. * 0 se “eue di des fe AG k is jus HELVIENNES, LETTRES PROVINCIALES PHILOSOPHIQUES. TOME SECOND. Nous déclarons qu’étant propriétaires de cet ouvrage, nous poursuivrons les contrefacteurs sui- vant la rigueur des Lois. MÉQUIGNON fils aîné. BOISTE père. Ta ono D.J.ACQ UI Ncan.tit 1908 DE L’'IMPRIMERIE DA. CLO. LES HELVIENNES, LETTRES PROVINCIALES PHILOSOPHIQUES. PAR L’'ABBÉ BARRUEL. Ostendsm gentibus nuditateun tuam. SIXIÈME ÉDITION. TOME SECOND. A la Librairie de la Société Typographique DE MÉQUIGNON PIS AINÉ, ET BOISTE PÈRE, KUE DES SAINTS-PÈRES , N° 10. M. DCCCXXIII. Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa htip://www.archive.org/details/leshelviennesou02barr = LES HELVIENNES, © LES PROVINCIALES PHILOSOPHIQUES. LETTRE XX XII. Le Chevalier à la Baronne. MADAME, « Deux vieilles s’aperçoivent la nuit, au clair « de la lune, d’un bout de la rue à l’autre, se « prennent pour des spectres, et la frayeur les « relient dans la même posture jusqu’au lende- « main. » Vous êtes, je le gage, un peu étonnée de me voir reprendre notre correspondance phi- Josophique par ces deux vieilles. Qu'est-ce donc que ces spectres, me demandez-vous? A quoi bon ces mégères? Ecouitons, madame, écoutons le sage Robinet, et l’énigme se développera. Nos vieilles, nos deux spectres, ce sont les phi- losophes qui se font peur les uns aux autres, et qui, par Ces vaines terreurs , s'arrétent snuiuellement dans le chemin de la vérité { De la Nat: , tome IL, p. 258). 3. L 19 LES PROVI NCIALES Ja ai eu plus d’une fois occasion de sentir Loute la vérité de celte explication. Jai vu les plus hardis de nos sages s’cifrayer, tantôt de leurs propres leçons, ét tantôt des dogmes de leurs propres collègues ; bien plus souvent encore je les vis effrayer leurs disciples; et je n’oublie point la peur qu ils me fasoient quand , trop novice encore à leur école , j' ’écoutois je ne sais quel sentiment intérieur qui m'attachoit tou- jours au préjugé. Je voyois nos grands hommes au bout de la rue ; je les voyois au clair de la lune, et quelquefois même en plein jour; je croyois voir des spectres, tant ce qu’ils me disoient me paroissoit Lenir de Pillusion: Plus je les écoutois, plus je sentois de répugnance à suivre leurs priricipes; la nature sembloit se soulever contré eux, comme contre des mons- tres qui cherchent à étouffer sa voix, à détruire l'empire qu’elle a sur tous les cœurs. Enfin j'ai trioniplié : la philosophie n’a plusrien qui m’ef- fraie; imais ne vais-je pas à mon tour ‘devenir un véritable spectre pour mes compatriotes ? Serez-vous bien vous-même assez supérieure au préjugé pour continuer à suivre mes leçons, yans être révoltée? Votre dernière lettre sur leurs dispositions et sur les vôtres étoit , il est vrai, d’un assez bon augüre; mais ce äue je yotis ai annoncé jusqu'ici, notre monde de vérré , l'animal prototype ; notre mèrelà carpe, tout cela n’est rien en comparaison de ce qu'il PHILOSOPHIQUES, Ée) me reste à vous développer. Permettez donc, madame, que je vous en prévienne ; je sens tout ce qu’il va vous en coûter pour me suivre. Ce mortel ennemi de la philosophie moderne, ce certain sens commun, père du préjugé, va se récrier contre nous; il vous dira cent fois que nos maximes sont celles de lerreur et du men-— songes; que tout est perdu dans l’état si nous venons à bout de les accréditer ; qu’elles tendent à rompre tous les liens de la société, à troubler les fumilles, à renverser également et le trône el l’autel, à pervertir les mœurs, à désespérer l'innocence et la vertu, pour enhardir au vice et à tous les forfaits. Gardez vous, madame, de prêter Poreille à ces déclamations; prévenez nos compatriotes que cette prélendue lumiere naturelle, qu’ils ont honorée jusqu'ici du nom de sens commun, sera toujours l’obstacle le plus à redouter pour la philosophie : « que cette raison mème, syno- « nyme du mot bon sens, et vantée par tant de « gens, ne mérile que peu d’estime; que tous « ceux qu’on appelle gens sensés sont toujours « fort inférieurs aux gens passionnés » , surtout à l’homme épris d’une noble ardeur pour la philosophie. (De l'Esprit.) Ajoutez, avec un de nos fameux adversaires du sens commun, que « les ennemis des talens « sont ordinairement les amis du bon sens; que « cette faculté ne contribue en rien aux progrès & LES PROVINCIALES « de l’entendement humain ». ( Philos. de la Nat., tome 5 ,c. du Bon Sens.) S'il doit vous en coûter quelque chose pour nous sacrifier cet éternel ennemi de nos sages, j'ose vous annoncer, madame, que vous en serez amplement dédommagée par la variété de nos leçons. Vous avez déjà vu, par mes pre- mières lettres, combien nos systèmes philoso- phiques ont de charmes et d’atlraits pour tous ceux qui cons°ntent à nous sacrifier les lois antiques des Keppler, des Newton, et toutes celles du mouvement. À présent que j'aurai à vous faire connoître nos métaphysicieus, oubliez seulement cette éternelle raison du bon vieux iemps; laissez là ce prétendu bon sens de nos ancêtres, et vous verrez quelle variété le nôtre vous prépare. Nous parlerons de Dieu, de la malière , de l’esprit ou de l’âme, des animaux, de l’homme et de ses facullés. Loin de nous laisser asservir à la même opinion sur ces divers objets, nous les traïterons tous avec cet art et cette liberlé que vous savez si bien apprécier. Rappelez-vous combien les oui et les non du sage à la comète vous ont enchantée; ce sera bien autre chose à Pécole de nos métaphysiciens. Faut-il vous en donner un avant-goüt? Sur cet arlicle seal, qui depuis tant de siècles sembloit avoir fixé tous les esprits, captiver les mortels sous le joug d’une même opinion , sur l’exis- tence seule d’un Etre suprême, voyez quelle PHILOSOPHIQUES. 5 agréable variété nous pourrons vous or. Chez nous, vous trouverez des sages qui ontun Dieu, d’autres quin’en ont point; je vous en mon- trerai qui en ont, et n’en ont pas; qui seront {tantôt pour, tantôt contre , et tanLôl entre deux; vous en verrez qui n’en ont qu'un, d’autres qui en ont deux; pour vous démontrer même com- bien peu le Dieu d’un philosophe ressemble à celui de ses confrères, combien peu surtout if ressemble an Dieu de la province, nous aurons à la fois le Dieu de Voltaire, le Dieu de Robinet, le Dieu de Delisle, le Dieu de Diderot: nous en aurons bien près de la douzaine. Mais avant de présenter à nos bons Helviens ces objets variés, ne sentez-vous pas comb'en il m'importe de connoître leurs vraies disposi- tions ? Ne convenez-vous pas que ces vérités sont peu faites pour être révélées aux serviles ama- teurs du vieux bon sens ? Il est vrai que, malgré leurs préventions, il y auroit peut-être certains moyens de ménager la foiblesse de nos compatriotes. Guidés par Pexemple de nos très-prudens encyclopédistes , je pourrois quelquefois ne moutrer adroitement qu’une partie de la lumière, « exposer même « respectueusement les divers préjugés reli- « gieux, avec tout leur cortége de vraisemblance « et de séduction, pour renverser ensuite l’édi- « fice de fange, pour établir, sans qu’on s'err « apercoive , des principes solides, qui servi as b LES PROVINCIALES « roient de bases aux vérités opposées. » Nos maîlres nous assurent «que celte manière de « détromper les hommes opère promptement « sur les bons esprits ; qu’elle opère surtout, « sans aucune fâcheuse conséquence, secrète « ment et sans éclat sur tout les esprits, » (Dict. Æncycl. art. ENcycLoP. ). Mais cet art de dé- tromper les hommes, nos Helviens ne Pappel- leroient-ils pas l’art de les tromper? Ces ruses, ces détours ne sembleroient-ils pas opposés à cette noble confiance que la vérité doit inspirer? Un peuple toujours franc ei loyal ne me di- roit-il pas : Philosophe odieux , tu n’oses nous parler ouvertement ! tu cherches à nous séduire; la vérité ne craint point la lumière; tes détours ténébreux annoncent la foiblesse, l’erreur et la mauvaise foi. Ce n’est point ainsi que préchoiïent à nos pères les apôtres du Christ : sois notre maîlre, puisque tu crois pouvoir nous instruire ; mais montre-loi à nous tel que tu es, et que tes premières leçons n’annoncent pas un fourbe et un imposieur, Ne m’exposez pas, je vous prie, à de pareils reproches; ils retomberoient sur la philoso- phie, dont j’aurois imprudemment dévoilé les mystères. La haine, le mépris succéderoient au respect et à l'estime que nos sages ont su se concilier. Les yeux des provinciaux, qui savent tout grossir, ne verroient plus dans nous que les docteurs du mensonge et de la séduction. 11 PHILOSOPHIQUES: 7 ést donc essentiel pour moi d'éviter tout soup- çon de mauvaise foi, toute apparence d’ambi- guilé, tous vains ménagemens. Vous connoissez d’ailleurs mon cæractére , na sincérité , surtout cet abandon et cet épan- chement avec lequel je parle de nos sages; je ne veux ni ne sais dissimuler ; il me faut ou parler clairement et tout dire ; ; ou me aire. Décidez ; madame , le parli que je dois FER, dre; mais ne Fees pas que le plus agré ‘le ne soit toujours celui qui , laissant à mon z:le toute sa liberté , ne ecompromettra point l’hon- neur de la philosophie , et me fournira plus sou- vent l’occasion de vous témoigner les sentimeus avec lesquels , J'ai l'honneur d’être, etc. LETTRE KE XIII. De la Baronne au Chevalier. Quor ! toujours des scrupules , Chevalier, des craintes, des soucis ! toujours peur d’en trop dire et même d’être pris pour un monstre, un docteur du mensonge et de la séduction , en nous révélant les mystères de la philose- phie!Oh! pour le coup, on ne pouvyoit deviner plus mal. Je vous ai déjà dit que nous avions fait un assez bon nombre de piosélytes ; ce Hi LES PROVINCIALÉS n’est pas sans doute de céux-là quevons avez à craindre. J’ajoutois que jétois disposée à donner à notre correspondance une cérlainé pu- blicité; je l'ai fait : nos bons croyans eux-mêmes vous ont lu ; savez-vous bien pour qui vous avez été pris ? Pour lé meilleur chrétien de la paroisse. Oui, vous, pour un croyant très- dévot, trés-zélé défenseur de leurs préjugés re- ligieux, et de ce sens commun qui vous paroît si redoutable. Ces bonnes gens se sont imaginé que vos lettres n’éloient qu’une ‘ironie san- glante , une satire amère de. la philosophie moderne. Nos systèmes -leur ont paru si amu- sans , ils en ont ri de si bon cœur, qu'ils ne pou- voient pas croire que vous eussiez voulu faire autre chose qu’en exposer le ridieule et les pré- tendues absurdités. Vous allez sans doute vous imaginer que je me suis hâtée de les désabuser ; point du tout. J’ai vu que cette erreur étoit précisément ce qui pouvoit nous arriver de plus heureux. C’est cette idée plaisante qui va désormais nous met- tre à l’abri de toute inquisition. J’ai donné le mot à tous nos adeptes ; quand les leçons que vous avez encore à nous donner seront bien éloignées des opinions reçues , bien révoltantes aux yeux du sens commun ; quand on sera tenté de vous en faire un crime, nous en se- rons quittes pour dire que e’est une ironie bien mordante, une satire bien piquante. Nous sau- PHILOSOPHIQUES, G] rons entre nous à quoi nous en !enir, et le pré- jagé n’aura plus de prétexte pour nous imposer silence. Avec cette simple précaution , déjà nous parlons ici philosophie fort à notre aise ; nous discutons, nous raisonnons sur toutes vos let- tres, nous les commettons publiquement, sans avoir rien à cramdre du bailli, du curé, du vicaire ou de leurs pénitens. Au contraire, tandis que tous ces bons croyans rient de nos systèmes y nous rions , nous autres, de leur bonhomie. V ous ne sauriez Croire HET ces petites scènes amu- sent vos pre Nous en eümes hier une bien plaisante , dont il faut que je vous régale. Grande com- pagnie au château du marquis , surtout de vos disciples ; mais aussi quelques dévots. Votre lettre fut mise sur le tapis : je n’avois pas fait difficulté de la lire publiquement , bien assurée que l'ironie en paroïtroit mieux soutenue, En effet , disciples et dévots, tous vous combloient d’é éloges. Mon neveu cependant paroissoit un peu prévenu contre ces philosophes sans Dieu que vous nous annoncez ; il prétendoit que, malgré nos systèmes , il faudra toujours recou- rir à la Divinité pour arranger le monde, ou du moins pour avoir la première comète et le premier soleil. D’Horson éloit seul à vouloir qu’on s’en passät, La dispute s’échauffeavant la table, et reprend au milieu da diner. Pendarit que d’Horson parle , je m'aperçois qu'un do- A 10 LES PROVINCIALES mestique a les yeux fixés sur lui; c’éloit un grand Suisse que ce domestique , depuis fort peu de jours au service du marquis. Il regar- doit d'Horson comme un homme qu’on croit avoir vu quelque part; je lentendis même qui disoit tout bas : c’est lui. Cependant la dispute conlinue : observez seulement , disoit mon ne- veu, observez, je vous prie, l’ensemble, l’or- donnance , la beauté du château où nous som- mes ; Croyez-vous que ces portes, ces tours , ces colonnes , et toutes ces parties qui répon- dent si régulièrement les unes aux autres , soient venues se ranger d'elles - mêmes à leur place; que rien ici ne suppose un architecte intelligent ; enfin, que ce château se soit bâti tout seul ? Pourquoi non? repart d’Horson , qui prévoit où cet argument pourroit le con- duire. « Pourquoi le toucher obtus et sourd de « toutes ces pierres ne pourroit -il pas les avoir « tourmentées jusqu’à ce qu’elles enssent pris, « en formant ce château , la place qui leur « convenoit le mieux? Un grand homme seroit « fort étonné que les combinaisons de la ma- ° « tière et du mouvement n’eussent pas enfin « produit cet Univers, tout admirable qu'il « paroît à vos yeux. » Pourquoi les mêmes ” combinaisons n’auroient-elles pas aussi produit un château, tout régulier qu’il peut être?(Voy. Int. nat. et Pens. plul. n° 27.) Je voudrois , chevalier, que vous eussiez pu PHILOSOPHIQUES. 11 voir l’impression que fit sur mon Suisse ce discours de d’Horson. Il le regardoit de tons ses yeux; il l’écoutoit de toutes ses orcilles ; puis il disoit : C’est lui ! mais c’est lui-méme! Pressé par mon neveu , d'Horson se rappelle tout à coup l’animal prototype; plutôt que d’ad- mettre qu’un. châleau suppose un architecte , pour n'être pas forcé de convenir que l’Uni- vers suppose un Dieu, il soutient que, si le grand Diderot a pu admettre un prolotype de tous les animaux , si le grand Robinet a pu voir des œufs de soleil, de lune et d’océan , il peut bien , lui, admettre un château prototype de tous les châteaux, onu même encore des œufs de château ; et voilà mon Suisse qui se met à sauter et à crier: C'est lui, c’est lui-méme ; bon ! je l'ai retrouvé. Je vous le donne en quatre , chevalier ; je vous le donne en cent ; devinez quel homme il s’imagine avoir retrouvé dans notre philo- sophe. Ce bon Suisse, geôlier du Petit-Berne , c’est-a-dire des Petites-maisons de BX**, à douze ou quinze lieues de votre patrie, avoit été renvoyé pour avoir laissé évader un des fous confiés à sa vigilance : c’est pour ce même fou qu’il prend d’Horson ; et tout en criant : C’est mon prototype, mes œufs de chäteau , il le saisit au collet de par le roi, et ne pré étend rien moins que de le ramener par force dans sa Joge. . 15 LES PROVINCIALES Nos convives d’abord de rire, et de rire aux éclats, moi Loute li première, comme vous pensez bien. Le pauvre d’'Horson a beau cher- cher à se débarrasser , notre Suisse refuse de lâcher prise : 4 la loge, monsieur le proto= type ; de par le roi, vous y retournerez. Je m'avise de dire qu’il se trompe ; que d’Hor- son , au lieu d’être le fon qu’il cherche ; est un grand philosophe : Tout juste, répondit:il ; un fou, un philosophe , un homme qui & vu le monde et dés châteaux se batir! tout seuls , et puis encore des œufs de châteaux : c’est lui-méme..... Enfin nous eûmes toutes les peines du monde à le détromper ; et si le marquis n’eüt employé toute son autorité, je crois en vérité que d’Horson auroit fait ler voyage, et seroit en ce moment: installé dans sa loge. » Eh bien , chevalier , vous pensez que cette scène aura produit ici un grand scandale? vous vous trompez. Nos dévots eux-mêmes, ‘après en avoir ri tout comme moi, se contentent de dire : On voit bien que ce Suisse n’entend Li Vironie. Ils me chargent pourtant de vous prévenir que, si jamais il vous prenoit envie: de prècher aux Tr eize-Cantons , vous ne feriez pas mal de prendre vos précautions: Cet avis de leur part doit vous prouver, je ht à bien peu vous en avez besoin auprès de nous. Aiusi , plus de scrupule, plus de délours o& PHILOSOPHIQUES. 13 de ménagemens ; parlez avec confiance , et soyez persuadé qu'à la faveur de l’ironie vous pouvez nous instruire avec toute la liberté pos- sible. Profitez du privilége, el croyez que je ne serai pas la dernière à le faire valoir pour le pro- grès de la philosophie. LETTRE XAMTYS Le Chevalier à la Baronne. Nos compatriotes aiment donc l'ironie ? Nous leur en donnerons, madame, ou plulôt nous, profiterons du privilége, en continuant à vous répéter les’ leçons de nos sages avec cette fran- chise et cette liberté qu’on s’avise de prendre: pour une sanglante satire de nos dogmes. J’a- voue cependant que la scène du Suisse m’avoit un peu déconcerté ; mais ne fül-ce que pour, venger d'Horson; je prouverai à nos compa- tmiotes et'à tous les Suisses du monde qu’un philosophe est maître de reconnoiître un Dieu. où de n’en point avoir: Je montrerai à notre école ces prodiges de liberté et de variété que je vous annonçois dans ma dernière lettre. - Pour vous les rendre même plus sensibles, ces prodiges ; considérez d’abord , vous dirai-je,, la triste uniformité qui régnoit avant nous dans les opinions sur l’existence d’un Être suprème; 14 LES PROVINCIALES voyez à quel point l’idée d’une Divinité capti- voit les esprits. D’Horson seul excepté, inter- rogez encore aujourd’hui nos provinciaux les moins religieux ; demandez-leur s'ils croient sincèrement qu’il existe un Dieu. Surpris et in- dignés peut-être , autant répondront-ils , au tant vaudroit nous demander en plein jour: Y a-t-il un soleil ? Quand la lumière brille , y a-t-l une cas de sa splendeur ? quand toute la na- ture annonce le Dieu qui la créa, quand les as- tres publient la loi suprème qu’ils suivent dans leur marche, autant vaudroit nous demander : Y a-t-il un créateur et un législateur ? ou bien tout simplement, quand il y a une montre, y a-t-il un ouvrier ? L’impie, ajouteront-ils dans leur enthousiasme , l’impie a bien pu dire dans son cœur , il n’y a point de Dieu ; mais l’impie a tremblé au nom de ce Dieu même que sa bouche blasphème; deux ou trois insensés, dans le cours des siècles , ont osé contester l’existence à celui duquel ils Pavoient reçue. L'univers s’indigna de leurs leçons, et l'hommage de la nature expia leur blasphème. Voilà, si je ne me trompe, la réponse que dicteront à tous nos provinciaux les mêmes préjugés, le même catéchisme. Mais passons à l’école de nos sages modernes : essayons de réu- nir sous un seul point de vue les diverses :opi- nions qu’ils ont su embrasser sur le même sujeL. Pour rendre plus sensible cette variélé, recueil- PHILOSOPHIQUES. 15 lons les suffrages, et rangeons sur autant de co— Jonnes les sages propices à la Divinité, les phi- losophes anti-Dieux, les philosophes neutres, ou plutôt les philosophes tantôt pour, tantôt contre , et tantôt entre deux. Voulez-vous un Dieu ? vous lirez à droite; n’en voulez-vous point? vous lirez à gauche; en voulez-vous et n’en voulez-vous pas ? vous passerez au troi- sième ordre de nos sages; et vous déciderez cn- suite s’il fut jamais d'école où Pon püt se flaiter d’être moins subjugué par lopinion vulgaire. 16 LES PROVINCIALES Philosophes contre Dieu. La cause universelle, ce Dieu des philosophes, des juifs et des chrétiens, n’est qu’une chimère et un fantôme... L'imagination enfante tous les jours de nouvelles chimères qui excitent dans eux les mouvemens de la terreur, et tel est le fantôme de la Divinité. (Fréret, Lettres de Trasibule à Leucipe, pages 164 et 254). L'existence de Dieu est le plus grand et le plus enraciné de tous nos préjugés. ( Liberté de penser, pag. 165.) Le mot Dieu , sous lequel les théologiens s'efforcent de faire concevoir un être parfait en tout sens, immuable en tout sens, est un mot vide de sens, un zéro dans les calculs de Ka mo- rale et des mathématiques (Syst. de la Raison , pag. 26, note 1.) Le mot Dieu devroit être banni de la langue de ceux qui parlent pour se faire entendre; c’est un mot abstrait inventé par l'ignorance. ( Syst. Nat.,t.2,c.6 et passim. } Les phénomènes de la nature ne- prouvent lexistence d’un Dieu qu'à quelques hommes prévenus, à qui l’on a montré d'avance le doigt de Dieu dans toutes les choses dont le méca- THILOSOPHIQUES. 17 Philosophes pour Dicu. On ne me persuadera jamais qu'il y ait un être jouissant de ses sens qui puisse, croire sé- rieusement que loutes les merveilles de ce monde ont toujours exislé sans avoir LÉ arrangées par un être d’une puissance incompréhensible... L'existence de Dieu est une idée innée; donc l’alhéisme est une chimère. ( Alambic moral , page. 66, etc. ) Qu'il existe nn Dieu, c’est, je crois, une ac- rilé que de longs raisonnemens ne sauroient qu’obscurcir. ( Toussain, les Hœurs, première partie.) Il faut s’aveugler pour ne pas voir évidem- ment l’absolue nécessité d’un être infiniment bon, puissant, intelligent , spirituel, éternel, créateur de tous les êtres; je suis aussi sûr qu’il existe un Dieu que je suis sûr de ma propre existence. (Marquis d'Argens , Phil. du Bon Sens , t. 2, réfl. 4.) Ceux qui nient l’existence de Dieu ne doivent pas être tolérés...… Si l’on bannit du monde la Divinité, on ne peut qu’introduire le désordre et la confusion. ( Æsial. toler. p. 7.) à Il n’est pas possible de se former l'idée de la matière sans avoir à la fois celle de sa cause, qui seule Va faite ce qu’elle est; d'une cause immatérielle , active, intelligente, supérieure pê LES PROVINCIALES: Plilosophes contre Dieu. nisme pouvoit les embarrasser, Dans les mer veilles de la nature, le physicien ne voit rien que le pouvoir de la nature ; que les effets né- cessaires des combinaisons différentes d’une ma- tière prodigieusement diversifiée. ( Le Bons. Sens , n° 56 et passim..} Au lieu de chercher sur la terre les principes d’après lesquels les hommes doivent régler leurs actions, des théologiens, des illuminés fondent la morale sur la conformité de nos actions ayec les volontés de Dieu. Mais, qu'est-ce que ce Dieu dont vous annoncez les volontés à la terre? Dans toutes les r'ligions du monde, la Divinité n’est qu’un ê're invisible dont il est impossible de se former ancune idée, une puissance incon- nue, un tyran invisible, us fantôme placé dans des régions inaccessibles. (Æxt. du Syst. Soctal. Voy. fréf. et chap. 3, t: 1) Chorus des Philosophes contre. Les adorateurs de la Divinité sont des enfans peureux , des ronorans, des superslilieux , des charlatans , des enthousiastes , de grands créa- teurs de chimères, des extravagans , des sau- vases, des stupides; et si parmieux il se trouve quelques grands hommes, cela prouve seulement qu'un homme de génie peut avoir un grain de PHILOSOPHIQUES. + Philosophes pour Dieu. aux principes corporels... En un mot, nous devons nous attendre à trouver partout dans l'univers les caractères et les témoignages de la sagesse qui l’a construit et qui le soutient. ( Dee Erreurs et de la Vérité, pag. 127 et 126.) Les hommes sont les créatures de Dieu; ils sont l’ouvrage de ses mains: ils sont soumis à ses volontés suprêmes ; ils ont reçu la raison de lui pour les découvrir : c’est là-dessus que sont fondés leurs devoirs envers Dieu. .... Les de- voirs de l’homme envers les êtres qui vivent en sociélé avec lui ont également pour fondement et pour base la volonté de Dieu même, qui a fait l’homme sociable, ou voulu qu'il vécüt en société. (Le Militaire philosophe, chap. 20.) Chorus des Philosophies pour. Quand lathéisme n’annonce pas un cœur cor- rompu , il suppose du moins une éme triste et glacée... D'ordinaire, un athée est un homme blasé , sans tempérament, sans génie, sans 4me: c’est un fléau pour les nations ; c’est un monstre très-pernicieux, qui vous pilera dans un mor- tier , s’il y trouve son intérêt, Il faut étre fou pour penser comme l’athée; aveugle et dé- 20 LES PROVINCIALES Chorus des Philosophes contre. Jolie... Exaltons dans nos ouvrages ce fameux philosophe qui vouloit faire pendre le premier qui s’aviseroil de prononcer le nom de Dieu dans sa république. ( Voy. /e Bon Sens, n° 176 ct passim ; le Syst. Nat.,t.2,e. 4 etpessim. {em ; le Syst. Soc., lettres de Trasibule , etc. ete. N. B. Que ces petites honnêtetés dont nos athées et nos déistes ou théistes se gratifient mu- tuellement; que ces arrêts de mort par lesquels ils se condamnent les uns les autres à êlre pendus, ne scandalisent pas nos provinciau x. Toute mon intention, en vous les rappelant, est de vous faire voir à quel point on est libre chez nous, et combien peu nos sages se laissent cap- tiver par les opinions de leurs propres confrères, Mais ce n’est encore là que le premier prodige de celte liberté. MM. Robinet, Lamétrie, Ray - nal et Diderot, vous apprendront à la porter un peu plus loin. | M. ROBINET, pour. «Ily a un Dieu, c’est-à-dire une cause des phénomènes, dont l’ensemble est Punivers. ..…. Ce Dieu nous est connu sous la notion de cause. L'effet est contingent, la cause est nécessaire ; l’un est fini, l’autre infini... Dieu n’est point l'archétype du monde; ses perfections ne peu- PHILOSOPHIQUES. 21 Chorus des Philosophes pour. pourvu de l'usage de ses sens. Apprenons a ces fous dangereux que le magistrat a droit de faire périr ceux qui nient Pexistence de Dieu. (Voy. Philosophie de la Nat. ;t.2, p. 41. Poll. , de l'Athéis. Phil, du bon sens, t. 2. Réfl. 4. Dict. et art. Encyclop.) vent être renfermées dans la même catégorie que celle de ho mme. De la Nat.,t.1,c.3; 2. D; DAT. D). M. ROBINET, conire. On prétend s'élever de leffet à la cause de l'ordre qu'on admire dans lunivers; c’est une témérilé, üne méprise, un argument plein d'l- Jasion, d’erreurs et d’imposture..... {l n'y a ja- mais eu qu’un seul prototype de tous les êtres, dont ceux-ci ne sont que des variations prodi- gieusement multipliées. Cette grande et impor- tante vérité est la base de toute vraie philoso- phie. (Voy. de la Nal.,t.2 ,pag. 12351.1,c.3; 4. 4, p. 102, etc.) Voy, sur cét auteur, la Na- ture en contraste avec elle-méme, par le père Richard (1). (1) Si tous nos lecteurs ne ‘sentent pas en quoi ce texte annonce l’athéisme , nous les prions de réfléchir quelle preuve il restera de la Divinité quand ‘on prétendra av” LES PROVINCIALES 19 ko LAMÉTRIE, pour. « Je nerévoque pointen doute l’existence d’un » \ A 3» Étre suprême. ( L’ Homme mach., pag. 62.) LAMÉTRIE, contre. Je commence par dire que Dieu n’est pas méme un étre de raison. (Ibid. , p. 22 ). LAMÉTRIE, Z41 pour, ni contre. «REGARDER la nature comme la cause aveu- gle de tous les phénom nes, ou reconnoître une intelligence suprême, voilà le champ où les philosophes ont fait la guerre entre eux... Dans le fond , qu’il ÿ ait un Dieu ou qu'il n’y en ait point , cela est égal pour notre repos. Quelle folie de tant se tourmenter pour une chose qu’il est impossible de connoître ! Le pour n’est pas plus démontré que le contre. » ( Æbrége des systèmes, p. 55. Voyez les Dialogues des phi- losophes , pur l’abté Liger.) RAYNAL, pour. « Dieu de la nature, toi qui as tiré l'être du néant, n’es-tu pas essentiellement productif ?.…. M. Robinet : :0 que l'univers ne prouve point un Dicu ; que l'effet ne prouve la cause que par un argument plein d'illusion et d'imposture. 2° Que tous les êtres ne sont que des variaiions du même étre. Nous prions M,, Rebinct mème de nous dire si. ce n’est pas là du plus pur spinosis- me. (Note de l'auteur.) f PIHILOSOPHIQUES. 23 Unité de Dieu! Sublime et puissant! idées que toutes les religions doivent à la philosophie! Oui, c’est dansles méditations des sages, dans l'étude de la nature que j'ai trouvé la source du théisme (ou du culte d'unseul Dieu). ( Hist. politet phil; in-4°,1.4,p.59 ; 1.1, p.304; 2,p. 33.) Donc la connoissance, le culte * d’un seul Dieu est le fruit de la philosophie et de l'étude de la nature. » RAYNAL, contre. « C’est la douleur et le plaisir qui sont la source de tous les cultes (et par conséquent le théisme lui-même), ou plulôt la religion n’a été partout qu'une invention d'hommes adroits eL politiques, qui, ne trouvant pas en eux-mêmes les moyens de, gouverner leurs semblables, cherchèrent dans le ciel la force qui leur man- quoil, et.en firent descendre la terreur (idem tome 1, p. 62; tome 2, p. 554). (Donc le culte de Dieu n’est que le fruit É la politique et de La ! terreur, }» © RAYNAL, 7ù pour, ni contre. Pour apprendre aux mortels qu’ils ne pour- ront. jamais, être assurés s’il y a un Dieu ou s’il n’y-en.,a, point, voici ce que je,leur déclare : & Par une impulsion fondée sur la nature même -«. des religions, le catholicisme tend,sans cesse «: au protestantisme , le protestantisme au soci- 24 LES PROVINCIALES « niänisme, le’ socinianisme au déisme, et le « déisme au scepticisme »: (1c’est-à -dire: au doute et à l’incertilude. }:(/ome 4, p. 468.) De plus, on saura que la philosophie, balbutiart le nom de Dieu dans une enfance continuelle, s'occupoit d'une chose qu ele devoib toujours ignorer. (id. p. 680 ). Ctis ed N. B. Vous remar querez sens doute avec” quelle adresse Raynal nous représente la philo- sophie, tantôt donnant aux hommes des lecons sublimes sur la Divinité, et tantôt balbutiant, dans une enfance continuelle ; le nom de cet Être supréme, qu’elle devoit toujoitrs ignorer. Je ne nv’arrête point à vous développer les mo+ lifs Ge ces varialions; j'ai à vous parler d’un autre sage plus étonnant encore; mais pour rendre ici Je prodige plus sensible, permettez- moi de joindre à ses leçons le récit des circons- tances qui les ont accompagnées , ét la manière dont ; s les ai reçues. 31 DIDEROT, pour J'ai eu trois jours de suite l'honneur de voir cet homme, dont la stature ne sera point bri- sée, parce ‘que ses pieds ne sont pas d'argile. La première visite eut pour moi quelque chose de triste et d’alarmant. Je trouvé” notré sage , la douleur péinté sur le visage ;" es yenx lbai- gnés de larmes” j'ose lui dernhidas la “éanée de Ses pleuré : « J'écris dé Dieu, me époud'il PHILOSOPAIQUES. 25 « en poussant un profond soupir; je pleure sur « le sort de l’athée, et je prie Dieu pour les scep- « tiques; ils manquent de lumières. » (Pensées philos. Préf. etn° 22.) Vous le voyez, madame, il y avoit ce jour-là. un Dieu chez M. Diderot. On n'insisloit pas méme assez sur la présence de la Divinité ; on ne la faisoit pas surtout assez large , comme vous pourrez en juger par ces paroles de notre phi- losophe : « Les hommes ont banni la Divinité « d’entre eux : insensés que vous êles ! détrui- « sez ces enceintes qui rétrécissent vos idées: € ÉLARGISSEZ DIEU. Si j’avois un enfant à éle- « ver, je mulliplierois autour de lui les signes « indicatifs de la Divinité présente. S'il se faisoit « cercle chez moi, je l’accoutumerois à dire : « Nous étions quatre, Dieu, mon ami, mon « gouverneur et moi, » ( Zbid. n° 26.) En cet instant, qui ne lauroit pas dit? nous sommes trois ici, Dieu, Diderot et moi, tout en ce moment, tout , jusqu'à l'ail du ciron, Vaile du papillon, vous auroit offert Les traces les plus distinctes d'une intelligence supréme 3 vous auriez écrasé les athées du poids de l’u nivers. ( Ibid. n° 20.) Vous auriez dit alors avec notre sage : « Je «ne puis croire qu'il y ait des matérialistes « (ou des athées) de bonne foi, parce qu’il est «plus facile de concevoir la création opérée À. 2 26 LES PROVINCIALES « par la touic-puissance d’an Être suprème , « que sa formation par le hasard.» ( Nouvelles Penstes, p. 16.) Vous auriez soutenu «que « n0s athées ne le sont devenns que parce qu’ils « repoussent la foi loin d'eux, en se livrant à « leurs passions , parce qu’ils sont troublés par « le tableau de Pavenir que la religion leur pré- « sente, el gènés par l'existence d’un Dieu; que « s'ils paroissent quelquefois plus hardis, c’est « que leurs passions, devenues plus fortes, « ajoutent à leur intrépidité, » (p. 27.) Enfin il y avoit un Dieu ce jour-là; il falloit être fou, absurde, et dominé par ses passions, pour douter de l’existence de cet Être suprême, ou pour la nier; et notez bien surtout qu’on prioit Dieu pour les sceptiques, (Id. pag. 15 et 20.) DIDEROT, cozzére. Le lendemain, la scène étoit un pert changée, Je fais à mon sage certaines queslions sur ce premier être qu'il invoquoit lx veille, Il n’y avoit plus de Dieu ce jour-là. Apprends, me répondit M. Diderot, qu'il n'y a aucun étre dans la naiure qu’on puisse appeler premier ou dernier. Une machine infinie en tout sens éloit venue prendre la place de la Divinité ( Dict. et art. ENCYCL., art. de M. Diderot), et le monde en ce jour pouvoit fort bien ëtre le résultat fortuit du mouvement et de la matiere: PHILOSOPHIQUES. 27 la éréation de l'univers, loin de se trouver, comme la veille, plus facile à croire que sa formation par le hasard , étoit bien plus éton- nante. ( Pers. philos., n° 21.) Loin d’écraser l’athée du poids de univers, la plupart des philosophes avoient torl de prétendre que le spectacle de l'univers nous mène à l’idée de quelque chose de divin. (Code de lanat. p.150.) L'cœil du ciron , au lieu d’offrir les traces les plus distinctes d’une intelligence suprême, m’éloit pas même fait pour voir, l'aile du papillon ct celles de l’aigle n’étoient pas faites pour voler , comme le lait qui coule du sein d’une nourrice 'est point fait pour nourrir'son enfant.(Interp. nal., p. 170 €t 171.) Aussi le grand argument des causes finales, la preuve la plus sensible de la Divinité r'étoit plus tolérable , méme en théologie. Peu de jours avant cet entretien , j’avois lu quelque chose de bien différent dans M. de Voltaire. « IL paroîl, m'avoit dit ce sage de F'er- « ney, qu'il faut être FORCENÉ pour nier que « les eslomacs sont faits pour digérer , les yeux « pour voir, les oreilles pour entendre....,» Voilà des causes finales clairement établies ; el c’est perverlir notre faculté de penser que nier une vérité si universellement reconnue. { Voltaire Caus, final, Voyez Dict. philos. el Quest. encycl. ) Pénétré de ce texte, tout autre se seroil ima- 30 LES PROVINCIALES giné que mon nouveau maître n’étoit qu'un {orcené ; qui cherchoit à pervertir ma faculté de penser. Me préserve le ciel d’avoir de nos grands hommes une pareille idée! Non, M. Di- derot n’est point un forcené; il ne cherchoit point à pervertir son disciple , ét très-sérieuse- ment il pensoit de la meilleure foi du monde que le lait de la mère n'est point fait pour nourrir les enfans. Je sais bien que la veille if m’eût dit le con- traire; inais tout, jusqu’à l’athée, tout en ce jour étoit chez lui de bonne foi ; les passions de celui-ci n’étoient plus la vraie cause de son incrédulité. Il pouvoit être sage , bon patriote , sujet fidèle, père tendre, fils respectueux, mari constant, maitre humain, enfin très-honnéte homme. ( Nouv. Pens., p. 30.) De plus, pour être athée, il falloit un caractère ferme et dé- cidé ; il falloit étre éclairé, avoir profondément réfléchi. (Id. p. 28 et 56.) Les raisonnemens des grands ennemis de la Divinité n’étoient plus ceux d’un fou et de vraies absurdités ; c’étoient les raisonnemens d’un homme qui naîtroit avec toute la force de sa raison, ou dans qui cette raison deviendroit toute-puissante, après avoir perdu la foi. ( Id. p. 24 et 27.) Enfin nous n’élions plus que deux ce jour- là, M. Diderot et moi; Dieu avoit disparu ; la toute-puissante raison de mon sage l’avoit anéanti, ee ——————— nes _ a — PHILOSOPHIQUES. 29 DIDEROT, 724 pour, ni contre. Voulez-vous me suivre une troisième fois chez notre philosophe ? Il m’apprenoit encore avant- hier à prier Dieu pour les sceptiques ; pour ces hommes flottans et indécis, qui ne savent rien croire. Tout l’art de cette espèce de sages n’étoit alors que le fruit des vaines subtilités de l’onto- logie : Le déiste seul pouvoit faire téle à l'athée. (Pens. phil., n° 190.) Ecoutez aujourd’hui les leçons du grand homme : « On risque autant à croire trop qu’à « croire trop peu. Il n’y a ni plus ni moins _« de danger à être polythéiste qu'athée. Le « SCEPTICISME seul, en tout temps, en tous « lieux, peut nous garantir des deux excès op- « posés. » (Zd., n° 55.) C’est-à-dire , en bon français, qu’il n’y a pas de milieu entre les ido- lätres, qui reconnoissent plusieurs Dieux , et l’athée qui n’en vent point du tout: et que, pour éviter ces excès opposés, il faut absolument, en tout temps, en tous lieux , prendre le parti de ne rien affirmer. 2: Que ces nouveaux principes ne fassent pas sur vous l’impression que j’éprouvai en les entendant pour la première fois. Me souvenant encore des leçons que j’avois reçues deux jours auparavant , je fléchis le genou; je lève fort dévotement les yeux ét les 50 LES PROVINCIALES mains vers le ciel. Que faites-vous ? s’écrie no- ire sage étonné. — Pardonnez, grand homme, pardonnez au plus zélé de vos disciples le sou- venir lrop vif de vos premières leçons : je prie Dieu pour les sceptiques ; ils manquent de lumières. ( Pens. phil., n° 22.) Je prie Dieu pour le grand Diderot devenu sceptiqne. Je crains ‘que la lumière ne lait abandonné. — It est temps, jeune homme, de te désabuser : mon bonheur est extrême quand je ne suis ni pour ni coutre Dieu , quand je doute de tout, « Je le sais, les esprits bouillans , les imagina- « Lions ardentes ne s’accommodent pas de l’in- « dolence du sceptique ; ils aiment mieux ha- « sarder un choix que de n’en faire aucun, se -« tromper que de vivre incertains. Cependant | « l'ignorance et l’incuriosité sont deux oreillers « bien doux ; mais, pour les trouver tels, il faut « avoir la têle aussi bien faite que Montaigne, » ( Pens. phil., n° 27 et 28.) Mais en quel jour, grand homme, aviez- vous donc la tête si bien faite? Etoit-ce avant- hier , et lorsque vous croyiez si fermement à l'existence d’un premier être? Etoit-ce hier , quand ce premier être eut disparu ? Est-ce dans cet instant, où tout volre bonheur est de ne savoir plus qu’en penser ? Telle fut la question qui faillit à m’échapper. Fort heureusement je sentis le respect , les égards dus à un si grand maitre , et je me relirai en disant : Peut - être PHILOSOPHIQUES. 51 ÿ a-til aujourd'hui ‘un Dieu chez M. Diderot ; peut-être n’y en a-t1l point. En trois jours de temps , trois leçons si dif- férentes sur un article aussi essentiel que celui de l’existence d’un Dieu ? Vous croyez, ma- dame , que c’est là le chef-d'œuvre de la liberté philosophique ? Trois hommes dans un sage ! vous vous imaginez que c'en est le prodige ? J'ai cependant , avant de terminer ma Lo toute longue qu’elle est déjà , j'ai quelque chose de plus étonnant à vous montrer. Au lieu de ces trois hommes dans un seul philosophe , voulez- vous en trouver une demi-douzaine ? Je ne vous demanderai qu’un seul jour à passer auprès du grand Voltaire. Supposons que nous avons le bouheur d'être transportés au séjour délicieux de Ferney , et ne perdons pas une seule partie d'un jour si précieux. VOLTAIRE à son réveil. Le soleil à son lever a reçu l'hommage de la nature entière; Voltaire est prêt à recevoir celui d’une foule de barons allemands , de comtes polonais , de lords anglais, de cheva- liers français. Le réveil du philosophe est an- noncé ; on enle, recueillons ses Au oracles. O Dieu qu'on méconnoil! Ô Dieu que tout annonce ! Si Dieu n’éxistoit pas, il faudroit Pinventer. En faut-il davantage pour voir qu'il 352 LES PROVINCIALES y a un Dieu au lever du grand homme ? €e Dieu dont il publie les louanges est mème assez semblable à celui des croyans. C’est un esprit , un être intelligent tout-puissant , auteur de l'univers, rémunérateur de la vertu , ven- geur du crime. Nier son existence, c’est vou- loir peupler la terre de brigands , de scélérats , de monstres ; c’est faire de ce monde un séjour de confusion et d'horreur. L’athéisme est dan- gereux dans le philosophe, Aomme de cabi- net : il est à craindre dans le ministre, homme d'état ; affreux chez le bas peuple , redoutable et terrible dans les rois. Voltaire le combat à son réveil en prose et en vers. Toujours il soutien- dra qu’une horloge prouve un horloger , et que l'univers prouve un Dieu ; s’il y a quelque dif- Jiculté dans le système qui admet un Dieu , on trouve des absurdités à dévorer dans tous {es autres. Le grand homme est enfin, à son lever, Padorateur zélé, le défenseur ardent de la Divi- nité. (Œuvres de Volt. passim, entre autres de l’Athéisme. ) VOLTAIRE &@ déjeuner. __ On apporte le thé, le grand homme dé- jeune, et déjà il n’est plus ce partisan si ferme, si intrépide d’un premier être. Les absurdités de l’athéisme ont disparu. Le système qui admet un Dieu pourroit bien n'être plus que plau- sible. Oui, ce n’est déjà plus qu’une probabi- PHILOSOPHIQUES, 35 lité fort ressemblante à une certitude ; il est .vrai: Anais loute science n’est autre chose que la science des probabilités. (®uv. de Volt. , de l’ Ame, par Soranus.) Et le grand homme au moins a déjà quelques doutes, Il est demi- sceptique, et nous le quittons sans pouvoir dire absolument s’il y a un Dieu chez lui, ou s’il n’y en a point. VOLTAIRE «& diner. L'heure du diner rassemble de nouveau nos comtes, nos barons, nos chevaliers; et voyez, madame, les progrès que nous aïlons faire. L’a- théisme n’a plus rien d’effrayan£t pour le sage. Spinosa , nous dit le grand homme, éfoit non- seulement un athée, mais il enseigna l'a- théisme ( [dem , article Æthéis.) ; qu'un pli losophe soit spinosiste s’il le veut. Le grand homme a fait un axiome pour nous le permettre. ( Axiome 5.) Vous pouvez désormais profiter de la permission, sans craindre d’êlre un monstre. sans cesser même d'être philosaphe ; vous pou- vez dire avec Spinosa , il n’y a point de Dieu. VOLTAIRE après diner. Mais Voltaire osera:t-il dire lui-même , il n°y a point de Dieu? Si vous le demandez en fran- çais, la réponse du grand homme ne sera pas bien claire. Il se contentera de donner à la ma- tière Les à Uributs de Dieu , -et à Dieu les qualités 2, 54 LES PROVINCIALES de la matière. 1] fera celle-ci éternelle, active , subsistante par elle-mérme ; 11 vous défiera de prouver qu’elle n’est pas zntelligente. (F'ragm. , art. MATIÈRE, ) D’un autre côté, il vous appren- dra que Dieu est étendu comme la matière, in- J'ini comme la matière ; qu'ilne peut exister que partout ou il existe de la matière, qu’il est libre à peu près comme la matière (Voy. Prin- cipe d’action), et vous pourrez sans peine met- te l’un à la place de Pautre. Voulez-vous savoir exactement à quoi vous en tenir? Interrogez le grand homme en latin, il vous apprendra : Jupiter est quodcumque vi- des, quodcumque moveris ; et vous saurez que celte matière qui frappe vos sens partout où vous êles est le vrai Jupiter. 1] le répétera st souvent, le placera si bien, qu’il faudroit s’a- veugler pour ne pas reconnoïlre que le Dieu, pur esprit, seul éternel, seul être subsistant par lui-mème, seul créateur des êtres, a disparu, tout comme le café que vient de prendre le grand homme. VOLTAIRE & souper. Jusqu'ici nous ayons conservé le nom de Dieu j suprême, verrons-nous au moins à souper Vol- taire décidé à proscrire ce nom si redoutable ? Non, madame. En revanche, nous ‘aurons un prodige bien plus surprenant : le Dieu du matin n'existe plus; le Dieu du soir viendra prendre PHILOSOPHIQUES. 55 sa place ; et célui-ci, créé de fraiche date, ne “tiendra pas plus du BE emier que la nuit ne tient du jour. Volonté, puissance, création , étoient les at- tributs de notre Dieu du matin. ( Prin. d’act.) Le Dicu du soir ne pourra rien créer ni rien anéantir: (VNoy. Quv. de Folt., 1.8, p.252; Quest. encycl. et passimn.) Le Dieu da matin étoit libre, eé par la liberté nous étions son image. (Discours sur la liberté.) Le Dieu du “soir ne peut agir que nécessairement, el par une suite de lois immuables. (Art: DIEU ‘el PRINC. d’ACT. ) Attribuer au Dien du matin nos actions, et surtout nos forfaits, c’étoit enseigner le dogme le plus ef/royable , et faire un démon même de la Divinité. { Disc. sur la liberté.) Pôur soutenir l’honneur du Dieu du soir, il faut absolument croire qu'il fait tout à lui seul, qu’it produit le bien el le‘mal, nos vertus et nos pé- chés; que nous ne sommes rien : il faudroit soutenir que nous ne faisons rien et qu'il fait tout , ou être du sentiment des athées, en niant qu il existe. Dire du Dieu du soir qu x concour | simplement à à nos actions, qu’il nous aide, nous donne le pouvoir d'agir, % penser , de vouloir, comme on disoit du Dieu du matin, c’es! le deé- grader, c’est le faire ‘marcher à notre suite, c’est ne lui réserver que le dernier rôle, c’est en faire le valet de l'espèce humaine. (act. de Dieu sur l’homme.) 56 LES; PROVINCIALES Enfin les dogmes ef/froyables sur le Dieu du | malin sont devenus, les dogmes les plus reli- gteux sur le Dieu du soir. Tant il y a loin du lever de Voltaire à son souper ! VOLTAIRE &@ son coucher. Mas ce Dieu du soir est encore unique; il ne peut encore exister qu'un seul principe, un seul moteur (Prince. d’act.). Ne pourrions-nous pes en avoir deux avant que le sommeil n'ait fermé la paupière du grand homme ? Oui, ma- dame, oui, par une combinaison nouvelle, Voltaire nous apprend, avant de s’endormir, :que deux principes ou deux divinités pourroient bien subsister ensemble : il n’est pas démontré qu’il ue puisse y en avoir plus d’un (Quest. encycl. ,t.9 ,p.3%4). foyez Traité de la vraie Religion , Bergier, 1. 2, p. 449. Par malheur, minuit vient de sonner , el Voltaire s’endort avant d’avoir pu démontrer qu’il en existe quatre. Je conviens avec vous que c’est grand dom- mage; mais si vous réfléchissez sur les leçons que nous avons reçues à Ferney, vous ne pour- rez guère vous empêcher d'admirer avec quel art Voltaire fait passer nos adeptes par tous les grades de la philosophie. Théiste à son réveil, sceptique à déjeuner, athée on spinosiste à diner, substituant à souper le Dieu du soir au Dieu du matin, à minuit PHILOSOPHIQUES. 57 vous montrant plusieurs Dieux à la fois; n’est- il pas à lui seul plus fécond , plus varié que tous les philosophes pour, les philosophes contre, et Les philosophes tantôt pour, tantôt contre , ct tantôt entre deux ? Comparez à présent les leçons de notre école avec celle de la province; il me semble, ma- \ dame, que la différence doit être assez sensible. D'un côté, vous verrez tous vos bons croyans avoir toujoursun Dieu, toujours le mème Dieu, ne pas soupçonner même qu'on puisse en chan ger ou s’en passer; de l’autre, vous avez un Dieu ou vous w’en avez point , tout comme bon vous semblera; vous l’adorez, vous le niez, vous en changez, vous en créez. Je vous laisse mé- diter sur ces prodiges de liberté, de force et de variélé, Ils ne seront pas les derniers que j'aie à vous faire. OBSERVATIONS D'un Provincial sur la lettre précédente. LAISSONS à mes compatriotes le soin d’appré- cier cette facilité, cette légèreté de messieurs les philosophes , tantôt partisans de la Divinité, tantôt ennemis de tout Être suprème, tantôt indécis et flottans entre ses adorateurs et ses ennemis, Je veux çn ce moment fixer notre at- 58 LES PROVINCIALES tenlion sur celle espèce d'être qui a pris avec nous le nom d’homme, et qui, plus constant dans ses blasphèemes, me fait presque douter sil en a la nature. On a osé nous présenter lathée comme un sage dans qui la raison est devenue toute-puis- sante après avoir perdu la foi (Nouv. Pens. phil.); ne feroit- on pas mieux de le définir, homme sur lequel la raison et la foi ont perdu tout empire”? Ne sera-ce pas même lui trop ac- corder que de souffrir qu'il soit classé parmi les hommes ? Comme nous, sans doute, il porte ses regards élevés vers les cieux ; mais comme Panimal, dont les yeux sont courbés vers la terre, 1l ne peut en saisir les rapports avec l’'Ëlre- Suprême. Le ciel lui a donné ce front sublime qui annonce lintelligence: peut-être étoit-il fait pour la posséder comme l’homme à ‘un certain degré; mais comme l'animal, il ne peut en dis- tinguer les traces nulle part. Avec la faculté de penser, l sembla recevoir en naissant des ütres supérieurs à l'instinct; mais les sens de lPanimal ne sont-ils pas les seuls guides qu’il adopte? Ainsi que l’homme enfin il jouit du don de la parole; mais comme l’animal , ou ja- muis il n’interrogea l’univers, ou la nature est muelle pour lui. Que le soleil, du conchant à l’aurore, pro- mène ses feux resplendissans; à tout l'éclat du jour que mille astres radieux fassent succéder PHILOSOPHIQUES. 5) la majesté des nuits, et célèbrent le Dieu qui les créa , l’athée n’entend point le cantique de louanges dont retentit leur marche triompbante. Que mille êtres vivans peuplent nos champs et nos forêts, qu’ils s'élèvent dans l'empire de Vair, qu'ils respirent dans les abimes de l'Océan, et que leur généralion se perpétue de siècle en siècle, ils n’élèveront point son esprit à l’auteur de la vie. Que le retour constant el régulier des frimas et du printemps, de l’éié et de lautomne, annonce le Dieu de la sagesse et de la provi- dence , l’ordre ne lui dit rien de plus que la con- fusion et le chaos. Que La terre s’embellisse et se couvre de toutes ses richesses, 1l cueillera ses fruits comme ceux du hasard. Insensible au milieu du spectacle imposant de l’univers, il n’entendra jamais cette voix ct distincte et puis- sante: C’est Dieu qui nous a fails ; son cœur méme ne lui dira pas. Est-ce donc là cet être destiné à la contemplation de la nature? Le cœur environné de glace, et son espril frappé de toute lapathie de la stupidité, est - il donc fut pour aprécier l’ordre, la variété, les ri- chesses qu’elle étale à nos yeux? pour s'élever à la puissance, à la sagesse de l’auteur, par la beauté, l’ensemble et la magnificence de l’ou- vrage ? Sourd à la voix de tous les êtres, d'où lui vient cependant cet orgueil et celte confiance en ses propres oracles? Il prétendit au droit de 40 LES PROVINCIALES nous instruire ; il nous dit : La raison elle-même dicla mes leçons; la nature vous parle encore par ma voix. Insensé! la nature se borne donc à toi? et la raison n’habita point dans l’homme depuis l'origine des siècles ? Descends dans le tombeau de tes pères ; va réveiller leurs cendres, et qu’ils apprennent ce que la nature ou la raison leur dit avant que tu ne fusses. Interroge les peuples et les nations qui te devancèrent ; remonte jusqu’à ceux qui les premiers enten-— dirent sa voix et jouirent de sa lumière. De- mande - leur à qui furent offerts ces vœux, ces sacrifices, ces victimes dont l’histoire sera tou- jours mêlée au souvenir des premiers hommes. Qu'ilste disent à quifurent doncérigés ces autels et ces temples qu’élevèrent l’Assyrien et le Perse, VEgyptien et le Grec, le Romain et le Sarmate, aussitôt qu’ils se purent élever une demeure à eux- mêmes.Dans l’histonre du genre hamain,trouve, si tu le peux, une nalion sans Dieu , une ville sans temple. Fouille dans leurs débris et leurs ruines, et quand ton œil découvrira les vestiges d’un superbe édifice , dis-nous à quel autre qu’à un Dieu protecteur fut consacré ce monument augusté. Pendant quatre-vingts siècles la nature n’aura donc eu pour l’homme qu’un flambeau séducteur! Elle se sera plu à nous cacher sa puissance pour se dire elle-même l’ouvrage d'un fantôme, et pour transporter l’hommage des humains à l’autel de la chimère! D’un pôle à 5 PHILOSOPHIQUES. 41 l’autre encore, elle se joue des peuples , et Puni- vers est séduit par sa voix ! Du palais des monarques et du sein des capi- tales, descends dans la chaumière du pauvre, dans la tanière du Lapon , dis - nous s’il est un lieu ou la raison conserve un reste de ses droits, et où le Dieu du ciel ait perdu lous les siens ? Dis-nous lequel des deux outrage la nature et la raison , ou Punivers, ou toi ? À l'aspect ananime de ce concours des peu- -ples , en vain l’athée s’écrie : La crainte et La terreur furent les Dieux du genre humain.Que son cœur avili ne puisse être appelé à l’anteur de son existence que par le menaçant appareil de la foudre qui gronde sur la tête de l’impie; amour et la reconnoissance des mortels répon- dirent aux bienfaits du Créateur avant que les forfaits et les remords n'’eussent sacrifié à la peur. Pour flétrir à la fois et l’homme et la Di- yinité, que l’incrédule cesse de mentir à l’his- toire. Etoit-ce donc la erainte qui offrit au Dieu du ciel les prémices des troupeaux et des fruits qu’il bénissoit ? La peur présidoit-elle encore à ces hymnes d’allégresse, aux danses religieuses, aux concerts harmonieux, à ces excés de joie qui régnoient dans les fêtes du Romain et du barbare ? Que Pathée parcoure tant qu’il vou- dra les fastes de l’histoire, les fêtes de lIsraélite, du chrétien et de l'idolâtre lui rappelleront tou- jours les bienfaits de la Divinilé plutôt que ses fléanx. 42 LES PROVINCIALES Mais des prélres avares ou ambitieux , des tyrans adroits….… Oui, sans doute, l’idée de la Divinité n’aura point devancé celle du pontife ! elles peuples nourrirent des sacrificateurs avant de croire au Dieu qui recevoit leur encens ! et les patriarches rassemblant leurs nombreuses familles autour du même autel, pères, pontifes, rois , en offrant la victime au Très-Haut, les pa- triarches ne furent que des prêtres avares de la substance de leurs propres 'enfans, où jaloux d'altérer par le mensonge l’empire qu’ils tenoient de la nature! Que lincrédule donne au moins à ses vaines conjectures quelque espèce de vraisemblance. Que veut —ii donc nous dire quand il affecte de ne voir dans la Divinité que l'invention de la tyrannie et de la politique? Quoi! des tyrans adroils inventèrent le Dieu dont la justice les effraie sur leur trône ! Des rois impies forgèrent un Dieu! et des monstres forcèrent l’ani- vers à chanter le vengeur de l’innocence ! lu- surpateur rusé ne fonda ses titres que sur une chimère inconnue jusqu’à lui! ambitieux po- litique annonça le premier un Dieu devant qui la houlette est égale à tous les sceptres! Les Né- rons érigérent les premiers des autels à la vertu pour rendre plus sensibles leurs forfaits , et les peuples, détestant le 1yran, chérirent sur sa foi le fantôme garant de sa puissance ! Dis plutôt : Si le Dieu de la nature n’eût lui - même gravé PHILOSOPHIQUES,: 45 son nom dans tous les cœurs , l'hommage des tyrans eût sufli pour le rendre odieux, et l’au- tel se fût écroulé avec le trône. Dis plutôt com- bien saint el antique , combien cher et pré- cieux le nom de la Divinilé doit être chez les peuples, quand, jusque dans la bouche de l’u= surpateur, il impose un silence respectueux , réprime la fureur et la haine des nations, et les force à fléchir le genou devant celui qui le pro- nonce. Quel fat-il donc cet homme qui, pour asser- vir ses semblables, fit le premier descendre des cieux le faitôme de la Divinité ? Son nom aura vécu du moins dans nos annales , comme celui des Minos, des Lycurgue et des Solon. En vain je le demande à l’histoire. Me cachant à la fois sa patrie, l’époque de son empire et celle de ses lois, partout elle s’obstine à montrer un Dieu et des autels avant des trônes et des usur- paleurs. Prêterons-nous encore l'oreille à Pimpie, et daignerons-nous lui répondre , quand, aussi ri- diculement enflé de ses prétendues lumières que soltement grossier envers toul le genre hu- main , il affectera de ne voir dans l’idée de la Divinité que le frnit d’une ignorance univer- selle des forces et des lois de la nature? O le plus vain des êtres ! étale donc aux yeux de univers les progrès que fil à ton école l’étude de la na- ture et de ses lois. Ton œil perçant a-t-il le pre- 44 LES PROVINCIALES mier découvert cette force secrète qui transporte! les astres mobiles autour d’un même centre | Estice par tes calculs profonds que furent fixés | et les temps et les vitesses de leurs révolutions ?| Le premier ne vis-tu ces globes qu’une immense atmosphère accompagne dans leur course vaga- 4, bonde , que pour déterminer leur marche et ieur 4, nouvelle apparition? Le premier pesas tu l'Océan, | el l’astre qui soulève et abaisse alternativement ses flots ? Est-ce donc à l’école de l’athée que | parurent les Keppler, les Newton, les Euler, les Bernouilli? Et parmi tes sectateurs, en fut-il | jamais un seul digne d’être nommé dans le tem- | ple de la physique? Depuis le chantre d’Epicure | jusqu’à nos modernes Lucrèces, l'ignorance la | plus complète des lois de la nature n’a-t-elle pas été le caractère distinctif de leurs vaines pro- ductions , le sceau de leur école ? Où verra-t-on ailleurs mieux accueillis et ce mouvement qui nait de linertie , et ces générations sans prin- cipes ,-ces océans sorlis de leur niveau et bâlis- sant le sommet des montagnes, ces soleils ez- croëtés qui flottent au hasard et s’entre-choquent dans le vague des airs ? Les physiciens s’éga- rent quelquefois ; mais l’observation les ramène à la nature. L’athée se nourrit de leurs rebuts ; il ne cherche qu’à rendre nos écarts éternels et l’erreur universelle. Eh! c’est à la connoissance des lois de la nature qu’il ose en appeler ! Qu'il étudie ces lois de l'univers : l’école de Newton PHILOSOPHIQUES. 45 est le temple du Dieu qui les porta. Hélas! que limpie se complaise, s’il le veut, dans des noms uniquement fameux par l'erreur; qu’il célèbre avec faste Epicure , Lucrèce , Spinosa. Où sont- ls donc ces hommes qui devoient effacer de nos cœurs toute idée de la Divinité ? Epicure , Lu- crèce, Spinosa sont morts. La foudre roule en- core sur leur tombe, et annonce le Dieu qui leur survit, Si nous appelons l’incrédule à l’école des Mal- branche, des Loke ou des Descartes, ne lui montrerons-nous pas desrégions inconnues pour ui, inaccessibles à la foiblesse de son esprit ? Une démonstration qui ne tient rien des sens ne sera-t-elle pas au-dessus de sa portée? Quand nous lui dirons : Je suis, donc il existe un Dieu ; son intelligence pourra-t-elle franchir espace immense qu'il y a de l’homme à son auteur ? Cependant l'évidence est le seul guide que nous 1dopterons. S'il ne peut s’élever avec elle, qu’il n’essaie pas de nous suivre ; mais si le flambeau de la raison n’est pas encore éteint pour lui, de son existence seule qu’il apprenne à conclure celle du premier des êtres ; qu’il suive évidence même de principe en principe , et bientôt il dira comme nous : JE SUIS, DONC IL, EXISTE UN DIEU, Première Evidence, Jesuis , et le néant ne donne point l’existence; 46 LES PROVINCIALES donc ilest un être antérieur à moi et éternet, | ou bien je suis moi-même éternel. L’athée n’est ! point assez borné pour nier cette conséquence ; | mais lui et moi, el tout ce qui existe, il veut | tout éternel; son absurdité sera bientôt ma- nifeste, Seconde Evidence. Une cause antérieure à l'Eternel implique contradiction ; donc l'Eternel est lui - même sa ! cause, et n'existe que par sa propre vertu, par son essence. : Troisième Evidence. J'appelle contingent tout ce qui, n’étant ni né- | cessaire, ni impossible, peut, 1° exister ou ne pas exister; 2° exister de telle manière ou de telle autre; 5° dans un lieu ou dans un autre ; 4° dans un temps ou dans un autre, el plus ou moins long-temps. Il est possible que tel homme existe ou n'existe pas : cet homme est contin- gent quant à l'existence méme. Il peut naître avec plus où moins d’esprit, de sensibilité , de beauté, de régularité dans les formes extérieures, plus ou moins robnste : il sera contingent quant à la manière d'exister. 11 peut naître et vivre à la ville où à la campagne , à Paris ou à Lon- dres, en France ou en Italiez il sera contingent quant au lieu de son existence. Il peut naïlre plus tôt ou plus tard, et vivre plus ou moins PHILOSOPHIQUES. 47 long-Lemps ; il sera contingent quant au temps et a la durée. Cette explication du mot contingent vous éloit nécessaire, à vous, lecteur, qui, n’élant point fait au langage de la métaphysique, auriez pu supposer que j’avois des raisons pour êlre moins intelligible, tandis que la cause de la Di- vinité m’invite au contraire à m’exprimer avec toute la clarté possible. Assuré désormais d’être compris, je reprendrai la suite de ma démons- tration , et je dirai : Tout ce qui est contingent, c’est-à-dire tout ce qui n'existe pas nécessairement el par sa propre essence; tout ce qui a pu exisler au- trement , ailleurs et dans un autre temps qu’il n'existe ,; suppose une cause antérieure, qui ait délerminé et son existence, et sa maniére d'exister, et le lieu , le temps et la durée de son existence : il ne peut y avoir de cause antérieure à l'Eternel: donc il n’est contingent ni quant à existence, ni quant à la manière, au lieu, au temps, à la durée de son existence; donc il est nécessairement et par sa propre essence ce qu’il est, comme il est, où il est; donc l’Æternel dans toute son existence est l’étre nécessaire et immuable. Quatrième évidence. 1° Tout être fini et- borné peut être conçu tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, 46 LES PROVINCIALES sans changer d’essence ; puisque son essence n’est pas le lieu. Par là même, tout être fini et borné est contingent partout : l’Eternel ne peut être contingent nulle part ( 5° évidence ); donc l'Eternel n’est point un être fini; DONC IL EsT INFINT. 2° Tout être fini pouvant exister tantôl dans un lieu , tantôt dans un autre, suppose une cause antérieure qui ait déterminé son premier lieu : cétle cause antérieure répugne à l’Eternel; donc il n’est point fini, donc , etc. 5° Partout où l'Eternel peut être conçu un seul instant, il doit être conçu existant de toute éternité et nécessairement, puisqu'il est par es- sence l'être immuable:; or, je puis concevoir l'Eternel partout; donc je dois le concevoir existant partout nécessairement, et par consé- quent infini. 4° L’Eternel n’a pu ètre borné que par sen essence ; Or, partout son essence est la nécessité d'exister : cette nécessité est lattribut le plus contradictoirement opposé à un attribut limi- tant l'existence ; donc l'Eternel n’est point bor- né, mais existe au contraire nécessairement en ous lieux par son essence même (1). (1) Je sais que nos faux sages, et surtont celui de Fcr- ney, en admettant un Être éternel et nécessaire ; nous ont dit qu cet Étre éloit limité par sa propre essence ; mais est-ce pas ici une de ces étranges contradictions qui leur sont si communes ? Quoi! vous admettez un ètre nécessai- 2 PHILOSOPHIQUES. +9 5° Il est absurde que l'Eternel existe d’un côté, et ne puisse jamais exister de l’autre; or, si l'Eternel n’est pas infini, il existera d’un côté, sans pouvoir exister de l’autre; il sera éternel- lement à droite, sans pouvoir être à gauche ; il sera éternellement en haut, sans pouvoir êlre en bas, puisqu'il est immuable par essence ; donc, etc. 6° Nous pourrons bientôt ajouter : PEternel est nécessairement l'être parfait: or, tout être borné est imparfait, puisque je peux le conce- re, c’est-à-dire un être qui existe par sa propre nature, un être dont lessence même est la nécessité d’exister ; et vous nous dites que cet être est borné par son essence! La ménie essence exigera donc l'existence à droite , et y répu- gncra à gauche ? r Hé l'Eternel sera, par son essence , l’être nécessaire , et là il sera l’être impossible. ILsera à ma droite l’étre nécessaire, puisqu'il ne peut y être que nécessaire ment; il sera à ma gauche l'être impcssible , puisque, n’y étant pas para supposition, il en est exclu , selon vous, par son essénce mème, qui le fixe à ma droite, Voulez- vous qu’il puisse passer de ma droite où il est, à ma gau- che où il n’est pas? En ce cas, ou bien il étendra son es tence en restant où il est, et passant où il n’étoit pas, ou bien il quittera son premier lieu pour passer au second ; dans la premiére supposition , il pourra rester l'être néces- saire quant au lieu où il étoit; mais il sera contingent quant à celui où il n’étoit pas ;, il sera de mème contingent quant à sa manière d’exister , puisqu'il peut être plus ow moins étendu. Dans la seconde supposition, il sera con- tiagent dans l’un et l’autre liéu, puisqu'il peut y être ou ne pas y être; mais toute cantinsence répugne à l'Etcrnel, à l’élre nécessaire et immuible ; donc, ete. 2, 3 5o LES PROVINCIALES voir plus grand : donc encore l'Eternel est né- cessairement l'être infini. Cinquième Evidence. Qui dit éternel, dit un être nécessaire , im- mnuable el infini ; nul de ces attributs ne peut me convenir: donc je ne suis pas éternel. Sixième Evidence. La malière, de même que moi, n’est mi infi- nie ni immuable, puisqu'elle est divisible et mobile; nulle de ses parties n’existe nécessai- rement, puisqu'on peut concevoir et supposer de chacune qu’elle n’existe pas, sans étre obligé de concevoir le tout anéanti: donc la matière n’a point les qualités essentielles à l’'Être éternel (troisième évidence) ; donc l'Eternel n’est point matière, mais ESPRIT. Septième Evidence. Deux infinis de même espèce impliquent contradiction : donc il ne peut y avoir deux es- prits éternels infinis ; donc l'Esprit éternel , in- fini, est essentiellement UN. Huitième Evidence. S'il ne peut y avoir deux Eternels infinis, il fat nécessanrement un temps où l'Esprit éternel exista seul, et put seul être cause de ce qui existe, ou le tirer du néant : donc l'Esprit éter- PHILOSOPHIQUES. Gt nel m'a tiré du néant, et moi et tout ce qui peut exister hors de moi; donc L’ÉTERNEL EST L’ÊTRE CRÉATEUR. Neuvième Evidence. Il répugne que l’Eternel ait pu créer un être égal à lui, infini comme lui, puissant comme lui , et surtout un être qui put le tenir lui-même dans la dépendance; il répugne même que celui qui a créé ne puisse anéantir: donc J’Eternel est essentiellement l'ÊTRE INDÉPENDANT, ÊT LE MAITRE ABSOLU DE L’EXISTENCE DE TOUS LES AUTRES ÊTRES. Dixième Evidence. Tirer un être du néant est l'acte d’une puis+ sance sans bornes et sans limites, puisque tous les autres actes, sur un être quelconque, sont subôrdonnés à sa -eréation, et ne sont que des modifications de l’être déjà créé : l'Eternel m'a créé, il peut m’anéantir : donc sa puissance est sans limites.; donc L'ÉLERNEL EST, L’ÊTRE TOUT- PUISSANT. Onzième Evidence. 