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GABRIEL SARRAZIN
LES GRANDS
POÈTES ROMANTIQUES
DE LA POLOGNE
MICKIEWICZ — SLOWACKI — KRAS1NSKI
Librairie académique PERRJN et O'
LES
SRANDS POÈTES ROMANTIQUES
DE LA POLOGNE
DU MEME AUTEUR
(même librairie)
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GABRIEL SARRAZIN
LES
RANDS POÈTES ROMANTIQUES
DE LA POLOGNE
(ESSAIS DE LITTÉRATURE ET D'HISTOIRE)
MICKIEWICZ. — SLOWACKI. — KRASINSKI
•» Ge peuple martelé, scié en ,ieux, comme fut Isaïe, a pris dans son supplice des ailes prophétiques. Il ne marche plus, mais il vole.. . Ses fils ont écrit des poèmes sublimes...
MlCHELET.
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET Cie, LIRRAIRES-ÉDIÏEUUS
33, QUAI DES GRANDS -AOGUSTINS, 35
1906
Tous droits réservés.
A M ARIA N ZDZIECHOWSKI
Mon cher ami,
Je vous prie d'accepté?7 la dédicace de cet ouvrage. J'aurais désiré qu'il eût quelque chose de l'élan lyrique qui souleva les grands poètes de votre patrie, et qu'on y sentit frémir par endroits leur dieu inté- rieur. De la sorte, vous eussiez pris plaisir, je n'en doute point, à cette lecture, et j'aurais trouvé là ma récompense , car vous êtes vous-même, mon cher Zdziechowski, l'un des hommes que j'admire le plus. Combien j'ai toujours été frappé de vos étonnantes facultés d'intuition, et de cette divination vraiment extraordinaire grâce à laquelle vous lisez- d'avance les arrêts du Destin! Une nation qui compte clés fils tels que vous, des écrivains d'une intelligence aussi perspicace et d'un aussi grand cœur, peut avoir subi dans le passé les pires infortunes : elle a pour elle V avenir.
G. S.
PREFACE
Ces Essais sur la grande période de la poésie polonaise, je les ai écrits en l'honneur d'un peuple héroïque et malheureux, et pour plusieurs raisons que je tiens à exposer. Je me suis aperçu d'abord que le sujet n'avait été traité que par fragments, et jamais cl ensemble : il était donc comme neuf, du moins chez nous. Mon ami Edouard Schuré m'écrivait, à la date du 1er octobre 1904 : « A cha- cune de vos nouvelles études sur les poètes romantiques de Pologne, je suis frappé de la puissance de ces poètes. Ils ont tous quelque chose d'excessif et de presque forcené, mais ils sont profondément originaux et d'une imagination entraînante. Tous bardes, prophètes et vision- naires. On se sent transporté avec eux — loin du siècle des machines — à une époque où l'huma- nité était plus sauvage, mais où la taille de l'homme était plus haute, le héros plus grand, le poète plus directement inspiré. Votre volume remettra en honneur et à sa place la poésie polonaise. Car elle n'est pas connue en France. Je doute que nos meilleurs critiques en aient l'ombre d'une notion.
VIII PRÉFACE
C'est à peine s'ils connaissent le nom de Mickiewicz. Mais de ses œuvres, de son génie? Rien. Je crois donc que votre livre vient à point, pour bien des motifs. A propos de Krasinski, dont vous me par- lez, ne craignez pas de le traiter aussi largement que les autres. Votre livre doit être une synthèse de la Pologne, en ses trois bardes essentiels. »
C'est précisément, c'est en effet ce bardisme grandiose et passionné qui m'avait fasciné, moi aussi, il y a six ans, et au point que je me décidai assez vite à écrire le présent ouvrage. La poésie polo- naise de la période romantique manifeste le pre- mier et le plus haut des caractères de l'inspiration, j'entends cette liberté farouche de l'esprit créateur qui ne relève que d'elle-même, abolit les règles et conventions, réduit en poussière les canons des âges trop policés, trop ratisses, trop usés, ceux qui prennent l'artificiel pour l'Art, et sont déjà si loin de la nature et du feu primordial de l'âme, qu'ils ne pourraient pas même en soupçonner la grandeur. « Cet élan de l'âme est naturel aux peuples voisins de l'origine des choses, a dit Phi- larète Chasles. Simplicité et sincérité du mouve- ment, libre expansion des forces sympathiques de l'humanité, tel est leur lyrisme, qui apparaît mêlé de symbolisme oriental. Le cœur entier s'ouvre : la poésie en jaillit... » Ces expressions, dont le cri- tique s'est servi pour caractériser la poésie primi- tive des races celtiques et de toutes les races du
PRÉFACE IX
Nord, peuvent s'appliquer avec une égale justesse aux grands poètes romantiques de la Pologne : il n'y a qu'à lire Mickiewicz pour se convaincre qu'il est en vérité, et selon le mot de Renan, « une sorte de géant lithuanien plein de la sève des grandes races au lendemain de leur éveil, fraîchement né de la terre » ; et, de même, Slowacki et Krasinski, ses deux rivaux, sont des bardes.
J'avais une autre raison de porter un intérêt spécial à mon sujet. Outre Y extraordinaire gran- deur du lyrisme, je constatais ici l'influence directe et toute-puissante de la Poésie sur une nation. Car il faut bien s'imaginer — et j'ajoute qu'on n'a pas la moindre idée de la chose, dans l'Europe occidentale — que la grande poésie de l'époque romantique, en Pologne, « y est devenue, du fait des circonstances, un élément important, sinon le seul élément d'éducation nationale, pour la jeunesse ». Là-dessus, je cède la parole à l'un des publicistes polonais lesplus éminents du xixe siècle, Julian Klaczko :
Dans un pays où la foi est tracassée et soupçonnée comme symptôme de mauvaises dispositions; où les universités et les écoles nationales ont été supprimées, où l'enseignement se donne dans une langue étrangère; où une censure aussi ombrageuse que craintive surveille toute pensée, toute parole; où l'administration et la justice sont gérées par des étrangers; où les mœurs et les coutumes du pays sont vio- lemment déracinées; où tout souvenir du pays est détruit
X PREFACE
ou sévèrement puni; où la police est toujours aux aguets, la menace et le châtiment toujours suspendus sur les têtes ' ; dans un tel pays, la vie morale, qui, quoi qu'on puisse dire, n'est autre que la vie nationale, ne trouve de refuge que dans la religion et dans la poésie.
En Pologne, la poésie partage la direction des âmes avec le catholicisme, si même elle n'empiète pas sur lui. Les œuvres d'imagination n'y constituent pas, comme en Occident, le charme de l'esprit; on ne les lit pas dans des salons et on ne les discute pas en toute liberté de parole. Ces poèmes ont été composés à l'étranger, par des exilés; ils sont importés du dehors et dévorés dans le mystère, dans la nuit, au milieu d'amis éprouvés de longue date et qui ont juré le secret; les portes sont verrouillées, les volets clos; un fidèle est aposté dans la rue pour donner au besoin l'alarme. Après des lectures ainsi plusieurs fois répétées, haletantes, fiévreuves, les pages sont livrées aux flammes ; mais les vers se sont incrustés dans toutes les mémoires, et rien ne les fera plus oublier. C'est ainsi que la pauvre jeunesse entend le langage brûlant de ses poètes, le seul qui lui parle de patrie, de liberté, d'espoir, d'avenir, de vertu et de combat. Un écrivain polonais a fait la remarque, profonde de vérité, que l'histoire ne saurait peut-être montrer que deux peuples qui aient reçu une éducation exclusivement poétique : la Grèce dans les temps anciens et la Pologne au xixe siècle2.
Voilà, certes, une peinture qui serre le cœur :
1. Ces lignes, qui datent de 1862, étaient encore exactes en janvier 1904. Mais, depuis, le gouvernement russe, contraint par les événements, a légèrement desserré les liens et le bâillon de sa victime. Des ukases récents ont reconnu à peu près com- plètement la liberté de conscience en Pologne, permis, en certains cas, l'enseignement de la langue polonaise dans les écoles, aboli les règlements iniques auxquels était soumise la transmission de la propriété foncière en Lithuanie. (Voir le Bulletin polonais du 15 Juin 1900).
2. 11 y en eut un troisième : les Hébreux. A l'époque des infor- tunes de Juda et pendant la captivité, Ton put savoir ce que furent pour leur race les poètes-prophètes de la Bible. Il n'est que les rois de l'inspiration pour conforter unpeuple.
PRÉFACE XI
quelle vie spirituelle étrange et poignante! Mais se peut-il aussi rien de plus passionnant que d'apprendre qu'il est encore un pays où la Poésie joue ce magnifique rôle? Là-bas, me disais-je sans cesse, tandis que je travaillais à ce livre, là-bas, la Poésie enseigne! Là-bas, elle est reine et maî- tresse des âmes1! Là-bas, elle est une croyance! Et comme telle, elle est révérée, elle est honorée d'un culte qui semble une gageure, un miracle, au milieu d'un monde qui s'américanise partout ailleurs, et n'a plus d'autre dieu que l'argent, le hideux argent!
Ceux qui n'ont pas perdu de vue l'Idéalisme obstiné de mes précédents ouvrages, s'explique- ront maintenant que j'aie écrit ces études. Dirai-je qu'elles m'ont donné beaucoup de mal ? Le lecteur n'en doutera point, car il verra qu'il s'agissait de mêler l'histoire à la littérature, ou plutôt de fondre les deux dans une œuvre vivante, et, si possible, artiste. Ce n'était pas une petite affaire. J'ai eu la bonne fortune d'être conseillé et sou- tenu par les personnes les plus compétentes. Mes amis de l'émigration polonaise et de la Galicie m'ont prodigué les renseignements. Je prie MM. Marian Zdziechowski et Venceslas Gasztowtt, entre autres, d'agréer l'expression de ma plus
1. « Sur la poitrine des soldats polonais tombés dans les plaines de Mandchourie, on trouve le Livre des Pèlerins polonais. •>> {Bulletin polonais du 15 juin 1905.)
XII PRÉFACE
sincère gratitude : je leur dois d'avoir pu mener ma tâche jusqu'au bout. S'ils ne m'avaient sans cesse encouragé, s'ils ne m'avaient aidé à tout instant de leurs indications et de leurs travaux, s'ils n'avaient dissipé mes doutes continuels, si, enfin, ils ne m'avaient certifié à plusieurs reprises que j'étais bien dans la bonne voie et que la vision que j'ai essayé de donner ici delà Pologne roman- tique ne s'éloignait pas trop de la vérité, peut-être aurais-je trouvé le fardeau trop lourd pour mes forces.
Je ne veux pas terminer cet avant-propos sans rendre hommage à l'activité littéraire dont la Pologne n'a cessé de faire preuve, depuis la mort de ses grands poètes romantiques et jusquà nos jours. La période contemporaine est même très intéressante. Il semble que le malheur, au lieu d'abattre l'énergie intellectuelle de la nation, n'ait fait au contraire que la stimuler. Asnyk est mort, mais Mme Konopnickavit toujours, et fona célébré en 1902 les fêtes de son jubilé : avec elle, des écrivains plus jeunes, Tetmayer, Jan Kaspro- wicz, Przybyszewski, Stanislas Wyspianski con- tinuent à représenter la poésie et le drame. Dans le roman, un nom connu du monde entier : Sienkiewicz; mais il ne faudrait pas oublier pour cela Boleslas Prus, Mmc Orzeszko, Sieroszewski, Zeromski. Je pourrais citer beaucoup d'autres noms: mais il n'entre pas clans mon plan de m'occuper
PRÉFACE XIII
du tout des œuvres qui appartiennent à la seconde moitié du xixc siècle ou au temps présent. Je me borne, dans ce volume, à traiter de l'époque romantique et des trois grands hommes qui Font immortalisée. Elle restera la date capitale de l'histoire littéraire du pays.
LES
GRANDS POÈTES ROMANTIQUES
DE LÀ POLOGNE
ADAM MICKIEWICZ
SA VIE, SON TEMPS, SES COMPATRIOTES
En 1794, — et à l'heure où la France se mesurait avec l'Europe — sa vieille alliée du Nord, assaillie elle- même, faisait d'abord tête avec désespoir, puis, en- fermée dans un cercle de fer, pliant sous le nombre, soudain s'affaissait sanglante, épuisée, prisonnière, vouée désormais à un long martyre, impuissante à conjurer l'horreur de son destin. Kosciuszko venait d'être ramassé mourant sur le champ de bataille de Maciejowice et emmené en captivité. L'épée de l'ange exterminateur avait fauché dans Praga. Pour punir la chevalerie polonaise de s'être réformée trop tard, d'être restée sourde aux avertissements les plus pro- phétiques, de n'avoir tenu compte ni des terribles apostrophes de Skarga * ni de la tristesse du roi Jean- Casimir prédisant un jour à la République sa perte et son partage; d'avoir persisté dans les discordes civiles, l'imprévoyance et l'anarchie ; de ne point s'être émue de voir son armée permanente réduite à presque rien, dès 1717; de ne pas s'être levée à temps, tout entière,
1. Surnommé le Chrysostome polonais. Il vivait au xvie siècle et fut le plus grand orateur sacré de son pays.
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2 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
et ruée sur des ennemis qui ne cessaient de l'outrager, de violer son sol, intervenaient sans cesse dans ses affaires, mirent, en pleine paix, garnison dans ses provinces et dans sa capitale, obligèrent ses assemblées à délibérer sous les baïonnettes, — en expiation sans doute de cette « immense inertie », de cette « insou- ciance frivole», de ce «laisser aller honteux1 », le Ciel avait déchaîné ses fléaux et permis que la nation fût démembrée.
Mais l'instrument s'abuse toujours sur les desseins du Seigneur. De l'arrêt mystérieux d'en haut il ne sait lire que les premières syllabes, écrites en lettres de feu; il n'en voit que ce qui satisfait son instinct de con- voitise et de haine. Il n'était pas en la puissance
1. Ces expressions sont de l'émment patriote polonais Julian Klaczko (la Poésie polonaise au XIX° siècle et le Poète anonyme). Si je les répète, ce n'est certes point pour le plaisir, mais parce qu'il me fallait faire allusion, au début de cette première étude, à la période fâcheuse de l'histoire de Pologne, et qu'il y va delà dignité de l'écrivain de ne jamais celer la vérité. La constitution de la Pologne était mauvaise. La nation eut le tort d'y rester attachée trop longtemps: de là, les malheurs de cet héroïque pays. Quel peuple eût pu résister aux tempêtes continuelles que suscitaient un idéal aussi violent de liberté individuelle et des mœurs politiques orageuses à ce point? L'individualisme excessif des gentilshommes de Pologne eut sa grandeur : il provenait de l'intraitable fierté d'homme libre de chacun des membres de cette République aristocratique. Mais c'est seulement par les conces- sions entre citoyens, par l'union et par la sagesse, que les Etats se conservent. «Le liberum veto, l'élection des rois, la fréquence des confédérations, la prédominance de quelques familles, les restrictions apportées aux droits des dissidents», et enfin, et sur- tout, au xvin6 siècle, l'influence intolérable de la Russie: autant de causes d'anarchie et de ruine que les historiens ont signalées à juste titre. — Ceci dit, les Polonais ne se méprendront pas une seconde sur les sentiments que leur porte l'auteur du présent livre. Ces Essais ont justement pour but de glorifier le réveil de la Pologne au xixe siècle, et de montrer avec quelle noblesse et quel éclat elle sut se relever de sa décadence du xvnr.
ADAM MICKIEWICZ 3
des trois brigands couronnés d'aller jusqu'au bout de leur désir et de percer le cœur de l'aigle blanc. Bien qu'il l'eût touché de sa verge de fer, Dieu l'aimait, mal- gré tout, le peuple de paladins qu'il avait si longtemps préposé à la garde et au salut de l'Europe orientale. Au lendemain même de la mort qu'ils croyaient avoir infligée à la Pologne, presque aussitôt après l'orgie de sang des cruelles funérailles, voici qu'un miracle se produisit : la tombe enfanta, devint vivante. L'âme de la nation ressuscita, souleva la pierre : une merveilleuse floraison de poésie et de hauts faits s'épanouit. Une foule de Polonais s'étaient réfugiés à l'Occident : ils créèrent un nouveau chant national, qui remplaça l'an- cien, et s'éploya au-dessus de la marche de leurs légions napoléoniennes : «La Pologne n'est pas encore morte î » De capitale en capitale, les strophes vengeresses vo- lèrent, tournoyèrent en coup de sabre, s'abattirent en 1812 sur Moscou. Les héros succédèrent aux héros :1e général Dombrowski, le glorieux prince Joseph, tant d'autres sous leurs ordres, renouvelèrent les antiques exploits de la race ; et, en 1798, naissait l'immortel Adam Mickiewicz.
Il vint au monde en Lithuanie. C'est un peu la Bretagne polonaise. Réunie au xve siècle à la République, elle s'attacha fortement à celle-ci. Et elle lui prouva son amour en lui donnant, aux jours néfastes, deux des hommes qui devaient le plus l'honorer et la grandir dans son infortune : Kosciuszko le chevalier, le croisé, le saint dictateur, l'ami des pauvres, le père du peuple; et l'autre, le sublime aède, l'homme qui ne désespéra point en exil de la patrie écrasée une seconde fois; qui, par le chant, lui remit Fâme debout, la retrempa d'es- poir et de foi dans l'avenir.
Mickiewicz est le poète national de la Pologne. Et non seulement il est une des plus hautes figures de son
4 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
pays, mais il est encore une des expressions les plus caractéristiques, les plus frappantes, du grand Roman- tisme. On ne saurait le séparer de son époque, et il est d'ailleurs intéressant de voir à travers lui cette puis- sante époque romantique. Je n'ai d'autre but, en cette première étude, que de placer l'image du héros dans son cadre, c'est-à-dire de brosser autour de son portrait la physionomie de son temps et de ses compatriotes du xixe siècle.
ANNEES D ENFANCE ET DE JEUNESSE
Adam Mickiewicz appartenait à la petite noblesse lithuanienne. Il était le second fils d'un avocat de No- wogrodek. Son père avait quatre enfants, n'était pas riche, et se donnait beaucoup de mal pour nourrir sa nichée. Pendant son enfance et son adolescence, Adam entendit sans cesse parler causes, chicane, « dossiers » ; il garda le souvenir du pittoresque judiciaire et sut le rendre plus tard avec humour dans le Pan Tadeusz. Mais il préférait sans peine les contes et légendes, les chansons lithuaniennes, que sa bonne chantait en compagnie des fîleuses et qu'il retenait par cœur. Elles furent la substance de son génie.
Dans la classe à laquelle appartenait la famille de Mickiewicz, la grande préoccupation, après celle du pain quotidien, était la préoccupation patriotique. On ne se consolait point de la perte de la liberté. Avec quelle joie l'on apprenait chaque nouvelle victoire de Napoléon! Car c'était de lui qu'on attendait la déli- vrance.
ADAM MICKIEWICZ 5
Adam fat donc impressionné au plus haut point par les événements de l'année 1812. On crut d'abord au triomphe. Marchant sur Moscou, l'empereur traversait la Lithuanie, et parmi les six cent mille hommes qui le suivaient, marchaient les fameuses légions polonaises et leurs glorieux chefs, DombroAVski, Kniaziewicz, Giedroycz, Malachowski. Pour les yeux et le cœur de l'enfant, ce fut une vision indicible. « Un ange descendu du ciel dans une gloire n'aurait pas produit plus d'effet. » Il a dépeint son extase d'alors dans le Pan Tadeusz : la page est une des plus admirables de la poésie du xixe siècle; c'est la voile au vent du matin, gonflée d'es- pérance :
Année 1812! Oh! qui a pu te voir dans notre pays? Le peuple t'appelle encore l'année d'abondance, le soldat, l'année des combats; les vieillards aiment à s'entretenir, les poètes à rêver de toi. Depuis longtemps, un prodige céleste t'avait annoncée; de sourdes rumeurs couraient parmi le peuple. A l'approche du soleil printanier, d'étranges pressentiments avaient saisi Je cœur des Lithua- niens, une attente joyeuse et mélancolique comme celle de la fin du monde...
Des bandes de panaches et de bannières étincellent sur les coteaux, se déroulent sur les prairies. C'est la cavalerie. Etranges costumes. Armures nouvelles pour les yeux : comme des torrents de neige fondue se précipitent par les chemins les escadrons bardés de fer ; les shakos scintillent dans les forêts, les baïonnettes étincellent; ce sont les innombrables fourmilières de l'infanterie qui s'avancent.
Tous s'élancent vers le Nord : chevaux, hommes, canons, aigles, défilent nuit et jour; dans le ciel des lueurs flam- boient, la terre tremble, on entend comme des bruits de tonnerre.
La guerre, la guerre! Il n'est pas un coin en Lithuanie où sa rumeur n'ait pénétré ! La bataille ! Où? De quel côté ? demandent les jeunes gens. Ils saisissent leurs armes; les femmes élèvent les mains au ciel. Tous, sûrs de vaincre.
6 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
s'écrient en pleurant : « Dieu est avec Napoléon, Napoléon est avec nous. »
0 printemps, heureux qui L'a vu dans notre pays, prin- temps mémorable de la guerre, printemps de l'abondance. 0 printemps ! heureux qui t'a vu riche en blés, en verdure, étincelant d'hommes, plein d'événements et gros d'espé- rances. Je te vois encore, admirable rêve. Né dans l'escla- vage, enchaîné dès le berceau, je n'ai connu qu'un tel prin- temps dans ma vie ].
Tel avait été le rêve : on sait quel fut le réveil. Après la fatale retraite, le grand-duché de Varsovie, cette créa- tion si maigre de Napoléon, cette pauvre récompensede la fidélité polonaise, disparut de la carte d'Europe.
Quelle que soit l'époque, il faut poursuivre sa vie. L'aiguillon de la destinée personnelle, une ambition in- définie, un vague et puissant désir, tels sontles éternels ressorts de la jeunesse, même au milieu des vicissitudes publiques et de l'anéantissement des espérances natio- nales. Adam perdit son père ; la gêne se fit bientôt sentir dans cette famille privée de son chef; et l'étudiant pauvre s'en allait en 1815 continuer à l'Université de Vilna les études commencées aux Dominicains de Nowogrodek.
Il y pâlit sur les livres ; il y passa de brillants exa- mens de littérature grecque et latine, qui lui permirent de devenir professeur à Kowno un peu plus tard. Ceci, c'est le début et la fin de bien des gens : passé l'heure où ils conquirent le pain indispensable, ils n'ont plus d'histoire. Adam était au contraire élu pour un grand destin, et il en vit apparaître bientôt les signes avant- coureurs. La grande poésie et le grand amour, le génie, l'amitié, l'enthousiasme, mais aussi, mais presque aus- sitôt, l'abandon de la bien-aimée, la douleur et le déses-
1. Traduction Louis Le»er.
ADAM MICKIEWICZ 7
poir, puis la persécution russe, puis l'exil, tout fondit sur lui et lui pétrit l'âme en quelques années, pour toujours.
Entrons dans quelques détails.
En 1817, les provinces polonaises de la Russie vivaient sous un singulier régime. Alexandre Ier, souverain d'un caractère généreux, libéral, quoique impressionnable et changeant, avait octroyé une constitution à la Po- logne proprement dite, c'est-à-dire aux régions de la Vistule. Mais le lieutenant du Tsar à Varsovie, le grand- duc Constantin, son frère, riait de la charte, la violait, humiliait les officiers polonais, introduisait les coups de bâton dans l'armée. A partir de 1820, on ne convoqua plus la Diète, qui ne voulait point se réduire au rôle de Chambre d'enregistrement des décisions de l'exécutif. La Lithuanie n'était guère mieux traitée. Elle eut quelques années de paix, grâce à l'influence dont jouis- sait à Pétersbourg le plus puissant de ses magnats, le prince Adam Czartoryski, ami d'enfance de l'empereur. Puis, revenu sur la fin de son rèffne à l'autocratie furieuse, Alexandre livra cette malheureuse province à la tyrannie du sénateur Nowosiltzof.
C'était l'époque où l'Europe se creusait partout de mines, d'associations patriotiques secrètes, destinées à saper, puis à faire sauter la Sainte-Alliance et le sys- tème de Metternich. Mickiewicz et cinq de ses cama- rades de l'Université de Vilna, Thomas Zan, Jean Czeczot, Malewski, Jezowski, Pietraszkiewicz, consti- tuèrent dans l'ombre la société des Philomathes, ou amants de la patrie. Les Philomathes s'engageaient « à travailler toute leur vie au bien de leur pays, à cul- tiver la science et la vertu, à entraîner par leur exemple les autres jeunes gens » . Ce noble programme fut rempli . 11 se répandit peu à peu dans toute la Pologne et abou- tit à l'insurrection de 1830. Le poète le résuma en une
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des maximes les plus idéalistes qu'on ait vues : « Aie un cœur, et regarde au cœur. Proportionne ta force à tes desseins, et non tes desseins à ta force. »
Il fut rempli non seulement en politique, mais en lit- térature. L'époque était essentiellement fervente et créatrice : elle bouillonnait. Un esprit nouveau sortait de la cuve, écumant, fougueux, l'esprit romantique. Bien qu'il faille se garder de restreindre ce terme à l'art et qu'il s'applique à la vie entière de cette période, c'est pourtant au sens littéraire que je l'écris en ce moment. Suscité par la lecture de Gœthe et de Byron, Mickiewicz s'annonçait en Pologne comme le chef des novateurs. Ses émules, Alexandre Chodzko en tête, l'appelaient « l'aigle ». A la grande colère des critiques de Varsovie, les plus arriérés de l'Europe d'alors, et qui s'indignaient qu'on osât écrire des poésies autre part que dans la capitale, il imprimait ses premiers poèmes à Yilna, rajeunissait la littérature polonaise, se libérait des conventions classiques. Les beaux esprits et les lettrés des salons le raillèrent et lui dénièrent tout talent ; par contre, les étudiants lithuaniens et jusqu'au peuple, jusqu'aux domestiques et femmes de chambre, dévoraient ses livres dont ils se sentaient frères, où ils se retrouvaient, eux et la sève même -de leur sol, et leurs naïves croyances particulières.
L'esprit des légendes, le sentiment profond du ter- roir, l'âme populaire respirée de partout, c'est de quoi jeter l'ébauche d'un grand poète : pour le parfaire, pour lui donner l'expression souffrante et sublime qui prend les fibres profondes, arrache l'entière admira- tion, il y faut la douleur. Mickiewicz s'éprit d'une jeune Lithuanienne, Marie Wereszczaka; ils ne purent s'unir, elle dut en épouser un autre; et le poète souffrit jusqu'au désespoir.
Ils s'étaient connus en 1818, pendant les vacances,
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au domaine de Tuhanowicze, où résidait la famille de Marie. On souffrait moins de l'oppression russe au fond des campagnes ; on y recevait, on y riait, on s'y amu- sait à plein cœur. « Nulle part, a dit Mickiewicz, on ne mène plus joyeuse vie que dans les villages et gen- tilhommières de Lithuanie. C'est un échange ininter- rompu de gaîté, d'amour et de félicité. » Les jeunes filles causaient librement avec les jeunes gens; mais, s'agissait-il de mariage, il ne leur fallait point songer à se rebeller contre l'autorité de la famille. L'amour d'Adam et de Maryla — c'est sous ce nom qu'il célèbre son amie dans ses poèmes — était condamné d'avance. Elle n'avait plus son père, et ses frères lui destinaient pour époux un riche gentilhomme, Laurent Putkamer. Elle aimait Adam, ses lettres en font foi, mais était de ces natures timides qui ne savent pas lutter, qui préfèrent céder et souffrir. C'est pour elles qu'est faite la chanson française du xvine siècle, légère et douce complainte de leur destinée :
Plaisir d'amour ne dure qu'un moment, Chagrin d'amour dure toute la vie...
Maryla n'était pas belle ; elle avait simplement une physionomie expressive. Elle adorait les lettres et avait deviné l'extraordinaire génie de son ami. Une de ses paroles eut sur l'œuvre d'Adam la plus profonde in- fluence, et nous lui devons beaucoup pour l'avoir dite ; lorsqu'une femme voit aussi juste, elle est doublement l'inspiratrice d'un poète : elle l'est non seulement par l'amour qui rayonne d'elle, mais parles vérités qu'elle perçoit et l'intuition qu'elle a du grand art. Voici comment Adam nous a transmis l'anecdote : « Marie, après avoir écouté un pêcheur narrer un conte très intéressant, s'écria en se tournant vers moi : «Voilà de
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la poésie. Ecrivez donc quelque chose de pareil. » Je me pénétrai profondément de ces paroles, et de cet instant date ma direction poétique. »
Le jour vint où il fallut renoncer au rêve de l'infini bonheur, à la douceur d'être unis à jamais, dans ce monde et dans l'autre. La mort dans le cœur, Marie épousa Putkamer, le 2 février 1821. Six mois aupara- vant, elle avait donné rendez-vous à son poète dans le parc de Tuhanowicze, à minuit, pour l'adieu suprême. Une page déchirante des Aïeux nous a retracé la scène :
C'était la plus belle des nuits, je m'en souviens encore... juste au-dessus de moi brillait l'étoile de l'Orient : oh! je la connais bien depuis lors, nous nous saluons chaque jour. Je regarde en bas, vers l'allée : voici que, près du berceau, je l'aperçois soudain ! Avec sa robp blanche, entre les arbres sombres, elle se tenait immobile, semblable à une colonne funéraire. Elle se mit ensuite à courir comme une brise légère, les yeux baissés vers la terre, sans me regarder, et le visage très pâle. Je me penche, je regarde de côté, et je vois une larme dans ses yeux. — « Demain, dis-je, je pars. — Adieu, répondit-elle tout bas (à peine l'entendis-je). Oublie! » Moi, oublier! Ordonne donc, ma bien-aimée, à ton ombre de disparaître à l'instant, et d'oublier de courir après ton corps. C'est aisé à dire : ou- blie !
Pour belle que soit cette expression de la dou- leur d'un des plus grands poètes de tous les temps, peut-être un billet en prose de la simple femme pro- duit-il une impression aussi forte. L'art et la vie, c'est tout un : ils se rejoignent et rivalisent sur les sommets. Après le mariage de Maryla, Mickiewicz put s'entretenir encore quelquefois avec elle ; puis il fut déporté en Russie où il passa quelques années avant de pouvoir s'échapper et se réfugier en France ; à partir
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de 1824, il ne devait plus revoir sa patrie ni sa bien- aimée. C'est à Rome qu'il reçut, en 1830, la dernière lettre, si touchante, de l'amie lointaine:
Jamais, depuis notre séparation, je n'ai osé vous écrire. Voilà qu'enhardie par mon cousin Zegota, je prends la liberté de joindre quelques lignes à sa lettre, et vous remercie pour le rosaire que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Je me suis d'autant plus réjouie en le recevant que je ne m'attendais pas au bonheur d'exister encore dans votre souvenir. Je croyais que le grand monde vous avait fait oublier votre ancienne connaissance, tandis que votre image est toujours présente dans mon esprit ; chaque parole que j'ai entendue de vous résonne encore dans mon cœur. Souvent, je crois vous voir, vous entendre, mais ce sont des rêves de l'imagination. Oh! si je pouvais vous voir encore une fois sans être vue, je n'en demande pas davantage. Peut-être qu'à votre retour vous ne me trouve- rez plus au nombre des vivants; gravez alors une croix sur la pierre qui couvrira mon tombeau; je me ferai enterrer avec mon rosaire que je porte toujours avec moi. Adieu, je vous ai écrit plus que je ne devais écrire. Puissent ces lignes vous trouver en parfaite santé et aussi content et heureux que je vous le souhaite!
Marie.
Et maintenant, voici la conclusion : tout s'oublie, tout passe... Les douleurs dont on a cru mourir peu à peu se calment et s'éteignent. Il n'est vrai qu'un moment, ce cri terrible, ce cri d'abîme du chantre d'Elvire :
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !
Tout se repeuple lentement : un jour, les morts vivants s'étonnent de retrouver quelque douceur à respirer l'air de cette vallée de larmes II faut bien qu'il en soit
12 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
ainsi : sinon, la vie serait vraiment trop amère. Peu à peu, pour les deux amants, l'amour dont ils avaient tant souffert ne fut plus qu'un lointain souvenir. La femme resta au foyer, entourée et respectée des siens, doucement mélancolique; l'homme mena la vie d'orage du poète et du proscrit ; à tous deux, par delà les ruines du sentiment passager, il restait du moins un amour éternel, celui de la patrie captive. Ils avaient encore de longues années à vivre et à souffrir pour elle. Maryla mourut en 1863, Tannée même de la dernière insurrec- tion polonaise. Sa mort attesta la noblesse et la beauté de son âme. «Elle suppliait Dieu d'ajouter ses douleurs à la somme de celles qu'il avait fixées pour la ran- çon de la Pologne, et ses dernières paroles furent: Pour mon pays, pour ses martyrs. »
Aimée du plus grand poète, non seulement de la Pologne, mais de toute la race slave, sa mémoire est immortelle : le nom de Maryla sera connu de la posté- rité la plus reculée, au même titre que ceux de Laure et de Béatrix, d'Eléonore d'Esté et d'Elvire.
II
LA DEPORTATION EN RUSSIE
Nous l'avons déjà dit, le répit qu'Alexandre Ier semblait avoir accordé aux provinces de Pologne, en 1815, ne pouvait être de longue durée. En 1823, quatre pro- fesseurs de l'Université de Vilna, dont Mickiewicz, et vingt étudiants, furent inculpés du crime de patriotisme et arrêtés. Après jugement, tous furent déportés en Russie.
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Quelques-uns des détails de leur procès sont instruc- tifs, et il est bon de jeter un regard sur les figures de la commission d'enquête. On avait affaire à de tout jeunes gens ; on les chargea de chaînes et on les knouta. Plusieurs furent pris de désespoir. Marian Piasecki se précipita par la fenêtre et se cassa la jambe ; Teraïewicz se coupa la gorge. On posait des questions insidieuses, espérant tirer de la réponse une dénonciation involontaire contre tel ou tel : c'est ainsi que l'on demandait à Thomas Zan « où il avait appris l'amour de la patrie » ? L'héroïqueethabile jeune homme répondit : « Dans la grammaire de Kopczynski où le cours de troisième classe cite cet exemple : « Saint « amour delà patrie, tu n'es ressenti que parles cœurs « honnêtes. » Les inquisiteurs restèrent coi : Kopczynski était mort en 1816. Mais ils se vengèrent sur son livre, dont on détruisit tous les exemplaires que l'on put trouver. Les mêmes personnes jouaient le rôle de déla- teurs et de juges. Enfin, les sentiments et la conduite du recteur Pelikan et du procureur impérial Botwinko achèveront de nous édifier sur le compte des séides de Nowosiltzof : « Je puis dire », écrivait Pelikan dans son rapport à l'autorité russe, « que je suis parvenu par mes soins continuels à transformer tout à fait la jeunesse étudiante; si, parmi mes élèves, il se trouve quelqu'un de mal pensant, il est aussitôt dénoncé et convaincu par ses collègues. Je cherche à remplir stric- tement les instructions que Votre Excellence m'a don- nées à ce sujet. » Botwinko n'était point en reste de beauté morale avec Pelikan, ainsi qu'en témoigne cette page de son existence : « Institué tuteur de la fille mineure d'une bonne famille polonaise, il s'empara de la fortune de sa pupille, la priva de tout ce que son âge et son sexe demandaient et finit par la faire disparaître. Elle était presque oubliée, lorsque,
14 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
en 1826, elle se retrouva par un hasard extraordinaire à Smolensk, dans un convoi de gens partant pour la colonisation de la Sibérie. Plusieurs bourgeois de Smo- lensk lui donnèrent leur généreuse protection et pour- suivirent Botwinko, qui, par suite de cette découverte, fut destitué de sa charge de procureur. »
Ce qui précède n'est pas trop mal, mais il y aura aussi bien et mieux à la même époque, en Russie, avec l'atroce Araktcheïeff, auquel Alexandre a confié le gouvernail de réaction. Puis Nicolas Ier surpassera tout et tous : et rien n'égalera le supplice des prison- niers polonais knoutés à mort à Cronstadt, en 1831, sinon celui de leur compatriote Sierocinski et de ses compagnons, martyrisés plus tard en Sibérie : l'arrêt prononcé contre ces malheureux les condamnait à recevoir chacun sept mille coups de bâton ! Nicolas transplantera cinq mille familles du seul gouvernement de Podolie, enverra les recrues polonaises levées de force mourir en masse au Caucase, défendra aux étudiants lithuaniens de parler leur langue, sous peine de devenir soldats russes à vie, multipliera les confis- cations de biens, ordonnera des persécutions atroces contre les Uniates, qui refusaient de se séparer de l'Eglise latine, fera enlever de force, et par milliers, les enfants mâles de Pologne, orphelins ou pauvres, âgés de sept ans à seize, et mettra aux enchères pu- bliques leur transport dans les steppes ou aux monts Ourals ! Ces pauvres innocents, arrachés à leurs mères, folles de désespoir, moururent en masse sur le chemin. Ce sont là des forfaits inexpiables : l'homme qui commit tant d'horreurs sur un peuple, et poussa l'inconscience jusqu'à se dire un monarque chrétien, doit être au con- traire rangé parmi les émules modernes des plus féroces despotes orientaux du Moyen Age et des temps an- tiques : et ce n'est pas sans raison qu'on a pu le com-
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parer « à ces tyrans d'Assyrie que les bas-reliefs nous montrent chassant les bêtes fauves, saccageant les cités, réduisant des populations entières en servitude et leur imposant les travaux les plus durs, quand ils ne les soumettent pas aux supplices les plus raf- finés ' ».
Quel que fût le joug dont souffrît la Lithuanie, on s'y sentait encore entre compatriotes. Après leur procès, Mickiewicz et ses compagnons les Philomathes furent relâchés et laissés pendant quelque temps en liberté provisoire ; mais, le 22 octobre 1824, ils reçurent avis de leur internement dans l'Empire des tsars et furent invités à se mettre en route. Le poète traversa les neiges de la Russie, et, chemin faisant, il examinait la face de ce pays, il essayait d'en deviner l'âme; sa mé- moire en enregistrait les aspects, que sa plume devait plus tard fixer en traits d'eau-forte. L'acuité de son regard est saisissante ; on en jugera par ces visions rapides et nettes que je choisis au hasard, entre beau- coup d'autres : « Voici la contrée nue, blanche et ou- verte comme une page prête pour l'écriture; le doigt de Dieu va-t-il y écrire et, se servant d'hommes bons en guise de lettres, y tracer la vérité de la sainte foi : à savoir que l'amour doit gouverner le genre humain et que les trophées doivent être des sacrifices ? ou bien, le vieil ennemi de Dieu viendra-t-il y graver de son glaive que la race humaine doit être rivée à la chaîne, et, pour trophées, avoir des knouts? » — « Sur les plaines blanches, désertes, le vent en délire détache et projette des monceaux de neige; néanmoins la mer de neige ondule immaculée; à l'appel furieux du vent, elle se soulève de son lit, et, de nouveau, retombe, comme
1. Ladislas Mickiewicz, Vie d'Adam Mickiewicz, 1 vol. P. 63. Albert Savine, éditeur. 1888.
16 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
pétrifiée, immense dans son uniforme blancheur. » — « Je rencontre des hommes : aux robustes épaules, à la large poitrine, à l'épaisse encolure, ils sont, comme les animaux et les arbres du Nord, pleins de verdeur, de santé et de force. Mais le visage de chacun est comme leur pays, plat, ouvert et sauvage ; et de leur cœur, comme de volcans souterrains, le feu n'a pas encore monté à leur visage, ni ne brûle sur leurs lèvres enflammées, ni ne se refroidit dan? les sombres rides de leur front, comme sur les visages des hommes de l'Orient et de l'Occident, sur lesquels ont passé tant de traditions et d'événements, de regrets et d'es- pérances, que chaque visage y est le mémorial d'une nation. » — « Ces routes, qui les parcourt? Ici, à toutes brides, la cavalerie se précipite, couverte de neige; et, de côté et d'autre, en rangs noirs, l'infan- terie s'avance, massée entre les canons, les chariots, et les kibitkas. Ces régiments, sur un ukase impérial, arrivent de l'Orient pour combattre le Nord ; et ces autres Vont du Nord au Caucase. Nul d'entre eux ne sait où ni pourquoi il va; et nul ne le demande. Ici, l'on voit le moujik au visage bouffi, aux petits yeux obliques. Et là-bas, un pauvre paysan d'un village lithuanien, pâle et triste, se traîne d'un pas maladif. Ici reluisent des fusils anglais, là des arcs aux cordes gelées, que portent des Kalmouks. Leurs officiers? Ici, un Alle- mand, en calèche, tout en fredonnant une poésie senti- mentale de Schiller, assène des coups de poing dans le dos à des soldats qu'il rencontre; là, un Français, tout en nasillant un air libéral, philosophe errant, cherche carrière : le voilà qui cause avec un chef kal- mouk des moyens d'acheter à meilleur compte des vivres pour l'armée. Qu'importe s'ils font mourir de faim la moitié de cette racaille ? Ils pourront piller la moitié de la caisse, et s'ils s'y prennent adroitement,
k.
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le ministre les élèvera d'une classe et le Tsar les déco- rera pour l'économie de leur gestion '. »
Promené de ville en ville, selon le bon plaisir de l'autocrate, interné successivement à Pétersbourg^ et à Odessa, autorisé ensuite à résider à Moscou, puis à revenir à Pétersbourg,lepoète n'adoucit son exil qu'en se liant avec les proscrits polonais, les patriotes et les poètes russes. Dans le sinistre empire de Nicolas, les opposants se terraient et formaient des sociétés se- crètes. Peu après son arrivée, Adam connut les prin- cipaux Décembristes, petite élite de penseurs, de ju- ristes, de républicains : ils représentaient l'éveil de la Russie libérale, projetaient d'émanciper leur pays et de saisir à cet effet la première occasion qui leur paraîtrait favorable. Cette noble aristocratie intelle- ctuelle échoua dans son entreprise de 1825 ; les chefs de l'insurrection furent exécutés, les simples conspirateurs envoyés en Sibérie ; et Nicolas inaugura son règne d'une façon tout à fait digne de sa renommée future, en déclarant, dans son manifeste du 13/25 juillet 1826, « quil avait vu avec plaisir les plus proches parents renier et livrera la justice les malheureux sur lesquels planait le soupçon de complicité ».
Plus tard, échappé de Russie, Mickiewicz ne son- geait jamais sans une angoisse à ce noble groupe des Pestel, des Ryleev, des Bestoujev, des Mouraviev- Apostol; il écrivait pour eux cette admirable pièce :
A mes amis russes
Vous, vous souvenez-vous de moi? Moi, je ne puis rêver à ceux de mes amis qui sont ou morts, ou en exil, ou au fond des
1. Le Chemin de la Russie. Chefs-d'œuvre poétiques d'Adam Mickiewicz. 1 vol. Charpentier. Traduction Ladislas Mickiewicz.
2
18 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
cachots, sans songer à vous : vos figures étrangères ont droit de citoyenneté dans mes rêves.
Où êtes-vous, maintenant ? Le noble cou de Ryleev, que je serrais fraternellement dans mes bras, a été, sur un ordre du Tsar, suspendu à l'infâme gibet... Malédiction sur les peuples qui lapident leurs prophètes !
Cette main que Bestoujev, poète et soldat, me tendait, — plume et arme lui ont été arrachées, le Tsar l'a attelée à une brouette ; aujourd'hui, elle pioche dans une mine, rivée à côté d'une main polonaise.
D'autres ont peut-être été punis plus cruellement du ciel ; peut-être l'un de vous, déshonoré par une fonction et une croix, a-t-il pour des siècles troqué son âme libre contre la faveur du Tsar; peut-être que, dans ma patrie, il se rougit de mon sang et que, devant le Tsar, il s'enorgueillit, comme de services, d'œuvres maudites.
Si, du sein des nations libres, ces chants plaintifs vous parviennent jusque dans le Nord, et résonnent au-dessus de vos têtes, dans la région des glaces, puissent-ils vous augurer la liberté, comme les grues le printemps.
Vous me reconnaîtrez à ma voix !... Tant que j'étais dans les fers, en rampant silencieusement, je trompais le despote ; mais je vous dévoilais les replis de mes sentiments, et j'eus toujours pour vous la simplicité de la colombe.
Maintenant, je déverse sur le monde cette coupe de poison... L'amertume de ma parole est corrosive et brûlante; c'est une amertume distillée du sang et des larmes de ma patrie. Qu'elle corrode et consume, non pas vous, mais vos fers.
Quiconque d'entre vous élèvera contre ceci une plainte, sa plainte sera pour moi comme l'aboiement du chien, qui s'habitue au collier qu'il a longtemps et patiemment porté, à tel point qu'il finit par être prêt à mordre la main qui le détache *.
Mickiewicz devinait juste, en cette dernière strophe. La plainte qu'il avait prévue s'éleva : elle fut proférée
1. Traduction Ladislas Mickiewicz.
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quelques années après par Pouchkine. Le plus grand des poètes polonais et le plus grand des poètes russes se connaissaient : on les avait présentés l'un à l'autre à Pétersbourg ; ils s'étaient liés d'amitié et avaient fait assaut d'admiration mutuelle. « Quel génie, quel feu sacré ! » s'écriait l'auteur d'Eugène Oniégiiine, encore sous le coup d'une des célèbres improvisations de son rival. Et il ajoutait : « Que suis-je auprès d'un tel homme! » Un jour, le rencontrant dans la rue, il s'effaça : « Place à l'as », dit-il. « Le deux d'atout coupe l'as », répliqua l'autre. Ils avaient les mêmes aspirations libérales : un jour où ils se promenaient ensemble et où ils avaient été assaillis par un orage, près de la statue équestre de Pierre le Grand, Pou- chkine abrita son confrère sous son manteau, en dé- clamant contre la pose farouche du « Cavalier de bronze ' ». Mais bientôt, le lyrique moscovite mit une sourdine à son libéralisme : il s'était laissé circonvenir par les flatteries de Nicolas. L'insurrection polonaise de 1830 acheva de diviser les deux poètes. Russe avant tout, Pouchkine applaudit aux victoires de Paskévitch. Mickiewicz, par contre, cingla les bour- reaux de son pays d'invectives juvénaliennes qui in- disposèrent Pouchkine. Toutefois, ces deux grands hommes avaient trop le respect de l'ancienne amitié pour que celle-ci pût jamais tourner en haine. Lorsque Pouchkine fut tué en duel, en 1837, le barde polonais déplora sa mort dans un article ému.
On eût pu le taxer d'ingratitude, d'ailleurs, s'il ne se fût point souvenu des nobles amis russes qui le proté- gèrent contre leur propre gouvernement. L'un d'eux, le prince Galitzine, le sauva d'un grand danger. Il
1. Intitulé de la pièce que Pouchkine écrivit plus tard sur l'œuvre de Falconnet.
20 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
l'empêcha d'être envoyé aux confins de la Moscovie, dans iin désert, et obtint qu'il fût attaché à sa chancel- lerie de Moscou. Mickiewicz y vécut au milieu d'ad- mirateurs qui le choyèrent: les poètes Joukovsky et Kozlov, le prince Pierre Viazemsky, la princesse Vol- konsky. Il y publia les Sonnets de Crimée, inspirés par l'excursion qu'il avait faite dans la presqu'île pendant son internement à Odessa. Ces bijoux poé- tiques, qui resplendissent de tout l'éclat de la poé- sie orientale, furent salués d'un cri d'admiration unanime : Kozlov les traduisit en russe. Adam était, à cette date, dans le plein épanouissement de sa glo- rieuse jeunesse ; voici comment le dépeint Mme Eu- doxie Rostopchine : « C'était, dit-elle, un jeune homme brun, pâle, à la luxuriante chevelure noire, au regard inspiré, au front rêveur ; il portait, écrit sur sa personne, le présage d'un grand avenir, d'une destinée glorieuse et exceptionnelle. C'était l'auteur déjà connu de Kon- rad Wallenrod, qui était allé chercher en Crimée les inspirations brûlantes de ses divins sonnets. C'était Adam Mickiewicz, le poète devant qui tous les autresse sont inclinés depuis. » Le publiciste Polevoï complète ainsi ce portrait : « Quiconque a connu Mickiewicz, l'a aimé, non pas comme un poète (bien peu étaient en état délire ses poésies), mais comme un homme de rares qua- lités intellectuelles ; il vous attirait par la hauteur de ses vues, par l'étendue colossale de ses connaissances, et, en particulier, par une sorte de bonhomie qui lui était parti- culière. Son extérieur était plein de charme. De beaux cheveux noirs couvraient sa tête merveilleusement mo- delée; sous son large front marqué du sceau delà médi- tation, des yeux noirs expressifs brillaient de l'éclat du diamant ; son sourire était d'une douceur inexprimable. . . Tel il était dans l'état normal ; mais, quand une dis- cussion l'intéressait vivement, quand le sentiment de
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quelque vérité, de quelque idée élevée voulait jaillir de sa poitrine, alors sa figure prenait une tout autre expression. Il devenait un véritable magicien. Il ravis- sait ses auditeurs parle charme de ses improvisations, bien que notre société, uniquement composée de Russes, ne parlât habituellement que le français. »
Mais, nulle part, cette admiration qu'inspirait Mickie- vviczà ses confrères de Moscou ne se traduisit d'une façon plus touchante qu'au banquet d'adieu qu'ils lui donnèrent et où ils lui offrirent, avec une coupe qui portait leurs noms gravés, ces beaux vers mélan- coliques :
En mémoire de ta séparation d'avec nous, nous t'offrons une coupe enchantée : nos lèvres amies l'ont ensorcelée ; un talisman s'y trouve au fond.
Quand, sous un autre ciel, dans le tumulte d'un banquet, tu recouvriras de vin ce talisman, ne cherche point au fond de la coupe la joie de l'ivresse ; tu y boiras les larmes des jours écoulés.
Tu y sentiras nos regrets ; un vin mêlé de larmes ne grise pas, le chant inspiré expire sur les lèvres, mais l'écho en parvient à ceux des tiens amis dont le nom est gravé sur cette coupe.
Lis ces noms, car, à ce même moment, nous aurons frémi de ton inspiration, nous aurons partagé ta douleur ; nos cœurs auront suivi les palpitations du tien.
Parfois la coupe sonnera d'elle-même comme une montre, par la force du talisman. Ce sera notre pensée, qui, s'élançant vers toi, aura de son aile effleuré la coupe.
Non, ce n'est point pour toujours que tu gémis dans le malheur; peut-être Dieu réparera-t-il l'injustice; peut-être même, sur la terre étrangère, tes rêves prophétiques seront- ils suivis d'un heureux réveil?
Seulement, ne puise pas avec cette coupe aux eaux du Lé thé, elle ne te permettra pas d'oublier ; notre coupe, alors, grâce au talisman qui se trouve au fond, s'écrierait : Souviens-toi de nous !
22 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Cette pièce est comme une élégie : les poètes russes avaient le pressentiment que l'hôte divin les quitterait bientôt pour toujours. Ils devinaient que la Providence allait libérer ce jeune homme, le prince de la poésie slave et le plus illustre représentant des lettres dans l'Europe orientale. Mickiewicz partait alors pour sa dernière étape : il remontait à Pétersbourg, « la ville du ciel vert pâle, du froid et du granit ^ ». Mais il ne devait point s'y attarder. Bientôt il voguerait vers l'Occident. Là, il reverrait le passé dans ses rêves : ivre de la liberté reconquise, les heures mauvaises elles- mêmes lui réapparaîtraient enchantées au fond de la coupe des souvenirs ; il y boirait le vin de l'amitié loin- taine et « les larmes des jours écoulés ».
Les soupçons qu'excita la publication de Konrad Wallenrod le décidèrent en effet à brusquer les choses et à lever l'ancre. 1} lança ce poème dans la capitale des tsars, en 1826. C'était un acte d'une dangereuse audace. Sous couleur de légende et de fiction, le poète racontait l'histoire d'un Lithuanien qui s'est glissé chez l'ennemi pour l'endormir peu à peu, gagner sa confiance, puis le trahir et l'accabler. Heureusement, la censure n'aperçut pas l'idée cachée sous le voile poé- tique. Mais les patriotes polonais eurent le coup d'œil meilleur. Ils saisirent fort bien le sens secret de Konrad Wallenrod. Peu à peu, les bureaucrates qui avaient donné Y imprimatur flairèrent « quelque chose » dans cette œuvre, sans toutefois se rendre bien compte : dé- fense fut faite aux journaux de Pologne de parler du livre. Il était temps que Mickiewicz songeât à quitter le sol russe. Grâce à ses amis, il obtint un passe-port et s'embarqua, le 15 mai 1829, à Cronstadt, en grande hâte.
1. Pouchkine.
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Il était sauvé. Sa grande existence de héros de la poésie et de la liberté se transportait à l'ouest de l'Eu- rope, où il allait prendre part à ce célèbre mouvement romantique dont on a tant parlé, mais dont le retentis- sement dans Tordre de Faction n'a pas été suffisam- ment précisé jusqu'ici : nous croyons combler une lacune en mettant mieux en lumière ce dernier point, au cours des pages qui vont suivre '.
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DES CONSEQUENCES DU MOUVEMENT ROMANTIQUE EN EUROPE : HÉROS ET VOYANTS (1820-1848)
Par certains côtés, cette période de vingt-huit ans fut unique : l'enthousiasme et la grandeur d'âme y su- rabondèrent. On vit rarement tant de noblesse, de dé- sintéressement, de chevalerie. En 1792, la France seule est debout, transfigurée par l'idée nouvelle : de 1820 à 1848, le dieu intérieur embrase l'Europe romantique.
Ce vocable me semble résumer non seulement l'âme et le verbe, mais encore les « gestes2 » magnanimes de cette glorieuse époque. On a disserté à perte de vue sur le mot romantisme ; on a entassé livres sur livres pour l'interpréter. Point n'était besoin de cette abon- dante écriture. Si l'on s'était souvenu que la littérature
1. Dans son ouvrage intitulé : VEcole romantique en France, Georges Brandès a indiqué les conséquences politiques du roman- tisme : « Tout le courant romantique français », dit-il, « vient se déverser dans la révolution de 1848 » (p. 364, traduction A. To- pin). L'affirmation de Brandès est très exacte. Jenela connaissais point lorsque j'écrivais, en 1899, le chapitre qui suit.
2. Il va sans dire que j'emploie ici ce mot au sens du vieux français.
24 LÉS GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
et l'action s'accompagnent, se pénètrent, influent Tune sur l'autre, on n'eût pas ainsi gâché le temps à d'inter- minables gloses ; surtout, on n'eût pas commis l'erreur de ne prendre le terme qu'au sens littéraire et de ne voir dans le romantisme qu'un retour à l'enivrement du chant et de la pensée, par fatigue de l'action. Loin de se satisfaire d'un jugement aussi superficiel, l'on eût procédé à la façon des poètes-philosophes : s'éle- vant du vol hardi de l'intuition au-dessus de ce tiers de siècle, on l'eût aperçu d'un coup d'œil et dans l'en- semble. Et l'on eût jugé que l'activité romantique se déploya magnifiquement dans toutes les directions, se manifesta par les plus belles œuvres et les plus beaux exploits, fit revivre en Europe la grande poésie, se consuma d'efforts en faveur des nationalités esclaves et prépara leur délivrance.
Creuser notre présente assertion sur le romantisme et en démontrer la vérité dans le détail, nous n'y son- geons point, car il nous faut aller vite, et nous ne pou- vons jeter en ce chapitre que l'éclair d'un aperçu. Aussi bien cette vue nous paraît-elle indiscutable, car elle jaillit de l'histoire générale de l'époque et des actes de ses plus illustres représentants. Dès qu'on voit à l'œuvre des hommes comme Byron, Mazzini, Mi- chelet, Quinet, Lamennais, Almeida Garrett, Kossuth, Petœfi Sandor, et tant d'autres ; dès qu'on remarque à quel point leur voix est puissante sur ces nations op- primées qu'elle soulève, et combien elle encourage ou suscite les fameuses prises d'armes auxquelles cer- tains d'entre eux volèrent, brûlant d'y participer de leur présence effective, soldats ou chefs, dictateurs ou simples insurgés, plus de doute, alors : on est fixé sur l'essence de ce temps. Tètes et bras sont d'accord et visent au même but : l'affranchissement des peuples. C'est Vesprit chevaleresque qui venait, non plus cette
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fois au service de la religion, mais de la liberté : sous le nom de romantisme, il rentre en scène et en bataille, aussi bouillant qu'un preux des croisades, dressé sur son cheval de guerre.
L'un des premiers, Mickiewicz, avec son coup d'œil de voyant, perçut et définit l'évolution à laquelle il allait prendre part : dans son Essai de 1824 sur Byron, et dans son Apologie du romantisme de 1829, il pénétra le nouvel « état d'âme », en glorifia la genèse, en pré- vit le développement. Les deux écrits dont je viens de citer le titre témoignent d'une intuition étonnante, mais je n'y veux cueillir qu'une ou deux phrases significa- tives, qu'il importe de relier entre elles, car elles se complètent : « Ces poètes », dit-il (il parle des romantiques du Moyen Age), « puisaient V inspiration dans Vesprit chevaleresque, et c'est chez eux qu'il y a lieu de chercher des œuvres strictement roman- tiques mais, de même que, dans l'état actuel
de V Europe, nous voyons se conserver beaucoup d'opi- nions, couver beaucoup de sentiments qui datent du Moyen Âge, de même les œuvres contemporaines de différents genres portent plus ou moins V empreinte romantique. » Ces dernières lignes sont extraites de X Apologie du romantisme ; dans son Etude sur Byron, il avait déjà dit : « Personne na mieux représenté que lord Byron les tourments de ces existences anor- males qui ont marqué le passage entre le XVIIIe et le XIXe siècle, ce voyage sans but, cette recherche des aventures extraordinaires, ces élans vers un avenir dont on n'avait encore aucune idée. » En 1842, l'on se sera fait une idée nette de l'avenir, la voile s'orientera vers un but précis, les aventures extraordinaires auront revêtu la forme d'insurrections patriotiques ou répu- blicaines, la voix des chefs du romantisme partout retentira, clairon des foules, leur existence, loin d'être
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individualiste ou anormale, sera devenue sociale ; l'illustre poète, qui enseigne maintenant les littératures slaves au Collège de France, pourra donc ajouter, dans sa leçon du 13 décembre : « Chez les Grecs même, la véritable poésie ne signifiait autre chose que V action. Malheur aux poètes , s'ilsse bornaient seulement à parler : c'est alors que la poésie leur jetterait cette guirlande de feuilles mortes dont ils seraient condamnés à s'amuser pendant toute leur vie. » De la première de ces citations à la dernière, et en trois phrases de syn- thèse, on voit le chemin parcouru : de 1820 à 1848, du Lamartine légitimiste au Lamartine chef du Gouver- nement provisoire, du Victor Hugo du Chant du Sacre à celui de la Constituante, du Lamennais première manière au fougueux adversaire de Rome, du Mickie- wicz simple poète à l'organisateur des légions polo- naises d'Italie, bref, de la poésie à l'action, toute l'évo- lution de l'Europe romantique aura défilé devant nous *.
Précisons le dessin de notre esquisse, isolons l'époque d'un contour net, appuyons sur quelques-uns de ses traits particuliers.
La phase romantique avait été précédée de l'épopée révolutionnaire et de l'épopée impériale. Mais immé- diatement, une différence importante va distinguer la période nouvelle des deux périodes qui l'ont précédée.
1. C'était une évolution fatale. L'esprit romantique la contenait en germe. Vainement pourrait-on entamer là-dessus une discus- sion superficielle, et objecter que les premiers romantiques alle- mands et français étaient furieusement réactionnaires par cer- tains côtés. Ils n'en restaient pas moins révolutionnaires sans le savoir, puisqu'ils préconisaient « une sorte de lyrisme furieux qui ne reconnaît d'autre règle que le caprice de l'artiste et ap- pliquaient à la littérature la philosophie de Fichte». De tels prin- cipes devait surgir cet individualisme sentimental, poétique et généreux, qui est l'un des caractères du romantisme.
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Moins grandiose sans doute, moins retentissante du fracas des armes, moins tumultueuse de masses d'hommes et de chocs gigantesques — elle les domine de sa supériorité littéraire. Elle recrée le grand art. Le lyrisme reparaît, plus inspiré qu'en aucun temps. Cette époque est non seulement poétique, mais poète ; elle a conscience de son héroïsme et le célèbre ; la harpe des bardes accompagne les insurrections de la liberté. La Grèce se bat, mais Byron, Shelley, Victor Hugo, Casi- mir Delavigne la chantent. L'Ode à la jeunesse, de Mickiewicz, s'échappe des poitrines polonaises en 1830, et tonne dans Varsovie insurgée. C'est une éloquence shakespearienne que celle de Kossuth : un drame se forgera par elle, et non des moindres, celui de la Hongrie levée comme un seul homme en 1848, à l'appel du dictateur, et engageant contre l'Autrichien et le Russe une véritable lutte de géants. Almeida Garrett fait le coup de feu contre le tyran Dom Miguel, est proscrit, se réfugie à l'étranger : ce soldat de la cause libérale est en même temps l'un des plus grands poètes et l'un des plus grands orateurs de son pays. Chez nous, Lamennais prépare l'explosion de 1848 et les journées de Juin par la colère sacrée des Paroles d'un croyant et du Livre du peuple, ces deux apostrophes immortelles. En pleine Angleterre de 1840, la haute pensée revêt ses méditations d'images poétiques plus véhémentes et aussi sublimes qu'aux jours d'Elisabeth ; dans ce pays, le plus pratique et le plus industriel du monde, Carlyle fouaille la bassesse de la civilisation utilitaire, lui oppose la grandeur des périodes pure- ment religieuses et morales, érige la statue des vieux héros conducteurs de peuples : ce sévère idéalisme frappe ses compatriotes en dépit d'eux-mêmes ; ils écoutent l'écrivain, se glorifient de lui, l'investissent d'une haute autorité intellectuelle. Arrive le milieu du
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siècle, et le romantisme d'idées*, battant son plein, étalera l'impétueuse poussée de ses vagues ; le Collège de France deviendra la tribune de l'Idéal moral, reten- tira de l'enseignement le plus élevé et le plus généreux qu'on ait vu : assisté de Quinet adroite, de Mickiewicz à gauche, Michelet pourra dire ajuste titre que, lors de sa plus fameuse leçon, professée devant un auditoire composé de représentants de toutes les nationalités mar- tyres, « il se sentit dans la poitrine une âme : celle de l'Europe ».
Un second trait de la noble époque romantique est, en même temps que l'originalité foncière et piquante des tempéraments, le parfait désintéressement des cœurs, l'absence des basses convoitises, des désirs de profit personnel. C'est par ce désintéressement que ces enthousiastes rejoignent les combattants de 1792 et s'élèvent au-dessus des lieutenants de Napoléon. Le Corse une fois empereur, les idées de la Révolution passèrent au second plan, effacées par l'éclat des batailles, reléguées derrière le souci de l'avancement et des dotations : beaucoup d'anciens volontaires de la République ne furent plus que d'ambitieux et chamarrés soudards ; ils ne se battirent désormais que pour se
1. J'appelle ainsi le romantisme créateur d'idéal moral, par op- position expresse à ce romantisme purement esthétique, qu'un jeune philosophe de la plus haute intelligence, prématurément enlevé aux lettres, Emile Hennequin, définissait d'une expression ingénieuse en le dénommant romantisme versificateur. Le fait est que les romantiques se scindèrent presque dès le début, et qu'ils allèrent toujours en accentuant la différence de leurs con- ceptions respectives. Je ne vois pas qu'il y ait eu d'artistes plus opposés que ces deux grands artistes : Lamennais et Théophile Gautier. Pour dépeindre comme je le sens le romantisme de beauté verbale et d'art pur, qui fut celui de Gautier et de ses dis- ciples, je proposerais, quant à moi, ce vocable qui ne prétend point à la nouveauté, mais simplement à quelque justesse : Romantisme delà Tour cV Ivoire.
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battre et parvenir ; un seul homme absorba tout et tous, à l'avantage de son grand jeu militaire et de sa tyrannie.
Mais, à partir de 1813, les choses ont changé, le mot de Gentz se vérifie : * Le mouvement révolutionnaire, suspendu en France par Napoléon, reprend dans les diverses nationalités européennes lasses de réaction et d'absolutisme. » Les colères que les rois avaient déchaî- nées contre l'Empereur font volte-face et se retournent contre la Sainte-Alliance. « Grandis, liberté allemande, au-dessus de nos cadavres ! » s'était écrié, peu avant sa mort, le noble Kœrner. L'heure des peuples est venue, en effet : la rameur européenne s'accentae d'année en année ; l'insurrection éclate successivement en Grèce, en Espagne, en Portugal, en Italie, en France, en Pologne, en Belgique ; éteint sur un point, le feu se rallume sur l'autre ; les chefs romantiques battent de plus en plus le rappel et sonnent le tocsin ; et l'année 1848 verra la levée de boucliers générale.
L'amour des « aventures extraordinaires », si ancré dans les cœurs napoléoniens et qu'exaltèrent encore les poèmes de Byron, ne cesse donc point en 1815, et loin de là : il est le trait d'union entre les deux périodes. Seulement, il ne veut plus se satisfaire de la même façon et s'est jeté par une autre route. 11 a hâte de devenir bienfaisant, utile. Comme il n'y a plus de dic- tateur impérial, d'héritier renégat de la Révolution pour comprimer les volontés, l'individualité va s'épa- nouir. Les hommes de 1820 déploient librement leur âme avec leur drapeau, la laissant parfois flotter, comme Byron, poésie au vent et jusqu'à l'excentricité tapageuse, outrancière, quitte à se concentrer, à se raidir et à mourir, au jour de la bataille. Le jeu s'est fait large, on peut donner mille formes à son opposition et à sa fantaisie belliqueuse : chanter, écrire, invectiver, professer du
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haut d'une chaire retentissante, monter sur une barri- cade, courir d'insurrection en insurrection, se mouvoir au milieu des conspirations, des émeutes, des appels aux peuples, des exils, de la lutte sans cesse reprise d'un bout à l'autre de cette Europe où s'accentue d'année en année le règne « des oppresseurs et des banquiers i » ; où l'on voit, dans les pays absolutistes, les patriotes suspendus aux gibets de Nicolas et de Metternich, et, dans les contrées libérales, la classe bourgeoise et cen- sitaire, ;< le pays légal », uniquement préoccupée de son monopole électoral et de ses intérêts économiques, n'ayant cure que d'augmenter ses richesses sous l'égide de rois et de ministres en communion étroite avec elle. Sur ce fond terne ou sinistre surgit l'Aventure roman- tique ; elle débouche sans cesse, fonce ici ou là, nous cache un moment la platitude des prudhommes et la cruauté des autocrates, chasse de nos yeux ces visions monotones, les repousse au fond de la scène de l'His- toire. Elle affecte quelque chose de libre et d'éparpillé dans l'allure ; autant d'hommes d'action, autant de « corsaires », d'indépendants compagnons ou de chefs de bandes dont plus d'un 2, par la fantaisie chevale- resque ou la sombre audace, les raids d'une vaillance folle, l'obstination dans les coups de main, l'inflexi- bilité des convictions, l'indomptable courage, ne sera point sans offrir quelque analogie avec tel ou tel capi- taine des guerres de religion. Mais nul d'entre eux n'aura le sans-pitié du xvie siècle, sa dureté d'airain.
1. Mot de Krasinski.
2. Santa Rosa, Blanqui, Barbes, Bem, Dembinski, Garibaldi, Daniel Manin, etc., etc. 11 y en eut tant et tant ! Sans doute, parmi les chevaliers romantiques de l'aventure et de l'action, certains noms retentirent plus que d'autres. Il en est que l'écho répète encore. Mais, connus ou inconnus, tous furent des héros. Les Polonais se montrèrent particulièrement épiques, ainsi qu'on le verra dans le chapitre suivant.
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L'intrépide caractère des nouveaux chevaliers de l'Aven- ture, adouci par leur amour des hommes, se parera de tendresse et de générosité. Leur annonciateur fut Schil- ler. On dirait vraiment qu'il les attendait lorsqu'il créa la figure du marquis de Posa dans Don Carlos, celle ae Max Piccolomini dans Wallenstein, et enfin les person- nages de Stauffacher et de Rudenz dans Guillaume Tell. C'est ainsi que le grand artiste prévoit le grand homme d'action, son frère, en dessine d'avance l'image, et, ce faisant, peut-être le suscite.
Telle fut l'époque, vue à vol d'oiseau, en ses grandes lignes panoramiques, en ses masses de lumière et d'ombre. Elle fut non seulement « la période héroïque et créatrice du xixe siècle », ainsi que la définissait en une expression d'une absolue justesse le regretté poète Emile Trolliet, mais une des périodes héroïques et créatrices de l'histoire du monde. C'est dire qu'elle avait un centre, un foyer : et voilà qu'en ce centre, en ce foyer, je me prends à ranger, en une sorte de cercle idéal, en une couronne de lumière incandes- cente, un petit groupe d'inspirés, de figures essentiel- lement « représentatives » de ce moment des siècles. Des lèvres ardentes de quelques grands poètes irra- diera sans cesse, sur les « iiancés de l'épée ' », le verbe qui embrase et attise. Oui, c'est du verbe poé- tique que tout sort ici-bas, c'est là la source, c'est de là que jaillit le fleuve de feu de l'action. C'est bien souvent dans la lecture des œuvres de Byron, de Shelley, de Lamennais, de Mickiewicz, de Carlyle, de Lamartine, de Victor Hugo, de George Sand, c'est au pied des chaires de Michelet et d'Edgar Quinet que les héroïques aventuriers dont nous parlions tout à l'heure prirent leur élan ou retrempèrent leur courage : c'est
1. Je reprends une expression de Kœrner.
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des quatre vents de l'Esprit qu'ils reçurent le souffle et la flamme. Héros et voyants se faisaient écho, se répondaient, communiaient non seulement dans les mêmes aspirations et dans les mêmes désirs, mais dans la même idée de la vie : ils se sentaient ici-bas «en mission», ainsi que l'écrivit l'un d'eux1; et ces spiritualistes, ces croyants — pour les définir du terme dont un autre intitulait le plus fameux de ses livres2 — brûlaient d'accomplir le mandat d'en haut.
Et voyez avec quelle puissance de fournaise il se manifeste au style de ceux qui écrivirent, à quelle chaleur intense et à quel éclat fulgurant on le recon- naît, le signe de la mission inspiratrice, l'ordre reçu Je Dieu d'appeler à l'action, aux armes! Comme ils brûlent tous du feu qui dévore l'âme, ces grands poètes de la poésie ou de la prose, depuis les précurseurs, Rousseau, Schiller, Byron, Shelley, jusqu'à ceux de la même lignée qui suivirent à peu de distance ! Ce caractère s'accentua même chez certains de ces der- niers : Carlyle, Mickiewicz, Lamennais, Hugo, Miche- let surent retrouver cette véhémence d'inspiration et de prophétie qu'on eût pu croire perdue depuis les âges bardiques. Ils eurent la vision brusque et sublime, l'apostrophe qui foudroie, l'axiome impérieux, irréfra- gable. Ces hommes furent les descendants des géants d'autrefois, des bardes du Nord ou des prophètes d'Orient : avec eux reparut la «fureur poétique», le lyrisme débordant et grandiose, l'inspiration imagée,
1. Mazzini. Voici ses fortes paroles à ce sujet : « L'antique reli- gion de l'Inde avait défini la vie: contemplation; le christia- nisme : expiation; le matérialisme du xvnr siècle, rétrogradant de deux mille ans, avait répété la définition païenne : la vie est la recherche du bien-être ; moi, je dis : la vie est une mission.» {Lettres intimes de Joseph Mazzini. 1 vol. Paris, Perrin, 1895.)
2. Lamennais.
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désordonnée, voceratrice, le verbe de tonnerre et d'éclair. Leur tempérament les soulève : ils aspirent à vaticiner devant tous, ils annoncent ce qui va venir, ils voudraient s'adresser, dans la tempête de l'enthou- siasme et du courroux, au peuple assemblé. L'un de ceux que je viens de citer, Mickiewicz, réinstaure même pleinement en sa personne l'antique modèle, la haute, la surhumaine figure : ses compatriotes l'en- tourent, et voilà que l'inspiration s'empare de son âme, il se lève, il improvise : la puissance des vers qui s'échappent alors de sa poitrine en strophes pressées et brûlantes est si incroyable, que « certains de ceux qui l'écoutent pleurent, d'autres ont des spasmes ner- veux, d'autres tombent évanouis A ».
... Il n'est vision qui ne se dissipe : l'élite roman- tique a cessé de défiler devant mes yeux, elle s'éloigne. . .
... En ce temps-là, les héros vécurent la poésie que les voyants créèrent : et telle qu'elle fut, cette Poésie d'où s'élança l'Action magnanime, telle qu'elle fut et telle que je l'aurais évoquée dans ces pages — si ma plume avait eu la puissance d'évocation qui distingua les génies d'alors — je dis que les hommes n'en ont jamais vu de plus grande.
1. Ladislas Mickiewicz, Vie d'Adam Mickiewicz, p. 197. A la page 60 du même ouvrage, le fils du poète donne encore ce dé- tail: «Il eut le don de l'improvisation à un degré extraordinaire, mais il défendait qu'on tînt la plume lorsqu'il parlait, car cela paralysait son inspiration. »
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IV
LA POLOGNE DE 1830 I GUERRIERS, POETES, AMAZONES, CHEVALIERS ERRANTS
Il n'est pas indispensable que je raconte par le menu les pérégrinations de Mickiewicz à travers l'Europe pendant les années 1829 et 1830. Les poètes ont soif de voyages, car le voyage est une source inépuisable d'extases. Sous la baguette féerique des sensations nouvelles, surgies à tous les coins de rue d'une cité célèbre, où bientôt la magie du passé, des ruines et de l'histoire, vous enivre ainsi qu'un breuvage ou qu'un songe ; en présence d'un chef-d'œuvre de musée, parmi les salles d'un palais, ou sur la terrasse qui com- mande un incomparable site; au pied de la statue d'un grand homme ou devant quelque apparition fémi- nine, irrésistible de noblesse et de grâce, entrevue à la promenade, ou contemplée dans le monde, ou des- cendant lentement les marches d'une église, — au sré des mille enchantements de la vie errante, les poètes ne cessent de s'arrêter ravis, perdus comme dans une musique: leur âme n'est plus que mélodie et que rêve. La fraîcheur des visions éveille en eux un divin cris- tal : et l'écho du monde extérieur y résonne, en notes lumineuses...
Ainsi se promena le barde polonais, de Berlin à Weimar, et de Weimar à Bonn, à Coblentz, à Heidel- berg, à Strasbourg, à Venise, et à Rome. Il faudrait — si ce n'était impossible dans un Essai — donner de nombreux détails sur son passage à Weimar et à Venise. 11 voyageait avec son compatriote Edouard
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Odyniec, dont les lettres remarquables font partie de la littérature polonaise. Weimar, c'était pour les deux Polonais, comme pour beaucoup d'Européens d'alors, «la capitale de la poésie », puisque c'était Goethe encore vivant; Venise, c'était Venise, et puis c'était le souvenir de Byron : ces deux villes rappelaient à Mickiewicz les plus fortes émotions littéraires de sa première jeunesse.
A Weimar, ils trouvèrent le patriarche conforme à sa légende. Laissons parler Odyniec :
Il a, sans exagération, quelque chose d'olympien, la taille haute, des formes amples, le visage grave, imposant, et le front... c'est précisément le front qui est olympien. Sans diadème, il brille de majesté. Les cheveux, pas trop blancs, se font rares au-dessus du front. Les yeux, couleur de bière, clairs et vifs, se distinguent encore par une par- ticularité, c'est une bordure qu'on dirait émaillée et qui entoure chaque prunelle. Adam Ta comparée à l'anneau de Saturne. Nous n'avons rien vu de pareil chez personne.
Pendant un dîner auquel les deux amis furent priés chez la belle-fille de Goethe, en l'honneur de l'anniver- saire de l'illustre vieillard, ils se sentirent dominés par cette conversation des cimes, grandiose et un peu froide, où se plaisait le roi des lettres européennes :
Gœthe, écrit encore l'ami de Mickiewicz, me domine aujourd'hui comme le colosse de Rhodes, un pied sur la vérité, l'autre sur la poésie ; et mes pauvres pensées, comme les vagues agitées par le vent, tourbillonnent devant lui, sans que je puisse même me le représenter clairement, ni le saisir. Je cherche sous le poète le devin, sous le philo- sophe l'idée et la vérité, sous l'homme le cœur et l'esprit. Je cherche en lui ce que je vois en Adam ; ma vue se voile et ma tête se trouble, lorsque, en me questionnant, je ne peux dire de lui en conscience ce que je pense d'Adam. Est-ce que, chez Gœthe, comme chez le colosse defRhodes,
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la tête seule serait éclairée de cette lumière qui permet de contempler sa gigantesque hauteur, mais qui n'élève pas plus haut le regard du spectateur?
Odyniec se trompe : il ne situait pas encore Gœthe assez haut dans l'espace. Gœthe était semblable au condor de Leconte de Lisle,
Qui dort dans l'air glacé, les ailes toutes grandes.
Ce feu qui embrase autour de soi, qui tantôt élec- trise et tantôt éblouit jusqu'à la stupeur, qui tient de l'éclair et du simoun (on va voir tout à l'heure à quel point ces images sont exactes), Odyniec avait raison de le sentir chez son compatriote. Mickiewicz représentait, lui aussi, la poésie immortelle, mais la poésie de la flamme et de la chaleur, et non point la Muse à la calme attitude, au trône dressé dans la lumière d'argent des sommets. David d'Angers se trouvait en ce moment à Weimar; il s'enthousiasma du poète polonais et entreprit de modeler son médail- lon : il le pria seulement de réciter des vers pendant la pose. Adam déclama son Faris, dédié au comte Wen- ceslas Rzewuski, qui vivait en Orient, au milieu de tribus arabes dont il était devenu l'émir :
Qu'il est heureux, l'Arabe, lorsqu'il lance son coursier du haut d'un rocher dans le désert, lorsque les pieds de son cheval s'enfoncent dans le sable avec un bruit sourd, comme l'acier rouge qu'on trempe dans l'eau ! Le voilà qui nage dans l'Océan aride et coupe les ondes sèches de sa poitrine de dauphin. Plus vite et plus vite, déjà il effleure à peine la surface des sables, déjà il s'élance dans un tour- billon de poussière. 11 est noir, mon coursier, comme un nuage orageux. Il étale au vent sa crinière d'autruche, et ses pieds blancs jettent des éclairs. Forêts, montagnes, place, place !
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« Sublime», s'écria David d'Angers, et pendant que Mickiewicz déroulait la suite des strophes, il exécuta sa remarquable effigie du poète. «Tout à coup le mé- daillon, jusqu'alors invisible», raconte Théodore Pavie, qui assistait à la scène, « se tourne de notre côté! C'est bien Adam Mickiewicz, ses tempes, jeunes encore, déjà sillonnées par l'orage; la fierté de sa lèvre, son œil bleu qui semblait noir, cette expression rêveuse où l'inspi- ration du poète et la foi du croyant confinaient à l'enthou- siasme pour la patrie. »
Bien que la scène qui précède ait été révoquée en doute par le fils du poète4, on peut, en somme, l'ad- mettre. L'anecdote qui suit est plus étrange et nos aïeux l'eussent prise pour un conte de sorcellerie :
Le 27 août 1829, veille de la fête de Gœthe, dit Holtei dans ses Mémoires, je me trouvais à Weimar. Dans une soirée donnée par Mme Ottilie de Gœthe, j'assistai à un fait qui, je dois le confesser, me jeta dans un profond étonne- ment. Mickiewicz fit circuler parmi les dames et les jeunes filles un plat sur lequel chacune, à son gré, pouvait dépo- ser sa bague, mais sous la condition de l'avoir toujours portée pendant plusieurs années sans l'ôter. Lorsqu'une quantité de bagues eût été ainsi entassée pêle-mêle, Mickie- wicz alla dans un coin, les considéra attentivement, et, tout à la ronde, les rendit une à une à leurs propriétaires qui lui étaient complètement inconnues, en devinant en même temps le nom de baptême et, je crois aussi, l'âge de chacune. Il était devenu pâle comme la mort, et des gouttes de sueur perlaient sur son front. Maintenant, chaque fois que, dans les feuilles françaises, son nom se trouve mêlé à des contes incroyables, soudain le pâle cher- cheur de bagues de Weimar réapparaît devant moi.
