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LES LARMES

DE JACQUES PINETOX

DE CHAMBRUN

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Histoire des Réfugiés Protestants de France, depuis la révocation fie l'édit de Nantes jusqu'à nos jours, par Ch. Weiss, professeur au lycée Bonaparte. 2 vol 7 fr. »

Sermons choisis de Jacques Saorin , pasteur à La Haye, sur divers textes de l'Ecriture sainte, précédés d'une Notice sur sa vie, par Ch. Weiss. 1 vol 3 fr. 50

Mémoires d'Agrippa d'Ackigné, d'après un manuscrit authentique, suivis de la Confession de Sancy du même écrivain, avec ' des notes, par M. Ludovic Lalanne. 1 vol 3 fr. 50

Paris. Imprimerie de Gustave GRATIOT, rue Mazarine, 30.

LES LARMES

DE JACQUES PINET01N

DE CHAMBRI \

PASTE1 I! DE I \ M \ ISON DE SON ALTESSE SÉRÉNISSIME D'ORANGE

ET PROFESSE l'n EN THÉOLOGIE

o l I CONT1 E N N E N T

I - -. Prrscrulinns arrivées aux Eglises de la Principauté d'Orange

depuis l'an I «KO :

I.a Chulr et le Relèvement de I' tuteur

AVEC

LE RÉTABLISSEMENT DE S VINT PIERRE EN- SON APOSTOLAT

OU SERMON

SDB LF.S PAH01 l S DE mitre SEIGNEUR JESUS-CHRIST

Selon saint Jean, ch. XXI, v. 15

RÉIMPRESSION D'APRÈS L'ÉDITION ORIGINALE ANNOTÉE PAR Ad. SC.II Kl I Kl;

Auteur de Vlnflucncc de Luther sur ('éducation du peuple

PAKIS

CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITE1 R

39, Bl K DE L'UNIVERSITÉ

LONDRES : H . JEFFS, libraire, llurliuglon-Arcadc.

1881

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AVANT-PROPOS DE L ÉDITEUR

Parmi les folies de notre temps, la plus dangereuse est cette résurrection de l'intolérance religieuse qui se manifeste depuis quelque temps dans des livres, dans des journaux, et qui a trouvé quelques auxiliaires dans le clergé français.

Certes, s'il est un droit qu'on devait croire à tout- jamais acquis, c'est celui de chaque homme à prati- quer librement sa religion, en respectant celle des autres. C'est un droit encore plus sacré que celui de la propriété, et sans lequel il n'y a pas de société possible. Conçoitron un homme qui serait propriétaire

de SOU champ, de son industrie, et qui ne le serait pas

de sa conscience? qui ne pourrait rendre hommage à Dieu que selon les rites et les prescriptions d'une autre communion, quand son intelligence n'en perçoit pas la valeur ou que sa conscience les repousse? Mais

VI AVANT PROPOS DE L EDITEUR.

s'il se trompe, il faut le plaindre, au lieu de le tour- menter, car il est déjà assez malheureux.

Mais, répondent les fanatiques, les choses ne peu- vent se passer ainsi. La vérité est une; l'Église qui est la vérité est une, et notre devoir à nous autres bons catholiques est de faire rentrer ces malheureux dans la vérité et de les sauver malgré eux. D'ailleurs, la persécution à leur égard n'est pas de la persécution, car on ne persécute que la vérité. Ce sera une violence, si on veut, mais une violence sainte, puisqu'elle a pour but de sauver les âmes qui sont tout, tandis que les corps ne sont rien. Loin d'être des persécuteurs comme on le dit méchamment, nous sommes au contraire très- charitables, et nous le prouvons en agissant ainsi. Quand nos prédécesseurs brûlaient les protestants à petit feu, c'était dans l'intérêt bien entendu de ces malheureux ; mais c'est ce qu'on n'a pas voulu com- prendre.

Qu'on ne prenne pas cette argumentation pour une plaisanterie; elle se reproduit chaque jour dans des livres , et les mots que nous avons soulignés sont ex- traits textuellement d'un journal très-répandu et qui est rédigé par des écrivains qui ont quelque renom.

Si cette doctrine sauvage était, comme on le dit, le principe du catholicisme, il faudrait se hâter de sévir contre cette communion, car la paix étant le lien des hommes et leur bien le plus cher, tout ce qui tend à la troubler doit être poursuivi rigoureuse-

AVANT l'HoPOS DE L ÉDITEUR. VII

ment, mais il n'en est pas ainsi, et la doctrine de l'Église a toujours été Jidcs suadenda non impo<- nenda, ce qui condamne hit*n positivement toute con- trainte

11 n'est pas nécessaire, au surplus, d'être un grand docteur pour savoir que le principe de la religion chré- tienne est la douceur, la mansuétude, la charité, l'a- mour fraternel entre les hommes; on un mot, la pra- tique dos plus nobles et des plus douces vertus. C'est par qu'elle a sauvé le genre humain de l'effroyable corruption du vieux monde romain, et qu'elle est deve- nue universelle. Prétendre le contraire, en dénaturant son esprit, comme quelques-uns le font aujourd'hui, c'est non-seulement une absurdité révoltante, m;iis un abominable sacrilège. Jésus-Christ ne cesse de répé- ter à ses disciples : « Que la paix soit avec vous. » Pourquoi donc la dispute et la violence, surtout quand on est d'accord sur les points fondamentaux du christianisme, comme le sont entre elles les diffé- rentes communions de cette religion?

Ce que nous venons de dire est devenu banal à force il";i\<>ir été dit; il est cependant nécessaire de le répé- ter, caria passion d'ergoter, l'intolérance et la sottise ne cesseront jamais, on peut le penser, et nous savons cela nous a conduits.

Voilà pourquoi n<>us réimprimons les Larmes de M. de Chambrun. En les lisant sans parti pris, pour mi contre, on sera touché de la douceur et de la man-

VIII AVANT PROPOS DE L EDITEUR.

suétude évangéliquès ces martyrs de l'intolérance religieuse. Puissent ces pages éloquentes, à force de simplicité et de vérité, nous met lie tous en garde contre nos ennemis communs, les fanatiques religieux, les pires de tous.

Ch.

PRÉFACE.

Jacques Pineton deGhambrun naquit à Orange, en 10:17, d'une ancienne et noble famille qui avait de bonne heure embrassé les principes delà réformation. Son aïeul, qui avait renoncé au monde pour recevoir de Calvin le titre modeste, mais glorieux, de serviteur de Jésus-Christ, contribua, pendant près de quarante .ni-, à la prospérité de l'église de Nîmes. Non-seule- ment il prit une part des plus actives à la direction tle toutes les allaites qui touchaient aux intérêts de sa communauté ', mais encore il publia, en 1584, un ouvrage de controverse qui obtint un grand succès •'. Il mourut en 1G01.

1 Y. Ménard, Histoire civile, ecclés. et littéi'.delavillede Mines. Paris, 1763, IY, 312-3; V, 2, 248, 311.

* En voici le titre complet : « L'Esprit et conscience jésui- tique. I'uur expresse descouverte de l'esprit de calomnie, et sa suite, cz blasphèmes imposez aux Eglises Reformées, en la per- sonne de fea Jan Calvin, par Jan llay , moyne Jésuite, au libelle - Demandes. Le tout vérifié par les actes et produits de l'accusateur. Pat J. l'ineton de Cbambrun, iu-î". a il est dédié

a

X PREFACE.

Il avait un fils qui fut aussi pasteur à Nîmes, en 1009, et plus tard (en 1020), à Orange, il a laissé une mémoire honorée.

Appartenant ainsi à une famille les fonctions du saint ministère se transmettaient de père en fils comme un héritage sacré, Jacques Pincton de Chambrun, notre auteur, se livra à l'étude avec toute l'ardeur que lui donnait le désir de suivre les traces de son père et de son aïeul. Les exemples de piété qu'il recevait dans sa famille, les malheurs de l'Église protestante, tout concourait à développer la vocation qu'il se sentait pour le saint ministère, et il n'avait que vingt et un ans, quand il fut jugé digne de succéder à son père au poste important de pasteur d'Orange.

En 1000, il publia une Relation de ce qui s'est passé au rétablissement d'Orange, c'est-à-dire lors du rétablissement de l'autorité du prince d'Orange en 1005. En 1070 il parut une seconde édition de ce petit livre, qui fut traduit en allemand '.C'est à cet ouvrage que M. de Chambrun fait allusion dans ses Larmes (p. 29), comme aussi à une pièce de vers du fa- meux historien de Thou (p. 80), qu'il commenta sous le nom de Mélanchthon (Champ-Brun) 5. Ce petit poème,

« à très-haut et tres-puissant Henry, roy de Navarre. » Au haut de la première page de l'exemplaire qui se trouve à la Biblio- thèque Nationale, se trouvent écrits, d'ancienne date, ces mots : « Porter patiemment calamité. »

1 La tradiict'mnallcmanileparutàHcrhornenlCOO. V. .locher, allgem. Gelehrfién Lcxk. Leipz. 1761, art. Pincton.

1 « Posleritafi. i Aug. Thuani poëmatiuni, in quo argutias quorumdam importunorum cvUicorum in ipsius historias propa-

l'UKh \< 1.. \l

aujourd'hui très-rare, renferme des vers d'une remar- quable beauté, dans lesquels l'historien , indigné, apostrophe éloquemment ses détracteurs et flétrit la ... « Pia (urbu, Qui ri tes, » et le

... a Dardanius sanguis, quibus otia blanda, Et pluma1 molles, et corda oblita laborura - i uram spondent œternâ in pace quietem. »

Ce poème est tout entier une noble plaidoirie en faveur de la liberté de conscience, comme le témoi- gnent ces vers :

« Non cadem Gallis, Italis quœ lœta vidcntur. Laudem ego tantorum quod apud nos causa malorum Constitit? Et porro sreclis erit usque futuris? Quod cunctas gentesinter populosque propinquos Gallorum infami deturpat crimine nomen? Quodque tôt edictis damnavimus? Hoc ego laudem, Implevit trépidas quod suspicionibus urbes? Libertatem odiis dédit, immanique cruoris Per cœdes populos fundendi accendit amore1? »

Citons encore le passage M. de Chambrun, pré- voyant, on le dirait, les malheurs qui allaient fondre sur sa patrie, s'écrie d'une voix prophétique :

« Abs/'t, ?// in futurum I Thuawus) Prophctam ar/at! pen'cuhnn enim est ne fvnditiis nrce Arausiaeâ nvnc eversri, ingruente aliquando bello civili (quod Deus

latas refcllit. Opqe bue usqne ferc sepultum, nunc redivivuni notisque perpetOJG illiistniluni opéra alque studio .1. Mclan- chthonis. » Amstelod., apud Dan. Elsevirium, 1G7 8, in-18, 1 V. 22Q «jq«

Xll PBEPACE.

avertat) tiiiseranda urbs folks procellis exayitata, a vieillis infensissimis hoslibus penitùs evertaturi ' »

En 1688, M. de Chambrun publia à La Haye le récit des persécutions qui avaient eu lieu dans la princi- pauté d'Orange de 1660 à 1685, et qui l'avaient atteint comme les autres réformés de ce petit pays, quoiqu'ils fussent sujets d'un prince étranger et appartenant lui- même à la religion protestante. On avait violé à leur égard non-seulement la liberté de conscience, mais encore le droit des gens.

Ce récit est, comme on le verra, empreint d'un bout à l'autre d'un sentiment naïf et sincère, d'une man- suétude évangélique et profonde qui tranche singu- lièrement avec l'arrogance et la violence des persé- cutions; mais, dans l'intérêt du lecteur, nous devons donner quelques détails sur le petit pays ces évé- nements ont eu lieu.

Enclavée dans le comtat d'Avignon, la petite prin- cipauté d'Orange * renfermait, dans une étendue de

1 Note au vers 255.

9 Arausio Cavarum, Avansiaca civilas, Arausionensis urbs. C'est ainsi que l'appelle Sidoine Apollinaire. La première men- tion qu'il soit fait d'Orange dans les écrivains anciens se trouve dans Strabon. Paris, 1620, 1. IV, p. 186. V. sur les premières origines de cette ville, Y Histoire d'Orange, par M. de Gasparin. Orange, 1815, p. 2 à 2*. Nous renvoyons d'ailleurs, pour ce qui va suivre, à de Tbou, Hist. univers., Londres, 1734, IV, 290 sqq.; et surtout à Erman et Reclani, Mémoires pour servir à l'histoire des réfugiés français, Berlin, 17 82; VIII, 78 sqq.

PRÉFACE. XIII

quatre lieues et demie de l'orient à l'occident, el «le trois lieues du midi au nord, quatre villes : Orange, Courtheson, Jonquières et Gigondas; trois villages et plus de six cents maisons de campagne ou métairies avec une population d'environ dix mille âmes.

Elle eut de temps immémorial ses souverains particuliers. Charlemagne en fit don à Guillaume au Cornet ' , due de Bourgogne, qui en avait chassé les Sar- rasins. Elle passa par testaments et par contrats de mariage dans plusieurs familles, et demeura pendant des siècles dans celle de Baux, d'où elle arriva à celle de Châlons, par le mariage de Jean de Châlons avec Marie de Baux 3, tille unique de Raymond de Baux, prince d'Orange et de Jeanne de Genève, sœur du pape Clément VII. Le dernier rejeton mâle de celte famille fut Philibert, comte de Châlons, qui légua tous

1 De la Pisc [Tableau de l'histoire des princes et principauté d'Orange. La Haye, 1639, pet. in-fol.) nous apprend que c'est de 793 à 800 que régna Guillaume au Cornet, c'est-à-dire au Cor de chasse, selon les uns, selon d'autres, ait Courbiez, parce que, dans un combat, il aurait eu le bout du nez emporté d'un coup d'épée. Nous renvoyons à cet historien ceux de nos lecteurs qui seraient avides de connaître l'histoire des dames vaillantes qui succédèrent à Guillaume : de Tiburgc, de Gui- berge, de Hérimbrue. d'Atataïs.

* La maison de Guillaume au Cornet régna de ;'.):( à 1185; celle de Baux dura jusqu'en 1393; celle de Châlons jusqu'en ! !»30 (de la Pise). Marie de Baux eut pour fille ainéc Alix de Chatons, dont descendait, en ligne directe, la maison de Lon- guevillc, dont le prince de Conti devint l'héritier. De les pré- tentions de cette maison à la principauté d'Orange.

a.

\l\ PRÉFACE,

ses biens à René de Nassau, (ils de sa sœur Claude, mariée à Henri de Nassau.

Kené s'engagea dans le parti de Charles-Quint contre François 1 , et mourut de ses blessures au siège de Saint-Dizier, en L5 i i. Il avait institué son héritier l'un de ses plus proches parents, Guillaume de Nassau.

La doctrine des réformés avait pénétré de bonne heure à Orange. Quoique placée au centre du terri- toire papal, cette ville put se déclarer d'autant plus librement pour les doctrines évangéliques, que le sou- verain de cette contrée, Guillaume de Nassau, dont les droits avaient été reconnus par la cour de France, les avait lui-même ouvertement embrassées.

Grâce à la position qu'elle occupait, il eût été diffi- cile qu'Orange ne participât point aux guerres civiles qui déchiraient la France : c'est surtout en 1562 que la ville fut pillée et brûlée par des troupes catholiques. Voici en quels termes l'abbé Papon rap- porte les détails de cette cruelle expédition contre Orange :

« Le 6 juin 1562 la ville d'Orange fut prise par les catholiques, commandés par Fabrice de Serbellon, commandant général des troupes dans le Yenaissin, et le comte de Sommcrive. On y exerça des cruautés dont l'histoire fournit peu d'exemples, et qui feraient croire que de tous les êtres l'homme est peut-être le plus barbare... les vainqueurs ne se contentoient pas de massacrer, dans le premier feu de la colère, ceux qui leur tomboient sous la main; ils étendoient leur inhumanité jusques sur les malheureux que la frayeur avait chassés dans leurs asiles. Ils faisaient mourir les uns lentement, à petits coups de poignard, pour leur

PRÉFAI 1 . XV

faire sentir longtemps 1rs horreurs de la mort, el pré» cipitoient les autres de quelques lieu élevé sur des piques, îles hallebardes et des épées nues. Il y en avoil qu'ils suspendirent tout vivants par le menton à des crémaillères, pour les brûler à petit feu. On eut même la barbarie d'en couper quelques-uns en morceaux'.

Le sang ruissela à grands Ilots dans la rue, par le canal qui servait à faire éeouler les immondices. 11 y avoit (l.s malheureux auxquels on se contentoit de tendre la bouche jusques aux oreilles, et on leur lais- sait la vie... Partout on voyait l'empreinte du délire le plus barbare : on poussa la frénésie jusqu'à mettre entre les bras de ces corps morts des cochons nou- vellement tués; d'autres avoient dans leur bouche ou dans de larges blessures, faites exprès, des feuillets de Psaumes ou du Nouveau Testament traduits à l'usage des protestants, et les feuillets de quelque autre ouvrage fait en faveur de la nouvelle religion; les soldats crioient en les apostrophant d'un air mo- queur *. « Puisque vous avez tant aimé ces livres, mangez-en à présent tout votre saoul; dites à votre Dieu le fort de venir à votre secours; il n'a pas été ,i— / fort pour vous secourir. » Ensuite ils crioient, en branlant leurs épées sanglantes : « est mainte- nant votre poltron de Dieu qui ne peut vous aider? »

1 Nous remplaçons ici par îles points des détails affreusement révoltants.

XVI I'REFACE.

La plume se refuse à décrire ces horreurs et ces im- piétés monstrueuses... ' »

Enfin, pour achever le tableau, voici encore quel- ques traits rapportés par un historien d'Orange :

« Dès que les maisons estoient pillées, on y meltoit le feu. Le Chasleau, très-belle maison bastie par Jean de Chàlonldu nom, prince d'Orange, flamboya tout le premier par ordre et commandement du comte de Suze, et ensuite le Palais de la Justice, le Palais Epis- copal, la Prévosté, et plus de trois cents autres sui- virent l'infortuné de celles-cy, ayant esté presque entièrement bruslées. Bref toute la ville ne paroissoit que feu, flamme, fumée... Temps malheureux et la- mentable! désolée et plus que misérable condition de ces pauvres gens! qui ne pouvoient trouver asseurance en aucun lieu; en la ville, aux champs, chés les voi- sins, le danger les suivoit partout. Le père n'osoit recognoistre son enfant, ny l'enfant son père : les pa- reils et les amis n'osoient regarder ceux qu'ils eussent très- volontiers accueillis et caressés chés eux, par la crainte du soupçon. Cela fut cause que la campagne se vit couverte de plusieurs corps morts tous nuds exposés à la voracité des bestes, sans que personno leur osât donner sépulture... 2 »

Un peu plus tard, peu de temps avant la Saint-Bar- thélémy, Orange eut à subir un sort analogue à celui que nous venons de retracer 3.

1 Histoire générale de Provence, par M. l'abbé Papon. Paris, 1186, in-4°, IV, 163-4. Cf. DeThou, édit. cit. IV, 294 sqq. * Joseph de la Pise, p. 201 sqq., 296, 297. 3 V, De la Pjse, 37 8 sqq.

PRÉFACE. XVIl

Le changement que la publication de l'édifc de Nantes apporta pour quelque temps à la situation dos réfor- més en France, dut se faire sentir particulièrement à

Orange1. Henri IV avait trouve, durant les guerres de la Ligue, dans les princes de Nassau des alliés fi- dèles; il avait reconnu leurs droits sur la principauté d'Orange. L'église d'Orange fut même estimée la plus heureuse de toutes celles de France. La considération dont jouissait en Europe la maison de Nassau; la pro- tection des stathouders Guillaume, Maurice et Frédé- ric-Henri, successivement souverains de cette princi- pauté; les ménagements qu'avait pour eux la cour de France, qui leur fut presque toujours alliée, garantirent assez longtemps Orange des vexations qui, dans pres- que toutes les églises du royaume, précédèrent l'orage affreux qui les renversa. Les réformés d'Orange du- rent, pendant cette époque, une grande partie de leur prospérité à l'illustre famille des Dliona. Le gouver- nement de la ville et de la principauté d'Orange avait été confié à Christophe de Dhona, dont la femme, Ursule, comtesse de Solms, était sœur de l'épouse de Frédéric - Henri, prince d'Orange. Ce fut sous son gouvernement que Maurice, prédécesseur de Frédéric- Henri :, fit fortifier la ville et que fut construit le beau

1 V. Krman et Reclam, VIII, sj sqq.

! Frédéric-Henri était encore en vie que la Fiance songeait déjà sérieusement a mettre la main sur Orange. « Jean de Orsmaël, seigneur de Walkembourg, gentilhomme hollandais, gouverneur de la principauté d'Orange pour le prince Frédéric- Henri de Nacsau, avait promis au roi, ou plutôt à son ministre, de lui livrer Orange pour quatre cent mille éous en 1G29, et,

XVI 11 PREFACE.

temple d'Orange qui ne fut démoli qu'après la révo- cation.

Les différends qui, à la mort du stathouder Guil- laume II, s'élevèrent entre la princesse douairière, aïeule de Guillaume III, et la mère de ce prinee, fdlc de Charles 1", roi d'Angleterre, qui se disputaient l'administration de ses biens ', furent l'occasion de grands malheurs qui fondirent sur la principauté d'O- range. Louis XIV, par le conseil de ses ministres, s'occupait déjà de la ruine des protestants dans son royaume ; il profita de ces différends pour s'emparer

en attendant l'exécution du traité, il vivait dans cette ville, non en gouverneur, mais en tyran, vexant et pillant les sujets et les vassaux de son prince. Il en fit tant que la trahison fut décou- verte, qu'il fut arrêté par de braves gens, et qu'il mourut des blessures qu'il reçut en se défendant. » Ifist. de la noblesse du comté Venaissin, Paris, 17 50, IV, 565.