1° L'acte d’un esprit indépendant. est essen- tiellement l'effet d’une intelligence libre ‘dans ses opérations; l'Eternel est esprit, il est indé- pendant : donc l’acte par lequel il ma tiré da 52 . LES PROVINCIALES néant est celui d’un ÊTRE INTELLIGENT EF LIBRE DANS SES OPÉRATIONS. 2° Une intelligence infinie peut seule diriger une puissance infinie, et lui faire produire un acte supérieur à toute puissance limitée; or, l'intelligence de l'Eternel , n’eût-elle présidé qu’à ma création, a produit, par sa puissance, un acte supérieur à tonte puissance limitée: donc l'intelligence de l’Eternel est infinie; done VÉTERNEL EST UN ÊTRE INFINIMENT INTELLI- GENT. Douziène Evidence. Toute imperfection ne peut provenir que d’une intelligence, ou d’une puissance, ou d’une existence limitée; l'intelligence et la puissance de l'Eternel sont infinies; il existe partout : donc Vimperfection ne peut être son partage : donc il est parfaitement bon, parfaitémient saint, par - faitement juste; donc enfin PÉTERNEL EST Es- SENTIELLEMENT L'ÊTRE PARFAIT. # Être parfait! Être immuable et infini L'Esprit créateur ! souveraine Intelligence ! Puissance su- prème ! c’est toi qui es mon Dieu; c’est vets toi que mon existence seule élève ma raison; c’est dans toi que je trouve et la source et la pléni- tude-de Pêtres lanivers füt-il encore pour moi _ danslenéant, tu n'en serois pas moins à mes | yeux l'Être nécessaire; l'Eternel ,le Tout-Puis- sant; je n’en divois pas moins: J’existe, done PHILOSOPHIQUES, 53 tu existas seul avant moi, avant les siècles et les temps. Tous les mondes sont superflus à celui qui sait te chercher dans lui-même; mon être seul annonce tout le tien. Que célui qui ne peut s'élever à toi par sa seule existence reconnoisse au moins ta puis- sance créatrice dans celte foule d'êtres qui l’en= Yironnent ; ta bonté dans leur destinée et leur usage ; ta richesse dans leur variété; ta sagesse dans leur ensemble et leurs rapports; ton im- mensité dans ces feux dont la main parsema létendne au - delà des distances soumises aux calculs du génie et de l'imagination elle-même, Mais de lestre qui brille au fond de l'espace , jusqu’à l’insecte qui rampe sons l’herbei; il west pour l’athée ni preuves ni indices ; ou plutôt, 4s- semblant les nuages de toutes parts, il s’enve- loppera de ténèbres, et les difficultés les plus légères seront à ses yeux des argumens sans ré- plique. Dans l’Être nécessaire et immuable il - ne verra qu’un Dieu passif, sans liberté et sans action. L’immense deviendra un être exclusif, qui ne souffre point de co-existence. L’infini me sera plus qu’un alibut purement négatif; le nom de notre Dien ne sera qu’un mot abstrait, qui ne peut donner à l’homme aucune idée, Enfant minutieux ; plutôt que sophiste adroït et subtil! ainsi donc une 1iriste dispute sür les mots devient ton unique refuge contre leschoses 54 LES PROVINCIÂALES el l'évidence ! De peur qu’il ne fasse servir à soit triomphe jusqu’à notre mépris el à mon si- lence, hâtons-nous de dissiper la poussière qu’il lance contre le soleil pour obscurcir son éclat. Notre Dieu est un être nécessaire et immua- ble ; mais c’est sur son essence mème, sur son existence et ses attributs que tombe l’immuable nécessité, et non sur lexercice de sa puis- sance. Variable dans sa manière d’être ; il se- voit imparfait; nécessité dans ses œuvres, il se- roit impuissant, et je ne verrois plus dans lui que le vil instrument d’une force prépondé- sante. Mais il n’existe, il ne veut, il n’agit que par lui-même ; comment pourroit-il être dé- pendant, forcé, nécessité dans ses opérations ? L’acte de sa puissance ne produit, né varie et n’affecte, en le manifestant par ses ouvrages , qu’un objet étranger à lui-même; il pourra donc sans cesse varier ses productions , et ne cessera point d'être immuable, Eh ! certes, de- puis quand la raison apprit-elle au sage à con- fondre l'existence nécessaire du pouvoir avec celle de l'effet, la force avec l’action, l’agent avec les êtres sur lesquels il agit? La roohe qui mailrise la tempète ou domine un océan tran- quille ne sera point le jouet de ses ondes mo- biles et des vents orageux. L’astre qui luit sur moine variera point, soit qu'il me réchauffe par ses rayons, soit qu’il m’abandonne à loute: É } PHILOSOPHIQUES. 5! la rigueur des frimas. Que l'Eternel m'appelle du néant, ou qu’il me force d'y rentrer ; qu’il exerce sa justice contre le coupable, ou sa bonté envers l'innocence et la vertu, il n’acquerra point l’être , il ne le perdra point; il n’en sera pas moins le Dicu nécessairement puissant , né- cessairement juste, nécessairement bou. Disons- le donc, malgré toutes les vaines défaites de l'athée, notre Dieu est nécessairement tout ce qu'il est, il peut nécessairement tout ce qu'il veut; mais il veut librement tout ce qu'il veut. La nécessité est dans son être, la liberté dans son action , la mutabilité dans son ouvrage. Disons encore sans crainte : Notre Dieu est partout; et rions de limbécile objection de l’athée,, qui pense ne trouver plus de place pour sa propre existence. Notre Dieu est esprit ; il est indivisible, inétendu et sans parties; il n’ex- clura point , sans doute, de l’étendue tout es- prit indivisible et sans étendue comme lui; il n’en exclura point aussi la matière , il ne la pri- vera pas d’une étendue dont il n’a pas besoin, et que son essence rejelte; ton corps et ton es- prit pourront donc exister quelque part, quoi- que Pesprit divin existe partout. Seroil-ce donc l’espace lui-même qui t’exclu- roit après l’avoir admis? on bien ton corps et la matière le forceroient-ils à quitter le lieu qu'il occupoit ? Mais l’espace n'exclut rien par lui- mème , et Loute la matière n’exclura de l’éten- 56 LES PROVINCIALES (lue qne ce qui a besoin d’extension.comme elle ÿ ion Dieu pourra donc exister parlout, quoique ion corps et toute la matière existent quelque pat. Qu'à ces difficultés frivoles lesiathées en ajou- tent de nouvelles et de plus réelles en appa- rence. Dans ce monde, inconcevable mélange de biens et de maux, de vices et de vertus, dans ce monde où le méchant triomphe à cha- que instant du juste, qu’ils ne puissentse résou- dre à connoître l’ouvrage d’un Dieu bon, puis- sant et parfait: redoublez, leur dirons-nous , les maux et les vices, et les imperfections de J'ouvrage, vous n'en démontrerez que mieux Ja necessilé de l'auteur, Douleurs, erimes, fon faits, imperfeclion , le mal enfin, sous qudlque forme qu'il se présente, sous quelque nom qu'il se désigne, annoncera toujours la.foiblesse et l'impuissance; le foible n’existe point sans doute par sa propre force ; son existence.est donc es- sentiellement précaire et dépendante: Bes vices et les forfaits ne sortent point des mains de l'Eternel; mais l'homme vicieux et dominé par ses penchans, entraîné par ses passions ; ne trouveroit-il donc que dans sa propre énergie , dans la sublimité de son essence, la raison de son être ? L’imperfection de cet univers , la ré— gion des douleurs et des crimes, tous les maux qui l’habitent me forcent donc eux-mêmes à veconnoître une puissance supérieure, Je con- [#24 PHILOSOPHIQUES. 7 çois quelque chose de meilleur que ce monde; il peut donc en exister un autre, et celui que je vois n’est point le nécessaire ou l'éternel, Mais dans ce monde même, tel qu'il ‘est , combien ses imperfections m’aident à remonter au Créateur! Le mal moral annonce des êtres libres; la liberté me montre un Dieu qui sait faire dépendre mes vertus, mon bonheur de mon choix et de ses secours. La douleur , annon- çant ma foiblesse , me rappelle Di qui ne punit où qui m’éprouve. Le triomphe du méchant m’annonce un Dieu devant qui les siècles ne sont qu'un instant, et dont Péternité dédommage la vertu de toutes ses épreuves: Point de sage qui s'étonne de trouver le crime ét l’innocence partout où il voit des êtres libres; Ja douleur ‘où il y a des combats à soutenir et des récompenses à espérer; la liberté où il voit un Dieu qui veut étreglorifié par des enfans, et ñon servi par des esclaves. 2 Point de juste qui ne verse des krmes de con- solation , point d’impie qui n’en verse de déses= poir à ces mots seuls : la vertu souffre ; mais: Dieu est éternel. Hoyib À Ja voix de ses crimes qui appellent sans cesse un Dieu vengeur, à ses propres terreurs , qu'opposéra-encore l’incrédule? "Font le faste et l'orgueil de son esprit. Il'se fera seul sage : le Dieu des Pascal, des Bossuct, des Fénélon, ne sera plus qu’un préjugé, qu’une erreur sucée 5. LB LES PROVINCIALES avec le lait. Qu'il nous montre done sur la terre: un préjugé de tous les âges, de tous les états, de tous les peuples, de tous les siècles. Qu'il nous montre un préjugé qui ne cède ni à la ma- turilé des années, mi aux médilations du génie, ni à la diversité des climats ; ni à la force des intérêts et dés passions. Qu'il nous en montre un seul dont l'enfance , l’imbéailhté, lignorancé soient unique source , et qui, dans ces jours où toute la vigueur de lâme se développe; n'ac- quièré chez Descartes et Newton que plus de fvrce et de lumière. Mais voyez l’athée affecter de publier que cet éclat même qui semble partout forcer les mor- tels à reconnoître un Dieu ne fut jamais qu’une fausse lueur, une notion toujours enveloppée de ténèbres, qui ne porta jamais à noire esprit la moindre idée. Frivole subterfuge encore, et. vaine affectation d'ignorer ce que l’esprit humain, conçul tou jours le plusfacilement! Quo:! l’homme. ne sait pas ce qu’il entend par la Divinité? Il n’a pas une idée claire et distincte de ce qu’il entend par cause première, par ces mots d’éternué , d'intelligence, de force , d’indivisible; d'infini ?: Et pourquoi bannit-il done partout de Pétermité ce qui w’est que durée passagère, de cause. pre, mière, ce qui peut ne venir qu’en-second , d’in- telligence ce qui n’est que malière brule ebsans conception, de force et de puissance ce qui. west que passif et incapable d'action , de Findi- PHILOSOPHIQUES, 59 visible tout ce qui est composé de diverses parties, de l'infini tout ce qui a des bornes et des limites? Pourquoi l’athée lui-même cherche-1-il sans cesse à me montrer dans a nature une énergie infinie, des lois élernelles el immuables, une toute-puissance sans bornes, une cause pre- mire , universelle, et dans tons les tres des alomes zadivisihles? Si tous ces attributs ne disent rien à son esprit, s'ils ne sont, que des termes abstraits et sans nolion , ou sans idée, pourquoi ces mots abstraits el sans idée sont-ils sans cesse dans sa bouche lorsqu'il prétend développer les phénomènes de la nature? S'il exige uniquement que l’idée de la Divinité soit rejetée parce qu’elle ne peut être dans mon esprit compiète et parfaile, parce que je ne puis concevoir sa puissance dans toute son étendue , ni embrasser toute l’immensité de son être, toute l’infinité de ses perfections, qu'il nomme donc dans toute la nature un ètre dont il ait l’idée complète et parfaite; qu’il me dise ce que c’est dans Panimal que la vie et le principe de ses mouvemens; ce que c'est dans les plantes que la. végétation, dans les astres la force par laquelle ils. roulent dans leurs sphères ; ce que sont dans-lui-même toutes les facultés intellec- tuelles. Forcé de convenir qu'il ne conçoit point, et ne peut concevoir toutes les facultés. de la matière méme (Syst. nat. Le Bon Sens, etc.), pourquoi exige-t-ilque j'embrassetoutel'infinité Go LES PROVINCIALES d'un Dieu, ou que je le rejette absolument ? Mais il voit au moins les tres divers; ils les touche, il sait qu’ils doivent être doués d’une certaine force, de certaines qualités. Mais je conçois aussi, je vois très- clairement la néces- sité d’un Dieu cause première. Je conçois, je ne puis me cacher que celle cause doit être ac- tive , réelle, puissante, éternelle, parfaite; c’est celle cause même que j'appelle mon Dieu. Suis- je maîlre de nier ce qu’il est, parce que je ne puis concevoir ni tont ce qu’il est, ni comment il est ? Quand , pour croire à cette souveraine intel- ligence, l’incrédule exigera que je lui montre des organes de mon Dieu, son cerveau , ses Jeux, ses oretlles, ses pieds et ses mains, au Jieu de Jui répondre, ne serois-je pas en droit de m’écrier : Quel être inconcevable est-ce donc que l’athée ? n’aura-t-il donc été jeté parmi nous que pour nous humilier , et m’apprendre que la raison n’est pas un altribut essentiel à l’homme ; ou que, hors des limites les plus flétrissantes, celte même raison n’a plus en partage que Pab- surdité, l'ignorance et l’aberration? Ah! sans doute l’athée ne reçut que la plus vile portion de l’être organisé : l’auteur de la nature ne com- pléta point son ouvrage en le créant ; il ne lui donna que le masque de l’être raisonnable, et le réserva pour une classe inférieure à l’homme. Qu'il s’humilie done, et qu’il rampe à côté de PHILOSOPHIQUES. 6x Pinsecte condamné à ne rien voir au-dessns de sa tête. Divine intelligence! peut-être étoit-ce t’outrager que de lui dévoiler ton existence. Dédaignant son hommage, tu ne l’avois point mis dans la classe de ceux qui doivent te con- noître; mais pourquoi gravois-tu sur son front les traits de'ton image , si ton nom devoit être effacé de son cœur ? Pourquoi lui donnas-tu le caractère auguste de la plus noble de tes créa- tuves, sil devoit t’ignorer comme la plus vile et la plus brute? Bot RÉETD PME. Cie 2 Ve Le Chevalier à la Baronne, MADAME, Ma lettre étoit à peine fermée, que je me suis reproché de ne vous avoir pas conduite du châ- teau de Ferney au hameau de Jean-Jacques ; aussi me hâtai-je de réparer ma faute, Je sais que bien des sages refuseroient de me suivre , et d’assister avec nous aux leçons dn célèbre mens tor d'Emile ; ils croiroient n’y entendre que des amathèmes’ lancés avec toutes les foudres de l’é- loquénce ; :« et contre cés sceptiques plus affir= « matifs , plus dogmatiques que leurs adversai « res, et contre nos athées, qui, renversant , 62 LES PROVINCIALES « détruisant, foulant aux pieds tout-ce que les « hommes respectent, ôtent aux afiligés la dev- « nière consolation de leur misère , anx riches « le seul frein de leurs passions; amrachent du «fond des cœurs le remords du crime, et'se « vantent'encore d’être les bienfaiteurs du genre «€ humain. » (Emile, t. à, p. 181.) Mais ne nous laissons pas effrayer par ce ton de misan- thropie ; écoutons de sang-froid les leçons du philosophe de Genève, et voyons sil seroit im- possible de l’adoucir , de le rapprocher mêmie à un certain point de ces philosophes qu’il pros= crit avec tant d'humeur. Je ne voüs dirai pas qu’à l'exemple des Lamétrie, des Robinet, Ray- nal et Diderot, 1l voudra tantôt d’un premier êlre , tantôt n’en voudra plus; mais ne seroit ce pas une nouvelle espèce d’empire que de rendre à son gré la Divinité visible ou invisible , cer- taine où incertaine ; que d’en faire un être dont on: affirme tout et dont on ne dit rien ; de mon- trer en elle le principe unique, et de lui en as- socier au moins un second ; de prescrire à haute voix ses ennemis, et nous faciliter le moyen de les. absoudre? Si nous avons trouvé trois bom- mes dans M. Diderot, cinq owsix dans Voltaire, né pourrions-nous. pas en trouver. au moins deux dans Sean-Jacques Rousseau ? Je ne décide point , jé me contente d'exposer le contraste, en: vous laissant Je droit de prononcer. PHILOSOPHIQUES, 63 Dieu visible de EE ) : fs È « Il est un js ouyerkc a lous Les yeux ,. c est « celui de la nature ;. c’est dans ce grand et « sublime line que j'apprends à servir son an « teur. Nul n’est excusable de ne pas y Lire, « parce qu’il parle un langage intelligible & tous « lesiesprits. :. ; Japerçois Dieu en moi, jele « sens ex moi, je ke vois autour de moi. Quand « je serois né dans une ile déserte, quand je « w’anrois yu d'autre hommeque moi, la raison « suffira pour m'apprendre à remplir tous mes « devoirs envers lui ». (Tom. 5, p: 163 et 45, édit, in12.) Dieu invisible de JEAN-JACQUES. « L’être incompréhensible qui embrasse tout, « qui donne le mouvement à toût, échappe « à tous mes sens , et cé n'est pas une petite « affaire de savoir enfin qu’il existe (à le bien « prendre mème, le monde n’én sut rien pen- « dant six à sept mille ans}; car il à fallu es- « suyer tous les bizarres systèmes de la fatalité «de nécessité ; d’atomes , de monde animé, « Jusqu'à ce qu'enfin le di Clarke an- « nonçât ce Dieu, l'être des êtres, le dispen- « saleux .des, choses. ..... . 1 est d’une im- « possibilité démontrée qu'un sauyage ; Privé « des lumières qu’on n’acquiert que dans, le. « commerce des hommes, püt jamais élever 64 LES PROVINCIALES « ses réflexions jusqu’à la connoissance du vrai « Dieu. . . . « Pouvez-vous croire que; dans « un inilliof , il y en eût un seul qui vint à « penser à Dieu? » (Émile, loin. 5, pag. 56; _tom.2, pag. 5b2, et Lettre à l'Archevéque dé Paris.) N. B. J'espère, madame , que vous réflé- chirez vous-même sur Jean-Jacques, habitant d’une île déserte , n'ayant jamais vu d’autre homme que lui, par la raison seule découvrant l'Être- Suprème , remplissant tous ses devoirs envers Dieu , et sur l’impossibilité démontrée qu’un être privé des lumières qu’on n’acquiert que dans le commerce des hommes, püt jamais s'élever à la connoïssancé du vrai Diew. J'espère aussi que , dans le second texte , comme dans le premier, vous verrez lès: bien qu’il ne s’agit pas na me des attribuls de Dieu et de sa nature, mais de son existence ; qu’ainsi l'affirmation et la négation tombent précisément sur le même objet. En voulez-vous une nouvelle preuve ? La raison de JEAN-TACQUES frès-certaine qu'il exisle un Dieu, et le démontrant. « Lés premières causes du mouvement ne « soñl point dans la matière; elle’ reçoit le « mouvement et le communique , mais ne le « produit pas. Plus j’observe Paction et h réac- PHILQSOPHIQUES, 65 .« tion des forces de la naiure ; plus je trouve « que d'effets en eflets il faut toujours remon- « ter à quelque volonté pour première canse ; « car supposer un progrès de causes à l’infini, « c’est ne rien supposer. . . . Il nya point « de véritable action sans volonté , voilà mon « premier principe. Je crois donc qu’une vo- « lonté meut l’enivers; .... je conçois cette « volonté .comme cause motrice; mais conce- « voir la matière comme cause productrice du « mouvément , c’est clairement concevoir nn «effet sans cause , c’est ne concevoir ‘absolu- « ment rien. . . . Toujours est-il cerfain que « le tont ést un , ét annonce ‘une intelligence « unique. Cet être-qui ment Punivers , je l'ap- « pelle Dieu ; ‘je joins’à ce nom les idées d’in- « telligénce ;‘de puissance, de volonté, «1 celle «de bonté , qui en est une suite nécessaire. & JE SAIS TRÈS-CERTAINEMENT. QU'IL EXISTE « PAR LUI-MÊME, et que mon existence lui est « subordonnée ». ( Émile , tom; 2, p.45.) La raison de JEAXN-JACQUES incertaine et . insuffisante pour démontrer l'existence de « J'avoucrai naïvemient que ni le pour ni « le contre ne me paroissént démontrés sur « ce point (l'existence de Dieu) par les seulés « lumiëfes de la raison , et que si /e fhéiste ne « fonde son sentiment que:sur des probabi- NS 66 LES PROVINCIALES « lités, l'athée; moins précis encore, ne me pa- « roît fonder le sien se des probabilités « contraires ». (Lett. a Vols. » dom. 2, édit. in-4° de Genève. N.B, Vous ayez vu plus haut le Dieu certain, voyez-vous ici quelque chose de plus que le Dieu probable.et incertain ?, JEAN-JACQUES plein d'idées de la Divinilé. « Dieu est bon , rien n’est plus manifeste, « et sa bonté est l’amour de lordre. . . . . « Dieu est Juste, et sa justice est de demander « à chacun compte de ce qu’il lui a donnés il « est intelligent , il est un, et le tout annonce « son unique intelligence ;....ilest puissants « et sa puissance agit par elle-même; .. .. «il est l’étre existant par lui- méme et'in- « dépendant, à qui toute existence est subor- « donnée ». (Émile , passim, voyez surtout tome 2 , pag, 94.) 2 1 JEAN-JACQUES. sans idées, de la, Divinite. « Si je viens à découvrir les attributs de Dieu, « dont je n’ai nulle idée absolue, c’est par des « conséquences orcées C'est par, le bon usage «.de ma raison ; mais je les affirme sans les con- «:cevoir,et dans le. fond, c'est ‘affirmer rien » (Ibid. , pags LE ORNE æ 4 - NB, Observez; je onunpiiés que le grand PHILOSOPHIQUES. 67 argument de l’athée est précisément toul entier dans ces paroles : vous n'avez nulle zdée de la Divinité ; elle n’est qu’un être négatif dont on n’affirme rien : mais gardez-vous bien de vous en tenir là-dessus aux observations de vos provin- ciaux. Remarquez encore qu’il n’est rien de plus manifeste que la bonté de Dieu , et que cepen- dant les attributs de Dieu ne sont connus que par des conséquences forcées. JEAN-JACQUES érès-certain que son Dieu est unique Principe. « Il faut toujours remonter à quelque volonté « pour première cause (et celte cause ne peut « être matière); car concevoir la matière comme « productrice du mouvement , c’est clairement « concevoir un effet sans cause, c’est ne rien « concevoir... Toujours est-il certain que « le tout est w2, et annonce une intelligence « unique, je reconnois donc une volonté uni- « que et suprême, qui dirige tont, qui exéoute « tout. « J’altribue cette puissance et cette volonté « an méme étre, à cause de leur parfait accord, « qui se connoît mieux dans w#n que dans deu, « et parce qu'il ne faut pas multiplier les êtres «& sans nécessité ». ( Emile, tom 3, p. 115, cë Lett. à l’Arch.) : : : ! . 2 68 LÉS PROVINCIALES JEAN-JACQUES trés-incerlain s'il n'y à pas aw moins deux principes. & Ÿ a-t-il un principe unique des choses ? & Ÿ en at-il deux ou plusieurs? je n’en sais « rien, Il y a deux manières de concevoir l’ori- « gine des choses; savoir, dans deux causes « (qui sont ici Dieu et la matière), ou dans une « cause unique... Chaeun de ces deux senti- « mens, débattu par les métaphysiciens de tous « les sièeles, n’est pas devenu plus croyable.…... « il sera toujours impossible de s'assurer, tant « qu’on risquera quelque chose à parler vrai ». ( Emile, tom.5, p.61, et Lett. a l’Arch.) NN. B; N'allez point vous imaginer qu'en admettant ces deux causes premieres, où ces deux principes , notre philosophe ait pensé qu’il pouvoit y avoir un double Dieu. C’étoit là le reproche que faisoit à Jean-Jacques le célèbre archevêque. Christoplie de Beaumont. Avec quelle vigueur, ou plutôt avec quel tour d’a- dresse Jean-Jacques démontra qu’il pouvoit y, avoir un. double principe, et non un double Dieu, quoique, selon lui-même, et selon toute l'ancienne métaphysique, il ne fallüt recourir à un Dieu que parce qu'il falloit recourir à un Principe, à une première cause ! H démontra bien encore alors que l’archevèque de Paris avoit tort de lui attribuer les sentimens du Vicaire Savoyard; mais il a démontré depuis que jai PHILOSOPHIQUES. 69 raison .de les lui attribuers car il a déclaré s’être peint lui-même dans les leçons de ee vicaire. ( Confessions de Rousseau). La CS JEAN-JACQUES proscrivant les athées. « Tout philosophe athée est un raisonneur de mauvaise foi, ou que son orgueil aveugle. Chacun doit savoir qu’il existe un arbitre su- prème du sort des humains, duquel nous sommes tous les enfans, Ces dogmes sont ceux qu’il importe d’enseigner à la jeunesse, et de persuader à tous les citoyens. Quiconque les combat mérite chätiment sans doutez il est le perturbateur de l’ordre et l’ennemi de la société. » - Lemagistrat peut bannir de l'Etat quiconque ne croit pas (les dogmes de la religion civile, à la tête desquels je mets l’exisience de Dieu.) À « « « [74 « « « « a H peut le bannir, nou comme impie, mais comme insociable , comme incapable d'aimer sincèrement les:lois, la justice ; et d’immoler au besoin: sa vie à son devoir, Si quelqu’un, | après avoir reconnu publiquement.ces mêmes dogmes, se conduit comme. ne les croyant pas, qu'il soit puni.de mort ; il a commis le plus grand des. crimes, ib a menti devant les lois. » (Leitreca aie M ; Emile, ET 5e , Contrat ue êil ù. Des 2107 1 70 LES PROVINCIALES JEAN-JACQUES absolvant les athées. « Je suis indigné que la foi de chacuu ne soit pas dans la plus grande liberté, comme sil « dépendoit de nous de croire ou de ne pas croire dans des matières (telles que j’annonce « positivement l’existence de Dieu }, où la dé- « monstration n’a point lieu, et qu’on püt as- servir la raison à l’autorité... Un athée peut- il être coupable devant Dieu ? détourne-t-il les yeux de lui, ou Dieu lui-même lui a-4-il voilé sa face ? Si j’étois magistrat, et que la loi portât peine de mort contre les athées, je commencerois par faire brûler comme tel « quiconque en viendroit dénoncer un autre». (Lett.à Volt. t.12, éd. de Genève, in-4°. Nouv. Héloïse ,t.6,in-12,p. 171, elit. b,,p. 254. « Je déclare donc que mon objet étoit, dans « la Nouvelle Héloïse, de rapprother les deux « partis opposés par une estirne réciproque ; el « d'apprendre aux philosophes qu’on peut croire un: Dieu sans êtré hypocrite; et aux croyans, qu’on peut étre incrédule sans être « un coquin» ; par conséquent sans être de mauvaise foi, où perturbateur du repos pu- blic, sans mériter châtiment ni bannissement, etc..(Lett: à M: Wernes, t. 12 ,in 4°, p. 230.) Ne l’avois-je pas.‘dit,. madame, que, nous, trouverions parfois le philosophe de Genève assez traitable? Mais quelque longue que soit « 2 « « PHILOSOPHIQUES. 71 cette lettre, elle ne doit être qu’une espèce de post-scriptum à celle que vous aurez reçue par le dernier courrier, et je me hâte de la terminer. OBSERVATIONS . D'un Provincial sur la lettre prévédente. ArNsi donc le plus fier, le plus mâle et le plus vigoureux génie de mon siécle , ainsi donc ce rival des Bossuet et des Démosthènes, qui sem- bloit tenir dans sa, main toutes les foudres de l’éloquence, l’indomptable citoyen de Genève, à l’école de nos philosophes modernes, n’est que ce qu ils sont tous, un roseau agilé par les vents, un enfant qui ne sait où poser le pied pour affermir ses pass un héros, si l’on veut, mais un héros le jouet de ses propres forces et d’ane sagesse mobile et sans principes! J'ai yu tout l'appareil et toute la confiance qu’il met- toit dans la vigueur d’un bras fait pour lancer les traitsenflammés du tonnerre ; mais que m'im- porte Hercule sur l’arène, si sa te l’aveugle, si tous les coups qu’il frappe retombent sur lui-. même? Quand, au nom de Jean-Jacques , une. philosophie i insensée ne fera de mon Dieu que le Dieu des ténèbres , que le Dieu i ignoré du genre humain pendant le cours des siècles » Je montre rai Jean-Jacques ouvrant à tous les hommes ke, 2 72 LES PROVINCIALES grand livre de la nature, et annonçant mon Dieu visible à tous, intelligible à tous. Quand elle ne verra que Jean-Jacques flottant el incertain , ne faisant du Dieu de la nature que le Dieu des pro- babilités, je lui rappellerai Jean-Jacques démon- trant la nécessité d’une cause première, d’une sause puissante, unique, intelligente, faisant de mon Dieu un article de foi et d’évidence, Lorsque, sous les auspices de Jean - Jacques , Vathée se montrera comme un membre précieux et respectable dé la société, j’étalerai les arrêts répétés de Jean - Jacques proscrivant limpie toujours aveuglé par son orgleil , mérilant chä- timent comme perlurbateur de l’ordre, ennemi de la société ; et toute la gloire de la philosphie moderne sera d’avoir fait Jean-Jacques même Phomme nul pour le mensonge nul pour la vérité; d’avoir rendu inutile le génie le mieux fait pour foudroyer li impie. | Oui, Jean-Jacques à à mes yeux , avec toute la pompe de son éloquence, avec tout l'appareil desa force, est l’homme véritablement nul pour ceux qui TEA L'orgueil du philosophe l'indigne, el il l’écrase ; mais la hauteur des cieux le révolte, ét il chancelle. In enflamme conire Pathée en montr ant son audace: et sa foiblesse ; mais il me glace pour la Divinité en essayant de lafrendre incertaine, “H éombat toutes les erreurs; mais 1ôt où lard il les adopl er toutes, Comme le plus mobile des philosophes, il an= PHILOSOPHIQUES. 75 nonce un Dieu créateur et une matière éter- nelle; un Dieu vengeur de liunocence, et un Dieu sans providence particulière pour l’homme ; des êtres libres, et les lois d’un deslin immua- ble. IL célèbre les vertus du Messie, et voit les nations heureuses par le prophète du Croissant, Pourquoi refusoit-il de boire dans la coupe du sage de Ferney, s’il devoit comme lui édifier et détruire? et pourquoi son nom en imposeroit- il davantage à mes compatriotes? Si Voltaire saccombe à l’école de Spinosa, Rousseau n'a plus de forces à celle de T'oland et de Bayle. Si l’un n’a de ressource que dans lagilité et dans la souplesse, l’autre semble n’user de sa vigueur que pour favoriser son inconstance. L’an n’avoit jamais su que nous distraire par le jeu des sail- lies, lorsqu'il étoit question de nous instruire; mais l’aulre prostilue au paradoxe toute la ma- jeslé de la raison. Le sage de Ferney s’avilit par uu commerce réciproque de louanges et de flat- teries entre lui et l’impie; lors même que le sage de Genève déchire le masque des philoso- phes, qu’il montre leur foibiesse, leur artifice, leur sotle vanité, ne les venge-t-il pas assez en s’enivrant de toutes leurs erreurs? L’un em- prunte des sales voluptés , l’indécence des pro- pos; l’obscénité des images ; l’autre, par les at- traits qu'il donne au vice, mail pas humilié la pudeur? Une haïue invétérée ne cherche à Fer- uey l’histoire du Messie que dans les fastes de la 2 4 r4 LES PROVINCIALES calomnie; le sage de Genève déchire les annales de Jésus-Christ, les mystères et les prodiges. Mon âme est révoltée lorsque j'entends Voltaire ajouter la dérison au sarcasme judaique; mais si Jean - Jacques a su ressusciler la voix des pro- phètes pour célébrer un Dieu mourant en croix, lorsque dans le fils de Marie méditant des véri- tés sublimes il ose n’annoncer que le sage égaré dans ses contemplalions, lhommage de Jean- Jacques pourra-til réparer ses blasphèmes ? Un Dieu puissant saura venger sa gloire et de l’impie et de l’incrédule. Que Voltaire ait reçu l'hommage des nations; que cent produc- tions obscenes ou sacriléges, vendues au poids de l'or, aient fait couler ses jours dans l’opu- lence ; que des lauriers refusés à Corneille aient couronné sa tête, l’instant de son triomphe est celui que les cieux attendoient. Il passe du théà- ire de sa gloire à celui de la mort. Déjà j'ai en- tendu les cris funtbres arrachés par la douleur et le repentir; humilié de toute sa foiblesse, déjà il se plaint d’être abandonné de Dieu et des hommes. Vainement ses adeptés accourent ; confus du néant de leur chef, vainement ils sol- licitent tout son ancien courage; ils ne feront pas taire Îles cris de sa conscience; ils ne cal- meront pas ses troubles, ses remords, ses trop justes frayeurs. Qu'il se voie sous le joug de la malédiction ; qu’il invoque ce Dien qu'il blas- phémoit ; qu'il s’écrie : Jésus-Christ! Jésus- > PHILOSOPHIQUES,. 79 Christ ! un siècle de sarcasmes a lassé Ja patience de l'Eternel. Il se rit du faux sage qui trop long- temps avoit fait de nos saints l’objet d’une dé- rision sacrilége. Que l'impie accomplisse lui- même le plus humiliant de leurs oracless que les prophètes soient vengés; dans ses convul- sions frénétiques , que Pimpie se nourris: du pain qu'il a souillé , où plutôt que ces mêmes prères qu’il a calomniés deviennent son refuge ; s’ilest possible encore, qu’ils accourent fermer pour lui les portes de l’abime. Voltaire les invo- que , il est à leurs genoux, il rétracte à leurs pieds le système de toutes ses erreurs (1). Hélas ! (x) Pressé par les remords de s1 conscience, Voltaire, quelques mois avant sa mort, mais déjà bien malade , écrivit à M. Vabbe Gaultier le billet suivant : « Vous m'aviez promis, monsieur, de yenir pour m’en- « tendre; je vous prie de vouloir bien vous donner la « peine de venir le plus tôt que vous pourrez. Signé Vor- « rame. À Paris, 26 février 1758. 5» Le 2 mars suivant , il écrivit encore lui -méme, en pré- sence ‘de M, l'abbé Mignot, de M. le marquis de Ville- visitle et de M. l’abbé Gaultier, la déclaration , dont l’o- riginal a été déposé, avec diverses autres Mères relatives à ses dispositions religieuses, chez M, Momet, notaire à Paris ; elle est concue en ces termes : ' \ « ïe soussigné , déclare qu étant attaqué de puis qitré jours d’un vomissement de sang , à !? âge de quatre-Ving'-. quatre ans, et n'ayant pu mé Haine à l’église , M. le curé dé Saint-Sulpice ayant bien voulu ajouter à ses: bonnes œuvres celle de m'envoyer M. Gaultier, prêtre, ‘je me’ suis confessé à lui: etque , si Dieu dispose de moi, je meurs dans la sainte Église € catholique, où je suis né; espérant de la miséricord: Hivine qu’elle daignera par- RENDRA RTRS A" A 76 LES PROVINCIALES ils se flattent en vain de terminer le grand ou- vrage de sa réconciliation. La mort devancera leurs derniers secours; ses frayeurs renaîtront toutes, et il n’expirera pas sous leurs auspices. Son hommage à ce Dieu qu’il reconnoït pour juge aura-t-il donc été uniquement celui de la « donner toutes mes fautes, et que si j’avois jamais scan- « dalisé l'Eglise, j’en demande pardon à-Dieu et à elle. « Signé Vorraire. En présence de M. l’abbé Mignon, e mon neveu, et de M. le marquis de Villevieille , mon &« ami. » (Ils ont signé après Voltaire.) Au dos de cette déclaration est encore écrite , de la main de Voltaire , celle qu’on va lire. « M. l’abbé Gaultier, mon confesseur, m’ayant averti « qu'on disoit dans un certain monde que je protesterois contre tout ce que je ferois à la mort, je déclare que je n’ai jamais tenu ce propos , et que C’esl une ancienne «. plaisanterie attribuée dès long-temps, très-faussement, « à plusieurs savans plus éclairés que moi. Signé Vor- « A A TALRE. ? (Extrait du procès - verbal dressé chez M. Momet, no- taire , lorsque M. l’abbé Gaultier déposa chez lui Les pièces de sa correspondance avec Voltaire, ) Cette déclaration devoit être portée à M. le curé de Saint-Sulpice, et à l’archevèque de Paris, pour savoir s'ils la trouveroient sufhsante. Soit que les dispositions du philosophe fussent changées , soit qu’il fût obsédé par de cruels faux sages qui en redoutoient l'effet, soit par toute autre raison , M, l’abbé Gaultier n’eut plus, pen- dant logng-temps , la liberté de le voir. Rappelé six heures avant la mort de Voltaire , il Ze trowa dans Le délire, et se vit privé de lu consolation de lui administrer Le sacre- ment de pénitence, bien déterminé à revenir, s’il avoit plu à Dieu de prolonger ses jours , el de lui rendre l'usage de la raison, (Procès-verbal. ) La Providence en ordonna autrement. - : Ce fut surtout dans ce premier intervalle que se pas- nl PHILOSOPHIQUES. 77 terreur, son repenlir celui de l’impuissance, son remords celui de la rage, son blasphème celui du désespoir , et son dernier soupir celui du ré- prouvé? Le Dieu qu'il ouiragea est le Dieu de la justice , mais c’est aussi le Dieu de la miséri- corde : laissons-lui ses secrets. Il en a fait assez pour humilier la secte et réparer le scandale de sérent ces scènes de terreur, de remords, de désespoir, que l’on trouve décrites dans l’ouvrage qui a pour titre : Circonstances de la vie et de La mort de Voliaire. On y verra tout ce qui ne m’autorise que trop à parler comme je l’ai fait de la fin déplorable de ce héros des sages mo- dernes , et en particulier comment il accomplit cette pro- phétie humiliante d’Ezéchiel, dont il s’étoit joué si sou- vent et si indécemment ; comment il l’accomplit, dis-je, d’une manière plns humiliante encore qu’elle n’est expri- mée par le prophète. Pour donner une idée des remords qui agitoient, ce trop fameux coryphée de nos prétendus sages , je me con- tenterai de citer ces paroles de M. Tronchin : Æeprésen- tez-vous toule la rage et toutes les fureurs d’Oreste ; vous n'aurez qu'une foible image de celles de Voltaire dans sa dernière maladie. Ainsi s’exprimoit ce célèbre méde- cin, incapable assurément d’en imposer, en parlant à M. de Visiers, prélat, dont la prudence et les vertus sont trop connues pour que les ennemis de l’épiscopat osent révo- quer en doute son témoignage. On sait assez d’ailleurs ce que le même médecin a répété tant de fois : qu’il seroit à souhaiter que tous nos philosophes eussent élé témoins des remords et des fureurs de Voltaire mourant. Je ne crois pas que la vérité y eut beaucoup gagne. Plusieurs de ces messieurs ont assidûment occupé l’an- tichambre du malade; ils nignoroient ni l’état de son âme, ni celui de son corps : qu’en est-il résulté ? Trop assurés de se voir démeniis ; s'ils osoient publier que leur chef avoit montré cette sérénité, cette douce iran- 76 LES PROVINCIALES sa sécurité par les frayeurs du chef : il en a trop peu fait pour nous rassurer sur la pénitence de son coryphée et sur l'effet de ses terreurs. Le même Dieu appelle, Jean - Jacques ! il n'ordonnera point aux mêmes furies de prési- der à ton trépass mais il souflera sur tes jours à l’instant où tu crois avoir trouvé enfin l'asile de la paix. Cette paix que tu cherches depuis quillité du philosophe religieux , ils auroient rousi de lui appliquer ces paroles : spiritu magno vidit «ltima. Dans leurs éloges funébres , ils ont continué à exalter ces mêmes ouvrages que la conscience de leur héros l’a- voit forcé à condamner ; ils ont gardé sur ses craintes et ses remords le silence le plus profond, et , j'ose le dire, le plus coupable, puisque la publicité des remords de l’im- pie peut seule, en quelque sorte, réparer le scandale de ses écrits. Au lieu de rendre hommage à la vérité, ils nous di- ront que ces terreurs et ces transports frénétiques de Voltaire n’étoientque l'effet de ses organes afloiblis par la douleur; mais ils auront beau faire , Voltaire s’est r:perti de ss Hlisphèmés, et d’avoir combattu la religion , comme Néron , Cromwel, tous les autres scélérats se repentent de leurs forfaits ; À je défie qu’en me cite un seul exem- ple de pareils Lénordds de pareilles frayeurs, dans l’homme qui aura véeu fidèle observateur de l'Évangile. La dou- leur et la crainte du juste ne PTE jamais aux terreurs et aux remords de l’impie. I faut ètre imbécile, ou de la plus mauvaise foi, pour en attribuer la différence à la foiblesse de leurs organes , puisqu’ils sont tous les deux aussi près de la mort. C’est dans leur vie passée que la cause s’en trouve lout entière : Pun espère en ce Dieu qu'il aima, et qu'il servit; des crimes qu’il na point commis ne leffraieront pas. L’antre redoute un Dieu qu'il outragea. C’est la réalité de ses crimes et non pas de sa fièvre qui fait son désespoir. (Note de l'auteur.) PTHILOSOPHIQUES. 79 si long -iemps ne couronnera pas des années marquées par le ciel au sceau de lamertüume et des guerres intestines. Peins-nous toi-même nn Dieu obsliné à troubler ta carrière, à te persé- cuter par ces faux sages mêmes révoltés contre lui. Dis-nous corame il les souleva contre toi ; comme il les montroit acharnés à Le persécuter, à ’humilier, à te calomnier, à Le rassasier du pain de l’isnominte et de la coupe de l'oppro- bre. Dis toi-même leurs jalousies, leurs haines, leurs intrigues, leurs complots, et ces abimes tortueux qu'ils ereusent sous tes pas. Si la mort de Voltaire est terrible , que tes années sont lristes! que de perplexités , de dé- tresses et d'amertumes dans tes jours ! Mais tu ne vois que les faux sages dans les persécuteurs ; apprends à reconnoiître le Dieu qui par eux te punit de la guerre que tu lui déclarois. Il a plus fait ce Dien ,' et c’est dans toi-même qu'il a mis ton bourreau. Tu fuis l’aspect des hommes-pour éviter un ennemi ; mais jusque dans le sein d’une retraite solitaire, au fond de ces forêts moins sombres que ton cœur, ton imagination effrayée- te montrera des embuches , des conjurés, des spectres : le ciel t’investira de tes soupçons. de tes angoisses et de les frayeurs. Quelie triste des tinée ! quelle vie trainée dans les souffrances d'un corps languissant , dans les noires illusions de la misanthropie ; dans les doutes affreux du sceplique ! 60 LLZS PROVINCIALES En déplorant ton sort, j’essayai d’oublier tes erreurs ; j’ai pleuré sur ton urne, en voyant ces tendres méres , animées par tes leçons, repous- ser la nourrice mercenaire , et offrir leur propre sein au fruit de leurs entrailles. Jai vu épars et déchirés par toi ces liens qui garrottoient Pen- fance. J’ai voulu annoncer le philosophe de la nature; mais tes propres enfans, orphelins pen- dant que tu respires, exilés par toi hors de tes foyers , et entraînés dans l'asile de Ja honte et de lindigence ! Etoit-ce là le cri de la nature? J'ai vu Mentor assis auprès d'Emile refréner les passions; mais le sophisme plaidant également pour et contre l’odieux suicide! mais cet art de proscrire et nourrir à la fois une flamme adul- ière! mais Emile conduit dans les repaires de la prostitulion ! étoit-ce là le cri de la vertu et les ressources de la sagesse? Jai vu l’humble réduit où , dédaignant le faste des Platon, tu rappelois Pantique simplicité de nos pères; mais du fond de ta chaumière j'ai entendu ta voix solliciter des statues. J'ai vu la trop sensible Julie pleurer dans la- mertume de son cœur la foiblesse et le crime de ses sens ; mais la prostituée Warens s’est mon- trée sur l’autel que tu ne rougis pas de lui dres- ser dans le temple de la vertu. La religion sainte sembloit avoir pour toi quelques attraits; mais quel jeu te fais — tu de son symbole? Des autels de Genève tu passes à PHILOSOPHIQUES. 8L ceux de Rome; des autels du Romain lu reviens à celui du Genevois , et tu finis par les rejeter tous dans le doute affreux, s’il en fut jainais un seul de légitime. Au nom seul de la vérité ton âme se transporte ; tes sermens ont consacré ta vie à sa recherche ; mais ton orgueil refuse de la trouver ailleurs que dans toi- même; et le Dicu du ciel, à Ventendre, n’a ni le pouvoir de la faire descendre des cieux, ni le droit de te forcer à la reconnoitre. La vigueur du génie semble ton partage , et les imbéciles sophismes de limpie te décon- certent ! Est-ce donc à Jean-Jacques à hésiter pour de vaines disputes de mots ? est-ce à lui d'emprunter jusqu'aux expressions de l’impie quand il s’agit d’un Dieu et de ses attributs ? Quoi ! Jean-Jacques ne sait ce qu’il afirme , on plutôt il lui semble ne rien affirmer quand il croit un Dieu juste, et qui rend à chacun selon ses œuvres ! quand il croit un Dieu indépendant, et de qui seul dépend toute existence ! IL n’a aucune idée quand il dit un Dieu intelligent , et dont l’action n’est point celle de l’être brut et insensible! Le fier génie de Jean-Jacques hé- site à croire un Dieu seul éternel! il conçoit que l'Eternel doit nécessairement lout tenir de lui-même, et il ne sait si la matière brute ne doit point être associée au premier principe! Que je me félicite de n’avoir eu d’abord qu’à ré- pondre à la tonpe des impies en réfutant ces 4, 82 LES PROVINCIALES objections frivoles! le nom de Jean - Jacques mème ne donneroit point à ma réponse d'autre ton que celui du mépris. Qu'il n’en impose point à mes compatriotes, et ils verront au mème rang Jean-Jacques et Lamétrie quand ils combattent Dieu. IL west point de fort contre l’Être-Su- prême. SD RD SR DD AR SR RD 9 AL A EUR RAA DU 6 8 LT RD RD LETTRE XX ICONE + La Baronne au Chevalier. Vive le Dieu du soir et le Dien du matin ! vive encore le Dieu du post-scriptum, ce Dieu que tout le monde voit, et que personne encore n’avoit vu pendant six mille ans! Vivent sur- tout les Boulanger, les Freret, et bien plus en- core les Raynal, les Robinet, qui tantôt voient un Dieu, et tantôt n’en voient plus! Comment voulez-vousque nos bons Helviens ne s’extasient pas sur des prodiges si variés, eux qui n’aiment rien tant que les scènes changeantes de la lan- ierne magique? Ah! s’il m'étoit donné comme à vous de rendre quelquefois hommage à nos grands hommes, comme j'irois les voir le jour où il y a un Dieu chez eux, pour revenir bien- tôt le jour qu’il n’y en a plus, et les revoir en- core le jour où on ne sait s’il y en a ou s’il n’y en a point ! PHILOSOPHIQUES. 83 Mais dites-moi, je vous prie , pourquoi , au milieu de tous ces sages, ne voyons — nous pas seulement le nom du célèbre M. d’Alembert ? Réparez, s’il vous est possible, l'honneur du coryphée de l'Encyclopédie; car voici une chose qui a furieusement diminué l’idée que nos com- patriotes avoient de son génie. Notre père gardien des capucins nous donna dernièrement nn sermon sur lexistence de Dieu , sermon très-singulier , et dont un certain véné- rable Jean-le-Rond avoit presque fait tous les frais. Ecoutez, nous disoit entre autres le bon père, écoutez mon très-digne confrère, et vous apprendrez que «l'existence des objets de nos « sensations et celle de l’être pensant qui existe «en nous conduisent le philosophe à la grande « vérité de l'existence de Dieu ; et vous saurez « que cetle vérité est fondée sur des. principes «avoués par tous les siècles et par tous les « hommes. »(D”° Alemnb. Elérn: de Phil.) C'étoit encore le vénérable Jean qui, Lonnant en chaire contre nos philosophes sans Dieu, leur adres- soit ces. terribles paroles : « Descendez en vous- « mêmes, et malheur à vous si cetle preuve ne « vous sufht pas pour reconnoître un Dieu! » (Id. Abusde la crit.) C'étoit encore lui, ou son coufrère, qui, dans un fort gros livre, donnoit au magistrat « le droit de faire périr, non-seule- « meut ceux qui nient l’existence de Dieu , mais « encore ceux qui rendent celte existence inu- 64 LES PROVINCIALES « lile en niant la Providence. » (Dict. et art. ENCYCL.) J'en voulois à ce vénérable Jean, de pronon- cer ainsi ses anathèmes contre tant de philo- sophes. Curieuse de voir dans quelle espèce d’ou- vrage il peuvoit les avoir consignés , je par- vins à découvrir un livre intitulé, Les Philo- sophes Capucins. Le smgulier ouvrage que celui- là! on y a recueilli précisément tous ces textes que vous nous citez des philosophes pour, en évitant soigneusement tous ceux des philosophes contre. Notre père gardien prend pour sescon- frères ces philosophes capucins, et voilà: qu'il les cite les uns après les aulres , le vénérable Jean surtout , comme le plus digne membre de son ordre; tandis que , d'autre part, mon neveu prétend que ce Jean-le-Rond n’est autre chose que M. d’Alembert. Expliquezmoi, je vous prie , celte énigme. Seroit-il bien vrai que M. d’Alembert n’estqu’nn philosophe capucin? Si cela étoit, j’oserois vous charger de lui faire les plus vifs reproches. Je voudrois bien au moins , pe füt-ce que pour la curiosité du fait , que vous pussiez m’apprendrequ’ilr’est pas toujours aussi dévot à la Divinité qu’il le paroît. Ce seroit une chose plaisante que ses anathèmes retombassent sur lui; mais je ne lui vois que cette ressource pour mériter cheznous uneautre réputation que celle du vénérable Jean. PHILOSOPHIQUES. 65 AA R VD VV 48 LR LB LL D LL D SAS LE VEILLE 0 BAR ABLE LS AD LETTRE XXX VII. Le Chevalier à la Baronne. MADAME, Dans cette diversité d'opinions, de philoso- phes pour, de philosophes neutres, de philo- sophes tantôt pour, tantôt contre, quel pensez- - vous que füt le devoir d’un homme fait pour présider également aux uns el aux autres ? Si je ne me trompe, il devoit réunir en lui seul tous les sentimens , tous les partis possibles. En diri- geant la marche de nos troupes, 1l devoit se tenir au milieu de nos héros, en devenir le centre, ne rien offrir à cenx-ci qui puisse retar- der leur marche, animer le courage de ceux-là, sans insulter à leur lenteur ; et lui seul être tout, pour plaire également à tous. Voilà, madame, le mot de l'énigme du véné- rable Jean. Vous avez vu chez nous des philo- sophes encore propices à la Diinité; ce sont ceux qu’on désigue sous le nom de philosophes capucins. Nous les ménageons à cause des ser- vices qu'ils n’ont pas laissé que de nous rendre; el c’est pour eux qu'étoient tous ces lexles cilés par votre apôtre à longue barbe. Vous avez vu aussi des athées obstinés, qui ne souffriroient pas un chef toujours prêt à s'opposer à leurs 86 LES PROVINCIALES principes. Pour s’attacher les uns et les autres, croyez-vous qu’il eut sufhi d'annoncer quelque- fois clairement etnettement qu'ilexiste un Dieu, pour déclarer ensuite avec la même clarté, la même liberté qu’il n’en existe point ? Non , cette conduite auroit trop révolté nos philosophes ca- pucins , el n’étoit pas même absolument néces- saire auprès de nos athées. Îl étoit un art de se montrer toujours le même, en variant sans - cesse : en prononçant toujours pour lexistence de Dieu , on ne paroissoit point versatile et lé- ger ; en se réservant le droit de rejeter ou d’ad- mellre, suivant les circonstances, loutes les preuves de cette existence, on recouvroit tout l'avantage de notre liberté. C’est cel art précieux que devoit connoître un chef habile; et vous verrez bienlôE si jamais philosophe le posséda dans un dégré plus haut que votre prétendu yé- nérable (1), Que nos capucins et les vôtres même se pré- sentent avec tout l’étalage de leurs grandes preu- 7 . (1) Nous répéterons ici ce que nous avons dit dans le premier volume (rote sur La lettre 31, pag. 388). Ce n’est, point sur les intentions que notre correspondance prèle à M. d’Alembert qu’il faut juger de ce philosophe. M. le chevalier ne voit en lui qu’un chef dont il se plaît à admi- rer les tours d’adresse, parce qu’il les croit tous favorables à la philosophie. Nos lecteurs doivent se contenter de le juger par ses ouvrages, par les texies qu’i's en verront fide - lement extraits, et pay les observetions du provinciil. (Note de l'éditeur) PHILOSOPHIQUES, 87 ves physiques, métaphysiques , morales, nalu- relles ou surnaturelles; notre chef, plus adroit, n’en rejellera pas une seule, et tous les capu- cins du monde se rangeront sous ses étendards, Que nos athées accourent ensuite pour com- ballre ces mêmes preuves, M. d’Alembert n’en laissera pas subsister une seule, les anéantira souvent d’un seul mot. et l’athée s’en ira fort content d’an pareil maitre. Un oui suivi d’un non, où d’un peut-étre adroilement ménagé , conservera à droite et à gauche notre autorité. Mes compatriotes auront peine à croire à ce prodige de sagesse et de prudence. Qu'ils veuillent seulement me suivre, et ils pourront le concevoir. Pour le leur rendre plus sensible , je me contenterai de faire certaines questions sur les différentes preuves de l’existence d’un Dieu , les ouz et les 207 de M. d’Alembert nous fourniront les réponses. Question. La métaphysique peut-elle nous fournir en général des connoissances cer- taines , claires, évidentes ? el nous donne- t-elle en particulier des preuves solides de l'existence d'un Dieu ? PREMIÈRE RÉPONSE. OUI. « La métaphysique est la base de nos con- « noissances ; c’est dans elle seule qu’il faut cher- Fe (été) LES PROVINCIALES « cher des notions nettes et exactes de tout... « L’obscurité, quand il ÿ en a ( dans un ou- « vrage métaphysique ) , vient toujours de la « faute de l’auteur, parce que la science qu’il se « propose d’enseigner n’a point d’autre langue « que la langue commune. » ( Disc. prélim. Ency.p. 27. Elém. de Phil, p.47. Quant à l’existence de Dieu , «les sophismes « par lesquels elle peut être attaquée ne feront « point ombrage au mélaphysicien , surtout « s’il est aidé des lumières de la religion. » (Elém. de Plil., p. 68.) SECONDE RÉPONSE. NON. « En métaphysique, les ténébres sont ré- « pandues de toutes parts sur les confins du « jour ». ( Mél, de Litt. tom. 5, chap. 1.) « Hors les mathématiques, nous n’avons que « des preuves conjecturales, on en partie con- « jecturales et en partie démonstratives. ...... « Les premières causes y sont inconnues , et les « premiers principes obscurs. C’EST BIEN PIS ( ENCORE DANS LA MÉTAPHYSIQUE , 0% , à l’ex- « ception de quelques vérités primordiales , & tout est obscur et sujet à dispute ». Loin de metire l’exislence de Dieu au nombre de ces VÉRITÉS PRIMORDIALES métaphysiques , je dé- clare positivement que la connoissance que la o PHILOSOPHIQUES. 0g théologie naturelle on la métaphysique traitant de la divinité nous donne de cet être, z’est pas d’une fort grande étendue ( Disc. prélim. de PEncy.); « que tous les raisonnemens méti- « physiques prouvent bien moins un Dieu aux « yeux du philosophe méme qu'un simple « 2nsecte.(Encyc., art. DÉMONST. , par M. d’A- « lembert.) Aussi toute la métaphysique devroit- « elle se borner à la génération de nos idées « (et par conséquent ne pas dire le mot sur « l'existence de Dieu. ) Presque toutes les au- « tres questions qu’elle se propose sont indis- « solubles ou frivoles. » N. B. Observez, madame , que l’article dé- monstration est précisément le premier auquel on à soin de nous renvoyer en exposant dans l'Encyclopédie les preuves de l’existence de Dieu. Mais passons à une autre sorte de preuve. Q. Les preuves directes de l’existence de Dieu sont-elles les meilleures ? PREMIÈRE RÉPONSE. OUI. « La meilleure réponse aux objections des « athées consiste dans des preuves directes de « la vérité qu’ils combattent ; le philosophe s’oc- « cupera*princip«lement du choix de ses preu- « ves». ( Elém, de Phil., n° 6,p.70). 90 LES PROVINCIALES SECONDE RÉPONSE. NON. « Proprement démonstration & priori, est « une démonstration directe , tirée de la nature | « de la chose que l’on veut prouver. Les philo- « sophes et les théologiens sont partagés sur ces « sortes de preuves directes, et quelques-uns | « même les rejetlent : toutes ces démonstra- « tions, disent-ils, supposent l'idée de linfini, « qui n’est pas fort claire. ( Ency., art. DÉMONS- € TRATION. Or, il sullit qu’une opinion soit « combaltue pour qu’on ne doive pas en faire « la base d'un argument de l’existence de Dieu. « C’est alors moins prouver un premier être « que l’outrager ». ( Elem. de Pluil., n° 6, p. 74). Donc le philosophe ne doit point se ser- vir des preuves directes. Q. La nécessité de la création, cette grande preuve de l'existence de Dieu , peut-elle étre connue par les seules forces de la raison ? PREMIÈRE RÉPONSE. OUT. « La création, comme tous les théologiens « eux-mêmes le reconnoissent, est une vérité «€ que la seule raison nous enseigne. Cette notion « est une de celles que la révélation snppose, et « sur lesquelles il n'étoit pas besoin qu’elle s’ex- PHILOSOPHIQUES. g1 | « pliquât d’une manière expresse et partien- | “1 0] . . . | « lière. »( De l'abus de la critique , n° g.) Ainsi | nos philosophes capucins peuvent se servir de | celle preuve sans recourir à la révélation. | SECONDE RÉPONSE, | NON. | « La création n’a été connue que par la révé- | « lation. La raison humaine n’a pas eu assez de « force pour faire cette découverte ». ( Ensyc., art. CRÉATION ) (1). Q. L'organisation d’un inseste est-elle une preuve frappante qu'il existe un Dieu ? PREMIÈRE REPONSE. OUI. « Car, ainsi que nous lPavons déjà dit, aux « yeux du valgaire, du philosophe même, un « insecte seul prouve mieux un Dieu que tous (1) Nous avons vu cet article Création simplement at- tribué à M. d’Alembert par les auteurs de Za Religion ven- gée (t. 10, let. 19). Dans l'Encyclopédie, il est déclaré en grande partie de M. Formey ; mais M. d’Alembert avoit les manuscrils de ce savant : il les aura sans doute rédigés lui- même (\oy. Le Discours préliminaire de l'Encyclopédie); _et c'est la ce qui lui fait attribuer par notre auteur ce sen- timent sur la création, si différent de celui qui précède, Ence cas, il faut dire que M. d’Alembert, en redigeant les opinions de M, Formey , a oublié les siennes, ( Note de lediteur.) 92 LES PROVINCIALES « les raisonnemens métaphysiques».( Encyc., | art. DÉMONSTRATION , par M. d’ Alembert.) SECONDE RÉPONSE. NON. « Il faut bien se garder d'assurer d’une ma- « nière positive que la corruption ne puisse « jamais engendrer des corps animés ». ( Ency. art. CORRUPTION par M. d’Alembert ); car cette production des corps animés par la corruption paroït appuyée par des expériences journa- lières. (id.) N. B. Encore ici une petite remarque. Vons lLirez dans l'Encyclopédie, art. Dieu, « que ce « sont les animaux qui portent linscription la « plus nelte, el qui nous apprennent qu’il y a « un Dieu». Mais de cet article on nous ren- verra adroitement à celui de corruption, où cetté inscription se trouve effacée, Voulez-vous en savoir la raison? Elle n’est pas bien difficile à deviner. Vous concevez sans peine que si la corruption suflit pour engendrer un corps ani- mé, nos athées se croiront pleinement dispen- sés de recourir à Dieu pour expliquer la produc- tion d’un insecte , d’un animal, et de l’homme lui-même : je ne serois pas étonné de leur en- tendre dire que si certains hommes n’ont jamais connu ni père ni mère, s’ils ont eté trouvés sur un fumier, c’est qu'ils éloient tout simplement PHILOSOPHIQUES. 93 les enfaus de la corruption ; et grâces à M. d’A- lembert, l'organisalion des insectes, de tous les animaux, ne sera plus pour la Divinité qu’un argument sans force. Je fais une nouvelle ques- tion ; mais attention, je vous prie. Q. La preuve physique tirée des phénomènes de la nature et des lois du mouvement de- montre-t-elle bien l'existence de Dieu ? RÉPONSE PREMIÈRE ET SECONDE. OUI et NON, tout a la fois. « Le philosophe cherchera l'existence de « Dieu dans les phénomènes de Punivers, dans « les lois admirables de la nature, non dans ces « lois métaphysiques , sujettes aux exceptions, « mais dans ces lois primitives fondées sur les € propi iétés invariables des corps, dures ces lois « sc simples, que ‘elles semblent dériver de « l'existence méme de la matière, et n’en dé- « voilent que mieux l’intelligence suprème ». ( Elém. de phil. , p.71.) N. B. Sans doute, me disoit M. T. en m’ex- pliquant ce texle, sans doute l’expression est ici un peu capucine; mais à travers le masque du Frère Jean , voyez le philosophe qui ne com- bat jamais mieux le préjugé que lorsqu'il paroit le défendre avee plus de zèle. C’est dans /es phénomenes , les lois de la nature qu'il faut 91 LES PROVINCIALES chercher les preuves inicontestablés de la Divi-\| nité ; voilà pour nos sages capucins. Mais outre | le coup de patte donné en passant aux méla- | physiciens, remarquez ces paroles : & Dans ces W « lois primitives Jondées sur les propriétés « invariables des corps , lois qui paroissent « dériver de l'existence méme de la matière »: voilà pour nos athées. C’est là précisément ce qu'ils vous diront tous pour se dispenser de chercher la raison de ces lois dans la volonté d’un être supérieur, Croyez-vous bien que notre chef ait Pesprit assez bouché pour ne pas sentir que si les lois de la nature dérivent de l'exis- tence de la matière, et sont fondées sur ses propriétés invariables, au lieu de lui donner c'les-mêmes ces propriétés, la malière existante suffit à l’athée pour refuser à la Divinité le gou- vernement de l'univers? Il y a même plus: votre Dieu, füt-il un être bien réel, au lieu de gou- verner Punivers, ne pourroit pas même y faire le moindre changement. Le monde est réglé par des lois; ces lois dérivent de l’existence même du monde; elles sont donc essentielles à la ma titre. Vous ne prétendez pas que votre Dieu puisse altérer l’essence des choses; 1l ne pourra donc rien changer aux lois de Punivers, ui à leurs effets. Qu'ai-je donc besoin de Ini pour’ gouverner le monde? Voilà donc l’athée ét nos capucins fort adroilement satisfaits, par une méme phrase? Voyons à présent ce que nons PHILOSOPHIQUES, 99 dira M. d’Alembert sur celte autre preuve que nos capucins tirent du consentement universel des peuples, et qu’ils appellent la preuve morale. C’est encore ici une de ces iournures où ladresse ét la prudence du chef me semblent admivables. Q. Ze philosophe peut-il beaucoup compter sur la preuve morale de l'existence de Dieu? RÉPONSE PREMIÈRE ET SECONDE. OUI et NON encore, tout à la fois. « La preuve qui se tire du consentement de « Lous les peuples a paru d’une grande force à « plusieurs philosophes de l'antiquité. La diffé « rence des opinions sur la nature de ce Dieu « étoit peu propre à les frapper; mais la phi- « losophie éclairée par la révélalion, ayant acquis « des idées plus saines de la Divinité » nesépare « plus ces idées de son existence. Croire Dieu | « ce qu'il n'est pas est pour le sage à peu près |» la même chose que de ne pas croire qu’il | « éxiste ». Aussi la preuve de l’existence de Dieu, tirée du consentement des peuples, 7e pouvoit avoir toute sa force tant que l'univers a été privé des lumières de l’Evansile. (Elém. de Phil. p.65 et 66.) "IN. B. Assurément, vont dire nos compa- triotes, tout cela sent encore Fiéubél et: le fénérable Père Jean. Pas lout-à-fait autant que 96 LES PROVINCIALES vous pouvez le croire. Je veux bien accorder! qu’en disant avec M. d’Alembert que la preuve! morale jouit de toute sa force depuis lEvansgile, | vous satisferez en apparence à tous nos capu— cins; mais dans le fond, vous ôlez à celte preuve la moitié de sa force. Elle embrassoit d’abord tous les siècles et toutes les nations , et vous com- mencez par la rendre nulle pour les quatre mille ans au moins qui ont précédé la promulgation de FEvangile. Vous faites quelque chose de plus lorsque vous ajoutez que la philosophie ne sépare plus nos idées sur l'existence de Dieu de nos opinions sur sa nature et ses allributs, et que croire Dieu ce qu'il n’est pas est pour le sage a peu prés la méme chose que de ne pas croire qu’ilexiste; car, malgré la lumière del'Evangile, il existe au moins une foule d’Indiens, de Chi- nois, d’Américains, d’Africains, d'Euiopéens, de philosophes mème, qui croient Dieu ce qu'il n'est pas , et se trompent fort lourdement sur | ses attributs. Tous ces gens-là sont donc pour | le sage à peu près comme s'ils croyoient que | Dieu n'existe pas. Que devient donc la preuve morale depuis les lumières de l'Evangile? Ce | qu’elle étoit avant pour M. d’Alembert, par- faitement nulle, ou tout au moins si foible, qu’il seroit ridicule de vouloir employer. J'arrive à cette espèce d’argument que plu- sieurs philosophes ont voulu tirer d’un certain sentiment szné dans Je cœur de tous les hom- P Hi LOSOP HIQUES, 97 mes, sur lexistence d’un Dieu , et je fais la -question suivante : Q. Peut on croire que l'idée de Dieu est dans notre &me, et dans ceux mêmes qui ne la reconnoissent pas ? PREMIÈRE RÉPONSE. OUI. « Les anciens philosophes portoient tous « au- dedans d'eux - mémes cette vérité de « l’existence de Dieu; mais les uns ze l'y « avoient point reconnue, les autres ne ly « voyoient qu’à travers un nuage ». ( Élem. de Philos. , p. 64.) SECONDE RÉPONSE. NON. « Les idées innées sont une chimère. { Zb:d. « p. 65). Que seroit-ce que des idées que l’émne « possède sans le savoir, et des choses qu’elle « sait sans y avoir pensé, quoiqu’elle soit obligée « de les apprendre ensuite comme si elle ne les : avoit jamais sues?» (De l’ Abus de la Crit., » 12, méme volume. ) Qu'est-ce, par conséquent , que ceite idée de Jieu que les philosophes portoient au - dedans d'eux-mêmes sans y reconnoitre, où qu’ils n’y *oyoient qu’à travers des nuages ? 2. 5 98 LES PROVINCIALES Voilà, si je ne me trompe, un bon nombre de preuves tanlôl admises , et tantôt rejetées par notre sage. Je suis seulement fiché de ne pouvoir entrer dans des détails qui vous feroient juger de là-propos. Au moins voyez-vous assez bien en général les oui que nous donnons aux capucins, et les 207 qui ne déplaisent pas à nos athées. Mais il est une nouvelle preuve que nous rejelons tous sans exception; c’est celle que vos bons croyans tirent de la révélation : voyons ce qu’en dira M. d’Alembert. Q. La révélation a-t-elle été nécessaire pour constater l’existence de Dieu. PREMIÈRE RÉPONSE. OUL « L'antiqoité ayant été partagée sur lexis- « tence de Dieu, il a fallu que-Dieu se mani- « festât directement aux hommes pour ‘eur « laireconnoitre celle vérilé ». (Élém. de Phil. pag. 64.) SECONDE RÉPONSE, NON. « L'existence de Dieu ne peut pas élre « RE l’objet de la révélation, puisque « La révélation la suppose ». ( Élém. de Phil, mème page, mais dix lignes plus haut:). PHILOSOPHIQUES. 