1. Mélanges posthumes d'Adam Mickiewicz. M. Ladislas Mickiewicz croit que son père ne se serait point prêté à cette sorte de récitation théâtrale. Pourquoi pas? Un statuaire peut être curieux de retrouver l'action lyrique surles traits d'unpoète, et celui-ci se prêter sans «cahotinage » à ce genre de pose.
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Cet esprit de divination fantastique, de rêverie voyante, accompagnait partout Mickiewicz, et je tiens à en citer un dernier témoignage. Le poète est cette fois à Venise avec Odyniec, et celui-ci raconte d'une façon délicieuse leur rêverie sous la lune :
Le crépuscule tombait tout à fait quand nous débar- quâmes sur la rive. Nous étions partis exprès si tard pour contempler au clair de lune ce lieu aux poétiques rémi- niscences d'outre-tombe. La lune, en effet, ne nous faussa pas compagnie. Elle était dans son plein. Au coucher du soleil, elle se dessinait déjà sur le firmament, mais timide et pale comme une jeune fille à la porte d'une salle de bal ; à peine le soleil couché, elle fut aussi rayonnante qu'une jeune fille qui danse, et, lorsque nous mîmes pied à terre, elle illumina successivement devant nous d'abord la rive sablonneuse et plate, puis des champs verdoyants et des arbres, ensuite une série de légers monticules et une nou- velle étendue de sables ; enfin, par delà, non'pluslalagune, mais la pleine mer. L'Adriatique paraissait tranquille et unie comme un miroir, et cependant le sourd grondement des vagues, sans doute à raison de la marée montante, se répercutait le long du rivage, au milieu du calme de la nuit que nul autre bruit et pas même un souffle de vent ne troublait. Tout à coup, du côté de la ville, commença à nous arriver le tintement des cloches sonnant l'Angelus. Nous étions sur un monticule dominant la plaine où sans doute caracola souvent Byron. Je restais assis à terre. Adam se tenait debout, appuyé contre un arbre. Je voyais à son visage le sérieux de ses pensées. Tout à coup, il appuya sa main sur mon épaule, et, me regardant dans les yeux, il me demanda : « Sais-tu qui est avec nous? » Sans ôter sa main de dessus mon épaule, il continua à parler. Ce qu'il dit, je ne l'oublierai jamais, mais je regrette sin- cèrement de n'être pas en état de le répéter. Il s'agissait de Byron et de Napoléon, les deux noms de notre siècle. « Tous deux, disait-il, avaient conscience de leur mission dans une société souillée par le xvme siècle. Tous deux dé- testaient le mal qu'ils voyaient autour d'eux et pressen-
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taient le bien vers lequel ils auraient dû guider les hommes. Ayant, chacun dans sa sphère, la force nécessaire, ils ne remplirent ni l'un ni l'autre leur mission, parce que le sen- timent de leur force, comparée à celle d'autrui, enfanta en eux un orgueil qui tua l'amour, seul capable de vaincre le mal. Byron ne fit qu'irriter et Napoléon que piétiner le mal que tous deux devinaient au sein de l'humanité et vou- laient extirper. Mais, tôt ou tard, d'autres envoyés viendront qui, avec autant de lumière et de force qu'eux, mais dans un autre esprit, esprit d'amour et d'humanité, pousseront plus loin leur œuvre, car, si cette œuvre sera jamais ache- vée avant la fin du monde, c'est ce qu'est seul à savoir Celui qui est lui-même cet Esprit et qui en a donné l'exemple au monde. >
Ainsi passaient les heures de songe fécond, d'entre- tien avec les hommes et les choses de l'univers visible et du monde d'outre-tombe. Sa dernière année d'in- souciance et d'ivresse, Mickiewicz la passa à Rome, en 1830. « Etre à Rome, disait-il, c'est le lot d'un petit nombre. Dans ma jeunesse, j'osais à peine y penser. » Il y vivait au milieu des artistes et dans la plus bril- lante société mondaine. Il visitait l'atelier de Thorwald- sen et celui d'Horace Vernet; il fréquentait chez la princesse Zénaïde Voikonsky, chez Mme de Klustine, chez ses compatriotes le comte et la comtesse Ankwicz, dont il faillit épouser la fille. Il étudiait en détail et avec amour la Ville Eternelle. «Rome, écrivait-il plus tard, est, après Nowogrodek et Vilna, l'unique ville que je connaisse beaucoup mieux que Paris. »
La réalité — et quelle terrible réalité! — l'arracha brusquement au rêve. Le 29 novembre 1830, éclatait à Varsovie la grande insurrection patriotique^ Deux jours auparavant, le barde l'avait pressentie. 11 avait éprouvé tout d'un coup un saisissement douloureux et écrit les sombres strophes : A la mère polonaise . Il ne put tou- tefois partir assez tôt ni prendre part à cette lutte de
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géants de près d'une année. Son ami, le poète Etienne Garczynski, lui avait emprunté son dernier argent pour courir s'enrôler dans les rangs des volontaires pozna- niens ; et, depuis, la Romagne soulevée interceptait presque toute communication. Il se morfondit, n'arriva à Dresde que le 19 avril 1831, ne put passer la fron- tière, et ne vit que du bord, en spectateur atterré, l'une des plus navrantes défaites de son pays : après une série de victoires et de revers, les Polonais furent écra- sés par les Russes, Varsovie emportée d'assaut, une partie de l'armée nationale refoulée sur les territoires de Prusse et d'Autriche où elle déposa les armes ; l'émigration et la dispersion par le monde allaient commencer...
Regardons d'un peu près cette formidable levée de boucliers et ses conséquences, cette épopée à laquelle participèrent jusqu'à des enfants de quinze ans : le spec- tacle en vaut la peine. Elle est unique dans l'histoire du noble peuple, cette date de 1830...
Voici que je feuillette l'ouvrage publié par Strasze- wicz en 1832 : Polonais et Polonaises de V Insurrection. Je lis le texte et regarde les figures : la vision m'en- vahit, me pénètre, le temps héroïque m'apparaît! Le voilà, ce peuple que Napoléon appelait «le vaillant peuple», ce peuple de paladins qui fut le rempart de l'Europe pendantplusieurs siècles, le voilà levé en masse et en grand apparat militaire, ceint et raidi de pied en cap pour un surhumain effort! Qu'ils sont imposants, ces portraits de sénateurs et de nonces, de généraux, de chefs d'insurgés, et ces amples manteaux qui drapent l'uniforme avec une grâce cavalière î À la ceinture, les crosses haut montantes de deux pistolets s'arrondissent sur la tunique sanglée comme une taille de femme; la cravate de 1830 s'enroule à larges plis autour du col. Certains visages sont rasés : d'autres ont de grandes
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chevelures et de puissantes moustaches retombantes. Je distingue l'extraordinaire beauté du comte César Plater, un visage de vierge guerrière; je l'avais pris d'abord pour sa cousine Emilie, l'amazone lithuanienne, commandant d'insurgés, «morte en regardant ses armes». Le comte César a les cheveux bouclés; ses traits, d'une délicatesse étrange, se virilisent dans la pose, tout liers de leur expression mâle; un buste évasé, merveilleux, achève l'image de cet être qu'on croirait un personnage de Shelley, quelque Laon* libérateur des peuples, une figure de lumière et de légende.
Raconter ici les batailles polonaises? Ne le croyez point, ce n'est pas là mon plan, c'est simplement la bravoure inouïe de ce peuple que je voudrais montrer. Voici d'abord les vieux, les grognards de l'épopée impé- riale : « Sowinski, âgé de quatre-vingts ans, s'empara du fusil d'an soldat tué, et, faisant feu jusqu'à sa der- nière cartouche, il se laissa acculer dans une petite église où il lutta à la baïonnette jusqu'au moment où il tomba percé de six coups. L'œil de ce vieillard sans jambes et d'une stature de géant (dit un officier russe) était encore animé du désir de la vengeance : ses traits respiraient l'héroïsme, et nos soldats, en pas- sant devant ce cadavre, ne pouvaient se défendre d'un sentiment de respect et d'admiration. » Aux jeunes, maintenant : « Le 25 février, Mycielski est atteint d'un biscaïen qui lui enlève trois doigts de la main gauche. A quelques minutes de là, une balle le frappe au pied et lui fait une grave blessure. Il arrache sa cravate, bande lui-même sa plaie et se précipite sur une bat- terie russe. Déjà, il avait tué de sa main plusieurs artilleurs et il enclouait le premier canon, lorsqu'arrive un nouvel éclat de mitraille qui lui fracasse la mâchoire. Un dernier coup de canon l'achève. Il était d'une force
1. Poèmes de Shelley. Laon and Cythna.
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de corps extraordinaire. » Ces lignes sont de la vie réelle : il semble déjà que nous en sortions et que nous soyons dans une autre planète guerrière avec le colo- nel Jules Malachowski, le jeune héros mystique âgé de vingt-neuf ans, un de ces visages au galbe antique, éclairé d'yeux noirs où se reflétait la passion des grandes choses. « Une mélancolie vague lui faisait fuir à dix-huit ans ce qu'à cet âge recherchent les autres. » La vie d'orage et d'éclair qu'il appelait, il la trouva dix ans plus tard ; et c'est lui qui, les cartouches épuisées, bondit à la tête de ses chasseurs et saisit la faux d'un soldat tué à ses côtés : « A moi, camarades, c'est avec cette arme que Kosciuszko combattait et triomphait! A moi, camarades, en avant! » Sa voix ton- nait; «il avait l'air d'un ange de mort moissonnant autour de lui». Hélas! quelques minutes après, il était fauché lui-même par un rival invisible et jaloux, par Azraël l'exterminateur...
Montons d'un degré encore dans la féerie des batailles avec l'émir Tadj-ul-Fekher, je veux dire le comte Wen- ceslas Pizewuski, en l'honneur duquel Mickiewicz avait composé son Faris 1 . L'émir Wenceslas est un véritable héros de rêve. Il semble une apparition fantastique et splendide : il étincelle et passe, vision équestre envolée dans la lumière d'argent... Oh! ne regardez plus ce tourbillon de vapeur lumineuse, là-bas, car s'ils ont déjà fui, le glaive et le regard de cet archange des steppes, la vision merveilleuse en vous s'est fixée, je vous le dis, et ne cessera désormais de vous trembler au cœur.
C'était en Ukraine qu'était né cet ardent chevalier romantique, assoiffé d'aventures extraordinaires, et dans la personne duquel on allait voir s'accentuer jus-
1. Faris veut dire en arabe chevalier.
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qu'au plus vif relief le type éclatant et fougeux de la vieille noblesse de Pologne. Comme il arrive aux héros du genre byronien, une fatalité pesa sur sa naissance et sur la première partie de sa vie. Il était le fils d'un des trois magnats néfastes, d'un des traîtres qui écra- sèrent dans l'œuf la renaissance de leur pays, rejetèrent la Constitution du 3 mai, annihilèrent par leur confédé- ration sacrilège les efforts de la Diète et des patriotes de Varsovie. C'est en 1792, à Targowitza, bien plus qu'à Pétersbourg et à Berlin, que fut signé par les mains les plus criminelles le second des démembrements de la Pologne. Marqué d'opprobre à jamais, le comte Séverin Rzewuski s'en fut à Vienne. Il s'y établit, et voulut que son fils prît du service dans les rangs autri- chiens. Wenceslas se battit donc contre ses compatriotes, en 1809, c'est-à-dire l'année même de la plus brillante des campagnes que firent les Polonais pendant les guerresnapoléoniennes, sous les ordres dePoniatowski. Pour comble, il était malheureux à son foyer ; son père l'avait marié à une Lubomirska, fille de la princesse guil- lotinée à Paris pendant la Terreur ; et il souffrait de l'es- prit étroit et sec de sa femme. Telle était la vie de honte, de trahison, et de misères domestiques, où le Destin semblait enchaîner ce jeune homme doué de la plus brillante fantaisie guerrière, dévoré du besoin d'exploits incomparables !
Mais il était né dans l'Ukraine de Mazeppa : comme l'hetman légendaire, il était de ceux dont les liens tombent et qui « se relèvent rois ». Tout d'un coup, if rompit ses entraves, quitta l'Europe, vola vers l'Orient.
11 apparut en Arabie, et, de sa seule présence, éblouit le désert. Cavalier incomparable, centaure et guerrier, les nomades le regardèrent comme un demi- dieu. Pleines d'admiration et d'amour, douze tribus l'élurent pour chef sous le nom de Tadj-ul-Fehher
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(Couronne de Gloire). Il vécut pendant des années à leur tête, enfin libre et prince, « respirant de toute la lar- geur de ses poumons, regardant de toute l'étendue de sa vue, secouant au vent la crinière d'autruche de son coursier, dont le front noir portait une étoile, dont les pieds blancs jetaient des éclairs ». Poésie vivante et vivant symbole de son pays, d'une chevalerie si fou- gueuse, à l'élan si romanesque ; brûlé, en outre, de l'ardeur infinie de son extraordinaire époque, consumé de passion, d'inquiétude et de rêve, idéaliste et mys- tique jusqu'à l'impossible, soulevé par le désir inex- tinguible, par l'aspiration sans limites, il était vrai- ment le frère de ces grands inspirés de Pologne qui devaient le célébrer dans leurs chants; il eût souhaité, comme eux, « d'étreindre de ses bras l'univers, pendant que sa pensée s'élancerait comme une flèche, toujours plus haut et plus haut, jusque dans l'abîme du ciel ». On dit que, dans cet Orient fasciné de sa valeur et du galop de son cheval, une jeune fille vint à l'aimer d'un amour plus fort que la mort. Ils se voyaient en secret. Elle avait un poignard au manche d'or fin ; une nuit, il la pria de lui laisser cette arme en souvenir, car il allait s'éloigner pour toujours. « Oh! si tu pars, rends-moi ce poignard, dit-elle, car je veux me tuer. » — « Adieu, fille du désert, vis de longues années. Ton poignard me mettra au tombeau. Lorsque ce désert aura englouti tout mon passé, lorsque la vie me pèsera, je me tuerai. J'ai une âme sauvage. 11 me faut un poignard, il me faut prendre avec moi ton poignard '. » Puis, comme son cheval allait l'em- porter loin de la délaissée, il voulut jeter un dernier regard vers le perron du harem : alors, la douleur l'écrasa, car elle n'y était plus, mais, au-dessous de sa
1. Poésies de Slowacki. Duma sur Wenceslas Rzewuski.
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fenêtre, l'eau s'était refermée sur un corps de femme dont le voile flottait sur l'étang...
La fin du cavalier magique ne mentit point à sa vie : elle acheva la merveille et couronna le poème. En 1831, il reparut en Ukraine, leva un escadron de volontaires, livra bataille aux Russes à Daszow, et disparut à ja- mais au milieu du combat. On ne le revit point, on ne retrouva pas sa dépouille ; nulle trace de son corps, ni de sa tombe ; personne ne put dire s'il succomba sous le fer ou s'il fut enlevé dans l'invisible, ravi vers Dieu par les milices célestes. Alors, il devint aussi fabuleux en Ukraine qu'en Arabie ; de la contrée s'éleva bientôt un vol de légendes qui vinrent tournoyer autour de son souvenir : on raconta que sa cavale favorite, Guldia, l'avait dérobé à la mort en l'emportant au plus lointain des steppes, couvert de sang et de blessures...
... Je m'éveille de pareils récits, comme du fond des rêves... Vraiment, cela fut-il? Existèrent-ils, pas- sèrent-ils à l'horizon de la planète, ces êtres d'une beauté suprême, ces êtres de songe, un Shelley, un Wenceslas Rzewuski? Vécurent-ils, ces songes de la vie? Est-il vrai qu'ils apparurent ici-bas comme un éclair, et quelqu'un les vit-il traverser l'espace ainsi que des cavaliers ailés?... Des strophes de Robert Browning ont chanté dans ma mémoire :
Ah! vîtes-vous donc un jour Shelley en face, S'arrêta-t-il et vous parla-t-il, Et vous, lui parlâtes-vous à votre tour? Comme cela semble étrange et nouveau!
.... Je traversai une lande, avec un nom à elle, Et une certaine utilité dans le monde, sans doute ; A peine en brille-t-il pourtant large comme la main Au centre des pâles lieues d'alentour.
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Car, là, je ramassai sur la bruyère Et, là, je mis dans ma poitrine Une plume de mue, une plume d'aigle ! Bien, j'oublie le reste.
Et pourtant, ces choses furent. La Pologne
touche à l'Orient : le libre steppe et ses songes y com- mencent. L'imagination chaude et fantastique de l'Asie, éblouissante et fuyante, aveuglante avec des effets de mirage, vient parfois s'y jouer dans la vie réelle, pour s'éloigner bientôt à toute vitesse et disparaître au désert
La vie réelle, la réalité ! Il nous faut maintenant y revenir, et nous allons la retrouver en Europe sous sa forme la plus dure, accompagnée de la défaite, de la misère physique et morale de l'exilé, du navrant pèlerinage sur la terre étrangère. Qu'elle allait être cruelle, la vie de cette émigration polonaise, de cette armée qui venait de s'écouler hors des frontières de la patrie, après avoir rendu à l'Europe libérale un service immense ! A la vérité, l'Europe ne s'en souvient et ne s'en soucie pas plus aujourd'hui que de cet autre bien- fait dont l'insurrection polonaise de 1794 avantagea la Révolution française en empêchant Catherine d'en- voyer trop tôt ses Cosaques contre la Convention déjà presque accablée sous le nombre : mais puisque, désor- mais, et par ces jours de jolis sentiments, l'on n'est pas loin de se piquer d'ingratitude, et qu'on se croit d'esprit supérieur pour afficher l'imbécile et commode pitrerie du cynisme et de l'indifférence, rappelons au moins l'éminent service à ceux-là qui ne veulent point oublier. Au lendemain des journées de Juillet, la'uto- crate Russe avait lancé un manifeste des plus mena-
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çants contre le mouvement français et le mouvement belge de 1830 : or, « la résistance de la Pologne assura le salut de la Révolution de Paris et de la Révolution de Bruxelles, car, pendant que Paskévitch opérait le passage de la Vistule, l'armée française avait pu entrer en Belgique, chasser les troupes hollandaises, et assurer ainsi l'indépendance du nou- veau royaume' ».
Dispersés à travers l'Europe, mais résidant plus particulièrement en France, les héroïques émigrés de 1831 passèrent d'une période de fièvre et de bataille, d'une période d'épopée, à un véritable état de stagna- tion ou même de misère. Il y a des âmes et des époques faites pour vivre dans la flamme. Les prédestinés de ces heures de feu supporteront la faim, le froid, la mitraille, l'agonie, la mort, pourvu quils se sentent vivre, même d'une vie d'ouragan et de martyre. Tel fut le temps romantique, dont les insurgés de 1830 et de 1848 furent le type vivant et, si j'ose dire, « le geste ». Et de ces révoltés patriotes, soulevés par deux fois dans toute l'Europe, de ces soldats des nationalités, les Polonais peuvent être considérés comme l'expres- sion idéale 2. Et tout a sa rançon. Les émigrés de ' 1831, qui s'étaient plu à vivre dans l'héroïsme ainsi que dans leur élément naturel, s'accommodèrent peu,
1. Lavisse et Rambaud, Histoire générale de V Europe, t. X, p. 327.
2. Henri Heine et Mazzini l'ont vu et proclamé, cet héroïsme supérieur des Polonais. « Il est étonnant, dit l'auteur de Vlnter- mezzo, de voir quelle puissance exerce à lui tout seul sur les Polonais le mot de liberté ; leurs âmes brûlent et s'entlamment en apprenant que, quelque part, on combat pour elle: leurs yeux brillent en regardant du côté de la Grèce et de l'Amérique du Sud. » Mazzini : « Devons-nous sans cesse rougir en voyant les Polonais, des hommes comme tous les autres en toutes choses, mais ardents toujours pour leur pays et prêts à mourir pour lui ? »
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par contre, de l'existence plate et famélique où il leur fallut bientôt choir, après les dernières fleurs dont on les couvrit, durant leur voyage de l'Est à l'Ouest, des frontières de Prusse et d'Autriche à celles de France. Bientôt, la faim les tenailla; les disputes, les jalousies, les récriminations les rapetissèrent et les assombrirent. On se partagea en cercles, en coteries politiques ; on fut monarchiste ou républicain, aristocrate ou démo- crate ; on passa le temps, suivant la mode des peuples du Nord, en longs conciliabules nocturnes où l'on se perdit en considérations sur les causes de la défaite, en projets de régénération, en nouveaux plans de lutte; et, les antipathies privées brochant sur le tout, l'on se tira dessus d'un camp à l'autre, dans les feuilles de l'émigration. Ce fut un peu la vieille anarchie polo- naise, qui renaissait dans l'exil. L'amertume et le mal- heur se soulageaient comme ils pouvaient.
Un certain nombre des héros de 1831 se résignèrent à la sagesse, s'adaptèrent à la vie bourgeoise, sollici- tèrent quelque place, vécurent de quelque industrie, se marièrent dans leur pays d'adoption, s'établirent sur- tout en France. D'autres restèrent fidèles à l'aventure, au danger, aux courses à travers l'Europe, à toutes les poésies de la vie; ils furent les don Quichotte de l'indépendance des peuples et de la démocratie, les chevaliers errants de la liberté. En 1848, ils contri- buèrent à ébranler les trônes absolutistes, et l'on enten- dit les coups de hache dont ils faillirent jeter à terre celui des Habsbourg ; ils combattirent jusqu'à la Répu- blique modérée du 4 septembre, et MM. Lavisse et Rambaud ont constaté cette furia militante : « Les généraux, les milliers d'officiers et de soldats polonais réfugiés en Suisse, en France, en Angleterre, recueillis et comme adoptés par les Etats à constitution libérale, formèrent désormais une force redoutable de la Révo-
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lution universelle. On les retrouvera partout où il y aura des luttes à soutenir pour la liberté bien ou mal comprise, dans les émeutes de Paris, de Berlin, de Vienne, dans les révolutions d'Italie, d'Allemagne, de Hongrie, de Roumanie '. »
Il était naturel, en effet, que ce peuple de Pologne, dont Thistoire n'avait été qu'une longue épopée géné- reuse et qui, pendant tant de siècles, avait couvert l'Europe de ses lances, il était naturel, dis-je, qu'un tel peuple ne songeât point à garder le coin du feu dans les âges suivants, ni de nos jours. Il n'avait cessé de produire des preux, alors que ce rôle semblait déjà rayé du monde, que les croisades étaient loin dans le passé, et que Cervantes avait embaumé la chevalerie errante dans son apologie mêlée de satire : Sobieski, Pulawski, Kosciuszko avaient continué en Pologne la lignée sainte, promené la bannière des paladins sous les murs de Vienne et jusqu'en Amérique, volant au secours des peuples menacés ou révoltés. Lorsque leur terre fut devenue celle des exilés et des martyrs, les légions de Pologne prirent place sous le drapeau de la Révolution et de l'Empire, se firent hacher pour la France, accomplirent de fabuleux exploits. Puis, à partir de 1830, une troupe nouvelle de héros de l'émi- gration allait encore renouer la chaîne et courir sus à tous les tyrans de l'Europe. Car c'est surtout au xixe siècle que se posa « la question des nationalités » ; de nos jours, il ne s'agissait plus, pour les cœurs valeu- reux, de délivrer le tombeau du Christ, mais la liberté, nouvelle Andromède. Ces figures polonaises de la glorieuse époque romantique sont peut-être un peu distantes, un peu pâlies, les morts vont si vite ! Que notre voix puisse arriver pourtant jusqu'à leur ombre
1. Histoire générale de V Europe ^ t. X, p. 328.
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déjà lointaine, et qu'à notre appel elle se retourne à demi.
Deux de ces fantômes étincelants ont jadis rempli l'Europe de l'éclat de leurs armes et du bruit de leurs exploits : qu'ils étaient célèbres en 1848, Bem et Dem- binski ! Ils avaient volé au secours de la Hongrie sou- levée par Kossuth et avaient mis à son service leur redoutable épée. Dembinski s'était illustré par sa retraite de Lithuanie de 1831, aussi étonnante qu'au- cune des fameuses retraites de l'histoire. Abandonné à lui-même, il avait entrepris de tourner l'ennemi en s'enfonçant dans les marais. 11 avait exécuté, avec trois mille huit cents hommes et cinq pièces de cam- pagne, cette manœuvre audacieuse au cours de laquelle, sans argent, presque sans munitions, il pénétra cent lieues plus avant dans le pays, et, poursuivi par des forces triples, évita ou repoussa plusieurs corps, enleva quelquefois leurs bagages et leurs détachements, passa quatre fleuves navigables, se créa des ressources là où tout manquait, puis, après vingt-six jours de marches continuelles, rentra à Varsovie, ramenant ses blessés et un gTand nombre de prisonniers. En récompense de ce merveilleux exploit, ses compatriotes lui offrirent un sabre portant sur la garde d'or les armes de la Pologne et de la Lithuanie, avec l'inscription suivante : « Dembinski, ton bras intrépide donnera à cet acier une trempe nouvelle; il brillera, les chaînes tombe- ront; et, par lui, l'aigle et le cavalier seront libres. » C'était là le héros qui, deux fois, se vit attribuer en 1849 le commandement en chef de l'armée hon- groise, fut vaincu à Szoreg et succomba avec la Hon- grie à Temeswar, mais ne dut peut-être ses défaites qu'à la désobéissance et à la jalousie du brillant et funeste Georgey.
Ce fut en 1848, pendant sa campagne de Hongrie,
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que Bem conquit sa légende. Il avait des parties de grand capitaine, et il eût probablement infligé à la couronne de Saint-Etienne les plus terribles défaites, sans l'intervention armée de l'autocrate russe. Général d'artillerie, épris de science, grave, réfléchi, esprit compréhensif et philosophique, Bem s'était distingué à Ostrolenka et devant Varsovie, en 1831. En 1833, il s'en était allé combattre en Portugal, sous dom Pedro. En 1848, il reparut avec un commandement dans Vienne insurgée, passa en Transylvanie, où il prit Hermanstadt, Cronstadt, rejeta les Autrichiens en Valachie, chassa Puchner du Banat et ne plia qu'écrasé par le nombre, lors de l'apparition des armées russes. Comme autrefois Charles XII, il dut passer en terri- toire turc. Il s'y fit musulman sous le nom d'Amurath- Pacha, pour échapper à l'extradition demandée par le Tsar. Il fut suivi dans cette conversion plus ou moins sincère par quelques autres capitaines polonais, qui, non contents de devenir également pachas, ima- ginèrent de pousser en vigueur le type de l'enfant perdu et de s'accentuer à cet égard dans un étonnant relief. Nous retrouverons, au cours d'un chapitre pro- chain, leur profil curieux et presque trop aventuré dans le pittoresque.
Michelet a consacré à Bem des lignes si féeriques, si merveilleuses, que je me reprocherais de ne pas les citer :
Nous l'avons connu ici, cet homme terrible, cet homme- fée qui, sans armes, chassait les escadrons, les blessait du regard, celui sur qui mollissaient les balles, celui devant qui reculaient les boulets effrayés ; nous l'avons connu, le général Bem.
Ici, il nous parut un homme doux et bon, rien de plus. Sa figure, très peu militaire, était triste. Pour être gai, il lui fallait la guerre, des combats, et terribles.
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Là, au milieu des balles, il devenait aimable, d'une bon- homie joviale. La pluie de fer, de feu, était son élément: alors, il avait l'air de nager dans les roses...
Sa légende est fondée au cœur des peuples, elle va flo- rissant chaque jour, s'enrichissant de feuilles nouvelles et de jeunes fleurs. Naguère encore, quand les volontaires de Silésie, que leur cœur poussait au Midi, s'en allaient malgré eux au Nord, sous le bâton des Prussiens : « Vous avez beau faire, disaient-ils, Bem aura raison de vous tous. 11 vit et il vivra. Les cloches, depuis mille ans, ne font que l'annoncer. Ecoutez-les : n'entendez-vous pas qu'elles disent: Bem, Bem, Bem!.. Elles sonnent et sonneront son nom éternellement.
La défaite des insurrections européennes de 1848 et de 1849 ne découragea pas les chevaliers errants de la nation polonaise. Après les glorieux vaincus dont nous venons de parler — et auxquels il faudrait joindre le baron Charles Dembowski, tué à la défense de Venise en 1849, et le général Chrzanowski, commandant en chef de l'armée piémontaise, battu à Novare la même année — Ilauke-Bosak, Marian Langiewicz, Louis Mieroslawski, reprenaient l'aventure guerrière là où les autres l'avaient laissée. Officier dans l'armée russe, allié auxRomanoff, Hauke-Bosak abandonnait sa situa- tion pour passer en 1863 aux insurgés de Pologne, lut- tait le dernier, prenait part en émigration au congrès international de la paix, commandait en 1870 une divi- sion dans le corps de Garibaldi, était tué sous Dijon ; Marian Langiewicz, officier de l'armée prussienne, puis garibaldien, professeur à l'école militaire de Cuméo, était élu dictateur de l'insurrection de 1863, battait les Russes en plusieurs rencontres, était interné en Gali- cie ; enfin, la course à la guerre du général Louis Mie- roslawski couvrait tout le champ qui s'étend entre 1830 et 1870.
Mais voici le vétéran de la grande époque et Tun de
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ses derniers survivants, celui qui s'est retiré à Zurich où il finit ses jours en ruminant ses souvenirs, l'homme que j'appellerais volontiers « le dernier des Romains », seule expression qui me semble assez sym- bolique pour représenter ce type en haut relief d'une période évanouie. J'ai nommé le colonel Sigismond Milkowski, en littérature lez, car Milkowski fut homme de plume en même temps qu'homme de guerre. Je ne crois pas qu'il y ait de personnage de cape et d'épée qui puisse rivaliser avec lez : en créant cet homme et cette existence, la réalité traça la page la plus incroyable, une page vraiment effarante par l'interminable série de vicissitudes qu'elle déroule. Elle s'achève cependant pour le mieux, et comme nous eus- sions pu le désirer: le génie de l'Aventure termina bien les choses. Dans cette histoire, il tint à montrer non seulement la richesse de son invention et la variété de ses ressources, mais aussi son tout-puissant caprice : après s'être prodigué pour le héros dont je parle, après avoir multiplié sur son chemin toutes les péripéties, tous les imprévus, tous les drames, et jeté sur l'en- semble de son épopée je ne sais quelle teinte du plus étrange pittoresque, il voulut, en fin de compte, qu'un homme pût sortir sain et sauf d'une pareille course à la guerre, la plus assaillie de périls et la plus traversée d'accidents qu'on ait vue, sans doute, au xixe siècle. Ce serait peut-être aussi le moment de noter que, derrière le décor prestigieux de leurs exploits, les chevaliers errants ont parfois vécti, dans la coulisse, les heures les plus navrantes, qu'ils ont connu la misère accablée, atroce, la maladie dans le plus complet abandon, dans l'indigence affreuse, et que leur désespoir a plus d'une fois touché la mort : par quoi leur destin s'en vient cô- toyer le nôtre, par quoi leur chevauchée se rapproche du pèlerinage plus humble de tant de leurs frères en
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existence, de tant de pauvres diables de toute condi- tion et de tout acabit... Mais arrivons aux faits, qui « parleront d'eux-mêmes » : voici cette étonnante car- rière. Sigismoncl Milkowski naît en 1824, en Podolie, d'une famille imbue de traditions patriotiques : sous les ordres de Poniatowski et de Kosciuszko, son grand- père avait fait la campagne de 1792, puis servi dans l'armée du grand-duché de Varsovie et pris part aux guerres napoléoniennes, de 1809 à 1813. Le pe- tit-fils étudie à Kiew, et, à peine sorti de l'Université, s'enrôle comme simple soldat dans la légion polo- naise de Hongrie. Promu lieutenant à Miszkolcz, il sort des rangs en haillons, sans chemise, mangé par la vermine, le casque et les bottes troués, l'uni- forme boutonné avec des aiguillettes en bois. Après la capitulation de Georgey, il passe en Bulgarie ; on l'interne à Choumla jusqu'au printemps de 1850. Le gouvernement turc le relâche ; il part pour l'Angleterre où il traverse une période de dénûment tel, qu'il lui arrive de ne manger que deux fois en neuf jours. 11 finit par trouver de l'ouvrage dans une fabrique de papiers peints; il y est manœuvre, porte l'eau, nettoie les chambres, mais, en même temps, s'affilie à la Société démocratique polonaise et étudie l'art militaire dans les traités spéciaux. Le Comité central de la démocratie européenne, présidé par Mazzini, Ledru-Rollin et autres, l'envoie comme agent en Moldavie, en 1851. Survient le coup d'Etat de décembre, qui anéantit les projets des démocrates: on oublie Milkowski. Il songe alors à revoir ses parents et gagne la Podolie, déguisé en paysan. En 1853, la guerre éclate entre les Russes et les Turcs; lez est de retour en Moldavie, où il fait venir ses deux frères ; ceux-ci sont bientôt arrêtés, l'un d'eux est fusillé, l'autre extradé et déporté en Sibé- rie; grâce à son passe-port anglais, lez échappe, tombe
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malade de désespoir, cherche asile dans une chaumière, y reste pendant deux mois, puis obtient d'être attaché à l'état-major d'Ismaïl-Pacha; mais, ayant appris que les patriotes de Moldavie préparent une levée de bou- cliers, il passe de nouveau dans ce pays. L'Autriche se met en travers du mouvement, qui avorte. Obligé de fuir la Moldavie et la Valachie, il essaie de se réfugier en Serbie, mais on ne veut point l'y recevoir ; il s'ha- bille alors en mendiant, traverse toute la Bulgarie dans cet équipage, vivant d'aumônes, et arrive à Constanti- nople, où il trouve une place d'agent dans la Compa- gnie franco-grecque Durand et Cie. Deux de ses com- patriotes, réfugiés eux aussi à Constantinople, les poètes polonais Berwinski et Brzozowski, l'engagentà écrire; il débute dans les lettres par ses Mémoires d'un vagabond, envoie des correspondances d'Orient à la Gazette de Varsovie, publie en 1857 un roman dirigé contre le servage en Podolie, donne ensuite d'autres ouvrages ayant trait à l'histoire de Pologne, à celle des pays slaves, aux affaires hongroises. A cette époque, il se peint ainsi : « J'écris, parce que, ne pouvant travail- ler avec un sabre, je travaille avec une plume, et pour remplacer l'œuvre du sabre ; je ne suis point un écri- vain, mais le substitut d'un écrivain; car mon travail m'attend, et j'attends mon travail. » Il n'aura pas à se ronger trop longtemps, car l'occasion d'en découdre se représente avec l'insurrection polonaise de 1863. Milkowski a organisé en Roumanie la légion qu'il com- mande; à peine est-il arrivé en Podolie qu'il est écrasé ; il échappe aux Russes, revient à Constantinople, puis gagne Bukarest et Paris. En 1864, le voici à Belgrade avec femme et enfants, tous mourant de faim. On lui dit que les épinards sont la nourriture la moins chère : il achète des épinards ; comme les champignons sont encore meilleur marché, la famille se nourrit de cham-
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pignons : elle a le choléra. Milkowski est allé au mar- ché vendre une casserole, afin d'avoir quelques sous pour se procurer un remède : il s'évanouit en rentrant; l'émotion qui secoue sa femme est telle qu'elle se trouve rétablie du coup. En 1866, Milkowski part pour la Suisse et se décide enfin à fixer sa vie : il s'établit à Zurich où il vivra désormais de sa plume ; sa collabo- ration à plusieurs journaux assure le pain de sa nom- breuse famille. Son style est celui d'un soldat : inapte à exprimer les émotions délicates, il n'a su peindre que les caractères forts. Sa conception de la vie est démo- cratique et positiviste : mais, en fait de fougue idéaliste et romantique, en fait d'énergie fervente et agissante, nul ne le dépassera, si tant est qu'on l'ait égalé. Dans l'un de ses romans, dont s'enthousiasma la jeunesse polonaise de 1880 et qui a pour titre : V Histoire de V ar- rière-petit-fth, le héros du livre, — qui s'appelle lez, tout comme l'auteur — rencontre à la campagne un homme de lettres distingué, beau parleur qui se plaît à représenter comme un Idéal ce qui est le devoir élé- mentaire de tout patriote : lez lui donne un soufflet. N'est-ce pas saisissant, untraitdecegenre? S'en peut-il de plus idéaliste, de plus typique, de plus caractéristique d'un homme et d'une époque? Qu'ajouterais-je qui pût peindre aussi bien de tels hommes, qui pût rendre avec une pareille vigueur une telle foi, créatrice d'une telle furia? Je crois qu'il m'est permis de clore et qu'on aura maintenant une idée de l'insurgé polonais au xixe siècle. Reposons-nous des héros avec les femmes et les poètes. Non pas que les femmes et les poètes de la Pologne romantique aient été moins héroïques que les capitaines d'aventures ; mais la destinée para leur hé- roïsme d'une beauté mélancolique ; elle l'entoura d'une sorte de halo doux au regard, et qui calme nos yeux par trop obsédés, blessés de l'éclat du fer.
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Comme dans les guerres saintes, j'entends les guerres nationales, où tout le peuple estlà, combattant pour ses autels et ses foyers, on avait vu des vierges guerrières parmi les défenseurs de la Pologne, en 1830. Antoi- nette Tomaszewska et Marie Roszanowicz gagnèrent le grade d'officier sur les champs de bataille : mais la plus illustre de ces amazones fut la comtesse Emilie Plater. Après avoir fait toute la campagne de Lithua- nie, et enduré les pires fatigues, elle mourut épuisée à la fin de l'insurrection. Elle avait mis debout son dis- trict; à la tête d'un escadron de volontaires, puis d'une compagnie dont ses chefs l'avaient nommée capitaine, elle s'était battue avec autant de sang-froid que de folle bravoure, respectée et admirée, relevant les cou- rages aux heures sombres, et, malgré sa douleur, son peu d'espoir final, essayant jusqu'au bout de les rani- mer de son ardeur patriotique et de sa grandeur d'âme. Mais, plutôt que de se réfugier en territoire prussien en même temps que les troupes de Chlapowski, et d'y être désarmée, l'héroïne passa le Niémen avec son amie, la douce et valeureuse Marie Roszanowicz, se jeta à travers forêts et marécages, puis, terrassée par les marches, les privations, les fatigues antérieures, se coucha pour ne plus se relever. Elle rendit le dernier soupir dans les bras de sa compagne, et voulut regar- der jusqu'au bout ses armes, en priant qu'on les enter- rât aussi dans sa tombe.
Contenez votre deuil, ô douces figures féminines de Pologne : Emilie Plater est morte, les dés de la guerre se sont prononcés, la Pologne succombe; et pourtant, votre rôle est fini moins que jamais : on pourrait dire qu'il commence. La plus rude partie de votre tâche est devant vous. Il va falloir maintenant vivre les mornes lendemains des jours tragiques, empêcher les vôtres de sombrer dans les abîmes de la stupeur qui
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suit la fièvre, consoler les proscrits et les condamnés. Noble Eva Felinska, les déserts de la Sibérie vous attendent; vous allez les parcourir dans l'horreur du froid et du vide pour porter à ceux de vos compatriotes qu'on y a scellés vivants ces paroles de réconfort que vous savez dire et qui tomberont comme un éclair de chaleur dans le sépulcre où frissonne leur longue et misérable agonie; quant à vous, comtesse Claudine Potocka, fille et femme de grands de Pologne, la desti- née vous a élue pour continuer en Allemagne, en Suisse et en France, cette vie de sœur de charité laïque, inau- gurée à Varsovie au milieu des blessés et des cholé- riques de l'insurrection. Vous vous déguiserez en do- mestique pour aider les patriotes les plus compromis à passer la frontière ; vous engagerez vos bijoux, ven- drez ce qui vous appartient, visiterez les dépôts de réfugiés pour distribuer aux plus pauvres d'entre eux tout ce que vous avez, et passerez entre les bénédictions des malheureux! Bien que votre santé soit des plus faibles, et que vous souffriez d'un anévrisme, vous avez congédié vos femmes de chambre, vous vous servez vous-même, vous avez coupé votre chevelure, et, de- puis la chute de Varsovie, l'on ne vous a plus vue qu'en noir ; trois ans après le dernier souffle du poète Etienne Garczynski, qui s'est éteint dans vos bras et dans ceux de Mickiewicz, voici que vous vous éteignez vous-même, ô sainte, à l'âge de trente-quatre ans, morte de labeur et de douleur, et rappelée, après votre mis- sion terrestre, au pays des ailes blanches, votre patrie première !
Dans cette peinture rapide des personnages de la Pologne romantique, qu'on n'oublie jamais Mickiewicz : qu'il reste la figure centrale du tableau... Ceux et celles que j'évoque tournent autour de leur barde, et jusqu'à cacher parfois son image ; mais vous la sentez au mi-
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lieu du cercle, n'est-ce pas, parfois invisible, toujours présente... Ce n'est pas le moment de raconter que le poète s'était fixé à Paris après 1830, qu'il y composa en 1834 le seul poème épique du xixe siècle, le Pan Tadeusz, où il fit revivre les mœurs et les types de son pays et peignit en raccourci la Pologne ; qu'il se maria la même année avec une de ses compatriotes, Céline Szymanowska ; et qu'enfin, pour vivre, il accepta en 1839 la chaire de littérature latine à l'Université de Lausanne. Je reviendrai sur ces détails biographiques, car, en ce chapitre-ci, je tiens simplement à l'entourer de ses plus illustres compatriotes, parmi lesquels ses frères enpoésiepolonaise,tous ces chanteurs enflammés de l'époque, qui aimaient tant leur patrie malheureuse, se dépensaient pour elle, et désiraient à juste titre qu'une telle ardeur ne fût ni méconnue par leurs con- temporains, ni dédaignée par la postérité.
Nulle part la floraison de poètes qui para toutes les nations européennes pendant la période romantique ne fut plus brillante qu'en Pologne. L'histoire générale, qui abrège et simplifie, ne jette à la foule que les noms des géants, ne se préoccupe que de ceux des littéra- teurs qui sont en même temps pour elle des fils, c'est- à-dire des personnages histoi-iques ; dans ses gros livres, elle n'inscrivit guère que le poète national de la Po- logne. Tout autre est la mission de l'histoire littéraire, qui recueille au contraire pieusemeut les reliques, em- baume et commémore toutes les œuvres méritantes, et répare les injustices de sa grande sœur indifférente et pressée, philistine et badaude, éprise du succès reten- tissant bien plus que de la gloire discrète, bref, par- faitement incompétente en littérature.
Nous savons donc, et par leurs œuvres et par l'his- toire littéraire, les noms, les pensées et les rythmes de ceux d'avant 1830 qui rêvèrent avec toute la Pologne
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l'affranchissement prochain de leur pays, espérèrent un moment — et de quelle espérance ! — que l'insur- rection de Tannée fameuse allait réaliser leur désir, puis déçus, navrés, inconsolables, ne perdirent cependant pas courage, se penchèrent sur le lit de martyre où l'oppresseur avait réenchaîné leur patrie toute san- glante, et cherchèrent à la ranimer de leurs chants. Malczewski avait eu le pressentiment du deuil pro- chain ; mort l'année même où parut son poème de Marie, il y avait dépeint avec un sens aigu des caractères les divisions entre la grande et la petite noblesse, et son cri fut celui du désespoir byronien : « Il tira son sabre contre la société entière, dit Mickiewicz, parce qu'il désespéra de la réussite des grands sentiments et des grandes pensées. » Mais le chœur des sphères mélo- dieuses ne se découragea point pour la disparition d'une d'entre elles; les jeunes astres continuaient à graviter autour de la Pologne, seul objet et seul amour de leurs poèmes, et projetaient sur elle l'éclat de leur musique. Ils ne ménageaient pourtant point à la patrie tant aimée ses vérités : l'observation étoffait leurs vers, et c'est toujours aux dissensions, aux luttes intestines, à la vieille et funeste anarchie polonaise qu'ils en re- viennent. Séverin Goszczynski raconta dans la langue des dieux l'acharnement de la lutte entre Polonais et Cosaques, « les injustices des uns, les révoltes des autres, qui préparèrent la catastrophe nationale et amenèrent la servitude commune ». Tel fut le sujet de son « Château de Kaniow, où ses vers courent fougueux et grands comme le Dnieper dans sa course ». Casimir Brodzinski, « remarquable esthéticien, étudia les chants populaires de Cracovie, et publia son poème de TP ies- law ». Bohdan Zaleski, «aigle des steppes, pleura sur son Ukraine, laquelle fut en quelque sorte la vallée séculaire des invasions barbares qui passaient vers
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l'Occident, puis le théâtre sanglant des combats qui préludèrent aux calamités suprêmes ; il la vit en esprit sur les monts Karpathes, faisant sa pénitence, entou- rée de tous les rois et de tous les chefs slaves ». Etienne Witwicki publia des Ballades pleines de charme. Jules Slowacki et Sigismond Krasinski s'élevèrent si haut dans leur vol qu'il y a lieu de les considérer comme des émules de Mickiewicz,etqu'ils forment avec lui l'immortelle triade de la poésie romantique en Pologne.
Plusieurs des poètes que je viens de rappeler comp- tèrent parmi les plus fidèles compagnons de Mickie- wicz. Etienne Witwicki, Séverin Goszczynski, Bohdan Zaleski, appartinrent même à son cercle intime de Paris; ce fut Bohdan qui prononça sur la tombe du poète national, en 1856, une oraison funèbre si émou- vante qu'on y sent tout le malheur d'un peuple et qu'elle bouleverse l'âme. Mais le grand ami de jeunesse d'Adam fut le poète Etienne Garczynski, mort à vingt- sept ans à Avignon, en 1833 ; son court et touchant passage à travers le monde mérite d'être raconté.
« Ceux-là qui meurent jeunes sont aimés des Dieux », disaient les anciens. Par la beauté de sa vie et la mé- lancolie de sa mort, Etienne Garczynski nous repré- sente la fleur que la funèbre moissonneuse trouva trop belle pour la laisser s'attrister et se flétrir à tous les vents de la terre, et qu'elle voulut faucher au matin dans sa fraîcheur parfaite.
11 y eut quelques destinées aussi poétiques que celle du poète Etienne Garczynski : aucune ne le fut davan- tage. Celui-ci se range parmi ces jeunes Tyrtées des guerres d'indépendance nationale qui écrivirent leurs poèmes sur des affûts, etlancèrent leurs strophes contre l'ennemi de la même ardeur que leur sabre tournoyait dans la bataille et que leurs éperons s'enfonçaient dans
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le ventre de leur cheval. De la main, ils étreignaient leur amoureuse ; puis, d'un geste, elle brillait dans l'air :
Semblable à une épousée, l'épée resplendit aux rayons du soleil. Hurrah !
Allons, braves guerriers, votre cœur ne s'allume-t-il pas? Saisissez tous l'épée, la bien-aimée. Hurrah !
Maintenant, pressez contre votre bouche les lèvres acé- rées de Tépouse chérie. Maudit soit qui l'abandonne ! Hurrah !
Que la bien-aimée chante avec joie! Que de brillantes étincelles jaillissent! La matinée de noces commence à poindre. Hurrah! Voici l'épée sainte! Voici la fiancée! Hurrah i !
Ensuite, ils périssent du feu de l'ennemi ou des fatigues surhumaines qu'ils ont endurées : leur fin se ressemble, comme leur âme ; et ils furent marqués du même signe. Le volontaire poznanien endormi au Seigneur en 1833 évoque le chasseur noir de Lûtzow tombé en 1813, le cavalier magyar tué en 1849 : ils forment un seul groupe dans le royaume des ombres, ces trois inspirés de l'épée. Kœrner, Garczynski, Petœfi Sandor ! Groupe unique, groupe d'un éclat d'archanges ! Réunion de trois héros ravis jeunes à la terre, et purs entre les purs : car ils furent ceux dont on entendit la voix sainte planer au-dessus des bataillons de toute une patrie en armes, et qui moururent pour elle.
Garczynski était né dans la Grande Pologne, en 1806. Il étudia a Berlin. Hegel y enseignait, et ses leçons influencèrent vivement le jeune Polonais, dont l'esprit se colora d'une teinte de haute culture philosophique qui lui permit d'écrire son poème de Wenceslas2, mais nuisit peut-être à ses chants guerriers. Ceux-ci, d'un
1. Kœrner, le Chanl de Vépée.
2. Sorte de Faust, moins métaphysique et plus humain.
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élan parfois superbe, ne sont point aussi irrésistibles que ceux de Kœrner : ils n'arrivent pas comme l'ou- ragan qui vous enlève: on y sent moins la trombe, le souffle dévorant, l'haleine de feu du Dieu des batailles. Les poésies de Kœrner sont vraiment parentes de cet instinct des aèdes anonymes du Folklore qui semble une force de la nature, une éruption de l'âme profonde des peuples, et défie toute comparaison.
Souffrant des poumons, Garczynski gagna l'Italie en 1829, y rencontra Mickiewicz, et s'y lia avec lui d'une étroite amitié. A la nouvelle de la Révolution de 1830, il traversa l'Allemagne comme une flèche et s'enrôla parmi les volontaires poznaniens. Il fit toute la cam- pagne, en dépit de sa santé si frêle : mais « souvent, sur les champs de bataille, après les combats du jour," il déposait sa lance et créait, au milieu des rumeurs d'un camp, ces chants nationaux que notre jeunesse aimait à répéter et qui restent, après lui, le plus beau des souvenirs1 ». Il chantait la Prière au camp, le Chant des volontaires poznaniens en marche vers la Lithuanie, les Sonnets guerriers. Il y a des notes magni- fiques dans la Prière au camp; j'en détache quelques strophes :
Aujourd'hui, ne comptons pas nos prières sur les grains du chapelet. Que les canons tonnent, que les sabres brillent, et que parte des rangs, pour unique prière, le cri : en Lithuanie, commandant, en Lithuanie !
Il n'est pas avec Dieu, celui qui met son ardeur à relire les prières de son missel. Infailliblement, Dieu tient pour celui qui agit dans la foi à la liberté. Que notre unique prière soit donc : en Lithuanie, commandant, en Lithuanie !
Elles sont belles, les vallées du Niémen ; plus beaux sont les cœurs des Lithuaniens; les Lithuaniens se joindront à nous et le parjure cessera de vivre. Qu'aujourd'hui reten-
1. Mickiewicz.
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tissent nos communes prières : en Lithuanie, commandant, en Lithuanie !
Nous élèverons l'autel de la foi, ce sera l'autel des autels, devant lequel les potentats humilieront leur front, et sur lequel nous sacrifierons le Tsar. Aujourd'hui, poursui- vons l'ennemi. En Lithuanie, commandant, en Lithuanie!
Que là où les poteaux de Boleslas brisaient les vagues, nos frères dressent notre église. J'y allumerai l'encens; car je connais la prière de vos cœurs: en Lithuanie, en Lithuanie !
La poussière que nous soulevons de notre sol est toute palpitante des reliques de nos martyrs : qu'elle monte en colonnes vers le ciel et que le ciel nous serve de témoin, — ■ de témoin de la prière vengeresse du malheur de la Pologne, du malheur de la Lithuanie !
La bonne cause noyée dans le sang, Garczynski put gagner Dresde, où il vécut quelques mois en compa- gnie de Mickiewicz. Puis il tomba gravement malade delà poitrine : les médecins le dirigèrent sur le Léman et sur l'Italie. Adam quitta Paris pour le rejoindre à Bex, d'où ils s'acheminèrent vers Avignon à petites journées. Garczynski s'y éteignit dans les bras de son ami, qu'assistait Claudine Potocka, accourue, elle aussi, au chevet d'agonisant du jeune poète de la grande insurrection polonaise. « Notre Etienne nous a quittés avant-hier, 22 septembre, à six heures du matin », écrivait Mickiewicz, « il s'est légèrement endormi pour les siècles. »
On l'enterra au cimetière d'Avignon, et son illustre frère en poésie composa pour lui l'épitaphe suivante, qu'il fît graver sur sa tombe, au-dessous d'une lyre et d'une harpe qui se croisent :
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D. 0. M.
STEPHANUS GARCZYNSKI
MILES
In bello contra Moscoviœ tyrannum Equitum posnaniensium Centurionis vices gessit
VATES
Polonorum arma virosque cecinit Patria a tyranno oppressa
EXUL
Obiit Avenione Annos natus XXVII
Ils résument à mes yeux la destinée de la Pologne romantique, ces termes lapidaires d'un son si impo- sant, d'une fierté si grave. Ils ont évoqué son héroïsme, ses poèmes inspirés, son infortune : elle tient donc en une seule inscription latine, la glorieuse époque des insurgés, des amazones, des chevaliers errants, et des poètes. Trois mots surtout s'y détachent, et d'une beauté suprême : les armes, le chant, l'exil.
V
LES GRANDS JOURS DU COLLEGE DE FRANCE (1840-1846)
Il fut une date particulièrement émouvante et célèbre dans la grande vie que nous racontons, une date où, mêlé pour sa part au plus fameux enseignement du siècle, Mickiewicz apparut à une tribune littéraire
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illustre entre toutes, surgit devant l'Europe pensante, et face à face avec un auditoire immense, au milieu de l'émotion universelle, parla de la Pologne, symbole des opprimés. A cette époque, « on le vit parfois plus qu'un homme » ; il eut les accents et le délire des poètes-prophètes de la Bible : il s'exprima sur le ton où se haussaient ces inspirés, au temps des malheurs de Juda. Qui n'a remarqué l'épisode des Cours du Collège de France, parmi les événements qui se dé- roulèrent sous le gouvernement de Juillet? Qui ne connaît la communion et le triumvirat de pensée par où trois grands esprits concentrèrent sur eux les re- gards ? Qui ne sait le retentissement de leur voixd'alors?
Cousin venait de créer, dans l'antique établissement de François Ier, la chaire de langues et de littératures slaves, et y avait appelé le poète national de la Po- logne. Bientôt, Mickiewicz alla droit à deux de ses collègues qu'il reconnut immédiatement pour ses frères, car ils haïssaient, eux aussi, l'égoïsme et la compression, percevaient les souffrances du droit et les angoisses de l'esprit, connaissaient les problèmes vitaux des sociétés modernes, se sentaient de taille à rendre les aspirations d'une grande masse d'hommes. Michelet, Quinet, Mickiewicz, s'étaient enfin rencon- trés; et ils réunirent leur puissance.
Leur verbe de tribuns lyriques s'alluma comme une flamme éblouissante au milieu du règne de Louis- Philippe. Investie du privilège politique, infatuée d'être devenue « le pays légal », la bourgeoisie censi- taire regardait le reste de la nation du haut de sa morgue prudhommesque ; hormis sa prospérité, son argent, ses intérêts matériels, son monopole électoral, rien ne l'intéressait; elle craignait toute innovation, toute générosité, toute justice, toute guerre, toute aventure. Elle subissait sans broncher les affronts
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continuels de l'Angleterre; et elle s'entendait merveil- leusement avec le roi, qui, selon l'un de ses ministres, faisait ainsi sa prière du matin : « Accordez-moi, mon Dieu, la platitude quotidienne. »
Mais la vraie France s'ennuyait, s'impatientait, bouillait dans cet air lourd. L'électricité latente se condensait peu à peu, et bien des gens pressentaient qu'un pareil régime serait tôt ou tard emporté par l'orage. En bas, les prolétaires voulaient du pain et des droits, réclamaient leur place au soleil; en haut, les poètes et les philosophes cherchaient un meilleur état social, écrivaient leurs magnifiques rêves, dé- bordaient de foi dans un prochain avenir, attendaient la rénovation universelle avec une confiance et un désintéressement qu'on ne reverra plus. En un mot, on approchait de la « Révolution du mépris», et les hommes de 1848 se préparaient à prendre possession, de la scène du monde; leur optimisme, leur naïveté, leur beauté d'âme, sont passés en proverbe.
Parmi les idéalistes auxquels il fut donné de parler en public à cette époque, Quinet, Michelet, Mickiewicz, furent sans doute — avec Lamartine — les plus élo- quents, les plus ardents, les plus magiques. Leur tempérament les jetait à la fournaise. Ils aimaient à brûler leur vie devant tous, à se dépenser sans compter; ils étaient à la fois savants, poètes, orateurs, hommes publics inspirés et littérateurs de combat.
Ils avaient un grand Idéal. Ils rêvaient d'une noble politique et d'un christianisme épuré. Une large éman- cipation intellectuelle, un patriotisme toujours en éveil, une ligne de conduite aussi fière que généreuse, et enfin l'effort sur soi-même, le perfectionnement moral, le stoïcisme et l'héroïsme, voilà ce qu'ils prêchaient. Ce grand Idéal est parfois dans l'air : si quelqu'un sait alors l'exprimer en paroles de feu, d'une voix
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magnétique et devant les hommes assemblés, il embrase l'auditoire. Sous le couvert du haut ensei- gnement des littératures et des institutions, les trois professeurs parlèrent à ceux qui les écoutaient de l'état social et politique contemporain. Ils plaidèrent pour les nationalités esclaves, rappelèrent la France à son rôle de libératrice des peuples, de chevalier de Dieu, glorifièrent l'enthousiasme qui avait soulevé les com- battants de 1792 et les avait lancés au delà des fron- tières, non seulement pour leur liberté propre, mais pour la liberté du monde. Leur parole cinglal'autocratie, l'ultramontanisme, les jésuites, signala les déviations de l'Eglise et de la Papauté, l'abandon par ces deux puissances des voies du christianisme véritable.
Ce triple enseignement fut, avec l'apparition des Girondins de Lamartine, l'événement spirituel le plus retentissant des années qui courent entre 1840 et 1848 : il fut aussi le plus important, peut-être, si l'on en juge par les conséquences d'ordre politique, moral, social, qui en découlèrent. L'émotion qu'il souleva ne se peut décrire: il défraya la presse pendant plusieurs années, et tout Paris s'en entretint. Mais c'est surtout au pied des chaires qu'il porta, c'est avant tout sur les auditeurs qu'il eut une action vraiment prodigieuse : ceux qui s'étaient donné rendez-vous au Collège de France, pour entendre les trois voix sublimes, gardèrent de ces leçons d'apôtres un sou- venir indicible et sacrée II faut se représenter ces grands jours de l'Esprit ; il faut voir cette foule « qui encombre l'amphithéâtre, les couloirs, les galeries, les cours, la rue, caria salle est trop étroite pour contenir la multitude ». Quel frémissement, quel enthousiasme,
1 . On peut voir en quels termes en parlait à la fin du siècle dernier M. de Mahy, qui, dans sa jeunesse, fut au nombre des auditeurs. (Nouvelle Hevue du 15 août 1900 : Michèle/ et Quinet.)
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et aussi quelles fureurs I Amis et ennemis font rage dans l'enceinte ; cléricaux et jésuites sifflent, vocifèrent, invectivent, menacent; libéraux et républicains ri- postent par des ovations, par des applaudissements fré- nétiques. A certains jours, la parole du maître est si poignante que des femmes et des jeunes filles s'age- nouillent; d'autres s'évanouissent; des proscrits se lèvent en pleurant. Des représentants de tous les peuples opprimés sont accourus; il y a là des Polonais, des Italiens, des Hongrois, des Roumains, des Allemands, des Espagnols, des Américains du Sud.
Quelques phrases de l'un des auditeurs, écrites alors, résument l'impression produitepar ces leçons fameuses. Elles peignent la ferveur des disciples et nous expli- quent à grands traits la doctrine enseignée :
Il a été donné à trois hommes de renouveler la puis- sance de la vie antique, alors que la parole exerçait la su- prême magistrature et que renseignement s'élevait à la hauteur d'un sacerdoce. Mickiewicz, Quinet et Michelet - nous apparaissaient comme les pontifes et les consuls de cette république des intelligences qui s'édifiait, en dépit d'un matérialisme sordide, sous le règne de l'argent. En leur présence, plus d'un disciple s'écriait comme le Théagès de Platon : « Etais-je auprès de toi et mes vêtements tou- chaient-ils les tiens, j'avançais plus encore en science et en vertu. Et maintenant que je suis à ses côtés, je voudrais que ma vie s'écoulât à t'entendre. » Ils reconstituaient la Patrie parle dévouement et le sacrifice; ils formaient des citoyens en réveillant la fierté et l'indépendance des caractères; ils cimentaient l'alliance des âmes droites et fondaientla grande fraternité... Ils enseignèrent la religion de justice, d'huma- nité et d'amour, la religion du devoir. Leur doctrine con- tient une morale plus pure, une fraternité plus vaste, une charité plus universelle que celle de leurs adversaires. Elle embrasse non seulement la secte, la tribu, mais la Patrie et le genre humain. »
*iO LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
En méditant les lignes que je viens de transcrire, non seulement on peut se rendre compte du sens d'un tel enseignement, mais on en aperçoit le but, on en mesure la portée. Les docteurs dont la voix s'élevait dans les salles du Collège de France agissaient sur l'es- sence active de l'homme, c'est-à-dire sur la conscience et la volonté. A leur enseignement va donc se rattacher une chaîne de fortes décisions et d'actions viriles: c'est ici la plus noble école de vie publique que l'on ait con- nue, au xixe siècle. Jls engendreront les hauts faits ; ils forgeront des citoyens, des guerriers, des libérateurs, des soldats du droit, des vainqueurs ou des vaincus, mais de la grandeur d'àme, enfin. L'Europe de 1848, couverte d'insurrections libérales, fut l'œuvre de ces trois hommes et de quelques-uns de leurs pairs 1 ; quantité de leurs disciples y tirent le coup de feu, plusieurs de leurs amis menèrent le branle. Ils créèrent donc de la vie héroïque; et ils donnèrent de la sorte une magnifique allure à l'un des moments de la marche humaine. Parmi les triomphes spirituels, c'est là le plus fécond, le plus tangible; et ce souffle créateur du génie moral, qui projette sur la scène de l'histoire les figures d'épopée des grands jours, nous soulève parfois d'admiration et de désir au même degré que l'autre vent de l'Esprit, celui qui vient du génie esthé- tique et nous apporte les représentations idéales des grands artistes. Parfois même il nous brûle davantage le cœur, du moins à ces moments où nous aurions be-
1. « Dans les trois camps, hongrois, slave et valaque », écrit Micbelet en racontant un épisode de l'insurrection qui éclata en Roumanie pour l'indépendance, en 1848, « nous avions des amis, des élèves, presque des fils... Dans les trois camps, les écoles de Paris étaient représentées. » Mais il en était de même dans tous les autres camps insurrectionnels de l'Europe à cette époque; j'ai dit plus haut que, parmi les auditeurs jtuJ}ollègejhî_ France, il y~avaiV clés représentant s~"dë toutes les nationalités opprimées.
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soin de vie vécue, de rêve réalisé... Les plus belles fic- tions esthétiques ne sont peut-être, hélas! que d'admi- rables fantômes et que la consolation d'une seconde ; nous ne les sentons pas de chair et d'os; nous ne pou- vons les étreindre et les coucher contre nous. Nobles poèmes, vous que nous avons tant aimés, dites, oh ! dites! Fûtes-vous les songes avant-coureurs des âges futurs, l'aube d'une humanité nouvelle... ou n'êtes- vous qu'un chant qui va s'éteindre, l'illusion d'un jour? D'où nous arrivent vos personnages et vos cadences? Etes-vous quelque ressouvenir d'une ineffable vie? Semblables à des anges, venez-vous des éloiles de la félicité? Pour descendre vers nous, ont-elles franchi soudain les espaces, vos ailes, vos blanches ailes, qui parcouraient les univers où s'étend la splendeur? Votre message était-il de nous dire qu'il nous fallait traver- ser ici-bas la mer d'ombre, subir sans trêve notre âme obscure, subir ses doutes, ses angoisses, ses tentations, ses tâtonnements et ses ténèbres, et jusqu'à l'heure de déboucher enfin dans la lumière, de faire voile sur les mers où repose le Soleil des soleils? Poèmes, ô notre seul amour! O nos seuls pilotes d'ici-bas ? Aussi puissantes qu'une incantation, vos notes magiques pro- jetaient devant notre barque une flèche éblouissante : et vous nous avez éclairé la mer d'ombre... Mais, dites, ô vous par qui notre âme fut consolée, nous serez-vous jusqu'à la fin secourables ! Amis fidèles, vous tiendrez- vous à notre chevet au moment suprême, à l'heure où nous aurons vu l'ange de la mort s'asseoir au pied de notre lit, les lèvres closes, les yeux mystérieux? Vous pencherez-vous sur nous avec tendresse, pour nous cacher un peu son pâle visage, et, dans notre mé- moire vacillante, entendrons-nous chanter un de ces vers qui soit pour nous comme la fenêtre du matin qu'un doigt lumineux vient d'ouvrir, et par où l'âme
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s'envole, vers l'éternel jour ! Poèmes, ô chant des exi- lés ! Appel de la patrie céleste!
... Heureux aussi, heureux celui qui put voir, lui vi- vant, le frontde ses contemporains marqué de sa pensée comme d'un sceau, et auquel il fut permis de saluer ses disciples de cette apostrophe où il attestait qu'il leur avait pétri l'âme : « Quand même tant d'ennemis qui se concertent finiraient par nous briser avec cette chaire, il est aujoud'hui trop tard! Cet esprit nouveau est en vous! » Tel fut le mot d'Edgar Quinet, dans une de ses leçons de 1845. Il affirmait ainsi les résultats de sa parole; il la contemplait à l'œuvre dans le présent et dans l'avenir ; il en lisait les conséquences écrites déjà dans les cœurs de ceux quil'écoutaient, et reflétées par leurs yeux en extase; et plus tard, son frère d'armes, le merveilleux poète de notre histoire nationale, hanté sur la fin de la vie par ces grands souvenirs et repassant les journées immortelles, célébrait à son tour en ces termes l'action du verbe créateur au sein de laToule d'autrefois, de la foule enthousiaste et tumultueuse, si enfiévrée d'émotion qu'elle attendait les fils d'Abélard en grondant comme la mer, puis, les voyant paraître, soudain se taisait, haletante :
Ce qui a caractérisé le nouvel enseignement, tel qu'il parut au Collège de France, c'est la force de la foi, l'efl'ort pour tirer de l'histoire non une doctrine, mais un principe d'action, pour créer plus que des esprits, mais des âmes et des volontés. Par un bonheur singulier et qui prouve que ces pensées n'étaient pas proprement miennes, mais le génie de notre âge, c'est que le même chemin fut suivi en même temps par deux esprits éminents, Quinet et Mickiewicz, venus des deux bouts du monde, d'imagination très diverse et cependant concordant entre eux et avec moi par le sens profond de la vie, de l'âme populaire. Dès longtemps, Qui- net et moi nous marchions parallèlement sur des lignes très rapprochées. Mickiewicz, sous des formes très diffé-
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rentes, nous était uni par le cœur, par le fond de la pen- sée même. En reconnaissant l'action des sauveurs et des messies, ce qu'il croyait divin, c'était leur génie populaire. Tous pouvaient devenir sauveurs de leur race, de leur patrie. Donc, ce cours, oriental par le langage et les figures, se rattachait intimement aux nôtres, à l'inspiration des deux hommes d'Occident ; c'était l'appel à l'héroïsme, aux grandes et hautes volontés, au sacrifice illimité. La diver- sité extérieure n'en faisait que plus ressortir l'intérieure unanimité. Mickiewicz fut forcé de percer son nuage sombre pour cette France sympathique. Pour elle, il tirait du cœur une lumière de révélation qui n'eût point jailli peut-être clans les profondeurs obscures de son nord lithua- nien. Nous l'avons vu quelquefois plus qu'un homme. Une flamme vivante (sublime et douloureux spectacle), des larmes mêlées d'éclairs erraient dans ses yeux sanglants. Faut-il rappeler la guerre que nous faisait le clergé "? Cela n'en vaut pas la peine. Ce qui l'irritait le plus, c'était notre sin- cérité, notre foi paisible et forte. .. Nous conservions un grand calme. Je recevais force lettres anonymes ; mes amis étaient inquiets. Des Italiens, des Polonais, m'offraient de venir en nombre. Tels m'offraient des armes. J'ai ri, mais j'eus beau- coup mieux que des armes. Et ce jour du 11 mai 1843 fut un des plus beaux jours de ma vie. Quinet et Mickiewicz, l'un à droite, l'autre à gauche, assistèrent à ma leçon procla- mant notre concorde et donnant à cette jeunesse (qui plus tard put voir tant d'envies) le plus beau spectacle du monde, celui de la grande amitié! Saint nom de l'harmonie des cœurs, sous lequel heureusement nos pères mêlaient deux choses, la fraternité d'hommes, la fraternité de patrie ! Entre la Pologne et la France, ayant près de moi, devant moi, tant d'illustres étrangers, Italiens, Hongrois, Alle- mands, je me sentais dans la poitrine une âme : celle de l'Europe.
Les trois cours dont nous venons de résumer l'esprit n'étaient pas pour plaire au Gouvernement de Juillet. Non seulement il se souciait fort peu de voir l'enseigne- ment public « tirer de l'histoire un principe d'action » et s'efforcer « à créer des âmes et des volontés », mais
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il craignait fort qu'il ne s'établît, à la longue, dans l'esprit des foules, une comparaison entre sa sordide politique et le haut idéal dévie publique prêché par de grands citoyens à la voix retentissante. Sous prétexte que les professeurs sortaient de leur programme, le cours de Mickiewicz fut interdit en mai 1844, et celui de Quinet en novembre 1846; Michelet vit à son tour ses leçons suspendues en janvier 1848.
Mais, peu avant l'interdiction du cours de Quinet, une députation d'étudiants vint haranguer le maître à son domicile et lui remit une médaille que l'auditoire lui offrait, à lui et à ses deux collègues. Le discours des jeunes gens se terminait par ces mots : « Seuls, vous n'avez pas déserté le grand enseignement des grands jours de notre histoire, et, grâce à vous trois, la tradition s'est renouée parmi nous. »
Sur la face de la médaille, se détachait le profil des trois grands hommes, avec cette légende :
LA FRANCE ET LES AUDITEURS DU COLLÈGE DE FRANCE
Une autre parole était inscrite sur le revers : elle associait maîtres et disciples ; elle portait témoignage qu'ils avaient vécu dans la communion idéale et que, pour eux du moins, s'était réalisé ce rêve de l'harmonie parfaite après laquelle tant d'âmes de notre terre sou- pirent :
Ut omnes unum sint.
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VI
LA MARCHE FUNEBRE
Reprenons d'un peu haut la biographie de Mickie- wicz.
Nous avons vu qu'il s'était fixé à Paris en 1832. Il y élut domicile définitif parce que cette ville est le cœur des idées, que le sang- de la vie intellectuelle et morale y afflue de partout, pour y battre de sa pulsation la plus haute, et qu'il n'y a pas d'autre lieu d'où il puisse être relancé avec la même force dans les artères du monde. Il eût préféré, peut-être, quant à lui, d'autres résidences; il aimait mieux Rome, où la rêverie remonte à l'infini le cours des âges; il aurait encore habité vo- lontiers près de la nature, à Lausanne, l'adorable ville montueuse où il enseigna en 4839 et d'où il con- templait l'azur du Léman et les Alpes neigeuses. Mais il n'était pas libre d'agir à sa guise ; il se devait avant tout au pays dont il était la voix ; et, sous la monarchie de Juillet, la nation malheureuse n'avait pas de foyer de sympathies plus actif et plus vivant que Paris. Répu- blicains et catholiques libéraux y rivalisaient d'ardeur pour la cause polonaise. Le poète de la Pologne y fut reçu à bras ouverts par Lafayette, Béranger, Michelet, et aussi par Chateaubriand et Montalembert.
La grande famille de l'émigration restait d'ailleurs le centre de vie de Mickiewicz. L'autorité morale qu'il acquit peu à peu sur ses compatriotes exilés devint prodigieuse, surtout à partir du jour où il les enseigna dans sa chaire du Collège de France, et avec l'éclat que j'ai dit plus haut. C'est à leur adresse qu'il écrivit,
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en 1833, une série d'articles qui parurent dans le jour- nal : Le Pèlerin polonais. Il les adjurait d'en finir avec leurs dissensions politiques, qui ne rimaient qu'à nuire à leur cause. Il n'était pas plus riche que la plupart d'entre eux et vit des jours très pénibles. « Les affaires d'Adam sont en assez piètre état, écrivait en 1836 son éditeur, Eustache Januszkiewicz. Je l'ai inter- rogé sur ses ressources. Il m'a répondu que Platon ou je ne sais quel autre philosophe grec soutient que rien n'abat l'àme autant que de songer au lendemain. Puis il m'a enjoint de prendre exemple sur les oiseaux du ciel, ainsi que l'ordonne l'Ecriture. » On voit qu'il pre- nait bien les choses. Il fallut aviser pourtant, un peu plus tard : car il s'était marié, et ne tarda pas à se trouver père de famille. Il ne sortit de la gêne la plus étroite que du jour où il professa près du Léman ou au Collège de France.
Les fêtes intimes que lui donnèrent les émigrés, en témoignage d'amour et de reconnaissance, portent bien la marque de cette époque où la tristesse, toute dé- primante qu'elle fût d'abord, modifiait vite ses effets, et devenait la source de l'exaltation. On se reprenait bientôt; on se tournait avec confiance vers l'avenir. M. Ladislas Mickiewicz raconte les scènes suivantes :
Le 25 décembre 1840, à l'occasion d'un banquet offert au poète par son éditeur, mon père se leva, et, dès les pre- miers vers qui s'échappèrent de sa poitrine avec une force torrentielle, chacun retint sa respiration. Lorsqu'il cessa, les uns avaient des spasmes nerveux, d'autres pleuraient; il fallut reconduire chez lui à moitié évanoui le comte Plater. Personne ne nota cette improvisation ; mais tous les assis- tants crurent voir le poète transfiguré et la proclamèrent surhumaine. Ils signèrent leurs noms au bas d'un parche- min, en commémoration d'un moment idéalement vécu et dont ils tenaient à perpétuer la trace... Le 1er janvier 1841, un nouveau banquet organisé par Eustache Januszkiewicz
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rassembla les convives du 25 décembre, auxquels s'adjoi- gnirent, Bohdan Zaleski et Etienne Witwicki. On offrit au poète une coupe d'argent. Sur le couvercle, un lion tient un écusson avec l'inscription : « A Adam Mic- kiewicz, en souvenir du 25 décembre 1840. » Mickiewicz, saisi d'un transport prophétique, se mit à dévoiler l'avenir de la Pologne, affirmant qu'elle aurait ses prêtres, ses généraux, ses rois... Le mot de roi détermina les protesta- tions de quelques démocrates. Mickiewicz s'interrompit et ne voulut plus reprendre Ja parole. Il exprima plus tard le regret qu'on eût coupé le fil de ses pensées, parce que, des yeux de l'âme, il était en train de lire à livre ouvert les des- tinées de sa patrie.
Ainsi qu'on vient de le voir, l'improvisation du second banquet se termine par une vision mystique brusque- ment interrompue. Mickiewicz avait toujours penché vers le mysticisme. Il y versa tout à fait sous l'influence d'André Towianski, lequel, à cette date de 1840, arriva de Lithuanie, pénétré de la mission prophétique dont il se croyait investi par la Divinité. Le « Tovianisme » est resté fameux dans les annales de l'émigration polo- naise : il y joua un rôle considérable. Nous aurons à re- parler de cette doctrine et de son fondateur dans un autre Essai.
Une foi trop aveugle dans l'iutuition et dans la pro- phétie risque d'encourir le démenti des faits, mais elle a cette vertu de cuirasser l'àme et de la rendre invulné- rable au découragement, quoi qu'il arrive. La réac- tion brutale qui suivit 1848 affecta profondément les idéalistes de la première moitié du xixe siècle: Mickie- wicz demeura Tun des moins atteints dans ses forces vives et dans ses espérances. 11 n'avait pourtant guère lieu de se féliciter du cours des événements. Les illu- sions dont il s'était bercé pendant les premiers mois de l'année célèbre se dissipèrent l'une après l'autre : il vit échouer une nouvelle entreprise guerrière, à laquelle
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il avait contribué, et qui avait pour but la libération de son pays; d'autre part, la République française n'inter- vint pas en faveur de la Pologne, et lui-même fut près d'être inquiété. Au moment où éclata la Révolution de février, il venait de partir pour Rome : il y était allé for- mer une légion polonaise avec laquelle il avait traversé l'Italie, haranguant les foules etacclamé par elles. Non seulement cette légion n'atteignit pas la frontière russe, mais elle ne put même franchir la frontière italienne. Les compatriotes de. Mickiewicz durent rejoindre les troupes de Charles-Albert, se battirent contre l'Au- triche à Novare, aux côtés de l'armée piémontaise, et partagèrent la défaite commune.
Mickiewicz n'était rentré à Paris qu'après les jour- nées de Juin. Il n'avait point assisté, le 15 mai, à cette grandiose manifestation de la Madeleine que Michelet appelle, dans le Banquet, « la fête des nations, » et où figuraient, à côté du drapeau de la Pologne, ceux de l'Irlande et de l'Italie. Aussi bien, elles étaient déjàloin, elles étaient désormais frappées à mort, ces espérances qu'avait fait naître le bouleversement de février. Depuis lors, la guerre civile avait éclaté; une atroce bataille venait de se livrer entre les dirigeants et cette foule ouvrière qui, dès le lendemain de la Révolution, s'était mise à sonner de la crosse de ses fusils sur les pavés, n'avait cessé de gronder, de menacer, de défier une bourgeoisie qui n'entendait rien céder de ses privilèges et de sa richesse. D'ailleurs, et de l'avis des plus éclai- rés parmi les républicains d'alors, « le débat animé des écoles socialistes sur les remèdes aux maux nouveaux préparait un bien, mais, pour le moment, il était un mal; il mettait un monde de doutes dans un peuple qui devait agir et donnait à la Révolution l'apparence d'une Babel ». Michelet n'avait que trop raison quand il écri- vait ces lignes. La doctrine socialiste n'était encore
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qu'un chaos d'utopies, d'extravagances, et de vérités partielles ; elle attestait par là qu'elle sortait, elle aussi, de l'énorme fournaise créatrice qu'avait été l'époque romantique. En économie sociale, comme en poésie, comme en histoire, cette période avait vomi des blocs à sa taille, mais parfois terriblement frustes; point d'homme d'Etat auquel le cœur ne faillît à l'idée de refondre les systèmes récents et de les accommoder à la vie pratique.
Après l'arrivée de Louis-Napoléon à la présidence, Mickiewicz fut menacé d'expulsion par le ministre Du- faure, lequel s'était ému d'une suite d'articles parus dans la Tribune des peuples, journal fondé par le poète de concert avec son ami Xavier Branicki. En janvier 1852, un décret présidentiel lui enleva définitivement sa chaire au Collège de France : on le révoquait, en même temps queMicheletetQuinet. Heureusement il s'était lié, déjà depuis plusieurs années, avec le prince Jérôme et avec son fils : ceux-ci le couvrirent de leur protection et lui obtinrent une petite place de bibliothécaire à l'Arsenal.
Tout autre que l'homme dont nous nous occuponseût étédécouragé par tant de vicissitudes et d'insuccès. Mais l'espérance et la foide celui-ciétaient invincibles. Après chaque déboire, quelque fût le changement de régime et en dépit même de la modification de l'esprit général, il reprenait obstinément sa route vers le but invariable : la délivrance de la Pologne. Non moins fidèle à la pen- sée constante de la nation, les émigrés guettaient l'occasion de rentrer en ligne contre les puissances co- partageantes, et, à point nommé, réapparaissaient parmi leurs adversaires. En 1855, éclatait la guerre de Crimée. Aussitôt, le poète demanda une mission en Orient ; elle lui fut accordée. On le chargeait d'étudier l'état de la culture littéraire et scientifique chez les peuples slaves soumis à la domination du sultan; mais
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la pensée secrète de Mickiewicz était de se retrouver au milieu des légions polonaises qui, sous le nom de Cosaques ottomans, se reformaient en Turquie. Il dé- barqua à Constantinople en septembre 1855, accom- pagné de ses amis Armand Lévy et Henri Sluzalski, et du jeune prince Ladislas Czartoryski.