1 Philippe-Guillaume était en Espagne à la mort de son père (1584), et n'en revint que longtemps après. Après sa mort, qui arriva en 1G18, Maurice de Nassau, autre fils de Guillaume Ier, devint prince d'Orange. Il eut pour successeur dans le stathou- dérat Frédéric-Henri, fils de Guillaume Ier et de Louise de Coli- gny (1625-1647). Frédéric-Henri épousa Emilie de Solms, dont il eut Louise-Henriette, mariée en 1646 à l'électeur de Brande- bourg, Frédéric-Guillaume, et un fils, Guillaume, qui fut stathou- der de 1648 à 1650. Guillaume II épousa Marie d'Angleterre, fille de Charles Ier et de Henriette-Marie de France. Huit jours après sa mort naquit son fils Guillaume, qui monta au tronc d'Angleterre en 1688. (V. Y Histoire des provinces unies des Pays-Bas, Amsterdam, 1701, p. 61.) On sait qu'il épousa la princesse Marie, fille aînée du duc d'York, qui devint plus tard Jacques II.

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de ville d'Orange, qui , par sa situation entre deux provinces du royaume el par la force de sa citadelle, alors généralement réputée imprenable, était regardée comme* le boulevard des réformés dans les provinces méridionales.

La princesse royale se voyait d'un côté soutenue à la cour de France par ses deux frères Charles et Jacques qui s'y étaient réfugiés. Elle craignait de l'autre que les états généraux ne se déclarassent en faveur de Sa rivale : elle remit donc ses intérêts entre les mains du roi, et conclut avec lui un traité qui por- tait qu'au cas le roi se rendrait maître d'Orange, il la lui remettrait; elle consentit à la démolition de certaines fortifications désignées dans le traité par la date du temps elles avaient été construites'. Louis XIV lit, par Conséquent, sommer le comte de Dhona : de lui livrer la citadelle il s'était renfermé; celui-ci ayant cédé à la force des armes, Louis, con- trairement à la teneur du traité, falsifié par le chan- gement des dates, lit raser toutes les fortifications de la ville et de la citadelle, et ne laissa debout que le corps du château. Le comte de Dhona se retira à Coppet; le célèbre Bayle entra dans sa maison, en qualité de précepteur de ses trois fils.

Nous nous arrêtons ici pour ne pas empiéter sur le récit de .M. de Chambrun.

1 v. Erman et Reclam, Mil, 89.

2 Frédéric de Dhona était lits de Christophe de Dhona, auquel

i! avait succédé dans le gouvernement d'Orange.

XX PRÉFACE.

Nous avons dit que la première édition des Larmes parut à La Haye en 1688; il en fut publié une deuxième dans la môme ville en 1/39. Toutes deux sont telle- ment rares, qu'on n'en connaît à Paris qu'un seul exemplaire de chacune. La réimpression que nous don- nons ici a élé faite sur l'exemplaire de 1739 que M. Alhanase Coquerel fds a eu l'obligeance de mettre à notre disposition; mais elle a été collationnée sur le texte de l'édition de 1688, qui, ayant été publiée par l'auteur lui-même, doit avoir la préférence.

Pour faciliter la lecture du livre, nous l'avons divisé en chapitres, mais sans faire au texte aucun change- ment. C'est dans le même but que nous avons composé une table des matières pour laquelle nous avons con- servé, le plus possible, les termes mêmes de l'auteur.

Enfin nous avons ajouté quelques notes qui nous ont paru utiles pouréclaircir ou compléter, en certains endroits, le récit de M. de Chambrun.

Paris, 15 mars 1854.

Ad. SCHjEFFER.

Nota. Au bas de la page 59e, il faut lire V. Y Appendice , au lieu de V. la Préface. La même observation s'applique à la page \0ie.

A SON ALTESSE ROYALE

MADAME

LA PRINCESSE D'ORANGE

MADAME,

Si VOTRE ALTESSE ROYALE éloit une Princesse du siècle, ce seroit lui faire mal ma cour que d'oser lui présenter des soupirs et des larmes, (le n'est pas <•»• qu'on demande aujourd'hui dans le grand monde : un pénitent y passerait pour un homme incommode, au lieu que ceux qui y débitent des hagatelles et des intrigues y sont regardés comme des personnes d'importance, que l'on caresse avec empressement, comme s'ils en valoient bien la peine.

La cour de V. A. R. est de tout autre nature. La piété y règne, la dévotion est une de ses principales occupations; de sorte qu'il seroit à souhaiter que les

i

II EPITRE.

autres cours de l'Europe voulussent bien se régler sur ce grand exemple. Il y en a qui entendent tous les jours les cris et les gémissemens des pauvres malheureux qui sont persécutés pour justice, mais qui ne sont pas pourtant plus touchées de ces misères publiques, et qui augmentent leurs rigueurs à mesure que les larmes coulent avec plus d'abondance.

Tout, le monde sait, MADAME, que Y. A. R. a un cœur plus sensible, et que les désolations qui sont arrivées et qui arrivent tous les jours à l'Église de Dieu lui font répandre des larmes, avec la bienheu- reuse Marie, parce qu'on a enlevé le Seigneur.

Mais, MADAME, si Y. A. R. est si vivement touchée de ces désolations, pourroit-on s'imaginer que ses compassions les plus tendres ne s'étendissent pas sur ses pauvres sujets de la Principauté d'Orange, sur lesquels on a employé tout ce que la rage et la fureur peuvent inspirer de plus cruel ? La persécution a dissi mon troupeau; plusieurs de mes brebis sont errantes dans les déserts, elles se cachent dans les ravniies; les autres soupirent dans les galères, dans les cloîtres, et dans le nouveau monde elles ont été transpor- tées; et celles que Dieu a tirées de l'embrasement et mises en liberté par un secours tout particulier de sa Providence, sont contraintes de rouler en divers en- droits du monde pour trouver quelque asile assuré. On ne se contente pas de les persécuter pendant leur vie; on les expose encore à toute sorte d'opprobre

ÉPITBE. 111

après leur mort, traînant leurs cadavres dans les boues, pouf ks jeter ensuite à la voirie.

Il semblait, MADAME, que nous devions rire à couvert de cet orage ù l'ombre des lauriers de notre glorieux Prince : niais par un êflcl tout contraire à l'ordre de la nature, l'éclat de la vertu de votre grand béros a été l'éclair qui a précédé le coup de foudre qui nous a atterrés. Comme je nie suis l'ait un grand honneur, tout le temps de nia vie, de servir avec zèle et avec fidélité un si bon et si grand maître, c'est aussi sur moi qu'on a lait tomber le fort de la persécution. J'en ferois nia gloire, bien loin de m'en affliger, si nus grandes infirmités ne m'avoient fait succomber pour un moment; car, par ce moyen, j'aurois rempli mon devoir et envers mon Dieu et envers mon Prince.

Mais, MADAME, c'est ici le sujet de mes larmes : si j'ai été toute ma vie fidèle à mon Prince, dans mon épreuve j'ai été infidèle à mon Dieu. Au milieu de l'extrême affliction que me cause ma chute, je ne puis recevoir de plus douce consolation que de ré- pandre les larmes de ma repentance aux pieds de la plus pieuse Princesse du monde. Agréez donc, MADAME, que je les expose aux yeux de V. A. R. Si elle en est touchée, j'aurai de quoi me consoler : car, puisque -a grandeur el ses excellentes vertus la rendent une image vivante de la Divinité, je pourrai conclure que Dieu a eu pitié de moi, puisque sa vive

IV ENTRE.

imago aura été touchée de compassion à la vue de mes larmes. J'aurai encore cette satisfaction de ne me voir pas un objet tout à fait indigne de sa pro- tection et de sa bienveillance, à laquelle je prends la liberté de me recommander, puisque je suis avec une très -profonde vénération,

MADAME,

DE VOTRE ALTESSE ROYALE ,

Le très-humble et très-obéissant serviteur, sujet et domestique,

DE CHAMBRUN.

A La Hajc, le 14 novembre 1687

LES LARMES

DE JACQ1 ES PINETON

DE CHAMBRUN

« Qui cache ses transgressions ne prospérera point; mais qui les confesse et les délaisse obtien- dra miséricorde ' . »

C'est dans cette vue que je donne cet ouvrage au public. La faute que mes infirmités et mes foi- blesses m'ont fait commettre est trop publique, pour n'en pas faire une pénitence qui soit de la même nature; et comme je n'ai rien tant à cœur que d'obtenir de mon Dieu la rémission de mon péché, je veux suivre l'avis du sage qui me conseille de le confesser hautement, afin que je puisse obte- nir miséricorde.

Si jamais an grand pécheur a fait confession à

1 lï"\. 28, 13.

f> LES LARMES

Dieu de son péché, je puis dire que je ne lui cède en rien à cet égard. Depuis ma malheureuse chute mon cœur s'est fondu par mes soupirs au milieu de mes entrailles, et je n'ai pas eu besoin de faire le souhait de Jérémie ', que plût à Dieu que mes deux yeux fussent changés en deux vives sources de larmes, puisqu'elles ont été nuit et jour sur mes joues, et qu'elles n'ont pas coulé goutte à goutte, mais que les torrents qui sont sortis de mes yeux ont fait que ma vue en a été extrême- ment affaiblie.

Je sais ce que j'ai fait et ce que je fais tous les jours envers mon Dieu pour apaiser sa colère jus- tement allumée contre un serviteur infidèle; il n'y a que lui qui sache ce qui se passe dans le cœur, puisque c'est lui seul qui sonde les reins et les pensées; le commerce qu'un véritable pénitent peut avoir avec Dieu ne peut pas être vu par les yeux de la chair, ni connu que par le juge et le coupable ; toutes les apparences du dehors peuvent être trompeuses et faire illusion aux hommes : il est facile de prendre le masque de l'hypocrisie. C'est donc mon affaire, et mon affaire capitale de savoir ce qui se passe entre Dieu et moi.

Je ne dois pas seulement travailler à faire ma paix avec mon Dieu; il me semble que je suis

1 .1er. 0, l.

DE J. P. 1>E CIIAMHHUN. 7

d'une obligation indispensable d'édifier mon pro- chain. L'achoppement que j'ai donné à toute L'Église esi grand j il est de mon devoir de la con- soler par le relèvement de ma chute, et de réjouir cette sainte Cité pat les eaux salutaires de ma repeDtance.

Le présent que je fais au public, et particulière- ment aux bonnes âmes, est à mon avis d'un prix inestimable : je considère toutes les larmes d'un péi îiten t comme tout autant de perles précieuses qui roulent sur ses joues; Dieu les serre, ces larmes ', dans ses \ aisseaux, selon la pensée de David; il faut donc qu'elles lui soient très-précieuses, et, si elles sont d'une si grande considération en la pré- sflnce de Dieu, ne doivent-elles pas être très-agréa- bles à ses Saints?

(Ju'on ne s'imagine pas que j'aie dessein d'atté- nuer ma faute en faisant le récit du triste état j'étois et des horribles persécutions qui m'ont été faites; je suis fort éloigné de cette vue, puisque, dans le premier sermon que j'ai prononcé à La Haye après mou heureux rétablissement, j'ai prouvé invinciblement que ma faute et celle de mes sem- blables étoit incomparablement plus grande que le triple reniement de saint Pierre* Je compte pour une grande grâce que Dieu m'a faite d'imprimer

1 I',. 56 'i

8 LES LARMES

bien avant dans mon cœur la laideur de mon pé- ché; plus cette pensée m'abat, plus je me sens fortifié par la grâce, et je ne saurois assez remer- cier mon Dieu de ce qu'il me fait considérer moi- même comme le plus grand de tous les pécheurs, à l'exemple de saint Paul, puisque j'ajoute incon- tinent, comme lui, que, pour cette cause, miséri- corde me sera faite, et que le péché aura abondé et aura été trouvé excessivement péchant, la grâce abondera par dessus1.

Si je voulois ouvrir toutes les sources de mes larmes, il me faudroit composer un grand volume; néanmoins, quand je devrois fatiguer un peu mon lecteur, je me sens indispensablement obligé de décrire les larmes de mes afflictions avant que de faire couler celles de marepentance. Pour cet effet, il faut que je remonte jusques aux premiers jours que je fus appelé au Saint Ministère, ce qui arriva l'année 1658, qui étoit la vingt et unième de ma vie. Je fus donné à l'Église d'Orange, qui étoit un poste fort avantageux et fort glorieux, mais trop pénible pour être soutenu par un jeune homme.

En ce temps-là on comptait les Ministres d'Orange pour les plus heureux qui fussent dans la dépen- dance du Synode national de France; et en éffel on ne pouvoit pas mieux être, y vivant sous la pro->

1 Kom. 6, 20.

DE 3. P. DE CIIA.MHRI N. »

tection d'un grand Prince, dont les pères ayoient t'ait jouir cette Église d'une longue paix.

Le grand calme de cette Eglise fut un avant- coureur d'une horrible tempête dans laquelle je fus bientôt enveloppé.

Feu mon père, Jacques Pineton de Chambrun ', qui, par sa rare vertu, son grand savoir et son génie extraordinaire dans toute sorte d'affaires, s'étoit acquis un grand nom dans le monde, et particulièrement dans nos Églises, avoit joui des beaux jours de ce calme, et j'ose dire que sa pru- dence exquise avoit beaucoup contribué à rendre l'Église d'Orange florissante. Il avoit eu la conso- lation de la voir multiplier à merveille. Il y avoit peu de jours qu'il ne passât des prosélytes par ses mains, de sorte que, dans moins de vingt ans, il vit augmenter son Église de la moitié. Je n'ai pas eu le même bonheur que lui : à peine fus-je entré dans le sanctuaire, que j'eus le déplaisir de voir un étrange renversement dans l'État et dans l'Église.

Tout le monde sait ce qui se passa l'an 1660, auquel temps le Roi très-chrétien, s'étant rendu maître de la Principauté, fit renverser ces superbes bastions qui avoient été élevés par le prince .Mau- rice, de glorieuse mémoire, comme un magnifique monument de sa grandeur. L'État demeura pen-

1 V. la préface.

10 LES LARMES

dant cinq ans entre ces mains étrangères, et Dieu

sait ce que l'Eglise souffrit pendant tout cet inter- règne. Les Romains, qui jusques-là avoient de- meuré dans une-juste modération, commencèrent à lever l'étendard de la division et de la discorde ; ils établirent une confrérie de miséricorde sans l'aveu et la permission de leur Prince légitime, qui devint en peu de temps très-puissante par l'argent qu'ils quêtèrent de toutes parts, pour pouvoir op- primer plus facilement les Réformés.

Ils employèrent leur argent à faire des nouveaux convertis, à quoi les aumônes qu'on leur avoit don- nées étoient particulièrement destinées. Les faux dévots se mirent en campagne pour débaucher les enfants de l'obéissance qu'ils dévoient à leurs pères. On établit une maison à Avignon pour les recevoir; et, s'ils n'en pouvoient pas venir à bout par la douceur et par les caresses, ils se servoient de l'autorité des officiers qui étoient dans le châ- teau, pour les enlever de vive force1.

1 Ce n'est pas seulement à Orange que les choses se passaient de la sorte. « Le rapt était en grand usage dans les diocèses du royaume tout catholique de Louis XIV ; il devint même autorisé et légal. On enlevait le plus qu'on pouvait les enfants des Ré- formés ou des nouveaux convertis suspects, dont le nombre était grand, et on les enfermait en lieu d'édiûcation , dans les couvents. La fin sanctifiait le moyen. Puisque les âmes de ces pauvres enfants périssaient , l'ardente charité du clergé n'exi-

DE J. P. DE CIIAMRMJN. 1 1

On jugera mieux de notre état par le récit que je m'en vais faire. Un enfant âgé de neuf ans, nommé Louis Villeneuve, fut accusé d'avoir com- mis quelque irrévérence dans la chapelle qu'on avoit dressée dans le château, Ce pauvre innocent fut mis dans une grosse tour, passant les nuits à

implorer avec de grands cris le secours de son père

et de sa mère, et, le dimanche suivant, il fut pro- duit en spectacle public, précisément à l'heure qu'on allait au temple, ayant la hartaucou, lié et garrotté, fustigé par un bourreau, qui pleuroit à

i-v.nt-iHe pas impérieusement qu'il les sauvât à tout prix de la perdition F L'Ëvèque d'Alais obéit sans cloute à ces grands de- voir-; de sa charge pastorale, lorsque, après avoir ravi à un vieux militaire estropié d'Anduze sa fille, et l'avoir instruite et fait communier, il 5e refusa encore à la lui rendre de. trois années. La charité épiscopale était pourtant en défaut sur ce point , car la néophyte n'était pas cardée et entretenue gratuitement, et sa conversion coûtait cher au pauvre père, si cher qu'il ne put rapporter cette dépense, et s'adressa au Roi, en faisant valoir services, dont il avait droit d'attendre un autre prix. »

Ailleurs, c'est une chétive enfant de cinq ans et quelques mois, arrachée, le 19 février 109S, des bras d'une mère dé- son pire la réclame au ministre Chàteatmeef dans les termes les plus émouvants, u Von.- seriez touché de nestre état, si je vous le powrois dépeindre aussi pitoyable et douloureux qu'il est. Appaisez, Monseignejip, par votre justice, l'accahlo- ment qui nous presse... »

Knlin, dans une lettre ÈÊ 26 juin IC.is, l'Évoque de Montau- ban demande la protection du même ministre, pour obtenir une chose très-prudente et tti»-néee»saip\ , qui est de faire enlever

\i LES LARMES

chaudes larmes de ce qu'on lui faisoit faire, envi- ronné de soldats de la garnison, et le tambour bat- tant à tous les carrefours de la ville. Ce speetacle inouï me toucha si fort le cœur, que je tombai dans une dangereuse maladie, et me fis une grosse af- faire avec le commandant, auquel je reprochai en face son inhumanité et la barbarie dont il avoit usé envers cet innocent, que j'ai regardé toule ma vie comme un illustre confesseur.

L'édit des relaps ' parut au même temps en

et mettre dans un couvent, à Bordeaux , une demoiselle de quatorze ans qui aura un jour cent mille écus de bien, et dont la mère songe à la marier bientôt avec un mauvais converti. Nous empruntons ces détails au Bulletin de la So- ciété de l'histoire du Protestantisme français (1853 \ p. 358- 362) ; nous renvoyons à celte excellente publication ceux de nos lecteurs qui seraient curieux de connaître les pièces à l'ap- pui des faits cités.

1 C'est en 1663 que le Clergé de Fiance obtint, sur les in- stances de son assemblée générale, une déclaration contre les relaps, c'est-à-dire contre ceux qui retournaient à la Commu- nion Réformée, après avoir fait abjuration. Or, l'assistance à la messe pendant trois ou quatre dimanches, la bénédiction de- mandée à un Prêtre dans un mariage mixte, la confidence faite à un catholique qu'on inclinait vers sa religion, une conjecture, une apparence, un ouï-dire, ou quelque velléité d'abjuration qui datait de quinze ou vingt ans, on transformait tout cela en actes de catholicité. La peine prononcée contre les relaps était le ban- nissement perpétuel. V. de Féijce, Histoire des Protestants de France, 1860, p. 364 sqq., 381, 392.

DE J. P. DE CHÀMBRl'N. 13

France. Le commandant me fit appeler au château par quatre gardes, croyant m'intimider avec cet appareil île guerre. Comme je fus près de lui, il me dit que le Uni prétendoit que cet édit fûtexécuté dans la Principauté, .le lui répondis avec fermeté que l'édit ne parloit que des sujets du Roi, qu'il ne falluit pas compter ceux de la Principauté pour tels, et i[iic, vivant sous les édits d'un grand Prince, nous ne pouvions reconnoître d'autres lois que les siennes.

Ma réponse le mit dans une étrange furie; il me fit mille menaces, et, me voyant ferme dans ma résolution, il me quitta brusquement en me di- sant que dans peu de jours je trouverois à qui parler. Je ne m'étonnai point de toutes ces me- naces : plus elles étoient grandes et sévères, plus je sentois mon cœur s'affermir contre le torrent; et, en effet, quelques jours après, les Papistes voulant innover le jour de la Fête-Dieu par leurs tentures qu'ils vouloient porter au delà des bornes ordinaires et prescrites par les édits de nos Princes, je m'\ opposai avec tant de force que je lesmisàla raison, nonobstant qu'ils se servissent de l'auto- rité du commandant et de sa garnison.

Il se passuit peu de jours que je ne fusse aux prises pour soutenir les intérêts de mon Église. Nous le' trouvions plus de justice près des magis- trat-, quoiqu'ils eierçassenl Leur charge au nom

2

14 LES LARMES

et sous VauUxrité du Prince. Les liaisons et la com- plaisance qu'ils avoient pour le commandant les rendoient insensibles à toutes les misères de l'É- glise, et au lieu de se roidir fortement contre le torrent qui se débordoit, ils laissoient tout périr, par lâcheté, ou par des intrigues d'État.

Avant que la citadelle fût démolie, les Avents, les Carêmes et les Octaves se passoient fort paisi- blement, sans que les prédicateurs romains s'em- portassent contre la Religion Réformée, et sans qu'ils osassent même provoquer les Ministres à la controverse; et s'il y en avait quelqu'un qui s'é- chappât sur ce sujet, les Romains mêmes lui di- soient qu'on ne vivoit pas ainsi à Orange, et les prioient de se tenir dans les termes de la modéra- lion; mais sitôt qu'ils virent paraître l'autorité étrangère, ils changèrent bien de langage.

Les Jésuites, qu'on ne voyoit auparavant que fort rarement à Orange, furent recherchés avec empressement pour remplir les chaires. Ces Mes- sieurs, qui savent faire de belles entrées, ne parlèrent au commencement que de paix et de concorde; mais, à peine eurent-ils passé un demi- Avent, qu'ils ne parlèrent que d'hérésie, de reli- gion damnablc, et appelèrent tous les Minisires au combat spirituel de la controverse.