99 Q. La révélation a-t-elle réellement dissipé les ténèbres sur cette vérité de l'existence de Dieu? PREMIÈRE ET SECONDE RÉPONSE. OUI ef NON encore, tout à la fois. « L'intelligence suprême a déchiré le voile, « et s’est montrée sans ajouter rien aux lu- « mières de notre raison ; par rapport aux « preuves de son existence: elle n’a fait que nous « donner pleinement l’usage et l’exercice de ces « lumières ». (Méme page.) (1). Que pensez-vous, madame, de cette inlel- ligence qui déchire le voile, sans rien ajouter a nos lumières ? Ne vous semble-L-il pas voir notre chef s'adressant d’un côté à vos bons croyans mêmes , en leur disant : Messieurs , il est si vrai que Dieu existe , que nous l’avons vu (1) Cette réponse de M. d’Alembert n’empéche pas celle que nous pourrions tirer de son Discours préliminaire sur _ L'Encyclopédie. « La théologie révélée, y dit-il positive- « ment, tiré de l’histoire sacrée une connoissance beaucoup « plus étendue de cet être » (de Dieu ). Qu'est-ce que celte connoissance de Dieu, plus étendue, que nous donne la révélation , ou La théologie révélée, si elle n’ajoute rien à nos lumiéres par rapport anx preuves de lexislence de a Diviité? Je sais bien que cette connoissance plus étendre peut tomber sur les propriètés et les attributs plutôt! que sur Pexistence; maïs il me semble cependant que mieux je connoitrai les attributs de Dieu , plus je serai iaslruit sur son existence , ou du moins que vous me rendez un bien pelit service, si, en développant ces attributs de la Divini- té, vous me laissez des doutes sur son existence, 100 LES PROVINCIALES nous-mêmes; 1l a déchiré le voile, et s’est mon- tré à nous; et se tournant ensuite vers nos athées pour leur dire : Il est vrai que le voile a été déchiré, que nous avons vu Dieu ; mais notre raison n’en a pas une preuve de plus que ce Dieu existe. Quelques jaloux , pour diminuer la gloire de M. d’Alembert , et l’idée que je vous donne ici de sa prudence , ne manqueront pas de vous dire qu’il accorde au moins à la révélation lhon- neur de nous avoir donné pleinement l'usage et l'exercice des lumieres de la raison ; mais tournons le feuillet, et nous saurons que ces mêmes lumières, pour les philosophes de bonne foi, sont insuffisantes. Le pleim exercice d’une force insuffisante la rend-t-il suffisante? Non, sans doute; il faut donc convenir que le plein exercice de sa prudence a donné à M. d’Alem- bert le moyen de déchirer le voile, et de nous laisser dans l'obscurité, Quand voire Père gardien aura trouvé ces expédiens , je lui permettrai de trouver son confrère dans le vénérable Jean-le-Rond; mais en attendant , je m’applaudis de l’occasion qu'il m'a fournie de vous faire connoîlre celui de nos sages qui servira toujours de modèle dans l'art de conserver son autorité, en ménageant les partis les plus opposés, et de dire si bien oui et 207, qu’athées et capucins, tous s’en aillent contens. PHILOSOPHIQUES, 101 OBSERVATIONS D'un Provincial sur la lettre précédente. LA vérilé est une , elle estfranche etconstante. Biaisez - vous avec elle? cherchez-vous ces dé- tours et ces ménagemiens qui peuvent faire croire au mensonge que vous Lenez encore à lui? elle vous rejelte absolument, et ne veut point de vous. Il n’en est pas de même de l'erreur ; pour peu que vous lui accordiez, vous êtes son ami; elle vous respecte et vous recherche. Se persuade- t-elle que vos égards pour ses adversaires sont l'effet d’une certaine prudence ? elle vous juge digne d’être son appui, et ne voit plus en vous qu’un de ses chefs ; voilà le sort que me paroît avoir subi M. d’Alembert. Loin de ne voir en Jui qu’un athée, je déclare que tout son embar- ras , sou entortillage et toutes ses contradictions ne me semblent provenir que d’un simple dé- faut de métaphysique, et de ces ménagemens excessifs pour certains philosophes. Il croit un D'eu, et l'annonce partont. Les difficultés des athées le font plier ; mais il sent que leur force est celle du mensonge: Il leur accorde trop, mais jamais tout, ou du moins jamais (out à la fois. En un mot, c’est un de ces avocats qui, soit par égard pour leur partie adverse, soit 102 LES PROVINCIALES fante de moyens, perdroient une cause qu'ils sentent très - bonne. Gardons-nous de limiter dans ses ménagemens pour lerreur, et de sa- crifier la vérité à une fausse prudence; dissi- pons d’abord le nuage dont il veut nous faire croire que la métaphysique est presque toujours environnée, Tous les incrédules n’ont cessé de déclamer conlre cette science, et ils ont leurs raisons; mais j'en appellerai à l'Encyclopédie elle-même. Il n'y a, nous dit-elle, 17 y a guère que ceux qui n'ont pas assez de pénétration qui disent du mal de la métaphysique. (art. MÉTAPH. } J’ajouterai, ou ceux qui la redoutent, Qu'on ne s’imagine pas en effet que la métaphysique ne consiste que dans de vaines subilités; c’est la science de l'esprit et des raisons , comme la phy- sique est celle de nos sens et de ce qu’ils aper- coivent. Le métaphysicien s’est égaré sans doute bien des fois en voulant donner à son génie plus d’étendue qu’il n’en avoit reçu, et pénétrer des causes dont Dieu a voulu nous faire des mys- titres. En cherchant la lumière, il n’a fail trop souvent. que s’enfoncer dans les ténebres:; mais au moins la cause de ses écarts est toute dans l'idée qu'il avoit de sa grandeur; s’il se perd dans les nues , c’est au moins parce qu’il a voulu s'élever, au lieu que c’est toujours en s’abais- sant que l’impie s’égare; c’est toujours au -des- PHILOSOPHIQUES. 103 sous de lui-même qu'il cherche sa cause et ses semblables. Le mélaphysicien pose au moins des princi- pes ; l'évidence est le point dont il part, et au- quel il veut tout ramener. Il ne perd point la chaine de ses raisonnemens. Elle peut le con- duire dansuns?ntier obscur; maisilaimera mieux la suivre dans l’obscurité même que la rompre. S’il ne peut revenir au principe dont il est parti, il reconnoîit au moins son erreur. L’impie part au hasard ; les points fixes et invariables sont - toujours ceux où il redoute de se voir ramené. Le fil de la raison lui échappe à chaque instant, el toutes les absurdités où il aboutit en le quittant ne lui font pas reconnoîlre ses écarts. Le métaphysicien peut au moins se consoler d’une foule d’erreurs ou d'incertitudes par un grand nombre de vérités constantes, évidentes elsublimes qu'il a découvertes. Il se voit claire- ment el iadubitablement animé d’une substance intelligente , libre, active, immortelle; il n’est point imdécis entre l’esprit et la malière, il dis- tingne sa fin et son principe. Dès-lors tout ce qui l’intéresse grandement n’est plus une énigme pour hu. Ses actions ont des lois , et son cœur un espoir assuré ; il s’'applaudit d’une raison tou- jours claire et précise sur ce qu’il lui importe véritablement de connoître. Ses erreurs humi- lient son esprit ; elles n’anéantissent que l’or- gual. Celles de l’impie anéantissent l'esprit de 104 LES PROVINCIALES l’homme, ses devoirs, son bonheur , et ne for- tient que les passions. La métaphysique a fait Mallebranche, Descartes, Loke, Condillac; que ses adversaires nous montrent autre chose que des vices , des écarts , et un défaut perpétuel de raisonnement dans tous leurs Lucrèces. L’hom- me, uuissant partout la pénétration et la lumière de Pesprit à l’usage des sens pour découvrir les causes, la nature, les principes, la liaison des choses; voilà le métaphysicien. De quel front osera - t- on blâmer l'étude qu'il a faite de sa science ? Si M. d’Alembert s’y étoit un peu plus livré, ou s’il eut apporté à celte étude d’autres dispo- siüons , il eùt été plus ferme dans ses principes, et ne se verroit point traduit par notre corres- pondant, comme un homme toujours prêt à nier ou eilirmer les mêmes propositions. Il n’auroit point d’abord accordé à Pathée qu'il n'est pas décidé si la corruption ne pourra ja- mais engendrer de corps animé. Au lieu de cette prétendue possibilité, il auroit observé une double absurdilé en examinant les effets de la corruption ; il eùl vu qu’elle détruit les corps , les dissout , et divise leurs parties ; que par des moyens lents, mais presque aussi efficaces que l'action du feu, elle parvient à les réduire au même état que cet élément. Les parties qui s’ex- halent du corps qu’elle dissout peuvent bien être appelées à la nutrition d’un autre corps, et PHILOSOPHIQUES. 105 c’est ce qui arrive dans la végélation. Mais la vé- gétalion même ne sera pas un effet de la simple corruption ; il faut, pour l’accroissement de la plante, qu’elle existe déjà dans le germe.Celui-ci pourra se nourrir , s’accroître de ce qui échappe à un autre corps, mais la corruption ne le forma jamais. Je veux que ces parties qui s’exhalent d’un corps par la corruption aient été réunies de ma- nière à former des yeux et des oreilles, des pieds , des intestins, enfin un corps semblable à celui d’un animal quelconque , c’est beaucoup accorder assurément ; mais où sera ici le prin- cipe de vie et le mouvement? Oserez-vous me dire que la corruption peut donner des mouve- mens spontanés ou la faculté de les produire; celle de marcher, de chercher , de distinguer sa nourriture, de la sentir, de la choisir ? il fau- dra cependant soutenir cette absurdité , ou ces- cer de dire que la corruption engendre un corps organisé, et susceplible comme lanimal d’un mouvement spontané. Ainsi, en lui accordant même la faculté de produire un corps pareil à celui de l’animal, ce corps ne seroit tout au plus qu’un cadavre. Mais l’excès de l’absurdité, n’est-ce pas d’es- pérer voir dans les effets de la corruption un corps animée? L'expression n’est pas douteuse chez vous qui admettez une âme dans les ani- maux, Faites-moi, je vous en prie, faites-moi be 106 LES PROVINCIALES concevoir la corruption engendrant une âme. Vous êtes humilié de ma demande; soyez-le encore plus de la foiblesse que vous avez eue d'accorder à l’impie la possibilité de ses préten- tions. Mais les faits ?... ils sont tous faux on con- traires à celle possibilité. Je le décide d’après vos propres coopérateurs, MM. Formey et Di- derot. Vos faits fussent-ils vrais, lathée n’y gigneroit rien auprès de moi; je lui dirois : la corruption ne donne ni âme ni la vie. Si vous avez vu un Corps anëmé produit sans germe , vous avez vu Dieu renouvelant les prodiges de la création. Si M. d’Alembert eût encore médite en mé- taphysicien les lois du mouvement , 1l r’affecte- roil point ici et ailleurs de nous laisser douter si elles proviennent de lexistence mème de la matière. Il auroit positivement assuré que la matière n'étant anéantie, mi par le mouvement, ni par le repas; qu'étant indifférente à l’un comme à l’autre ; que, n’élant point surtout sus- ceptible d'intelligence, rien ne semble moins provenir de sa simple existence que des lois aussi parfaites que celles de l'univers. Ne concevez- vous pas en efet que les corps existent, sans concevoir qu’ils tendent tous les uns vers les autres avec une force en raison juverse du carré des distances ? Cesseroient-ils donc, d'exister, si, dans l’obliquité du choc, le produit des for- PHILOSOPHIQUES. 107 ces n’éloit pas augmenté par la décomposition du mouvement; si, dans l'impulsion directe, la force ne se partageoït en raison des masses , etc. ? C’est précisement parce que ces lois ne semblent nullement dériver de l’existence de la matière, el parce qu’elles n’en dérivent point du tout, que le sage est forcé de recourir au Dieu qui seul a pu les établir. Tant pis pour vous, si l’athée se croit favorisé par une assertion dont je suis ce- pendant très-cerlain que vous désavouez les conséquences. La manière dont M. d'Alemberts’explique sur la preuve morale de l'existence de Dieu n’est point du tout plus satisfaisante. Il biaise. mais on voil très-clairement.qu'il ne distingue point en quoi elle consiste, n1 l'usage qu'on en fait en métaphysique. Comment auroit-il pu appli- quer ici ce principe, que croire Dieu ce qu rl n'est pas, c’est pour le sage à peu près la méme chose que de ne pas croire qu’il existe? Faites voir une montre à des millions d'hom- mes qui n’en avoient point vues jusqu'alors , les uns pourroient croire qu'elle est ouvrage d’un seul homme ; d’autres pourront penser que plu- sieurs-y ont travaillé; mais pour peu qu'ils ré- fléchissent , il sentiront tous qu'elle ne s’est pas faite d'elle-même ; et suppose un ouvrier. Dus- sent=ils l’attribuer à un singe, il sera toujours vrai de dire qu ‘un senliment commun les porte tous à convenir qu’une intelligence différente 100 LES PROVINCIALES de cette montre a présidé à sa construction. Vous ne les verrez point varier sur cet article , quoiqu'ils varient sans fin sur les qualités ou le nombre d’êtres intelligens dontselle est l’ou- vrage. Il y a donc une très-grande différence entre leur opinion générale et constante sur Vexistence d’un ouvrier, et leurs idées partout variées sur les attributs de cet ouvrier. Il en faut un absolument; voilà ce que tous disent , el ont dit en tout temps. C’est ce cri universel sur la nécessité et l'existence d'un tre suprême que nous opposons à l’athée , et qui nous donne droit de lui dire : ‘T'u es seul contre tous, seul contre la nature ou la voix qui a dit à tous les hommes : Il existe un Dieu. Quels sont les attri- buts de ce Dieu ? Ce n’est point là ce que le mé- taphysicien demande aux divers peuples : il counoît leurs erreurs sur cet article; et pour vous démontrer les attributs de la Divinité, il ne recourt jamais à leurs suffrages , ou à /a preuve morale. Ne donnez point vous-même, ou par distrac- ton, où par ignorance , à cette preuve un objet sur Jequel elle ne porte point, et vous verrez que sa force est toujours la même. Votre pré- tendu sage confond les idées lorsqu'il pense que croire Dieu ce qu’il n’est pas, est à peu près la même chose que de ne pas croire qu'il existe. Il y a des errenrs sans nombre sur le premier article; aucun peuple n’a erré sur le second : PHILOSOPHIQUES. 109 donc il y a une grande différence entre lun et l'autre. Et pourquoi voulez-vous que j’attende les lumières de l'Evangile pour faire triompher une preuve indépendante de la révélation, une preuve d’une toul autre espèce, et dont la force provient toute du cri de la nature? Pour faire mieux sentir en quoi consiste cette preuve morale, supposons que deux mille per- sonnes me disent avoir vu le philosophe que je réfute : les uns en font un homme très-savant, trés-modeste , religieux, débonnaire, très-clair et très-profond métaphysicien ; selon les autres, c’est un homme très-léger, pointilleux , entor- tillé, glorieux, rusé, irréligieux et très-super- ficiel : croirai-je pour cela qu’il n'existe point de d’Alembert * et dirai-je que croire cet aca- démicien ce qu’il n’est pas , c’est à peu près la méme chose que de ne pas croire qu’il existe ? Non, sans doute, quoique tous ces divers té- moignagnes ne puissent m’autoriser à pronon- cer sur ses qualités personnelles, je serai au moins très-assuré de son existence; et voilà pré- cisément sur quoi tombe la force de la prenve morale, ou le consentement de Punivers sur l’existence de Dieu; preuve que notre sage eût traitée avec moins d’embarras , et d’une manière moins équivoque, s’il eût mieux distingué en quoi elle consiste. Un peu plus de réflexion sur celle des idées innées lui auroit encore épargné ses contradic- 110 LES PROVINCIALES tions sur cet article. Quelle que soit l’origine des idées, le métaphysicien n'entendra point par une idée innée une entité physique, ou quelques caractères gravés dans le cerveau dés la naissance de l’homme. L'idée en elle-même, prise substantiellement, c’est l'âme pensant à quelque chose : ainsi, à parler physiquement , idée de Dieu n'est point en moi quand je ne pense pas à Dieu; elle n’y étoit pas lors de ma naissance ; mais je naquis avec une telle dispo- sition à l’acquérir, que le moin; qui, en avouant leur Agnorance un pez plus tôt, x’auroient pas eu la peine de J'aire tant de détours pour revenir au point d'où als étoient partis. { Art. FoaTuir.) IL falloit réfléchir que la morgue, l’entortillage, la mau- vaise foi , les contradictions Me A sont l’apanage des FAR PR > Vous auriez vu des sophistes ailleurs que chez les srolastiques, Avant de régenter et de gourmander nos métaphysiciens , il falloit commencer par vous mettre sur les bancs , ou plutôt savoir vous contenter du seul vrai talent que la nature vous avoit donne pour Les mathémati- ques, et l’on n’auroit pas eu le droit de vous dire : Me suior ulira crepidam. PHILOSOPHIQUES,. 257 « ration essuyée par une de ses roues... Nous « sentons néanmoins que nous sommes libres ; « l'expérience et une observation facile de « notre esprit suffisent pour nous en convain- « cre. » ( Encyc. art. FORTUIT. ) Vous voyez, chevalier, comment dans cette crise de notre malade, toutes les idées se con- fondent. Que la montre de M. d’Alembert se dérange dans sa poche, toutes les montres de lJ’univers se dérangeront; tous les autres évé- nemens de ce monde s’en ressentiront : le soleil se couchera plus 1ôt ou plus tard, la Russie en sera plus ou moins d'accord avec la Porte; les vents et les saisons changeront; tous les cer- veaux de nos philosophes s’en ressenliront en- core, et M. d’Alembert lui-même raisonnera plus ou moins juste. Assurément voilà une ter- rible dépendance; voilà la grande chaîne bien marquée : nous sentons néanmoins que nous sommes libres ; que la montre de M. d’Alem- bert ne caplive ni nos actions, ni nos pensées , ni le roi de Frauce, ni l'Empereur, voilà la li- berté exprimée aussi; et notre malade tout à la fois bien libre et bien esclave. Voilà bien ces combats d’idées prédits par le docleur, ce mé- lange, cette confusion de vapeurs, dont les unes cherchent à pénétrer le cerveau, tandis que les autres s’en fchappent, Voulez-vous voir ce combat des idées bien mieux marqué encore ? Lisez ce qui va suivre : LA 290 LES PROVINCIALES « Soit que les lois du mouvement élablies par « Je Créateur aient leur source dans la nature « mème de la matiere , soit que l’'Être-Suprême « les ait librement établies , il est constant que « notre corps est assujeli à ces lois; gu’il en « résulte dans notre machine, depuis le premier | « instant de son existence , une suite de mou- « vemens dépendans les uns des autres, dont | « nous ne sommes nullement les maîtres... « Nous sentons néanmoins que nous sommes « libres. » (Zb:d.) Admirez donc ici, chevalier, admirez l’art de notre docteur; son malade , en suivant ses premières idées, ne se croit pas seulement maître de remuer le petit doigt, on de ne pas le remuer : à mesure que ces-idées s’échappent, le docteur en introduit une tont opposée, De- puis le premier instant de notre existence, nous ne sommes nullement les maîtres de nos mou- vemens. Voilà l’idée qui s'échappe du cerveau ma- lade. Nous somines libres, nous Le sentons: l'expérience et une opération facile de notre esprit suffisent pour nous en convaincre. Voilà l'idée que le docteur introduit dans le cerveau. Mais il faut tout dire, je serois bien fächée que le.docteur réussit également à chasser tou- les les anciennes idées. du malade. Celle- ci surtout est trop plaisante pour la bannir in- pitoyablement: «Supposons mille mondes exis- « Lans à Ja fois tous semblables à celui - ci,.et F-+ PHILOSOPHIQUES. 259 « gouyernés par conséquent par les mêmes lois ; « tout s’y passeroit absolument de même , selon _« notre malade. Les hommes, en vertn de ces « mêmes lois, feroienl aux mêmes instans les « mêmes aclions dans chacun de ces mondes 3; « et une intelligence différente du Créateur, qui _« verroit à Ja fois tous ces mondes si sembla- « bles, en prendroit les habitans pour des au- « tomates, quoiqu'ils n’en fussent pas, el que « chacun d’eux au - dedans de Jui -iméme fut « assuré du contraire. » (Jbid.) Que ne suis-je, chevalier, celte intelligence différente du Créateur qui verroit à la fois tous ces mondes si semblables ! J'aime à penser qu’autour de ces soleils sans nombre qui bril- lent dans le firmament, il Y a au moins quel- ques lunes ou planètes qui ressemblent à notre globe. Cette idée , n’a-t-on dit , ‘est assez reçue parmi nos physiciens ; ils croient tous aussi que les lois du mouvement sont les mêmes par- tout : parmi tant de lunes, il ÿ en aura bien deux ou trois de la grandeur de notre terre. Il y a donc aussi dans ces lunes des hommes qui font précisément tout ce que nous faisons sur terre ; chacun de nous y lrouveroit son singe. [l y a là-haut des philosophes qui fai- soient une. Encyclopédie quand les nôtres fai- soient la leur, qui écrivoient en mème temps iles mêmes mots , les mêmes pages. Il y a là-haut des singes de mon docteur qui traitent actuel- 240 LES PROVINCIALES lement leurs philosophes malades comme il traite les siens. Que je voudrois bien y voir | le singe de M. d’Alembert! Quand notre phi- | losophe partiroit du pied gauche pour lAca- | démie , tous les d’Alemberts de nos lunes parti- ! roient aussi du pied gauche pour leur académie. Quand, par les lois du mouvement, M. d’Alem- bert salue M. Diderot, tous les d’Alemberts de nos lunes saluent chacun leur Diderot. Quand, | par les mêmes lois du mouvement, il accouche | d’une jolie pensée, d’une pointe d’esprit (car tont se fait ici par les lois du mouvement) , tous les d’Alemberts de nos lunes accouchent de la même pensée; enfin , les provinciaux lunaires claquent leurs Jean-le-Rond chaque fois que les nôtres claquent le Jean-le-Rond sublunaire. Avouez que l’ensemble de ces marionnettes qui ne seroient pas cependant des marionnettes , formeroit un spectacle assez curieux. Je me trompe ; notre malade ne dit pas que ces d’A- lemberts de la lune et de la terre ne seroient pas des marionnettes; il ne nie pas non plusqu’ils ne fussent de vrais singes ; il prétend seulement qu’une intelligence qui ne seroit pas Dieu les prendroit pour des automates, quoiqu'ils n'en Jussent pas. M. d’Alembert, quin'est pas Dieu, les prendroit done aussi pour des automates ? Il raisonneroit et diroit : Des êtres que les lois du mouvement font nécessairement remuer et agir de même, et dans le même instant, sans \ PHILOSOPHIQUES. 241 qu'ilssoientzullement maîtres d’agirautrement, sont de vrais automates; donc tous ces d’Alem- berts de la terre et de nos lunes sont aussi de vrais aulomales, ou ne sont pas au moins plus libres que des automates. Sans. ce raisonnement, que feroit sans doute M. d’Alembert, je serois tentée de croire que nolre malade n’a fait que copier ses leçons, tant l'idée. de ces singés me paroït charmante. Quoi qu'ilen soit, je veux prier le docteur de ne pas la chasser du cerveau qu’il traite avec tant de SUCCÈSs … : En voici en reyanche quelques-unes sur les- quelles je lui donne un pouvoir absolu. Le titre sous Jequel, elles sont. rangées est celui - ei : LIBERTÉ A LA DIDEROT... Ciel ! quelle liberté! On voit bien. que le cerveau de notre malade se troubloit à mesure que le travail le fatiguoit. Voyez, voyez encore comme la grande chaine vient régner de nouyeau. « L’existence d’une « force qui lie tous les faits, et qui enchaîne « toutes les causes, ne sauroit être contestée « pour ce qui regarde l’ordre physique, où nous « voyons chaque phénomène naîlre des phéno= « mènes antérieurs , et en amener d’autres à la « suite. Mais supposant lexistence d’un ordre « moral qui entre dans le système de univers, « la mème loi de continuité d’action que dans « le monde physique doit s’y observer. Dans « lunet dans Pautre, toute cause doit être mise 2: 11 242 LES PROVINCIALES « en mouvement pour agir, et toute modifica- « tion en améne une antre. « Il y a plus, ce monde moral et intelligible « et le monde matériel et physique ne peuvent € pas èlre deux régions à part, sans commerce «el sans communication, puisqu'ils entrent « tous les deux dans la composition d’un même « système. Les actions physiques amèneront « donc d’abord des modifications , des sensa- « tions , etc. (c’est-à-dire des pensées, des ju- « gemens, des volontés) dans les êtres intelli- « gens ; et ces modificalions, elc., amèneront « des aclions de ces mêmes êtres ; et réciproque- « ment les actions des êtres intelligens amène- « ront à leur suite des mouvemens physiques.» (Encycl. , art. FATALTÉ, par M. Diderot.) Remarquez-vous une chose, chevalier ? C’est que notre malade prend on ne peut pas mieux le style du philosophe dont il croit répéter les leçons. Pour moi, il me semble que je copie vraiment du Didero! ; aussi vais-je abréger, car je n’y tiendroiïs pas. « Quoi qu’il en soit de la communication des « deux ordres, du moins dans chaque ordre en « particulier, les causes sont liées ; et cela nous « suffit pour avancer ce principe général , que « laforce qui lie les causes particulières les unes « aux autres, qui enchaîne tous les faits, est « la cause générale des événemens, et par & conséquent de l’événement fatal : c’est lamême |» Ad PHILOSOPHIQUES. 249 « que les peuples et les philosophes ont connue « sous le nom de fatilité. » (Hbid.) Ce style vous fatigue , je le sens: mais encore uu mot, un peu de patience,'et notre malade vous aura parfaitement expliqué à quel point la . grande chaîne domine dans ce qu’il appelle étre _ Libre à la Diderot. __ « La liaison étroite d’un étreqnelconqueavec __« le système entier de l'univers (celle même « d’un faitavec tous les autres faits) est une « conséquente immédiate et nécessaire de ce « système et de l’enchaînement (qu’un philo- « sophe ne peut s’empécher d'admettre), puis- « que dans cette doctrine un être quelconque, « avec ses états divers, tient tellement à tous les « systèmes des choses, que l'existence du monde « entraine et exige son existence et ses états « divers » (z1bid.)..….... De manière que vouloir faire autre chose que ce que vous faites, ox oc- cuper une autre place que celle que vous rem- plissez dans le système aûtuel, c'est désirer que le système entier n'ait pas lieu, ou que le monde m’exisle pas. (V. cbid.) Vous entendez ce françois - là, chevalier? Eh bien , dites-mot si nolre docteur n’a rien de plus pressant que de détruire ces idées dans le cer- veau de son malade. Quoi ! l’empereur de Maroc ionte sur son trône, ou en descend : ce fait mène un mouvement, ce mouvement en amène n autre, qui, par la grande chaîne, arrivera = % LES PROVINCIALES _— mes poules, et les fera s'envoler à l’ins- tant où elles alloïient pondre M. Diderot aura une pensée ; ceile pensée amènera une aclion ; il se promènera; cette promenade, cette action sera liée à la pluie ou au beau. temps qu’il doit faire ce soir; el parce que M. Diderot se'sera promené ce matin , il pleuvra chez nous ce soir, et je ne pourrai pas me promener! Cela est fort gentil, dites - vous; car si les pensées et les faits de l’empereur de Maroc tiennent aux faits et aux pensées de mes poules, les faits de mes poules n’en sont pas moins liés & tous les faits de l’empereur de Maroc; et comme, en se le- vant ou s’asseyant, il peut les empêcher de pondre, elles ponrront aussi une autre fois, en pondant ou en ne pondant pas, l’empècher de se lever ou de s'asseoir à deux cents lieues d'ici. De même je pourrois , en remuant le petit doigt, exciter un mouvement qui parviendra jusqu’au iympan de M. Diderot, lui portera une modifi- cation, une sensation, une penste qu’il n’au- roit pas eue ; et par la vertu de mon petit doigt, M. Diderot, qui vouloit donner à gauche , sera forcé de tourner à droite. Oui, sans doute , cet empire que j'aurai sur Îles autres sera quelque chose de charmant; mais je ne yeux pas que Vempereur de Maroc puisse empêcher mes poules de pondre; je ne veux pas que ma pro-, menade tienne à ce que M. Diderot aura fait ou n'aura pas fait ce matin, et en dépende, Je PHILOSOPHIQUES. 245 ne veux pas surtout que tous les faits et tous les mouvemens de l’univers soient liés aux miens , que chacun m’amène des mouvemens , des modifications, des sensations, des ef cætera ; tant de modifications, de mouvemens , d’eé cæ-- tera me cässeroient la tête. Chassez-moi donc, docteur , chassez - moi du cerveau de votre ma- ladé toutes ces idées de liaison, d’enchaine- ment, de connexion étroite, nécessaire, immé- diate d'un fait avec tous les autres faits, de tout le monde physique et materiel à tout le monde intelligent et moral. Je veux pouvoir changer de place à mon gré, sans que le sys- tème de l'univers périsse; je veux qu’une gi- rouette puisse tourner ou ne pas tourner, sans que la tête tourne à tous nos philosophes, De l’ellébore, autant que vous pourrez lui en don- ner jusqu’à ce que l’idée de cette grande chaine soit détruite ; de l’ellébore encore jusqu’à ce qu'il ait perdu l’idée de toutes ces fatalités qui s’embrouillent dans sa tête : fatalité de nos phi- losophes sans Dieu, fatalité des bons croyans (fatam christianum ) , fatalité à la turque; qu’il Jaisse là surtout cette fatalité des bons croyans , à laquelle jamais bon croyant n’a pen- sé. Qu'il se garde bien de nous la donnércomme une liberté vraiment philosophique; non , non, je ne veux point de cette liberté; car voici , chevalier, en quoi elle consisteroit. Vous avez vu M. Tribaudet commencer d’a- 246 LES PROVINCIALES bord par bien démontrer que la grande chaîne vous lie, vous captive nécessairement , immé- diatement dans ioutes vos actions, dans toutes vos pensées. Qui que ce soit qui tienne le bout de la chaîne, très-peu vous importe à présent ; vous vous croyez un esclave enchaîné? Eh bien , vous vous trompez. Il n’est point du tout indif- férent de connoître la main qui vous enchaîne, ou de lignorer. Nos athées, nos philosophes sans Dieu l’ignorent parfaitement; et c’est pour celaqu’ilssontesclaves. Nosthéistes, au contraire, savent bien qu'ils sont enchaînés ; mais ils savent au moins qui les enchaîne, ils savent que c’est Dieu; et dès-lors la fatalité qu’ils sont obligés d’ad- metre ne donne point d’atteinte à la liberté(1). Etre esclave selon notre malade, c’est donc être enchaîné, mais sans savoir par quis au lieu qu'être libre, c’est être enchaîné, savoir pas qui on l’est, el savoir surtout que celui qui tient la chaine est précisément ce Dieu invincible et = — (+) Les expressions de M. Diderot ne sont pas aussi clai- res que celles du malade, mais elles ont parfaitement le nième sens, et les voici : « Ces conséquences absurdes ne « suivent du principe de l’enchainement des causes que « dans le système de l’athée et du matérialiste...:.... Le « théiste, en admetlant cette notion de Îa fatalité, trouve « le principe du mouvement et de l’action dans une « cause première ( Dieu), et ne donne point atteinte à la « liberté » (ibid. ) ; ce qui revient à dire que la fatalité de J'athée dte la diberté, parce qu’il n'en connoit point lc principe ou la cause; an lieu que celle du théiste ne lôte point, parce qu'il sait que Dieu est le principe de la chaine, ou de tous les événemens que la fatalité entraine. PHILOSOPHIQUES. 27 tout-puissant auquel rien ne résiste. Del’eliébore donc encore, docteur, de lellébore à notre ma- lade, jusqu’à ce qu’il conçoive que nos galériens n’en sont pas moins esclaves, soit qu’ils sachent le nom de celui qui les enchaîne, soit qu’ils portent leurs fers sans le connoître. Il faut pourtant tout dire ; à travers ces idées étranges de la liberté on aperçoit encore quel- ques vestiges des impressions que le docteur avoit déjà faites sur le cerveau de son malade. Dans linstant où M. Tribaudet entreprend de prouver que sa fatalité ne doune point d'atteinte à la liberté du philosophe, 1l se fait une espèce de révolution : la liaison étroite de tous Les Jaits dans le monde moral et physique, suite nécessaire immédiate du grand enchainement, semble disparoître; les causes qui amènent nos actions ne s’exercent plus immédiatement sur notre volonté; les effets ne naissent plus néces- sairement des causes. Dans le premier article, celte liaison étroite d’un étre quelconque et de ses états divers avec le système entier est une conséquence nécessaire immédiate de l'enchat- nement; dans le second, vouloir que cette liaison des causes avec leur effet soit zécessaire, c’est une prétention fausse et insoutenable. (Ibid. Voy. Quest. 1 et 2.) Ilest même arrivé à notre malade d'avancer que «cet enchaînement des « causes et des effets, imaginé par nos philo- « sophes pour se former desidées représentatives 248 LES PROVINCIALES « du mécanisme de l'univers, n’a pas plas de réalité que les tritons et les naïades. » ( {dem ÆEncycl., art. EVIDENCE, n° 5, foujours par AT. Diderot. ) Et voilà l’effet de Pellébore; mais il ne dure pas: la grande chaîne de la fatalité lem- porte de beaucoup. Je voudrois à présent vous dire, d’après notre malade, ce que c’est que la liberté à la Freret ; mais elle revient à peu près à celle de Voltaire ou de son chien. Vous faites quelque chose volon— lairement ? Que votre volonté soit enchaînée on non, vous n’en êles pas moins libre. Dès que la volonté concourt à votre action, cela suffit. En ce cas, de l’ellébore à un certain M. 7al- mnire, qui vient tout aussitôt nous apprendre qu'être libre et vouloir sont deux choses incom= pitibles. Voici au moins ce que lui fait dire notre malade : « La volonté et la liberté sont deux fa- ‘« cultés absolument inconciliables, et par consé- « quent le vouloir libre, ou le libre arbitre, est « une idée monstrueuse et contradictoire. » Voulez-vous quelque chose de plus e/léborique encore ? continuez à lire : « Telle est la distinc- « tion qu'il convient de faire entre Dieu et « lPhomme: Dieu nest paslibre, parce qu'il veut; « et l’homme ne veut pas, parce qu’il est libre. » (Dieu et l’homme, par M. Falmire. De l’af- fection, n° 4, p. 129.) (1) Voilà bien de l’ou- (1) Cet ouvrage est tout autre que celui de Voltaire, in- tilulé : Dieu et Les hommes. PHILOSOPHIQUES. 219 vrage pour le docteur, me dites-vous ici, che- valier; voilà de singulières idées à exlirper dans le cerveau de son malade. Que penseriez-rous donc de ce pauvre cerveau, si je vous exposois ici ce qu’il ented par être libre à 11 façon de M. Robinet? Là vous verriez des fibres et des touches, des muscles et des fils, se choquer, se heurter, s’entrelacer , ,s'anaslomoser pour arriver à la liberté. Vous apprendriez que les fibres des muscles sont remuées par les fi- bres volitives, auxquelles elles tiennent; que l’ébranlement des fibres volitives est le pro- duit du jeu des fibres intellectuelles et des Jtbres sensitives ; que le jeu des organes in- tellectuels el sensitifs est soumis à l’action des objets. Cela voudroit dire que la liberté est déterminée -à l'acte par la volonté ; que la faculté de vouloir est elle-méme déter- minée par celles de penser et de sentir, et celles-ci par les impressions des objets, (De la Nature, tom. 1, part. 4, chap. 251.) Si vous n’entendiez pas ce langage, je vous dirois que dans l’idée de notre malade, un philosophe libre à la Robinet est précisément libre comme mon clavecin : car dans mon clavecin l'air est déterminé à raisonner par la vibration de la corde; celle-ci est déterminée par l'impulsion de mes doigls. Vous aurez beau dire que, dans. ces déterminations de mon clavecin, il n’y en a pas une seule qui dépende de lui, tout cela | EL 230 LES PROVINCIALES n’empêèchera pas que mon clavécin ne soit anssi libre que le cerveau de M. Robinet, puisque dans l’un comme dans l’autre tout dépend du mouvement physique et du même mécanisme, Si vous insistez, je finirai comme mon malade, en disant que je ne veux pas en dire davan- age: j'aime mieux laisser le lecteur méditer sur l’état où doivent être les fibres du cerveau d’un philosophe qui explique si joliment la li- berté. j’ajouterois pourtant: Ne désespérez pas; nolre docteur prétend que , pour guéiir com- plèlement son malade, il n’y a qu’à opérer sur là fibre intellectuelle, la remettre à sa place, et que toules les autres se remeltront à l’ordre fort naturellement. Disons encore quelque chose sur cé que notre malade appelle être libre à l’école d’Helvétiis ; mais dépêchons-nous, car le docteur arrive, el je suis bien aise d’être de la visite. Vous croyez avoir délibéré sur bien des choses en votre vie? Vous vous ira jamais un philosophe ne délibère: vous n'avez fait que prendre pour délibération la lenteur avec laquelle. entre deux poids à peu près égaux , le plus pesant emporte un des bassins de la balance. { De l'Esprit, p.57. ) Ainsi le philosophe libre n’est plus mon clavecin, mais bien ce bassin dans lequel vous mettez une once de plus que dans l’autre. Vous croyez encore avoir assez souvent le pouvoir libre de vouloir ou de ne pas vouloir? PHILOSOPIHIÇQUES. 231 Aulre erreur; «ce pouvoir snpposeroit qu’il peut « y avoir des volontés sans motifs, et par con- « séquent des effets sans cause. Il fandroit que « nous pussions également nous vouloir du bien « et du mal; supposition absolument impossi- « ble. » ( Id. p.56.) C'est-à-dire que, si par hasard ilse trouvoit chez nous un philosophe fri- pon , comme il s’en trouve de malades , ce phi- losophe ne seroit pas libre de vouloir le bien d'autrui, ou de ne pas le vouloir; car s’ilne vou- loit pas uos écus, il se voudroit du mal; sxppo- sition absolument impossible. - Vous croyezenfin, chevalier, que deux hom- mes qui veulent s'enrichir sont au moins les maitres de choisir les moyens ; que lon peat très-bien voir les moyens les plus courts et Les plus adroïts pour vouloir les employer? Nou- velle erreur ; quand il s’agit de moyens , /ibreest synonyme d’éclairé. Celui que vous ‘croyez ie plus honnète homme, parce qu’étant libre de voler comme l’autre, il ne Pauroit pas fut, n’a sur le fripon que le triste avantage d’avoir été moins libre et rnoins éclaire. Celui de nos sages qui auroil toutes les lumières de Cartouche feroit absolument la mème fortune, parce qu’en voyant les mêmes moyens, il ne seroit pas maitre d’eu prendre d’autres. Tout cela vous indigne, chevalier, tout cela vous révolte ? Rien ne ressemble moins, me dites- “vous, aux leçons des vrais s° ;es sur la liberté, 252 LES PROVINCIALES Je le crois, et c’est là ce qni doit vous prouver quelle obligation nous allons avoir au docteur quand il aura détruit dans son malade toutes ces idées deliberté à la Voltaire , à la d’Alembert, à Ja Diderot, à la Freret, à la Robinet, à l'Hel- vélius ; et quand , rétablissant sa {bre intellec- tuelle , il lui aura fait concevoir que, pour être libre en philosophe, il faut que nous puissions et vouloiret ne vouloir pas omeltre, varier , ou laisser comme bon nous semblera, et faire enfin en tout ce que font nos sages dans toutes leurs çons, RS ALLIE LEE LAS SALE D ST SLA MER AA SAS SA AA LA AA 08 LA SA LETTRE XNENVIL Le Chevalier à la Baronne. VorLA donc, madame, voilà le triste sort que doit éprouver dans ma patrie le plus fidèle écho de nos grands hommes! C’est à la faculté qne vous le livrez ; vous le failes saigner jusqu’à ex- ünction de forces; vous le rassasiez d’ellébore. Qu’auriez - vous donc fait aux d’Alembert aux Voltaire, aux Robinet, aux Diderot, si vons traitez ainsi leurs disciples ? Et malheureusement c’est moi, ce sont mes propres leçons qui vous ont induite dans une erreur si élrange. Cest d’après mes éloges continuels de notre liberté qu'un philosophe esclave par principe n’a été PHILOSOPHIQUES. 253 pour vous qu'un philosophe singulièrement ma- lade, Que n’ai-je pu prévoir ceile étonnante con- séquence que vous alliez tirez de mes leçons! J’aurois eu soin de vous prévenir que la perfec- tion même de la liberté consiste dans le droitque nous avons de l’admettre ou de la rejeter. Oui, vous aurois-je dit, oui, c’est précisément parce que nous sommes libres, que tant de philosophes ont fait une chimère de la liberté, Que verroit-on chez nous, en effet, si nous étions moins libres ? Tristement uniformes, comme la Sorbonne, nous n’aurions tous ici qu’un seul et mème sen- timent ; et celte liberté qui nous donne le droit de varier en tout seroit précisément la seule chose sur laquelle nos sages ne varieroient pas. Le raisonnement qu’on fait à notre école n'est-il pas bien plus juste? Les volontés, les opinions sont libres, avons-nous dit; tandis qu’un philo- sophe soutient la liberté, un autre philosophe sera donc libre aussi de la comballre: un troi- sième sera donc libre encore, et pourra tantôt la soutenir et tanlôt la combattre; celui-là même aura le plus de droit au titre de philosophe, qui, sur cet article comme sur tous les autres ,*s’é- loignera le plus des idées vulgaires. Par ce rai- sonnement si simple, si facile , vous auriez vu qu'il doit y avoir chez nous des philosophes li- bres et des philosophes nécessités; d’autres philo- sophes, tantôt libres, tantôt nécessilés; qu’il doit y avoir des philosophes machines, des phi= 254 LES PROVINCIALES losophes automates , des philosophes mrarion- nettes , des philosophes girouettes ; vous auriez ! reconnu que linstant choisi pour livrer M. Tri- baudet à la faculté étoit précisément celui où il | mériloit le plus vos hommages. Hätez-vous donc, madame, de réparer une ! erreur si cruelle et si outrageante pour la phi- losophie. Je ferai au moins, de mon côté, tout | ce qu'il m'est possible de faire pour que vous ne puissiez plus me l’imputer. Je vous montre- rai à notre école ce prodige que vous avez pris pour une vraie folie dans le cerveau de M. "Fri- baudet. Le voici, madame , dans toute son éten- due et sa variété. Philosophe libre. « Otez la liberté, toute la nature humaine est « renversée, et il n’y a plus aucunetrace d'ordre « dans la société, Si les hommes ne sont pas li- « bres dans ce qu’ils font de bien onu de mal, « le bien n'est plus bien , et le mal n’est plus « mal... Les récompenses sont ridicules , les « Ghâtimens injustes..... La ruine de la liberté « renverse avec elle toutordre, toute police ; au- « torise toute infamie monstrueuse ; éleint toute « pudeur, tout remords; dégrade et défigure « sans ressource tout le genre humain : une doc- « lrine si monstrueuse ne doit point êire ex:- « minée dans l’école, mais punie par les magis- « trats. » ( Ency. art, LIBERTÉ, D. J.) Leg PHILOSOPHIQUES, 25 Philosophe esclave. « L'homme qui se croit libre et une mouche « qui croit être libre de mouvoir la machine « de l’univers. Lorsque nous remonterons aux € principes véritables de nos actions , nous trou- « verons qu'elles ne sont jamais que des suites « nécessaires de nus volontés, de nos désirs, « qui ne sont jamais en notre pouvoir. Pour « peu qu’on réfléchisse, on sera forcé de recon- « noître que l’homme est nécessité dans toutes « ses achions , et que son libre arbitre est une « chimère. (Bon Sens, n° 6 et suite.) Philosophe libre. « Le fataliste anéantit l’homme, et conduit « à blasphémer le nom sacré de Ia nature... « L'homme , en qualité d'être libre et intelli- « gent ; peut violer les lois naturelles. Ceite « liberté n'est regardée comme un présent fa- « lal que par ceux qui sont tentés d’en abuser.» ( Delisle, Plulosoph. Nat.,53, p. 05341, FAR CS Philosophe esclave. « L'homme borné ou illuminé s’imagine bon- « nement que tout est perdu, morale, religion, « société, s’il est prouvé que l’homme n’est « point libre. (IL verroil les choses bien autre- « zent s’il étoit philosophe.) Il sauroit que fa 25 LES PROVINCIALES « volonté est nécessairement déterminée ; que, « vertueux le matin et vicieux le soir, c’est mon « sang qui fait tout; que Cartouche est fait pour « être Cartonche , comme Pyrrhus pour être € Pyrrhus; l’un pour voler et tuer à force ca— « chée, et l’autre à force ouverte. » { Ext. de Lamétrie ; v. Homme machine, et Dise. sur la vie heureuse. ) Philosophe libre. « En moi la liberté est le principe de mes « vices et de mes vertus. Il n’y a que l’homme « libre qui puisse dire : Je veux ou je ne veux « pas (et qui puisse par conséquent être digne « d’éloges. »» (Raynal, Hist.polit.et phil. t.5, p.194.) j Philosophe esclave. « Dire que l’homme est libre, c’est le sous- . e L] A L4 | « traire au pouvoir de FEtre-Suprême, c’est pré- . « tendre que Dieu n’est point le maître de sa « volonté... En un mot, si l’homme est libre de « pécher , Dieu n’est plus tout-puissant. » Let- tre à Eugénie, ou Préservatif contre les pré- jugés, prem. part. , lett. 4.) AN. B. Je vous en prie, madame, n'allez pas yous arrêter à peser les raisons de nos philoso- phes escluves : J'avoue qu’elles sont fort extra- ordinaires; j'avoue surlout qu’il est assez plaisant de vouloir que l’homme devienne tout-puissan! " - PIHILOSOPHIQUES. 267 et plus puissant même que le Tout-Puissant, par cela seul qu’il est maîlre d’user comme il voudra d’une force qu’il a reçue du Tout-Puissant. Je sais bien que Dieu, en donnent à l’homme une certaine liberté, peut y mettre des bornes, qu’il peut la resserrer , l’étendre, ou l’en priver quand il voudra ; je sais bien que la liberté de me pro- mener aux Tuileries , ou de restér chez moi, ou de faire une chose défendue par nos lois, ne me rend pas absolument plus puissant que Sa Ma- jesté ; je sais que vous ririez d’entendre dire à ‘un bon homme : Je suis maître d’escamoter la bourse de mon voisin ; donc je suis plus puis- sant que Louis X VI. Un petit ordre émané de la cour qui escamotcroit la personne même de notre homme Ini feroit assez entendre qu’on n’est pas tout-à-fait ni roi ni Dieu pour avoir un certain degré de puissance et de liberté : mais s’ensuit-il que nous n’ayons pas à notre école des philosophes libres et des philosophes esclaves ? Je ne crois pas, madame, que vous admetliez celle conséquence; or, c'est précisément ce que j'ai entrepris de vous montrer, et 11 me semble que les preuves ne m'ont pas nianqué. Continuez à lire, et en vous montrant l’esclavage le plus ab- solu uni à la plus grande liberté dans un seul et même philosophe, j'espère vous prouver com ment les prodiges se multiplient et varient chez nous. 256 LES PROVINCIALES Le philosophe militaire très-libre. « Tous les hommes sont nés libres ; il n’y a « de subordination naturelle que celle des en- ! fans aux pères. Si les hommes étoient aussi sages qu'ils devroient et pourroient l'être, il & n’y auroit point d'autre domination, » (Æilic. Plul. chap. 5. = CS Le Philosophe militaire très-esclave. « Je suis bien éloigné de croire qu’il y ait des « actions libres.» (Id., c. 8.) M. DIDEROT libre. « Il est évident que si l’homme n’est plus « libre, ou que si ses déterminations instanta- « nées, ou même ses oscillations , naissent de « quelque chose de matériel qui soit extérieur « à son äme, son choix n’est point l’acle d’une « substance incorporelle, ou d’une faculté sim- « ple de cette substance; il n’y aura ni bonté, « ni méchanceté raisonnées , quoiqu'il puisse y « avoir bonté ou méchanceté animales. I n'y «€ aura ni bien.ni mal moral, ni juste, ni imjuste, « niobligation, ni droit : d’où l'on voit combien « ilimporte d'établir solidement la réalité, jene ! « dis pas du volontaire, mais de la liberté, qu’on « ne confond que trop ordinairement avec le « volontaire. » ( Ercycl. Droit Nat. art. de M, Diderot, ) (4 PHILOSOPHIQUES. 299 M. DIDEROT esclave. « Les objets que nous appelons corps et ma- « tière nous instruisent et nous affectent per « des lois certaines et constantes. Ces mêmes « objets, quels qu’ils soient, sont, dans l’ordre « naturel, Les causes physiques, les causes « nécessaires de toutes nos différentes idées, « de nos sentimens , de nos connoissances , de « nos volontés.» ( Encycl., art. EVIDENCE, par W. Diderot.) Donc nos volontés ou nos déterminations naissent nécessairement de quel- que chose d'extérieur à l'âme ; donc, par le texte précédent, l’âme n’est plus libre. Si cette conséquence paroil douteuse, nous pourrons êter toute ambiguilé, en disant net- tement : « Si nous étions mieux insiruits, nous € vérrions toujours que lout ce qui est , est « comme il doit être, et qu'il z y «a rien d'in- « dépendant (ou de libre) dans les extrava- « gances des hommes, ni dans leurs vertus. » (Jd. , art. ETHIOPIEN. ) M. DIDEROT autorale. Non seulement l'homme est un automate, mais « la société des hommes n’est qu’un auto- « mate merveilleux , dans lequel tout est pesé, « tout est prévu , ses engrenures, ses contre- « poids, ses ressorts, ses effets. » (Zd., Code de la Nature, p. 25.) 260 LES PROVINCIALES JEAN-JACQUES bre. « Il n’y a point de véritable volonté sans « liberté ; l’homme est donc libre dans ses « actions. C’est un de mes articles de foi... La « nature commande à tout animal , et la bête « obéit. L'homme éprouve la mème impression ; « mais il se reconnoît libre d’acquiescer ou de « résister; et c’est surtout dans la conscience de « cette liberté que se montre la spiritualité de « son âme. » ( Ærmile. tom. 5, Discours sur « l'origine de l’inég.) JEAN-JACQUES esclave. L'homme sage est pour moi celui qui ne voit dans tous les malheurs qui lui arrivent que les coups de l’aveugle fatalité... Voilà ce que je sentis parfaitement dès que je commençai à revenir à moi. Ma raison ne me montrant qu’absurdité dans toutes les explications que je cherchoiïs à donner à ce qui m'arrive, je com- pris que je devois regarder tous les détails de ma destinée comme autant d'actes d'une pure Jatalité. (Réver. huit. promen. ) VOLTAIRE Lbre, « Il est impossible qu’un Dieu ne soit pas « bon; mais les hommes sont pervers. Ils font « un détestable usage de la liberté que Dieu « leur a donnée et dé leur donner, c’est-à-dire « « « « « PHILOSOPHIQUES. 262 de la puissance exécuirice de leurs -volontés : sans quoi 1ls ne seroient que de pures machi- nes, formées par un être méchant, pour être brisées par lui. » (Sur l’athéisme, c. 9.) VOLTAIRE esclave. &« Un destin inévitable est la loi de toute la nature, et c’est ce qui;a été senti par toute l'antiquité. La crainte d’ôter à l’homme je ne sais quelle liberté, de dépouiller la vertu de son mérite et le crime de son horreur, a quel- quefois effrayé des âmes tendres ; mais dès qu’elles ont été éclairées, elles sont bientôt reyenues à celle grande vérité, que tout est enchainé, tout est nécessaire. Ce seroit une étrange contradiclion, une singulière absurdité, que tous les astres, tous les élémens tous les végétaux , tous les animaux ohéissent sans relâche. irrésistiblement aux lois d’un grand Être , et que l’homme seul püt se con duirelui-même.» ( 7olt. pass. Foyez surtoué Principe d'action, n° 7.) VOLTAIRE 77achine. « Nous sommes des MACHINES produites,de tout temps, les unes après les autres, par Pélernel géomètre; MACHINES faites ainsi que tous Les autres animaux ; ayant les mêmes . organes, les mêmes besoins , les mêmes plai- sirs, les mêmes douleurs; très-supérieures à 62 LES PROVINCTALES 12 « eux en bien des choses, inférieures en quel- « ques autres, ayant reçu du grand Être nn « principe d’aclion que nous ne pouvons con- « noître; recevant tout, ne donnant rien , et « mille millions de fois plus soumises à lui que « l'argile au potier qui la façonne : encore une « fois, on l’homme est un Dieu , ou il est exac- tement tout ce que je viens de prononcer. » (Ibid, n° PA) VOLTAIRE 771artonnetle. Quel est l'homme qui, depuis qu’il rentre « en lui-même, ne sent pas qu’il est une 77a- « rionnelle dela Providence? (Æct. de Dieu sur « l'homme. ) Celui qui nous appelle les marion- « nettes de la Providence paroït nous avoir « bien définis. Car enfin , pour que nous exis- « tions, il faut une infinité de mouvemens. Ce « n’est pas nous qui en avons élabli les lois ; ce « n’est aue par le mouvement que mes cinq sens « sont remués ; ce n’est que par mes cinq sens « que j'ai des idées : donc c’est l’auteur dü « mouvement qui me donne ces idées ( donc je « ne suis qu'une marionnette ). » ( Les oreilles du comte de Chesterfield.) Autres Philosophes machines, automates , arbres ; instrumens | girouettes. « Oter à l’homme son libre arbitre, c’est , « nous dit-on , en faire une pure machine, un PIHILOSOPHIQUES. 63 Ÿ automate. Que peuvent donc avoir de mépri- sable des machines on des automates capa- bles de produire des effets désirables ? Marc- Aurèle fut un ressort utile à l'empire romain : De quel droit une machine mépriseroit-elle uue machine dont les ressorts facilitent son jeu ? Les gens de bien sont des ressorts qui secondent la société dans sa tendance vers le bonheur ; les méchans sont des ressorts mal conformés, qui troublent la marche, Fhar- monie de la société, » (Bons Sens, n° 85.) « L'homme d'esprit sait que les hommessont ce qu'ils doivent être; qu’un sot porte des sottises , comime les sauvageons des fruits amers ; que l’insulter, c’est reprocher an chêne de porter des glands plulôt que des olives... « La méchanceté des hommes est le fruit né- « cessaire de l’enchaïnementuniversel.»(Helv. de l'Esprit, p. 114 el 599.) « « Le philosophe est une machine humaine , comme un autre homme. C’est une machine « qui, par sa constitation mécanique , réflé- « chit sur les mouvemens. «(Liberté. de pens. p.173.) « L'homme peut être comparé à une Aarpe « sensible, qui rend des sons d’elle - même , et « qui se demande qu'est-ce qui les lui fait ren- « dre. Elle ne voit pas qu’en qualité d’être « sensible, elle se pince elle-même, et qu’elle 264 LES PROVINCIALES «est pincée, rendue sonore par tout ce qui la « touche. » (Sys£ N.c. 74.2.) « Vous avez vu ces rnachires que l’on met « au haut des tours pour marquer de quel côté ! « souffle le vent; si l’âme de métal qui est pla- « cée sur un pivot et qui tourne facilement «_ étoit animée , et qu’elle eût un sentiment qui « lui fit éprouver du plaisir à se tourner vers «_le septentrion , elle auroït toujours une pente, « une inclination, une tendance à se tourner « de ce côté; et dès que le vent du midi souf- « fleroit, elle croiroit se tourner d'elle - même « vers le midi, quoiqu’elle ne contribuât pas «_plus à son mouvement que lorsqu'elle se tour- « neroit vers tous les autres côtés pour lesquels « elle auroit de la répugnance. Nous n'avons « point de preuves que nous soyons d'une au- « tre nalure que cette machine.» (Freret, Let. Trasib. ) : Je conviens, madame , que ce dernier texte n'est pas bien positif, qu’il ne décide pas ab- solament qu’un philosophe soit une véritable girouelle animée ; mais tous les autres ne sont- is pas bien clairs et bien précis? S'il nous est permis de douter qu’un philosophie soit une véritable girouetle , n’est -1l pas au moins bien constaté que les vrais et fidèles disciples de Vol- taire, d’Helvétius, de M. Diderot, sont des machines et des automates? Voyez donc; ma- same, voyez combien de sages vous auriez li- PHILOSOPHIQUES. 265 vrés à nos Hippocrates ; quels hommes vous auriez condamnés à être rassasiés d’ellébore , si jamais leur étoile les eut conduits dans nos can- tons ! Après toutes ces preuves que j'ai eu soin de recueillir pour vous, ne me dites plus au moins que ce sont mes leçons qui vous ont ap- pris à ne voir qu'un malade dans un philosophe machine. Ce n’est ni vous ni moi, c’est votre Galien qui seul accrédita une erreur si mons- trueuse. Je savois dès long-temps que , dans nos montagnes, ces messieurs sont toujours, avec leur vieax bons sens, leur eliébore et leurs sai- guées , les ennemis jurés de la philosophie. Tant que celui - là aura sur votre esprit la moindre autorité , attendez - vous , madame, à ne voir dans nos grands adeptes qu’aberrations d’idées , que fibres dérangées , qu’équilibre des humeurs troublé dans les cerveaux de nos sages ; les plus dignes dé l’immortalité ne seront pour vous’ que les dignes habitans du petit Berne. Soyez donc peu surprise si, perdant tout espoir de répan- dre la lumière philosophique lant que vous au- rez en lui quelque confiance , je me borne dé- sormais à vous assurer des sentimeus respectueux avec lesquels j’ai honneur d’être , etc. 266 LES PROVINCIALES OBSERVATIONS D'un Provincial sur la lettre précédente. DE toutes les erreurs, de toutes les folies qui sont jamais sorties de Pécole de nos sophistes , qu’on m'en montre une seule qui démontre et plus d’inconséquence et plus dabsurdités que celte grande loi de la nécessité, par laquelle ils s'efforcent de renverser la liberté de l’homme. Je suis enchaîné sous le joug du Destin ou sous celui des lois zniverselles du mouvement ; il faut que l'univers périsse, ou que je sois ab- soiument ce que je suis, et que je fasse ce que je fais, Dis-moi donc, imbécile prédicateur du genre humain , pourquoi l'effliges-tu du mépris que j'ai pour tes leçons ? Ne vois-tu pas, si elles me révollent , que c’est - là un effel nécessaire du Destin et de toutes ces lois qui retiennent ma volonté captive ? Pourquoi déclames-lu avec tant d’aigreur contre mes préjugés, mes vices , mes erreurs ? Espères-lu me voir, par tes leçons, triompher de la nécessité indomptable de la Na- iure entière, qui me force à Le mépriser et à ne voir dans toi que le plus inconséquent de tous les hommes ? ‘Tu veux m'éclairer, me dis- tu, et il est nécessaire que tu le veuilles! Eh bien , je regarde la lumière comme les ténébrcs | PHILOSOPHIQUES. 267 les plus profondes; et il est nécessaire que tu sois pour moi le plus absurde et le pius risible des soplnstes.. Ma réponse Pivrite? Fâche - toi donc contre la pierre qui tombe sur toi du hant de ce mur ; une même nécessité la porte à te blesser ,.et fait que je L’offense. Fes leçons et ta colère ne m'’empêcheront pas de suivre, &'cha- que instant de ma vie cette lire trac-e par la nature. Fuis, sophiste odieux! car je sens que la haine succède au mépris que j'ai pour toi ; dans le:plus maladroit des philosophes, je sens que je verrai bienLôt l’apôtre et l'avocat de tous les crimes. Que sera -ce en effet que les Cromwel , les Néren et les Tibère à lPécole de nos fata- listes? Soit qu'avec nos Lucrèces modernes , ils prèchent hautement la plus invincible néces- sité, soit qu'avec nos Voltaire, nos Diderot, nos d’Alembert , ils géneut. Leilement la li- berté, qu'elle ne soit plus qu'un vain nom, les plus grands scélérats de l'univers seront-ils plus coupables et plus responsables de leurs actions que cette machine qui suit un mouvement dont elle ne sauroit se défendre ? Je comman- di le meurtre de ma mère, dira un Néron à M. d’Alembert ; mais avois-je fait ces lois du mouvement auxquelles Je me trouve assujéti depuis le premier instant de ma naissance ? Îlen est résullé dans ma machine une suite de mouvemens dont je n'élois nullement le 266 LES PROVINCIALES maitre. Lorsque j’ouvrois la bouche pour or- donner ce meurtre, je n’étois donc pas le maitre de donner cet ordre ou de ne pas le donner, de le faire extcuter où de m’y opposer ? S'il y a mille mondes sujets aux mêmes lois, continuera ce monstre, tu m'apprends qu'il y a eu au même instant mille Nérons assassins de leur mère ; et toi-même, à ma place , ou empereur romain dans un de ces mondes, ez conséquence de ces lois, tu aurois , au même instant que moi, assassiné Britannicus , Burrhus , Sénèque, Octavie , Agrippine, ton épouse , ta mère ! De quel droit oses - lu me reprocher des crimes que ta main eût commis comme la mienne ? De quel droit oses-tu ne voir qu’un monstre dans celui dont les mêmes circonstances au- roient fait ton image? Apôtres de ces lois im-— muables qui enchaïnent les actions des hommes, sous quelque dehors qne vous vous présen- tiez , répondez au lyran , à l'assassin , au bri- gand qui applique vos dogmes à ses crimes, ou souffrez que je déteste également le parricide mème , et celui dont les leçons ne tendent qu’à l’absoudre. Je le sais, nos vains sages, pour distraire le public de l’horreur qu’inspire leur doctrine , répéteront sans cesse les grands noms de vertu , d'humanité , de bienfaisance ; mais est-ce de leur part ane dérision outrageante pour nous ? Est-ce une illusion provenue de la foiblesse PHILOSOPHIQUES, . 269 même de leur intelligence? Qu’est - ce que la vertu sous les lois immuables de la fatalité ? Ils ont osé le dire , les insensés : la vertu est cette machine bienfaisante dont les ressorts sont mus en ma faveur. (Syst. nat., Bons Sens. . . . De l'Homme , etc.) Mais elle est donc aussi ce tronc fertile dont les branches me tendent le frait qui me nourrit? Et le philosophe qui di- rige le cours de ma vie n’a pas plus de vertu que cêtte aïgrille dont la marche m’apprend l’heure du jour. L'un et lauire sont forcés de me servir par le jeu des ressorts: l’un et l’autre auront donc la même part à mon respect et à mon estime. Toute ma conscience se révolte contre ces dogmes flétrissans ; loute la nature me dit que mes vertus sont dans le bien que jai fait par choix , él non pas en machine; mes vices, dans le mal dont j’ai pu me défendre ; que tout me- rile ou démérite part de ma liberté, comme du seul principe de louange ou de blâme, de toule récompense et de tout châtiment. Lors- qué mon cœur me dit que toutes mes actions sont à moi, que ma volonté les a déterminées librement , c’est alors que j'espère ou que je crains de la part de leur juge ; c’est alors que je m'en 2pplaudis ou me condamne : j’aurois beau vouloir me le cacher , lorsque le remords parle, je sens que mon crime est celui du libre arbitre. Si la force et la contrainte ont dirigé mon bras, je pourrai pleurer sur les maux. 250 LES PROVINCIALES dont il fut l’insrument : maïs ma douleur ne sera point mêlée au reproche intérieur. Je pa- roîtrai sans crainte devant un Dieu juste. Je puis tre malheureux , je ne suis point conpa- ble, et:ce Dieu n’a point de suppiée pour la nécessité. Ce ne sont pas des argumens que je demande ici au philosophe , c’est de la bonne foi. Qu'il dise sincèrement si jamais le remords s’est élevé dans son cœur pour une action dont il ne fut pas maitre de s’abstenir, ou s’il'se crut jamais vertueux et digne de louange pour une action forcée? Au lieu de nous répondre avec fran- chise, quels principes absurdes ne va-t-il pas accumuler pour nous combattre , pour enchaï- ner cette même nature dont il fait le grand tout ! Il sppellera le Destin , qui n’est rien ; pour renverser l’idée du libre arbitre ; il imaginera des raisons qui pèsent , qui font pencher la balance de ma volonté. et confondra l’action de l'être moral avec celle de l'être physique. (ÆZelv., de l'Esprit.) Il croiva surlout triompher , en ne voyant dans la machine humaine qu’une: suite de mouvemens dépendans les uns des autres , et dont rous ne sommes nullement les mai- tres depuis le premier instant de notre exis- tence. (D’Alemb.) Jai répondu d'avanceà ces vaines prétentions, en démontrant la spiritaalité de l'âme, et son indépendance des lois du mou- PHILOSOPHIQUES. #51 vement. Mais si l’autorité du philosophe impo- soit à nos compatriotes , je ne craindrois pas de leur dire qu'il n’est rien de plas opposé aux lois de la physique que celle prétention de M. d’Alembert. Lorsque du repos le plus profond je passe’ au mouvement le plus subit sans aucune im- pulsion étrangère, assignez, je vous prie, une seule loi physique par laquelie ce mouvéement résulte du repos on du mouvement antérieur à mon repos. Quel effet peut produire le mou= vement que vous aviez avant de vous asseoir ? S'il existe . il faut dire que M. d’Alembert est assis el court encore ; s’il n'existe plus, là mouvement qu'il se donne en se levant n’est plus une suite de celui qu’il avoit en se pro- menant avant de s’assesir. Il fût donc ab:04 lument mne nonvellé cause pour le produire, ei cette eunse, où la irouver2z-vous , si ce n’est dans un nouvel aéte de votre volonté ? Jamais physieien s’étoit - il imaginé qu’une boule une fois en repos pâtl étre mise en mouvement par l’elfet ou la suite de celui qu'elle avoit avant ce repos? Ne faut-il pas loujours une impulsion nouvelle pour l’agiter de nouveau ? Que voulez-vous donc dire, lorsque vous m’as- surez que si je me promène aujourd'hui, c'est parce qué je reçus en naissant, il y à vingt ou quarante ans , telle ou telle impulsion ? Quoi ! tous les mouvemens que vous vous tes donnés 272 LES PROYINCIALES vous-même pour les progrès de la philoso- phie, el que vous pouvez vous donner encore , ne sergient qu’une suile de celui que vous donna une nourrice En VOUS présentant la men gani— che au lieu de vous prendre par la main droite ! Il sera vrai de dire que , si vous écrivez en,ce moment, vous z’éles nullement Le mai tre de ne pas écrire , parce que vous vous êles promené tel jour aux Tuileries, il y a{un demi-siècle ! En vérité, nous gémissons d’être obligés de refuter des opinions aussi étranges : mais si un homme tel que M. d’Alembert, a eu Je courage de les, consigner dans l'Ency- clopédie , pourquoi n’aurions- nous pas. celui de les relever ? Tout homme qui, Crowa n’a— voir jamais été le maitre de ses mouvemens , depuis le premier instant de sa wie , ne verra dans toutes ses actionsque celles d’un esclave. Le genre humain esl intéressé à ne ,se croire ni esclave, ni machine, ni singe de ces hom- mes qui. dans un autre globe soumis aux mêmes lois que la terre , feroient absolument et au même instant tout ce que nous faisons, Ces principes sont ceux d’une fatalité dégui- sée , tout aussi contraire à l’idée de la vertu et de la liberté que le fatalisme le plus mani- feste, Nous arréterons-nous à présent à réfuter la plupart des ra'sons par lesquelles nos fatalistes déclarés combattent les dogmes de la liberté ? PHILOSOPHIQUES. 273 Elles sont , en vérité, si absurdes, qu’il faut les avoir sous les yeux , dans leurs propres ou-. vrages , pour croire qu’ils ont pu les proposer sériensement ; ils les ont presque toutes prises dans Collins; et ce Collins , tant vanté par Vol- taire, vous dira que si l’homme est libre , il est inutile de lui proposer des peines et des récompenses ; que s’il n'est pas nécessité , il ne peut avoir l'idée du bien et du mal ; que vous le dégradez en lui donnant la liberté. (Collins, Parad. , pag. 65 ,168, 540 , etc.) Nos Lucrèces. modernes , et surtout l’auteur du Système de la Nature, ont-ils pris leurs lecteurs pour de vrais imbéciles , en noùs r'épétant ioutes ces préten- dues difficultés ? : Je sais qu’ils ont voulu en trouver de plus. réelles dans les perfections mêmes du Dieu que nous leur annonçons ; mais la raison suflira pour les faire disparoître. Votre Dieu, nous ont-ils dit, a nécessairement prévu toutes mes actions et mes pensées ; je ne suis point maitre de trom- pér sa prescience ; donc je ne suis libre ni dans mes actions , ni dans mes pensées. Que d’erreurs à la fois dans ce sophisme, dont nos prétendus siges ne cessent de s’applaudir ! N’en relevons ici que les principales. Lorsquevous me dites que je ne suis pas libre, parce que je ne saurois tromper la Divinilé, vous supposez d'abord que le pouvoir de faire ce que Dieu a prévu que je ne ferois pas se confond ds 274 LES PROVINCIALES avec le pouvoir de tromper sa science , tandis qu'entre ces deux pouvoirs il existe une diffé rence infinie. Pour avoir ki faculté réelle de faire ce que Dieu a prévu que je ne ferois pis; il suffit que je puisse disposer ‘de moi - même , de ma volonté et de mes moyens d'agir ou de ne point agir. Quelque connoissance que Dieu ait ou n'ait pas de mes actions, j'épronve mille fois que celle faculié est dans moi; que ces moyens subsistent, et cela me suffit pour être libre, pour qu'il soit vrai de dire que j'aurai agi librement , quelque parti que j'aie pris: Pour lromper au contraire la science:de Dieu , antérieure à mes actions, 1l faudroit non-seu-: lement que je fusse libre , mais que j'eusse en- aore la faculté d'empêcher qu’un Die ‘n’eût prévu tout l'usage que je ferai de ma liberté. Or, voyez, je vous prie, si être libre, et empèê- cher un Dieu de prévoir Fusage de ma liberté , n’est qu’une seule et même chose; s’il faut que je puisse disposer d’un Dieu ponr disposer libre- ment de moi. U ne seconde erreur de votre part est de croire que Dieu influe sur ma volonté, par cela seul qu’il sait l’usage que j’en ferai; mais qu’im- porte à mon action qu’elle ait été prévue ou ne l'ait pas été? En ai-je pour cela mm pouvoir moins réel d'agir ou de ne pas agir? Lorsque de ce balcon vous observez tout ce qui se passe dans Ja place publique , ces hommes qui agissent PHILOSOPHIQUES. 