La Turquie n'avait jamais reconnu le démembrement de la Pologne. Les deux peuples avaient abjuré l'antique haine depuis longtemps déjà; ayant compris, au cours du xvine siècle, à quel point ils étaient menacés tous les deux parla Russie, ils n'avaient cessé, à dater de cette époque, de sympathiser et de s'aider contre l'ennemi commun. Une foule de chefs et de soldats polonais s'étaient donc réfugiés en territoire turc, après la défaite de cette insur- rection hongroise de 1849 dont ils étaient venus grossir les rangs et qui leur avait fourni une occasion nouvelle d'affronter les armées de Nicolas. Ils avaient trouvé bon accueil auprès du sultan Abdul-Medjid : plusieurs d'entre eux avaient été pourvus de hauts commande- ments dans l'armée turque, et, dès le début de la guerre de Crimée, Skinder-Bey (le colonel Kuczynski) s'était couvert de gloire par sa défense de Silistrie. N'ayant que cinq mille hommes et quelques corps volants, et protégé seulement par de faibles fortifica- tions, il avait fait tête à cent vingt mille Russes et tenu dans la ville pendant deux mois. L'un de ses émules, le lieutenant Czaykowski, devenu Sadyk-Pacha, avait aussi révélé des talents militaires hors ligne, opérant en dehors de la place, trompant sans cesse l'ennemi par des ruses de guerre, simulant des forces considé- rables, et, enfin, donnant la main à son collègue et en- trant dans la ville. Iskinder-Pacha (Ilinski), chef des bachi-bouzouks et considéré comme l'un des premiers généraux de l'armée turque, avait enfoncé les Russes à Kalafat dans une charge folle.
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C'étaient d'étranges figures, Ilinski surtout. Us étaient célèbres dans tout l'Orient, eux et quelques autres de leurs compatriotes: on les appelait les Pachas polonais. Plusieurs, parmi lesquels le plus remar- quable de ces guerriers, l'illustre Bem, avait dû feindre d'abjurer et de passer à l'Islam afin que le Sultan pût opposer un ferme refus à la demande commina- toire que Nicolas n'avait pas craint de faire parvenir à la Sublime Porte : l'implacable autocrate exigeait qu'on lui livrât comme sujets rebelles ceux des réfugiés po- lonais qui s'étaient battus en Hongrie contre les troupes de Paskévitch. C'est ainsi que Bem et ses compagnons d'armes « avaient été amenés à embrasser pour seul signe religieux l'épée qui pourrait combattre l'envahisseur' ». Ils représentaient en haut relief le héros byronien, lancé à corps perdu dans l'Aventure, galopant, sabre au poing, dans une vie de roman des plus incroyables, et parfois même des plus répréhen- sibles, mais qui passe vraiment en fantaisie et en risque-tout les inventions les plus osées d'Alexandre Dumas et de Paul Féval. C'est merveille de voir à quel point les grands poètes tels que Byron, c'est-à-dire ceux-là même qu'on croit les moins objectifs, restent fidèles à la réalité des choses et peignent souvent les autres en ne croyant peut-être peindre que leur propre
1. C'est un passage à méditer que celui que je vais reproduire dans cette note : il est extrait d'une lettre d'Armand Lévy, l'un des compagnons de voyage de Mickiewicz. A la date du 27 sep- tembre 1853, ce jeune homme écrivait de Constantinople au fils du poète : « Puisque la Russie schismatique,la Prusse protestante, et. la catholique Autriche ont partagé la Pologne et que le Saint- Siège a maudit son insurrection, recommandant par le bref du 9 juin 1832 soumission des Polonais aux puissances légitimes, des hommes de cœur ont été amenés à embrasser pour seul signe religieux l'épée qui pourrait combattre l'envahisseur. En réalité, ce ne sont pas eux qui ont délaissé l'Eglise, c'est l'Eglise qui les a rejetés, eux et leur patrie. »
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tempérament. Est-ce à dessein ou par divination, que Fauteur de Lara, du Corsaire, du Giaour, a choisi FOrient turc pour théâtre des exploits de certains de ses personnages ? Toujours est-il qu'il ne pouvait les placer dans un cadre plus approprié. Là-bas, tout n'a pas été dompté par le pouvoir absolu, comme on pourrait le croire; le despotisme y rencontre parfois — car les ex- trêmes se touchent — des instincts d'indépendance effré- née, des caractères d'une trempe unique, des résistances de fer; il suscite d'indomptables héros. Il ne s'agit que d'être de taille à secouer le joug, comme ces fiers Arma- toles, chantés par le poète national de la Grèce moderne, Aristote Valaoritis. Avec ces hommes et leurs pareils, cette vie écrasée d'Orient se redresse : elle se déploie en liberté et en beauté sauvage, puis se raidit en for- titude, si le destin l'abandonne et la laisse tomber vi- vante aux mains atroces du tyran qu'elle a combattu. Il faut suivre, dans les mâles poésies de Valaoritis, la lutte des premiers Palikares contre Ali de Tépélen, les barbaries épouvantables de celui-ci, le courage surhu- main de ceux-là, leur endurance au milieu des pires supplices, et toute cette révolte, un peu ignorée en Europe, d'où sortitla guerre dei'lndépendance grecque. Enfin, il faut lire l'histoire de cette guerre. Il y eut dans cet Orient, — qui ne donne sa pleine admira- tion qu'à l'énergie bienfaisante ou funeste, qui n'ad- met que la force, n'aime que la guerre, n'élève sur le pavois que l'homme du sabre et du fusil, pacha, cor- saire, chef de bande, ou simple partisan, — ■ des exis- tences vraiment folles décourage et d'audace, et aussi des scènes d'une horreur vraiment démoniaque.
Un pays où la bravoure et les talents guerriers sont l'objet de l'admiration universelle, où la science de la guerre est la vertu par excellence, un tel pays plaisait infiniment aux Pachas polonais. Ce qu'il y a de débridé,
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de sensuel et de violent dans les façons orientales n'était point pour effaroucher certains d'entre eux. Le fameux Ilinski, notamment, était devenu Turc jusqu'aux moelles. Rien d'amusant comme l'existence de haut goût qu'il menait là-bas, quoique certaines de ses fan- taisies passassent un peu bien la mesure. Il donnait carrière à ses vices avec une entière candeur. On ne le vit jamais que se battant, buvant ou jouant : il joua jusqu'au sabre enrichi de diamants qu'Abdul-Medjid lui avait offert, après Kalafat. Il s'était converti à l'Islam, qui défend de s'enivrer ; mais il était ingénieux. Il emportait partout un Koran superbement relié et qu'on le voyait embrasser avec ferveur : l'intérieur du saint livre contenait d'excellente eau-de-vie, et, par une ouverture imperceptible, désaltérait le fidèle. De telles accolades lui faisaient vraiment perdre la tête, et à ce point, qu'un jour, il pendit par les pieds à la poutrelle du plafond un nègre qui le servait et se mit à le fusti- ger à coups de tuyau de pipe : Sadyk-Pacha arriva juste à temps pour couper la corde et accabla son ami de reproches. « Puisque Sadyk-Pacha prétend que je te maltraite, dit alors Ilinski à l'infortuné do- mestique, va chercher un autre maître. » Mais le nègre de déclarer qu'il n'en saurait trouver de meilleur, et de se refuser à quitter la maison. De fait, ses servi- teurs lui étaient aussi attachés que ses soldats, et pour- tant il menait les uns et les autres avec la vigueur que l'on vient de voir. Mais il savait prendre son monde : il haranguait ses bachi-bouzouks, les faisait pleurer, pleurait avec eux, et, au besoin, leur tranchait la tête, si son éloquence ordinaire n'arrivait point à les con- vaincre. Ses troupes refusent un jour de combattre sans avoir fait les ablutions prescrites par le Koran. Il leur dit alors : « Plongeons-nous vite dans le Danube, ce sera plus tôt fait ; et marchons à l'ennemi I » Un sol-
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dat murmure. Il le fait sortir des rangs, le décolle séance tenante et ajoute : « Maintenant, les ablutions sont faites : le sang a tout effacé. En avant! » Ce der- nier trait, d'une couleur si tartare, enleva les bachi- bouzouks, qui chargèrent et furent vainqueurs. Ils adoraient ce pittoresque et redoutable aventurier mili- taire, l'incarnation même du sabre, car il s'était battu toute sa vie et dans tous les pays du monde, portait une terrible entaille au front, avait un doigt coupé et deux blessures au ventre. 11 avait commencé dès l'âge de quinze ans contre les Russes, puis, contraint de fuir la Pologne, s'était enrôlé dans les troupes de la reine Christine, en Espagne, puis dans celles de dom Pedro, en Portugal, avait assisté en 1838 au siège d'Iiérat, rejoint Bem en Hongrie, en 1848, et commandait maintenant l'un des corps d'élite de l'armée turque. Au demeurant, le meilleur fils du monde.
Pour avancer les affaires de la Pologne et réjouir le cœur des patriotes, il n'était pas absolument indis- pensable que chacun des Polonais de la formation d'Orient, en 1855, fût taillé sur le patron de ce sabreur. On se sentait infiniment plus en famille au milieu des deux régiments polonais qui s'exerçaient sous le comman- dement de Sadyk-Pacha, que parmi les bachi-bouzouks d'ilinski. C'est au camp de Bourgas que cesdeuxrégi- ments se préparaient à entrer en lice contre les Russes : Mickiewicz s'y rendit par mer, sur un navire d'Irlande, le Patrick, au mât duquel on arbora le pavillon de Pologne.
Les soldats de Sadyk-Pacha firent au barde une ré- ception enthousiaste et cordiale : parmi eux, il retrou- vait une foule d'amis et de connaissances. Ce camp de Bourgas offrait les spectacles les plus pittoresques : on y menait une vie mâle et fraîche, on y assistait à des scènes pleines de poésie et de grandeur. C'était l'Orient
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et TOccident mêlés : Sadyk y vivait entouré de ses co- lonels, de ses officiers, de ses Kozaks, de ses buffles, de ses lévriers, de ses dromadaires. La chasse et la fantasia succédaient aux exercices : on essayait des chevaux turcs, arabes, circassiens ; c'était à qui se dis- tinguerait parlaplus brillante voltige. On y conservait les coutumes patriarcales : tous les officiers s'as- seyaient à la même table. Les sotnias cosaques y for- maient une véritable association d'hommes et de che- vaux ; chacun de ces derniers venait se mettre en ligne au simple appel du cavalier, son ami. Les vieux chants de guerre et d'amour égayaient les repas; et, les jours de fête, on dansait les danses cosaques en faisant son- ner les éperons.
On était venu de toutes les provinces de Pologne se ranger sous le drapeau national. Les uns avaient vendu leurs terres, d'autres quitté leur vie de mollesse, d'autres leurs femmes et leurs enfants, pour la patrie. Au matin retentissait la voix de l'Ataman, qui appelait aux exercices: les cavaliers, coiffés du kolpak, manœu- vraient dans leurs grands manteaux blancs, au-dessus desquels flottait le reflet rouge de leur étendard. Le dimanche, on entendait la messe dans le steppe, entre deux lacs, non loin de la mer. Formés en carré, les soldats inclinaient la tête sur leur sabre ; au-dessus d'eux, des vols de pélicans traversaient l'espace; le si- lence régnait dans l'infini delà plaine; des grues sau- tillaient au pied de l'autel.
La noble poésie de ces tableaux, cette vie pleine de couleur, à la fois variée et simple, imposante et fraîche, réjouissaient grandement Mickiewicz. Il passa une quinzaine de jours sous la tente hospitalière de Sadyk- Pacha, — ravi de contempler Fun des spectacles qui pouvaient le mieux l'émouvoir : ses compatriotes fai- sant une fois de plus la veillée des armes. Par contre,
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il fut attristé de voir se reproduire ces divisions endé- miques, éternelles, qui ont, de tout temps, compromis les affaires des Polonais : Sadyk désirait que l'on pro- fitât de la première bonne occasion pour passer de Turquie en Pologne, tandis que le comte Ladislas Za- moyski insistait pour qu'on ne s'éloignât point de la sphère d'aclion des armées alliées. Déjà l'un des deux régiments passait à la solde de l'Angleterre.
Ce furent là les dernières joies et les derniers soucis du poète : ses jours étaient comptés, et il n'avait plus que quelques semaines à vivre. 11 était rentré à Cons- tantinople à la fin d'octobre, et le choléra sévissait dans cette ville. Le logement qu'il avait choisi — et qui devint le rendez-vous de tous les émigrés alors en rési- dence dans la capitale de la Turquie — se trouvait situé dans une ruelle insalubre. Mickiewicz y fut pris d'une indisposition qu'on crut d'abord peu grave. Le mal empira tout à coup : c'était un cas de choléra foudroyant, et, en quelques heures, le grand homme fut emporté. Il mourut dans la soirée du 26 novembre 1855.
Comme il avait toujours manifesté le désir de reposer en France — en attendant qu'on pût transporter ses cendres dans sa patrie — Henri Sluzalski et Armand Lévy décidèrent de faire embaumer le corps et de le ramener à Paris. A raison des difficultés sanitaires, le cercueil resta plus d'un mois dans la petite maison de Péra. La veille du 1er janvier, deux cents Polonais, officiers et soldats, commandés par le major Jagmin, vinrent entourer le char funèbre : ils l'escortèrent jus- qu'au quai d'embarquement. Cinquante hommes le pré- cédaient ; puis venaient les prêtres, les clairons, et le cercueil lui-même, entre deux rangées de soldats ; der- rière, la foule; le reste de la troupe fermait la marche.
Il y a des fins d'une beauté suprême. Ce départ du poète national de la Pologne pour le pays où ses com-
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patriotes armaient une fois encore; ces visites aux camps où l'on entendait la messe dans le steppe, près des chevaux et des lances, et où l'on pouvait vraiment se croire à l'ombre des anciens aigles blancs de Pologne et près d'un autel de canons et de tambours ; ces excursions guerrières terminées par une mort sou- daine au milieu de la guerre ; ce cortège de soldats suivant jusqu'au navire la dépouille mortelle de leur barde, quels jours, quels derniers jours! L'aède s'en allait au milieu de ceux qui l'avaient reconnu pour leur porte-étendard. Les officiers et les soldats qui escor- taient son cercueil symbolisaient cette foule innom- brable dont il avait parlé dans l'un de ses plus fameux poèmes : « Moi et la patrie, c'est tout un : je m'appelle million, car j'aime et je souffre pour des millions d'hommes! » C'était pour leur cause qu'il s'était levé dès sa jeunesse, interpellant Dieu dans un accès de co- lère inspirée, et se dressant déjà comme leur champion, même contre le Ciel ; pour eux, il avait chanté, dans la Redoute d'Ordon, l'héroïsme de leur résistance de 1830; pour eux, il avait fait retentir les échos du Collège de France de ses passionnés appels à l'Europe. 11 était allé organiser leurs légions d'Italie en 1848, et, quelques années plus tard, il accourait à Constantinople, infa- tigable, impatient d'animer de son souffle la prise d'armes nouvelle. 11 leur avait tracé leur voie parmi les tribulations de l'exil, il les avait tour à tour gourman- des et confortés, à la façon des prophètes d'Israël ; et pour bercer la tristesse de leur pèlerinage, il avait évo- qué devant leurs yeux une vision rafraîchissante : son Pan Tadeusz leur avait montré comme en un miroir les paysages du pays natal, ses forêts, et les chères cou- tumes des aïeux. Ce barde aux yeux fermés, aux lèvres closes, cette marche funèbre et ce cortège en armes in- carnaient non seulement un peuple, mais la poésie de
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ce peuple, et l'indicible beauté d'une des plus grandes époques de sa malheureuse histoire. Ce qu'il y avait autour de ce char, c'était la Pologne romantique tout entière ; une troupe de fantômes étincelants, de guer- riers et de martyrs, arrivait du royaume des ombres; et, si l'on eût prêté l'oreille, on eût perçu des sons gran- dioses venant du monde invisible : un chœur d'outre- tombe accompagnait la procession funéraire... Ceux dont les plaines sanglantes de 1830 avaient reçu le dernier soupir, se relevaient de la mêlée lointaine et venaient frôler les vivants, autour de ce cercueil: d'une voix grave, d'une voix sépulcrale, ils entonnaient le chant sombre et sublime autrefois composé pour le guer- rier mourant par un autre grand inspiré de Pologne, par l'homme dont la musique avait pleuré sur le sang sacré des larmes immortelles, par ce Chopin déjà couché, lui aussi, sous la terre, mais dont la voix res- suscitait en ce jour, multipliée... Car elle avait passé dans ces milliers de voix invisibles, dans ces milliers de voix d'outre-tombe, qui, lentement... sur le mode sépulcral des notes basses... reprenaient la Marche
funèbre
Le corps du barde une fois revenu en France, on l'inhuma dans le cimetière de Montmorency. Cette petite ville était pour les émigrés comme un coin de Pologne : ils l'avaient toujours affectionnée. Certains des plus illustres parmi les exilés, Niemcewicz, entre autres, et le général Kniaziewicz, amis et compagnons de Kos- ciuszko, y avaient vécu. Des groupes déjeunes gens chargèrent sur leurs épaules le cercueil du héros natio- nal et celui de Céline Mickiewicz, sa femme, morte quel- ques années avant lui. Puis, au bord de la fosse, le poète Bohdan Zaleski, l'un des plus chers amis du mort, prononça une oraison funèbre où la douleur de la Po- logne pleurait à sanglots. Il disait, à travers ses larmes :
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Adam Mickiewicz, tu grandis à nos yeux dans l'éclat de ton immortalité, avec ta harpe royale, aux cordes d'or, à l'épaule, au point que moi qui te fus cher jadis, je n'ose plus m'enhardir comme autrefois. Aveuglé par les pleurs, tremblant d'émotion, comment réussirais-je à te gémir un dernier adieu?
Notre Adam, je te dis adieu au nom de la Lithuanie ! Je te dis adieu au nom de la Pologne tout entière, d'une mer à l'autre ! Tu es son orgueil, sa gloire dans tous les temps! Tu es son honneur devant les nations !
Les prêtres récitèrent Y Ave Maria sur la tombe ; à cette prière, Bohdan ajouta l'invocation du Pan Tadeusz, en modifiant le dernier vers :
Sainte Vierge, qui défends la brillante Gzenstochowa et qui resplendis à Ostrobrama, toi, protectrice de Nowogro- dek et de son peuple fidèle, par un miracle reconduis ton poète dans sa patrie !
Le miracle ne devait se produire que trente-cinq ans plus tard. Après Sadowa, la couronne de Saint-Etienne, affaiblie et inquiète, se décida à rechercher les sym- pathies de certains des peuples qu'elle avait jusqu'alors opprimés. Elle accorda de larges libertés aux Polonais de Galicie, et les traita désormais en confédérés. Le moment vint où les cendres d'Adam Mickiewicz purent être rapatriées à Cracovie, capitale antique de la Pologne et sa cité sainte. En 1890,1e glorieux mort entra dans la ville, au milieu d'un immense concours de peuple : et la foule l'escorta jusqu'à la cathédrale du Wawel. On l'ensevelit à côté des héros nationaux, à côté de Sigis- mond, de Sobieski, de Poniatowski, et de Kosciuszko.
Puis, sa statue se dressa au cœur de toutes les grandes villes de Pologne. Et en 1900, lors des fêtes du cin- quième centenaire de l'Université de Cracovie, l'auteur de ces lignes contemplait avec une émotion profonde
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le bronze érigé sur l'imposant Rynek, ou Grande Place de Cracovie. Le Rynek est un endroit admirable : Fart et le souvenir y rivalisent de grandeur. Au milieu, s'allonge la Halle aux draps, d'une élégante architec- ture mi-gothique, mi-Renaissance ; toujours au centre, et non loin de l'édifice dont je viens de parler, apparaît une vieille tour, seul débris de l'ancien Hôtel de Ville; deux autres tours rougeâtres, celles de Notre-Dame, flanquent de coin la place, la dominent, complètent le majestueux ensemble de pierre. Par ces jours de juin, je me croyais là dans une cité d'Italie : le soleil palpi- tait dans l'azur, et des vols de pigeons s'ébattaient autour de l'église. C'était ici même, et parmi ces mo- numents, que le peuple avait élu Kosciuszko dictateur, en 1794. C'était également ici que venait d'avoir lieu la scène la plus émouvante delà commémoration natio- nale à laquelle j'avais assisté : le défilé du 7 juin 1900. A l'intérieur de Notre-Dame, la nef resplendissait d'un éclat extraordinaire, flambait comme un cœur rouge, rutilait de la merveilleuse décoration pourpre et or de Mateyko. Mais ces visions, qui me secouaient tour à tour, me hantaient moins encore, cependant, que la simple parole inscrite au socle de la statue du poète : « a mickiewicz, la nation. » Plus je la relisais, et plus elle me confirmait dans cette idée de toute ma vie, qu'il n'y a de haute gloire littéraire que celle où le Rêve est salué roi par l'Action, sa sœur. Mais pour que la sœur couronne le frère, il faut qu'elle se recon- naisse en lui comme en un miroir magique, qui lui renvoie son image à la fois ressemblante et transfigu- rée. C'étaitici lecas. Dans ses poèmes, Adam Mickiewicz avait jeté la Pologne tout entière, idéale et réelle : il y avait également jeté sa vie et son âme à lui, et s'était perdu dans le tout. Ainsi s'était opérée l'une de ces fusions prodigieuses qui se voient de loin en loin dans
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Tliistoire et sont comme un miracle : et ce que saluait l'inscription de ce piédestal, c'était, en même temps que l'immortalité d'un homme et d'un peuple, l'hymen si rare du génie individuel et de la conscience nationale.
PRINCIPAUX CARACTÈRES
DU
ROMANTISME POLONAIS
LE MESSIANISME. — L'APPEL AU GÉNIE LE PROMÉTHÉISME CHRÉTIEN
Un matin de septembre 1841, l'intérieur de Notre- Dame de Paris offrit un spectacle qui, même en pleine période romantique et dans un âge si fécond en scènes éclatantes ou pittoresques, était d'une physionomie bien à part et d'une couleur vraiment originale. Au pied d'un autel érigé dans le centre de l'église, une partie de l'émigration polonaise, convoquée par Adam Mickiewicz, assistait à une messe solennelle. Deux hommes, notamment, priaient côte à côte avec ferveur, l'illustre poète de la Pologne et un autre Polonais jusqu'alors inconnu. La messe dite, le voisin de Mic- kiewicz se leva et prononça une allocution dont j'extrais les lignes suivantes :
1. 11 semblerait naturel, à première vue, que le chapitre con- sacré à l'œuvre de Mickiewicz vint ici, au lieu de trouver sa place plus loin et d'être séparé de la vie du poète par cet Essai sur les principaux caractères du Romantisme polonais. Mais on verra que le présent Essai projette un jour immédiat sur la poésie des trois grands poètes romantiques de la Pologne et aide beau- coup à saisir Vessence de cette poésie. J'ai donc jugé utile qu'il précédât l'étude de l'œuvre des poètes et qu'il en lut en quelque sorte l'ouverture, le prologue.
94 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Frères compatriotes,
En me présentant à vous pour la première fois, je dépose d'abord devant Dieu mes humbles actions de grâces pour sa miséricorde qui, malgré de nombreux obstacles, a daigné m'amener auprès de vous et me permet de commencer aujourd'hui ma vocation au milieu de vous, dans ce sanc- tuaire, après la sainte communion qu'il m'a été donné, à moi indigne, de recevoir.
Depuis longtemps, je portais dans mon âme l'ardent désir de m'approcher de vous, chers compatriotes, et de vous transmettre ce que j'ai reçu d'en haut pour vous, mais ce n'est qu'à présent qu'a sonné pour cela l'heure de Dieu... Par la volonté de Dieu, j'ai quitté ma terre natale, et je viens à vous, mes compatriotes, vous apporter la parole de joie et de consolation dont je suis chargé pour vous ; je viens vous annoncer, à vous les premiers, que les temps sont déjà accomplis et que l'heure de la miséricorde de Dieu a sonné; je viens vous annoncer l'époque chré- tienne supérieure, qui s'ouvre aujourd'hui dans le monde.
11 continua sur ce ton et finit en répétant :
Et maintenant, en vous conviant à la participation active à laquelle je vous ai appelés par la volonté de Dieu, je déclare, en présence de Dieu de qui j'accomplis la volonté, que l'OEuvre de Dieu et l'époque chrétienne supérieure sont commencées.
Puis il se jeta la face contre terre et, au milieu des larmes et de l'émotion générale, se mit à pleurer lui- même en remerciant Dieu.
L'homme qui s'annonçait ainsi comme un apôtre et comme un messager du Ciel était un gentilhomme lithuanien : il arrivait de sa province et s'appelait André Towianski.
C'est une des figures de l'émigration polonaise. Né
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en 1799, Towianski est mort à Zurich en 1878, chargé de jours et célèbre parmi ses compatriotes. Il n'eut pourtant qu'un moment d'éclat : son rôle baissa vite, et il rentra peu à peu dans une sorte de pénombre. Mais à l'heure de son apparition, il y a soixante-quatre ans, il préoccupa tout le monde; sa venue aiguillonna les langues et fit couler des flots d'encre ; il fut porté aux nues par les uns, exécré et dénigré par les autres. En fin de compte, il créa un mouvement mystique que l'on appela de son nom : le Tovianisme ; et son influence fut indéniable non seulement sur un petit noyau de disciples souvent groupés en communauté spirituelle autour de lui, mais sur des hommes d'action d'une haute noblesse de caractère ', et sur quelques-uns des grands poètes de son pays. Mickiewicz et Slowacki restèrent forte- ment marqués de son sceau, et il est curieux, observe M. Venceslas Gasztowtt, que le seul des trois grands lyriques polonais qui ait refusé d'adhérer à la secte de Towianski soit précisément Krasinski, dont les idées se rapprochaient si fort de celles du nouvel apôtre2.
Que représentait au juste André Towianski ? Faut-il voir en lui l'illuminé sans valeur que ses adversaires ont lapidé de railleries ? Ce serait faire à sa mémoire l'injure la plus inique. Ou bien le messager sauveur, l'homme élu par Dieu pour renouveler la face du monde, le prophète infaillible au gré de quelques-uns? Il ne fut pas cela davantage, car il ne prophétisait rien
1. Le colonel Charles Rozycki, entre autres, chef de l'insurrec- tion de Yolhynie en 1831. Towianski convertit également à ses idées le général Skrzynecki, Félix Niemojewski, Michel Kulwiec, etc.
2. Dans une des phrases de sa lettre à Lamartine, le Poète anonyme reproduit en termes identiques la bonne nouvelle an- noncée par son compatriote : « La domination du Christ, reléguée pendant des siècles hors de ce monde, s'avance à grands pas pour V envahir et y régner sans partage...»
96 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
moins que le proche avènement du règne de Dieu sur la terre. Quant à la doctrine du mystique polonais, c'était la pure et merveilleuse doctrine du Christ, enseignée dans les termes mêmes du Maître et selon le verbe de ceux qui furent ses disciples, depuis la prédi- cation de l'Evangile jusqu'à nos jours. Toute sublime qu'elle soit, et précisément parce qu'elle est sublime, les hommes éprouvent rarement le besoin de la mettre en pratique : et Towianski, bien qu'il réussît à l'enfon- cer au cœur d'un petit nombre, n'obtint toutefois aucun acte chrétien ni même aucune réponse des potentats auxquels il ne cessait d'écrire. Les peuples lui don- nèrent par hasard plus de satisfaction, et il leur arriva de s'engager dans les voies qu'il préconisait : mais on les en chassait vite ou bien eux-mêmes n'y persis- taient guère. Les nombreuses déceptions du mystique lithuanien l'affligèrent ; il eût pu se consoler un peu, s'il eût médité le mot si profond du Christ : « Mon royaume n'est pas de ce monde. » Les vrais chrétiens n'ont jamais été que quelques gouttes d'eau perdues dans la mer. Prenons-en notre parti : peut-être seront-ils plus nombreux, à la consommation des siècles.
D'ailleurs — et je le dis cette fois pour de bon — Towianski fut un saint. Cela ressort à l'évidence de sa biographie, écrite par un de ses plus vénérables dis- ciples, M. le sénateur italien Tancrède Canonico '. Une telle vie est tout à fait admirable. Plus on la lit, plus elle impressionne et semble d'un bout à l'autre une page de l'Evangile. La première partie surtout, celle qui précéda le départ de Towianski pour l'Europe occi-
1. André Towianski, traduction française de l'italien. Impri- merie Vincent Bona, Turin. Voir aussi Écrits- d'André Towianski, Vincent Bona. Ces précieux volumes ne sont pas dans le com- merce.
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dentale, fait toucher du doigt le fond de sa nature. Ayant choisi la carrière de magistrat, et nommé con- seiller à la Cour suprême de Lithuanie, il se signala, dans l'exercice de ses fonctions, par quelques traits de la plus haute beauté morale. Celui-ci, entre autres : malade d'une plaie à la jambe, et pouvant guérir len- tement, par un traitement doux, mais sachant qu'un jugement inique sera prononcé s'il ne se rend pas à l'audience pour une affaire dont il est rapporteur, il n'hésite pas à affronter la cautérisation la plus doulou- reuse, afin de siéger au jour dit ; alors, la force de sa parole fait éclater la lumière, et il empêche qu'une veuve ne soit spoliée d'un héritage considérable. A la mort de son père, il démissionne pour rentrer dans ses domaines qu'il fait valoir : et il se conduit à l'égard de ses paysans en véritable apôtre du Christ, les appelant frères, les évangélisant, adoucissant leur sort. Pen- dant la première moitié du xixe siècle, le paysan polo- nais était encore serf, et certains nobles l'écrasaient de travail, le déchiraient de coups de fouet, le sevraient de nourriture, bref, transformaient leur terre en géhenne. A force de grandeur d'âme, de puissance de persuasion et de mansuétude, Towianski parvint à modifier la nature de bête féroce d'un de ses voisins, et, qui plus est, guérit nombre de serfs des vices de l'es- clavage. Ici, je tiens à citer la scène qui met en pré- sence tyrans et victimes, car j'ai la conviction que des faits de ce genre furent décisifs sur l'âme de Towianski, et que son succès en cette circonstance — ainsi qu'en d'autres cas d'un haut intérêt — non seulement le per- suada de sa vocation, mais le détermina à ne point restreindre son apostolat à la Lithuanie et à l'étendre au contraire à l'Europe :
Un jour que les paysans travaillaient dans le dcor, Lusz-
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czuk porta à la cuisine des maîtres sa marmite, pour réchauffer sa nourriture qui était gelée. Le tyran, Payant aperçu, se mit en colère, saisit le fouet et dit : « Gomment oses-tu, misérable, te familiariser ainsi avec moi? » A ces clameurs, tous les travailleurs accourent, tombent à genoux, et élèvent leurs mains vers Dieu. Puis, ils se lèvent tous, Luszczuk le premier, et ils disent solennelle- ment : « Non, maître, vous ne nous battrez plus, nous nous sommes corrigés, nous vous sommes fidèles, nous travail- lons pour vous, nous ne vous faisons aucun tort, vous ne pouvez donc plus nous maltraiter. » Le tyran, devenu encore plus furieux, crie : « Qui vous a enseigné, canailles, à vous révolter contre voire seigneur ? » Les paysans, levant les yeux au ciel, répondent : « Nous n'avons qu'un seul Seigneur là-haut. » Et montrant ensuite les cheminées blanches d'Antoszwincie, ils ajoutent : « Et là-bas, nous avons notre frère et notre bienfaiteur. » Le tyran pâlit, laissa tomber son fouet, partit, et, saisi d'une grave maladie, il ne se montra pas pendant quelque temps. Après cela, il changea et s'adoucit au point que, ces mêmes hommes qu'il martyrisait auparavant, il les priait de faire ce qu'il y avait à faire. Voilà, mon frère (c'est Towianski qui écrit à un de ses amis), les miracles de l'Œuvre de Dieu; dès que les opprimés se sont tournés vers Dieu, se sont appuyés sur lui et se sont corrigés, Dieu les a pris sous sa garde ; les colonnes du mal qui, auparavant, appuyaient le tyran, se sont enfuies, et c'est pourquoi il a perdu son ancienne force. Voilà le principe de la Révolution chrétienne *» »
Principe admirable et hasardeux qui, pour avoir fait ses preuves dans l'histoire et dans la vie, n'est point infaillible. A moins qu'elle n'ait apparu à l'heure du destin, à cette heure où la lassitude infinie du monde antique pleurait à la fois dans l'àme de l'esclave et dans les vers de Virgile, à moins d'une chance aussi grande, il se peut qu'une telle doctrine ne se réveille ici-bas que pour constater son impuissance : et elle est sûre
1. André Towianski, par Tancrède Canonico. p. 246.
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d'en gémir, si elle vient à se trouver en présence de ce phénomène monstrueux, de cette gageure de Tenter qui s'appelle le tyran asiatique. A lire la vie des dé- mons de l'histoire et, spécialement, celle d'Ivan IV de Piussie, l'un des plus effroyables monstres qui aient souillé la lumière du ciel1, on apprend avec épouvante qu'ils ne font que redoubler d'horreurs et de supplices sur qui les implore et proteste à leurs genoux de son in- nocence. Un autre, Nicolas 1er, se vit un jour supplié par la princesse Sanguszko, qui demandait la grâce de son époux, condamné à partir pour la Sibérie : il se fit donner la sentence et y ajouta de sa main : « Il ira à pied. » Toute la douceur du christianisme et toute la pitié de la terre s'agenouilleraient en vain devant l'être fou de sang ou d'orgueil. C'est l'excellente raison pour laquelle une partie de l'émigration polonaise refusa toujours d'adhérer à la doctrine de Towianski ou au mysticisme un peu passif du grand poète Krasinski : à l'endroit des tyrans, elle n'imaginait et n'approuvait d'autre attitude que l'insurrection ; il n'y avait à ses yeux que ce moyen de secouer le joug. « Suivre les indications de nos mystiques, écrit M, Venceslas Gasz- towtt, c'eût été ne vouloir lutter que par la prière et le perfectionnement moral, tactique insuffisante, puisque Dieu n'aide que ceux qui s'aident eux-mêmes2. » Mais Towianski l'entendait d'une façon absolument
1. Dans le volume qu'il a récemment publié sur Ivan le Ter- rible (Pion, 1904), M. Waliszewski s'évertue à prouver que son trop fameux héros « n'a fait qu'outrer un peu l'atrocité commune aux mœurs du xvr siècle. » Mais M. Waliszewski ne s'aperçoit pas que divers de ses jugements de détail sur Ivan viennent contredire ensuite, au cours du volume, cette assertion de la pré- face. Le lecteur est mis par là même en défiance; on se demande si la critique historique de M. Waliszewski est aussi solide qu'il se l'imagine.
2. Le Poète polonais Jules Slowacki, p. 72.
100 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
contraire ; la résistance violente à la tyrannie repré- sentait à ses yeux une hérésie capitale. Il ne cessa de prêcher « qu'aucun effort terrestre, révolutionnaire, ne réussirait à la Pologne » et « qu'elle devait attendre le signe de Dieu dans l'humilité, l'amour et le sacrifice ' ». Et sa prédication appuya sur la plus persuasive, sur la plus émouvante des idées mystiques, dont l'influence ne pouvait être qu'énorme sur de pauvres exilés aussi attendris qu'exaltés par le malheur : il enseigna que l'infortune delà Pologne venait avant tout de ses fautes publiques et privées, qu'elle devait faire pénitence, et que « cette pénitence amènerait peu à peu le recouvre- ment de l'existence nationale indépendante ». C'était l'accent des prophètes d'Israël : « Lavez-vous, purifiez- vous, ôtez de devant mes yeux la malignité de vos pensées ; cessez de faire le mal... et après cela, venez et soutenez votre cause contre moi, dit le Seigneur2. » Mais le mystique lithuanien y ajoutait la tendresse du Nouveau Testament, l'obligation du pardon chrétien, l'oubli des injures et de l'oppression : « C'est dans cet esprit seulement, disait-il, que la Pologne peut agir efficacement sur la Russie, non par la force de lahaine et de la vengeance qui cherche la perte de l'oppresseur, mais par la force de l'amour qui fait de l'ennemi un frère, un ami en Jésus-Christ. Lorsque le Polonais aura déposé devant Dieu, sur l'autel de la Patrie, son désir pur que la volonté de Dieu soit accomplie par toutes les nations du monde et qu'ainsi la Russie de- vienne aussi grande et aussi heureuse que cela lui est destiné par les décrets de Dieu... alors Dieu mettra fin à la rude pénitence de la Pologne et élèvera la nation martyre au poste de magistrat-chrétien pour le monde. »
1. Vie d'André Towianski, p. 26, 81, etc.
2. Tsaïe.
ROMANTISME POLONAIS 101
Towianski eut un moment assez de prise sur l'esprit deMickiewicz pour lui faire adopter ces vues : le poète national les promulgua du haut de sa chaire du Col- lège de France et le verbe électrique de Michelet réil- lumine à coups d'éclairs la scène émouvante :
Nous avons eu sous les yeux un miracle, un fait inouï, prodigieux... et la sueur me vient d'y penser... le Collège de France a été témoin de ces choses ; sa chaire en reste sainte.
Je .parle du jour où nous vîmes le grand poète de la Pologne, son illustre représentant par le génie et par le cœur, consommer, par devant la France, l'immolation des plus justes haines, et prononcer sur la Russie des paroles fraternelles.
Les Russes qui étaient là furent foudroyés. Ils attachaien les yeux à la terre.
Pour nous autres Français, ébranlés jusqu'au fond de l'âme, à peine osions-nous regarder l'infortuné auditoire polonais, assis près de nous sur ces bancs. Quelle douleur, quelle misère manquait dans cette foule? Ah ! pas une. Le mal du monde était là au complet. Exilés, proscrits, ruines vivantes des vieux temps, des batailles ; pauvres femmes âgées sous les habits du peuple, princesses hier, ouvrières aujourd'hui ; tout perdu, rang, fortune, le sang, la vie ; leurs maris, leurs enfants enterrés aux champs de bataille, aux mines de Sibérie! Leur vue perçait le cœur! Quelle force fallait-il pour leur parler ainsi, arracher d'eux l'oubli et la clémence, leur ôter ce qui leur restait et leur dernier trésor, la haine ! Ah ! pour risquer de les blesser encore, une seule chose pouvait enhardir : être de tous le plus blessé.
Cela était écrit et cela devait arriver. Il n'y a pas à dis- cuter, ni à rien dire pour ou contre. Il était écrit et voulu que la Pologne, s'arrachant la Pologne du cœur, perdant la terre de vue, repoussant l'infini des douleurs, des haines et des souvenirs, emporterait dans son vol au ciel jusqu'à la la Russie elle-même.
102 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
C'est le mystère de l'aigle blanc, qui laisse pleuvoir son sang et sauve l'aigle noir '.
Le style de Towianski ne ressemblait que de très loin à celui de Michelet et de Mickiewiez ; il écrivait un mauvais jargon mystique, terne, filandreux, mono- tone, sans couleur et sans vie. Il se répète à tout bout de champ ; c'est un supplice de le lire. 11 ne devient intéressant que lorsqu'il relate des faits précis, tels que ceux de son apostolat en Lithuanie et les supplices infligés aux paysans par les mauvais seigneurs/ Son coup d'œil est parfois juste ; il sait distinguer les évé- nements significatifs, ceux qui témoignent en faveur de son siècle et représentent ses heures de noblesse morale, ses moments d'idéalisme. « C'est à de tels éveils, écrit-il en 1861, qu'appartiennent le commence- ment du pontificat de Pie IX, le commencement de la Révolution Française de 1848 et la commotion uni- verselle qui en fut la suite, le commencement du récent affranchissement de plusieurs millions de serfs par le Tsar Alexandre II, les événements d'Italie en 1859. A ces mêmes éveils appartient aussi l'attitude de nos compatriotes de Pologne en février dernier, etc. »
Le mystique lithuanien saisit également le caractère des peuples ; sa psychologie du Français et de la France du xixe siècle prouve qu'il a sondé nos erreurs et qu'il connaît nos pertes morales. A côté de cela,l'illu- minisme leplusbaroque ; il paraîtque « l'espritde Napo- léon brille au delà de la terre comme une étoile pure » ; il est devenu « serviteur fidèle et bras de Jésus-Christ, ange de la vie, de l'action chrétienne, et il est de toute importance pour nous de mériter l'aide et la protection de l'esprit de Napoléon ». On se prend la tête à deux
1. Légendes démocratiques du Nord. p. 23 et 20.
ROMANTISME POLONAIS 103
mains pour chercher ce qu'il peut bien y avoir de com- mun entre la douceur chrétienne etles tueries savantes organisées par le César moderne, entre l'esprit de non-résistance prêché par Towianski et la chevauchée de fer et de sang de l'empereur. Foin de la logique ! les prophètes ont d'autres soucis ; que deviendrait-on s'il fallait avoir cure de raisonner? Ailleurs, il associe l'esprit céleste de Kosciuszko à l'esprit céleste de Napoléon : « Les deux serviteurs de Dieu se sont unis dans le monde invisible », dit-il. Il faut en effet que cette alliance se soit conclue au Ciel, car elle ne se fit point sur la terre ; au moment de l'expédition de Russie, on put voir à quel point le héros polonais se méfiait de l'impérial ambitieux. Toutefois, au sujet de Kos- ciuszko, il est juste de dire que Towianski se rendit très exactement compte, non seulement de ses talents guerriers et de son héroïsme sur le champ de bataille, mais aussi de son extraordinaire grandeur morale et de la sainteté de sa vie entière ; il esquissa de lui un portrait qui eût pu devenir magistral , s'il avait su peindre . Du moins a-t-il indiqué les traits à rendre.
Avec ses limites et ses lacunes, en dépit du peu d'étendue de son coup d'œil et du" peu de sûreté de son jugement, Towianski produisait sur ceux qui l'approchaient une impression des plus fortes. Se trouvait-on en sa présence, un charme opérait et l'infériorité relative de son esprit n'était pas percep- tible. Elle se dérobait derrière le magnétisme de son verbe et de son aspect. 11 devenait impossible d'envi- sager simplement ses idées, et de les peser à leur juste valeur dans d'exactes balances. On était pris par la lumière qui émanait de son attitude ; on entendait « le ton chrétien militant, semblable à celui de l'Evangile » .
1. Témoignage de l'abbé Dunski,
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Bref, l'homme rayonnait une beauté morale qui com- muniquait à ses paroles les plus ordinaires une force de persuasion tout à fait rare : il s'enveloppait de l'éclat de son âme puissante et pure, à l'évangélisme irrésistible. De là l'influence qu'il exerça sur les hommes les plus éminents de la Pologne, et de là le culte touchant que lui voua sa petite église1. Qui lui avait rendu visite n'était pas loin de souscrire au por- trait enthousiaste d'un écrivain suisse de l'époque, Adolphe Lèbre :
J'ai vu Towianski : c'est un homme extraordinaire. Toutes les idées du siècle sont en lui. Il est l'esprit incarné du temps : il en a tous les instincts dans son grand cœur. Sa science, sa clairvoyance sont surhumaines... Cet homme est tout-puissant d'enthousiasme et d'élan : il tend d'une aile superbe à des deux toujours plus hauts ; il est magni- fique de commandement, de douceur et de modestie.. . Ce geste souverain, ce calme, cette force, cet amour, cette royale sérénité, ce front d'empereur, ce visage de vierge, quel homme!
En résumé, la figure de Towianski semble une pre- mière épreuve de celle de Tolstoï. Chez tous deux, même ardeur morale et même sainteté. Mais le génie intellectuel de l'apôtre russe n'échut point en partage au grand chrétien polonais. Ni la profondeur, ni l'acuité de l'observation ne lui furent dévolues, ni le don d'em- brasser d'énormes ensembles, de retracer en vastes
1. De nombreux disciples venaient le voir à Zurich, où il passa les trente dernières années de sa vie. Mais le groupe fidèle et préféré se composa d'un certain nombre de parents et d'amis intimes, parmi lesquels sa femme, sa sœur, ses enfants, son beau-frère Ferdinand Gutt, son gendre Michel Kulwiec, et ses amis Stanislas Falkowski, Jacques Malvesin, Tancrède Ganonico, Charles Baykowski. Ces deux derniers sont parmi les vénérables survivants de cette noble communion.
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tableaux l'histoire publique et privée. Il ne connut pas davantage l'art du portrait, ne créa pas d'individus aussi réels que la vie et vraiment extraits de ses cadres. Il ne soupçonna jamais ce pétrissement d'êtres et de scènes sur lesquels se projette un merveilleux jour évangélique et dont la toile fulgure, ainsi que sous une poignée de rayons dardés dans les ténèbres. Or, d'être ainsi représentées et rendues vivantes, cela propage une doctrine et répand une morale aux quatre coins du monde.
Nous nous sommes étendu sur la personnalité de Towianski. Ce n'est pas sans dessein. Towianski fut une manière de symbole. Si nous avons terminé l'es- quisse de l'homme, nous n'en avons point fini avec l'idée que cet homme incarnait à sa façon et sous un aspect, du reste, très inférieur à cette idée. Car l'appari- tion du mystique lithuanien ne fut qu'une des formes visibles du caractère le plus frappant et le plus spécial du Romantisme polonais : le Messianisme.
On n'avait guère vu l'idée messianique reparaître sur la scène du monde depuis les malheurs du peuple de Dieu. Mais voici que la même infortune qui s'était autrefois appesantie sur Israël affligeait une des nations de l'Europe moderne : à son tour, et vingt-cinq siècles après, la Pologne était réduite en captivité. La simili- tude de destinée recréa dans l'âme polonaise le phéno- mène hébraïque.
Le second tiers du xixe siècle était l'heure des illu- minés de tout genre. C'était la deuxième heure des temps nouveaux; la cloche fraîche et fervente des écoles saint-simoniennes répétait l'appel de 1789 : elle son- nait dans l'aube avec une extase à jamais disparue. Toutefois, les premiers socialistes ne désiraient qu'une refonte de l'organisation économique, une répartition plus juste des richesses de la planète entre tous ses
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enfants : les mystiques polonais attendaient au con- traire un idéal moral en chair et en os, la venue de quelque Messie de l'âme, de quelque Saint de Dieu dont le verbe renouvellerait, purifierait, transforme- rait le monde, et, créant sur terre une société nouvelle composée de justes, apporterait par là même sa déli- vrance à la Pologne. C'est ce Sauveur qu'ils crurent un moment voir apparaître sous les traits d'André Towianski.
Pour expliquer ce fiévreux et douloureux état de l'Ame en espoir de Messianisme, en attente d'une parole et d'un homme et d'une révélation définitive, il n'est que de considérer les plus exaltés et les plus pieux parmi les pauvres proscrits de l'époque et de laisser la parole à l'un d'eux, Stanislas Falkowski. A la vérité, son style est un peu gauche, mais il est sincère et tou- chant :
C'était une bien pénible épreuve de Dieu que notre exil ! Jetés sur une terre étrangère, au milieu du chaos des doc- trines et des passions sociales et politiques qui y régnaient, nous sentions, il est vrai, le devoir de tout sacrifier au salut de notre patrie ; mais... entraînés dans ce tourbillon d'élé- ments étrangers... nous avions accepté des principes con- traires à notre esprit national, nous nous étions morcelés en divers partis et nous cherchions la patrie chacun à sa manière, dans les fausses voies de la diplomatie, des cons- pirations, des révolutions, etc. En nous agitant ainsi pen- dant des années, nous avions perdu nos forces, nous nous étions enchaînés dans des doctrines et dans des raisonne- ments ; notre trésor national, l'amour, le sentiment, s'étei- gnait par degrés en nous ; nous ne pouvions nous accorder en quoi que ce fût : la discorde, les accusations et les con- damnations que nous nous lancions les uns aux autres, et cela au nom du bien général, étaient devenues un fléau. Enfin, après avoir épuisé tous les motifs d'illusion, car tout nous avait trompés, nous nous trouvions abattus et épui- sés, dans un vide et une sécheresse intérieure d'autant plus
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tristes que peu d'entre nous voulaient reconnaître cet état déplorable.
Dans cet état pénible, l'Occident civilisé ne pouvait nous donner aucun réconfort, aucune consolation, car le maté- rialisme, qui s'y étendait, glaçait tout sentiment et toute tendance supérieure. Il est vrai que, dans ce temps, beau- coup de faits surnaturels préparaient le monde à l'époque chrétienne supérieure : l'apparition de la mère de Dieu, à Paris, avait annoncé une effusion extraordinaire de la mi- séricorde de Dieu sur le monde ; la médaille qui s'était répandue en vertu de cette apparition, appuyait cette annonce par de nombreux miracles ; des prophètes s'éle- vaient, prédisant la manifestation prochaine et visible des jugements et de la miséricorde de Dieu. Mais tout ce mou- vement se produisait uniquement dans la sphère de la reli- gion; il n'avait pas d'influence sur la vie sociale et encore moins sur la vie politique...
Le premier rayon d'une espérance d'En Haut nous vint par Adam Mickiewicz. Depuis sa jeunesse, il soutenait en lui-même une pénible lutte, cherchant la solution de cette question, la plus importante pour tout Polonais : « Faut-il chercher la force terrestre, païenne, et, avec cette force, soutenir la patrie? ou bien, faut-il se soumettre humble- ment à Dieu, ne servir que Lui seul, et s'en remettre à sa volonté quant à la patrie ? Au milieu de cette lutte, un rayon de la grâce de Dieu toucha Mickiewicz, et il lui fut donné de voir en esprit et de prédire àla Pologne l'Homme envoyé de Dieu pour le salut de la Pologne et du monde. Quel Po- lonais ne connaît les paroles prophétiques des Dziady1'?
Pendant un banquet donné en son honneur, en dé- cembre 1840, par nos compatriotes les plus éminents, il s'éleva en esprit, eut une vision, et, dans une improvisation inspirée, déclara avce une certitude surhumaine que le temps est proche où le serviteur de Dieu paraîtra au milieu de nous, qu'il le voit venir, que, par lui, Jésus-Christ triomphera sur la terre, que de lui sortira la patrie ser-
1. « Que vois-je? Ah! cet eDfant s'est sauvé I C'est le vengeur qui doit ressusciter la Pologne, etc. » Voir tout le monologue de l'abbé Pierre, dans la troisième partie du poème.
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vante de Jésus-Christ, et qu'un ordre nouveau, divin, s'éta- blira dans le monde, car les paroles et les actions de cet homme seront pour le monde un modèle et une loi... Cette prophétie, par son caractère surnaturel, émut vivement les assistants et se répandit dans toute l'émigration : et c'est dans cet état d'esprit que nous nous trouvions, lorsque se répandit parmi nous la nouvelle de l'arrivée à Paris du ser- viteur de Dieu. Mickiewicz, ayant à peine échangé quelques paroles avec Tôwianski, reconnut en lui l'homme qu'il avait prédit; il fut pénétré d'une foi si grande dans sa mission, qu'ayant reçu de lui une parole d'espoir quant à la guérison de sa femme, devenue folle, il en parla immédiatement comme s'il avait vu ce miracle de ses propres yeux. La guéri- son miraculeuse de la femme de Mickiewicz, le changement extraordinaire opéré en lui-même, ce fut pour nous un éveil subit. Quelque chose de bienheureux, de saint, s'était répandu dans l'atmosphère; pour l'esprit élevé avait dis- paru la terre sombre, le ciel semblait ouvert, et du ciel semblait prêt à descendre sur la terre un monde nouveau, serein et heureux; c'était comme si une armée invisible arrivait soudainement au secours de ceux qui, avec leurs dernières forces, soutenaient le combat, et les conduisait aune victoire certaine1...
Sans en changer les termes, j'ai abrégé et resserré — rapprochant les extraits utiles ~ cette citation si caractéristique et qui dépeint l'état d'âme de l'émigra- tion polonaise en 1840. Il en résulte, — aussi bien que des autres documents de l'époque, — que Mickiewicz avait proclamé l'idée messianiste avant l'arrivée de Tôwianski. Et comme il avait été le héraut, l'annon- ciateur de cette idée, de même, en dépit d'un commen- cement de désillusion, il devait en rester l'apôtre.
Au début, il effaça sa grande personnalité devant celle du mystique lithuanien. Il lui rendit hommage et s'inclina devant lui. Mais les prophéties de Tôwianski
1. André Tôwianski, par le sénateur Tancrède Canonico, p. 9-13.
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ne se réalisèrent point, et, dès 1845, Bohdan Zaleski le fît remarquer à son grand confrère. « Celui qui a in- venté la poudre s'imagina qu'il ferait sauter le monde, répondit Adam. Il ne Ta point fait sauter; mais la poudre est restée en usage. Il en est de même de notre vérité, qui est moindre que nous ne l'espérions, mais qui n'en existe pas moins. »
C'était assez dire qu'il croyait aux idées plus qu'aux hommes. En dépit de l'échec de Towianski, le Messia- nisme ne voulait pas mourir dans l'âme polonaise. A défaut d'un succès éblouissant dans l'ordre des faits et d'une démonstration aussi merveilleuse que l'eût été la délivrance soudaine de la Pologne par un héros de l'action, Mickiewicz et, avec lui, les deux autres grands poètes polonais de l'âge, le Poète anonyme et Slowacki, s'ancrèrent à l'espérance : ils comptèrent sur l'avenir pour justifier la nouvelle doctrine, par laquelle ils se sentaient consolés. De sorte que la poésie romantique de Pologne qui, sous l'aiguillon du malheur, avait conçu le Messianisme, et dans l'air orageux de la pros- cription et de l'exil en avait subitement crié la renais- sance imminente, le recueillit encore une fois né et le réchauffa tout frêle sur sa lyre. Elle s'attacha passion- nément à lui, le para de son prestige et de son génie, lui prêta sa grandeur, lui donna du souffle et de l'écho, bref, en dilata la puissance, en centupla la portée, le propagea tout autour d'elle et parmi son vibrant audi- toire en cercles concentriques et sonores. Dujour où elle avait commencé de résonner sur la terre, elle avait rendu des sons mystiques et tristes : fille d'un pays d'exilés et de captifs, elle levait les yeux vers le ciel. Peu à peu, sa foi grandit et tint de l'extase : le regard fixe et les mains jointes, elle s'immobilisa dans l'at- tente. Comme autrefois Israël, la sublime poésie de Pologne regardait au loin vers « l'élu messianique »,
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vers celui qui devait venir pour délivrer son peuple et sauver le monde.
Si je voulais citer nombre des inspirations par les- quelles se manifesta le Messianisme, non seulement j'allongerais indéfiniment ce chapitre, mais j'empié- terais sur les chapitres suivants. 11 ne s'agit point de cela dans la présente étude, mais simplement de com- pléter l'exposé qui précède par telle formule significa- tive des maîtres, voire par telle remarque utile des commentateurs.
Dans son cours du Collège de France, Mickiewicz émit à l'endroit de sa doctrine favorite des paroles très importantes et qui constituent de véritables définitions. 11 enseigna de la sorte : « L'âme la mieux développée est nécessairement chargée de conduire les hommes qui se trouvent sur les degrés inférieurs. C'est le dogme principal du Messianisme... Dieu parle par une âme qui a toujours suivi sa loi, qui s'est développée en observant les conditions requises parla Divinité, qui a subi les épreuves et qui enfin s'est initiée à la sa- gesse... Une âme qui travaille, qui s'élève, qui cherche continuellement Dieu, reçoit ce qu'on appelle une pa- role; et l'homme qui l'a reçue devient révélateur... Cette lumière divine... se prouve par elle-même; elle parle et se réalise en même temps : telle la vierge d'Orléans, cette fille paysanne, qui se met à la tête d'une armée parce qu'elle en a reçu l'ordre exprès de Dieu, qui se présente devant les pouvoirs constitués et qui les oblige à suivre l'inspiration.. Je crois, et tout porte à le croire, que les peuples chrétiens mar- cheront de plus en plus vers la réalisation de l'Evan- gile, et qu'un jour ces âmes privilégiées, qui se trouvent en état de recevoir les inspirations divines, serout appelées à jouer des rôles qui, aujourd'hui peut-être, ne seraient pas encore en rapport avec l'état actuel de
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la société... Du reste, la même révélation qui guide les peuples fait marcher aussi leurs littératures... Comme les cadres et les lois entravaient continuelle- ment le développement du christianisme, de même les écoles, les théories, les journaux, arrêtent, étouffent le développement du génie littéraire. Tout cela agit pour empêcher les hommes de recevoir des révélations. Voilà pourquoi les grands artistes ne sortent presque jamais des écoles, et pourquoi ils s'inspirent toujours de la grande vie qui anime le peuple '. » Ces paroles sont du 13 décembre 1842; le 16 novembre 1843, il disait : « Contre toutes nos oppressions, nous n'avons qu'un seul remède, le même que contre n'importe laquelle de nos misères, c'est de nous élever en esprit aussi haut que possible, jusqu'à l'exaltation, jusqu'à la folie, et dans ce bond, de saisir l'idée qu'il nous faut2. » Enfin, en 1845, il condensait ainsi sa pensée sur le point qui nous occupe : « La religion appliquée à la politique, l'inspiration luttant contre la doctrine, l'in- dividu appelant, avec l'aide de Dieu, les masses à accomplir leur devoir et défiant son siècle : c'est le type de l'avenir du monde. » Il n'interdisait d'ailleurs à personne l'accès des sommets intellectuels et mo- raux, car il croyait à la toute-puissance de la volonté : « Chaque homme est créé pour devenir un grand homme. Quiconque ne vise point à ce but ne travaille pas au salut de son àme3. » Quelle logique dans le développement de ce magnifique inspiré, et comme
1. Les Slaves. Cours professé au Collège de France par Adam Mickiewicz, t. IV, p. 19-25.
2. Lettres et discours de Mickiewicz publiés après sa mort sous ce titre : Coopération oTAdam Mickiewicz à Vœuvre d'André Towianski.
3. Coopération d'Adam Mickiewicz à Vœuvre d'André Towianski, t. I,p. 120.
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toutes les paroles de la fin de sa carrière sortent en droite ligne de l'élan surhumain du début : « Aie un cœur et regarde au cœur. Proportionne ta force à tes desseins, et non pas tes desseins à ta force. »
En résumé, ditle fils du poète, M. LadislasMickiewicz,mon père croyait à une série d'hommes inspirés comme devant être les guides naturels des peuples en matière de religion, de politique et de littérature. Et il était convaincu que l'ins- piration serait de plus en plus fréquente, de plus en plus générale, de plus en plus forte : il comptait qu'elle devien- drait le pain quotidien des nations. C'était là l'idéal que le peuple de Dieu avait entrevu, d'être conduit par des pro- phètes, par des voyants immédiatement inspirés du Très- Haut, — mais qu'il déserta maintes fois, car cela deman- dait un effort difficile et continu : littérairement du moins, il resta fidèle à cet idéal, puisqu'il n'admit en sa Bible aucune parole qui ne fût marquée de l'inspiration divine ; seulement, sa Bible est depuis deux mille ans pour lui un livre clos K
Résumons davantage : et afin de ramasser en aussi peu de mots que possible les tendances que nous venons d'esquisser, empruntons encore à M. Ladislas Mickie- wicz une bonne formule, une expression brève et pré- cise. Qu'est-ce que tout cela, dit-il, sinon « Yappel au génie ? » En effet, « l'appel au génie » devint le cri poi- gnant de la grande poésie de Pologne. Au secours de son malheureux peuple, elle appela de toute la force de son désespoir l'antique pasteur et conducteur d'hommes, à la fois guerrier, poète, grand juge, libé- rateur, l'être surhumain, colossal, le Moïse. Mais elle demandait en même temps que le peuple polonais mé- ritât la venue du héros suprême par un effort moral qui
1. Mélanges posthumes cV Adam Mickiewicz, avec notes de Ladislas Mickiewicz, p. 305.
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haussât les cœurs jusqu'à leur guidée Telle fut la magnanime conception de Mickiewicz et aussi de Towianski, — bien qu'on la sente infiniment plus pâle, plus étroite et comme ratatinée chez le second. Cette vue de l'Idéal social est pleine de noblesse et de gran- deur. Sans doute, elle a l'air aujourd'hui d'une chi- mère, et il n'est point de théorie qui jure davantage avec la période niveleuse et vulgaire, matérialiste et corrompue, que nous avons le malheur de traverser2. Mais ce n'est là qu'un mauvais tournant de la civilisa- tion : il faut l'espérer du moins. Le dernier mot n'est peut- être pas dit. Le fût-il, que les penseurs ne sauraient se
1. Je trouve, dans le Bulletin polonais du 15 mai 1902, quelques lignes tout à fait remarquables, extraites dune des brochures du grand ingénieur Szczepanowski, qui vient de mourir : « La grandeur immortelle de Mickiewicz, véritable guide de la nation, consiste à avoir compris le premier que la délivrance de la Po- logne ne dépend nullement des combinaisons politiques, des programmes conservateurs ou démocratiques, des complots ou des conspirations de coteries, mais qu'elle sera due à la renais- sance morale, et que cette renaissance commencera par celle des individualités qui s'aggloméreront de plus en plus en foyers croissant en nombre et en force, jusqu'à ce que toute la nation s'enflamme delà chaleur de ces cœurs. L'heure de la délivrance de la nation est fixée par la Providence. Ce que nous en pouvons savoir aujourd'hui est qu'elle ne sonnera pas avant que nous ne l'ayons mérité, avant que tous les descendants de la Pologne déchue soient devenus en leurs âmes les citoyens de la Pologne régénérée. »
2. L'histoire la connaîtra surtout comme la période de la course à l'or et des brigandages financiers de tout genre, effectués sous couleur d'entreprises d'intérêt général et souvent organisés ou protégés par de soi-disant démocrates, qui sont surtout des hy- pocrites. Les pays aristocratiques ne sont point en reste; ils tiennent à ne pas laisser périmer leurs bonnes traditions d'avi- dité et de cruauté : l'Angleterre entreprend l'odieuse guerre du Transvaal ; le Tsarisme perpètre l'asservissement de la Finlande et fait massacrer les prolétaires dans les rues de Pétersbourg; la Prusse donne la schlague aux écoliers polonais de Wresznia qui veulent prier dans la langue de leurs pères.
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taire : ils n'ont pas às'incliner devant le fait brutal ; leur voix est la protestation de l'ordre contre le désordre et l'éternel avertissement de la sagesse immanente. Il ne faudrait non plus s'imaginer qu'il n'y ait eu en ce siècle que les représentants d'une nation exaltée et malheu- reuse pour réclamer en faveur des grands hommes une part d'influence effective dans les conseils de l'Etat : Fun des plus illustres écrivains du pays pratique et florissant entre tous, Carlyle, a fait entendre en Angle- terre semblable revendication. En Amérique, Emerson n'est pas éloigné du même désir, à voir le goût qu'il professe pour « les hommes représentatifs », ainsi qu'il dénomme les chefs de file des variétés humaines les plus importantes. En France, l'un des rares hommes de génie de notre littérature contemporaine, M. Edouard Schuré, s'est fait Févocateur de quelques-unes des figures demi-humaines et demi-divines, semi-légen- daires, où s'incarna l'histoire spirituelle du monde : il les a ressuscitées de son souffle puissant et de son verbe inspiré, et c'est dans une série providentielle et ininterrompue de ce genre qu'il voit le salut moral de l'humanité, pour demain comme pour hier1.
Excelsior ! L'instinct irréfrénable de la grande poésie, surtout aiguillonnée par le désir et la douleur, c'est l'envolée sans limites. La poésie romantique de Pologne tendait au plus haut des cieux. Elle ne devait pas se contenter de croire à la mission du grand homme sur la terre, ni d'attendre la venue de cet Homme-Messie au sein de la patrie polonaise : elle crut également à l'élection d'un Peuple-Messie parmi les peuples et proclama la Pologne le peuple de Dieu. C'était la renaissance intégrale de l'ancienne foi d'Israël.
1. Les Grands Initiés, par Edouard Schuré. Paris, Perrin et Gic.
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De même qu'il y avait des êtres marqués du signe, de même il y avait des races choisies entre toutes pour l'exemple de la souffrance et du martyre, du sacrifice et du crucifiement. Mickiewicz appela sa pauvre patrie «le Christ des nations». Déjà Brodzinski, le précurseur des poètes de la grande période, l'avait dénommée « le Copernic du monde moral». Slowacki vint ensuite, qui la regarda comme «le Winkelried du monde». Aux genoux de la mère douloureuse, tous les romantiques polonais rivalisèrent d'adoration mystique : pour tous, elle fut « la sainte Pologne, notre sainte1 ». D'autres passages de leurs poèmes enchérirent sur les expressions précédentes : certains vers y fulgurent ainsi que des éclairs, projetant d'un seul coup la plus douloureuse des images, faisant brusquement appa- raître la vision littérale et saisissante de la Pologne crucifiée. Au milieu d'une page fameuse des Lziady, Mickiewicz vit soudain «la croix aux bras lons^s comme l'Europe entière, formée de trois peuples desséchés, comme de trois arbres morts ». Pour Slowacki, le nom de la Pologne « fut la prière qui pleure et la foudre qui gronde2 ». Mais l'une des visions les plus magnifiques fut celle de Krasinski, dans Y Aube. Il aperçut sa Pologne bien-aimée qui,
Pareille à un fantôme ressuscité, à un archange gigan- tesque, surgissait tout à coup dans l'espace, au milieu d'un vide lumineux, et sortait du fond des jours de l'avenir, vi- sible comme si elle avait encore une enveloppe mortelle, mais déjà divinisée pour l'éternité, immortelle !
Sa face brille comme le soleil : — à travers l'azur de ses prunelles, ses regards sont des éclairs!
1. Cette dernière expression se trouve à la fois clans l'Enfer de Piast Dantyszek, de Slowacki, et dans VAuhe, de Krasinski.
2. L'Enfer de Piast Dantyszek.
416 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Au-dessus de sa tête parait l'auréole de sang, souvenir du martyre; mais tous ses maux sont finis, l'esprit de Dieu repose sur son front ; et, tout à l'entour, se lève un monde nouveau.
Tous les peuples-esprits ont incliné profondément
latête devant elle Et ils sont tombés à genoux, et j'ai
entendu la voix clamant du hautdescieux : « Comme jadis je leur ai donné mon fils, je te donne maintenant à eux, ô Pologne ! Le Christ a été et sera unique, mais sa pensée vit en toi : sois donc partout et toujours la vérité comme Lui, toi que j'appelle ma fille ! Lorsque tu descendis dans la tombe, tu n'étais qu'une parcelle de l'humanité ; mais aujourd'hui, à l'heure de ton triomphe, ton nom est : Yhu- manité entière! La terre t'est confiée pour que tu la con- duises dans la voie de l'action, jusqu'à ce que l'Esprit ait accompli son œuvre dans ces peuples. Par-dessus le gouffre du passé, élance-toi dans l'immensité, etalors, tousces mil- lions te suivront, toi, l'archange de cette planète. »
Et j'ai vu l'archange de blanc et de pourpre s'élevant au-dessus des peuples agenouillés^
Un tel mysticisme, une telle foi dans la primauté du pays dont on est fils peuvent surprendre les étran- gers : et certains critiques polonais font senti. « L'aber- ration messianique des poètes émigrés», déclare M. Lorentowicz dans une page récente2. Reproche d'ailleurs aussi outré que le rêve de Krasinski : la réac- tion présente est beaucoup trop vive contre l'exagéra- tion d'autrefois. «Cette divinisation de la Pologne pa- raîtra peut-être étrange au lecteur français; ce n'est qu'au sein des nations malheureuses que peut se mani- fester un pareil amour de la patrie», écrivit Ladislas Mickiewicz au bas d'une des pages de Y Aube dont nous avons reproduit la traduction. Le fait est que la prophétie du Poète anonyme demeure très hasardeuse :
1. Traduction Ladislas Mickiewicz.
2. Mercure de France, juin 1900. Lettres polonaises.
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il ne suffît pas qu'une vision poétique soit de toute beauté pour qu'elle se réalise et passe un jour dans l'histoire. On ne saurait prendre celle de Y Aube au pied delà lettre : peu importe au surplus, car il est rare que tout soit faux dans une intuition de poète. Juste- ment, Krasinski voyait mieux que personne les profon- deurs morales et sociales : son œil fut extraordinaire à cet égard. La vérité qu'il déforma dans X Aube — du fait d'un rêve grandiose, et parce qu'il aperçut soudain sa Pologne au sein des espaces, planant dans l'infini des cieux, élevée au-dessus de tous les peuples par la grâce des maux soufferts et préposée à tous comme leur archange, leur pasteur et leur guide — cette vérité lui réapparut d'une façon beaucoup plus terrestre et réelle, au cours d'une lettre de protestation qu'il écrivit à Lamar- tine en 1847 . Mal informé, le grand cygne venait d'appré- cier la Pologne et son histoire en termes aussi fâcheux qu'inexacts, dans ses Girondins. Le Poète anonyme lui répondit :
Observez bien l'histoire de Pologne, consacrez quelques instants de vos loisirs à l'étude sérieuse de la gloire toute chrétienne et des malheurs inouïs dont elle se compose ; votre génie en découvrira tout de suite le sens mystérieux et profond... Vous reconnaîtrez tout de suite l'action pro- videntielle dans l'inébranlable constance de tout un peuple livré au supplice... C'est que toute l'histoire de l'Idée divine doit être précédée d'une lutte, d'une souffrance, d'un mar- tyre qui l'annonce et la rende possible ! La Pologne a été choisie pour prêcher aux peuples, non par des paroles, mais par des actions et des faits, le grand et saint principe des nationalités terrestres, qui seules, en tant qu'invio- lables et sacrées, peuvent arriver un jour à constituer une Humanité harmonique et universelle ! La France a promené par toute l'Europe, et au bout de ses baïonnettes, le don de la liberté civile et de l'égalité des individus entre eux, qu'elle apportait au monde ?... La Pologne n'a cessé de
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souffrir et d'agir pour rapporter du fond de son sépulcre le dogme du droit divin des nationalités, et celui de la frater- nité religieuse de toutes les nations entre elles, c'est-à-dire la loi du Christ réalisée dans la politique des empires hu- mains... La France etlaPologne sontsœurs; elles marchent toutes les deux vers l'avenir, ne reculant jamais : laFrance, au nom de l'amour des hommes ; la Pologne, au nom de l'amour de Dieu ! Ainsi se retrouvent dans les tendances de ces deux peuples les deux commandements qui consti- tuent l'unité de la Parole éternelle. Seulement, la Pologne se souvient toujours qu'aucun de ces deux préceptes ne peut rester complètement isolé de l'autre sans devenir à l'ins- tant même, pour ainsi dire, un mensonge, et sans produire un cruel fanatisme dans le cœur ou une aberration dans l'esprit. La France l'a oublié plusieurs fois et l'oublie encore. Elle s'imagine pouvoir se passer de Dieu en décla- rant les droits de l'humanité; de même que le parti des siècles qui ne sont plus pense pouvoir négliger l'humanité en manifestant son adoration pour Dieu. Grave et déplo- rable erreur de sentiment et de raisonnement! On ne peut désunir ce que le Christ a uni.
Ce jugement si profond, ces vues si perçantes, ces paroles magnifiques, remplissent pourtant l'âme de tristesse, car on les dirait prononcées pour tous les temps, pour aujourd'hui comme pour hier; et aussi bien, hier comme aujourd'hui, semblent-elles un aver- tissement inutile, une voix prêchant dans le désert. Quoi qu'il en soit, dès 1847, elles établissaient d'une façon irréfutable, au regard de tout homme de bonne foi, la mission historique de la Pologne. Et elles témoignaient en outre de l'instinct profond et de la conscience supé- rieure du romantisme polonais, touchant les vérités essentielles. Elles marquaient son but, ses conclusions. « Toute victoire de l'Idée divine doit être précédée d'une lutte, d'une souffrance, d'un martyre qui la rende possible », disait Krasinski. «Marchez vers l'avenir au nom de l'amour des hommes, au nom de l'amour
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de Dieu... aucun de ces deux préceptes ne peut rester complètement isolé de l'autre; on ne peut dé- sunir ce que le Christ a uni », ajoutait-il. Et, en même temps, s'effaçaient peu à peu chez ses illustres rivaux les velléités individualistes et byroniennes du début. La dernière étape parcourue par le romantisme de Pologne a été très bien décrite par un brillant essayiste de l'Université de Cracovie, M. le professeur Marian Zdziechowski :
Mickiewicz, dit-il, exprima dans la troisième partie des Dziady, avec une énergie incomparable, l'idée que le mal ne vient pas de Dieu, comme Byron semble parfois prêt à le supposer, mais qu'il est l'œuvre de l'homme, par consé- quent qu'il pourrait être effacé par l'effort continu des hommes de bonne volonté, inspirés d'une foi victorieuse
en l'immensité des forces de l'âme Slowacki finit par
arriver, lui aussi, mais moins vite, à une conception reli- gieuse du monde Mais c'est Krasinski qui développa ces
idées sur un fond très large, embrassant le passé du genre Immain et ses destinées futures. Dans Iridion, il créa un héros du sacrifice qui serait une in carnation de l'individua- lisme chrétien, s'il ne s'alliait avec Massinissa, le démonde l'histoire, qui tend éternellement à l'anéantissement de toute grande idée, en travaillante la réaliser au moyen de la haine, de la dissimulation et de la force. Il faut donc qu'Iridion expie son erreur et se purifie dans une vie nou- velle'.
Enfin, dans un écrit plus récent, M. Zdziechowski résume toutes ses idées sur ce sujet par les lignes sui- vantes :
Jusqu'àprésent, c'est le romantisme polonaisseul (Mickie- wicz, Slowacki, Krasinski) qui a su développer sur un fond catholique l'idéal chrétien de l'âme délivrée du joug de la
1. Bulletin de V Académie de Cracovie, février 1801.
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matière, emportée par le feu de la charité au-dessus du niveau de l'homme, unie à Dieu et cherchant dans l'accom- plissement de la volonté divine son bonheur et celui de l'hu- manité. C'est le prométhéisme chrétien. Aujourd'hui, à notre époque de renaissance idéaliste basée, malheureusement, non sur le culte de l'homme uni à Dieu, mais bien sur celui du moi, c'est-à-dire de l'homme séparé de Dieu, ce promé- théisme chrétien de la poésiepolonaise devrait être particu- lièrement goûté par les intelligences supérieures et opposé à l'individualisme brutal et bismarckien de Nietzsche1.
Je m'arrête, car après cette définition synthétique et lumineuse : le prométhéisme chrétien, tout commentaire serait de trop. C'était donc à ce sommet moral : l'amour des hommes et l'amour de Dieu fondus en un seul amour, qui lui-même s'était traduit par la double ma- nifestation de l'Action héroïque et du Verbe inspiré, — c'était, dis-je, à ce sommet moral qu'était enfin parvenu l'essor d'une des plus magnifiques poésies des temps modernes, la poésie romantique de Pologne. Elle n'avait voulu se reposer que sur une cime.
1. Réponse de M. Zdiechowski à la consultation ouverte, il y a deux ans, par une jeune Revue française sur les Rapports de l'Art et des Religions.
L'ŒUVRE DE MICKIEWICZ
Le moment est venu d'étudier d'un peu près et de faire ressortir par des citations l'œuvre des trois grands hommes qui représentèrent en haut relief la poésie polonaise. Pourtant, je me garderai de me perdre dans le détail, car ce livre est un livre de synthèse bien plus que d'analyse. En entreprenant ces études, je n'ai jamais eu d'autre but que d'esquisser un tableau de la période romantique en Pologne. Cette période se tra- duisit par une double épopée : épopée littéraire, épo- pée d'action; c'est pourquoi l'histoire se mêle sans cesse à la littérature au cours de ces Essais. Sans doute, je désire que la littérature y ait la plus grande place : toutefois, il n'est pas selon mon plan qu'elle y soitseule représentée. Je m'étendrai sur certains poèmes caractéristiques, j'en résumerai d'autres en quelques lignes, je ne ferai que citer le titre de plusieurs. Je ne parlerai point de la vie de Mickiewicz, quej'ai longue- ment racontée, puisqu'elle fut l'une des vies les plus typiques de son époque : c'est uniquement de son œuvre que je compte entretenir le lecteur dans les lignes qui suivent.
122 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
LA TERRE LITHUANIENNE ET LA SEVE PRIMITIVE
« Mickiewicz, une sorte de géant lithuanien, plein de la sève primitive des grandes races au lendemain de leur éveil... »
(Ernest Renan.)
Ces mots de Renan sont merveilleux de justesse. Peut-être fallait-il l'œil d'un grand Breton pour voir d'une façon aussi parfaite un grand Lithuanien. La Lithuanie est à la Pologne ce que la Bretagne est à la France. Bretagne et Lithuanie sont deux provinces à l'âme naïve et grave, profondément croyante. De sem- blables terres produisent aisément le Sublime : il en sort des moissons de héros et de poètes. Duguesclin, Surcouf, Duguay-Trouin, Bisson, Chateaubriand, Lamennais, Brizeux, et tant d'autres, sont fils de la Bretagne; Kosciuszko, Mickiewicz, Emilie Plater, de la Lithuanie. Par leur destinée historique, ces deux contrées présentent également quelque analogie. Parle mariage d'Anne de Bretagne avec Louis XII, et de La- dislas Jagellon avec la magnanime Hedwige, la Bre- tagne s'unit à la France, et la Lithuanie à la Pologne ; mais, de la province aînée sur la province cadette, nulle mainmise, nul joug; entre les deux sœurs contrac- tantes, il y eut libres épousailles, et don mutuel.
Rien de plus primitif que la sève bretonne ; rien de plus primitif que la sève lithuanienne. Le passé bar- dique et guerrier d'Armor s'enfonce derrière nous au
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plus lointain des âges ; de bonne heure, un peuple idéaliste et mâle y surgit du granit : la voix de la harpe et de l'épée retentit entre les chênes et sur les landes. Austère et rêveuse, comme la Bretagne, la Lithuanie était aussi comme elle une terre de poésie profonde et de brillant courage. Le paysage et les origines de cette Bretagne polonaise ont été décrits par un littérateur franco-polonais, Charles-Edmond Chojecki ; la page est intéressante :
La Lithuanie possède un aspect unique en Europe. Enfoncée dans ses sombres forêts séculaires, elle offre un caractère mystérieux, impénétrable. Le voyageur qui s'y aventure éprouve un sentiment de vague terreur, une émo- tion qu'il ne peut s'expliquer ; il lui semble qu'à chaque pas fait en avant, quelque chose de surnaturel va surgir devant lui. Au fond de ces forêts où les jeunes chênes croissent sur les squelettes des arbres renversés, il entrevoit des îlots entourés de marais stagnants et hérissés de plantes aqua- tiques. Là, jamais le pied de l'homme n'a pénétré ; la bête même craint de s'y hasarder : le paysan en parle avec terreur et les peuple de mille monstres créés par son ima- gination. Plus loin se déroule un lac immense, bordé de roseaux, de nénufars et de lis aquatiques, et dont la sur- face, au milieu, est unie comme un miroir ; mais le pêcheur n'ose y jeter ses filets, car des tourbillons cachés englou- tissent sa nacelle. Tout ce qui entoure l'homme paraît sous le charme d'un sortilège, tout nage dans une atmosphère
de vague tristesse et d'inquiétante rêverie Parfois, le
bison, maître de ces forêts, les seules qu'il habite en Europe, en rompt le silence solennel de ses mugissements
Danslareligion des anciens Lithuaniens, tout respirait une natureanimée ; lesdieuxarmésde la foudre habitaient lesfo- rêts ; chaque source était remplie de nymphes et d'ondines ; chaque rivière possédait un céleste protecteur ; toute fleur presque avait sa place au Doungouss ,V Olympe des divinités li- thuaniennes, llyavaitbien un dieu terrible, l'impitoyable Per- kounas, qui déchaînait les orages, lançait la foudre, punis- sait les méchants et surtout les sacrilèges de la terre ; mais
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la mythologie lithuanienne ignorait ces affreux dieux Scan- dinaves qui, pour toute jouissance, massacraient les géants et buvaient le sang dans les crânes des vaincus. La plus importante déité chez les Lithuaniens était Milda, la déesse de l'amour, de la concorde et du plaisir. Cette déesse aux cheveux d'or, aux yeux d'azur, embellissait les jours des hommes par le plaisir, leurs nuits par les rêves dont elle les berçait, et souvent, charmée par les attraits des mortels, elle tombait du ciel elle-même, éprise d'amour, dans les bras de quelque jeune Lithuanien. Au fond des forêts, sur des autels de granit, brûlaientdesfeux éternels; les chœur» des prêtres et des vierges vouées au culte entonnaient des hymnes mélodieux, et l'encens brûlé sous les chênes sacrés envoyait ses parfums jusqu'à la figure des dieux placés à leur cime séculaire. Quand un Lithuanien mourait, on mettait à ses côtés son cheval de bataille, ses faucons favoris, ses lévriers ; et, alors, quelques serviteurs fidèles s'élan- çaient sur le bûcher pour se réunir à leur maître et s'en aller avec lui au pays du printemps sans fin et des chasses éternelles. Les prêtres faisaient des libations de miel et de lait sur le bûcher : le chœur commençait ses chants, et le défunt s'en allait avec la fumée dans les airs. Les jeunes gens, luttant de vitesse, tournaient à cheval autour du bûcher ; et, après la joute, on distribuait aux vainqueurs les armes du mort; et l'on tâchait, par des cris, d'éloigner les mauvais génies qui pouvaient le retarder dans sa route vers le Doungouss. Le Lithuanien considérait l'hospitalité comme la première loi des dieux. Dans un coin de la ca- bane, il plaçait ses divinités tutélaires, et nourrissait des serpents apprivoisés qui, souvent, à l'heure de ses repas, rampaient tranquillement sur la table, et, enlaçant les coupes, s'abreuvaient de miel et de lait '.