Ce fardeau tomba sur moi. J'ai soutenu ce choc pendant vingt-deux ans, et, je puis dire, à la gloire

DE J. 1'. DE ( MAMIilUN. 15

de îimn Dieu, que j'ai confondu leur erreur, et fait triompher la vérité. J'en appelle à témoin non- seulemenl les Réformés qui étoient alorsàOrange, oaaisenoore les honnêtes gens Catholiques Romains des provinces voisines, et surtout du Comtat, qui vcnoicnt en foule pour voir quel sentit le succès de ces combats. J'ai bien passé par mes mains une quinzaine de Jésuites, des plus fameux, sans comp- ter les Religieux de plusieurs ordres. Ils se sont tous loués de mon honnêteté et de ma modération, et lorsque je les ai convaincus, plutôt par la force de la vérité que par mes paroles, je leur ai cette obligation, qu'ils m'ont répondu par un panégy- rique ; m'exhortant à quitter ma religion, je ne serois jamais que Ministre, et que parmi eux je semis infailliblement M. l'Évêque, M. l'Arche- vêque, et peut-être M. le Cardinal. C'est le compli- ment que me fit le l'ère Grate, Jésuite d'un grand savoir, à l'exemple d'un de ses confrères dont j'ai oublié le nom. Je n'ai pas oublié ceux des Pères le Gras, Saint-Félix, (irousel, Barnouin, tous gens au gros collier de leur ordre, qui furent les pre- miers qui îiMibligèmit à bien visiter ma biblio- thèque, de quoi je leur suis obligé.

Puisque je suis sur cet endroil de ma \ie, je ferais tort au public si je ne marquois une eircon- stance qui mérite d'être transmise à la postérité. Un de ces messieurs les Jésuites, prêchant L'Octave

16 LES LARMES

de leur Sacrement, en Vannée 1678, me défia en chaire de répondre aux argumens qu'il mettoit en avant pour prouver la réalité et l'adoration du Sa- crement. On me rapportoit exactement tout ce qu'il avançoit; je le méprisai pendant quelque temps, sans lui vouloir répondre, me contentant d'édifier ceux qui me faisoient le rapport de ses sermons; mais enfin, voyant qu'il me provoquent tous les jours et que mon Église souhaitoit avec passion que je lui répondisse, j'entrepris, un di- manche, à l'exercice du soir, de réfuter tous les sermons qu'il avoit faits sur cette matière. Je prê- chai plus de quatre heures, en présence, non-seu- lement de mon Eglise, mais encore de plusieurs étrangers qui étoient venus pour entendre, celle réfutation. Je puis dire que je le mis dans un fu- rieux désordre, en relevant ses faux raisonneincns et ses fausses citations. Je L'accablai des passages des Pères dont ilfaisoit grande parade, jusques-là que, sortant du sermon, il se tiroit les cheveux en disant à un gentilhomme romain, qui est encore en vie (nommé Villeneuve) : «Hélas! je ne sais j'en suis; bon Dieu, comment pourrai-je ré- pondre à tant de citations? »

En effet, il se donna bien de garde d'entre- prendre de me suivre; il se contenta de faire di- verses exclamations, en chaire, sur ce que j'avois dit que l'adoration du Saint-Sacrement étoit un

I>E .1. r. DE CHAMBRUN. 1 /

culte idolâtre, et crut se tirer bien d'affaire par cet le apostrophe pathétique; voici ses paroles : o Grand Dieu, pourquoi souilrez-vous que le culte le plus auguste et le plus saint soit traité d'ido- lâtre? S'il est vrai, comme les Ministres nous en accusent, que nous soyons des idolâtres et que les prêtres soient des imposteurs, en disant qu'ils sa- crifient tous les jours le corps de votre Fils bien- aimé; sont vos foudres, sont vos carreaux pour écraser ces imposteurs et ces idolâtres? »

Ensuite, se tournant vers l'autel l'hostie étoil exposée, il continua son apostrophe en ces termes : - Oui, mon Sauveur, je m'adresse à vous, pour vous demander que vous jugiez notre cause par un miracle. Si nous sommes des idolâtres en ado- rant votre Saint-Sacrement, faites descendre sur nous le feu du ciel, comme Élie le fit descendre sur Les prêtres de Baal. Foudroyez nos autels, et alors vous nous détromperez, et nous persuaderez, par ce jugement, que nous sommes des idolâtres ! »

Ce fut précisément. le 19 du mois de juin que cette imprécation fut prononcée. Dix jours après, 29 du même mois, jour de Saint-Pierre et de Saint-Paul qui étoit un mercredi, sur les neuf heures du matin, Dieu lit voir le miracle que le Jésuite avoil demandé; l'air s'obscurcit par des nuées épaisses, les éclairs brillèrent de toutes parts, le tonnerre gronda avec un bruit tout ex-

2.

18 LES LARMES

traordinaire; il y en eut un qui éclata d'une étrange manière, et alla tomber justement près du grand autel qui avoit été apostrophé, et. le cha- noine Caulet célébroit la messe. L'éclat du ton- nerre le fit tomber à la renverse. Il arracha diverses pierres de la voûte, et, passant dans la première chapelle qui est à main gauche du chœur, il brûla la nappe de l'autel l'on célébroit aussi la messe. La dame de la Pise, qui étoit à genoux, en fut blessée et toute couverte de poussière, avec plu- sieurs autres personnes; on emporta la dite dame demi-morte en sa maison, elle fut promptement saignée, et la foudre, qui avoit causé tout ce dés- ordre, sortant par une fenêtre de l'église, s'alla attacher à la tour l'on travailla jusques au soir pour éteindre le feu qu'elle y avoit allumé. Voilà un fait bien positif, connu de tout Orange et de tout son voisinage, qui doit donner à penser aux Catholiques Romains non passionnés.

Qu'on ne s'imagine pas que je donne au public ce petit récit des victoires que j'ai remportées sur les Jésuites, par un esprit de vanité. Je proteste que j'en suis extrêmement éloigné. Je sais qu'après ma chute l'humilité doit être mon partage. La seule vue que j'aie en ceci est de bien persuader à tout le monde, que j'ai eu toute ma vie une ex- trême répugnance pour les dogmes de l'Église Romaine, et pour son culte que j'ai toujours cru

DE J. P. DE GHAMBRCN. I!»

idolâtre; et que, si je suis tombé en disant que je me réunirois, ce n'a été que mes grandes douleurs, le trouble de mon esprit, el l'extrémité j'étois, qui ont arraché, malgré moi, cette parole de ma Louche.

Si l'on ne se lût servi d'autres armes pour nous combattre que de celles de la controverse, il y au- rait eu de quoi se consoler. La guerre n'auroit fort sanglante, et mon église, bien loin d'en recevoir du dommage, en seroit devenue plus florissante, puisqu'elle voyoit qu'on menoit battant ses plus cruels ennemis; mais comme les Jésuites et ceux, de leur cabale ne trouvaient pas leur compte en cette guerre, ils nous en susci- tèrent une bien plus dangereuse et plus désolante, qui fut de nous faire de grosses affaires, met- tant en usage de faux témoins , la fraude et l'imposture. 11 me semble même que c'est sur ce pied qu'on a fait le plan de la persécution que nous avons vue en France depuis l'an 1660, et qu'ils ont voulu faire leur apprentissage sur nous pour devenir des maîtres achevés à l'égard des autres.

Je me contenterai de rapporter ici deux exem- ples des grandes affaires qu'ils nous suscitèrent, et qui mirent la consternation dans mon église.

A la naissance de M. le Dauphin, toute la France fut dans une grandi' fête. On avoil accoutumé

20 LES LARMES

dans la Principauté de les solenniser, peut-être avec plus de pompe et d'ardeur que les François mêmes , pour marquer le respect qu'on avoit pour Sa Majesté très-chrétienne. Sur la fin du mois de novembre 1661, il fut résolu qu'on ferait un feu de joie, et que tous les sujets du Prince, tant d'une que d'autre religion, rendroient grâces à Dieu pour cette heureuse naissance. Les Réfor- més parurent les plus zélés dans leur dévotion; et quand il fut question de prendre les armes pour le feu de joie, ce furent eux qui parurent les plus lestes et les plus habiles à faire un grand feu.

Toute l'allégresse qu'ils témoignèrent en celte fête ne servit qu'à les rendre plus malheureux, car on en accusa un grand nombre d'avoir mal parlé du Roi , de sorte que le lendemain on n'en- tendit parler que d'informations criminelles, sans qu'on nommât les personnes quiétoient accusées. La malice fut si déréglée, qu'on voulut bien me mêler dans cette malheureuse affaire.

On disoit sourdement que j'étois allé chez le sieur Armand Marchand et chez d'autres bourgeois, pour les porter à n'aller point à ce feu de joie ou à tenir les discours peu respectueux qu'on leur imputoit. Ce pauvre Armand fut mis dans un cachot, lié de chaînes, et les autres trouvèrent leur salut dans la fuite. Certes, je ne puis m'empècher de dire en cet endroit, qu'il faut nécessairement que la Religion

DE .1. P. DE CHÀMBRUN. 21

Romaine inspire la fureur et la rage contre les plus innocents, puisqu'on vouloit s'en prendre à moi,

qui avois paru le matin en chaire, faisant dos vœux très-ardens au nom de mon église pour la prospérité du Uni tirs-chrétien et pour la longue vie du Dauphin que Dieu venoit de lui donner. Aussi je ne me mis pas beaucoup en peine de tout ce que l'on disoit, et cela d'autant plus qu'on n'o- soit m'attaquer ouvertement.

11 n'en l'ut pas de même de plusieurs autres. Comme on connoissoit parfaitement la malice de nos persécuteurs , qui obéissoient aveuglément aux ordres d'une femme impudique nommée la Redonnet, chacun fut dans la crainte d'être enve- loppé dans le malheur par cette imposture. On aposta des faux témoins. Les nommés Hier et Roussas furent condamnés auxgalères: ce dernier y mourut de fatigue et de déplaisir, et le premier en fut retiré par de pressantes sollicitations de feu M. de Zuilychem1, qui se trouvoit en Cour de

1 Constantin Huygens, seigneur de Zuilychem, qui fut tour a lotir secrétaire et conseiller des princes d'Orange Frédéric- Henri , Guillaume II et Guillaume 111, naquit à La Haye, le î septembre I59G; il était Becond fils de Christian Huygens , se- crétaire du conseil d'Étal di la république des Provinces-Unies. V.n 1660 OU 1661, il fut envoyé à la cour de France pour obte- nir le rétablissement de son maître dans la Principauté d'Orange. Il a composé plusieurs pièces de poésie latine. Il mourul en

Tl LES LARMES

France en qualité d'envoyé des tuteurs du Prince pour demander la restitution de la Principauté. Ce grand homme fit voir si clairement à M. de Brienne, conseiller et secrétaire d'État pour les affaires étrangères ', que cette accusation étoit une imposture malicieuse, que l'accusé et le con- damné fut tiré promptement des galères, ce qui est une conviction manifeste de la mauvaise foi de nos persécuteurs.

La seconde affaire qu'on nous suscita étoit assu- rément aussi malicieuse, mais elle étoit d'une plus grande conséquence que la première; la voici :

Un jour de dimanche, on donnoit la bénédiction aux Carmes. Vis-à-vis la porte de l'église, il y avait des fenêtres à une chambre de feu M. de Be- danïdes, célèbre jurisconsulte, où, par malheur, se trouvèrent diverses personnes de l'un et de l'autre sexe. La foule étoit si grande dans l'église, que plusieurs furent contraints de demeurer à la porte, et particulièrement des jeunes gens de la connoissance de ceux qui étoient dans cette chambre l'on faisoit collation. Il y eut un jeune homme qui montra un verre de vin à un de ses amis pour

1687. L'un de ses fils, Constantin, fut à son tour secrétaire de Guillaume III; le second, Christian, qui vécut de 1020 à 1C95, ne fut autre que l'illustre mathématicien lluygens.

2 Cp. Les Mémoires du duc de Saint-Simon , édit. de 1829, II, 115, 110.

DE J. P. DE CHÀMBRUN. 23

l'invitera venir boire. Il n'en fallut pas davantage pour crier à l'impiété el au sacrilège, et pour cii- minaliser tons ceux qui étoient dans cette maison. On les accusa d'avoir contrefait le Prêtre, do s'être moqués de leurs mystères ; de quoi on demanda justice au Parlement.

< »n ne se contenta pas de cela , on en écrivit en Cour de France; on y exagéra si fort ce crime prétendu, que feu M. de Besons, intendant dans la province du Languedoc, eut ordre de se trans- porter à Orange pour informer du fait et en faire son rapport. Ceux qui étoient accusés prirent l'alarme à cette venue ; ils se retirèrent de l'État, el n'osèrent jamais y rentrer que lorsqu'il fut remis au pouvoir de son Prince légitime. M. de Besons exécuta sa commission : il se porta sur les lieux, il alla à l'autel pour examiner si de on pouvoit voir les fenêtres; il se transporta aux fenêtres pour voir si l'on pouvoit voir l'autel. Il jugea liit n en lui-même que cette affaire n'étoit qu'une imposture, puisque de l'autel on ne pouvoit point voir Les fenêtres, ni des fenêtres l'autel, et qu'ainsi l'accusation qu'on avoit intentée contre mu'- gens étoil autant insoutenable qu'elle étoit malicieuse.

Cependant, quoique M. de Besons fut un homme de bonne foi, il ne voulut pas pour lors expliquer sa pensée; au contraire, il fit de grandes me-

24 LES LARMES

naces, et partit, laissant les Réformés dans l' appré- hension de quelque mauvais traitement : mais apparemment il fit eonnoitre à la Cour l'inno- cence des accusés, puisque cette affaire n'eut point d'autres suites que l'arrêt que le Parlement d'O- range donna, sans doute pour plaire à la Cour, par lequel il les condamna à des amendes et au bannissement.

On ne doutera point de la mauvaise foi de ces accusateurs, lorsque j'aurai remarqué qu'un an après, étant allé rendre visite à M. de Besons, qui passoit par Orange, les Religieux Carmes y vin- rent. Comme ils n'osoient pas faire leur demande en ma présence, M. de Besons, qui me faisoit l'hon- neur de m'accompagner au sortir de ma visite, m'arrêta tout court, et, s'adressant à ces Reli- gieux, leur dit : «Que demandez- vous, mes Pères? M. de Chambrun n'est pas suspect ; il est de mes bons amis.» Ces bons Pères voulurent lui faire une longue harangue qui aboutissoit à lui représenter qu'ils avoient fait de grandes avances pour ce procès, et que cependant le Parlement ne daignoit pas de les faire rembourser, ce qui mettoit en désordre leur communauté. «Mes Pères, leur dit-il en les interrompant, vous avez intenté ce procès mal à propos, vous avez agi de mauvaise foi envers ces bonnes gens; j'ai été sur les lieux, et j'ai re- connu la méchanceté. Si vous n'avez de quoi,

DE J. P. DE CHÀMBR1 N. 25

vendez vos calices, et soyez plus retenus à l'ave- nir. » Les Carmes s'en allèrent tout confus, plu- tôt par ma présence que par le discours de M; de Besons, qui me dit : « Ne les ai-je pas bien réga- lés? il n'y a rien de si importun que les moines. »

Toutes ces vexations que L'on faisoit à mon troupeau me causoient îles afflictions très-amères et des peines inconcevables. Il falloit que j'allasse consoler les parents des accusés , que je fusse aux prises avec les calomniateurs, et que je fusse aux trousses des officiers du Parlement et de ceux qui commandoient au château pour le Roi très-chré- tien, pour défendre l'innocence opprimée. Ce n'est pas tout encore : il n'y avoit point de poste, qu'il ne me fallut écrire à feue Son Altesse Madame la Princesse douairière, qui gouvernoit les affaires de l;i tutelle, tant en son nom qu'en celui de S. M. 15. et de S. A. E. de Brandebourg. J'étois dans le même exercice à l'égard de M. de Zuilychem, qui étoit à Paris. Cela m'avoit été commandé par celte grande Princesse, tant de sa propre bouche que par les lettres, ce qui n'étoit pasunepetiteoccupation.

Puisque je suis sur cet article, je ne dois pas omettre de dire qu'au commencement de l'an 1660, le Roi très-chrétien taisant marcher ses troupes vers la Provence, on l'ut dans une furieuse alarme très-bien fondée dans la Principauté. Les affaires \ étant extrêmement brouillées par le démêlé dr±

■i

26 LES LARMES

Princesses au sujet de la Régence, on jugea bien que tout cet appareil viendroit fondre sur Orange '. Dans cette consternation générale, on crut qu'il n'y avoit pas de moyen plus efficace, s'il étoit pos- sible de calmer cet orage, que d'envoyer en toute diligence à la Cour du Prince et des Princesses quelque personne de mon caractère, qui pût leur représenter respectueusement et avec force le dan- ger où étoit l'État d'une entière ruine, si elles n'avoient la bonté pour le bien de leur pupille de trouver dans leur haute prudence quelque moyen pour faire cesser le différend qui étoit entre elles.

Quoique je fusse le plus jeune des Pasteurs de la Principauté, j'eus l'honneur d'être choisi pour cet emploi; par cette raison sans doute qu'étant le plus vigoureux, je pourrois faire le. voyage avec plus de diligence, et supporter la fatigue de la poste dans une rude saison.

Je partis donc au commencement de cette année, chargé des lettres de créance et de mes instruc- tions tant pour LL. dites AA. que pour Leurs Hautes Puissances, et me serois rendu dans sept jours en Hollande, si je n'eusse été arrêté pendant deux jours par le gouverneur de Cambray, nommé Don Alphonso di Soli, qui ne voulut jamais me laisser passer que je n'eusse reçu un passeport de M. le

1 V. la préface.

DE J. I'. DE CHAMBRUN. 27

marquis de Carassène, gouverneur des Pays-Bas. Par bonheur feue S. A. R. Madame, de glorieuse mémoire, se trouva à Bruxelles; j'y dépêchai mon valet en toute diligence. Il rendit mon paquet à M. le chevalier Silvius, qui remit à S. A. R. la lettre que je prenois la llbertédelui écrire. Elle en- vm\,i promptement un de ses gentilshommes audit marquis, qui lit expédier un ordre au gouverneur de Cambraypour me laisser passer sans aucun délai.

J'arrivai enfin en Hollande, j'eus le bonheur d'être extrêmement bien reçu. Après la première audience que j'eus de S. A. R., elle écrivit au Roi très-chrétien pour le prier de ne se mêler plus des affaires d'Orange, puisqu'elle étoit satisfaite au sujet de la Régence. Mais cela n'arrêta pas le coup, comme nous l'avons déjà remarqué.

Ce fut en ce voyage que je reçus la plus grande consolation que je pusse recevoir en ma vie : ce fut de voir le Prince, mon grand maître, d'avoir l'hon- neur de manger à sa table et de le porter souvent entre mes bras, m'imaginant que c'étoit un petit ange que j'avois le bonheur d'embrasser.

Je ne dirai point ici toutes les particularités de ma négociation; il me suffit de dire que les Prin- cesses en furent fuit satisfaites, que j'eus le bon- heur de leur plaire, et que, pour marque de l'hon- neur de leur bienveillance, S. A. U. m'offrit la survie de la pension dont feu mon père étoit gra-

28 LES LARMES

tifié, et que S.A. Madame la Princesse douairière me régala d'une chaîne d'or, pend l'effigie du grand Prince Frédéric Henri, et au revers les armes de huit grandes, villes qu'il a soumises à l'autorité deL. H. P.

A mon retour, qui fut le vingt du mois de mai même année, je trouvai monéglise dans une grande consternation. Il n'y avoit que quelques jours que le régiment delà marine, qu'on avoit laissé en gar- nison, avoit assiégé les Réformés dans le grand temple, et avoit couché sur les carreaux quelques- uns de nos meilleurs habitants. J'appris que ces gens de guerre avoient fait mille voleries dans la ville, et que le tumulte avoit été grand en cette terrible journée. J'eus le déplaisir, sept jours après mon arrivée, de voir commencer la démolition des fortifications, dont la première pierre que l'on dé- molit tua un agneau qui passoit au pied des bas- tions qui faisoient face vers la ville. Le déplaisir que j'en reçus, joint aux fatigues de mon voyage, me causèrent une fièvre de vingt-neuf jours qui fail- lit à m'emporter de ce monde.

J'ai parlé ci-devant de M. Zuilyehem ; je l'ai laissé à Paris en qualité d'envoyé de la tutelle du Prince. Après y avoir fait un séjour de près de quatre an- nées, on résolut enfin à la Cour de remettre la Principauté entre les mains du légitime souverain. Cette affaire étant conclue, M. de Zuilyehem prit

DE .1. P. DE l HAMIUUN. ~>

le chemin d'Orange, il arriva le \~2 avril 166o. 11 l'ut reçu avec de grandes démonstrations de joie, ce qui l'obligea de me dire plus d'une fois qu'il falloit bien que l'oppression eût été grande, puis- qu'il voyoit tout le monde extrêmement satisfait de sa venue.

Je ne ferai pas ici le récit de tout ce que ce grand homme lit à < (range, je l'ai déjà fait dans la rela- tion ' que je dressai en ce temps-là par l'ordre de S.A. .Madame. Néanmoins on me permettra de dire une seconde fois ce que j'ai remarqué dans cette relation. C'est que le 6 de mai de la même année, comme on publioit une amnistie générale à la place du cirque, M. de Zuilychem séant à la tête du Par- lement, il se forma dans l'air une couronne qui se posa justement sur le trône qui avoit été dressé pour le Prince, ce qui fut vu de tous les assistans qui composoient une assemblée de plus de huit mille âmes. Voici l'épigramme que cet illustre plé- nipotentiaire composa le même jour sur ce sujet :

Dum stat Arausiacae confirmatura cororue

Antiquam populi laeta corona lidem : Non dubiè cœlo placuit, quod utrique rorona-,

Tertia de cœlo missa coronat opus '.

Pendant son séjour à Orange, ce grand homme

1 V. la préface.

2 « Tandis qu'une jincusc couronne de peuple confirme à la

3.

30 LES LARMES

me donna mille marques de son affection, dont il m'a honoré jusqu'à sa mort, qui pour mon mal- heur arriva le 28 mars 1687, le même jour que je suis arrivé à La Haye. Je regrettai cette perte avec beaucoup de larmes, et, pour marquer la vénéra- tion que j'ai eue pour son rare mérite, an milieu de mes soupirs, je composai cette épitaphe et ce sonnet :

Illistkissimi d. c.onstantim Hlgemi Eoutis

ZuLICllliMl ZBELHBH1 ET IN MONIOCELAICMA ToPAKCU.E, Seremssimi I'ilINClrlS Ai'RAici a Consiliis l'uni.'.uii Epitapuium.