575 sous ros yeux, eu sont-ils moins libres dins ce qu'ils font parce qu’ils ne peuvent sous em- pêcher d’eu être le témoin ? Non, me répon- dez-vous. je sens que mes regards n’influent point sur eux; mis je vois, et Dieu prévoit, Eh Dieu ! vousme faites , par cette réponse, que ma nifestér, une troisième erreur. | -|Vous pensez qu'un Dien a besoin de plus de moÿehs pour prévoir l’avenir qu'il ne lui-en filloit pour prévoir le préseut. Nos philosophes Vous Ont fait croire qu'il puisoit Pinfaillibilité de sa prévision dans les conditions mêmes où les propriétés des événemens qu’il prévoit , et sur= tout danseur connexior avec les lois du mou- vements: c'est-à-dire qu’ils ont donné à Dieu la foiblesse de leur intelligence; ils ont borné sa science à celle de l'astronomie, qui ne sauroit prévoir les phénomenes célestes sans leur dé- pendance des lois du mouvement : et je vous dirai, moi : l'Eternel n’est pas Dieu s'il a besoin de ces secours pour lire dans l'avenir. Je conçois des füts isolés, des faits indépendans de tout eutre fait, dé toute chaîne, de tonte loi; s’il ne peut les prévoir aussi libres , aussi indépendans que je les conçois, son intelligence n’est point infinie, sa science antérieure n’égale pas ma foible conception. Je veux qu’un Dien prévoie, comme libre, tout ce qui pourra l’être ; commé nécessaire, [out cé qui le sera : je veux qué la éause de son infaillibilité soit toute daris Hfi- 256 LES PROYVINCIALES mème, dans l’infinité seule de son intelligence , non dans l'indépendance et les, conditions de fais à venir ; je veux que d’un seul etmême acle il embrasse A durée des temps et de éternité ; que les siècles passés et à venir soient : s'erité lui comme l’instant qui s’écoule, Si l’arrivée des choses apporte à sa science actuelle une cerli- tude, une propriélé, une simplicité que. n’eüt point sa science antérieure, celle-ci sera restée imparfaite jusqu’à l'événement: et le Dieu qui acquiert ce nouveau degré de science, ou celle nouvelle manière de savoir, n’est point le Dieu parfait. Je reprendrai donc, et je vous duxi: Si ce Dieu à prévu mes aclions comme libres , telles qu'il peut les voir, sa prévision même annonce- toute ma liberté, au lieu de me contraindre; sil n’a pu les prévoir comme libres, telles qu’il peut les voir, il n’est plus Dieu. 1l faut donc, ou choi- sir toutes les absurdités de l’athée, ou convenir qu'un Dieu peut infailliblement prévoir mes ac- tions , sans avoir besoin de les enchaîner, sans influer sur elles pour les nécessiter. Eh ! qu’im- porte alors à ma liberté que mes actions aient été prévues ou ne l’aient pas été Votre Dieu . reprend ici le faux sage , savoit donc l’usa ge et l’abus que je ferois de ma liberté; il prévoyoit mon crime et le malheur qui devoit en être la suite ; il voulut done ce crime et mon malheur, en me donnant la liberié; il ne sera PHILOSOPHIQUES. 279 donc plus le Dieu bon ét Ie Dieu bienfaisant. Tel fut toujours Pésprit de nos prétendus phi- losophes. Quelque évidentes que soient leurs contradictions , ils ne les sentent pas. Quoi! un Dieu qui, mettant mon sortentre mes mains, me donne lous les moyens nécessaires pour fuir le crime ; el se contente de ne pas me forcer, est un Dieu qui veut ce crime et mon malheur ? Vous qui désirez, qui voulez la perte de celui que vous haissez, connmencerez-vous donc par lui donner la liberté de se sauver ou de se per:- dre? lui laissérez - vous des secours dont il ne tient qu’à lui de profiter, qu’il ne tenoit qu'a vous de lui ôter? Si vous lui fournissiez tous ces moyens, ne suis-je pas plutôt autorisé à croire que vous êles bon: à son égard ? La liberté que Dieu vous a laissée seroit donc plutôt ane preuve de ses bonlés pour vous que du désir que vous lui supposez de vous voir criminel et malheu- reux. Soyons exacts : la liberté par elle-même ne suppose dans celui qui me la donne , ni la vo- lonté de me perdre, ni la volonté de me sauver, mais uniquement celle de laisser mon sort entre mes mains. S'il a quelque désir plus positif en ma faveur ou contre moi, je ne puis en juger que par la manière dont il secondera lui-même cette faculté. S'il ne me porte ni au crime ,. ni à la vertu ; s’il ne me presse ni pour mon bonheur, ai pour mon malheur, je le supposerai dans une 378 LÉS PROVINCIALES vraie indifférence ; mais si, content de ne pas forcer ma liberté, il me presse, il m’excite , 1l m'exhorte sans cesse à éviter le crime; s’il me donne des secours surabondans pour faire mon bonheur, je ne douterai plus de son amour ponr moi et de ses bontés. Jugez ; sur cette règle, du Dieu que vous avez blasphiémé, S’ést il donc contenté dé vous abandonner dans le plus-par= fait équilibré pour le bien et pour lé mal? Cette connoissance, antérieure à votre crime et à votre malheur, l’a-telle empêché de vous presser, de vous exhorter à éviter lun et l’autre? Ne l’avez- vous pas entendu vous menacer de toute sa Co- ère, si vous ne répondiez à ses invitations ? | Après ce crime même, n’a-t-il pas éveillé dans | votre cœnr la crainte, les remords et la frayeur, pour vous rappeler à la vertn? Dans ce Dien ! irrilé, n’avez- vous pas vn un tendre père qui |! vous tendoit la main pour vous relever, qui vous invitoit au repentir, qui ajoutoit à ses bienfaits passés mille grâces nouvelles , doni la moindre auroit dû vous suffire pour revenir à fui, et pour faré votre bonlieur par la vertu ? Une connoissance qui ne mit point d’obstaclés de sa part à tant de bienfaits ne l'empêcha donc ! pas de vous aimer, En vous donnant la liberté , il n’a point cessé de vons appeler à la vertu et : au bonheur; il n’a doncvoulu ni votre crime, ni votre perte, Fin’a point cessé d’étreun Dieu bien- | faisant ; il n'a donc pas cessé d'êtré un Dieu ben. | PHILOSOPHIQUES, 27% - J'entends la dernière réclamation du faux sage; il va comparer l’homme à Dieu, ki liberté au glaive qui peut devemir l'instrument de ma défense ou de ma perte. Un pére, nous dit-il, qui nvaime tendrement, ne mellra point ce gluive entremes, mains, sil prévoit qu'il sera tourné contre moi-même , groiqu'il sache qu’il peut$servir à mon triomphe; votre Dieu ne m'eût donc point laissé ma liberté, s’il ayoit eu pÜnE moi le cœur d’an père. Voilà donc, à philosoplies ! à quoi ont abouti vos frivoles sublilités ! à comparer le chef -d’œu- vre de la sagesse divine avec le chef - d'œuvre de la folie.et de Pimbécillité ha maine ! Quel mo- tif peut avoir cet insensé qui livre à son enfant un instrument qu’il sait devoir êlre celui de sa mort ? Quel bien , quel avantage pour lui , pour cet enfant, pour sa patrie, voyez-vous résultér de son imprudence? Elevez an moins les idées de l’homme que vous osez rapprocher d'un Dieu ; donnez - lui de grands motifs, de grands intérêts , el vos comparaisons seront Moilis OU- trageantes. Parlez - nous au moins de ce digne Romain qui a prévu Pissue des dangers où ik envoie son fils : düt-il Je sacrifier lui-même. si le salut de la patrie l’exige , jusque dans un Bru- lus je verrai le plus tendre des pères. Celui que vous m’offrez } sans motif et saus objet, livrant à un eufant le glaive de la mort, est le plus in- sensé de tons les hommes , s’il n'est le plus crnel, 280 LES PROVINCIALES Comment avez-vous pu comparer sa con- duite à celle de la Divinité? Le Dieu qui vous a dit: Je veux que tu sois libre, vous a donné la force nécessaire (1), surabondante même, pour opérer le bien; mais nul secours, nul moyen de sa part ne vous aide ei ne vous porte au crime. Si vous le commeitez, vous ne serez coupable que pour n’avoir pas usé de la force qu'il vous avoit donnée, Il prévoyoit que vous n’useriez point de cette force; il n’a:pas laissé de vous la donner : éloit-ce contribuer à votre crime, que de vous fournir les moyens de l’éviter ? Dans ce père insensé que vous me supposez, je vois an contraire un homme à qui je dis avec justice : L’enfant que vous armez de ce glaive périt par les moyens que vous lui fournissez vous-même ; il ne meurt qu’en usant des moyens qu’il a reçus de vous: vous Pavez positivement aidé à mourir , puisqu'il n’a posi- tivement reçu que de vous le glaive dont il sé perce. Je deviens coupable en n’usant pas de la (1) Assez de force, et mème beaucoup plus qu’il n’en faut pour triompher quand je le veux, pas assez de moyens pour étre absolument invincible; voilà la liberté de l’hom- mue pour le bien et pour le mal. Je fais donc le bien en usant des secours que j’ai reçus ; et ce bien vient de Dieu, parce que je le fais par la force qu’il m’a donnée; il vient aussi dé moi, parce que je pouvois ne pas user de cette force. Je fais au contraire le mal en me refusant aux moyens que Dieu me fournit. Ce mal vient tout de moi évidem- went, et nullement de Dieu. ( Note de l'éditeur. ) (l | (l BHILOSOPHIQUES.- 284 force que Dieu me.donne ; cet enfant meurt en usant des moyens que, rous:lui fournissez : la différence n’en est-elle pas sensible ? Pour, la. voir tout, entière, cette différence, rapprochons l'insensé, que nul motif, nal in- térêt légitime ne, peut autoriser dans sa .con- duite, du Dieu dont j’aireçu la. Lberté. Dans les vues de ce Dieu, quel, plan ; quelle sagesse ad- mirable! Sur ces paroles seules : que les hom- mes soient, libres, il fonde:tous les titres, toute la grandeur, la dignité, lexcellence de l’homme : sans elles , l'univers n’étoit peuplé que d’auto- mates ; il manquoit un roi à la nature , un hom- mage au Créalcur, un empire et des enfans à la wertu:,sans elles mon bonheur ne pouvoit étre complet , il. lui manquoit le titre le plus glorieux ,. la jouissance la plus flatteuse , le droit de pouvoir dire : Je l'ai acquis, et je ai mérité. Vil et lâche soldat, oserois-je me plaindre des combats qui,me font: mériter la victoire , ou voudrois-je en goûter tous les fruits sans en avoir partagé le danger? Sans cette liberté en- core, le Dieu qui m’a créé me sembloit moins puissant , parce qu’il se bornoit à créer des ma- chines; moins sage, parce qu’il n’avoil pas trouvé le moyen de faire du bonheur le prix du mé- rite. Je n’avois point d’idée de sa justice, parce qu'il ne pouvoit l'exercer, ni en vengeur du crime , ni en rémunérateur de la vertu. Les can- tiques de l’homme, sans cette facullé, ne fai- 269 LES PROVINCIALES soient qu'ajoulér un vain son‘au! ramage des habitans de Pair , tandis que l’homme Libre, in- clinant la tête au nom de son Dieu, m'en dit fr plas sur la gloire et la grandeur de l’Etre-Su- prème que l’hommage de la nalure entière. fn Tels sont les grands objets de cette Providence ! qui met le sort des hommes eulre leurs mains : | la manifestation des perfeclions divines, l’exis- tence de la vertn, la dignité de tonte mon es- | pèce, la vraie grandeur de l’homme, le bonheur f# mérité. Vains sages, montrez-nous un genre de Providence où Dieu et l'homme soient plus grands que dans celui des êtres libres, où rou- gissez d’avoir comparé le Dieu qui le choisit à ce père insensé qui ne voil que la mort de son fils dans le fatal présent qu'il lui a fait. Dites, si vous l’osez , que ce Dieu n’avoit au: | cun besoin de cet hommage des créatures li- | bres, qu'il dut s’en passer, puisqu'il prévit l'a | bns de votre liberté, ét nous répondrous : Le Dieu qui ignore les besoins cesse-t-il d'avoir | des droits ? Dites que s’il avoit prévu des crimes | et des maux qui viennent tous de vous. il de- voit flétrir l’homme , et l’enchaîner sous les lois dé la nécessité: et à l'intérêt de l’être qui périt par sa propre lâcheté nous opposerons l'inté- | rérêt , la dignité de toute l'espèce, l’existence de Ja vertu, {à gloire du Dieu qui la couronne : mellez-vous dans la balance, et laissez décider ! la justice. THILOSOPHIQUES, 263 Ainsi disparoissent à l’école de la raison seule outes les vaines subtilités de nos faux sages zontre la liberté. Mais pourrons-nous bien ter- minér ces observations , et ne pas témoigner tout notre étonnement sur l'étrange inconsé- quence de ces prétendus philosophes ? Est-ce folie chez eux et ineptie? Est ce mauvaise foi, let une dérision outrageante pour le public ? Par quel excès d'égarement ces mêmes hommes qui s’obstinent à ne voir partout que les lois de la nécessité la plus absolue sont-ils donc si ardens à revendiquer pour eux la liberté la plus indé. finie ? liberté de penser, liberté de conscience , hberté de discours , liberté d'impression, ils les réclament toutes. Sans cesse on les entend se plaindre hautement du frein que lon oppose à leur démangexison éternelle de dogmatiser , de régenter les peuples et les rois. Tous leurs livres sont de ces réclamations contre les entraves qu’on oppose: à leur école: Les insensés nous prèchent que tout homme est essentiellement sounns au destin ; qu’il n’est jamais le maitre de vouloir autre chose que ce qu’il veut , d’agir au- trement qu’il n’agil: sous mille formes diffé- rentes ils nous le représentent esclave depuis le premier instant de sa vie jusgn’au terme de sa course, C’est une grande chaîne qu'il ne: peut secouer; ce sont Jes lois invariables du mouve: ment qu'ilne peut violer, c’est la fatalité aveuglé qui l’entraine, Voilà leurs dogmes et leurs ex- 284 LES PROVINCIALES pressions favorites et ils rugissent contre l’au-W torité qui s'efforce de les retenir dans les bornes # du citoyen et d’une soumission légitime? et sil nos sénateurs, zélés pour les mœurs et la foi ,#. proscrivent une seule de ‘leurs productions # mopstrueuses, nos magistrats deviennent desf iyrans, des oppresseurs de la liberté philoso=! phique ! et tous nos faux sages n’ont alors dans” la bouche que les droits sacrés de eetté liberté ,!! qui seule, a les entendre, peut produire de grandes choses ; dissiper les préjugés, rétablir le bonheur des nations! Fanatiques apôtres du des- tin, faudra-t-il done sans cesse vous le répéter ? ! Une fois au moins, dans vos écrits el vos léçons , | soyez d'accord avec vous-mêmes, et ne réclamez | plus en votre faveur cette même liberté contre ! laquelle vous êtes seuls à conspirer. qu LETTRE’"XENTIF La Baronne au Chevalier. JE n’y tiens plus, chevaliers je ne sais quel : parti prendre avec notre malade; c’est vous- même ; oui, ne vous en prenez à nul autre qu’à vous ; C’est vous qui ajoutez sans cesse à mon embarras, à mes incertitudes. Je reçois votre lettre , je lis, et me voilà toute honteuse d’avoir fut abreuver d’ellébore le premier philosophe PHILOSOPHIQUES.. 205 aachine qui ait paru chez nous. Mais je lis en- ore , j'arrive à la fin de votre lettre ; et si je vous ni crois , il faudra redoubler la dose du malade, trevenir peut-être à la saignée. | Remarquez, je vousprie ; remarquez ces paro- es dont vous vous servezen parlant de nos grands \ommes. Les sages, nous dites-vous , les sages es plus dignes de l’immortalité ne seront pour ui que les dignes habitans du petit Berne. Vous avez voulu dire que, si j'en crois notre locteur y nos sages, qui se croient des êlres im- nortels, ne sout que de vrais fous ; el c’est pré- isément notre malade qui vous soutiendra qu’il est rien de plus chimérique que l’inimortalité le nos grands hommes; c’est lui qui vous dira juece dogme de l’immortalitén’estqu’un dogme opulaire et insensé, inventé par les prétres, vontraire à la nature, et le principal appui de ous les préjugés religieux. (V. Sysé. Nat. t. 1, Dh 4) Ce n’est pas tout encore; vous exigez que je renvoie absolument notre Hippocrate. Nos mé- decins vous semblent les plus terribles ennemis d’un cerveau philosophique ; ét si j’en crois notre malade, faites-vous médecin, à coup sûr vous serez philosophe. ( Lamét, & 1, p.53.) Obser- vez alors la révolution qui s’opérera dans votre erveau. « Du faîte de cetteimmortalité glorieuse « ( à laquelle vous prétendez que nos sages ont « des droits assurés}, du haut de celte belle ma- 286 LES PROVINCIALES « chine théologique, vous descendrez comme « d’une machine d’Opéra dans ce parterre phy= « sique, d'où, ne voyant autour de vous que « matière éternelle et formes qui se succèdent « et périssent sans cesse, confus , vous avounerez « qu'uneentière destruction attend tous les corps « animés... Oui, direz-vous alors , oui, et mul « sage n’en disconvient, l’orgueilleux monar— « que ( le philosophe lui - même ) meurt tout « entier, comme le sujet modeste et le chien fi- « dèle. » ({d. p. 7 et 11.) Lites-moi , je vous prie, s’il me sera jamais possible de combiner de pareilles leçons avec les vôtres? Je ne puis m'empêcher d’avouer que très-sincérement nos philosophes ont quelque droit à l’immortalité. Je sais qu'ils y prétendent: qu’ils ont parlé en maîtres de la gloire, qu'ils en sont les arbitres ; que La postérité Les dédom- magera du mépris de leurs contemporains. Je saisque vainementon combattroil dans homme, et surtout dans nos sages, le pressentiment de la postérité, et le désir de se survivre. ( V. ÆEncyel. art. GLOTRE.) le sais même que les cieux sont ouverts à nos Socrales bien plus jastement qu'à ces lristes mortels dominés par tous ces préjugés. (V. Œuvres de Volt. Poeme sur la loi nat.) Comment voulez-vous donc que je ne voie qu’un philosophe dans l'homme qui m’ap- prend qu'entre lamort d’un chien et celle de nos sages il n’y a pas la moindre différence ? PIHILOSOPHIQUES. 207 Ce n’est pas cependant qu'il n’arrive quelque- fois à notre malade de m’accorder que l’âme de nos sages ne meurt pas tout entiere. Mais savez- vous alors ce qu’il en fait? Il prétend que M. Di- derot reviendra un jour ce qu’il étoit ayant de naître; c'est-à-dire, chien, chat, peut-être bœuf, peut-être, que sais-Je? homme, femme, tout ce que vous voudrez. 1 ne seroit pas même im- possivle , ajoute-t-il, que M. Diderot revint jouer un rôle assez différent de celui qu’il a joué parmi nos sages. Dans deux ou trois cents ans, il pourroit bien se faire qu'on le vit reparoitre sous le capuchon de saint François, et M. d’A- lembert sous la guimpe d’une sœur grise , ou bien sous le bonuet d’un docteur de Sorbonne. Seroit-ce encore là de la philosophie, cheva- Lier? Il seroit plaisant que nos grands créateurs n’eussent fait que nous repaitre des vieux contes de Pythagore ; que M. Diderot ne désespérât pas de revenir, dans deux ou trois cents ans , prier dévotement pour ous ces philosophes machines ou automates, occupés à combattre la liberté de l’homme, l'espoir de la vertu , la noblesse de l’âme , et tout ce qu’on appelle préjugés reli- gieux. Il seroit plaisant que M. d’Alembert , re- trouvant dans un coin de bibliothèque quelques volumes de l'Encyclopédie, ÿY condamnät lui- même , dans un ou deux siècles, ses propres articles; et que le d’Alembert docteur de Sor- bonne finit par: réfuter tous les oui et les non 283 LES PROVINCIALES du d’Alembert philosophe. Il seroit plaisant que Voltaire füt destmé à être le Nonnotle ou PA- braham Chaumeïix de Pan 1940 ; que madame Geoffrin , ou quelques-unes de yos charmantes de la capitale, reparussent un jour-en curés de village. Ne me dites point. chevalier , que Penvie d'ajouter à la folie de notre malade me fait exagérer ses dogmes et charger le tableau ; car il vous soutiendra Jui-même qu’il n’est rien de plus simple que ces métamorphoses dans le grand système de la métempsycose. Il ira bien plus loin : il ne fera pas diflieulté de convenir que tous ces grands hommes , qui sout aujour- d’hui les sages du monde, pourroient, en moms de temps qu'on ne pense, n’en être que les fous , et peupler nos Bed - Lams. Et vous voulez que cela soit pour moi de la philosophie ? Allons, convenons-en . et dites comme moi. Je sais bien qu'il y a dans le cerveau de notre malade des traces , des vestiges de cette profunde sagesse qu'il puisoïit à l’école de nos grands hommes ; mais tout cela n’empèche pas qu’iln’y ait quelque autre chose que de la philosophie, et qu’il ne faille encore le laisser quelque temps entre les mains de la faculté. Cependant il me vient une réflexion : nous avons des philosophes libres , des philosophes enchainés ; des philosophes libres et enchaînés; nous pourrions bien avoir aussi nos mortels et nos immortels, ou même nos grands hommes PHILOSOPHIQUES, 289 mortels et immortels tout à la fois. Ainsi, plus d’ellébore jusqu’à votre réponse. Mais prenez-y bien garde , chevalier , je ne vous réponds pas des suites. Si nous allions avoir quelques accès plus forts que les premiers ; si par hasard notre malade alloit s’imaginer qu’un philosophe doit non - seulement se résoudre à des métamor-— phoses qui le feroient un jour paître avec les moutons, hurler avec les loups, beugler avec les bœufs , mais qu’il doit être intimement per- suadé qu’un bœuf ou un mouton vaut bien un philosophe:vous me permettriez bien, j’espère, de ne pas attendre votre lettre pour recourir: de nouveau à la faculté. Faites de os grands hommes tout ce que vous voudrez ; faites - les spirituels, matériels , libres on esclaves , mor- tels ou immortels ; mais , je vous en prie, ne vous avisez pas d’en faire des moutons. Je sais bien qu'il y a dans nos sages certaines qualités qui les rapprocheroïient de la gent mouton- nière; je vois bien, par exemple, qu'ils ne vont guère seuls ; que chacun de nos grands maîtres a son troupeau fidèle, qui va redisant , répétant ce que le maître a dit et répété. Je sais bien encore que nos sages ont assez la douceur, la bonté du mouton , à moins qu’on ne soit pas de leur avis; mais je voudrois au moins qu’il y eût quelque différence entre le prix d’un phi- losophe et celui d’un mouton ou de toute autre. espèce: d'animal. Ne vous élonnez pas 2 15 29a LES PROVINCIALES que j'insiste sur cet article. J'ai déjà entendu quelque chose de la part de motre malade, qui semble m’annoncer des accès d’une nouvelle espèce. Je vous en préviens ,,de peur que vous ne soyez étonné d'apprendre que le docteur a reparu pour expulser encore, certaines idées. Soyez bien persuadé que tous ces excès ; quel- que multipliés qu’ils puissent devenir, nem’em- pêcheront pas d’être toujours avec la plus par- faite estime , la très - humble servante de nos philosophes saias de corps et d’esprit, tels, par exemple, que M, Robinet, qui vaut, certaine ment un peu mieux qu’un mouton ; Lels encore que M. Didero! , et cent autres si connus dans le monde. LETTRE XLIX. Le Chevalier à la Baronne. ENFIN, madame, la philosophie reprend sur vous une partie de ses droits, et je puis commencer à me féliciter de l’impression que mes lettres ont faite en faveur de votre prétendu malade. Vous avez au moins suspendu lellé- bore , et votre Hippocrate n’exerce plus son | humiliant empire sur le plus fidèle disciple de nos sages. Vous avez au moins soupçonné que; | la variété dominant à notre école , nous pour- PHILOSOPHIQUES. 291 rions bien avoir des philosophes mortels et des philosophes immortels, comme nous en avons de libres et d’esclaves , et que les nouvelles le çons de votre sage pourroient bien être celles qu’il a reçues chez nous. Ilest juste, madame, que vous soyez dédommagée de la violence qu’il à fallu vous faire pour commencer à croire qu’il dépendoit de nous d’être mortels ou immor— tels , ou bien de ressusciter ce dogme qui nous fait naître, revivre el mourir encore , et repa- -roître ensuite de temps à autre sous les formes les plus: variées et les plus opposées, Je sais ce qu’il en: coûte pour accorder le nom de phi- losophe à des hommes capables de contrarier ainsi nos premières idées ; mais voyez quels regrels vous vous épargnez en suspendant au moins votre jugement ; voyez encore quels ‘hommes vous auriez continué à déshonorer , si vous n’aviéz au moins commencé à soustraire M. Tribaudet à la juridiction de tous vos Ga- liens. Je vais vous les montrer ces hommes dont sl n'a fait encore que vous répéter les leçons ; mais auprès d'eux aussi, pour soutenir toujours l’idée de notre liberté et les charmes de la va- riélé , auprès de ces sages mortels j'aurai soin _de placer des sages immortels que suivront d’au- tres sages mortels lorsqu'ils le veulent, ét im- mortels quand bon leur semble, Je n’oublierai ‘point ceux qui espèrent ne mourir que pour renaîlre ; et qui ne craignent pas toutes Les con- 292 LES PROVINCIALES séquences que vous semblez vouloir leur oppo- ser. Je vous les montrerai ces sages qui, tenant aujourd'hui le premier rang. parmi mos .zélés philosophes , pourroient bien ne reuaïlre que pour se voir un jour décorés du cordon et de la barbe d’un frère capucin, ou pour chanter lof fice sous la gnimpe d’une sœur religieuse, Quel- que extraordinaire que puisse yous paroître cette métamorphose dans un d’Alembert jou dans un Diderot , vous apprendrez; madame, qu’à l’école de la philosophie il n’est rien d'étonnant. Com- mençons cependant par les petits prodiges; nous arriverons à ceux que vous croyez les moins di- gnes de nous, et qui n'en sont és plus por sophiques. Phihuié Sa À .« Le dogme de l’immortalité de. l'âme, loin « d’être un motif de pratiquer la vertu, est « barbare , funeste, désespérant , et contraire « à toute bonne législation; 1l y auroit lieu x de craindre un suicide universel, si jamais «tous les hommes en étoient convaincus, » (V. surtout l’Antiq. dévoilée, p. 19 ) Philosophe immortel, « Le dogme de Vinomostalité est trop néces- | « saire à la paix du genre humain pour n'être « qu'une erreur. Si l’âme étoit mortelle, l’enfer « pour nous seroit sur Ja terre , et Le: néant au- ‘PHILOSOPHIQUES. 299 « delà. Le partisan de l’anéantissement est l’en- « memi de la société, parce que sa morale n’est «. favorable qu’au déspotisme des rois et à la « perversité des scéléräts. » -( Delisle; ; Phil, « nat.,1,2 p.312.) Philosophe mortel, « L'Amour , pour flatter la douleur d’ane « veuve éplorée par la mort de son jeune époux; « lui découvrit le dogme de l’immortalité de « lâme.» ( Felv., de l'Esprit, p. 296.) « L’âme n’est en nous que la faculté de sen- « tir... Maïs qu'est-ce en nous que cette faculté? « Est-ce immortelle et immatérielle? La raison « humaine l’ignore , et la révélation nous lap- « prend.» Cette réponse ‘est bonne pour le texte; mais lisez les notes, el vous verrez ce que la raison sait très-bien, et ce que je dé- montre en vrai chimiste; c’est-à-dire que l’âme, après la mort, n’est qu’une propriété anéantie, comme la vertu de l’aimant que la rouille a dé- truite dans le fer. ( Zd. V. de l'Homme et de son éduc. chap. 2, n. 2, et note sur ce chap.) Philosophe immortel. « La philosophie fournit des argumens pres- « sans de la réalité d’une autre vie. Nous avons « des raisons très-fortes de croire que notre « âme subsistera éternellement... Plusieurs phi- «€ losophes anciens ,' quoique privés de la révé- 204 LES PROVINCIALES « « « «€ lation , ont cru l'âme immortelle, et; s’il est permis de le dire, leur erreur A sur'la näture de l’âme servoïit à les confirmer dans la croyance de l’immortalité. » (D'A terre, Elém. de plul., n. 6.) « « Philosophe mortel. ? « TI est aisé de se convaincre que les horiimes les plus éclairés et les plus sages de l'antiquité ont cru, non-seulement que l’âme périssoit avec le corps, mais encore ont attaqué sans détour l’opinion des châtimens de l'avenir. Ce sentiment étoit adopté des philosophes de toutes les sectes. Celui de l’immorialité de âme n’est qu’une z/lusion, une erreur qui _ blesse la raison, un système complètement absurde. » (Syst. nat.,t, 1,0, 13.) Philosophe immortel. - « Si Dieu existe, il est parfaits s’il est par- fait, il est sage, pus et justes et s’il est juste et puissant, mon âme est immortelle.… Toutes les subtilités de la métaphysique né me feront pas douter un moment de l’im- mortalité de l'âme. » (J. J., Lettre à Volt., .-12, in-4°.) Philosophe mortel. "© En poussant Ja crainte de notre destruc— tion par delà les bornes de la vié, on peat PHILOSOPHIQUES. 295 « die-que nous abusons d’une chose que la « nature n’a mise dans nous que pour la con- « servalion de notre être... C’est l’amour-pro- «pre qui, du moins chez plusieurs peuples, a « enfanté Popinion de l’immortalité de Pâme. » ( Mirabeau , de lAme et de son immortalité, p.75.) Philosophe immortel. « Noire âme n’a rien de divisible, rien d’e- « tendu, rien de matériel... Notre corps, au con- « traire, et tous les autres corps ont plusieurs « formes; chacune de ces formes est composée, « divisible, véritablement destructible... Notre « âme est donc impérissable, et la matière peut « et doit périr.» (Buffon, Histoire natur. de l’homme.) Philosophes peut-être mortels , peut-être immortels. « Si je n'ai point parlé de Pimmortalité de « l’âme, ni de ce que nous devenons après la « mort, c’est que c’est une chose absolument « inconnue, aussi-bien que tout ce qu’on a ima- « giné sur la nature de l'homme en deux ou « trois substances. Toutes les différentes opi- « nions des philosophes n’ont aucun foride- « ment.» ( Freret, Lelt. de Trasib., p. 281.) Que l’on à pointillé sur la nature de l'âme ! Que n’a-t-on pas dit sur sa spiritualité et son 296 LES PROVIN NCTALES immortalité ? 6$ as ällémand a ‘tenté de prouver que l’âme ne D HAE point mourir : n’auroit-il pas ‘mieux fait d’éxaminer s’il en connoit a : nature. f Qu’ilknous découvre celle de la. matière... C’est ce qu'il faut ,connoître pour pouvoir , sans témérité ,. nous 1nstruire sur un système aussi peu connu.( le Pyxrho- nis, du Sage, n° 65.) AY, | Toutes les preuves de. l’immortalité.ne e sont au plus à notre amour-propre que des motifs de l’espérer, et de se flatter de la possibilité dune chose inconcevable à l'esprit, ( APE li- berté de penser , p. 108). N. B. Les noms et les ouvrages que je vous cite, madame, ne sont pas équivoques ; les uns et les autres appartiennent bien à notre école; vous voyez donc déjà qu’on peut choisir chez neus. Mais ce n’est pas assez; il faut vous prou- ver qu'après avoir choisi, on en est pas moins maître de revenir sur ses pas. Continuez donc à lire. , LAMÉTRIE décidé pour le mortalité. Dans tous les temps les plus reculés, entière destruction de notre être étoit une vérité reçue et triviale parmi les philosophes; ct dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, où là nature est si connue, él est enfin démontré par mille preuves sans réplique qu’il n'y a qu’une wie et PHILOSOPHIQUES. 297 qu'une félicité. ( Lamétrie , Discours sur la vie heureuse, ) LAMÉTRIE indécis. « D'où viens-je ? où suis-je? qu'étois-je ‘avant « de naître? que serai- je lorsque je ne’ serai « plus ?"C'est ce que les plus grands génies ne « sauront jamais. Ils battront la campagne ; « fer ont sonner l'alarme aux dévots , et ne nous « apprendront rien. » ( Id. p. 265.) . RAYNAL très-content de d'immortalité. « O homme! un père commun, une âme « immortelle, une vie future, voilà ta véri- « table gloire. » (Histoire Pol. et Phil. ,t.5, pag. 197, in-4°.) RAYNAL très-mécontent de l’immortalité. « On voyoit souvent l’homme de bien dans « la souffrance, le méchant, l’impie même dans « la prospérité, et l’on imagina la doctrine de « l’immortalité....…. Mais l’homme en devint-il «. meilleur? C’est un problème. Ce qui est sûr, « c’est que depuis linslant de sa naissance jus- « qu’au moment de sa mort, il fut tourmenté « par la crainte des puissances invisibles , et ré- « duit à une condition plus fächeuse que celle « dont il avoit été tiré, » (Id. p.462 et 465.) 29 LES PROYIX NCILLES i La raison du marquis D'ARGENS très-forle sur l'immortalite, « Dès qu’on veuiraisorner conséquemment, « et examiner les choses, on voit clairement la nécessité de l’immortalité de l’Âme. Elle dé- coule naturellement des preuves de l'existence de Dieu ; et il faudroit ne vouloir pas faire usage de sa raison pour croire que la Divi- nité, toute bonne, toute puissante , crée des hommes, leur défend de faire le mal, leur ordonne de faire le bien, et ne les punit point lorsqu'ils désobéissent..…. La plus grande preuve de l’immortalité de l’âme doit se chercher dans elle-même. Lorsqu'on examine sa grandeur , sa noblesse, on sent mieux son immortalité que par tous les argumens des "ELLE » ( Phil. du Bon Sens, tom. 2, réflex. 4 in :0.1 La raison du marquis D'ARGENS très-foible sur dun Re , l'immortalité. « On n'a aucune preuve philosophique qui puisse meltre en évidence cette vérité (l’im- « mortalité de l’âme ), dont la seule révélation « nous donne Passurance..…. Il faut avouer de « « bonne foi que nous n’en ayons aucune. preuve certaine que par la révélation. : que si la foi ne fixoil pas nos doutes, il seroit bien diffi- cile de concevoir qu’une chose qui a cu un PHILOSOPHIQUES. 299 « commencement ne doive point avoir de fin. » (Le même sa ; méme se re, mais sec- tion 18.) N.-B. Vons aurez sans doute appris, madame, à quel point le philosophe que je viens de citer s’élogna de nous sur la fin de ses jours; avec quel éclat scandaleux il rétracta tout ce qu’il avoit fait, dit , écrit contre le préjugé religieux ; ‘comment il adressa et répéta bien des fois au prêtre qu’il avoit appelé pour mourir en bon chrétien ces paroles si peu philosophiques : DES ACTES DE FOI, MONSIEUR ,; DES ACTES DE FOI ; C’EST LA SURTOUT CE QU’IL FAUT M'INSPI- RER : CES! CONTRE LA FOI QUE J'AI PÉCHÉ; C’EST LA CE QU'IL FAUT EXPIER TANDIS QU'IL EN EST TEMPS. Je conviens de toute la vérité de la rétractation. Je suis malheureusement trop bien instruit pour en douter ; mais si vous con- noissiez l’auteur d’un pareil changement, vous pardonneriez cette foiblesse à un de nos plus fameux philosophes. Depuis long temps ce sage se trouvoit réuni à un de ces magistrats tels que le préjugé en forme quelquefois, à un de ces hommes à l’âme grande et forte, religieux par principe, impo- sans par la force de leurs raisonnemens et par l'éclat de lenrs vertus, plus encore que par la majesté de leurs fonctions. Cet homme étoit un frère. Que n’eût-il pas fallu pour lui résister ? 500 LES PROVINCIALES Le marquis étoit loin de la capitale; nos sages -véloient plus auprès de lui pour -le. soutenir contre l’impression du sentiment, contre l’anto- rité des vertus domestiques EL ps être même contre une conscience qui venoil à l’appui des anciens pré) ugés. Le marquis succomba; ik donna sa parole même avant les appsrences.de,sæ der- nière maladie; il la tint, au grand scandale de la philosophie, Mais s’ensuit-il de là qu’il n’ait pendant long-temps occupé chez nous une des premières places? c’est par les leçons qu'il donnoit en ce temps qu’il faut juger de notre école; et, une fois pour toutes, je vous en dis autant des Freret, des Voltaire, et de vingt autres qui ne nous ont fait guère plus d'honneur dans leur dernier temps. Je n’examine point comment il arrive que les approches de la mort sont précisément ce qui les a portés à se croire immortels, et à revenir tristement à tous les préjugés religenx. C’est dans leur état vraiment philosophique qu’il faut vous les montrer , pour vous faire juger de nos dogmes. Revenons donc à nos philosophes sains d’esprit et de corps, et nous verrons les prodiges de variété aller tou- jours croissant. VOLTAIRE presque décidé pour l’immorlalité par la foi et la raison. « Le bien commun de tous les hommes « demande qu’on croie lâme immortelle : la PHILOSOPHIQUES. 501 « foi l’ordonne, et il n’en faut pas davantage, « Ja chose estpresque décidée. «(Lett. phil.) - VOLTAIRE entièrement décide sur L ‘immortalité par la foi et la raison. « L’orthodoxe peul se tromper en assurant « qu’un homme endérmi pense toujours; mais « il ne’se trompe pas en assurant l'immorta- « lité de Tâme, puisque la foi et la raison « démontrent cette vérité. » (Quest. encycl., -« art, AME, . 3.) Laraison de VOLTAIRE parfaitement nulle sur le dogmes de l’immortalité. « Dieu ta donné, à homme! la faculté de « penser, comme il t'a donné tout le reste ; sil « n’étoit pas venu t’apprendre , dans le temps « marqué par la Providence, que tu asune âme « immatérielle , mortelle , tu n’en aurois au- « cune preuve, » { Dict. phil., art. AME). Laraison'de VOLTAIRE presque décidée contre le dogme de l’immortalité. On estaujourd’hui assez partagé entre l’im- « mortalité et la mort de lâme; mais tout le « monde convient qu’elle est matérielle ; et:si « ellel’est, ondoit croire qu’elle'est périssable, » (Pièces détach., Ame corporelle.) 502 LES PROVINCIALES La raison de VOLTAIRE sans le poEnre espoir de l immortalité. « Pour que je fusse véritablement immortel , « il faudroit que je conservasse mes organes, « ma mémoire , toutes mes facultés. Ouvrez le « tombeau , rassemblez tous les ossemens, tous & n°y trouverez rien qui vous: donnella moin- « dre lueur d ac in » (Met. t. 5, e. 38, et Lett. de Memm., n° r9.) Vous le voyez, madame, nul LE À assu- rément n’eut plus droit à l’immortalité que le grand homme de Ferney ; il lui suffisoit cepen- dant de descendre dans le tombeau pour en dé- sespérer. C’est sans doute ün spectacle fort sin- | gulier que celui d’un philosophe qui cherche des ésprits ou des âmes la lanterne à la main, | qui fouille dans les cendres de ses ancêtres pour “voir s’il ne découvrira pas dans quelque coin d’un cercueil les pensées de son grand- père, les volontés de sa grand’mère, la mémoire de sa nourrice. Mais enfin, ce spectacle, c’est Voltaire qui vous le donne. Si M. Tribaudet vous en eût proposé la partie, c’est bien alors que vous au- riez crié au pelit Berne, ou appelé votre Hippo- | crate, Quel grand homme pourtant n’auriez-vous pas outragé | Soyons donc, madame , soyons plus réservés | auprès des disciples de la philosophie : n’attri- | bucns pas si légèrement à des aberrations, à cer- | | { | | | | PHILOSOPHIQUES. 305 tains dérangemens du cerveau , ce qui n’est que le fruit des plus profondes: Héditatious de nos maîtres. Quelque parti que prennent nos adep- les , soyez assurée qu'ils ont loujéurs pour eüx quelques-uns de nos grands homes: Je veux, par exemple , qtie notre chevalier de Kaki-Soph'; changeant d'opinion, se décide aujourdhui poûr Vimmortalité de Pâme ; qu’il cherche à vous prouver que”celui se ne croit point du tout à ce dogme n’a qu’une probité sans fondement ; que la vertu de celui qui en doute n’est fondée que surun peut-étre ( Pens. phil. 23 ); qu’enfin il ‘est absurde dé croire à l’immortalité de la matière plutôt qu’à celle de l'âme. ( 7. Nouv. Pensées phil. ; p. 16 et 17.) Il sera philosophe, car 1 ne fera que vous répé- tér les leçons de M. Diderot. Supposons que demain votre malade renverse lüi même tous les fondemens de ce dogme, en vous apprenant que les plus fameux scélérats n’ont rien du tout à craindre après la mort, parce que « la Providence ne s’irrite point du « crime, ét que si la suprême puissance est unie « dans un tré à une infinie sagesse, elle ne « punit point, mais perfectionne ou anéantit.» (Code de la Nat , p. 141 et 143). Toute celte nouvelle doctrine ne lempêchera pas encore d’être philosophe ; car ce sera toujours M. Di- derot qui vous instruit par lui. Supposons enfin qu'après-demain voire malade , ayant alternati- 504 LES PROVINCIALES vement adopté,et rejeté ce même dogme, finisse: par vous dire.qu’on ne peut rien sayoir de po- sitifs.« que.la nature des faculiés de homme «et, les principes naturels de leurs,opérations « nous sont inconnus ; que nous ignorons « ce qui est.en nous la base et le soutien de «ces: facultés, et ce.que devient ce principe « au trépas., @est-à-dire ce que, devient votre âme : le cerveau de votre malade n’en sera pas moins celui d’un philosophe; il ne:sera pas plus infirme que celui de M. Diderot, puisqu’il n’en est encore que l’écho. M. Tribaudet, allez-vous me dire, a fuit plus que cela : après vous avoir dit qu’un chien et un philosophe n’ont qu’une même fin, il a ressus- cité nos grands hommes , et par la vertu de Py- thagore, il vous les a montrés éprouvant les mé- tamorphoses les plus singulières; il vous a fait voir l’âme de M. d'Alembert voltigeant après la: mort d’un grand homme, et cherchant à s’unir à quelque corps nouveau , devenant peut-être la portion d’une fève, d’un chou ou d’un melon que mangera quelque femme dévote. Cette bonne femme , aura-t-il ajouté, pourra fort aisément , au bout de quelques mois , accoucher d’un enfant qui aura hérité de l’âme de la fève , qui fut jadis Vâme de M: d’Alembert. Ce petit enfant sera bien élevé ; il fera ses études , et deviendra peut- être un docteur de Sorbonne. Certainement ik entendra parler de l'Encyclopédie, ilen réfutera grise. Fr PHILOSCPHIQUES. . 505 | bien dés'articles, et Surtout un bon/iümbre de ceux qu'il avoit faits lui-mêmé‘aÿänt d’être me- lon où fève. C’est ainsi que M. Diderot devien- dra peut-être un capucin zélé où BiEH + une sœur k _ 29 < Je conviens que toute cette dociri iné à dû vous paroitre fort extraor diaire. Je vous sais même un gré infini d’avoir suspendu Pellébore dans un tem ps où très-certainement vôtre Hippocrate auroit doublé la dose. Mais voyez encore sur quels phi'osophes retomboit l'ordonnatice qu’il auroit donnée. Notre marquis d'Argens | vous apprendra d’a- bord «que les raisons qui ont déterminé nos « philosophes ? à croire à la métempsycose pa- « roissent difficiles à à réfuter, au point que les « docteurs. nazaréens , qui ont voulu les dé- « truire, n ont fait que leur donner une nou- « velle force. ) » (Lett. Juives, t. 4, p. 24.) Le célèbre Freret se mettra encore sur les rangsÿ.el vous saurez que, « de même qu'avant «- notre existence nons n’étions pas. cerlaine- « ment:ce que nous sommes maintepant ; 3 de « même aussi il est très- psopable qu'après la « mort nous conlinuerons à la vér ité d'exister, « mais que nous deviendrons un nouvel être « dont les modifications n'auront pas plus de « rapport à à celles de notre état actuel que ces «. dernières n’en auront avec les modifications 306 LES PROVINCIALES « antérieures à la naissance. » ( Lett. de Tra- sibule, p. 281.) Cette leçon n’a plus besoin de commentaire; vous y voyez très-clairement que Pétat d’une sœur carmélite n’ayant point de rapport avec celui d’un chef de l'Encyclopédie , il peut très- bien se faire qu’un de nos coryphées soit, dans quelques années, la irès-digne compagne de | Marie Alacoque. Voici même un de nos sages qui vous appren- dra quelque chose de bien plus extraordinaire, « Il n’y a, vous dit-il , aucune diversité dans la « nature, dans la matière animante, qui fait les | « unes raisonnables ; sensitives, végétatives ; la « différence ne consiste que dans la matière ani- « mée ; à métempsycose s'explique fort natu- « rellement dans ce système. La portion qui {aura servi à animer an corps humain pourra « servir à animer celui d’une autre espèce... « Il n°y a pas méme de moment ou les âmes « particulières ne se renouvellent par une « succession continuelle de l'âme universelle.» (Nouy. lib. de penser , p. 94.) Cette dernière phrase dit beaucoup. Relisez- la, madame, et vous saurez que votre âme du soir ne peut guère être celle du matin; qu’il y a dans cet air que nous respirons une infinité de petites Âmes que nous avalons , el qui se renou- vellent par une succession continuelle.. Vous expliquerez même assez facilement , dans cette PHILOSOPHIQUES, 507 | opinion, pourquoi nos philosophes passent si aisément du oui au non'et au peut-être. Si l’âme qu'ils avoient ce matin a fait place à une autre, il n’est pas étonnant que celle-ci ne soit pas Lou- | jours du sentiment de l’autre. ! Voilà bien des myslères, que je vous déve- | loppe; nous:wén disons.pas aulant à tous nos | disciples. Mais , je vous l’ai dit, il faut que vous soyez récompensée du sacrifice que vous avez fait en suspendant la ‘juridiction de votre doc= teur dans Pinstant même où le préjugé anreit cru acquérir plus dé droit sur notre adepte. Peut-être cependant ne vous aurai-je appris rien de nouveau. M. Tribaudet . profitant de la confinncé que vous commencez à prendre en ses leçons, aura prévenu toutes les miennes, Dans iout ce qu’il pourra vons avoir dit sur le sort qui attend nos grands hommes après la mort, je ne vois plus guëre ce qui pourroit dé- sormais vous paroître peu digne de la philoso- phie. Cependant, s’il alloit vous faire part de l'épitaphe qu’il destinoit à un de nos sages , je séns qué vos soûpçons pourroient renaître ; et il'est'bon- encore de vous prévenir que celte épitaphe, composée en l’honneur de M. Diderot, n’ést que le plus fidèle abrégé de sa doctrine: La voici donc, telle que mon condisciple Pavoit crayonnée ete reven:nt d'entendre les leçons de CHENATE homme, sur le destin passé, pere et à venir du philosophe, | | 308 LES PROYVINCTALES Qui fut Dieu, Qui fut animal prototype, Qui fut chien, qui fut chat, qui fut arbre, Qui fut homme, qui fut femme, Qui fut philosophe, Qui n’est plus, Et qui sera tout ce qu'il fut, | : ; À e Cine. efenri j J | Si, par malheur, notre adepte, avant Parri- vée de ma lettre , vous a déjà fait part de cette inscription que l’on doit lire an jour sur un mausolée destiné par la philosophie x M: Dide- rot, je crains bien que vous ne l’ayez jugée plus digne de briller sur la tombée de quelque fou du pelit Berne que sur le. mausolée d’un philoso= phe. Cependant, madaime;, j'ose vous, assurer que seule elle vous rend fidèlement tous les dog- mes du sage en l’honneur de qui elle fut com-. posée ; car , nous dit ce sage, «s’il est plus aisé « de concevoir l’existence et Fimmortalité d'un « Être suprême que: l’immortalité de la ma= « tière, il n’est pas difficile de donner croyance: « à l’immortalité de l’âme. Cette Âme sera alors « à nos yeux une substance spirituelle, parcelle” «. de la substance même de l'Être-Snprême, qui, « én créant l’homme, l’aura fait passer dans « l’homme, pour se diviser ensuite en autant de « parties qu’il y auroit d'hommes existans jus- « qu’à la fin des siècles , où alors toutes ces par- « celles viendroient se réunir: à la substance È PHILOSOPHIQUES. 309 | « divine, comme ‘elles en étoient émanées ori- « ginairement. » (Nouv. Pens. philosop. , p.17 et 10.) Voïà bien M. Diderot qui fat Dieu , qu fat Être supréme , et qui redeviendra le même Dieu. Nous’ convénons qu'il ä un peu changé ‘sur la route; mais tont ce qu’il est aujourd’hui -n’empêche pas ce qu’il éloit jadis: | Qui fut animal'prototype...…. Vous n’avez | pas encore oublié nos leçons sur cet animal; je “’msiste donc pas sur cet 'article; iln’a plus “bésoin d'explication. Ce fameux animal, avec Lequel le temps doit vous avoir réconcilié , suf- firoit même seul poux justifier le reste de l’é- -pitaphe. : ?. Qui fut chien, qui Lis ve Voulez-vous ‘savoir! combien . facilement. notre sage se per -suade avoir éLé tout cela? Je n'aurai qu’à vous ‘citer les paroles qu'il mel dans: la bonche d’un homme qui naitrovb avbctoute la force de sa raison ÿ qui n'auroit reçu aucune: éducations, qui ne jugeroit des choses que d'après sesisene, “qui seroit sans crainte etisans espérance. (qu seroit philosophe.) « Je vois, dira cet horime « dans toute la force de:sa raison, je vois-la € matière; je dois donc croire qu’elle existe: + "Q Qui l'a faite? = Je! n’en, sais rien. — Sera « t-elle immortelle? = Jé:Rignore:{# Quiola « fait subsister? — Je ne le devine pas, =1Qui & lui donne de l’action? — Je n’ai sur cela que 510 LES PROVINCIALES «des idées vagues, mais point de certitude, — « Et l’homme, que deviendra-t-il quand il « cessera de vivre? — J'attends qu'on me Pap- « prenne, et je doute qu’on me l’apprenne ja- « mais. + «CE QUE JE TROUVE DE PLUS FACILE A « CROIRE, c’est que, quand 1l ne sera plus au « nombre des êtres vivans , l’homme redevien- « dra une parcelle de cette même matière, dans « la masse de laquelle il rentrera pour redeve- « nir encore une partie séparée de cette même « masse, un arbre, un chien, un chat, peut- « être un homme, peut-être une femme. » (Tbid., pag. 25 et 24.) : Voilà bien M. Diderot, chien, chat, dire. À homme et femme, lorsqu'il es£ SN toute la force de sa raison ,'et:qui redeviendra tout ce qu’il fut; En fout. 1° davantage ponr vous, dé- montrérique l'instant où votre. docteur auxroit cru devoir redoubler les doses d’ellébore etre nouveler les: saignées, étoit. précisément. celui où notre adeple éloit:dans: toute la force de sa raison , aussi-bien que M. Diderot ? Non, je ne crois pas devoir ajouter à la preuve ; elle est top triomphanie ; le-nôm. seul du maître suffit -pour vous convaincre de ioùt le respect que vous. deyez au dise ple.:1l ne me reste plis qu’à vous ‘assurer de tout celui avec lequel ÿ J'ai l’hon- nêur rate > ice = PILILOSOPHIQUES. 211 OBSERVATIONS D'un Provincial Fos la lettre précédente. LECTEURS, vons. gémissez de toutes les ab- surdités, les. contradictions et les extrayagances par lesquelles on vient de vous montrer nos préteudus sages répondant à à une question aussi intéressanteque celle de l'immortalité. Que leurs fluctuations continuelles et leurs s égaremens ne servent point, à yous décourager, nous pouyons répéter ici avec le même droit ce que j'ai déjà dit de la spiritualité. La vérité qui m'intéresse , et dont mon sort dépend, ne peut me rester inconnue lorsque je la cherche avec sincérite, avec ardeur, De cette question seule : Mourrai-je tout entier? dépendent, mes devoirs, ma dignité, mon bouheur; mes devoirs, parce que, si je ne suis fait que pour le présent, la j jouissance seule du présent doit m’occnper; ma dignité, par: ce que si mon terme est celui de la brute, je n’ai au-dessus d’elle qu’une intelligence et une li- berté moins sûre que l'instinct ; mon bonheur, parce que, si je suis immortel , l'éternité dé- pend «le usage du temps. Je me lvrerai donc encore avec confiance à la recherche d’une vér it trop essentiellement unie à mes grands intérèts 912 LES PROVINCIALES pour que l’auteur de la nature ait pu ou dû m'en faire un mystère impénétrable, Je l’envisagerai sous tous les jours possibles, sans me flatter moi même, sans me laisser aller à des préten- tions que je verrois pouvoir devenir chiméri- ques. Mais que tous nos vains sages s’éloignent ; avec eux je ne puis que douter on m’égarer; et loule erreur ici tombe sur moi-même, et le doute seul feroit mon supplice. Mon äme pourra-t-elle subsister tout en- tière après la destruction de ce corps qu’elle habite ? Mon âme. après la destruction de ce corps , pourra-t-elle non -seulement conserver toute sa substance, mais encore toutes ses facultés ? Mon âme doit-elle subsister après mon corps, et jouir de toutes ses ficuliés ? elles sont les trois questions diverses dont la solution m'est nécessaire pour m’assurer de la réalité ou de la chimère de l’immortalité. Si mon âne peut subsister avec ses facultés après la desiruction de son corps , je puis espérer cetle immortalité ; si quelque chose =: de ma part ou de celle É Dieu que mon âme survive à mon corps; si je ne puis mourir tout entier par des causes physiques; si lontes les causes morales se réunissent en faveur de mon âme, et pour empêcher qu elle ne soit anéantie , je suis sur de limmortalité, Observons donc ici la na- ture de mon âme et celle de la mort; le pouvoir PHILOSOPHIQUEÉS. 515 des causes physiques sur mon existence, et le droit des causes morales pour on contre l’exis- tence de mon âme; la vérité dépend de toutes ces recherches ; mais déjà les plus essentielles ont précédé ‘cet examen, et m'annoncent fout ce que je puis espérer. Déjà la nature , Pessence de mon âme n'est plus un mystère pour moi; je sais qu’elle est esprit; je sais qu’elle bannit de son essence toute idée de composé, d’étendu , de divisible; je n'ai pu, sans donner dans les absurdités les plus évidentes , supposer dans elle aucun de ces at- tributs réservés à la matière. C’est donc en cet instant la mort elle-même qu'il fant envisager sous tous ces aspects; c'est touile l’étendue de son pouvoir, de son action, qu’il faut connoître pour juger de l’empire qu’elle pourroit avoir sur mon àme. Tout ce que j’aperçois sur la terre est sujet à la mort en un sens plus où moins propre, suivant la différente espèce de vie qu’il a eue. La roche, qui jamais ne sembla connoîïlre la vie en aucun sens, et dont toute l’action fut de pe- ser en masse sur la terre, éprouve cependant ” en un sens , l'empire de la mort. Le physicien la voit s’altérer, se dissoudre, et tomber en poussière. La roche n’est plus vive, et il l'appelle morle quand il voit ses parties dépouillées du principe qui les unissoit céder au plus léger effort de la main ou des vents, et tomber ou 2, 14 314 LES PROVINCIALES voler en poussière. Ce pouvoir de la mort ne s'exercera point sur mon âme. L’être que je n’ai pu soumeltre à l'étendue par la pensée même, sans le dénalurer, ne périra point par la des- truction de son ensemble; la mort ne viendra point altérer, désunir, décomposer des parties dans l'être dont l’essence est de n’en point avoir. Mon âme ne mourra donc pas comme la roche eu la matière brute, L'arbre dont la sève a circulé du fond de ses racines au sommet de sa tige, qui éleva son tronc , étendit ses rameaux , se couvrit de feuil- ! lages et de fruits, a vécu dans un sens plus éten- | du que la simple matiere. Quel que soit le prin- cipe de sa végétation, je dirai qu'il est mort | quand il ne fera plus que peser sur la terre ; | quand, la rosée des cieux, la chaleur bienfaisante | du soleil et les sucs de la terre devenus inutiles, j’attendrai vainement que le printemps vienne | le ranimer; quand , au heu de renouveler son feuillage et ses fruits , il se desséchera pour tou- | jours, et ne me montrera que des branches ari- des et prêtes à céder au premier effort des aqui- | lons , ou à leur propre pesanteur. Vainement j’essaierai d'appliquer encore à mon âme cetle idée de la mort; elle n’a point! vécu par la végétation ; le développement de! mon esprit ne fut point celui de la plante: les! frimas ne l’ont point privée de sa substance, l'été et le printemps n’y ont point ajouté, Le! PIHILOSOPHIQUES. 515 corps qu’elle habiloit a pu acquérir , avec les années, des dimensions nouvelles; l'être pen- sant n’élargira point sa substance , ne l’étendra point par l'addition de l’être non pensant ; il ne la perdra point par la privation de ce qui n’est pas lui : il ne vécut donc pas par la végétation ; la vie de la plante ne fut donc pas la sienne; :l ne mourra donc pas comme la plaute. Le corps de l’animal jouit seul de tonte l'é- tendue de La vie que je puis concevoir dans la matière : quel que soit le principe qui supplée dans lui à l’inertie , soit intelligence , soit res sort , soit instinct dans l’homme ou dans la bête, il se meut , il semble agir lui-même, il n’aitend point, comme la plante , toute sa nourriture de l'élément qui vient le pénétrer; il court au-de- vant d’elle, et la durée de ses jours est le fruit de ses monvemens. Sa vie esl_plus active que celle du simple végétal; sa mort est plus mar- quée; elle devance en lui la pourriture et Ja dissolution. Un instant lui ravit le principe mo- teur ; cet instant le confond avec une masse im mobile, sans vie et sans action; la mort tout entière est dans son inertie. L’essence de mon âme a seule triomphé de cette action des siècles et des élémens , qui ré- duit la roche même à l’état de poussière : elle s’est refusée à l’idée de la plante qui ne reçoit la vie qu’en se renouvelant, en s'étendant par la végétation. Ce repos éternel ; auquel la mort 516 LES PROVINCIALES condamne mon cadavre, contrariera-t-il encore l'essence de Fesprit? Non. Je ne puis accorder iciau philosophe la supposition la plus gratuite ; je veux bien concevoir avec lui eet arrêt des cieux qui retiendroit mon âme caplive dans un même tombeau avec ce mème corps qu’elle avoit animé; la même puissance qui l’avoit at- tachée à mes organes pouvoit absolument la forcer à subsister comme eux dans le sein même de la mort. Mais au milieu de leurs débris et dans l'impuissance de s’élancer loin d’eux, qu’aura-t-elle perdu de sa substance, de ses fa- cultés, de sa vie? Rien. La vie de Pesprit. est dans l'intelligence ; le mouvement, le simple transport ou passage d’un lieu à un autre n’est point l'intelligence ; il n’est ni ma pensée, ni la mémoire, ni la volonté; et dès — lors il n’est point la vie de mon âme ; dès-lors cette inertie, ce repos éternel, effet essentiel et primitif de la mort sur mon cadavre, se feroit sentir tout entier à mon âme; elle conserveroit encore , et toute sa substance que le repos n’altère point, et toutes ses facultés que le mouvement ne cons- tituoit pas , que la privation simple du mouve- ment ne détruira conséquemment jamais : dès— lors tout ce qui fait la mort de mes organes ne fera point la mort de l’âme. Elle ne meurt donc pas comme le corps. Je l'ai vue résister à toutes les puissances physiques, à tous les élémens qui agissent sur la matiere brute, qui détruisent PHILOSOPHIQUES, 517 l'empire de la végétation ; je lai vue survivre à cette force qui donuoit à la fois à mon corps et le mouvement et la vie. Sous quelque jour que j'aie envisagé la mort, elle n’a donc sur l’âme aucune action , et je n'ai pas besoin de pousser mes recherches plus loin pour m'assurer que mon être pensant peul subsister tout entier après la destruction de mon eorps. Mais l'âme pourra-t-elle exercer alors ses fa- culiés ? Mes organes détruits, ne seroit-elle point cel ouvrier qui, privé de tout instrument, est né- cessairement dans l’inaction , à qui son art dès- lors et toutes ses facultés deviennent inutiles ? C’est la seconde question qui m'intéresse dans la destinée de mon âme. J’étudie, pour la ré- soudre, les fonctions actuelles de celte âme ; j'essaie de connoître ce qu’elle doit à mes or- ganes, ce qu’elle fait pendant ma vie, et par eux et sans eux , et bientôt tout m'annonce que lexercice de mes facultés intellectuelles, bien loin de devenir impossible par la privation de ces organes , n’en devient que plus libre et plus païfait, Être sensible , je jouis et je souffre, il est vrai, par le moyen de mes organes. Mais tel est dans l’eisence du corps et de l’âme le défaut de tout rapport physique , qu’il n’a rien moins fallu que la toute - puissance d’un Dieu pour faire dépen- dre le bien ou le mal-être de l’une de la manière d'être de l’autre, Je conçois un esprit qui souffre 518 LES PROVINCIALES où qui se réjouit sans le secours de mes organes, parce que Pesprit veut, et que les effets seuls, ou limpuissance de sa volonté peuvent le ré- jouir ou lattrister. Mais est - il le moindre rap- port physique entre mes sensations et limpres- sion des sens qui les occasionne? La lumiere et l'air agissent sur mes yeux, sur mes oreilles ; ils n’ont aucune prise sur l’esprit; et c’est Pes= prit seul qui se sent affecté agréablement ou contre son gré : le feu brüle mon corps ou le réchauffe; âme est inaccessible à son action, et l’âme seule en a la vraie sensation. IN brise la malitre et la réduit en cendre; il ne peut entamer l’âme ni la diviser, et par lui l’âme seule éprouve la douleur. Le mystère pour moi n’est donc pas de savoir comment lesprit pourra sentir, se réjouir, souf- frir, sans le ministère de mes organes ; c’est plutôt de savon comment ils ont pu devenir pour clle un instrument de plaisir ou de dou- leur, de sensibilité. Mais pendant ce temps même où je leur suis uni, combien de jouissances où de douleurs auxquelles ils n’auront aucune part! Cette paix, cette douce sérénité, celte satisfaction de moi- mème , qui vient toule de ma conscience; ce plaisir au - dessus de tous les plaisirs ; celui d’a- voir fait un heureux, exercé une vertu; ce compte délicieux que se rend le vrai sage n’est- il donc que le fruit de mes organes ? El celte in- | | | | | | PHILOSOPHIQUES. 519 quiétude qui me trouble sur le sort d’un ami, ces soucis awiers qui tourmentent l’avare ou ambitieux , ces remords rongeurs qui dévorent le méchant, mille douleurs enfin, mille plaisirs divers qui partagent la vie de l’homme , et que nous appelons les peines , les plaisirs de Pesprit, les unes plus actives, plus cuisantes , plus into- lérables que les peines du corps, les autres plus satisfaisans, bien plus délicieux que les plaisirs des sens ; notre âme ne peut-elle pas cent fois les éprouver sans la moindre participation de nos organes ? Ma sensibilité pourra donc s’exer- cer sans leur secours, et même, après la mort, toute la faculté de Pêtre sensible résidera dans moi comme pendant ma vie. Êlre pensant , jé vois encore mieux combien péu mes organes tiennent à mes facultés intel- lectuelles et à leur exercice. Le sombre voile de la nuit n'empêche point mon âme d’appeler le soleil où de le contempler. Qu’elle suive mon corps dans son dernier et ténébreux asile ; l’as- tre du jour descendra pour elle dans l’antre de la mort ; elle créera par la pensée. Dans la nuit du tombeau, elle se nourrira de la splendeur des cieux. Dans le plus profond silence de mes sens , elle parle aujourd’hui à l'Eternel, elle se ranime , s’élève , se réchauffe par la méditation; elle se fait un monde par son intelligence; elle voit le passé et l'avenir, toujours nuls pour mes sens. Que lui importe donc que mes -organes 520 LES PROVINCIALES u’existent plus pour elle? Avec la fermeté du sage, je puis dans celte vie goûter la paix, la joie ; tandis que mon corps éprouve des besoins eidesinfirmités; avec une existence languissante, je pourrai conserver toute la fermeté, et sou— vent toute la pénétration de l'esprit : qu'importe donc à l’âme que le corps se déchire en lam- beaux ? C’est sa prison qui se dissout ; réduite à elle-même, elle n’en distinguéra que mieux une existence dont le sentiment n’est plus par- tagé. Sa chaîne s’est brisée ; elle en sera plus libre el plus sublime dans ses élans. Le voile des sens est tombé; sa lumière est plus pure; le temps de ses doutes, de ses incertitudes est passé. Ce qu’elle n’avoil su que par l’usage ré- fléchi de sa raison, elle le voit, le sent , l’é- prouve en cet instant. Après tous les ravages de la mort , elle se trouve encore tout entiere , et dit en triomphant : Les élémens se sont dissous , je suis encore ce que j'étois; je ne fus donc ja- mais leur vain ensemble. Ces fibres, ces organes ne sont plus que poussière, et je pense ; ils n’é- toient donc ni moi, ni ma pensée; leur mobi- lité ne fut pas mon essence ; leur secours ne fut pas un besoin. Où est donc ce faux sage qui a osé me dire: Tu mourras tout entier, et qui, pour le prou- ver, m'invitoit à descendre avec lui dans le tom- beau ? Qu'il y vienne donc lui-même. Dans ces lieux où la mort consomme sa puissance , que PHILOSOPHIQUES. 521 découvrira-t-il? Des ossemens épars, une chair en lambeaux , des organes délruils , des vapeurs qui s'élèvent, des cendres qui reposent. L’êlre pensant étoit-1l ces lambeaux , ces ossemens , ces cendres , ces vapeurs ? Donnez donc à la mort un autre empire; élendez sa puissance , et concevez pour elle une autre aclion que celle de briser, de détruire et de livrer aux vents un amas de poussière , ou ne me dites plus que mon âme est soumise à sa faux. Oui, le vain sage, en haine de mon âme, se départlira ici des principes qu'il avoit in- ventés en haine de son Dieu. Bientôt nous l’en - tendrons nous dire que rien ne vient de rien, et ne retourne à rien; mais il s’agit de l’âme: Elle n’étoit rien , nous dit-il, avant votre nais- sance; elle ne sera rien à votre mort ; car il est dans les lois de la nature que l'être qui a eu un commencement ait aussi une fin, — Eh! où sont, je vous prie, ces lois de la nature qui re- p'ongent dans le néant l'être qui en sortit ? Je vois tout ce qui meurt reparoître sous mille for- mes différentes ; je vois les élémens redeman- der au corps tout ce qu’il tenoit d’eux: la terre a repris sa poussière, les vapeurs humides ont rejoint la région des nues, et retomberont avec elles; le feu , éteint et dissipé , n’attend plus que sa réunion à de nouvelles masses pour rentrer en action; l'air en se dilatant s’est confondu dans l’atmosphère ; les formes ont changé ; mais 14, 522 LES PROVINCIALES tout subsiste : par quelle raison mon âme , qui west point un composé, qui né partage point ces formes matérielles, seroit-elle condamnée à rentrer dans le néant ? Vous l'avez dit : rien ne vient de rien, et ne relourne à rien. Tenez- vous-en à ce principe ; il est de la dernière exac- titude lorsque vous l’appliqnez à la nature; il marque les limites de sa puissance ; il n’y a que l’Auteur même de la nature qu’elle outrage. Je rendrai hommage à cet Auteur suprême ; je le confesserai hautement : le Dieu qui me créa conserve la puissance de m’anéantir tout entier ; mais cette puissance, entre les mains d’un Dieu, dois-je la redouter? Celle âme inaccessible à toute destruction physique, conservant par sa nature toute sa substance et le libre exercice de ses facultés au-delà du tombeau ; cet être intelli- gent et sensible, qui, livré à lui-même , peut éternellement subsister tel qu'il est, doit - il réellement subsister, et ne Jui reste-t-1l rien à craindre de ce Dieu qui pourroit au moins l’a- néantir ? C’est la troisième et dernière question qu'il me reste à résoudre pour bannir toute sorte de doute sur mon sort. Je sais que ce n’est pas ici le moment d’oppo- ser au faux sage la loi et les prophètes ; c’est la raison seule qu’il me permet de consulter, et c’est par elle seule que je lui répondrai. Votre âme a commencé, nous dira-t-il , il vous est impossible d’en douter ; elle n’existoit point lors des révo- | PHILOSOPHIQUES. 525 lutions qui ont précédé la naissance de vos an- cêtres ; d’où savez-vous qu’elle ne rentre point dans le néant? —Je le sais de vous-même, de ce que vous venez de prononcer. Précisément de ce que mon âme a commencé, je sais qu’elle ne finit point aver mon corps. Sa sortie du néant est pour moi le plus étonnant de tous les prodiges ; le miracle de son commencement me dit qu’ilest un Dieu, et j’en sais assez pour croire ferme- ment, indubitablement que la mort ni le néant ne sont point mon partage. Jaime, jadore un Dieu dont je tiens l’exis- tence; il est par cela seul le Dieu puissant, le Dieu parfait. Je le méprise, je le hais, s'il me ravit toute l’existence qu'il ma donnée. I! n’est plus le Dieu sage, le Dieu bon, le Dieu juste; il est le Dieu méchant, le Dieu imposteur ; Phomme vaut mieux que lui, si l’homme doit périr tout entier. Par un premier acte de sa toute-puissance, ce Dieu aura tiré du néant un être, son image par la sublimité de son intelligence; un étre seul capable de s'élever à lui, de létudier lui- mème; seul fait pour contempler la nature, pour concevoir par elle l’idée de son auteur ; seul fait pour devenir l’émule de la Divinité, en ajoutant au prix de l’existence celui de la vertu! Par un second acte de sa toute-puissance, ce Dieu aura uni le plus noble des êtres au plus vil ; il l'aura enfermé dans Pétroite prison d’an 524 LES PROVINCIALES corps dont les besoins le flétrissent , dont:les infirmités l’affoiblissent , dont les penchans le perverlissent! Et quand l'esprit aura tout fait pour la matière, quand il l’aura servie el vivi- fiée, quand il aura lout supporté et par elle el pour lle, linstant où il est prêt à ,s’élancer pour n'être plus que lui, l'instant où.4l alloit jouir de toute sa grandeur et de sa liberté, cet instant, qui pourroit et doit être celui de son triomphe, sera précisément celui qu’un Dieu aura choisi pour opérer un troisième pro- dige de sa toute- puissance, en lPanéanlissant ! 