La poésie de Mickiewicz sortit tout entière de cet antique sol et de ces antiques mœurs, modifiées sans doute par le christianisme, mais restées fraîches et fortes, à travers leur évolution. Celte poésie fut comme
1. La Pologne captive et ses Trois Poètes, par Charles-Edmond Chojecki. 1 vol. Paris, F. Vieweg, 1864.
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un arbre géant de l'ordre spirituel : elle monta jus- qu'aux cieux, et son feuillage étendit ses rameaux jusqu'à couvrir l'étendue de la nation polonaise, tantôt du bruissement léger, tantôt de la rafale de ses branches. Toutefois, au rebours du lyrisme de ses deux émules, dont le premier lui fut supérieur par l'in- croyable originalité de son rêve, et le second par l'acuité vraiment stupéfiante de sa vision de l'humanité moderne, mais qui lui cédèrent infiniment en puis- sance de timbre, en résonnance, et dont la voix est bien moins éclatante et grondante, bien moins sem- blable à la mer, — toutefois, dis-je, le chant de ce chêne ne se fixa jamais définitivement à sa cime, d'où il eût pu s'élancer et se perdre jusqu'en ces régions du pur éther où ne respirent que les Shelleyetles Slowacki; et, au contraire, remontant sans cesse des racines et redescendant sans cesse aux racines, il ne voulut retentir que pour la foule de têtes humaines mouton- nante à son ombre. Ainsi font les aèdes portés d'accla- mation sur le pavois par leurs compatriotes : ils obéissent au sentiment infaillible qui guide leur lyre et la maintient au diapason demandé par leur peuple. A chaque instant, ils réaspirent les forces de la Nature et s'assimilent les créations de l'instinct. Ils ne cessent de se nourrir des sucs les plus puissants et de s'abreu- ver aux sources les plus vives du terroir. Leur œuvre pompe les croyances, légendes, chroniques, coutumes, superstitions même, c'est-à-dire toute la tradition, toute l'invention de la vie et de l'esprit poussée au cours des âges avec l'inconscience et la facilité heu- reuses des fleurs et des fruits. Leur œuvre est douceur, fantaisie et grâce, mais elle est aussi force, colère,' fureur, car elle ramène et charrie encore les passions léonines, se gonfle du désordre bouillonnant et sauvage du peuple à l'état de houle, se charge d'expansion fou-
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gueuse et de violence, écume d'orgueil en tempête, éclate en frénésies, en défis, en invectives juvénaliennes, en clameurs formidables ; bref, se calme ou s'emporte, module ou tonne ainsi que l'Océan. Une telle voix s'appelle foule, et « million d'hommes », suivant le mot du poète lui-même, dans le fameux monologue de Conrad. Elle ne laisse pas pour cela d'être une individualité, une unité, et la plus puissante de toutes : mais cette unité, cette individualité se trouvent au point central, au foyer de l'âme collective ; tout y converge, tout s'y répercute, et, de la sorte, elle est bien plus la voix de la collectivité que l'expression spéciale d'un individu. Une telle œuvre est figurée à miracle par une image célèbre de Victor Hugo :
Mon âme de cristal, que le Dieu que j'adore Mit au centre de tout, comme un écho sonore.
Mickiewicz fut donc avant tout une âme-écho ; les grands sentiments et les croyances profondes réson- nèrent en sa poésie selon le timbre de l'imagination du Nord et le cristal particulier du chant populaire de Lithuanie. Il importe surtout de noter ce point; il faut ne pas perdre de vue que le chant populaire est toujours à la racine de l'œuvre du véritable poète national. Et même, c'est merveille si l'art d'un tel poète parvient à surpasser les meilleures produc- tions du génie anonyme et inconscient : il n'est, au mieux, que l'épanouissement de ce génie, sa fleur suprême et la plus belle.
Le chant populaire ! mais c'est l'âme du peuple, son idéal instinctif, sa création propre, sa littérature et sa musique ; il est aussi nécessaire au peuple et lui est plus accessible que les livres saints de sa religion ; et pour l'homme qui doit être l'expression par excellence
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et la voix éternelle d'une patrie, c'est là qu'est le dépôt, les archives, l'histoire des sentiments et aspi- rations, passions, joies et douleurs, de ses compatriotes ; c'est là, dans le chant populaire, qu'il devra commen- cer son éducation poétique et s'assimiler l'âme des ancêtres. Au reste, Mickiewicz le comprenait et le savait mieux que moi, et il l'a dit d'une bien autre façon dans ces vers connus de toute la Pologne et qui chantent le trésor spirituel, — trésor de guerre aussi, — qu'il n'est au pouvoir d'aucun vainqueur de prendre à main armée ni d'anéantir :
Légende populaire ! Arche d'alliance entre les temps anciens et les temps nouveaux! Le peuple dépose en toi l'arme de son héros, le tissu de ses pensées, la fleur de ses sentiments !
Arche ! Nul coup ne peut te briser, tant que ton propre peuple ne t'a point outragée. 0 chant populaire ! Tu veilles en sentinelle sur les souvenirs de l'Eglise nationale, avec les ailes et la voix de l'archange... parfois aussi, tu manies le glaive de l'archange.
La flamme dévorera les peintures de l'histoire, les trésors seront pillés par les brigands porte-glaive, le chant échap- pera tout entier ; il parcourt la foule des hommes, et s'il est des âmes viles qui ne sachent pas le nourrir de regrets, l'abreuver d'espérance, il fuit aux montagnes, s'attache aux ruines, et, de là, il redit les anciens temps. Tel un ros- signol s'envole d'un toit envahi par le feu ; il se pose un moment sur le toit ; quand le toit croule, il fuit aux forêts et, de dessous les décombres et les tombeaux, sa gorge sonore jette aux voyageurs un chant de deuiH.
Non seulement Mickiewicz s'était enivré, pendant son enfance et sa jeunesse, des contes et des légendes qu'il entendait raconter autour de lui, mais il n'eût pas
1. Traduction de M. Ladislas Mickiewicz. J'emprunte égale- ment au fils du poète presque tous les fragments de traduction cités au cours de cette étude.
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été l'homme de la sève primitive s'il se fût contenté de les savourer en dilettante et s'il n'y eût pas ajouté foi dans une certaine mesure. On s'en rend compte dans sa ballade intitulée : Romantisme, où il objurgue le scepticisme des savants et prend nettement parti pour la foi surnaturelle de la fiancée paysanne qui croit que son amant sort de la tombe pour revenir près d'elle. Les paysans de Lithuanie considéraient la vie visible comme enveloppée sans cesse de la vie invisible, comme hantée du vol des âmes défuntes, qui tour- noyaient dans l'ombre autour de ceux qui étaient restés sur la terre. En un mot, ils croyaient aux esprits et aux revenants. Ils célébraient la fête des morts avec des rites païens, maintenant ainsi le trait d'union entre les conceptions chrétiennes et les cérémonies des vieux âges : ils s'assemblaient ce soir-là dans des chapelles ou des masures désertes, situées près des cimetières, y dressaient un banquet composé de divers plats, de boissons et de fruits, qu'ils offraient aux mânes. Un guslarz, à la fois prêtre, poète et sorcier, évoquait les ombres : à son appel, un enfant arrivait sous la forme d'un ange, puis une jeune fille, puis un mauvais sei- gneur hué par les oiseaux de nuit ; les paroles émises par ces fantômes étaient répétées par le choeur des villageois. Tel est le cadre tout indiqué pour la grande poésie, tout neuf et tout local, à la fois mystique et fantastique, dont Mickiewicz s'empare ; et il l'emplit de vie réelle et palpitante, c'est-à-dire des plaintes de l'amour désespéré. De la sorte, l'existence d'ici-bas non seulement se meut avec la vie de X au-delà, mais se confond avec elle : car le poète laisse un habile clair-obscur, et veut évidemment que l'on ne cesse de se demander si les lamentations du principal person- nage viennent d'un revenant ou d'un être en chair et en os ; ce fou d'amour, dont on ne sait au juste s'il
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appartient au monde des vivants ou à celui des ombres, impressionne plus à lui seul que tous les fantômes qui l'entourent.
La première partie de cette trilogie des Aïeux, l'une des productions les plus importantes de Mickiewicz, est donc éclose de la terre lithuanienne ; mais Conrad Wallenrod en sort également, à cela près qu'au lieu d'être issu des mœurs et coutumes, c'est d'un épisode du Moyen Age que naît cette tragique épo- pée. Le poète appelle lui-même cette œuvre « une légende historique », parce que, dit-il, « les principaux personnages ainsi que les principaux événements y sont tracés d'après l'histoire ». Mais, qu'il s'agisse des plus antiques croyances ou des chroniques du sol, Mickiewicz ne rompt jamais la chaîne ancestrale qui, du fond des siècles, vient aboutir à sa poésie; voilà, cette fois-ci, la manière de l'âge féodal et son amour du récit chanté. Sans doute, le vol du poème est sou- levé parle vent extraordinaire de l'époque romantique, et, aussi, du génie individuel; la langue en est bien autrement imagée et riche que celle d'autrefois; nonobstant, le tour général rappelle les chansons de geste ; à certains moments, et si l'on n'y regardait de près, on penserait lire une œuvre des temps chevale- resques. Car ce poème-ci est à la ibis tout en action et tout en chant ; c'est celui d'un trouvère qui s'accom- pagne de sa harpe devant une foule assemblée ; l'audi- toire halète, pris par l'étrangeté sombre de l'histoire et de la musique. 11 s'agit d'un jeune Lithuanien razzié dans sa jeunesse par l'Ordre Teutonique, ennemi héréditaire de la Pologne et de la Lithuanie ; incorporé de force dans les rangs de ses ravisseurs, il y devient un chevalier fameux et est même promu Grand Maître de l'Ordre. Mais, dans sa vieillesse, la race et le patriotisme se réveillent en lui avec violence, et il ruine
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ceux dont il est le chef par la plus savante et la plus machiavélique des trahisons.
Inutile d'insister sur le caractère d'atavisme foncier que présente la poésie de Mickiewicz. Le poète est tellement enraciné dans son sol et dans sa race, il y tient à ce point par toutes ses fibres, que ce sol et cette race lui fourniront encore, à la fin de sa vie, le seul poème épique écrit au xixe siècle : Messire Thadee. Nous consacrerons à cette œuvre le dernier chapitre de la présente étude. Pour le moment, nous voudrions montrer au lecteur quelques-unes des images où s'épanouit le rêve inspiré du Nord. C'est ici Tune de ces œuvres poétiques, où l'émotion, principe premier de toute poésie, n'atteint son extrême intensité que si elle émerge d'un fond de vision mystique et de rêve ; où elle ne porte au cœur que si les images merveil- leuses qui l'accompagnent et la traduisent, sillent parmi des brumes qui soudain s'éclairent et resplen- dissent du vol d'argent et d'or de leur troupe féerique ; le voile de vapeur idéalise à son tour les ondulations de lumière dont le pénètrent et le réchauffent les ailes éblouissantes qui le traversent lentement... et mainte- nant s'éloignent... Mais jugez-en plutôt par la pièce que je vais transcrire :
LE SWIÏEZ
BALLADE LITHUANIENNE
Lorsque, aux environs de Nowogrodek, tu entres dans la sombre forêt de Pluzyny, passant, souviens-toi d'arrêter tes chevaux pour contempler le lac.
Le Svvitez étend en un grand cercle sa surface limpide ; ses bords sont ombragés par une épaisse forêt, et il est uni comme une nappe de glace.
Si tu t'en approches, la nuit, et que tu tournes vers ses
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eaux ton visage, tu aperçois les étoiles au-dessus de toi, et deux lunes.
Incertain si c'est la plaine de cristal qui s'élève de des- sous tes pieds jusqu'au ciel, ou si c'est le ciel qui incline jusque sous tes pieds sa voûte de cristal.
Alors que l'œil n'atteint pas les rives opposées et ne dis- cerne la surface d'avec le fond, tu te croirais suspendu au milieu de l'horizon comme dans un abîme d'azur.
Maintes fois, au milieu des eaux, il y a comme un bour- donnement de ville, du feu et une épaisse fumée qui jail- lissent, et un tumulte de combattants, et des cris de femmes, et le tocsin des cloches, et le cliquetis des armes.
Le Seigneur de Pluzyny, dont les ancêtres possédaient le Switez, depuis longtemps méditait et s'informait comment pénétrer ce mystère.
Il ordonna des préparatifs dans la ville voisine et y con- sacra de grosses sommes ; on fabriqua un filet profond de deux cents pieds; on construisit des barques et des bateaux.
Le filet s'enfonce, il entraîne les flotteurs, tant l'eau est profonde ; les cordes se tendent, le filet avance doucement. Bien sûr, on n'aura rien pris.
Déjà on a rejeté sur le bord les deux extrémités du filet, on en tire le reste. Dirai-je quel monstre fut amené ? Si je le dis, personne ne le croira.
Et pourtant, je le dirai, ce n'était pas du tout un monstre : une femme vivante se trouvait dans le filet. Elle avait le teint clair, des lèvres de corail, et ses cheveux de lin ruis- selaient d'eau.
Elle gagne la rive, et tandis que de terreur les uns restent comme pétrifiés, et que les autres se disposent à la fuite, elle leur dit d'une voix douce :
« Bien qu'une curiosité sans motif soit digne du châti- ment, toutefois, puisque vous avez commencé au nom de Dieu, Dieu vous dira par mes lèvres l'histoire de ce gouffre enchanté.
« En cet endroit aujourd'hui ensablé, dans ces lieux où poussent le jonc et le tsar ' et que vous parcourez à la rame, s'élevait l'enceinte d'une belle ville.
1. Le tsar, sorte de lis des eaux.
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« Switez, fameuse par les bras de ses guerriers et la beauté de ses femmes, jadis gouvernée par les princes de Tuhan, fut de longues années florissante. »
La dame, qui est de la race de Tuhan, raconte alors qu'au temps jadis, Switez fut assiégée par le Tsar, et que le prince, son père, avait dû quitter la ville avec tous les guerriers, pour courir au secours du grand- duc de Lithuanie, Mendog, également assiégé par une autre armée russienne et à la veille d'être forcé dans sa capitale. 11 ne restait donc à Switez que les femmes, les enfants et les vieillards ; le massacre et la honte les menaçaient, lorsque la fille de Tuhan, cette même dame que le filet vient de ramener vivante du fond du lac, où les eaux la gardent immortelle, s'écria :
« Maître des maîtres! Si nous ne pouvons échapper à l'ennemi, nous implorons de toi la mort. Que, plutôt, la foudre nous frappe, ou que la terre nous engloutisse tout vivants !
« A ce moment, je ne sais quelle clarté m'enveloppe tout à coup ; il me semble que le jour chasse la nuit sombre ; je baisse vers la terre mes regards effrayés, la terre manque sous mes pieds.
« C'est ainsi que nous échappâmes à la honte et au mas- sacre ; tu vois ces plantes à l'entour, ce sont les femmes et les filles de Switez que Dieu a changées en fleurs.
« Leurs calices blancs comme de blancs papillons se ba- lancent au-dessus de l'abîme; leurs feuilles sont vertes comme les aiguilles du pin légèrement blanchies par la neige.
« Après avoir été, de leur vivant, les images de l'innocente vertu, elles en portent la couleur après la mort ; elles vivent cachées, ne souffrent aucune souillure, et nulle main mor- telle ne les touche.
<( Le Tsar l'éprouva avec sa tourbe de Russiens, quand, ayant aperçu ces belles fleurs, l'un d'eux les arrachait et en ornait son casque d'acier, pendant qu'un autre s'en tres- sait des couronnes.
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« Quiconque allongea la main au-dessus de l'abîme (si terrible est le pouvoir de ces fleurs), un mal soudain le sai- sit, et il fut frappé de mort subite.
« Quoique le temps ait effacé ces faits de la mémoire, l'écho d'un châtiment retentit encore, et le peuple l'a consacré dans ses contes, et il appelle ces fleurs des tsars. »
A ces mots, la dame s'éloigne lentement; barques et filets sont engloutis; la forêt bruit et la vague soulevée se brise avec fracas contre la rive.
Le lac s'entr'ouvre profondément comme un gouffre ; en vain l'œil la poursuit ; elle a disparu sous la vague, et, depuis, on ne l'a plus ni revue ni entendue.
II
LA NATION TRAGIQUE I RUGISSEMENTS DU LION VAINCU. DÉSESPOIR ET SUPREME ELAN VERS LE CIEL
L'attache profonde au sol et à la race, le sens et l'amour de la tradition, et le génie lyrique, telles sont les conditions de la poésie nationale ; elles ne suffi- raient cependant point à dresser devant l'avenir la statue du poète national type, de celui que la voix du peuple élève au-dessus de ses rivaux. A l'homme mar- qué par le destin pour des honneurs uniques échoit la chance la plus rare : il arrive à son heure. Ce n'est même pas assez dire, lorsqu'il s'agit d'une nation tra- gique comme Israël ou la Pologne. Car, soyez sûrs alors que cet homme tombe au milieu d'événements solennels1, et que l'heure est tragique aussi, qu'il vient accompagner et sonner.
1. Est-ce assez évident pour le plus grand des poètes-prophètes de Sion, Isaïe, et pour ses successeurs? Leur venue à tous coin-
134 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Cette voix qui soudain retentit, chacun l'attendait obscurément la veille et la sentait en soi-même, mais confuse, mais incohérente, mais inexpressive. Et la voilà qui vibre dans l'air, nette, persuasive, dominatrice, émouvante, entraînante. De même que le bras des héros du passé avait rassemblé les provinces et créé le lien matériel du pays, de même ce chant-ci fait tou- jours l'unité dans les sentiments collectifs et parfois même dans les sentiments de l'individu; il joint tous les cœurs ; il ne se tait qu'après avoir réduit au silence les quelques notes discordantes. Et donc, si l'inspiré qui surgit de la sorte a l'extraordinaire fortune — et aussi l'extraordinaire infortune — d'être obligé par le démon intérieur d'exprimer un état d'âme particulièrement poignant et terrible, s'il appa- raît à l'heure du martyre de la nation, s'il lui faut vivre et chanter ce martyre, si, enfin, sa lyre résonne par surcroît des passions les plus innées et les plus fortes, non pas seulement de la collectivité, mais de l'homme, celles qui sont communes au roi et au pâtre, et n'épargnent pas plus l'habitant des pays heureux que celui des pays malheureux, alors un tel poète apparaît comme un des plus grands poètes de tous les temps et comme le génie ailé de la Patrie.
Ce fut le cas pour le jeune professeur lithuanien dont les premiers essais poétiques firent tressaillir la Pologne entière, dès 1822. L'un des représentants du positivisme polonais contemporain, M. W.-M. Koz- lowski, a exprimé en termes analytiques et précis les idées que je viens d'émettre plus haut sous une autre
cide avec les malheurs de Juda. — De même, les premières poé- sies de Mickiewicz précèdent de huit années l'une des plus fameuses dates de l'histoire de Pologne; et cette terrible pièce : A la mère polonaise, écrite en 1830 même, prédit toute l'horreur du martyre qui va suivre la défaite de l'insurrection.
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 135
forme. Je trouve cette analyse dans une étude inédite qu'il a bien voulu me communiquer, avec permission de la citer ; c'est donc avec une véritable satisfaction que je lui emprunte les lignes suivantes, qui énumèrent et classent avec lucidité les sentiments et passions communs à Mickiewicz et à ses compatriotes. M. Koz- lowski l'ait toucher du doigt cette fusion intime, et, de plus, pénètre en quelque sorte jusqu'au système osseux qui soutient la chair et le sang de cette poésie :
Toute une génération avait grandi chez nous sous l'ins- piration des luttes épiques soutenues par les légions polo- naises qui combattaient dans les rangs de l'armée de Napo- léon. Et quand, après tant d'héroïsme dépensé en pure perte, le conflit armé devint impossible, les sentiments patriotiques d'indignation, de haine et d'espoir, qui ne trouvaient plus d'issue dans l'armée active, se concentrèrent dans l'âme du peuple et firent explosion avec Mickiewicz. (Slowacki et Krasinski complétèrent la triade.) Il y eut fu- sion intime delà lyre et des aspirations du peuple, et cette fusion reste, aujourd'hui même, l'un des moyens les plus puissants de l'éducation nationale et l'évangile même de notre patriotisme1.
A partir du jour où parut Mickiewicz, et à mesure que se développa son œuvre, on put distinguer trois motifs dans son activité poétique : sa passion pour Maryla; son amour de la patrie, qui se manifeste en 1828 par Conrad Wallen-
1. Un autre critique polonais, M. Uorentowicz, s'exprime en termes identiques dans le Mercure de France de juin 1900 : « Cette poésie merveilleuse, nationale entre toutes, est devenue, par la force des circonstances, un important, sinon le seul élé- ment d'éducation nationale pour la jeunesse. Ua puissante lyre romantique a remué la nation entière, a l'ait vibrer les cordes intimes de son âme, lui a communiqué une vie nouvelle, l'a préparée aux luttes futures, l'a transformée et aguerrie. Klaczko fait cette remarque, qui n'est pas trop exagérée, que l'histoire ne saurait peut-être montrer que deux peuples qui aient reçu une éducation exclusivement poétique : la Grèce dans les temps anciens, et la Pologne au xixe siècle. »
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rod, écrit sur la terre d'oppression et de captivité; cet amour atteint son apogée avec cette pièce déchirante : A la mère polonaise, et aussi avec la Recloute cVOrdon, la troi- sième partie des Aïeux, les invectives juvénaliennes contre la Russie ; enfin, il puisa sa dernière inspiration dans la source éternelle : l'attachement doux et paisible à la terre natale, à cette Lithuanie d'où il était issu et dont il évoquait en exil une image immortelle dans son poème de Messire Thadée.
Ces trois motifs d'une poésie qui fut d'abord simplement humaine, puis nationale, puis terrienne, se suivirent dans un ordre successif et logique. Les Sonnets et les Romances interprétèrent poétiquement les sentiments d'amour de plusieurs générations qui y virent l'expression même de ce qu'elles ressentaient; les Ballades rapprochèrent la poé- sie artificielle des classes élevées (laquelle avait brillé d'un certain éclat à la cour du dernier roi de Pologne, Stanis- las-Auguste) de l'imagination populaire, et donnèrent à la nation une manière unique de sentir le Beau. Les Aïeux produisirent le même effet, eurent le même résultat : les vieilles croyances du peuple s'y trouvent en opposition avec les rites et dogmes de l'Eglise officielle ; le sentiment violent de Conrad est en antagonisme avec les liens de con- venance : Conrad est un Werther polonais. Enfin, Messire Thadée est une épopée dans toute l'acception du mot : une épopée tout à fait nationale et nullement classique.
Voilà, certes, une classification limpide, un excellent résumé. J'ai relié, rapproché, abrégé en une seule cita- tion divers des passages de M. Kozlowski; j'ai aussi renforcé plusieurs de ses phrases de quelques expres- sions à moi, le tout afin d'obtenir la cohésion, la con- densation, et la clarté nécessaires; mais, en somme, les idées précédentes appartiennent à l'auteur que je viens de nommer, et elles sont parfaitement justes.
Il ne suffit pas cependant d'avoir une base exacte et solide. Un fonds d'où tout sort, bien indiqué, bien cir- conscrit, bien délimité par le critique, puis, les princi-
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paux germes de développement vigoureusement étreints et montrés au lecteur, ce n'est que le début, ce n'est que la racine. Il faut ensuite monter progressivement le long de la tige et arriver à la fleur chantante, c'est- à-dire à la voix glorieuse du poète, épanouie dans l'air sonore et qui fond les âmes... ou bien, subitement devenue rauque et convulsée, terrible, les retourne, les secoue, les bouleverse. Oui, cette voix-ci tonnera, car c'est la voix même de la nation tragique : et que n'a-t- elle le pouvoir de relancer les siens sur l'oppresseur, dans une de ces charges vertigineuses et ventre au sol, où se déployait la fougue légendaire des cavaliers de Pologne ! Du moins, va-t-elle enfler son souffle et déchaîner sa colère, et cingler la face du tyran de la juste fureur de ses imprécations, qui se sont précipitées en tourbillon vers le Nord, ont forcé la porte de l'auto- crate, se sont engouffrées dans la salle où il siège, l'ont assailli sur son trône de leur trombe redoutable, avant- courrière du vent indigné de l'Histoire :
Où est le monarque qui envoie ces martyrs à la bouche- rie? Partage-t-il leur courage, expose-t-il sa poitrine? Non. Il siège à cinq cents lieues dans sa capitale, souverain, grand autocrate d'une moitié du monde. Il a froncé le sourcil et aussitôt volent des milliers de kibitkas ; il a signé ; et des milliers de mères pleurent leurs enfants; il a fait un geste, et les knouts pleuvent du Niémen à Khiva. Monarque puissant comme Dieu, pervers comme Satan ! Pendant que, derrière les Balkans, tes canons épouvantent les Turcs, pendant que l'ambassade de France te lèche les talons, Varsovie seule brave ta puissance, lève la main sur toi et arrache de ton front la couronne des Casimir et des Boles- las : car tu l'as volée et ensanglantée, fils des Wasilil
On le voit, et, du reste, on l'avait deviné par le titre du présent chapitre, c'est aux pièces patriotiques de la poésie de Mickiewicz qu'il est consacré : ce sont les
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rugissements du lion vaincu que j'évoque ici. Songez quel éclat fut le leur après la défaite de l'insurrection de 1830, de quels martyres, de quelles tortures, de quelles larmes ils étaient l'écho, mais aussi quelles ardeurs nouvelles leur répondirent, quels nouveaux élans magnanimes, et quelle soif de juste vengeance ils entretinrent. La nation tragique se retrouvait là tout entière, crucifiée, suant son sang d'agonie, — et cependant toujours vivante, immortelle sur sa croix.
Je pourrais accumuler citations sur citations ; je pour- rais donner bien d'autres exemples de la terrible satire de Mickiewicz, et de ses apostrophes vengeresses qui. traverseront les siècles. Mais on en voit le ton général, et je tiens maintenant à transcrire certains versets du Livre de la Nation polonaise, afin de montrer sur quel ton biblique a pu s'exprimer, de nos jours et le plus naturellement du monde, l'homme inspiré, surgi des entrailles d'une nation souffrante et qui se sentit au milieu de ses compatriotes ainsi qu'un prophète conso- lateur; prononcées pour le peuple dont une moitié se voit réduite à vivre en exil, et l'autre en captivité, tom- bant parmi ces infortunés de tout leur poids sacerdotal, des paroles semblables à celles qui suivent furent crues et révérées comme les tables mêmes de la loi :
Et les nations se corrompirent à ce point qu'au milieu d'elles il ne se trouva qu'un seul homme citoyen et soldat.
Il conseillait qu'on cessât de guerroyer pour l'Intérêt et qu'on défendît plutôt la liberté du prochain ; et il partit seul à la guerre, vers la terre de la Liberté, en Amérique. Cet homme s'appelle Lafayette. Il est le dernier des anciens hommes d'Europe en qui est encore l'esprit de sacrifice, un reste de l'esprit chrétien.
Cependant toutes les nations se courbèrent devant l'In- térêt.
Seule, la nation polonaise ne se courba pas devant la nouvelle idole : et elle n'avait pas dans sa langue d'exprès-
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sion pour la consacrer en polonais, pas plus que pour en baptiser ses adorateurs, qui, du français, s'appellent égoïstes.
La nation polonaise adorait Dieu, sachant que celui qui adore Dieu rend hommage à tout ce qui est bon.
Ses rois et ses chevaliers n'attaquèrent jamais une nation fidèle, mais ils défendaient la chrétienté contre les païens, le roi Ladislas jusqu'à Varna, et le roi Jean jusqu'à Vienne, pour le salut de l'Orient et de l'Occident.
Jamais les rois et les chevaliers polonais ne s'emparèrent violemment des terres de leurs voisins; mais ils recevaient des nations dans leur fraternité, se les attachant par le bienfait de la foi et de la liberté.
Les rois et les chevaliers recevaient dans leur fraternité de plus en plus de monde; ils recevaient des légions entières et des tribus entières.
Enfin, le 3 mai 1791, rois et chevaliers pensèrent à faire de tous les Polonais des frères; d'abord les bourgeois, et puis les paysans.
Et la Pologne dit enfin : Ceux qui viendront à moi seront libres et égaux, car je suis la Liberté.
Mais les rois, ayant ouï cela, s'effrayèrent dans leurs cœurs et dirent : Nous avons chassé de la terre la Liberté; or, voici qu'elle revient dans la personne d'une nation juste, qui ne se courbe point devant nos idoles. Allons, tuons cette nation. Et ils machinèrent entre eux une trahison.
Le roi de Prusse s'approcha de la nation polonaise, la baisa et la salua, disant : Mon alliée. Or, déjà il l'avait ven- due pour trente villes de la Grande-Pologne, comme Judas pour trente deniers d'argent.
Et les deux autres rois se jetèrent sur la nation polonaise et la lièrent; or, le Gaulois était juge et il dit: En vérité, je ne trouve rien de coupable dans cette nation; mais, mon épouse, la France, femme craintive, est tourmentée de mauvais rêves ; toutefois, saisissez-vous de cette nation et faites-la périr. Et il se lava les mains.
Le ministre français a dit : Nous ne pouvons pas dépen- ser notre sang et nos écus pour racheter cette innocente ; car mon sang et mes écus m'appartiennent, et le sang et les écus de mon pays appartiennent à mon pays.
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Ce ministre a ainsi proféré le dernier blasphème contre le Christ; car le Christ enseignait que le sang du Fils de l'homme appartient à tous les hommes, ses frères.
Ainsi ils firent périr la nation polonaise ; et les rois s'écrièrent: Nous avons tué et enterré la Liberté.
Mais je n'insisterai pas sur ses colères de lion blessé, car voici que gémit à mon oreille la note la plus sombre qui se soit brisée dans sa poitrine, une vraie note d'agonie... Sa douleur, son accablement, son désespoir de nouveau Jérémie qui pleure sur l'indicible martyre de sa tragique patrie sont tellement poignants dans l'une de ses pièces les plus célèbres qu'il n'y a vraiment rien au delà. Non, je ne crois pas qu'il y ait dans aucune littérature quelque chose d'aussi déchirant, d'aussi ter- rible que la poésie qui a pour titre : A la mère polo- naise. Qu'est Dante lui-même, qu'est le frisson dan- tesque, à côté de cela? Chaque fois que j'ai relu cette pièce, je me suis senti pâle à mourir... Mais arrière cette faiblesse, arrière! Relisons-la, ô mes amis, il faut la relire, si nous voulons entretenir en nous l'in- dignation vengeresse! Ah! relisons-la, et puis qu'un cri nous échappe : A l'enfer, bourreaux de l'Histoire, retournez à l'enfer qui vous avait vomis ! Soyez traînés au dernier cercle de Dante ! Vous qui avez massacré, supplicié, emprisonné, déporté des êtres humains par dizaines de mille, désespéré les mères, confisqué les biens, voilé de noir l'âme et la vie de toute une race! Etres de crime, êtres de bronze, sinistres faces de tourmenteurs, vous qui raffiniez sur les tortures, com- mandeurs du knout et du gibet, démons dont l'ordre implacable, dont le geste d'airain dicta tant de scènes d'horreur et suscita cette vision trop vraie d'un poète, et son angoisse mortelle, et sa lamentation affreuse, — Catherine, Nicolas, Mourawiew, aux gémonies!
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A LA MERE POLONAISE
0 mère polonaise, lorsque l'œil de ton fils brille de l'éclat du génie, et que, sur son front d'enfant, se reflètent la fierté et la noblesse des anciens Polonais ;
S'il quitte le groupe de ses camarades pour courir vers le vieillard qui lui redit les chants d'autrefois; s'il écoute, la tête penchée, quand on lui raconte les faits et gestes de ses pères :
0 mère polonaise, ton fils se livre à de périlleux amuse- ments... Agenouille-toi devant l'image de la mère des Dou- leurs, et regarde le glaive qui lui ensanglante le cœur: d'un coup pareil l'ennemi percera ton sein!
Car, que le monde entier jouisse de la paix, et que s'unissent gouvernements, peuples et opinions, ton fils n'en sera pas moins exposé à un combat sans gloire, à un mar- tyre sans résurrection.
Hâte-toi de l'envoyer dans un antre solitaire, y méditer... et, étendu sur la dure, y respirer un air humide et vicié, y partager sa couche avec le reptile venimeux !
Il y apprendra à rentrer sous terre avec sa colère, à rendre sa pensée insondable comme l'abîme et à empoi- sonner tout doucement sa parole comme une exhalaison putride, à se composer l'humble maintien d'un serpent transi.
Notre Rédempteur, enfant à Nazareth, jouait avec la croix sur laquelle il sauva le monde : ô mère polonaise, ton fils, je l'amuserais avec ses jouets à venir.
De bonne heure, mets-lui des chaînes aux mains, fais-le s'atteler à la brouette, afin qu'il ne pâlisse pas devant la hache du bourreau ni ne rougisse à la vue de la corde.
Car il n'ira pas, comme les anciens chevaliers, planter la croix triomphante sur Jérusalem, ou, comme les soldats du monde moderne, labourer le champ de la liberté et de son sang arroser la terre.
C'est d'un espion inconnu que lui viendra le défi ; c'est un tribunal parjure qu'il devra combattre ; pour champ de bataille, il aura un cachot sous terre ; et sa sentence, un ennemi puissant la prononcera.
142 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Vaincu, pour monument funéraire il lui restera le bois desséché de la potence; pour toute gloire, quelques pleurs de femme et les longs entretiens nocturnes de ses compa- triotes.
A côté d'accents aussi terribles, les implorations du barde-prêtre, à la fin du Livre des pèlerins polonais, sont presque rassérénantes. Certes, la douleur qu'elles exhalent est immense, mais leur appel monte vers le trône du Dieu qui peut tout, et elles participent de la majesté auguste et de l'apaisement de la prière :
Kyrie eleison, Christe eleison.
Notre Père, qui as tiré ton peuple de la servitude d'Egypte et Tas ramené dans la Terre Sainte,
Ramène-nous dans notre patrie. Fils de Dieu, notre Sauveur, qui as été martyrisé et cru- cifié, puis qui es ressuscité et qui règne dans la gloire, Réveille notre patrie d'entre les morts. Mère de Dieu, que nos pères appelaient reine de Pologne et de Lithuanie,
Sauve la Pologne et la Lithuanie.
De la servitude moscovite, autrichienne et prussienne,
Délivre-nous, Seigneur.
Par le martyre des trente mille guerriers de Bar,
Morts pour la foi et la liberté,
Délivre-nous, Seigneur.
Par le martyre des vingt mille citoyens de Praga,
Morts pour la foi et la liberté,
Délivre-nous, Seigneur.
Par le martyre des jeunes Lithuaniens tués sous le bâton,
morts dans les mines et en exil,
Délivre-nous, Seigneur. Parle martyre des habitants d'Oszmiana, massacrés dans es églises et dans les maisons,
Délivre-nous, Seigneur.
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Par le martyre des soldats knoutés à mort par les Mos- covites, à Cronstadt,
Délivre-nous, Seigneur. Par le sang de tous les soldats morts dans la guerre pour la foi et la liberté,
Délivre-nous, Seigneur. Par les blessures, les larmes et les souffrances de tous les prisonniers, exilés et pèlerins polonais,
Délivre-nous, Seigneur. Accorde-nous la guerre générale pour la liberté des peuples, Nous t'en prions, Seigneur; Des armes et nos aigles nationales,
Nous t'en prions, Seigneur; Une mort heureuse sur le champ de bataille,
Nous t'en prions, Seigneur; L'indépendance et l'intégrité de notre patrie,
Nous t'en prions, Seigneur. Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Amen.
Nous pouvons arrêter ici ce chapitre, car une prière aussi fervente implique la foi absolue en Dieu ; et qu'af- firme la foi absolue, sinon cette prophétie que nous trouvons à la fin d'une des pages précédemment citées, et que le poète ne cesse de répéter, en d'autres termes ou dans les mêmes termes :
Mais les rois criaient sottement, car, en commettant le dernier crime, ils comblaient la mesure de leurs iniquités, et leur puissance finissait dans le temps qu'ils se réjouis- saient davantage.
Car la nation polonaise n'est pas morte ; mais son âme est descendue de la terre, c'est-à-dire de la vie publique aux limbes, c'est-à-dire à la vie domestique des peuples qui souffrent la servitude dans le pays et hors du pays, afin qu'elle soit témoin de leurs souffrances.
Mais, le troisième jour, l'âme retournera au corps : la nation ressuscitera et délivrera de la servitude tous les peuples d'Europe.
144 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Et déjà, deux jours sont passés; le premier a fini après la première prise de Varsovie, le second jour avec la deuxième prise de Varsovie; et le troisième jour viendra, mais il ne finira point.
Or, comme à la résurrection du Christ les sacrifices san- glants cessèrent sur la terre entière, ainsi à la résurrection de la nation polonaise les guerres cesseront dans la chré- tienté.
III
UN EMULE DE DIEU
Je suis né créateur. » (Mickiewicz, Monologue de Conrad.)
Il n'est presque pas d'écrivain ou d'artiste qui ne soigne assidûment sa vanité, et au point de se considé- rer par moments comme le centre du monde. La chose est assez bouffonne, mais elle n'est point méchante, car notre homme entend au fond de lui-même une petite voix qui le persifle ; elle lui dit que la terre n'a jamais eu la moindre envie de tourner autour de sa personne. Ah! la voix fâcheuse, la voix désagréable ! Mais, qu'y faire? Elle a raison. Malgré sa parade devant la galerie
— parade qu'il continue pour n'en pas perdre l'habitude
— notre homme se résigne après force soupirs, et reprend sans illusions son petit chemin ; en quoi il fait preuve de judiciaire.
Mais il est aussi, parmi les artistes de second ordre, écrivains ou poètes, peintres ou sculpteurs, des gens de bonne volonté, lesquels sont d'allures simples, et dont l'œuvre est utile ; et au-dessus d'eux, il y a les grands poètes; et parmi les grands poètes, il y a les
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élus, les envoyés de Dieu, les hommes qui reçoivent une mission d'une importance unique. Ces derniers ont le droit d'être liers de leur grandeur, car elle ne leur a été conférée qu'au prix des terribles soucis et responsabilités qui sont également leur lot; et il faut même qu'ils en soient fiers, s'ils veulent garder la foi en eux-mêmes d'où naissent non seulement leur pensée et leur poésie, mais leur ton, leur démarche, leur attitude, bref, tout ce prestige extérieur sans lequel ils ne sauraient acquérir sur la foule l'autorité néces- saire à leur rôle.
De fait, et Guyau Ta noté, « le sentiment d'une mis- sion religieuse et sociale de l'Art a caractérisé les grands poètes du xixe siècle; s'il leur a inspiré parfois une sorte d'orgueil naïf, cet orgueil n'en était pas moins juste, en fin de compte ». L'orgueil du poète, nul n'en a arrêté les lignes, nul n'en a sculpté les traits comme Vigny. Ce sentiment affecte quelque chose d'hiératique et d'absolu, dans l'œuvre de Fauteur des Destinées : c'est de l'orgueil sacerdotal. Vigny s'est institué le prêtre de la Poésie.
11 s'en est institué le prêtre, mais les initiés seuls ont ratifié la juste consécration qu'il fit de sa personne à la déesse. 11 n'est point entré dans le temple à la tête de la foule, élu prince et pontife par l'acclamation una- nime, couronné, porté sur le pavois. Il n'y eut, de nos jours, qu'un homme pour avoir su, tout jeune encore, rétablir la Poésie sur le trône où l'avaient fait asseoir les civilisations primitives. Ce ne fut point Hugo : il ne devint l'idole de la nation française que pendant la dernière partie de sa vie. L'océan populaire en furie se calma pendant une heure sous le geste et le verbe de Lamartine ; puis les flots se retirèrent au loin de sa parole, s'en allant sans retour vers d'autres rivages, et laissant le grand cygne à sa mélancolie de vaincu et
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d'abandonné. Au regard de son peuple, un seul, je le répète, resta barde-roi sa vie durant : Mickiewicz.
Nous n'avons donc eu, nous autres modernes, de notre temps et tout près de nous, qu'une seule image en chair et en os du surhomme de la poésie, qu'un seul exemplaire de cette antique espèce aussi perdue que le mammouth : j'entends le barde aryen des forêts celtes et germaines, ou encore le grand prophète sémite des carrefours de Sion. Mais, de même qu'on n'a jamais vu deux êtres absolument identiques, bien qu'apparte- nant tous deux à la même variété,, de même on dis- tingue entre les aèdes d'autrefois et le poète national de la Pologne certaines différences qui offrent le plus haut intérêt.
Le barde antique ne s'analysait jamais. Envahi par l'émotion inspirée, et semblable à la pythie sur son trépied, il laissait monter de son âme à ses lèvres le verbe créateur, puis le dardait sur la foule, le plongeait dans les âmes, les bouleversant, y soulevant les senti- ments, y suscitant les actes. Et il n'y avait pas d'ins- pirés que les bardes proprement dits : chacun pouvait l'être à son heure et nul ne résistait au dieu qui, sou- dain, s'emparait de lui. On se sentait pris du délire divin : on s'abandonnait à une sorte de fureur poétique assez semblable à celle des improvisations funéraires encore en usage parmi les Corses au temps de Méri- mée, et qui rend si poignante l'une des scènes de Colomba; car certaines races, si elles conservent une violence sauvage qui nous répugne à juste titre, gardent, par contre, quelques-unes de ces fraîches beautés de l'âme barbare aujourd'hui séchées parmi nous, disparues de nos civilisations racornies et de nos peuples trop vieux. Autrefois, le lyrisme instinctif et l'image chantante, solennelle, prophétique, dominaient les stands moments de la vie individuelle et de la vie
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générale, les festins, les combats, les jeux, les drames publics et privés, l'agonie, la mort. Augustin Thierry en cite un bien frappant exemple à propos de la terrible Frédégonde elle-même, dont le remords fit un jour une sorte de voceratrice émouvante et sauvage. Si l'on veut remonter à une antiquité plus haute, qu'on se rappelle le cantique d'Ezéchias, d'une inspiration sublime, et par lequel le pieux roi remerciait le Seigneur de l'avoir sauvé de la maladie et de la mort. Mais résumons tout ce que dessus par une citation de Macaulay, dans son Essai sa?- Milton : « A peine pouvons-nous concevoir l'effet que produisait le poète sur nos grossiers ancêtres, les agonies, les extases, la plénitude de l'abandon et de la foi. Platon nous raconte que les rap- sodes grecs pouvaient difficilement réciter Homère sans tomber en convulsions ; le Mohawk sent à peine le fer qui le scalpe, pendant qu'il chante son chant de mort. L'influence que les anciens bardes de la Gaule et de la Germanie exerçaient sur leurs auditeurs semble presque miraculeuse au lecteur moderne. »
Telles étaient la puissance et l'action du barde antique ; mais il ne suit pas de là qu'il se comprit et se connût bien lui-même, qu'il aperçût en détail son être poétique, qu'il eût une claire vision de chacune des vagues de sa mer intérieure, une perception exacte de chacun des éclairs de sa sensibilité, ni surtout qu'il fût capable d'analyser et de définir les nuances de cette perception en termes aussi précis qu'imagés et vivants. On ne voit pas qu'il s'étudiât de près, qu'il descendît en soi, qu'il y contemplât les éléments de son inspira- tion et de sa force, qu'il y surprît les formes, les mou- vements, les métamorphoses de sa pensée lyrique, qu'il en épiât les élans, les bonds, les soubresauts ; il ne semble point qu'il tressaillît à regarder poindre les premières lueurs et les premières ondulations des idées
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qu'il va vivifier presque instantanément de son souffle embrasé, développer en larges accents et en larges lumières, en images aussi brûlantes que des flammes ; ni qu'il songeât à laisser tout d'un coup la contempla- tion de ses mouvements spirituels pour se retirer dans un sentiment fixe, unique, le sentiment de la patrie malheureuse, sorte de synthèse et de forteresse de son être, d'où il armera contre Dieu lui-même et tirera sur ce Ponce-Pilate d'en haut qui s'est lavé les mains du supplice de tant de millions d'hommes inno- cents et malheureux : peut-être se fera-t-il sauter, lui et sa poudrière, parmi la formidable explosion qu'il prépare, mais il aura du moins ébranlé les colonnes du ciel. (Ce disant, je viens de résumer le fameux mono- logue de Conrad, qui fait partie des Aïeux, de Mic- kiewicz, et représente l'un des plus fabuleux exploits de toutes les littératures.) Non, à coup sûr, un en- semble aussi complet d'opérations poétiques n'était point à la portée d'un barde d'autrefois, trop primitif et mal outillé encore ; mais un barde moderne, soutenu partout l'acquit de la civilisation, peut jouer et gagner pour une fois — car je ne lui conseillerais pas de ten- ter de nouveau la chance — cette incroyable partie, cette extraordinaire gageure ; ainsi fît au xixe siècle le poète national de la Pologne.
Il me faut insister un peu et donner la raison de ce haut fait de poésie. Il s'explique, après tout. Je viens de le dire, Mickiewicz apparut au xixe siècle, l'époque par excellence du 7v.ru crsauKrov. Il eut donc part à cette vue de plus en plus lucide de notre vie intérieure et de notre organisation spirituelle qui constitue le caractère propre de l'Esprit de notre temps : en d'autres termes, le lyrisme du xixe siècle, même le plus envolé, sera presque toujours aussi psychologique que drama- tique, métaphysique, ou pictural. Autant qu'à la syn-
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thèse confuse d'autrefois, au coup d'œil vaste et trouble sur l'Univers, il excelle à l'analyse de l'âme humaine. Et n'allez pas croire qu'une telle faculté soit indiffé- rente, car elle est de la plus haute importance intellec- tuelle, au contraire. Voyez plutôt le résultat nouveau que le poète en recueille, le fruit littéraire inédit qu'il obtient et nous offre. Dans ce monologue de Conrad que nous allons transcrire à la fin de ce chapitre, Mic- kiewicz, en nous ouvrant l'intérieur de son âme à l'heure précise où le dieu s'empare d'elle, en étalant sous nos regards son travail intérieur, nous montre par là même l'état mental de tous les bardes passés, présents et futurs, au moment où ils composent leurs poèmes : il nous donne la seule image que je sache de ï inspiration se prenant elle-même sur le fait, allant et venant en tous sens dans l'âme du poète, poussant sa navette et tissant sa trame, accrochant partout ses fils, un peu en négligé sans doute, mais vêtue pourtant de ce « beau désordre » qui reste, comme on sait, « un effet de l'art ». Il ne suffirait pas cependant qu'elle s'exa- minât pour la simple joie de se voir à l'œuvre, et encore faut-il qu'elle découvre, avant tout, au fort de son tra- vail de lumière, la principale cause de son influence sur les hommes : justement, qu'a-t-elle vu qui l'arrête et l'émeuve au dernier point, pendant son introspection lyrique? Qu'a-t-elle aperçu tout au fond d'elle-même? Que regarde-t-elle d'un œil fixe et d'où vient qu'elle bondit, qu'elle s'exalte jusqu'au paroxysme? C'est, je vous le dis, qu'elle contemple son principe de feu, la raison de sa force enflammée! Voici qu'elle a décou- vert la formidable puissance du sentiment, de ce senti- ment dont les bardes demeurent, par la grâce de Dieu, les élus, les dépositaires, et qui explique qu'on les ait révérés jadis comme des dieux, puisque c'était par lui qu'ils soulevaient les hommes et les races et les main-
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tenaient frémissants, indomptés, parmi leurs ruines et leurs catastrophes nationales, et pour les siècles! Au prix du sentiment, que sont la sagesse, la science, la pensée pure? Le monologue de Conrad nous dira son dédain pour elles. Et nous le partagerons vite, ce dé- dain, car nous aussi nous sommes persuadés, entraînés, enlevés, dès le début de ce chant sublime. En présence d'une aussi flamboyante illumination de l'âme, d'une telle apothéose du sentiment, nous voilà muets de stu- peur et comme s'il nous était donné de recevoir une ré- vélation ; nous voilà tout yeux et tout oreilles, et nous ne pouvons plus détourner les yeux de cet admirable spec- tacle : le bouillonnement d'abord contenu de l'enthou- siasme, la montée lente et majestueuse de l'âme lyrique, les grandes vagues d'apostrophes et d'images. Long- temps le poète avance par élans successifs, annonce — ou presque — chacun de ses mouvements spirituels, nous dit les notes qu'il attaque; etl'on sent qu'il pourrait continuer de la sorte s'il n'aimait mieux, à la fin, se laisser débor- der par l'agitation tumultueuse et l'émotion démontée, jusqu'à ce que son délire devienne semblable au soulève- ment des flots, au chaos de la mer en tempête. Mais vraiment, tout cela nous semble si grandiose, si étonnant, si miraculeux, tout cela nous subjugue et nous trans- porte à un point tel, que nous en sommes certainement aussi frappés que nos ancêtres pouvaient l'être de la pose majestueuse de l'aède, de sa longue barbe blanche, de sa voix et du son de sa harpe, et de ses doigts promenés sur les cordes. Nos pères avaient la cérémonie lyrique et la beauté du décor : nous avons l'âme à nu du poète et la fête intérieure de son enfan- tement. Oui, décidément oui, tout autant que « les mots qui submergent la pensée et tremblent au-dessus de la pensée, comme le sol sur un torrent englouti et invisible... », Mickiewicz a raison d'admirer «la pen-
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sée qui s'envole rapide de l'âme avant d'éclater en mots...» Oui, oui, «au tremblement du sol, nous avons découvert l'abîme du torrent » , votre chant nous a découvert votre abîme intérieur, ô poète, nous y avons jeté un regard... et c'est tout un monde, votre abîme! Donc, la grandeur du monologue de Conrad a d'abord comme source la puissance intellectuelle et psychologique, repétrie par l'intuition bardique et transformée en une effulguration d'images-éclairs dar- dées de tous les coins de l'âme du poète et l'illuminant toute; et ce, avec une puissance de jaillissement telle, qu'on n'en avait point vu de semblable depuis les poètes- prophètes de Judée. Ce n'est pourtant pas tout ce que nous avons à relever dans ce monologue. Un second point non moins important nous retient : la har- diesse du sentiment exaspéré par la douleur et se haussant jusqu'à Dieu, que le poète ne craint pas de regarder en face, car son regard d'inspiré n'est pas le faible regard d'un mortel que les rayons du Tout- Puissant aveuglent, mais un regard de soleil fixant un autre soleil. Il entend traiter avec Dieu de pair à égal; et le véhément orgueil d'une si audacieuse prétention manifeste un instant cette allégresse héroïque que donnent seules la bonne cause et la conviction pro- fonde. « Je suis né créateur », s'est écrié le barde, d'une voix de triomphe; «je suis un émule de Dieu». Il ajoute : « J'ai tiré mes forces d'où tu as tiré les tiennes ; car toi, tu ne les a pas cherchées, tu les possèdes ; tu ne crains pas de les perdre ; et moi, je ne le crains pas non plus... » Et l'on continue, par parenthèse, à remarquer avec émerveillement que l'imagination du barde ne se fatigue pas une seconde et qu'il n'a pas la moindre peine à dépeindre ses pouvoirs visionnaires en figures aussi grandioses, aussi étonnantes que celles dont la Bible se sert pour célébrer la toute-puissance
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de Dieu : jugez-en plutôt en comparant, si vous voulez, avec Isaïe : « Est-ce toi qui m'as donné, ou bien l'ai-je ravi, là où tu l'as ravi toi-même, cet œil pénétrant, puissant? Dans mes moments de puissance, si j'élève les yeux vers les traces des nuages, si j'entends les oiseaux voyageurs naviguer à perte de vue dans les airs, je n'ai qu'à vouloir, et soudain je les retiens d'un regard comme dans un filet : la nuée fait retentir un chant d'alarme; mais avant que je la livre aux vents, les vents ne l'ébranlerontpas. Si je regarde une comète de toute la force de mon âme, tant que je la regarde, elle ne bouge pas de place... » Pourtant, dit-il encore, ce pouvoir que j'ai sur les étoiles et sur les oiseaux, je ne l'ai pas sur les hommes, mes semblables, et il conjure Dieu de lui déléguer une part de sa puis- sance. Ceci, c'est fléchir le genou, c'est se contre- dire et se rétracter, c'est reconnaître la supério- rité divine. Mais l'illogisme n'est pas pour effrayer les poètes; et d'ailleurs, un poète national peut braver le Très-Haut, et essayer à la rigueur de le diminuer, s'il y a lieu, dans l'esprit du peuple dont il est la voix et le guide, mais il ne peut pas le nier, il ne saurait devenir athée; nier Dieu, ce serait se nier soi-même; en niant Dieu, l'on nierait toute création et, par conséquent, la création poétique, seul et suprême espoir, dernière foi, dernière incantation mystérieuse d'où peuvent sortir le salut et la délivrance de la Pologne, maintenant que l'insurrection de 1830 a été écrasée, et que les hommes d'action ne peuvent plus rien ! Et voyez ici quelle coïn- cidence entre un tel sentiment et le sentiment d'un autre fameux inspiré du xixe siècle, Richard Wagner, qui prononça plus tard ces paroles où fonce le : Go ahead de la vie et de l'indomptable énergie créatrice : « Là où le politique et le philosophe désespèrent, là recommence l'artiste ! » — D'ailleurs, si le poète s'est
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contredit au milieu du monologue, s'il a courbé la tête un moment, il n'a point abdiqué son orgueil, il n'a point désarmé ; il se redresse bientôt, il somme Dieu de partager avec lui son pouvoir et de lui donner « l'empire des âmes », afin qu'il puisse, lui, le Poète, lui, l'émule de Dieu, réparer l'injustice sur cette terre et délivrer sa patrie, si l'orgueilleuse sagesse du Très- Haut ne daigne s'abaisser à cette tâche : voyant que le Ciel reste muet, il le prend à partie, le blasphème et lui déclare la guerre.
Sans doute, cette interpellation de Dieu par la créa- ture innocente et malheureuse n'était pas nouvelle. Elle s'était produite dès la plus haute antiquité; le livre de Job en est la preuve. Seulement, voici la différence entre Job et Conrad, et elle est capitale.
Job accuse Dieu, mais il ne compte que sur Dieu ; il ne compte ni sur les hommes ni sur lui-même. 11 a plu à Dieu d'agir contre Job, soit qu'il ait eu des raisons sérieuses et secrètes de le faire, soit qu'il ait simple- ment voulu prouver sa toute-puissance en frappant même un juste; mais, caprice ou dureté, Lui seul peut revenir sur son erreur. Il est tout-puissant : Lui seul l'est ; personne autre que Lui ne saurait sauver le pieux ser- viteur sur lequel sa main s'est appesantie ; personne autre que Lui ne saurait le rétablir dans sa prospérité première. Le Dieu qu'implore Job est le Dieu des Sémites : c'est Jéhovah, c'est Allah, c'est-à-dire le Dieu grand et terrible; quelle abomination des abomina- tions, et des plus folles, en outre, que de songer à entrer en lutte avec lui! «C'était écrit», «Dieu est grand», voilà les seules paroles qui conviennent en présence de sa volonté. A-t-on ce cruel malheur d'en- courir sa disgrâce, il ne reste rien d'autre à tenter, sinon de se jeter devant lui la face contre terre, de l'adorer, de le supplier de redresser ses voies ; et s'il
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ne le fait, il n'y a plus qu'à s'abandonner au Destin. Mais Mickiewicz est Aryen, et notre race n'est point fataliste, au contraire. A la vérité, le génie sémite, par un instinct obscur et en réaction contre la toute-puis- sance de Jéhovah, créa Lucifer; mais Lucifer se révolte en égoïste et pour son propre compte : il ne se pro- clame pas le chevalier de l'Homme et son indomptable défenseur, comme notre Prométhée. Nous sommes, nous autres, une race de prométhéens. C'est là notre gloire. Nous ne nous avouerons jamais vaincus, ni par le Destin, ni même par Dieu : quelque adverse que soit le sort, nous ne saurions désespérer de l'abattre ; contre lui, nous recommencerons toujours. Dans le monologue de Conrad, celui-ci réincarne à la fois Lucifer et Prométhée : « Je suis le premier des anges et des hommes * ... », dit-il. Il se hausse donc au rang de symbole, ce poète Conrad, et il lui arrive ainsi la même fortune qu'à un certain nombre de personnages poétiques des autres littératures de la même époque, lesquels sont plus ou moins ses cousins ; on en dis- tingue là plusieurs qui forment l'avatar moderne de l'antique Lucifer, de l'antique Prométhée. Et comme le voilà plus émouvant dans nos temps modernes que dans les temps antiques, cet éternel Prométhée, cet éternel Lucifer, se débattant comme il fait au milieu des plus formidables problèmes sociaux et voulant les résoudre !
Mais, point de digressions, ne sortons pas du sujet ; modelons-nous sur Mickiewicz et n'ayons cure que de ce problème-ci, déjà bien assez poignant et ardu,
1. Je sais bien que, d'après le mythe, Prométhée est de la race des Titans; mais, par son dévouement à cette race humaine qu'il créa, il semble vouloir se' naturaliser en elle, si l'on peut dire; dans ce sens, on peut donc le considérer « comme le pre- mier des hommes ».
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semble-t-il : la délivrance d'une nation martyre. Héias ! Mickiewicz lui-même n'y put rien, malgré tout son génie ; mais l'incroyable puissance de son verbe accrut à ce point la puissance de sentiment dans l'âme polo- naise, il accumula aux profondeurs de son peuple de telles provisions et de telles réserves d'amour de la patrie, et aussi d'énergie, d'endurance, de résistance active et passive, qu'il y en a maintenant pour des siècles et des générations. Or, le monologue de Conrad contient la quintessence de ce sombre enthousiasme et de cette ardeur du désespoir : il est à base de dyna- mite. Un mot encore avant de le transcrire : n'oublions pas que le blasphème du barde polonais est en quelque sorte sacré, car nous n'avons point affaire, en l'occur- rence, aux apostrophes d'un individualisme à l'intelli- gence pénétrante, redoutable, mais égoïste et sans élévation morale : c'est celui de Nietzsche que je veux dire ; et bien moins encore à des imprécations très infé- rieures au défi nietzschéen, répulsives et basses en dépit d'une rhétorique extraordinaire : j'ai désigné par là certaines pièces du poète anglais Swinburne ; non, non, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, mais du plus grand cri de douleur qui soit échappé à des innocents, à ceux dont le devoir est de ne pas se résigner, — jamais ! Et maintenant, écoutez :
MONOLOGUE DE CONRAD
Je suis seul! Et que m'importe la foule?... Suis-je poète pour la foule?... Où est l'homme qui embrassera toute la pensée de mes chants, qui saisira du regard tous les éclairs de leur âme ? Malheur à qui épuise pour la foule sa voix ou sa langue ! La langue ment à la voix et la voix ment aux pensées... La pensée s'envole rapide de l'àme avant d'écla- ter en mots, et les mots submergent la pensée et tremblent au-dessus de la pensée, comme le sol sur un torrent
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englouti et invisible. Au tremblement du sol, la foule découvrira-t-elle l'abîme du torrent, devinera-t-elle le secret de son cours ?
Le sentiment circule dans l'âme, il s'allume, il s'em- brase comme le sang dans ses prisons profondes et invi- sibles. Les hommes découvriront autant de sentiment dans mes chants qu'ils verront de sang sur mon visage.
Mon chant, tu es une étoile au delà des confins du monde. L'œil terrestre qui se lance à ta poursuite peut étendre ses ailes... jamais il ne t'atteindra... il frappera seulement la voix lactée... Il devinera qu'il y a là des soleils, mais non quel est leur nombre et leur immensité !
A vous, mes chants, qu'importent les yeux et les oreilles des hommes? Coulez dans les abîmes de mon âme; bril- lez sur les hauteurs de mon âme comme des torrents sou- terrains, comme des étoiles supracélestes.
Toi, Dieu! Toi, nature! écoutez-moi! Voici une musique digne de vous, des chants dignes de vous ! Moi, grand- maître, grand-maître, j'étends les mains, je les étends jusqu'au ciel... Je pose les doigts sur les étoiles comme sur les cercles de verre d'un harmonica.
Mon âme fait tourner les étoiles d'un mouvement tantôt lent, tantôt rapide : des millions de tons en découlent; je les connais tous, je les assemble, je les sépare, je les réunis, je les tresse en arc-en-ciel, en accords, en strophes, je les répands en sons et en rubans de flamme.
J'ai relevé les mains, je les ai dressées au-dessus des arêtes du monde, et les cercles de l'harmonica ont cessé de vibrer. Je chante seul, j'entends mes chants, longs, traî- nants comme le soufile du vent; ils retentissent dans toute l'immensité du monde, ils gémissent comme la douleur, ils grondent comme des orages. Les siècles les accom- pagnent sourdement. Chaque son retentit et étincelle à la fois : il me frappe l'oreille, il me frappe l'œil ; c'est ainsi que, quand le vent souffle sur les ondes, j'entends son vol dans ses sifflements, je le vois dans son vêtement de nuages.
Ce sont des chants dignes de Dieu, de la nature!... C'est un chant grandiose, un chant créateur! Ce chant, c'est la force, la puissance, ce chant, c'est l'immortalité !... Je sens
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l'immortalité, j'enfante l'immortalité... Que pourrais-tu faire de plus grand, toi, Dieu ? Vois comme je tire mes pensées de moi-même ; je les incarne en mots; elles volent, se disséminent dans les cieux, roulent, jouent, étincellent... Elles sont déjà loin, et je les sens encore; je savoure leurs charmes ; je sens leurs contours dans la main, je devine leurs mouvements par ma pensée ; je vous aime, mes enfants poétiques I... mes pensées !... mes étoiles !... mes sentiments!... mes orages!... Au milieu de vous, je me tiens comme un père au sein de sa famille : vous m'appar- tenez tous !...
Oui, je suis sensible, je suis puissant et fort de raison : jamais je n'ai senti comme dans ces instants. Ce jour est mon zénith, ma puissance atteindra aujourd'hui son apo- gée. Aujourd'hui, je reconnaîtrai si je suis le plus grand de tous... ou seulement un orgueilleux. Ce jour est l'ins- tant de la prédestination. — J'étends plus puissamment les ailes de mon àme. — C'est le moment de Samson quand, aveugle et dans les fers, il méditait au pied d'une colonne. Loin d'ici ce corps de boue ! esprit, je revêtirai des ailes. Oui, je m'envolerai !... je m'envolerai de la sphère des planètes et des étoiles, et je ne m'arrêterai que là où se séparent le créateur et la nature.
Les voilà, les voilà, ces deux ailes... Elles suffiront... -je les étendrai du couchant à l'aurore ; de la gauche je frap- perai le passé, et, de la droite, l'avenir... je m'élèverai sur les rayons du sentiment jusqu'à toi !... et mes yeux péné- treront tes sentiments à toi, qui, dit-on, sens dans les cieux. Me voilà, me voilà: tu vois quelle est ma puissance; — vois où s'élèvent mes ailes ; je suis homme, et, là, sur la terre... est resté mon corps!... C'est là que j'ai aimé, dans ma patrie!... là que j'ai laissé mon cœur ; mais mon amour dans le monde ne s'est pas reposé sur un seul être, comme l'insecte sur une rose; il ne s'est reposé ni sur une famille, ni sur un siècle !... Moi, j'aime toute une nation ; j'ai saisi dans mes bras toutes ses générations passées et à venir; je les ai pressées ici, sur le cœur, comme un ami, un amant, un époux, comme un père. Je voudrais rendre à ma patrie la vie et le bonheur; je voudrais en faire l'admiration du monde. Les forces me manquent, et je viens ici, armé de
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la toute-puissance de ma pensée, de cette pensée qui a ravi aux cieuxla foudre, scruté la marche des planètes et sondé les abîmes des mers. J'ai de plus cette force que ne donnent pas les hommes, j'ai ce sentiment qui brûle intérieurement comme un volcan, et qui parfois seulement fume en paroles.
Et cette puissance, je ne l'ai puisée ni à l'arbre d'Eden, dans le fruit de la connaissance du bien et du mal, ni dans les livres, ni dans les récits, ni dans la solution des pro- blèmes, ni dans les mystères de la magie. Je suis né créa- teur. J'ai tiré mes forces d'où tu as tiré les tiennes; car, toi, tu ne les as pas cherchées... tu les possèdes; tu ne crains pas de les perdre... et moi, je ne le crains pas non plus! Est-ce toi qui m'as donné, ou bien ai-je ravi, là où tu l'as ravi toi-même, cet œil pénétrant, puissant ? Dans mes moments de puissance, si j'élève les yeux vers les traces des nuages, si j'entends les oiseaux voyageurs naviguer à perte de vue dans les airs, je n'ai qu'à vouloir, et soudain je les retiens d'un regard comme dans un filet ; la nuée fait retentir un chant d'alarme; mais, avant que je la livre aux vents, tes vents ne l'ébranleront pas. — Si je regarde une comète de toute la puissance de mon âme, tant que je la contemple, elle ne bouge pas de place... Les hommes seuls, entachés de corruption, fragiles, mais immortels, ne me servent pas, ne me connaissent pas... Ils nous ignorent tous deux, moi et toi : moi, je viens ici chercher un moyen infaillible, ici, dans le Ciel. Cette puissance que j'ai sur la nature, je veux l'exercer sur les cœurs des hommes : d'un geste, je gouverne les oiseaux et les étoiles; il faut que je gouverne aussi mes semblables, non par les armes, l'arme peut parer l'arme ; non par les chants, ils sont longs à se développer; non par la science, elle est vite corrompue ; non par les miracles, c'est trop éclatant; je veux les gou- verner par le sentiment qui est en moi, je veux les gouver- ner tous, comme toi, mystérieusement et pour l'éternité ! — Quelle que soit ma volonté, qu'ils la devinent et l'ac- complissent, elle fera leur bonheur ; et, s'ils la méprisent, qu'ils souffrent et succombent ! — Que les hommes deviennent pour moi comme les pensées et les mots dont je compose à ma volonté un édifice de chants : on dit que
L ŒUVRE DE M1CKIEWICZ 159
c'est ainsi que tu les gouvernes !... Tu sais que je n'ai pas souillé ma pensée, que je n'ai pas dépensé en vain mes paroles. Si tu me donnais sur les âmes un pareil pouvoir, je recréerais ma nation comme un chant vivant, et je ferais de plus grands prodiges que toi, j'entonnerais le chant du bonheur!
Donne-moi l'empire des âmes. Je méprise tant cette construction sans vie, nommée le monde et vantée sans cesse, que je n'ai pas essayé si mes paroles ne suffiraient pas pour la détruire; mais je sens que, si je comprimais et faisais éclater d'un coup ma volonté, je pourrais éteindre cent étoiles et en faire surgir cent autres... car je suis immortel !... Oh ! dans la sphère de la création, il y a bien d'autres immortels... mais je n'en ai pas rencontré de supé- rieurs! Tu es le premier des êtres dans les cieux!... Je suis venu te chercher jusqu'ici, moi le premier des êtres vivants sur la vallée terrestre... Je ne t'ai pas encore rencontré. Je devine que tu es. Montre-toi et fais-moi sentir ta supério- rité... Moi, je veux de la puissance : donne-m'en ou montre- m'en le chemin. J'ai appris qu'il exista des prophètes qui possédaient l'empire des âmes... Je le crois... mais ce qu'ils pouvaient, je le puis aussi ! Je veux une puissance égale à la tienne ; je veux gouverner les âmes comme tu les gou- vernes...
(Long silence; avec ironie.) Tu gardes le silence !... Tou- jours le silence ! Je le vois. Je t'ai deviné, je comprends qui tu es et comment tu exerces ta puissance ; il a menti, celui qui t'a donné le nom d'Amour, tu n'es que Sagesse. C'est la pensée et non le cœur qui dévoilera tes voies aux hommes ; c'est par la pensée, non par le cœur, qu'ils découvriront où tu as déposé tes armes. Celui cjui s'est plongé dans les livres, dans les métaux, dans les nombres, dans les cadavres, a seul réussi à s'approprier une partie de ta puissance. Il reconnaîtra le poison, la poudre, la vapeur; il reconnaîtra les éclairs, la fumée, la foudre ; il reconnaîtra la légalité et la chicane contre les savants et les ignorants. C'est aux pensées que tu as livré le monde, tu laisses languir les cœurs dans une éternelle pénitence ; tu m'as donné la plus courte vie et le sentiment le plus puissant.
160 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
[Un moment de silence)
Qu'est mon sentiment ?
Ah ! rien qu'une étincelle. Qu'est ma vie ?
Un instant. Mais ces foudres qui gronderont demain, que sont-elles
aujourd'hui?
Une étincelle. Qu'estlasérie entière des siècles que l'histoire nous révèle?
Un instant. D'où sort chaque homme, ce petit monde?
D'une étincelle. Qu'est lamort qui dissipera tous les trésors de mespensées?
Un instant. Qu'était-il, Lui, quand il portait le monde dans son sein?
Une étincelle. Et que sera l'éternité du monde quand il l'engloutira ?
Un instant.
VOIX DES DÉMONS VOIX DES ANGES
Je sauterai sur son âme comme Quel délire ! Défendons-le, dé-
sur un cheval. Marche, marche, fendons-le. De nos ailes couvrons- au galop, au galop. lui les tempes !
Instant !... Etincelle!... quand il se prolonge, quand elle s'enflamme, ils créent et détruisent... Courage!... Courage!., étendons, prolongeons cet instant! Courage !... courage !... éveillons, enflammons cette étincelle... — Maintenant... bien... oui... une fois encore je te défie ; en ami, je te dé- voile mon âme... Tu gardes le silence. N'ai-je pas combattu Satan en personne? Je te porte un défi solennel. Ne me méprise pas!... seul je me suis élevé jusqu'ici. Pourtant, je ne suis pas seul : je fraternise sur la terre avec un grand peuple. J'ai pour moi les armées et les puissances, et les trônes ; si je me fais blasphémateur, je te livrerai une ba- taille plus sanglante que Satan; il te livrait un combat de tête; entre nous ce sera un combat de cœur. J'ai souffert, j'ai aimé, j'ai grandi entre les supplices et l'amour ; quand tu m'eus ravi mon bonheur, j'ensanglantai dans mon cœur ma propre main ; jamais je ne la levai contre toi.
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 161
LES DÉMONS LES ANGES
Coursier, je te changerai en L'astre tombe ; quel délire !... Il
oiseau; sur tes ailes d'aigle, va, se perd dans les abîmes, monte, vole.
Mon âme est incarnée dans ma patrie; j'ai englouti dans mon corps toute Pâme de ma patrie!... Moi, la patrie, ce n'est qu'un. Je m'appelle Million, car j'aime et je souffre pour des millions d'hommes. Je regardema patrie infortunée comme un fils regarde son père livré au supplice de la roue ; je sens les tourments de toute une nation, comme la mère ressent dans son sein les souffrances de son enfant. Je souffre ! je délire !... Et toi, gai, sage, tu gouvernes toujours, tu juges toujours, et l'on dit que tu n'erres pas! Ecoute, si c'est vrai ce que j'ai appris au berceau, ce que j'ai cru avec une foi filiale ; si c'est vrai que tu aimes; si tu chéris- sais le monde, en le créant; si tu as pour tes créatures un amour de père ; si un cœur sensible était compris dans le nombre des animaux que tu renfermas dans l'arche pour les sauver du déluge ; si ce cœur n'est pas un monstre pro- duit par le hasard et qui meurt avant l'âge; si, sous ton empire, la sensibilité n'est pas une anomalie, si desmillions d'infortunés criant : « Secours! » n'attirent pas tes yeux autrement qu'une équation difficile à résoudre; si l'amour est de quelque utilité dans ton univers, et s'il n'est pas de ta part une erreur de calcul...
VOIX DES DÉMONS VOIX DES ANGES
Que l'aigle se fasse hydre ; je lui Comète vagabonde, issue d'un
arracherai les yeux. Au combat : brillant soleil, où est la fin de ton marche !... Lafumée !... Le feu :... vol? Il est sans fin... sans fin... Les rugissements :... Le ton- nerre!...
Tu gardes le silence!... moi, je t'ai dévoilé les abîmes de mon cœur. Je t'en conjure, donne-moi la puissance, une part chétive, une part de ce que sur la terre a conquis l'orgueil! Avec cette faible part, queje créerais de bonheur! Tu gardes le silence !... Tu n'accordes rien aucœur, accorde donc à la raison. Tu le vois, je suis le premier des hommes et des anges, je te connais mieux que tes archanges, je suis digne que tumecèdes la moitié de ta puissance... Réponds...
il
162 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Toujours le silence !... Je ne mens pas; tu gardes le silence et tu te crois un bras puissant!... Ignores-tu que le senti ment dévorera ce que n'a pu briser la pensée? Vois mon brasier, mon sentiment : je le resserre pour qu'il brûle avec plus de violence ; je le comprime dans le cercle de fer demavolonté, comme la charge dans un canon destructeur...
VOIX DES DÉMONS VOIX DES ANGES
Feu!... Feu!... Pitié! repentir!...
Réponds, car je tire contre La nature; si je ne la réduis pas en poudre, j'ébranlerai du moins toute l'étendue de tes domaines; je lancerai ma voix jusqu'aux dernières limites de la création; d'une voix qui retentira de génération en génération, je m'écrierai que tu n'es pas le père du monde, mais que tu en es...
VOIX DU DIABLE
Le Tsar!
(Conrad s arrête un instant, chancelle, et tombe.)
Il semble que tout autre cri de l'homme rentre dans la gorge et s'étrangle, n'est-ce pas, foudroyé par celui que nous venons d'entendre? Eh bien, non ! Car il est un autre cri de l'homme, soulevé par l'enthousiasme de l'Esprit pur, et qui, du fond de l'antiquité, donne la réplique à Conrad : l'exclamation immortelle d'un sa- vant vibre à travers les âges, et voici qu'à nos oreilles qui frissonnent, et près de nos cheveux qui se dressent, retentit et passe l'aspiration inouïe, le désir formidable, la voix d'Archimède: « Donnez-moi un point d'appui, et je soulève le monde! » Ah! comme il Ta cherché, le poète nationalde la Pologne, avec quel soulèvement de toute l'âme il l'a cherché, ce point d'appui, non pour sou- lever le monde, mais pour affranchir son peuple ! « Vois mon brasier, mon sentiment... » C'est dans ce feu — car, loin d'en être consumées, ses forces s'y réparent
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et s'y décuplent — c'est dans ce feu qu'il se plante et qu'il s'arc-boute.
Pourtant, il n'a pu réussir à délivrer son pays, dira- t-on. C'est possible. Il n'en a pas moins fait une œuvre d'une importance unique, et de conséquences incalcu- lables. Dans « le brasier de son sentiment », brasier tel qu'on n'en a jamais vu d'aussi intense, s'est forgée sa poésie, ce pilier de bronze. Indestructible, le pilier se dresse au milieu de la nation polonaise. Les com- patriotes de MickieAvicz savent maintenant, eux aussi, où s'arc-bouter pour l'éternelle résistance. L'œuvre de leur barde, voilà pour eux le point d'appui d'Archi- mède.
... Et pendant qu'ils ont trouvé cette aide inestimable, d'autres prométhéens, fils d'autres nations, cherchent de leur côté le point d'appui d'où il soulèveront la terre « et renouvelleront sa face ». « Dieu est grand », disent les fidèles d'Allah. Sans doute. L'homme aussi. Car il est fils de Dieu.
IV
LA POESIE D ACTION
On a beaucoup discuté sur le fait de savoir si les poètes ont raison ou tort de se jeter en pleine action poli- tique et sociale, de se mêler aux luttes des partis, et de payer de leur personne dans la grande bataille. Userait peut-être bon de ne pas émettre à cet égard d'opinion tranchante. Pour s'être mis à jouer avec éclat leur rôle de citoyens, quelques poètes se sentirent vivre d'une vie plus intense ; et ils ne furent pas déplacés dans la po- litique. C'est donc affaire de tempérament. C'est en-
164 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
core affaire d'époque et de circonstances. Certaines heures de la destinée des peuples sont passionnantes, et telle scène du long drame qu'est leur existence vaut vraiment la peine qu'on y prenne part : la chose advint au temps romantique, âge de mouvement et de couleur, d'esprit chevaleresque et de fantaisie, où la noblesse de l'âme et la beauté du geste avaient droit de cité dans la vie publique.
Nous pouvons encore ajouter: aussi bien, et s'il s'agit de vrais poètes, ne vous mettez pas en peine pour eux de la ligne à suivre ; car un instinct sûr les guide et dicte à chacun la conduite qu'il doit tenir au milieu des événements.
Ceci concédé de très bonne foi, et sans l'ombre de réticence, je puis maintenant me risquer à dire qu'à mon humble avis, et d'une façon générale, le poète est impropre au maniement du réel. « La politique, c'est la main à la pâte », disait rudement quelqu'un. Or, la vie de rêverie et de méditation du poète, son amour des hauteurs, son culte de l'idéal, son dédain des vulgari- tés, ne le désignent guère pour pétrir cette pâte-là, qui est très sale. Sans doute, ses désirs volent vers les grands jours de l'Histoire, et les appellent; nul ne s'enflamme d'une pareille ardeur pour les nobles causes ; il est capable de s'y ruer d'un cœur de lion, et non seulement de les chanter, mais de mourir pour elles : Kœrner le fit bien voir en 1813, et Byron en 1824, et Garczynski en 1830, et Petœfî Sandor en 1849. Néan- moins, une fois l'accès d'héroïsme passé, le poète redeviendra vite ce qu'il est foncièrement, c'est-à-dire une créature mélodieuse et frissonnante, une harpe éolienne qui gémit au moindre souffle, un être d'une ré- sonnante infinie, mais inquiète, et dont l'âme, musi- cale, variable, mobile, jamais lamême, s'émeut, s'agite, s'envole, puis retombe à terre, se sent tour à tour des
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ailes ou des chaînes, selon que le sentiment et la pen- sée l'exaltent ou l'accablent, et qu'elle se perd joyeuse dans l'infini du rêve ou s'affaisse désolée parmi l'abîme de contradictions et d'énigmes qu'est notre vie ter- restre. Tel m'apparaît le poète, même lorsqu'il ne s'éloigne pas des parages calmes de l'existence; où que ce soit, il a toujours l'air plus ou moins en exil; qu'ad- viendra-t-il de lui s'il se risque en pleine lutte sociale ? Il y sera comme une aiguille affolée. Déjà, lorsqu'il accourait aux guerres d'indépendance, il s'y sentait plus apte à exalter les courages qu'à les diriger : en aucune bataille, on ne le vit aède et capitaine. Mais il ne pourra manquer de se trouver tout à fait au-dessous de lui- même dans les luttes du Forum. Il n'y acquerra pour ainsi dire jamais le sang-froid ni le scepticisme néces- saires à l'homme d'Etat. Il craindra les contacts, s'in- dignera de la bassesse des appétits qui se dissimulent sous les phrases, vomira le langage écœurant des ban- quets politiques et des clubs. Puis, son amour des êtres vivants, le chagrin qu'il éprouverait s'il lui fallait faire du mal à quiconque1, triompheraient vite des préfé- rences ou même des convictions qu'il peut avoir, comme tout autre, sur la route à choisir et la direction qui convient à la caravane humaine. S'agit-il même de l'aventure épique et grandiose, et non point de patauger dans le marécage des épigones et des décadents de l'action, ses délicats scrupules, son extrême bonté d'âme ne lui permettraient pas de faire cortège aux héros nietzschéens et de suivre leur pas de fer qui n'hésite pas à renouveler l'histoire en broyant la tête des hommes.
