrance pour les malheureux habitants qui venaient de chasser les Anglais, le désespoir ou l'inquiétude se montrait sur les visages de tous les bourgeois qu'elle rencontra. De nom- breux soldats parcouraient les rues; car dans la nuit même un renfort de troupes royales, envoyé par le duc d'Alençon, était arrivé à sire Guillaume, ce qui rendait la garnison assez formidable pour contenir toute espèce de révolte et jusqu'au moindre murmure.

Les pensées de Germaine élaient trop pé- nibles, l'indignation de Richard était trop grande pour qu'ils pussent se confier ce qui se passait au fond de leur âme. Tous deux ffiarchaient donc en silence et très vite, lors- que Paulet, apercevant à plusieurs portes des soldats placés en senliueile, dit enfm avec un accent qu'étouÛTait la colère : a Une ville prise d'assaut n'est pas mieux gardée ; elle est mieux traitée , peut-ctre !

-rr Au non* du ciel ! r^posez-voius, de tout

3l6 LESFLWY.

sur moi, dit Germaine; croyez que je vous comprends et que je souffre aussi, que je souffre beaucoup. »

Le voile transparent que portait la belle fille permettait de voir qu'en effet une pâleur mortelle couvrait son visage. Richard, ayant osé la regarder tandis qu'elle parlait ainsi, sentit aussitôt sa fureur se calmer pour faire place à des sentiments tout contraires , en sorte qu'il répondit du ton le plus doux à la douce voix qu'il venait d'entendre : « J'obéi- rai à tous vos ordres , à tous. »

Il ne put ajouter un mot de plus ; car ils arrivaient alors devant l'abbaye de Saint-Cor- neille, où se passait une scène de désolation. Une femme, entourée de quelques bourgeois et de quelques gens du peuple, se tordait les bras, en poussant des cris de désespoir. «Les soldats viennent d'emmener mon fils! criait- elle en sanglotant ; faites-moi rendre mon fils ! faites-moi rendre mon fils ! »

Germaine quitta tout à coup le bras de son

LESFLAVY. 5\'J

compagnon et s'approcha de la malheureuse mère. « Comment vous nommez-vous? lui dit-elle, et de quoi votre fils est-il accusé?

De quoi voulez-vous qu'ils l'accusent? s'écriala femme avec courroux; maîtrePaulet, j'espèrCj peut vous dire que Marcel Péroud est un des plus honnêtes garçons de la ville.

Et l'un de ceux qui ont ouvert hier soir la porte de Pierrefond au sire de Flavy, dit Richard vivement.

Je ne vous questionne, ma pauvre femme, reprit Germaine, que dans l'intention de vous être utile, soyez-en bien'sûre.» En prononçant ces mots elle leva son voile pour montrer à l'infortunée un visage d'ami et des regards de compassion.

« Répondez, mère Brigitte, dit un vieux bourgeois; la dame qui vous parle est une des filles du gouverneur, elle peut tout pour vous.

Oui, oui, s'écrièrent différentes voix, c'est la demoiselle Germaine, c'est une dame

5t8 lis FLAVT.

de Flavy. bEI tel était le respect que, depuis des siècles, les habitants de Cotnpiègne por^ taicnl à ce nom que, chacun s éloignant d'un pas ou deux, la foule forma un cercle étroit au milieu duquel se trouvaient placés Ger- maine, la mère Brigitte et Richard.

« Ah! s'il est vrai que vous puissiez me rendre mon fils, disait en pleurant la pauvre femme que Germaine , avec beaucoup de peine, empêchait de se jeter à genoux devant elle, si vous le pouvez, au nom de tous les saints, ayez pitié de moi !

11 vous sera rendu, n'en doutez pas, ré- pondit Germaine ; mon père est sans doute trompé par un faux rapport...

Il n'y a pas de rapport, ma bonne de- moiselle; ils n'ont, ma foi! pas pris le temps de faire un rapport.

Dites donc comment cela s'est fait, in- terrompit Richard, qui voyait avec peine le temps s'écouler.

Hélas! sainte Vierge ! reprit-elle d'une

LES FLAYT. 3ig

Toîx étouffée pardes larmes, nous étions, mon fils et moi, sur la porle de ma boutique, cette petite boutique d'images et de chapelets que vous voyez d'ici, ma belle demoiselle, quand le malheur a fait passer par ici des soMats qui emjuenaieiit Louis Bérard, qu'on venait d'ar- rêter. Alors Marcel a dit... ]\Iarcel a dit...

Qu'a-t-ii dit? demanda Germaine avec douceur.

il a dit: «Autant valait-il garder les An- glais.» Ah ! je sais bien qu'il a eu tort! s'écria la malheureuse mère en faisant de nouveaux efforts pour se jeter aux pieds de sa protec- trice, lui qui est si bon Français ! qui donne- rait son sang pour le roi! mais la jeunesse... la colère...

Il suffit, dit Germaine en reprenant le bras de Richard pour gagner le château; sui- vez-moi, ma bonne femme, votre fils aura sa liberté.

Elles autres! et les autres! ceux qui n'ont rien fait, qui n'ont rien dit ! s'écrièrent

52Q LESFLAVY.

aussitôt cent voix suppliantes : Pvoberl Pé- rou ! Guinard ! Potin! » Vingt noms alors sor- tirent de la bouche des assistants.

« Aussi , aussi , répondit Germaine qui se remit en marche.

S'il est encore temps,» dit Richard à voix basse.

Germaine serra le bras du jeune bourgeois en frémissant et pressa le pas. On aper- cevait déjà les tours de la demeure royale. La foule qui suivait la noble fille à quelque distance, en la comblant de bénédictions, s'augmentait sans cesse de tous les citoyens qui se rencontraient sur la route , et ce ras- semblement était devenu fort nombreux lors- qu'on approcha de la Iroupe qui gardait le pont-levîs.

« Arrêtez -vous ici, mes amis, dit Ger- maine en se tournant vers ceux qui mar- chaient derrière elle; attendez mon retour, j'espère vous rapporter de bonnes nouvelles.

Et surtout, ajouta ilichard, n'appro-

lES FLAVT. 321

chez pas des soldats, éloignez-vous s'ils vous l'ordonnent ; enfin ne comptez que sur cet ange que le ciel vous envoie. »

Tous deux alors s'approchèrent des fossés, et Germaine demanda l'oiTicier qui commandait le poste. Le hasard voulut que celui-ci fût un de ses hommes d'armes en qui le sire de Flavy avait le plus de confiance, en sorte qu'il l'avait chargé peu de mois auparavant d'un message pour sa fille. La figure de Germaine n'étant pas de celles que l'on oublie, cet homme lu reconnut aussitôt et s'empressa de la conduire avec Pvichard à l'appartement qu'occupait sire Guillaume.

Prêt à se trouver en face de celui dont manque de foi et la cruauté excitaient à un si haut point son ressentiment , le jeune bourgeois ne pouvait parvenir à surmonter la colère qui s'emparait de son âme. Quel que fût l'eflbrt qu'il se faisait pour paraître calme, la pâleur de son front , les éclairs qui sor- taient de ses yeux et le mouvement involon-

21

322 LES FIAVY.

lajre de ses lèvres décolorées trahissaient la pins vive éinolion. Germaine, ayant jelé un regard sur lui comme ils arrivaient dacs une grande salle occupée par plusieurs hommes d'armes, et qui précédait celle se tenait le gouverneur, lui dit tout bas : a Je pense qu'il vaut mieux que je parle seule à mon père et que vous m'attendiez ici? »

Richard ne répondit à ces paroles que par une inclination , en signe d'acquiescement , et Germaine suivit son guide.