1] détruira l’ouvrage, paree que le chef-d'œuvre alloit paroitre! Il ne n'aura soustrail, à tout l'empire des lois de la nature, il ne m’aura fait naîlre immortel par moi- même que pour se réserver le plaisir barbare de me plonger dans le néant au plus précieux jour de mon exis- tence ! Le jour où je pouvois le connoîïtre et Paimer sans partage sera le jour qu’il prend pour m'’engloutir dans tout ce qui n’est pas! ce sera ce jour-là que. ne supportant plus mon être, il me l’envicra, il me le ravira tout entier ! Ah ! ue me parlez plus de ce Dieu qui ne sait, pour montrer la force de son bras, que créer et dé- truire. Je veux que la sagesse le dirige, qu’elle paroisse an moins dans ses ouvrages comme Jans ceux de l’homme; je veux qu'il proportionne l’objet aux grands moyens, la, destinée des êtres à leur noblesse, Eh ! qu'avois-je besoin de PHILOSOPHIQUES. 525 me senlir €apable de devenir si grand, si ses desseins sur moi éloient si peu de chose? Pourquoi tant de moyens quand l’objet est si pauvre et doit durer si peu? Pourquoi nrélevoit-il au- dessus de l’instinet où du ressort , si je dois pé- rir comme la brute? ma grandeur n'a servi qu’à mes regrets ; s'il ne consomme pas son ouvrage, il ne m'aura montré que son impérilie, Qu'il me tire de celte prison, qu'il me débarrasse de ces entraves, je veux être , et pour lui et pour moi, tout ce que je peux être; mon âme peut sur— vivre à ce corps, il faut qu’elle survive. La su- prème sagesse égalera alors la suprème puis- sance, lout rentrera dans l’ordre, et je verrai mon Dieu. L’étre matériel reprendra sa place: il aura été fait pour l'âme, non l’âme pour le corps; il sera l’instrument de ma grandeur, et non ma fin; il sera uni à l’intelligence, non plus pour l’avilir et la pervertir, mais pour don- uer lieu à des épreuves, à des combats, des triomphes: non pour l’entrainer avec lui dans le sein de la mort, mais pour lui préparer une existence nouvelle, plus noble et plus heureuse ; non pour empêcher le plus sublime ouvrage du Créateur d’être lout ce qu’il peut devenir, mais pour lui faire mériter d’être un jour tout ce qu’il peut être; non pour lui montrer le néant, mais l'éternité même au bont de sa carritre, Alors ma destinée peut avoir été dictée par un Dieu ; elle est digne et de lui et de moi : mais ne 526 LES PROVINCIALES me parlez pas de ce Dieu s’il veul m’anéantir. Toutes les idées de sa sagesse disparoiïssent ; et que puis-je surtout penser de sa justice ? L’homme qui nva servi ne perdra pas le fruit | de ses travaux. Celui que j’éprouvai receyra le | prix de sa constance; celui qui a souflert pour moi pourra me demander que je souffre pour lui, Je déteste le crime, et je n’ajouterai point à Ja hardiesse du méchant par l'espérance de. Pimpunité. Jai chén la vertu; je me suis aflligé | de l’oppression du juste; je lai tendis la main, et il eüt triomphé , si ma puissance eût secondé mes vœux. Je ne fus point cruel pour mon ami; P 5 je ne Jui ravis point l'existence, j’aurois retran- | ché de mon bonheur pour ajouter au sien. Voilà ce que je suis, Êlre des êtres! M’as-tu donc fait | meilleur el plus juste que toi? tu le sais, je | l'aimois, el Jose réclamer Îles sacrifices que te fit mon amour. Que de désirs mon cœur a ré- primés pour ne vouloir que ce que tu voulois! que de plaisirs je me suis refusés de peur de te déplaire ! que de passions j'ai refrénées pour me soumellre à {on empire! que de combats j'ai soutenns pour te rester fidèle! Qu’auras-tu fait pour moi si {u m’antantis en dissipant cette vile poussière ? J'ai vu l’impie heureux; fier de ton oubli, il | élevoit la tête . et Punivers s’inclinoit devant lui. Ses plaisirs se suivoient comme les jours. Il étoit | respecté, puissant et redouté. Voilà ce que Lu fis Te — — PHILOSOPHIQUES. 327 pour l'ennemi de la vertu et de ton nom. J'ai vu le juste vivre dans le mépris, lindigence et Pinfirmité. Il fut persécuté, calomnié, opprimé; 1] mourut. Voilà ce que ta fis poux la vertu. Eh ! Pinstant où le juste alloit te demander sa ré- compense, l'instant où les forfaits dii méchant appeloient ta vengeance , est celui que in prends pour confondre et linjuste et l’impie dans les mêmes abimes, pour engloutir dans le même néant et tous les crimes et toutes les vertus! Dieu puissant! tu frs donc des prodiges pour m'apprendre à te haïr, pour me dire que la jus- tice n’entrera jamais pour rien dans tes projets ? Quel sera donc mon crime , si je me dis meilleur que loi ou pl ulôt quel n’est pas le crime du faux sage dont les dogmes seuls m’inspirent ce blasphème? Ne vaudroit-il pas mieux que tu n’existasses pas que de te montrer tel qu'il ap- prend aux nations à te voir, lorsqu'il veut que mon corps et mon âme aient une même fin ? Au moins , si je voyois que le Dieu de nos prétendus sages se fit montré en quelque sens propice à la vertu: s’il avoit pris soin d’en apla- nir les voies ; s’il l’avoit rendue, je ne dis pas plus triomphante , mais plus facile à suivre, je concevrois encore qu'elle a pu lui être chère, qu’il peut être un Dieu bon : mais non, il a donné au vice tous les attraits possibles ; les dégoûts , les combats , les obstacles sont pour la vertu seule, Tu veux être méchant , 6 homme! 5268 LES PROVINCIALES l’Auteur de la nature a tout fait pour toi. Il ne te reste plus qu’à te livrer à ce tempérament qu'il a pétri de tous les vices; laisse régner dans toi, ou bien ces humeurs noires, sombres, mé- Jancoliques, qui te font voir tes frères avec l’œil de la haine, et t’arment contre toi-même; ou ces esprits légers et sanguins , qui te font également voler de la vérité au mensonge , et des vertus aux vices; ou ce flegme, enrfémi de tout effort, et pour qui la Jumière est indifférente comme les ténèbres ; on ceité bile inexorable , que les moindres étincelles enflamment , que le sang seul éteint. Abandonne ton cœur à ces penchans que tu trouves dans toi dès Ja plus tendre en- fance ; laisse éclore ce germe des passions que la nature a semé dans ton scin , tous les vices et ‘| tous les crimes en sortiront d'eux-mêmes ; et ne crains plus un Dieu que le préjugé seul te feroit redouter après la mort. À la hame de tes sen- blables, à leur mépris, à leurs supplices , oppose les ressources que ce Dieu même a mises dans ton intelligence ou dans {a fortune. Sois adroit , si tu es foible; hardi, si tu naquis puissant: le Dieu qui te fit naître vicieux ne te munit de ces ressources que pour cacher tes crimes, ou pour braver la loi qui les poursuit. À Vois, au contraire, vois tout ce que fit ce Dieu pour t'éloigner dé la vertu; il én a hérissé toutes les routes d’épines et de difficultés. Dans moi, ce sont mes sens qu’il faut dompier pour PHILOSOPHIQUES. 52g la suivre ; ce sont mes désirs qu’il faut combat- tre, mes passions qu’il fant modérer; c’est avec mon cœur même qu’il faut être dans une guerre comtinuelle. De la part de mes semblables , c’est leur mépris , leurs railleries , lears sarcasmes qu'il faut supporter , où leur haine el leurs per- sécutions qu’il faut braver. Cette vertu , si dif- ficile à suivre , les richesses la fuient, les plaisirs la corrompent, les louanges sont pour elle un écueil dangereux. La triste obscurité est son plus sûr asile. Je voulois au moins qu’un Dieu vint me dédommager de toyt ce qu’il men coûte pour m’attacher à elles mais ce Dieu, qui prit un plaisir si cruel à l’entourer de mille obsta- cles, s’est fait un plaisir plus cruel encore de la laisser sans espoir : au lieu de m’animer par ses promesses , il m'envoie ses sages me déses- pérer, m’anuoncer qu’à la mort, mes peines , mes , {ravaux , mes combats sont tous perdus pour moi, qu’il veut m’anéantir. Le tyran le plus féroce , en fondant un empire, eût-il fait da- vantage en faveur du crime? En anroit-il moins fait pour la vertu ? Pouvoit-il présenter plus de moyens au scélérat , et oppaser au juste plus d’obs- tacles ? Oui , il fallait encore que ce Dieu de nos pré- vraie sages ajoutât limposture au mépris , à Vabandon total de la vertu. Il falloit qu'il gravât dans le cœur de tous les hommes l’erreur la plus antique , la plus universelle, la plus accréditée 350 LES PROVINCIALES et la plus invincible. Le philosophe a beau cher- cher sur la surface de la terre, partout il voit des manes révérées, des Champs-Elysiens , ou les cieux annoncés à l’homme juste; un enfer, des tortures , des supplices préparés au méchant après sa mort. Cene fut point le simple désir de se sur- vivre qui fit imaginer à l’homme cette vie nou- velle ; le méchant la redoute au lieu de la sou- haiter ; au lieu d’en propager l’idée , il cherche vainement à se la cacher à lui-même. Le juste ne Va point appuyée sur des fictions 3 il falloit à sa vertu un fondement plus sûr que de simples conjectures. Quand son cœur lui disoit : L’es- poir de la vertu n’est point la chimère de l’hom- me; cet oracle étoit celui de sa raison, et c’est un Dieu qui nous instruit par elle. Le cœur de l'impie lui disvit aussi : Les remords du crime et ses frayeurs ne sont pas mon ouvrage; je les äurois vaincus, si je leur avois donné naissance. Non, ce n’est point moi quime poursuis mot- même , c’est un Dieu qui me menace. Cette voix est trop forte pour n’être que la mienne et celle du préjugé. Eh ! quel instant ce Dieu aura:t-1l pris encore pour redoubler la force de ce pré- jugé? Précisément celui où il devient le plus inu- tile, si limmortalité n’est qu’une chimère ..,.; celui où les vertus n’ont plus besoin d'appui parce qu’elles n’auront plus d'exercice, où les forfaits n’ont plus besoin de frein parce qu'il devient impossible d'ajouter à leur nombre. S'il —. PHILOSOPHIQUES. 3521 n'est plus de motifs à l'illusion, que son auteur | au moins la fasse disparoître. Mais non, il trom- | pera le juste jusqu’au dernier soupir; 1l lui montre les cieux ouverts ; quand il est prêt à le rendre lui-même nul pour les cienx et pour la terre ; il redouble son espérance au moment qu'il choisit pour la frustrer tout entières il n'aura d'autre moyen pour punir le scélérat que d’ap- peler l'erreur, que de l’environner de frayeurs mensongères ; et l’instant où ce Dieu redouble ses menaces sera précisément celui où il est près de remplir tous les vœux de limpie , en le plongeant dans le néant , qui seul peut le soustraire à la vengeance. Jusqjues à quand, vains sages , ferez - vous du Dieu de la nature le Dieu qui vous ressemble , le Dieu de Pillu- sion, des contradictions , du mensonge et de l’im- posture ? Que ne revenez-vous à toutes les absurdités ‘de l’athéisme, plutôt que d'annoncer un Dieu qui, pour m’anéantir, oublie tout ce qu’il me doit , tout ce qu’il doit à la vérité, tout ce qu’il doit au crime, tout ce qu’il dois à la vertu, tout ce qu’il se doit à lui-méime ? Si je n’ai pas encore persuadé ces ennemis d’un dogme aussi étroitement lié avec l’essence même de l’esprit , avec les attributs de la Divi- nilé les plus incontestables; si limmortalité de l'âme n’est pas encore pour eux une vérilé dé- montrée, qu’ils viennent , il nous reste au moins 552 LES PROVINCIALES de quoi les confondre et les humilier. Si leur obstination se refuse à l'évidence, s'ils ne cessent de se roidir contre elle, que leur ignominie égale au moins leur haine pour la vérité. Que tout ce qui existe sur la terre de bri- gands, d’assassins, de fourbes, d’imposteurs, | de tyrans, de scélérats, se réunissent; qu'ils s’assemblent de toutes les parties de l’univers. Et vous qui, sur le trône ou sous le toit d’une humble chaumière, dans nos villes ou dans nos | campagnes ,; chérissez encore le nom de la vertu, | rassemblez-vous aussi; un mot de votre part va | révéler aux sages la vérité la plus importante au genre humain, Je n’exigerai point que vous la connoissiez vous-mêmes cetle vérité; tout ce que | je demande, c’est que vons nous disiez où votre cœur désire Ja trouver. Répondez les premiers, vous dans qui la | vertu reconnoit ses enfans. Soit que cet univers nait élé pour vous qu’une vallée de larmes, soit ! que vos jours s'écoulent dans la joie et daus l’a- bondance, dites-nous quel seroit l’obiet de vos ! désirs ? Si vous aviez vous-mêmes vos destins à | former, cette âme , que nul erime ne souille, | seroit-elle immortelle? Quelles acclamations ! quelle ardeur ! quels transports ! Oui , Phomme -de bien, oui, sans exceplion , tous les sages dé- | sirent ardemment de survivre à ce corps de poussière et de fange; il n’en est pas un seul qui ne gague à l’immortalité. FHILOSOPHIQUES,. 3335 | Répondez à présent, vous, fléaux des em pires et des sociétés, Néron , Domitien, Crom- | wel, Cartouche, Ravallac, homicides, empoi - | sonneurs, parricides , répondez : voudriez-vous survivre à vos forfaits, et paroïître à la mort de- ant le Dieu de la justice ? Je ne demande point si vous le redoutez encore, ou si vous avez pu étouffer les cris d’une conscience qui vous en menaçoit. Répondez oui ou non. Désirez-vous le néant pour votre âme, où l’immortalité ? — Oui, qu’elle périsse avec le corps cette âme ; vos cœurs ont invoqué contre elle la mort et le néant. La vérité n’est plus un mystère pour moi : les vœux et les besoins de la vertu me l'ont mauisfestée. Je savois qu’il n’est point dans la nature de cause assez puissante pour détruire mou âme; je savois qu’un Dieu juste et bon ne l'anéantit pont, Mas que tout doute disparoisse, il ne m'est plus possible d’'hésiier : un Dieu n’a point réglé mon sort sur les désirs du crime; la voix de la vertu a dicté ses arrêts. Mon âme est immortelle. Toi, vain sage, qui crois lire tes destinées dans les vœux de limpie, puisses-tu être suivi partout de ces hommes qui trouvent dans tes dogmes l’obj:t de leur désir. Applau- dis-loi de ton cortégesz mais afin que ta honte égale ton triomphe, regarde autour de toi dans ton école, et nomme tes disciples. 554 LES PROVINCIALES AA A RE RS RER RAR LA LAS VOS VV S LETTRE L. Le Chevalier à la Baronne. QU’AI-7E fait, madame? Je n'ai point ré- pondu à l'article le plus essentiel de votre lettre. Uniquement occupé à prouver qu’il dépend de nos sages de se faire mortels ou immortels, de mourir pour ne plus reparoîitre, ou bien de ne mourir que pour renaître sous mille formes dif. férentes, j'ai parfaitement oublié de vous dire à quel point il dépend d’eux encore de s'élever au-dessus des animaux ou de s’en rapprocher, de s’égaler à eux, et même de se mettre quel- ques crans plus bas. Peut être n’aurez-vous at- tribué ce silence qu’à l'impossibilité de justifier sur cet aiticle la doctrine de votre prétendu ma- lade, Vous en aurez conclu que je consens, au moins tacitement, qn'il soit de nouveau livré au médecin, jusqu’à ce qu'il apprenne qu’il y a dans l’homme quelque chose de plus que dans la bête; qu’un mouton et qu’un philosophe ne marchent pas absolument de pair. Si c’est là, madame, la conclusion que vous avez lirée de mon silence, suspendez, je vous prie, suspendez de nouveau la juridiction de vos docteurs. Je me hâte de réparer ma faute ; et, sur cet article comme sur tous les autres, notre adepte sera parfaitement justifié. É » PHiLOSOPHIQUES. 555 . 1 Ÿ Après l'avoir vu ne faire de nos sages que de vraies machines, sans Âme, sans esprit, vous | aurez d’abord été assez surprise de le voir s’in- | digner que le préjngé en ait pu faire autant des animaux. Entre l’homme machine et la bête machine, vous auriez au moins voulu qu’il init quelque différence à notre avantage , et peut- être aurez-vous insisté pour lui faire avouer que celte différence doit toute se trouver dans celle qu'il y a entre l’usage et la privation de la raison. Je prévois les diverses réponses qu’il peut vous avoir faites; je conçois tout ce qu’elles ont pu | yous causer d’étonnement. Mais j'interrogerai } nos plus. grands hommes ; je vous conduirai à leur école, et vous verrez encore toutes les leçons de M. Tribaudet fondées sur leur doc- line. Consultons d’abord le sage de Ferney. Vous w’avez pas encore oublié à quel point l’homme est chez lui machine, girouelte, marionnette; gardez-vous bien de lui en dire autant de notre perroquet ou de vos chiens de chasse, « Quelle « pitié, vous répondroit-il, quelle pauvreté d’avoir dit que les bêtes sont des machines privées de connoissance el de sentiment , qui font toujours leurs opérations de la même mawière , qui n’apprenneni rien, ne perfec- tionnent rien.....! Quoi! ce chien que tu as discipliné pendant trois mois n’en sait-il pas plus au bout de ce temps qu'il n’en savoit LTIR 8 SORT R 536 LES PROVINCIALES « avant tes leçons…..? Ne découvres-tn pas dans « lui les mêmes organes de sentimens qui sont « dans toi? Réponds-moi, machiniste, la na- « ture a-t-elle arrangé tous les ressorts du sen- « timent dans cet animal afin qu’il ne sente pas ? « A-t-il des nerfs, pour être impassible? Ne « suppose point cetteimpertinente contradiction « dans la nature. » ( Dict. Phil. art. BÊTE.) Voilà déjà. madame, notre adepte assez bien justifié d’avoir , avec Voltaire, fait l'homme ma- chine, et de ne pas souffrir, plus que Voltaire, que l’on en fasse autant de votre chien. Je pour- rois m'en tenir à celte autorité du grand homme, dont vous voyez bien que notre chevalier de Kaki-Soph n’a fait que répéter les dogmes ; mais écoutons M. d’Alembert. Vous savez combien peu l’homme est maître de ses actions à Pécole de ce sage : vous savez que depuis le premier instant de notre naissance jusqu'à notre mort, il n'y a pas un seul de nos mouvemens dont nous soyons les maîtres ; et que si le grand homme ne nous fait pas absolument machines , il n’y a que le mot qui y manque ? Dans son opi- nion, rien n’éloit plus facile et plus simple que d'appliquer aux animaux et le mot et la chose. Tous leurs mouvemens sont réglés comme ceux d’un automate, pouvoil-il dire avec Descartes, donc je n’ai pas besoin d’admeitre en eux une âme qui les règle. Vous n’auriez jamais cru qu'admetlant le principe, on püt nier la consé- PHILOSOPHIQUES. 257 quence; mais voyez , madame, combien yous vous trompez. Ce raisonneinent, qui vous pa- roit si juste, est précisément celai de Descartes, que M. d’Alembert avoue être le plus consé- quent de tous les philosophes. Nous n’aimons pas, nous, à être regardés comme fort consé- quens ; aussi tout en faisant de l’homme une vraie machine , qui n’est jamais maîtresse de ses mouyemens ; ne vous étonnez pas de nous entendre dire avez M. d’Alembert : « Ne vous « flattez pas de persuader à des hormes raison- « nables que ces animaux dont ils sont environ- « nés, etqni, à quelques légères différences près, « leur paroissent des êtres semblables à eux, ne « sunt que des machines organisées. Ce seroit em a « s’exposer à nier les vérités les plus claires, » (Encyc. art. FORME substantielle. ) Nos bons Helviens demanderont sans doute à M. d’Alembert ce qu’il trouve de si répu- gnant dans ces machines organisées , quand on croit comme lui que l’âme ne fait rien, ne contribue en rien au mouvement du corps. Nul signe extérieur de plaisir, de douleur , de sen- sation quelconque, ne peut annoncer âme; le plns grand pas est fait à son école, que lui en coûloit-il de faire le second? Je vous lai dit, madame, nous ne nous piquons pas d’être aussi conséquens que Descartes. Si nos compatriotes vous demandent pourquoi, nous leur en dirons un jour Ja raison; mais en ce moment-c1 , cher- 2 15 5358 LES PROVINCIALES chez à les distraire de pareilles questions, en délournantadroitement la conversation sur quel- que autre objet, Je vais moi-même vous en donner l'exemple, Laissons [à nos sages, qui, après avoir fait tout leur possible pour nous rendre automates, se fâchent qu’on ue voie ni âme ni esprit dans les bêtes. Je ne dispute point. Je prouve seulement que votre malade a pu en faire autant sans cesser d’être aussi philosophe que Îes premiers de nos sages. Cela doit vous suffire. , Je vais vous montrer à présent , par des auto- rités mieux marquées encore, qu’il a pu se dire égal , inférieur ou supérieur aux animaux, en conservant toujours les prérogatives de notre école. Philosophes inférieurs aux béles, « L'homme se vante d’avoir plus d’inteili- « gence que les autres animaux, parce que lui « seul fait des livres dans lesquels il met tout « ce qu'il veul; mais si les éléphans , les cas- « Lors, les fourmis, les araignées en faisoient, « et détailloient les merveilles de chaqne espèce, « nous trouverions peut - être à qui parler, « ( Alambic moral, p. 55.) Un enfant est « plus long et plus difficite à dresser qu'aucun « de ces animaux que Descartes appelle si mal « à propos bêtes... [ls ont sûrement beaucoup « plus d’instinct, et SOUVENT PLUS D’ESPRIT | « PHILOSOPHIQUES. 559 QUE NOUS. (/d., p. 44.) J'espire que Dieu aura nn jour pilié de notre aveuglement ; il renouvellera le miracle qu'il a déjà opéré dans l’ânesse de Balaam. Les ânes à quatre paltes parleront , et, qui pis est, feront des livres. Il leur sera facile de montrer claire- ment que nous sommes plus bêtes qu'eux. » (Id. , p. 81.) Qu'en dites - vous, madame ? croyez — vous à présent que la preuve leur füt si difficile ? Philoscphes marchant de pair avec la béte. « « Les hommes ne renonceront - ils jamais à leurs folles prétentions ? ne reconnoîtront-ils pas que la nature n’est point faite poureux? ne verront-ils pas que cette nalure a mis de l’é- galité entre tous les êtres qu’elle produit? Ne s’apercévront — ils pas que tous les êtres sont faits également pour naître el mourir, pour jouir et souffrir? » (Le Bon Sens, n° 99.) « Les faeullés de l’homme ne sont pas plus au - dessus de ses besoins actuels dans la vie présente que celles des renards et des lièvres ne le sont, eu égard à leurs besoins et au péril de leur existence.» ( Dissertation sur l'ummortalité.) «€ In’y a rien dans l’intérieur de l’homme « qui ledistingue des autres animaux. » (Sene, Phil. sur la nature de l'âme, c. 4.) « Nous savons par Lhéorie , comme par la 540 LES PROVINCIALES « pratique de leurs opérations, que les animaux « ont une âme produite par Les mêmes combi- « naisons que lux nôtre, «(Les animaux plus que machines , Laméirie , p. 39.) .… Ces dogmes auroient-ils pour vous, madame, et pour mes compatriotes, quelque chose de trop humiliant? Continuez à lire , nous saurons relever le noble orgueil de l’homme. Plulosophes supérieurs à la béte, « Je ne crains point d’errer en assurant qüe | « les plus belles affections des bêtes, leurs ac- | « tions les mieux ordonnées ne s’élèvent jamais 4 « au-dessus du sensible... Et je demande si ja- | « mais on à aperçu dans elles quelque action « qui n'eut pour unique but leur bien-ètre cor « porel, et si elles ont jamais rien manifesté, « comme l’homnne, qui füt le véritable indice « de Pintelligence?»(Des Erreurs de la Vérité, page 52.) « Quoi! je puis observer, contempler l’uni- « vers, m'élever à la main qui le gouverne; je « puis aimer le bien, le faire, et je me compa- « reroïs aux bêtes! Ame abjecte! c’est la triste « philosophie qui te rend semblable à elles , ou. « toi plutôt qui veux en vain L’avilir..... La na- « ture commande à tout animal , et la bête obéit : « l’homme éprouve la même impression; mais 4 il se reconnoit libre d’acquiescer ou de ré- PHILOSOPHIQUES. 541 & sister. » (J.-J., Emile, t. 5, el Disc. sir l’origine de l'inég.) « Que l’homme s’examine , s’analyse et s’ap- « profondisse , il reconnoîtra bientôt la noblesse « de son être; il sentira l'existence de son âme, « il"cessera des’avilir, et verra d’un coup- d’œil « la distance infinie que l’Être-Suprême a mise « entre lui et les bêtes.» (Buffon, Æist. Nat., t. 4, p. 156.) En voilà bien assez , madame , pour vous consoler, vous et ceux de nos bons Helviens qui n’aimeroient pas trop à se croire quelque chose de moins que les castors, les fourmis et Jes araignées , ou tout au plus les égaux d’un cheval, d’un perroquet , d’un âne , que j’aurois pu montrer faisant leur cours d’étude à l’école deLamétrie.(Voy.Œuvres de Lamétrie,p. 149.) Mais qu'il me soit permis d'observer que, si vous vouliez suivre les leçons que nous donne Ja profonde métaphysique de M. de Buffon, nous trouverions bien plus à admirer dans le simple animal que dans Phomme. Je prouverois d’abord que la nature de votre perroquet est plus étonnante que la nôtre. Il sent, ce perro- quet , ainsi que tous les aulres animaux , si nous en croyons cet homme célèbre; il sent, il a du plaisir, de la douleur, de l'inquiétude ; il a des désirs, des passions ; il a la conscience de son existence actuelle : mais tout cela chez Jui se passe sans idées, car il n’en a point ; il n’a pas 349 LES PROVINCIALES même la puissance qui produit les idées ; il est absolument incapable de penser. (Hist. Nat. 4. 5, Disc. sur la Nat. des animaux.) Or, trouvez-vous, madame, un seul homme qui ait et puisse avoir des sensations, des dé- sirs , des passions ; qui sache qu’ilexiste , et qui pour tout cela nait pas besoin d'idées et de la faculté de penser? Voulez-vous encore voir dans l’animal quel- que chose de plus merveilleux que dans l’hom- me ? Je vous apprendrai que votre épagneul peut choisir les morceaux qui lui conviennent le mieux, et que les animaux en général ne se trompent jamais dans leur choix (1), sans avoir besoin de comparer, sans la faculté même de comparer : or, Vous savez bien qu’on peul dé- fier tout homme de choisir ce qui est bon ou mauvais sans comparer l’un à l’autre. Une propriété bien plus merveilleuse encore dans les animaux, c’est que, sans avoir, comme nous, le besoin de la mémoire, sans qu’il leur soit possible d’en avoir (2), ils n’en ont pas moins des réminiscences bien plus parfaites que notre mémoire; car avec notre mémoire, il faut con- noître le passé , et le distinguer pour se Le rappe- ler; nous le connoïissons même sans le voir des mêmes yeux que le présent; au lieu que les (1) Hist. Natur. , 2-12, tom. 5, p. 305. (2) 1d,, p. 315. nt A PHIiLOSOPHIQUES, 545 animaux voient ensemble le présent et le passé, sans les distinguer, les connoïtre, les compa- rer. (1). Je n’ai pas dit encore tout ce que M. de | Buffon a découvert de merveilleux dans les ani- maux,La pure matière, vous dit-il, z'a ni sen- timent , ni conscience d’existence (2). Votre chien est un étre purement matériel (5), el ce- pendant il a le sentiment et la conscience de son existence. Ecoutez encore : « Ættribuer à la matière « quelques-unes de ses facultés (le sentiment, « la sensation, la conscience d’existence), ce « seroit lui donner la faculté de penser, d’a- « gi et de sentir à peu près dans le même or- « dre et la même façon que nous pensons, « sentons et agissons; ce qui répugne aulant « à la raison qu’à la religion » , nous dit le même auteur, pag. 4 et » du troisième volume. Mais ouvrez le cinquième, et vous y trouve- rez que lous nos animaux, éfres purement mû- tériels , ont cependant ces mêmes facultés, sans avoir, comme nous, celle de réfléchir, d’as- socier des sensations. (Id.t. 5, pag. 269 et 295), qu’ils peuvent penser, agir comme nous. De tout cela, madame, ne concluez-vous pas que les animaux ont au moins des facultés bien sin- (1) Hist, Natur. , ën-12 , tom, 5 , pag. 323. (2) 1d. tom. 3, pag. 4. (3) Id, pag. 260. 544 LES PROVINCIALES gulièrement combinées, et aussi admirables que les oni et lés non de la comète? Mais ne perdons pas de vue notre adepte, que mon but principal, en ce moment , est de justifier. IL pourroit bien se faire qu'it vous éüt répété certaines leçons que vous anrez eu b'en de la peine à croire vraiment aussi phi- fosophiques que tout ce que je viens d'exposer; peut-être l'aurez - vous entendu plaider en un seul jour contre les animaux et en faveur des bêtes. Les animaux, aurez- vous dit alors, ne sont-ils pas des bêtes ? et les bêtes ne sont-elles donc pas des animaux ? Je conviens , madame , que cela pourroit être. Mais cette distinction, que vous croyez avoir été imaginée encore dans un moment d’aberration , n’en est pas moins due à M. Diderot. Vous n'aurez qu'a ouvrir FEncyclopédie à l’article Ænimal, et passer ensuite dans le même onvrage à l’article Béte, de M. Diderot tout comme le premier ; Vous y verrez ce sage adoptant d’abord la profonde métaphysique et les grandes idées de M. de Baffon, se félicitant de prouver, d’après lui, que tous les animaux ne sont pas des machines inauimées , el démontrant ensuite qu’on ne peut refuser raisonnablement une âme aux bêtes. « D'où peut venir, vous dira-t-il dans le pre- « mier article, d’où peut venir celte uniformité « dans tous les ouvrages des animaux ? Pour- « quoi chaque espèce ne fait-elle jamais que la om en SE Es BHILOSOPHIQUES. 545 « mème chose de la même façon? Pourquoi « chaque individu ne la fuit — il ni mieux, ni « plus mal qu'un autre individu? Y a-i-il de « plus fortes preuves que leurs opérations ne « sont que des résultats mécaniques? Tous les « eflets d’ailleurs, ajoutera-t-il , quelque sur- « prenans qu'ils soient, sont des suites néces- « saires et simples des lois du mouvement... « La machine est faite, et les heures se mar- « quent sous les doigts de l’horloger.» Ency., art. ANIMAL. ) Voilà bien nos animaux de vraies machines; mais passons à l’article Béte. L'argument qu'on tire de l’uniformité de leurs productions n’est plus des mieux fondés ; car, vous dit notre Sage ; « les nids des hirondelles et les habita- « tions des caslors ne se ressemblent pas plus « que les habitations des hommes ( pas’ plus « qu’une chaumière au palais de Versailles. } Si « une hirondelle place son nid dans un angle, « il n’aura de circonférence que l’are compris « entre les côtés de l’angle ; si elle l’applique « au contraire contre un mur, il aura pour « mesure la demi-ctrconférence. » ( Zd. art, BÊTE.) Mème raisonnement sur les eastors, dont vous conclurez d’abord que si lhirondelle ani- mal n’a point d’âme, l’hirondelle béte pourroit bien en avoir une. Revenons à l’article animal ; la différence de- viendra plus sensible, On nous y «pprendra É 22, 546 LES PROVINCIALES que « si l’on vouloit attribuer une âme aux « animaux, on seroit obligé à n’en faire qu’une « pour chaque espèce ; à laquelle chäque indi- « vidu participeroit également. Celte âme se- « roit donc divisible; par conséquent elle se- « roit malérielle et fort différente de là nôtre. Et vous sentez qu’il ne seroit pas moins absurde de donner une même âme au rossignol et à l'âne, qu’à Voltaire et à M. Diderot. Cela ne sau— roit lre : donc on ne peut donner une âme aux animaux. Quelle différence, quand il s’agit des bètes ! Reprenons leur article. « Assurer, nous « y dit notre sage, que les bêtes n’ont point « d'âme ( et mème une âme spirituelle, car on « 7e peut la supposer matérielle), assurer qu’el- « les ne pensent point, c’est les réduire à la qua- « lité de machines; à quoi l’on ne semble pas « plus autorisé qu’à prétendre qu’un homme « dont on n’entend pas le langage est un au- « tomate. » Je ne pousserai pas la démonstration plus Join, il me semble vous avoir assez bien prouvé qu'il y a chez M. Diderot une assez grande dif- férence entre son chien Déle el son chien ani- mal , et par conséquent que les mêmes leçons n’ont plus rien d’inquiétant pour le cerveau de notre adepte , qui peut vous les avoir ré- pétées. | Voulez-vous cependant que le chien béte et le chien animalde M.Diderot ne soient qu’une PHILOSOPHIQUES, 547 + mème chose ? Je, vous renverrai à FEncyclopé: | die, art. EVIDENCE , par le même sage; vous y verriez qu'il est,évident que les animaux dis- cernent , qu’ils ont des idées et même des idées abstraites ; qu’ils ont de la mémoire, des vo- luntés ,. des passions, en un mot, tout ce que d’abord nous n’accordions qu'aux bêtes; et vous ne serez plus étonnée de voir nos disciples pas ser, comme leurs maitres, assez facilement du blanc au noir. 11 me reste à présent à vous montrer que si votre malade , forcé d’admeitre quelque dif- férence entre nos philosophes et les animaux , ne veut point du lout que celte différence vienne de la raison , dont l'homme fait usage , el que les animaux ne connoissent point, il s’en faut bien encore qu’il cesse pour cela d’être un vrai philosophe. Le fameux Raynal est bien sans doute un sage; eh bien! tenons-nous-en à ses leçons, vous verrez qu'entre le philosophe et Ja bête il n’y a que la main. « Les quadrupèdes relé- « gnés, nous dit-il , dans des climats inhabités « et contraires à leur multiplication , se sont « trouvés partout isolés, incapables dese réu- « nir en communauté et d'étendre leurs con— « noissances. L’homme , qui les a réduits à cet « état précaire, s’applaudit de la dégradation où « il les a plongés , pour se croire d’une nature &« su périeure et s’attribuer une intelligence qui 540 LES PROVINCIALES & forme une barrière entre son espèce et toutes « les autres.» (Æist. Plul. et Polit. in - 4°. p. 62.) Mais remarquez bien ce qui suit, je vous prie. € L’homme ne doit-il pas à Pavan- « tage de son organisation la supériorité de son « espèce sur toutes les autres ? Ce n’est point « parce qu'il élève les yeux au ciel comme « Les oiseaux qu'il est le roi des animaux ; & sa main est son sceptre. » ( Id. pag. 62.) Depuis que je connois un certain manchot qui fait des livres, j'avoue que je pencherois un peu à croire qu'il y a peut-être quelque autre différence entre un tigre et nolre sage. Mais enfin il l’a dit , nos adeptes peuvent donc le répéter, sans que vos médecins aient droit de les saigner. Entre cel animal féroce, dont la rage ne sait rien respecter, et le philosophe Raynal , ce n’est ni le cœur, ni la tête qui font la différence, c’est la main. Je vous dirois bien à présent «qu’il y a tout ‘« lieu de croire que c’est surtout dans le cer- « veau que consiste la différence qui se trouve « entre l’homme et la bête, et même entre un « homme d’esprit et un sol» 3; que si l’homme a plus d'esprit qu’un bœuf, c’est parce que le cerveau de l’homme est double de celui d’un bœuf ; (Syst. Nat. sur le chap. 8, tom. à). que si vous avez entendu ces leçons de la part de notre adepte , il n’a fait encore que vous ré- péter celles de nos modernes Lucrèces : mais vo- PHILOSOPHIQUES. 549 tre médecin viendroit aussitôt vous offrir le cer- veau d’umfjeune veau, qui, étant ordinaie- ment quadruple de celui d’un bœuf, se trou- veroit double du nôtre, et auroit par consé- quent deux fois plus d’esprit que l’homme. II vous feroit observer que , suivant nos anato- mistes, le cerveau des enfans (1) est toujours beaucoup plus grand que celui de homme faits que, suivant le célèbre Haller , on voit des ma- ladies qui détruisent peu à peu le cerveau, sans que le malade perde la sensibilité , la mémoire , le jugement, ni rien de son esprit ; et ces ubser- valions nuiroïent à notre cause. Je voudrois encore vous dire avec l’auteur du Système de la Nature, que «c’est surtout &« la grande mobilité dont l’organisation de « l’homme le rend capable qui le distingue de « tous les autres êtres que nous nommons in- « sensibles et inanimés. » (Zd, ibid.) Mais votre petit singe, mouvement perpétuel, vous paroîtroit alors bien supérieur à nos graves phi- losophes; je laisserai done là cette anlorilé de notre moderne Lucrèce. Je sais d’ailleurs que les dogmes chéris de votre hôte, sur cet important article , étoient les fruits d’une autre école. Non, vous aura-t-il dit, ce n’est point dans la rai- \ - (1) On sent bien qu’il est question ici des grandeurs res- pectives; mais voyez là-dessus les réflexions de Holland sur le Système de la Nature , c. 8. 550 LES PROVINCIALES son ou dans l'intelligence, mais « dans les diffé- « rences physiques de l’homme et deW’animal , « qu’il faut chercher la cause de Pinfériorité. « des animaux. » Ces différences physiques, il les aura réduites à cinq. En premier lieu, vous aura-t-il dit, (nos poignets ne sont point ter— « minés par un pied de cheval, ni par les griffes « du chat et du lion. En second lieu, la vie des « animaux est en général plus courte que la « nôlre; troisièmement, ils fuient devant les « hommes; quatrièmement , les hommes peu- « vent vivre dans tous les climats; l’homme, « enfin, est l'animal le plus multiplié sur la « terre, » (Ext. du Livre de L'Esprit, dis. 2.) À tout cela vous aurez répondu que l’homme ne raisonne ni par les pieds, ni par les mains: que Véléphant ne vit pas moins long-lemps que l’homme ; que si le lion fuit devant noire es- pèce, ce n’est pas sans doute parce qu’il est plus foible; que le chien pourroit vivre à peu près dans tous les mêmes climats que l’homme ; qu'enfin, il pourroit bien y avoir dans nos ga- rennes plus de lapins que d'hommes dans les villes; que nos montagnards, dont la société est souvent plus bornée que celle des castors, ne diffèrent pas moins essentiellement de lani- mal que tous nos Parisiens. Vous n’aurez pas pu croire qu'un homme ait pu se dire philo- sophe, et ne voie d’autres différences que celles- là entre lui et un lapin, un blaireau ou les ours. | | PHILOSOPHIQUES. 352 Eh bien, madame, vous vous serez encore sin- guliérement abusée. C’est un philosophe, et un: grand philosophe, qui donna ces leçons à l’u- nivers ; c’est ce milord françois qui, bien mieux que personne, démontra que chez lui la matière écrivoil sur lesprit, et l’anéantissoit. Je vois ici ee qui vous embarrasse. Pour vous un philosophe est essentiellement un être rai- sonnable; et l’animal ne raisonne point. Vous parlez de ce principe, comme s’il étoit bien dé- montré, tandis qu’il n’y a rien de plus douteux. Nos philosophes marchent avee plus de pré- caution. Je pourrois vous montrer, par leurs le- çons , qu’il est au contraire très-sûr que Panimal raisonne , et très-douteux si nos philosophes en font autant. Je n’aurois pour cela qu’à vous ci- ter les syllogismes que le marquis d’Argens en- tendit faire à son chiens syllogismes aussi bien en forme que tous ceux d’Aristole : je prendrois ensuite le caléchisme qu’un de nos grands hommes a composé pour ses disciples , et voici ce que nous y lirions : « Demande. Qu'est-ce: « que l’homme? R éponse. Un animal, dit-on, « raisonnable, mais certainement sensible, foible « et propre à se multiplier. » ( De l'Homme ex, de son Education, t. 2,1. 10, c. 4.) Conce- vez bien, madame, toute la force de ce dit-on, et vous verrez qu’il n’est pas aussi sûr qu’on pourroit bien le croire qu’un philosophe soit an être raisonnable, 552 LES PROVINCIALES - Mais, raisonnable on non, me diles-vous, un philosophe l’emportera toujours par quel- que chose sur lanimal ; le mouton de M. Robi- nel ne vaut pas son maître , comme nolre adepte vous l’a déjà insinué. C’est là le grand procès que vous lui faites. S'il s'exprime un peu plus clairement, c'en est fait, vous rappelez le mé- decin, et l’ellébore ira de nouveau son train. Je le veux bien , madame , mais si e’étoit le grand Robinet même qui nous apprit l'égalité parfaite de bonté et de mérite qu'il y a entre lui et ses moutons, entre lui et ses bœufs, entre lui et son âne, entre lui et son chien, et même entre lui et le moucheron qui le pique , sur qui re- tomberoit l’oulrage que vous êles bien disposée à faire encore à M. Tribaudei ? Ne seriez vous pas alors bien morlifiée d’avoir pris pour folie, aberration ; dérangement de cerveau , les leçons d’un de nos plus grands hommes? Dieu veuille que ma lettre arrive encore à Lemps pour pré- venir l’outrage el votre repentir ; car vous allez voir toute l’énorinité de votre erreur. Je prends le premier tome de M. Robinet, : intitulé de la Nature; le titre du chapitre 27 est conçu en ces termes : {7 n’y a point dans la nature d'espèce réellement et absolument meil- leure qu'une autre. Si vous ne voulez pas vous ! en tenir au titre, lisons les preuves, et vous | nous direz ensuile si M. Robinet est absolument ! et réellement meilleur qu’une bête quelconque. | PHILOSOPHIQUES. 555 Cr « L’Aunteur de la nature, nous dit-il, n’avoit | « point de raison qui l’engageät à sacrifier une _« espèce aux dépens de tout le reste, » Pesez celle raison , madame , elle est excellente. L’Au- | teur de la nature n’avoit point de raison de vo- ler à nos loups, à nos chiens et à nos chats, un dégré de bonté pour vous en gratifier à leurs dépens. Avouez, qu’à leurs dépens est admi- rable, et continuons. « Celui qui a mis dans « l'âme des rois et des philosophes un sentiment « de bienfaisance universelle aura-t-il com- « mencé par se contredire lui-même? Il aura « donc appris aux souverains, par la manière « particulière dont il gouverne le monde, à « faire un usage bizarre de leur puissance ? » Bizarre cest bon encore. Assurément , un Dieu qui voudroit, en créant l’univers, rendre le philosophe intelligent et vertueux, meilleur que la brute, apprendroit aux rois à faire un usage bizarre de leur puissance. Vous n’en doutez pas ; vous ne prétendez pas qu’un Dieu, maître absolu de ses dons, puisse les distribuer comme il voudra, sans faire tort à ceux qui n’y ont pas le moindre droit. Ce n’est pas là pourtant notre plus fort argument. La raison invincible, la Voici; je vous prie de la bien remarquer. « L'homme a cent fois plus de perfections qu’un « mouton , et cent fois plus de défauts.» (Nolre philosophe dit qu’une mouche; moi j’en reviens à vos moutons, pour rendre l’exemple pins 554 LES PROVINCIALES sensible, plus propre à justifier notre adepte. | « L'homme a mille fois plus de plaisirs et mille « fois plus de mistres, mais les vices effacent « les verlns, el les misères balancent les plai- | « sirs: l’animal raisonnable n’est donc vérita- | « blement ni plus parfait, ni plus heureux que | « le moucheron ou le mouton. » Gardez-vous bien, madame, de manifester | ce principe à votre docteur ; il vous demande-! roit si l’honnête homme , qui a mille fois plus: de bonté qu’un tigre ou un Néron , a aussi cent fois plus de méchanceté; si nos philosophes, cent fois plus savant que nos provinciaux , sont aussi cent fois plus ignorans; si 1ous nos mi- lords, qui se promènent en carrosse dans Paris, | ont cent fois plus de peine que nos chevaux de fiacre ; il vous diroit que le bonheur , les vertus! de l’homme étant d’une nature toute différente | du bien ou da mal physique de l'animal , il y{ a de la folie d’opposer toutes ces choses les unes aux autres ; de les diviser par degrés égaux , def les compenser les unes par les autres , el con-{ cluroit toujours à l’ellébore. Il ne concevroit, pas , avec nolre célèbre philosophe, que « dans! « chaque homme il y a une certaine quantité « de bonté, avec une dose proportionnée de « méchanceté; que des prédicateurs exhalant « presque toute leur vertu en paroles , il ne « doit pas leur en rester beaucoup pour l’action:||: « au lieu que la grande dépense que Hobbes | ;: Cd 5: Ë JO [®Y PHILOSGPHIQUES. | « Bayle , Spinosa en on faite dans leur conduite, | « a occasionnée la disette qui se trouve dans leurs « écrits. « (Zd. c. 19.) H prouveroit par ces principes que la grande dépense de vertu que MM. Robinet, Voltaire, d’Alembert ont faite dans leurs écrits et leurs paroles doit les avoir rendus fort méchans dans leur conduite. Tout | cela seroit bien conforme aux leçons de notre sage ; mais ces vérités ne sont pas faites pour toutes les têtes de la province , et surtout pour celles de vos Hippocrates. Il me suffit de vous monirer qu’en vous les débilant , notre adepte n’a point perdu le titre de philosophe. Mais hissons là l'égalité des hommes entre eux, cel'e d’un Néron et d’un Marc-Aurèle ; de Voltaire et de saint François; il s’agit de prouver qu’un philosophe et un mouton sont surla même ligne. Ecoutez, et iâchez de saisir la démonstration que je vais en donner ; elle est mathématique ;, et prise exactement des leçons de M. Robinet, avec la seule différence qu’ouù il met un 4omme en général , et un moucheron, je mettrai philo- sophe et mouton; cela revient parfaitement au même. Soit le philosophe exprimé pas la lettre P , |et lé mouton par la lettre AZ, je dirai : Dans le philosophe, la somme du bien est = 1100, et celle des maux aussi = 1100 ; ce qui donne 556 LES PROVINCIALES P — 1100 — 1100 = 0; C'est-à-dire (car vous pourriez bien n’être pas au fait de ces signes ), philosophe égal à 1100 ; MOINS 1100, égal à zéro. Chez le mouton, le bien égale 2, le mal égale ! aussi 2, d’où "4 M=2—2—0: Ou bien : mouton égal à 2, moins 2, égal à ! Zéro, Puis o = o, done P = M, ou M = P. C'est-à-dire , zéro égal à zéro : done philoso- phe égal à mouton, ou mouton égal à philoso- | sophe, « Ce qu’il falloit démontrer. ». 6 Voy. | de la Nat.t. 1,c.29.) Faites venir, madame, toute la faculté, et ! que vos médecins essaient de renverser cette ! démonstralion mathématique ; ils réussiroient plutôt à prouver que le carré de Fhypothénuse ne vaut pas les carrés'des deux côtés, qu'ils ne | pourroient détruire légalité ainsi démontrée du mouton de M. Robinet et de son maître. Après une justification si évidente de notre | adepte , que me reste-t-il encore , si ce n’est à | vous exhorter à l’écouter avec tout le respect | que vous auriez pour M. Robinet lui-même , et ! à vous assurer de celui avec lequel j’ai l'honneur | d’être , etc. | PHILOSOPHIQUES. 557 OBSERVATIONS D'un Provincial sur la lettre précédente, C’ÉtTorr donc à ce point de bassese et d’hu- miliation que devoitabontir {out le faste et l’or- gueil de nos Lycées? Dieu juste! Dieu puissant ! tu devois au faux sage cette dégradation ; le plus vain de tous les êtes devoit être le plus humi- hé, Fier de cette raison que tu vois loi-même mise en lui, il n’avoit usé de ce don précieux que pour s’élever contre toi; tu devois le con- fondre et le faire ramper à côté de la brute. Dé- pouillé de tous ses priviléges , et privé de leur souvenir même, il devoit s'associer à l’être qui ne te connoît pas, et se glorifier d’avoir vu son semblable dans la bète. Avec tout le venin du reptile qui se traîne sous l’herbe, il ne lui res- toit plus à conserver dans sa bassesse que son risible orgueil. Tu le lui as laissé comme un titre de plus à nos mépris. Qu'il s’applaudisse donc du rang qu’il a choisi, l’abus de sa raison l’en a rendu pius digne que la bête elle-même : mais vengeons au moins la dignité de l’homme, qu’il s'efforce d’avilir par ses sophismes autant que par ses vices. * Pour conserver au genre hmain ses préro- galives et sa prééminence sur tout ce qui respire, que le faux sage ne se persuade pas que je vais 558 LES PROVINCIALES contester à l’animal tout ce qui l'élève au-dessus de la simple matière. Non, je ne dirai point que le jeu des ressorts, le mécanisme , l’organisation seule distingue de la roche le coursier que je dresse à disputer la palme dans l’arène , le com- pagnon fidèle du berger , qui défend mes trou- peaux de la fureur des loups, ni l'oiseau dont je plie la voix à répéter les sons et les accens de | l’homme. Autant l'être qui sent est, par sa na- | ture, supérieur à l’êlre essenliellement insensi- | ble ; autant indivisible, Pinétendu, Pimmatériel | surpasse la matière; autant ètre vivant qui peut |! sentir , penser, choisir, prévoir, se rappeler, et | diriger ses mouvemens dans ce qui a rapport à | sa conyersation , s'élève au-dessus de Pinertie et | de la mort; autant enfin l’ouvrage de la Divinité ! est supérieur à l’automate sorti des mains de l'homme, autant j’accorderar aux faux et aux vrais sages que l’animal l’emporte sur l’être or-, | ganisé sans principe intérieur et de vie et d’ac- | lion. | Lecteur religieux, necraignez point que volre | dignité soit compromise par macondescendance. J'ai vu l'homme trop grand pour disputer à | l'animal le simple privilége de dominer sur la matière. J'ai vu dans l'âme humaine trop de su- | blimité pour croire qu'il n’est plus de degrés à | remplir entre elle et la machine. Trop de préro- # gatives entrent dans son essence pour croire la°| fétri par quelques facultés que l'animal pourra | PHILOSOPHIQUES. 359 | partager avec elle. C’est ici, 6 homme! qu’il faut ten souvenir, Tu tiens aux deux exlrêmes, à Ja bête età Dieu. Tes pieds foulent la terre , mais ta tète s'élève vers les cieux. Qu'importe que ce corps pèse encore sur le globe dont il a fuit par- tie ? Ton œil en est-il moins dirigé vers l’Olympe, où tu dois aspirer ? Et pourquoi cramdrions-nous dereconnoître dans la bête une âmeimmatérielle, puisque matière et âme sont deux contradic- tions ? Pourquoi lui contester une âme sensible, dès qu’il faut se refuser à l’évidence pour dire Fanimal impassible ? Pourquoi lui refuser la pensée, dès qu'il n’est point de vraie sensation sans la conscience du sentiment , et point de conscience ou de retour sur son état actuel sans Ja pensée ? Pourquoi dire la bète sans désirs, sans connoissances, dès qu’il est évident qu’elle désire, cherche, distingue et choisitsa nourriture; qu’elle reconnoit son maître , sa demeure , exécule mes ordres , et m'aime ou me redoute ? Est-ce la religion que je blesserai en accor- dant une âme à l’animal? Mais les premières pages révélées à l’homme m'ont appris, jusqu’à trois fois diverses , à connoîlre un Dieu qui créa une âme vivante dans tous les quadrupèdes qui peuplent nos forêts ; une dme vivante dans loi- seau habitant des régions de Pair , dans le poisson qui nage au sein des mers; une âme vivante {jusque dans le reptile qui se traîne sous l’herbe, (Genès. ce, 1 ). Mais le prophète même a réreillé 560 LES PROYINCIALES mes sentimens pour Dieu par exemple du bœuf qui n’oublie point sa crèche, et par celui de l’a- nimal qui réconnoît son maître. Maïs le législa teur d'Israël me prescrit , pour la bête, des sois | et des attentions que la machine et de simples ressorts ne peuvent exiger de moi. La question de ma prééminence n’est donc pas de savoir si l'animal a une âme matérielle ou s’il n’en a point; mais si, avec son âme , il est ce que je suis , s’il peuleeque je puis , s’il marche mon égal, ousi, | malsré son âme immatlérielle, il reste encore l'infini entre lui et moi; si, dans Pordre où il | est , sa nature, sa substance et son essence même | lPexcluent de celuioù je suis pour mon âme. Et celle question, vous ne la verrez pas seulement | eflleurée par nos vains sages. Ici, comme par- | tout , ils discutent, se perdent dans leurs sys- | ièmes, sans atteindre l’objet. Pour suppléer à | leurs leçons , essayons d’abord de démontrer qu'entre l’âme de la bête, quoiqu'im matérielle ; et l'âme de l’homme, il est au moins possible | qu'il y ait une différence de nature, de substance même et d'essence. Nous prouverons ‘ensuite, par le fait, que s’il y a quelque chose de com, munentrel'homme et la bête, toul ce qui consti- tue véritablement l’homme ne se montre jamais | dans l'animal. Nous apprendrons enfin que cette différence, touie à l’avantage, à la gloire de l’homme, autorisée par la simple possibilité ; démontrée par le fait, n’est point accidentelle ; {i il (lt PHILOSOPHIQUES. 561 qu’elle ne provient pas d’une organisation plus pärhaite dans l’homme que dans l'animal , mais d'un défaut de facultés essentiellement nulles pour l'âme de la bête. Il est possible que l'âme de labète soit inférieure, par sa nature:, à celle de l’homme; il est dé fail que l'âme de ja bête se monire mférieure à celle de l’homme ; il est impossible que l’âme, de la bête soit élevée à la dignité de l'âme humaine. Voilà, lecteur , su: quoi je veux.élablir vos véritables litres. Vous avez: pu être, vous êtes par le fait, vous avez dû étre essentiellement supérieur à la bête par tout ce qui dans vous a constitué l'homme : voilà vos droûsusur elle, et les raisons de votre empire. Je rougirois sans doute de discuter ainsi vos droits; mais-sur qui retombe et la bonté et l'op- probré, si ce n’est sur le prétendu sage qui s’ef- force de rendre suspects tous, les Litres de sa propre grandeur ? : Lorsque je l’entendrai prétendre que tout être inymatériel est nécessairement d’une même subs- (ancé, comme tout ce qui esi corps est essen- iellement matière, je ne veux opposer à ces ausses préleutions que l’argament le plus sim- le et le plus invincible. L'esprit de l’homme, ui dirai-je; est immatériel ; nous l'avons dé- nonté: lEtre-Suprême tout entier est imina- ériel; il n’esuplus temps de nous le contester. Darel homme cependant ne sent pas que sa na- We ; son essence el sa substance ne son! et ne 3. 16 562 ‘LES PROVINCIALES sauroïent êlre la nature, l’essence’et la substance de Ja Divinité? Quel homme ne voit pas que la même substance et la même natére me donne-: roient les mêmes attributs, les mêmes facultés? Et quel hommeosera se donner les attributs ; les facultés de Dieu , ou lui-prêter ses vices, ses: | foiblesses? Nous sommes son images c’est lui= 1 même qui l’a tracée, et c’est là notre gloire. Mais qu’elle nous suflise; le plus parfait destypes W! ne sauroit offrir que la ressemblance, et non pas la nature et l’essence du modéle, Je:mar- “ che donc déjà d’un pas ferme ét certain quand | j'assure que limmatérialité des êtres n’entraîne (| point avec elle une même naturé, unemème k substimce, qe Pour faire un second pas vers/la: vérité quel je cherche, ÿ’examine cet être immatériel, qui M est moi, et comme être sensible; et comme être! fu pensant. Sons l’un et l’autre aspect, je découvre be en moi des affections et des notions d’un ordre le absolument différent entre elles. sun: Être sensible , J'éprouve des douleurs et des pu plaisirs physiques; les frimas me glacent, la chaleur me réchauffe, la soif me tourmente; des plaisirs qui affectent mon âme. La joie naît dans mon cœur à l’aspect de la vertu; le crimew me déplaîit dans les autres, et. m'effraie danse moi; des remords cuisans me dévorent, et ll sérénité de l'innocence me fait partager les dé-: PHILOSOPHIQUES: 365 ices célestes. Les, larmés que:n’arrachent les upplices, les 1tourmens de ee corps. ne décou- ent, point.du mème principe que ces larmes lonnées au repeutir, ou celles que aspect d'un mfant chéri me fait répandre; la. douleur:de la ièvre n’est point pour moi la doulear d’un ami ’ertueux, perdu-ou ruiné. IL est donc dans non âme un double prineipe le seusibilté, el déjà je puis diviser res plaisirs: + mes douleurs en deux ordres absolument Lrangers l’un pour l’autre; en affections physi- jues.el affections morales. | Comme être pensant , mes notions se divisent le nème en deux ordres qui n’ont rien de com- nun. L'idée que j’ai de mon bien-être physique ’embrassera point celle que j’aurai du bien- tre moral. Ventu, erime, mérite , bienfuisance, ustice; sont absolument des notions étrangères | celles, dé monvement,, de repos, de douleur , le besoin. corporel, de fièvre, de santé, de iaigreur , d'embonpoint, Je diviserai donc mes otions mêmes, comme mes affections , en no- ons physiques et notions morales. Je n’ajou- rai pas à celles-ci toul ce que l’on comprend us le nom de notions mélaphysiques et abs- aites; il me suffit d’avoir trouvé dans moi ux ordres de pensées, deux ordres d’affections il ne m'est ni permis, ni possible de confon- e; et je dirai au philosophe : Des notions ou s afleclions qui n’ont aucun rapport entre 564 LES PROYVINCIALES elles supposent essentiellement dans l'être im- matériel des facultés qui peuvent exister sépa- rément. Je puis donc concevoir l’être imma- tériel susceptible de notions et d’affections phy- siques relalives à lui, à son bien-être, et pour qui les notions et affections morales seront es- senliellement nulles. Cet être immatériel, essen- tiellement dépourvu, nullement susceptible de mes affections et notions morales, Dieu a pu le créer pour animer la bête, par la raison seule qu'il est tout-puissant ; cet être immatériel, essentiellement privé de mes affections morales , w'auroit point mon essence, ma nature, ma substance. Autant les nolions et les affctions morales de vertu, de crime, de mérile et de bienfaisance sont au-dessus de celles du besoin, des plaisirs et des peines du corps , aulant cel être immalériel seroit par sa nature au-dessous de la mienne. J'ai donc déjà pour moi la possibilité d'un être immatériel qui vivroit dans la bète, | essentiellement inférieur à l’âme qui faisonri@ dans l’homme. | Que le philosophe insiste désormais sur mille faits divers; qu'il me fasse observer et la sen= sibilité de l’animal, et toute l'étendue de ses notions: je le sais, lui dirai-je, l’üme, dans l’a= nimal, est un être sensible; elle éprouve la joies} elle sent la douleur, et la fxim et la soif, et lé froid et le chaud; tout ce qui peut faire impres* sion sur mes organes fait impression sur elles PHILOSOPHIQUES, 559 Mais l'homme est-il donc homme parce que de soleil le réchauffe , que l'hiver lPengourdit ; parce que Îe travail le fatigue ; parce que les diverses parties de son corps ne se déchiresit point sans qu'il soit affecté par la douleur? Non, ce ne sont pas là les plaisirs ou les douleurs de J’homme. il peut les partager avec la brute. Mais par la seule qualité d’être sensible , il lais= »'era la bête bien loin derrière Jui: il se réjouira de la vérité; 1l s’affligera du mensonge. Le vice lui déplait; le crime le révolte lorsqu'il en est témoin; son âme est déchirée lorsqu'il en est l'auteur, La vertu le transporte; les pleurs de la douleur couleront de ses veux s'il la voil op- primés ; il répandra sur elle des larmes de jote s’il la voit Liomphante, Voilà les plaisirs et les doutenvs de l’homme; voilà l’homme sensible ei l’image de Dieu jusque dans ses douleurs et ses plaisirs, Cesaversions, ces haines, ces dégoüts qui tourmentent son âme sans avoir passé par ses organes, sont les aversions, les dégouts et a haine d’un Dieu qui déteste le vice, le crime et le mensonge, Ces affections heureuses, ces laisivxs dont son âme à connu la douceur, et welle ne doit point à l’œil ou à l'oreille, sont es affections et les plaisirs d’un Dieu qui sourit la vérité , et yeut que la vertu repose dans son ein. Affectez donc, vain sage, affectez de recueillir ncore toules les preuves de sensibilité que Pa- 566 LES PROVINCIALES nimal vous donne ; je les accorde toutes, et n’en verrai pas moins entre l’homime sensible et la béte sensible un monde entier à franchir. Des plaisirs, des douleurs de Panimal, aux plai- sirs et aux douleurs de l'homme, il y aura plus loin que de la terre aux cieux. L’infinii les sé pare, comme l'infini divise Punivers moral de Vuünivers physique. Non, non, je ne crains plus tous vos rapprochemens. 4 ces preuves de sen- sibilité que l’animal vous donne, je vous per- mettrai d'ajouter encore ce que vous appelez les vertus qui en découlent. Comme vous, je con-! sens à admirer dans l’an'mal sensible toute la tendresse, les soins , la vigilance, la sollicitnde de Pamour paternel ; mais je le verrai oublier qu'il est père dès que l'instinct donné par la nature pour la conservation de l'espèce n’aura plus de motif: mais je vous montrérai chez l'homme le sentiment de la postérité se fortifiant de génération en génération , el nos anciens du peuple embrassant et serrant dans leur seïn les enfans de leurs enfans. Comme vous , je verrai Panimal tressaillir à l'aspect de son maîtré; mais dans le pain qu'il en reçoit, je vons découvrirai tout le principe de son affection ; comme vous encore, je le verrai honteux, triste , confus des fautes qu’il a faites; mais je vous montrerai, la verge qu’il redoute. Allez, allez plus loin encore ; exaltez les services de la’ bête; dites qu’elle est fidèle, tendre, reconnoissante; quellé | (l PHILOSOPHIQUES. 567 | vous,défendra contre vos ennemis, en raison | des bienfaits qu'elle a reçus de yous; mais | mommez seulement les bienfaits qu’elle paye et | qu’elle peut connoitre. Vous la rassasiez, vous | J'abritez, vous lui prêtez vous-même une main | secourable contre la bête plus puissante prête à la dévorer. Elle doit vous chérir et revenir à vous, comme elle reviendra sous ce toit qui la | défend des injures de l’air; vos amis seront pour | elle les amis-de la main qui la nourrit; vos | ennemis seront ceux qu’elle voit lui dispuler sa proie, en allaquant celui qui la lui fournissoit. |. Tont est matière en vos bienfaits , tout est de | boue dans les motifs de son amour , de sa fidé- lité, de sa reconnvissance. Eh ! ce sera là ce que | vous appellerez des vertus ! ce que vous com- | .parez aux sentimens et aux vertus de l’homme! | .Soyez dispensé pour moi de ces verlus, de ces Seniimens; je ne veux point dans mon sem- |.blible d’un amour qui confond mes services | avec ceux du bäton qui le soutient , ou de l’ar- bre, dont 1l cueille les fruits. Je veux que , peu content de sentir les bienfaits, vous sachiez ap- précier le bienfaiteur, moins sur ce qu'il a fait que. sur ce qu'il a dû et pu ou voulu fure, | moins sur les effets que sur les molifs et les dé- .sirs. Je ne veux pas même que vous me teniez compte de ce que je n’ai fait que pour moi en yous servant ; je veux que vous sachiez distin— .guer l’esclave qui vous sert du maitre qui or- 368 LES PROVINCIALES donne que vous soyez seïri ; je veux que voris aimiez Ja vert qui voüs aide ; bien plus que les secours qu’elle vous prête; je veux que votre amour suppose votre éstimé lel ‘me soit hono- rable; que votre âme éclairée, instruite, for- tifiée, soit pour vous un bienfait supérienr à tout ce que je puis faire pour votre-corps. Fons mes services fussent - ils de cet ordre inférieur, terrestre et matériél , je veux qüé volre amour s'élève à cet ordre moral 4 Pré et de vertu qui les dirige. Et n'est ce pas encore ici un monde'étranger à la bête? Quel chaos immense la sépare dont de l'homme dans ses vertus mêmés? Bonté ; causés, motifs d’un ordre purement intelléctuel, tout ce qui constitue le moral des bienfaits de l'amour , de la fidélié, de la r'econnoïissance ; “0sez- vous -seulement le soupçonner dans elle? Croirez vous cet amour qu’elle a pour vous fondé:sur l'estime ou le respect qu'elle vous a voué, ou bien sur l'idée qu’elle attache à remplir ses déve s? Non; tout nous dit encore que dans ce qu’on appelle vertu , fidélité, constance et reéconnoiïssante , il est une région accessible à l'homme seul ; et qu'autant la vertu cst au - dessus des formes “extérieures, autant l’homme s'élève au-dessus de la bête, lors même qu'il ne trouve que les mêmes services à rendre, ou à recevoir et à r'é- connoître. J'irai plus loin encore; je vous étonnerai PHILOSOPHIQUES. 569 peut-êlre dans ce que j'oserai vous permelire de voir dans l’animal. Je dirai qu'il est libre dans ses directions; qu’il choisit et raisonne son choix; qu'il peut être infidèle à votre voix lorsqu'il vous obéit; qu'il agilet se meut conséqueniment à ce qu'il woit de pire ou de meilleur. Mais quels sont les objets sur lesqnels sa raison et sa liberté s’exerceront ? Il fuira la prison que vous lui destinez ; il brisera ses chaînes et rompra sa cloi- son pour respirer un air qui le rauime, pour exercer ses membres engourdis, pour éviter leur gène, leur contrainte; il flattera la main qui l’en délivre : la liberté des champs, ou celle de courir après sa proie, voilà ce qu'il désire. Et ses raisonnemens, jusqu'où s’étendront-ils7 Il sent qu'il est plus foible , il ne s’en prendra pas au plus fort; 1l sent qu'il est le plus fort, il dévorera le plus foible : il emploiera et la ruse €L l’adresse pour l’attemdre; à l'instinct de la nalure il ajoutera même la lumière de vos leçons. Ce qu’il prévoit devoir étre suivi de la verge, 1l lomettra, ou évitera vos regards pour le faire; ce qu'il pourra prévoir vous engager à salisfaire sou appétit et ses besoins, vous. l’ob- tiendrez de lui. Il fuira sou ennemi, il déclinzra le danger, il choisira, parmi cent moyens d’ar- river à sa fin, le plus aisé, le plus conrt, et quelquefois même le mieux combiné. N'est-ce pas dans ce choix des moyens que vous meilez € da liberté et la raison de l'animal? Venez, et 16, 370 LES PROVINCIALES je vous montrerai des êtres dans qui celle rai- son, cette liberté subsiste tout entière, et dans qui la raison, la liberté de Phomime test tout anéantie ; vous verrez que Ce point Où l'animal vous paroît si parfait n’est pas mème celui où là société commence à reconnoîtré l’homité. Entrez avec moi dans ces sombres réduits 'où ilne reste plus de l’homme que la bête; observez ces mortels, victimes d’un délire habituel et d’un cerveau blessé ; ce qui reste dans eüx, vous le verrez supérieur à tout ce que vous avez admiré dans la bête. L'homme a disparu tout entier ; cependant, comme la bête encore;'et bien mieux qu’elle, ils commandent à léurs corps de s’abriler , à leurs mains de servi à leurs besoins physiques; comme elle, ét bien mieux qu’elle, ils combinent les moyens d'éviter la douleur et de se procurer des plaisirs; comme elle , ils sont tantôt rebelles à la voix , et tantôt dociles à la verge; comme elle, ils sollicitent vos secours, vos générosités, ils flatteront la main qui les dispense; comme elle, ils trom- peront celui qui les surveille : ils aspireront à la liberté; ils emploiront les mstrumens de Pomme pour l’acquérir ; bien mieux qu’elle, souvent ils auront leurs ruses, et leur industrie, et leur intelligence. Celte intelligence, si vous aviez trouvée dans la bête au même degré , si vous aviez vu l’animal, non plus imiter simple- men et répéler les sons de homme, mais don- .PHILOSOPHIQUES. 