Tout au plus le verra-t-on parfois manifester — en
1. « Je ne souhaite la souffrance d'aucune chose vivante. (Shelley, Promet liée délivré.)
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admettant qu'il soit une exception et constitue parmi les autres poètes, ses émules, un cas très rare — tout au plus, dis-je, le verra-t-on manifester des parties supérieures de prophète politique et de pilote des peuples. Encore se montrera-t-il très inégal, très in- complet, une fois arrivé au pouvoir et s'il se trouve, d'un jour à l'autre, chef de gouvernement. Un exemple typique est celui de Lamartine. Contrairement à l'opi- nion reçue il y a une trentaine d'années, il est aujour- d'hui bien établi parles travaux récents qu'à la tribune parlementaire et sous la monarchie de Juillet, pas un orateur n'eut des vues aussi fortes, aussi sûres, aussi intuitives, sur la direction gouvernementale, la tour- nure des événements, les menaces du lendemain, et même sur les questions techniques et d'affaires. Lamar- tine ne cessa d'avertir Guizot, que son fameux « pays légal » était une ineptie autant qu'une injustice, et qu'on devait gouverner pour tous, non pour une caste, non pour une oligarchie censitaire. 11 prévint le même Guizot, et, avec lui, Thiers, Mole, OdilonBarrot, et tutti quanti, que le quatrième Etat, pour lequel ces ministres à la Joseph Prudhomme ne voulaient rien faire, entrerait en scène malgré et contre eux : et il leur annonça « la Révolution du mépris ». Il avertit Louis- Philippe que la cérémonie de la translation théâtrale des cendres de Napoléon était une grave faute, car cette apothéose posthume de l'homme qui avait représenté la Force sans frein ni scrupules ne manquerait pas de réveiller les instincts césariens ; et l'on pouvait ainsi, sans le savoir, s'acheminer de nouveau vers l'Empire. Il intervint contre Thiers, attardé dans l'amour des pa- taches, en faveur de la locomotion nouvelle et des chemins de fer; et, à l'endroit des conseillers ordi- naires du régime, il eut encore raison sur d'autres points. Vint la Révolution de 1848; il fut porté sur le
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pavois et conjura l'anarchie par une apostrophe fulmi- nante, immortelle. Mais là finirent ses exploits de parole et de geste. A dater de la fameuse journée de l'Hôtel de Ville, son génie l'abandonna. A son tour, il ne vit pas que, de gratifier la France d'un suffrage uni- versel aussi grossièrement organisé que celui dont nous continuons à jouir, c'était restaurer l'Empire à l'avance. Il ne fut pas moins aveugle sur la conduite à tenir à l'égard du socialisme. 11 ne s'aperçut point que celui-ci n'était pour le moment qu'un dangereux monstre et qu'il eût fallu — par une diversion magnanime, du reste — le maintenir le plus longtemps possible dans la période de criticisme*. 11 n'y avait qu'un moyen de détourner le péril : lancer la République au delà des frontières, à la délivrance des nationalités qui partout se soule- vaient, et attendaient en frémissant notre admirable armée de cette époque2. De la sorte, 4848, au lieu de représenter dans l'Histoire le premier avortement du socialisme et le retour offensif de la réaction, eût sym- bolisé, au contraire, l'ère delà délivrance politique des peuples, libres de s'adonner désormais à l'étude des
1. L'expression est de Blanqui, et elle lui échappa vingt ans après 1848.
2. Je sais que je vais ici à rencontre de l'opinion reçue. On loue généralement Lamartine d'avoir rassuré l'Europe par le manifeste qu'il adressa aux Puissances, en sa qualité de chef du Gouvernement provisoire. Mais, parmi ceux qui assistèrent aux événements de 1848, il en est qui persistent à ne pas approuver le poète sur ce point : et il faudrait avoir lu une étude extrême- ment intéressante, signée G. d'Orcet, et parue dans la Revue Britannique de septembre 19C0. L'auteur affirme qu'une interven- tion française en faveur des nationalités eût été, à la date dont nous parlons, non seulement conforme à la générosité tradition- nelle de la France, mais, en outre, d'une politique habile. Les arguments dont il étaie son opinion sont solides et font réflé- chir. Je regrette de ne pouvoir citer certains passages de son travail.
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questions sociales; et, cette année même, la France eût repris sa mission historique de libératrice des nations. Lamartine ne vit aucune de ces vérités, et il tomba, exemple mémorable du poète homme d'Etat, c'est-à- dire de l'intuition tantôt divinatrice et tantôt défail- lante, de l'éclair qui passe et replonge dans la nuit.
Mais, s'il est vrai que le poète ne représente vrai- ment que le Rêve, c'est-à-dire la moitié de l'activité humaine et de l'Homme — la plus belle, il est vrai, puisque le Rêve a seul le pouvoir de féconder l'Action et d'engendrer l'Avenir, cet Avenir toujours paré à nos yeux delà beauté laplus belle, j'entends celle qui est à naître — s'il est vrai, dis-je, que le Poète ne repré- sente vraiment que le Rêve, c'est une raison de plus pour qu'il souffre du supplice de Tantale, pour qu'il se voie dévoré de la soif de cette action qu'il sent tout près de lui, et à laquelle son imagination ardente lui dit à tort qu'il est aussi apte que quiconque. Combien il s'afflige de voir une telle coupe s'éloigner de ses lèvres ! Car il n'aime vraiment que ce qu'il n'a pas : et il aime surtout l'Impossible et la Chimère.
Ce désir violent de l'Action, les poètes anglais, fils d'une race particulièrement énergique, l'ont manifesté plus que d'autres. « Il faut faire pour le monde quelque chose de mieux que des livres », s'était écrié Ëyron. Et il partit pour la Grèce. Walter Savage Lan- dor ne voyait pas autrement : « Plus il y a de debaters et moins on agit », disait-il. Et il avait bien prouvé, lui aussi, qu'il tenait les paroles pour insuffisantes en allant, pendant les guerres napoléoniennes, se battre en Espagne contre les Français. « J'aime mieux celui qui fait un poème en actions que celui qui le fait en mots », déclara Carlyle, ce poète de la prose. Ses livres respirent l'Action, encore l'Action, toujours l'Action : tous ses personnages historiques sont de
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grands hommes d'action. Shelley lui-même, le plus spéculatif des rêveurs sublimes, écrivit son poème de Laon et Cyllma, dont le héros est un libérateur des peuples, un instaurateur en armes de la justice.
Pour des raisons qui n'étaient plus celles de leurs émules d'Angleterre, les grands poètes polonais pensèrent de même. Ils appartenaient à la nation mar- tyre : à quoi tendraient bien les efforts de chacun des enfants d'un tel peuple, sinon à susciter cette action vengeresse qui affranchirait la Patrie? C'était pour tous Yunique devoir. Mickiewicz, moins qu'aucun de ses compatriotes, pouvait y faillir.
Ce qui n'avait pas l'Action pour but ne l'intéressait pas, car, à son avis, les grands poèmes et les grands livres étaient avant tout des actes. Il s'est exprimé là- dessus d'une manière formelle dans une de ses leçons du Collège de France que je regrette de ne pas citer longuement, car elle est bien frappante. J'aurais des réserves à faire sur l'esthétique qu'elle formule, car je la trouve en partie vraie et en partie fausse, et quelque peu outrée : il faudrait ici de la nuance, et le poète n'en a pas mis. Toutefois, les lignes suivantes sont à peu près justes : « Une littérature dont on occupe un public sérieux doit être ce qu'elle a été dans les grandes époques créatrices ; elle doit être tout ensemble reli- gion et politique, force et action. Or, une telle litté- rature existe, vit et agit chez les Slaves. C'est là qu'on pourrait trouver des éclaircissements sur la manière dont se produisirent les plus grands et les seuls vrais ouvrages littéraires : les vers d'Homère, les strophes des Niebelungen, les versets du Coran, et même les versets de l'Evangile ■ . Les éléments d'une telle lit-
1. Il est certain que la phrase qu'on vient de lire contient des affirmations d'une esthétique étroite et tout à fait inadmissible. Une partie de la haute littérature se trouverait ainsi condamnée
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térature. déposés dans l'esprit de la race slave, mûris par les travaux d'une vie intérieure qui a duré des milliers d'années, viennent enfin de se manifester. C'est dans ce sens que Kollar a dit que, tous les peuples ayant dit leur mot, c'est maintenant à la race slave à dire le sien. » De telles paroles, prononcées en 1844, corroboraient son enseignement du 13 dé- cembre 1842 :« La véritable poésie, chez les Grecs môme, ne signifiait autre chose que l'action. Malheur aux poètes, s'ils se bornaient à parler ! C'est alors que la poésie leur jetterait cette guirlande de feuilles mortes dont ils seraient condamnés à s'amuser pendant toute leur vie. »
Voilà donc qui est entendu : la littérature est avant tout Action. En somme, et quelles que soient les réserves à propos d'une théorie de ce genre (je ne pouvais les indiquer ici qu'en passant et par ma note de tout à l'heure), en somme, dis-je, il est tout naturel que Mickiewicz ait pensé de la sorte, et cette défmi-
et jetée à l'eau, sans raison, sans preuves. A coup sûr, certaines œuvres écrites ont eu sur révolution générale une influence directe et visible. D'autres n'ont eu qu'une influence indirecte. Suit-il de là que les premières soient seules des œuvres litté- raires? Ou bien irait-on jusqu'à nier l'influence des secondes, parce qu'indirecte et obscure? Mais comment ne pas apercevoir que personne n'a jamais su ni ne saura jamais si telle ou telle œuvre, en apparence toute de beauté lointaine, n'a pas eu sur la vie générale ou sur la vie individuelle infiniment plus d'action qu'on ne pourrait le croire au premier abord? Qui a vu les canaux mystérieux par où le fleuve immense de l'art et de la pensée, composé de tant de sources réunies, déverse ses eaux fécondantes sur une telle quantité d' âmes humaines? et, par con- séquent, influe sur les actes des hommes? Mais alors, si toute œuvre de pensée ou d'art véritable est utile, soit comme large nappe, soit comme minuscule affluent, comment pouvoir dire qu'il n'y a de vrais ouvrages littéraires que les vers d'Homère, les strophes des Niebelungen, les versets du Coran, et les ver-
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tion du grand Art est très logique dans la bouche d'un poète national.
Du reste, il avait prêché d'exemple, avant de for- muler le précepte : ce fut toujours une poésie d'action que la sienne. Déjà Tune de ses premières œuvres, c'est-à-dire son poème de Conrad Wallenrod, publié en 1828, à Pétersbourg, sous les yeux de la censure russe qui n'en vit pas le sens caché, n'avait point été sans conséquences dans l'ordre des faits. J'en ai indi- qué plus haut la fable, en quelques lignes : un Lithua- nien, jadis razzié par l'ennemi héréditaire de son pays, c'est-à-dire l'Ordre Teutonique, a été élevé dans la foi chrétienne, et, devenu l'un des plus fameux chevaliers de l'époque, s'est vu élire Grand-Maitre des «Manteaux blancs ». Sur la fin de sa vie, il sent la race et le patriotisme se réveiller en son âme avec vio- lence; et il ruine son ordre adoptif au profit de son pays d'origine parla plus machiavélique des trahisons.
Faites de même contre ceux qui nous ont dépecés — si vous le pouvez et si les circonstances vous le per- mettent — semblait insinuer le poète à ses compa- triotes. Et l'œuvre avait pour épigraphe un mot de Machiavel: « 11 faut être à la fois renard et lion. » Les Polonais comprirent, et la leçon porta ses fruits sans tarder. L'historien Mochnacki nous apprend que le poème devint immédiatement le manuel de la conspi- ration polonaise qui couvait et allait aboutir deux ans plus tard à l'insurrection de 1830. « Déjeunes patriotes enrégimentés dans l'armée que commandait à Varso- vie le grand-duc Constantin se sentirent moralement déliés de leur serment. » Ce ne fut pas tout; et dans l'ordre de la pensée, comme dans celui de l'action, on vit se créer une tendance aux voies ténébreuses et violentes, un état d'esprit tragique et désespéré qu'on dénomma ; Wallenrodisme, Dans Kordian, de Slowacki,
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le principal personnage du poème est un Polonais qui se sent violemment attiré vers le régicide ; il voudrait tuer Nicolas et délivrer ainsi la Pologne de son tyran : mais c'est un rêveur romantique que soutient l'excita- tion nerveuse et non l'énergie froide ; au moment d'ac- complir son dessein, ce petit-fils d'Hamlet se sent défaillir ; il s'évanouit. L'imagination de Slowacki n'en resta pas moins hantée, comme celle de tant d'autres, par l'idée des suites d'un poème tel que Conrad Wal- lenrod : « Je jurerais souvent, dit-il un jour, qu'au lieu d'un traître, cette œuvre en a fait des milliers 1 ». Bref, l'obsession devint si générale et si forte qu'il n'y eut jusqu'au grand chrétien que fut le Poète anonyme, qui, dans Iridion, ne jugeât à propos de s'attaquer à la terrible question dont se tourmentait la conscience de tant de patriotes et par laquelle ils se demandaient si l'emploi, même des armes les plus répugnantes, n'était pas légitime en présence d'un forfait aussi noir que le partage de leur pays ; il est vrai que Krasinski con- damne nettement le système, on s'en aperçoit de reste, et en dépit de la réelle grandeur dont il revêt son personnage, autre héros de la trahison.
C'est qu'en effet, et malgré tout, on ne pouvait se rallier d'un cœur léger au « Wallenrodisme » : il y avait là de quoi inquiéter fortement une conscience chrétienne. Celle de Mickiewicz fut touchée la pre- mière par une observation qu'on lui communiqua. « Une dame qui venait de lire Conrad Wallenrod s'étonna que ce Lithuanien, converti à l'Evangile, et enthousiaste au début des splendeurs de sa nouvelle
1. « Voici l'heure : levez-vous : luttez et empoisonnez les armes ! » Cette phrase de Lilla Weneda, l'un des drames de Slo- wacki, — laquelle termine une invocation à la terre polonaise, semble également un écho du poème de Conrad Wallenrod.
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religion, finît par se conduire en païen1. » Rien de plus fort, en effet, comme objection.
Et c'est encore pourquoi certains essayistes polonais contemporains, parmi lesquels des hommes d'une réelle valeur, affirment que Conrad Wallenrod a un sens pro- fond, qui n'est pas du tout celui qu'on avait cru d'abord : la première explication, prétendent-ils, est superficielle. Telle est l'opinion de MM. Tretiak, Spasowicz, et Marian Zdziechowski. Ce dernier a développé les in- terprétations nouvelles dans son ouvrage en deux volumes : Byron et son Siècle. Il fait remarquer qu'il y a chez Conrad Wallenrod un fond de mystère. Sans doute, le grand-maître des Teutoniques marche à son but : la trahison ; mais sans cesse il s'arrête en che- min, cherche des raisons pour remettre à plus tard, ne se décide qu'avec une sorte d'égarement dans les paroles, le geste, l'attitude, la conduite. Il s'enivre, entre en fureur, chante aux banquets sur un mode sau- vage, et ne se meut enfin comme un ressort que poussé par son ami le barde Halban, qui personnifie la force magique de la Poésie, et qu'on sent si cher au cœur de Mickiewicz. Puis, une fois les Allemands écrasés, se réjouit-il? Point. « Ma jeunesse s'est passée dans d'in- dignes déguisements... aujourd'hui, courbé par l'âge, les trahisons m'ennuient; c'est assez de vengeance; les Allemands aussi sont des hommes... », dit-il. Puis, lorsqu'il meurt : « Voilà les péchés de ma vie », s'écrie-t-il en foulant aux pieds sa croix de grand- maître. D'où viennent de telles indécisions et de tels remords, remarquent les nouveaux commentateurs, sinon du duel qui n'a cessé de se livrer dans l'âme de Conrad? Duel entre le patriotisme exalté, désespéré, qui préconise la vengeance par n'importe quels moyens,
1. Ladislas Mickiewicz, Adam Mickiewicz, sa Vie et son OEuvre.
174 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
et la conscience qui défend qu'on s'achemine par des voies louches... même vers un noble but? Nous tenons cette fois le vrai sens de Conrad Wallenrod, ajoute M. Zdziechowski : le visage obscur du héros de l'œuvre s'éclaire... Et quant à son créateur, quant à Mickiewicz, si nous voulons savoir son opinion sur le terrible pro- blème de conscience qu'il a soulevé, nous inclinerions à croire qu'il n'ose en avoir une : il ne se prononce ni pour ni contre la trahison.
J'en demande pardon au remarquable lettré dont je m'honore d'être l'ami, mais, à mon gré, ce n'est point tout à fait ainsi qu'il faudrait écrire le dernier membre de phrase du précédent paragraphe : à lire et relire le poème de Conrad 'Wallenrod, il me semble plutôt que l'auteur se prononce tantôt pour et tantôt contre la trahison. Il n'est point, je crois, trop subtil de recti- fier de la sorte l'assertion de M. Zdziechowski : l'on sentira la nuance, et elle a son intérêt, car elle est en harmonie avec ces façons de penser, de dire et de faire, si absolues, si tranchantes, si affirmatives, qui sont le propre du jeune homme. Au moment où il écrivait Con- rad Wallenrod, Mickiewicz était au fort de sa bouil- lante et mélancolique jeunesse : captif chez l'ennemi héréditaire, il se trouvait en proie à toute la fermenta- tion intérieure, non seulement de son âge, mais de son destin, et dans cet état de volcan comprimé où les pas- sions, même les plus nobles, dévastent l'âme et ne se soulagent que parla violence des conceptions poétiques. « Je lis le Fiesque de Schiller et Machiavel », écri- vait-il à ses amis de Lithuanie : cette phrase en dit long sur son humeur d'alors. Qu'à la date en question il ait cru que la sape et les menées secrètes étaient permises en un cas aussi extraordinaire que celui de son pays, voilà qui, pour moi, ne fait pas l'ombre d'un doute. (Un tel état d'âme est d'ailleurs très facile à
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comprendre ; il suffit de se mettre à la place du poète et de ses compatriotes.) Oui, que telle ait bien été la disposition qui le jeta sur sa plume et le poussa irré- sistiblement à écrire Conrad Wallenrod, c'est très clair. N'y en eût-il pour preuve que l'ardente sympathie dont l'auteur accompagne jusqu'au bout du poème le barde Halban, son frère en poésie, son personnage préféré, lequel ne cesse de pousser Conrad à la ven- geance, cela suffirait.
Mais, d'autre part, et comme les poètes supérieurs, Mickiewicz, tout génie violent et passionné qu'il était, n'en demeurait pas moins en même temps un génie profond et réfléchi. C'était en outre une âme profondé- ment chrétienne. A mesure qu'il écrit son poème et que l'œuvre avance, sa fable et son héros le gênent, la chose est incontestable : il se sent mal à l'aise dans sa conception. L'Idéal moral se dresse devant lui comme un étincelant fantôme qui s'éteint et se rallume, paraît et disparaît. Delà l'obscurité d'àme de son héros, ses indécisions, ses façons bizarres, son détraquement, sa fatigue, ses remords, et toute sa rêvasserie, toute sa songerie inquiète et maladive où passe l'ombre d'Ham- let et que je signalais plus haut, après tant d'autres. Bref, le poète est pris dans les contradictions. Il se peut d'ailleurs qu'il ne s'en soit rendu compte que par lueurs, pendant qu'il jetait les vers sur le papier. Car il ne faudrait pas croire que la création poétique con- naisse toujours sa pensée secrète et la contemple avec des yeux fixes, au moment où elle l'enfante : il n'en est rien-, et ce serait plutôt le contraire qui serait vrai. Mais, consciemment ou non, elle l'expulse en bloc avec le reste, feu, fumée, lave, et tout, ainsi qu'en un jet de volcan : c'est ensuite au lecteur à distinguer chacun des éléments de l'explosion.
Ces réserves faites, et maintenant que j'ai indiqué à
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mon tour ma nuance d'appréciation sur ce poème, tra- gique entre tous parmi les grands poèmes de la litté- rature polonaise, il ne me reste plus qu'à me rallier à la conclusion fort juste de M. Zdziechowski :
En résumé, Conrad Wallenrod est le cri d'un déses- poir sublime ; ce cri vient des profondeurs d'une âme obsédée par un amour infini de la patrie, par un amour sans mesure et sans bornes. Mais la situation de la patrie est telle que, pour la sauver, il faut recourir à des moyens contre lesquels se révolte ce qu'il y a de plus divin dans l'âme d'un être d'élite : la Conscience. Alors, que faire?
Pas de réponse. Mais la question ainsi posée ren- ferme le germe du Messianisme futur. Puisqu'il n'y a, pour sauver la Patrie, d'autre moyen que l'alliance avec le Mal, et puisque, cependant, cette alliance est repoussée par la Conscience, il ne reste qu'un seul refuge : le Miracle ; forcer Dieu à faire le miracle de la résurrection de la Patrie, en s'élevant soi-même à cette hauteur et à cette puissance morales, qui enfantent des miracles.
Il n'est pas inutile de noter que cette conclusion de M. Zdziechowski sur Conrad Wallenrod rejoint juste- ment une autre opinion de M. Kozlowski au sujet du Conrad des Aïeux, et que, sans s'être donné le mot, les deux écrivains s'expriment à peu près dans les mêmes termes : « L'improvisation de Conrad, dit M. Kozlowski, implique la force cruelle et inexplicable de l'esprit de Dieu et la puissance créatrice de l'amour dans l'homme. Il y a duel entre ces deux forces. Mais le Messianisme est en germe dans cette improvisation. »
Donc, — et qu'il s'agisse de l'un ou de l'autre Conrad — tout le monde est d'accord pour attester les noires profondeurs d'où sortit le Messianisme : comme un rayon de Rembrandt, il fulgura soudain parmi les plus épaisses ténèbres qui se fussent accumulées dans l'âme d'un peuple et dans celle de ses poètes. Il fallait
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vraiment une lumière mystique d'un éclat inouï, d'une incalculable puissance, pour ranimer la conscience na- tionale et pour faire surgir « la résurrection et la vie » d'une des agonies spirituelles les plus désespérées qu'on eût vues. Autrement, « comment expliquer », dit encore si bien M. Kozlowski, « que le brigandage com- mis sur la Pologne, et l'immensité de ses souffrances, et l'inutilité de ses luttes, comment expliquer que ces faits navrants se fussent justement produits au moment où ce pays se ressaisissait, corrigeait sa vieille constitu- tion vicieuse, et prenait, au point de vue moral, la tête des peuples de l'Europe orientale dans le même temps que la France régénérait le monde à l'Occident »?
C'est sur ces mortelles angoisses et ces doutes que le Messianisme projetait la consolante lumière de sa réponse. La Pologne est le Christ de l'humanité. De même qu'en 1789 la France avait proclamé la liberté à la face de toutes les nations de la terre et pour tous les hommes, de même, le 3 mai 1791, la Pologne avait répété le cri de sa sœur, et s'était fait l'écho de la bonne nouvelle, non seulement pour ses propres enfants, mais aussi pour les nations de l'Europe orientale, ses voi- sines. Mais celles-ci, viles esclaves éprises de leurs chaînes, rejetèrent le nouvel Evangile : et elles cruci- fièrent le peuple qui le leur apportait. Elles ne savaient point que du sang de l'immortel martyr naîtrait, et pour elles et pour celui qu'elles venaient de supplicier, l'idée d'une liberté supérieure encore à la liberté qu'en- tendait inaugurer 1789 : de même qu'au milieu des convulsions de la fin du xvme siècle français commen- çaientà s'élaborer ce nouvel ordre de choses et ces temps nouveaux dont, aujourd'hui encore, nous n'avons guère vu que le début.
Telle fut la doctrine messianiste. Sans la dévelop- per davantage, — car c'est la seconde fois que j'en
1.2
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parle, — je ne puis m'empêcher de remarquer que, dans leurs soulèvements, la France et la Pologne appa- raissent comme les seuls peuples qui pensèrent aux autres autant qu'à eux-mêmes. La Marseillaise fut le chant de la liberté du monde : de même, l'insurrection polonaise de 1830 jeta aux Russes cet admirable cri, devise de ses étendards : « Pour votre liberté et pour la nôtre ! » On reconnaît à de tels élans le cœur des deux seules nations chevaleresques qui furent : celle qu'on vit à la tête de toutes les croisades, et cette autre qui, pendant plusieurs siècles, couvrit l'Europe orientale de son bouclier. Et il revenait aux poètes de ces peuples, seuls héritiers de l'Evangile, aux Lamartine, aux Vic- tor Hugo, aux Mickiewicz, auxKrasinski, de proclamer l'idéal nouveau de l'humanité nouvelle : fraternité entre les peuples, fraternité entre les hommes. Les autres peuples n'y songèrent jamais. C'est à peine si de leurs profondeurs s'échappatelle ou telle voix, qui, chez eux, fut plutôt une exception, et comme un reproche à leur égoïsme : la voix d'un Schiller, d'un Shelley, d'une Elizabeth Browning.
« Aide-toi, le ciel t'aidera. » L'idée messianiste trou- vée, il ne s'agissait point de s'en servir comme d'un oreiller où reposer sa tête dans une molle consolation, mais d'y voir un point lumineux de ralliement autour duquel on viendrait se reformer pour repartir, et bon- dir de plus belle au fort de l'action et dans la mêlée. Des actes, encore des actes, toujours des actes : à l'éter- nelle bataille ! Vienne pour MickieAvicz le moment où la poésie écrite lui semble avoir donné toute la flamme dont elle est capable, vienne l'heure où il se dira qu'il faut chauffer l'âme de ses compatriotes dans une forge encore plus ardente et au souffle embrasé de sa poi- trine et de sa voix lançant les paroles de foudre, — et ce sera l'heure des cours du Collège de France. Il revê-
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tira le masque du tribun lyrique, reprendra les apos- trophes des grands poètes de la Bible; il parlera — tel Isaïe ou Ezéchiel — au peuple assemblé. Vienne 1848, où le club et le journal rivalisent de cris et de tumulte, où la littérature embarque sur des brûlots, alors on le verra fonder la Tribune des Peuples, d'où il enverra des articles exaspérés àlatête de ces nouveaux gouvernants, soi-disant républicains, et qui pourtant n'ont pas honte de se modeler sur leurs prédécesseurs en abandonnant comme eux la Pologne :
Disons-le immédiatement : chaque système ne sera qu'une utopie, si nous nous imaginons qu'on pourra le faire adopter par voie paisible et sans offenser personne. Vous admettrez pourtant que le monde se divise en serfs et en exploiteurs, en victimes de la tyrannie et en bour- reaux... Quand on parle de la société humaine, il est né- cessaire d'embrasser un horizon plus large que les trente- huit mille communes de France. La Révolution de Février a ébranlé toute l'Europe, et le peuple français, qui la fit, sentait bien comment elle devait être appliquée. C'est pourquoi, le lendemain de la République, nous avons vu ses aspirations ardentes à secourir les Italiens et à orga- niser une croisade contre l'Autriche et la Russie. Le gouvernement de la France ne comprit pas le sens de ces aspirations, qui trouva son expression finale dans le soulèvement du 15 mai en faveur delà Pologne, et bientôt la République devait payer son esprit d'égoïsme par les carnages de Juin et la victoire de la réaction.
Ce n'est pas tout, et, à cette même date de 1848, il ne se contenta pas de parler ou d'écrire. La plupart des nations opprimées se soulevaient : peut-être, et en dépit de l'épouvantable répression qui avait suivi 1830, la Pologne allait-elle tenter de nouveau la chance. Je suis le Tyrtée de mon peuple, pensa-t-il : il me faut marcher en tête de ses troupes. Le voilà donc parti en
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Italie, dès le 21 janvier delà fameuse année; il s'y montre au premier rang" de la légion polonaise qui se formait à Rome, et, de là, comptait pouvoir passer en Pologne et soulever le pays. (Ce corps se fondit plus tard dans l'armée sarde et combattit à Novare.) Pour être membre de cette légion, il fallait avoir souscrit un symbole, que rédigea le poète national. J'emprunte à M. Kozlowski le résumé de ce document qui prouve à l'évidence que, pour Mickiewicz, le républicanisme et la démocratie n'étaient que de simples formes et le moyen de s'acheminer au seul but véritable : un ordre de choses humain et fraternel.
Il n'y a pas de pièce plus significative que ce symbole, pour qui veut se représenter l'esprit de 1848 : le texte est comme le miroir de l'époque, il la reflète à miracle. 11 contient quinze poimts. L'esprit duchristianismeyest considéré comme la base de la législation future, et il se manifeste dans la patrie polonaise, fille de l'Evangile. La Pologne, libre, ressuscitée, tend la main aux peuples slaves. La liberté de toutes les religions, de la parole et de la presse, est proclamée dans la Pologne future. Chaque peuple est déclaré citoyen de l'humanité, et tous sont égaux. 11 y a égalité de droits entre les Polo- nais et les Israélites, et fraternité à l'égard de ces der- niers. Tout office est électif; à chaque famille est attribué un champ particulier, sous la tutelle delà com- mune; à chaque commune un champ commun, sous la tutelle du peuple ; chaque propriété sera respectée et rendue intacte au gouvernement national. (Dans ses cours du Collège de France, Mickiewicz avait prôné la communauté des terres, qui est la plus vieille tradi- tion slave.) Assistance aux frères tchèques et russes; assistance chrétienne à tout peuple, comme à son pro- chain. Bref, c'était la politique de t avenir qu'inaugurait ce symbole souscrit par Mickiewicz et ses légionnaires.
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Je puis clore ici ce chapitre. Nous y avons clairement vu que le grand h'omme, fidèle à l'instinct du vrai poète national, lequel, si les circonstances le veulent ainsi, devra s'affirmer le contraire d'un contemplatif, n'avait, à mesure qu'il avançait dans la vie, cessé d'accentuer le rôle d'action visible et directe qui faisait partie de sa mission sur la terre; et ce, jusqu'à s'élever, en 1848, au rang de législateur de légions en marche. Ce rôle, digne couronnement de sa vie, il y persévérera jusqu'à son dernier souffle. Car, sept ans plus tard, nous le retrouverons visitant les légions polonaises au service de la Turquie, pendant la guerre de Crimée ; c'est à Constantinople qu'il rendra l'âme, par suite d'une attaque de choléra ; et c'est entre deux rangs de soldats polonais que son cercueil sera conduit au quai d'embarquement. Obsèques uniques, en vérité, seules dignes d'un combattant, d'un barde, d'an héros national de Pologne.
THADEE SOPLITZA
« La, Pologne, cette Italie du Nord, aux mœurs turbulentes et magni- fiques... »
(Eugène-Melchior de Voôué, le Roman russe, étude sur Gogol.)
Avez-vous été forcé de quitter votre patrie pour vous en aller très loin, aux colonies ou ailleurs, ne fût-ce qu'un ou deux ans? Si oui, vous avez compris le mot : nostalgie; vous avez éprouvé la sensation de tristesse particulière qu'il évoque. C'est une mélancolie tout à
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fait indéfinissable. Il vous semble que vous avez changé de planète, et que tout lien avec votre vie précédente s'est rompu. Et lorsque votre éloignement s'accom- pagne du bruit de la vague expirant au bout du monde, sur une grève déserte, devant la mer vide de voiles et dans le paysage solitaire, votre âme désemparée s'affaisse un jour, en face d'une baie qui s'est offerte à votre regard au cours d'une excursion, et que ferme à angle droit la longue et triste montagne couverte de bois sombres; vous cherchez alors un refuge dans le souvenir des chers amis laissés à six mille lieues, et, leur parlant à travers l'espace, vous gémissez cette plainte, tracée du bout du crayon sur votre carnet :
Amilié, sainte amitié, consolatrice, divin trait d'union des âmes... ô sœur, où est ton visage? J'ai dû m'arracher de toi pour m'en aller vers les terres lointaines, et voici que je languis de ce côté-ci des mers...
Pourtant, vous n'étiez, après tout, qu'exilé de votre propre consentement; vous étiez parti pour gagner le pain quotidien que votre pays ne vous accordait que là-bas ; vous aviez l'espoir du retour, vous n'étiez point un proscrit... Mais dans quel abîme de douleur eussiez- vous sombré, si vous aviez été chassé de vos foyers par la défaite de l'insurrection nationale et torturé de plus par la vision du supplice de vos compatriotes, livrés aux bourreaux en Pologne, dévorés de misère à l'étranger? Quel désespoir, s'il ne vous eût pas été donné, comme aux poètes de la nation tragique, de soulager un peu votre âme en pratiquant le précepte divin de Goethe : «Poésie, c'est délivrance?... » Ou, tout au moins, de goûter autour de vos bardes à la coupe d'oubli, de faire partie de leur auditoire, de vous suspendre à leurs lèvres, de lire leur dernier poème au fond de votre mansarde d'exilé?
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La nostalgie si douloureuse à laquelle nous devons le poème que nous allons étudier dans ce dernier cha- pitre, Mickiewicz l'avait eue de bonne heure pour compagne et pour inspiratrice. Regardez : voici que la Muse de l'exil a déjà levé son voile au milieu des splendeurs d'Orient où sont éclos ces merveilleux Sonnets de Crimée que le poète composa pendant son internement en Russie; elle apparaît à sa jeunesse afin qu'il se souvienne que les contrées et les climats féeriques ne sont rien au prix de la terre natale :
Lithuanie, tes forêts bruissantes me chantaient plus har- monieusement que les rossignols de Baïdar, que les vierges du Salghir, et je foulais plus gaiement tes fondrières que les mûriers de rubis et les ananas d'or...
Et pourtant, quelle splendeur dans ces Sonnets de Crimée! Quelle vision de jeunesse et de paradis ! Quelle poésie ruisselante de lumière, quel embrase- ment du ciel, de la terre et de l'âme, quel soleil de l'Eden, quelles images envolées du cœur même de l'astre au matin des premiers jours et venues jusqu'à nous, portées sur des ailes de flamme! Quelle vierge extase, et quelle merveille ! Mais écoutez :
ALOUCHTA, LA NUIT
Les vents fraîchissent, la chaleur du jour diminue, sur les épaules du Tchatyr-Dah tombe le flambeau des mondes; il se brise, répand des ruisseaux de feu et s'éteint. Le pèlerin errant regarde autour de lui, il écoute...
Déjà les montagnes ont bruni ; dans les vallées, la nuit est noire ; les sources murmurent comme en rêve sur leur lit de bluets; l'air qui exhale des parfums, cette musique des fleurs, parle au cœur un langage qui pour l'oreille est un mystère.
Je m'endors sous les ailes du silence et de l'obscurité ;
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tout à coup m'éveillent les lueurs éclatantes d'un météore; un déluge d'or a inondé le ciel, la terre et les monts...
Ah! quelle splendeur ! Oui, c'est en vain que la Muse mélancolique a levé de nouveau son voile et qu'elle soupire, c'est en vain que, touché de regret, le poète s'attriste et, près du tombeau d'une Potocka, morte autrefois en Crimée, reprend conscience de son exil :
Dans le pays du printemps, au milieu des vergers volup- tueux, tu t'es fanée, jeune rose ! car les instants du passé, en s'envolant de toi, avaient déposé au fond de ton cœur le ver du souvenir.
Là-bas, au nord, vers la Pologne, scintillent des myriades d'étoiles...
Oui, c'est en vain qu'elle soupire. Rien ne peut contre l'ardeur de la vie et contre la magie de la nature ; il faut que le jeune aigle vive et s'envole, il le faut, Dieu le veut! L'aspect d'une terre féerique a ranimé son espérance et secoué son chagrin, et déjà, du seul endroit prestigieux de la nouvelle Assyrie, de la seule rive étincelante de cet empire à l'aspect de bronze, ses ailes embrassent le ciel et se déploient dans le soleil de l'avenir. En dépit de l'horizon changeant, en dépit des lendemains orageux et des grandes dou- leurs qui se rapprochent, en dépit des jours succédant aux jours, et tous également chargés de nuées, de sou- cis, de menaces, il faut vivre sa vie, il faut accomplir son destin, il faut aller au-devant de sa gloire ; et voici qu'il s'est écrié :
La tempête de ton cœur, ô jeune poète, après s'être calmée, laissera des chants immortels ; et les siècles tres- seront une couronne pour ton front '.
1. Tous les Sonnets de Crimée sont d'une poésie inouïe. Ils foisonnent de ces images grandioses et fraîches qu'on ne trouve
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Ah ! si les mots resplendissaient encore de leur beauté première, s'ils ne s'étaient déflorés en fré- quentant toutes sortes de lèvres, y aurait-il rien de comparable à l'évocation produite par quelques vocables très simples, d'où surgit toute la vie d'un Mickiewicz et qui la contiennent toute, par ces seuls qualificatifs où ressuscite Tune des destinées humaines les plus douloureuses, mais aussi les plus rares et les plus belles : il fut poète, il fut jeune, il fut captif, il fut pros- crit ; il est immortel !
Je suis sorti de l'abîme intérieur et de l'absence
où m'avait plongé l'écho brusquement éveillé dans mon âme par ces simples syllabes... qui donnent sur de si larges étendues de rêve et représentèrent toutun drame de réalité... Maintenant, il faut absolument revenir à la surface des choses, regagner la rive et fouler de nouveau la terre ferme, en causant sur le mode didactique avec le lecteur. Donc, Mickiewicz voulut un jour se délivrer, au moins pendant l'espace d'un poème, de sa nostalgie éter- nelle; et, en 1834, à Paris, il publiait Thadée Soplitza ou La Lithuanie en 1812. C'est un tableau poétique de cette contrée : le poète y a peint et fait tenir tout son pays natal, sites, coutumes, caractères '. Non seulement
que dans les bardes primitifs, et, au xixe siècle, chez deux ou trois rivaux de Mickiewicz, Shelley entre autres. Voici, par exemple, une ou deux de ces images empruntées à Mickiewicz et qu'on croirait d'un de nos ancêtres aryens : « Je dépassai le tonnerre assoupi dans son berceau de nuées... » « Le vent, le vent ! Le navire se cabre... de son front il fend les nuages et sai- sit le vent sous ses ailes. »
1. Nous devons à M. Venceslas Gasztowt une précieuse tra- duction en vers de ce poème. Elle a d'abord paru dans les douze numéros du Bulletin polonais de 1898; puis le traducteur a réuni cette traduction des douze chants de l'œuvre en un volume pu- blié chez Adolphe Reiff (Heymann et Guélis, successeurs), 3, rue du Four, à Paris. Nul ne s'est donné plus de mal que M. Gasztowt pour l'aire connaître à sa patrie d'adoption la littérature de sa patrie
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l'exécution d'une œuvre aussi lumineuse et sereine dut être à son âme un soulagement indicible, mais, en jetant sur le papier les vers de ce poème, il fît encore le plus grand bien à ses pauvres compagnons d'exil, car il ne pouvait y avoir pour eux de lecture plus con- solatrice. M. Ladislas Mickiewicz nous retrace en paroles touchantes l'effet produit par cette publication: « L'auteur revoit dans le miroir de son âme la Lithuanie avec ses majestueuses forêts, ses humbles maisons, ses mœurs patriarcales et ses habitants, qui ont souvent mauvaise tête et toujours bon cœur, expansifs, hos- pitaliers, et Polonais jusqu'au bout des ongles. Quel bienfait ce fut que de créer un panorama permanent et merveilleux, une série de tableaux non seulement vivants, mais parlants ! Devant ces paysages, on entend jusqu'au murmure des bois et des ruisseaux ; à ces banquets, on perçoit le son des conversations et souvent le cliquetis des sabres. Et ainsi, chaque fois que le proscrit étouffe loin de sa patrie, il ouvre ce poème, elle vient à lui, et l'enlace si intimement qu'en fermant le livre il se trouve ne l'avoir quittée que de la veille et n'être que l'exilé d'un jour. »
Un critique célèbre, Georges Brandès, a déclaré que Thadée Soplitza était la seule épopée du xixe siècle. Le mot est parfaitement juste. Mais il pique la curiosité; il demande à être expliqué par des développements. « Pourquoi », va-t-on se demander d'abord avec M. Koz- lowski, « la nation polonaise est-elle la seule qui ait pro- duit de notre temps une épopée nationale, originale et nullement classique? » Il semblait si loin de nous, le genre épique, et à jamais balayé par les nouvelles formes littéraires qu'avait apportées le romantisme,
d'origine : car, outre Conrad \\ allenrod et Thadée Soplitza, il a traduit en entier l'œuvre de Slowacki.
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dont Mickiewicz s'était affirmé, justement, l'un des principaux coryphées?
La question est fort intéressante, et M. Kozlowski a bien fait de se la poser, car elle lui a permis d'attirer notre attention sur un point d'histoire des plus curieux et des moins connus. 11 nous montre que le poème dont nous nous occupons ne pouvait naître qu'au sujet d'une province restée fidèle aux coutumes immémoriales, et telle que la Lithuanie de 1812 :
Messire Thadée est une épopée dans toute l'acception du mot; c'est la seule épopée du xixe siècle; une épopée tout à fait nationale et nullement classique.
Gomment se fait-il que la nation polonaise soit la seule qui ait produit, de notre temps, une épopée nationale et originale ?
C'est qu'au sein de cette nation fermentait encore la vie multicolore et originelle ; qu'on y voyait subsister une structure sociale composée de divers éléments, lesquels s'étaient peu à peu superposés les uns aux autres comme les différents styles et ornements d'une vieille cathédrale; structure d'après laquelle s'était modelée la constitution de l'ancienne République de Pologne. La Révolution de 1791 avec la constitution libérale et royaliste du 3 mai; la Révolution démocratique et égalitaire de 1794, en chan- geant le fond des idées politiques et sociales, ne laissaient pas moins survivre tout cet édifice d'institutions locales et de coutumes qui s'était formé depuis des siècles. Il ne pouvait pas non plus être détruit parla domination étrangère encore très récente au moment où commence le poème. La Lithua- nie possédait donc cet appareil décoratif dont une épopée ne saurait se passer : richesse et diversité des éléments sociaux, liberté individuelle immense, riche vie locale, politique et sociale. Il ne fallait plus qu'un génie pour profiter de ces éléments et les relier.
En décembre 1832, et au moment où Mickiewicz com- mença son œuvre, il ne songea d'abord qu'à écrire un poème idyllique, dans le genre de Hermann et Dorothée. Il languissait loin de son pays natal. Il rassemblait les im-
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pressions de son enfance et de sa jeunesse aux fins de leur donner une forme poétique; il les renforçait des souvenirs de ses compatriotes âgés, repassait traditions, coutumes, caractères. Il avait encore présentes à la mémoire, et toutes fraîches par ce qu'il entendait raconter autour de lui, les luttes épiques soutenues par le peuple polonais pour essayer de sauver son indépendance; le sujet s'élar- gissait donc sans cesse dans son esprit, grâce à cet ensemble de souvenirs, et tout l'entraînait irrésistiblement vers les hauteurs d'une épopée. Mais, pour que le succès d'un tel effort poétique, qui ne tendait à rien moins qu'à ressusci- ter une forme morte, fût complet, il fallait que l'homme de génie qui se risquait à cette rude tâche vécût à la li- mite de deux époques ; et de telle sorte qu'appartenant à la première par ses souvenirs, lesquels donnent un fond réel à sa peinture, il pût néanmoins, vingt ans après, envi- sager la vie lithuanienne de son enfance comme quelque chose d'à jamais passé et de bien lointain. Il fallait encore, pour qu'il pût la vêtir de formes épiques et lui donner un contour idéal, que la mélancolie de l'exilé, en augmentant la perspective du temps, le poussât vers ce sujet; il fallait enfin que les accents tout récents des luttes nationales retentissent dans son cœur.
Comme les insectes des époques anciennes, entourés d'ambre, ont conservé jusqu'aux détails minimes de leur structure, la vie polono-lithuanienne à la limite de deux époques, débris de la vie de la Pologne ancienne, se trouve vivante devant nos yeux, immortalisée par le charme divin de la beauté. La vie de famille et la vie publique, les travaux et les loisirs, la cuisine et la chasse, les batailles, les diétines tumultueuses, la conspiration adroitement menée et le soulèvement d'un peuple, nous y trouvons tout cela, mais entremêlé d'incomparables descriptions de la nature lithuanienne, tantôt sauvage dans ses forêts vierges, tantôt cultivée dans les paysages doux et pittoresques des campagnes. Et toutes ces scènes, toutes ces descriptions, tous ces épisodes charmants, comiques ou tragiques, se détachent sur l'arrière-fond sérieux et sublime d'une lutte pour l'indépendance du pays. L'action commence par la querelle héréditaire de deux familles et envahit peu à peu
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tous les éléments de la société locale ; l'ensemble est relié par un moment du drame gigantesque de la lutte natio- nale, et qui fait oublier tout, même les animosités invété- rées.
11 me reste à raconter brièvement cette action, mais les résumés de ce genre sont bien ce qu'il y a de plus insipide; c'est besogne ingrate pour l'essayiste et c'est mortel ennui pour le lecteur, car, au lieu d'un poème étincelant, varié, vivant, familier, pittoresque, plein d'humour et de naturel, foisonnant de paysages, de descriptions admirables, et aussi de types, de scènes originales, d'amusants dialogues, vous vous voyez obligé de dresser des principaux événements un procès-verbal aussi ennuyeux que le sont d'ordinaire les comptes rendus de romans et de pièces de théâtre. Et vous vous faites à vous-même l'effet de quelqu'un qui s'évertuerait à dépouiller un thyrse de sa parure de pampres, pour montrer à la place le plus vilain morceau de bois sec. Pourtant, comme il est des lecteurs curieux de connaître l'intrigue d'un récit poétique, je vais dire un mot de celle-ci ; mais d'une façon ou de l'autre, et que j'écourte ou développe, le lecteur ne pourra se faire une idée suffisante d'un poème comme Thadee Soplitza qu'en le lisant d'un bout à l'autre; il n'y a pas d'autre moyen de bien comprendre et goûter une œuvre de ce genre ; même une analyse détaillée serait de peu de secours en la circonstance. Ceci bien entendu, voici le squelette du sujet :
Le zajazd, ou expédition judiciaire, était une coutume anarchique de Lithuanie, qui, à elle seule, symbolisait en 1812, époque à laquelle on la voyait encore en vigueur, les mœurs, les caractères, et l'état du pays. Les tribunaux n'avaient ni police ni gendarmerie pour faire exécuter leurs jugements ; si, d'aventure, un plaideur mécontent
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d'avoir perdu son procès refusait décéder l'héritage ou le terrain dont l'arrêt le dépossédait, il ne restait à la partie gagnante d'autre ressource que de rassembler ses amis, c'est-à-dire ceux des gentilshommes du voisinage qui lui étaient dévoués ; tous s'armaient, suivaient l'huissier, et l'on s'en allait ainsi prendre possession violente des biens dont il s'agissait. 11 pouvait même arriver que l'une ou l'autre des parties n'eût du tout cure de la voie judiciaire et que, sans autre forme d'instance, elle débutât en organisant simplement un zajazd, c'est-à-dire conquît ou essayât de conquérir de haute lutte l'objet de sa revendication. De toutes ma- nières, les zajazdy causaient des guerres intestines et des conflits sanglants; à considérer des coutumes de ce genre, on ne se rappelle que trop l'antique maxime polonaise : « La Pologne se conserve par l'anarchie », et qui finit par perdre la Pologne, bien loin de la con- server.
Le poème entier de Thadée Soplitza tourne autour du dernier zajazd. L'auteur suppose que deux puis- santes familles de Lithuanie, les Horeszko et les Soplitza, se disputent le château des Horeszko. Cette demeure seigneuriale a été donnée à la seconde de ces deux familles par les traîtres de la confédération de Targowitza, qui se sont ainsi vengés de la résistance que le panetier Horeszko opposa aux Russes, lorsqu'ils envahirent la province, et dans laquelle il trouva la mort. Nonobstant, un procès s'est engagé par la suite au sujet du château, et le juge Soplitza espère qu'il se terminera en faveur des siens. D'ailleurs, le comte Ho- reszko, cousin éloigné du défunt magnat et dernier représentant mâle de sa maison — dont il ne reste avec lui que l'orpheline Sophie, petite-fille du panetier, éle- vée par les Soplitza — consentirait volontiers à une transaction par laquelle il céderait l'antique logis. Mais
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un tel abandon révolte un vieux szlachcic1 attaché à la maison des Horeszko et qui, dans cette affaire, est plus royaliste que le roi, comme tous les vieux serviteurs ; il apprend au comte que le panetier Horeszko n'a point été tué par les Russes, comme on le croit géné- ralement, mais assassiné par un Soplitza, lors du siège du château, et que lui seul, Gervais, connaît le fait, dont il a été témoin. En présence d'une telle révéla- tion, le comte se pique d'honneur ; et, au lieu de tran- siger, comme il inclinait d'abord à le faire, il se prend de querelle avec l'autre partie au beau milieu d'un dîner de chasse, qu'on a servi justement dans la demeure en litige. Les têtes s'échauffent ; il y a rixe dans le châ- teau même, puis, un peu plus tard, zajazd orga- nisé par les Horeszko contre les Soplitza. Les premiers sont vainqueurs, mais les Russes, maîtres de la Lithua- nie, envoient des soldats pour rétablir l'ordre. Le déta- chement étranger est battu parles deux clans polonais, qui se réconcilient pour tomber sur l'ennemi commun ; le moine lithuanien Robak est blessé à mort dans le combat. Ce Robak est le grand caractère et la figure centrale du poème. Il y joue un rôle fort important ; il représente l'émissaire patriote, celui qui va par le pays en réchauffant chez tous la foi dans la délivrance prochaine de la patrie, en apprenant à ses compatriotes ce qui se passe dans les pays voisins, en leur commu- niquant aussi des nouvelles circonstanciées des légions polonaises au service de Napoléon. A son lit d'agonie, il fait à ceux qui le veillent le récit de son existence; il leur découvre qu'il ne s'appelle point Robak, mais
1. Membre de la petite noblesse de Pologne. «On compare tou- jours », disait Mickiewicz clans son cours au Collège de France, « la noblesse polonaise à la noblesse française ou anglaise. Il faut au contraire se figurer un spahi turc ou bien un homme franc du temps des Mérovingiens.» {Les Slaves, IV, p. 490.)
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Jacek Soplitza, et que c'est lui qui a tué jadis le pane- tier Horeszko, lequel n'avait point voulu lui donner en mariage sa fille Eva, qu'il aimait et dont il était aimé. 11 s'accuse aussi d'autres fautes très graves, puis dit son repentir, raconte brièvement et à mots entre- coupés les hauts faits de cet ardent patriotisme par lequel il essaya d'expier sa vie première. D'un mariage qu'il commit l'erreur de contracter autrefois, pendant sa période mauvaise, et qui fut très malheureux du fait de ses vices, il a eu un fils, Thadée Soplitza ; celui-ci est en train de passer le Niémen pour échapper à la vengeance des Russes, qui ne voudront pas rester sous le coup de l'échec qu'ils subirent, lorsqu'ils intervinrent pour arrêter le zajazd; mais il ne tardera pas à revenir avec les légions polonaises de la Grande Armée, qui entre peu après en Lithuanie. L'état-major polonais fait halte à Soplitzow, et, pendant cette halte, on célébrera le mariage du dernier Soplitza avec la dernière Ho- reszko : ainsi prendra fin la querelle des deux familles. Mais le mariage de Thadée avec Zosia est encore, par sa date, l'une des plus jolies fleurs de la réjouissance nationale, car il coïncide avec l'arrivée des Français; et les fêtes nuptiales auront lieu parmi la joie indescrip- tible d'un pays qui se croit à jamais délivré. Le bonheur public et le bonheur privé fusionnent donc à Soplitzow dans une sorte de délire, et l'épilogue est l'une des plus belles expressions d'allégresse poétique qu'il soit pos- sible d'imaginer.
Et maintenant, comment m'y prendre pour montrer au lecteur quelques-unes des beautés poétiques de l'œuvre, c'est-à-dire pour choisir entre tant de richesses? La tâche devient impossible, à moins que je ne me ré- signe à transcrire au hasard, et par courts fragments, car je ne puis allonger indéfiniment cette étude. Voici donc quelques bouts de descriptions, quelques bribes
l'œuvre de mickiewicz 193
de scènes, le tout emprunté à la traduction en vers de M. Venceslas Gasztowtt.
C'est d'abord la musique du soir dans les champs ; écoutons les notes du concert nocturne :
La chouette a d'abord gémi sur le toit noir, Puis des chauves-souris les ailes frémissantes Ont heurté du logis les vitres reluisantes ; Plus bas, en bruissant, les phalènes, leurs sœurs, Des robes vont frôler les confuses blancheurs; Mais de Zosia, surtout, leur vol baise la joue : Aux flammes de ses yeux leur fol essaim se joue.
Les insectes en chœur se groupent dans les airs ; Et tous, en tournoyant, entonnent leurs concerts : Des moucherons Zosia suit l'accord monotone Et le faux demi-ton du cousin qui bourdonne.
Dans les champs le concert s'annonce seulement.
Tous accordent encor leur rustique instrument.
Le premier violon des prés, la bécassine,
A crié ; le butor d'une mare voisine
Lui répond; la bécasse, au fond du ciel serein,
Chante, et semble là-haut jouer du tambourin.
Contemplons maintenant la magnificence d'un lever de soleil :
Comme des perles d'or dans l'eau, quelques étoiles Brillaient au fond des cieux; avec ses blanches voiles Un seul petit nuage au vol aérien Se perdait dans l'azur, comme un ange gardien Qu'ont longtemps des mortels retenu les prières, Et qui bien vite au ciel court rejoindre ses frères.
Perles, étoiles, tout s'obscurcit et s'éteint ; Le front du ciel blanchit d'un reflet incertain. Son côté droit, posé sur un nuage obscur, Reste sombre ; mais l'autre a rougi dans l'azur ;
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Et le soleil, qui semble une vaste paupière, S'entr'ouvre et laisse voir dans un jet de lumière La prunelle, l'iris... Bientôt jaillit, tremblant, Un rayon, qui parcourt le ciel étincelant, Et se fixe, trait d'or, dans le nuage blanc. A ce signal, la flamme en faisceau d'or scintille Et par tout l'horizon se croise et s'éparpille : L'œil du soleil paraît. Encor presque endormi, Il est voilé ; ses cils ne s'ouvrent qu'à demi ; Enfin des sept couleurs à la fois il s'embrase, Est saphir et rubis tout en restant topaze, Puis se fond et s'éclaire en cristal blanchissant, Et devient un brillant limpide, éblouissant, Aussi grand que la lune, aussi vif que l'étoile : Tel le soleil marchait, seul, dans le ciel sans voile.
Le passage qui va suivre est l'un des plus célèbres du poème ; c'est le chant du cor, après une scène de chasse, et lorsque l'ours vient d'être abattu ; je le donne en entier :
Alors, à son côté, le Woïski prend joyeux
Son cor de buffle, long, tacheté, sinueux
Comme un boa ; ses mains le pressent à sa lèvre.
Son visage est gonflé ; ses yeux, rouges de fièvre,
Se ferment, et son ventre, à moitié renfoncé,
Envoie à ses poumons tout son souffle amassé.
Il joue alors. Le cor au bois, comme une trombe,
Lance son chant qui dans l'écho se double, et tombe.
Les chasseurs, les traqueurs écoutent, stupéfaits
De ces accords si purs, si forts et si parfaits.
Le vieillard renouvelle encore à leurs oreilles
De son art tant vanté les antiques merveilles ;
Il anime, il remplit les taillis et les bois.
On dirait que la meute y bondit à sa voix.
C'est la chasse : son bruit dans les airs gronde et plane ;
D'abord ce chant joyeux, vibrant : c'est la diane ;
Ces grognements, des chiens reproduisent le jeu ;
Ces tonnerres soudains, ce sont les coups de feu.
L ŒUVRE DE MICKEWICZ 195
Il cesse, mais il tient le cor; on s'imagine Qu'il joue, et c'est l'écho de la forêt voisine.
Il souffle. Et Ton croit voir ce cor qui retentit Devenir tour à tour plus gros ou plus petit En imitant les cris d'animaux ; il s'allonge : Un hurlement de loup éclate et se prolonge ; Ensuite en gosier d'ours il s'ouvre largement Et rugit... De l'auroch gronde le beuglement.
Il cesse, mais il tient le cor; on s'imagine Qu'il joue, et c'est l'écho de la forêt voisine : Elle admire les sons mélodieux du cor, Que les chênes entre eux se répètent encor.
Il souffle. Dans le cor cent cors sonnent ensemble : Le chant tout à la fois gronde, s'irrite et tremble. On entend chiens, chasseurs, animaux; puis, levant Le cor, il lance au ciel un hymne triomphant.
Il cesse, mais il tient le cor ; on s'imagine
Qu'il joue, et c'est l'écho de la forêt voisine.
Les arbres sont autant de cors au son vainqueur
Se transmettant le chant comme de chœur en chœur...
Je pourrais encore montrer tout ou partie de la fête nuptiale, transcrire telle ou telle scène de ce dernier festin à l'antique mode polonaise dont l'un des services représente une diétine, et citer surtout le fameux épi- sode musical où Jankiel symbolise par le jeu de son tympanon l'époque la plus palpitante de l'histoire de Pologne ; mais écartons vite ces tentations, car il faut maintenant conclure.
La question qui se pose à nous, à la fin de ce cha- pitre, est la suivante : en quoi Mickiewicz développa- t-il inopinément son génie, lorsqu'il écrivit Thadée So- plilza? Et d'où vient que l'agrandissement intellectuel qu'il témoigna par cet acte poétique fut si remar-
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quable et compléta d'une façon tout à fait extraordi- naire une œuvre de poète déjà grande et glorieuse entre toutes?
Vous trouverez la réponse à cette question, si vous réfléchissez qu'il est extrêmement difficile aux poètes lyriques d'obliger au silence, ne fût-ce que l'espace d'un poème, cet éternel cri de l'âme qui, non seule- ment constitue leur individualité si particulière, mais donne à leur œuvre sa force poignante et sa prise sur les hommes. Et, s'il en est ainsi, comment s'attendre à ce que l'un d'entre eux s'avise brusquement d'exceller dans l'observation, le récit, la peinture de mœurs, c'est- à-dire qu'il se soit dépris de son être ordinaire au point de manifester des qualités entièrementopposées à celles qui semblaient faire le fond de son tempérament ? L'on en est stupéfait ; on se demande comment abien pu s'opé- rer un pareil changement à vue. Car, je ne saurais jamais assez le répéter, rien n'est plus difficile à un lyrique que de sortir de soi pour peindre — même poétique- ment — des caractères : à tenter semblable aven- ture, il risque de perdre l'élan intérieur et le mouve- ment impétueux auxquels il doit presque entièrement la puissance de ses créations. Et, aussi bien, le grand battement du cœur ne saurait être ici que d'assez peu de service, puisqu'il s'agit d'autre chose ; il faut désor- mais que le poète figure la vie polyforme et grouillante, anime des personnages nombreux et différents, et si vivants que nous disions d'eux que nous les avons con- nus ou que nous aurions pu les connaître. Non, il ne s'agit plus d'être saisi de délire et dominé, soulevé par son démon intérieur, mais de le dominer au contraire et de le réduire au calme ; au lieu de la vision extatique où, parmi les éclairs, flamboient les révélations aveu- glantes dardées de l'Invisible, c'est l'évocation d'une foule de souvenirs gracieux ou pittoresques, qui dé-
l'œuvre de MICKEWICZ 197
filent devant votre cerveau comme devant un miroir. Bref, au lieu de jouer en acteur inspiré son propre drame, celui de sa passion ou de sa conscience, on re- garde la vie des autres en contemplateur qui sourit de mille émotions douces, qui sourit, et qui peint.
C'est donc, en pareille circonstance, non plus de fougue et de passion, mais de sérénité lucide que l'œuvre sera faite ; et autant dire que le poète a su se diriger vers l'autre pôle de l'Art. Toutefois, et s'il n'écrit qu'une épopée, il s'arrête à mi-chemin, car cet autre pôle n'appartient vraiment qu'au poète drama- tique, qui n'a même plus congé, comme l'épique, d'agrémenter son œuvre de légères digressions et de se mêler quelque peu à ses personnages <, mais est tenu de s'effacer derrière eux, et de marcher le plus vite possible au dénouement.
Mickiewicz ne s'exerça pour ainsi dire pas dans le drame; et point n'était besoin qu'il le fit; car, telle que la voilà et que nous venons de la repasser, son œuvre est stupéfiante. Grand poète lyrique et grand poète épique tour à tour ! Je vous prie de vous imaginer quel ensemble de dons cela suppose et de vous dire, en outre, que si c'est déjà chose peu commune que de rencontrer un grand génie littéraire, il est encore bien plus rare de trouver chez le même homme la souplesse, la flexibilité, la variété, c'est-à-dire le don de méta- morphose. Cela, c'est la perle sans prix : tant d'artistes n'ont qu'une seule note ! Mais de penser que, non seu- lement un homme fut assez fort pour exprimer, avec une puissance d'images et d'apostrophes inconnue depuis les bardes antiques, la plus foudroyante et la plus su- blime des protestations en faveur de la Justice et de
1. Homère ne le fait jamais, Mickiewicz le fait très peu, mais Dante le fait très souvent. 11 n'y a pas de lois absolues des genres pour les grands hommes.
198 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Tldéal moral violés dans la personne de son peuple, — de penser, dis-je, que non seulement l'homme dont je parle fut capable de donner au monde un tel spectacle, mais que, de plus, et après cette explosion de son cœur, il sut tracer une incomparable peinture de toute la vie nationale et se montrer sans rival dans le récit poétique et pittoresque de même que dans le lyrisme tragique, cela confond à la lettre ; et je renonce à trouver des mots pour dire l'admiration qu'une œuvre aussi vaste m'inspire, au moment où je l'embrasse d'un dernier coup d'œil et prends congé d'elle.
JULES SLOWACKI
VIE DE SLOWACKI
Jules Slowacki, l'un des plus grands poètes de la Pologne et l'un des pins grands artistes littéraires du xixe siècle, naquit en Volhynie, à Krzemieniec, le 23 août 1809. Son père enseignait la littérature au Lycée de cette ville. C'était un partisan zélé des clas- siques : il écrivit deux tragédies, traduisit en vers les chefs-d'œuvre de l'antiquité, et jusqu'à la Henriade. En 1811, il obtint une chaire à l'Université de Vilna, et mourut en 1814, à quarante-deux ans. Sa veuve, Salomée Januszewska, femme d'un esprit supérieur, prit le plus grand soin de l'éducation de Jules, qui re- çut une forte culture classique. Le poète adorait sa mère, et elle eut toujours sur lui la plus grande in- fluence. De l'exil, il lui écrivit sans cesse, la consulta sur toutes ses œuvres, et elle ne lui ménagea ni les conseils, ni les critiques.
De solides connaissances servent au poète, mais n'ont jamais créé chez personne la vocation poétique. Il s'agit là d'un don mystérieux et divin. Certains signes infaillibles l'annoncent : par quelques-unes de ses pa- roles d'enfant, et par des émotions caractéristiques, Slowacki révéla qu'il l'aurait au plus haut degré. A huit ans, il demandait à Dieu « de le faire poète et de lui donner la gloire après sa mort ». A neuf, il pleurait
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en lisant la fameuse scène où le vieil Homère repré- sente Priam aux pieds d'Achille. Lui-même s'est re\u plus tard tel qu'il était à cette époque ; il a consigné dans un de ses poèmes les souvenirs de son jeune
C'était un enfant pâle, aux sentiments de feu : il pré- tait à ses aspirations les ailes de la pensée et vivait dans le septième ciel, dans les régions de l'idéal... Il pressentait qu'un jour ses rêves prendraient corps dans ses paroles, et qu'il communiquerait avec les hommes par la pensée... Brisé avant le temps par la douleur des sentiments, il courait au fond des forêts, se couchait sur la hruyère sau- vage, écoutait le murmure des sapins, et là, pendant que lèvent agitait ses cheveux, ses pensées grandissaient, fortes, sombres, mystérieuses, comme des astres traçant dans le ciel des orbites immenses... Un souffle soulevait sa poitrine ; sa chevelure, divisée sur son front, tombait sur ses épaules et s'y déroulait en épaisses boucles noires. On voyait que cette chevelure, peignée tous les jours de la douce main des jeunes filles, devenait luisante comme les cheveux de ses sœurs. Parfois, les hommes disaient devant la mère : «Il ne vivra pas. «Alors, la mère regardait fixe- ment les yeux de l'enfant et répondait: « Vous vous trom- pez. )>
Le cœur maternel avait raison : Slowacki vécut. Son passage sur la terre fut assez court, puisqu'il mourut à quarante ans ; mais si jamais vie fut l'ardente vie du poète, si jamais existence fut pleine, ce fut celle que lui dévolut le destin.
Son premier amour fut malheureux, comme le pre- mier amour de Mickiewicz; à peine sorti de l'enfance, il s'était épris de Louise Sniadecka, fille et nièce de deux savants illustres. Il n'oublia jamais cette passion, et on peut voir en quels termes touchants et tristes il en parle dans Anhelli. Mais l'épreuve individuelle n'est qu'un des éléments d'inspiration de la poésie
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polonaise : c'est surtout dans la douleur commune que ces poètes ont trempé leur génie.
A vingt ans, Slowacki partit pour Varsovie : à peine s'était-il fixé dans cette ville, où le prince Lubecki l'avait fait entrer au Ministère des Finances, que l'in- surrection de 1830 éclata. Lepoète la salua de quelques chants patriotiques qui commencèrent sa réputation, puis fut chargé par le Gouvernement national d'une mission en Angleterre. Il se préparait à revenir à Varsovie, lorsqu'il apprit la prise de la capitale de la Pologne par les Russes et la défaite de l'insurrection. C'était désormais l'exil, et il ne devait point revoir sa patrie.
Il se rendit à Paris et y passa quelque temps : ce premier séjour dans la grande ville lui serra le cœur. Il voyait de près le sort misérable de tant d'émigrés, ses compatriotes, et s'en désolait en ces termes :
Ici erre le Polonais exilé : il est dans la misère, et le frère ne secourt point son frère. Les saules pleureurs des bords de la Seine sont aussi tristes pour nous que les saules de l'Euphrate. Non, je ne ferai jamais connaître au monde l'étendue de notre misère... Les visages sont de marbre, et les cœurs sont de marbre ]...
Il quitta Paris en 1832, après y avoir publié deux volumes de poésie, et nous le trouvons à Genève en 1833. Il resta trois années près du Léman et s'éprit d'une jeune Polonaise dont la famille visitait la Suisse. Avec elle et ses parents, il fit dans les montagnes une série d'excursions dont le souvenir lui resta bien cher. Leur roman n'alla pas plus loin : elle repartit pour la Pologne, et, en 1836, lui-même entreprenait un long voyage en Orient. Il commença par l'Italie, et connut
1. Poésies de Slowacki. Paris.
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à Rome Sigisrnond Krasinski, avec lequel il se lia d'une amitié célèbre. Puis, il passa en Grèce, de là en Egypte, vit Thèbes, remonta le Nil, s'en alla prier au tombeau du Christ. La quarantaine qu'il dut subir à El-Arish lui inspira l'un de ses plus parfaits poèmes : la Peste au désert.
De retour en Europe, et après s'être arrêté à Flo- rence pendant une partie de l'année 1838, il se décida à rentrer à Paris pour y faire imprimer ses derniers ouvrages : Anhelli, les Trois Poèmes et VEnfer de Piast Dantyszek. L'année suivante, il donnait Balla- dyna, Mazeppa, Lilla Weneda. Paris était devenu le véritable centre de l'émigration : là bouillonnaient les rêves et les projets des exilés polonais, là s'imprimaient leurs journaux, s'organisaient leurs plans, se livraient leurs batailles intestines. Mickiewicz régnait sur eux. On venait de créer pour lui la chaire de langues et de littératures slaves au Collège de France; et de là, comme d'une tribune, il allait parler à ses compa- triotes, à la France, à l'Europe. Il était à l'apogée de sa gloire.
Mais c'était aussi la gloire que demandait Slowacki, et celle-ci se faisait attendre. Il avait déjà publié un grand nombre de poèmes — nul poète ne fut plus fécond dans l'espace d'une aussi courte vie — et il ne se trouvait encore que peu de lecteurs pour en recon- naître le haut mérite. Presque seul, Sigisrnond Kra- sinski professait pour son confrère une admiration qu'il ne cessa de lui témoigner publiquement. Mi- ckiewicz ne comprenait rien à cette œuvre poétique, d'un génie si différent du sien. Une brouille éclatante survint même entre eux. Au banquet polonais du 24 dé- cembre 1840, où l'on célébra le double anniversaire de la fête et de la naissance de Mickiewicz, Slowacki consentit à improviser en l'honneur du poète national,
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mais comme on lui demandait ensuite de présenter à celui-ci la coupe d'argent que lui offraient ses admira- teurs, il crut qu'on l'invitait à faire acte de vasselage et refusa net. On retrouve cette scène de sa vie dans son poème de Benioioski ' , où il se dresse en face de Fauteur des Aïeux, dont il se prétend l'égal. Le mor- ceau eut d'ailleurs un vif succès et contribua beaucoup à attirer sur lui l'attention du public.
Car il commençait à devenir célèbre, mais, au dé- but, cette célébrité lui vint plutôt de ses allusions sati- riques, des attaques auxquelles il se livra, de la part qu'il prit au Tovianisme, aux querelles de l'émigra- tion, bref, des luttes de partis où il se jeta, et des agitations de ses dernières années, que de la grandeur et de la beauté de son œuvre proprement dite. 11 ne s'apaisa que sur le bord de la tombe. Sa santé chan- celait; il avait la poitrine atteinte et il s'éteignait len- tement, entouré de quelques intimes, le poète Cor- neille Ujejski, le sculpteur Louis Norwid et Félix Felinski, plus tard archevêque de Varsovie. L'an- née 1848 le ranima ; il proposa à ses compatriotes un plan de confédération : puis il partit pour Posen dans l'espérance de faire accepter son projet par le Comité national, et de prendre part à l'insurrection de la Grande Pologne. La tentative des patriotes échoua ; Slowacki dut se rendre à Breslau où sa mère vint le rejoindre; il passa huit jours avec elle. Un ordre d'expulsion de la police les obligea à retourner, elle en Galicie, et lui à Paris, où il rentra mourant. « Les six derniers mois de son existence », dit M. Venceslas Gasztowt, « furent une longue agonie pour son corps
1. C'est une œuvre brillante, pleine de digressions et d'allu- sions : pour l'allure et la composition, elle ressemble à certaines œuvres bien connues de Byron et d'Alfred de Musset : Don Juan ou Namouna.
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épuisé, mais en même temps une époque de transfor- mation et de perfectionnement pour son être moral : il y avait en lui quelque chose d'idéal, et il répandait au- tour de lui les sentiments de paix, de fraternité, d'amour. Il ne vivait plus de la vie terrestre. » Le 3 avril 1849, il expirait, àl'âge de quarante ans. Il laissait une œuvre considérable, écrite dans une langue si mer- veilleuse, que son émule Sigismond Krasinski sem- blait, dans une de ses lettres, ne pas trouver assez de termes pour exprimer l'admiration qu'elle lui inspi- rait. Et il caractérisait de la sorte les facultés de son confrère :
Slowacki possède la langue polonaise comme on pos- sède une amante, prête atout au moindre signal, à mourir sur un ordre, à revivre sur un regard... elle semble le supplier et lui dire : « Je suis toute à toi, fais de moi tout ce qu'il te plaira. Veux-tu que je me durcisse en un bloc inébranlable ? regarde, je suis devenue marbre ; veux-tu que je m'évapore en un gaz aérien ? regarde comme je suis bleue, puis livide, transparente, ffuide, presque anéantie, et toujours ton esclave. » Ce poète a étendu sou empire sur tous les horizons de l'imagination. Ce qui, chez Mickiewicz, était une unité dure comme le granit, absor- bant le monde entier, saisissant et resserrant l'univers dans ses prises étroites, est devenu ici un épanouissement, un retour à l'espace sans limites, à la fluidité de la lumière, au jeu des couleurs, aux ondes de l'harmonie, au parfum des fleurs, à tout ce qui veut éclater et se répandre de toutes parts pour trouver l'introuvable divinité.
Cette œuvre poétique, dont un rival définissait ainsi la forme, et dont Julian Klaczko reconnut à son tour, dans sa fameuse étude de la Revue des Deux Mondes sur le Poète anonyme, qu'elle dénotait « une puissance de parole que personne n'avait égalée, pas même Mickiewicz », — nous allons maintenant l'analyser.
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II
L AME EFFRENEE DU STEPPE : LIBRES GALOPS ET LIBRES SONGES
Ce n'est point dans les premiers poèmes de Slowacki qu'on peut découvrir sa vraie personnalité. Sans doute, il est original entre tous : on ne saurait trouver tempéra- ment plus à part. Mais il ne se dégagea que peuàpeu.Il lui fallut plusieurs années d'essais poétiques et de tâton- nements avant de s'affirmer distinct, et de s'accentuer dans ses conceptions au point d'arriver à produire l'œuvre la plus étrange, peut-être, de toutes les littéra- ratures : le Roi-Esprit.
Pendant la première partie de sa vie, il subit très for- tement l'influence de Byron, laquelle envahit l'Europe ainsi qu'une vague triomphante, mais imprégna surtout lésâmes slaves, écrasées par un despotisme deferetque la privation complète d'indépendance prédisposait par réaction à cette fantaisie effrénée, à cet orgueil sata- nique, à cette révolte du désespoir, qu'on vit apparaître avec les héros byroniens et qui nous font aujourd'hui l'effet du plus usé des lieux communs de la période romantique *. Ses premiers poèmes : Hugo, Jean Bie- lechi, Mendog, Marie Stuart, Lambro, n'ont rien qui doive nous retenir, si nous voulons chercher — et c'est notre seul but — l'âme véritable du poète.
1. La domination exercée par Byron sur la littérature euro- péenne et particulièrement sur les poètes slaves a fait l'objet d'un des ouvrages les plus importants de la critique littéraire et philosophique en Pologne : Byron et son Siècle, Etudes de littéra- ture comparée, par M. Marian Zdziechowski. Cracovie, 2 vol. 1891-1897.
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Nous ne ferons exception que pour l'un d'entre eux : Zmija. Sans doute, cette œuvre est encore très byro- nienne par certains côtés; mais elle retrace en même temps les anciennes mœurs de l'Ukraine et de ses hâ- tants, les Cosaques Zaporogues, ces fameux alliés de la République au xvie siècle. Dans ce poème, la face orientale de la Pologne se montre et quelque chose du tempérament polonais se retrouve ; un je ne sais quoi d'excentrique et de singulièrement attirant nous fascine et nous entraîne à sa suite. Le poète ne s'est point placé au cœur de la Pologne, comme fit le Lithuanien Mi- ckiewicz, dès ses débuts; par une sorte d'instinct, il s'est jeté sur les frontières, sur les ailes, allais-je dire, parmi les cavaliers lâchés à toute bride et les enfants perdus.
Nulle théorie n'est plus hasardeuse que celle qui veut chercher à toute force les racines d'une œuvre poé- tique dans le sol qui vit naître un écrivain, et je n'attri- bue pas le tour général de l'imagination du poète dont je m'occupe à ce seul fait qu'il vint au monde en Yolhynie et à l'entrée de l'Ukraine. Mais, — quelle qu'en soit la cause, et qu'il s'agisse d'une simple coïn- cidence ou d'un atavisme mystérieux, — le fait est qu'il n'y eut jamais de cavalier du Rêve plus incroyable que Slowacki. Dès la première lecture, on sent d'étroites affinités entre le tempérament que manifeste une œuvre pareille et celui de certains de ces Polonais du Sud, mêlés sans cesse aux Cosaques et sur lesquels ceux-ci déteignirent. Et plus on vérifie cette vue première, plus on s'assure qu'il représenta dans le Rêve ce que de tels compagnons, deux fois pétris par l'histoire, et sortis du second moule avec des particularités si typiques et si riches, avaient représenté dans la Vie : c'est-à-dire la fantaisie et l'aventure effrénées. Slowacki fut l'imagina- tion lancée au triple galop dans son steppe idéal, ivre
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des symphonies féeriques qu'elle y entendait et qui, dans la même pièce, s'enroulent en serpents de fleurs autour des plus sombres visions de drame1, créatrice des symboles les plus audacieux et les plus démesu- rés2, mais tout d'un coup s'abattant... plus pâle que la neige sibérienne d'un de ses poèmes 3, brisée d'une telle souffrance qu'on la croirait morte, succombant à la plus noble des pensées qui la hantent, terrassée par l'horreur du martyre national. Pâle et morte, ai-je dit? Voici qu'elle se relève, voici qu'elle est debout et reine au milieu du steppe ! Slowacki ! Mazeppa !
Pays poétique entre tous que ce steppe, — et je ne parle plus du steppe de l'art, du steppe-fantôme, mais de celui de la nature et de la vie, — que ces « Champs Sauvages » qui inspirèrent plusieurs écrivains des pro- vinces ruthéniennes 4. Le public d'Europe a entendu parler de l'Ukraine et de ses habitants par deux livres célèbres : Tarass Boulba. de Gogol, et Par le fer et par le feu, de Sienkiewicz. Sans doute, ce sont là de très beaux livres, des livres épiques, mais qui racontent plutôt qu'ils ne chantent ; ni l'une ni l'autre de ces œuvres n'est une œuvre de poète pur, enlevé par l'élan lyrique et qui s'élance vers quelque figure merveilleuse, d'une poésie unique, vers quelque héros d'une véritable essence de soleil, que son art devine et cherche et vers lequel il tend, comme à la fleur rarissime et suprême qui le couronnera. Chose presque invraisemblable, il sortit tout armé de la vie réelle, le chevalier de songe de l'Ukraine : l'art ne le créa point et ne put que le
1. Balladyna.
2. Le Roi-Esprit.
3. Anhelli.
4. Parmi les écrivains polonais, Malczewski, Goszczynski, Bohdan Zaleski, Czajkowski, Sienkiewicz; parmi les russes et les ruthènes, Gogol et Chevtchenko.
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glorifier. Je parle du comte Venceslas Rzewuski dont j'ai raconté la vie dans l'étude qui ouvre ce volume. Et de même que j'avais tenu à faire admirer quelques lignes de l'étonnant poème que lui consacra le poète national de la Pologue, de même on lira plus loin l'élé- gie célèbre où le génie de Slowacki ne craignit pas d'évoquer à son tour le fascinant émir, et ne fut point battu par Mickiewicz.
Voyageurs, poètes, essayistes, romanciers, ont dé- peint le steppe1. Le steppe est la poésie même : c'est le pays des libres galops et des libres songes. La so- litude y règne en compagnie du silence ; elle s'étend et se recule à l'infini sous le ciel. Au printemps, les hautes herbes de la plaine se parent d'une multitude de fleurs : le vent passe et les courbe : et l'on voit la plaine onduler jusqu'aux confins de l'horizon. Parfois un aigle sort de cette masse de verdure, monte dans l'espace, plane sur sa proie... Aux saisons où l'herbe a disparu, l'œil découvre des tombeaux de guerriers, des tumu- lus ; et, de temps à autre, « ainsi qu'un roulement sourd », retentit le galop des chevaux sauvages.
Le steppe engendra le Cosaque. Ou, plus exacte- ment, il le recueillit, lui servit d'asile. C'est là, dans le steppe immense, qu'accoururent et se réfugièrent, au Moyen Age, le proscrit, le vagabond, l'homme sans aveu : ennemis du joug, fugitifs, criminels, s'y trou- vèrent à l'aise. Ils s'associèrent, formèrent des confé- dérations, des républiques militaires, furent bientôt connus sous le nom de Kozahs : pour certains philo- logues, ce terme signifie voleur; pour d'autres, soldat libre ; ce qui revient au même, ici.