Le sire de Flavy, assis près d'une table, s'oc- cupait alors de dicter une lettre à un clerc ; à la vue de sa fille il se leva vivement, courut à elle, et, d'un air se peignaient la surprise et l'inquiétude, il lui demanda quel motif l'ame- nait près de lui. « Permettez que je vous parle sans témoins, je vous prie , mon père, » répon- dit-elle ; et sur un geste de mcssire Guil- laume, le clercet l'homme d'armes quittèrent la chambre.

< Qu'est-ce , Germaine , qu'est-ce ? dit le

LES FLAVY. 32$

sire de Flavy dès qu'ils furent seuls ; qu est-il arrivé, mon enfant? «Puis approchant un siège à sa fille, il s'assit près d'elle. « Par le ciel! conlinua-t-il, malheur à ceux dont tu pourrais ayoir à te plaindre î

Bien loin d'avoir à me plaindre des ha- bitants de Compiègne , dit Germaine , je viens vous supplier de faire cesser leurs plaintes.

Comment! et de quoi diable se plai- gnent-ils ?

Ignorez-vous donc que vos soldats par- courent les maisons pour en arracher les ci- toyens, qu'ils jettent dans des cachots, et que ce matin trois malheureux ont péri de la main du bourreau ?

Quelles balivernes viennent-ils te cou»- ter ! dit le sire de Flavy d'un air d'indifférence; et pourquoi ces vilains, chez lesquels je me repens déjà de t'avoir laissée, osent-ils trou- bler ta paix et t'étourdir les oreilles en te parlant de quelques misérables que j'ai fait châtier comme ils le méritaient?

3^4 I-KS FLAVY.

Quels crimes ont-ils donc commis?

iNont-ils pas vécu quatre ans sous les Anglais sans faire mine de résistance? Ils les servaientmieiixqu'ilsnenous ont jamais servis.

Et moi, moi, s'écria Germaine, la force nem'a-t-elle pas contrainte à vivre comme eux sous les Anglais? Que pouvaient de pauvres bourgeois désarmés contre des hommes de guerre ? Mais je les ai vus alors, mon père ; tous gémissaient du joug qu'il leur fallait porter, tous regrettaient leur roi. La fidélité des gens de Compiègne ne peut se mettre en doute ; vous en avez reçu des gages trop certains.

Et quels gages?

Les clefs de leur ville dont ils venaient de chasser l'étranger.

Que tu connais peu ces bourgeois et ce menu peuple, Germaine, dit messire Guil- laume souriant avec mépris, si tu t'assures de leur loi sur un caprice qui les fait agir de telle ou telle façon. Leurs têtes sont autant de girouettes qui tournent à tous les vents. Ils

LES FLAVY. SaS

criaient vive Henri VI aussi haut qu'ils crieront vive Charles VII dans deux jours, qyiand le roi va venir.

Le roi vient! dit Germaine; et pensez- vous qu'il approuve une sévérité...

Je pense, interrompit messire Guillaume avec hauteur, qu'il ne balancera pas à juger comme il doit le faire les clameurs d'une poignée de canaille et la conduite de son plus utile serviteur.

Mais l'on s'accorde à dire que Charles est bon , affable , populaire.

Et sa bonté pour le peuple lui réussit à merveille! dit le sire de Flavy d'un air mo- queur.

Croyez qu'elle fait sa force, répondit Germaine; on l'aime, on le désire, chacun

'sait qu'il n'est jamais entré dans une ville que le pardon à la main.

C'est pour cela qu'il en ressort huit jours après, répliqua messire Guillaume, Mon sys- tème à moi est tout différent , el je m'étais

526 LES FLAVY.

juré de ne point rentrer dans Compiègne sans faire des exemples. Tant pis pour ceux des habitants qui paieront pour tous les autres!

Quoi ! s'écria Germaine en pâlissant d'horreur, les prenez-vous , les frappez-vous au hasard ? Ne cherche-l-on pas des coupables , mais seulement des victimes En disant ces mots', Germaine, qui était assise près de son père, recula son siège par un mouvement dont elle ne fut pas maîtresse.

L'âme endurcie de messire Guillaume n'é- tait accessible qu'à une seule crainte, celle de perdre l'afTection de sa Glle ; aussi, connais- sant les sentiments du noble et généreux cœur qu'il tenait à conserver , avait-il toujours eu grand soin de dissimuler toute la cruauté du sien. Quand un malheureux hasard in- struisait Germaine de l'indilTérence avec la- quelle il versait le sang de ses semblables , ne pouvant douter du mauvais eCfL't que devait produire Cette découverte, il maudissait inté- rieurement la famille Paulet et vouait à tous

LES FLAVY. 3 2^1

les supplices ceux des habitants de Compiè- gnequ'il tenait dans les fers; mais il n'en crut pas moins devoir s'excuser aux yeux de celle dont il ne pouvait supporter l'indifférence ou le dédain, en disant que tous ceux qu'on venait d'arrêter étaient plus au moins cou- pables pour avoir refusé leur secours à la gar- nison de la ville quand Robert de Saveuse et lès Anglais l'avaient reprise.

0 Et comment ces malheureux pouvaient- ils tenter la résistance contre des forces aussi considérables ? N'était-ce pas attirer dans leurs murs le massacre et le pillage?

Et nous, s'éCria messire Guillaume, dé- voilant à son insu ses atroces pensées, qu'a- vons-ncus besoin de nourrir dans notre ville une foule de poltrons sur lesquels il serait impossible de compter si l'ennemi se présen- tait? »

Germaine attacha sur lui ses grands yeux noirs d'une telle manière que le terrible homme baissa leè siens. « Ce sont donc his

OaS LES FLAYY.

murs de Compiègne, que vous voulez rendre au roi? <iit-elle, et vous oubliez que ces mal- heureux ha])itants, obligés de céder au nom- bre, n'en ont pas moins attendu la première occasion favorable pour vous appeler, pour vous ouvrir leurs portes? Vous les accusez, vous les punissez, vous! vous! et c'est hier qu ils ont chassé les Anglais!»

Il y avait dans l'accent de Germaine , en prononçant ces derniers mots, une telle ex- pression de reproches et de blâme que le sire de Flavy se vit à jamais perdu dans l'es- prit de sa noble fille s'il n'accordait rien à ses prières. « Eh bien ! dit-il , je te donne la grâce de douze d'entre eux ; tu peux les dé- signer à ton gré.

Non, non ! s'écria Germaine ; vous ne fe- rez pas le bien à demi ; il faut que ma joie soit entière, il faut que j'obtienne justice pour les innocents et grâce pour les coupables.

Tu veux donc que l'impunité encou- raue ces canailles à nous trahir de nouveau?

LES FLAVY. 320

Je veux, répondit Germaine avec cha- leur, que votre renommée reste pure, que vous ne me condamniez pas à l'affreuse dou- leur d'entendre accuser mon père de cruauté, de perfidie. Tous vous ont appelé comme un ami, comme un protecteur, tous combat- taient cette nuit à vos côtés; qu'ils soient tous libres. Je vous en supplie au nom de votre honneur, au nom de votre tendresse pour moi, mon père ! » Et Germaine, qui en par- lant ainsi serrait vivement la main du sire de Flavy dans les siennes, finit par la porter à ses lèvres, ce qu'elle n'aurait pu faire quel- ques minutes plus tôt.

Messire Guillaume, ne pouvant se décider à céder, s'efforçait en vain de résister au pou- voir qu'exerçait une jeune fille sur son cœur de fer ; mais Germaine ne répondait plus aux objections qu'il faisait encore; elle avait mis un genou enterre, et, les mains jointes, elle attachait sur lui ses yeux remplis de larmes. Lève-toi, lève-toi, dit-il enfin, et que tous

53o LES FLAVY.

ces pourceaux retournent dans leur auge ; ils ne peuvent que nuire à la garde de Compiè- gne. Mais qu'importe , ajouta-t-il en l'em- brassant, je n'ai jamais rien su te refuser.