574 ner à votre langage le même sens que vous, sol- liciter du pain quand ila faim, de l’eau quand ila soif, du feu quand il a froid, ne jamais se méprendre à l'expression de ses besoins et de ses désirs, c’est bien alors que vous auriez cru voir dans Ja, bête la liberté et la raison de l’homme. Mais que votre erreur auroit été gros- sière! L° homme ne paroîl point encore, et vous croyez l'avoir vu tout entier. Non, ete lé qui se réduit à tendre et retirer la main pour les besoins du, corps , à fuir la prison, à plier sous le joug ou à le rompre; cette intelligence dont les opérations se bornent à connoîïtre , à comparer dans a matière ce qui flatte le goût, apaise l'estomac, satisfait appétit et réjouit les sens; cette mémoire qui ne conserve des traces distinctes que de l’objet terrestre ; cet entende- -ment qui ne saisit plus rien que de relatif aux organes; cette volonté qui ne sait plus vouloir auand l'animal est satisfait; cette langue même qui n’articule. plus de sons lorsque tous les besoins, du corps sont remplis : non, rien de tont cela n’est ni Ja liberté, ni l'intelligence , ni la mémoire, ni la volonté, ni la raison ; ni Ja langue de l’homme. Donnez à la brute {outes ces facultés, et venez voir le sage dans les fers ; c’est là que je pourrai vous faire voir la liberté de l’homme commençant où celle de l’animal finit; et tout lempire de la raison s'étendre, et toutes les ÿ INIST 372 LES PROVINCIALES facultés de l’homme se développer où l’inimal n’a plus d’idées. Que les tyrans menacent, queleurs bourreaux étalent leurs instrumens de mort, ils ont 'en- chaîné le sage sur un lit de fer; qu'ils ordon- nent le crime ou l'erreur , l'animaliest dompté:; mais l’homme va se montrer en roi ,-Fesprit seul conservera son empire au milieu des sup- plices, comme dans les piéges des sirènes; le tyran voudra le erime et la foiblesse, le sage montrera la vertu et la constance. Le tyran déchirera des membres ; il menacera d’arracher une langue obstinée à publier la vérité; 14 m’ar- rachera pas le mensonge. Voilà ce que j'appelle la liberté de l'homme, c’est-à-dire de penser en homme, de parler en homme, de sacrifier V’er- reur à la vérité, le vice à la vertu ; et tous les sens à l’âme; de connoître, de voir, de choisir non ce qui est flatteur pour mes organes, utile à ma santé, à la conservation de ce corps de poussière, mais ce qui est honnète et utile à l'esprit. Sophistes flétrissans, comparez à celte liberté celle de l'animal! Cette raison même, cette intelligence que, vous exaltez dans la bête , faudra- t-il la rappro- cher encore des notions de la raison, de Vintel- -ligence de l’homme ? Suivez-nous à école dun sage, et venez établir vos parallèles ; venez prèé- ter l'oreille à l'homme discutant pour la justice, eur l'immortalité, la spiritualité , l’art de régir PHILOSOPHIQUES. 575 les peuples et deles rendre heureux ; sur Päme, la matière, la Divinité et ses attributs. Ce que vous appelez des bêtes raisonnables, faites-les donc passer à cette écolesic’est là qu'elles au- ront des veux pour né plus voir, des oreilles pour ne plus entendre ; une intelligence pour me plus raisonner. C’est là que la stupeur de l'animal sera la stupeur de lx brute et de la pierre même, Le néant n’est pas plus nul pour lui que ce monde nouveau ; et, sil faut achever de vons confondre , que le disciple du Christ ouvre la bouche , qu'il prononce les mots de sainteté , de royaume des justes : qu'il parle de l'amour du Créateur , du détachement des richesses, de l'humilité de esprit, de la mortification des sens ; alors peut-être enfin vous nous direz : L’homme seul peut entendre ses paroles: entre l’âme qui les peut concevoir et celle de la bête il y a l’in- fini. Vous n’aurez point encore dit assez , et vous ne laurez pas distinctement conçu. Il faut, pour bien connoiître toute la différence de l’âme de la bête à l'âme de l'homme, se plaire à parcourir toutes ces régions où l’animal est nut per le fait, et où l’homme domine. Faites , faites d’abord que dans ce monde sen- sible l'animal. ayant sous les veux et l'effet et la cause, distingue an moins assez l’un et l’autre pour aider tant soit peu à la nature, De ce que son œil voit, faites que la bête s’élève à ce que Axraison du plus brut des hommes lui apprend. 574 LES PROVINCIALES Montrez-la-nous aùmoms :entretenant ce feu qui la réchauffe , ou'éteignant-ces flammes qui la brülent; arrosant ces plantes dont elle attend Jes fruits | ou semant: elle-même ce qu’elle se plaira à recueillir ; ajoutant nos filets: à:ses-em- büches où la flèche à ses armes:, et vous n’au- rez franchi qu’un premier mondè , celui qui sépare l'animal du sauvage. Faites que l'animal, rappelé dans sa tanière par l'ombre de la nuit, en sorte quelquefois pour contempler la marche des astres où mesurer leur: cours, et vous aurez franchi nn second infini de la brute à Newton. Faites que, peu contente de ces arts que::la na- ture lui donna, qu’elle n’a point acquis, la bête essaye au moins de transmeltre à sa postérité ce que vos leçons et vos soins ont seuls pu ajou- ter à son industrie ; faites que les ,enfans , chez elle , enchérissent sur ce qu'ont su les, pères!, el vous aurez franchi pour arriver à homme, un troisième infini, un troisième.monde , celui où les espèces acquièrent et se, perfectionnent, Vous serez encore loin de ce monde,, où des _vérilés pures , intellectuelles, et complètement étrangères aux sens, absorbent Mallebranche et Descartes ; vous aurez encore des régions nou- velles el un autre infini à parcourir avant de vous montrer dans ce monde, où une, vertu seule réduile en pratique nous fait voir dans l'âme plus de perfections que mille vérités dé- couvertes par Ja force du génie. De ces mondes PHILOSOPHIQUES. 575 divers , ‘où l'animal est mul, où l'homme seul semontre, quels espaces immenses, quel. chaos à: franchir pour voi naître celui-où jé jouis d'avance de tonte la grandeur el de toutes les délices d’une vie future , où les sens.et le pré- sent: ne:sont, plus rien, où Dieu et l'avenir sont:tout ! Ce monde est fait pour moi, mon âme: s’y contemple ; seule elle en a Pidée ; elle sait en jouir: et mon âme seroit l’âme de l’ani- mal! Lessence :et la nature de la brule seroient et mon essence et ma nature ! Non, non, il est ‘entre elle et moi trop d'intervalle pour que l'homme:et la bête soient animés par le même être. | Je sais ce qu’une vaine sagesse peut m’ob- jecter dci. Nous ne coniestous point sur les fiits ; me dira-t-on ; nous savons que l'esprit de l'hômme règne dans des régions où l’âme de la bête ne s’est point élevée ; mais donnez à la bûte vos organes , et ses facultés développées égaleront les vôtres. Vous vous trompez, vains sages! Avéc les sens de l'homme, la bête per- dra sés facultés sans acquérir les miennes ; avec mes organes , son œil seroil moins vif, son odo- rat moins fin, sa course moins légère. Avec ma langue même, tout m’apprend dans le singe qu'elle seroit muette. Avec l'étendue de ma li- berté , son instinct deviendra un guide moins sur ; elle sera maîtresse de résister à la nature, et sa vie physique sera moins parfaile. Quels 9 ' (ep) LES PROVINCINMLES 7 que soient les organes de lPanimal , en sent-il moins que moi la différence et le retour des saisons ? Pourquoi ne s'est-il pas encore élevé à celui qui les règle? N’a-t-il pas vu mes arts perfectionner les siens? [nstruit par mes leçons, pourquoi ne Îles a-t-il jamais trarismises à ses élèves? pourquoi tout ce que je Ini apprends se perd-il avec lui dans son espèce ? Jouit-il moins que moi des secours que je lei prête ? Pourquoi ne sait-il pas encore qu’il est beau de secourir le foible, d’aider le malheureux ? Il voit ce que je vois, il sent ce que je sens il le voit et il le sent mieux que moi : pourquoi n’a- t:l pas fait encore un pas vers Pinvisible et lin- sensible ? Ce ne sont ni mes pieds, ni mes mains, ni mes yeux qui me parlent de justice , de bien— faisance , de gloire, d'éternité ; donnez-lui done tous mes organes, toutes mes notions purement intellectuelles n’en seront pas moins étrangères pour lui. Disons-le donc sans crainte: créé pour le physique, il est parfait, et plus parfait que moi. Son âme est pour le corps ; elle sait mieux que moi tout ce qui lui convient; elle se trompe moins aisément que moi sur les objets terres- tres. Créé pour le moral, mon corps est pour mon âme, et l’animal est nul au point où je commence. Je dis nul par nalure et par essence ; nul enfin, parce que la substance qui Panime n’est ct üe peut point être celle qui vit en moi, PHILOSOPUIQUES.. 37 Le. Dieu que je connois, et qu'il ignore, est celui que, j'atieste, et dont. j'appelle iei en preuve la puissance, la-sagesse, les devoirs, C’esi, vers ce Dieurque jem'élève ; eLaprès avoir éludié .som-essencee:, je le dis hautement : Il est impos- sible qu'un-Dieu sage-el puissant ait condamné l'espoitcqui:wit dans l'homme à vivre dans la bête, La pu multiplier.et diversifier des subs- tances, comme il, peut multiplier et diversifier lenr, destinée , comme il peut multiplier-et di- versifier leurs facultés : s’ille peut, il le doit ; s’il le doit, il l’a fait : la preuve que j'en ai, c'est de votre aveu même que je veux la tirer. S'il vous appartenoit de créer des êtres, de fixer leur but et leur destin , dites-moi si celai que vousanriez destiné à ne seniir que pour vi- vre, à-me vivre que pour se nourrir, à ne se nourrir que pour digérer , à ne rien connoître, à ne rien désirer que le sensible et le matériel , à n'avoir d'autre soin, d'autre objet que la con- servation de sa machine, recevroit de vous la même essence que l’être destiné à connoitre la vertu, chéri la vérité, apprécier le mérite; à diriger le corps, non plus sanplement pour la conservation de la machine, mais pour la per- fection de l’esprit, pour acquérir des droits que la machine ignore ? Dites-nous si, créant sans cesse des millions d'animaux, vous croiriez être sage en renfermant dans eux une substance st- -blime par essence, dont les facultés développées 378 LES PROVINCIALES eussent fait ce qui peut exister de plus grand et de plus noble ; pour que cette substaneene put exercer que les fonctions les-plus wiles’et les L plus flétrissantes ; pour que ses facultés restas- sent toujours nulles et sans exercice , et dans l'impuissance de se développer? Vous croiriez- vous bien sage, si des millions d’esprits ;:capa- bles comme moi d'aimer un Dieu ; de le servir , de le connoître ; de désirer , et d'acquérir un bonheur éternel, ne sortoient jamais de vos mains que pour brouetter et: disparoître : ‘si vous faisiez sans cesse peser sur la térre un es- prit que son vol naturel dirige vers les cieux ; si de cette substance qui pouvoit me montrer une image de la Divinité, vous ne faisiez jamais que l’image de l’homme rampant et abnuti? Dites moi enfin si l’ême de Newton dans un im secte, l'âme de Fénélon dans un quadrupède, l'âme de Corneille dans un moucheron:;me sont pas un vrai monstre en fait de Providence ?Ce monstre, n’auriez-vous été tout- puissant que pour le reproduire à chaque, instant ?:Non, cette idée seule vous blesse et vonsimévolte. Juste appréciateur des objels, vous auriez mis dans l’ordre et la nature des substances les mêmes intervalles que dans leurs destinées. Craignant de prodiguer l’or pour la fange , et l'essence sublime pour des objets terrestres, vous auriez consulté la sagesse. À l’être destiné à vivre pour ‘les sens vous n’auriez point uniun être que les PHILOSOPHIQUES. 579 sens ne peuvent que flétrir dès qu’il s’oublie lui-même , ou ne voit et m’agit que pour eux. Laissez-moi donc croire qu’un Dieu aura du moins votre sagesse; qu'il saura honorer sa pro- vidence ; qu’il donuera aux êtres et la vie et l’ac- tion, et les facultés et Pessence qui conviennent à leur destinée. EL falloit faire vivre animal; et dés-lors , je le sais, il lui falloit une âme immatérielle, parce que la matière est essentiellement morte par elle- mème au sentiment , à la pensée, à l’action spon- tanée; mais la vie , dans animal, n’étoit néces- saire que pour présider à la machine , que pour en diriger les ressorts ; il ne s’agissoit pas de l’é- lever aux cieux : donnez-lui donc une âme qui rampe sur la terre, qui ne puisse conmeître que les sens , que la douleur et les plaisirs des sens puissent seuls affecter; qu’elle soit en tout su- bordonnée: aux sens ; qu’elle soit leur esclave , même en les dirigeznt , puisqu'elle ne devoit exister que pour eux. + Mais quoi ! dans les desseins de la Divinité, c’ést moi qui devois être et le roi et le Dieu de l'animal ! 11 doit être pour moi ce que je suis pour Dieu, me servir où me craindre, me fuir ouwm'aimer , subir le joug de l'homme ou cher- chér-un asile sous le creux des montagnes ; et il marchéroit mon égal ! - Qu'on ne me dise point que c'est là nn em- pire usurpé; mes droits sont tous fondés sur la 560 LES PROVINCIALES vature ; c’est elle qi m'apprend ce que je suis pour l'animal , elce qu’il est pour moi. Hors de mon espèce, je ne trouve à aimer que l'Eternel; hors de son espèce , l'animal suscep- tible d’ameur et de reconnoissance ne s'attache qu'à moi, Dien seul sera pour moi l'être invin- cible ; la terreur a chassé devant l’homme le ti- gre même et:le lion, Hors de mon espèce, Dieu seul peut me soumettre à sa voix et me firé fléchir sous son empire ; l’homme seal sur la terre a pu être servi et obét par l'animal, Je suis donc et le roi , et le Dieu, et la dernière fin de animal, comime l'Étre-Snprème es 1on roi, et mon Dieu, et ma dernière fin. Comment cet empire seroit-it nsurpé? Est-ce de moi que vient à l'animal cet inslinet qui me le rend fidèle? Est-ce moi qui pliai cette tête qui appelle le jong et ta charrue ? Ai-je courbe ce dos qui m'inviie à le charger de mes fur- deaux ? Appris-je à l'animal à se glorifier du: frein qui le dompta, et du maître qu'il porte ? Cette riche toison qu’il présente au ciseau , est- e moi qui la fait croitre, ou bien est-ce: pour lui qu’il faut l’en déponiller? Ces fils dürés qu'il tire de son sein, lui ai-je appris à les ourdir ;, cu bien est-ce pour lui qu’its appellent la trame ? ou plutôt n'est-ce pas le Dieu de la nature qui dit lui-même à l’homme: Tout cela est pour toi; qu'ils fécondent tes champs par leurs tra- vaux ; quäls t’habillent de leur toison ; qu'ils te | | | | PHILOSOPIHIQUES. 561 nourrissent de leur chair. Ceux que je multiplie auprès de toi seront pour Les plaisirs ou tes be- soins ; ils n’aborderont point impunément les forêts et les déserts, j'ai chargé les loups'et les lions dévorans de te les renvoyer. Ceux mêmes que tm crois tes ennemis n’y exisleront que pour toi; c'est moi qui les soumets à lon em- pire; en les destinant tous à te servir, je lai donné l'adresse contre le plus fort, la force contre les foibles , intelligence contre tous. Tels sont les véritables droits de Fhomme sur la bête; je les vois tous fondés sur la na- ture: le prétendu sage qui les révoque en doute a-t-il donc réfléchi sur ee que deviendroit Pani- mal soumis à l'homme, sans l’homme lui-même, sans l’usage qu’il en fait et les services qu'il en tire ? Où existent-ils done les animaux Îles plus utiles à l’homme, sans le secours de l’homme? S'ils ne servent pas à le nourrir, leur fécondité même devient la première cause de leur destruclion (1); ils épuisent les fruits et (1) On n’a pas assez fait cette réflexion : Toutes les es- pèces d'animaux qui peuvent nous être utiles n? sont dans un état naturel qu’auprès de nous ; les autres ani- maux Les détruisent : aussi n’en existe-t-1l presque point dans les bois. S’ils ne maltiplioient loin de leurs ennemis naturels, en irés-peu de temps ils seroient obligés de se dévorer eux-méines pour subsister : témoin ce petit noin- bre de bœuts que les Espagnols avoient laissés à Saint-Do- mingue , et dont tonte l'ile n’auroit plus suff à nourrir la postrité sans les chasses continuelles qu'il fallut leur 36 2 LES PROVINCIALES les moissons , el nos campagnes ne leur suffisent plus. S'ils se retirent dans les ‘bois, ils sont la proie des bèles carnacières, que k-nature y en- tretient pour les en chasser. 'Fout autorise donc et l'empire de Phomme sur les animaux ; et les services qu’il en exige. Tout lui dit qu'il est roi dans Ja nature, qu’elle est toute ‘pour-lui-en dernière analyse; mais est-ce le même étre qui vit dans l’homme et l'animal? Je ne veux plus de cet empire, il est trop odieux ;:je ne. veux plus de ces prérogatives, qui ne me serviroient qu’à dompter mon égal. Quoil:c’est l’esprit de l'homme qui me sert dans la bête, etje met- trois la bête sous le joug! et j’emploierois:sans répugnance le fouet , l’aiguillon et le frein pour l’asservir ! Je la fatiguerois tantôt poar: mes besoins , tantôt pour mes plaisirs ! Je ne da ver- rois paitre dans nos champs que pour: plonger tranquillement le fer dans son sein et assouvir ma faim! Un esprit du même ordre que moi, noble comme le mien, habiteroit dans Panimal ! et le Dieu qui soulève mon cœur à l’aspect de mon égal souffrant m’eüt laissé sans remords donner , quoique les bœnfs soient lespêce qui se repro- duit le plus lentement parmi les animaux domestiques. Voyez, dans les endroits où la chasse est négligée, les ra- vages des cerfs , des lapins, des perdrix , on n°ÿ moissonne plus ; la terre, livrée aux animaux dont l’homme se nour- rit, ou qu’il consacre aux travaux domesliques ; n€ leur sufiroit donc bientôt plus. Preuve évidente que Dieu les destine absolument à l’usage ou à la nourriturede Phomme. PHISOSOPHIQUES,. 583 ‘sorger d'animal; m'abreuver de son sang , me hourrir- impitoyablement des lambeaux de sa hair ! Encore une fois, un Dieu puissant et sage règne sur la nature; 1l n’a point autorisé > désordres il ne m'a point donné mon égal pour être mon esclave ; pour assouvir ma faim ; 1 n’a pas pue fure, et l’homme a blasphémé la Providence quand il a pu se dire: L’être que Dieudestine à:mé servir ou à tomber dans mes lacets, à me rassasier, es, par sa nature, grand, noble comme moi , immortel comme moi, du même ordre que moi. Si c’est l’esprit de l’homme qui me sert dans la bête; un Dieu , en créant l’homme, n’a créé que des monstres faits pour évorer de sang -froid leurs semblables. C’est pard'ame que je suis ce que je suis; la forme de ce corps n’est rien : la bêle, avec l'esprit de l’homme , est homme comme moi ; celui qui Passervit ou la dévore, asservit et dévore son semblable. Un Dieu n’est point auteur de ce désordre, un Dieu ne peut donc pas avoir fait vivre dans la bête lesprit qui vit dans l’homme. Rien ne me l’a jamais indiqué dans l’animal, cet esprit par lequel je suis homme, par lequel, m'élevant au-dessus du sensible ; je connois, je contemple ces mondes étrangers à la bête ; tout me dit au contraire que l'êlre immatériel qui vit dans la bête est borné à sentir ce que la ma- tiére peut me faire sentir, à connoître ce que Ja 584 LES PROVINCIALES malière peut me fuüre connoître, Fout me mon- ire en défaut sagesse dun Bieu, -si je puis A h ® 72 . supposer dans la bèle un être immatériel du mème ordre de mor: pourqnot me flétuir gra tuiltement en m'abaissant à elle, et me me flétrir: qu’en outrageant ln suprème sagesse? Quelles difficultés ne vois- je pas d'ailleuvs s’aplanir d°s qu'avec la raison je prescris à l'inimal ses véritables bornes ? :Un-être irmmma -! tériel vit dans lui; mais la destinée de cet êtie. est bornée à diriger lamachine. Eunet l'autre: dès-lors n’existeront que pour pétpler dla terre, on pour serv‘ à mes besoins. Ce quitermine la carrière de Pune consomme le destin de lPautre: L'animal n’a connn que te physique : le moral est pour lui un monde maccessible; la- mour du vrai, du juste, ne Jura point acquis le droit de se survivre : il dévelèppé foules ses perfections, sa destmée ést conrplète; 11 même sagesse qui Pavoit dictée exigera qm’il cesse d'exister après lavoir remplie, le privilége de Jimmortalité est assuré à Fhomme seul. Cet être immatériel dans la bête aura sonffert sans doute, parce qu’il a fallu que Li douleur l'avertit des soins qu’il devoit à le machine; mais chez lui la douleur n’est que celle des sens et du moment; mais la réflexion , les souvenirs’ amers, la prévoyance , souvent plus doulou = reuse encore, rien de ce qui déchire mon âme sans passer par mes sens n’a lroublé ses plaisirs + dé PHILOSOPHIQUES. 585 ouajouté à ses douleurs; mais il a recueilli sans semer, jout sans mériter; mais la mort elle- même a perda pour lui ce qui la rend aux hom- mes si terrible, le triste souvenir du passé, l’ef- frayante incertitude de Pavenir. Il ne l’a point prévue, il meurt sans la connoître, L'animal aura souffert sans doute , mais un Dieu cesse-t-il d’être juste parce qu’il ne la pomt rendu im- passible, parce qu’il lui donna Pexistence au prix de quelques douleurs rares et passagères , mulle fois moins cuisantes que les miennes ? Cesse-t-il d'être sage en faisant de ces douleurs le principe des soins que lanimal même doit donner à sa conservation ? Cesse-t-1l d’être bon en compensant quelques douleurs bien moins cuisantes que les miennes par des plaisirs plus vifs et sans remords , par un bien-être habituel, moins sujet que le mien à s’allérer? Non, le sort de la bète n’autorisera point nos blasphèmes. Si des hommes avides et barbares ont pu trou- bler la Providence en aggravant le joug de l’a- nimal , ils seront seuls coupables, et la dureté de leur cœur ne sera point le crime de la Pro- vidence. Dans notre idée encore, cet êlre immatériel qui vit dans la bête aura eu son degré de con- ception; mais l’homme abruti par ses passions n'en sera pas moins flétri en se rapprochant d’elle; et je dirai de lui, comme nos livres saints, qu’il est devenu semblable à l’animal sans rai 2: 17 586 LES PROVINCIALES son et sans intelligence : F'acti suntisicut equus elmulus ,quibus non est intellectus ; parce que le plus haut degré de conception dans l'animal n’atteint pas aux notions et aux actes que j'ap- pelle dans l’homme zutellisence. Ce qui nour- rit l’esprit par la science, ce qui élève l’âme par la contemplalion , ce qui la purifie par la pratique des vertus, voilà l'intelligence , voilà par quoi je tiens aux cieux , el par quoi je suis homme. Les sens seuls vous occu- pent: les appétits du SRE: VQUE absorbent ; l1 terre fournit seule à vos plaisirs, seule elle salisfait tous vos désirs. Je ne vois plus en vous que l’instinct de la bête; l’image de la Di- vinité a disparu, et vous n’êles plus homme que pa: ce qu'il y a de terrestre et d’animal dans l’homme. Mais de cet état même, où il s’est abaissé , l’homme peut s'élever à celui dont il est déchu ::; entre lui et la bête je verrai donc encore une différence essentielle : ce qu’il est devenu par le vice de ses organes ou le non-exercice de sa raison , l’animal l’est par nature el par nécessité. L'homme peut s’abaisser ; mais la bête ne s’élè- vera point : voilà la différence essentielle entre elle et vous. C’est donc en vain que vous m'ob- jeclterez que tel homme est plus près de la bête qu'il ne l’est de Titus, de Corneille ou de So- crate. Dans l’état de stupeur ,; d’imbécillité ou d’abrutissement, quelle qu’en soit la cause ; ou ER PHILOSOPHIQUES. 387 les passions brutales, où les vices de l'organisa- tion , l'esprit de l’homme ne se montrera point ; mais déchirez le voile, dissipez le nuage qui len- veloppe, vous verrez ce qui est; il reprendra le libre exercice de ses fonctions, et vous con- noîtrez la sublimité de son essence. Elle a pu s’obscurcir dans l'individu; elle ne s’est anéantie in dans lui, ni dans l'espèce. Etendez au contraire les moyens de l’animal; que rien dans ses organes ne le gène; que ses sens soient portés à toute leur perfeclion nan- relle, vous aurez perfectionné ce qu’il possède, vous ne changerez point sa nalure: à ses facul- iés primitives vous n’ajouterez point celles de l’homme, Il verra mieux la terre, il n’en verra pas mieux li justicedes cieux ; il entendra mieux le son de votre voix, mais le sens de vos pa- roles n’en pénétrera pas mieux ses oreilles , et toute idée morale n’en sera pas moins nulle pour lui, Quelle n’est donc pas voire erreur, quand vous jugez de l’homme par les individus les plus grossiers, et de l’animal par les indivi- dus les plus parfaits? La finge a obscurei ce diamant brut, et vous lui préférez éclat du marbre que vous avez poli. Vous dépréciez l’un par €e qui n’est pas lui, sans rechercher ce qu'il vous cache; vous appréciez l’autre par ce qu’il peut avoir de plus parfait. Voilà, 6 vaius sages! wos poids et vos mesures, quand vous avez à décider entre l'homme et la brute. Quel fatal rue 306 LES PROVINCIALES intérêt vous a donc inspiré ces jugemens niques? Prenez l’homme et la bête dans l’état naturel : voyez ce qu'ils vous montrent lorsqu'il sont | Pun et l’autre à découvert ; alors vous jngerez de leur essence, et vous prendrez vous-mêmes votre rang. Quant à toi, insensé , qui soumets à tes cal- culs absurdes les biens et les maux de l’homme, les biens et les maux de la bête, et te décides pour l'égalité, dis- moi où tu as appris qué la | bienfaisance de Titus s’annuloit dans le même | homme par la férocité des Néron , la sainteté des Fénélon , par l'impiété des Lucrèce, le génie des Paschal, par la stupidité de ton école ? Dis-moï où tu as appris à contrebalancer le prix de la vertu par les infirmités, les forfaits par les plaisirs, l'esprit par la matière , le moral par | le physique, la lumière par les ténèbres, le tout par le néant? Ne vois -tu pas que des'objets de | nature diverse ne se comparent point ; que ce que tu n’es pas n’empêche point ce que tu es; que ce que tu ignores n’empêche pas ce’qüe tu sais ; que ce dont tu te prives n'empêche pas ce | dont tu jouis; que les biens et les maux ; dans l’homme et dans la bête, n’en sont pas moins réels, ni moins différens de nature et d’espéce, | malgré tous les zéros auxquels tu les réduis pour en égaliser les résultats ? Rampe donc toi- même , et sois dans mon estime l’égal de la! brute, puisque tu voulus l'être. Je’suivrai enr || PHILOSOPHIQUES. 569 core tes leçons en te les appliquant ; je te dirai : La bête et le faux sage sont sur la même ligne ; c’est lemème mérite, la même valeur, et je leur voue le même mépris. Ton orgueil se révolte de nouveau, et ta bile s’enflamme. Ce sera donc toujours t’humilier et t’insulter que de s’en te- nir à tes dogmes? Croire à tes leçons et te les appliquer sera donc. toujours la plus grande preuve de mépris qu’on puisse te donner ? Ne voir rien dans toi de plus estimable que dans _l’âne et le bœuf, ou les pourceaux, c’est te rendre furieux ; mais si ces dogmes sont ta honte et ton oulrage, pourquoi les prêches-iu ? P. $. Plus occupé de répondre à l’impie qu’à ceux des véritables philosophes qui au- roient pu trouver dans mon sentiment sur l'âme des bêtes des difhicultés plus réelles et moins outrageantes pour l’homine, je m'aperçois que je wai point répondu à celle que l’on a de tout temps regardée comme insoluble dans cette question , et qui favorise le plus l'opinion de Descartes, le mécanisme pur et simple des ani- maux. | Si.nous répugnons, pourra - t-on me dire, à accorder une âme aux animaux , ce n’est plus dans la crainte de nous égaler à la brute : nous convenons que votre manière d’expli- quer la différence de leur nature et de la nôtre laisse encore l'infini entre la bête et l’homme ; 390 LES PROVINCIALES mais comment répondrez - vous à l'expérience du ver de terre partägé'en-deux ? Le côté de la tête et celui de la queue vivent également pen- dant plusieurs jours, quelquefois des mois en- tiers. Donnerez-vous alors deux âmes à ce ver, lune pour la tête et l’autre pour la queue ? Que direz-vous surtout du polype ‘pürlagé en plu- sieurs portions , et qui, même haché ; suivant les expériences de M.'Frembley, donné autant de polypes vivans qu’il y a de morceaux diffé- rens ? Mettrez- vous aussi quinze ou vingt âmes dans cet insecte? J'avoue que cette difficulté est terrible au premier aspert ; mais il s’en fut bien que je la regarde comme insoluble. Prenons d'äbord le ver que vous avez coupé en deux. Le côté dela tète et celui de la quene vous paroïssent vivre également ; quelques réflexions'sûr la diversité de leurs mouvemens suffiront eu détruirecette erreur. : La fibre qui se plie lors elle se: Deathes on lorsque je la lâche après l'avoir tendue; de cheveu qui s’entortille quand vous l’approchez du feu ; le cœur des animaux qui continue ses oscilla- tions lors même qu’il a été mis en pièces; les tronçons d’une anguille que vous voyez encore palpiter après que vous l’avez coupée en divers morceaux , les regarderiez - vous comme des | parties vivantes ét sensibles? Non sans doute. I! faudroit être bien-peu instruit pour ne pus sa- | PHILOSOPHIQUES, Sÿ1 voir que {ons ces mouvemeus ne sont que l’effet d’une force purement mécanique, connue sous le nom d’srritabilité. Cette force que vous dé - couvrirez non -seulement dans diverses parties de l'animal, mais dans les plantes mêmes , une simple piqûre, l’agitation de l'air, un reste de chaleur , et vingt causes diverses , toutes bien différentes de l'empire de l’âme , suffisent pour . la mettreen action. Mais observez à quoi se bor- nent ses effels, mème dans les parties de ces animaux à sang froid , tels que le ver de terre, qui la conservent jusqu’au desséchement. Ce sont uniquement des plis et des replis en divers sens, des oscillations, des contractions , ou des alteruations de relâchement et de contraction. Observez ce boyau rempli d’une liqueur quel- conque 3; si vous le pressez inégalement , vous le verrez s’enfler dans un endroit , se désenfler dans l’autre par les ondulations , le flux et le reflux de la liqueur. Il se soulève même el se replie , si vous le pressez beaucoup plus forte- ment d’an côté que d’un autre. Tels sont, à peu de chose près, les effets de l'irritabilité de la queue du ver que vous avez partagé. Ces mouvemens n’ont rien qui m'indique là vie dans animal. Je n’y vois point de direction cons- tante et progressive ; je ne la vois point , comme la tête ; Se mouvoir constamment vers un même seus, ou décliner un obstacle, chercher et dis- linguer sa nourrilure et son mieux-être, con- 5g2 LES PROVINCIALES seiver les habitudes de l'animalwivantsz et s’en- foncer de nouveau dans/la terre ; rienenfin ne Marque lintention ni l’être qui -connoît et dis= tingue dans la partie-de la queue , tandis que tout l'indique dans la partie de Ja tête. Cette dernière es donc Ja seule partie vivante après la division du tout. Je n’ai donc pas besoin de supposer ici ‘deux âmes, puisqu'il n’est qu’une seule -partie dont les mouvemensindiquentwéritablementun être encore vivant et sensible. Très - certainement, si ces monvemens ne duroient que peu de minutes dans la-queue-du ver, comme dans celle du petit lézard , vous ne croiriez pas l’une plus réellement vivante que l’autre : la durée n’en change point la nature ; elle vous indique simplement que dans celle du ver le mécanisme se conserve plus long-temps, parce que les liqueurs ou le sang ne:se figent ou ne s’évaporent pas aussi prompiement, parce que les fibres y perdent moins promptement leur élasticité, ou enfin par une cause quelconque que nous pouvons ignorer, mais qui subsiste jus- qu'au desséchement, etquelquefois bien pluslong- temps que la partie même de la tête ne-pent rester vivante. ‘ Il n’en est pas de même du polype, dont les divers morceaux vous offrent réellement divers polypes aussi vivans que le polype enlier; mais observons la nature de cet insecte, et la difficulté disparoîtra. PHILOSOPHIQUES. 395 Pour que l'expérience de M. Frembley réus- sisse, je remarque d’abord qu’elle doit être faite en été, c'est-à-dire dans le temps où cet insecte est très-fécond. Pobserve,, en second lieu , que non-seulement la fécondité du polype est pro- digieuse ; mais, que, les: jeunes polypes ne sor- tent lrès-souvent du sein de leur mère qu’en portant-une seconde et une troisième généra- tion. En troisième lien , tel est le mécanisme admirable de ces animaux, que si la mère se nourrit, les petits poly pes que l’on découvre sur diverses parties de son corps, se nonrrissent aussi; et que si un seul de ses pelits se nourrit, il nourrit également la mère et tous les autres. Tout cela est:constant par les observations des naturalistes:, et surtout par celle de M. Trem-— bley. Il est donc constant que sous une même enveloppe vous avez ici, non pas un, mais dix , douze et vingt insectes réellement vivans. Avez- vous ‘partagé le plus gros , dans lequel tous les autres vivoient? Alors le polype contenu dans chaque partie que vous avez coupée se déve- loppe séparément dans très-peu de temps, il grossit et ressemble à sa mère. Quelquefois , et surtout quand vous avez haché le polype , c’est la semence seule de l’insecte qui se développe et produit de nouveaux insectes ; mais il faut alors plus de temps. Tabord chaque petit mor- ceau se gonfle comme un pelit œuf, dans lequel on aperçoit une cavilé ; on voit la bouche se 17. 394 LES PROVINCIAERES former , et dans quelques jours le se paroît entier. Je ne crois pas qu’il soit à présent néces- saire d’insister sur la difficulté -qu'on tiroit de ces expériences ; elle s’évanouitd’elle-miême, Ce ne sont point les parties que vous avez divi- sées , c’est le petit insecte ou la semence qu’elle contenoit qui forme un nouveau-polype, et je n’ai nullement besoin dediviser l’âme du premier pour en donner une à tous les autres. Ce sont tout naturellement autant d’insectes différens , qui auront chacun un être immatériel qui leur sera uni, en les supposant véritablement vivanis et sensibles. Au reste , de ce que j'ai accordé une âme à l’éléphant , s’ensuivroit-il bien que je dusse en accorder üne aussi au ver de terre, au polype, au puceron même qui ronge le polype ? Je pour ois absolument contester sur celte con- séquence ; j aime mieux la laisser à votre choix. Tout ce qui me prouve que l'animal est sensible, connoît et distingue, me prouve dans lui l’exis- tence d’un être matériel d’un ordre quelconque: je ne saurois douter que mon chien, que le singe, qu’un éléphant ne soïent sensibles , n’aient quel- ques connoissances , et ne distinguent certains objets ; je leur accorde une âme dont Pessence et les facultés soïent proportionnées au genre de sensibilité et des connoïssancés qu’ils ont. Trouvez-vous dans lé ver où dans tout autre in- PHILOSOPHIQUES, 595 secte lesmèmes preuves de sensibilité et de con- noissance ? Je ne m’en dédis point , ils ont une âme immatérielle , mais infiniment inférieure, par son essence même et par sa nature , à celle de l’homme; et peut-être le Créateur a-t-il donné à chaque espèce d'animaux des âmes dont l’es- sence et la nature m’est pas moins variée que les espèces mêmes. LETTRE LI. Le Chevalier à la Baronne. MADAME, Mon silence m'a quelquefois atliré vos re- proches; que le vôtre m’inquiète en ce moment ! Je vous révèle nos plus sublimes mystères pour vous récompenser enfin de la confiance que vous prenez en notre adepte ; je vous dévoile ce que nous osons presque jamais exposer à ceux qui tiennent encore à l’antique bon sens. Ces leçons si éloignées du préjugé, ces dogmes si variés ,. dont la liberté seule vous eût enchantée autrefois, vous les recevez avec indifférence; vous ne me dites pas même sils ont rempli mon grand objet , celui de jusüfier , au moins à vos ÿeux , le philosophe dont la doctrine vous sembioit si étrange. Auriez vous donc encore 596 LES PRONINCIAIES aperçu quelque crise qui lait pu réveiller vos soupçons? Auriez-vous encore livré M: Tri- baudet à votre Hippocrate?-Je vous en prie, madame, tirez-moi d’une incertitude qui me rendroit suspectes vos dispositions envers nos plus grands maîtres. Je n’ose me livrer à cet af- freux sonpçon; mais ne prenez pas un cruel plaisir à l’autoriser. Je vous 'ai découvert bien des choses, et sur Dieu, et sur l'âme, et sur Thomme, et sur la bête; bien des choses qu’as- surément la philosophie de nos bons Helviens n’eüt point imaginées. [l m'en reste bien d’au- tres à vous dévoiler sur la matière, pour vous faire connoître nos grands et sublimes métaphy- siciens. L’âme ou l’esprit, et Dieu, grâces à nos Lu- crèces, ne jouent plus dans ce monde le rôle qu’ils jouoient depuis si longtemps: Vouspen- sez bien qu’il faut à présent en donner un fort important à la matière; mais peut-être : est-ce là ce qui vous aura étonnée dans les leçons de votre prétendu malade, ce qui vous aura fait rappeler le docteur. Vous-n'osez plus:me dire où vous en êtes, et voilà la cause de votre long ‘silence; voilà pourquoi j'attendoisen vain ‘de- puis quaire courriers la réponse à mes dernières leitres. Si je m’abandonnoïis absolument à ces soupçons, je terminerois déjà celle-ci; ‘mais j’espère encore qu'ils ne se seront point réalisés. Je veux même vous donner , par des leçons nou- PHILOSOPHIQUES. 597 velles, une preuve de la confiance qui me reste. J'imagine qu'après avoir banni du monde un Dieu éternel, lout-puissant, actif, intelligent , et.tout esprit sensible; intelligent, notre adepte -pourroil.bien,vous,.avoir montré l'éternité, la puissance, la sensibilité et la pensée. dans cette matière que vous croyez nouvelle, insensible , et incapable de tout par elle-même. 1l pourroit avoir essayé de vous montrer l'intelligence jus- que dans la matière la plus brute, la pensée d’un rocher, la sensibilité d’un caillou, Péter- nité d’an grain de sables tout cela vous aura singulièrement. étonnée; et vous craignez de dire que le docteur a été rappelé; qu’il s’en est suivi encore quelques saignées , quelques nou- velles doses d’ellébore. Non, ce n’est là qu’un vain. soupçon que je n’aime point à entretenir ; el pour vous prouver quelle est encore en vous ma confiance, je vais reprendre mes leçons. Je veux vous.démontrer à quel point il dépend d’un philosophe d'admettre un Dieu seul éternel; ou . bien tout éternel jusqu’à un grain de sable; de . permettre à un Dieu de créer l'univers, ou bien de lui défendre de créer nn atome. Mais, laissant de côté ceux qui n’ont. paru trop cons- tans pour ou contre ce Dieu créateur, je ne vous donnerai aujourd’hui que les variantes de nos grands hommes sur cet article assez impor- : tant. Vous n’aimez point à diretoujours la même : chose; ainsi vous ne voudriez pas toujours sou 398 LES PROVTNCIALES à tenir avec Telliamed:, qu’il suffitde ne pouvoir comprendre comment la matière. «commenté, pour la croire éternelle. ('Telliam. t:2, p.62.) | Cette raison d’ailleurs n’est pas‘trop philosophi- !{: que: croire qu’il fait toujours nuit,-merdiriez- | vous, parce qu’on ne sait pas trop conment il fait jour; cela ne seroït pas absolument rai- sonner. Vous en diriez antant du célèbre Prétot, dé- cidant sans façon que lorsqu’on n’a pas vu du monde sortir du néant, il vaut mieux penser que tout existe ‘de tout temps, par soi méme; par ses propres forces, et que son existence | est nécessaire. (Lettre de Trasybule.) Cenieux est plutôt dit que prouvé. Onne conçoit pas trop ce que c’est que cette force et cette exis- | tence d’un caillou, d’un brin de poussière, qui le rend nécessaire, et qui fait que s’il n’exisloit pas, vous n’exisleriez pas. Je ne vous ferai pas non plus ce grand argument de nos sages : « Pour que Dieu eréât la matière , ilfalloit- qu’il « la connût: et comment connoître ce qui ! « n'existe point ? Connoîlre quelque. chose , : « c’est en apercevoir les proprietés. Le néant e en a-t-il ? Cependant ; avant la création , Dieu « seul existoit, etle néant. » ( Liberté de pen- | ser, p: 166.) Il est assez plaisant , me diriez- vous, qu’un Dieu ne puisse pas connoître les propriétés d’une chose possible, parce que le néant n’a point de propriété; comme si cet PHILLOSOPHIQUES. 599 Être suprême devoit puiser. ses. commoissances dans le néant , et non pas dans lui-même ! Il'est encore assez plaisant que vous né puissiez pas avoir l’idée d’un homme qui naîlra dans quel- ques années, qui sera roi d’Espagne ou empe- veur de la Chine, parce que cet homme est en- core dans lé néant. Il faut en convenir, ce n’est pas en cetie espèce de raisonnèmens syllogis- tiques que nous sommes heureux. Le préjugé a sur nous trop de force lorsque nous latta- quons par là. Laissons donc de côté tout ce qui ne s'appelle que raison’; ne répétons pas même ici cé vieux argumerit : Rien ne se fait de rien, et ne revient a rien. Vos provinciaux riroient de nous voir penser que la création consiste à faire que rien ou le néant soit la matiére avec laquelie-un Dieu a fait le monde; ils nous repro- _ chéroiïent ce jeu de mots comme une ridicule vétillerie ; et se tireroient d'affaire en disant : _ Ce n’est pas ce vide, ce rien ou ce néant qui est _ devenu môndeen prenant ane forme nouvelle; c’est Dieu qui a fait ét créé le ‘nronde où il n’y avoit rien. Tout cela nous entraîneroit-dans.des disputes, qu’ils trancheroïent du seul mot de toute-puissance. Ce n’est done pas précisément cé qui est fondé sur la raison que j'ai à vous montrer; ‘t'est ce que nos grands hommes croient quand ils le veulent, et ce qu'ils ne croient plus quand bon leur semble , qu’il faut vous montrer. Voulez-vous croire un monde 400 LES PROŸINCIALES éternel ? lisez M. Robinet , le marquis d’Argens , Baynal, Diderot. Voulez-vous! en doter jus: qu’à cinquante ans? lisez J-J. Rousséau. Vou- vous enfin en douter, l’assurér, Je nier ? lisez Voltaire. Voilà ce qu’il faut vous prouver; ce que vous allez voir n'être pas bien difficile, et ce qui, je espère, me-servira toujours à justi— fier notre adepte, quelque parti qu’il ait- pris sur cet objet comme sur mille autres. Monde éternel pour le marquis D ARGENS. « Notre croyance sur la réitis est con- traire à l’opinion la plus probable. Si nous « pensons que le monde ait été tirédu néant, « et que de rien toutes choses aient été faites, « c’est la foi seule qui nous y contraint ,-et qui «tient notre esprit captif, prèt à se révolter « contre des idées qui lui paroissent fausses « lorsqu'il veut les examiner.» ( Philos. du Bon Sens, t..1, p.:515:) (Vous entendez ce langage , madame; vous savez ce qué signifie chez nous cette foi qui captive.) ln = Monde créé pour le” marquis D'ARGENS. « N est il pas absurde d'admettre un ‘être co- & Lier nel avec Dieu? 11 faut s’aveugler pour «ne,.pas voir, évidemment l’absolue nécessité, « d’un Être souverainement bon, éternel, créa- « ieur de tous les êtres. . € Que ceux qui refusent à Dieu le pouvoir de PHILOSOPHIQUES. 404 « créer la matière considèrent.cet.être pensant « qui .est.en eux, et que je regarde véritable- « ment comme:eux-mêmes; je ne crois pas « qu’ils .osent soutenir, qu’ils. ont été de toute « éternité, et qu'ils ont toujours pensé. Il faut ‘« donc qu'ils avouent qu'ils ont commencé « d’exister depuis un.certain nombre d’années : « Or, pourquoi se persuadent-ils qu’il soit plus « difficile à un. Être souyerainement puissant ; « qui de rien a fait et créé nn être pensant et « intelléctuel, de tirer du néant un être unique- «ment matériel? ».( Le méme, mais tom. 2, pag. 181.) Rien de créé pour RAYNAL. « Le principe, que de rien ilne se fait rien , « ebla destruction des êtres qui, se résolvant en .« d’autres, nous démontrent que rien ne se _« réduit à rien, semblent nous annoncer une « éternité qui.a précédé une éternité qui sui- « vra;. et. la coexistence, du: grand Architecte « avec son merveilleux ouvrage.» ( Æist, Plul. et polit.,t.2,p.205,in-4°.), .… Tout créé pour RAYNAL. « N’es-tn pas essentiellement fécond et pro- -« ductif, oz qui as tiré l'être du néant et du « chaos?» (Id. t. #, p. 59.) À 4102 LES PROVINCFALES Dieu seul nécessaire pour M. ROBINET , et le « « « « monde créé par la volonté de Dieu. «Une seule chose est cause, lout le reste est effet. Dieu est celte rause des, phénomènes dont l’ensemble est la nature. L'effet ( c’est- à-dire cet ensemble de la nature (est contin- gent, et la cause est zécessaire... Quand Dieu créa le monde et ses propriétés, il ne les tira point de lui ni d’ailleurs ;.elles n’étoient nulle part : il voulut qu’elles fussent ; il dit, et elles furent. » ( De la Nat.t. 1, p. 2, 3 et 6.) La volonté de Dieu ne créant rien, et le monde « nécessaire ; éternel pour M. ROBINET. « La production des créatures n’est point un effet de la volonté de Dieu... Wy à de la contradielion à supposer Dieu existanL sans le monde ( et par conséquent avant le monde). . Le philosophe se trouve obligé de choisir entre ces deux alternatives : ou il doit soute- nir que Dieu n’est pas une raison ( une caust) éternelle , suffisante de Pexisterce du monde , ou convenir que le monde a existé dès que Dieu lui-même a été... ( D'ailleurs) fout est nécessaire, soit par lui-même, soit par celui qui le fait exister, et dans Dieu ; la puissance d’anéantir où d’ôter lexistence est une chi- mère.» ( Ext. du méme. Voyez tom. 5 de la Nat., toute la sixième partie, et surtout chap. 28, 50, 52, etc.) PHILOSOPHIQUES, 403 Souvenez-vous toujours, madame, que je ue garantis point les raisons de nos sages, Celle de M. Robinet, pour croire le monde éternel , est que Dieu fut éternellement une caüse complète et parfaite. Vous croyez qu'une cause parfaite e:t une cause libre, et qui purconséquent a pa créer le monde ou plus tôton pus tard ? Point da tout , vous dit M. Robinet, Si Dieu a eu tout ce qu’il falloit pour créer le onde , il n’est pas possiblé qu'il existât sans avoir créé: Nous ne conicevons pas trop cela , nous auires ; mais n05 sages conçoivent bien d’autres choses au-dessus du sens commun: Je ne vous dirai pas non plus comment Jean-Jacques étoit encore fort indé- cis, en 1765, le 18 novembre, sur la création ou Véternité du monde ; et comment, en 1769, le 15 janvier, il s’éé trous avoir tonjdurs cru le monde éternel ; mais lisez, _ JEAN + JACQUES indécis, sur. l'éternité de la matière. « Le monde est-il éternel ou créé ? Je men sais « rien... Chacun de ces deux sentimens, dé- « batlus “aid les métaphysiciens depuis tant de « siècles , n’en est pas devenu plus croyable à la « raison humaine, » ( Æmile ,et Lettre a l'ar- chevéque de Paris, écrile de Motiers , Le 18 no- vemnbre 1763.) hi 404% LES PROVINCIALES TEAN-TACQUES toujours dans l opinion que la | matière est éternelle. « Tout ce que je sais;.e ’est.que la facilité que « je trouvois à résoudre les difficultés du bien et « du mal venoit. de l’opinion:que j'ai toujours « eue de la coexistence: éternelle de deux prin- « cipes; l’un actif,-qui est Dieu, et l’autre pas- « sif, qui est la matière, que pe tre actif com— « Wu et modifie avec une pleine puissance, « mais pourtant sans l'avoir créée, sans la « pouvoir anéantir.» (T.:a2,.in-8°. Lettre de MY**, écrite de Forge Le 15 janvier 17 69e }s 20 Ajoutons , S'il est possible; à ee a RetRe d'opinions dans le mème sage. Ecpulons à BR sent Je philosophe de Ferney; VOLTAIRE admettant la création. « Ecoutez, docteur Pansophe, ma profession « de foi : Jecrois un ‘Dieu CRÉATEUR, intelligent, « yengeur el rémunérateur,». (Je suis. par con- séquent bien éloigné de croire à votre matière éternelle.) (Lettre de F oltaire à Jean-Jacques : docteur Pansophe.) VOLTAIRE doutant de la création et de l’ éternité de la matière. « De réplique en réplique on ne finiroit ja- « mais ; le système de la matière éternelle a de PHILOSOPHIQUES, 403 | « trèssgrandes difficultés , comme, tous les SYs- | « tèmes : celui de Ja matière formée de rien | « n’est pas moins incompréhensible. » J’ajoute bien qu’il faut l’adrnettre ; mais la philosophie n’en rend point raison ; et je combats également | Yune et l’autre de ces opinions. (Voyez Ques. ÆEncye., art. MATIÈRE.) VOLTAIRE décidé contre la: création de la ma- tière. & Je conçoïs l’anivers élernel, parce qu’il ne « peut avoir été formé de rien, parce que ce « grand principe, rien ne se fait de rien, est « aussi vrai que deux et deux font quatre. » ( Principe d'act., n. 4.) VOLTAIRE croyant tout à la fois à la création et a l'éternité de la matiere, -. « Dieu dit, et tout exista; mais il le dit avant « le temps : il est l'être nécessaire, donc il fut « toujours ; il est l’être agissant, donc il a tou- « jours agi; sans quoi il n’auroit été dans une & éternité qu’un être inutile... Ce n’est ni de- « puis six mille ans, ni depuis cent mille, que « les créatures lui durent des hommages; c’est « de toute éternité, » (Quest. Encyclop ; art, ÉTERNITÉ.) Je le rép:te encore, madame , ne faites pas ici attention au raisonnement de notre sage; mais que dites-vous de ces créatures qui datent 406 LES PROVINCIALES de toute éternité? Ne faut-il pas avoir le génie ! bien philosophique pour penser qu’une'chose ! a commencé par être créée, et que cependant | elle a toujours été? Voilà Bien encore de ces | idées qui vous auront fait invoquer le secours du médecin ; mais si votre adepte vous les a ré- vélées, reconnoissez au moins à quelle école il les avoit puisées. Après ce privilége que nous avons donné à la matière, de partager avec l’Être Suprême Vexistence éternelle, où d’avoir commencé , et d’avoir mème commencé sans commencement , je pourrois à présent vous montrer dans elle bien d’autres prérogatives : vous la verriez d’abord vi- vante par elle-même chez M. Diderot, si je vous disois, avec l'Encyclopédie, que le vivant et l’'a- nimé n'est qu'une propriété physique de la matière. Vous la verriez ensuite morte par elle- même chez le mêmesage, quand il vous appren- droit que toute matière élant composéede parties réellement distinctes les unes des autres . les êtres sensitifs, ou vivans au moins par la sensibilité , ne peuvent pas être matériels. (Zbid., art. ANIMAL. ) - Je ressusciterois cette matière morte , par le feu où par l’eau; c’est-à-dire, par l’hrmide ra- dical, où sans l’un ét sans l’autre, et par le sim- ple mouvement. Vous apprendriez encore que l'animal, suivant M. de Buffon. n’est autre chose que la matière vivante orgartiséé, qui sent , agit, se meut: de là nous passerions à une autre PHILOSOPHIQUES. 407 leçon ;.et lemème sage nous diroit qu'accorder à la matière Le sentiment , la sensation, l’action, répugne à la raison. ( Hist. Natur.,t,3,p. 5.) Nous reviendrions encore chez le mème sage , et nous apprendrions que, bien que la matière ne | puisse ni sentir, népenser, mt agir, cependant, en ne laissant à l’homme que la partie mnaté- rielle , ik auroit encore des besoins , des sensa- tions , des appélits, de la douleur, du plaisir, et méme des passions , qui assurément ne sont pas le moindre prodige de notre métaphysique, dans un être qui ne peut point sentir. ( Voy. id, 4, 1 LiDE T7 ) De là nous passer ions à la ob de la ma- lière, qualité précieuse, qui nous sert infini- ment à bâtir des mondes. Quoique le grand Voltaire ait répété bien des fois qu’il n’est pas impossible de concevoir la malière sans mouve- ment , nous vous ferions voir qu’il repugne à la nature qu’un grain de sable soit un instant en ‘epos; que tout l’univers s’écrouleroit plutôt u’un bâton ou une boule ne resteroit un. seul ustant à sa place. L'auteur du Système de la Nature, celui du Bon Sens, Telliamed et bien ’autres , nous fournirojent uue foule de textes rès-curieux en ce genre, auxquels nous en op- »oserions un bon nombre d’autres. Je tâcherois nsuite de vous exposer nos différens systèmes ur les opéralions de l'esprit , c’est-à-dire de la valière , et vous yerriez comment , avec le mou- 408 LES PROVINCIALES | vement, nous expliquons la pensée, la mémoire, | la volonté , la liberté dé l’homme et nos sensa- | tions. C’est ici surtout que vous aprendriez à | connoître le plus ingénieux de nos systèmes sur les sensations. Certains philosophes auroient beau nous crier que « lerreur qui fait provenir tou- « tes les actions de l’âme de nos sensations est’ « Ja ruse la plus adroite qui ait pu être mventée « pour égarer les hommes. » ( Des Erreurs et de la Vérité, p. 45.) Voltaire, après Lamétrie et l'Encyclopédie , n’en crieroit pas moins haut que « toutes les facultés du monde n’empèche- «ront jamais les philosophes de voir que nous « commençons par sentir, el que notre mémoire « n’est qu’une sensation continuée, » ( Quest. ÆEncyc., art. SENSATION.) Ce qui commenceroit d’abord par vous prouver que si vous vous sou- venez encore d’avoir eu la fièvre ily a dix ans, elle a continué dix ans après votre guérison , on du moins vous avez continué pendant tout ce temps-là, et continuez encore à la sentir , puis- que le souvenir que vous en avez n’est qu’une sensation continuée depuis dix ans. Hélvétius viendroit ensuite vous développer ce grand système en vous montrant ce que c’est qu'une sensation physique dans l'esprit, c’est-à- dire dans la matière , et comment penser, mé- diter , réfléchir, douter , n'est autre chose que sentir. De manière que si vous pensez à toule la4s rigueur de l’hiver, au milieu des chaleurs Les PHILOSOPHIQUES. 409 plus-fortes ; vous-sentez réellement et physique ment tont le froid possible, en suant à grosses gouttes; de manière encore que si vous pensez au soleil pendant la nuit:, où à la nuit pendant le jour , vous sentez physiquement le soleil à mi- nuit, et la nuit à midi. Paurois bien des systèmes encore plus curieux à vous-développer, mais peut-être M. Tribaudet a=t-1l pris les devans. Gomment avez-vous reçu ces nouvelles leçons , madame? ont-elles ressus= cité Pidée-du petit Berne? avez-vous cru devoir rappeler le docteur, ou bien vous êtes-vous déjà assez accoutumée à ces dogmes pour n'avoir pas même besoin que je les confirme de toute autorité de nos sages? Ah! si vous en étiez déjà venueà ce point! Mais je ne sais, j’ai peur que s’il-vous.a tout-dit, votre inexpérience n’ait été mise à ane épreuve trop forte. Daignez donc, je vous prie, me répondre au plus tôt, el tirer de la plus mortelle inquiétude le plus zélé, le plus fidèle de vos serviteurs. "YO IT OBSERVATIONS D'un Provincial sur la lettre précédente. J’AvOUE qu’en m’engageant à donner mes ob- servations sur les dogmes: que notre correspon- dantnous dévoile au ‘nom des philosophes ses 2. 18 410 LES PROVINCIALES maîlres, je ne m'attendois pas à voir une si grande qui nlité d'erreurs el de paradoxes à ré- futer. Heureusement les grandes questions que nous avons déjà braitées nous fournissent abon- damment de quoi répondre à tout ce qu’il se prépare encore à nous révéler, et mes lecteurs en auront fut d'avance la réfléxion. ‘Fous ces attributs que là philosophie prétend découvrir dans la matière, éternité, sensibluté, ficulié de sentir el de vivre, ele., n’ont besoin, pour être relutés, que des principes déjà établis sur Pexis- tence de Dieu et la spiritualité de l’âme, Qu'on se rappelle ici comment , de la néces- silé seule où la raison se trouve de reconnoître un principe éternel, nous sommes parvénus à demontrer que ce principe éternel étoit méeessai- rementaclif, indépendant, infini, parfait ; et l’on verra que Féternité ne peut, en EDS sens ;, convenir à la matière, IL est évident , avons-mous dit alors, que. l'Être éternel est , par essence, l'être méces- saire, parce que s'il n’exisloit pas nécessai- rement , il faudroit une cause antérieure qui Veut déterminé à exister ; et dès-lors il ne seroit plus éternel, puisque quelque chose existeroit avant lui. Nul philosophe, que.je sache, n’a été assez absurde ou assez bouché pour nier cetle vérilé. Je puis donc encore partir de ce principe, et il me sufliru pour démontrer méti= physiquement que la malière ne peut êlre de: PHILOSOPHIQUES. 4ii toute éternité. Je prends un grain de sable, et c’est contre lui seul que je veux voir échouer toute la philosophie de nos Élernisans. Si ce grain de sable est éternel, leur dirai-je, je défie votre puissance et celle de Dien même de le tirer du lieu qu’il occupe, de lui faire subir dans sa forme le moindre changement, S'il est éternel , de toute éternité il exisla quel- que part, el sous nne forme quelconque, ronde, carrée , oblongue. Ce lieu qu’il occupa, y tenoit- il par son essence et nécessairement , ou bien pouvôit-il être ailleurs? S'il pouvait être ail- leurs, il est contingent auant à ce lieu; la rai- son par laquelle il y exista ne vient plus de lui- même; il faut donc qu’il y ait été placé par une cause antérieure à lui; il n’est donc pas éternel. S'il s’y trouva placé par son essence et nécessairement , les essences des choses ne chan- gent par aucune puissance ; ce grain de sable restera donc immuablement fixé à la première place qu’il a occupée; car s’il en sortoit, il per- droit son essence, c’est-à-dire qu’alors il seroit à la fois et ne seroil pius le même; ce que ni vous ni Dieu ne feriez assurément pas, J’ai donc eu raison de vous défier de remuer un grain de sable en le supposant éternel. Il n’a point choisi lui-même, ajouterons- nous, celte première forme ou figure sous la- quelle il exista d’abord, puisqu’avant de choisir il falloit exisier, et qu'il n’a pu exister sans forme 412 LES PROVINCIALES ou sans figure. Dieu ne la lui a point donnée, puisque Dieu n’existoit pas avant lui, Cette forme n’étoit donc pas conlingente dans lui : elle éloit nécessaire comme son existence ; il Ja uient'donc de sa propre essence; et une fois rond ou carré, il sera essentiellement rond ou carré, il ne pourra perdre celte figure qu’en perdant existence, que rien encore ne peut lui ôter, puisqu'il existe nécessairement. Mais, nous dira ici le prélendu sage trop peu accoutumé à réfléchir, ce n’est point la manière d'exister qui tient à son existence, c’est l’exis- tence seule et prise en général: Nous lui répon- drons par ses propres aveux. Nulle manière d'exister , nul mode , nul lieu précis et déter- miné ne tient à son essence. Tous ses modes sont donc indécis ou contingens ; il n’a jamais pu exister sans un de ses modes; il faut donc une cause qui ait décidé et fixé avant Jui sa première manière d'exister et sa première place. Quelle n’est pas d’ailleurs voire absurdité! Son existence, dites-vous, est nécessaire, et aucune de ces manières d'exister n’est néces- saire : trouvez donc, ou dans sa forme, ou dans ses propriélés, quelque chose au moins de né- cessaire, L'ètre existant est-il autre chose que l'assemblage de ses parties et de ses propriétés? Trouvez donc dans les unes ou les autres.quel- que chose de nécessaire. Nous l’avons!dit ; il est essentiellement composé de parties; mais PHILOSOPHIQUES. 415 nulle de ses parties ne tient à lui par son essence, toutes peuvent être conçues séparément , il est essentiellement étendu. Mais est-il essentiel à l'étendue et à l’espace? S'il est essentiel et né- cessaire à l’espace , pourquoi n'est-il pas in- fini comme lui, et ne l’occupe-t-il pas tout entier ? Tien, Vous ayez dil encore avec nous : L’inerlie, que vous appelez une force, lui est essentielle : mais qu'est-ce que celte force qui le rend indif- févent à tous les mouvemens que je lui com munique , à toutes les formes que je lui donne, à lous les lieux où je le place? Est-ce donc là Ja force qui existe de toute éternité et de toute nécessité? Vous avez été seul à dire, par une contradiction qui vous est propre, que le mou- vement est essentiel au grain de sable, à toute la matière; c’est-à-dire que vous avez voulu combiner dans le même être, et la nécessité de l’inaction , et une activité nécessaire ; c’est à-dire encore que, mentant à l'évidence même, vous avez confondu le repos de l'être avec le néant; c’est-à-dire enfin que vous avez donné à l'être éternel et nécessaire la multiplicité même pour essence , en voulant qu’il varie sans cesse et ne pu isse jamais subsister denx instans dans le même lien, Qu'est-ce donc que l'éternité ou la nécessilé d'exister ? Qu’est-ce donc que l’existence néces- sare, essentielle, indépendante, pour un être 4:14 LES PRHOVINCIALES dans lequel tout: varie par son essence même ? Je le répète encore : l’univers entier et ce grain de sable sont-ils donc autre chose que leurs parties, leurs proprielés et leurs formes? Si leurs propriétés de s’attirer, de se pousser, de se mouvoir, n’établissent que. leurs variations; si leurs formes s’altèrent , si la dissolution de leurs parties n’annonce ; pour l’ensemble, que mutabilité; s'ils n'existent nulle part nécessai- rement , qu'est-ce que l’existence éternelle et nécessaire de l’ensemble? : Que le sage de Genève se lève actuellement et nous dise au moins quelles grandes difficul- tés il dissipoit en voyant la matière coéternelle à Dieu. Qu’il commence d'abord par nous dire ce que c’est que l'éternité de la matiere ; ou de son principe essentiellement passif. Une pas- sibilité absolue n'est-elle pas l'indifférence même à l'être ou au néant, comme au repos et au mouvement ? Un principe passif! quelle force opposera-til au Tout-Puissant qui veut Panéin- tir ou le faire exister de nouveau, pour le dé- truire encore? Celui qui existe éternellement par sa propre force, sa propre énergie , qui est sa propre cause, comment ne sera-t-il qu’un principe passif? Je veux la supposer l’existence éternelle de ce principe; à quoi servira-t-elle à notre sage pour expliquer , comme il prétend le faire , Le mélange du bien et du mal, et physique et PHILOSOPHIQUES. 415 moral? Il-donne à Dieu, sur la mativre , un pouvoir absolu, et il nous dira que ce Dieu n’a pu en disposer: de manière à éviter la fisvre, la fimine , les orages destructeurs, la stérilité et tous les maux physiques ; le Tout-Puissant n'a pu mieux faire avec un être passif qui se prêloit à tout. Première absurdité. Cet ordre, tel qu’il est et qu’il permet à Dieu de établir par la matière, n’est que l’ordre physique , tous ses défants ne sont qu’un dés- ordre physique ; et c’est par ces désordres , qui n’offrent ni l’idée de vertu , ni l'idée de crime , qu'il prétend expliquer le mélange des vertus et des crimes, Seconde absurdité. Il ne peut concevoir un Dieu appelant la matière du néant, et de la mesure de sa con - ception il fait la mesure de la toute-puissance. Troisième absurdité. C'estlà ce que nos sages appellent résoudre les mystères et les difficultés! A quel point craient-1ls donc en être venus , en faisant Puni- vers coélernel à Dieu? Leur intelligence em brassera-t-elle désormais tout ce qui reste à faire à la Divinité? Ils me donnent un Dieu et le chaos, c’est-à-dire l’esprit et la matière existans avant les siècles ; esprit veut , la lumière se fait, le soleil prend sa place, les astres sont fixés dans leurs orbites, la terre s’embellit , l’homme pa- roit. Ces prodiges sont-ils donc plus concevables que celui de la création ? L'esprit qui dit : Je 416 LES PROVINCIALES veux, et le chaos n’est plus ; dira ‘en rain à un grain de sable : Je veux que tu ne sois plus , ou je veux que tu soiss il ne pourra nie eréer ni le détruire. Créer et modifier: sont .sanstdoute des actes d’un gènre différent. Mais expliquez- vous mieux celte volonté seule qui donne d’im- pulsion à l'univers, que cette volonté qi Vau- roit produit ? | | Commencez, 6 vains sages! par ne pas échouer vous-mèmes contre le plus léger phénomène de la nature, et je commencerai à croire qne les bornes de votre intelligence sont celles de votre Créateur. Concevez l’action du Dieu modéra- teur, de l’esprit disposant à son gré-de toute la matière, et je pourrai alors répugner à ce que vous n'aurez pas conçu: je dirai que vous avez au moins fait un pas dans les myslères de ce monde. Mais tant que vous serez forcés d’ad- mettre des prodiges, tout aussi inconcevables que la création , ne me parlez pas d’un univers -coéternel à Dieu; ne redoublez ‘pas surtout les mystères pour les développer. Je n’en ai qu'un à croire dans la création, et ma raison s’y prête. Vous m'en offrez mille dans vos systèmes ,1et je n'y vois que l’inmcohérence, les contradictions et les absurdités. Là, c’est un monde seul existant de toute -éternité, et l’ordre sans modérateur , et des lois sans législateur ; dés effets sans auteur. Lei ; le fini qui coexiste à l'infini, le dépendant co- PHILOSOPHIQU ES. 417 crernel à Pindépendant , l’être qui reçoit Lout et ne peut rien, subsistant par lui-même , comme l'être qui peut tou et donne tout. Partout vous me monirez une existence nécessaire , et pour essence des variations continuelles; une inepue indifférente à tout, et une énergie propre qui donne l’existence ; un être qui ne peut rien par soi, et qui existe par soi; un être contingent en tout. lieu , et, partouL existant par sa propre nécessilé ; l’éternel par son essence , et l'impuis- sant par sa nature, Est-ce donc là ce que vous appelez expliquer des mystères ? EL toi, qui, du donjon de Ferney , instruisant l'univers, nous montrois mille mondes appelés du néant par un Dieu créateur, et ces imnèmes mondes subsistant avant le Lemps avec ce Créateur; mille mondes éternels et créés à la fois ! dis- nous donc quel génie L’apprit à combiner ces pro- diges. Li Lecteur, vous vous lassez de toutes ces absur- dilés de nos prétendus sages ; j’avoue que je me Jasse de les réluter; le mépris leur eût mieux con- venu. Il y a long temps qu'il m’auroit fait tom ber la plume des mains, si leur fausse réputa- tion n’avoit rendu dangereuses leurs erreurs les plus manifestes. zé 10e 418 LES PROVINCIALES RAD VS D ARS AR AA ARS TR A A A ; LETTRE LII. La Baronne au Chevalier. Non , chevalier, non, le docteur n’a point encore repris sa juridiction sur notre adepte : mais à quelle tentation ne m'a-t-ilpas fallu résis- ter pour soutenir l'honneur de la philosophie ! Si je voulois en croire vos disciples, même les plus zélés pour notre gloire, il ne resteroit pas une once d’ellébore dans nos cantons. M. le che- valier de Kaki-Soph l’auroit épuisé ; et peut-être | même vous aurois-je exhorté à faire part de la recette à ses anciens maîtres; tant vous nous di- siez vrai en nous annonçant que leurs leçons sublimes nous sembleroient un jour le comble du délire! Seule j'ai résisté à cette tentation. Attendons, ai-je dit à nos bons Helviens , pa- lientons encore; toul ce qui nous paroîl à pré- sent de vraies folies dans la bouche de notre malade, vous le verrez, jé gage, confirmé par les lettres de M. le chevalier , et par les leçons de nos plus grands homnues, Ils n’en vouloient rien croire. Vos lellres arrivent enfin les unes sur les autres. Comme je l'ai prévu, elles con- firment tout ce que notre malade nous avoit appris de plus étonnant. Croiriez-vous que je n'ose pas encore triompher ? Je vois nos pro- PHILOSOPHIQUES. 