Le type achevé du Kozak fut le Zaporogue. C'était un
1. Voir notamment l'admirable description de Gogol, dans Tarass Boulba.
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être de fantaisie échevelée, d'ardeur violente, de fougue sans frein, jouant avec la vie et méprisant la mort. Tout autant que le Nortliman, il incarnait la liberté sauvage et personnifiait l'Aventure. Lui-même s'intitu- lait « frère du cheval, frère du faucon1 ». Et il était non seulement chasseur et cavalier, mais pirate : il écumait la terre et la mer2. Ces mots de Sienkiewicz le résument : « Bohun servait le steppe ; il obéissait au vent, à la guerre, à l'amour, à sa fantaisie. »
Sous cette agitation, — et comme avertissement obs- cur d'avoir à rentrer en soi-même, comme rappel ins- tinctif au vrai fond de la vie et de l'âme, — on distinguait toutefois cette vague mélancolie que nous révèlent les chants populaires du steppe, et ces mélodies cosaques si célèbres parmi les Slaves. Le caractère général de ce folklore a été défini par quelques lignes ingénieuses de Charles-Edmond Chojecki : « La note de l'habitant des steppes, ne rencontrant aucun obstacle, glisse sur la rosée de la plaine, se propage au loin, s'effile à l'infini, se fond dans l'espace, sans laisser de trace après elle. De là, dans un tel chant, ce rappel des sons perdus, cette mélancolie qui, dans la solitude, se plaît au ressouvenir des douloureux instants de la vie, et enfin ces amères voluptés de la souffrance s'enivrant d'elle-même. »
A lire Zmija, l'on sent combien elle plaît à Slowacki, cette vie cosaque d'autrefois dont il a voulu ressusciter quelques scènes. Il était attiré vers ces curieux bri- gands, qui tenaient de l'Européen et de l'Asiatique, et dont les types accentués manifestaient un si brillant
1. Cette expression revient constamment dans les chansons d'Ukraine.
2. « Etrange spectacle! Le fils du steppe, le frère du cheval vole s'unir à la mer. » Contes kozaks, par Czajkowski, p. 151. L'Expédition contre Tzarogrod. 11 s'agit des barques cosaques, qui descendent le Dnieper pour aller surprendre Constantinople.
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mélange de fantaisie indigène et de pittoresque orien- tal. Chez eux, tout n'était pas à reprendre; à l'occa- sion, ils ne manquèrent ni de générosité ni de noblesse. Ils constituaient une sorte de chevalerie autrement in- téressante que le fameux ordre du Nord : les Teuto- niques, fourbes hautains qui se masquaient de reli- gion et, drapés dans leurs grands manteaux blancs, chaussés d'éperons d'or, dissimulaient sous le vête- ment du Croisé le cœur le plus cruel et le plus froid, l'ambition la plus rapace, la politique la plus impi- toyable. Les Zaporogues faisaient partie intégrante de la communauté chrétienne ; ils s'allièrent de bonne heure à la Pologne, qui remit à leur lietman un éten- tard; tant que la République les traita bien, ils la dé- fendirent contre les Tatars et les Turcs. Les sei- gneurs polonais commirent une faute capitale, le jour où ils cessèrent de respecter les franchises et les pri- vilèges que les rois de Pologne avaient garantis à d'aussi précieux alliés; et il n'est point dans l'histoire polonaise de date plus fatale que celle où Yhetman za- porogue Bogdan Chmielnitski fit appel au Tsar et se mit sous sa protection. Il est vrai que la liberté cosaque avait vécu par là même ; lorsqu'ils consentirent avec la Russie le traité de Péreïaslavl, en 1654, les indomptés du steppe se donnèrent des maîtres sans s'en douter. L'un de leurs derniers héros, le Cosaque Sawa, sem- bla vouloir expier, au xvme siècle, l'erreur commise par les siens cent ans plus tôt; il se rangea parmi les confédérés de Bar et mourut pour la Pologne en 1772 ', A l'époque où Slowacki place son récit poétique de
1. On trouvera le détail de ses exploits dans l'ouvrage du comte Henri Rzewuski : Récits d'un vieux gentilhomme polonais, ce livre dune allure si vivante, ce chef-d'œuvre de naturel. Et l'on se sentira remué par le courage extraordinaire et par la fin émouvante de ce preux.
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Zmija, les Cosaques vivent encore dans leur pleine indépendance du xvie siècle. Ils couvrent les frontières de la République et se lèvent pour venger ses injures. Leurs chevaux bondissent à la poursuite des barbares, dont la nuée vient de fondre sur la Pologne. « Voici Fhorizon qui s'embrase de l'incendie des villages ; les Tatars chassent devant eux des milliers de prisonniers polonais, les mains liées derrière le dos ; l'air retentit des lamentations des femmes, des enfants et des vieillards. Mais la communauté des Zaporogues s'est élancée sur ses coursiers ; elle se précipite comme un ouragan à travers le steppe, délivre les captifs et jonche le sol des cadavres ennemis1. » Ou bien, ils descendent vers la mer Noire, brûlent les villes turques d'Anatolie et de Cilicie et s'aventurent jus- qu'à Constantinople, où ils incendient les tours du Bosphore et mettent le feu au faubourg de Péra : le Sultan, effrayé, compose avec eux et achète leur re- traite. L'Jietman a daigné conclure la paix avec le Grand Seigneur, mais à trois conditions typiques : pour la Cerkiew 2 de la Sicz 3, il exige un tableau bénit, qui pleure de vraies larmes, et, plongé dans la mer, soulève des tempêtes où sombrent les vaisseaux enne- mis ; pour ses Cosaques, de l'or et des armures d'Orient; pour lui-même, une aile du palais du Sultan, aile qu'on abattra et dont chaque Kozak emportera une pierre qu'il jettera plus tard sur la tombe de l'hetman — le jour de ses funérailles et selon le rite ''.
1. Charles-Edmond Chojecki, la Pologne captive et ses trois poètes.
2. Eglise.
3. Campement des Zaporogues.
4. L'épisode est historique. Dans ses Contes kozaks, Czajkowski (celui-là même qui fut Sadyk-Pacha pendant la guerre de Crimée) nous donne les propres termes — et combien brutaux et fa-
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11 faut écouter, dans Zmija, les paroles du chef des corsaires dictant ce hautain et curieux traité ; de même, il faut voir se succéder, toujours dans cette œuvre, et aussi dans un autre poème à fond histo- rique : Jean Bîelecki (il s'agît d'un gentilhomme polo- nais qui savait le turc et le tartare, et qui embrassa Tlslamisme ; nonobstant, l'un des plus grands rois de Pologne, Etienne Batory, désirait le garder pour les ambassades et le gratifia d'un domaine, mais les ma- gnats de Podolie persécutèrent le protégé du roi, et Bielecki passa aux Turcs), il faut, dis-je, voir se suc- céder une foule de tableaux où le poète déploie cette
rouches! — de l'impérieuse apostrophe de l'hetman Szach à l'ambassadeur du sultan Amurat. A propos des Contes kozaks, dont la traduction, due à M. Ladislas Mickiewicz, parut en 1856, chez Dentu, il est peut-être bon d'avertir le lecteur désireux de connaître les faits et gestes du peuple d'Ukraine (c'est une histoire aussi curieuse que celle des vieux Northmen et beaucoup moins connue) qu'il n'est pas de livre plus intéressant en la matière. La précision des détails y est tout à fait instructive. Les récits intitulés : V Expédition contre Carogrod, Skalozub dans le château des Sept Tours, VAtaman Kunicki, nous ren- seignent sur la tactique des Kozaks ; nous y voyons leur manière de combattre à l'intérieur de leurs tabors (camps de chariots) ou de manœuvrer leurs czajki (pirogues de guerre) ; nous y admirons le procédé par lequel ils arrivaient à rompre les chaînes de fer dont les Turcs barraient l'embouchure du Dnieper : ils lançaient des arbres au courant du fleuve et les poussaient devant leurs embarcations, etc., etc. Un autre conte : les Fiançailles du Za- porogue, nous retrace leurs fêtes et coutumes privées. — Czaj- kowski était Ukrainien, et, pour écrire ses intéressants récits, il avait non seulement lu les historiens orientaux, mais compulsé les manuscrits petits-russiens et largement puisé dans la tra- duction orale la plus autorisée. Il avait connu, notamment, le vieux prêtre uniate Paul Niemolowski, ancien aumônier des Zaporogues, chronique vivante des exploits des Kozaks, réper- toire des contes et des chansons de l'Ukraine. Niemolowski avait même pris soin de consigner dans un ouvrage intitulé : La Mer Noire, le souvenir des principales courses de ses compatriotes. Il laissa également des mémoires manuscrits.
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vigueur pittoresque, ce riche coloris, cette fantaisie brillante, tantôt plastique et somptueuse, tantôt aé- rienne et musicale, qui font partie de son génie. Il m'est difficile de bien montrer cette imagination orientale, car je ne puis songer à réunir dans la même page et à plaquer les unes à côté des autres une foule de touches éparses dans le récit poétique — jetées ici ou là, suivant le besoin de la peinture, et qui ne se fondent que dans l'ensemble. Je donnerai simplement un spécimen de cette fantaisie féerique que j'indiquais tout à l'heure comme un des dons du poète :
Quelle belle vue que celle du Czertomelik, roi des Cent Iles! L'eau a dérobé la terre; le château se mire dans l'onde transparente qui vient briser contre la muraille ses Ilots mugissants. Quand on le regarde, étrange illusion ! on dirait que le château remonte le cours du fleuve. La brique se revêt de l'éclat du corail, les piliers légers semblent des roseaux; plusieurs meurtrières à la gueule menaçante épient et guettent la Mer Noire ; vers le sommet de l'édifice, des fenêtres de cristal étincellent et brillent comme l'au- rore, et mille couleurs s'agitent dans le rayon qui en revient. L'intérieur est habité par le seigneur du Czerto- melik, le fier attaman, qui commande la Sicz... Dans les pièces, ô prodige des prodiges! que de merveilles renferme le château des Cent Iles ! Sur le fond d'azur des hautes murailles, les lampes brillent comme des étoiles; les tapis sont des prairies émaillées de fleurs, et ces fleurs sont aussi fraîches que si on venait de les cueillir dans la rosée du matin. Çà et là, le cristal a remplacé le mur; dans les miroirs, le regard court et court encore et découvre sans cesse de nouvelles salles, toutes illuminées des mêmes lampes... Est-ce un enchantement? il semble que, par cette route lumineuse, on pourrait aller jusqu'à Dieu! Le plan- cher de la salle a été taillé dans le marbre ; un dauphin d'or fait jaillir autour de lui un cristal liquide qui répand une agréable fraîcheur, et les lumières brillent à travers la transparence de l'eau. La vue de ces feux, de ce cristal et
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de ces fleurs, jette les yeux dans un perpétuel éblouisse- ment1...
Cependant, nous n'avons eu jusqu'ici que de la fan- taisie : cette poésie est délicieuse, mais ce n'est pas de la poésie de premier ordre. L'émotion profonde en est ab- sente. Voilà pourquoi je n'insisterai point; et c'est aussi pourquoi l'on ne me verra pas m'occuper de Beniowski, œuvre pourtant très postérieure aux premières pro- ductions de notre poète et qui date de la maturité de son talent. Mais il faut remarquer du moins — c'est ici le lieu — que Slowacki resta singulièrement fidèle aux affinités de son tempérament, le jour où il fit choix de ce personnage historique comme héros d'un de ses poèmes. Beniowski fut encore un Polonais du Sud, et l'un des plus étonnants parmi ceux de la même région qui vécurent au xvme siècle : tel que va nous le pré- senter le grand historien Rulhière, était-il assez fait pour réjouir le cœur et fasciner l'imagination de l'aventureux poète dont nous étudions le génie? Voyez plutôt la fantas- tique odyssée de ce gentilhomme de Podolie : dirait-on pas un rêve? Un rêve d'audace héroïque et qui court à tous les dangers, protégée par une étoile :
Le comte Beniowski, d'une famille originairement hon- groise, atteint d'un coup de canon dans les reins, et échappé de ses fers en Russie même ; reconnu à Péters- bourg, et d'abord accueilli, mais bientôt indigné des in- fâmes propositions qu'il y reçut, pour racheter sa liberté par la promesse de retourner parmi les confédérés et d'y
1. Traduction Venceslas Gasztowtt. C'est à cette traduction, parue en 1870 à la librairie du Luxembourg, 16, rue de Tournon, que j'emprunte presque toutes les citations qui se trouvent dans cette étude. — On sait aussi que M. Gasztowtt a publié en 1881, chez Galmann Lévy, un petit volume intitulé : le Poète polonais Jules Slowacki. Cet excellent Essai m'a été fort utile, et j'y ai puisé de nombreux renseignements.
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assassiner Pulawski ; transporté ensuite au Kamtchatka, à l'extrémité orientale du continent, employé avec les plus vils malfaiteurs à faire du charbon dans les forêts, y trame une conspiration, y réunit cent cinquante hommes audacieux et, sans autres armes que les instruments de leur travail et quelques fusils de chasse, escalade une forteresse, se rend maître d'une ville, fait prêter serment par les habi- tants à la confédération de Pologne; et prévoyant l'impos- sibilité de se soutenir dans cette capitale d'une province russe, se jette avec sa troupe dans un mauvais navire, le conduit avec habileté sur cette mer inconnue, cherche en remontant vers le Nord ce passage de l'Europe à l'Asie, objet de tant de voyages; repoussé bientôt par les glaces, revient vers le Midi, découvre quelques îles, leur donne son nom, livre plusieurs combats à des sauvages, aborde au Japon, à l'île Formose, à la Chine ; parvient aux établis- sements des Européens dans les Indes, ramène en Europe, sur un vaisseau français, quatre-vingts compagnons de son infortune et de son courage, parmi lesquels se trouvaient deux Suédois, six Hongrois, dix Polonais, sept Prussiens, deux Hollandais, un Suisse, deux Danois, plusieurs Alle- mands, quelques Russes, des Kamtchadales, des gens des frontières de la Chine, et un sauvage de l'Amérique; et enfin, pour prix de l'accueil qu'il reçoit en France, y remet entre les mains du ministre toutes les archives du Kam- tchatka enlevées de cette province.
C'est vraiment miraculeux, vous dis-je, et nous ve- nons d'admirer en ces lignes un prodige d'Aventure ; mais, à son tour, notre poète n'eût pas été ce qu'il était, c'est-à-dire un grand imaginatif né dans le sud de la Pologne, si l'idée ne lui fût venue d'enjoliver un pareil thème, et de broder là-dessus les mille et une varia- tions et boutades de sa fantaisie poétique1. Ceci dit, — et après nous être complu à ces facettes si bril- lantes de son génie, — laissons les feux de pier-
1. Beniowski resta inachevé. Slowacki n'en composa que les cinq premiers chants, qui parurent en 1841, à Paris.
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reries ; laissons Zmija, laissons Benioivski ; prenons congé de l'exquis et brillant virtuose. C'est désormais le grand poète que je veux montrer dans l'œuvre de Slowacki : il importe que sa haute image se révèle au lecteur dès la fin de ce premier chapitre, et justement à propos du pays d'Ukraine, terre de fantaisie, sans doute, mais, en même temps, terre de fougue et de mélancolie, terre de l'élan chevaleresque, du chant bardique, du large vol. Voilà pourquoi je vais trans- crire la pièce de Slowacki que j'appellerais volontiers la chevauchée idéale du barde et du chevalier, telle- ment le vers y complète l'aventure, marche du même pas qu'elle et la scande, tant le poète y semble insépa- rable du héros qu'il célèbre, tant ils ont l'air de deux cavaliers qui passent, et s'en vont de compagnie vers les exploits légendaires. Je fais allusion à la dumai célèbre sur Venceslas Rzewuski. Vous allez entendre la note épique et lyrique ; et au milieu de ce bruit d'ailes dont le cheval sacré s'enveloppe alors qu'il s'en- lève de terre et qu'il monte, parmi l'éclat d'un tel essor et parmi le chant dont le poète accompagne cette ascension lumineuse, vous distinguerez le je ne sais quoi de passionné, de mystérieux et de poignant qui vous annoncera que l'âme humaine est du voyage, et qu'elle aussi bat du désir de dire les mots ineffables, les paroles qui glorifient l'amour et la mort, et la vie héroïque et le songe :
Duma sur Venceslas Rzewuski
Il vogua sur les mers, il fut jadis Farys, dormit sous le palmier, sous le sombre cyprès; priant comme un Arabe, il vit Ja Khaaba, visita le tombeau du prophète.
1. En Ukraine, on appelle duma tout chant historique ou légen- daire colporté dans le pays par des rapsodes et céléhrant les hauts faits des aïeux,
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Son cheval d'Arabie était d'un blanc sans tache. Sept fois sur son cheval il traversa le désert de Gaza; il s'arrêta devant le Saint-Sépulcre, inclina humblement le front comme font les pèlerins à Jérusalem.
Les étoiles éclairaient sa route dans le désert; il avait pour défenseur son épieu rapide comme le vent; errant par le monde, il avait pour ami son poignard, et ce poignard lui venait d'une jeune fille.
Une nuit qu'il quittait le perron d'un harem, pour cou- per l'échelle de soie, il prit le poignard de son amante. Bien que ce fût une arme de femme, l'acier était de Damas, il était bien trempé, et le manche en était d'or fin.
Lorsqu'il parla de s'éloigner, elle pâlit et pleura, et réclama le poignard, car elle voulait se tuer. « Vis de longues années. Adieu, fille du désert, ton poignard me mettra au tombeau.
« Car, lorsque ce désert aura englouti tout mon passé, lorsque la vie me pèsera, alors, je me tuerai. J'ai une âme sauvage. Il me faut un poignard, il me faut prendre avec moi ton poignard. »
Les coursiers d'Arabie l'emportèrent accablé de tristesse, car elle avait disparu du perron, car il avait vu dans l'étang, sous la fenêtre, des cercles sur l'eau et un voile blanc... 0 Polonais!...
Il était nuit quand il revit son cher pays natal ; la lune s'élevait ronge au-dessus des steppes, et, par cette nuit, un aveugle même eût reconnu ces steppes au parfum des fleurs de la patrie.
Et la moisson dorée s'inclina devant lui, et il rêvait qu'un ami fidèle viendrait à sa rencontre, mais ses amis n'étaient plus... Ils s'étaient endormis danslatombe glacée, pendant qu'il errait au désert.
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Il partit donc tout seul, inconnu de tout le monde, et en quittant la cour et la porte de sa maison, il voulut détour- ner son cheval et retourner dans les plaines où les Bédouins passent rapides comme le vent.
Mais les sabots du cheval avaient été décloués par les cailloux, et le cheval était fatigué... L'émir sauta à bas de l'étrier et entra dans sa demeure sans serrure et sans vitre, où les tentures avaient été vermoulues par la rosée.
Il se sentit revivre lorsqu'il aperçut ces rochers des rives du Smotrycz, où vivait l'aigle blanc, où il faisait son nid. Cet aigle était l'étoile de l'espérance, quand il planait dans l'azur du ciel.
Pour son cheval, dans son jardin, il bâtit un berceau, il fit dorer le râtelier, élever des murs de cristal. Devant les soldats du Tsar, il pouvait, sur ce cheval aux pieds ailés, s'enfuir bien loin et rester toujours libre.
Un jour, un messager arriva de Varsovie, et il s'écria : « Le pays se soulève ! » Aussitôt l'émir Rzewuski s'élance dans les sentiers des steppes, et, derrière lui, sur leurs chevaux, des Kozaks turcs, vêtus de rouge et de blanc, glissaient au milieu des steppes, à travers les tristes sépulcres du passé.
Les Kozaks de l'émir, quand ils errent dans les bruyères, savent chanter en chœur un chant triste et sauvage. L'écho du tertre des steppes renvoie ce chant qui dit: « Ho ! hour- rah! notre émir ! »
Il se rendit, comme les autres, dans les plaines de Daszow, où notre cavalerie, au milieu du cliquetis des sabres et de joyeuses clameurs, se rangea en une redou- table muraille et fit flotter dans l'air un nuage de dra- peaux.
Les nôtres eussent triomphé, bien que la lutte fût déses- pérée; mais soudain, un commandant d'artillerie donna
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cet ordre à double sens: « La cavalerie sur les ailes! » Ils tournèrent bride, s'éloignèrent et perdirent leur ardeur.
L'émir aussi, quand le feu des canons eut fait silence, se retira avec désespoir, mais se retira le dernier. Qui contes- terait son courage, alors que les brèches sont nombreuses au tranchant de son sabre, comme les perles dans un chapelet?
Et lorsqu'il s'éloignait de sa chère patrie, la lune repa- rut rouge au-dessus des steppes... « Vole plus vite à tra- vers la plaine ; tu te reposeras, mon cheval, quand nous serons arrivés sur la terre de Turquie.
« 0 mon cheval, mon cheval, qu'as-tu fait de ta force? Tu t'es peut-être déferré en écrasant les baïonnettes ? Peut- être as-tu été brisé par le vent des balles? Arrête, mon cheval, que je voie si tu n'as pas quelque part une balle cachée? »
« Non, je ne vois rien... A la bonne heure... mais la route est pénible la nuit. » Il aperçut alors dans les steppes une chaumière abandonnée. Le cheval rongea les fleurs froides, et l'émir, au milieu de la cabane, se coucha fatigué sur la terre...
Il s'endormit profondément, — la lutte l'avait épuisé... Un paysan payé par le Tsar le tua dans son sommeil, et, de ses mains tremblantes, enfonça dans la poitrine de l'émir le poignard delà jeune fille jusqu'au manche doré.
Oh ! pourquoi donc, émir, n'avoir pas rendu le poignard à la jeune fille du désert, lorsqu'elle voulait se tuer? Aujourd'hui elle dort dans les flots, mais son présent fatal restera à jamais dans ton cœur.
A Moscou, on tira le canon sur le Mont des Saluts, et la ville fut ébranlée par le chant de l'airain. C'était le Tsar russe qui se réjouissait de ce que l'émir Rzewuski dormait en paix dans le tombeau des steppes.
220 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
III
LE SANG DE L AIGLE BLANC SUR LA NEIGE ET L'INFINIE DOULEUR
Le chant que nous venons d'écouter n'était qu'un prélude. On peut le considérer comme le premier en date de ceux des poèmes de Slowacki qui devaient faire tressaillir l'âme de ses compatriotes et lui assurer sa place parmi les trois bardes de la Pologne, au xixe siècle. N'eût-il écrit que Zmija, ou, plus tard, la tragédie de Balïadyna, ou encore ce court chef- d'œuvre : la Peste au désert, personne n'eût pu nier de bonne foi qu'il ne fût un grand artiste ; toutefois, qui donc eût songé à voir en lui l'un des inspirés de la patrie? Quel Polonais eût salué l'image de l'infor- tune publique dans ces visions où se mirait le génie individuel du poète Slowacki, mais qui ne reflétaient ni la Pologne, ni son cruel destin, ni ses espérances indéfectibles au milieu des pires malheurs ?
Mais tout poète digne de ce nom est doublé d'un homme « auquel rien d'humain n'est étranger », selon le vers de Térence. Ainsi qu'une aiguille suit un cadran, la poésie suit la vie du poète, afin d'en rythmer les heures : et il y a des chances pour que l'heure la plus vibrante et la plus sonore d'une telle existence soit celle où le poète s'est reconnu dans la vie des autres, et, subitement, s'est fondu en elle. Alors l'ai- guille inspirée retentit ainsi que la cloche des grands jours : c'est la voix soudaine du bourdon. Avec une ampleur auguste et profonde, elle s'épand au loin sur les hommes. Dans cet appel de l'aède, ils reconnaissent
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la résonnance idéale et comme le timbre de leurs émo- tions les plus fortes.
Cette vérité, Slowacki l'éprouva vite, et pour sa gloire. Emigré de 1831, il se sentit écrasé de la même douleur que ses compatriotes. A cette date, qu'y avait-il d'autre en Pologne que l'émotion nationale ? Elle sub- mergeait ou absorbait tout le reste. Elle était la somme de toutes les émotions fortes, puisqu'il n'y avait pas de famille qui ne fût captive sur le sol de la patrie, qui. ne comptât un exilé ou un martyr, et que la souffrance de tous ces gens était ce qu'il y avait de plus intense, de plus terrible, et d'impérissable aussi, d'éternelle- ment mémorable, dans la vie d'alors. L'obsession dou- loureuse, la triste pensée quotidienne de chacun des enfants d'un tel peuple devait donc s'emparer en maî- tresse de l'âme de ses poètes et susciter leurs créations les plus émouvantes.
Aussitôt après 1830, celui des poètes de Pologne dont nous nous occupons en cette étude eut le pressen- timent qu'il approchait de la source d'inspiration supé- rieure, car, dès le premier acte de Kordian, on relève ces lignes frappantes :
Que la foudre éclate sur ma tête et allume en moi quelque grande pensée au milieu de la foule tumultueuse de mes rêves... Mon Dieu! ôtez de mon cœur ces vagues inquié- tudes, donnez une âme à ma vie, faites briller un but devant les yeux de mon àme... Une grande pensée, une seule! qu'elle me brûle de ses feux !
Il ne l'appelait pas en vain, cette pensée vitale : et elle était déjà née dans son âme. C'étaitjustementau cours de cette œuvre qu'il devait commencer à toucher la corde profonde. Pour la première fois, son vers renvoya l'écho de la commune douleur et de la préoc- cupation universelle. La Pologne ! Agir pour la Po-
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logne ! Voilà, pour un Polonais, la vraie grande pen- sée, la seule ! Et le second acte de Kordian se termine encore par ce cri du héros :
Non, il me faut une grande pensée, qu'elle vienne de la terre ou qu'elle vienne du ciel. Je vois du haut de mon rocher l'ombre d'un guerrier se dresser au milieu des glaces... C'est Winkelried, qui a réuni dans ses deux mains les piques de ses ennemis et se les enfonce dans la poitrine. Peuples, Winkelried n'est pas mort! La Pologne est le Winkelried des nations!... A moi, Polonais!
Ce poème dramatique de Kordian met en scène un jeune gentilhomme qui ressent d'abord la mélancolie maladive et le fameux « vague à l'âme » des Werther, des René, des Manfred, des Obermann, c'est-à-dire des premiers héros romantiques, puis, peu à peu, se libère de son désespoir fictif en considérant de plus près les réalités de ce monde, et en essayant de se jeter dans l'action violente pour servir sa patrie opprimée. 11 re- tourne donc dans son pays (le poète suppose que l'his- toire se passe avant 1830) et entre dans un complot dont les affiliés méditent d'attenter à la vie du tsar Nicolas, venu à Varsovie pour se faire couronner roi de Pologne1. Une réunion secrète des conjurés a lieu dans les caveaux de l'église Saint-Jean. Kordian y prononce des paroles enflammées, et le morceau est resté l'un des plus célèbres de la littérature polonaise. Mais le président de la réunion, un vieil homme d'Etat aussi habile à manier la parole et la plume que le sabre, et qui a combattu jadis pour la liberté américaine aux
1. Il y eut en effet un complot de ce genre : Mochnacki l'a raconté dans son Histoire de l'insurrection de 1830. Cette partie du poème est à moitié historique.
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côtés de Pulawski et de Kosciuszko1, désapprouve le régicide: ses objurgations impressionnent l'assemblée, et, par un vote final, celle-ci renonce à son projet d'assassiner l'empereur. Puisqu'il en est ainsi, Kordian agira seul : il ne veut pas se soumettre à la décision de la majorité. Il appartient à l'école des porte-enseignes et il est de garde au Château le soir même : il se charge de délivrer la Pologne de son tyran. Seulement, il n'a rien de l'énergie froide du véritable homme d'action; il y a en lui de l'Hamlet. Au moment d'entrer dans la chambre du Tsar, il se trouble et tombe évanoui. L'auto- crate, qui a entendu du bruit, se lève et sort de sa chambre: dans le vestibule, son pied heurte le porte- enseigne étendu sans connaissance ; il devine l'attentat projeté sur sa personne. Le conspirateur va être con- damné à mort. Mais, avant que sentence ne soit rendue, le grand-duc Constantin, vice-roi de Pologne, person- nage excentrique et terrible, mélange de singe, de tigre, et de fou, somme Kordian défaire preuve de bra- voure en présence du Tsar : il lui intime l'ordre de mon- ter à cheval, d'enlever sa bête, et de sauter ainsi par- dessus des baïonnettes dressées en faisceaux sur la place de Saxe. Il le traite de lâche, s'il n'obéit. Le jeune officier polonais bondit sous l'insulte, saute, et retombe vivant de l'autre côté de la pyramide de carabines. Emer- veillé de ce prodige équestre, le grand-duc arrache à son frère la grâce du jeune homme au cours d'une scène extrêmement remarquable, où la figure de Nico- cas et celle de son aîné sont peintes de main de maître, où les deux caractères sont des plus vivants, et qui montre à quel point le poète était doué pour le théâtre. Par malheur, Tordre de surseoir à l'exécution n'arrive pas à temps : Kordian est déjà tombé sous les balles.
1. C'est évidemment Niemcewicz.
224 LES GKAKDS POÈTES -ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Tel est ce poème dramatique, dont nous tenons à extraire le discours de Kordian aux conjurés et en re- grettant beaucoup que la place nous manque pour transcrire également la scène entre le Tsar et son frère :
Je plonge mes regards dans les ténèbres du passé et j'y vois l'ombre d'une femme en deuil. — Qui est-elle? — Je tourne les yeux vers l'avenir, — et je vois devant moi des millions d'étoiles : l'ombre du passé tend les bras vers ces étoiles; ces étoiles, ce sont des poignards... cette ombre, c'est l'ancienne Pologne.
La sagesse des hommes d'Etat a greffé sur le vieil arbre la Pologne nouvelle ; toutes deux ont fleuri sur la même tige, comme deux roses de diverse couleur sur un même rosier : toutes deux sont comme deux chevaliers de même taille dans la même armure, marchant poitrine contre poi- trine et allant combattre l'ennemi... comme deux prières émanées d'une même pensée se noyant dans le sein de Dieu; comme deux essaims d'abeilles que le villageois enferme ensemble dans une même ruche... — En ce temps-là! les superbes Titans du Midi1 se révoltèrent contre Dieu, les rois et l'esclavage. Dieu ne fit que sourire sur son trône de saphir; mais les rois tombèrent comme les branches sous la hache ; la guillotine, vêtue de lambeaux de crêpe, agitait infatigablement son bras d'acier, et, à chaque geste qu'elle faisait, la foule diminuait d'une tête. Tous les rois purentla voir, car cette guillotine était la tragédie du peuple — et les rois étaient spectateurs. Aussi, ils crièrent vengeance ! Une femme, à la fois tsar et courtisane, tenait fixé sur nous son regard assassin ; elle nous jugeadignes de la couronne du martyre, et inventa pour nous un martyre nouveau... Piamassant le crâne tombé du cadavre des Bourbons, elle mit cette tête sanglante et pâle sur les épaules de son amant2, et nous donna pour roi cet homme à tête de mort. Puis elle lui vola sous les yeux son héritage mortuaire sans qu'il remuât la main... Le crêpe manquait pour le linceul
1. La Révolution française.
2. Stanislas-Auguste.
JULES SLOWACKI 225
de notre mère : on le coupa en trois. Et aujourd'hui — de- mandez à l'oiseau qui revient de Sibérie combien de ci- toyens gémissent dans les mines ? combien on en a égor- gés? combien ont été avilis et transformés en traîtres? Quant à nous, nous sommes tous enchaînés à un cadavre; car cette terre est un cadavre. Le Tsar a eu peur de la rage de son frère, et il l'a jeté sur la Pologne, pour la salir de son écume, et la déchirer de sa dent furieuse. — Conjurés et vengeurs! lorsque le Tsar, debout devant l'autel, mettait la couronne sur son front, c'était alors qu'il fallait le per- cer du glaive étincelant de nos rois, l'enterrer dans l'église, puis la purifier comme si la peste y avait passé, en murer les portes, et dire : « Dieu puissant, ayez pitié de ce pé- cheur! » Voilà, et rien de plus... Maintenant, le Tsar est assis à table, nos humbles satrapes courbent le front devant lui; les rubis du vin étincellent dans des milliers de verres, les flambeaux brillent, et la musique retentissante émiette- les moulures de la muraille. Tout autour de la salle, des femmes, épanouies, fraîches et embaumées comme des" roses de Saron, appuient leurs fronts sur les épaules des Moscovites. (Avec force. )-Entron s à ce banquet... et écrivons en lettres de feu sur la muraille un aarêt de vengeance et de destruction, l'arrêt de Baithazar. Le Tsar laissera tom- ber de ses mains sa coupe à moitié pleine, et les paroles tracées j?ar la lueur bleuâtre des glaives, ce sera la mort qui les lui traduira, la mort plus sage encore que la voix de Daniel. Ensuite — la liberté ! Ensuite — la clarté du jour! La Pologne étend ses limites jusqu'aux deux mers, et, après une nuit de tempête, elle respire, elle est vivante. Vivante!... avez-vous bien sondé les profondeurs de ce mot? Je ne sais... Mais dans ce seul mot je sens un cœur qui bat; je le divise en sons, je le brise en lettres, et dans chacun de ces sons j'entends toute une voix immense ! Le jour de notre vengeance sera grand dans l'avenir, les siècles en garderont la mémoire ! Dans la joie de ce pre- mier jour de liberté, les hommes frapperont les airs deleurs cris d'allégresse, puis ils mesureront par le souvenir les ténèbres de l'esclavage passé, ils s'assoieront... se mettront à pleurer à sanglots, comme des enfants, et l'on entendra le grand cri de douleur de la résurrection.
226 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Si belle et grave que fût dans Korclian rémotion patriotique, elle n'y descendait point en ces profon- deurs de désespoir sublime où le poète s'est complu dans Anhelli. On chercherait en vain dans l'œuvre des rivaux du poète une suite de tableaux aussi impres- sionnants et aussi sombres que ceux qui se déroulent dans ce poème écrit en prose biblique1. Autant que Mickiewicz, l'auteur a vécu le martyre de la Pologne; et, lorsque nous pensons à de tels poèmes, lorsque nous évoquons les jours d'affliction mortelle d'où on les vit éclore ainsi que des fleurs désolées, nous sentons alors notre cœur s'affaisser avec celui des bardes de la nation captive : nous entendons la plainte de leurs frères d'autrefois s'élever du fond des âges, et gémir : « Nous avons suspendu nos harpes aux saules de Babylone, et nous avons pleuré en nous souvenant de Sion... » Toutefois, dans le monologue de Conrad, la souffrance du patriote se tempère, si l'on peut dire, de la joie du barde créateur, envahi, possédé, soulevé d'une inspiration si puissante qu'il lui semble un moment qu'il va faire rebrousser chemin au Destin, et retourner la terre sur son axe. Une aussi magnifique illu- sion n'existe pas dans Anhelli. C'est ici l'abîme de la désolation et du deuil, d'où montent des accents pareils à ces suspiria de profundis qui s'échappent, dans le poème de Dante, des lèvres de ceux qui se virent con- damnés à l'éternelle douleur. N'allez pas croire, au reste, que le poète polonais ait imité Dante : il n'en est rien. Il diffère du Florentin autant qu'il est possible. Tout appartient en propre à Slowacki, dans son poème : pensées, visions, images. Anhelli nous prend à la lettre aux entrailles, car le frisson spécial au
1. J'allais oublier la vision intitulée : le Songe, dans le Poème inachevé de Krasinski; peut-être, pourtant, l'impression est-elle encore plus accablante dans Anhelli.
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xixe siècle court dans cette œuvre, et cette sensibilité de poète est vraiment sœur de la nôtre; elle sait les expressions qui nous bouleversent et nous anéan- tissent... Oui, voici le poème et voici le lieu de l'an- goisse mortelle, de la tristesse insondable. Quel décor! C'est là-bas, en Sibérie, au sein des étendues maudites, que le sang de l'aigle blanc s'écoule sur la neige, dans l'infinie douleur. C'est là-bas que chemine tristement le Polonais Anhelli, guidé par le Schaman, sorte de barde-prêtre, qui, d'après la légende, représentait la vie intellectuelle et morale chez les Sibériens. C'est là-bas que le pauvre pèlerin retrouve sa douloureuse patrie, coupée en trois tronçons dans la vie réelle, mais ra- menée à l'unité par la fiction symbolique du poète et située par elle en Sibérie : Slowacki suppose que la Pologne condamnée à la déportation, la Pologne émigrée, et la Pologne enchaînée sur le sol natal se donnent pour ainsi dire rendez-vous dans l'enfer glacé du Nord et s'y réunissent.
Le poème ne saurait se raconter : il se compose, je le répète, d'une suite de visions déchirantes ou mélan- coliques. Çà et là, le poète y sème quelques images d'une grâce aérienne, et pareilles à des fleurs qu'on effeuillerait sur une tombe. Pour donner au lecteur quelque idée de l'ensemble, il ne servirait de rien de citer tel verset gracieux :
Alors, sur l'appel de l'enfant, il sortit d'Anhelli un esprit d'une éclatante beauté, orné de mille couleurs et portant de blanches ailes sur ses épaules.
Puis, de faire suivre cette jolie image d'une image terrible, prise quelques pages plus loin :
On suspendit aux croix ces hommes égarés, on leur cloua les mains, et celui qui était à droite criait : « Ega-
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lité », celui qui était à gauche criait : « Le sang », celui qui était suspendu au milieu disait : « La foi ! »
Tout à coup, vers minuit, une aurore boréale s'étendit sur la moitié du ciel, il en sortit des milliers de glaives flamboyants ; et tout devint rouge, même ces croix et ces martyrs.
Une telle méthode offrirait trop de décousu : mieux vaut essayer de relier quelques passages de la fin du poème et d'en faire une seule citation d'une longueur suffisante. On verra que l'une et l'autre note s'y trouvent fondues dans une tristesse au delà de laquelle il n'y aurait rien, si un cri de sursaut n'éclatait à la fin de l'œuvre :
I
Comme ils approchaient du cimetière, Anhelli enten- dit l'hymne des tombeaux qui se lamentaient, de sorte qu'on aurait dit une plainte des cendres contre Dieu.
Mais aussitôt que les gémissements s'élevèrent, un ange assis au sommet de la colline agita ses ailes et les apaisa.
Trois fois il le fît, car à trois reprises pleurèrent les tombeaux.
Anhelli demanda au Schaman : « Quel est cet ange aux ailes blanches, portant une si triste étoile sur ses cheveux, et devant qui s'apaisent les tombeaux ? »
Mais le vieillard ne lui fit aucune réponse ; il recouvrait de neige les cadavres des morts, et il était occupé.
II
Peu après, le Schaman mourut dans les bras d'Anhelli, qui l'emporta hors de la hutte, avec une jeune femme nom- mée Ellenaï, qui avait jadis commis un grand crime.
Il ensevelit le vieillard dans laneige, et, se tournant vers la jeune femme, lui dit : « Veux-tu de moi pour frère? Par- tons ensemble. » Elle se jeta à ses pieds, en disant: « Mon an se ! » •
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Anhelli la releva, et ils s'en allèrent tous deux vers le Nord ; derrière eux marchaient les rennes du Schaman, sachant bien qu'ils suivaient de nouveaux maîtres.
Anhelli se taisait, car il avait le cœur plein de larmes et de douleur.
III
Anhelli, cette jeune femme et les rennes du Schaman s'en allèrent dans un lointain désert du Nord ; ils y trouvèrent une hutte déserte taillée dans la glace, et s'y établirent.
Après quelques jours passés sous le même toit, Anhelli prit l'habitude d'appeler du nom de sœur cette pécheresse et cette pénitente.
Elle lui tenait lieu de servante, elle faisait son lit de feuilles, allait traire les rennes sur le soir, et, le matin, les menait aux pâturages.
Son cœur, grâce à ses prières continuelles, se remplit de larmes, de tristesses et d'espérances célestes, et son corps se revêtit de la beauté de son âme.
Ses yeux devinrent radieux de lumière divine et de sainte confiance ; ses cheveux grandirent, et, quand elle s'en revêtait comme d'une longue robe, ils ressemblaient à la tente d'un pauvre pèlerin.
Bientôt vint lejour sibérien ; le soleil ne se couchait pas, mais courait par le ciel comme un cheval dans la lice, avec une crinière en flammes et un front resplendissant de blancheur.
La terrible lumière ne finissait jamais ; le bruit des glaces était comme la voix de Dieu s'adressant des hau- teurs du ciel aux hommes misérables et abandonnés.
La tristesse et la mélancolie finirent par amener la mort de cette exilée ; elle se coucha sur son lit de feuilles, au milieu de ses rennes, pour y mourir.
Tournant vers Anhelli ses yeux de saphir, inondés de grandes larmes, Ellenaï lui dit : « Je t'ai aimé, mon frère, et je te quitte.
« Je m'étais attachée à toi comme une sœur, comme une mère, et quelque chose de plus encore... mais la tombe finit tout...
230 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
« Ne m'oublie pas ; car qui pensera à moi après ma mort, si ce n'est le renne que j'aimais à traire en versant des larmes. »
Puis elle commença d'une voix mourante à réciter les litanies de la Sainte Vierge, et en terminant ces mots : « rose d'or », elle expira.
En signe de miracle, une rose vivante tomba sur la poi- trine blanche de la morte, et y reposa, tandis que dans la hutte se répandait un violent parfum de rose.
Anhelli n'osa pas toucher le corps de la morte, ni joindre ses mains qui étaient restées étendues; mais, s'étant assis au bout du lit, il pleura...
Vers trois heures après minuit, il entendit frapper à la porte, qui était faite de glace ; et, ayant enlevé la pierre, il sortit à la lune.
Il reconnut l'ange qui lui avait rappelé son amour pour la femme et son premier amour sur terre ; il baissa donc la tête devant lui et se tint silencieux.
Eloa lui dit ; « Apporte ici le corps de ta sœur, je la pren- drai et l'ensevelirai avec pitié ; elle m'appartient. »
Anhelli retourna dans la hutte, prit le corps sur ses bras, l'apporta et le déposa sur la neige, aux pieds de Fange.
Eloa, s'étant agenouillée au-dessus de cette femme en- dormie, engagea au-dessous d'elle les deux extrémités de ses ailes de cygne, et les attacha.
Puis, portant le cadavre dans ses ailes, elle se leva à la lueur de la lune et partit.
Anhelli rentra dans la hutte déserte, et, en regardant les murs, il gémit, car elle n'était plus là...
Anhelli, le dernier des trois malheureux, ne survit guère au Schaman et à Ellenaï; une vision apocalyp- tique et guerrière surgit aussitôt après sa mort, ainsi qu'un appel de clairon :
Dans l'obscurité qui suivit, parut tout à coup une grande aurore méridionale et comme un incendie de nuages.
La lune fatiguée descendait dans les flammes des cieux, comme une blanche colombe s'abatlant le soir sur une chaumière rougie par le soleil couchant.
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Elca était assise au-dessus du corps d'Anhelli, portant une étoile mélancolique sur ses cheveux llottants.
Tout à coup, de l'aurore rayonnante elle vit s'élancer sur son coursier un cavalier, armé de pied en cap, qui volait à bruit terrible.
La neige cheminait devant lui et s'écartait devant le poitrail de son cheval, comme la vague écumante devant la barque.
Dans les mains du cavalier était un étendard, et sur l'étendard brillaient trois lettres de feu.
Le cavalier, étant arrivé au-dessus du cadavre, se mit à crier d'une voix tonnante : « Un soldat repose ici; qu'il se lève !
« Qu'il saute sur mon cheval; je le transporterai, comme dans un tourbillon, en un pays où il se réjouira dans le feu.
« Les nations ressuscitent ! Les villes sont pavées de cadavres ! Le peuple triomphe !
« Au bord des fleuves sanglants, sur les perrons des palais, on voit, debout, les rois pâles pressant sur leur sein leur vêtement de pourpre, pour abriterleur poitrine contre la balle sifflante, et contre l'ouragan de la vengeance populaire.
« Leurs couronnes s'envolent de leurs têtes, comme les aigles du haut des rochers, et les crânes des rois sont à découvert.
« Dieu jette ses foudres sur leurs têtes grises et leurs fronts veufs de couronnes.
« Debout, quiconque a une âme ! Debout, il est temps de vivre pour les hommes forts! »
Ainsi parla le cavalier, et Eloa, se levant d'au-dessus du corps, lui dit: « Cavalier, ne le réveille pas, car il dort.
« Il était destiné au sacrifice, au sacrifice même de son cœur. Cavalier ! vole plus loin, ne le réveille pas.
« Je suis cause en partie que son cœur n'était ni si pur qu'une source cristalline, ni si parfumé que le lis du prin- temps.
m Son corps m'appartient, et ce cœur était à moi. Cavalier! ton cheval frappe du pied, continue ta course !... »
Le cavalier de feu partit au galop avec un bruit semblable
232 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
à celui d'une grande tempête, et Eloa s'assit au-dessus du cadavre.
Elle se réjouit en voyant que le cœur d'Anhelli ne s'était point réveillé à la vue du cavalier, et qu'il reposait déjà.
IV
LES DRAMES DE SLOWACKI
Le génie individuel ne perd jamais ses droits, et s'il est évident qu'il n'acquiert toute sa vertu qu'en sympa- thisant avec le sentiment général, il n'en tient pas moins à sa liberté native. Il cherche avec ardeur les conceptions et les formes qui porteront son empreinte particulière, exprimeront ce qu'il a de plus caractéris- tique et de plus inné. Tout grand lyrique qu'il fût, le lyrisme ne suffisait pas à Slowacki, car il se sentait aussi l'étoffe d'un poète dramatique. Et nous allons voir qu'il était étonnamment doué pour le théâtre, ou plutôt pour un certain genre de théâtre.
Chose vraiment étrange en effet, chose presque stu- péfiante, ce fut aux sujets les plus noirs, les plus monstrueux, les plus superbement horribles, qu'il s'attaqua de préférence ; et avec une vigueur qu'on n'eût point soupçonnée chez l'esprit le plus musical, le plus aérien, le plus fluide et le plus fantastique delà Pologne. Voilà certes de quoi faire réfléchir l'esthéti- cien; mais ne se trouve-t-il pas — le souvenir en remonte immédiatement à la mémoire et le rapproche- ment s'impose — que le même fait s'était produit en Angleterre une vingtaine d'années auparavant, dans l'œuvre de Shelley? Cet angélique esprit, cet esprit de céleste lumière, n'écrivit-il pas les Cenci, véri-
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table cauchemar qui rivalise avec les plus sombres imaginations des plus sombres dramaturges de l'époque d'Elisabeth ? Et ne se trouve-t-il pas aussi que Slowacki fut fasciné par ce sujet des Cenci et qu'il en fit un drame à son tour? On se sent incité à chercher la raison de pareilles invraisemblances, qui pourtant sont des faits réels de littérature : et il n'y a qu'à creuser l'essence du génie des deux poètes pour la trouver, car, en somme, la chose est plus simple qu'elle ne parait au premier abord.
Ce qui constitue la marque spéciale du génie de Shelley et de celui de Slowacki, ce n'est pas seulement la faculté d'imagination, prépondérante chez tous les grands poètes, mais suffisamment équilibrée chez la plu- part d'entre eux parla fréquentation des hommes, parce contact avec la vie réelle dont ils ne peuvent s'empê- cher de cruellement souffrir, et qui toutefois les éclaire, et fortifie leur âme, — ce n'est pas, dis-je, la faculté d'imagination : c'est la faculté de Rêve, poussée à l'ex- trême puissance, aux dernières limites. C'est la ten- dance au rêve effréné, illimité, c'est le désir d'un vol sans fin à travers des espaces toujours changeants et des visions toujours différentes, c'est l'éloignement à toutes ailes et la disparition dans l'éther, c'est l'ab- sence et c'est l'illusion au plus loin de la terre et des hommes. Je dirais volontiers qu'ils sont là deux princes de l'Irréel, si le mot : irréel, signifiait quelque chose de possible et de vrai, s'il avait un sens pour notre enten- dement et s'il n'était pas une simple figure de lan- gage, — à moins qu'il ne soit le vocable symbolique destiné à indiquer ces réalités invisibles que l'âme devine sans que l'œil puisse les apercevoir, ni la main les dessiner, ni la poésie les rendre, et qui ne selaisse- raient effleurer que par le vol, invisible lui-même, de la musique. Quoiqu'il en soit, il est strictement exact
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d'affirmer que ce sont là deux princes de l'invention étrange, de celle qui semble couper les ponts derrière elle et rompre toute attache avec la réalité terrestre, tellement elle la dépasse et la déforme. Elle la dépasse, soit en se perdant dans les lointains de l'Univers, au delà de tout regard, soit en sublimisant la figure humaine : c'est le cas pour Shelley; elle la déforme, soit en s'enfonçant dans les lointains de l'antiquité barbare, soit en outrant la figure humaine, et jusqu'à la rendre fantasmatique ou démoniaque : c'est le cas pour Slowacki. Je le répète, la faculté de Rêve est extrêmement rare à ce degré, même chez les poètes, car non seulement les conceptions poétiques reposent d'ordinaire sur un solide fond de réalité, mais j'ai toujours été diverti par l'opinion des bons bour- geois sur la poésie, qu'ils croient « dans la lune » ou « dans les nuages », suivant leur amusante expression, et ce, sous le fallacieux prétexte que les poètes ont des allures d'originaux et d'êtres absents. 11 serait vrai- ment trop facile de démontrer que le sang de la terre circule à travers les représentations poétiques les plus audacieuses. Un « philistin », ou même un lettré à vue courte, s'imaginera peut-être, en lisant le monologue de Conrad, de Mickiewicz, que ce poète Conrad est un être de pure chimère. Rien de plus faux : c'est un être de réalité ; c'est un prophète hébreu, un brahme inspiré, un barde-mage, analogue à ces hommes dont l'histoire et la légende nous affirment également l'existence, et qui dirigèrent les premières sociétés humaines. Et il est même aussi réel aujourd'hui qu'autrefois : au xixe siècle, Mickiewicz fut, de son vivant, accepté comme tel par son peuple. Il y a mieux : chez un autre peuple, idéaliste aussi celui-là, mais sceptique en même temps, enthousiaste et railleur à la fois, le nôtre, Lamartine et Victor Hugo jouèrent quelque chose de
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ce rôle. Si Mickiewicz tend à exagérer la puissance de Conrad en se servant de quelques images d'où Ton pourrait induire que celui-ci s'attribue des pouvoirs au-dessus de l'homme et s'égale à Dieu, ce ri est Ici que figure, et il n'invente pas du moins l'essentiel de sa puissance : elle fut, cette puissance, elle est même encore. Prenons un autre exemple et dans un autre ordre d'idées. Les héros de Byron sont l'image du révolté ; or, rien de plus réel ; l'histoire ne cessa d'en- fanter des révoltés, le xixe siècle en foisonna. Byron n'en a fourni que le modèle idéal : il n'a fait qu'accen- tuer certains traits del'irrégulier, et que lui donner en outre une sorte d'auréole, pour que le type en apparût plus frappant et plus sympathique. Tout ceci revient à dire que la poésie n'est le plus souvent qu'une projec- tion, un agrandissement, une représentation plus puis- sante de la réalité. Et il n'est pas inutile d'ajouter que cette fille ailée et merveilleuse de la vie réelle ne sau- rait se passer longtemps de sa mère : c'est au vaste sein de celle-ci qu'elle replonge, lorsqu'elle se sent épuisée; c'est là qu'elle se répare sans cesse et se réin- vigore : et comme Antée touchait le sol, pour reprendre des forces. Telle est la généralité des cas poétiques.
Mais il peut se faire que, tout à fait exceptionnelle- ment, certains poètes aient la tête si surchauffée de rêve et de fantaisie, de désirs « d'au-delà » et « d'ail- leurs », qu'ils tendent à créer je ne sais quels mondes supracélestes ou démoniaques, je ne sais quelle lumière aveuglante ou spectrale, je ne sais quelles planètes ou quelles créatures totalement différentes de notre planète ou de notre espèce, je ne sais quels êtres non pas seulement surhumains, mais extra-humains, si l'on peut dire. Shelley, Slowacki, Edgar Poe, furent de ces poètes. Ceux-ci sont, sur terre, l'Etranger. C'est d'ailleurs le nom dont ils se définissent, car ils se con-
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naissent. « Pendant qu'avec les accents d'une terre inconnue, la triste Uranie examinait le visage de l'Etranger », dit Shelley, dans Adonais. Il faudrait transcrire tout ce passage et montrer la longue suite d'originales métaphores qui lui servent à dépeindre sa personne et son âme : « Un esprit semblable à un léopard, un amour masqué de désolation, un pouvoir ceint de faiblesse, etc. » Slowacki, de son côté, fait cette déclaration véhémente, dans la préface de Lilla Weneda, pièce dédiée au Poète anonyme : « Chaque fois que je me heurte à la, réalité, mes ailes retombent et je suis triste, comme si j'allais mourir, ou fu- rieux*... »
De tels esprits sont merveilleusement doués pour le lyrisme féerique et^métaphysique et pour le drame étrange. J'indiquais tout à l'heure une ou deux des lignes du portrait symbolique que Shelley nous laissa de lui-même : j'avais gardé pour la fin le trait synthé- tique et divinateur où le grand poète anglais dessine à l'avance, et comme si son œil de visionnaire l'aperce- vait dans l'avenir, la poésie de Slowacki. « Une fra- gile forme, un fantôme sans compagnons, semblable à la nuée de forage expirant dont le tonnerre est le glas. » Lisez et relisez la seconde moitié de cette phrase : tout est là, vous dis-je, pour Slowacki. Sa
1. Les essayistes contemporains attestent à leur tour la jus- tesse du coup d'oeil que ces poètes surent jeter dans leurs pro- fondeurs. Voici les dernières lignes par lesquelles M. André Che- vrillon termine son Essai sur Shelley, dans ses Eludes anglaises: « Cet Ariel n'est pas des nôtres. Etait-ce tout à fait un homme que la sauvage créature de beauté miraculeuse, svelte et délicate, à figure de vierge, aux grands yeux de songe, à la silencieuse démarche de serpent, au geste glissant et si rapide? » En Pologne, M. Marian Zdziechowski a signalé Slowacki comme un exemplaire achevé de la fantaisie débordante et de l'imagi- nation effrénée (Byron et son Siècle, t. I, chap. m).
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poésie expire en tonnerre et en glas. Elle expire en drame.
C'était en effet à la création dramatique de ligures absolument extraordinaires et monstrueuses que le poète polonais devait en venir, s'il voulait essayer de tromper la soif immense d'irréalité qui constituait le fond de sa nature. Bien qu'il eût l'imagination triste et désolée, parfois même livide et spectrale, il l'avait aussi trop complexe, il l'avait en même temps trop ardente, trop flamboyante, trop rouge, il l'avait sur- tout trop étendue, trop vaste, trop inquiète, pour se confiner dans le chimérique pur, dans le fantastique absolu : il ne fit que se jouer à côté, que l'effleurer. C'est d'ailleurs un genre assez monotone et limité : n'y excellera qu'un génie complètement visionnaire, mais qui verra ses rêves d'une façon extrêmement précise et les rendra de même : ils paraîtront gravés comme au burin. Dans l'histoire des lettres, il n'y eut pour cela qu'un homme, et ce fut Poe. D'autre part, Slowacki n'avait pas « contemplé la beauté nue de la Nature » ; elle n'avait point levé devant lui son voile, et il n'en connaissait pas les « profonds mystères »>. Il ne sut jamais s'enfoncer dans ses lointains et dans ses abîmes; il n'entendit ni ne chanta, comme l'Àriel du xixe siècle, l'ineffable symphonie des mondes. Les scènes féeriques dont il a semé sa tragédie de Balla- dyna sont directement imitées de Shakespeare; et bien que les images en soient neuves et délicieuses, on ne saurait dire qu'aucune d'elles recouvre une de ces intuitions védiques à la Shelley, un de ces éclairs de pensée qui fulgurent pour illuminer l'Inconnu. Donc, barré encore et peu doué du côté métaphysique, il ne restait à Slowacki qu'une seule issue. La peinture de la figure humaine en action, de la figure humaine outrée, démesurée, devenait, sur la fin de sa vie,
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l'unique soulagement possible de son instinct poétique, maintenant qu'il avait touché le fond de la douleur na- tionale et gémi, dans l'un de ses poèmes, l'élégie la plus sombre qu'eût encore inspirée le sort de la Pologne. 11 aboutissait forcément au théâtre, mais au théâtre dressé en toute liberté et en toute frénésie de rêve, dans l'horrible, le farouche, le colossal, le fabuleux1. L'énormité du barbare, du Titan, du démon, de l'être de taille exceptionnelle ou de caractère effrayant, et qui, de sa main de fer et de son poids atroce, écrase autour de lui les autres êtres, voilà la vision drama- tique chère à Slowacki; je veux bien que la tendance générale de l'époque romantique, éprise des monstres, ait contribué à l'accentuer dans l'esprit du poète ; jamais toutefois l'apparition de bronze n'eût atteint dans une œuvre poétique une aussi formidable stature, si l'artiste n'avait pas été plus apte que quiconque à fabriquer des êtres anormaux et gigantesques. Hormis sa Béatrice Cenci — que le poète n'a point voulu d'un métal dur et qu'on sent plutôt victime de la fatalité — il n'est presque aucun des personnages de premier plan du théâtre de Slowacki qui ne rentre dans cette catégorie : Balladyna, Rosa Weneda, Gwinona, le Palatin de Mazeppa, tous sont plus grands et plus effrayants que nature. Et c'est pourquoi presque aucune des pièces du poète polonais n'est largement psychologique et humaine. Cependant, il est une cer- taine réalité farouche que l'intuition du poète a su res- tituer : le drame de Lilla Weneda reproduit évidem- ment quelques-unes des scènes grandioses de l'antiquité barbare. Mais c'est qu'aussi bien il s'agissait de temps fabuleux, énormes, et que l'ensemble des personnages,
1. Le plus typique de ses drames — je ne dis pas le meilleur — est Lilla Weneda.
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chefs, prophétesses, bardes, vierges douces et sublimes, masses guerrières, participait à cette grandeur sau- vage qui paraît avoir littéralement fasciné notre auteur pendant les dix dernières années de sa vie.
Il faut lire ces drames. Il faut les lire ou les voir jouer, car d'en raconter l'intrigue ne servirait guère, et, quant à transcrire telle ou telle scène, ce serait également de la besogne perdue, puisqu'une scène n'a pas de valeur indépendante : pour se rendre compte de la force dramatique et de la progres- sion d'intérêt qu'elle représente, il est nécessaire de connaître les scènes précédentes. Des quatre pièces principales écrites par Slowacki, deux seulement sont scéniques, et au plus haut degré, d'ailleurs : Mazeppa et Béatrice Cencî. J'ai vu jouer Mazeppa au théâtre de Cracovie, et il n'y a pas de drame plus poignant et plus terrible. Les deux autres, Balladyna et Lilla Weneda, appartiennent au genre du théâtre en liberté et ne sont pas jouables : ce sont de vastes rêves drama- tiques. L'épouvante, l'humour, la féerie, la fantaisie, s'y mêlent ou s'y succèdent, mais ne s'y fondent pas dans un tout vivant : il y a composition défectueuse et incohé- rence. J'ai une autre critique à adresser à Balladyna : les réminiscences shakespeariennes y abondent, et j'en ai compté jusqu'à sept, bien caractérisées. Mais le terrible dénouement est de la plus rare originalité. Cette Balla- dyna, sorte de femme-démon, semblable à lady Macbeth, mais plus effrayante encore et qui a marché à son but : le trône, en écrasant sur son passage jusqu'à sa mère, qu'elle a d'abord chassée, puis qu'elle laisse mettre à la question et expirer dans les tortures, presque sous ses yeux, — tout cela pour en arriver à être obligée de se condamner elle-même quatre fois à mort, lorsque, le premier jour de son règne et selon la coutume immé- moriale du pays, elle siège comme justicier, — cette
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figure de Balladyna vous laisse une impression de théâtre absolument extraordinaire.
Plus farouche encore, plus grandiose, plus original, plus vrai, et tout à fait colossal, en somme, est le drame de Lilla Weneda. L'action se passe dans l'Eu- rope du Nord, au début du Moyen Age, et retrace la fin de la peuplade barbare des Vénèdes, écrasée par l'invasion Léchite. Slowacki l'a résumée dans une pré- face aussi poétique que le drame lui-même, selon le mot du biographe et critique autorisé du poète, M. Malecki. Voici quelques lignes de cette préface, écrite sous forme de lettre à Krasinski :
En vérité, je te le dis, ce n'est pas moi qui ai amené ces fantômes, ils sont venus d'eux-mêmes; la blanche Lilla Weneda les a amenés avec elle; et moi, voyant cette foule d'hommes, de harpes dorées, de casques, de boucliers et de glaives au vent, entendant les voix confuses de ce peuple écrasé depuis si longtemps, j'ai pris en main une des harpes vénèdes, et j'ai promis aux esprits un récit fidèle et nu, tel qu'il convient à des infortunes colossales... Aperçois-tu ces visions? Voici une colline couverte d'un vert gazon : sur lacolline s'élèvent douze pierres druidiques et, treizième, un trône de granit revêtu de mousse ; voici cette colline couronnée des douze bardes aux cheveux blancs, et inondée de toutes parts comme d'un océan de lueurs rougeâtres... Ce terrible miroir où se reflète la col- line, c'est la défaite suprême, c'est le sang d'une nation... Le chant des douze harpes se répand au-dessus d'un peuple de cadavres et pénètre dans les bois de sapins déserts et sonores, pour évoquer de nouveaux vengeurs. — Ne te sens- tu pas triste? — Et, près des douze bardes, voici une prê- tresse qui leur défend de désespérer, et qui, tout entière à sa mission de terreur, marche sur des cœurs d'hommes et les brise sous ses pieds... Euménide d'Eschyle criant : La victoire! Cent cœurs d'hommes pour la victoire ! — N'as-tu pas le frisson ?
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Elle donne le frisson, en effet, et le poète a eu bien raison de l'évoquer, cette Roza Weneda, prophétesse effrayante de grandeur barbare, figure terrible et vraie dans son patriotisme farouche, indomptable, et l'un des personnages les plus impressionnants de Slowacki. Sa sœur, la douce Lilla Weneda, lui fait pendant : elle est touchante et délicieuse, mais je crains que le poète, en la créant, ne se soit trop souvenu d'Antigone et de Cordelia. Du reste, et moins les scènes falotes où s'agitent les marionnettes fantastiques de Slaz et de saint Gwalbert, les deux derniers actes sont d'une beauté grandiose, absolue. Une scène, notamment, est inouïe : celle où le vieux roi-barde Derwid, assis sur son trône de granit et dominant la bataille suprême, attend sa harpe d'or pour jouer le chant terrible que lui seul sait, que nul n'a entendu depuis trois généra- tions, qui doit décider la victoire en faveur de son peuple — et trouve dans le coffre de cèdre, au lieu de sa harpe, le corps de sa fille Lilla Weneda, assassinée. Je ne connais rien de plus grand, même dans le théâtre de Shakespeare ou dans celui des tragiques grecs.
Il m'est impossible de ne pas critiquer assez vive- ment les scènes féeriques et fantastiques dont le poète parsème ses pièces. Ce sont de simples imitations de Shakespeare, et des imitations à contre-sens : les scènes féeriques ne sont à leur place que dans les féeries, et Shakespeare se fût bien gardé d'en intercaler dans ses grands drames. L'humour de Slaz, dans Lilla Weneda, est franchement mauvais : ce valet de saint Gwalbert et saint Gwalbert lui-même sont des pan- tins, et l'on se demande comment un poète de la force de Slowacki ne s'en est point aperçu. Il n'en est pas de même des êtres féeriques de Balladyna, dont le verbe aussi original qu'ailé nous enchante ; et si l'on arrive à secouer cette idée vraiment obsédante que les scènes
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fantastiques de ce drame sont littéralement calquées sur celles du Songe d'une nuit d'été, et que, sans le souvenir de Bottom et de Titania, le poète polonais n'eût jamais songé à faire figurer dans sa pièce la fée Goplana ni le lutin Khoklik ; si Ton ne regarde que la forme, si Ton s'en tient à considérer, non leur person- nage, mais leur parler poétique, il est certain que ces nouveaux esprits de la Nature, tout en ressemblant comme des frères à ceux du grand Will et en tissant comme eux les mille féeries de la terre, de l'air et des eaux, n'empruntent leur façon de s'exprimer à per- sonne. S'agit-il d'images, en un mot, la fantaisie de Slowacki est immense, sans limites, sans rivale. Je ne puis qu'indiquer telle figure exquise, la fée Goplana, par exemple, « cette nymphe couronnée d'hirondelles qui s'enfuient de sa chevelure au premier rayon du soleil de mai » et la montrer passant dans les airs, à la fin de Balladyna, « suspendue par les bras à la chaîne des grues gémissant tristement dans les plaines du ciel ». Et je veux encore transcrire, à propos de ces créations fantastiques du poète, une vision vraiment ineffable de quelques lignes : il s'agit de la hantise d'un pauvre fou, amoureux d'une morte assassinée, la malheureuse Aline, que sa sœur Balladyna a tuée par jalousie pendant que toutes deux cueillaient au bois des framboises :
Elle est sous la terre, comme la nymphe des eaux, appuyée sur sa couche d'argile; sa cruche répand un flot de framboises étoilées; entourée d'une guirlande rouge, sa forme blanche se penche immobile sur ce ruisseau de fram- boises... Et elle ne peut s'éveiller; ses yeux, jusqu'au jour où ils sortiront de la tombe sous la forme de bleus myosotis, regardent avec leurs étoiles d'azur le reflet de rubis de sa tombe. Elle brille dans son tombeau.
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Quelles divines images de rêve, n'est-ce pas ? Et ne dirait-on pas une vision qui vient d'apparaître au fond d'un miroir d'enchanteur? Mais elles défilent par mil- liers derrière le cristal de cette œuvre, ces divines images ; un magicien les évoque une à une, et parmi elles, regardez celle-ci qui s'arrête un moment devant vous, étrange et pure, au milieu du drame de Béatrice Cenci :
A la place où vous répandrez mon sang, élevez un autel à la blanche pudeur, et sur cet autel une statue d'albâtre diaphane. Autour de son cou tracez un cercle pourpre... mais recouvrez-le de perles et de lis...
Oui, tout cela est magique. Et plus on avance dans l'œuvre de Slowacki, plus on s'enfonce dans la magie du rêve. Mais, peu à peu, Ton cesse de s'étonner de cette vision toujours féerique et frissonnante, — bien qu'elle tienne du prodige, — tellement on la sent natu- relle à ce merveilleux poète. On s'aperçoitbientôt qu'elle se lève du plus profond de son être, qu'à toute minute elle frémit en son âme, et qu'elle le possède tout entier. C'est ainsi, c'est au moyen de ces divines images qu'il put raffiner sans les affaiblir les ardeurs de la passion romantique; il voila le verbe de la Muse de 1830, en- tremêla des notes de cristal et d'or à ses cris farouches, posa sur son front violent une couronne de roses, et mit sur ses lèvres des paroles d'une beauté suprême. Et pourtant, quelles ailes de feu, quel vol embrasé ! Le vers de Slowacki sillonne le monde moral, et tout brûle : le cœur de l'homme est incendié, anéanti. Comme il est torturant et tragique, l'amour de Zbi- gniew pour Amélie, dans Mazeppa! Celui de Giani pour Béatrice n'est pas moins dur, dans le drame de Béatrice Cenci : combien souffrent ces amants et ces
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amantes ! Mais le poète rafraîchit sans cesse cette cruelle atmosphère de la pluie des expressions mer- veilleuses, et des larmes de la pitié, et de l'effeuillaison ininterrompue d'adorables fleurs de poésie encore tout humides d'une rosée scintillante où se reflètent les couleurs de l'arc-en-ciel. Ce chapitre est déjà long", et il faut le clore : pour donner au lecteur un exemple de ce mélange de passion et de suavité, je transcris l'ad- juration de Mazeppa au noble et malheureux Zbigniew, qui a conçu pour sa jeune belle-mère un amour sans espoir1 :
Mon cher Zbigniew, toi qui soutiens contre ce misérable monde la lutte d'un cœur généreux, mon cher, mon noble ami ! Tu m'as plu tout d'abord — je t'ai vu briller dans ce château comme un chevalier desanciens jours, etmon cœur a volé vers toi: écoute — ta passion n'est encore qu'une étin- celle, et déjàelle t'a dévoré, elle t'a flétri, desséché. Et pour- tant, tu n'as encore à te reprocher aucune souillure, aucune faute; — ton religieux amour a laissé jusqu'à ce jour dans les yeux de saphir deta bien-aimée sa pureté angélique et sa sérénité ; mais, cela ne peut durer toujours, cela ne peut durer longtemps... Crois-moi, il faut que tu cèdes à ton destin, car tu ne peux le dominer — non — cela est impos- sible. Laisse-la seule ici : — semblable à un arbuste cou- ronné de roses, qu'elle s'épanouisse et s'effeuille silencieu- sement sous le soleil. Mais toi, prends la fuite : — déjà s'approche, prêt à Remporter sur ses ailes, l'ange terrible de la passion, — tu n'as plus qu'à prendre la fuite. Crois- moi, il y a des amours sans ciel, sans Dieu, sans étoiles,
1. Mais il faudrait lire aussi la scène in de l'acte V. Rien de plus déchirant que l'aveu si pudique, à mots si voilés, de cet amour fatal. La situation est d'autant plus poignante qu1 il s'agit dun amour partagé. (Voir la traduction de Mazeppa, par Venees- las Gasztowtt : Bulletin polonais de septembre, octobre, no- vembre, décembre 1900, et janvier 1901.) Cette traduction a éga- lement paru en brochure (Heymann et Guélis, 3, rue du Four, à Paris).
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qui réduisent bientôt le cœur en poussière et le rongent si bien par l'ennui, le couvrent de tant de souillures, le réveillent si souvent pour un effort inutile, le plongent tant de fois dans leur sommeil énervant et stupide, que la source du souvenir finit par se troubler : — c'est là ce qui t'attend...
LE ROI-ESPRIT
Si j'avais voulu condenser en deux mots mes commen- taires du chapitre précédent, j'aurais pu dire qu'en écrivant les drames que je viens d'étudier, Slowacki nous avait simplement offert des spectacles grandioses, dont il avait, il est vrai, tenu à emprunter la sub- stance au passé historique ou légendaire de son pays. Le patriote avait tiré d'une vieille ballade polonaise sa tragédie fantastique de Balladyna ; etil avait, jusqu'à un certain point, symbolisé la chute de la Pologne par son drame de Lilla Weneda: c'était tout. Son théâtre cons- tituait donc une partie importante de son œuvre de poète et d'artiste, mais l'auteur n'avait eu cure de l'étoffer de philosophie mystique. 11 n'en va pas de même de sa dernière création, le Roi-Esprit, et c'est parce qu'une idée très voulue s'y exprime que cette conception se différencie radicalement des précédentes.
Je dois même insister sur ce point, car il y aurait vraiment à craindre que le lecteur ne fît une confusion. Il lui serait très facile de se laisser aller à une impres- sion fausse, s'il prêtait trop d'attention au lien spécieux qu'il remarquera sans nul doute entre les drames et l'œuvre dont nous allons nous occuper. Comme on est très frappé dès l'abord de l'atroce grandeur de ce con-
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quérant qui s'appelle le Roi-Esprit et qu'il semble par là le vrai frère des personnages que nous venons de passer en revue, on est tenté de le rattacher directe- ment à ceux-ci et on peut se demander, en somme, si ce dernier poème n'est point un simple prolongement de la pensée du poète décidément hanté par le gigan- tesque, une transposition du dramatique dans le lyrique et l'épique, bref, une sorte de synthèse des principaux personnages de son théâtre résumés cette fois en un seul colosse.
Mais il faut se garder de tomber dans une telle er- reur, et pour la raison que voici : il n'y a dans les drames de Slowacki aucune idée particulière, aucune thèse, comme on dirait aujourd'hui ; il s'agit simple- ment de visions de la vie et de l'histoire ; visions très spéciales, très particulières, mais visions, représenta- tions, spectacles. Dans le Roi-Esprit, au contraire, il y a non seulement une vision, mais une vue, une idée mystique, une conception des origines providentielles de l'histoire de Pologne. Et il ne s'agit de rien moins que de l'idée la plus extraordinaire de la littérature moderne. En outre, le poème manifeste une telle puissance d'art, qu'il nous laisse sous une impres- sion analogue à celle que nous éprouvâmes à la lecture du monologue de Conrad : je le répète à dessein, il n'est point d'idée plus originale, plus inattendue, plus inouïe, que celle du Roi-Esprit.
Slowacki, s'étant souvenu d'un personnage de Pla- ton, Er d'Arménie (celui-là même qui descendit aux enfers et vint raconter ce qu'il y avait vu), s'empare de cette figure. Il imagine qu'Er a été destiné à subir une réincarnation et à vivre une nouvelle existence dans le nord de l'Europe, aux temps légendaires delà Pologne. Il s'y appellera Popiel, qui veut dire : fils des cendres. Et la seconde naissance de ce héros singulier est si
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étrange qu'elle donne à deviner que sa seconde vie ne sera pas moins extraordinaire : la cendre des morts a fécondé RozaWeneda, la farouche prophétesse ; c'est de la poussière du bûcher des derniers Vénèdes qu'elle a conçu Popiel et Fa enfanté comme le vengeur de son peuple, détruit par l'invasion Léchite. Popiel sera le digne fils de sa mère. Son cœur ne respirera que ven- geance : il aura le cerveau puissant, le bras implacable. A lui seul, parmi les créatures de pur instinct dont se composent à cette époque les tribus de la région, à lui seul, parmi ces carnassiers, ces brutes et ces esclaves, a été dévolu, non seulement le génie de Faction, mais encore le désir intellectuel et métaphysique. Il est hanté de Fidée suivante : savoir à tout pria) s'il est au-dessus de la terre et au-dessus de la volonté humaine une puissance et une volonté supérieures. Il a donc, être unique en son temps et dans sa contrée, seul en cela de son espèce, conçu l'hypothèse de V Esprit ; seul, il est Roi-Esprit au milieu des barbares.
Il sait qu'il a, près de lui, deux génies invisibles et qui lui sont subordonnés : l'un est « un ange d'or, l'ange des nobles pensées », et l'autre, « un esprit de carnage et de tempête ». Ce dernier ne tarde pas à avoir le champ libre : préposé aux mauvaises passions de l'étrange barbare, il balaie tout sur son passage et comble ses instincts de trahison, de revanche, d'orgueil, de domination, de cruauté. Toutefois, au milieu des fureurs auxquelles il s'abandonne, Popiel ne perd pas de vue l'hypothèse que j'ai dite : ses crimes ne font, au contraire, qu'attiser son désir de la vérifier. Car, pins il marche dans la voie sanglante, plus il se persuade qu'il débouchera par ce sinistre chemin sur l'issue de son doute. Sa volonté se tend et se raidit vers le but, devient forcenée. Il avance, prenant figure de monstre, et décidé à commettre des excès tels, que Dieu finisse
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par se lasser — s'il existe — et que, s'il ne daigne se montrer en personne à la terre, il fasse du moins appa- raître au milieu du ciel quelque signe terrifiant, mes- sager de son horreur et de sa colère, symbole de pitié pour les hommes et de foudre imminente pour le fléau qu'ils endurent. Et il avance toujours, de plus en plus ensauvagé, de plus en plus provocateur, défiant et souffletant sans répit le Ciel, pour voir s'il est inerte et muet, ou si le tonnerre vengeur y réside : le mal auquel il se livre devient indescriptible, inénarrable, et dépasse tout ce qu'on avait vu. La terre se change en une im- mense nappe de sang. Il a conquis l'Europe du Nord à la tête de cent mille Germains, et les plus légendaires des exterminateurs, les Attila, les Gengis-Khan, les Tamerlan, font l'effet de pauvres glaives auprès de lui. On dirait que, cette fois, la race humaine tout en- tière va être fauchée. Hécatombes de vaincus, tortures inouïes, bûchers s'élevant jusqu'au ciel et croulant sous les victimes, il entasse les abominations jusqu'à l'im- possible. 11 commet l'inexpiable même, fait de sa mère une torche vivante, et prend surtout à tâche d'affoler le peuple Lech, qui extermina les Vénèdes, ses pères, et sur lequel il s'est abattu comme une trombe.
Cependant, Dieu reste muet, Dieu ne se montre pas. Popiel va donc conclure à l'athéisme, ou plutôt à sa propre divinité d'inexplicable monstre : « Le ciel est vide, la terre n'est que poussière, l'humanité que pous- sière; lui-même n'est qu'un glaive forgé parle hasard » et se dressant au-dessus des têtes comme la loi san- glante et terrible de toutes choses. 11 en est là, lorsque, par un dernier geste de démence raisonnée, de défi suprême à ces puissances célestes qui ne donnent pas signe de vie, et, probablement, n'existent point, il or- donne qu'on immole celui qu'il considère comme un bienfaiteur et comme un père, le vieux Svityne, son
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meilleur général, qui s'efforce de racheter un peu l'in- famie du tyran, combat ses ennemis, défend son em- pire, étend ses frontières, et lui est aussi dévoué que s'il était le meilleur des rois. Cette fois, c'en est trop : le signe vengeur apparaît :
Ce disant, j'enfonçai mon épieu clans le mur et dis à mes bourreaux : « Cette nuit encore à l'orgie! A demain le châtiment pour moi qui ai ordonné, pour vous qui avez exécuté ces crimes. » A ces mots, le château s'illumina, comme une forge, d'affreuses lueurs rougeâtres... et, en- touré de mon cortège de pâles criminels, je m'assis, cadavre coloré de la rougeur fébrile de l'ivresse.
Nous festoyâmes à notre aise dans le château désert. Nous nous servîmes des plats d'argent de Svityne, de ses outres, de ses tapis, de ses coupes, de ses flambeaux et de ses bancs, d'où l'odeur d'un sang encore chaud se mêlait au parfum des cyprès. Les coupes nous étaient présentées par les Crimes — spectres au visage verdâtre, vêtus de manteaux ensanglantés, debout à nos côtés comme des vampires rouges et distincts... quand nous les regardions, ils disparaissaient.
Tout à coup, un page entra hors d'haleine et laissa tom- ber de ses lèvres ces paroles rapides : « Seigneur, un signe terrible vient d'apparaître ! Une longue traînée de feu brille dans le ciel. » Je pâlis ; et, arrachant mon épieu de la mu- raille, comme si j'avais vu un esprit ou un fantôme me hurler à la face un présage funeste, j'en perçai de part en part la poitrine de cet homme.
Je m'élançai moi-même sur le perron. De là, on voyait toute la contrée ; l'azur scintillait d'un millier d'étoiles, toutes enchaînées à une immense constellation... Ce mé-
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téore, pareil à un glaive gigantesque sorti du fourreau, avait sur sa poignée une escarboucle au reflet rouge, qui brillait et changeait de couleur, comme un œil dans le visage in- visible d'un esprit.
Alors, mes regards s'attachèrent fixement à cette étoile, et je luttai contre elle comme contre un démon ; je la dé- vorais des venins démon cœur; je la rongeais des poisons corrosifs de mon âme. Tantôt c'était elle qui pâlissait, — tantôt c'était moi. Mais enfin, je tombai sur un genou... haletant... le cœur transpercé de ses rayons éblouissants, comme dans un tournoi un chevalier meurt, percé d'une lance.
Je crus voir dans l'étoile un nouveau jet de flammes... un sourcillement de paupières, un rapide coup d'œil : et je sentis que mon esprit était brisé pour des siècles par une force étrange — terrible — et mystérieuse. Je tournai la tête vers mes compagnons, et, leur montrant du doigt le dragon enflammé qui faisait tourner dans le ciel sa queue étincelante, je m'écriai : « Elle vientm'apporter la mort,
Cette comète { ! » Puis, de plus en plus pâle, et déjà troublé, j'ajoutai d'une voix sombre : « J'ai vaincu le monde ! et voici la preuve que je suis un esprit ayant sur
1. On raconte que, quelque temps avant la dernière maladie d'Ivan le Terrible, une comète apparut, dont la queue était en forme de croix, et qu'en la voyant, le monstre s'écria : « Voici le présage de ma mort!» Ce n'est point d'ailleurs le seul fait que Slowacki ait emprunté à l'histoire ou à la légende de ce règne de sang : il est visible qu'il en a utilisé divers autres traits, pour le présent poème. Il saute également aux yeux que l'épisode de la mort et des funérailles de la jeune reine des Lechites, dans le Roi-Esprit, reproduit avec des modifications la fameuse légende polonaise de la reine Wanda.
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la nature une puissance réelle ! Les étoiles ont envoyé cette étoile messagère s'informer si j'étais vivant, si, vêtu de la pourpre, je faisais encore office de roi, d'homme, et de meurtrier? Le Ciel a tremblé pour le monde. — Voici l'heure de ma mort.
Allez, vous n'êtes plus les aveugles instruments de ma fureur, vous êtes des guerriers retrempés dans le carnage. J'ai racheté cette nation au prix de son propre sang... j'ai versé ce sang à flots... mais au-dessus de ces flots, j'ai fait planer l'esprit qui méprise la mort. Plus d'un villageois charmera ses longues veillées en chantant mes forfaits, — et son âme deviendra forte en pensant aux ancêtres qui marchaient hardiment à la mort — sur un ordre de leur roi !