Spiritus alla colît, sa\um hoc sua viscera condit,

Mundus habct nomen. Quid mihi, Musa? dolor1.

Scripsit lugens

lllustrissimum amicum dénatura.

I. P. a Chambruno.

.SONNET.

Rassasié de jours, et d'honneur, et de gloire, Hugens, vous nous quittez pour aller dans les cieux;

couronne d'Orange son antique fidélité, le riel, à n'en pas douter, s'en réjouit, puisque, s'ajoutant aux deux premières, une troisième couronne , descendue du ciel , vient couronner l'œuvre. »

1 « Sou âme habite les cieux ; cette pierre recouvre ses entrailles; » Le monde a son nom. Muse, que me reste-t-il? la douleur.))

DE J. P. DE CHAMItRl.N. 31

La terre est un néant ; il faut de plus beaux lieux Pour loger un esprit qui doit remplir l'histoire.

Le monde universel chérira la mémoire De m >s rares vertus, qui brillent a ses yeux. Ii - Muses chanteront votre nom glorieux, I - anges loueront votre sainte victoire.

Dans le jour que Jésus combat contre ia Mort, Vous combattez contre elle, et, par un saint effort, Vous êtes le vainqueur de cette impitoyable.

0 Mort! ne pense pas d'éteindre ce flambeau.

Sa lumière est trop grande, elle est trop admirable

Tour pouvoir la cacher dans un sombre tombeau.

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32

il

Depuis l'arrivée de M. de Zuilyeheni à Orange jusqu'au 18 mars 1673, je passai d'assez bons jours dans mon Ministère. Feu M. de Milet, qui fut envoyé pour commander dans l'État, tenoit si bien la main à toutes choses, que personne n'osoit rien entreprendre de ce que nous avions vu auparavant; tout Catholique Romain qu'il étoit, il tenoit la ba- lance égale : mais comme son équité n'étoit pas agréable aux esprits remuans, on tâcha de lui sus- citer des affaires en Cour de France. Il haïssoit mortellement les faux dévots, et traitoit avec beau- coup de mépris toutes les superstitions de l'Église Romaine; jusques-là, qu'un dimanche au soir comme je sorlois de prêcher, je le trouvai sur mes pas portant un flambeau à la main à la suite d'une Notre-Dame qu'on portoit en procession.

Sitôt qu'il m'aperçut, il traversa la rue pour me joindre, et me dit ces propres termes : « Monsieur, vous voyez qu'on me fait faire amende d'honneur; je me donne.... si on m'y attrape de ma vie. »

Ce discours scandalisa fort les Romains qui étoient près de lui, et dès lors il se brouilla avec

DE J. P. DE CIUMBRIN.

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l'Évèque1, sans que je pusse les raccommoder, quelques soins que j'y prisse.

Cela ne l'empêcha pas déjouer un autre bon tour à ces Messieurs.

Le jour de la Fête-Dieu de la première année de sou gouvernement, on lui voulut persuader qu'il devoit faire tirer le canon à l'heure de la procession , que le chevalier de Gaut qui avoit commandé pour le Roi très-chrétien en avoit usé de la sorte, et que lui, en qualité de bon Catholique, devoit suivre le même exemple. Il fit semblant d'approuver leur conseil; il monta au château, et me prit en pas- sant afin que j'eusse ma part de la comédie. Il me dit qu'il y avoit une affaire pressante sur le tapis, qu'il alloit donner ses ordres, et qu'il me prioit de vouloir aller avec lui.

Comme nous fûmes arrivés, il commanda au major de faire ouvrir les magasins des canon-; il les frappa tous de sa canne, leur disant : « Progrc- dior, veux-tutirer demain à l'honneur du Saint-Sa- crement? «Il appeloii ainsi les canons, parce qu'au milieu des armes du Prince il y avoit cette inscrip- tion en gros caractères : PROGREDIOR, c'est-à-dire,

1 D'après la Gallia Christiana, Lntet. Taris., 1715-, t. I,

786, Orange eut pour évéque, de 1047 a 1661, un Romain, Serrani; et, de 1661 à 1G74, un Italien, nommé Pàbri, auquel succéda d'Oheilh , dont il sera question ptoi bas. C'etf bien de l'évêque Fabri qu'il est question ici.

32 LtS LARMES

II

Depuis l'arrivée de M. de Zuilychem à Orange jusqu'au 18 mars 1673, je passai d'assez bons jours dans mon Ministère. Feu M. de Milet, qui fut envoyé pour commander dans l'État, tenoitsibien la main à toutes choses, que personne n'osoit rien entreprendre de ce que nous avions vu auparavant; tout Catholique Romain qu'il étoit, il tenoit la ba- lance égale : mais comme son équité n'étoit pas agréable aux esprits remuans, on tâcha de lui sus- citer des affaires en Cour de France. Il haïssoit mortellement les faux dévots, et traitoit avec beau- coup de mépris toutes les superstitions de l'Église Romaine; jusques-là, qu'un dimanche au soir comme je sortois de prêcher, je le trouvai sur mes pas portant un flambeau à la main à la suite d'une Notre-Dame qu'on portoit en procession.

Sitôt qu'il m'aperçut, il traversa la rue pour me joindre, et me dit ces propres termes : « Monsieur, vous voyez qu'on me fait faire amende d'honneur; je me donne.... si on m'y attrape de ma vie. »

Ce discours scandalisa fort les Romains qui étoient près de lui, et dès lors il se brouilla avec

DE J. P. DE i HA.M1UUN. 33

l'Évèque1, suis que je pusse les raccommoder, quelques soins que j'y prisse.

Cela ne l'empêcha pas déjouer un autre bon tour à ces Messieurs.

Le jour de la Fête-Dieu de la première année de son gouvernement, on lui voulut persuader qu'il devoit faire tirer le canon à l'heure delà procession, que le chevalier de (iaut qui avoit commandé pour le Hoi très-chrétien en avoit usé de la sorte, et que lui, en qualité de bon Catholique, devoit suivre le même exemple. 11 lit semblant d'approuver leur conseil; il monta au château, et me prit en pas- sant afin que j'eusse ma part de la comédie. Il me dit qu'il y avoit une aiïaire pressante sur le tapis, qu'il allait donner ses ordres, et qu'il me prioit de vouloir aller avec lui.

Comme nous fûmes arrivés, il commanda au major de faire ouvrir les magasins des canons; il les frappa tous de sa canne, leur disant : « Progre- dior, veux-tu tirer demain à l'honneur du Saint-Sa- crement?» Il appeloit ainsi les canons, parce qu'au milieu des armes du Prince il y avoit cette inscrip- tion en gros caractères : PROGREDIOR, c'est-à-dire,

1 D'après la Gallia Christiania, Lutet. Paris., 17 15, t. I,

"range eut pour évoque, de 164" à 1661, un Romain,

Serrani; et, de 1661 à 1674, un Italien, nommé Fàbri, auquel

succéda d'Obeilh , dont il sera question plus bas. C'est bien de

l'évêque l'abri qu'il c<t question ici.

34 LES LARMES

«j'avance. » Je ne savois que comprendre en ce mys- tère; mais enfin, après qu'il eut frappé à diverses fois sur tous les canons et qu'il leur eut demandé à tous la même chose, il se tourna vers moi, me di- sant : « Ma foi, ils sont tous huguenots; vous me serez témoin comme ils refusent de faire honneur au Saint-Sacrement. » 11 m'expliqua ensuite cette énigme , et voulut à toute force que je l'accompa- gnasse à la place les zélés Catholiques l'atten- doient pour apprendre le succès de leur demande. Sitôt que ces Messieurs l'aperçurent, ils s'avancè- rent vers lui à grands pas; il me pria d'arrêter un moment, et, après qu'il eut un peu parlé avec eux, il m'appela, leur disant : « Yoilà, Messieurs, un témoin irréprochable; demandez-lui si je n'ai pas interrogé tous les canons pour savoir s'ils vouloient tirer demain; il n'y en a pas un qui m'ait répondu, d'où je conclus qu'ils sont tous aussi bons hugue- nots que le Prince leur maître.» Ces bons dévots se retirèrent fort confus, et conçurent un tel dépit de cette raillerie, qu'ils se liguèrent étroitement avec l'Évêque pour susciter à M. de Milet et à l'Église une grosse affaire. Elle est essentielle; je la dirai en peu de mots.

Il y avoit à Orange un nommé Brissi, Italien de nation, qui s'étoit défroqué depuis environ vingt- cinq ans, pendant lequel temps il avoit persévéré constamment en la Religion. La légèreté, qui est

DE J. P. DE CHAMBRUN. 35

un des caractères des moines de cette nature, avoit l'ait qu'il s'étoit replongé dans le bourbier. Depuis deux ans il s'étoit retiré à Avignon, il fut reçu avec applaudissement, comme si l'on avoit fait une grande conquête. Il fut excommunié parmi nous dans toutes les formes de la discipline ecclé- siastique. Je prononçai la sentence d'excommuni- cation contre lui un dimanche matin, par ordre de mon Consistoire. Après qu'il eut passé deux ans à Avignon, il retourna h Orange, et vint chez moi pour me dire que son âme étoit dans de continuelles agitations, accompagnant son discours de beau- coup de larmes. Nous le laissâmes en état de pé- aitent l'espace d'une année, sans lui vouloir donner la paix de l'Église. Nous l'admettions à l'ouïe de la parole et des prières, mais il ne lui étoit pas permis d'assister à la célébration des Sacrcmens, conformément à l'ancienne discipline de l'Église. L'année étant écoulée, et nous ayant donné di- verses marques de sa repentance, je levai l'excom- munication par le même ordre, le pénitent étant à genous au milieu de l'assemblée, et fut ainsi ad- mis à la paix de l'Église. Cette cérémonie, qui a été abolie dan- L'Église Romaine, par le prétendu Sacrement de la confession, piqua vivement les Catholiques Romains. Les esprits remuans crurent qu'il y avoit un moyen pour nous inquiéter, et obligèrent L'Évêque d'en écrire en Cour de France.

30 LES LARMES

Et, en elfe t , ils réussirent en quelque manière dans leur dessein : car cette affaire donna quelque in- quiétude à'M. deMilet. M. de Lionne, qui étoitpour lors secrétaire. d'Etat des affaires étrangères, en écrivit en Hollande, par ordre du Roi son maître, demandant que Brissi fût chassé de l'État. S.A. R., qui depuis peu avoit pris le dit gouvernement et toutes les affaires, après avoir été déclaré majeur, envoya copie des lettres de la Cour de France à M. Milet, avec ordre de l'informer de cette af- faire et d'envoyer son avis. Feu M. de Zuilychem, chef du conseil, m'en écrivit aussi, me chargeant d'en conférer avec le commandant, qui n'eut pas plus tôt reçu ces dépêches qu'il m'envoya appeler. Quoiqu'il fût un homme d'un grand cœur, je le trouvai alarmé et inquiet pour cette affaire, qu'il regardoit d'une conséquence plus dangereuse que je ne faisois. Je lui remontrai qu'il étoit de la der- nière importance que l'Évèque n'eût pas la satis- faction qu'il demandoit; que, si les choses tour- noient selon son désir, il prendroit toujours le canal de la Cour de France, pour nous inquiéter, et qu'il lui falloit faire comprendre en cette occa- sion, que, s'il vouloit obtenir quelque chose pour sa satisfaction, il devoit s'adresser directement à son Prince légitime; qu'au reste cette occasion étoit favorable pour faire voir que le Prince étoit absolu dans son État, qu'il dépendent de lui de donner

DE J. P. DE CHÀMBRDN. 37

protection à qui boD lui sembloit, et que, quoique Brissi ne méritai pas cette protection, la bonne politique demandoif qu'il fût protégé en cette rencontre.

Il donna entièrement dans mon sens. J'estime que la mésintelligence qu'il y avoil entre lui et l'Évêque n'y contribua pas peu. Quoi qu'il en soit, il me pria de dresser un mémoire pour envoyer à S. A. II., ce qui fut exécuté selon son désir, et de mon côté je répondis à M. de Zuilycbem, et lui envoyai copie dudit mémoire. Le Prince l'ap- prouva, et M. deZuilychem fitparson ordre une ré- ponse à M. de Lionne, par laquelle il put bien com- prendre qu'il étoit jaloux de son autorité, et qu'il pouvoit faire chez lui tout ce qu'il lui plairoitsans que personne eût droit de s'en formaliser. Je por- tai la peine de cette affaire : car l'Évêque n'osant s'en prendre à M. de Milet, il m'arrêta un jour en pleine rue, et médit avec un visage tout enflammé de colère : « Vous êtes cause que brissi n'a pas été chassé, je m'en ressentirai ou je mourrai bientôt.» Comme c'étoit un bon homme qui m'aimoit assu- rément beaucoup, je lui dis en souriant : « Vous vous trompez, monsieur, c'est S. A. qui est la cause que Brissi demeure, il est le maître; il faut que vous t moi suivions sa volonté. Que vous importe que Brissi soit à Orange ou au bout du monde? » « Vous avez raison, me dit-il, j'ai fait mon devoir

4

38 LES LARMES

et vous le vôtre, soyons bons amis. » Et en me quittant il me donna deux baisers selon sa cou- tume : car il ne venoit jamais à l'université qu'il ne m'embrassât, qu'il ne me baisât, et qu'il ne m'invitât pour aller boire, me disoit-il, de son bon vin. Il étoit Italien de nation, peu savant, ne se mêlant d'affaires pour nous inquiéter qu'en étant sollicité par les cagots. Il me faisoit l'honneur de venir souvent chez moi; quand il ne me trouvoit pas, il alloit se promener dans mon jardin, et dans les entretiens que nous avions ensemble, il me té- moignoit tant d'amitié, que j'en étois dans la con- fusion.

Un jour que je me promenois avec lui clans son jardin, il me disoit fort sérieusement qu'il me vouloit faire son coadjuteur; que, n'ayant point d'enfants, il ne seroit pas difficile d'obtenir du Pape une séparation d'avec mon épouse. Je me pris à sourire, et lui dis : « Mais, monsieur, si le Pape y consent pour me faire Évèque d'Orange, S. A. y donnera-t-elle son consentement? elle me chassera de son État comme un coquin. Je n'ai pas besoin de changer ma condition, je suis Éveqùè comme vous, et si je ne le suis pas par la grâce du Saint-Siège, je le suis par la grâce de Dieu, et vous tomberez d'accord que cette grâce vaut infiniment plus que celle du Pape. » Le bon prélat mourut cjùëlque temps après; j'eus du déplaisir sa

DE .1. I'. pE CIUMIUM N. 39

mort, parce que je le tournois assez bien pour le repos de mon Kglise.

M. de Afilet mourut quelques années avant cet Évêque, sans qu'ils se ftissenj réconciliés engem^- ble, quoique ce commandant eût recherché la paix avec lai. M. de Berkcoffer lui succéda au com- mandement de l'État. 11 veilloit sur tout avec tant d'exactitude que nous vivions dans une profonde paix; il ne se donnoit aucun repos ni nuit ni jour pour s'acquitter dignement de son emploi, ne sor- tant que rarement du château pour s'empêcher de surprise. Mais la grande cause qui influoit pour notre repos étoit la majorité du Prince, que tous ses sujets eraignoient et respectaient; de sorte que, jusques au temps de la guerre, nous ne fûmes fa- tigués d'aucune inquiétude ni par ceux du dehors ni par ceux du dedans.

Chacun sait que cette guerre commença Tan Hi"2. Je prévis bien qu'elle alloit être funeste à toute la Principauté, et par conséquent aux Églises que Dieu y avoit recueillies. Nous passâmes pour- tant la première année sans qu'on nous donnât aucune inquiétude; mais l'année suivante n'eut pas plus tôt commencé, que nous commençâmes aussi d'en ressentir les funestes effets. Je fus le premier qui en appris les tristes nouvelles le di- manche au soir, 21 janvier de l'année 1073. Ce jour-là j'étois dans mon étude, en bonne compa-

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avant que les lettres fussent à Paris, ledit Rompt confirma cette nouvelle, que nous avions tenue cachée, ce qui mit tout l'État dans une éti consternation.

Nous attendions de jour à autre l'exécution du- dit arrêt, qui n'éclata que dans le mois de mars suivant, auquel temps M. Rouillet, intendant en Provence, vint à Orange, accompagné d'un pi avec ses archers, et d'un bourreau pour intimider le monde. Il s'arrêta quelque temps au comtat, dans le couvent des Célestins de Sorgues, pour s'informer de la contenance du commandant. Comme il eut appris qu'il étoit dans la résolution de le recevoir à coups de canon , il ne vouloit point entrer dans l'Etat; mais enfin, après beau- coup d'allées et de venues de quelques traita -. vint à Orange sur la nuit, où, après beaucoup de menaces de faire pendre, la ville souffrit le joug, et se rendit à sa volonté. Il fit sommer le comman- dant, de la part du Roi très-chrétien, par le pré- vôt, qui lui répondit, selon son devoir, qu'il n'a- voit à recevoir des ordres que de la part du Prince son maître. Cette ferme résolution du commandant fit que l'intendant ne fit pas long séjour à Orange, dans la crainte il étoit que la garnison ne le vint enlever : mais comme elle n étoit que de soixante

4.

40 LES LARMES

gnie. On m'apporta un paquet de lettres, qui venoit de la part du sieur Gabriel Convenent, mon neveu, conseiller au Parlement d'Orange, qui me donnoit avis que le 1 1 du même mois le conseil d'État du Roi avoit donné un arrêt par lequel il adjugeoit par droit de représaille la Principauté d'Orange à M. le comte d'Auvergne1.

Cette nouvelle fut pour moi un coup de foudre qui me fit pâlir.

Les assistans s'en aperçurent, je les priai d'a- gréer que je disse un mot à M. de Riomal, enseigne au château, qui étoit présent. Après que la com- pagnie se fut retirée, je lui donnai mes lettres : il y lut notre malheur, et, après diverses réllexions, il les porta à M. de Berkcoffer. Le lendemain, bon matin, ce commandant me fit l'honneur de venir chez moi pour aviser ce qu'il y auroit à faire en cette fâcheuse rencontre. Mon avis fut d'envoyer copie de mes lettres en Hollande, et à M. Rompf, que M. Grotius12, ambassadeur de L. H. P., avoit

1 Cf. Saint-Simon, VI, 58.

* Pierre Grotius, fils du fameux Hugues Grotius, a été l'un des plus habiles diplomates de son temps. L'électeur palatin, rétabli par la paix de Munster, le fit son résident auprès des états généraux. Il fut fait pensionnaire, de la ville d'Amster- dam, en 1GG0, et exerça cet emploi pendant sept ans. Dans des conjonctures très-difliciles, en 1609, la Hollande requit ses ser- vices auprès de Louis XIV; mais il ne put prévenir la guerre de 10*2. V. l'article Grotius, dans le Dict. de Mo/cri.

DE J. P. DE i HAMItRl N. i I

laissé à la suite de la Cour, pour savoir positive- ment si la chose étoit comme on l'avoit écrite. Mais avant que les lettres fussent à Paris, ledit Rompf continua cette nouvelle, que nous avions tenue cachée, ce qui mit tout l'État dans une étrange consternation.

Nous attendions de jour à autre l'exécution du- dit arrêt, qui n'éclata que dans le mois de mars suivant, auquel temps M. Houillet, intendant en Provence, vint à Orange, accompagné d'un prévôt avec ses archers, et d'un bourreau pour intimider le monde. Il s'arrêta quelque temps au comtat, dans le couvent des Célestins de Sorgues, pour s'informer de la contenance du commandant. Comme il eut appris qu'il étoit dans la résolution de le recevoir à coups de canon, il ne vouloit point entrer dans l'État; mais enfin, après beau- coup d'allées et de venues de quelques traîtres, il vint à Orange sur la nuit, où, après beaucoup de menaces de faire pendre, la ville souffrit le joug, et se rendit à sa volonté. Il fit sommer le comman- dant, de la part du Roi très-chrétien, par le pré- \<M, qui lui répondit, selon son devoir, qu'il n'a- voil à recevoir des ordres que de la part du Prince son maître. Cette ferme résolution du commandant lit que l'intendant ne fit pas long séjour à Orange, dans la crainte il étoit que la garnison ne le vint enlever : mais comme elle n' étoit que de soixante

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42 LES LARMES

et dix hommes, elle n'étoit pas assez fprl,e [mur une semblable entreprise. Il ne fit que mettre en pos- session des domaines le sieur Richard, que M. le comte d'Auvergne avoit envoyé avec la qualité de son procureur, après quoi il s'en retourna en Provence avec la même escorte qui l'avoit accom- pagné.

Comme on eut appris à la Cour de France le refus et la résolution dudit commandant, M. de Louvois écrivit à M. Rouillet que le Roi consentoit que ledit commandant demeurât dans le château avec sa garnison, à condition qu'il n'empêchât pas la levée des deniers de la Principauté. Cet ordre ne fut pas donné comme une faveur : on appréhendoit qu'une étincelle n'allumât un grand feu; de sorte que la politique voulut, pour ce coup, qu'on différât, jusqu'à un autre temps qui paroîtroit plus favorable, le dessein qu'on avoit formé de raser le château et d'enlever toute l'ar- tillerie, les armes et la munition qui étoient de- dans.

Cependant je tcnois de près ledit Richard, afin qu'il ne fit aucune plainte en Cour de France, et que par ce moyen mon Église fût en repos. Il me faisoit de belles promesses ; mais enfin ce mal- honnête homme, qui s'étoit imaginé qu'il luise- roit plus honorable d'être logé dans le château, n'oublia rien pour en dénicher le commandant. Il

DE I. r. DE CHAMBRUN. 4.1

éerjyoit mille faussés, à M. le comte, d'Auvergne, qu'il ne pouvuil retirer los revenus, que le com- mandant ptoit un grand obstacle pour cela, et que, si on no pensoit à le faire sortir, il seroit contraint de tout abandonner.