41ÿ vinciaux bien loin d’applaudir à nos sages, presque révollés de retrouver dans lenrs leçons toute la doctrine de ce même adeple qu'ils au- roient volontiers renvoyé au petit Berne. Il me semble même qu'ils sont moins confus du juge- ment qu’ils ont porté sur le disciple, que de lo- pinion qu’ils avaient eue des maîtres. Je les entends tonjours me frire mille objec- tions , que vous devriez bien m'aider à résou- dre, et sur toutes ces qualités sublimes que vous accordez à la matière , el sur les théories que nos sages ont imaginées pour la faire penser. Vous avez beau me dire que le raisonnement n’est pas tout-à-fail la partie de nos sages; ils inventent , ils affirment, ils laissent aux gens médiocres le soin de prouver. Il me semble qu'il fau- droit , par égard pour des novices , se meltre à la portée de nos provinciaux, et raisonner un peu. Vous venez, par exemple, de nous dire qu’un philosophe est maitre de croire l'univers crée où éternel. Rien n’est plus vrai poar des philoso- phes accomplis comme ceux de ia capitale ; mais nos provinciaux voudroient au moins quelque argument solide, pour se persuader tantôt l’un, tantôt l'autre ; et 1l ne se h'ouve guère qu’une pure assertion dans lout ce que nos sages ont débitésur cette éternité de la matitre. A pré- sent ; Vous allez nous dire, d’après quelques “grands hommes ; que la vie pourroit bien n’èue 420 LES PROWINCIALES autre chose que lé feu ; avec d'autres grands hommes, que nous vivons par l'eau. Je sens bien que ces deux opinions s'accordent à mer- veille à notre école; que vous admirerez égale- ment celui qui vous dira : Le feu est /a source de toute sensation , et Vunique origire des pen- sées ( Quest. Encycl. art. LUMIÈRE. ) ; et celui qui, venant pour éteindre ce feu, soutiendra que la vie , les pensées, l’action , viennent tou- tes de l’eau ou de l’humide radical. ( Parité de la vie ou de la mort, art. 21.) Mais ne fiudroit-il pas à nos compatriotes quelques preu- ves au moins qui leur fissent sentir combien 1l . est certain que le feu est vraiment l'être vivanli; qu’en battant leur briquet pour allumer du feu , chaque étincelle qu’ils en tirent est une vraie pensée, ou une sensation sortie du caillou , un petit animal vivant , sentant, pensant, qui dor- moit là-dedins? Nous avons déjà appris tout cela de notre malade ; il ne nous manque, plus que les preuves. Donnez-m'en quelques-unes , et passez ensuite aux pensées humides , aux réflexions aquatiques , toujours armé de preu- ves; et peut-être alors, ainsi que nos grands hommes, tous nos provinciaux répéteront sans peine : La pensée, c'est Ze feu; la pensée, c’est l’eau. CCE Donnez-nous ensuité quelqnes raisons nou- velles ; et laissant à la fois la pensée qui brûle et la pensée qui mouille, nous admetrons la PHILOSOPHIQUES, &ot pensée qui se remue, et qui n’est aulre chose que le mouvement. Ne conviendroit -il pas aussi, quand vous nous parlez de la malière toujours | en mouvement par son essence méme, de nous fauve sentir ce qu’il y a partout de si opposé à la nature , qu’elle ne puisse pas rester un ins- tant à la même place sans être anéantie ? Voilà comme nous sommes, nous autres provinciaux ; nous n'avons jamiis pu nous persuader que le riéant.et le repos fussent la même chose. Est-ce donc, disons-nous , qu’un bâtou cesseroil d’avoir deux bouts , ou qu’un globe deviendroit carré ? Est-ce que l’un ou l’autre perdroit son essence , s’il restoit deux instans à la mème place ? Es- sayez , je vous prie, de nous faire concevoir tout cela; et ne fuites pas comme notre malade, qui veul absolument que nous tenions pour sûrs ces dogmes étonnans , el cela parce que nos grands hommes l’ont dil. Nous voudrions bien savoir aussi quel est ce mouvement sans lequel la matière ne sauroit subsister; quelle est sa direction? Si celte boule tend par sa nature toujours vers l’orient . pour- quoi cédera-t-elle à la moindre impulsion vers l'occident? Si sa nature exige qu’elle aille vers le nord, pourquoi resteroit-elle si long-temps à la même place ? Il est échappé à notre malade d'avancer qu’elle faisoit également efforé en {out sens; nos provinciaux ont aussitôt crié : Donc elle reste toujours par elle - même à la 22 LES PROVINOrPATES même place; car un effort égal en Lous les sens produit le repos. Mais tous cela encore n’est qüe de bien pe- tites difficultés en comparaison de celles que nous vous préparons lorsque vous viendrez à nous développer nos systèmes sublimes, nos grandes théories sur la pensée et la sensibilité de la matière. Déjà notre malade nous a exposé quelques-unes de ces théories. Je sens bien qu’elles sont admirables; 1l ne nous manque plus qu’à les comprendre, et surtout à les voir ap- puyées sur quelques raisons capables de satis- faire de bons provinciaux. Voulez - vous, par exemple, nous bien per- suader que ce n’est pas l’esprit, mais le cerveau qui sent? Ne vous contentez pas de nous dire que tous les nerfs répondent au cerveau, et qu'il est le vrai siége du sentiment. Je sais que vous aurez alors une charmante comparaison à nous faire. « De même, direz - vous, que l’arai- « gnée que nous voyons suspendue au centre « de sa toile est promplement avertie de tons « les mouvemens de sa toile, de même le sen- « timent qui a son siége dans le cerveau sent « Lousles mouvemens qui surviennent au corps.» (V. Syst. Nat.,t. 1,0. 8.) Assurément cela | est fort gentil, mais qu'est-ce, je vous prie, quel -ce sentiment suspendu dans le cerveau ? Je n'ose | pas vous dire ce que notre malude a répondu à ! celle question: nos Helyiens ont été trop sux- 1 PHILOSOPHIQUES. 425 pris de le von: suspendre dans leur cerveau une facon particulière d'être remué ; où bien des secousses distinctes, des modifications de l'organe intérieur ; ou bien encore des qualités inhérentes, et des qualités qui se communi- quent comme le mouvement. (V. Ibid. j Ils ont été bien plus étonnés d'apprendre que leur cer- veau avoit la vertu de se donner lui- mème des secousses, et de s- r-plier sur lui-méme ; de considérer ses secousses, ses modifications , et que c’étoit là ce qu’il faut appeler penser et ré- fléchir. Jamais les bonnes gens n’ont senti leur cerveau se replier, se secouer, afin de penser. Ce qui les a encore fort surpris, c’est de s’en- tendre dire qu’ils n’éloient « qu’une harpe sen- « sible qui rend des leçons d’elle-même , et qui « se demande qu'est-ce qui les lui fait rendre; « harpe qui ne voit pas que, par sa qualité « d’être sensible , elle se pince elle-même, et « quelle est rendue sonore par tout ce qui la « touche. » ( Zbid. c. 7.) La harpe qui se pince elle-même, et qui rend toute seule un air de Piccini ou de Gluck, vaut bien sans doute le cerveau qui se replie sur lui-même, qui se secone tout seul pour penser, réfléchir, ou pour se rappeler ses anciennes seconsses, ses premiè- res pensées ; mais encore une fois, tout cela est un peu hors de notre portée. ? Après nous avoir expliqué ce que c’est que le sentiment, la pensée, la réflexion du cerveau : 424 LES PROVINCIALES qui se replie, ou de la harpe qui se pince, ne vous contenlez pas, pour nous faire entendre ce que c’est que la matière qui veut, de nous dire, avec notre malade, que « la volonté est « une nouvelle modification du cerveau, par « laquelle il est disposé à Paction , c’est-à-dire -« à se procnrer ce qui le modifie d’une ma- “« nière analogue à sen être, ou à écarter ce « qui lui nuit. » (/bid. c. 8.) Ce langage est encore bien sublime pour nous. Vous aurez donc pitié de notre foiblesse; vous nous ferez sentir comment , lorsque je dis, par exemple : Je vou- drois bien qu’il plüt demain , cela doit signifier qu'il y a dans mon cerveau une modification par laquelle il est disposé à mouvoir mes orga- nes de manière qu’il pleuve demain. C’est bien honteux peut-ètre de ne rien entendre à de si belles choses: maïs que voulez-vous que jy fasse? J'en conviens bonnement; je ne sais ce que c’est que remuer mes pieds où mes mains :de manière qu’il pleuve ou qu’il fasse beau temps, quand je veux l’un ou l’autre. Les trisles cerveaux que les nôtres ! Que vous allez avoir de peine à leur faire sentir encore ce -que c’est, dans là matière, que les penchans, -les passions de Pesprit! « Les passions, direz- : « vous, sont des façons d'être, des modifications « de l’organe intérieur ( c'est-à-dire encore du « cerveau ), atliré ou repoussé par les objets , « et qui par conséquent est soumis à sa, manière PHILOSOPHIQUES. 425 «aux-lois physiques, de l’atiraction et de la ré- «pulsion. » (Id. c. 8.) Cela voudroit-il dire que nos philosophes mesurent leur amour à la toise? qu’à deux pas d’une. charmante adepte , il l’aimeront quatre fois. moins que s’il n’en étoient qu’à deux pieds, parce que leur.eerveau,,seroit quatre fois moins attiré par celui de la belle? Nous avons ici un vieil avare ; jai prié nos messieurs de calculer aussi de combien diminuoit son amour pour son coffre-fort lorsqu'il en étoit à deux cents pas : selon notre sublime philosophie, il se trouveroit à celte distance quarante mille fois moins amou- reux de sa cassetle que lorsqu'il est à un pas -de son trésor. Je puis vous protester, chevalier, que ce ne sont là ni nos avares, ni nos amou- reux de province. Peut-être faudroit-il inventer une autre théorie pour les tristes cerveaux de ce pays-ci; car je vous assure que leurs passions ne suivent guère toutes ces lois physiques d’at- traction et de répulsion, en raison inverse des carrés ou des cubes. Il faut qu’il y ait encore à Paris bien des phé- nomènes que l’on, n’observe pas dans votre pa- trie. Auriez-vous remarqué, par exemple, que votre carrosse passât plus volontiers par la place des victoires , depuis que vous là traversez tous les jours, que lorsque vous y pissiez rarement ? Auriez-vous.observé que vos pantoufles vinssent d’elles-mêmes trouver votre pied quand vous 426 LES PROVINCIALES les avez portées un certain temps? Quand vous | sortez à pied, remarqueriez-vous-qué votre canne |! ait pris l'habitude de passer d'un eéêté plutôt | que de l’autre? Si nous voyionsiéela en pro- | vince, noire philosophe nous ‘anroit expliqué un grand mystère ; celui des habitudes et de l'attachement à nos vieux préjugés. « ILest, me lt « disoit-il l’autre jour, il est de la nature de | « tout êlre corporel, qui a souvent élétému de &« la même manière, de recevoir continuelle- 4 ‘« ment une plus grande aptitude, ou plus de « faculté à produire les mêmes mouvemens. « C’est là ce qui constitue l’habitude dans Le « moral comme dans le physique ; et voilà sans ‘« doute la cause de l'attachement presque in- -« vincible que laiit de gens nous montrent pour « leurs préjugés. » (Zd, ec. 9, note et texte.) Une balle souvent jetée par uni enfint d’an cer- tain côté n’aime point à être lancée vers le côté opposé; et voilà pourquoi nos provinciaux n’ai- menñt pas à quitier leurs opinions pour suivre les leçons de nos sages. Avouez, chevalier, que mous sommes hien malheureux en province. Nos carrosses ; nos boules, nos cannes, nos pantoufles n’y prennent point ces habitudes : vous avez beau les faire passer mille fois du même côté, la dernière fois c’est la même indifférence que la première, On diroit qu’il n’y à pour nos carrosses où pan- toufles de province, ni mémoire, ni habitude. ss PHILOSOPHIQUES. 425 Comment voulez-vous, après cela, que nous soyons aussi philosophes que vos sages de la ca- pitale ? Tont ceci vous confirme en partie dans ce que vous avez soupçonné que notre malade a pris les devans, et nous a déjà dit bien des choses sur les systèmes que vous auriez encore à nous exposer , pour nous montrer comment un philosophe peut se passer d’esprit, en donnant à la matière nos pensées ; nos volontés, nos pas- sions , et tout ce qu’en province on croyoit bon- nement ne pouvoir attribuer qu’à l’âme. Peut- être même a-t-il fait en ce genre plus que vous n’auriez osé. Car je ne sais pas trop si vous au- riez espéré, comme lui, nous faire croire qu’il y a dans le cerveau et dans le sing des mouve- mens stupides, des mouvemens spirituels, des mouvemens savans , et que de là provient toute la différence des esprits. Vous nous l’explique- rez au moins, vous nous ferez comprendre com- ment « le stupide n’est qu’un homme doni les « organes se remuent avec peine, dont le cer- « veau est difficile à ébranler, dont le sang cir- « cule avec peu de rapidité. » Vous nous direz alors si, en donnant la fièvre à ce stupide, en faisant que son sang circule très-vite, on n’en feroit pas un vrai génie. Quand vous ajoute- rez, avec M. Tribaudet ou ses maîtres, «qu'un « homme d’esprit est celui dont les organes sont « souples, qui sent très-promptement, dont le 420 LES PROVINCIALES « cerveau se meut ayec célérité; qu’un savant « est un homme dont les organes se sont long- « temps exercés sur des objets qui occupent » (Le Bon-Sens, n. 96), vous voudrez bien me dire si mon singe, que je vois dans un mouve- ment perpétuel, et dont les organes sont bien autrement souples que ceux de Voltaire ou de Rousseau, a aussi plus d’esprit que ces grands hommes. Vous nous expliquerez pourquoi M. Thomas Diafoirus, dont les organes s’exer- çoient si long-temps sur les complimens qu’il avoit à apprendre, n’étoit cependant pas regardé comme le plus savant homme de son siècle; pourquoi tous les savans que j'ai vus doués d’une mémoire excellente n’avoient besoin que de s'exercer une seule fois sur une chose pour la retenir, et réunir ainsi en peu de temps une foule de connoissances. Je vons préviens qne vos compairioles n'aiment point du tout ces grands mouvemens du cerveau. Il leur semble qu'un homme d'esprit devroit loujours avoir mal à la têle, puisque son cerveau va sans cesse de côté et d'autre, Vous les consoleriez cepen- dant, si vous leur appreniez combien de lignes ou de pieds doit parcourir une pensée dans une seconde pour être une pensée ingémeuse , de quel côté surtout il fant qu’elle parte pour être bien saillante. Après nous avoir bien expliqué ces théories charmantes des auteurs du Système de la Na- PHILOSOPHIQUES. 429 ture et du Bon Sens, vous passerez sans doute | à celle d'Helvétius; mais, je vous le répète, en faveur de nos bons provinciaux , ajoulez quel- ques preuves aux principes, M. Tribaudet nous a dit cent fois que, suivant le Milord philo- sophe, « nous n’avons en partage que deux « puissances passives , la sensibilité physique et « la mémoire, où bien la faculté dé recevoir « des impressions et celle de les conserver. » ( Helo. de l'Esprit, dis. 1.) Ayons de l'esprit, ä-t-il ajouté, ou n’en ayons pas; ce principe de deux puissances passives suffit pour expliquer tout l’homme, et toutes ses pensées, et toutes les opérations de son intelligence. ( id. p. 5.) il nous Va dit; mais pas la moindre preuve. Il a continué, et nous avons appris ce que vous nous dites aussi, que penser, c'est sentir; que vouloir, et juger, et se ressouvenir, c’est en- core sentir , et sentir physiquement. De grâce, chevalier, ayez pilié de nous: comment voulez-vous persuader à de bons pro- vincianx que ce pauvre hoînme qui se meurt de faim n'a qu'à penser à milord qui dine pour sentir le plaisir de milord bien repu ? Car enfin , si je n’ai besoin que de penser au plaisir pour le sentir, en pensant au plaisir de bien diner, loiu de sentir la faim qui me presse, je sentirai tout le plaisir qu’il y a à bien diner. Nos provinciaux appélleroient cela diner par cœur, et ils n'aiment point ces sortes de diners, 450 LES PROVINCIALES Aussi point de système qui les révolte autant que celui-là, Vous entendriez les uns demander d'abord à M. Tribaudet sur quelle raison il a pu se persuader lui-même que sentir et penser sont une même chose. Milord Pa dit, répond notre malade ; Voltaire la dit ; Lamétrie Pa dit ; le célébre Diderot la dit. ( f’oyez Dictionnaire Encyclop., art. EVIDEXCE, n° 20. ) En faut-il davantage ? Oui, repartent nos provinciaux , il nous faut des raisons ; el puisque ni milord, ni M. Diderot n’en ont jamais donné, nous conti- nuerons à croie frrmement qu'entre seulir physiquement et penser il Y a une très-grande différence, Je pense actuellement , reprend lun, au beau temps qu'il faisoit hier; et aujourd’hui qu'il p'eul, je ne sens pas le beau temps. Je pense au plaisir que trouve. un faux docteur à tromper les hommes, à celui d’un scélérat qui empoissonne secrèlement son frère; el au lieu de sentir ces plaisirs , je ne sens que l’indigna- tion et l’horreur ; je pense à la vertu et à la jus- tice, el je ne sais ce que c’est que sentir physi- quement des êtres moraux. Un troisième survient, qui demande à notre adepte : Si vos sages n’ont reconnu dans l'homme que des facultés passives, pourquoi l’homme agit-il, veul-il, commande-t:il ? En quoi dif- fère-il de cet aulomale réellement passif ; qui ne sauroit agir que par des roues et des res- sorts? N'y a-t-il pas aussi loin d’un être uni- PHILOSOPHIQUES. 454 quement passif à l’action , que dela mort à la vie ? Tout n’est pas encore dil, reprendra un qua- trième; quand vous auriez prouvé que penser et sentir ne font qu'une même chose, il s’en faudroit bien que je me crusse toute matière, L’être qui sent en moi est un, il est indivisible, Si mes organes sentent , il est dans moi autant d'êtres sensibles que j'ai d'organes. Si la ma- tière senL, la multiplic.té de ces êtres sensibles égalera le nombre des parties de mon âme. Cha- cune senlira seule lorsqu'elle seule sera affec- liée; toutes sentiront séparément lors même qu'elles seront toutes affectées à à la fois ; parce que ma droite, n'étant point ma gauche, ne sentira point pour elle, Le moi sensible variera donc à chaque instant dans l’homime , et je m’en trou- verai un million au lieu d’un. Encore une fois, chevalier, ayez pitié de nous ; az pitié surtout de notre malade; aidez - moi à le ürer d affaires car toutes ces objections de nos provinciaux l’embarrassent, Je vois que sa iête travaille; il voudroit suppléer aux raisons qu'il n’a point | trouvées à l’école de ses maîtres, J'ai peur de quelque crise qui impatienteroit vos, disciples, EL qui sait, à quel point je serois encore maitresse d’ éloigner nos Hippocrates ? - Quoi. qu 1l eu SQily, mon, alention 5 pr Évenir quelque nouvel œulrage doit _Yoys PEoRxer au moins que je SAS toujours ay ec le même zèle A 452 LES PROVINCIALES la très - humble servante de nos sages, et la yotre. Lorbathssh. ns shot sississssalsshss.s. "2 31,121 0 TC Te) LETTRE LITE La Baronne au Chevalier. Nous sommes trahis, chevalier, nous sommes indignement trahis! On m’enlève le plus digne de nos adeptes. Le voilà en cet instant qui re- part pour le petit Berne, qui va être installé de nouveau dans sa loge. Malgré tout le secret que j'avois recommandé à vos disciples, à mes do- mestiques, le malheureux Suisse, cet ancien geôlier des Petites - Maisons ; a ‘été averti que son prisonnier vivoit depuis long-temps réfugié chez moi, Ce matin je le vois arriver à la tête des émissaires du petit Berne, pour me deman- der son prototype. Je résiste : je ne livrerai point un philosophe qui a choisi ma maison pour asile. O ciel! quel moment affreux ! on me parle au nom du roi. Chevalier , ah! quel mot pour de bons Helyiens ! Jai senti alors qe j'étois plus Française que philosophe ; je n’ai pu ré-’ sister plus long - temps. Je sens qu’au nom du roi j'aurois cédé les d’Alembert même et les’ Diderot , “ettous les philosophes du monde; mais croyez chevalier, cr oyez qu’il ne falloit rien rnoins que cé nor pour me forcer à réndre‘ ( ! FHILOSOPHIQUES. 455 notre adepte. Une letire du gouverneur, que l'on avoiteu soin de prévenir, a beau m'assurer que je suis dans l'erreur sur M. Tribaudet, qu'il n’est rien moins que philosophe : j’en sais plus là-dessus que l’on ne peut m'en dire. Précisément , oui, précisément parce que tout s’obstine autour de moi à ne voir qu'un vrai fou dans mon hôte , je m’obstine à ne voir dans lui que le digne élève de nos sages. d'en ai toutes vos lettres pour garanss je fais voir que M. ‘Tribaudet, dans toutes ses prétendues aberrations , n’a éié que Péclio de nos grands hommes. Vaines protestations! Legouverneur me parle au nom du roi, il faut céder. Ah! ne m'accusez pas d’avoir molli, Voyez par quelques traits seulement, voyez à quel point j’avois su proiéger notre adepte contre [à faculté. Vous savez le temps qu'il faisoit la semaine dernière ; mon grand bassin étoit à demi - glacé. Dans un de ces momens où M. Tribaudet , tout plein d'Helvétius , nous soutient, d’après les leçons de ce philosophe , que penser et sentir ne sont qu'une seule et même chose, jetez- vous donc, lui dit un de vos adeptes, jetez-vons donc, monsieur, au mulieu du bassin ; quand vous y serez, pensez à la chaleur; nous verrons alors si vous avez bien chaud , si penser et sentir ne sont réellement qu’une même chose, et nous croirons alors à votre doctrine. Notre philo- sophe le preud au mot; il court vers le jardin, 2. 19 454 LES PROVINCIALES J'ai beau le rappeler, il s’élance dans le bassin + on veut le retirer : Non, non, nous'erioit-il , voyez donc si j'ai froid ; je pense à la chaleur, et je ne sens pas seulement cette eau glacée. Le pauvre liomme trembloit de tous ses membres en soutenant qu’il se mouroit de chaud, jusqu’à ce qu'enfin il fallut convenir qu’il pouvoit y avoir absolument quelque différence entre pen - ser au feu et sentir l’eau glacée. Eh bien ! croi- riez-vous que je refusait encore de le livrer à la faculté? Ce fut bien pis un autre jonr. Nos adeptes rioient de ces pensées qui se remuent dans le cerveau. Le voilà qui saisit mon petit épagneul et veut le trépaner, pour nous faire toucher au doigt ces pensées qui se remuent. J’eus toutes les peines du monde à sauver la vie de mon épagnenl. Je crois, en vérité, qu’il eût voula se faire trépaner lui-même pour nous bien laisser voir le demi-tour à droite qui fait la vo- lonté , le demi-tour à gauche qui fait le juge- ment du philosophe. Jugez si l'on me presse de nouveau pour labandenner à la faculté! Je ne peux m'y résoudre, tant vos lettres m’avoient persuadée qu'il n’éloit pas plus fou que nos grands h mmes. Hélas ! ma résistance même a fait son malheur. Nos provinciaux n’ont pas pu y. ienir. Ce sont eux, ce sont même ceux de vo: disciples qui d’abord m’avoient paru faire le plus {rand cas de la philosophie ; qui ont pré- PHILOSOPHIQUES, 433 venu et le commandant du petit Berne, et ce maudit Suisse. Ce sont eux qui, ne pouvant mé déterminer de nouveau à le livrer à notre Hip- pocrate, l’ont renvoyé à sa petite loge. Mais pardonnez-leur , chevalier ; je conçois, après tout ce que j’ai vu, qu’on peut absolument oublier le philosophe dans M. Tribaudet, pour ne plus voir en lui que le malade. Pour moi, déterminée à suivre vos conseils, j'oublie le m2- lade, et ne veux voir encore que le philosophe. Yordonne à mon neveu de le suivre; j'écris au gouverneur du petit Berne ; j'espère le toucher encore, et réparer Ja honte de la philosophie, Ne pourriez-vous pas de votre côlé employcr le crédit de nos sages? C’est ici qu’il s’agit de prouver notre zèle pour l'honneur et la gloire de la philosophie. Unissons nos efforts, combinons nos démarches, et soyez assuré que, dans une oc- casion de cette importance, si quelqu'un se dé- courage, ce ne sera point celle que vous savez bien n’aimer d’autres triomphes que ceux de ces grands hommes à qui j’ai voué, comme à vous, et mon zele et mon admiration. 456 LES PROVINCIALES ER A A A A AT A A A A A 9 98 A A LETTRE LIV. La Baronne au Chevalier. AIDEZ-MO1 donc, chevalier, aidez-moi de vos conseils , de ceux de tous nos sages. Voici la réponse que je reçois du gouverneur du pelit Berne, et la pièce curieuse don il l'accompagne. Je ne sais plus que croire, que penser de notre adepte; mon neveu m'assure avoir été témoin du nouvel examen : il proteste que toutes les ré- ponses que vous allez y voir sont précisément celles de M. Tribaudet. Seroit-il bien possible que noire adepte fût réellement? . . . . Ah! j'aime mieux vous laisser prononcer vous-même, et décider à quel point ce procès-verbal, d’une es- pèce si neuve pour moi, prouve l'aberration du malade, Daus ion embarras, je ne puis que trans- crire; voyez et décidez, Voici d’abord la lettre du gouverneur. MADAMÉ, | « C’auroil été pour moi une grande satisfac- « tion de pouvoir répondre à vos désirs en « rendant la hberté à votre protégé ; car per- « sonne n’est plus sincèrement que moi attaché « à nos vrais philosophes; mais celui que vous « honorez de ce litre, et bien d’autres qui on PHILOSOPIHIQUES. 457 « la folie de s’en parer comme lui , ne sont « propres qu’à le faire mépriser par leurs aber- « rations journalières. M. Tribaudet nous fut « amené comme un vrai fou , il y a dix-huit « mois: je procédai alors selon les formes or- « dinaires, pour constater l’aberration ; elle ne « fut point du tout équivoque. Jai voulu m’as- « surer aujourd’hui si, par les secours qu’il a « trouvés auprés de vous, la raison n’auroil pas « repris sur [ui au moins une partie de son em- « pire. L’examen juridique auquel je lai sou- « mis, et dont j'ai honneur de vous envoyer « le procès-verbal, vous apprendra, madame, « s’il m'étoit possible de consentir à son élargis- « sement; mais soyez du mons assurée que, par « égard pour votre prolection , il sera très spé- « cialement recommandé à la faculté, et qu’on € aura pour lui des soins et des attentions toutes «particulières. » « Jai honneur d’être, elc. » Voici à présent, mot à mot, le singulier procès — verbal dont cette lettre étoit accom- pignée. 458 LES PROVINCIALES Frocès-verbal dressé dans le château de B***, quartier du petit Berne, huit jours après la rentrée du sieur JeAn-Barrisre-Nicoras TRIBAUDET , surnommé chevalier de Kaki- Soph , échappé des Petites - Maisons le 18 août de l’année 1780 ; et ramené en sa loge le 25 jévrier de la présente ‘an- née 1702, | LE vingt-cinq février de la présente année mil sept cent quatre-vingt-deux , a comparu devant nous, N. N., gouverneur du château de B***,, intendant du pelit Berne et autres dé- pendances , le nommé JEAN-BAPTISTE -NicoL As TRIBAUDET , dit Kaki-Soph , pour y être de nouveau examiné sur l’état actuel de son cer- veau , reconnu, par un jugement antérieur, pour être sujet à des aberrations fréquentes , à la considération desquelles ; à la requête de ses parens et tuteurs , lui avoit été , par gräce spéciale, accordée ci- devant une place au pe- tit Berne, et assignée la loge n° 21 de la pre mière cour , de laquelle il s’étoit évadé , et à laquelle il a été ramené par nos soins et fidèles services. Ont été appelés et présens au nouvel examen tous les juges compétens du lieu et délit ; à savoir ,; notre premier bailli et ses deux asses- seurs , deux médecins en chef du petit Berne, \ PHILGSOPHIQUES. 459 deux chirurgiens-majors , notre greffier et se- crétaire. . Les principaux articles et chefs d’aberration étant déjà connus par les précédens examens, dans le dessein de voir si le cerveau du sieur Tribaudet-Kaki-Soph s’éloit rétabli dans l’ordre naturel, il lui a été fait pardevant nous les ques- tions suivantes, auxquelles il a fait les répon- ses ci-après, que nous avons fait écrire par notre greffier. Interrogé. Quel âge avez-vous? A répondu. Deux âges : celui de ma préexis- tence , et celni de mon existence, ( Voy. de la Nat., 1.1, part. 4, c.2, et suite.) Taterrogé. Qu’entendez - vous par l’âge de voie préexislence ? A répondu. J'entends ce que j’étois il y a dix mille ans et plus. Interrogé. Qu’éliez- vous il y a dix mille ans ? A répondu. Yétois l’homme en petit, esprit et corps existans de toute éternité depuis la création. (Id, c.2,et [.2,c.) Homme en grand, je n'existe que depuis trente-six ans. Interrogé. Vous étiez donc esprit et corps il. y a dix mille ans. A répondu. Je n'étois ni esprit ni corps, 44Q LES PROVINCIALES GS germe organique; ni spiriluel, ni maté- riel, sans le savoir, comme sans penser. ( Id.) Lnterrogé. Pensez vous aujourd’hui ? A répondu. « L’essence de mon âme au- « jourd'hui n’est ni la pensée, ni ce qui peut « lui convenir ; mais un sujet dont les mo- « difications substantielles ou accidentelles ne « nous relracent jamais la pensée. ». ( Voyez à la fin de la Nat. le petit extrait d’un gros livre.) 2 Interrogé. Ne vous sentez-vous pas un peu incommpdé ? A répondu, Oni, je sens un paquet de fibres intellectuelles fortement dérangées dans le ren tricule du cerveau, à côté d’un peloton d'idées et d’un faisceau de fibres guillochées de la vo- lonté, Je sens que l’intellect ne fait point ses fonctions avec la même liberté, Interrogé. Où avez-vous appris à connoître ces pelotons d'idées, ces paquets d’intellect, et ces fibres guillochées de la volonté? A répondu. A l'école ‘lu célébre M. Robinet, Je veux, je sens, je pense; effets admirables d’un mécanisme inconnu au préjugé, manifeste au philosophe, C'est à nos grands hommes qu’il éloit réservé de nous les dévoiler; c’est par eux que j'ai vu dans la moelle allongée ces trois plans distincts de fibres guillochées, ondu- lées , annulaires , spirales , olivaires, formant PHILOSOPHIQUES. 44 des faisceaux de sensibilité, des protubérances d'entendement , d’où procèdent la sensation , la pensée et le jugement. ( De la Nat,, t. 1, liv. 4, c. 11, et suiv.) . Interrogé. Qu’est ce que le jngement ? A répondu. Qu'on m’apporte un violon, et je r'épélerai les leçons d’un grand homme. J’ex- poserai, d’après ses principes sublimes , les opt- rations de l’âme dans le sage. La cour , à la réquisition du patient , a per- mis qu'il lui füt apporté un violon ; sur quoi ledit patient Tribaudet-Kaki-Soph a pincé trois fois la même corde , et a dit : Ecoutez , Ô illustre assemblée ! apprenez à connoître lés opérations de lintellect dans le cerveau du sage : Ut, sol, mi. Trois fois jai pincé celte corde, et trois fois vous avez entendu frémir les correspondantes, La première a dit ut , la seconde a répondu , et vous avez entendu sol , ou la simple octave : la troisième en même temps s’est portée à la double octave , et a ré- pondu ni. Tel est le mécanisme admirable , le jeu des fibres guillochées dans le cerveau du philossphe. Les fibres sensitives, intellectuelles et volitives sont entre elles dans le rapport harmonique de mes cordes. La première est- elle pincée dans le cerveau? c’est la corde du violon qui sonne w£ , et l’homme sent. La fibre intellectuelle frémit en mème 1emps? c’est la 19» k4o LES PROVINCIALES seconde corde du violon qui répond s0/ , ‘et Fhomme pense. La fibre volitive participe au même mouvement ? c’est la troisième corde qne les vibrations ont portée à la double octave. Vous entendez #1 , et Fhomme veut, U£, 501, mi. Sensalion , idée, volonté. Tel est le gris mys- ière des opérations de celle machine que le vul- guire appelle esprit, et dont le philosophe dé- voile les ressorts. Or, observez, messieurs, qu’il ÿ a dans le ren- tricule du cerveau deux mouvemens de fibres guillochées ; et deux résistances de fibres oli- vaires, puis le rapport de ces deux résistances égal a celui des deux impulsions. EL vous sau- rez que le jugement n'est pour le philosophe , ni les deux mouvemens , ni les deux résis- tances, mais le rapport des deux résistances égal aux deux mouvemens. (I. ce. 20.) Tnterrogé. Persistez-vous à publier que c’est là ce que vous avez appris à l’école de la ER sophie ? A répondu. Quel autre que le sage eût jamais découvert la correspondance harmonique , im- mnédiate des fibres sensitives , intellectuelles de l’ordre de méme nom? Oui, je l'en fais hommage, illustre Robinet! c’est toi qui le pre- mier as révélé à l’univers ces vérilés sublimes du violon de l'âme. A crs MOTS, la Cour, pleinement convaincue PHILOSOPHIQUES, 443 de Pétat habituel dans lequel se trouvoient les fibres intellectuelles du patient , et persuadée que ses dogmes ne sauroïeut parvenir à la con- noissance du public sans déshonorer la philo- sophie, à laquelle il les attribue, a déclaré et déclare pax ces présentes, que le sieur JEAN- BaPrTisre-NicoLas TRIBAUDET , dit Kaki- $Soph , n’a point perdu, pendant le temps de son évasion , les droits à lui accordés ci-devant pour étre logé, nourri, entretenu et traité au petit Berne; a ordonné qu'il sera reconduit dans sa loge, pour y être visité trois fois par jour par les médecins dudit lieu , et y être gé- néreusement médicamenté jusqu’à ce que s’en- suive parfaite guérison de ses fibres zrtellectuel- les. En foi de quoi nous avons délivré la pré- sente copie de notre jugement , laquelle nous déclarons conforme à l'original déposé dans nos archives, Signé N., gouverneur. Plus bas, N. greffier du petit Berne, P. 8. Je vous le dis encore, chevalier, je me suis trouvée , après la lecture de ce procès-ver- bal, dans la perplexité la plus étrange. Seroit- il bien possible que le petit Berne n’eût élé éta- bli que pour la conservation de notre gloire ? Faites bien attention à ces paroles : La Cour, persuadée que ces dogmes ne sauroient parve- nir à la connoissance du public sans déshono- # ? +4 LES PROVINCIABGES rer la philosophie... Si c’éloit bien 1 le motif de nos juges, croyez-votis qu’il y eût tant de mal au petit Berne? Il me semble qu’absolu- ment nous pourrions avoir à ses fondateurs quelques obligations. Certes, c’est une chose que j'éclaircirai. Allons, chevalier, ne désespérons pas; nous verrons peut-être tourner à notre gloire ce que nous aurions pris pour la honte et l’opprobre de la philosophie. Encore quel- ques jours , el vous serez instruit. Je ne vous dis point ce que je médite ; mais j'en augure bien. Adieu, chevalier, en attendant qu'on puisse parler plus clairement. DSL VE LES SN E VE AR LE LES DAS ELLES LES IRAN VEILLE VE LEE SAR LÉEPRELY: La Baronne au Chevalier. Au petit Berne , ce 17 mars 1582. JE vons le disois bien, chevalier , que nous saurions bientôt à quoi nous en tenir. Observez un peu d’où ma leitre est datée. Du petit Berne ; oui, j'ai fait le voyage , et voilà notre grand mystère éclairei. Mais quoi! vous avez pa l’i- guorer? Oh! je vois bien que vous n'êtes pas encore Cans tous les grands secrets de notre école ! Que je suis donc bien aise d’en avoir un au moins à vous apprendre ! Le petit Berne , c'est... comme qui diroit hôpital de nos ma- mme PHILOSOPHIQUES.. 445 lades, mais l'hôpital aux petites loges. J’en vois en ce moment trente de ma fenêtre : c’est le Bed- lam philosophique , fondé par nos sages, inventé par nos sages, entretenu par nos grands phi- losophes. ÿ Vous savez bien que la philosophie a fait de grands progrès dans notre siècle; tout le monde s'en mêle aujourd’hui : mais vous savez aussi que chacun n’est pas fait pour êlre philosophe. Il est des têtes foibles, des cerveaux dont par- fois Les fibres intellectuelles peuvent se déran- ger. Plus nos adeptes se multiplient, plus il est naturel qu’il s’en t'ouve un certain nombre qui seront altaqués de cette maladie. Mais vous sen- tez bien que des philosophes malades ne-res- semblent pas tout-à-fait à ceux que l’on envoie aux petites maisons vulgaires; qu’il n’eûl pas convenu de les confondre avec les fous du peu- ple. D'ailleurs, le nombre de ces frères malides anroit pu faire soupçonner dans notre école une épidémie d’une nouvelle espèce. IL étoit même à craindre que l’on ne confondit les adeptes malades avec nos philosophes qui se portent le mieux; car il est quelquefois aisé de s'y mé- prendre. Nos grands maîtres ont vu tous ces inconvé- niens et toul ce qui pouvoit en résulter , au grand scandale de la philosophie. Le parti qu'ils ont pris a été de fonder eux-mêmes un Bedlam à part, où tous ceux de nos frères qui seroient 446 LES PROVINCIALES attaqués de certaines infirmutés de cerveau fus- sent soigneusement dérobés aux yeux du public, Oui, voilà, chevalier, l’intention du petit Berne; c’est à nolre gloire qu’il est érigé ; c’est à con- server notre honneur que toutes ses loges sont destinées. Le secret éloit si bien gardé, que nous ignorions tous qu’on nous eüt fait l’honneur de choisir dans notre voisinage pour y fonder ce Bedlam philosophique. Nous savions bien en général qu’on amenoit ici, depuis un certain temps, des fous que l’on a soin de tenir fort cachés ; mais comme on ignoroit jusqu’au nom même de la philosophie, on soupçonnoit bien moins qu'il y eüt dans le monde des philosophes fous. Je n’en aurois jamais rien su moi-même sans l’aventure du pauvre Tribaudet. Vous sen- tez bien que c’est le désir de le voir qui a servi de prétexte à mon voyage. Le gouverneur m'a reconnue pour philosophe; dès-lors il n’y a eu rien de secret pour moi. C’est de lui que je tiens ioutes les circonstances de cette fondation. Ah! quelle obligation nous avons aux grands hom- mes qui en ont eu l’idée ! quelle reconnoïssance nous leur devons! Je veux, chevalier, vous mettre en état d’en juger, en vous faisant , au premier jour, la relation fidèle de ce que j'ai vu et entendu ici, Comme elle pourroit être un peu longue je me contenterai aujourd’hui de vous parler du pauvre Tribaudet, Je l'ai trouvé ici, à l’infirmerie, dans un bien triste état : PHILOSOPHIQUES. 447 vous vous étiez plaint que mon docteur le me- noit durement, nos médecins du petit Berne vont bien autrement vite: ils se sont aperçus disent-ils, que, depuis lévasion du malade, la proportion harmonique de son intellect avoit beaucoup souffert, Il annonçoit lui-même que ses fibres intellectuelles étoient déjà montées à l'octave de la quinte, où à la douzième de la Jibre sensitive, et la volitive à la double oc- tave de la tierce, ou à la dix-septième de la sensitive. (De la Nat. t. 4, c. .) 11 étoit fort à craindre que Peffervescence ne les fit monter à la trente-sixième, c’est-à-dire, au sommet d’aberration. Pour prévenir ce coup, les potions ont été renforcées d’ellébore, les saignées ont été redoublées, "Tel est enfin Pétat de notre malade, que, ne pouvant plus dire le mot, on ne sait pas encore si l’intellect commence à re- venir au point de l’harmonie. Nos autres mala- des sont dans un état moins piteux , et quelque- fois même assez divertissant ; mais je vous réserve les détails pour un autre jour. à DE A A A A RS A ND 0 D SA AD A A AT LETTRE LVI. La Baronne au Chevalier. JE me mets à votre place; chevalier; je sens avec quelle impatience vous devez altendre la relation que je vous ai promise : voyez combien 440 LES PROVINCIALES je suis exacte. Quoiqu'il y ait déjà long-temps que je n'ai reçu de vos lettres, celle-ci partira dès ce soir, et je n’y prends à bonne heure pour Pécrire, car je sens qu’elle va ètre un peu longue. Vous savez le dessein qui nva conduite au pe- lit Berne; vous imaginez bien quelles devoient être mes: craintes, mes perplexités, jusqu’à ce qu’enfin je sus du gouverneur tout ce que je vous ai déjà écrit sur l’objet de nos loges. Ce fut dès le jour même de mon arrivée que j’ap- pris toules ces circonstances ; la visite des loges fut renvoyée au lendemain, Le gouverneur m'a- voit déjà b'en rassurée , je me croyois bien twanquille sur l’honneur de nos sages; cepen- dant je ne sais quels doutes se réveillent. A peine suis-je seule, que lidée du préjugé me revient : je ne sais à quel excès il peut pousser l'erreur sur la philosophie. L'histoire des deux vieilles, ou des deux philosophes qui se pren- nentpour des monstres; lé tempsou vous-même preniez leurs grands dopuies pour desaberrations, tout cela se présente à ma mémoire : je tremble de nouveau pour notre honneur. Quelle nuit terrible je passe dans cette inquiétude ! quel sommeil affreux que celui où la fatigue du voyage vient enfin de me plonger! Cieux ! quel rêve effrayant ajoute encore à mes doutes cruels ! quels hommes je crois: voir dans chaque loge ! entre la crainte et l’espérance , je me lève, j’at- PHILOSOPHIQUES. 449 | tends avec une moïtelle impatience le moment qui doit dissiper mes inquiétudes. Mes compa- gnons de voyage, c’est-à-dire mon neveu et un autre de-nos zélés adeptes, viennent enfin me prendre pour celle cruelle visite. Le gouverneur avoit eu l'attention de nous faire conduire par une espèce d’oflicier en second, qui me paroit avoir ici beaucoup d'autorité : c’étoit encore un Suisse, O Dieu ! mes craintes redoublent. Je pars toute tremblante ; nous arrivons ; le vestibule s'ouvre : ah! je respire, chevalier. Dès le pre- mier coup=d’oeil jeté sur nos malades, mon cœur st soulagé, Je ne puis m'empêcher de m’écrier : Quoi! déjà tant de loges dès le vestibule! tant de malades, et si peu de rapport avec tous nos grands hommes ! Que mon rêve m’a donc bien trompée ! Qu'est-ce que celui-là avec son mas- que à double face? Oh! qu’il est plaisant! Et cet autre qui me regarde de travers? Et celui-ci, caresse-t-il toujours de mème son renard? Je faisois à la fois vingt queslions pareilles, « Madame , me répond notre conducteur, tous « ceux que vous voyez ici ne sont encore que « nos anbigus , ou bien nos équivoques. J'ai « été obligé de les loger dans ce vestibule , parce « que leur manieest de ne vouloir être ni dehors « ni dedans. On ne sait ce qu’ils sont ni ce « qu'ils ne sont pas. Rien n’est plus étonnant « que leurs convulsions, lorsqu'on veut avoir « d'eux un oui ou un non, et savoir ce qu'ils 450 LES PROVINCIALES « pensent, Mais prenez garde à celui-là ; quand ! « vous le regardez , il vous lèche ; tournez-vous , | « il vous mord. Je ne sais d’où lui vient cette ! « étrange sympathie pour son renard. À voir comme ils s’entre-aiment, on les prendroit pour des êtres de la même nature. » Tout m’annonçoit assez, à lair de nos ma- lades, qu’on ne me trompoit pas; et jugez si j'étois satisfaite! Quoi! des convulsions pour un oui ou un non! Ah! ce ne sont pas là ces grands hommes qui nous disent si aisément l’un et l’autre. Cependant, afin de me rassurer davan- tige, je m’approche de l’homme au double masque. Voyons s’il est bien vrai qu’il lui en coùle tant de dire oui. Seriez-vous par hasard philosophe ?.... Point de convulsions, mais aussi point de réponse. Il tire seulement de sa poche quelques feuilles de papier qu’il me montre en metiant le doïgtsur la bouche. Jai beau regarder sur ce papier, je ne peux y lire que ces demi- mots : Apolo… de la Phil... Apoth……. de Volt... Je crois l'avoir compris. Vous êtes donc philosophe? J'avois parlé top haut; il fait encore le même signe, lire un nouveau papier sur lequel je lis distinctement : Placet aux Cor- deliers pour un de profundis. Ah! chevalier, ce de profundis n’est pas certainement sorti de notre école Q). Voulez-vous encore une idée (1) Ceux de nos lecteurs qui pourront savoir ce qui s’est PHILOSOPHIQUES. 451 plus juste du mélange bizarre qu’il ÿ à dans les cerveaux de ces premières loges? Le malade au double masque avoit passé toute la veille à écrire : on me fit voir deux on trois grandes feuilles qu’il avoit griffonnées. Le haut de cha- que page éloit en gros caractères: c'étoit une défense de notre sainte mère l'Eglise ‘eatholi- que. À la sixième ligne, mon homme prenoit une autre plume , et lout le reste de la page, en très-petites lettres , étoit un amas de milleimpu- tations odieuses contre nos évêques et nos papes. C’étoit bien le recue* le plus méchant qu’on puisse imaginer ; vous auriez dit qu’en changeunt de plume, notre malade changeoït dereligion (1}. Il ne m'en fallut pas davantage pour voir que le cerveau de ces premiers malades combinoit des idées qui ne vont guère ensemble à nolre école, et nous entrÂmes das la première cour. + Notre conducteur avoit eu soin de me pré- venir de ne point m'en tenir aux étiquettes que passé dans la capitale lors de la mort du sage de Ferney, chercheront peut-être ici des allusions. Mais nous protes- tons contre toutes ces applications particulières; madame la Baronne raconte simplement ce qu’elle a vu, et il faut le prendre de mime. (x) Une main inconnue avoit ajouté ici un renvoi à un “certain ouvrage d’un homme très-connu; nous leffacons, par la raison*exprimée dans la note précédente. D'ailleurs notre malade pouvoit absolument n’avoir pas eu d'autre intention que celle de M. d’Alembert , dans sôn Abus de Ta Critique , n° 28 et note. 452 LES PROVYINCIALES nous allions trouver sur chaque loge. Que je lui sais bon gré de m'avoir avertie. Voyez, cheva- lier, Fu: auroit été ma frayeur sans celle pré- caution ! à Numero 1, je lis: Aux œufs de la comete. N°2: L'animal prototype. N°3 : Petales et pou- mons de l’homme-plante. N° 4: Au brochet, père du premier homine. N°5 : Au soleil d’é- meri et de pierre de pouce. N° 6°: A l’Adam Patagon. Vous voyez, chevalier, ce que ces étiquettes sembloient nous añnonc:r3; je cours au prolto- type. C’éloient deux nouveaux débarqués qui avoiepl pris la place du pauvre 'Fribaudet : ils étoient à faire la conversations et je les entendis qui se racontoient cerlainesaventures d’une date un peu ancienne , comme vous l’allez voir, « Je me souviens, dit l’un, du temps que j'étoisarchétype. J’étois Dieu alors, et je voyois sortir de moi tous les étres par des variations prodigieusement multipliées. W me prit fantaisie d’en sortir moi-même; et de toute éternité je me trouvai un petit germe, 711 (OIPE> ni esprit, que le temps a eu bien de la peine à déreloppers s mais enfin je suis homme. » « Je ne remonte pas si haut, répondit Ie se- cond ; il me souvient pourtant d’avoir été le pro- totype ; ÿ'étois grand animal alors, et je voyois aussi sortir de moi une foule de petits animaux: j’accouchois tantôt d’un lapin, et tantôt d'un PHILOSOPHIQUES. 453 singe, qui devenoit dans la suité du temps un rhinocéros où bien un éléphant. [me prit aussi envie d'être homme, j’eus bien de la peine à y parvenir. D'abord je fus souris pendant quelques hivers, ensuite je fat chat pendant huit ns, singe bien plus long-temps, renard fort peu , mais long-temps bœuf, quelques années mou- ton. J'ai bien rêvé que j’étois aigle; mais, à dire le vrai, il ne me souvient guère que d’avoir été roitclet, car j'ai perdu la mémoire du sot. Aujourd’hui me voilà homme, philosophe, et chrétien de toutes mes forces (1).» Si je n’avois pas entenda bien distinctement ces dernières paroles ,: vous devinez bien qui j'aurois pensé xeconnuitre. Notre Suisse s’aper— çut que j’hésitois; j’élois en effet sur le point de lui dire: Mais votre prolotype ne seroil-il pas... Il n’attendit pas que j’eusse fini, et me promit de me faire voir coinbien je me trom-— pois en prenant notre grand animal pour un grand philosophe. Cetie preuve qu'il m’avoit promise, je l'ai en ce moment. Seriez-yous cu- rieux de là voir? C’est Le procès-verbal de notre (1) Encore une fois, quoique ce dialogue rappelle cer- tains textes de MM, Robinet et DideroL,, point d’applica- tion, La preuve que l’auteur n’en avoit point en vue, c’est que Les mêmes hommes, s’il avoit voulu qu’on en ébeat par cetle règle , se trouveroient à la fois dans deux ou trois loges ; bévue qu’il auroit certainement évitée, s’il avoit eu quelque intention pareille. (Note de l'éditeur. ) 454 LES PROVINCIALES malade : oui, il faut vous lout dire à charge et à décharge, de peur qu’il ne vous reste quelque soupçon injurieux au pelit Berne, Je vais donc le transcrire, ce procès-verbal; quoiqu'il n’y ait que très-peu de jours qu’il a été dressé, vous verrez que notre prototype étoit alors quelqu’au- tre chose, et qu’il n’avoit pas même la mémoire du soi bien présente, au moins y disoit-il Pavoir absolument perdue. Copie collationnée du procès-verbal dressé au petit Berne, lors de la réception de Nicocas- DENIS TORIDET , surnommé Gueulimane , soi-disant plulosophe. LE douze mars mil sept cent quatre-vingt- deux, à la réquisition de ses tuleurs, parens et alliés; vu les informalions faites au préalable sur les lieux ; vu le rapport signé des médecins et juges de sa patrie: vu enfin les ordres précis à nous donnés par qui de droit, a été conduit au petit Berne, et a comparu devant nous, gouver- neur dudit châleau, et autres juges compétens, le sieur Nicolas-Denis Foridet, surnommé Gueu- Hmane, pour y être examiné sur l’état habituel de son cerveau, et être admis aux loges du petit B:rne, suivant l'exigence du cas. Les médecins en chef du petit Berne ayant, au préalable , tàté Le pouls au bras et à la tempe, ont dit: La tête est chaude et le pouls exalté, ce PHILOSOPHIQUES. 455 sur quoiil a été procédé aux questions suivantes, auxquelles le malade a fait les réponses ci-après. | Interrogé. Qui êtes-vous ? | A répondu. Je suis un animal qui veille, | comme la Jaitue est l’animal qui dort. Interrogé. Ne connoiïssez-vous point d’autre différence entre vous et la laitue ? | À répondu. Je suis encore un animal qui she comine la laitue est l’ancmal qui ne sent pas. Inierrogé. Connoissez-vous un autre animal (e] qui dorme toujours et ne sente jamais ? ( { A répondu. « Qui vous a dit que le passage « du végétal le plus parfait à l'animal le plus « stupide n’en étoit pas rempli, en sorte que la « seuledifférence qu’ily auroit entre cette classe « et celle des animaux tels que nous (entre le « chou, la rave, le ” le philosophe }, « est qu’ils dorment, etqMe nous veillons ; que « nous sommes des animaux qui sentent , et « qu'ils sontdes animaux qui ne sentent pas ?» ( Extrait de l'Encyclopédie, art. Animal, par M. Diderot ). Interrogé. Vous souviendroit-il d’avoir jamais été un animal qui dort? /{ répondu. Rentré bien des fois dans le sys tème des perceptions du grand animal, je per- dis la mémoire du soi (V. Int. Rat. p. 140); 456 LES PROVINCIALES mais depuis quarante ans, sorti de nouveau de la masse de la grande matière , je naquis avec toute la force de ma raison; et $il ne m'en sou- vient, il m'est au moins facile de croire que je fus long-temps un animal qui dort, peut-être un arbre, un chien, un chat, une tuile, un homme, peut-êlre une femme, et que-je le deviendrai encore. ( Voy. Nouv. Pens. philos. p:24,) Interrogé. Lorsque vous étiez chien ou tuile, n’y avoit-1l pas quelque autre différence entre vous el l’homme? ; A répondu. « Chien, je ne différois de « l’homme que par l’habit( V. Vie de Sénéque « par M. Diderot }: mais lorsque j’étois tuile, « je ne tombois pas deux fois de la même ma- « nière ; au lien que, chien ou homme , je ne « me remue pas peul-être deux fois de la même « manière. » ({ Ÿ. Encyc., art. ANINAL.) Interrogé. Ne. -vous pas différer aussi de la tuile ou des végétaux en qualité d’être vi- “vani ou animé ? A répondu. Le vivant et l’animé nesont point un degré métaphysique , mais une propriété physique de la matière. ( Ibid. ) Quant aux vé- gétaux , ils ont une organisation animée , sem blable en quelque facon à celle de l’homme ; au lieu que les minéraux n’ontaucun organe. (/bid.) Ainsi l’artichaut et la citrouille animés resserm- « PHILOSOPHIQUES. 457 blent plus à lhomine que la mine de pleub ou de cuivre. Interrogé. Ne eroyez-vous pas.au moins que le philosophe diffcre de son chien par la vertu ? À répondu. « Le chien n’est privé ni des ver- « tus ni des vices de l’homme, pas plus que & l’homine des vertus et des vices du chien. { ie « de Sénèque.) L'un vaut l'autre; et dans le & fond , j'äimerois mieux deveuir hr cque & chien ou homme. » | Interrogé. Pourquoi voudriez-vous être une huître? A répondu. L'animal et l’honime de génie se touchent : mais les huîtres y touchent de plus près. « S’élever aux spéculations les plus subli- « mes de l’arithmétique et de l’analyse; se pro- poser les problèmes les plus compliqués des « équations , ét les résoudre , comme si elle Ctuit « d'ophante, c’est peut-être ce que fait l'huître « daus sa coquille, » (Lettres sur les Aveugles.) Lnterrogé. Pourquoiavez-vous de lhuitre une si grande idée? A répondu. « Parce qu’elle ne voit ni n’en- « tend goutte, Son toucher est obtus, elle z2'a U« qu'un sens; ce qui la rend plus propre aux « profondeurs de la méditation, » ( Æxtr, du Wrréme.) Thterrogé. Vous ne croyez donc pas que le 2. 20 458 LES PROVINCIALES philosophe soit supérieur à l'huître dans ses mé: ditations ? A répondu. « Le philosophe qui médite res- & sembie à l'animal qui dort. S'il lui arrive, en « cet élat, de parcourir différens objets, ce n’est « point par un acte de sa volonté que cette suc- « cession s’exécule. Je ne connois rien de si « machinalque l’homme absorbé dans une mé- « ditation profonde, si ce n’est l’homme plongé « dans un profond sommeil » , ou l’animal qui dort. ( £Zncycl., art. ANIMAL. ) La Cour, à ces mots, pleinem ent convaincue que l’animal seul veilloit dans le patient, a dé- claré et déclare les droits du sieur Nicolas To- ridet, surnommé Gueulimane , aux Pelites- Maisons , bien et dûment acquis. Elle a ordonné et ordonne que le susnommé sera conduit et enfermé dons la loge numéro 2 de la pre- mière cour, pour y êlre nourri, lrailé et mé- dicamenté aux dépens du roi, jusqu’à ce que l'état de son cerveau annonce que Panimal s’est endormi; que la raison et l’homme se sont ré- veillés pour faire revivre en lui le philo- sophe. L Fait au petit Berne, ce 12 mars de la présente année 1782. Signé, contresigné, collationné , | paraphe, etc, Je ne crois pas, chevalier, qu’il soit bien né- | cessaire de vous faire observer ces dernières | PHILOSOPHIQUES, 459 paroles du procès-verbal, pour faire revivre en lui le philosophe ; seules elles démontrent quel imérêt, quel- zèle pour la philosophie préside à tous les soins qu’on a de nos malades. Reprenons donc le cours de nos visites, et de la loge du grand animal passons à celle du grand volcan. Ciel! qu'y vois-je ! monsieur, oui, monsieur Rupicole, que je croyois occupé d’un long voyage... Mais, comme il. me regarde ! ah! ne vous fâchez pas, je vous prie. Dites- moi seulement... — Je n’ai rien à vous dire. Laissez - moi réfléchir et calculer de grands évé- nemens. — Comment! pas un seul mot? — Non, vous dis-je; deux grands systèmes s’effrent à combiner. — On vous en donnéra lout le temps , lui dit alors notre Suisse, assez étonné de me trouver en pays de counoïssance, mais en mavertissant de ne pas m'arrêter trop long- temps dans chaque loge, parce qu il en restoit: beaucoup d’autres à voir. Je lé priai an moins de nous dire ce qui pouvoït avoir amené M. Ru- picole au pelit Berne, Au lieu de me répondre, il entre dans Ja loge, et m’apporte un papier qu’il avoit aperçu sur la table du malide. La pièce est curieuse , chevalier, vous ne serez pas - fâché d’avoir la des époques d’une espèce assez neuve. Cent trenle-six mille ans avant le premier jour et la première nuit, époque primitive et remarquable dans les archives de l’univers, la 460 LES PROVINCIALES moilié de la mer se fait montagnes; les Alpes, VApennin , le Caucase paroissent au fond de l'océan. Deux cent soixante - dix mille ans avant le premier soir, seconde époque, et volcans pri- mitifs , première lave, premier basalte : Ze temps ne coûte rien à la nature, pas plus qu’au philosophe. . Quatre-vingt-dix mille ans avant l'ère com- mune, les huîtres ont paru, le, marbre et les montagues calcaires se digèrent , les huitres dis- paroissent , les plantes vont venir, et déjà elles forment des montagnes de schistes , des mon- tagnes d’ardoises. Nouveau règue des huîtres , et nouvelles montsgnes de marbre ; nouveau règne des plantes, el nouvelles montagnes d’ardoises, "Trente fois les coquilles, les plantes se succè- dent ; trente couches diverses , et de marbre et de,schistes, s'élèvent les unes sur les autres ; les Pyrénées se montrent. Le premier jour com- imence et la terre paroît. Concevez-vous quelque chose, chevalier, à ces huilres qui meurent pour laisser régner les plantes, et à celles-ci qui disparoissent et re- paroissent alternativement, pour régner à la place des huilres , on leur céder empire trente fois diverses, suivant qu’il faut bâtir les unes sur les aulres-des montagnes de marbre et de pierre à chaux , ou des montagnes de schiste, PHILOSOPHIQUES. 461 de plâtre et d’ardoises ? Cetle idée (1) singu- lière et celle de nos siècles avant le premier jour sont, me dit-on ici, le premier droit de M. Rupicole au petit Berne. N'ayant pas le temps de vous les dire tous, passons à la loge de son voisin. Celui-ci a aussi ses époques avant le premier jour; mais il faisoit bien autre chose le jour que nous le vimes. Fort occupé près d’un bassin d’eau , tantôt il l’agitoit de toules ses forces, tantôt il y jetoit du sable, de la glu, de la fange, et puis ilremuoit encore son bassin. Savez-vous, me dit notre Suisse, ce qu’il prétend tirer de ce mélange ? Il nons a promis qu’à force d'agiter sou bissin, sa bourbe, et sa glu, il en feroit sorti un ciilet , une carpe, des écus, des bœufs , des moutons et des hommes. Je lui ai promis , moi, que sa loge ne seroit point ou- verle jusqu’à ce qu’il en voie au moins éclore un veau ou un lapin (à). (1) Elle est prise d’une certaine m2néralogie, La dif- férence des époques et le mélange des systèmes prouvent assez que les adeptes renfermés au petit Berne ne sont pas les auteurs mêmes de ces syslèmes, mais certains lecteurs, dans le cerveau desquels lear multitude a jeté un pes trop de confusion. : (2) « Les germes des animaux , ainsi que ceux des végé- taux et des minéraux, agités suffisamment dans le mé- lange fangeux et bin des eaux de la terre, sorti- rent, à leur terme, de la matière même de la terre... Les hommes furent du nombre de ces animaux. x (Syst. led +62 LES PROVINCIALES En voilà bien assez’, chevaliér ; pour vous faire sentir toute la différence’ qil'y a des malades de la prenrièré cour, ét'de leur phi- losophie, à celle de nos ‘grands systématiques. Je vais donc vous introduire dans kr seconde ; vous allez encore n’y entrer” qu’en tremblant à l'aspect des nouveiles étiquettes D'un eûté, vous lirez : Philusophes sans Dieu ; de autre, vous verrez: Le sage an double Dieu sci : Be Dieu grand tout; là : Le Diew électrique, entre le Dieu du soir et le Dieu du matin. Crainte que vos alarmes ne durent trop long- temps, écoutez ce qui m'a désabusée sur ces pauvres malades, qué j'aurois pris aussi pour nos grands hommes. J'étois fort étonnée de les voir presque tous “liés et garrottés de manière à ne pouvoir remuer ni les pieds, ni les mains. Cé n’éloit pas là le ré- gime de Ja première cour. J’en demande la cause, Je vais vous la montrer, répond M. le Suisse ; vous voyez celui-là, vous entendez comme il crie de toutes ses forces : Liberté! liberté! Voyonssilse croira long -temps créé pour être libre, Là des- sus on délie celui qu’il m’indiquoit, on ouvre de lu Raison, c. 1.) Ailleurs, le mème auteur appelle ces germes Ja g/x génératrice. Nous ne dissimulons pas qu’il ya quelque restemblance entre ses idées et celle du malade dont on vient de parle r; mais il y aura sans doute aussi quelque différence qui doit empêcher EE retprrt (Note de l'éditeur.) | PHILOSOPHIQUES.: 465 même la porte de sa loge, on l’invile à sortir el à se promener, Je m’attends à le voir s’ap- plaudir de recouvrer enfin cette liberté qu’il r6- clamoit si hautement, Point du tout; on a beau le presser de sortir de sa loge: Socrate , répond il d’un ton assez plaisant, Socrate ne veut point sortir de sa prison dont la porte est ouverte ; mais en cela: Socrate n’agit pas plus librement que la, pierre qui tombe , ou se trouve afrélée dans sa chute ; des chaînes invisibles le retien- nent ; et, il saititrès- bien que la Liberté n'est qu’une chimère, (Extrait du Syst. Natur., tom. à , ce. 14.) En ce cas , repartit notre Suisse, qu'on enchaîne encore Socrate jusqu'à nouvel ordre, Vous voyez à présent , continue notre guide en se lournant vers moi, queile est Ja maladie de ces bonnes gens-là ; combien elle est bizarre, Sont -ils pleinement libres d'aller où bon leur semble, de fuire ce qu’ils veulent, je ne sais quelle idée d'une nécessité absolue , d’un destin inexorable, d’une fatalité indomptable, leur roule dans la tète; ils vont partout, jurant et protestant qu'ils sont esclaves, qu’ils n’ont pas seulement la liberté de remuer le petit doigt, où de ne pas le remuer. Nos médecins ont fait, pour les guérir, un raisonnenient qui me paroit fort juste. Ces malades, ont-ils dit, se croient tous euchaïinés lorsqu'ils sont libres ; peut- être croiront-ils être libres lorsqu'ils se verront eu- 464 LES PROVINCIALES chaînés. L’expédient réussit assez bien; mais si nous les délivrons trop tôt de leurs chaînes, si l’idée de la liberté n’a pas eu le témps de se gra- ver assez profondément dans leur ceérveañ, à peine sont-ils libres, qu’ils se croient de nouveau parfaitement estlaves : c'est à recommencer comme vous l'avez vu. Il les faut quelquefois tenir dans les fers bien des années de suite, pour que Ja hberté ne soit plus re à leurs yeuxsetil n’y a guère plus de six mois que Ce ci est À'Ia chaîne: Encore un ou-deux ans, il en viendra peut-être à concevoir qu'on peut abso- lament être philosophe sans croire que le ciel tomberoit si l'homme était bien maître de cra- cher à droile ou à gauche, même d’être e honnête homme ou fripon ! Je conviens ; chevalier , qu'il'y a quelque rapport entre les malades de ces loges et nos philosanhes esclaves; mais il y a aussi une dif- férence ;‘ que je né croïs pas bien nécessaire de vous indiquer. En revanche, qu’allez - vons me dire de ceux-ci? Je m'étois avancée vers le milieu de la cour, lorsque tout à coup j’aper- çois un certain malade qui me faisoit signe de venir vers lui, en riant de tout son cœur. Je m'approcbe..... Vois-tu, me dit-il à travers la grille de sa loge , et en me montrant le Suisse, vois-tu cet Honine 4? il me prend pour un fou , et pense me tenir ici bien enfermé; mais je ris de sa loge et de tontes ses clefs. Tu sais PHILOSOPHIQUES, 463 bien qu’on ne peut enfermer que le corps ; et je suis fout esprit moi; je sortirai d’ici quand je voudrai, — Sera-ce bientôt? — Non; car j'ai trop de plaisir à voir d'ici ce véritable fou logé là devant moi. Le bon homme prétend avoir perdu son âme, et se croit loute matière. Moi, qui sais qu’il n’est pas un seul brin de malière dans tout le monde, tu sens combien il doit me divertir. = Un instant après celte scène, nous en eûntés une aulre dans le mème genre, Notre Suisse m'avoit appelée auprès d’un malade, qui sans doute avoit appris de Voltaire que , lorsque je me bruüle, c’est le feu qui en souffre ; que si je prends les bains , c’est le feu qui en sent tout le plaisir; que si je pense enfin, et me ré- jouis ou mattriste ; c’est le feu qui pense dans moi, qui s’altriste ou qui se réjonit. Celte idée, dans le sage de Ferney, pouvoit étre admira- blé; mais croyez-vous qu’il ne l’eût pas trouvée lui-même un peu risible, s’il avoit pu prévoir les conséquences qu’on a su en tirer au petit Berne ? Le Suisse , qui parfois aime à se diver- tir des idées de ses malades, m’apporte une bougie tout allumée , el me dit de l’éteindre en présence de celui-ci. Je la souffle , et voilà notre philosophe qui.se met à pleurer, en disant que j'avois tué une âme. Dans la loge opposée, j’en - tends en même lemps un grand éclat de rire. J'y cours. Tu as vu , me dit un malade que j’y * FRE #66 LES PROVINCIALES trouve , tu as vu ce bon hommes il s’est imaginé que le feu est son âme ; inoi qui sais que c'est l’eau, je me moque de lui: Mais adieu , chevalier, voilà trois on quatre malades qui arrivérit au pelit Berne ; le gouver- néur m'envoie inviter à la première éntrevue, et je n'ai garde d’y manquer. Lereste denosloges au courrier prochain. ARR ARR 40 DLLD 8 LD 8 V8 LD SL VOB AR LEA LILI EE LE RS LR LB UIE AR LETTRE LVIE La Baronne au Chevalier. QUE jai bien fait, chevalier, de ne-pasman- quer hier à l’arrivée de nôs nouveaux débarqnés! Il manquoit, il est vrai, quelques pièces pour le procès-verbal; mais l’entrevue ne mé montra ‘pas moins trois malades d’une nouvelle espèce. On n’en connoissoit pas ‘encore de pareils au petit Berne. Le premier ne sait guère que me- surer, peindre et graver des âmes; le second les distille ; le troisième les suit, après la mort, sur le chemin de la lune, et puis un peu plus loin. Oh! le curieux voyage que celui-là ! Je vous en dirai quelque chose ; maisque pensez vousd’abord des deux premiers? | Si vous êles savant , Pun', en faisant l’image de votre Âme, ne lüi donnera guère que deux ou trois pouces de longuenr, sur trois lignes de large , remplies de petites pensées rouges el v10- PHILOSOPHIQUES. 467 lettes, de sensations vertes ou grises, de roloniés bleues et jaunes, qui feront de volre âme en ini nialure un portrait assez drôle, La trouvez-vous un peu pelite? il conviendra sans peiue que ses limites sont un peu trop bornées ; que l'ärre a dans le fond plus d'étendue qu'on ne pense ; il vous en promettra une autre d’un demi-picd de long, ( Voyez Lamét., t,1,n° 8.) Celle-ci seroit-elle encore trop petite? pour vous con- tenter, noire distillateur prendra son alambic, e! vous verrezcelte âme, de six pouces au plis, deyenix infinie. A1 doit au premier jour établir dans sa loge un Zaborataire , et là, nous ap- preudons celle chimie sublime, qui, en Jai- sant passer de très-pelits alomes par des fi- lières végétales, métamorphose dal erz esprit infini. Savez-vous , chevalier , que. vons avez passé par ce laboratoire? Savez-vous bien que si vous n'étiez infini, vous w’auriez point connu Per- reur, ni le malheur; que vous seriez l'énigme d'un mot inexplicable? J'avoue que je suis fort peu jalouse de mon infénité depuis que je sais que sans ce pririlége je n’aurois à craindre nt rhume ni migraine. ( Voy. Les lacunes de la PAi- lusophie, troisième partie.) N'importe, je n’en suis pasymoins curieuse de voir notre malade dis- . tilerune douzaine d’esprits énfiris dans sa pelite loge, La seule peur que j’aie, c’est que le sien ne resLe au fond de l’alambic. 468 LES PROVINCIALES “Si Popération réussit , se soin de vous en instrüire; mis si vous n’aimez pas ces {1 Jtris, je vous conduirai chez notre 1roïsième malade. Votre 4me, dans sa loge, n’est pas tout à-fait aussi grandes elle nest au contraire qu’un petit corpuscule irfeniment petit. (Voyez Æconom. de la Nat., c. 8.) En revanche ; Fhistoire de cette âme mfiniment petite est assez intéressante ; C’est de la bouche mêtmé de notre malade quefe lai apprise; et comme ‘elle seroit un peu longue, je ne la prendrai aujourd’hui qu’à l'instant où elle m'a paru le plus cariéuse ,’ c’est-à-dire # célui où notre petite âme com mence à voyager dans Pantre monde. Pai bien peur encore que cette histoire ne soit pas des plüs courtes; mais il faut toujours que je vous la raconte’, du moins en abrégé, ‘car elle m’a paru tout- à fit neuve, Ecoutéz-i bién, je vous prié, et vous mé direz si c’est de Hour 2. 11 qu elle est sortie. ! Entre la lune et nous, à peu près à À uh tiérs du tiers du chemin , est une région peu connue jusqu'ici de tous nos astronomes. ds C’est là que vont se rendre tous les atomes qui peuvent s élever à uné certaine distance de la térre par la vertu de l'ascension , contraire à la vertu de la pesanteur où de la gravité. I" a beaucoup d’éther dans cet etre oil; ny ést fort condensé, maïs il y a surtout dv x@ fumée ; car c’est là que se rend toute celle qui marne PHILOSOPHIQUES. 