Vous allez me remettre l'ordre de leur * liberté, dit Germaine, dont la confiance en

son père venait de s'ébranler cruellement.

Je vais le donner devant toi. » Et le sire de Flavy fit aussitôt entrer un des offi- ciers qui se tenaient dans la chambre voisine. «Que tous ïes habitants de Coinpiègne que l'on a arrêtés depuis hier, lui dit-il, retour- nent chez eux, et qu'on les laisse en paix.

Tous? dit l'homme d'armes d'un air surpris; car pour la première fois de sa vie le sire de Flavy faisait grâce.

Tous, tous! mes.^ire, dit Germaine aus- sitôt; n'avez -vous donc pas entendu mon

père ? »

Quel que fût son regret de ne pouvoir au

moins frapper une partie de ses victimes, messire Guillaume fit un signe de tête affir-

matif, et l'officîer sortît pour exécuter son or- dre. Alors Germaine s'appf*ôcha de lui ; son beau visage avait repris ses couleurs habituel- les. « Que tous lessàirtts vous bénissent, mon père, lui dit-elle , pour n'avoir point repoussé la prière de totre enfant ! je paierais ce mo- ihént de ma vie.

Tu es bien femme ! répondit messire Guillaume en lui donnant un petit coup sur la joue, et si l'on était aussi faible avec tes pareilles que je le suis avec toi, nos derniers neveux ne verraient pas la fin <;Je la guerre que nous faisons.

Cfoyez bien plutôt, reprit vivement Germaine, que la barbarie,, la cruauté de ^ous les partis qui se disputent la France éter- nisent nos malheurs. Le peuple, le peuple tout entier se rangerait bientôt sous la ban- nière de celui qui le traiterait humaine- ment.»

Messire Guillaume, poiir qui le mot Iiu- maaité était un mot vide de sens, mit un à

33» LES FLAVT.

cette discussion en demandant à sa fille si elle était satisfaite ou non de son séjour chez les Paulet, et Germaine saisit cette occasion pour assurer à cette honnête famille, sinon la reconnaissance, au moins la protection de celui qui pouvait tout dans Compiègne. Avec un autre homme que le sire de Flavy, ce que Richard avait fait jusqu'alors pour le parti royal devait acquérir au brave jeune homme la bienveillance d'un chef de ce parti; mais Germaine, à sa grande douleur, ne voyait plus son père avec les mêmes yeux. Tout en se défendant de réfléchir à ce qui venait de se passer, dans la crainte d'avoir à juger trop sévèrement l'auteur de ses jours, elle ne re- trouvait dans son cœur ni l'eslime ni la con- fiance qu'elle avait eues jusqu'à ce jour pour messire Guillaume, et lorsqu'elle le quitta pour retourner chez les bons bourgeois, elle éprouva plutôt un soulagement qu'un regret. Le sire de Flavy la conduisit lui-même à Paulet, dont elle avait dit s'être fait accom-

LES FIAVY. 333

pagner jusqu'au château. 11 se montra pour l'hôte de sa fille aussi gracieux qu'il pouvait l'être ; mais Richard ne put répondre à cet accueil que par une froideur glaciale, laissant messire Guillaume attribuer au respect ou à l'embarras l'effet de son trop juste ressenti- ment.

CHAPITRE XVII.

Jamais de deux beaux yeux le charme en un moment N'a, sans vouloir agir, a^i plus puissamment, Ni jamais dans un cœur l'amour ne prit naissance Avec tant d'ascendant et si peu d'espérance. PiRON, Gustave Wasa.

a Ainsi donc, disait Daniel à Richard, se trouvant le lendemain seul avec lui, les voilà tous en liberté, et un mot de cette belle fille a suffi.

Cela t'étonne! répondit le jeune bour- geois en levant les yeux au ciel.

Je sais très bien que cela ne t'étonne pas, toi ; aussi voudrais-je que tous les Flavy, mâles et femelles, fussent bien loin de Com- piègne. »

LES FLAVY, 5^5

Richard rougit ; le secret qu'il croyait en- seveli dans son cœur n'en était plus un pour Daniel. Mais Daniel n'était-il pas un autre lui-môme? Sûr du dévouement et de la dis- crétion de celui qui l'avait deviné, il ne put se forcer à dissimuler avec un tel ami, et ne répondit point.

«Certes, reprit le pelit sorcier d'un ton d'humeur, je maudis maintenant notre en- treprise, qui l'a fait connaître ces chevaliers, et surtout ces nobles dames, et si j'avais pu prévoir ce qui t'arrive...

Tu ne m'aurais point aidé à chasser les Anglais? dit Richard en souriant,

Non, par le Ciel! répondit Daniel.

Eh bien! ami, console-toi ; il y a main- tenant trois mois que j'ai vu Germaine de Flavy pour la première fois, et qu'il n'est plus temps de détacher ma vie de son souvenir.

Trois mois! s'écria Daniel, fort surpris que cette circonstance eût échappé au soin avec lequel il surveillait , ou pour mieux dire

336 LES FLAVY.

il espionnait ce qui se passait autour de lui.

Oui, reprit Richard. Un matin que je m'étais rendu chez le vénérable abbé de Saint-Corneille, en raa qualité de notable, pour je ne sais quelle affaire, j'allais frapper à la porte de l'abbaye , lorsqu'il en sortit une femme, accompagnée par maître Joseph , et que le digne abbé reconduisait lui-même. Je me rangeai de côté pour les laisser passer; ils s'arrêtèrent quelques instants, et cette femme n'ayant pas encore baissé son voile, je la vis. »

Le jeune bourgeois cessa de parler, tant avait été vive, sans doute, l'impression qui se retraçait à sa mémoire.

« C'était Germaine de Flavy ? demanda Da- niel.

C'était Germaine de Flavy , répondit Richard. Elle venait prier le vénérable abbé d'intercéder auprès des Anglais en faveur de quelques malheureux de Vertbois. Daniel, il ne suffisait pas, pour me rendre fou, qu'elle

LES FLAVY. 35^

eût la beauté des anges, il fallait qu'elle en eût la bonté !

Mais, par saint Antoine! counnent ne te disais-tu pas que tu ne devais jamais la revoir et qu'il fallait l'oublier? On éloufte ces choses- tout de suite.

L'oublier! s'écria Paulet, quand je ne voulais vivre au contraire que pour me rap- peler cet être ravissant , cet être céleste qui venait de m'apparaîlre ! Depuis que j'étais sorti de l'enfance , je n'avais connu que des sentiments de vengeance et de haine; je con- naissais enim im sentiment d'amour! je me retraçais avec délice la noble et douce figure que j'avais vu sourire une fois. Dans la soli- tude , dans la foule, Germaine de Flavy était toujours là, près de moi ; mes yeux la revoyaient toujours, ma bouche prononçait tout bas son nom. Le désir de venger mon père se mêlait alors à celui d'agir, de combattre pour un parti qui était le sien. Enfin je t'avouerai tout, ami, quoique je doive en rougir ; quand nos projets

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338 LES FLAVY.

ont été mûrs et que j'ai vu approcher l'instant de rendre Compiègne au roi Charles , si je vous ai fait appeler le sire de Flavy de préfé- rence à toul autre capitaine pour lui remettre la ville, c'était dans un vague espoir de me rapprocher d'elle.

Ainsi nous devons à ton bel aniour la présence de ce loup enragé dans nos murs? dit le petit sorcier.

Écoute, répondit Richard; on m'avait souvent peint messire Guillaume comme un homme dur et sévère , mais toujours comme un homme d'honneur.

Et ne t'ai-je pas dit que j'avais appris de Chariot qu'il avait assassiné son père?

11 n'était plus temps alors de rejeter son appui ; l'instant d'agir approchait.

Fort bien ; mais tu conviendras que c'est acheter cher la jouissance de loger sa fille.