Sur ce prétexte, ou, pour mieux dire, sur d'au- tres de politique, le Roi très-chrétien donna ordre au comte de lirignan ' d'aller attaquer ledit château a\i v le régimept des galères et tout l'arrière-ban de Provence. Le 20 octobre de la même année, son capitaine des gardes arriva à Orange avec quel- ques compagnies qu'on avoit tirées des garnisons voisines. Il envoya un tambour devant lui vers le château, et, s'en étant approché, il somma le com- mandant, au nom du Roi son maître, de lui re- mettre la place. Il lui répondit comme il avoit l'ait au prévôt, qu'il ne reconnoissoit aucun ordre que ceux du Prince son maître, et qu'il eût à se re- tirer, faute de quoi il luiferoit tirer dessus. Après cette vigoureuse réponse que cet officier n'avoit pas attendue, le château fut bloqué, les portes de la ville fermées, à la réserve d'une l'on mit un _ - i orps de garde.

Le blocus dura un mois entier, après lequel M. li' comte de Grignan, à la tète de toute la po-

1 Le comte de Grïgnan, gendre de madame de Sévigné , lui longtemps lieutenant général de Provence, n . Saint-Simon, lll . 2: 1 ; IV, 339; XUj •>'.) gqq.

44 LES LARMES

blesse de Provence, parut devant la ville, suivi du régiment des galères, et prit des chemins détour- nés pour n'être pas incommodé du canon; mais pourtant il ne put si bien se détourner qu'il n'y eût quelques personnes emportées par le canon, qui lit un grand feu tant que les troupes furent à la vue du château. Il ne fut pas plus tôt dans la ville, qu'il envoya un trompette pour sommer ledit commandant, qui répondit comme il avoit fait auparavant. La nuit, on fit approcher le ca- non qu'on avoit tiré de l'arsenal de Marseille ; mais comme le commandant n'avoit pas une gar- nison suffisante pour résister aux ennemis, il fit une honorable capitulation , conformément aux ordres du Prince, qui l'avoit loué par une de ses lettres de ce qu'il avoit refusé la porte du château à ceux qui la lui avoient demandée; qu'à l'avenir il en userok de même jusqu'à ce que des troupes parussent, contre lesquelles n'étant pas en état de se défendre, il seroit obligé de capituler aux meilleures conditions qu'il pourroit obtenir, mais surtout qu'il eût à se souvenir de n'avouer jamais qu'il se rendoit aux ordres du Roi très-chrétien, mais seulement à la force de ses armes.

La persuasion tout le monde étoil de ma fidélité et de mon zèle au service du Prince mon maître, et qu'on savoit que ce u'étoit qu'avec re- gret que je voyois la désolation de son État, fit

HE .1. T. 1>K «.H.VMBRL'N. 40

que bien des gens me rendirent de mauvais ofiices pris de M. le comte de (iriguan. Ils lui disoient incessamment que c'étoit moi qui einpèchois pat- ines conseils le commandant de se rendre, que je serois la cause que toute cette noblesse péiïroit devant cette bicoque ; de sorte qu'on mit en dé- libération si l'on devoit m' arrêter. Plusieurs per- mîmes qui se faisoient de mes amis me conseil - loient de me retirer hors de l'Etat pour ne m'y trouver pas à la venue de M. le comte de Gri- gnan; ils m'en faisoient presser par mes parents et par les personnes pour lesquelles j'avois le plus de déférence.

Niais quoi qu'ils pussent dire et faire, ils ne purent jamais m'obligera nf éloigner; au con- traire, je leur disois que, sans mes incommodités, je m'enfermerois dans le château aveclecomman- dant, et qu'on ne s'en rendroit maître qu'en ren- versant les murailles sur nos tètes. Je suis tout persuadé que la constance que je fis paroître en cette rencontre m'attira l'estime de M. le comte de Grignan. Il est honnête et généreux, et je m'i- îiii- m»' (pie, bien loin de blâmer ma conduite, il m'en Louoit dans son âme, puisqu'il n'y a rien de plus naturel à un sujet que de porter avec zèle les intérêts de son souverain.

M. de Berkeoffer ne fut pas plus tôt sorti, qu'on commença d'enlever les munitions et armes qui

46 LES LAlt.MKS

étoient dans le château, après quoi il l'ut ra^é jus- qu'aux fondcmens, et le puits, qui étoit une des rares merveilles de l'Europe , entièrement comblé. On voulut obliger les liabitans à faire cette démolition ; ils le refusèrent constamment, quelques menaces qu'on leur sût faire. On fut obligé d'y employer les Contadins, qui n'enle- voient aucune pierre dont la grosseur fût consi- dérable, que ce ne fût ou ma tête, ou mes bras, ou mes jambes; car à tout moment on les entendoit crier : «Voilà la tête de Chambrun ! voilà le corps de ce diable de Ministre ! voilà son bras, voilà sa jambe! » Ils ne se contentèrent pas seulement de me rouer ainsi par leurs paroles, ils me brûlèrent au lieu de Sairrignan en effigie avec Calvin et Bèze, nous faisant sauter par une mine, en quoi ces misérables me firent plus d'honneur que de mal en m'associant avec des personnes d'un mé- rite si extraordinaire.

DE J. P. DE CHAMBR1 N. 17

III

IVmlant cet intt rrègne, il n'y eut sorte de malice qu'on ûe nul en usage contre nous. LesConladins qui avbieiit démoli le château, avant que de se re- tirer, s'avisèrent d'arborer deux croix de bois qui avoient servi à tout autre usage dans les magasins du château : ils en posèrent une sur un des bast 'unis démolis qu'on appeloit le bastion Rouge, faisant face vers l'Orient, et l'autre sur le bastion qu'on appeloit du Rhône, qui lournoit du coté de l'Occi- dent. Ce furent deux pierres d'attente pour nous faire bien des affaires.

Quelque temps après on les mit à bas. On ac- cusa des personnes de considération d'être les au- teurs de ce prétendu sacrilège, et enfin la Provi- dence, qui conduit tout sagement, fit que la m.i- lice fut découverte, et qu'il fut clairement avéré que le curé nommé Oihagi, homme de très- mauvais exemple, malicieux, et sur le tout fort ignorant, avoit suborné de jeunes enfants pour accuser ces personnes de qualité, ce qui fut cause que tout ce grand bruit fut ealmé dans le mo- ment.

48 LES LARMES

Cela n'empêcha pas pourtant que ce curé ne poussât plus avant sa malice : il employa la pi urne du sieur Aimard , avocat au Parlement , pour dresser une requête au Roi très-chrétien, pleine de mille impostures, qui aboutissoit uniquement à nous rendre odieux et à nous enlever les deniers qu'on appeloit de la perécation1, qui étoient em- ployés à l'entretien des Pasteurs, des Professeurs et Régents du collège. J'ai passé cette requête par mes mains ; la copie est au pouvoir d'un de mes amis; peut-être pourra-t-elle être donnée un jour au public pour lui faire connoître de quel carac- tère sont les ecclésiastiques de cette nature. Pour ce coup cette requête ne fut pas répondue : la po- litique ne le demandoit pas ; il falloit attendre un temps plus favorable. Cela pourtant n'arrêta pas l'humeur remuante de ce curé : il envoya une autre requête à M. le comte d'Auvergne, qui jouis- soit de la Principauté par droit de représaille, ten- dante à ce qu'il fit rendre aux Catholiques Romains l'Église de Saint-Martin, dont mon troupeau jouis- soi t en vertu des édits de ses Princes . Mais M . le com t e d'Auvergne, qui est un Prince sage et modéré, ne voulut rien innover dans la Principauté, après

1 Je n'ai pu découvrir nulle part le sens exact île cette expres- sion. La péréquation dont parle Diderot dans son Encyclopédie était d'une tout autre nature que celle à laquelle M. tle Cham-

hrun l'ait allusion.

DE J. P. DE CHAMBRUN. 49

avoir vu les édits de nos Princes, que je lui fis tenir par le moyen de son intendant.

Je n'étois pas si mal informé de tout ce qui se passoil à Orange, que je ne visse comme à l'œil, que j'avois toujours ouvert pour le bien de mon trou- peau, que ce curé n'agissoit pas par lui-même; M. Jean-Jacques d'Obeille, abbé et comte de Mont- fort', étoit déjà arrivé à Orange pour remplir l'épis- copat. Ses manières insinuantes, et les discours qu'il affectoit de tenir de vouloir vivre en paix, persuadoient le monde que ses intentions étoient très-droites à cet égard, et qu'on étoit heureux en ce contre-temps qu'il y eût à Orange un Évêque qui n'aimoit pas la brouillerie. Pour moi, qui ne me voulois pas laisser surprendre à ces belles ap- parences, je découvris bientôt que le curé n'agis- soit que par ses ordres. L'événement n'a que trop justifié que je ne m'étois pas trompé dans ma conjecture. Comme cet Évêque a beaucoup d'es- prit, il ii" vouloit passe commettre, voyant que la paii étoit sur le point d'être conclue, appréhendant

1 « Joh. Jac. tPObeUh, ex illnstri ;ipud Boios familia, abbas it cornes Sancti Jacobi de Monte-Forti diœcesis Macloviensis, et doctor Sorbonicus, anno œtatis sus 27. Nominatur Episcopus 1<;74. Consecratiir l'ariMis apud Cœleatinos, mense nov. anni l<;77. I'n>«cssii)iit'ni per procuratorem obtinuit 18 dec. 1 G 7 7 et per BemetipBum n apr. ic:s... tiactenus superstea. » (Gall. Christ., Il 15, 1. 1, p. 78C.)

s*

50

LES. LARMES

que S. A. rentrant dans ses droits, il n'eût sujet de se repentir d'avoir voulu innover au préjudice de ses édits.

En effet, la paix de Nimègue ayant été conclue, la Principauté fut remise à son légitime possesseur, conformément à l'article exprès qui avoit été fait. 11 y eut à Orange de grandes réjouissances, dans la pensée l'on étoit qu'on jouiroit de quelque repos après tant de vexations et de troubles; mais l'esprit du Papisme, qui ne se plaît qu'à exci- ter des troubles, et qui n'aime point le vent coi et subtil Dieu se rencontre, replongea bientôt mon Église dans de mauvaises affaires.

Cette fête agréable que l'on y célébroit pour so- lenniser la conclusion de la paix fît mal au cœur aux Romains. L'Évèque fut le premier qui fit pa- roître son cbagrin. Les bourgeois, tant (Tune que d'autre religion, alloient en foule clans son palais épiscopal pour lui faire bonneur par le feu de leur mousqueterie ; il s'en fàclia comme si on lui eût fait un affront, et dit hautement qu'on n'alloit chez lui que pour s'en moquer. Ce fut apparemment îà que se fit le complot d'abattre les deux croix, dont j'ai parlé ci-devant, pour en accuser ceux de la Religion, et leur susciter par ce moyen de gn affaires. Lesdits bourgeois avoient demeuré trois jours entiers sous les armes, savoir : le dimanche, le lundi et le mardi. La fatigue de ces trois jour-

ûmrifcFf

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l>K .1. i\ DE CI1AMBRUN.

:il

nées les avoil jetés dans un profond sommeil; mais pendant qu'ils dormoienl à leur aise, on travail- lent à 1rs perdre, car un ermite s'étant vanté en pleine place que celte joie ne dureroit guère, la nuit du mardi au mercredi il alla abattre les deux croix, accompagné de deux garnemens qui l'ai- dèrent à exécuter son entreprise.

C'est une chose surprenante que les Papistes aient tant de vénération pour la croix, et que ce- pendant ils la profanent pour en imposer une bien dure à ceux qu'ils veulent persécuter. Il n'y arien de saint ni de sacré pour eux, pourvu qu'ils s'en puissent servir à leurs funestes desseins. L'impiété, rilége et la profanation sont comptés pour rien chez eux moyennant que ces crimes énormes puissent contribuer à susciter des affaires ou à perdre ceux qu'ils appellent hérétiques.

Cela parut en l'histoire que je récite : caiTÉvèque, qui sans doute étoit bien informé de la vérité du l'ait, monta tout furieux sur les bastions ces croix avoient été arborées pour pouvoir dire el écrire : < J'ai vu, » et en descendit encore plus fu- rieux, faisant de grandes menaces. Il en écrivit en Gourde France avec une plume trempée dans le fiel, exagérant cette affaire comme s'il se fût agi dp bouleversement entier de la Religion Romaine.

<j pendant on observera que lesdites croix n'a- voient été plantées que par des. manœuvres sans

50 LES. LARMES

que S. A. rentrant dans ses droits, il n'eût sujet de se repentir d'avoir voulu innover au préjudice de ses édits.

En effet, la paix de Nimègue ayant été conclue, la Principauté fut remise à son légitime possesseur, conformément à l'article exprès qui avoit été fait. Il y eut à Orange de grandes réjouissances, dans la pensée l'on étoit qu'on jouiroit de quelque repos après tant de vexations et de troubles; mais l'esprit du Papisme, qui ne se plaît qu'à exci- ter des troubles, et qui n'aime point le vent coi et subtil Dieu se rencontre, replongea bientôt mon Eglise dans de mauvaises affaires.

Cette fête agréable que l'on y célébroit pour so- lenniser la conclusion de la paix fit mal au cœur aux Romains. L'Évèquc fut le premier qui fît pà- roître son chagrin. Les bourgeois, tant d'une que d'autre religion, alloient en foule dans son palais épiscopal pour lui faire honneur par le feu de leur mousqueterie ; il s'en fâcha comme si on lui eût fait un affront, et dit hautement qu'on n'alloit chez lui que pour s'en moquer. Ce fut apparemment que se fit le complot d'abattre les deux croix, dont j'ai parlé ci-devant, pour en accuser ceux de la Religion, et leur susciter par ce moyeu de gr< affaires. Lesdits bourgeois avoient demeuré trois jours entiers sous les armes, savoir : le dimanche, le lundi et le mardi. La fatigue de ces trois jour-

DE .1. p. p| i.IIVMISIU N. 'il

nées les avoit jetés dans un profond sommeil; mais pendant qu'ils dormoient à leur aise, on travail- lent à les perdre, car un ermite s'étanl yanté en oléine place que eclte joie ne dureroit guère, la nuit du mardi au mercredi il alla abattre les deux croix, accompagné de deux garnemens qui l'ai- dèrenl à exécuter son entreprise.

C'est uni' chose surprenante que les Papistes aient tant de vénération pour la croix, et que ce- pendant ils la profanent pour en imposer une bien iluiv à ceux qu'ils veulent persécuter. Il n'y arien de saint ni de sacré pour eux, pourvu qu'ils s'en puissent servir à leurs funestes desseins. L'impiété, le sacrilège et la profanation sont comptés pour rien chez eux moyennant que ces crimes énormes puissent contribuer à susciter des affaires ou à perdre ceux qu'ils appellent hérétiques.

CelaparutenriiistoirequejeréciteicarrKvèque, qui sans doute étoit bien informé de la vérité du fait, monta tout furieux sur les bastions ces crois avoient été arborées pour pouvoir dire et écrire : < J'ai vu, » et en descendit encore plus fu- rieux, faisant de grandes menaces. Il en écrivit «ai Cour de France avec une plume trempée dans le fiel, exagérant cette affaire comme s'il se fût agi du bouleversement entier de la Religion Romaine.

Cependanl «ai observera que lesdites croix n'a- voienl été plantées que par des manœuvres sans

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l'aveu d'aucune autorité publique, et qu'elles n'a- voient point été bénites, de sorte qu'on les pou- voit regarder comme un objet tout à t'ait indifférent . Mais cela n'empêcha pas qu'on ne mît tout en usage pour faire passer cette affaire comme le plus grand sacrilège qui fût jamais arrivé. Il y eut de grandes informations; le Parlement, au lieu de faire une enquête exacte pour découvrir les auteurs de ces brisemens de croix, comme il le pouvoit faire faci- lement par les indices que je lui en donnai, se con- tenta de donner un arrêt de bannissement contre le nommé Jean Poudrier, quoiqu'il n'y eût contre lui aucune preuve; et le nommé Tevenon, Papiste qui avoit aidé l'ermite à abattre les croix, et trouvé munidesfers qui soutenoient les bras desdites croix, qui avoit même pris la fuite lorsqu'il avoit été cité devant un commissaire du Parlement, fut laissé en repos sans qu'on fît contre lui aucune poursuite. Cet arrêt n'apaisa pas la fureur de l'Évêque : il ne cessa d'écrire en Cour de France jusqu'à ce que M. de Rouillet, intendant en Provence, lui eût en- voyé l'ordre qu'il avoit reçu de la Cour de s'avan- cer avec des troupes pour châtier l'attentat qui avoit été commis à Orange. Quelques semaines après, le secrétaire dudit intendant y arriva avec ordre de faire relever lesdites croix, et d'en arborer une nouvelle à la place du cirque; et, au cas qu'on refusât d'obéir, de faire avancer un régiment de

DE .). P. DE CHÀMBRUN. 53

dragons qui étoit en Provence, pourfaire exécuter avec force la volonté de la Cour. On voulut même ijne les consuls de la Religion assistassent à cette cérémonie en chaperon, à quoi je m'opposai de toutes mes forces, remontrant tant auxdits consuls qu'à tous les autres, qu'il valoit mieux périr mille fois_que de permettre que nos consuls assistassent à une semblable cérémonie. Toutes mes exhorta- tions et mes prières furent inutiles; mes larmes et mes soupirs ne purent arrêter le coup; la lâcheté l'emporta par dessus le devoir, et les timides, non contents de mépriser mon conseil, disoient haute- ment que je voulois perdre la ville.

M. de Riomal, qui étoit pour lors à Orange en qualité d'envoyé de S. A., s'y opposa fortement: mais comme il n'avoit pas la force en main pour se faire obéir, il sortit de la ville pour ne s'y trouver pas en un jour si triste et si fâcheux comme fut celui du relèvement des croix.

On n'oublia rien pour rendre cette cérémonie pompeuse; on envoia chercher la musique d'Avi- gnon; non-seulement tout le diocèse y accourut, mais "ii \ vint de bien loin en procession pourso- lenniser cette fête. Od vil La ville toute remplir de Pénitents de toutes couleurs, et tout ce grand monde monta étoit autrefois le château, et les crois furent bénites par l'Évêque, revêtu de tous ses habit- pontificaux. On descendit par le chemin

54 LES .LARMES

qui aboutit à ma maison; la musique y fit une longue station, et l'Evèque avec le secrétaire sus- nommé disoieut par une piquante raillerie : « M, de Chambrun n'a pas de quoi se plaindre, nous l'avons bien régalé. » De ils passèrent à la place du cir- que, où ils arborèrent une nouvelle croix avec les mêmes cérémonies.

Pendant ces tristes heures j'étois avec mes chers collègues qui étoient venus à ma maison pour se consoler avec moi. J'étois dans mon lit accablé des douleurs de la goutte et d'une affliction inconce- vable de ce que Dieu me faisoit voir en mes jours.

Au même temps que la cérémonie fut achevée, le premier consul nous vint trouver, et, le visage tout couvert de larmes, il se jeta par terre, nous conjurant de prier Dieu pour lui. Dieu sait les larmes que nous répandîmes ensemble. Je lui re- montrai qu'il eût bien mieux fait d'obéir à Dieu qu'aux hommes, que s'il eût suivi notre conseil, il ne seroit pas dans le désespoir il se trouvoit, et qu'il auroit bien fait de faire un bon usage de la parole de saint Paul : Obéissez à vos conducteurs, car ils veillent pour vous1. Après cette exhortation je fis la prière, dont le cours fut souvent inter- rompu par mes sanglots, par mes soupirs et par mes larmes.

1 Ce passage se trouve dans PEpitre aux Hébreux, X11I, 17.

DE J. p. PB riI.VMltlil V .'i.'i

Voilà comme le commençemenl de la j-aix de Niinègye fin maintenu et exécuté à Orange. Je ne prévis que trop que, puisqu'on la violoit en sa naissance, les suites ue seroienl pas moins funestes. La suite fera voir que la paix a été une continuelle guerre à l'égaré de la Principauté. D'en découvrir ici le mystère, cela n'est ni de ma profession ni de paon sujet : j'en laisse faire les réflexions aux po- litiques.

J'ai dit que la paix de Ximègue avoit été le com- mencement île la guerre contre la Principauté d'< )- range, Ce que j'ai à dire dans la suite en est une preuve incontestable. L'abattement de la citadelle avoit laissé la ville ouverte du côté du midi. Cette Ouverture dopnoit un passage libre aux garne- mens du voisinage pour y exercer mille voleries. li \ en eut deux qui furent surpris et exécutés à mort. Ces excès qu'on commettoit presque toutes les nuits obligèrent les consuls de s'adresser par mi' requête a S. A. 11., tendante à ce qu'il lui plût (l'ordonner que la ville fût fermée de ce côté-là, Le Prince leur demanda un plan de ce qu'ils avoien! intention de faire, On le lui envoya, ''t il en fit tirer un sur celui qui lui avoit été i uvoyé, et, en jeur permettant de fermer la ville, il leur com- manda très-expressémeni que la muraille fui à la hauteur des autres.

«•h commença cet ouvrage avec beaucoup d'em-

56 LES LARMES

pressement : mais à peine en eut-on bâti quelques toises, que l'avis en étant porté en Cour de France, le Marquis de Montanègues1, lieutenant-général en la province du Languedoc, eut ordre de se transporter secrètement sur les lieux et d'en faire son rapport. Il fut reconnu visitant cet ouvrage, de quoi je fus incontinent averti; et, après l'avoir bien examiné, il entra dans la ville, sans faire semblant à personne du sujet qui l'avoit amené. 11 me fit l'honneur de me venir visiter, et m'entre- tint de tout autre chose. J'allai à Courtheson, ville de la Principauté il s'était retiré, faisant sem- blant de lui aller rendre sa visite. Je le tournai de bien des côtés pour tâcher de tirer quelques éclair- cissemens sur mes doutes : il fut toujours sur ses gardes, et il me fut du tout impossible de décou- vrir le sujet qui l'avoit amené à Orange.