469 au sorlir de nos cheminées, n’a pas assez de force pour retomber eu pluie et se joindre aux nuages, C’est là aussi que doit monter votre âme assujélie aux méines lois du mouvement qui. sont établies pour la fumée et pour toute ma tière. (Econ. de la Nat.c.:19.) Si vous n'aimez point ce séjour enfumé, j’en suis fachée pour vouss car vous aurez beau faire, il vous sera aussi impossible de vous dispenser de cette loc qu'il est impossible & un homme placé sur le haut d'un mur de s’empécher de tomber s’il sort-de son équilibre. (1bid.) Mais est-ce en ligne droite que vous ÿ mon- terez\,:6u bien en ligne courbe? Si la lune, à l'instant de votre mort , est sur l’horizon , et surtont. au zénith, vous partires par la ligne droitestét comnre vous n'aureézque 20,000 milles géographiques à parcourir ; en supposant que vous alliez aussi vite que la fumée, qui s'élève d'un pied par seconde, vous! arriverez' à votre pradisenfumé en deux heuresetdemie environ: (Id: n° 274) Si, lors de votre mort, la lune se trouve sous l’horizon , et surtout au nadir, votre âme ne peut preudre qu’une ligne courbe. el vous avriverez;un. peu:plus tard. Ç - Mais que ferez:vous à? Vous y verrez d'a- bord nombreuse: compagme; car honmètes gens, et fripons ; tout monte comme vous et commela fumée: dans ce centre commun: de gravité de la | térreel dela lune. Vous tournerez ensuite comme: 470 LES PROVINCIALES la lune autour de noùs ,à-peu près autant de temps que la sie d'un honime peut durer ici- bas. (Id. n° 276.) Après quoivous mourrez une seconde fois , oui, chevalier, uneseconde fois, et ce ne sera pas la derniere. Mais consolez vous, celte seconde mort ne sera pas aussipénibleque la première, parce que votre second passage re sera pas aussi tranchant que le premier. ( Ibid.) Vons croyez peui-être qne cé second passage vous conduil à un tiers plus haut, .et toujours du côté de la lune? Point du tont, C’est vers le soleil nième ; c’est-à-dire vers le centre du sys- téme-solaire, que vous irez chercher le second Paradis. En caleulant toujours sur le pied de Za Jumée quis’élève d'un pied par seconde , ayant à peu près soixante trois millionsde lieues à par- courir, vous serez Cette fois bien pluslong-temps en route. Arrivé au soleil, vous aurez un peu chaud ; mais il se fera 247 troisième dévéloppe- nent, et vous Mmourrez enfin, pour la dernière. fois ( Zbid.) Après quoi vous ressusciterez pour un voyage un:peu pluslong, pour marcher vers le centre de l'univers. (Ibid. ) Que vous serez puissant, si vous y arrivez jamais ace bienheu- reux centrel L'intelligence qui:s'y trouve pla- cée devient ;par cela seul ,l& sawprémeräntélli- gence. (Hi: 1° 266.) Mais votre pauvre âme en, upprochera éternellement ; sans jamais y.arri- seri( Hi: n° 276.) Un million de-particules s'y! PHILOSOPHIQUES: 47a rendent de toutes les parties de l’universs l'é- ther ; par celte raison, s'y trouve exirémement condensé, (n°.318.) Votre âme s’y verra bien génée; bien serrée ; ce n’en est pas moins là qu’il faudra passer la vie éternelle. Je ne vous dirai pas queje vous la souhaite ; mais ce que je puis bien vous prolester , c’est qu'iln’y a pas un mot dans toute cette histoire de votre âme queije n’aie entendu de la bouche denotremalade. S'ilest vrai, comme on le dit, qu’elle se trouve fort longue- ment déduite dans-une production qu'il a inti- tulée l Economie de la Nature, on prétend ici qu'il n'aura pas besoin de procès-verbal pour constater ses droits , et que son livre seul vaut dix loges entières. Jeprévois, chevalier, une difficulté que vous allez me faire. Comment, me direz-vous, com menttoutes ces loges seroient-elles umiquement consacrées à nos frères malades , puisqu'il n’en tra jamais de pareilles absurdités dans:le cervean de nos: sages ? Au moins ne m'avez-yons pas encore donné de pareilles leçons. Je réponds que: d’abord ces trois derniers malades ont pour nous nneaffection sincère ; en second lieu , que, malgré toutes ces petites extravagances , ils ne laissent pas d’avoir bien des opinions qu'ils ne peuvent avoir prises qu’à nolre école. Celui qui peint les âmes , les grave et les mesure, croit fermement, par exemple, à l’homme plante, aux œufs que la terre pondoit dans son jeune 472 LES PROVINCIALES temps. Le distillateur a paru avoir un penchant très-décidé pour le laboratoire du Dieu grand Tout; et l’homme de la lune, au contraire, pour le Dieu atome: car il ne le trouve que dans un certain coin de l’univers, qu’il appelle le centre, Ze seul pointimmobile quiexistedanslanature. (Ec. Nat. n. 266 et 287.) Ce poiut.n’est pasplus gros que la tête d’une épingle; son Dieu, qui ne peut être ailleurs , sera par conséquent tout aussi petit. Cesidées, comme vous le voyez, serappro- chent beaucoup de notre école: et voilà en quoi nos ivalades se montrent philosophes. Voici, d’ailleurs, des lois invariables qu’on suit au pe- titi Berne pour distinguer nos malades des. au- tres. Elles sont tirées du chapitre 4 des règlemens prescrits au gouverneur. d Si le malade pense, dans ses aberrations, qu’une montre a fait elle-même séstrones-et son ressort; s’il gage que l’on pourroit tirer du fond de son cornet trente mille soleils-et vingt- ‘quatre lunes, aussi: facilement qu’on fait rafle de six, qu’il soit reçu au petit Berne. S'il ne croit pas en Dieu, qu’il soit; reçu. S'il croit à deux ou quatre Dieux, qu’il soit reçu. S'il y croit le matin sans y croire le soir, qu'il soit reçu. ti S'il croit au Dieu électrique, au Dieu,tran- quille, au Dieu ni bon ni saint, au Dieu grand tout, au Dieu atome ; qu'il soit reçu. . PHILOSOPHIQUES. 473 Silk croit aux œufs de la comète ou de la lune ;:où bien à la carpe sa mère, ou au bro- chet:son père, qu'il soit reçu. S'il a point d'âme, qu’il soit reçu. S’ilen a deux, qu’il soit reçu. S'il croit que la pensée n’est quan mouve- ment de gauche à droite, ou une Re qu’il soit reçu. S'ileroit que le soleil, la lune et les étoiles tomberoïent, en supposant que l’homme füt libre de remuer le petit doigt on de ne pas le remuer ; s’ilipense que les astres se dérangent plus ou moins de leur route quand le ressort de sa montre se casse, qu’il soit reçu. S'il a dit que la crainte d’une vie à venir rend les hommes méchans dans celle-ci, qu’il soit Es 011 PRTVSSEANTE S'ila dil'qu’entre un chien ou un chat et un homme il n’y'a de différence que dans l’hab't , et que le temps viendra où les castors feront une Encylopédie, qu’il soit reçu. Vous voyez, chevalier, par ces règlemens, qu'on saisit assez bien le caractère distinctif de nos malades, et ce qui peut, dans leur aber- ration, leur rester encore de notre école. Vous avez vu aussi à quel point tout ce qu’ils ajoutent pourroit entretenir des soupçons assez peu ho- norables pour leurs maîtres, Convenez donc aussique nous devons au gouverneur du pelit Berne de grands remercimens pour tous les 474 LES PROVINCIALES soins qu'il prend de les dérober aux yeux du préjugé. Si vous craignez encore de faire cet aveu, je vous demanderai quelle gloire nous pourrions lirer de certains autres malades dont il me reste à vous parler? Il m'a paru que Pon ne savoit trop au petit Berne à quelle classe de pos sages on doit les rapporter. Aussi ne les a- t-on logés ni dans la cour de nos systématiques ; ni dans celle des métaphysiciens ; ni dans celle qu'on s’est avisé d’assigner à nos grands mora- listes, à nos politiques, ete: On leur a destiné une cour à part, sans autre précantion que de les réunir dans diflérens quartiers, suivant le plus où moins de rapport qu’ils ont entre eux. Auriez-vous jamais vu , chevalier, ces espèces d'imbéeiles qui répelent , répétent sens cesse ce qu’ils ont entendu, jusqu’à ce qu’on prononce devant enx quelque autre chose? Je n'ai jamais éié plus surprise que de trouver ici un bon rombre d’adeptes qui ent précisément la mênrie maladie. Notre Suisse m'avoit invitée à pronon- cer quelques mots à haute voix, Je prononçai distinctement : J’oltaire l’a dit: A Vinstint, voilà toutes les loges: oltaire l'a dit; Vol: taire l’a dit. Jamais on n’entendit tant d'échos à la fois, ni de plus fidèles ni de plus constans. Je crois que nos malades le répètent encore, et ne craignez pas qu'ils y ajoutent un seul mot du leur. Vous ne direz pas sans doule que ces bonnes gens, hors d'état de tirer ‘une seule idée nn rt PHILOSOPHIQUES. 475 de leur propre cerveau, nous fissent jamais grand honneur dans le monde. on les appelle ici 205 perroquets. Vous en verrez d’autres dont la philosophie, un peu moins bruyante sans êlre moins bizarre, cousiste uniquement: dans certains mouvemens des pieds ou de la tête, dans des évolutions assez plaisantes quervous leur. faites faire à volonté, Jamais raisonnement n’esl sorti de leur bouche : mais voulez-vous connoître leur façon de pen- ser ? faites un argument, par exemple sur l’in- mortalité, sur la Divinité, ou sur tout autre objet semblable, où bien contentez-vous de nommer quelqu’un de ces grands hommes ré- vérés du préjugé , Augustin , Chrysostôme, Fé- nélon ; Bossuet : pour toute réponse, vous ver- rez nos malades, lun hausserles épaules, l’autre vous regarder du haut en bas; celui-ci ricaner, ceux là sautiller, tourner sur le talon, faire la pirouelle, el. puis se panader, comme s'ils voient tous répondu en Socrates. Vous meltriez leur esprit à l’alambic, que vous n’en tireriez pas une meilleure raison. On les appelle ici, tantôt nos muets importans , et tantôt nos pan- tins: je ne les croïs pas tout-à-fait mal nom- amés; ilen est cependant un cerlain nombre que vous appelleriez , avec plus de raison, nos freres riais. Dites-lenr la plus grande ineptie qu’on puisse imaginer , pourvu que ce soil sous le nom de Jean-Jacques, ou de quelque autre de nos CS LES PROVINCIALES LES ] sages, ils s'exlasieront, se pâmeront d’admira- tion. Que c’est beau! que c’est charmaut ! que c’est sublime !.. Dites la même chose sous le nom de quelque homme attaché au préjugé, ils li trouveront pitoyable , détestable; j’en ai fuit l'épreuve à diverses fois : vous ne sauriez croire à quel point elle a réussi, Ce qui ne m'a pas pen humilié, ca été de trouver aussi dans ces loges un assez bon nom- bre de sœurs niaises, à qui vous feriez croire qu'une poule est accouchée de la lune ou de la comète, en leur persuadant seulement qu’un grand homme l'a dit. Vous en penserez, chevalier, tout ce que vous voudrez; mais niais, et pantins, et perro- quels, tous ces messieurs me semblent assez bien logés ici pour nolre honneur. Et que nous direz-vous de certains malades que vous verrez ici dans le quartier nommé la Grenoullière ? On y trouve surtoul un petit homme dont 'a maladie est foit singulière. Il vécut long temps, m’a-t-on dit, fort obscur parmi nos grands hommes : pour devenir aussi célèbre qu'eux , 11 fit un jour trois notes sur un livre ; je crois que c’éloit sur la vie de quelque ancien philosophe. Le voilà tout à coup qui se croit Epictète ou Sénèque. Il s’enfla, il s’enfla, se bouflit, se bouflit; de peur qu'il n’en crevât , on lui fil res- pirer l’air de nos loges. Vous en verrez un autre auprès de lui, qui PHILOSOPHIQUES. 477 zagna , dit-on , la même maladie pour avoir été Jendant quelque temps trompette de Voltaire. ?our guérir le premier , on lit ses trois notes lans certains momens où il semble que son bon da revient. Quant à a l’aulre, ou assure qu ’iln y L point de remède. . En voici quelques-uns dont la maladie n’est as moins élonnante; ils ont Les dents très- ongues et l’estomac fort chaud. Sivez - vous omment ils s’y prennent pour avoir du pain ? sorsqu’une faim canine les dévore, c’est alors qu’il leur faut de l'encre et du papier. Alors ils “ousgriffonnent de la philosophie, et vous voyez xroître des lettres sur les borgnes , des sys- ëmes, des théories, des Lettres à Eugénie, des >rospeclus.,..… C’est alors , c’est surtout quand e diner se fait attendre, qu’il n’est ni Dieu, ni me , ni immortalité; que lous nos rois sont des yrans, tous les sujets des imbéciles, tous les oyans des fanatiques. La soupe arrive-t-elle , vx bien montrez - vous une bourse à nos ma- ades? les voilà qui se trouvent une âme, un prit, et adieu toute leur philosoplite. Vous ic serez pas étonné de lire sur leur loge : philo- rophes à jeun, ou bien les affumés. J’en ai vu quelques-uns à qui , pour un ducat, vous auriez ait écrire qu'une huïtre a plas d'esprit que Newiou,-tant li faim et le pain ont d'empire jur ces pauvres cerveaux ! - "Fous ces messieurs assurément ne sont, pas 478 LES PROVINCIALES | | faits pour être l'honneur de notre école, Mais | croiriez-vous qu'on porte l'attention jusqu’à conduire ici certains petits adeptes qui ne nous | feroient gaère plus d’honnenr? Cela n’a jarmais | vu que vos cafés, ou les coulisses de vos thé4- tres ; cela vous sait par cœur tous les noms des actrices , tous les airs des ballets ; cela vous chan- tera la petite chanson bien impie, le petit vau- deville bien ordurier , et cela vous dira : Je suis un philosophe. Cela n’a pas même la barbe au menton, et cela sourira au seul nom de respect pour mon pere, de respect pour ma mére, Cela vous apprenoit son catéchisme il n’y a pas quatre jours, et cela croit déjà raïsonner philo— sophie comme un Robinet. Dieu sait ce qui se passe dans ces pétites têtes ! ce sont nos #1ar- mouzets. Ce n’est pas qu’on n’en trouve quel- ques-uns parmi eux qui ont passé trente et qua- rante, qui auront imême fait quelque épître à Jean - Jacques, quelques déclamations farcies de pelits traits philosophiques, pour avoir la mé- daille et prétendre au fauteuil; mais marmou - zets encore que tout cela. Il n’y a pas plus de fonds dans leur cervean que dans nos marion- nettes, et tout cela ne peut que nous désho- norer. Je ne vous dirai rien de nos petits Socrates en rabat. Jen ai vu cependant quelques - uns au pelit Berne, et je ne pus m’empêcher de rire: alurs de mon ancienne bonhomie. Je me sou- PHILOSOPHIQUES. 479 vins-de m'être sérieusement fâchée contre un petit abbé dont j'avois autrefois reçu quelques visiles avant que je.ne fusse initiée à nos dog- mes. Ce beau petit monsieur, arrivant de Paris, bieu poudré , bien musqné , s'avisa de souriré parce que jé parlois de l'Eglise avec res- pect. Bientôt je m’aperçus qu’en petil imbé- cile, il s’imaginvit quan abbé incrédule devoit ètre un prodige. En effet, c'en étoit un tout neuf pour moi : j'étois dévote alors, j’en avois tout lé zèle. M. l'abbé sourit encore au nom de religion. Oh ! vous croyez donc, lui dis-je, vous croyez donc , monsieur, que je vais VOUS prendre pour un homme d’esprit parce que vous n'avez ni mœurs ni religion? Détrompez- vous, de grâce : je serais la plus incrédule des femmes, que je n’auois pour vous que du mé- pris. Ëles - vous Turc, monsieur? arborez le turban. Êtes - vous un de nos philosophes mo- dernes? oséz le paroïtre , et jetez là votre rabat. Que diriez -vous d’un militaire qui nous décla- meroil saus cesse contre son régiment et contre le service du roi ? Que ne laisse-t-il là son uni- forme et l’état qu’il annonce, s’il ne veut en remplir les devoirs ? Vons attendez sans doute on bénéfice par la protection de nos prétendus sages? M. l'abbé, croyez qu'un hypocrite , un fouvbe «et un lâche qui trahit son état, est 1ôt eu tard un très-mauvais sujet aux yeux des deux, paitis. Avec une pension où un bon bénéñce , 480 LES PROVINCIALES tout en philosophant, prèchant , argumentant contre l'Eglise, vous n’en serez point moins, aux yeux des gens instruils, un petit ignorant qui devriez étudier votre théologie ; un véritable ingrat qui calomniez vos frères; une espèce de monsire qui plongez le poignard dans le sein d’une mtre que vous déshonorez, et dont vous volez chaque jour la substance, n Que j’étois donc bonne, chevalier , dem’em- porter ainsi contre notre petit philosophe en rabat! Je sens bien qu’aujourd’hui je ne Paime- rois pas davantage; mais si je le rencontre de nouyeau sur nles pas, je YOus promets de lui trouver sa loge, Croïriez-vous qu’il y en a un:ici dont la phi- losophie s’est tournée en véritable rage? J’ap- prochois de sa loge, dans le fond de la cour. Prenez garde à as me cria notre Suisse. il a mordu sa mère. J’approchai cependant avec mes deux compagnons de voyage : notre fou les prit sans doute pour quelques docteurs de Sorbonne. O T'héologiens ! se mit-il à crier , 6 mes frères ! 6 brutes ! grand Dieu! quelles extravagances atroces ils l’imputent ! Les voilà ces démons qui te blasphèment..….… Aux champs, ca- naille..…. Soldats, armez-vous de vos fouets. Aux champs, cette canaille, aux champs. Notre abbé n’éloit pas le seul enragé de la cour ; de la loge voisine, étiquetée l’Energu- mène , s'élève une antre voix : « Meuxs, Moïse ; PHILOSOPHIQUES. 481 « meurs, tyran destructeur; que la terre s’en- « tr’ouvre sous tes pas et l’engloutisse! Mons- « tre abominable, dont l'haleine empestée à « soufflé sur la terre les semences empoisonnées « du plus déteslable fanatisme! que ta mémoire « abominable reste en horreur à tous les siècles, « et périssent ceux qui Le révèrent! Meurs, « Moïse, meurs! » ( La Moïsade vers la fin.) Ce n’est pas Moïse, reprend alors le premier enragé, c’est toi que je déteste, 6 Eglise ro- maine ! c'est toi qui devois faire de l'Europe un repaire de tigres et de serpens..…. (1). Et vous, {yrans, monarques, rois, despoles, qu'un glaive parallele se promène sur vos tétes, et moisonne toutes celles qui s'élèvent au-dessus du plan horizontal !.... Peuples, souvenez-vous | de vos prérogatives. Mais quoi! peuples läches ! rmbécile troupeau ! vous vous contentez de gémir quand vous devriez rugir!. (V. Hist. | Phil. et Polil., tom. 5, p. 517.) Ah ! chevalier, je n’aime point les philoso- | phes qui rugissent; j’avois pris la fuite, et me | voilà tombée de Carybde en Scylla. « Rois, |: (1) Quant à cet abbé enragé, nous avouons qu’il est dif- ficile de le méconnoitre, Ceux qui ont lu l'Histoire Philo- sophique et Politique de l’abbé Raynal peuvent se rappe= | ler une foulé de traits semblables , dont on ne fait ici que | changer la tournure. bi à , entre autres, le tome III de cette Histoire, page 124; tome IV, pag. 555; tomel, |pages 4o et 166; tome IF, | 9 . 327, nouvelle édition , ih-49 et passim. | | 2, 21 489 LES PROVINCIALES « ‘princes, monarques , apprenez que notre con- « sentenrent seu] peut faire de nousdes citoyens « soumis , ét de vous des souverains légitimes. « Nous avons été les plus foïbles, nous avons « cédé à la force ; maïs si jamais nous devenons « les plus forts , nous vous arracherons un pou- « voir usurpé, lorsque vous ne vousen servirez «que pour notre malheur. Ce n’est qu’en nous « faisant du bien que nous consentirons à ou- « blier ces titres imfâmes (de succession ou de « conquête) par lesquels vous régnezsur noùs… « Si noms sommes trop foibles pour: secouer « volre Joùg , nous le porterons en frémiseant ; « vous aurez un ennemi dans chacun de vos « esclaves et vous serezà chaque instant'obligés « de trembler sur ce trône dont vous:n’êtes «que linjuste usurpateur: » NS FÉNEEE M Syst. Soc. tom. 2, c.1,) Dermez, chevalier : Fohenot celte voix terrible et meraçante? Du haut d’an donjon où l'on s'est avisé de loger ues-politiqées: “Ces bonnes: gens, accoutumés sans doute dans la éapitale à gouverner lemonde da haut-de leurs greniets ; Tontimuent ici à gourmander les sou- verains. ‘C’est à eux qu’appartient le droit de modérer les deux puissances, de fixer leurs imites et de faire des loïs. Tout souverain qu'ils ne font pas eux-mêmes, ‘qu’is n'ont pes vu élire, et qu'ils ne rs pas ER à leur gré) West pour eux qu’un tyran, qu’un despote {: PHILOSOPHIQUES. 483 el quan nsurpateur, Ce qu'il:y a surtoui de sin - guhier dans dlenrimaladie, c'est :qu'après:avoir {raité nos rois, Llamtôt de vains fantômes, lantôt de tyrans imbéciles , vous les entendez-étaler les importans services que la philosophie rendit en tous les temps à la couronne, et les bienfaits qu'ils ontdroit d'exiger. En bonne Française, j’avois élé un peu plus que surprise de lapostrophe que je venois d’en- tendre, qui me:fut pasila seule , à beaucoup'près. qui partit.du, donjon. Mais imaginez si je pus m'empêcher dérine , lorsqu'après ces arrêts ter- x bles pour le. trône, s'élève tout à coup une voix aigre €t glapissante : Rois, princes et mo- -marquesxsowvenes-vous (de la reconnoissænce quenonsiawons droit d'exiger de vous... léten- darddelarévolle a été mis la main des sujets contre leur souverain... ; c'estpar les lumières -.de la philosophie que vous êtes délivrés de ces maux: Ce sontiles philosophes qui, au péril de leur diberté, de leur fortune.et de leur vie. ontouverbles yeux des peupleset des rois. Con- - moissez l'importance :de leurs services , et que d'effet leplus réel de votre reconnoissance soit . da protection que vous devez aux philosophes Leurs.suecesseurs. (Inmté de l'Abus de la Criti- . Aique, n° 28. ). Seroit-ce, chevalier, par un mélange aussi bizarrede prétendus services et de folles me- naces, d’injures extravagantes lancées coutre 46% LES PROVINCIALES les rois, par ces principes destructeurs de toute monarchie, que nos sages de la capitale auroient cru mériter les pensions, de la cour ? Ayouez que c’est au petit Berne qu'il faut venir pour trouver'des cerveaux où toutes ces idées:se com- binent. Quoi: ! des Hhasicais se-croue phulosophes , et m’avoir dans la bouche que:les mots de tyrans , de despotes, lorsqu'ils parlent des rois,! Affecter sans cesse de présenter nos. souverains. sous les traits les plus odieux, et leur dispnter conti- nuellement les titres par lesquels ils règnent sur nous ! Quoi! Les philosophes de la nation la plus justement célèbre parson attachement pour ses rois , décrier,continuellement la monarchie! Ré- paudre des principes capables, à la longue, de faire fermenter les esprits, d’éteindre insensible- ment lout respect, tout amour pour la personne de nos souverains, et d'amener les révolutions les plus terribles dans le gouvernement ! Non, non , ce n’est pas là de la philosophie; Je conviens que vous ne m'avez pas encore. fait connoître nos grands politiques; mais à,ces traits seuls, je conçois assez que ceux du petit Berne ne sau- roient mieux être logés que-dans leur donjon, et pour notre bonheur, et pour la lanquiilité de l’état. Loin de solliciter leur, élargissement , n’en soufflons pas le mot. Si le ministère venoit à s’en mêler, je conçois qu’il pourroit arriver quelque chose de pire. bibl PHILOSOPHIQUES. 485 Adieu; chevalier ; je termine-ici ma relation. Quelque léngne qu’elle soit, je pourrois yajou- ter bien d’äütres choses, surlout si je voulois vous parler des loges des moralistes,, des histo- riens , des théologiens du petit Berne ; mais vous ne m'avez pas encore fait connoître les nôires : je ne fixeroiïs pas assez exactement ce qu’ils ont de commun et ce qui-les distingue. Crainte de n’y mépréndre , j’attendrai vos leçons, bien fichée saris doute que l’aventure de notre ma- lade les ait suspendues , mais enchantée au moins que mon voyage au pelit Berne m’ait fait con- noître un établissement si utile à notre gloire , et vois ait enfii persuadé qué je sais, encore distinguer les vrais sages de nos frères malades. A diëu, # #0? 51 2 semaines mens AAA SAR AA AA LA LA LA A SAS | 11 14 LETTRE LV LL, La Baronne au Chevalier. ‘Je reprends la plüime, chevalier , pour vous parler d’un quartier du petit Berne que je suis trop fichée d’avoir oublié. C’est celui des gi- roucttes. Pour vous faire juger si ce sont encore iei de nés grands hommes, je ne veux que vous dire la manière dont s’y prit notre Suisse pour nous faire connoitre leur maladie, Li en appelle un hors de sa loge, l’établit au milieu de la cour, el lui demande l’exercice de la girouelte ; eXer— - 466 LES PROVINCIALES cice assez neuf, comme vous ‘allez lecyôir ; car voici en quoi il consiste. On poste d'abord le maladé vers lorient ; on Jui fait une question , on écrit la réponses en- suite on li commande un quart de conversion, un demi-tom à droité ; il sé tronve-au midi, ou bien à l'occident. On rerrouvéllé li même: ‘ques- tion; on écrit encore la réponse; et'ainsi de suite, au nord, au sud-oniest, aû sud-snd: est} etc: Vous Pt certainement curieux de voir quelques-unes dé ces réponses. Je vais vous copier cellés que j'ai moi-même:éntendues. Je conviens que d’abord if me sémbla entendre: ce mème philosophe qui avoit wñ Diew là veille’et qui n’en avoit point le lendemain: Mais très certainement il doit y avoir quelque différence; car, vous avez beau dire, M. Diderot n'est pas assurément une girouette; M. d’Alembert, mal- gré ses oui, ses non; M. de Voltaire surtout n'est pas un girouelte. Ce n’est point parce qu’ils sont tournés vers lorient on l’éccident que leurs opinions varient du blane: 4w noir , an lieu qu'il n'en faut jamais davantagé: au pelit Berne pour y voir les prodiges de variété dont j'ai été témoin. La question que nous fimes au malade étoit celle-ci : Croyez-vous en Diéa? Voici en abrégé, mais fidèlement extraites , les quatre réponses faites aux quâtre‘points car- dinaux. PHILOSOPHIQUES, 407 Réponse du malade à l’ortent. | Non seulement je crois qu’il existe un Dieu, | mais pour ne pas le croire, il faudroit être un | fou de mauvaise foi et dominé par ses passions. | Si nous ayons des athées, c’est que le tableau dé l'avenir les trouble, et qu’ils s’enhardissent contre ses terreurs. (Voyez Nouv. Pens. Plul., | pages 15,20 et 25.) | Réponse du malade: a locerdent. | Je vous dis , Moi, qu'il n'y a pointde Dieu. Qu’avez-vous & me répondre ? Que si je n’a- vois rien à craindre de Dieu, je n’en combat- trois pas l’existence. Laissons cette phrase aux _ déclamateurs ; elle peut choquer la vérilé ; l'urbanité la défend. (Pens. Phil., n° 15.) Z{ Jaut-en convenir , la crainte et les besoins ont créé les Dieux.; les préjugés ont fait leurs at- tribuis , et la foiblesse de la raison a perpétué leur existence. Voiläceque dira l’homme sans crainte, sans espoir , et dans toute la force de sa raison. ( Vuyez Nouv. Pens. Plul., pages 24 el 25 , par le mémeauteur.) Réponse du malade au midi. J'ai Ja Lète trop forte. pour: être inquiété par l'incertitude, Le scepticisme est le parti du sage. | Je laisse disputer les athées , et ceux qui croient en Dieu, et je n’en dors pas moins lranquille- 458 LES PROVINCIALES ment-sur des. deux -oreillenside l'ésnonince ét 53 et 54.) Vic Réponse du malade au nord. Non-seulement je crois en Dieu, mais je le suis moi-même; car mon éme tmimortelle est à mes yeux une substance spirituelle, parcelle de la substance même de l'Être-Suprême. Je suis donc au moins partie de Dieu, et je le déviéndrai un jour tout entier (1). Tout n’est pas dit encore , chevalier , nous fimes prendre au malade , non plus les points cardinaux , mais les intermédiaires. Vois venez de le voir Dieu, et partie dé Dieu; une petite eonversion vers le nord-est-changea tellément ses (1) Si nos malades ne répètent pas exactement mot à mot les leçons de certains sages, il faut convenir qu’ils en prennent le sens assez fidélement,. Voici apparemment ce que celui-ci avoit appris dé M. Diderot : « S'il est plus aisé « de concevoir l’existence et l’immortalité d’un Être su- « prême, il n’est pas difficile de donner croyance à l’im- « mortalité de l’âme, Cette âme sera alors à mes yéux une « substance spirituelle, parcelle dé la substance même de « l’'Etre-Suprème , qui, en créant l’homme, Paura fait « passer dans l’homme, pour se diviser ensuite en autant de parties qu'il y auroit d’hommes existans jusqu’à la fin des siècles, où alors toutes ces parcelles viendroient se réunir à la substance divine, comme elles en éloient émanées, » ( Nouv. Pens. Phil. p. 18.) J'avoue que ce texte semble autoriser la réponse du ma- Lide ; mais en revanche, voyez la note suivante, CR) Lu de l’incuriosité: (Voy Pens. Phil! 1 n°°°27, | en EE EEE nu eu PHILOSOPHIQUE 489 idées; qu'il.ne trouvoit plus rien des absurde let-de-si puérile que de faire de L'homme une particule de la Divinité. Néron et LouisIK, disoÿ- il, Cromwel et saint André, tant de fripons et tant de bravés gens, parcelles d’un Dieu ! quelle absundité:! ;C’éloit en. effet a BR YtREEr, assez plai- samment, la Divinité (1). : Nous demandons encore un demi-tour à droite, et le malade au sud-ouest se trouve par- celle , non, de Dieu, mais de l’ancien. proto- type , issu, corps et àme , du grand animal, et prêt à y rentrer, Sud- sud -est ; il n’est plus que animal qui veille. Est-est- sud, l'idée de Dieurevient: mais en,avançant d'un pas vers lorient, le malade nous dit très-positivement : Jé ne crois pas qu'il y ait des matérialistes ou des athées de bonne foi. ( Nouv. Pens. Phil., pag. :5 ); en ayançant de deux : Je suis pérsuädé, ajoute-t-il, qu'il y a des athées, et qu'ils sont de bonne foi. (/d., pag. 20.) On veut sayoir s'il le: sera-dui-même, on le fait (1) Trois pages après le texte cité dans la note préce- dente , M: Diderot , réfutant Spinosa , trouve fort absurde la folle opinion qui fait de chaque homme ane modifica- tion de la Divimte. Dans ce système, dit-il, Dieu seroit à la fois bon et mauvais; car il peut arriver qu'un Ne- ron soëb contemporain d'un Louis 1X. Sans doute que, suivant ce philosophe , la partie de Dieu qui seroit Néron ne seroit pas mawaîse, et celle qui seroit Louis IX ne sc- voit pas bonne. Il faut donc bien se garder eneore de le con- fondre avec notre malade, 2}, 490. LES PROVIXCIAL ES relourner vers le midi, S5 j'apois le malheur d'être athée, répond-il alors, yÿe nierois , sans balancer, que je le suis ; si l'on exigeoit de | moi une profession de foi. (Id. , p.38.) Je men- üUrois en face au magistrat et à l'Eglise... . A la loge, à la loge, lui dit alors le Suisse; à a loge, monsieur; on voit bien quelle espèce de philo- | sophe vous êtes. Je vondroïs continuer el vous parler’ encore! de quelques autres malades girouettes. C’est réellement une maladie bien singulière que celle-là: Au nord’, ils ont'un esprit ; en plein midi , ils n’en ont plus. A l’ést, ils sont tous libres; à l’ouest ,;: pures machines. Enfin vous croiriez que ce sont nos philosophes poux, nos! | philosophes contre, et nôs philosophes tantôt. pour, tantôt contre, et tantôt entre deux. Mais ; : encore uné fois, prenéz-y bien gârde, 4 notre! école, c’est la philosophie qui diéte les oæi, les’ non et les peut-être; au lièu que c’est le vent: | _ | qui fait lournér ici les têtes et les opinions, Cetter | différence avoit sans doute été bien observée par nos sages ; car elle est, suivant les archives du petit Berne, un des premiers motifs de la fon- dation. Adieu, chevalier , je ferois encore un volume au lieu d'une lettre, si je vouleis tout dires ’ é! ! à PHILOSOPHIQUES, 494 2:11: 12.h22122:1:2:2,,:),.) A PEER AS ERA LS AR LR AND VS } LETTRE EX Le Chevalier à la Baronne. MADAME, Au pointoù vous en êtes, ce est point por #| moi-même, par mes propres leçons, que je dois espérer de vous désabuser. Ce sont des rnaîtres seuls qu'il faut laisser parler , pour vous faire con- noire le plus affreux des piéges que le préjugé ait encore tendus à la philosophie. Avec moins de zèle pour votre propre gloire, J'aurais saus doute moins cherché à vous dé- tromper d’une erreur monstrueuse; je n’au- rois, pas. imaginé le seul moyen peut-être qui nous reste encore pour vous en délivrer , et vous apprendre enfin ce que c’est que ces hom- mes.que vous croyez si dignes de leur petite loge. Cemoyen, que me fait encore trouver mon zèle pour vous désabuser , le voici, madame ; jugez, par sa nature, de la cruelle erreur dont je me flatte,: hélas! en vain peut-être, qu’il vous retirera. ù . Cette lettré-ci ne vons parviendra point par la voie ordinaire ; celui qui est chargé de vous la remettre dans le plus grand secret est en: mème temps porteur de divers livres, sublimes productions de nos grands hommes, de ces: 492 LES PROVINÇCIALES hommes à qui vous ne contesterez assurément Lis l : : : pas le titre de philosophes et la gloire, des pré- | cæpters du genre humain. Parcourez les en- droits qué j'ai notés pour vous ; lisez et médi- tez ; madame : comparez ensuite les leçons de nos sages avec les réponses de vos prétendus malades dans leurs procès- verbaux , avec tous ces primcipes el {outes ces maximes, quisne vousi6fl paru au petit Berne que le fruit du dé- lire ‘etide Paberration la plus complète, Oui, madame , lisez et comparez, je ne dis plus ce que j'ai pris la peine de transcrire, pour veus, lisez Jus œtviés mêmes de nos sages les plus 1l- lastres; mettez les à côté des interrogatoires et des réponses de vos pr ‘étendus malades, meme dans lPexereice de la girouclte, Je ne prévien- drai pas les conséquences que vous, devez tirer de la conformité la plus par faites mais €n voyant les maîtres admirés , respectés, couyeris-de gloire partout où la philosophie a pu.étendre son empire, dites-nous quelles épaisses ténèbres doivent régner encore où leurs disciples ne sau- roient répéter leurs leçons sans se yoùr imdigne- ment abreuvés d’ellébore , et confinés dans vos Bedlams. Si celte réflexion ne vons selle pas. les yeux, laissez- moi, madame, laissez- moi gé- mir désormais sur voire aveuglement, sur celui de ma patrie ef de tous les disciples que je eroyois avoir acquis à la philosophie; laissez- PHILOSOPHIQUES, 45 moioublièr jusqu'aux efforts que je faisois en vain pour dissiper l’empire des préjugés. Vous sentez trop combien je dois me repentir de vous avoir déjà dévoilé une si grande partie de nos dogmes. Mais’ si l'intérêt de la philosophie vous est encore cher , permeltez au moins que je vous recommande en son nom un secret inviolable sur l’expédient honteux et outrageant que Paf- freux préjagé suggère à la province pour hu- milier nos sages et les décréditer. Ilest, dans le:sein même de la capitale , des adeptes en- core plus susceptibles de scandale, C’en.seroit un bien grand pour les foibles, que tant de phi- losophes indignement livrés à tous les méde- eins-de la province , el confinés ensuite dans ce nouveau Bedlam. Nourris des mêmes dog- mes ; mille et mille autres adeptes redoute- voient bientôt le même sort. El qui sait à quel point nos grands homines sans Dieu , nos phi- losophes sans esprit, nos athées, nos docleurs girouéltes , se verroient alors déchus. du baut degré d'estime qu’ils occupent dans l'opinion publique? Qui suit si cet exemple ne feroit pas naître dans le séjour même de:nos premiers héros le terrible soupçon que c’est la faculté, bien plus que la Sorbonne, qui auroit dû juger de l’état habituel du ceryeau des Raynal et des, Lamétrie, des Di...., des d'A...,, des Ro:..….., des Fre., 5. des Bo. des D... des V.,... 49% LES PROVIXCAALES et tant d’autres? Quisait si, dans très-peu de temps, un seul denostsages automates oseroit se montrer à quinze pas des Petites - Maisons ? C’est un puissant empire que celai de Fexem- ple ! le seul moyen d’en prévenir les suites, c’est d’enseveli dans“un profond silence. celui du petit Berne: #41, :°: Je le répète donc, madame, si la-philosophie vous est encore chère, ne faites pas connoiître à la province la destinée secrète du petit Berne. Je ne me répands pointien reproches amers sur la facilité avec laquelle le préjugé Femporte dans vétre esprit. Je wexigeraipas que vous rendiez hommage à tous ces adeptes ,:queleur étrange situalion ne vous aidoit que trop à mé- connoître; mais au moins, madame, que toute leur histoire, que leurs procès-verbaux ; et les wrdonnances de la faculté, et le régime qu’elle a pu leur prescrire, et les loïs si funestes à la philosophie , qu'on suit dans ce: Bedlam , res tent inconnus au reste des humains: En faveur de nos maîtres, que le sort des disciples ne soit | point divulgué, Il est de ces outrages qw”il faut savoir taire plus que s’en irriter, et assoupir platôt que de cherclier à les venger, crainte de devenir la risée, la fable d'un certain publie; et j'aime à croire encore qne la gloire de la philo- sophie ne vous est point indifférente. Non, vous ne publierez point le scandale de notre humilialion, Ce silence profond, prescrit PHILOSOPHIQUES. 455 |au petit Berne pour l'honneur des fimilles dont les membres divers s’y trouvent enfermés, vous l’observerez, vous, ‘pour: lhonneur de nos sa- ges; et peut-êlre même, en trouvant dans les divers chefs-d'œuvre que j'ai l’honneur de vous ‘envoyer tout ce que vous avez entendu de plus étonnant däns vos petiles loges, peut-être, en remontant des ruisseaux à.la sonrce , en enten- dant nos maîtres eux-mêmes, petit-êlre serez- rous la première à plundre les disciples, à ron- zw de leur:sort, à réparer l’outrage. Si ce sont à ,. madame ,: vos dispositions ; sk je puis vous retrouver encore sensible à notre gloire, hâtez- vous de quitter un séjour trap funeste à la phi- osophiez;-oubliez,, sil est: possible, jusqu'au ‘hom-dw: petit Berne; qu'il ne sorte plus au ‘moins de votre bouche: il sufhroit lui seul pour flétruire Peffet de nos leçons. Celles que je pour- ‘eis continuer à vous donner aujourd’hui arri- reroient säins doûte à contre-temps. Permellez- oi donc de terminér ma lettre par les simples ssurancès. du -respeot avec lequel j'ai l’hon- eur d'être ete. 496 LES PROVINCIALES 25219 \ LS EL LAS LA LA LA LORD RER SR RDS DA D DRASS LA LAS SA 8 DS LETTRE LX. La Baronre au Chevalier. JE suis outrée, chevalier, je suis’ outréé'; mais comment vous dirai-je à quel point je le : suis ? Quoi ! Fai pu si long-temps être dupe de l'affreux préjugé ! j'ai pu, dans tons cés' dis- ciples, la gloire et l’ornement de Ka -philoso- phie, indignement logés dans un Bedlam; ne voir que des adeptes en délire et au‘ plusthaut degré d’aberration! Pardonnez, chévalier, par- donnez une erreur à laquelle mon ‘eœur-neut point de parl; une erreur pour laquelle eme croyois peu faite. Oh! comme j'en rougis ? que: j'en suis humiliée ! que ÿ’en suis confonduet puissé- je l’expier au moins par/ün aveu”sin- evre! Oui, j'ai été trompée : ah !'je le recon- nois, affreusement trompée ! Oui; dans les chefs- d'œuvre de nos sages , dans ÎTes ‘productions sorliés de la plume de nos corÿyphées ,° j'ai trouvé tous ces dogmes qui ont conduit leurs disciples dans nos petités loges. En lisant le chef-d'œuvre intitulé de la Na- ture,_.ÿai cru entendre encore M. Tribaudet expliquant savamment, par m4, fa, sol, la pe- tite altération de fibres intellectuelles. Dans celie grande page dé l'Encyclopédie, j'ai vu cet PHILOSOPHIQUES. 497 animal qui veille, ce sage qui ressemble si fort à la laitue qui dort. J'ai vu däns la fameuse lettre de nos aveugles, cette huïtre diophante qui résout les problèmes. À peine avois-je lu deux ou trois pages des Nouvelles Pensées , que j'ai cru voir encore l’exercice de notre philo- sophe,girouettes et dans ces, Lacunes de la phi- losophie, et dans ’ Economie de la Nature, et dans Le Système de la Nature, oh! chevalier, combien j'ai reconnu de dogmes favoris de nos petites loges ! Oui, je le renouvelle, j’en fais encore, l’aveu , nos malades du petit Berne ne sont que les,échos de nos grands philosophes. Hélas! j’avois déjà de terribles soupçons. On me-disoit.ici que nos sages étoient les premiers fondateurs de ce nouveau Bedlam. Jai voulu voir leurs noms. Mais quel étonnement ! ils sont lous ignorés dans notre école. Ce sont tous de ces, hommes reconnus , il est vrai, dans la pro- vince, pour ce qu’on appeloit autrefois des phi- losophes, Je trouve parmi eux de graves, magis- trats, dont. la philosophie consistoit à connoître les lois, à.éclairer le prince, protéger l'or phe- lin, à faire. respecter l’autel et le trône. J’y vois de ces bons pères de famille, plus occupés du soin d’élever’leurs enfans, de leur donner des mœurs, de la religion, et de les rendre utiles à leur patrie, qu'à leur faire connoitre ni Rous- seau ni Voltaire. J’y trouve, chevalier, jusqu’à des prélats, qui peut-être connurent la philo- 498 LES PROVINCTALES sophie de Fénélon , mais qui la: faisoient toute’ consister à répandre leurs richesses dans-le sein des pauvres, à instruire le peuple, ou à l'édifier par l’exentple de toutes les vertus. Parmi ces prétendns philosophes ; je n’en vois p2s un seul qui ait fait seulement le plus petit système, qui se soit avisé de doutems’il nest pas aujourd’hui un animal qui veille; x: 0 avoir été une laitue qui dort: Cette réflexion sur nos fondateurs. du petit Berne commençoit à me dessiller les yeux. Je soupçonnois déjà que tous ces sages à la manière antique pourroient bien avoir formé entre eux une espèce de conspiration contrela sagesse mo- derne ; ou plutôt, raisonnant d’après Pexpérience que j’en faisois moi-même, je sentois qu’ils pou- voient, de la meilleure foi du monde, avoir pris pour folie, pour les tristes produetions: d’un cer- veau malade , des vérités trop neuves, trop su— blimes pour eux. N'en doutons plus , chevalier; telle est dans nos cantons Forigine du petit Berne. Oh ! que je suis ronteuse-dem’en trou- : ver la dupe! Mais comment pouvez-vous sonponner qu'une pareille erreur doit éteindre mon zèle et mom ardeur pour la philosophie? Qnoi! je serais li- vrée sans ressource à nos vieux préjugés, à l’an- tique bon sens! Parce que cette vicille raison de nos bons aïeux prend encore quelquefois le dessus! sur les grandes leçons de nos sages mo-: | ; { J PHILOSOPHIQUES. #39 dernes; parce que tous les dogmes de la nou- velle: école ont pu, pendant un temps , me ré- volter, ou plutôt me divertir comme autant de folies , de vraies extravagances, je devrois renoncer pour toujours à être philosophe ! Con- noissez ,; chevalier; connoïissez un peu mieux mes: dispositions et la nature même des choses : vous verrez qu'il me faut désespérer ni de moi , ni des autres disciples que vos leçons formoient. dans votre patrie. Quand un art secourable commence à des- siller lesryeux-de nos aveugles, avez-vous re- marqué les premiers effets de cette guérison ? La lumière d’abord n’est pour: eux qu’um pré - sent pen précieux, et souvent mème insuppor- table. Tout lenr paroît désordre et confusion ; le-soleil nest-qu’un astre malfäisant , dont l'é- clat les tourmente; l lueur’ du flimbeau le: plus - [éger: estrencore ua supplice: pour leur: foible è {prunelle. Ils jugent 'très-petit ce qui n’est qu’é- loïigné;tout'ce qu’ils voient de près est mons- |trueux!, parce qu’ils ne: connoissent ni distances, 4 J 4 nr rapports Mais il viendra un temps eù lPhabi- tude leur fera'connioître Le: prix de la lumière, où ils remerciront la main qui la leur rend. Voili précisément, j’en fais humble aveu, voilà’ mon élat et celui de vos nouveaux disciples, Nous étions de vrais aveugles dont vos leçons: commencent à dessiller les yeux. Environnés de toutes les ténèbres du préjugé, nous n'avions "Boo LES PROVINCIALES jusqu'ici d’autres réglés pour juger des objets qu’un certain sens commun. Nous sommes bien peu faits encore à tout Féclat de la philosophie ; est-il bien étonnant que nous ne sachions pas encore distinguer les dogmes de nos sages, de ceux de nos malades des Petites-Maisons? Nous ayons au moins la meilleure volonté d& monde; le temps et vos leçons nous accoutumeront à mieux juger. Attendez donc encore quelque temps , attendez, et peut-être plus tôt que vous ne pensez, les dogmes de nos sages triomphant de tous nos préjugés, nous aurons au milieu de li province même des’ philosophes Dieux}, des philosophes automates, dés mortels et des 'im- mortels; qui le sait? peut - être même des phi- losophes girouettes, sans âme; sans esprit , des philosophes enfin de toutes les façons. Nous au- rons notre Dieu et notre âmé le matin} à midi l’un et l’autre disparoïtra;-et si vous vénez nous rendre vos visites aussi exactement qu’à M: Di- derot , vous nous verrez le lendernaïn peut-être tout aussi incerläins que lut, et'ne pouvant vous : dire s’il convient à un philosoplie d’avoir un es- prit et un Dieu, ou de n’en avoir pas! Ge n’est donc pas là, chevalier, ce qui doit vous donner de l'inquiétude ; je me tiens assu- rée qu'avec le lemps, pour peu que la philoso- phie fasse encore de progrès, nous saurons va- . rier du soir au lendemain tout aussi “agréable ment que nos mailres. | | | | | PHILOSOPHIQUES. 501 Ce qui mingniètes moi, ce que J'ai véritable- ment à cœur, c’est d’avoir élé moi-même dupe des fondateurs du petit Berne , et bien plus en- core, d’avoir à réparer l’outrage de la philoses pbs 1 me semble, Da Lit que. c’est bien mal s’y prendre pour la réparation de son hon- L'ABRo que de se prescrire un silence pr ofond sur la houteuse erreur du préjugé, qui ne sait que baigner. et saigner, ou abreuver d’ellébore | les fidèles échos de nos grands hommes. Il n’est plus temps d’ailleurs. d'observer ce silence; ce grand secret commence à ne plus en, être ‘un. Le préjugé s’égaie aux dépens de Lous ces nou- Psities-abrer) qui, de la capitale reviennent en ;proyvinee sans Dieu, sans âme, sans esprit , et véritables automates. On les menace assez pu- bliquement du petit Berne; et je crainsque dans fort peu de temps on ne réussisse ; par ce nou- vean.moyen , à donner un esprit à tous nos phi- losophes. : Prévenons ceicoup tés chevalier, et, pour Lanäaueoe les droits de notre école, Los nous-mêmes le:sort de nos adeptes dans ce nou- veau Bedlam. Oui, 'à volre place, je forcerois le préjugé à rougir de toute son erreur, Je vois toute la honte qui pourroit en retomber sur moi ;mais la gloire de la philosophie m'est plus - chère, encore que la mienne. Je:ferois imprimer -notre-correspondance, et loin d’ensevelir dans un profond silence l'histoire Cu petit Besne, 502 LES PROVINCIALES 3e la rendrois publique. Vous avez cru, dinois- je à votre place, à tous ces ennemis de ia phi- losophie, vous avez cru saus doute humilier nes sages , en ne voyant dans eux que des malades en délire! Que tonte la honte d’une erreur si grossière retombe sur vous-mêmes; que Pun:- vers apprenne à quel point le préjugé vous avoit aveuglés. Vous avez méconnu les leçons de ces sages, vrais échos des Voltaire ; des Jean -Jac- ques, des Helvétius, des Robinet , des Dide- rot ; vous Les avez livrés à tous vos Hippocrates ; vous leur avez ouvert toutes Les loges de vos Bedlams! Que votre résistance à la lumiere, que votre obstination à prendre pour folie les leçons de nos sages soient votre ignorinié ; nous la montrerons toute dans voire propre histoire. #4 Voilà, chevalier ,.ee:que je voudrois «dire au préjugé , el la philosophie seroit vengée. Gon- sultez nos sages de la capitale; voyez, deman— dez-leur sile moyen que je propose ne:seroit pas Le plus propre à réparer leur gloire et celle des disciples-que leurs leçons trop fidèlement ré- ‘pétées ont conduits dans nos Bedlams. Comme c’est moi-même quiaurai eu la force de proposer eet expédient:aux-dépens derma propre gloire, j'ose me flatter-qu'il me sera:bien encore permis “de me:diveda très-humble sepvante.desisages du petit Berne ; là vôtre ,et daBarenne philosophe. ë Où PHILOSOPHIQULS. ! AS SAS AA SARA RAA SAR AA RAD RAS SAR 4 LETTRE LXL' Le Chisalierié la Bararnne. MABPAINE, Ÿ | C’est à vous qu’il éloit réservé de faire servir À à la gloire de la philosophie ce que je regardois { comme le plus sanglant outrage qu'elle eût ja- 4. mais reçu. La tournure que vous proposez fait seuledisparoïtre mes craintes et mes alarmes pour 4 l’honneur.de nos grands hommes. Oui. je mon- € trerai sa honte au préjugé, en publiant vos lettres 4e! les miennes; je ferai sentir à quels excès il a | pu se porter. J'ai même envie de prendre pour à devise ce verset d’un deslivres chéris de nos bons croyans: Ostendam.gentibus nuditatem tuam. Je révélerai ta honte.aux nations; je dévoilerui { ta nudité et ton ignomiuie. Le préjugé croyoit nous avoir humiliés; mais le vrai moyen de nous venger. de lui , de donner une idée des ténébres {qu'il chérit, n’est-ce pas de publier lemépris qu’il a pour lalumière? et pouvions- nous donner une À plus grande preuve de celui qu’il mérite? { Dès aujourd’hui même, madame, je vais re { cueillir vos lettres et les miennes; je vais les publier. Vous avez bien raison de continuer à prendre Je titre de Baroune philosophe. A qui Bo4 LES PROYINCIALES pourroit-il convenir mieux qu’à vous, «près l’aveu sincère que vous fuites de votre erreur sur nos adeptes, après l’hommage public que vous consentez à leur rendre ? Une seule chose auroit pu m’empêcher de prendre l’expédient et la tournure que vous me proposez: C’éloit de donner à connoître que nos grands hommes ont pu être soupçonnés d’avoir quelque besoin de la faculté dans ces instans mêmes où ils affectent le plus de se donner pour les précepteurs des rois et les tuteurs du genre humain ; ce soupçon seul, que leur cerveau auroil eu besoin de la tutelle de nos Hippocrates, me sembloit d’abord obscurcir leur gloire; mais j'ai réfléchi, et leur exemple mème est devenu ma loi. Quand Voltaire annonça pour la première fois que son âme et celle d'Abraham Chaumeix , et celle du Grand-Turc, n’étoient qu'une même âme, parce qu’il ne sauroit y avoir deux âmes dans le monde; quand M. Diderot nous rap- pela ce temps où, de Dieu qu'il étoit, il ne se trouva plus que parcelle de Dieu, et ceux où, d'animal prototype, 1] devint femme ou chat, avant que d’être un homme ; quand M. d’Alem- bert étaloit à nos yeux ces grandes lois de la nature en vertu desquelles sa montre seule, en se dérangeant, faisoit avancer ou relarder le lever du soleil, et celles par lesquelles son singe dans la lune fait au même instant et nécessaire- PHILOSOPHIQUES. 505 ment tout ce qu'il fait lui-même sur la terre; quand tous nos Lucrèces modernes annoncèrent | tant d’autres vérités tout aussi étranges aux yeux du préjugé , ‘ils avoient sans doute prévu, ces grands hommes, les soupçons injurieux qu'ils alloïent fairé naître sur le‘dérangement de quel- ques-unes'de lems fibres intellectuelles, Si la crainte de nos Bedlams les avoit retenus, de quels chéfs= d'œuvre n’aurions-nous pas été privés? Je ne serai donc plus retenu par des considérations de celte espèce; et l’histoire du petit Berne’ paroîtra tout entivre, telle que vous l'avez éonsignée dans vos lettres, Jétrouve d’ailleurs an bien grand avantage Y'réndreé publique touté cette partie de notre corréspondanée. En fäsant abstraction du petit Berne , nos lecteurs y verront toute la riches:e ét Fa Fariété de nos léçons sur lés questions les plüs importantes pour le genre humain; sur la Bivinité ; sur l'âme, la: matière , l'immortalité, lx liberté, la distinction de l’homme et de la brute. Que pourra opposer le préjugé à toute la fécondité de notre école? Dans la sienne, sans doute ; ‘parmi les scolastiques, il pourra nous montrer une grande variété de sentimens. Mais sur quoi varient=ils ? Sur des objets très-peu in- téressans, où sur lesquels il n’a pas plu encore à lèur église de fixer irrévocablemerit les opinions. Les ætonnjamais vus avoir un Dieu le:matin . n’en avoir point à midi én avoir deux le soir ? 2. ' 29 506 LES PROVINCIALES Les a-t-on jamais vus se permettre d’avoir tan- tôt une âme, tantôt deux, el tanlôt point du tout ? de douter si ceite {me mourra ou ne meurt point? Non, dès qu’une opinion roule sur un objet fant soil peu intéressant ou néces- saire à ce qu'ils appellent leur salut, la loi est portée , elle est irrévocable, les esprits sont fixés , et de là cette triste uniformité, celte vraie nu- dité qu'ils vondroient en vain opposer à la fé- condité de notre école; et c’est ici surlout que nous pourrons leur dire : Ostendam gentibus nuditatem tuam. Je révélerai aux nations toute ta pauvreté. . Un second avantage que je vois résulter de la publicité de nos lettres, c’est que suns donte encore notre provincial observateur ne man- quera pas de nous opposer ici ses réflexions, qu’elles serviront même de passe-port à notre doctrine; car je sens bien que le préjugé est trop puissant encore pour ne pas obtenir que vos lettres et les miennes ne soient point publiées sans cette espèce de préservatif; mais qu’arrive- ra-t-il? Nous pourrons lui faire alors les remer- cimens que le défenseur de Raynal adresse à la Sorbonne, Sans votre censure , a dit lapologiste à nos docteurs, les âmes timorées ne seroïent point allées chercher dans Raynal toute la subli- mité de nos dogmes. ( f’oyez la Préface de la: Réponse à la censure de la Sorbonne). C’est: donc un vrai service que vous avez rendu à la, ES ——— PHILOSOPHIQUES. 507 | philosophie. On verra sa doctrine , triomphante Ü de vos réfutations, à côté de la vôtre : le lecteur choisira. Nous pourrons, madame, en dire au- tant à notre observateur. On trouvera chez lui toutes les vérités si chères au préjugé. Nos lec- teurs auront à côté de ses preuves toutes les opi- nions de uos sages: ils choisiront : croyez-vous que la gloire de la philosophie puisse y perdre? Que je suis donc charmé, madame , de Pex- pédient que vous me proposez! Pour que celte suite d’une correspondance ne soit pas condam- née à rester dans les ténèbres, je vais dès cet ins- tant chez notre imprimeur , et vous aurez bientôt Jes premiers exemplaires. OBSERVATIONS D'un Provincial sur la lettre précédente. Si l’objet de mes réflexions et des preuves que j’ai opposées jusqu'ici aux erreurs de l’é- cole moderne n’avoit été que d’humilier lor- gueil de ces prétendus sages qui ont osé se dire les préceptenrs du genre humain , vous con- viendrez , lecteurs , que, malgré la confiance de nos correspondans, il me seroit facile de justifier ici la destinée de nos Bedlams, et la conduite de nos Hippocrates envers tous les ma- Jades dont madame la Baronne a visité les loges. De l’aberration des disciples, je pourrois aisé- ment remonter au délire des maîtres. Loin de 5oë LES PROVINXCIALES moi ce plaisir trop cruel, qui ne consisleroif qu’à les forcer à boire toute amertume du ca- lice, qu'à humilier l'erreur, à irriter en van ceux qui la professent , sans espoir de faire ces- ser l'illusion , de les ramener, eux et ceux qui 1ss admirent, à la raison et à la vérité. Nos faux sages sont hommes , et à ce tutre ils doivent n'être chers. Je ne nr'en cache pas, j'ai senti plus d’une fois qu'en cette'qualité ils m’ins- piroient encore da respect; et si’ la vérité né m'eût été plus chère que leur’ glôtre, il m’en auroit coûté de vous faire connoître tout Pexcès de leurs égaremens. Au lieu de vous montrer leur nudité, mon penchant naturel ; ainsi que mon devoir, étoit de la voiler ; mais la sincérité de nos correspondans vous l’a montrée tout euticre. Je ne puis plus vous dire : Nos faux sagesont respecté quelques-nnes de ces vérilés premières, fortement imprimées dans le cœur de tous les hommes, et aussi évidentes en elles - mèmes qu’utiles, nécessaires à la société ; par leurs pro- pres ouvragés, on vous les a montrés occupés à les combattre toutes. Je ne puis plus vous dire : Il est à leur école quelques principes fixes’, et celui qui les suit pourra au moins trouver une route qui le ramènera au point dont il partit : tout ce qu’il plait à nos correspondans d’appe- ler la richesse , la variété, la fécondité de leur école , ne sert qu’à vous montrer son instabilité. L’insensé a dit oui , l’insensé a dit nôn; il oublie L PHILOSOPHIQUES. 509 bientôt qu’il a dit l’un et Pautre : c’est la même inconstance à l’école de nos prétendus sages, | L’insensé n’a connu ni. l’extravagance de ces principes, ni le danger, ni l’absurdité de ces conséquences; rien ne peut l’élever à Pauteur de son êlre; son âme, enveloppée sous le voile des organes, semble s’iguorer elle-même; un triste mécanisme le domine, et, l’égal de la brute, ilmarche à côté d’elle, et suit le même instinct, Il n’est plus temps de vous cacher laressemblan- ce entre ce malade et nos prétendus sages ; l’ex- posé fidèle de leurs leçons diverses vous a mon- tré trop de conformité. Je ne dirai donc pas, pour diminuer. lignominie de l’école moderne, que ses héros au moins ont conservé quelques vestiges de la grandeur de l’homme et de la di- guité de son intelligence. À peine même, à peine pourrois-je rappeler en leur honneur qu'ils ont eu des talens. Jai été attentif à leur rendre l’hommage qu'ils ont pu mériter par cet endroit; mais vous avez vu ces talens s’éclipser avec leur raison, dès qu'ils sacrifioicnt à cette idole qu’ils avoient subslituée à la philosophie. Vous avez vu Voltaire devenir légal de Lamé- trie, Jean-Jacques subjugué par Colin , et l’Eu- clide français (1) entortiller sa marche, sacri- (1) On imprimoit ce volume quand j'ai appris la mort de M. d’Alembert. Je ne parlerai point de ce géomètre au- trement que je n’ai fait pendant sa vie. IL a pu étre clair en parlant le langage d’Euclide. Ses articles de métaphy- ‘sique dans l'Encyclopédie , et ses autres ouvrages philoso- 22. h10 LES PROVINCIALES fier aux ténèbres, comme les Fréret et les Ro- binet. Ce seroit donc en vain que je chercherois à affoiblir idée que la destinée du nouveau Bed- lam aura pu vous donner de leur aberration : mais s'ils sont humiliés , que cette hnmiliation puisse au moins devenir une leçon pour nous. Quelle fut la véritable cause de ce délire phi- losophique? quel en est le principe? et pour- quoi des hommes, dont plusieurs, après tont , auroient pu ajouter à nos lumières en bien des genres, pourquoi ces mêmes hommes sont-ils donc si petits, si près de l’insensé dans les ques- tions les plus intéressantes pour le genre hu- main ? Voilà, lecteur, ce que vous aurez soin d'examiner, pour que l’humiliation et les éga- remens de nos prétendusysages contribuent à notre instruction et à votre avantage ; et voilà aussi ce qu'il sera aisé de découvrir dès que vous ferez attention à la haine qu’ils avoient tous jurée au Dieu de la révélation. Les uns l’avoient connu ce Dieu; ils n’ont pas voulu voir que l’univers éloit louvrage de sa parole ; qu’il dit, et que tout fut , et fut dans le même ordre qu’il nous Pa révélé lui-même par Moïse. Plutôt que de soumeltre leur esprit à la foi, ils se sont érigés eux-mêmes en archi- - phiques , n’en sont pas moins une véritable énigme sur ses opinions religieuses ; énigme trop malheur usenient ex- pliquée par sa conduite PHILOSOPHIQUES, 51x tecles de la terre et des cieux , en ordonnateurs de Punivers. Un Dieu , pour les punir, livre dès-lors ce monde à Îeurs disputes, et les con- dimne à s’égarer sur le passé, le présent et Pa- venir. Et mundum tradidit disputationt eo - rum, ut non inveniat homo opus quod ope- ratus est Deus ab initio usque ad finem. (Eccl. chap. 3, v. 1 .) De là toutes ces hypo- thèses ridicules et absurdes , démenties par iou- tes les lois de la nature ; ces chutes et ces chocs des astres vagabonds , ces montagnes cristalli- sées, ces océans de verre ou de cristal fondu, ces astres qui dévident la terre, ces mondes étcer- nels et contemporains au Dieu qui les a faits. Ils n’ont pas voulu reconnoître leur père commun dans celui que la révélation leur indiquoit ; de là ces prototypes, pères de l’éléphant et de la sou- ris , ces hommes engendrés dans le même élé- ment que le saumon ; ces œufs de la terre couvés par le soleil, dont ïls se voient sortir ; de là mille inepties physiques , débitées avec tant d’emphase et de sécurité par nos philosophes systématiques, inv entées par l’incrédulité, adop- tées par l'ignorance. D’autres ont refusé au Dieu de l’univers jus- qu'à l'existence, et se sont fait eux-mêmes un Dieu à leur manière. Celui qui se manifestoit et par ses œuvres et par ses prophètes, ce Dieu d'Israël , auquel ils renonçoient , s’est plu à les frapper d’aveuglement. Ils se donnoient pour les sages du monde, ils n’en ont été que les insensés. 512 LES PROVIKCIALES Quia cum cognovissent Deum,non sicrit Derrri glorificaverunt , sed evanuerunt in cogilatio- nibus suis, el obscuratumt est insipiens cor eorum ; dicentes enim se esse sapientes, stulli facti sunt. (Epit. Rom: chap: 1.) De là ces phi= losophes sans Dieu, ou bién au Dieu grand tout, au Dieu afome, au Dieu électrique , au Dieu indifférent , ax: double Dieu. Ceux-ci ont redoulé un esprit immortel qui les soumettoil à toutes les rigueurs de cette éter- nité, dont la révélation menace le coupable. Pour se soustraire au bras d’un Dieu vengeur, ils ont anéanti l'esprit qui vit en eux, ils'ont soumis leur âme à toutes les révolutions de la matitre. Celle âme étoit le titre de’ toute leur grandeur; le Dien qu’elle devoit leur apprendre à servir les a privés de toute intelligence : ils font, pour ainsi dire, rang à parl et au-dessous de l'homme. {15 sunt,qui segregant semetipsos, animales , Spiritum non habentes (Epit. Jud.}, fact sicut equus et mulus quibus non est in- tellectus. (Phal.) De là ces philosophes auto- mates , machines, girouetles ; de là encore ces sages , esclaves du destin, de la fatalité; ces vains sages , dont toutes les actions et les pensées n’ont d’aulre liberté et d’autres lois que la ibérté et les lois de la pierre qui tombe , qui pensent par res- sort, qui veulent et qui jugent par les évolutions des pelotons de fibres. Tous ensemble ont rejelé la voix qui seule fixe l’homme dans ses opinions. Enorgueillis de PHILOSOPHIQUES. b15 Jeur raison, ils n’en ont profité que pour résis- ter à l’église qu'un Dieu avoit chargée de les instruire: tandis que l’église restoit inébranlable dans ses décisions, ils ont été livrés à Pesprit de vertige et de contradiction. Semblables à ces nuées légères qui flottent dans les airs au gré des vents, ils se sont égarés en mille sens divers. Mille routes conduisent au mensonge ; la seule qui devoit les ramener à la vérité est celle qu'ils fuyoient. Nubes sine aqua quæ à ventis cir- cum seruntur.……. nebulæ turbinibus exagita- tæ. (Epist. et Jud. Pet.) De là tous ces oui si aisément suivis par des non ou un peut-être. De Ïà ces variations continuelles, et à travers lesquelles leurs adeptes n’ont pu recueillir une seule opinion fixe et déterminée. - Oui , lecteur , la voilà la véritable source du délire commun à tousnos prétendns philosophes. Vous lavoir indiquée , c’est assez hautement dé- clarer le seul moven de vous en préserver. En vain chercheriez-vous ailleurs que dans la sou- mission aux lumières de la révélation le vrai préservatif contre ces variations et ce délire de la philosophie. Sans doute il est des vérités que les Inmières ‘de la raison snffisent à démontrer qu’elle porte au plus haut degré de l'évidence, et même de ce genre sont presque toutes celles que nous avons jusqu'ici défendnes contre nos faux sages. De ce genre sont loutes ces vérilés communes à l’homme, dans quelque état de providence que B14 LES PROVINCIALES vous le supposiez; l’existence d’un Dieu, l’im- matérialité de tout être pensant, la hberté de tout étre susceptible de vice et de vertu. Pour é.ablir ces vérités , les rendre incontestables , je n'ai point opposé au philosophe les lumières de la révélation : mais, je le sais aussi, il est entre ces vérités et tous les fondemens de nos dogmes religieux une correspondance étroite. Vous ne combattrez point les unes sans ébranler les an- tres: vousn'’attaquerez point nos dogmes religieux sur les peines et les récompenses d’une vie à venir sans étre entraîné à nier l'existence et la spiritualité de votre âme. Vous ne rejetterez pas le Dieu de la révélation sans en venir à un Dien indifférent pour la vérité el le mensonge, à uñ Dieu nul pour lune et pour l'autre, Vous ne serez pas plus heureux que les Jean. Jacques . les Helvétius, les Voltaire. Vous ne se- rez ni plus fixeni plus heureux dans vos opinions. Le Dieu qui a couvert pour eux la raison même d’un voile ténébreux , en tant de circonstances où ils cherchoïent en vain son flambeau , ne ! lui laissera pas pour vous tout son éclat, si, comme eux, vous refusez obstinément de re- connoître celui de la religion. L'arrêt en est porté, et tous nos philosophes l'ont subi. La force du génié ne vous soustraira point à la peine attachée à Pincrédulité. Là où le peuple même ne se trompa jamais , où la raison brilla toujours de la plus vive lumière pour le commun des hommes, en punition de volre 1m- PHILOSOPHIQUES. 513 | piété, vous serez enveloppé des ténèbres les plus | épaisses. Le Lapon, dans sa hutte , a reconnu | un Dieu, et tout l'éclat de l’univers ne dessillera pas les yeux de vos sophistes. La classe la plus ignorante des mortels sent, la bêche à la main, [la supériorité de son intelligence sur la brute. | Dans la conscience seule de sa liberté elle trouve {l'empire de son âme ; et lors même que le faux | sage ordonne, il croira n’agir qu’en vil esclave ; et malgré toute la subulité de son génie, il dou- |tera si Le reptile ou le quadrupède ne marche | pas son égal. | Rapprochez, lecteurs, réunissez ici tous les | principes absurdes , toutes les contradictions, | toutes les extravagances que ce même Dien con- | daumua nos faux sages à consigner dans ces pré- «tendues instructions qu’ils adressoient au genre | humain, que vous avez vues extraites avec tant | de soin et de fidélité par un de leurs zélés adeptess, \ et dites-moi si vous croyez encore que le sage renonce à nos principes religieux ou révélés sans être condamné au délire le plus humiliant. La | punition est juste ; mais élle est infaillible : j'ose | dire qu’elle est dans la nature même des prin— c pes communs à la raison et à la révélation. Les vérités se suivent; on ne rompt point leur chaîne sans être entraîné dans un abime d’er- reurs. Vous êtes étonné de toutes celles qu’ont admises tous nos prétendus sages ; essayez vous- même de tracer par écrit les principes que vous opposez à larévélalion ,ou de combattre ceux que 516 LES PROVINCIALES PHILOSOPHIQUES. nous Vous opposons; mais soyez conséquent, vous apprendrez avce étonnement combien peu il ya loin de la premitre erreur de l’incrédule à tout le délire de vos prétendus sages, des plus modérés de leur école aux plus fous des adeptes que leurs dogmes ont conduits dans nos Bed- lims, et vous direz âlors : Qu'est-ce donc que cette école, où les maîtres et les disciples sont sans cesse entraînés, comme malgré eux , dans les contradictions et les erreurs les plus révoltan- tes, où chaque jour ne voit éelore une opinion nouvelle que pour remplacer le mensonge par un nouveau mensonge, qui bientôt fera place à une absurdité? Qu'est-ce que cette école, toujours divisée avec elle-même, dont les membres divers nes’unirent jamais que dans la haine qu’ils vouè- rent ensemble au Dieu de la révélation ? Qu’est- ce donc que ces hommes qui osérent se dire nos docteurs, et qui, toujours opposés à eux-mêmes dans leurs propres leçons, toujours se combat- tant les uns les autres, n’ont fait que nous prou- ver leur délire commun ? FIN DU SECOND VOLUME, alto. à: No © Fat: à. e FD Rs Se LA 0 Se gi