Ah ! que ne l'ai-je plutôt payée de tout mon sang, celte jouissance que j'étais si loin

l1^ tLivi. 3^9

d'espëret ! Ce n'ëtait pas aIdrS la piàyer trop cher.

Insensé! qui he Vois pas qiie tu t enfon- ces de plus eh plus dans un chemin qui doit te conduire à ta Jjerte !

Et pourtant, Daniel, mon bon Da- niel, répondit Richard, je ne jouis la vie, je ne connais le bonhedr que depuis trois jours.

Parce que tu rêves , parce que tu dors surle penchant d'un abîine. Qilëlle espérance às-tu ?

Aucune,

Cela prouve au moins que ttî n'es pas encore tout-à-fait fou.

Je la vois , elle nie parle , elle nié parle, Daniel! c'est assez. Quelqiies mois, quelques Semaines de ce bbnheur-là, et piils inourir, je ne me plaindrai pas.

Mourir! antre sotii.se! et cette pauvre Georgette mtJdrra donc aussi?

Georgette ! dit Richard d'un air surpris,

34o LES FLAVY.

Georgelte n'a jamais été pour moi qu'une pa- rente que j'aime comme ma sœur.

Hum ! hum 1 il était clair cependant que tu la trouvais bien gentille , et je ne serais pas surpris qu'elle crût voir en toi plutôt un mari qu'un frère.

Me préserve le ciel d'un pareil malheur! s'écria Richard, car jamais je ne me marierai.»

Pour la première fois de sa vie Daniel se trouvait exercer une sorte de supériorité sur son ami Richard, supériorité que lui donnait nécessairement le sang-froid et la raison qu'il opposait au délire de l'amour. Soit qu'il se plût à jouir de l'avantage momentané qui ré- sultait pour lui des deux positions, soit qu'il espérât combattre victorieusement une fai- blesse qu'il maudissait, il crut devoir repren- dre la parole et frapper de grands coups s'il était nécessaire.

« Richard, dit-il avec un air de gravité qu'il n'avait jamais pris dans ses conversations les plus sérieuses avec le jeune bourgeois, tu sais

LESFLAVY. 34!

que lu n'as pas un meilleur ami que moi ; que si tu médisais : «Suis-moi, Daniel, je vais au bout du monde , je te suivrais. »

Richard pour toule réponse lui serra la main avec force.

« Eh bien ! ne repousse donc pas mes con- seils et réponds-moi ; je ne sache pas qu'il soit jamais arrivé en France que la fille d'un seigneur , soit devenue la femme d'un homme de notre classe?

Aussi ne suis-je pas assez insensé pour me créer une pareille chimère , répondit Ri- chard avec un triste sourire.

Aujourd'hui tu dis peut-être vrai, re- prit le petit sorcier ; le bonheur actuel te suf- fit, mais bientôt il ne te suffira plus; car l'a- mour ne se contente pas du statu quo , il faut qu'il recule ou qu'il avance. Grâce au ciel, je n'ai jamais rien eu à démêler avec lui, mais je l'ai beaucoup observé dans les autres et je veux que lu profites de mes observations. Tu crois être bien sûr que tu pourras toujours te taire,

5i^2 L^S FLAVY.

que Gçrpaa^i^e d,e Flavy ne saura jamî^is que tu 1,'airaes?. ..

J'auraispîutôt le courage, s'écriaRichard, d'affroater une légion de diables que celui de faire à cet ange un pareil aveu.

Eh bien ! tw te trompes ; lu parleras, Ri- chard, tu parleras; alers bienheureux si mal- gré ton généreux caractère , ta bravoure , tant d,ç ^,elles qualUçs qui le distinguent des au- tres jeunes honimeSjtu n'essuies que lesraille- i;ies la noble famille, et si lu ne restes pas e.n bulte à leurs pei^séciUioas,

Je ne les cxains point, dit Richard en relevant fièrement la lôte. Depuis le jour j'^i pu me servir d'une arme, je me bats com,rne eux, je me bats pour eux, et mon fiîn,g a cQulé aussi souvent que celui de ces çhçyaliers.

Il est vrai, mais la bonue épée ne \,ç mellra j)as à l'abri du dédain, des mépris , des ins^dles el, du désespoir. »

P^n^ej se ti|t ; \es, ^ç^ii^rsi mots dout il vj$.-

LES FLAVY. 34^

naît de se servir avaient blessé l'orgueil du jeune bourgeois an point que lui aussi garda le silence pendant quelques instants. Puis, attachant ses regards d'un air résolu sur le petit sorcier : « Tu devrais assez me connaî- tre, dit-il, pour savoir que je puis me taire.

Un homme amoureux devient un autre homme , ami ; répond-on de sa raison quand on a la fièvre chaude ? Tu parleras, te dis-je , et moi, Daniel , j'aurai la douleur de voir la fleur de notre bourgeoisie , le fier , le noble Richard devenir la risée des deux nobles filles et de Regnault de Flavy.

Regnault de Flavy ! dit Richard qu'un instinct de jalousie fil pâlir. Pourquoi le nom- mer plutôt qu'un autre?

Parce qu'il passait sa vie à Vertbois pen- dant son séjour ici, parce qu'on ne peut par- ler de lui devant la belle Germaine sans la faire rougir comme une cerise, enfin parce que certaines gens savent dans la ville qu'ils ont été fiancés dès leur naissance. »

344 ^^^ FLA-VY.

Chacune de ces paroles perçait d'outre en outre le cœur du malheureux Richard; les yeux attachés sur Daniel, la bouche ouverte, il semblait recevoir le coup mortel, tant ses membres étaient immobiles et ses joues dé- colorées. Daniel s'était depuis longtemps, qu'il écoutait encore comme s'il n'eût pas assez souflerl; enfin un long soupir sortit de sa poitrine étouffée. « Daniel , dit-il à voix basse , nous venons d'en parler pour la der- nière fois. » Le petit sorcier un peu interdit se disposait à lui répondre ; il avait quitté la chambre.

Daniel essuya ses yeux humides , rêva quel- ques instants d'un air soucieux; puis, secouant la tête : t Aux grands maux les grands remè- des, » se dit-il tout haut, et il alla rejoindre sa protégée Georgette et dame Marguerite.

CHAPITRE XVIII.

Je'connais bien letpeuple et ses illusions-l Il est des temps d'opprobre où, pour les'nations, Il faut un souverain entouré de prestiges, Qui d'un courage ardent réveille les prodiges^ Brifadt, Poésies diverses. .

En dépit de l'étude constante que le petit sorcier se mit à faire des paroles, des regards, des gestes du jeune bourgeois en présence de Germaine, il lui fut impossible de savoir ce qui se passait dans l'âme qu'il avait déchirée avec tout le courage d'un habile chirurgien qui veut guérir son malade. Richard nemet- tait aucune différence dans le respect qu'il té- moignait aux deux sœurs, dans les soins qu'il avait pour elles. Sesyeux ne se portaient point

346 LES FLAVT.

plus souvent sur Germaine que sur Marie. Seu- lement, s'il arrivait que la première lui adressât la parole à table inopinément, une légère rougeur colorait parfois son visage. Mais cet effet subit était si fugitif qu'il fallait toute la perspicacité de Daniel pour l'apercevoir et pour s'en inquiéter. Du reste, quoique ses manières avec Georgette fassent restées celles . d'un frère avec sa sœur, il s'y mêlait beaucoup plus de gravilé ; on ne le voyailplus phiisanter avec la jeune fille, ainsi qu'il avait fait jusqu'a- lors. Cette différence était si marquée que Daniel se repentait beaucoup de n'avoir pas gardé le silence à cet égard , surtout lorsqu'il voyjiit Georgette semettreà table avec lesyeux rouges et pousser de profonds soupirs tant que durait le repas. *

Le sire de Flavy ne pouvait donner que très peu d instants à sa fille. Occupé du soin de mettre Compiègne en bon état de défense, il déployait une activité fatale à ceux qui n'exé- cutaient point ses ordres avec assez de zèle et

les; fiavt. 547

de prorapt itu(Je. l,a pUu légère f^ute était punie avec une sévérité qui dépassait toutes les bornes; mais s'arrêtait, dans la ville, la tyrannie de Hiessive G\iiHaurae,^ant U crainte de chagriner Germaine maîtrisait ce caractère féroce, et c'était hors des murs, dans les ex- cursions qu'il faisait fréquemment, que cet homme sanguinaire allait exercer son brigan- dage et son penchant à la cruauté.