Cependant je me doutai bien que son voyage étoit mystérieux; ce que nous ne tardâmes pas d'apprendre, car six semaines après, au mois de décembre 1682, il revint, avec ordre de la Cour de faire cesser cet ouvrage. Les consuls eurent de la peine à s'y résoudre, et lui représentèrent que c étoit par ordre de leur Prince qu'on se fermoit contre les voleurs, qui avoient fait mille ravages dans la ville. Cela ne le satisfit pas; il vouloit

1 Cf. Nap Peyrat, Hist. des Pasteurs du désert. Paris, 1842, I, 14 i sqq.

DE J. P. DE CHAMBRUN. 57

qu'on Un promît absolument qu'on ne poursuivrait plus ce travail. Mais les consuls prirent ce tem- pérament, qu'ils en écriroient au Prince pour faire savoir sa volonté, et qu'ils feroient cesser l'ouvrage jusques à ce qu'ils eussent reçu ses ordres. L'af- faire demeura en cet état jusques au mois de juin suivant, auquel temps un ingénieur fut envoyé pour tirer le plan de ce qui avoit été fait et de ce qui restoit à faire. Quoique ce nouvel ouvrage ne dût donner aucun ombrage à personne, et qu'on sût très-bien qu'on ne le poursuivoit pas, on vou- lut pourtant en faire une affaire d'éclat. C'est pour cela que ledit Marquis revint à Orange le 20 juillet suivant, pour ordonner aux consuls de démolir ce qui avoit été nouvellement bâti. Le conseil de ville fut assemblé tout le jour pour ré- soudre sur cette demande; et, après l'avoir mûre- ment examinée, on députa audit Marquis pour lui faire savoir que, cet ouvrage ayant été fait par l'ordre du Prince, ils n'oseroient y toucher sans se rendre criminels et rebelles à sa volonté; que c'étoit à lui >eul de leur faire ce commandement, sans quoi il- n'oseroient jamais mettre par terre ce qui avoit déjà été fait. M. d< Montanègues se retira le lendemain matin sain pouvoir tirer autre parole desdits consuls : maisi revintbientôt avec une li"ime escorte.

LES LARMES

IV

Ce fut le 14 août 1682 qu'il entra dans < (range, précédé de ses gardes, à la tète du régiment de la Lande, 1'épéeàlamain, comme s'ils fussent entrés dans une ville de conquête. Ils logèrent partout à discrétion, et, pendant toute la nuit, on n'enten- doit dans les maisons que des gémissemens pi- toyables, des coups de bâton que les dragons déchargeaient sur leurs hôtes, qui étoient obligés de sortir de leurs maisons et de courir les rues pour aller chercher de quoi satisfaire ces hôtes inhumains.

Le jour ne fut pas plus tôt venu, que les dragons se mirent en campagne, entrant dans les maisons l'épée à la main pour piller et rançonner leshabi- tans. La fureur étoit si grande que peu s'en fallut que l'Ëvèque ne fût couché par terre, en défen- dant son curé qui étoit insulté par une troupe de dragons.

La faveur de M. de Montanègues m'exempta du logement. Je lui avois rendu un petit service par les soins que j'avois pris à terminer un procès fâ- cheux et de conséquence qu'il avoit pendant par

DE I. P. I>E CII.VMimiV 59

devâflt le Parlement d'Orange. Mes" chers collè- gues ue furent pas si heureux, et particulièrement M. Gondrand1, qui fut furieusement tourmenté par quatre dragons. On avoit beau se plaindre de ces excès et de ces violences, le mot étoit donilé pour û'en rien rabattre; jusqUes-là que M. de Btîon- tanègues s'alla cacher dans le couvent des Capu- cins, pmir qu'on ne le pût aborder pour l'informer de tout ce qui se passoit. Enfin, après avoir exercé toute sorte d'inhumanités, et fait des extorsions qui montoient plus haut de dix mille livres, les con- suls furent obligés de faire un traité à quarante sols par place et les ustensiles qu'on fît monter assez haut pour fournir à la nourriture des dra- gons. Ce qu'il y eut de plus injuste encore fut qu'ayant traité pour quatre cent cinquante places, on les fit monter à plus de douze cents, de sorte que, pour dix-huit jours de logement, ces hon- nêtea gens emportèrent plus de cinquante mille livres.

i Mi se seroit consolé de cette perte et de tout le mauvais traitement qu'on avoit reçu, si les choses en eussent demeuré : mais le lendemain, 15 du même mois, on apprit des choses bien plus fâ- cheuses. Ce lut L'ordre que ML de Muntaili exhiba aux consuls, pat Lequel le Roi son maître

1 N . ptélacé.

00 LES. LARMES

ordonnoit aux liabitans de la Principauté de ra- ser les murailles d'Orange, faute de quoi elles se- roient rasées à leurs dépens, et que les gens de guerre y demeùreroient jusques à l'entière exécu- tion dudit ordre. Orange fut en ce jour un cime- tière de personnes vivantes; ses liabitans avoient des visages de gens déterrés; on ne voyoit que des larmes; on n'entendoit que des soupirs; et, tout accablé que j'étois dans mon lit par une chute qui m'avoit brisé tout le corps et par les douleurs de la goutte, je tàchois de consoler mon pauvre troupeau qui venoit en foule dans ma maison pour mêler ses larmes avec les miennes. Dans l'extré- mité où les choses étoient réduites, les liabitans prirent le parti de démolir eux-mêmes les mu- railles. Ils prévoyoient qu'en ne le faisant pas on iroit lentement en besogne; et qu'ainsi ils seroient accablés par un long logement de gens de guerre, et par les frais qu'il faudroit faire pour payer les pionniers qui seroient employés à cette démo- lition.

Comme ce samedi 14 d'août avoit été extrême- ment terrible par les inhumanités que les dragons avoient exercées, il y eut des gens assez lâches pour insinuer qu'il seroit dangereux d'ouvrir le lendemain nos temples pour l'exercice public. Je m'émus extrêmement à l'ouïe d'une semblable proposition, et tins ferme à conclure qu'il falloit

ttE J. P. DE CHAMBRUN. <>l

Paire nos exercices comme à l'ordinaire, quoiqu'il en pûl arriver.

M. de Bergairolles étoit près moi lorsqu'on me lit cette proposition; il donna dans mon sens avec beaucoup de zèle, et se chargea d'aller chez M. de Montanègues pour lui représenter les appréhen- sions où l'on étoit d'être insultés dans nos assem- blées par les dragons, à quoi il pourvut par un corps de garde qu'il fit mettre à la porte de nos temples.

Deux jours avant l'arrivée de ces anges destruc- teurs, M. Moran, intendant de la province de Pro- vence, étoit venu à l 'range, pour exécuter un arrêt du conseil d'État du Roi son maître, du 17 juil- let 1682, par lequel il étoit ordonné que tous les écoliers françois qui étoient au collège eussent à s'en retirer sans aucun délai, avec défense aux consuls de les y recevoir, et que les autres Fran- çois qui s'étoient habitués dans la Principauté fussent (liasses par les consuls, des communautés, faute de quoi tout commerce étoit interdit avec les sujets du Prince.

Ce fut un triste spectacle de voir ces pauvres écoliers errans dans la campagne, pour se retirer chez leurs parens, qui, les voyant arriver, crurent d'abord qu'on avoit tout saccagé à Orange. Cela n'empêcha pas que ledit arrêt ne lut publié et affi- ché dans toutes les provinces voisines, ou l'un mit

c

02 LES LARMES

des gardes sur toutes les avenues pour empêcher que les sujets du Prince n'entrassent et ne sortis- sent des provinces de France. Il ne venoit plus rien dans Orange pour pouvoir entretenir les trou- pes qui y étoient, et plus les habitans étaient dans l'impuissance de fournir à la gourmandise des officiers et au dégât des dragons, plus ils étoient maltraites par leurs hôtes qui leur demandoient ce qu'ils ne pouvoient pas avoir. Qu'on juge de l'extrémité se trouvoit cette malheureuse ville, dans ce fâcheux contretemps, et quel pouvoit être l'état des gens de bien en une si triste conjoncture ! Les murailles ne furent pas plus tôt abattues, qu'on commença à faire de nouvelles affaires à mon troupeau.

Au mois de décembre, même année, le même intendant revint à Orange pour y exécuter deux ordres terribles. En vertu du premier, il alla à l'abbaye de Saint-André de Ramières, accompagné d'un prévôt et de ses archers, pour enlever tous les documens de cette maison. Les pauvres reli- gieuses furent fort alarmées de cette visite. Elles fermèrent la porte de leur couvent, pour n'y lais- ser pas entrer ces nouveaux venus : mais, ètanl menacées qu'on se serviroit de la violence pour mettre bas leur porte, la crainte, qui est naturelle à ce sexe et aux personnes de ce caractère, les obli- gea à l'ouvrir sans attendre la violence. L'inten-

DE J. P. DE CHAMBRUN. 63

liant se saisit de tous leurs papiers; et, quelques remontrances qu'elles pussent faire pour se plain- dre du tort qu'on leur faisoit, tout cela fut inu- tile, aussi Lien que le droit quelles mirent en avant, de leur Prince légitime, qu'elles reconnois- soient pour leur jus-patron. Cette violence ne fut exercée que pour se rendre maître des titres qui justifient les droits de S. À. sur cette abbaye, el

is de très-bonne part qu'on n'y a trouvé qu'une lettre de Henri II, Roi de France, écrite à

eligieuses en un temps d'interrègne, sur la- quelle « » 1 1 veul fonder tous les droits du jus-pa- tronat que la Fiance prétend sur celte abbaye. Mai- tous les autres papiers qu'on tient aujour- d'hui fort cachés, justifient hautement les droits

de S. A.

Après cette exécution que l'intendant lit en cette abbaye, il retourna à Orange, où, le lende- main matin, il fit saisir par les archers sept ou huit personnes, sous prétexte qu'elles étoient re- lapses. On se saisit des sujets naturels du Prince qui avoient fait toute leur vie une constante pro- fession de la Religion. On les traduisit dans les prisons du Parlement d'Aix , où, api!.- avoir essuyé beaucoup d'inquiétudes et de souffrances, il y en eut qui changèrent de religion pour se mettre en liberté, el ceux qui demeurèrent fermes furent condamnés à faire amende honorable et à

5

s* m*

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64 LES LARMES

de grosses amendes , avec ordre de sortir inces- samment du royaume 'et de la Principauté d'O- range, à peine de la hart.

Ce procédé inouï épouvanta furieusement tout mon pauvre troupeau; il n'y avoit personne qui se crût assuré dans sa maison : chacun croyoit de voir à tout moment le prévôt à sa porte, et l'on ne revint de ses frayeurs que lorsqu'on eut ap- pris que M. Ileinsius se disposoit d'aller en Cour de France en qualité d'envoyé extraordinaire de L. H. P., qui avoient pris à cœur l'affaire du rase- ment des murailles. Mais chacun sait quel fut le succès de cet envoi. On soutint toujours à la Cour qu'on avoit droit défaire ce que l'on avoit fait; et quoique M. Ileinsius 'fit voir, plus clair que le jour, à M. le marquis de Croissy 2 que la démolition des murailles d'Orange étoit une infraction manifeste à la paix de Nimègue, et qu'il soutînt par des raisons invincibles l'indépendance de la Princi- pauté, il fut obligé de se retirer sans qu'il vît au-

1 Heinsius, grand pensionnaire de Hollande, que le prince d'Orange honora de la plus grande confiance, même quand il l'ut monté sur le trône d'Angleterre, fut envoyé par lui auprès de la couronne de France, pour les affaires de la Principauté d'Orange, après la paix de Nimègue. Cf. Saint-Simon , \\ III , 258 sqq. ; VI, 133.

2 Le marquis de Croissy, ministre et secrétaire d'État des af- faires étrangères, était frère de Colbcrt.V. Saint-Simon, I, 379.

DE J. P. DE BAMBRUN. 63

.mm. disposition à réparer le tort qui avoit été

fait.

Pétulant qu'on inquiétoit de cette manière les sujets de S. Al. , on travail! oit à Paris, avant l'ar- rivée de M. Heinsius, à trouver des moyens d'en- lever au légitime souverain et la propriété et la souveraineté de la Principauté. Pour cet effet, on obligea M. le prince de Condé, ce grand héros, en qualité d'administrateur des biens du duc de Lon- gueville, de présenter une requête au conseil du Roi, par laquelle il demandoit la Principauté sur les anciennes et mal fondées prétentions de cette maison. Le procureur du Roi se présenta au même temps pour demander la souveraineté au nom du Roi son maître. Le conseil ordonna que les par- tics seraient appelées par devant ledit conseil, et un huissier de la chaîne fut envoyé à Orange pour assigner S. A. en la personne de M. de Lubières, président au Parlement, à comparaître dans deux mois, et un huissier du Parlement d'Aix fit la même assignation pour l'abbé d'Orléans, duc de Longueville.

Je n'oublierai pas ici de remarquer l'inso- lence de ces huissiers qui, dans leurs exploits, ne donnoient autre titre à S. A. que celui de messire Guillaume, comte de Nassau, demeu- rant à Amsterdam en Hollande. Tout ceci arriva au mois de décembre 1681, et Dieu sait quelles

g.

66 LES I.A1LMES

alarmes ces assignations causèrent dans toute la Principauté.

S'il m etoit permis de raisonner dans cet ou- vrage en politique, je dirois que cette levée de boucliers ne se fit que pour trouver un prétexte qui pût fonder- l'abattement des murailles. Mes- sieurs les États- généraux avoient déjà nommé M. Heinsius en qualité d'envoyé extraordinaire en cour de France pour se plaindre de l'atteinte don- née à la paix de Nimègue. On savoit qu'il deyoijt bientôt se mettre en chemin ; de sorte qu'il fallojt se préparer à lui donner quelque réponse par la- quelle l'on pût éluder toutes ses plaintes. Et en effet, en vertu de cette assignation, le Roi tics- chrétien lui répondit qu'il avoit eu droit de faire ce qu'il avoit fait; à quoi M. Heinsius repartit avec respect, mais aussi avec force, que le Prince étoit maître absolu dans son État, et qu'on ne pouvoit avec justice abattre les murailles de la capitale de sa Principauté. Cette réponse vigoureuse surprit ceux qui étoient présens à l'audience, mais elle ne remédia pas à l'infraction qui avoit été faite, non plus que les fortes raisons que M. Heinsius mit en avant dans les conférences qu'il eut avec M. le marquis de Croissy, comme je l'ai remarqué ci-dessus. Au contraire, les choses allèrent tou- jours en empirant, comme on le verra par la suite.

DE .1. r. I>E CHAMBRl \. <>7

Quoique les Catholiques Romains dussent re- garder le rasemeat dos murailles comme un mal- heur public auquel ils étoient autant intéressés que ceux de la Religion, ils liront de ce malheur un sujet de leur joie, et recommencèrent à in- quiéter l'Église avec plus de fureur qu'aupara- vant. Le curé que j'ai dépeint ei-devant mit sur pied une compagnie de Pénitens noirs qu'on n'a- voit jamais vus dans Orange. Les officiers du Prince, qui virent que cette nouveauté ne pouvoit produire que de très-mauvais effets, s'opposèreni à cet établissement. Mais l'Évêque, qui feisoit agir sous main son curé, prit hautement son parti, et écrivit en Cour de France l'opposition que l'avo- cat et procureur général de S. A. avoit formée contre l'établissement de cette confrérie. On n'a pas pu apprendre positivement quelle fut la ré- ponse qu'il recul sur ce sujet; mais il est vrai- semblable qu'un lui répondit de poursuivre sa pointe, sans quoi il n'auroit sans doute pas osé exciter l'horrible tumulte qu'ils excitèrent au mois de juin de la même année, le dimanche après leur Fête-Dieu; car, dans ce jour, peu s'en fallut qu'on ne vît une horrible boucherie dans Orange.

Voici le sujet de ce tumulte •'

Cette confrérie de Pénitens faisoit une proces- sion sur les six heures du soir. Ceux qui sortirent les premiers de l'église cathédrale, du cùté d'une

68 LES LARMES

place, s'étoient munis de gros bâtons et de di- verses armes sous leur robe pour insulter ceux de la Religion. Dans cette vue, ils regardoient de tous côtés pour voir s'ils n'en apercevraient au- cun. Le Consistoire y avoit donné bon ordre, ayant fait exhorter à l'exercice du matin tout notre peuple à se tenir chez soi, pour ne donner occasion à ces séditieux d'exciter quelque tem- pête. Notre peuple fut dans une grande obéis- sance à cet égard. Mais ces gens, qui ne cher- choient qu'à mal faire sous l'habit de Pénitens, s'avisèrent de jeter des pierres dans les maisons de ceux de la Religion et sur le dez '.

L'ermite dont j'ai parlé ci-dessus, qui avoit abattu les croix, avec un petit bossu nommé De- laire, étoient les plus ardens en cet exercice de violence. Quoique nos gens fussent extrêmement harcelés, ils se continrent pourtant, souffrant ces insultes avec beaucoup de patience.

Comme ces séditieux ne trouvoient pas matière d'exécuter leur funeste dessein, ils virent quel- ques moissonneurs du Dauphiné , fort éloignés d'eux, qui traversoient quelque rue; ils quittèrent leurs rangs, se jetèrent sur eux avec beaucoup de violence, les rouèrent de coups de bâton; ils avoient beau crier qu'ils étoient Catholiques,

1 Faut-il lire « dais? » Les deux éditions, celle de 1088 et celle de 1739, portent « sur le dez. »

DE .1. P. DE I 11 LMBR1 N. 09

comme en effet ils L'étoient, tout cela ne put apai- ser leur rage : ils les traînèrent dans les boues, leur déchirèrent leurs habits, et, sans le secours de quelques Catholiques, ils les auroient percés de leurs épées, qu'ils leur tenoienl aux reins.

Ce tumulte arrêta tout court la marche de la procession. L'Ëvêque étoit dans l'église, à la suite de leur Saint-Sacrement; il ne savoit d'où ve- noil tout ce désordre, et, s'eu étant enquis à des personnes qui l'abordèrent, ils furent si mali- cieux que de lui dire que ceux de la Religion avoient attaqué les Pénitens, qu'on en étoit aux mains, et lui conseillèrent de se sauver prompte- ment dans son évêclié. Ce prélat prit l'alarme: il traversa l'église à grande hâte pour se retirer chez lui; mais, comme il sortoit du chœur, des hon- nêtes gens lui apprirent la vérité du fait, ce qui l'obligea à revenir sur ses pas.

Pendant que cela se passoit dans l'église, l'er- mite avec quelques-uns des Pénitens se détachè- rent de leurs confrères, et, courant par la ville, ils crioient hautement qu'on avoit tué l'Évèque et enlevé leur Saint-Sacrement. Cela même se pu- blioit à trente pas de lui ; de sorte que tous les Papistes, et particulièrement les paysans, cou- rurent à leurs maisons pour s'armer de faux, de haches, de fourches, de bouches à feu qu'ils pou- voienl trouver, pour faire main basse sur ceux do

70 LES LARMES

la Religion; ils étoient si fort transportés par la fureur, qu'ils ne voul oient entendre aucune rai- son : on leur disoit que ce qu'on publioit de la mort de l'Évêque étoit un faux bruit; ils n'en vouloient rien entendre, et, sans le courage et l'assistance de plusieurs de nos gentilshommes de la Religion, qui allèrent au-devant de ces em- portés pour les adoucir, Orange se scroit bientôt vu sanshabitans; car ceux de la Religion, voyant que les Papistes s'armoient pour les massacrer, coururent aussi aux armes.

Pendant ce bruit, j'étois seul dans ma maison ; j'y vis entrer une bonne femme qui me vint dire, fondant en larmes : « Hélas ! Monsieur, ètes-vous tout seul? on massacre votre troupeau à la place, et bientôt vous vous verrez la victime de la fureur des Pénitens. » J'ouïs au même temps un grand bruit dans la rue; je priai cette bonne femme de me chercher quelqu'un de mes domestiques, elle me dit qu'elle n'en trouvoit aucun; mais par bon-! heur un de mes voisins entra chez moi tout pâle et tout défait, qui me dit que tous nos gens cou- roient à la place pour secourir nos frères que l'on massacroit. Je le priai de courir après eux pour les exhorter de ma part à me venir parler; il en vint quelques-uns que je conjurai de courir après les autres pour les empêcher d'aller étoient les séditieux. Bientôt après ils revinrent tous chez moi,

DE J. P. CHAMBR1 v 71

et, déférant à mes exhortations, ils se retirèrent dans leur? maisons. M. de Bergairolles, qui est à présent à La Haye, s'emploia avec beaucoup de chaleur pour arrêter les plus échauffés, et par ce moyen tout ce grand tumulte fut apaisé, et les pro- jets des séditieux s'évanouirent. Je dressai une re- lation di1 tout ce qui s'étoit basse el l'cnvoiai à feu M. de Xuilycliem, qui me marqua en réponse que Dieu nous avoit sauvés miraculeusement, et qu'il te prioit de tout son cœur que je ne visse jamais de dimanches si terribles.

Le lendemain de ce terrible dimanche, le Parle- ment voulant procéder contre les auteurs de cette sédition a la requête de l'avocat et procureur gé- néral, rÉvêque s'y opposa tout ouvertement avec de grandes menaces. Tout faisoit peur à Orange : on voioit que la Cour de France donnoit créance à tout ce que ledit Évêque écrivoit, qu'il étoit ap- puyé de ce côté, et qu'il ne falloit qu'un prétexte de religion pour autoriser tout ce qu'on osoit en- treprendre.

I. Parlement jugea à propos de ne pousser pas plus avant l'information commencée. Mais S. A. étant aVertie de cet attentat qui avoit, failli à taire perdre la vie cases plus fidèles sujets, donna une déclaration par laquelle elle cassoit cette con- frérie, et chârgeoit les consuls de tenir la main à ce qu'elle ne parût poini en public. On ne man-

72 LES LABMES

qua pas de m'accuser d'avoir inspiré et minuté cette déclaration, et par conséquent d'avoir le cœur gros contre moi, voiant le bon effet que cette dé- claration avoit produit: car pendant plus d'une année lesdits Pénitens n'osèrent plus paroître en public, de peurtle s'attirer l'indignation du Prince. Mais cependant les Romains ne rabattirent rien de la passion qu'ils avoient à nous susciter des affaires, el comme ils me croioient l'auteur de cette décla- ration, ainsi que je l'ai déjà remarqué, ils clierchè- rentàme perdre, s'il leur eût été possible, dans une occasion assez délicate que je m'en vais ra- conter.