Pour moi, je suis le fléau de Dieu, le fléau terrible, et je vais subir les tortures qui me sont destinées. Mais, après bien des siècles... je voulais continuer, quand mes os com- mencèrent à se briser en moi. De mon capuchon de plomb jaillissent mille étincelles... le fer et l'étain fondent sur mon corps. Je voulais conserver ma fière attitude de sou- verain, mais j'éclatais de toutes parts comme l'argile dans le feu. Mes yeux se voilèrent d'un nuage ténébreux, et tout mon esprit se concentra dans un seul atome.
Telle fut la fin de mon existence, longtemps chantée dans le pays par les rhapsodes. Mais ils ne surent deviner ni la véritable portée de mes actions, ni ce qui faisait ma supériorité sur les Hérodes romains. Au-dessus de moi était une idée éclatante, lumineuse, où me conduisaient une multitude de degrés sombres et sanglants, surmontés du temple où brillait mon but sublime : et j'y montais., comme un hardi guerrier, — les pieds dans le sang — et sans effroi. »
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Cette dernière strophe est significative, et l'on peut maintenant avoir une idée de cette conception extraor- dinaire. Comme je regrette de ne pouvoir m'étendre, à seule fin de montrer au lecteur les principaux détails de l'exécution et de lui faire admirer surtout l'extrême nouveauté des images, qui n'ont jamais un air de déjà vu, de déjà connu, ce qui d'ailleurs est la règle dans toute l'œuvre de Slowacki. Comme je suis fâché, — j'insiste — de n'avoir pas la place nécessaire pour faire défiler une à une ces images grandioses ou délicieuses qui se lèvent de chaque strophe, soit que le poète veuille peindre la laideur croissante du visage et de l'âme de l'exterminateur, soit qu'il ait à évoquer telle figure toute de douceur et de sublimité, un vieux barde dévoué jus- qu'à la mort à son maître, une jeune reine, « étoile vivante, divine maîtresse du chant et de la harpe », guerrière et prophétesse à la fois! Où trouver, dans quel livre, des images d'une horreur aussi splendide que celle-ci :
On s'agenouillait devant mon visage redoutable, en voyant les deux ailes de mon casque pareilles à deux flam- beaux, et, entre elles deux, suspendu au milieu, ce visage, comme une lampe verte et, cadavéreuse. Mes paupières, qu'on eût dit fendues par un couteau, brillaient de l'éclat des rubis, et à travers leur peau sanglante, mon âme re- gardait le monde...
Ou d'une suavité aussi aérienne :
Une fois, vers minuit, tandis que je dévorais ma colère, je crus apercevoir tantôt une apparition blanche, tantôt une forme noire et indécise, tantôt une étoile qui me jetait son regard en filant. Et en effet, je voyais la ravissante figure de la fille du roi dont un rayon de lumière, parti de ses doigts de rose changés en rubis, perçait la pousssière et les toiles d'araignée de mon cachot. Ses tresses d'or,
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roulant jusqu'à ses pieds, traînaient sur les dalles ver- dâtres ; elles étaient fermées par deux épis dorés que sur- montaient des fleurs de pierres précieuses... Le génie de la mémoire me représente éternellement le pli de sa robe et les deux épis d'or, et ses pieds blancs qui s'avançaient vers moi comme deux croissants fantastiques...
Il me reste à émettre une ou deux remarques.
Par une route inattendue, par un chemin dantesque et tout éclairé des lueurs de l'Enfer, — mais qui conve- nait merveilleusement à son âme originale etfantaisiste, à son âme de cavalier du Rêve et d'enfant perdu, — Slowacki s'est dirigé vers l'Esprit. Et il aboutit à un spiritualisme forcené, mais absolu, à un mysticisme sauvage, mais sans limites. Rien de plus impression- nant que cette apostrophe de Popiel où l'idée de patrie vient se greffer en termes grandioses, et d'une façon inopinée, sur celle de Dieu. Comme la voix du tyran devient fatidique, lorsqu'il affirme qu'en habituant son peuple au martyre, il l'a sauvé pour jamais ! « Allez, vous n'êtes plus les aveugles instruments de ma royale fureur, mais des guerriers retrempés dans le carnage. J'ai racheté cette nation au prix de son propre sang... j'ai versé ce sang à flots... mais au-dessus de ces flots j'ai fait planer l'esprit qui méprise la mort !» Il y a là une allusion au sort futur de la Pologne, et l'extermi- nateur a vu se dérouler l'avenir. Il ne fut donc point un bourreau vulgaire ; il eut conscience de sa « mission » ; et, au moment d'aller expier en enfer son terrible rôle, il se redressa de toute sa taille en pensant que, non seulement il avait prouvé Dieu par l'inflexibilité de son désir et de son vouloir, mais qu'encore il avait façonné son peuple, l'avait pétri dans les tortures, endurci dans les supplices, et qu'ainsi trempée, victorieuse à ce degré de la douleur, une nation serait à l'épreuve, pour l'éternité. Ecrire un tel poème, c'était fonder l'idée spi-
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ritualiste et l'idée de patrie dans les pires horreurs, mais c'était aussi joindre et cimenter ces deux idées ; c'était avoir l'intuition que les peuples, semblables à ces femmes qui s'attachent à leur amour en proportion des peines qu'elles ont endurées pour lui, embrasseront bien plus étroitement leurs autels et leurs foyers, s'ils savent que le sang du pays n'a cessé de couler à tor- rents pour bâtir ou sauver la nation. Cela, c'est une des lois les plus touchantes et les plus fécondes de la na- ture humaine.
D'autre part, il n'est pas moins intéressant de cons- tater que la philosophie poétique de Slowacki ne tra- verse cette épopée de sang que pour se raccorder à ce prométhéisme chrétien dont j'ai déjà parlé dans deux Essais, et qui fut si bien mis en lumière par l'un des plus nobles et des plus profonds esprits de la Pologne contemporaine, M. Marian Zdziechowski. Rien de plus curieux que d'examiner comment cette philosophie s'échappe des « steppes rouges » ; c'est un des points les plus importants de mon sujet. M. Zdziechowski l'a traité dans ses livres 1 ; et, il y a quelques mois, pen- dant que je préparais cette étude, il revenait encore sur la question, au cours des lettres qu'il m'écrivait : il la précisait, l'élucidait. Son interprétation du fond de la pensée du poète est trop remarquable pour que je n'en fasse point part au lecteur; la voici, telle qu'elle ressort de ses lettres, et la citation qu'on va lire la résume :
Nous n'arriverions pas à comprendre le dernier poème de Slowacki, si nous nous en tenions au chant où il nous a peint l'effrayante figure de Popiel. Je n'eusse jamais rangé le poète dont vous vous occupez en ce moment parmi les poètes du prométhéisme chrétien, si j'avais cru
1. Messianistes et Slavophiles. Cracovie, 1888; — Byron et son siècle. Cracovie, 1897.
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qu'il tendît à enseigner que le fer et le sang sont les moyens qui conviennent le mieux pour atteindre le but souhaité. Mais vous n'ignorez pas que le Roi-Esprit devait comprendre plusieurs rhapsodes. Au moment où la mort surprit l'auteur, il n'avait encore exécuté que le premier ; mais il avait aussi jeté l'ébauche de quelques-uns de ceux qui devaient suivre. Or, ces fragments sont de la plus haute importance, du moins pour qui veut saisir l'idée maîtresse du poème entier ; celle-ci se dégage, non pas du premier rhapsode, envisagé à part, mais du contraste qui existe entre sa couleur violente et l'indicible charme des strophes consacrées au roi Miecislas Ier, dans le rhapsode IV. (Les fragments des rhapsodes II et III sont trop informes et trop incohérents pour qu'on en puisse tirer quelque indication que ce soit.) Miecislas est l'antithèse de Popiel. C'est un chevalier mystique. Il habite, dès cette terre, la Jérusalem céleste. Avec le portrait poétique de ce souverain (sous le règne duquel la Pologne se convertit au christianisme), reparaît cette face de l'âme de Slowacki que le poète nous avait déjà révélée dans Anhelli. Le prince aux songes sublimes, l'époux au cœur pur de la noble Dombrowka, fille du duc Boleslas de Bohême, voilà le modèle idéal qu'il propose à notre imitation, — et bien loin que ce soit Po- piel, dont l'incroyable figure ne prouve que la nécessité où notre rêveur se voyait de lâcher la bride à chacune des fougues de son démon poétique, en laissant courir au gré de sa fantaisie toujours folle, indomptable, jusqu'à ses méditations poétiques sur les récits légendaires.
Si vous notez, de plus, la date où les aspirations à un Idéal voisin de la pureté des anges ressuscitèrent dans l'âme de Slowacki, vous verrez se préciser de plus en plus la haute et pure signification que l'auteur eût désiré qu'on attachât à son œuvre favorite. Ces inspirations revinrent le hanter à l'époque où il l'écrivait, et pendant les dernières années de son existence, qui se passaient au ciel bien plus que sur la terre. Vivant presque seul, il était de plus en plus la proie du rêve ; et ce grand rêveur, — en vérité, l'un des plus grands rêveurs du monde — avait fini par se croire le Roi-Esprit en personne, le Roi-Esprit précédem- ment incarné en Popiel, en Miecislas, en d'autres encore,
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et qui renaissait au xixe siècle, sous ses traits à lui, Slo- wacki : le Roi-Esprit, c'est-à-dire l'Esprit de la Pologne, son Génie, l'ange qui, de loin en loin, redescend des sphères supérieures pour présider aux destinées de la nation et s'in- carner dans ses grands hommes : le Roi-Esprit, c'est-à-dire l'Elu et l'Envoyé de Dieu, le Médiateur entre le ciel et la patrie. Oui, voici que ce Médiateur était cette fois un poète, un homme qui, par la force et la pureté de son rêve, ra- chèterait aux yeux du Tout-Puissant les bassesses des autres hommes! Transporté par une telle illumination, par cette révélation soudaine de sa mission divine et de son rôle providentiel, il voulut l'exprimer dans unpoème ;mais, pour que l'histoire des transformations successives du Roi- Esprit y apparût complète, et dûment retracée, pour que ses compatriotes connussent la série des métempsycoses qui représentaient la carrière antérieure et les divers passages sur la terre de ce Génie céleste dont le poète se croyait le dernier avatar, il essaya de deviner et de rendre, par ins- piration, les mystères de chacun de ces précédents avatars ; dès qu'il croyait entrevoir ou pénétrer l'un d'entre eux, à la lueur de l'intuition, — il insérait son acquisition nou- velle dans le plan de son œuvre. Une pensée toujours la même le poursuit pendant cette période de sa vie : l'obses- sion de l'origine spirituelle et céleste de l'âme, et aussi celle de la triste déchéance de l'homme, ange tombé qu'il se croit la puissance de faire remonter à sa condition pre- mière, ainsi que nous allons le voir. Dans une de ses lettres écrite en 1845 à sa mère, nous lisons : « Nous n'avons qu'un moyen d'améliorer l'humanité, c'est d'éveil- ler chez les hommes la foi qu'ils sont des anges immortels, des anges qui se sont salis comme des enfants... » Tou- jours à la même époque, il compose les strophes merveil- leuses consacrées à Miecislas Ier; elles sont pleines de rêves surnaturels et mystiques et semblent émaner d'un esprit descendu pour un instant des hauteurs du soleil : on y sent une divine langueur, et l'ineffable désir de l'amour sans fin. Les derniers vers qu'il écrivit ne sont pas moins caractéristiques : il y affirme avant de mourir sa mission divine; il y affirme aussi la certitude où il est qu'elle con- tinuera d'agir après sa mort et finira par opérer la réno-
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vation des âmes : « Je laisserai derrière moi cette force fatale, qui me fut inutile, tant que je vécus; mais, après ma mort, — invisible elle vous tourmentera, jusqu'à ce qu'elle vous transforme en anges, vous tous, mangeurs de pain. )>
Grâce à cette explication, qui projette un véritable jour sur ce tempérament de poète et nous fait voir le fond de cette âme extraordinaire, nous apercevons maintenant que la conception du Roi-Esprit se fût élargie et développée de rhapsode en rhapsode, et jus- qu'au point où l'on aurait pu l'embrasser d'une vue d'ensemble et dans toute son étendue. Les divers chants se seraient éclairés les uns les autres ; la lumière se fût ajoutée sans cesse à l'ombre, pour construire les tableaux de cette immense épopée où l'auteur eût enclos l'histoire entière de la Pologne, représentée en haut relief par une seule âme, etsymbolisée par elle. Entre- prise colossale « et qui, peut-être, dépassait les forces humaines», dit M. Venceslas Gasztowt, en dissertant de son côté sur le projet de Slowacki.
Quoi qu'il en soit, et puisque le Roi-Esprit devait rester inachevé, ne me sera-t-il pas permis de trouver, en terminant, que, tout inachevée qu'elle demeure, et ré- duite comme elle esta un seul chant, celui que j'étudiais plus haut, — cette œuvre ne laisse pas de présenter un véritable aspect de grandeur? De grandeur cruelle, de grandeur nietzschéenne, dira-t-on. Sans doute, c'est du nietzschéisme, mais relevé par le sentiment idéaliste et mystique. « Rien n'est vrai, tout est permis », disait dans le Moyen Age oriental le poignard des sicaires du Vieux de la Montagne. « Rien n'est vrai, tout est per- mis », répéta de nos jours une voix d'ange rebelle, prônantlaforce et la matière, celle du tragique Nietzsche. « Tout est permis si Dieu le juge utile, et rien n'est vrai que Dieu », corrige Slowacki. Elle avait déjà frappé
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2b8 LES GRANDS JP0ÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
notre oreille dans l'Histoire, cette réponse de foudre, avant que nous l'eussions entendue gronder ici, dans le génie d'un homme ; mais elle nous impressionne peut-être davantage, renvoyée par tous les échos d'un puissant poème, répercutée presque à chaque page d'une œuvre effrayante : et nous écoutons encore rouler au ciel de la pensée ce coup de tonnerre de l'intuition bardique.
Slowacki fut un barde. Et aujourd'hui, s'il est encore des poètes, il n'est plus guère de bardes. S'en trouvât- il, qui donc les comprendrait, à notre époque de pygmées matérialistes bien incapables de se hausser jusqu'à leurs paroles, d'atteindre au sens de leurs poèmes? Le barde est le surhomme de la poésie : le bardisme est la citadelle de la révélation poétique. Parmi les vérités essentielles commises à la garde du barde et du bar- disme, figure la suivante : l'Esprit seul est réel, et la matière n:est qu'apparence. Elle n'est que le voile im- mense dont l'Esprit s'enveloppe. Toutes les manifesta- tions de la matière aboutissent en dernière analyse à la glorification de l'Esprit. Toutes les formes sensibles, belles ou laides, bonnes ou mauvaises, ne servent qu'à obombrer la splendeur insoutenable de cet Esprit qui derrière elles fulgure : et II transparut au plus haut des deux.
Slowacki fut un barde. 11 fut l'un de ces trois poètes polonais qui, au même titre que quelques-uns de leurs émules et contemporains des autres pays d'Europe, surent prouver que la race des grands inspirés n'était pas éteinte au xixe siècle, et continuèrent parmi nous le chant magique auquel sont confiées les vérités éter- nelles. Il n'est pas de mission plus auguste ici-bas.
LE POETE ANONYME
DE LA POLOGNE
(SIGISMOND KRASINSKI)
Voici, pour terminer, le génie le plus profond de la Po- logne, celui qui ne signa jamais ses œuvres de son nom et ne voulut s'appeler que le Poète anonyme. Ainsi l'y obligea ce Destin au sujet duquel il a écrit des pages si éloquentes et contre lequel il n'y a de recours que dans la fortitude, la lutte contre soi-même, et surtout la foi inébranlable à la Providence, celle-ci dût-elle éprouver les croyants par un long martyre, reculer l'époque de la réparation et de la justice, ajourner indéfiniment la nouvelle ère chrétienne, le nouveau « millénaire » .
Croyant jusqu'au martyre, il fallait l'être en effet pour supporter le supplice intérieur qui ne cessa de tor- turer l'âme de Sigismond Krasinski. La vie de ce héros spirituel fut tragique entre toutes, et l'on ne saurait trouver symbole plus saisissant du monde de douleurs enfoui au plus profond de l'âme de l'infortunée nation. Mais, en même temps, il y avait des réserves d'en- durance inépuisables en ce grand gentilhomme ; il se signala par un caractère d'une trempe unique. Il puisa dans sa torture et dans sa foi des forces surhu- maines, et au point de s'élever à l'héroïsme et à la sublimité d'un chrétien de la primitive Eglise. Nous verrons par la suite de cette étude combien cette com-
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paraison est juste; et, tout en sachant bien qu'à l'époque où il vécut nombre de Polonais souffrirent dans leur corps des supplices effroyables, tandis que Krasinski restait du moins libre de sa personne, — je ne me sens point démenti par ce fait et ne considère pas le Poète anonyme comme inférieur à ces martyrs. Car sa conscience ne permettait pas à Krasinski de courir à la mort ; elle lui défendait tout élan, et il en était réduit à la même passivité que ces fidèles aux- quels les premiers évêques interdisaient de se préci- piter au-devant des bourreaux ; lui non plus, du fait de son destin étrange, n'eut pas le droit de sortir du cercle d'airain du devoir obscur et du sacrifice ignoré. Fils de magnats polonais, descendant d'une longue lignée de guerriers, bouillant de courage, de passions, de désirs, se sentant des facultés d'action et doué en outre des plus hauts pouvoirs intellectuels, poète, penseur, citoyen, homme complet en un mot, il ne put ni combattre, ni agir, ni s'enivrer de cette gloire dont il se sentait digne et qui est le vin des héros. 11 lui fallut écrire dans l'ombre, publier dans l'ombre ; encore ne le fit-il que d'un cœur timoré et avec des scrupules.
Certes, il n'y a poète au monde pour qui la vie ne soit souffrance, et ses deux émules souffrirent pour leur patrie, eux aussi. Mais Mickiewicz s'aperçut vite que son œuvre devenait l'un des principaux facteurs des destinées de son pays, et, pour tout dire, la Bible de la Pologne; en outre, par sa présence au milieu de l'émi- gration et son immense prestige, il avait lui-même une action continuelle et directe sur ses compatriotes; et il lui fut donné de soulager ainsi sa douleur. On s'étourdit, lorsqu'on se sent une sorte de demi-dieu qui forge l'avenir. Slowacki fut tellement adonné à ses rêves et perdu dans leur immensité, il eut une telle
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 26 1
foi dans sa mission poétique, son orgueil fut si âpre et sa recherche de gloire si furieuse, qu'il ne put qu'être absorbé — et jusqu'à un certain point calmé — par cette furia même. Bref, la personnalité fut si forte en ces deux poètes qu'ils vécurent pleinement leur vie, tout en servant la nation. Toutefois, lorsqu'un poète vit trop pleinement sa vie, lorsqu'il se lance au plus fort de la lutte quotidienne, où l'aveuglent la poussière et la fumée, il ne verra pas l'ensemble et la physiono- mie de la bataille d'un œil aussi net que tel de ses émules contraint de renoncer à prendre devant tous sa place de militant; forcé, sinon de demeurer complète- ment à l'écart, du moins de n'intervenir que de loin et par quelque parole jetée à ceux qui combattent ; obligé, pour tromper son angoisse, à noter les péripéties, la nature et l'enjeu du combat. Voilà pourquoi le rôle de témoin et d'avertisseur revint à Krasinski. 11 n'eut que trop le loisir, l'infortuné grand homme! d'examiner du bord la guerre politique et sociale propre à cet âge, d'en reconnaître les caractères, et d'apprécier à leur juste valeur les hommes et les choses du xixe siècle ; il eut tout le temps voulu pour scruter notre civilisa- tion, en voir le fond hideux, et formuler à son égard l'un des jugements les plus remarquables et les plus vrais que nous ayons. Ce grand poète fut également un observateur sans rival : sa douloureuse solitude l'avait soustrait à toute agitation et à toute impulsion irréfléchies, c'est-à-dire aux principales chances d'er- reur d'optique.
Cette vue rapide de l'œuvre et de la destinée du Poète anonyme, — par laquelle j'ai tenu à projeter un premier rayon sur mon sujet — un essayiste polonais, Julian Klaczko, l'a longuement développée il y a qua- rante ans dans une étude fameuse de la Revue des Deux Mondes. Le travail de Julian Klaczko est un tra-
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vail complet, et je ne saurais avoir aujourd'hui la prétention d'y ajouter quoi que ce soit, si la littérature européenne ne s'était enrichie, en 1902, d'une incom- parable correspondance restée jusqu'alors inédite. Ce sont les lettres écrites par Krasinski à son ami Reeve, de 1829 à 1837 ' . Le français en est remarquable, et je ne connais pas de document plus vivant que celui-là. On connaissait les idées de Krasinski, sa doctrine, l'acuité de sa psychologie sociale, sa puissance poé- tique, et ce je ne sais quoi de shakespearien qui donne le frisson, dans ses drames allégoriques. Mais, comme les héros des drames en question ne laissent qu'entre- voir la personnalité de l'auteur et se gardent de la livrer tout entière, on n'avait point vu jusqu'ici le poète lui-même, tantôt se tordre et se raidir sous les coups répétés du Destin et dans l'intolérable angoisse quo- tidienne, tantôt se redresser parmi de rares éclairs de bonheur. Ce que nous avons là, dans ces lettres, c'est Yhomme même, qui se débat jour à jour au milieu de ses fougues, de ses abattements, de ses douleurs, de ses révoltes, de ses ivresses, de ses remords, bref, de toutes les contradictions dont est pétrie la nature humaine : il apparaît avec le bouillonnement et la mêlée de son âme. C'est le sang de la vie morale qui gicle et s'écoule, jusqu'à ce que la blessure se cicatrise et se ferme, sous l'action de plus en plus efficace et de plus en plus salutaire de ce divin remède : le christia- nisme. Rien de plus poignant : l'on en jugera par les quelques fragments épistolaires que j'aurai à citer plus loin.
1. 2 vol. in-8, Delagrave, éditeur. Introduction par le professeur Joseph Kallenbach.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 263
JEUNESSE DE KRASINSKI : LA TRAGEDIE D UNE AME
Ce n'était point pour le simple plaisir de suivre les cours d'une Université étrangère que Sigismond Kra- sinski se trouvait à Genève au mois de novembre de Tannée 1829. L'étudiant venait d'arriver en Suisse, après avoir quitté Varsovie sur Tordre de son père ; en pleine adolescence, il avait reçu l'un de ces coups dont on reste éternellement meurtri, si la vie ne s'adoucit pas pour celui qu'elle a touché. Or, au lieu de devenir moins cruel, le Destin s'acharna sur le jeune homme.
Il était né en 1812, à Paris (il devait mourir dans cette même ville en 1859) et appartenait à Tune des plus grandes familles de Pologne. Sa mère était une Radziwill. Il la perdit de bonne heure et elle lui dit à son lit de mort : « Sois bon chrétien et bon Polonais. » L'enfant n'oublia jamais la recommandation sacrée : mais le père était d'un métal beaucoup moins pur que les siens; et, bien qu'il aimât Sigismond, il se fît, avec la plus rare inconscience, le fléau de son fils unique.
Il avait pourtant marché dans la voie droite pendant la première partie de sa vie, le général Vincent Kra- sinski. Vieux soldat de Napoléon, il s'était illustré dans les guerres de l'Empire. On le considérait comme l'un des plus valeureux et l'un des plus brillants parmi ces Polonais qui continuèrent à servir leur pays sous le drapeau de la France ; le premier, il avait planté
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l'aigle blanc à la cime de Somo-Sierra. Mais, après 1815, il déserta la cause nationale. Caractère faible et vani- teux, totalement dénué de courage civil, gonflé d'or- gueil aristocratique, tremblant pour ses biens et pour ses privilèges, aussi haineux à l'égard des idées libé- rales qu'un séide de la Sainte-Alliance, il se rallia nettement à la Russie. En avril 1857, et faisant partie d'un tribunal devant lequel Nicolas traduisit des pa- triotes polonais, il vota, seul de tous les juges, la mort des accusés. L'indignation fut extrême dans la capitale de la Pologne : il n'y eut qu'un tollé. Nonobstant, ce même homme ne craignit pas, deux années après, de braver de nouveau son pays. Il enjoignit à son fils, étudiant à l'Université de Varsovie, de se rendre au cours à l'heure même où toute la ville assistait aux funérailles du sénateur Bielinski, lequel avait présidé le tribunal polonais dont nous venons de parler, — et dont l'attitude patriotique avait souligné, par le con- traste même, la vilenie du comte Krasinski. Le jeune homme obéit, la mort dans l'âme, se trouva seul au cours... et, le lendemain, fut couvert d'outrages par ses camarades. On faisait retomber sur l'innocent la faute du coupable.
Il est dur d'avoir à connaître, dès l'âge de dix-huit ans, l'injustice et la cruauté de ses semblables. Sigis- mond partit pour Genève, car son père s'était hâté de le soustraire aux persécutions. « La vie intellectuelle de Genève », dit M. Joseph Kallenbach dans son Introduc- tion à la Correspondance de Reeve et de Krasinski, « avait alors une renommée universelle, et la vie de société y était brillante. Des princes exilés y coudoyaient des hommes célèbres; Ampère, Chateaubriand, Humboldt, Metter- nich, y venaient souvent ; on y avait vu Byron, Talma, Humphrey Davy. » Dans la vieille cité de Calvin, l'étu- diant connut Bonstetten et Sismondi; il prit le goût delà
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 265
philosophie de l'histoire au cours de Rossi, et assou- plit son français grâce à l'enseignement du professeur Roget. Mais, au milieu des travaux qu'il poursuivit à Genève et des distractions qu'il y rencontra, deux événements surtout firent époque dans la vie intime du jeune gentilhomme polonais : il s'éprit d'amitié pour un étudiant anglais, Henry Reeve, et d'amour pour une des compatriotes de son ami, Henriette Willan. Amour ro- mantique entre tous, caries deux amants savaient que le général Krasinski ne consentirait point à leur mariage, qu'il renierait plutôt son fils et le maudirait, et que leurs fiançailles n'auraient pas de fin. Lui-même n'avait jamais songé à celle qu'il aimait comme à une épouse de la terre : ainsi qu'un chevalier du Moyen Age, il l'avait choisie pour dame et lui avait juré fidélité. « Veux-tu être ma bien-aimée dans ce monde et ma fiancée dans l'éter- nité?» lui avait-il dit. Elle avait consenti, avec cet héroïque élan de la jeunesse, avec cette illusion exta- tique et magnanime, avec cette ignorance et ce mépris de la vie réelle qui furent le propre de beaucoup de passions de ce temps. « Alors, elle s'agenouilla le jour où mourut le Sauveur, et jura de m'aimer sans penser à m'avoir. » Comment ne l'eût-elle pas élu pour l'époux de son âme, à jamais9 Une splendeur émanait du fils des chevaliers de Bar, de ce jeune homme aux aspirations infinies, aux yeux de feu, et dont le seul aspect disait l'attente fougueuse, la hâte de l'aigle qui voudrait partir pour les grandes cjioses, monter vers le soleil. Son portrait de cette époque fait contraste avec celui de Reeve, grand, maigre, blond, fin, très Anglais, ethereal, comme ils disent de l'autre côté de la Manche.
Il attendait donc « s'épuisant d'amour et de grandes pensées », en proie sans doute à la tristesse lorsque Henriette Willan fut obligée de retourner en Angle-
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terre, mais comptant la revoir et soutenu, malgré tout, par l'espérance qui frissonne, par ce mystère des heures inécloses et des horizons qui vont s'ouvrir, par cette ardeur fiévreuse et semblable à celle d'un homme veil- lant accoudé dans la nuit, les yeux fixés sur la fenêtre où va poindre le jour, par ce désir ailé de l'inconnu du lendemain, par cet envol de l'âme au-devant du ciel matinal et de la triomphante aurore, qui, durant les jours incomparables, durant les jours bienheureux de notre jeunesse, nous ravissent à notre peine et nous enivrent pour jamais du souvenir de leur félicité. Mais, au lieu d'avoir un sourire bienveillant devant une telle attente, le Destin frappa Sigismond d'un nouveau coup, vrai coup de foudre, celui-là : en même temps qu'écla- tait à Varsovie l'insurrection de 1830, le général Kra- sinski consommait sa trahison : bien loin de réparer ses fautes en se joignant à l'armée nationale, il courait à Pétersbourg assurer Nicolas de sa fidélité.
Alors se passa dans l'âme du malheureux fils cet épouvantable combat : sauter sur son sabre, gagner la Pologne, se signaler par des prodiges de valeur, comme ses ancêtres, et se faire tuer à l'ennemi, si sa mort était écrite... mais réparer, réparer à tout prix la faute de son père, effacer cette action qu'il n'osait juger dans sa piété filiale et à laquelle il eût frémi de donner son vrai nom. . . Partir, voler à Varsovie ! . . . Oui, mais c'était alors une sorte de parricide, car le père se sentirait publi- quement désavoué par ce fils qu'il adorait, n'ayant que lui au monde : et il n'y survivrait point, il mourrait désespéré, damné dès ici-bas, les yeux subitement ouverts à l'horreur de son crime par l'éclair de cet arrêt terrible, avant-coureur de l'arrêt d'en haut... Non, c'était impossible. Il fallait se sacrifier, laisser dire et laisser parler, rester à Genève... il le fallait. Quels que fussent les jugements des hommes à son égard — dût-
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il y perdre l'amour d'Henriette Willan — et il le perdit!
— quelques soupçons qu'on pût émettre sur son courage
— sur son courage ! lui, un Polonais ! lui, un Kra- sinski! — il fallait boire en silence cette coupe de fiel, ainsi le voulait le devoir... Après une effroyable lutte intérieure — où il faillit succomber — la voix de la conscience fut obéie, l'élan irrefrénable du tempéra- ment polonais fut bridé par une volonté plus forte : le héros spirituel refoula la tentation d'apparaître sur les champs de bataille de son pays et d'y être salué parles vivats de toute la Pologne.
On peut se sacrifier de la sorte, on peut prendre une résolution aussi stoïque et s'y tenir : mais on en reste, sinon anéanti, du moins triste à jamais. Grâce à sa force d'âme, Sigismond Krasinski pourra persévérer sur le chemin qui monte, monter encore, monter tou- jours, monter... mais au Calvaire. Il pourra continuer cette immolation silencieusede soi-même, s'ancrerdans la conviction qu'il n'est pour la Pologne et pour ses fils d'autre voie du salut que le pardon chrétien et la cons- tance dans le martyre, d'autre moyen de toucher le cœur de Dieu que la douceur pour les bourreaux et l'espérance en l'éternelle justice; armé d'une foi pareille, il pourra réussir à se faire l'âme d'un apôtre inconnu, perdu dans l'ombre; il pourra se résigner à n'apparaître que sous le voile, à n'être qu'une voix mys- térieuse et lointaine, à signer : le Poète anonyme... Oui, sans doute, il pourra tout cela, mais à quel prix! De bonne heure, sa santé s'altère, il a bientôt les yeux détruits par les larmes et les veilles, il vit presque tou- jours loin de Pologne, l'existence de son père se pro- longe et persiste à peser sur la sienne, et enfin, sup- plice suprême, supplice indicible, il est une heure où il éprouve que « ce sacrifice ignoré » lui devient mor- tellement aride et qu'il lui faut une goutte de rosée,
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qu'il hait sa vertu, tellement il a soif d'autre chose, tel- lement il se sent exténué, vide, à bout, mourant... Et alors, sous peine de rester écrasé sous sa croix, voici qu'il la rejette, crie vers toutes les voluptés de l'âme et du corps, vers tous les orgueils, reprend « sa couronne de jeunesse et de délire »... La nature, la passion, la vie, insatisfaites, veulent un moment de revanche, et c'est l'heure du deuxième amour; il s'est épris jusqu'à la folie d'une femme mariée, qui, elle aussi, l'adore ; il vit d'une vie intense pendant quelques années, et tel est son amour pour son amie qu'il voudrait qu'elle divorçât afin qu'il pût l'épouser et qu'elle fût à jamais à lui, mais son père se dresse encore devant eux et leur barre le chemin. . . Puis le remords, puis la reprise de sa croix, puis la montée définitive et désormais sans aucune défaillance, puis l'arrivée aux plus hauts sommets du christianisme et du génie poétique... puis la mort en 1859, à quarante-sept ans, trois mois seulement après son père... Quelle vie, quel spectacle, quelle humanité î
Et maintenant, transcrivons ici plusieurs fragments de cette correspondance qui nous a révélé la tragédie d'une jeune âme. Suffiront-ils à donner au lecteur, dès les premières pages de cette étude, une juste idée de la qualité tout à fait extraordinaire de cette jeune âme et de ce jeune esprit? Pourra- t-on apprécier comme il con- viendrait toute la force de ce jeune esprit qui bouillonne encore et pourtant est déjà si mûr par moments, avancé comme il le fut par la souffrance, et aussi par une extrême culture, et nourri de la moelle des lions? A la vérité, j'en doute, car je ne puis citer longuement, et, pour que le lecteur pût bien se rendre compte, il faudrait qu'il lût d'un bout à l'autre ces deux gros volumes de lettres. On y trouverait tour à tour — ou pêle-mêle — poésie, passion, psychologie, profondeur
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 269
philosophique, stoïcisme et christianisme, vues d'his- toire et d'esthétique, regards de prophète et de voyant. Seulement, je le répète, il faudrait tout lire. Et pour le présent Essai, je ne puis extraire que quatre ou cinq passages, en me demandant si ce sont bien les plus significatifs, tant est grand l'embarras du choix.
Voici, dès la première page, la note de 1830 : mais elle résonne ici sur un ton d'église, imposant et comme biblique; à la vérité, le jeune homme appelle sur lui l'orage, le tonnerre, la passion, ce qui est toujours téméraire : on se doute néanmoins, à l'accent de sa voix, que, si jamais il est assailli par la tempête, il saura se mesurer avec elle :
Ne vous avais-je pas écrit que Montreux est ennuyeux, pesant? Je ne sais ce qu'il y a dans cette contrée, mais mon cœur n'est pas là, comme dit Lamartine. Vous avez raison : l'abeille qui bourdonne, le ruisseau qui fredonne sur les cailloux, n'est point un digne accompagnement de l'amour. Pour l'amour, il faut un majestueux nuage s'avan- çant lentement dans l'azur, une montagne immobile et énorme, un tonnerre retentissant de la voix du Seigneur, un éclair inondant l'horizon, une vague furieuse s'élevant de l'abîme des mers; tout ce qui est grand, terrible, sublime, gigantesque, fera du bien à un cœur passionné, parce que tout cela est de niveau avec lui ; mais ces demi-bruits, ces tressaillements d'insectes, ces ailes de papillons, ces sou- pirs de l'eau qui lutte avec un brin d'herbe ou une touffe de mousse, ces dièses et ces bémols, pour ainsi dire, de la nature, ne compatissent point avec l'amour, je veux dire avec l'amour d'un jeune homme au xixe siècle, d'un jeune homme qui ne mêle rien de terrestre à ses sentiments, et pourtant a toute la force de la passion la plus effrénée. Il lui faut, à lui, le bouleversement, et l'orage, et la tempête — car son sein est une éternelle tempête, et la foudre du ciel y trouve un fidèle écho '.
1. Correspondance de Sigismond Krasinski et de Henry Reeve, t. I, p. 1. Lettre du 26 juin 1830.
270 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Et déjà, voici qu'il est en proie à de terribles an- goisses : comme je l'ai raconté plus haut, il est cloué à Genève parle destin, pendant qu'on se bat en Pologne et qu'il y va du sort de son pays. Mais, déjà aussi, la grandeur de sa résignation se fait jour, à travers quelles larmes, lui seul pourrait le dire :
Skrzynecki a eu un échec. Mais, pendant la bataille, ses détachements ont passé en Lithuanie. Rien n'est perdu. Elle renaîtra, cette belle Pologne, et tous ses enfants se réjouiront dans les rayons de sa splendeur, — hors un seul, qui, isolé, ignoré peut-être, quand il sentira sa fin approcher, prendra les sandales et le bâton du pèlerin pour aller, inconnu, revoir encore la terre où s'élève le tombeau de sa mère, mais où le tombeau de son père ne s'élèvera jamais. Par un beau jour d'automne, il me sera peut- être doux de mourir appuyé contre la grille du caveau de ma mère, de cette mère qui, en expirant, ne me dit que ces mots : « Sois bon chrétien et bon Polonais. » Comme les idées changent! Il n'y a pas longtemps, j'aurais voulu mourir sur une montagne, aux pieds de H... Aujour- d'hui, il ne me reste que le seul moment de l'agonie pour toucher de mes pieds le sol natal, moi qui, si les circons- tances m'avaient servi, aurais fait tressaillir les os de mes ancêtres en criant :,« Pologne I » et « En avant ! >-> Mais il est indigne d'un homme de s'apitoyer sur lui-même. Coupons court. Je ne demande que la pitié de Dieu : car lui seul est au-dessus de moi. Pour les autres hommes, si mes ac- tions ne sont rien auprès des leurs, mes pensées peuvent m'élever au-dessus d'eux; et il sera un temps où nous serons plus pensée et contemplation que corps et action. Du reste, je vous le dis, peut-être n'aurez-vous pas besoin toujours de baisser la voix pour prononcer mon nom1...
Maintenant, ce sont les heures noires, les heures terribles. Pendant cette année 1831, il a souffert mort
t. Correspondance de Sigismond Krasinski et de Henry Reeve, t. I, p. 95. Lettre du 12 juin 1831.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 271
et passion ; et la Pologne a été de nouveau murée vivante dans sa tombe :
Henry, l'avez-vous entendu, le dernier cri de ma grande nation? Les fers des chevaux vainqueurs résonnant sur les pavés de Varsovie sont-ils parvenus à vos oreilles? Avez- vous contemplé dans un rêve de désespoir le Satan de l'orgueil et du crime s'élançant parmi les rangs d'une foule consternée, faisant son entrée dans les rues d'une ville expirante? car là est la mort où il n'y a plus de liberté. Telle devait donc être la fin de cette noble Pologne qui, depuis un demi-siècle, se traîne les armes à la main d'un tombeau à l'autre — sans pouvoir mourir, car elle est grande — sans pouvoir ressusciter, car la Providence ne daigne point briser le Destin! Je ne parle plus d'avenir, d'espérance. Je ne parle plus de honte. Tout a été roulé dans la tombe immense que la postérité donnera pour piédestal à la statue du Tsar. Nous sommes redevenus ce que nous étions naguère, des hommes sans aucun attri- but de l'humanité, des êtres destinés à errer çà et là à la recherche d'un crâne blanchi, d'un ossement délaissé ; à voir dans leur âge mûr l'oppresseur cueillir les moissons sur les champs qu'ils ont arrosés de leur sang aux jours de leur jeunesse; à parler bas et à courber la tête; à vivre dans les siècles passés sans pouvoir s'identifier avec le pré- sent ; à souffrir et à penser « vengeance » sans le murmurer jamais ; à briser les cordes de notre lyre, les lames de nos épées, et à nous asseoir auprès en silence, sans même avoir au-dessus de nos têtes l'ombre des saules de Baby- lone.
Le drame a été bien joué. Les débris de ses décors sont des cadavres et des baïonnettes cassées. Il a passé loin de moi. Je n'ai pas même eu, pour toute une vie d'esclavage, une seule année de liberté. Que dirai-je, si jamais j'atteins l'âge des cheveux blancs, à ceux qui me demanderont les grands jours de ma jeunesse ?
Je passe et repasse la main sur. mon front. Ce cauche- mar de délire, ce cauchemar d'une année, vient de se bri- ser en éclats; tant de douleurs et tant d'espérances, tant d'émotions fortes et tant d'enthousiasme sont arrivés à leur
272 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
fin. Je n'ai plus à lutter contre des obstacles, car la route que je devais suivre a croulé dans l'abîme. Où est-elle? où est-elle, cette Pologne d'un instant, ce météore de patrie1?
Sans doute, Tannée la plus terrible de sa vie inté- rieure est révolue, elle vient de s'écouler; mais, quoi qu'il en puisse dire et penser, le « cauchemar de délire » ne finira jamais. 11 renaîtra sans cesse, et d'une cause toujours la même : le martyre de la Pologne ! Eternel- lement, cette réalité atroce le réengendrera dans le cerveau du patriote, ainsi qu'en témoigne, cent pages plus loin, cette lettre d'une si extraordinaire éloquence et qui rappelle : A la mère polonaise, de Mickiewicz :
Henry, homme libre, homme né libre, tu ne comprends point les sentiments d'un homme dont les ancêtres furent aussi libres que toi, mais qui, lui, est un esclave opprimé. Tu n'as jamais vu une femme belle et jeune pleurer à chaudes larmes la perte de son honneur, arraché par la brutalité d'un vainqueur. Tu n'as jamais entendu les chaînes frémissantes autour des bras de tes compatriotes. La nuit, des plaintes ne sont pas venues te réveiller en sursaut, tu ne t'es pas appuyé sur ton oreiller, tu n'as pas écouté, à demi endormi, les roues cahotantes sur le pavé, les roues du chariot qui emmenait ton parent, ton ami, une de tes connaissances, vers les neiges de la Sibérie. Le jour, tu n'as pas vu de sanglantes exécutions, ni un tyran en uniforme parcourir comme l'éclair les places publiques, ses quatre chevaux tartares lancés à toute bride contre les passants ; les passants étaient mes compatriotes ; lui était Russe. Tu n'as pas été forcé d'entendre une langue dure et rauque commander à un peuple qui ne la comprenait point. Tu n'as pas senti l'abaissement que traîne la servitude à sa suite, et tu n'as pas secoué tout ton corps dans un accès de rage, comme un noble chien enchaîné. Tu n'as pas entrevu les traits hâves de tes frères, à travers les barreaux d'une
1. Correspondance avec Reeve, t. I, p. 225. Lettre du 21 sep- tembre 1831.
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prison. Auprès du foyer d'hiver, on ne t'a point raconté comment celui-là disparut, comment l'autre a été con- damné, comment ce village fut brûlé, cette ville saccagée, et Praga tout entière noyée dans le sang de ses habitants, les enfants jetés palpitants sur le sein glacé, raidi, de leurs mères. On ne t'a pas entretenu d'ancienne gloire et de ven- geance. On n'a pas étalé devant tes yeux de vieux drapeaux déchirés, de pauvres aigles blancs disloqués, des armes effacées, des noms chers et grands à demi effacés. Tu n'as pas suivi sur la carte la désolation de ton pays, comment il est allé se rétrécissant, s'appauvrissant, comment enfin il s'est abîmé sous le poids des oppresseurs '...
Pourtant, il reste philosophe et poète, en dépit de l'affreuse hantise ; la Nature l'a destiné à la pensée aussi bien qu'au sentiment ; il faut qu'il vive sa vie complète et qu'il exprime ses vues intellectuelles en délicates ou fortes images. Voici sa conception du Des- tin :
Vous m'avez mal compris, mon cher Henry : j'ai voulu dire que, pour chaque poème où il y a un homme pour héros, chaque poème à la Childe Harold doit être la lutte de l'homme contre le Destin, — au-dessus duquel il y a une Providence. Par le Destin, j'entends les volontés des hommes ; la masse de ces volontés peut tourner contre moi, contre un individu, car Dieu ayant donné àl'àme humaine un libre arbitre, de là provient que la volonté de l'homme est aussi une puissance et une puissance créatrice. Ainsi donc, beaucoup de ces volontés rassemblées ensemble peuvent créer un Destin à un individu, et ce Destin des volontés humaines, créé certainement à leur insu (ou le plus souvent du moins), est dur, cruel, inexorable ; ce sont les circonstances de la vie, ce sont toutes les conditions de vos rapports avec les hommes, enfin c'est tout ce qui rejaillit des hommes à vous. Voilà donc le Destin. Mais ce
1. Correspondance avec Reeve, t. I, p. 317. Lettre du 18 no- vembre 1831.
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n'est plus celui des Grecs, car il était éternel, immuable ; et celui-là est terrible, mais il est soumis à une puissance plus élevée, — et long, si nous parlons de la terre, mais n'est qu'une chaîne d'un moment, si nous parlons de l'éternité. Et quelquefois dans la réalité (en poésie cela doit être toujours), dans ce monde même les rayons de la Pro- vidence viennent rompre la voûte froide et sombre du Des- tin, étendu au-dessus de nos têtes. Représentez-vous un océan de nuages, vu du sommet des Alpes ; représentez- vous ce noir brouillard dérobant la vallée, attaché des deux côtés à l'horizon, pendant au-dessus du front des hommes : c'est le Destin. Puis, voyez ces rayons du soleil qui courent çà et là, ces arcs-en-ciel qui glissent sur le dos des nuées et travaillent de leurs ailes d'azur, d'argent et d'or, à balayer ces tristes vapeurs : c'est la Providence '...
Mais il n'y a rien de plus pénétrant et de plus sûr que son intuition de l'âme humaine ; voyez comme d'un coup d'œil il a jugé les artistes et vu le fond de cette race : le fragment de lettre qu'on va lire annonce le grand peintre psychologue que nous verrons bientôt peindre à pleine couleur les toiles émouvantes de la Comédie non divine et de V Iridion :
Il y a des délices ineffables pour l'artiste; mais aussi, il est destiné à souffrir plus que tout autre en ce monde. A la vérité, son égoïsme est sublime; mais c'est toujours de l'égoïsme. Et que fera-t-il quand il se trouvera dans des positions où, pour être heureux, il faut n'être plus heureux? Son enfer commence là. Il ne saura jamais ce que c'est véritablement que l'amour d'une femme; car, pour lui, tout est lui. Il fait tout : le monde, une statue, un vers, une amante. Il aime ses chefs-d'œuvre; mais il n'aime rien d'autre. Voilà pourquoi la réalité est un poi- son pour lui. Voilà pourquoi il ne peut trouver nulle part d'accomplissement à ses désirs, de fin à ses rêves. Tout ce
1. Correspondance avec Reeve, t. I, p. 233. Lettre du 29 sep- tembre 1831.
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qui n'est pas lui le dégoûte et le désespère. Il vit au milieu des hommes comme Caïn, portant une malédiction sur son front. Et pourtant, il aime avec frénésie, il désire le bien, il voudrait le bonheur du monde, quoique ce monde le repousse à chaque pas. Mais, dès qu'il est seul, il est heu- reux. Il est fort comme un demi-dieu. Voilà pourquoi un grand artiste n'est jamais ni bon époux ni bon père. C'est horrible!... Voilà ce qui a causé la haine de Byron contre le monde; voilà ce qui nous dégoûte tous les deux, là où beaucoup de gens trouvent plaisir et sagesse. On paye cher de s'être mêlé des secrets des dieux. Une seule goutte tom- bée d'en haut sur votre front vous rend incapable de vivre ici-bas; et pourtant vous n'êtes pas devenu ange, vous êtes resté homme, mais vous n'avez plus de frères L..
Enfin la lettre du 1er décembre 1831 nous conduit tout droit au second chapitre de cette étude :
Notre civilisation n'a pas atteint le degré de celle de la France et de l'Angleterre, et chez nous il y a encore des sentiments poétiques d'honneur, de foi, d'indépendance nationale, tandis qu'ici on ne pense plus qu'au bien-être, qu'à la liberté intérieure, qu'à des institutions devant assu- rer le bonheur matériel, qu'à une grande révolution, non plus politique, mais sociale, qui fera passer la propriété, la terre et les richesses, c'est-à-dire les bons lits, les bons dîners, les bonnes cheminées, des mains de ceux qui dorment bien, qui dînent bien, qui se chauffent, à ceux qui veillent, qui grelottent de froid et souffrent de la faim. Et, remarquez-la bien, cette éternelle vérité que plus l'homme devient heureux, plus il se rabaisse. Dans le malheur seul on est véritablement grand. La noblesse fut heureuse et rassasiée de jouissances animales; elle tomba aux pieds du tiers état qui était souffrant et plein de douleurs. Le tiers état aujourd'hui s'étend mollement sur de soyeux sofas; le peuple le jettera à bas ; car, lui, il a la force, la vigueur de la torture. Chez nous, au contraire, en Pologne, malheur sur malheur. Aussi nous ne visons point aux jouissances ma-
1. Corresp. avec Reeve, t. II, p. 44. Lettre du 1er mars 1833.
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térielles, mais à une gloire morale; point à un bien- être intérieur, mais à une indépendance nationale. Car, si je ne me trompe fort, viser au bien-être est d'un cœur étroit, mais penser à la liberté nationale est d'une âme noble. Mais tous ces nobles sentiments ont péri aujourd'hui dans l'Europe occidentale. La patrie ne joue plus de rôle; le bonheur matériel est tout; les uns, qui le possèdent, dé- sirent le calme; ceux qui ne l'ont pas désirent la lutte pour l'acquérir, et, comme partout où il y a lutte, il y a progrès, ceux-ci sont les plus forts humainement parlant, ceux-ci ont au moins une grandeur païenne ; mais ni les uns ni les autres n'ont de grandeur chrétienne. Aussi, j'ai foi en une vaste désolation. 11 faut que tout s'écroule en ruine, que tout devienne cimetière, et alors seulement j'espère en une régénération, mais pas avant. Nous, au contraire, Polonais, nous sommes dans un autre cas. Notre esclavage n'est qu'un accident momentané. Et si nous passons par tant d'épreuves, c'est que Dieu a voulu quelque chose de nous. Il nous corrige par la douleur, et, quand il nous aura épu- rés, alors nous seuls nous aurons la force de nous lever et de marcher, au milieu de tous ces vieux peuples qui, alors, auront atteint Page de la décrépitude et des dernières con- vulsions.
Il
LA COMEDIE NON DIVINE
C'est un fait bien extraordinaire que la sorte de drame dont allaient être bouleversés les siècles dix- neuvième et vingtième, et qui constitue l'un des traits essentiels de l'époque où nous vivons, n'ait frappé, vers 1830, presque aucun des grands poètes d'alors, en tant que matière artistique, et qu'il ne se soit trouvé qu'un seul d'entre eux pour l'introduire parmi les visions fameuses du grand Art. Sans doute,
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 217
la lutte des prolétaires contre ceux qui possèdent n'était point encore engagée : on ne la vit éclater qu'en 1848. Mais, justement, le rôle des poètes est de prévoir, d'an- noncer, de peindre ce qui va venir. On est donc stupéfait de constater pareille lacune, pareille défaillance d'intui- tion dans l'œuvre littéraire du Romantisme. Ceux des grands écrivains de cette période qui eurent le senti- ment que « toutes les solutions sociales étaient remises en question * » et, pendant une minute, « prêtèrent l'oreille au bruit sourd que font les révolutions encore enfouies dans la sape », cessèrent-ils bientôt d'épier avec angoisse la genèse de ce drame social qui allait pénétrer le drame politique et, par moments, l'effacer, le reléguer au second plan de la scène du monde? Ou prirent-ils une opinion trop optimiste du conflit latent? Crurent-ils que les deux adversaires y mettraient du leur et se feraient des concessions pour éviter les hor- reurs de la guerre civile? Eurent-ils, au contraire, conscience qu'il s'agissait d'un long drame2, d'une bataille acharnée, interminable, et que, pour en offrir au public la puissante image anticipée, il fallait joindre à la prévision intuitive les facultés du psychologue, du penseur, du dramatiste, et fondre le tout dans une forte peinture? Auquel cas il jugèrent à propos de se récu- ser devant la difficulté de la tâche, et faute de l'en- semble d'aptitudes nécessaire?... Toujours est-il qu'il ne se trouva que le seul Krasinski pour tracer par avance le saisissant tableau de la lutte nouvelle. Afin
1. Victor Hugo. Préface des Feuilles d'automne.
2. Lamartine eut le pressentiment de la durée de ce drame. 11 écrivait en 1831, dans la Politique rationnelle : « Plusieurs siècles passeront sur nos tombes avant que l'idée de liberté et d'égalité légales ait enfin trouvé sa vraie forme, mais tout indique qu'à travers des flots de sang et de misères, elle la revêtira enfin; alors le monde sera transformé. »
278 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
que la poésie ne cessât de mériter son antique renom de voyante, l'un des trois grands poètes romantiques de la Pologne écrivit sa vision inoubliable de la ter- rible pièce dont nos pères virent le début et qui continue sous nos yeux, qui continuera de même sous les yeux de nos fils, et que Julian Klaczko dénommait en 1862 : le drame de V avenir.
C'est en 1835, à la librairie polonaise Pinard, à Paris, que parut cette vision de prophète, vision à la fois psychologique, dramatique, héroïque, et d'une portée si étendue, si lointaine, qu'aujourd'hui encore elle reste aussi vraie, aussi actuelle qu'à l'époque où elle fut jetée sur le papier. Divers écrits et divers événements avaient frappé au plus haut degré l'esprit du jeune gentilhomme polonais. Il avait Iules livres d'Owen, de Saint-Simon, de Fourier. De Genève, il avait suivi très attentivement l'insurrection lyonnaise de 1831^. Il en avait perçu l'écho dans la région même du Léman, et au cours de ses conversations avec les gens du peuple. Il suffisait de s'arrêter dans une auberge pour y entendre des réflexions menaçantes et des paroles de haine contre les riches, pour y noter les sentiments bas, les appétits, le désir de prendre, de jouir, de se gorger et de tuer, qui ne se séparent guère des plus légitimes revendications de la faim, et bientôt les débordent. Combien ces rêves d'un bonheur immonde étaient odieux à un jeune homme qui appelait de tous ses vœux une meilleure organisation de la société, mais ne comptait pour y atteindre que sur la vertu de la dou- leur et du sacrifice, c'est encore ce que sa correspon- dance nous apprend. Peu à peu ses impressions et ses pensées au sujet du problème social se condensèrent
1. Voir Correspondance avecReeve,t. I, p. 347, 364, 379-382.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 279
puissamment en son âme ; et, de là, son premier poème : la Comédie non divine^.
Penser à écrire un drame sur l'apparition de la dé- mocratie — inévitablement flanquée de sa hideuse cari- cature démagogique — et sur la lutte qu'elle allait en- gager avec les privilégiés de la naissance et de l'argent, c'était déjà chose bien curieuse en 1835, puisque aucun autre que Krasinski ne s'en avisa; toutefois, ce n'est pas là que gît la grande originalité du poète en l'espèce. Ceci fut vraiment l'éclair de génie : le gentilhomme polonais ne se paya ni de mots ni de mirages. 11 ne craignit pas de faire comparaître devant lui les plus beaux rêves de ses contemporains et l'idée même que les plus nobles d'entre eux s'étaient forgée de l'avenir des hommes, d'appeler au tribunal de sa pensée les promesses de bonheur dont poètes et saint-simoniens enchantaient leurs semblables, les riantes perspectives de paradis terrestres où ils berçaient eux-mêmes et les autres, — et de confronter rudement ce trésor de l'imagination visionnaire avec la nature et la vie. En ce jeune voyant à l'intuition redoutable, qui pressentait que, par suite de la Révolution française, l'heure avait sonné de la lutte des classes et que le drame social allait mainte- nant dérouler ses péripéties, en ce jeune voyant il y avait encore un remarquable observateur; celui-ci fixa
1. Ainsi intitulée pour bien marquer que le sujet de l'œuvre est en ansolu contraste avec la conception mystique de Dante, et qu'il n'y a rien de sacré dans cette Comédie-ci. Dans la Divine Comédie, tout se modèle sur le plan divin, tel du moins que Dante pouvait l'imaginer : les mondes s'y superposent, et l'intuition du Florentin est comme une flèche de lumière qui ne plonge au monde infernal que pour illuminer les profondeurs de la justice de Dieu. Pour bien embrasser l'ensemble de la vision du grand poète du Moyen Age, pour découvrir le vaste sens de son épopée catholique et sa pensée entière, il faut s'élever au point de vue où lui-même remonte, c'est-à-dire se placer sur les sommets divins, là où rayonne la pure, l'éblouissante lumière du Paradis.
280 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
son œil aigu1 sur le monde où prenaient chair lesdeux idées antagonistes des temps nouveaux, regarda les foules et leurs meneurs, examina coryphées et com- parses, scruta leur âme à tous, perça jusqu'au fond de son époque, et lut le sinistre avenir. Dès 1835, on eût dit qu'il devinait les terribles jacqueries dont fut en- sanglantée la Pologne autrichienne, en 1846; il sem- blait qu'il aperçût aussi, à l'occident de l'Europe, les journées de Juin, la Commune, et tout ce que le ton- nerre d'en bas peut receler de menace. Fils de la na- tion tragique, et doué du seul sens de la tragédie, il ne s'attarda point à rire de l'éternelle comédie politique, pourtant si joyeuse : il laissa Tartuffe aux prises avec Gléon, méprisa les boniments et les parades des deux charlatans, ne prêta nulle attention à leurs suiveurs et àleurs dupes grouillant sur le Forum, omit avec le plus beau dédain toute cette pouillerie de l'Histoire : et il alla droit aux grands jours du Drame, aux jours de tempête et d'horreur. Sous les rouges éclairs de sa plume, ceux-ci se levèrent brusquement et réap- parurent : ressuscitant d'un passé très proche et d'où voici que surgissait l'image du très proche avenir, ils se dressèrent soudain en tumulte, hurlants, féroces, hérissés de piques, grimaçant de faces de démons, rauques de cris sauvages de tricoteuses, — passant dans la rafale en visions effrayantes.
Le lecteur des œuvres de Krasinski sut alors ce qu'il allait en advenir, au contact des hommes véritables, du beau rêve des poètes et des philosophes, et la mortelle
1. Rien de plus frappant que le regard de Krasinski, dans le portrait de 1843. Ce n'est plus du tout le regard de chimère, le regard envolé des Romantiques. C'est un regard aussi pur que le leur, mais plus pénétrant, plus perspicace. On sent qu'il est braqué sur les choses humaines, et qu'il voit dans leurs profon- deurs.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 281
offense que subiraient bientôt ces songes d'or, ces beaux songes humanitaires et lyriques où se complai- sait Târne du xixe siècle. Il fut prévenu que la théorie est une chose et que la pratique en est une autre ; et que ces idées généreuses, destinées par les plus purs des hommes à préparer le bonheur de leurs semblables, serviraient d'abord à édifier la fortune d'une foule de drôles très experts à brailler sur la place publique et à s'y proclamer les hérauts de la société future, mais surtout inimitables dans l'art d'exploiter l'espèce hu- maine et de se pousser à ses dépens, ne songeant in ■petto qu'à satisfaire leurs appétits, à se venger, à se nantir, à se gaver, toujours au nom du progrès, de la fraternité, de l'amélioration du sort des masses, du sou- lagement des classes pauvres, et d'une plus juste ré- partition des richesses. Bref, il apprit qu'une fois sor- ties de la catégorie de l'Idéal, une fois descendues du cœur et du cerveau du poète, les imaginations les plus nobles sont livrées aux bêtes, tombent dans la mêlée, dans la boue quotidienne, sont immédiatement salies, déshonorées. Rien de plus triste qu'une telle révélation ; et l'on pense que le jeune intuitif fut lui-même doulou- reusement surpris de sa découverte, car il apercevait la réalité juste à l'âge où les illusions sont la condition de la vie, la pâture de l'enthousiasme, l'aliment de la flamme poétique. Mais, autant que voyant et psycho- logue, il était artiste né; sans reculer devant les scènes qu'il évoquait, et sans que tremblât du tout sa main ni son pinceau de grand peintre, il peignit sa vision, comme un homme auquel le démon intérieur commande et qui ne peut faire autrement que de fixer et de mon- trer aux autres ce qu'il a vu.
Procéder de la sorte, c'était avoir, des hommes et des choses, une vue shakespearienne, la plus rare de toutes, mais aussi la plus féconde en vérités psycho-
282 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
logiques essentielles *. Et c'était là chose extraordi- naire en 1835, où tout était lyrisme, lyrisme littéraire ou lyrisme social2, où tout était poésie ardente, bouil- lonnement d'aspirations et de désirs, foisonnement d'idées nouvelles et de systèmes, mais où personne — Balzac à part — ne se préoccupait de voir la nature humaine telle qu'elle est, et, par conséquent, de pré- voir le démenti que la bête, avec ses instincts et ses appétits primordiaux — irréductibles à moins d'un mi-
1. Sans doute, ce n'est pas la vue la plus consolante, — et il s'en faut ! — puisqu'une telle vue, qui naît de la psychologie, soit intuitive, soit expérimentale, et qui nous renseigne sur le fond de l'homme, n'aboutit par là même qu'à nous faire souffrir davantage de l'écart que nous constatons entre l'Idéal moral et la nature humaine. Que pouvons-nous là contre? Il n'est que trop vrai qu'il y a plus d'Ahriman que d'Ormuzd dans l'homme. Tout de même, la conscience peut trouver quelque adoucisse- ment à se dire que la nature humaine peut s'amender et s'élever, mais seulement par la pratique des préceptes évangéliques. Krasinski, à l'époque romantique, et Tolstoï, de nos jours, ont très bien vu cela.
2. Et c'est probablement parce que tout était lyrisme, à l'époque, que le Romantisme échoua si complètement au théâtre. Une époque lyrique à l'excès, et qui ne cesse de bouillonner, où chacun est tout à la joie de l'émancipation récente et de la pleine liberté du sentiment personnel, une telle époque ne se verra pas vivre dans son ensemble et ne créera pas de drame. Il n'est presque personne qui n'y soit ivre des enthousiasmes et des fu- mées du Rêve, et au point de devenir incapable d'envelopper l'humanité de ce coup d'oeil lucide et vaste sans lequel on ne peut en jeter sur la scène une synthèse vivante. Le grand con- templateur, le Drame, a besoin de concentration et de sang-froid. J'ai expliqué ces choses dans un Essai sur les principaux carac- tères du Romantisme, Essai publié en 1902 par la Revue Idéaliste (N08du 15 janvier, 1er février et 15 février). En outre, le dramatiste sera souvent un solitaire, c'est-à-dire un homme plus soustrait que les autres aux pressions intellectuelles, et d'un coup d'oeil plus impartial. Tel fut Krasinski. C'est en partie pour cette raison qu'il faut voir en lui l'un des très rares shakespeariens du xixe siècle. Ibsen, qui en fut un autre, est aussi un solitaire et un contemplateur à l'àme aussi forte que triste.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 283
racle semblable à celui du christianisme primitif — allait bientôt infliger à ce qui s'agite aussi de l'ange en notre espèce. Krasinski surgissait donc comme un tragique avertisseur, qui se dresse devant l'homme aux jours de son orgueil, à l'heure où il se croit soulevé par le souffle de l'Esprit, où il s'imagine qu'il a secoué sa fange originelle et qu'il va désormais planer dans l'azur comme un dieu. Rôle de Cassandre, au reste : personne n'ajoutera créance aux prédictions du prophète de malheur, et il gémira dans le désert.
Quoi qu'il en fût, cette vue shakespearienne du mou- vement social et de la lutte des classes allait dramatiser le sujet, l'affranchir du langage écœurant, des allures bêtes et basses, de l'aspect hypocrite et vulgaire qu'il affecte dans la politique de tous les jours, bref, le net- toyer de sa crasse et de son odeur infecte, et lui per- mettre de relever du grand Art. Le poète polonais sentit, probablement d'une façon instinctive, et aussi parce qu'il était tout de même de son époque par certains côtés et que cette époque voyait tout en héroïque, — il sentit, dis- je, qu'il fallait aussi représenterez héroïque, et toujours à la Shakespeare, la bataille sauvage qui commençait entre la société révolutionnaire et la classe aristocratique dégénérée, mais puisant dans son désespoir la force d'accepter le combat et d'essayer de soutenir l'assaut jusqu'au bout. Il sentit de plus que, pour donner au sujet tout son relief et toute sa grandeur ,il était important de symboliser ces classes, c'est-à-dire de les résumer dans la personne de leurs chefs, d'en incarner les passions, les idées, la manière d'être, en de hautes et puissantes figures, qui, tout en étanttypiques, demeurassent pour- tant des individus, représentassent des personnalités bien à part : tels, le comte Henri, chef des nobles, et son adversaire Pancrace, dictateur des révolutionnaires, qui tous deux dominent la Comédie non divine de leur
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orgueil, de leur volonté, de leur génie. Ce n'était pas tout encore, et il importait extrêmement de trouver une forme, de composition à la fois large et souple, et pouvant enfermer sans compression ni gêne, sans que rien ne fût retranché ni rétréci delà pensée de Fauteur et sans que sa liberté créatrice en fût le moins du monde entravée, l'œuvre qui naîtrait d'une compréhension aussi puissante et aussi juste du sujet. Un moule spé- cial, un moule esthétique et philosophique à la fois, devenait ici nécessaire, le théâtre pur pliant en général sous le poids de la réflexion trop forte, — Hamlet n'est qu'une gageure et une réussite exceptionnelle — et, d'autre part, Krasinski se sentant bien trop puissant par la méditation et par la profondeur pour pouvoir faire de ce côté-là des sacrifices qui détruiraient par avance la portée de son œuvre. Il se décida donc pour la forme du drame allégorique, « la plus vaste et la plus libre que puisse trouver l'inspiration », comme le dit M. Klaczko.
C'est dans cette forme, et après avoir passé par la série d'intuitions que je viens d'énumérer, qu'il écrivit successivement la Comédie non divine et le poème dramatique d'Iridion. Occupons-nous d'abord de la Comédie non divine. Ce drame à peine écrit, l'auteur en exposa les événements et les caractères dans l'une de ses lettres à Reeve, et je ne puis mieux faire que de lui laisser la parole à ce sujet :
Depuis cet été, j'ai écrit un drame traitant des affaires présentes de ce monde, du principe aristocratique et popu- laire. Le héros est comte et poète tout ensemble ; je l'ai mis en contraste avec un chef populaire, un homme de génie sorti de l'obscurité et s'avançant à la tète d'un million de cordonniers et de paysans. J'ai introduit des scènes convulsives sur les ruines de cathédrales abattues, des chants de frénésie, des chœurs de juifs baptisés, de saint-
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simoniens, de femmes libres, de prophètes de l'avenir, de valets de chambre émancipés, de bouchers indifférents à tout hors à la passion du sang, de clubs d'assassins. Puis, au milieu de cela, j'ai montré le chef comprenant son œuvre, et les prosélytes entraînés par l'enthousiasme, ne comprenant rien. Et puis j'ai dessiné la figure du comte- poète, allant défendre ses frères dans le dernier asile, un château gothique. Il est égoïste comme poète, courageux comme noble, et, comme poète encore, il a le sentiment du sentiment ; il sent ce que c'est que d'être un bon mari, et il a fait mourir sa femme de folie et de douleur, il sent ce que c'est que d'être bon père, et son fils a hérité de l'aliénation d'esprit de sa mère; ce fils, le pauvre Georges, est devenu aveugle, et chante la prochaine des- truction de sa caste; et encore le comte Henri est am- bitieux ; il se réjouit d'être le chef de tant de barons et de princes rassemblés pour périr; il entend dans les caveaux du château des voix menaçantes; les anciennes victimes féodales le menacent : « Tu n'as rien aimé, rien adoré, hormis toi ; en toi est venu aboutir l'orgueil de ta race, et, pour cela, après quelques jours de gloire encore, tu périras sur le même rocher de douleur où nous avons péri de la main de tes pères. N'aie d'espérance ni sur la terre ni dans le ciel. » Lui pourtant combat en fu- rieux, ne veut pas se rendre, se moque de ses frères, comtes et barons qui veulent traiter; enfin, quand le châ- teau est pris, il se jette des murailles, et ses derniers mots sont: « Ah! ils ont couronné les tours; ils cherchent de l'œil le comte Henri. Je suis ici ! Mais vous ne me jugerez pas, car j'ai déjà pris ma route, je marche vers le jugement de Dieu. (Il s'avance vers le bord du précipice.) Je la vois toute ténébreuse, je la vois s'avancer vers moi à flots noirs et immenses, mon Eternité à moi, sans bords, sans îles, sans fin, et au milieu d'elle Dieu comme soleil qui brûle éternellement, resplendit éternellement, mais n'éclaire rien alentour. (Il fait encore un pas.) Ils courent; ils m'ont aperçu, Jésus et Marie ! Poésie, sois maudite par tous les siècles comme je le serai moi-même. Allez, mes bras, et coupez ces flots. » Puis il se précipite.
286 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
La victoire est au peuple. Ceux qui ont espéré en sa mi- séricorde sont envoyés à la mort. Et le chef, alors, accom- pagné d'un prophète convulsionnaire, monte seul sur les murailles, arrive par hasard à l'endroit où gisent le sabre et la loque du comte, qu'il a jetés en sautant.
Léonard {le prophète, V enthousiaste, le jeune homme). Maître, tu pâlis!
pancrace (le chef révolutionnaire) Vois-tu là-bas, en haut, en haut...
Je vois un nuage sur ce rocher tout rouge des derniers rayons du soleil.
PANCRACE
Là, il y a un signe terrible.
LÉONARD
Appuie-toi sur moi : tu pâlis de plus en plus.
PANCRACE
Un peuple entier m'écoutait il y a un instant : où est mon peuple?
N'entends-tu pas ses cris? Il te demande, il t'attend. Dé- tourne tes regards de ce rocher; tes yeux semblent se mourir, attachés à son sommet.
PANCRACE
Elle est là immobile. Trois clous, trois étoiles resplen- dissent sur ses côtés, ses bras sont comme deux éclairs.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 287
LÉONARD
Qui? où? Reprends tes forces !
PANCRACE
Galilœ, vicisti! (Il meurt.)
Il a vu la croix; et son ouvrage a été trouvé faux. Il est vaincu au moment de sa victoire ; son édifice est brisé et il meurt en répétant les derniers mots de Julien l'Apostat1.
Voilà comment il fait part de sa vision dramatique à son ami ; mais ce qu'il ne lui dit point, et ce que nous voyons en lisant la pièce, c'est l'extraordinaire puis- sance de plusieurs scènes, lesquelles dénotent une connaissance si terrible du cœur de l'homme, qu'elles nous donnent un véritable frisson de conscience. Ce qu'il ne dit pas non plus à Reeve, c'est l'impartialité psychologique dont il fait preuve dans la peinture des caractères, ne ménageant pas plus ceux du parti aris- tocratique que les autres, le regard plus clairvoyant et plus sévère encore pour les tenants des idées vers lesquelles il penche que pour leurs adversaires poli- tiques. Ce qu'il ne peut jeter dans sa correspondance, ce sont ces éclairs de réprobation dont il illumine et foudroie nos bas-fonds intérieurs, et au moment où, nous complaisant dans les mensonges de notre orgueil et d'une supériorité que nous nous prêtons ou qu'on nous prête, nous accumulons autour de nous ruines sur ruines, sans même nous douter de notre égoïsme pervers et de notre snobisme, comme on dirait aujour- d'hui. Si elle n'était pas si tragique et si atterrante, si elle ne nous obligeait pas à rentrer en nous-mêmes,
1. Correspondance avec Reeve, t. II, p. 56. Lettre du 19 dé- cembre 1833.
288 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
malades de honte et de remords, il n'y aurait pas d'ironie plus atroce que l'ironie macabre de Krasinski. Je l'ai déjà indiqué, la figure qui domine le drame est celle du comte Henri, et l'on ne peut nier que son âme ne soit forte, hautaine, dominatrice, héroïque même par moments. Quelle misère, pourtant, quelle peti- tesse, quel intellectualisme hideux ne se cachent pas sous les brillants dehors de ce gentilhomme, qui se croit poète et ne vit que de sensations ! Oui, ce n'est qu'une âme de sensations, et de sensations aussi ridicules que coupables : on se dit parfois qu'il relèverait des auteurs comiques, sans les catas- trophes dont il est cause, qu'il a préparées avec la plus rare inconscience, et qui soudain éclatent sous son toit, tuant les siens et assombrissant à jamais sa vie, Il s'est marié ; sa femme est jolie, douce, aimante, elle adore le comte : et lui, sous prétexte qu'elle n'est pas assez « poétique », qu'elle n'est pas « celle qu'il a rê- vée » que, depuis trop longtemps, « il dort près d'elle du sommeil du bourgeois allemand près de sa femelle allemande », il la délaisse pour des rêves saugrenus et factices, pour je ne sais quelle sylphide-fantôme dont il est hanté, et dans laquelle il croit reconnaître une jeune fille aimée jadis, aujourd'hui ravie à la terre et devenue l'un des esprits du monde invisible, d'où elle revient sans cesse et lui réapparaît comme l'image même de l'Idéal. Et plus l'hallucination se répète, plus il se dégoûte de son admirable compagne; il n'a que dédain pour elle, s'éloigne, la rudoie, quitte son foyer ; la comtesse en devient folle, et voyez maintenant la scène qui va se passer entre elle et lui dans la maison de fous, où il est accouru bouleversé, dès qu'il a appris l'internement de sa malheureuse femme :
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 289
Une chambre. — Fenêtre grillée. — Un lit. — La comtesse étendue sur un canapé.
le comte henri [entrant) Je désire rester seul avec elle.
la femme du médecin [derrière la porte) Mon mari se fâcherait si...
LE COMTE
Je veux être seul, — laissez-moi, vous dis-je. [Il ferme la yortc et s'avance vers sa femme.)
une voix [à travers le plafond)
Vous avez enchaîné Dieu. — Un Dieu est déjà mort sur la croix, — l'autre Dieu, c'est moi, et je suis livré aux bour- reaux !
une voix [à travers le plancher)
A la lanterne ! à la guillotine, les rois et les seigneurs ! C'est par moi que commence l'ère de la liberté des peuples!
une voix [à droite)
A genoux devant le roi, votre seigneur et maître, votre souverain légitime?
[une voix [à gauche)
La comète apparaît déjà dans le ciel... le jour du terrible jugement approche.
LE COMTE
Me reconnais-tu, Marie ?
19
290 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
LA COMTESSE
Ne t'ai-je pas juré fidélité jusqu'à la tombe?
LE COMTE
Viens, donne-rnoi la main... sortons d'ici.
LA COMTESSE
Je ne puis me soutenir... mon âme s'est retirée de mon corps, — elle est concentrée tout entière dans ma tête.
LE COMTE
Laisse-moi Remporter.
LA COMTESSE
Encore quelques instants... etje deviendrai digne de toi.
LE COMTE
Comment?
LA COMTESSE
J'ai prié pendant trois nuits et Dieu m'a enfin exaucée !
LE COMTE
Je ne te comprends pas.
LA COMTESSE
Depuis que je t'ai perdu, un grand changement s'est opéré en moi. « Seigneur ! » me suis-je écriée, — et je me suis frappé la poitrine, — et j'ai posé sur mon sein un cierge béni, j'ai fait pénitence et j'ai crié : — « Mon Dieu, fais descendre sur moi la flamme de l'inspiration ! » et, le troisième jour, je suis devenue poète.
LE COMTE
Marie !
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 291
LA COMTESSE
Henri, tune me dédaigneras plus, — je suis remplie d'ins- piration, et, le soir venu, tu ne me quitteras plus.
LE COMTE
Ni le jour, ni la nuit.
LA COMTESSE
Vois maintenant si je ne suis pas devenue ton égale en puissance! Il m'est donné de comprendre tout, de m'inspi- rer, d'éclater en paroles, en chants de victoire. Je chanterai les mers et la foudre, et les étoiles, oui, et les astres et les orages! Un mot inconnu m'échappe encore : le combat, — je dois voir le combat; conduis-moi au combat; — alors je regarderai, — je décrirai tout, et les cadavres, et le suaire, et la vague, et la rosée, et le cercueil...
Autour de moi se déroulera l'infini, Et comme un oiseau planant dans l'espace, Mes ailes fendront l'azur de l'immensité ; Et sans cesse volant, je disparaîtrai Dans le noir néant !
LE COMTE
Malédiction!
la comtesse (Ventourant de ses bras) Mon Henri, que je suis heureuse !
voix {à travers le plancher)
J'ai tué de ma main trois rois, dix restent encore et cent prêtres qui chantent la messe.
une voix {à gauche)
Le soleil va s'éteindre, — et dans leur marche les étoiles commencent à chanceler, — malheur ! malheur !
292 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
LE COMTE
Il est venu déjà pour moi, le jour du jugement !
LA COMTESSE
Chasse le souci de ton front, car tu m'attristes, — que te manque-t-il encore?... Ecoute, j'ai quelque chose à te confier.
LE COMTE
Parle, je ferai ce que tu voudras.
LA COMTESSE
Ton fils sera poète.
LE COMTE
Que dis-tu?...
LA COMTESSE
En le baptisant, le prêtre d'abord lui a donné nom : Poète, — et puis : Georges-Stanislas. — C'est mon œuvre, — je l'ai béni, — j'ai ajouté une malédiction, et il sera poète ! Ah ! que je t'aime, Henri!
une voix (sortant du plafond) Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font.
LA COMTESSE
Cet homme est atteint d'une étrange folie, n'est-ce pas?
LE COMTE.
Bien étrange, en effet.
LA COMTESSE
Il ne sait ce qu'il dit, mais moi je te dirai ce qui advien- drait, si Dieu devenait fou. (Elle le prend par la main.) Les mondes s'égarent dans l'espace, roulant sur les hau-
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 293
teurs, puis retombant dans l'abîme. Chaque créature, chaque vermisseau crie : «Je suis Dieu! » et ils meurent tous les uns après les autres, et les comètes et les soleils s'éteignent aussi. Le Christ ne nous sauvera plus : à deux mains il a pris sa croix et l'a jetée dans l'abîme. Entends- tu cette croix, espoir de millions de générations, rebondir en tombant d'étoile en étoile ? Elle éclate, elle se brise, et, de sa poussière, elle obscurcit l'univers! — La très sainte Vierge seule prie encore, et les étoiles, ses servantes, lui seront encore fidèles, mais elle ira aussi où va le monde entier.
LE COMTE
Marie, veux-tu revoir ton enfant?
LA COMTESSE
Je lui ai attaché des ailes et je l'ai envoyé à travers l'uni- vers s'imprégner de tout ce qui est beau, grand et terrible, — il reviendra un jour et t'apportera le bonheur ah!
LE COMTE
Tu souffres?
LA COMTESSE
Quelqu'un a suspendu une lampe dans ma tête, et cette lampe se balance d'une manière atroce.
LE COMTE
Marie, ma bien-aimée, sois calme comme tu l'étais jadis '
LA COMTESSE
Lorsqu'on est poète, on ne vit pas longtemps !
LE COMTE
Holà ! du secours ! du secours! (Plusieurs femmes entrent, suivies de la femme du médecin.)
294 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
LA FEMME DU MEDECIN
Des sinapismes!... des remèdes, — courez à la pharmacie. — C'est vous, Monsieur, qui êtes cause de cet accident... mon mari va me gronder.
LA COMTESSE
Adieu, Henri !
LA FEMME DU MÉDECL\
C'est donc vous qui êtes Monsieur le comte.
LE COMTE
Marie ! Marie ! (Il F embrasse et la couvre de caresses).
LA COMTESSE
Ami, je me trouve bien, car je meurs près de toi! (Sa tête s'incline.)
LA FEMME DU MÉDECIN
Quelle rougeur sur sa figure ! le sang a monté au
cerveau ...
LE COMTE
Il n'y a pas de danger? ce ne sera rien, n'est-ce pas?....
(Le médecin entre et s'approche du canapé.)
LE MÉDECIN.
Vous l'avez dit, ce n'est déjà plus rien, elle est morte1 !