Le sire de Flavy n'arrivait pas chez Paulet sans que chacun aussitôt ne Içvâtte siège pour le laisser seul avec sa fille ;car, à l'exceplion de Richa,rd, que sa présence n'intimidait point, tous les habitants de la maison, et Marie sur- tout, éprouvaient à sa vue un sentiment de crainte que jamais un sourire, un regard de bonté ne venait détruire.

SeSï conversations avec Germaine roulaient hahituelleuient sur les nouvelles qu'il recevait du roi, dont les succès, allaient toujours crois- sant, et que l'on attendait d^un moment à l'autre à Cpnapiègne. ^^ 'arrivée de ce m.on,ar-

348 LES FLAVT.

que, en effet, vint bientôt mettre le comble à la joie que les habitants ressentaient de leur dé- livrance. Ce qu'ils avaient souffert sous le joug des Anglais leur faisait bénir comme le plus grand bienfait du ciel le retour de leur prince. Dès le matin toutes les maisons étaient pa- voisées, les rues jonchées de fleurs et de feuil- lage, et les notables partis pour aller attendre Charles aux portes de la ville dontRichard était chargé de lui présenter les clefs.

« C'est bien le moins, disait Daniel à dame Marguerite, que ce soit votre neveu qui les donne, après les avoir tirées si bravement de la poche des Anglais.

Je pense bien que le roi lui parlera, ré- pondit-elle en relevant fièrement la tête.

N'en doutez pas , dit maître Joseph dont ce moment réveillait les plus chers souvenirs. Tout courroucé qu'était son père Charles VI contre les habitants de Compiègne lorsqu'il vint en i4i4> '^ reçut le majeur et les éche- vius qui administraient alors, non«seulemcnt

LES FLAVY. ^49

sans colère , mais avec une bienveillance qui nous rassura beaucoup. Et j'étais à peine des- cendu (le la chaire, je venais d'avoir l'hon- neur de prêcher devant lui, qu'il me fit appeler et me parla de mon sermon dans les termes les plus flatteurs.

Vous avez prêché devant le roi Char- les VI, maître Joseph Pet sur quel sujet avez- vous parlé, je vous prie? demanda dame Mar- guerite , qui ne pouvait faire une question plus agréable au bon prêtre.

Sur le sujet qui occupait tous les esprits , répondit maître Joseph ; j'avais pris pour texte....

Auditam fac mihi manè misericordiam iuam, » interrompit le petit sorcier que sa mé- moire ne trahissait jamais lorsqu'il s'agissait de faire une malice.

Dans la simplicité de son cœur, maître Jo- seph le remercia par un sourire de cette heu- reuse citation. Elle encourageait l'ancien pré- dicateur à entamer son exorde , que dame

35g les FLiVY.

Marguerite écouta avec la plus grande admi- ration, tandis que Daniel souriait assez ironi-^ quement.

« Vous savez sans doute tout le .'^ermon par cœur? demanda-t-il d'un air malirl dans un moment le bon prêtre reprenait haleine.

Il est naturel, dit Germaine très grave- ment, que l'on se souvienne des paroles que Dieu nous inspirait pour le salut de nos sem- blables. »

Il était assez difficile de déconcerter Daniel, habitué à reconnaître sa supériorité sur la plupart des gens avec lesquels il vivait ; tou- tefois la leçon que lui donnait Germaine ne fut point perdue; mais il ne s'excusa que par un regard adressé à la belle fille , attendu que maître Joseph ne se doutait point du tout qu'on l'eût persifïlé . « Elle est douée d'u n sen- timent de bonté angélique , se dit le petit sorcier; car je gagerais ma tête qu'elle a en- tendu vingt foisce sermon ; » etplus que jamais il trembla Dour son cher Richard.

LES FEÂVY. 35 I

Maître Joseph en était arrivé à sa péroraison lorsque les cris de Koël ! qui se firent entendre de toutes parts, annoncèrent l'approche du roi. Chacun aussitôt courut aux fenêtres pourvoir passer le cortège, et pour joindre ses acclamations à celles qui fendaient les airs.

Charles , monté surun superbepalefroi, mar- chait le premier , ayant à sa droite cette fille miraculeuse dont la venue avait ranimé l'es- poir de l'armée française, dont la seule pré- sence encourasreait les chefs comme les soldats et faisait trembler les Anglais ; simple bergère que l'on croyait envoyée de Dieu pour sauver la France et pour chasser l'étranger. Vêtue de l'habit des chevaliers, portant son étendard de couleur blanche, semé de fleurs de lys et sur lequel était écrit Jé-st/s, Maria, Jeanne, si cou- rageuse , si terrible dans les combats, s'avan- çait d'un air modeste à côté de son roi. Les bénédictions dontle peuplela comblait à haute voix n'enflaient point son orgueil; car Jeanne,

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pensant accomplirune mission divine , ne voyait en elle que l'instrument du ciel , et cette croyance si profondément empreinte dans son esprit contribuait à fortifier la croyance géné- rale mieux que n'aurait pu le faire l'habileté la plus consommée.

Le roi, qui n'avait pasencoretrenteans, était bien fait et d'une figure agréable. Son air affable et doux rappelait au peuple ce bon Charles VI , que la France avait pleuré , tout insensé qu'il était devenu , et les manières civiles et bienveillantes qu'il conserva toujours avec les grands lui gagnaient le cœur des célèbres capitaines dont le bras lui restait fidèle, en dépit de sa mauvaise fortune. Il fallait que ce prince fût doué de qualités aimables, attachantes, pour que tant de braves serviteurs , qui depuis sept ans versaient leur sang pour sa cause avec tant de désintéres- sement , pussent lui pardonner l'espèce de nonchalance qu'il avait mise jusqu'alors à reconquérir son royaume; faible , indécis,

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adonné aux plaisirs, livré à la volonté des fa- voris qui se succédaient près de lui , sa vail- lance , quoique reconnue de tous, avait rare- ment secondé la vaillance de ses partisans. Ce n'était que depuis l'époque commence cette histoire que ce prince, tiré de son apathie par les conseils et les discours de la belle Agnès Sorel, avait renoncé aux délices de sa petite cour et s'était résolu enfin à tout entre- prendre pour arracher sa couronne à l'Anglais. Depuis lors aussi non-seulement le dévoue- ment de ses amis avait redoublé , mais on avait vu les gentilshommes français arriver de toutes les parties du royaume pour se ranger sous sa bannière. Ceux qui n'avaient point le moyen de s'équiper venaient comme cou- tilliers , comme simples archers, montés sur de petits chevaux. Partout sur la route de Reims à Crespy les portes des villes , des châ- teaux s'étaient ouvertes devantlui, et il entrait dans Compiègne entouré de l'élite des cheva- liers de France , et suivi d'une armée assez

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forte pour que l'on put penser à marcher sur Paris.