Chacun sait les mouvemens qui arrivèrent en Vivarais et en Dauphiné la même année, au sujet de la résolution qui avoit été prise de prêcher par tous les lieux interdits. J'avois été fort travaillé de la colique rénale au commencement de juillet. Les médecins me conseillèrent de me faire mettre dans une calèche, pour voir si ce mouvement pourroit m'apporter quelque soulagement. Le 8 du même mois, je fus me promener au lieu de Balthazar qui est sur le Rhône, et il y avoit quelques-uns de mes amis qui y prenoient les bains. J'y demeurai toute la journée, et, à mon retour, je me trouvai fort soulagé du mal qui me persécutoit. Je ne sais qui lit le récit de cette promenade; mais, deux jours après, je fus averti que ce Prélat, étant en

DK J. P. DE CHAMBHTJN. 73

bonne compagnie, ne parla que de me faire pendre avec M. de Beaufain ', sous prétexte quenousétions allés aux isles du Prince pour conférer a\ec. des dé- putés des Cévennes et du Vivarais.

Je tus surpris de smi dix nm-; je ne m'y serois jamais attendu, puisqu'il nie i'aisoit dire tous les jours qu'il étoit fort de mes amis. En ce temps-là il étoit brouillé avec M. de Beaufain, et, comme c'est un homme fort emporté dans ses passions, il poussa L'affaire sans s'informer plus avant pour faire périr M. de Beaufain, s'il eût pu, et moi avec lui. Pour cet effet, il écrivit en Cour de France sur cette prétendue conférence. L'affaire fut agitée dans le conseil, et si feu M. le maréchal, duc de Villeroi, à qui M. de Beaufain avoit l'honneur d'ap- partenir, n'eût fortement soutenu qu'il n'en falloit pas croire à la seule dénonciation de l'Évêque d'Orange, les avis l'emportoient à nous arrêter tous deux. Le conseil prit ce tempérament d'écrire à l'intendant de Provence de s'informer du fait. Il exécuta son ordre avec beaucoup d'exactitude, et, ayant vérifié que M. de Beaufain n'avoit point été de la promenade, et que d'ailleurs j'étois impotent, et par conséquent hors d'état de pouvoir passer

1 Une branche de la famille de Beaufain passa en Prusse aprèa la révocation de l'éd i d Nantes. V. l'Histoire de la no- blesse du comté Venaissin, etc.; Paris, 1750. IV, 19C-497. Cf. l'o. c. d Brman el Reclam, \ III, 163.

7

74 LES LARMES

dans lcsdites isles, et que même j'avois de bons té- moins que je n'y étois point passé, il écrivit la vé- rité du fait à la Cour. Cette affaire n'eut pas de suite plus fâcheuse que de brouiller plus avant M. de Beaufain avec l'Évêque, et de me faire écla- ter contre lui en de justes plaintes du peu de fon- dement qu'il y avoit en son amitié.

Cependant je ne disois pas tout ce que j'en pen- sois. Je souffrois ses emporternens avec beaucoup de patience pour le repos de mon troupeau. Je ne me proposois que de ménager son esprit, et ce fut dans cette vue qu'en ce temps-là je lui rendis uue visite pour le mettre dans la confusion de s'en être pris si légèrement à moi, afin que par ce moyen il ne nous fit pas de nouvelles affaires. Toute ma pe- tite politique fut inutile; car quoiqu'il m'eût fait, assurer par Saint-Clément, trésorier général de S. A., qu'il ne souliailoit que de vivre en paix, il ne demeura pas longtemps dans cette bonne dis- position.

.l'ai dit ci-dessus que le Curé avoit présenté une requête pour nous enlever les deniers de la peré- cation, qui servoient à l'entretien des Pasteurs, des Professeurs et des Régens du Collège, à la- quelle il ne fut rien répondu. Le temps étant de- venu plus mauvais pour nous et plus favorable aux Papistes, on en présenta une seconde en 1683. Elle fut suivie d'un Arrêt du Conseil, par lequel il

DE .1. !'• 1»K CHAMBRl \.

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étoil inhibé au trésorier qu'on appeloit de la peré- cation, de lever 1rs deniers, a peine (le désobéis- s^nce, avec injonction à M: le comte de (iriguan, lieutenant général en Provence, de prêter main [prte a l'exécutiop dudit Arrêt. Ce fut un rufleCQUp pour les Églises delà Principauté, quine savaient d'où tirer la subsistance tant des Pasteurs que des sseurs et Régéns du Collège. Mais S. A. H. en ayant été informée, elle y pourvut selon sa charité ordinaire.

Les mal heurs qui nous arrivoient venoient coup sur coup, comme les éclairs qui précèdent le ton- nerre et la foudre qui doit tout ravager. Nous pouvions dire comme saint Jean dans i'Apoca- lypse : « Un malheur est passé, en voici un sepond '. »

L'année suivante, nous vîmes paroître un autre Arrêt du Conseil du mois de juillet, et qui me fut signifié et à mes collègues au mois d'août suivant, lai yoici le prétexte. Il y avoit un jeune homme nommé Dumas Notaire, qui, pendant l'espace de d< u\ ans, -Ctoit fort occupé à la lecture de l'Écri- ture Sainte. 11 y avoit pris goût, et, dans le désir qu'il avoit de s'instruire plus avant, il venoit la nuit chez moi pour s'éclaircir de ses doutes, et pour recevoir de ma bouche de nouvelles instruG-

1 Apoc, '». 12. « t d niailuiir est passé, et voici venir cn-

'■"iv di ai malin urs après celui-ci. »

76 LES LARMES

tions. Enfin, pénétré et persuadé delà vérité, il se présenta au Consistoire, demandant d'être réuni à l'Église, et fit paroître beaucoup de lumière dans les motifs qu'il donna de son changement.

Le dimanche suivant, il fit son abjuration à la face de toute l'Église, qui en reçut une édification singulière. Ce jeune homme étoit d'une famille fort attachée à la superstition romaine, dont les pères étoient comptés dans nos annales parmi les massacreurs de l'horrible journée arrivée à Orange le 2 février de l'an 71 du siècle passé. Il comptoit dans sa parenté tous les plus riches et plus hono- rables bourgeois Catholiques Romains d'Orange. La conversion de leur parent les émut extrême- ment; ils furent en foule trouver l'Évèque pour le conjurer avec larmes d'emploier tous les moyens imaginables pour retirer leur parent de son éga- rement prétendu.

L'Évèque ne trouva pas de moyen plus efficace que de nous faire une grosse affaire en Cour de France, en supposant que nous avions reçu un relaps, sujet du Roi très-chrétien. Sa lettre fut bientôt suivie de l'Arrêt dont je viens de parler, par lequel il étoit inhibé aux Ministres d'Orange et aux Anciens de recevoir dans leur temple aucuns sujets relaps de S. M. , ni à travailler à pervertir les Catholiques pour leur faire embrasser L'hérésie sous les peines portées par les Déclarations, avec

DE J. P. DF. CHÀMBR1 N. 77

injonction au comte de Grignan de prêter main

forte à l'exécution dudit Arrêt.

Ce procédé inusité à l'égard de la Principauté d'orange, me lit faire diverses réflexions. Le titre d'hérésie, qu'on u'avoil vu dans aucune Déclara- tion ni dans aucun Arrêt, me fît conjecturer qu'on ne vouloit plus garder de mesure, et ce que l'onen- treprenoit de vouloir régler les affaires de Religion dans la Principauté, me lit bien comprendre qu'il n'y avoit plus rien à espérer, et que bientôt nous serions traités avec plus de rigueur que les sujets naturels.

Pour l'éclaircissement du sujet que je traite, il esl important que j'observe que, depuis la Réfor- mation, la France ne s'étoit jamais mêlée des af- faires de Religion à l'égard de la Principauté. Guillaume le Grand y avoit tout réglé par ses Dé- clarations et par ses Édits, ce qui avoit été confirmé par Philippe Guillaume, son fils, qui professoit la Religion Catholique Romaine. Jusques-làmême que bien loin que les Rois de France eussent fait la moindre démarche contre la liberté des Réformés, qu'au contraire on les a vus prendre la qualité d'intercesseurs en faveur des Catholiques Ro- main- près du Prince Guillaume dont j'ai déjà parlé.

Pour en donner un petit éclaircissement, il faut remarquer que, ce Prince voulant châtier i'horri-

7.

78 LES LARMES

ble attentat de ses sujets Papistes, qui avaient égorgé ceux de la Religion le jour du massacre don] j'ai déjà parlé, il chassa Jpus les Prêtres de son État comme coupables de cette horrible entre- prise. Pendant treize ans on n'y lit aucun service de la Religion Hômaine, quelques instances que les Papistes pussent faire à la Cour de Henri III. .Mais enfin ce Roi, pressé par tant d'importunilés, écri\ il trois lettres au Prince Guillaume, dont les deux premières sont datées de l'année 1578, et la troi- sième de 1583, dans lesquelles il dit très-expi ment au Prince : « Ne pensez pas, mon cousin, que vos sujets Catholiques se soient adressés à moi comme à leur souverain; ils m'ont prié d'intercéder près de vous, afin qu'il vous plaise de rétablir leur Religion dans votre Principauté, et c'est en qualité d'intercesseur que je vous écris. »

Voilà des actes bien authentiques qui prouvent plus clair que le jour que Henri III ne prétendoit rien à la souveraineté d'Orange, et que d'ailleurs les Rois de France ne prétendoient pas, comme on fait aujourd'hui, qu'on dût leur obéir en matière de Religion.

De cette observation je passe à une autre qui me paroît très-considérable : c'est que dans toutes les persécutions qui sont arrivées en France, la mal- heureuse Orange a toujours été le premier théâtre

DI I. P. hK nuMUiix. 7!»

dp la violence, h vous en exceptez seulement le massacre de .Mérindul el pie Cabrières'. Ceux qui sont tant soit peq versés en la Lecture fie l'histoire du siècle passé pe sauroient ignorer qu'avant la preipière prise des armes dans le Royaume, qui fut 1 an 62, Orange fut saccagée el brûlée quelques mois auparavant par François Serbelon el le Comte de Suze2. Il ne faut que lire le grand de Thou pour être informé des horribles cruautés qui y furent commises; on n'y épargna ni sexe ni âge, tout y fut consumé par les flammes, et la brutalité des Italiens de Serbelon alla jusqu'à cet excès que d'emmener les jeunes enfans en Italie, ad satian- dam nefandam libidinem, dit cet historien. Cette journée a paru si horrible à ce grand homme, qu'il n'a [m m' contenir d'en parler en divers endroits: mais surtout dans le poème qu'il a dédié à la pos- térité, et que j'ai illustré sous le nom de Mélanch-

1 (>n sait quel lut l'horrible s-jrt des Yaudois de la Provence. C'est i n loi.» que lut exécuté le barbare arrêt du parlement d'Aix contre ces malheureux, dont Louis XII avait dit : « Ce» gens-là sont meilleurs chrétiens que nous, d

* Fahrn < Serbelloni, d'oriuine italienne, fut pommé en 1560 gouverneur de L'État d'Avignon, par le pape Pie IV, et général année-, 11 soutint avec chaleur le parti des Catholiques contre ci ni rh - Protestants. Le comte de Suze, François de la Baume . . ila également , à différentes reprises, dans les guerres contre les Calvinistes. V. Murât. Cf. d'ailleurs la

80 LES LARMES

thon ' par mes notes imprimées à Amsterdam chez les Elzévirs, dans lequel il défend son histoire de toutes les calomnies que la mauvaise critique lui a imposées2. Voici l'endroit de ce poëme qui m'a paru toujours admirable, parce qu'il me semble entrer fort avant dans les intérêts de ma patrie désolée :

Scis, clives Avenio, quondam Quâ Serbelloni luerit mcrcede furorem Roma potens, quanlisquc laboribus atque periclis Constilerit sa?vas expertus Arausio flammas. Va?! nimium vestris vicinus Arausio terris s.

Le massacre de la Saint-Bar thélemi fut précédé par celui d'Orange d'environ dix-huit mois.

Lorsqu'on voulut ôter les places de sûreté à ceux de la Religion, environ l'an 20, ce qui fut cause de la guerre qu'on appelle du Duc de Hohan, on cor- rompit de Crousers pour l'empêcher de remettre le château à Maurice, qui venait de succéder à son frère Philippe Guillaume. Ce que ce Prince ayant appris, il dit, dans une furieuse colère, qu'il feroit

1 Champ-brun.

2 V. la préface.

3 Tkuani poëmatium, p. y, V.-248 sqq. Cf. la préface. « Tu

sais, riche Avignon, le prix dont la puissante Rome paya autre- fois les fureurs de Serbellon, et à combien de fatigues et de dangers, ravagée par les flammes, Orange a résisté. Hélas ! Orange est trop près de toi. »

DE .1. P. DE CHAMBRUN. Ol

poignarder Ledit de Crousers, quand même il se- roil entre Les bras de L'Empereur. Le Cardinal de Richelieu mit en usagela même politique, lorsqu'il eut formé Le dessein d'assiéger La Rochelle. Il vou- lu! s'assurer du gouverneur avant que de rien en- treprendre, il le caressa, il le gagna, et le perdit en même temps.

Quand on forma le dessein d'exécuter le plan du projet qui avoit été fait pour extirper du Royaume ceux de la Religion, on ne se donna point de repos qu'on n'eût renversé ces puissans bastions dont j'ai déjà parlé, sous le prétexte de prendre la tutelle du Prince. Dés lors on vit sortir les Déclarations, inquiéter les Ministres, mettre à bas les temples, et harceler tous les pauvres Protestans par mille all'aires qu'on leur suscitoit.

Lorsqu'on voulut pousser les affaires plus avant, on ne se contenta pas de cette démolition, on vou- lut encore raser jusqu'aux fondemens une maison sans défense, enlever les munitions de guerre, les armes et l'artillerie; et quand il fut question de frapper le dernier coup, les murailles furent mises par terre, et tout cela sans aucun fondement et sous de légers prétextes.

Voilà quel est le traitement qui a été fait à ma malheureuse patrie. Celte ville si célèbre par la grandeur de ses Princes n'est aujourd'hui qu'une triste masure, l'on ne saurait entrer >ins mar-

64

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d'Orangi l'ut mon de la co d'Orange 258 sqql

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83

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tes les Cours

82 LES LARGES

cher sur les ruines qui l'environnent de tous côtés. Elle est à présent un triste monument de la fureur cl de l'injustice. Je ne crois pas que les ruines de Troye et de Cartilage ayent été plus affreuses que celles dont je parle; puisque à les voir de loin vous diriez que c'est la demeure des hiboux et despr- frayes. Si la postérité s'enquiert jamais, comme elle ne manquera pas, de la cause de celte honible désolation, le récit que l'on en fera ne sera pas apparemment avantageux à la France. L'histoire n'oubliera pas de rapporter les vertus héroïques du Prince, qu'on a voulu maltraiter en ruinant sjbs États et en désolant ses sujets, et lorsqu'on ap- prendra que sa bonne foi, son courage, sa valeur et ses soins à maintenir la liberté de l'Europe ont été le seul motif qui ait porté la France à le persécuter, on dira sans doute que ce siècle a été bien malheureux et corrompu, puisque ce qui devoil faire l'admiration des plus grand-? de la terre a été l'objet de leur aversion et de leur haine.

Si ce grand Prince avoit voulu donner les mains à bouleverser le gouvernement de sapalrie, connue il y fut fortement sollicité, s'il eût voulu se ranger du parti de ceux qui souhaitoient de mettre à la chaîne toute l'Europe; en un mot, s'il eût voulu trahir sa patrie et manquer de foi à tous ses alliés, on lui auroit élevé un trône. Mais parce qu'il a

DE .1. 1'. feE Ul.VMliltl V S!!

plus aimé sa patrie que son intérêt, qu'il a préféré L'honneur aux avantages qu'en lui bffroit, et la li- berté de toute l'Europe au tronc même qu'on lui voiiloil élever; il faut que toutes ses grandes ac- tions soienl regardées avec dédain ci suivies de tous les mauvais traitemens qu'un Roi pourroit l'aire a un simple gentilhomme, son xassal.

Mais, quoiqu'on ait parlé dans toutes les Cours de l'Europe fort désavantagêusétilëôt de cette con- duite, on ne s'est guère mis en peine de s'y op- poser, de suite que je ne me puis empêcher de dire qu'il est honteux à toute l'Europe d'avoir souffert qu'un grand Prince ait exposé si généreusement sa vie pour sou lùen et pour son repos, et qu'elle ait abandonné ses intérêts avec tant de négligence. L'Angleterre étoil à maintenir ce Prince,

non-seulement parce qu'elle étoit garante de la paix de Nimègue, mais encore par la proximité du -ni. et de l'alliance. Car, de bonne foi, quel hon- neur est-ce à l'Angleterre qu'on enlève la souve- rainetéà un Prince qui a épousé l'héritière de trois âmes? Quand le mariage du PrineëGuillâùme, ''lui qui règne aujourd'hui, fut conclu avee Mane, fille aînée de Ghaflesî™ de glorieuse mémoire, ce l'en éntendoit-il de faire entrer sa fille dans une Maison qui ne fût pas souveraine1? C'est .-an.- doute dans la même vue que le Roi Charles II elle Roià présent glorieusement régnant ont donné

84

LES LAHMES

l'incomparable Princesse Marie à Guillaume Henri. Comment donc l'Angleterre peut-elle souffrir au- jourd'hui que la couronne souveraine soit enlevée à cette Princesse, fdle aînée de son Roi, et à ce Prince son neveu et son beau-fils? Apparemment qu'on cache à ce grand Roi toutes les violences qui ont été exercées et qu'on exerce encore dans la Principauté d'Orange, n'étant pas à présumer qu'un grand cœur comme le sien voulût souffrir qu'un traitement de cette nature fût fait à ses en- fans. Il y a même sujet de s'étonner comment est-ce que les Ministres d'Angleterre ne sont plus jaloux de la gloire de leur Roi. Ne devroient-ils pas lui représenter tout ce qui se passe à ce sujet, et lui faire comprendre en bons serviteurs qu'il y va en cette affaire de l'honneur de sa maison et de son autorité Royale, en qualité de garant de la paix de Nimègue? Qu'on pardonne ce petit mot à un sujet qui aime passionnément son Prince.

Pour moi, j'ai regardé ces désolations et ces ma- sures comme Jérémie regardoit autrefois les ruines de Jérusalem. J'ai dit plus d'une fois dans l'abatte- ment de mon esprit et au milieu de mes larmes : « Comment est-il avenu, etc. Vous tous, passans, regardez et voyez, etc. ' » En effet, seroit-il possible qu'un homme qui aime son Dieu, sa Religion,

1 Lament., i, 12.

DE J. P. DE CHÀMBRUN. 85

son Prince et son service pût voir avec des yeux secs autant de désolation que j'en ai vu dans la Principauté d'Orange? Jam seges est ubi Troja

fuit.

80 LES LâftMES

L'année 1085 sera une époque que les siècles à venir regarderont comme la plus triste et la plus funeste qui soit arrivée dans le monde.

C'est en cette triste année l'on a vu la ruine entière de nos temples en France et la dissipation universelle des troupeaux que Dieu y avoit a>- semblés. On voyoit ces mauvais jours s'avancer à grande hâte; mais on ne se seroit jamais ima- giné que la persécution eût été si horrible qu'elle a été, et que la fureur et la rage des gens de guerre leur fit dépouiller toute sorte d'humanité. La postérité aura de la peine à croire tout ce qui s'i >l passé; et quand il n'y auroit que ce qui regarde mon troupeau, je suis persuadé qu'on metlroit ce que j'en écrirai au nombre des fables, si mille écrivains qui parleront de nos désolations ne ren- doient un fidèle témoignage à tout ce que j'avan- cerai.

Ce fut aux fêtes de Pâques de la même année que nous commençâmes de voir la désolation des Ég 1 ises Réformées de France. Grand nombre d'exer- cices qui avoient été ôtés dans les provinces voi-

1>E .1. !'. DE CIIAM

87

sines attirèrent un grand peuple chez nous pour y faire leur dévotion. .Mrs collègues et moi tâ- châmes de consoler ces âmes affligées, et dans no6 prédications, et dans 1rs entretiens particuliers que nous avions avec elles, les exhortant à La par tience et à La persévérance.

lies ce temps-là on nous portoit de huiles parts des enfans pour les baptiser : c'étoit une chose pitoyable de voir des pères, et des raères porter, de quinze à vingf lieues , ces pauvres innocens, dont plusieurs mouroient en venant ou en s'en retournant- La Pentecôte nous attira un plus grand nombre de monde que n'en avoit fait la fête de Pâques, à des exercices qui avouent été nouvellement interdits au Languedoc, aiixCévennes, au Vivarais, in Dauphiné, et en Provence. La semaine de la préparation à cette fête solennelle, je fus surpris par une fièvre continue qui dura trente-huit jours, pendant lesquels j en demeurai neuf sans me connoître. Tout le monde jugepit que le ^emps de mon délogement étoil venu : mes médecins m'avoienl presque abandonné 5 et si je suis encore en \ie, je suis Lrès-persuadé que les prières ar- dentes de mon troupeau el de ce grand peuple quiétoient venus joindre leurs vœux aux outres m'arrachèrent d'entre les bras de La mprt. -le me sentois mourir avec un très-grand plaisir, pré-

88 LES LARMES

voyant tous les malheurs qui nous alloient acca- bler. Plût à Dieu que cette heure eut été ma der- nière, je n'aurois pas offensé mon Sauveur, comme j'ai fait, et j'aurois pu dire à tous les esprits bien- heureux :

Pura ad vos anima atquo hodiernœ nescia culpso Ascendam, magnorum haud unquam indignus avorum1.

A peine fus-je revenu de cette maladie, que je fus accablé par un autre accident qui m'arrivasnr la fin du mois d'août : ce fut la fracture de ma cuisse gauche, causée par l'imprudence de mes porteurs, qui me laissèrent choir d'entre leurs bras, et par une extorsion des nerfs qui m'avoit défiguré tout le genou.