La voilà, l'œuvre du comte-poète, le voilà, le fruit des rêveries à la lune de ce dilettante : elles sont là, dans cette terrible scène, les conséquences d'un aussi beau début dans la vie d'homme fait. Soyez sûr, d'ail- leurs, que cela ne le corrigera point et qu'on le verra recommencer à chasser à la sensation, non pas, il est
1. La Comédie non divine. Traduction Ladislas Mickiewicz.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 295
vrai, cette fois, au sujet d'amours vaporeuses, mais à propos de guerre ; pour se donner un autre genre de frisson, il se jettera dans la lutte sociale. Car, aujour- d'hui, « Personne ne veut être ce qu'il est, chacun rêve d'être un Napoléon... Tout ce sublime n'est que du ridicule. L'imagination dévergondée plane au-dessus de toutes les têtes; il y a peu de poitrines qui ren- ferment un cœur. De là tout cet amas de niaiseries, cette longue traînée d'ennui s'efïorçant de trouver une occupation, ne voulant en accepter aucune, et alors se jetant dans l'extraordinaire, dans le fantastique, s'y vautrant sans but, ne créant rien de nouveau, car le principe créateur, le cœur, n'est pas là... De là, chez les hommes de notre temps, ce manque à'ari en poésie, d' 'énergie en politique, de foi en croyance ' ... » Le comte Henri n'aura point manqué toutefois — il faut en con- venir — d'énergie en politique ; il a le coup d'œil aigu du chef, le sens ferme, le don du commandement; mais la foi, en croyance,\\\i aura fait totalement défaut ; aussi son châtiment s'apprête, et ce sera le plus inouï des châtiments. Ce ne sera point le supplice physique, ce sera pire : ce sera la torture morale, et elle lui sera infligée par l'être qu'il aime le plus et dont il est le plus aimé, par son fils, ce pauvre petit Georges, qui se ferait hacher pour le comte, mais qui est poète, lui, poète pour de bon, puisque son père aimait tant la poésie et que sa pauvre mère, au moment où elle al- lait devenir folle, a supplié Dieu que son fils fût poète, afin que celui qui l'avait engendré l'aimât, et ne le repoussât point un jour comme il avait fait de l'épouse ! C'est donc un vrai poète, un voyant, un inspiré, que ce pauvre petit Georges : il est atteint de cécité, mais il voit par les yeux de l'âme, et, aux heures terribles, une
1. Correspondance avec Reeve, t. II, p. 61. Lettre CXXXIV.
296 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
force invincible l'oblige à communiquer les visions intérieures dont il est assailli ; alors il prophétise, il parle comme dans un rêve, comme dans le plus ef- frayant des rêves ; il dit ce que je vais transcrire, écoutez, car c'est peut-être ici la scène la plus tra- gique de tout le théâtre du xixe siècle :
Les souterrains et cachots du château-fort de la Trinité, as- siégé par les révolutionnaires, et dernier refuge du parti aristo- cratique. — Grilles en fer, chaînes, instruments de torture brisés, ossements d'anciennes victimes des temps d'autrefois, de l'âge des seigneurs féodaux. — Le comte Henri tient une torche; il est auprès d'une pierre sur laquelle Georges est debout.
LE COMTE
Retourne ; — je t'en supplie, viens avec moi.
GEORGES
N'entends-tu pas leurs voix? n'aperçois-tu pas leurs formes?
LE COMTE
Le silence des tombeaux nous entoure, et la lumière de la torche n'éclaire qu'à quelques pieds de nous.
GEORGES
Ils approchent... je les vois;— l'un après l'autre, ils montent des étroites profondeurs, et là, au fond, ils vont s'asseoir.
LE COMTE
Ta folie fait mon désespoir, — tu es fou, mon enfant, et tu m'ôtes mes forces alors que j'en ai tant besoin !
GEORGES
Je vois en esprit leurs pâles figures, graves et sévères, se réunissant pour un jugement terrible, — le coupable avance morne comme un brouillard d'hiver.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 29'
CHŒUR DES VOIX.
Au nom du droit et de la force, que nous ont donnés nos souffrances, nous, jadis enchaînés, frappés, torturés, brisés sous les fers, abreuvés de poison, enfermés, murés tout vivants dans la tombe, à notre tour, torturons, jugeons, condamnons, et Satan sera le bourreau !
LE COMTE
Que vois-tu?
GEORGES
L'accusé, l'accusé qui s'avance avec un geste suppliant.
LE COMTE
Qui est-il?
GEORGES
Mon père!... Oh! mon père !
UNE VOIX
Avec toi finit la race maudite, — en toi elle a résumé toutes ses forces, toutes ses passions et tout son orgueil, mais c'est pour mourir !
CHŒUR DES VOIX
Pour n'avoir rien aimé, rien adoré que toi-même et tes pensées, tu es damné, — damné pour l'éternité !
LE COMTE
Je ne vois rien, mais j'entends sous terre, dans l'air, autour de moi, partout, des soupirs et des menaces.
Il a relevé la tête, comme toi, mon père, quand tu es en colère, il répond par une parole arrogante comme toi, quand tu méprises.
CHŒUR DES VOIX
C'est en vain, — c'est en vain, plus de salut pour lui, ni sur la terre, ni dans le ciel.
298 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
UNE VOIX
Encore quelques jours de cette gloire terrestre et vaine, dont tes ancêtres m'ont frustré, moi et mes frères, et tu périras, toi et les tiens, sans sépulture, sans les cloches qui sonnent le deuil, sans les larmes des amis et des parents. — Votre mort sera comme la nôtre, triste et affreuse, et sur ce même rocher de douleur.
Ah! je vous reconnais enfin, esprits maudits! (Il fait un mouvement en avant.)
Mon père, n'avance pas plus loin. — Au nom du Christ, je t'en conjure, mon père!
le comte (s arrête) Dis, dis-moi qui tu vois ?
GEORGES
C'est la figure... La figure de qui ?
le comte
GEORGES
C'est un autre toi-même, — affreusement pâle, — en- chaîné, — maintenant ils te torturent, j'entends tes cris... [Tombant à genoux.) Père, pardonne-moi... ma mère est venue cette nuit et m'a ordonné... (Il s'évanouit.)
le comte (le prenant dans ses bras)
Ce dernier coup me manquait! ah! mon propre enfant m'amène au seuil de l'enfer! Marie, esprit implacable! Mon Dieu, et Toi, autre Marie, que j'ai invoqués tant de fois !... Là commence l'infini de la douleur et des ténèbres, — remontons à la lumière, — je dois encore combattre les hommes, — puis viendra l'éternel combat. (Il entraîne son fils.)
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 299
CHŒUR DES VOIX DANS LE LOINTAIN
Pour n'avoir rien aimé, rien adoré que toi, que toi- même et tes pensées, tu es damné, damné pour l'éternité {
Je devrais clore ici ce chapitre, car la dernière scène de la Comédie non divine dont je tienne à donner un fragment rapide — bien que lapins fameuse de l'œuvre et quoique de premier ordre, à coup sûr, — est pourtant inférieure, à mon sens, à celle qu'on vient délire. Mais c'est la scène centrale, et le poète y a rendu en traits vivants, en mots de feu, ces passions sociales dont nous habitons toujours la fournaise, ce drame du présent et de l'avenir qui finira quand et comment?... La scène en question retrace l'entrevue du dictateur des révolu- tionnaires et du chef des aristocrates. La position du comte Henri est désespérée : il va être forcé dans la citadelle de la Trinité. Pancrace, qui ne peut se dé- fendre d'un sentiment secret de grande admiration pour son illustre adversaire, lui a fait demander un sauf-conduit. Il veut le voir, lui parler, le convaincre de l'inutilité de sa défense et lui offrir la vie sauve :
Une vaste salle. — Portraits de dames et de chevaliers. — Au fond, un pilier auquel est suspendu un écusson portant des ar- moiries. — Le comte est assis à une table de marbre. — Une lampe, des pistolets, un sabre et une pendule devant lui. — En face, une autre table, avec des coupes en argent et des am- phores.
LE COMTE, PANCRACE
PANCRACE
Je suis venu à toi, car je voulais te connaître d'abord, puis te sauver.
1. Traduction Ladislas Mickiewicz.
300 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
LE COMTE
Merci pour l'un; quanta l'autre, fie-toi à mon sabre.
PANCRACE
Ton sabre ! ton Dieu ! vains fantômes !
LE COMTE
Je te connais, toi et ton monde nouveau! J'ai vu dans les ombres de la nuit les danses de ta populace, — de ces hommes dont les têtes courbées te servent de marche- pied. J'ai vu tous les crimes du vieux monde, habillés à neuf, entonnant une chanson nouvelle, mais qui finira par le refrain séculaire: De la chair, de l'or, et du sang! — Mais toi, tu n'y étais pas, tu ne daignais pas descendre au milieu de tes enfants, car tu les méprises au fond de ton âme. Encore quelques moments, et, si tu gardes ta raison, tu te mépriseras toi-même ! Va, laisse-moi ! (Il s'asseoit au pied du pilier où pendent ses armoiries.)
PANCRACE
Mon monde n'a pas encore acquis son développement, c'est vrai. — Ce géant n'a pas atteint sa croissance, il a besoin de nourriture, de bien-être : mais les temps vien- dront. (IZ se lève, s' approche du comte et s'appuie contre le pilier.) Viendra le moment où ce monde aura conscience de lui- même, et dira: — Je suis!... et pas une autre voix dans l'uni- vers entier ne pourra répondre : — Je suis aussi!
LE COMTE
Et ensuite ?
PANCRACE
De cette génération, qui marche et se développe sous la puissance de ma volonté, surgira une race nouvelle, défi- nitive, toute-puissante. Pour la première fois de tels hommes auront paru sur la terre. Ils seront libres et maîtres du globe, d'un pôle à l'autre; — le monde ne sera qu'une seule
LE POETE ANONYME DE LA POLOGNE 301
cité florissante, une seule demeure de bonheur, un seul atelier d'industrie et de richesse.
LE COMTE
Tes paroles mentent, — mais ton visage impassible et froid ne ment pas, — l'enthousiasme n'y éclate point. (Il montre les portraits de ses ancêtres.)
Vois ces figures : la pensée de la patrie, du foyer, de l'honneur, pensée ennemie de la tienne, se lit dans les rides de leurs fronts. Cette pensée qui fut en eux, vit aujourd'hui en moi, — mais toi, homme de rien, dis-moi où es ton foyer? — Chaque soir tu dresses ta tente sur les ruines d'une maison étrangère, et tu la plies le matin pour aller camper plus loin. Tu ne connais point de foyer, et tu n'en connaîtras pas tant que je trouverai cent hommes qui répé- teront après moi : « Gloire à nos pères ! »
PANCRACE
Oui, gloire à tes pères sur la terre et dans les cieux! En vérité, ils peuvent se glorifier.
Vois ce staroste, il tirait aux vieilles femmes comme aux moineaux, et, tout vivants, faisait griller les Juifs. — Celui- là, avec les sceaux en main, grand chancelier, falsifiait les actes, brûlait les archives, achetait les juges, et, par le poi- son, hâtait les héritages ; de là tes terres, tes rentes et ta puissance. — Cet autre, brun, aux yeux brillants, semait l'adultère dans la maison de ses amis ; cet autre, avec la Toison d'or et son casque italien, a servi l'étranger. Cette belle châtelaine, pâle, aux cheveux noirs, se livrait à son page, — cette autre lit une lettre de son amant, sourit et attend la nuit. — Cette autre encore, avec cet épagneul sur sa robe d'or, était la maîtresse d'un roi. — De là vos généalogies non interrompues et sans tache. — J'aime ce gaillard en justaucorps vert. Il ne faisait que boire et s'eni- vrer avec les gentilshommes, ses frères, et envoyait ses paysans en compagnie de ses chiens chasser le cerf. Folie et oppression partout ! voilà votre sagesse et votre force !
Mais le jour du jugement est proche, et, en ce jour, je le
302 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
jure, je n'oublierai aucun de vous, aucun de vos ancêtres et aucune de vos gloires !
LE COMTÉ
Tu te trompes, fils de manant! Toi et les tiens existeriez- vous, si nos ancêtres ne vous avaient nourris de leur pain, défendus de leurs bras ; et, lorsque d'un troupeau de brutes vous devîntes des créatures humaines, ils vous construi- sirent des églises et des écoles, partageant avec vous tout, sauf les dangers de la guerre, parce qu'ils savaient que vous n'étiez pas faits pour la guerre. Tes paroles, Pancrace, se brisent contre leur vieille gloire, comme jadis le glaive des païens se brisait contre leurs armures. Elles ne troubleront même pas la paix de leurs cendres, elles se perdront dans l'air, comme les hurlements d'un chien enragé qui court en répandant sa bave et expire sur le bord du chemin. — Et maintenant, il est temps de nous quitter, — mon hôte, sors libre !
PANCRACE
Au revoir, sur les remparts de la Trinité, et lorsque vous n'aurez plus ni poudre, ni balles...
Eh bien, nous nous rapprocherons à la distance de nos épées. — Au revoir!
PANCRACE
Nous sommes deux aigles de la même espèce, mais ton nid est brûlé par la foudre. (Il prend son manteau et son bon- net rouge.) En quittant ce seuil, je laisse la malédiction due à la sénilité, — je te voue, toi et ton fils, à la destruction !
LE COMTE
Holà, Jacob! (Jacob entre.) Reconduisez cet homme aux avant-postes.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 303
JACOB
Ainsi Dieu me vienne en aide1 ! (Ils sortent.)
III
LE POÈME DRAMATIQUE D? Iridîon
Lorsqu'on vient d'achever la lecture de la Comédie non divine, on s'acharne à creuser le sens de l'image finale. Sans doute on a compris immédiatement qu'en évoquant le symbole sacré, l'auteur a voulu condamner, au nom du christianisme, l'œuvre purement matéria- liste et athée de l'esprit révolutionnaire ; mais le poète entend-il aussi que la religion de la Croix n'a pas dit son dernier mot, qu'elle ne cessera pas de régner — quel que soit l'amas des ruines sociales imminentes, — qu'elle repoussera plus verte et plus fraîche de ces ruines mêmes, et qu'après les destructions et les fu- reurs, elle seule renouvellera le vieux monde, trou- vera le remède aux maux de l'espèce humaine, et non pas seulement aux maux spirituels?
11 est probable que tel est le sens — peut-être un peu caché — de cette conclusion, et qu'elle dut s'esquisser de la sorte au fond de la pensée de l'auteur; mais alors, nous disons-nous par association d'idées, quelle besogne ont donc bien pu faire les dix-huit siècles qui se sont
1. Traduction Ladislas Mickiewicz. — Je dois prévenir le lec- teur que, pour cette scène, j'ai rapproché des parties du dialogue qui, dans le texte, sont éloignées les unes des autres. Je suis obligé parfois d'abréger, de resserrer, pour ne pas allonger indé- finiment. Et cela, d'autant plus que j'ai multiplié les citations au cours de ce volume.
304 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
écoulés depuis la venue de Jésus, et en sommes-nous à ce point que rien — ou presque — n'ait encore été appli- qué parmi nous des préceptes de l'Evangile? Et s'il en est ainsi, si tout reste à faire, combien la tâche va être rude, — mais rude à se sentir las d'avance — mainte- nant qu'il ne s'agit plus seulement de mériter pour soi- même le royaume des Cieux, déjà si dur à ravir, mais encore de réaliser ici-bas l'idée de Justice et de donner leur part des biens de la terre à ces masses souffrantes qui grondent et ne désarmeront point qu'elles n'aient été satisfaites?
Cela, c'est tout le problème d'aujourd'hui et de demain. Krasinski ne cessa d'en être hanté, et d'une obsession semblable à celle qui nous poursuit tous, à l'heure présente. Pour s'en convaincre, il suffit de lire celle de ses œuvres qui a pour titre : Le poème inachevé ; il y travailla toute sa vie, ne parvint pas à la finir, et elle ne fut publiée qu'après sa mort. Ce long poème ne pouvait être écrit que par un homme en qui fusionnèrent une culture immense et un grand pouvoir poétique : l'histoire universelle s'y déroule en une suite de visions dont quelques-unes sont merveil- leuses ; et l'on y sent filtrer, même au travers des pires drames, un peu de la lumière de ce Paraclet qui doit être un jour le soleil de l'humanité. Mais, pour aider à son avènement, nous n'avons que faire de la violence : con- trairement aux affirmations d'autres prophètes-poètes ^,
1. La dernière partie du Poème inachevé renferme une allusion très claire à Slowacki, dont l'imagination impressionnable fut un moment conquise par l'esprit révolutionnaire. Krasinski dé- signe son confrère sous le nom de Julinicz. Il avait été outré à juste titre de se voir un jour attaqué d'une façon aussi injuste que virulente par cet illustre rival qu'il avait été presque seul à glorifier, alors que tout le monde méconnaissait son mérite. Il est pénible d'avoir à blâmer les strophes intitulées : A V auteur des trois Psaumes ; mais le ton en est répréhensible.
LE POETE ANONYME DE LA POLOGNE 305
elle ne peut que provoquer les réactions, détruire les espérances, ajourner indéfiniment l'ère nouvelle. La haine, la vengeance, la Révolution en un mot, telle est Thérésie capitale, le monstre ; telle est la tare des plus justes revendications, telle est la mauvaise racine qu'il faut extirper ; on ne fondera nulle société frater- nelle sur la destruction et sur l'athéisme. Il n'y a d'autre moyen de préparer le règne de l'Esprit de justice et d'amour que la régénération intérieure et le perfectionnement moral : il n'y a d'autre route vers un avenir meilleur que l'ascension spirituelle et la pratique de la religion évangélique. Cela est bien, et tout semble dit; reste une dernière angoisse, et combien cruelle! reste l'énigme insoluble. Oui, j'en tombe d'accord avec le poète, la question sociale est en dernière analyse une question morale; sans doute, on aura résolu la ques- tion sociale et balayé la misère lorsque les hommes au- ront enfin compris et pratiqué l'antique et sublime pré- cepte : «Aimez-vous les uns les autres.» Seulement... comment arrivera-t-on à le leur faire comprendre et pra- tiquer? Quel homme de tant soi peu d'expérience ne sera frappé de cette pensée d'un moraliste : « L'amour a dans l'égoïsme un rival à sa taille. » Pour que les cœurs frissonnassent et se fondissent, il faudrait qu'un large souffle passât de nouveau sur eux, souffle venu de quel ciel ? Il faudrait une voix d'un timbre divin, qui portât par toute la terre et fit couler des larmes de tous les yeux, qui frappât au cœur de l'homme avec les paroles justes et décisives et réussît à l'ouvrir pour la suite des siècles... D'où viendra la voix céleste? Qui donnera, du Sermon sur la montagne, une interprétation à l'usage du monde moderne? D'où viendra, « d'où viendra la réno- vation des âmes * » ?
1. L'expression est de M. Edouard Rod, dans l'un de ses derniers romans : Un Vainqueur. L'auteur y dépeint la lutte d'un indus- triel contre les lois ouvrières.
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306 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Hélas, personne ne le sait, et les socialistes, qui prétendent renouveler la face de la terre, sont vrai- ment bien peu qualifiés pour cette tâche. Us se figurent tout résoudre par le mécanisme. Ils pourront lais- ser certaines lignes d'organisation matérielle, certains cadres utiles : ils s'entendent à créer des groupe- ments, des syndicats, à confectionner des lois ou- vrières. Ceci dit, il est impossible de trouver plus pauvres connaisseurs de l'âme humaine. Les socia- listes ignorent le monde moral, si délicat, si immense, si divin, rédemption de ce qu'il y eut de bas dans l'his- toire et de ce qu'il y a de bas dans la vie, et auquel la civilisation aboutit, comme à son couronnement. Si, d'aventure, ils en soupçonnent l'existence, c'est pour le dédaigner ou le haïr, pour exercer sur lui des re- présailles, se venger sur lui des infamies dont les bigots de toute époque essayèrent de le déshonorer, sous prétexte de le défendre, — et se faire fanatiques et persécuteurs à leur tour. C'est perdre sa peine que de leur demander de réfléchir sur cet héritage de be- soins intellectuels, esthétiques, religieux, qui consti- tue l'acquit raffiné des siècles ; ils sont bien trop aveugles pour se douter de l'attrait invincible qu'exerce sur l'âme humaine la pensée de cet Inconnu d'outre- tombe, dont elle est séparée par le grand voile qui fait son désespoir ; comment leur persuader que l'homme ne renoncera jamais à chercher au delà du mystère de sa courte existence, dont la racine plonge dans les abîmes, mais dont la fleur aspire à se détacher de sa tige et à s'envoler vers une vie plus haute?... Jus- qu'ici, les socialistes n'ont cessé de méconnaître l'essence et le but de la vie1.
1. Ces lignes étaient écrites depuis plusieurs mois déjà, lorsque je suis tombé sur certaines lignes de M. Gustave Deberme, qui,
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Telles furent les pensées que Krasinski roula dans sa tête, de 1830 à 1859, et les quelques réflexions qui sont miennes, dans les pages précédentes, ne diffèrent pas sensiblement de celles qu'il exprima ou qu'il eût pu exprimer. Mais, en tout ceci, nous n'avons encore parlé que de ceux des enseignements du poète qui s'adressaient à l'humanité en général et non pas à tel groupe humain en particulier; or, il existait une race à laquelle Krasinski portait un amour d'autant plus immense qu'il en était fils et qu'il n'y en avait pas d'aussi malheureuse en ce monde : c'étaient les Polo- nais. A ceux-là, le Poète anonyme devait léguer encore les plus utiles paroles ; et c'est de ses avertissements de patriote que nous avons à nous occuper pendant le reste de ce travail.
Il les formula selon le mode des grands artistes, c'est-à-dire par une fiction encore plus impression- nante peut-être que la Comédie non divine ; le poème dramatique d'Iridion allait signifier cette fois-ci qu'il est coupable de vouloir atteindre un grand but par les voies d'airain, et de s'y diriger avec la haine pour seule compagne et seule inspiratrice, le mal pour seul auxiliaire, en n'employant que le mensonge, la dissi- mulation, la force, en n'hésitant pas même à broyer sous un talon de fer les êtres les plus touchants et les plus nobles. Puen d'extraordinaire à ce que le Grec Iridion, dernier descendant de Philopœmen, voie se déchirer la trame qu'il a ourdie avec tant d'adresse pour venger l'asservissement de sa patrie et détruire la Rome impériale ; car il y quelque chose de fatal et
de ce même point de vue moral où je viens de me placer, font du socialisme la critique la plus juste et la plus frappante. Je regrette de ne pouvoir citer ces lignes ; mais je suis heureux de me rencontrer avec un homme aussi respecté pour sa vie toute de dévouement et d'apostolat social.
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de mystérieux dans l'échec des complots qui ne pro- cèdent que d'un désir de revanche.
Vlridion parut en 1836 ; et l'avertissement patrio- tique qui se dégageait de cette œuvre arrivait à son heure, ainsi que Ta très bien dit Julian Klaczko. Je tiens à citer la page où cet éminent esprit a peint l'état d'âme créé chez ses infortunés compatriotes par les affreuses persécutions de Nicolas ; elle éclaire, en la soulignant de faits précis, la terrible pièce de Mic- kiewicz : A la mère polonaise ; elle nous montre les sinistres conséquences auxquelles peuvent aboutir les forfaits d'un tyran, lequel est d'une telle malfai- sance que non seulement il supplicie les corps, mais que, de plus et par contre-coup, il empoisonne, dans Tàrne d'une nation, jusqu'aux sources de la vie morale :
Le démembrement de la Pologne avait créé une situation étrange, en dehors des règles ordinaires de la vie d'un peuple, une situation constamment tendue, fiévreuse, dé- létère, et qui minait à plus d'un égard la moralité de la nation, qui menaçait de pervertir chez elle le sens du droit et du juste. Ce n'est pas seulement par ce qu'elle se per- met contre l'opprimé que la domination étrangère est odieuse ; elle l'est encore bien plus par ce que l'opprimé se croit permis contre elle. L'existence faite à la Pologne par le triple joug se résumait, à l'intérieur, dans la né- cessité de simuler et de dissimuler, dans la ruse élevée à la hauteur d'un devoir civique, dans l'art de tromper les maîtres devenu une vertu. A l'extérieur, pour les enfants rejetés dans l'exil, elle créait la mission de lutter contre l'ennemi sur tous les champs de bataille et par toutes les voies. Le seul exemple de Bem suffit pour faire entrevoir le péril que peut courir le sentiment intime d'une nation dans une pareille lutte à outrance. Que le soldat glorieux d Ostrolenka et de la Transylvanie ait embrassé la foi de' Mahomet dans l'unique espoir de guerroyer contre les Russes, certes cela peut démontrer à quelle éclipse de sens moral est sujette parfois l'âme la plus héroïque. Mais que
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le renégat illustre n'ait rien perdu pour cela de son pres- tige auprès de la nation la plus fervente dans sa foi et dont toute l'histoire ne fut qu'un combat sans relâche contre l'Islamisme, que le paysan de Posen ait continué à entendre et à saluer dans le son des cloches de son église le nom toujours magique et vénéré de Bem, ceci est tout autre- ment grave et montre de quels sentiments la nation est animée pour ceux qui l'aiment. Et que dire de ces idées d'un panslavisme vengeur qui commençaient à germer et à éga- rer les esprits précisément à l'heure où le Poète anonyme méditait sa seconde œuvre ? Que dire de cette doctrine étrange, satanique, qui prêchait le suicide pour pouvoir donner la mort, qui recommandait la servitude volontaire, l'accord avec le plus cruel, mais aussi le plus fort des adversaires, pour se venger des moins coupables, et se complaisait dans l'espoir de préparer un nouvel Attila à ce monde resté spectateur de la crucifixion d'un peuple'?... Aux heureux de la terre, à ceux qui jouissent d'une patrie indépendante et libre, il est difficile, il est presque impos- sible de comprendre tout l'enfer de tentations, de supplices, qui se résume pour un peuple subjugué dans ce seul mot : l'esclavage ; mais le Poète anonyme comprit cet enfer et en frémit. En se plongeant dans les profondeurs de « l'âme polonaise », il y rencontra tout d'abord ce courant d'idées sombres, farouches, « et il eut froid ». Il eut peur de ce sentiment national qui ne se nourrissait que de haine contre les dominateurs ; il eut peur de cet amour de la patrie plus fort que la mort, mais qui n'avait que des pen- sées de mort. Il voulut donner un avertissement à son peuple, et il écrivit YlridionK
Suit l'analyse du poème, en quinze pages de la Revue des Deux Mondes, et c'est un travail de pre- mier ordre. Nous n'y avons relevé qu'une seule lacune : M. Klaczko ne transcrit aucune scène de l'œuvre. Or, il me semble qu'en mettant sous les yeux du lecteur
\. La Poésie polonaise an XIX' siècle et le Poète anonyme, par Julian Klaczko (Revue des Deux Mondes, janvier 1862),
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deux des plus émouvantes, nous pouvons, nous aussi, faire entrevoir qu'il s'agit encore ici d'une création vraiment splendide, moins vaste sans doute que la Comédie non divine, mais supérieure au premier drame en tant que vie et variété des caractères, et aussi en tant que vie et variété des scènes, force de mouvement, rapidité d'action. L'une des deux scènes auxquelles je viens de faire allusion rivalise avec celle que j'ai citée comme la plus poignante de la Comédie non divine : elle se passe dans les Catacombes, entre Iridion et la chrétienne Cornélia Métella. Mais, avant de la transcrire, il est bon de donner du drame un crayon rapide ; or, comme pour la Comédie non divine, nous ne pouvons mieux faire que d'emprunter ce petit des- sin à l'auteur lui-même, qui, son œuvre une fois ter- minée, la résumait de la façon suivante, dans une de ses lettres àReeve :
Je suis arrivé presque vers la fin de cet Iridion Amphilo- chidès qui, trois fois déchiré, dix fois interrompu, soit par mes souffrances, soit par mes passions, depuis trois ans n'a cessé de torturer mon cerveau et d'y croître en se dégageant par des accouchements successifs. Maintenant, du chaos des Romains, des barbares et des premiers chré- tiens, j'ai tiré la pensée qui me tenait tant à cœur; et, cette pensée, je l'ai faite homme à ancêtre grec, cherchant, au jour de la domination et de la corruption des Césars, vengeance contre cette Rome qui avait trompé Athènes et étouffé Corinthe. Il est seul ; son père est mort en lui léguant sa haine contre l'Empire. Sa mère, prêtresse d'Odin, enlevée jadis à la Chersonèse des Cimbres, s'est empoison- née quand il était encore enfant. Une sœur lui est restée. Il la livre à Héliogabale, pour qu'elle trouble ses esprits et, de degré en degré, le mène à la démence. Ce point une fois obtenu, il a maté l'empereur. Il devient son préfet du prétoire, son maître absolu. Et alors, il lui persuade qu'il faut que César, pour sauver César, conspire contre Rome, l'Eternelle. Le pieux Eneas de mon Turnus, c'est Alexandre-
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Sévère, le fils de la chrétienne Mammaea. L'un et l'autre conspirent en même temps. Mais Alexandre veut détrôner César et rendre à l'Empire sa force, tandis qu'Iridion veut, d'un seul coup, abattre Rome par tout ce qu'il trouve sous sa main, par César, par les prétoriens, par les chrétiens, par les barbares. Sa puissante et frénétique pensée s'agite comme par tourbillons de désespoir et de haine contre tout ce qui est romain ; et, avec cela, il faut qu'il dissimule nuit et jour. Les esclaves et les gladiateurs mangent le pain de son palais. Il a trouvé deux vieux patriciens réduits par la misère à combattre dans le cirque, et il leur a révélé sa vengeance. Scipion et Verres, tous deux couverts de haillons, ont souri à l'idée de poignarder Rome, cette Rome, leur mère jadis, leur marâtre aujourd'hui.
Au milieu de toutes ces figures et de toutes ces passions, s'élève l'image d'un vieillard africain, Massinissa. Sa majesté est amère, comme chacune de ses paroles. Il semble parfois qu'il ait vécu depuis des siècles, et qu'il ne mourra jamais. Sa poitrine est brûlante, le sarcasme et l'orgueil en sortent comme par flots de ténèbres. C'est lui qui est le seul confident du conspirateur. Il l'excite à souffrir en silence, en lui répétant qu'il y a une autre Rome par delà la tombe, et qu'il faudra lutter contre elle des éternités. Puis, il le pousse à séduire et à armer les Catacombes. Aux Catacombes, il y a une vierge chrétienne, fanatique et pure, qui devient folle d'amour. Ne pouvant pécher contre le Christ par la révolte, elle tombe évanouie aux pieds d'iri- dion, puis, en se réveillant, elle le prend pour le Christ, qui est venu fonder son millénium. Tout jusqu'à ce moment promet la victoire au héros de ces pages; mais, au jour mar- qué, au moment où, de l'œil de Catilina triomphant, il plonge un sombre regard sur la ville qu'il va dévouer aux dieux infernaux, à l'instant où il lève la main pour allu- mer le bûcher qui doit être le signal de l'incendie de Rome, il est trahi par les chrétiens, que l'évèque de Rome foudroie de ses anathèmes, quand, armés, ils s'élançaient déjà du sein des Catacombes. Alors, lui, qui s'était fait chrétien, revient aux dieux de sa mère, à l'implacable Odin. Héliogabale et la divine Elsinoé, sa sœur infortunée, périssent. Suit une lutte sanglante, désespérée, avec
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Alexandre-Sévère. Puis, quand il a tout perdu, quand aucun javelot, aucune épée, n'a pu l'atteindre, il fuit au loin comme Oreste vers le bord de la mer. Là, Massinissa l'attend pour qu'il lui vende son âme. Le vaincu reconnaît à son heure dernière qu'il n'a été qu'une idée prophétique de la ruine de Rome, rien qu'une idée. Alors, il aban- donne son âme au prince des ténèbres; mais il y met un prix. Il veut, un jour au moins, contempler cette Rome, qu'il a détestée, dans la boue et dans la honte. Massinissa y consent, et l'endort dans une caverne des montagnes du Latium. Le jour où il le réveillera, ce n'est pas le jour d'Alaric ou le jour d'Attila, c'est une nuit de 1835, quand, après avoir régné par la matière et par l'esprit, il ne reste à Rome de la première que des ruines, du second qu'une théologie décrépite.
L'introduction est en forme de poème, le reste est drama- tique. La fin, le réveil, sera une ballade1.
Comme j'ai défini plus haut, en quelques termes, les caractères esthétiques de Ylridion et la beauté de vie et de mouvement que cette œuvre dégage, il me semble superflu d'insister. J'ajouterai simplement qu'il est regrettable que Krasinski n'ait point arrangé le drame en vue de la rampe : nous aurions eu là une pièce absolument hors pair. Et j'aurais tout dit, si je n'avais jusqu'à présent omis à dessein de mentionner le dernier trait, c'est-à-dire la délicatesse des femmes de Krasinski, leur charme mélancolique, indicible. Toutes, elles sont des saintes ou des sacrifiées : ainsi le veulent les sujets traités par l'auteur. Mais qu'il s'agisse de l'épouse du comte Henri, dans la Comédie non divine, ou de Grimhild, de Cornélia, d'Elsinoé, dans Iridion, un tendre et divin cœur de femme frissonne dans leur poitrine à toutes. Elles sont si humaines, si pitoyables, si prêtes à aimer, à consoler, à se dévouer !
1, Correspondance avec Reeve,t. II, p,90, Lettre 4u 3 juin 1835,
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C'est encore par cette délicatesse de la touche, par cette vérité de l'observation, par cette étude si fine de la nature foncière de nos campagnes, que le Poète ano- nyme de la Pologne est peut-être, de tous les auteurs dramatiques de ce siècle, celui qui se rapproche le plus du grand Will. Le lecteur en jugera par les deux scènes qui suivent. La première se passe dans les Catacombes, à l'heure où la pauvre Cornélia Métella, la vierge chré- tienne, se sent prise dans les filets du cruel oiseleur Iridion, qui, au risque de perdre l'âme d'unebienheureuse — lui-même tremble et recule un moment devant un pareil crime — a résolu de s'emparer d'elle et de la pétrir au gré de ses desseins et de sa haine contre Rome. Comme il sait l'immense ascendant qu'elle exerce sur ses frères en religion par ses extases et sa sainteté, il lui persuade qu'il est le Christ, revenu sur terre pour le millénium, l'hypnotise, l'affole, se fait adorer d'elle et, par ses artifices, obtient qu'elle soulève ces chrétiens dont il entend se servir comme d'une arme aveugle et sûre, celle-là même qui doit frapper Rome au cœur :
Les Catacombes. —Une lampe suspendue au milieu. — Sar- cophages et galeries. — Les murs sont creusés de tombes super- posées.
CORNÉLIA MÉTELLA, L'ÉVÊQUE VICTOR IRIDION {ce dernier vient de sortir)
cornélia (à genoux)
Pauvre cœur! cœur qui n'est plus à moi! cœur que je ne reconnais plus ! toi qui bats si violemment dans mon sein, mon cœur, élance-toi vers le Christ ! — Seigneur, Seigneur, daignez répondre à votre servante !... Jamais encore je n'avais détourné mes yeux de la croix pour les porter sur un visage mortel..., et, maintenant, ô Seigneur, deux yeux
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me sont restés dans la mémoire, — ses yeux à lui, Sei- gneur!... Et, comme un prophète, comme un saint, comme un archange, il se dresse devant moi, il parle, et je l'écoute, Seigneur!... je l'écoute et je voudrais mourir \...(Elle cache sa tête clans ses mains.) Seigneur, ayez pitié de moi !
victor [entrant avec sa suite)
« Toutes les fois que vous vous réunirez en mon nom, je serai au milieu de vous. » Pourquoi, ma fille, ne t'es-tu pas souvenue de ces paroles ? Mes yeux n'ont aperçu parmi nous ni toi, ni Simon de Corinthe, ni d'autres encore! — Ma fille, laisse les sentiers solitaires aux hommes iniques, détourne-toi de ceux qui, cachés derrière les tombes, tiennent de perfides conseils.
CORNÉLIA
Mon père !
VICTOR
As-tu prié? t'es-tu unie à nous par la pensée?
CORNÉLIA
Je prie, mon père.
VICTOR
Étais-tu seule ici?
CORNÉLIA
Je suis seule, mon père.
VICTOR
Tu trembles comme une lumière qui va s'éteindre ; qu'as-tu, Métella?
CORNÉLIA
Je cherche Dieu, et je ne puis le trouver.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 315
VICTOR
Des moments de doute sont venus aux plus grands saints. C'est le signe que l'Ennemi est à tes côtés. — Prie et veille, car l'esprit est prompt et la chair est faible! (Il va pour sortir.)
CORNÉLIA
Mon père !
victor (s'arrêtant) Que veux-tu?
CORNÉLIA
Le jour va-t-il bientôt paraître?
VICTOR
La nuit commence à peine.
CORNÉLIA
Et le jour du jugement dernier viendra-t-il bientôt, mon père?
VICTOR
A chaque instant, le Fils de l'Homme peut nous appeler à lui. — Pressens-tu quelque chose?
CORNÉLIA
Non..., mais je me sens si faible... Je voudrais savoir...
Aujourd'hui, j'offrirai encore pour toi le divin sacrifice. Ton âme est malade ; ton corps est brisé par la pénitence. Lève-toi, ne crains rien, et va te reposer, ma fille. (II sort.)
CORNÉLIA
Pourquoi n'ai-je pas retenu l'évêque? (Rentre Iridion.) J'entends des pas légers, les pas du tentateur. (Elle se clé-
316 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
tourne.) Oh! il est beau, il est beau comme les anges! ■ — Victor! Victor!
IRIDION
Il ne t'entendra pas.
cornélia {entourant le sarcophage de ses bras) Cendres des saints martyrs, gardez-moi cette nuit!
IRIDION
Que crains-tu?
GORNÉLIA
Ne vois-tu pas comme il fait sombre ? ne sens-tu pas comme il fait froid? On dirait que tout le monde est mort et qu'il ne reste plus sur la terre que nous deux, nous deux, dam- nés ! — Eux, ils sont tous au ciel !
IRIDION
L'heure que je t'ai annoncée est trop lourde pour ton cœur; elle le brisera.
GORNÉLIA
Tu te trompes ; moi qui ai soupiré après la palme du martyre, tremblerai-je devant la victoire du Seigneur? oh! non !... Mais quelque chose se détend dans mon âme, quelque chose se mêle dans ma tête, quelque chose se brise dans mon cœur...
IRIDION
Une femme n'a pas besoin d'action; une simple et douce prière suffit pour la sauver. — Si elle ne se sent pas assez forte, qu'elle s'éloigne de moi ! — Nos chemins vont se séparer; toi, tu seras calme et heureuse comme par le passé... Nous nous reverrons, mais ce ne sera plus sur cette terre !
CORNÉLIA
Tu dis vrai. — 0 mes pieds! emportez mon âme loin
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 317
d'ici ! (Elle veut se lever, Irklion lui tend la main.) Ah! tu m'as de nouveau clouée à ce sol ! je ne puis..., je ne puis...
Infortunée !
CORNÉLIA
Quelque chose d'immortel m'enlace et me retient; je me sens entourée de deux bras invisibles.
IRIDION
Pour la dernière fois je te le dis : fuis!
CORNÉLIA
Non! — Ton erreur est mortelle; mais, tant que tu n'as pas rendu le dernier soupir, tu es mon frère à la face du Père céleste.
IRIDION
Ossements des morts, et toi, terre, ma mère, je vous prends à témoin que j'ai voulu la sauver! — Elle seule! — (Il se promène.) C'est ainsi que mon père a jadis perdu l'âme innocente de la prêtresse... 0 puissance du Fatum, tu triomphes de tout! (Il s'approche de Métella.) Cornélia! Gornélia !
CORNÉLIA
Je prie pour toi... Mets-toi à genoux à mes côtés... Dé- pouille ton orgueil, et répète après moi les paroles que j'adresserai à Dieu!
Demain, après-demain commencera ma prière; mais elle sera retentissante, ôma sœur! retentissante au milieu des gémissements de mes ennemis.
DES VOIX DANS LE LOINTAIN
Aux armes ! — Hiéronimus !
318 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
IRIDION
J'y cours !
CORNÉLIA
C'est lui..., c'est Simon !
IRIDION
Oui! Et plus loin mille chrétiens frémissent d'impatience et m'attendent... (Il arrache le voile de Cornélia.) Arrière ! toi qui me caches l'âme de mon âme. (Il la prend dans ses bras.) 0 mes lèvres ! laissez sur ce front pâle la promesse d'un avenir meilleur !
CORNÉLIA
Je suis damnée, damnée avec toi! (Elle s'évanouit.)
LES VOIX DERRIÈRE LE THEATRE
Viens ! Viens !
iridion (il prend son casque et ses armes et dit en se penchant sur Cornélia)
Non, tu n'es pas morte ! (La pressant sur son cœur.) Réveille-toi sur cette poitrine armée ! Réveille-toi, Cor- nélia!... 0 Massinissa, sois maudit si tu ne rachètes sa perte par la victoire!
CORNÉLIA
Qui m'appelle?
Celui duquel il est écrit: « Il viendra pour briser le pou- voir des orgueilleux. »
CORNÉLIA
Je te vois, je te vois enfin ! — Tu as daigné te révéler à ta fiancée !... Ah ! je t'ai attendu longtemps !
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 319
IRIDION
Lève la tête ! de ton regard perce ces voûtes sombres. ..là, les échos chantent déjà l'hymne du triomphe : Résurrec- tion ! résurrection!
CORNÉLIA
Seigneur, ta tête est ceinte de la gloire des batailles... tu brilles de tout l'éclat de l'acier... Seigneur, où sont tes plaies, que je les couvre de mes larmes.
IRIDION
Femme ! demain seront accomplies les promesses de la croix.
Reste, Seigneur ; ne disparais pas au milieu de ces ténèbres. Ils m'avaient bien dit que tu viendrais, et, main- tenant, tu ne veux pas me prendre avec toi!... Dans ta gloire, m'oublierais-tu, moi qui me suis vouée à toi ?
IRIDION
Lève-toi, infortunée ! ne pleure pas ! ne te désespère
pas L
CORNÉLIA
Que je m'anéantisse dans ta gloire, Seigneur, car je suis morte déjà !
iridion (la relevant)
Femme ! encore quelques jours... adieu... Appelle tous tes frères aux armes ! (Il sort.)
CORNÉLIA
Avez-vous entendu ses dernières paroles ? Il est venu pour la seconde fois sur la terre, et cette fois un glaive brûle dans sa droite. — Aux armes! Ossements des morts,
320 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
prêtres vivants, peuple de Dieu, criez avec moi : Aux armes!... C'est lui-même qui l'a ordonné: Aux armes! Aux armes A !
Elle n'est pas seule sacrifiée, l'innocente Cornélia Métella ; et, d'ailleurs, elle ne s'en ira pas damnée de ce monde, car le saint évêque Victor finira par l'ar- racher — morte, il est vrai, car le cœur et la vie de la vierge se brisent dans la douleur d'un tel effort — par l'arracher au tentateur. La plus infortunée n'est pas elle : la victime des victimes, c'est la pauvre Elsinoé, sœur d'ridion, nouvelle Iphigénie qui s'est livrée en holocauste à la cause de la Grèce, et, au lieu de vivre et d'aimer, s'est dévouée à remplir l'âme d'Héliogabale de terreur et de folie. Pauvre Elsinoé ! Fille d'Amphi- loth le Grec et de Grimhild, prêtresse d'Odin, elle pressent et prophétise, elle aussi, et voit sa mort proche : et dans son divin cœur de femme où pleurent déjà les larmes de la mort, dans ce cœur de martyre où vient de naître un amour si pudique et si voilé pour Alexandre-Sévère, voici qu'elle trouve, au bord de la tombe, un sentiment de pitié pour Héliogabale lui-même, le maudit :
Le palais d'Héliogabale. — Une salle ornée de piliers, de bas- reliefs et de vases précieux. — Au milieu de la salle est un autel consacré à Mithra. — Dans le fond, un rideau couvert de pier- reries, derrière lequel Héliogabale, qui vient de sortir, s'est en- dormi sur un lit de violettes.
IR1DION, ELSINOÉ
IRIDION
Veille sur Héliogabale jusqu'à mon retour ; alors tu abandonneras pour toujours ces murs maudits.
1. Traduction Alexandre Lacaussade.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 321
ELSLXOÉ
Et lui, que deviendra-t-il?
Que m'importe sa vie ou sa mort! Ce qu'il a été (mon- trant Vanneau impérial, signe de commandement, et que vient de lui confier Héliogabale) le voici dans ma main ; ce qui reste de lui ne vaut pas une pensée de moi.
Alors, approche-toi, plus près encore ; entends-tu ma voix défaillante?
IRIDION
Qu'as-tu, ma sœur ? Que veux-tu de moi ? Ta main tremble dans la mienne, et à travers mon armure je sens les battements de ton cœur.
Que les yeux sous lesquels je me suis fanée s'éteignent! Que les deux bras qui ont embrassé mon cou retombent comme des vipères écrasées ! Que les lèvres qui une fois ont osé toucher les miennes se consument au milieu des flammes !
IRIDION
Il périra sur le bûcher où périra Sévère...
Non! non! Laisse-moi te dire ma dernière volonté.. Iridion, je sais la force de ton bras ; c'est pourquoi je t'adresse cette suprême prière : épargne Alexandre sur le champ de bataille; n'étends pas le voile de la mort sur ce beau. front grec. — Lui seul a deviné... Ah! pourquoi dé- tourner de moi ton visage !
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LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Ne pense plus à lui... Il est le seul qui nie dispute encore cette Rome, qui veuille l'arracher aux étreintes de ma vengeance ! Les dieux l'envient aux hommes. Son arrêt est prononcé.
ELSINOÉ
Encore une fois, presse ta sœur sur ton sein. Sens-tu comme mon cœur bat ? Fils d'Amphiloth ! avant ton retour, ce cœur sera brisé. Souviens-toi qu'Elsinoé ne t'a demandé le sang de personne. — Vivez, vous tous ! Que le Syrien lui-même, ce fils de l'opprobre, vive ! La fille de la prê- tresse ne tachera de sang ni ses mains blanches, ni sa robe de neige virginale. Toute sa vie n'a été qu'un long sacri- fice ; jour et nuit ses rêves, ses désirs, son printemps se consumaient dans son cœur comme le feu sacré sur l'autel. Regarde, bientôt il ne restera d'elle qu'une vaine fumée. L'heure est proche où son âme se détachera de son corps comme le ruban se détache du cothurne. Il ne res- tera d'Elsinoé qu'un souvenir amer, et son esprit, qui deviendra une ombre immortelle.
VOIX EN DEHORS DU PALAIS
Par la fortune d'Iridion le Grec, en avant !
IRIDION
Arrière! ton deuil est insensé en ce moment où Némésis tient dans chaque main une couronne de vengeance. La victoire est àmoi!... Dans ce bruit, dans ces cris, est la pen- sée de ma vie entière ; je renais dans ce moment suprême, et toi, tu veux mourir ! Sois plutôt heureuse et fière, car ce que ton père a imploré, ce que tant de siècles ont demandé avec larmes aux dieux, arrive enfin comme la foudre ! — Entends-tu ce tonnerre de cris qui retentit dans le loin- tain?
LES VOIX
Iridion ! lridion !
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 323
IR1DION
Adieu !
ELSINOÉ
Va ! sois heureux et grand ; et si jamais tu visites les mers de l'Archipel, jette un peu de mes cendres sur le rivage de Gyare '.
IV
L AUBE DU TROISIEME JOUR ET LA PRIERE DU PSALMISTE
Dans les chapitres précédents, j'ai eu pour préoc- cupation constante et presque unique de montrer aux lecteurs à quel point l'œuvre de Krasinski plongeait en pleine réalité. J'ai tenu à faire voir aussi clairement que possible de quelle forte étreinte le poète avait su saisir la vie et l'histoire, et non seulement les saisir, mais les dramatiser, à la façon des grands écrivains de théâtre, ou de ces illustres historiens de la période romantique : Carlyle et Michelet, dont il s'était mon- tré le rival en intuition et le vrai frère2. Mais ce n'est pas là tout Krasinski : cet œil aigu qui voyait si nettement les hommes, cet esprit qui apercevait l'en- semble des siècles et dont on a pu dire « qu'il peut réclamer sa place au sommet de cette humanité qu'il
1. Traduction Alexandre Lacaussade.
2. C'est un fait à noter que la vive admiration de Krasinski pour les œuvres de Michelet, dès 1831. 11 exprime très souvent cette admiration dans ses lettres à Reeve (Voyez t. I, p. 31, 307, 333, 362 ; et t. II, p. 30, 95). Il y avait entre ces deux esprits des affinités et des ressemblances que le Poète anonyme avait senties de bonne heure.
324 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
embrassait tout entière 1 », ce regard qui voyait si loin et si juste, cessait à tout moment de considérer la terre pour se fixer sur les réalités invisibles. Ce puis- sant peintre, ce profond penseur, — le plus profond de la Pologne, — nous apparaît en même temps comme le plus ardent et le plus envolé des mystiques. Les hymnes et psaumes dont il a parsemé ses œuvres sont de véritables éjaculations de la foi. Dételles effu- sions religieuses semblent d'un chrétien des anciens jours : elles attestent une ferveur si grande, qu'on songe d'abord à les rapprocher de celles des moines inconnus auxquelles nous devons le Stabat Mater et le Dies irœ. Mais, tout émue qu'elle soit, la voix du Poète anonyme reste fière et maintient l'accent viril ; ici, c'est un guerrier qui chante, c'est un chevalier qui adore « en esprit et en vérité », — non point un homme de l'an mil, ignorant et barbare bien que parfois grand poète, dont les effrois et les supplications ne sauraient s'exprimer qu'au moyen d'images redoutables, d'ailleurs d'une concision et d'un relief uniques et dont l'effet de terreur s'augmente encore des sonorités verbales les plus impressionnantes 2. Krasinski, au contraire, a quelque chose de la noblesse lyrique et de la grandeur du Roi-Prophète. Lui-même, d'ailleurs,
1. Joseph Kallenbach, Préface de la correspondance de Kra- sinski avec Reeve. Il faudrait, pour se rendre compte de l'étendue de l'esprit de Krasinski, ajouter à la lecture de son œuvre celle de son immense correspondance, dont quatre volumes ont déjà paru, et qui, toutefois, n'est point encore publiée en entier. Mais nous ne pouvions étudier ici que l'essence de son génie.
2. Qui ne se rappelle les accents du Dies iras : « Turbo, mirum spargens sonum... » « Mors stupebit et natura... » — Il faut se hâter d'ajouter que d'autres chants de l'hymnaire médiéval sont d'une pensée haute et d'une spiritualité savante : YAdoro te, le Fange, lingua, le Verbum supernum prodiens. Ces derniers furent composés par saint Thomas d'Aquin.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 325
avait conscience de la magnificence simple et sublime de ses inspirations religieuses, puisqu'il intitula Psaumes ses derniers hymnes et ses dernières prières.
Mais les hymnes et les psaumes auxquels je viens de faire allusion furent son chant du cygne, et avant de parler de cette musique d'orgue qui fut pour lui comme l'apaisement, l'ultime acte de foi, le dernier élan vers Dieu avant de mourir, il n'est peut-être pas inutile de faire observer que ses visions précédentes baignaient déjà dans une intense atmosphère de mys- ticisme. De tous côtés, — une ou deux des scènes que j'ai citées plus haut en font foi, — elles sont envelop- pées par le monde invisible. Le surnaturel chrétien pénètre, menace, domine les personnages; aux moments les plus intenses du drame, des chœurs d'es- prits, des voix effrayantes et lointaines, des paroles célestes aussi, frappent l'oreille de ceux qui rêvent ou s'agitent ici-bas ; des enseignements ou des consola- tions, des avertissements, des menaces, des sentences, tombent d'en haut. L'intervention divine — qu'elle se manifeste au moyen des esprits de lumière ou qu'elle juge à propos de se faire sentir à rebours, et à l'aide des esprits de ténèbres — s'unit d'une façon si étroite aux péripéties purement humaines de la pièce, qu'elle en centuple l'effet et nous donne parfois la chair de poule; car ce monde surnaturel dont on voit soudain briller la clarté ou dont on entend rouler le tonnerre au-dessus de la scène, se dévoile juste au moment où il semble qu'on l'attende pour compléter la terreur ou susciter l'extase, — mais surtout dans le premier cas et à cette heure où l'action se fait le plus tragique et terrifiante.
Un pareil mélange du dramatique et du mystiqiïe, une fusion si intime des choses d'en bas et des choses d'en haut, une pénétration si impressionnante des pen-
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sées et des actes des hommes par l'Éternité, est chose peut-être unique dans le grand art du xixe siècle. Et il est à observer à ce propos encore, que le don drama- tique est vraiment l'essence du génie de Krasinski, qu'il s'agisse des visions dont il entrecoupe ses drames, ou de petits poèmes détachés qui rentrent dans on ne sait quel genre et dont on ne peut dire que ce soit là de la poésie lyrique, car un frisson d'anxiété, une sorte de crainte et d'attente de quelque chose de mys- térieux y court sur une trame de méditation et de rêve, y passe sur un fond de douleur plaintive, puis d'espé- rance et de joie qui s'exaltent; et cela jusqu'à un dénouement qu'on cherche en vain à deviner, jusqu'à ce cri de résignation sublime et de remerciement pour la désillusion même, qui soudain éclate sur les lèvres d'un patriote martyr, vainqueur de la pire souffrance à l'heure suprême, et s'envole dans le sein de Dieu. En écrivant la phrase qu'on vient de lire, je songeais à la poignante poésie intitulée : le Dernier. Il s'agit d'un poète polonais enseveli depuis longtemps en Sibérie, dans les cachots du Tsar ; au moment où il touche à la fin de sa vie et de son martyre, il a une vision : les murailles de son cachot deviennent transparentes à ses regards, et il aperçoit dans le lointain sa patrie délivrée. Une troupe de cavaliers de son pays s'est élancée à travers plaines et montagnes; elle avance du côté de l'enfer glacé du Nord, elle vient briser les chaînes de ses compatriotes. D'étape en étape, elle arrive à la der- nière citadelle, la sienne, à la forteresse qui garde en sa personne le dernier des condamnés politiques... 11 les a entendus venir, il perçoit le galop des chevaux, mais, ô désespoir! les libérateurs tournent bride; ils ont eu le tort d'en croire une tribu de pauvres sauvages du pays, qui les a innocemment trompés, persuadée qu'elle est elle-même qu'il n'y a dans cette prison que
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des criminels de droit commun, des assassins. . . Seul, et le dernier! il reste au fond de l'enfer terrestre ! Il va maudire Dieu, repousser la vie future, demander la grâce de plonger dans le néant après cette vie, lorsqu'un dernier effort de conscience le soulève : puisque la Pologne est libre, dit-il, tout est bien :
La Pologne, quoi, la Pologne est ressuscitée! Aujourd'hui ma patrie n'attend plus, comme moi, la mort dans les fers ! Oh! Père! pardonne au désespoir d'un enfant qui, emporté par un délire sauvage, a osé blasphémer. Pardonne-moi, ô mon Dieu! Ce n'est pas l'amour égoïste qui m'enflam- mait, — non, j'aimais la Pologne et toi, ô Seigneur ! Elle est vivante sur la terre et toi au ciel ; — aussi je meurs avec ton nom et celui de la Pologne sur ces lèvres qui seront muettes dans quelques instants. Sainte est ta vo- lonté ! Sainte ma longue captivité moscovite! Sainte l'hor- reur de ma mort solitaire, puisque le pays de mes pères est libre' !...
On voit combien une pareille pièce est impression- nante, avec son tournant dramatique et son inattendu ; mais le long fragment intitulé : le Songe, dans le Poème inachevé', pour être d'essence moins concentrée et pour agir d'une façon moins violente et moins rapide sur notre cœur, nous donne d'abord une longue émotion de pensée, puis nous bouleverse par le tableau final. Le Songe est une traduction symbolique de la civilisation du xixc siècle, « du siècle des oppresseurs et des banquiers », ainsi que l'avait défini le Poète anonyme, d'une phrase incisive, dans Tune de ses lettres à Reeve. De même que Dante traverse l'enfer catholique avec Virgile pour guide, de même Kra- sinski suppose que le héros du Poème inachevé est conduit par l'ombre de Dante à travers notre enfer
\. Traduction Constantin Gaszvnski.
328 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
social. Tous deux cheminent au milieu d'un monde d'aspect sinistre, immense espace ceint de hautes murailles grises. « Monde de granit» au milieu duquel se ruent et s'écrasent des foules s'en allant toutes vers un « fantôme de soleil, cloué à une paroi inclinée », et dont l'éclat oblique et livide semble non la lumière, mais « la maladie de la lumière » et symbolise l'unique dieu de l'humanité moderne : l'Or. Sous ce soleil se dresse une gigantesque estrade noire où siègent, sur des trônes brillants, à l'heure de la Bourse et des marchés, les princes de la banque et de l'industria- lisme, devenus « les rois de la terre » ; et, sur le même rang qu'eux ont pris place leurs vassaux et complices, les souverains héréditaires. Chemin faisant, les deux compagnons ont vu les soldats qui défendent les trônes, pauvres brutes obligées d'obéir et qui ne savent où on les envoie ni pourquoi ils se battent, ni ce qu'ils défendent, qui passent leur vie à polir le canon de leur fusil, ou à se tenir sous les armes comme des rangs de statues, et n'ont plus rien de commun avec « les dieux de la guerre d'autrefois, avec ceux qui se battaient pour la foi et la liberté ». Ils ont vu les descendants des croisés, chargés d'an- tiques glaives et de vieilles armures, gravir les degrés de l'estrade noire, puis s'arrêter à mi-route, et là, sur un large gradin de marbre, briser les heaumes et les boucliers, en arracher les turquoises et les dia- mants, qu'ils tendent aux maîtres nouveaux en deman- dant qu'on leur achète le plus cher possible ces ves- tiges de l'ancienne gloire, et en suppliant qu'on leur fasse ensuite la grâce de les admettre parmi les ban- quiers et les rois, aux pieds desquels ils se couchent. Ils ont vu les multitudes ouvrières peiner et suer dans les entrailles de la terre, au fond d'un gouffre noir de têtes humaines et qui représente les mines. La tem-
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 329
pête gronde dans le gouffre, ces déshérités vont tout à l'heure escalader les murailles à pic qui les encerclent et surgir à la lumière ; ils réclameront avec des cris sauvages leur part de vie et de volupté, rugiront leur appétit de jouissance etde vengeance; mais les légistes et les démagogues, après les avoir déchaînés, après les avoir poussés à crier : « Au nom des opprimés et des misérables, le partage ou la mort! » les arrête- ront, les calmeront par des mensonges, les trahiront, pour peu qu'ils trouvent intérêt à se réconcilier avec les puissances de ce monde, et vendront à celles-ci le sang de leurs dupes. Mais je ne puis qu'indiquer quelques-uns des traits de la dramatique peinture. La vision finale de ce songe sinistre retrace le martyre de la Pologne et donne le frisson; je tiens à la transcrire en partie, car je crois qu'il n'en est pas d'aussi émou- vante au monde, pas même dans l'œuvre des deux grands émules de Krasinski :
Et il sembla au jeune homme que, de chaque sapin de cette forêt sortait la forme d'un homme crucifié. Il vit alors une multitude de corps suspendus en l'air, sanglants, palpitants; — le nombre en augmentait sans cesse. A la blême clarté de la lune, leurs rangs se succèdent, s'étendent, se prolongent, là, là-bas, encore, plus loin, toujours, jusqu'à l'horizon ! — tout l'espace est vivant, bruyant, expirant avec eux. Et le jeune .homme reconnut que c'était une nation entière étendue dans la passion du Christ, au-dessus de son propre sol ; — et son regard s'inonda de larmes.
Et l'Ombre dit: a Regarde; malgré ton horreur, ne te dé- tourne pas. Pour vaincre la souffrance, il faut la science de la douleur. Vois comme dans cette forêt sans bornes, par un travail prémédité et paissant, chaque arbre dépouillé de ses branches est devenu une croix. Vois comme chaque croix s'élève au-dessus d'un tertre de décombres amassés; et ces décombres, ce sont les ossements des églises et des châteaux jadis vivants! — Partout entre chaque tertre, des
330 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
intervalles égaux ; nulle part d'arbrisseaux ou de gazon. Comme Ton transforme des blocs de rochers en une ville, on a transformé ces forêts en un cimetière de tortures. Ce n'est qu'un parfait bourreau qui mesure ainsi la douleur, qui dispose ainsi la mort. »
Et le jeune homme regarda de nouveau, et il lui sembla que, sur tous ces tertres, il apercevait comme des rubans de brouillards argentés par la lune ; — et quoiqu'il n'y eût ancunvent, — tantôt ils s'élevaient, tantôt ils s'abaissaient,
— comme s'ils souffraient aussi et étaient inquiets. Et le jeune homme reconnut que c'étaient des rangées de femmes et d'enfants, vêtus de blanc et debout sous les croix. Et il voyait leurs mains levées vers le sommet des arbres, on eût dit de blanches ailes qui voulaient et ne pouvaient, dans leur vol, atteindre assez haut, — et qui, d'impuissance, retombaient à terre. Alors commença un chant de tressaillements et de prières qui s'absorbait dans les larmes!
Et le sang ruisselait d'en haut sur ces foules neigeuses, se déversait sur elles et coulait parmi les tertres, et on y entendait comme le grondement de torrents qui enflent. Il sembla de nouveau au jeune homme que l'Apparition s'adressait à lui : « Ne te détourne pas de ces multitudes qui fondent en fleuves de sang! Maintenant tous ces cruci- fiés vont ressentir le frisson de la mort et de la transition;
— ils ne pourront expirer, mais ils seront livrés à l'agonie, et il faut que tu le contemples! Je te l'ordonne, regarde! »
Et au même instant roula comme le tonnerre le cri de tant de victimes, — et tous les arbres, jusqu'aux limites extrêmes de la plaine, craquèrent; et ces voix déchirantes agi- tèrent l'air comme un ouragan ! Tous les corps, comme saisis d'un même soubresaut de douleur, se secouent et se débattent sur leurs croix; — et comme après un coup de foudre la pluie d'été, ainsi partout jaillissent des ruisseaux de sang plus épais. Puis cette tempête de tortures s'apaise doucement,
— la plaine, graduellement, redevient silencieuse; — de nouveau tout est muet, on entend seulement la chute inces- sante du sang!...
... Soudain, là-haut, bien haut, au sommet de la sombre voûte d'azur, il sembla que des profondeurs célestes des-
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 331
cendaient deux voies lactées formant une immense croix blanche et lumineuse ; et, sur cette croix, on voyait étendue une forme qui approchait de plus en plus. Ses bras étaient déployés au-dessus du monde et leur arc s'élargissait et grandissait à chaque instant. Et sur son front qui plongeait dans les cieux, le jeune homme aperçut une couronne d'épines, comme des foudres se consumant en silence, — et dans le creux de ses mains et à ses pieds, il aperçut trois blessures brillantes comme trois lunes rouges, — et incessamment il en coulait comme des arcs-en-ciel de sang, — et chaque arc-en-ciel, en tombant, s'éparpillait en un essaim d'étoiles qui se dispersaient et éclairaient l'espace. Et ainsi, dans la gloire et dans le sang, crucifiée et créant continuellement, la figure s'abaissait toujours, toujours plus bas, ensoleillant les abîmes devant soi, — jusqu'à ce que les voies lactées qui la portaient de- vinssent comme deux incommensurables anneaux d'ar- gent, du levant au couchant et du midi au nord, encerclant l'horizon ; — jusqu'à ce que du sang qui coulait il se créât un million d'étoiles, comme un voile étoile qui la recouvrit entièrement. Et seul, son regard perçait encore comme deux éclairs vivants qui ne se dispersaient pas dans le monde entier, mais allaient droit en bas, du ciel à la terre, et tom- baient en plein sur la forêt des crucifiés.
Et dans ce regard divin se dessinèrent tous les corps pâles et ensanglantés et toutes les têtes, à l'aspect cadavé- rique et aux yeux éteints. Et il sembla au jeune homme qu'il voyait toute la nation suppliciée nageant dans une merde lumière céleste '...
Cette mer de lumière céleste remplit de nouveau l'horizon dans V Aube, le plus admirable et le plus fa- meux de ses poèmes purement lyriques. Il fut publié en 1843. A dater de cette pièce, ce n'est plus, dans l'œuvre de Krasinski, que proses, prières, psaumes, cantiques, élévations religieuses. Comme Dante et Michel-Ange, comme tous les grands mystiques qui
1. Le Poème inachevé. Traduction Ladislas Mickiewicz.
332 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
menèrent une vie grave et sainte, uniquement voués à l'Art, à leurs frères mortels, et à Dieu, le Poète anonyme se réfugia de plus en plus aux pieds de Celui dont il attendait le salut du monde et le soulagement de la terre. Il s'enfonça d'un coup d'aile éperdu dans le divin Amour. Mais il ne s'éloigna point en mystique égoïste et qui perd de vue le gouffre de misères d'où il s'envole : s'il voulut être plus près du Dieu qui peut tout, ce fut afin de mieux implorer de lui le redresse- ment des griefs et des iniquités d'ici-bas. Dans les magnifiques pages de V Aube, le poète a vu l'éternité s'ouvrir, il a contemplé «le monde qui sera », il a senti la parole incréée descendre dans son cœur ; et de ce cœur brûlé d'enthousiasme et d'amour, voici qu'elle s'échappe à flots et se répand en hymnes de flammes, en hymnes ineffables :
Il me semble que je pourrais faire sortir de ces rocs la voix de la vie, car la parole de Dieu déborde de mon cœur! Partout des miracles, partout des merveilles, — je me sens fondre dans l'infini ! Grâees à tout et à tous, grâces pour toujours à Dieu, — aux hommes, — à toi, ô ma sœur! Grâces éternelles à ceux qui dorment dans la tombe et grâces aux vivants !
Tout ce qui est humain, tout ce qui est terrestre a dis- paru. La pensée bondit déjà dans ces sphères où règne la lumière universelle et l'amour sans fin. Dans ce moment de transfiguration, j'ai sondé l'abîme ouvert de la destinée".
Alors, au sein de cette éternité où il est entré vivant par l'extase, du haut de ces sphères éternelles « où l'invisible, se faisant visible, se déroule comme un océan au-dessus des abîmes », il annonce et salue les jours à venir. L'heure de la réparation, de la justice,
1. L'Aube, chant VI. Traduction Constantin Gaszynski.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 333
de la résurrection sonnera : et non pas seulement dans la vie future, dans la vie d'outre-tombe, mais dès cette terre. Dieu ne veut pas que cette planète demeure à ja- mais une vallée de larmes, ni que l'âme de l'homme remonte à sa patrie céleste sans qu'elle ait vu briller dans son lieu d'exil un éclair du monde supérieur : l'aube du troisième jour approche, la troisième ère de l'humanité s'apprête, les temps nouveaux vont fleu- rir. Les peuples ont enfin édifié la cité de justice et d'amour : délivrés de leurs misères, nettoyés de leurs tares, ils vivent dans la paix fraternelle. Mais toutes mes figures tiennent encore bien trop au sol et l'ex- tase du poète polonais est autrement mystique, autre- ment envolée que je ne saurais le dire : c'est en plein ciel, en plein espace, en plein azur, en pleine immen- sité que ses visions surgissent. Elles ont pour centre un archange vêtu de blanc et de pourpre : c'est la Pologne sortie de sa tombe ; et elle apparaît au milieu de l'aurore dans la gloire de sa résurrection :
Pareille à un fantôme ressuscité, à un archange gigan- tesque, elle sort tout à coup du fond des jours de l'avenir, visible comme si elle avait encore une enveloppe mortelle, et pourtant déjà divinisée pour l'éternité, — immortelle !
Sa face brille comme le soleil : — à travers l'azur de ses prunelles, ses regards sont des éclairs!
Au-dessus de sa tête paraît l'auréole de sang, — souvenir du martyre; — mais tous ses maux sont finis,— l'esprit de Dieu repose sur son front; — et toutàl'entour se lève un monde nouveau '...
Saisi lui-même de la vision éclatante et sublime, transporté d'amour pour le Dieu qui permit une trans- figuration pareille après les maux soufferts, le poète
1. L'Aube, chant VI. Traduction Constantin Gaszynski.
334 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
entonne dans le chant VII de cette même pièce son cantique d'actions de grâces :
Dieu éternel! Dieu de nos pères! Toi qui, de loin et d'en haut, descends toujours plus visible en nous, — et, pareil à l'aurore, ne cesses de secouer du seuil de l'éternité dans les abîmes du temps les étincelles de ta sagesse, jusqu'à la consommation des siècles, — tu nous amènes aujourd'hui, pour nous prouver ton amour, une aube nouvelle qui fera tressaillir d'allégresse jusqu'aux ossements dans les tombes!
' En vain, en vain nos ennemis blasphémaient, disant que tu es sans cœur, que c'est Toi qui nous a assassinés. Tu as jalonné pour les morts les voies qui mènent au ciel, où les ressuscites deviendront des anges !
Pour les tourments du corps, pour les tourments de l'âme, pour les souffrances séculaires, nous te rendons grâces, ô Seigneur! Quoique nous soyons faibles, misé- rables, infimes, c'est cependant par notre martyre qu'aura commencé ton règne sur la terre !
Nous n'étions que poussière et cendres ; — tu nous as fait passer à travers le crible du sépulcre en nous disant : « A cette heure, Je fais sortir de vous une création toute nouvelle. » Cendres, nous nous élançons déjà dans l'es- pace, et, au milieu des tonnerres de Ta voix s'exclamant : « Que la lumière soit! » les grains de poussière se sont déjà changés en rayons ! Et vers ce monde qui se débat dans l'agonie, tu nous a envoyés en messagers, afin qu'étincelles émanées de ton sein, nous lui portions le témoignage de l'avenir!
Dieu éternel, Dieu de nos pères, sois béni à jamais! Au moment où ce siècle des siècles va se transfigurer, nos es- prits tombent devant ton trône dans un abîme d'adoration et d'humilité, — dans l'anéantissement devant Toi!
Hélas, la faiblesse de la condition humaine est telle que notre plus haute extase est de peu de durée. La terre nous réenveloppe bientôt de ses ombres ; et nous nous retrouvons seuls, perdus dans les ténèbres de
LE POÈTE AINOiNYME DE LA POLOGNE 335
notre pensée, creusant notre anxiété et en quête des desseins de Dieu, qui tardent... Après avoir écrit VAube, Krasinski retomba dans ses tristesses. Il reprit ses travaux et ses méditations. En 1846, la terrible jacquerie de Galicie, les massacres de Rzeszow et de Tarnow lui furent une grande douleur, que n'apai- sèrent point les événements de 1848, car s'il tressail- lait à chaque nouveau signe avant-coureur de la « troisième ère », il savait toutefois que cette ère n'ap- paraîtrait qu'après bien d'autres bouleversements. Mais comme il demeurait convaincu qu'elle viendrait pourtant à la fin, il continua à chanter aux pieds du Très-Haut les psaumes qui entretenaient sa foi. Le dernier qu'il composa — celui de la Bonne Volonté, publié en 1848 — contient une prière dont le lyrisme est plus imposant, plus solennel, et plus tou- chant que jamais. Le poète y représente la Vierge Marie, patronne et reine céleste de Pologne, intercé- dant auprès de Dieu pour sa fille infortunée :
Regardez-la, ô Seigneur î Entourée d'un cortège d'àmes, elle monte vers vous à travers les immensités. Toutes les étoiles se sont penchées vers elle; toutes les forces qui tourbillonnent dans l'univers se sont amollies sous le charme d'un attendrissement soudain. Elle monte portée par les ombres pâles de nos martyrs; elle traverse l'azur et les voies lactées, elle passe au delà des soleils, elle monte toujours plus haut et toujours plus blanchissante.
Regardez-la, ô Seigneur I La voilà maintenant agenouil- lée au pied de votre trône, au milieu des séraphins. Sur son front brille la couronne polonaise, et son manteau bleu balaye les espaces tissus de rayons. Les sphères se sont arrêtées et attendent. Elle prie à voix basse : derrière elle pleurent les ombres de nos pères, et de ses deux mains elle lève deux calices...
C'est votre propre sang, ô Seigneur, qu'elle vous pré-
336 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
sente ainsi dans le calice qu'elle tient haut dans sa main droite, et dans l'autre, qui est plus bas, — plus bas, — vous reconnaissez, ô Seigneur, le sang de ses sujets fidèles, le sang de ceux qui sont crucifiés sur mille croix, le sang qui coule sans cesse sous un triple glaive et sur trois terres qui ne sont qu'une patrie!... Au nom du saint calice qui déborde d'amour, elle implore votre miséricorde pour l'autre qui est plus bas, — plus bas, — et elle prie pour nous, Père! Fils, Esprit !
Elle prie pour nous, et nous prions avec elle, que vous daigniez nous accorder la grâce des grâces. Ce n'est pas l'espérance que nous vous demandons, ô Dieu ! elle tombe sur nous comme une pluie de fleurs, — ni la mort de nos oppresseurs, leur fin est écrite sur le nuage de demain; — ce n'est pas de franchir le seuil de la mort : il est franchi; ô Seigneur ; — ce ne sont pas des armes puissantes : les tem- pêtes nous les apportent ; — ni des secours : le champ de l'action est ouvert devant nous aujourd'hui. Mais aujour- d'hui que votre jugement a commencé dans les cieux sur les deux mille ans qu'a vécu la chrétienté, accordez-nous, ô Seigneur, une volonté pure, accordez-nous une volonté sainte, Père, Fils, Esprit1 !
Le dernier écrit du Poète anonyme fut un poème intitulé : Resurrecturis . Il semblait, qu'avant de s'éteindre, sa voix voulût répéter les syllabes qui con- solaient le martyre de ses compatriotes... C'était la parole de l'immortelle espérance ; c'était la même dont l'âme de Michelet s'était sentie frémir, le jour où, sur la tombe d'une femme, il avait vu flamboyer cette ins- cription : Hinc surrectura...
Ah! quelle parole, et comme elle fait tressaillir, en effet ! Comme elle exalte et transfigure ! Quelle autre pourrais-je célébrer avec plus de ferveur, avant de clore ce livre ! N'était-ce pas vers elle qu'était montée l'auguste prière des trois grands hommes dont j'ai
1. Le Psaume delà Bonne Volonté. Traduction Julian Klaczko.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 337
pieusement étudié l'œuvre, au cours de ces pages ? N'était-ce pas pour que ce mot brillât à jamais devant les yeux de la patrie en extase que ces trois grands poètes avaient composé la musique sublime de leurs vers? Plus éblouissant et plus céleste qu'une rose de cathédrale, plus magique que la voix de l'orgue, plus enivrant qu'un chant de l'âme, et semblable à ces notes ineffables qui vous transpercent soudain, vous portent au cœur, vous font pâlir, il resplendissait au- dessus de l'harmonie grandiose qui roulait en bas ses tonnerres ; il était l'aurore qui va poindre, il était la fenêtre du matin qu'un doigt lumineux vient ouvrir ; vers lui seul priait et chantait la sublime poésie polo- naise, elle montait vers lui seul !
Resiirrecturis ! Hinc surrectura ! 0 France du Nord, ô notre sœur malheureuse ! ô chevaleresque Pologne ! Ainsi que tu Tas dit dans le chant national issu de tes malheurs, tu n'es pas morte et tu ne mourras point, car tu ne veux pas mourir ! Les barbares ont crut'en- sevelir vivante dans la tombe, mais ton bras s'est raidi sous la pierre ; nul effort n'a pu sceller le cou- vercle de ce sépulcre, que tu tiens à jamais soulevé ! Un jour, la dalle volera d'elle-même en éclats, et tu surgiras libre : tu reparaîtras transfigurée par le martyre, illuminée de cette ardeur d'espérance et de foi qui conservent la fraîcheur de l'âme et divinisent le visage; tu reparaîtras noble et belle, jeune autant que le sourire d'une amante, autant que le cœur d'un poète, — belle, radieuse, bienheureuse.
FIN
•2-2
TABLE DES MATIÈRES
Pages. Préface VII
CHAPITRE 1
ADAM MICKIEWICZ. — SA VIE, SON TEMPS, SES COMPATRIOTES
1. — Années d'enfance et de jeunesse 4
II, — La déportation en Russie 12
III. — Des conséquences du mouvement romantique en Eu-
rope : héros et voyants (1820-1848) 23
IV. — La Pologne de 1830 : guerriers, poètes, amazones,
chevaliers errants 34
V. — Les grands jours du Collège de France (1840-1846). . . 65 VI. — La marche funèbre 75
CHAPITRE II
PRINCIPAUX CARACTÈRES DU ROMANTISME POLONAIS 93
CHAPITRE III
L'OEUVRE DE MICKIEWICZ
1. — La terre lithuanienne et la sève primitive 122
II. — La nation tragique : rugissements du lion vaincu.
— Désespoir et suprême élan vers le ciel 133
11. — Un émule de Dieu 144
i V. — La poésie d'action 163
V. — Thadée Soplitza 181
340 TABLE DES MATIERES
CHAPITRE IV
JULES SLOWACKI
Pages.
1. — Vie de Slowacki. 199
II. — L'âme effrénée du steppe : libres galops et libres
songes 205
III. — Le sang de l'aigle blanc sur la neige et l'infinie
douleur 220
IV. — Les drames de Slowacki 232
V. — Le Roi-Esprit 245
CHAPITRE V
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE (S1GISMOND KRASINSKl)
I. — Jeunesse de Krasinski : la tragédie d'une âme 263
II. — La Comédie non divvne 276
III. — Le poème dramatique d'Iridion 303
IV. — L'aube du troisième jour et la prière du psalmiste. . 323
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BAUMANN (Antoine). — La Religion positive. 1 volume in-16.. 3 fr. 50
— Le Programme politique du positivisme. Brochure in-16.. 1 fr. • BRUNE HÈRE (F.), de l'Académie française. — Discours de combat,
ir» série. — La Renaissance do l'idéalisme. — L'Art et la Morale. — L'Idée de Patrie. — Les Ennemis de l'âme française. — La Nation et l'Armée. — Le (it'mie latin. — Le Besoin de croire, i volume in-16 3 fr. 50
— Discours de combat (Nouvelle série). — Les Raison* actuelles de croire.
— L'Idée de Solidarité. — L'Action catholique. — L'Œuvre de Calvin. — Les Motifs d'espérer. — L'Œuvre critique de Taine. — Le Progrès reli- gieux. 1 volume in-16 3 fi*. 50
— Cinq Lettres sur Ernest Renan, i brochure in-1 6 1 fr. »
CHARDON (Hknbi), maître des requêtes au Conseil d'État. — Les Travaux
publics. — Étude sur le fonctionnement de nos administrations. 1 volume
in-16 3 fr. 50
FIDAO (J.-E.). — Le Droit des Humbles. Études de politique sociale.
1 volume in-16 3 fr. 50
GODARD (André). —Les Routes d'Arles, i volume in-16 3 fr. 50
MAULDE LA CLAVIÈRE (R. de). — L'Art delà Vie. — La Vie intérieure.
— La Vie moyenne. — La Fleur de la Vie. — Les Fruits de la Vie. — La Vie supérieure. 1 volume in-16 3 fr. 50
— Les Femmes de la Renaissance. — I. La Vie de famille. — II. La Vie du monde. — 111. V Influence des femmes. 1 volume iu-8» écu 5 fr. »
PIERRE- FÉLIX. — Profession de fol du Vicaire Auvergnat. 1 volume in-16 3 fr. 50
PIERRET (Emile). — Le Relèvement national. — La Patrie en danger. 1 volume in-16 3 fr. 50
— Le Relèvement national. L'Esprit moderne, i volume in-16.... 3 fr. 50 RIPERT (J.-B.), député. — Politique et Religion. — Questions du temps
présent. 1 vol. in-16 3 fr. 50
ROCHES (Léon), ancien interprète de l'armée d'Afrique, ministre pléni- potentiaire. — Dix ans à travers l'Islam. — Nouvelle édition publiée avec préface et épilogue par E. Carraby. i volume iu-8* écu avec por- trait 5 fr. »
SGHURÉ (Edouard). — Les grands Initiés. — Esquisse de l'histoire secrète des religions. 1 volume in-16 3 fr. 50
— Les grandes Légendes de France. 1 volume in-16 3 fr. 50
— Histoire du Drame musical. I volume in-16 3 fr. 50
_ Le Drame musical. Richard Wagner, son œuvre et son idée. 1 volume
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— Histoire du Lied ou la Chanson populaire en Allemagne, i volume in-16 3 fr. 50
— Précurseurs et Révoltés. — Prélude au xix» siècle. — Les Souffrants.
— Les Chercheurs d'avenir. — Prophètes et voyants. 1 vol. in-16. 3 fr. 50 STENGER (Gilbert). —La Société française pendant le Consulat. —
lr» série. La Renaissance de la France, i volume in-8° écu 5 fr. »
— 2» série. Aristocrates et Républicains. — Les Émigrés et les Complots. — Les Hommes du Consulat, i volume in-8* écu 5 fr. ■
TOLSTOÏ (Comte Léon). — Qu'est-ce que l'Art? Traduit et précédé d'une introduction par Teodor de Wyskwa. 1 volume in-16 3 fr. 50
— Théâtre complet. Traduit et précédé d'une préface par T. du Wyzewa. 1 volume in-16 3 fr. 50
— Résurrection. Traduit par T. de Wyzewa. i volume in-16 (édition complète en i volume) 3 fr. 50
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