Derrière Dunois, faTrimouille, Xainlrailles et beaucoup d'autres seigneurs , on distin- guait les notables de la ville , qui suivaient k pied celte brillante cavalcade. Richard Paulet se faisait si bien renmrqner au milieu de ses collègues parla noblesse de sa taille et de son visage, que dame Marguerite dit à sa nièce d'un air fier : « Sais-lu qu'il ne manque à ton cousin qu'un cheval pour qu'il tienne sa place à merveille parmi tous ces chevaliers !

J'aime bien mieuxque lecheval manque, que Richard soit un bourgeois, lui répondit tout bas Georgetle.

Peut-être as-tu raison, reprit dame Mar- guerite sans deviner ia pensée de la jeune fille; qui sait combien de ces seigneurs ne seront plus en vie dans un mois s'ils vont essayer de prendre Paris? »

Dans ce moment, Richard, suivant le mou- vement de ceux qui marchaient soit devant

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lui , soit à CCS côtés , venait tlo lever les yeux vers la fenêtre se tenaient Germaine et Marie, dont la beauté attirait tous les regards. Il répondit au salut affectueux des deux sœnrs en s'inclinant respectueusement devant elles ; mais celte légère circonstance eut le pouvoir de le troubler au point qu'il passa devant sa tante et Geor2;cllesans les voir. « A quoi pense-t-il donc? dit dame Marguerite ; j'aurais voulu qu'il nous saluât, Il a salué , » répondit Georgette d'une voix étouffée ; et un nuage de larmes vint obscurcir la vue de la pauvre enfant au point qu'elle ne distingua plus rien du cortège qui continuait à s'achc- inrnervers l'église Saint-Jacques, l'on allait chanter le Te Deiim.

«Je vaisà Saint-Jacques, dit maître Joseph dont la figure était radieuse.

Allons à Saint-Jacques!» répliqua Da- niel. Et tous deux sortirent.

Une douce joie se peignait sur les Iniils de Germaine; Marie, accoutumée à ne sentir.

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à ne vivre que par sa sœur, n'avait jamais éprouvé un plus vif contentement ; quant à dame Marguerite , satisfaite du rôle que son neveu avait joué dans toute cette affaire, elle ne tarissait point en discours propres à re- hausser l'estime que Richard lui semblait mé- riter, et qui, bien entendu, devait rejaillir sur toute la famille. La bourgeoisie, qui à cette é])oque acquérait chaque jour plus d'impor- tance , commençait à connaître un orgueil que justiliait son utilité sociale, bien que cet or- gueil ne portât point les bourgeois à envier le sort des nobles, dont l'état des choses les tenait encore trop éloignés.

Georgeite seule, au milieu de la joie gé- nérale, sentait son pauvre cœur serré comme par une main de for. Aridé(3 du bonheur dont elle jouiisait naguère, lorsque Richard par- tageait son temps et ses soins entre elle et dame Marguerite , de ce bonheur qui lui était enlevé sans retour, le désespoir s'emparait de son ame. lille maudissait le sort qui avait

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réuni deux êtres destinés à vivre si loin l'un de l'autre ; car elle ne doutait pas que Richard n'eût louché le cœur de Germaine. On croit si facilement qu'il doit plaire , celui qu'on aime ! D'ailleurs Richard avait toujours été aux yeux de la jeune fille le modèJe de la perfection humaine. Sa bonté, sa bravoure , la supériorité de son intelligence, et, pour tout dire enfin, la beauté dont l'avait doué la nature, tout pour elle faisait de son cousin un être surhumain qu'elle aimait de toute la puissance de son âme, mais avec une sorte de timidité. Quoique Georgelte eût souvent pensé qu'elle était jolie, près de Germaine elle ne voyait plus en elle qu'une fille commune, mal vêtue , qui ne pouvait espérer un regard. Alors elle se rappelait en frissonnant le sen- timent d'admiration mêlée de dépit que lui avait fait éprouver la première vue de la noble fille. « Ne l'ai-je pas moi-même trouvée belle comme les anges? se demandait-elle le cœur navré ; ne me suis-je pas dit : Il l'aimera ! » En .

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se parlant ainsi Georgelte leva les yeux sur les deux sœurs et rencontra les yeux de Ger- maine, qui lui souriait d'un air amical. Elle ne put supporter plus longtemps la vue des traits charmants qu'embellissait encore cette expression de bienveillance , et elle sortit pour cacher ses pleurs.

Au retour de Richard , on apprit que les ambassadeurs envoyés par le roi au duc de Bourgogne non - seulement revenaient fort satisfaits de l'accueil qu'ils avaient reçu , mais qu'ils ramenaient avec eux des ambassadeurs de Philippe , chargés de travailler à conclure la paix. Le lendemain , en effet , on vit arriver à Compiègue Jean de Luxembourg , l'évêque d'Arras et les sires de Brimeu et de Charny , qui apportaient les bases d'un traité par le- quel le duc s'engageait à reconnaître Charles pour roi de France.

On imagine aisément quelle joie celte heu- reuse nouvelle excita dans la ville. Mais com- ment se représenter la joie de Germaine à

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l'idée que tout ce qui était Français allait quit- ter les rangs de l'étranger, que son père et Regnault marclieraient sous la lïîCme ban- nière? Son bonheurétait si grand que, nepou- vant y croire , elle ne se lassait point de faire répétera sire Guillaume, à Uicliard , à Da- niel , que les envoyés de Philippe ne quit- taient pas le roi , que les conférences avaient lieu chaque jour , et qu'on en espérait la meil- leure issue.

Richard observait Germaine , non sans éprouver je ne sais quelle émotion pénible dont il n'était pas le maître ; c'est en vain qu'il appelait la raison et l'orgueil à son secours; en vain qu'il se demandait quelles espérances étaient renversées pour lui qui n'avait jamais espéré ? Il ignorait combien la douceur du mo- ment présent suffit àramoun Ne pouvant vain- cre le sentiment d'adoration qui était devenu sa vie, il avait réduit son existence au bonheur de vivre près de Germaine, de lavoir, d'enten- dre sa voix. Le passé n'importe que peu à ce-

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lui qui se contente d'un sort privé d'avenir ; aussi, depuis son entretien avec Daniel , cha- que jour effaçait-il de plus en plusle souvenir de Piegnault de sa pensée. Il n'en était plus de même maintenant que le moment appro- chait où Kegnault reviendrait dans sa famille, reverrait Germaine et réclamerait ses droits à la main de sa cousine. Peut-être ne se passê- rait-il pas un mois avant que l'infortuné Ri- chard soit témoin de ce mariage, avant que le beau chevalier emmène dans son manoir sa noble épouse. Une seule pensée douce venait se mêler à tant de pensées déchirantes : Daniel ne pouvait-il passe tromper? Quand, depuis son enfance , Regnault avait embrassé un parti odieux à Germaine, quand, toujours sé- parés, ils ne s'étaient revus que pour peu d'instants, par quelle fatalité l'amour aurait-il vaincu la haine que la noble fille portait aux amis de l'étranger?

Le trouble que Daniel disait avoir observé en elle au seul nom de Regnault était la

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seule preuve de cet amour. Richard pouvait- il s'en rapportera un indice aussi léger quand il s'agissait pour lui de vie ou de mort? Non sans doute ; et il s'attachait parfois à l'idée que Germaine n'aimait point son cousin. Alors son cœur battait plus librement, il renaissait au bonheur modeste , mais ineffable, d'aimer en secret , d'aimer en silence, et d'un amour si pur qu'il aurait pu s'adresser au ciel.

C'est dans cette dernière disposition d'es- prit qu'il était, lorsque, s'étant rendu dans la salle tout le monde était déjà rassemblé, Germaine l'accueillit avec plus d'affection qu'elle ne l'avait jamais fait encore.

Daniel n'oubliait point, le dîner fini, de boire à la paix avec l'excellent ratafia de dame Marguerite. Ce jour-là toute la compagnie lui fit raison , sans en excepter les deux nobles sœurs, qui, vu l'objet de cette libation , con- sentirent à mouiller leurs lèvres delà douceli- queur. «Alapaix s'écria le pelithomme,qui donnait habituellement le signal en avalant un

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plein verre. « A la paix ! qui réunira tous les Français, qui réconciliera toutesJes familles!» ajouta Germaine avec l'accent du bonheur.

e Nous pourrons enfin prier tout haut pour notre roi , dit maître Joseph.

Et rejeter pour toujours l'Anglais dans son île ! s'écria Richard.

-r- Alors Marie , reprit Germaine, nous re- verrons notre cher Vertbois !

Et notre cousin Regnault! «dit la petite. Germaine ne répondit point, mais elle serra

Marie dans ses bras et la baisa sur le front.

A la vue de cet innocent transport , un fris- son mortel parcourait les membres de Ri- chard. Il lui sembla s'éveiller douloureuse- ment; l'heureux songe disparut , Daniel avait dit vrai!

CHAPITRE XIX.

Te servir comme une esclave, apprêter ton repas et la couclic dans quelque coin ignoré de l'univers, eût clé pour moi le bonheur su- prême,

Cn\TEAlIDRIAND, AlClla.

Si jeune et si simple que soit une femme, nul ne lit mieux qu'elle dans le cœur de celui qu'elle aime, et l'angoisse qu'éprouvait Ri- chard n'échappa point à l'œil attentif de Georgetle. En dépit des efforts qu'il faisait pour paraître calme, tout en lui décelait une douleur dont la jeune fille souffrait avec lui, sans savoir quel motif avait pu la causer. Aussi lorsque, ne pouvant plus supporter la

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contrainte qu'il s'imposait, Richard quitta la chambre, Georgette écouta selon sa coutume s'il sortait ou non de la maison, et n'ayant point entendu la porte s'ouvrir et retomber, elle ne tarda pas à sortir elle-même dans l'in- tention de le suivre.

Sous différents prétextes elle entra dans celles des Cambres de la maison il pou- vait être et finit par le trouver dans une salle basse, séparée des appartements que l'on ha- bitait. Là, le jeune bourgeois, assis sur un banc, la tête appuyée dans ses deux mains, était si profondément livré à ses pensées qu'il n'entendit pas entrer sa cousine. Georgette s'approcha, lui posa la main sur l'épaule en prononçant doucement son nom, et Richard ayant levé la tête, elle lui sourit tristement.

«Que désirez-vous, Georgette? dit-il; pou- quoi quittez-vous les dames?

Ne me prenez pas pour une effrontée qui vient trouver un garçon, Richard, répondit la pauvre enfant dont les yeux devinrent hu-

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mldes; vous et moi ne sommes-nous pas frère et sœur?

Oui, ma bonne Georgette, frère et sœur, reprit-il. Eh bien! que me voulez- vous? » Et il serra la jolie main de la petite comme il aurait serré celle d'un camarade.

Georgette s'assit à quelque dislance de lui, assez embarrassée d'expliquer sa démarche.

«Je venais, dit-elle, puisque vous voulez le savoir, parce que j'étais inquiète. Je vous ai vu tout à coup devenir si pâle, si triste... Eles-vous malade, Richard?... souffrez-vous?

Je ne suis point malade, répondit -il, sans oser ajouter qu'il ne souffrait point.

Pourquoi donc vous tenez-vous ici tout seul, avec l'air accablé et la tôle dans vos deux mains?

Je réfléchissais aux affaires présentes, dit Richard en aflectant le plus grand calme ; quand la paix va se faire, j'ai plus d'une chose à penser qui concerne mes intérêts.

La paix! répondit Georgette d'un air

366 LES FLAVy.

de doute ; ou en a bien souvent parlé sans que nous l'ayons vu se conclure ; par mal- heur, je crains bien qu'il en soit de même celte fois ; aussi vous ne me voyez pas joyeuse comme vous tous.

Ce discours, qu'une fierté féminine inspi- rait à la jeune fille dans l'intention de cacher les motifs de sa tristesse habituelle, alla droit au cœur de Richard pour y porter, sinon l'es- poir, au moins une consolation momenta- née.

« Vous ne croyez donc pas que la paix se fasse, Georgette? dit- il en cachant la joie que lut causait celle supposition.

Non. Je ne sais pourquoi quelque chose me dit qu'elle n'aura pas lieu. Je m'en afflige pour vous, Richard, pour ma tante et pour ces nobles dames que vous avez prises en si grande amitié... »

Georgette s'arrêta. C'était la première fois qu'elle osait parler de Germaine à son cou^ sîn; mais cet instinct qui nous porte à nous

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assurer de notre malheur avait dicté ses der- nières paroles.

«Ces nobles dames s'inquiètent bien moins de notre sort que nous ne nous occupons du leur,» répondit Richard; et l'espèce d'aigreur qui se montrait dans ces paroles fut loin de déplaire à Georgelte. «Le sort nous a placé si loin d'elles, ajouta-t-il, que nos intérêts ne peuvent avoir rien de commun.

C'est ce que je me suis dit bien des fois, répondit la jeune fille en faisant tous ses efforts pour étouffer un soupir^ qu'il avait fallu une réunion de circonstances extraordinairespour loger dans notre maison les filles du sireFlavy. Mais maintenant que îa paix va se faire, sire Reornault reviendra réclamer ses droits à la main de sa cousine; tous deux iront ha- biter leur noble manoir. Près d'un mari qu'elle aime... car vous avez bien vu qu'elle l'aime, Georgelte? »

Georgelte ne répondit point.

«La demoiselle Germaine , continuu-t-il ,

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ne conservera pas longtemps le souvenir de nous tous, et si je trouve la mort en com- battant contre les Anglais, elle ne saura pas même que l'obscur bourgeois est tombé au champ d'honneur. »

La tristesse subite de Richard, l'indiffé- rence qu'il venait d'affecter d'abord sur le sort des deux sœurs, tout alors était expliqué pour la pauvre Georgette. Non -seulement Richard était amoureux, mais Richard était jaloux de Regnault de Flavy. La découverte de ce mystère déchirait le cœur de celle dont toutes les espérances de bonheur s'écrou- laient. Toutefois il se mêle tant de dévoue- ment à l'amour d'une femme que le cha- grin qu'elle éprouvait laissait place à sa pitié pour l'ingrat. Tant que Richard avait parlé, l'altération de sa voix, de ses traits, la pâleur de ses lèvres tremblantes attestaient la dou- leur profonde qu'il éprouvait, et le premier besoin de la jeune fille fut celui de le consoler autant qu'il lui était possible de le faire.

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« La paix n'est pas encore signée, il s'en faut bien , dit-elle en secouant la tête de l'air le plus naturel, et peut-être ni vous ni inoi ne verrons le jour les amis du duc de Bourgogne donneront la main aux amis du roi Charles.

Tout sera décidé sous peu,» dit Richard; et se levant, il se mit à marcher dans la cham- , bre avec une extrême agitation.

«C'est pour cela qu'il faut attendre avant de se réjouir ou de s'affliger, reprit Geor- gette; pour moi tout me dit que pendant longtemps encore notre position ne changera point. »

De même que l'homme qui se noie s'ac- croche à la plus faible branche, Richard s'at- tachait au pressentiment d'une jeune fille pour repousser l'idée de voir avant peu Germaine devenir la femme d'un autre, et comme tout lui semblait doux comparé à ce supplice, une sorte de calme rentra dans son âme,

i. 24

•^7^ t'Es FLAVY.

« Vous avez raison , GeoigeUe , dil-il en souriant tristement; quoique plus jeune vous vous êtes toujours montrée bien plus sage que moi , qui depuis mon enfance suis le jouet de passions extrêmes, et qui ne peux rien sentir modérément.

Moi , Richard ! . . . je ne suis au contraire qu'une pauvre fille bien faible , bien inutile dans ce monde.

INe pariez pas ainsi, bonne cousine, ré- pliqua Richard en prenant la main de Geor- gette, dont les yeux se mouillaient de pleurs; ma tante et moi nous ne désirons rien tant que votre bonheur, et quel que soit le sort que le ciel me réserve, tout sera fait pour l'assurer. »

La fin de ce discours, qui pouvait faire croire que Richard pensait à mourir, fit pâlir Geor- gette. «Dites-vous que vous ferez tout, Ri- chard? demanda- 1- elle en appuyant sur ce mot.

,7— Tout, répéta-t-il.

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Je vousverrai donc tranquille et content?

Qui peut l'être dans le temps nous vivons?» répondit Richard, croyant ainsi ca- cher son secret, tant il pensait peu que l'in- nocente fille l'eût deviné.

« Et pourtant, je vous ai vu si joyeux quand vous espériez en secret chasser les Anglais de Compiègne ! Maintenant qu'ils n'y sont plus, vous devriez être satisfait.

Je le suis, Georgette , je le suis, » dit-il. Mais cette simple observation de la jeune fille avait fait rougir Richard ; elle lui rappelait le temps son désir était de venger son père, tous ses vœux étaient pour la France, tan- dis qu'alors il souhaitait au fond du cœur la continuation de la guerre et des malheurs de son pays. « Fasse le ciel, reprit-il, que notre entreprise sur Paris réussisse !

Notre entreprise ! Est-ce que vous comp- tez accompagner l'armée?

Sans doute ; j'ai quelques intelligences dans la ville, qui ne seront peut-être pas inu-'

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tiles. D'ailleurs que iais-je ici? il vaut bien mieux aller se battre.

Se faire tuer ! dit Georgette en frisson- nant. Hélas ! quand, il y a trois jours, je voyais passer sous mes fenêtres tous ces beaux che- valiers, j'avais tant de plaisir à penser que vous n étiez qu'un bourgeois!»

Richard tressaillit : aQu'un bourgeois ! dit- il. Oui, vous avez raison, je ne puis jamais être autre chose; mais un bourgeois peut verser son sang pour le roi avec autant de vaillance qu'un seigneur. Le mien a déjà coulé bien des fois , Georgette , et pourtant je ne suis pas mort. »

Ces mots furent accompagnés d'un sourire si triste et qui exprimait si bien le regret de vivre encore que la jeune fille ne put que pousser un long soupir et lever les yeux au :'■' ciel sans répondre. « Maintenant, Georgette, continua-t-il, allez retrouver ma tante ; je ne larderai pas à vous suivre. »

Une douleur d'autant plus vive qu'il fallait

LES FLAVY. 7)']Ô

la dévorer en silence déchirait le cœur de la pauvre enfant. Elle se leva sans regarder celui qu'elle s'était flatté de voir vivre pour elle et qui voulait mourir pour une autre, et elle sortit lentement de la chambre.

Désirant échapper à tous les regards, elle gagna le petit jardin de la maison, et ses larmes purent enfin couler librement. C'est en vain que son âme était à la fois brisée par l'amour, la honte et la jalousie ; elle pleurait moins sur elle que sur Richard , elle priait pour lui. «Qu'il ne meure pas, mon Dieu! disait-elle, qu'il ne meure pas, et je suppor- terai la vue de cette femme, et je ne la mau- dirai plus, pourvu qu'il vive, pourvu que je le voie sourire. » C'est ainsi que la pauvre Geor- gette prenait du courage contre ses douleurs présentes, dans la crainte d'une douleur qui les aurait toutes surpassées. '

Après avoir passé cinq jours à Compiègne, le roi parlait le lendemain. Les ambassadeurs du duc de Bourgogne devaient le suivre ; car

3^4 I^S FLAVY.

la paix n'était point signée , mais simplement une Irève qui devait durer jusqu'à Noël, et dont Paris était excepté, Charles et son con- seil ne renonçant point au projet de marcher sans tarder contre celte ville.

Le soir qui précéda ce départ, comme on était tous rassemblés dans la salle, Richard annonça la résolution qu'il avait prise d'ac- compagner les troupes du roi jusque sous les murs de la capitale.

« Sainte Vierge ! s'écria dame Marguerite en joignant les mains, qui a pu vous inspirer une pareille idée, mon cher enfant?

Son mauvais génie sans doute, répliqua Daniel d'un air grave ; autrement aurait-il pensé à abandonner sa ville natale quand elle a si grand besoin de sa présence ?

Ma présence est inutile à Gompiègne, répondit le jeune bourgeois; mes collègues les notables feront ma besogne tout aussi bien que je pourrais la faire.

Ils empêcheront le pillage organisé des

LES FLAVÏ. 376

soldats? reprit le petit sorcier; ils tireront de leursmains les marchandises de la mère Clouet comme tu l'as fait ce matin? ou la fille de Tho- mas Putois, comme tu l'as fait il y a huit jours? Tu sais bien que le plus brave de ces vieux bourgeois ne peut voir un homme d'armes en face sans trembler de tous ses membres. Tu es le seul ici qui leur impose, qui ose les me- nacer de sire Guillaume, et qui puisse parler à sire Guillaume s'il le fallait.

Quoi! dit Germaine, que Daniel avait regardée en terminant son discours , les bourgeois ont-ils encore à se plaindre de la troupe ?

Peut-être viendra-t-il un temps, ma no- ble demoiselle, celui qui porte un glaive cessera d'en frapper ceux qui n'en portent point; mais par saintBoniface! il s'en faut bien que ce temps-là soit le nôtre, vous le savez. Une grande partie de la garnison, d'ailleurs, se compose de la compagnie de messire de Flavy, et les compagnies sont une terrible chose ;

376 LES FLAVY.

soit qu'elles nous attaquent ou qu'elles nous protègent, au bout du compte cela revient au même ; car si Ton pendait tous les brigands qu'elles renferment, il en est beaucoup oîi il resterait le capitaine ; pas toujours encore, ajouta-t-il entre ses dents.

Et Richard veut abandonner la maison quand nous avons à craindre de pareils hom- mes ! dit dame Marguerite.

lia tort, dit Daniel avec force.

Il a tort, » répéta maître Joseph, ([ui dé- sirait voir Germaine et Marie rester sous l'é- nergique protection de leur hôte.

D'après ce que venait de dire Daniel et d'après ce qu'elle savait du passé, Germaine craignait d'autant plus les excès auxquels pou- vaient se porter les soldats, qu'à son grand dé- sespoir leur chef était surtout l'objet des craintes générales et qu'elle ne l'ignorait point. La noblesse et la fermeté du caractère de Richard, le heureux hasard qui leur fai-

LES ir.Avv. 077

sait habiter la même maison, avaient été si propices jusqu'alors à la ville, qu'elle n'hésitai i pas à plaider aussi la cause de ses pauvres con- citoyens.

«S'il m'est permis de parler comme fai- sant partie de la famille et comme une sœur parle à son frère, dit-elle en tendant la main à Richard, je pense que vous vous devez avant tout aux habitants de Com- piègne.

A ses amis, dit Daniel.

A ses parents, ajouta dame Margue- rite.

Je ne partirai pas, s'écria Richard; elle ne m'aura pas en vain appelé son frère,» se dit-il tout bas.

Pour la première fois Georgette attacha sur Germaine un doux regard, a Puisqu'il reste, je ne la hais plus , » pensa-t-elle.

Quant à Daniel, la facilité avec laquelle un mot de la belle fille avait suffi pour tout ob-

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378 LES FLàVY.

tenir lui prouvait trop bien que Richard était plus amoureux, plus fou que jamais. « Peu importe, se disait-il à part lui ; tout vaut mieux pour ce cher garçon qu'un pan des murailles de Paris sur le crâne. »

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