Tout cela n'accommodoit pas un pauvre mal- heureux qui, depuis dix ans, étoit tout perclus de son corps par les douleurs de la goutte, sans qu'il lui fût possible de se remuer du lit ou d'une chaise qu'à l'aide de deux personnes qui me portoient et me portent encore entre leurs bras.

J'étois en ce triste état à la Cène de septembre, qui attira chez nous une foule incroyable de peuple pour communier. Tous les exercices du Vivarèts et de Provence avoient été supprimés ; il

1 « Ame pure et ignorante de la faute de ce jour, je monterai vers vous, sans avoir été jamais indigne de mes illustres aïeux. »

DE J. P. DK CHAMBRUN. 89

n'y en avoit que deux qui subsistassent dans le Dauphiné, et ceux du Languedoc et des Gévennes avoienl été si fort diminués depuis la Pentecôte, qu'il falloit que tous les dimanches on distribuât la Communion dans ces provinces. Nous fûmes contraints do donner La Communion dans nos deux temples en trois tables différentes. La foule étoil si grande, que la basse-cour de notre grand temple conteooit presque autant de peuple qu'il y en avoit dedans.

L'accablement j'étois par la fracture de ma cuisse m'empècba de me trouver à celte grande fête, ce bon peuple répandit bien des larmes. Mais si je ne les pouvois édifier en public, je là- chois de le faire en particulier dans les visites que ces bonnes âmes me rendoient enfouie. Je lesexhor- l"i~ à la patience et à la persévérance, et à porter avec un esprit chrétien la croix qu'il plaisoit au Sei^nnir (le leur impo-er. .le mélois mes larmes avec les leurs, et souhaitant de recevoir ma béué- diclion, je la leur donnois par mes prières.

•le [tassai quinze jours dans ce saint exercice pendant que mes chers collègues travailloienl a\ee beaucoup d'efficace à consoler ce pauvre peuple par leurs prédications. Mon accablement ('toit extrême : les douleurs horribles que la fracture de m i i •uis>e me causoient, jointes à mes insomnies continuelles , avoient si fort miné mon corps que

s.

90 ils LARMES

j'en dois tout exténué; mais il estGonstantquel'afr flictiou de mon e&pnt,' à la vue de taijt de per- sonnes désolées et à rouie de leurs sanglots et de leurs soupirs, augmcntoit plus mon mal que tout ce que je pouvois souffrir en mon corps*

Ce fut au même temps que nous apprîmes l'horrible persécution qu'on faisoit en Guienne et le traitement plus que barbare qu'on exerçoit à Montauban. Jusqu'alors nous n'en avions pas appris le petit mot; mais les nouvelles que nous en recevions à tout moment ne nous laissèrent aucun lieu d'en douter. La tempête ne pousse pas avec plus d'impétuosité les flots de la mer que le tourbillon de la persécution poussoit vers nous les flots qui nous ont engloutis.

En effet, nous vîmes que nous étions environ- nés de toutes parts de dragons qui étoient entrés dans le Daupbiné aussi bien que dans le Langue- doc, et ces mauvaises nouvelles ne nous furent que trop confirmées par dix ou douze mille âmes qui se réfugièrent dans la Principauté.

C'étoit assurément un triste spectacle de voir venir une si grande foule de monde de toute con- dition, de tout sexe et de tout âge, qui avoient la mort peinte sur leur visage, et qui ne nous enlre- lenoient que des horribles cruautés qu'on exer- çait dans leurs provinces.

On voyoit des femmes enceintes, prêtes à s'ac-

DE .1. ]'. DE illA.MHIUN. !»1

coucher, traînant leur misérable corps dans les -, i!r.- ['.un res veuves qui ^voient à leur suite cinq ou six petits enfans, des vieillards plus acca- blés par la crainte du mauvais traitement des dra- gons que par les incommodités de la vieillesse; enfin pn ne voyoit dans la Principauté que dr> objets de compassion qiu faisoient fendre les cceurs par leurs soupirs e| par leurs larmes.

Nous les reçûmes avec toute l'affection frater- nelle dont nous pouvions être capables, les con- solant par nus petits secours, et surtout par les excellentes prédications que mes chers collègues donnoiem avec un zèle infatigable.

De mon ente, je faisois ce qui m'étoit possible pour leur consolation. La chambre j'étois ne t presque ni jour ni nuit; je pleurojs, ,1 soupirois, jepriois avec eux; mais eniin je leur représentois qu'il n'y avoitpas beaucoup de sûreté pour eux dans I frange ; que, croyant d'y trouver un asile, je craignois fort qu'on ne leur tendît filets pour les surprendre tous à la fois. «Regardez, leur disois-je, les tristes masures qui environnent cette malheureuse vil]e; elles vous doivent donner de la frayeur, et vousfaire com- prendre qu'elles ne sont pas capables d'arrêter la fureur de vos persécuteurs. »

Cependant la retraite de ces bonnes gens à Orange alluma contre nous la fureur des coin-

92 LES LARMES

mandans qui étoient à Montélimart. MM. de la

Trousse, Saint-Ruth et Tessé1, firent contre nous de furieuses menaces : nous apprenions tous les jours qu'ils disoient, dans leurs maisons et par les rues, qu'ils viendroient nous brûler, piller et saccager. Dans cet esprit ils écrivirent à la Cour, et empoisonnèrent si fort toutes choses, que, contre toute apparence de vérité , ils mandèrent que soixante ministres qui y étoient réfugiés, prè- choient par les rues, qu'on y pari oit avec peu de respect de la personne du Roi, et que c'étoit dans la Principauté qu'on prétendoit de lever l'éten- dard de la rébellion. Quoique ces discours eussent peu d'apparence de vérité, ils ne laissèrent pas de faire de grandes impressions dans l'esprit du Conseil, du moins on prit ce prétexte pour nous accabler; mais la suite ne justifie que trop que

1 Le marquis de La Trousse était proche parent de madame de Sévigné. V. Peyrat, Pasteurs du désert , I , 161. Sur Saint- Ruth « qui ne respirait que sang et que carnage , » V. Peyrat, 1, 134 sqq. ; puis, dansto France protestante, l'article Claude Bkousson : il y est question du rôle joué par Saint-Ruth dans l'affaire de Bourdeauv, en 1G83, qui se termina par le supplice d'Isaac Homel, Is. Charnier, etc. , et à laquelle prit part M. de Cosnac, dont il sera question plus bas. Quant à M. le comte île Tessé, il en est souvent parlé dans les Mémoires de Saint- Simon qui le dit « fin, adroit, ingrat à merveille, fourbe et artificieux de même... homme à tout faire de Louvois. » III, 4i3. Cf. les vol. lia VII.

DE I. P. 1>K CHAMBR1 V 9',\

ce n'étoitpas la principale raison du mauvais traitement qu'on avoil dessein de qous faire. J'en ai touché quelque chose ci-devant; il n'est pas nécessaire que je m'en explique davantage : toute l'Europe le. voit et le sait.

Il est facile de juger que les menaces de ces commandans jettoient parmi nous et parmi ce peuple que nous avions recueilli une étrange consternation; dès lors le Consistoire s'assembla presque tous 1rs jours dans ma chambre, pour aviser des moyens qu'il y auroit à prendre pour garantir, s'il eût été possible, notre troupeau de la désolation que nous prévoyions presque iné- vitable.

Après beaucoup de consultations, il fut résolu d'envoyer un courrier à S. À. pour l'avertir de notre triste état : mais nous changeâmes de réso- lution à cause de l'éloignement, et nous nous con- tentâmes de lui faire un long narré de tout ce qui se passoit dans les lettres que nous prîmes la li- berté de lui envoyer par le courrier ordinaire. Nous écrivîmes aussi à M. de Starembourg, am- bassadeur de L. H. P. en Cour de France, et à M. le baron de Spanheim *, envoyé extraordinaire

1 Ézécbii I <li Spanheim fui longtemps au service de l'électeur palatin Charles- Louis. Kn 1G80, il alla en France en qualité d'envoyé extraordinaire île l'électeur de Brandebourg. En h;k.j, il se rendit en Angleterre pour y complimenter le roi Jacques

9i LES LABMES

de S. k. E. de Brandenbourg, pour les supplier

de veiller à notre conservation, et de détromper les Ministres des fausses impressions qu'on leur avoit données contre nous.

Nos affaires étoient pressantes; il ialh.it solli- citer ces Messieurs afin qu'il leur plût d'user de diligence, (l'est pourquoi nous écrivîmes en même temps à M. de Langes de Montmiral, qui se trou- voit à Paris, pour le prier de solliciter pour nous près de ces Messieurs. 11 s'acquitta avec beaucoup de zèle et de diligence de sa commission ; il parla lui-même àM. le marquis de Croisai, suivant L'avis de ces Messieurs dont j'ai déjà parlé, qui à leur tournèrent tous leurs efforts pour détourner l'orage qui nous menaçoit. Mais les Ministres gardoient le secret avec tant de circonspection à notre égard, que, lors même que les dragons étoient dans Orange, M. de Croissi dit à M. Spanheim qu'on n'avoit point parlé dans le Conseil du Roi de tou- cher à la Principauté d'Orange. M. Spanheim, qui avoit fort à cœur nos affaires, m'en écrivit par deux fois, et me disoit dans ses deux lettres, qu'il ne croyoit pas que l'orage fondît sur nous, que M. de Starembourg et lui fondoient leur opinion sur le

à l'occasion de son avènement au trône ; niais il ne tarda point à retourner eu France, il demeura jusqu'en 1689. H mourut à Londres, en 17 10. Cf. Moreri; Erman et Rectam, o. c. 1, 180-181 ; 111, 21 sqq.; Sainl-Simon, IX, 73.

DE J. P. I>R CHÀMBRl N. 95

discours nue M. de Croissi lui avoit tenu au sujet de nos affaires.

I - lettrée de ce grand homme me donnèrent quelque petite consolation. Je Les communiquai à mon Consistoire* afin de consoler notre pauvre peuple par la bonne opinion que ces Messieurs avoient de nos affaires. Mais notre joie et notre consolation fut bien courte.

La nuit du 1 1 octobre, on nous donna une chaude alarme; on publia que les dragons étoient

- de uns portes. Au même moment on n'en- tendit que des cris pitoyables et des burlemens par la ville. Tous les habttans, tant d'une qUé d'autre religion, commencèrent à débagager : on n'entendoitparles rues que le Bruit des charrettes,

- chariots 1 1 des chevaUx qui emportoienl les meubles qu'on transportoit dans le Comtat.

Quelque accablé que je fusse par mes douleurs, je priai sept ou huit de nos bourgeois de monter promptement à cheval pour s'en aller le plus avant qu'il leur seroit possible, afin de découvrir la mar- che des dragons. 11- firent beaucoup de diligence, ei vinrent me rapporter qu'ils û'âvoienl trouvé personne : ainsi |e conjecturai que nous avions pris l'alarme mal a propos. Ce qu'il y eut de plus triste en cette nuit l'ut l'extrême désolation des pauvres réfugiés : on lesvoyoit courir par les rues, de larmes, jettanl des gémissemens

90 LES LARMES

pitoyables. On voyoit les femmes tout échevelées traînant leurs enfans après elles, et tous en- semble sortant en foule des masures de la ville, se retirant la Providence les adressoit. Les bois furent remplis de ces pauvres malheureux; la montagne qu'on appelle du Prince, qui est un désert assez affreux, fut changée dans un moment en une ville bien peuplée les affligés se conso- loient les uns les autres.

De et des autres lieux ils s'étoient retirés chacun prit son parti pour retourner chez soi pour sortir du Royaume. Ce qui donna lieu à cette alarme fut une lettre qu'un gentilhomme m'é- crivit de Paris, par laquelle il me donnoit avis que je devois compter pour une chose assurée, qu'il avoit été résolu dans le Conseil du Roi d'envoyer des dragons à Orange pour se saisir de ceux qui y étoient réfugiés, et pour nous traiter comme le reste du Royaume.

Dans cette horrible confusion, le Parlement crut qu'il ne pouvoit mieux faire que de donner un Arrêt, par lequel il étoit ordonné à tous les étran- gers de sortir dans trois jours de la Principauté : car, comme on prenoit pour prétexte qu'Orange retirait les sujets rebelles du Roi de France, il sembloit que par ce moyen on préviendroit l'oc- casion dont on vouloit se servir pour nous mal- traiter.

DE J. P. DE CHAMBRUN. !>7

A\ani que cet Arrêt fût publié, un avertit le peu de monde qui \ étoit resté pour le prier de se retirer, afin que, par leur présence, ils n'attiras- sent pas sur nous une ruine inévitable. Qu'au fond ils voyoient bien qu'il n'y avoit parmi nous aucune sûreté pour eux, et qu'ainsi il valoit mieux qu'ils se retirassent tout doucement, que d'attendre qu'un les vint charger de fers, ce qui nous causeroit un déplaisir extrême.

Pour ne manquer à aucune précaution, on dé- puta Jeux gentilshommes à M. le Duc de Noailles, et deux autres aux Commandans dont j'ai parlé, qui étoient à Montélimart, pour leur remettre l'Arrêt du Parlement qui avoit été publié. Ce Duc lesreçutavecbeaueoup d'honnêteté et leur dit qu'il en écriroit en Cour, et que cependant il les pou- vait assurer qu'il n'y avoit rien à craindre pour nous après la démarche que le Parlcmentavoitfaite.

Les Commandans qui étoient à MonLelimarl n'en usèrent pas de même. Le marquis de la Trousse continua ses discours violens, il ne parla à nos députés que de faire pendre les Ministres, et de mettre à l'interdit toute la Principauté. Appa- remment il avoit le secret de la Cour, et c'est pour ihi qu'il parloit d'un ton si impérieux et si îne- uaçant.

Ces députés ne furent pas plus lût de retour que nous apprîmes que I'- comte de Grignan \>-

y

98 LF.S I. Alî.MF.s

noit de la Cour en poste avec des ordres concer- nant Orange. Il alla descendre à Tarascon pour prendre avec lui l'intendant de Provence, et detiï compagnies des dragons de l'ordonnance pour lui servir d'escorte. Il vint à Orange avec cette suite le 23 du mois d'octobre 1685 : mais avant que d'y entrer, il voulut bien en agir en bon voisin.

S'étant arrêté au lieu de Bédarrides, il envoya son capitaine des Gardes à M. de Beaufain pour le prier d'assurer Messieurs d'Orange qu'il nevenoil pas pour leur faire aucun mal. Ce capitaine trouvé toute la ville en alarme et en frayeur, qui ne put pas pourtant être apaisée par les discours que M. de Beaufain prenoit la peine de faire de rue en rue. Le comte avec l'intendant arrivèrent sur les trois heures du soir; ils allèrent loger à l'Évêché, et les dragons dans des cabarets ils vécurent sans faire aucun désordre.

Après que ces Messieurs eurent un peu conféré avec l'Évêque, M. le comte de Grignan fitappeller les officiers du bureau des domaines dont M. le président de Lubières est le chef. Il leur exposa qu'il étoit de la part du Roi son maître pour leur signifier que Sa Majesté souhaitoit qu'ils fissent sortir ses sujets qui s'étoient réfugiés dans la Principauté, qu'à l'avenir nous ne les reçus- sions plus dans nos temples, et que nous ne mul- tipliassions plus nos exercices comme nous avions

1>E .1. I'. DE CDAMBR1 Pi 99

fait a la dernière Cène de septembre, moyennani quoi ûpus n'avions rien à craindre.

M. de Lubières Lui répondit que pour Le regard des réfugiés, Le Parlemenl \ avoit pourvu par son Arrêt qu'il lui exhiba; que les sujets du Roi s'é- toienl déjà retirés, et que, s'il en restait quelques- uns, le nombre en étoit bien peut; qu'on feroît re publier l'Arrêt, alin que ceux qui y étoient eussent à vider L'État dans trois jours. Sur quoi -M. L'intendant, prenant la parole, dit au comte: > Ces Messieurs en lisent honnêtement , il en faut agir de même, et donner huit jours aux réfugiés pour se retirer. »

Pour Le regard des exercices, il fui répondu à ces Messieurs, que l'Église étant remise en son premier nombre, il n'y avoit aucune nécessité qui qous obligeât à multiplier nos exerçai es.

Cette conférence se passa fort honnêtement de part et d'autre, avec îles marques d'une bonne cor- respondance. Mais je prie mon lecteur de bien observer en cet endroit la bonne foi qu'on a ob- servée à notre égard.

M. Le comte de Grignan et L'intendant nous assurent, de la part de la Cour, qu,e nous n'avons rien à craindre si non- exécutons gc que le Roi souhaite <l~ uoijs ; Les officiers du Prince le pro- mettent, ils exécutent ce qu'ils ont promis ; mais, hélas ! de quelle manière a-t-on observé la parole

100

LES I.ARMKS

donnée? Il ne se passe pas vingt-quatre heures qu'elle ne soit violée d'une manière criante, et qui fera horreur à tous roux qui liront ce que j'ai à dire dans la suite.

On doit rendre ce témoignage à M. le comte de Grignan d'avoir agi de bonne foi; il parloit sincè- rement, ignorant le secret de la Cour, et il a assez fait connoître son chagrin d'avoir été le porteur d'une parole qui a été si mal observée.

Cette entrevue des officiers de S. A. avec ceux du Roi très-chrétien donna beaucoup de joie aux habitans Réformés de la Principauté. Ils se félici- toient les uns les autres dans la pensée qu'on gar- deroit la parole qui avoit été donnée, et rendirent grâces à Dieu, de ce que nonobstant qu'ils ne fus- sent pas meilleurs que leurs frères, il les mettoit à l'abri de la tempête.

J'étois toujours dans mon lit, accablé de mille douleurs de la goutte et de ma cuisse cassée. Cela ne m'empêcha pas de recevoir les visites de mon troupeau, qui venoit verser des larmes de joie. Je dissimulois ma pensée pour ne les affliger pas, mais au fond il étoit facile de juger qu'on ne nouslaisseroit pas jouir de nos exercices au milieu des provinces la Religion étoit si florissante, et que d'ailleurs, étant peut-être plus grands pé- cheurs que le reste de nos frères, Dieu ne laisseroit pas nos péchés impunis.

DE -t. P. DE I BAMBRUN. 101

Dans cette agréable pensée qu'on dous Laisseroit

en repos, nous dormions paisiblement dans nos lits; il sembloit que les inquiétudes passées étoient un doux berceau qui nous sollieitoit au sommeil. Pour moi j'avoue que depuis la fracture de ma cuisse je n'avois pas eu plus de repos que celle nuit-là, mais j'en fus bientôt retiré par la triste nouvelle qu'on vint me donner sur les trois heures du matin.

In de mes voisins voulant sortir de la ville fut arrêté par un corps de garde de dragons qui le re- poussèrent; il heurta à la porte de ma maison; mes domestiques lui ouvrirent, et il entra dans ma chambre, tout pâle et tout défait, en me disant que nous étions perdus, qu'il y avoit plus de mille dragons qui avoient investi la ville, sans vouloir laisser sortir aucun habitant. En effet, le comte de Tessé, ayant reçu des ordres de la Cour, donna rendez-vous au régiment des dragons de la Reine, et à celui d'infanterie de du Plessis-lîelièvre, de se rendre incessamment à Saint-Paul-Trois-Châ- teaux, qui est à quatre lieues d'Orange.

Les troupes ne furent pas plustôt au rendez-vous qu'on les fit marcher à l'entrée de la nuit sans sa- voir où elles aUoient. Elles arrivèrent au pont d'Aiguës à une heure après minuit, et, ayant trouvé sur leur route le courrier de S. A. qui por- toit les lettres au Saint-Esprit, ils l'arrêtèrent et

9.

102 LES LARMES

lui enlevèrent le paquet. Le commandai] l lit allu- mer une bougie, il décacheta l'ordre que le comte de Tessé lui avoit donné, et, après l'avoir lu, il prit sa marche vers Orange, et envoya quelques compagnies pour aller investir les villes de Courtheson et de Jonquières. Il s'approcha de la ville sans être découvert, il posa ses corps de garde et ses vedettes, l'une fort proche de l'au- tre, sans qu'on en eût aucune nouvelle dans la ville.

Mon voisin, dont j'ai parlé, fut le premier à don- ner l'alarme. Chacun sortit de son lit pour lâcher de se sauver par tous les endroits de la ville. .Mais les gens de guerre étoient postés si près les tins des autres qu'il n'y eut que quelques-uns des plus hardis qui osassent forcer les passages. Je laisse à penser quels étoient les cris et les gémissemens de ces pauvres habitans; quelque écarté que je fusse de la rue, leur voix lugubre me perçoit le cœur, et les torrens de larmes que mes pauvres brebis venoient verser dans ma chambre me mi- rent en l'état d'un homme mourant.

Comme le jour commença à paraître, le comte de Tessé entra dans la ville, suivi de plusieurs officiers, ne parlant que de chàtimens, de sang et de carnage; ce qui augmenta la frayeur de ceux de la Religion. Après avoir couru les rues, pour y semer la terreur par ses discours barbares qu'il

DE J. P. DE CHAMBRUN. 103

accompagnoit de mille reniemens exécrables, il alla descendre à l'Evêché, le rendez-vous ordiDaire de tous ceux qui venoient à Orange pour nous opprimer.

Les compagnies de dragons qui étoienl allés investir Courtheson et Jonquières \ faisoient beau- coup de ravages. Dans cette dernière ville, ils se saisirent d'un riche babitant nommé Garaignon, qu'ils lièrent et garrottèrent, et le firent marcher devant eux en cet étal jusques à Orange. A Cour- >n, ils enlevèrent M. Aunet, Pasteur de cette Église* et le firent marcher à la tête d'une partie de dragons qui le conduisirent chez M. lecomte de . qui l'envoya à l'instant en prison,

Messieurs Gondrand, Chion, et Petit1, mes chers collègues, avoient taché de se sauver devant le jour : mais étant repoussés par les gardes, qui tirèrent sur eu? et sur M, Villel , Pasteur de Provence, qui eut le bonheur de se sauver, ils ; lièrent se cacher chez quelques-uns de leurs amis.

Sur les trois heures aines midi, le comte de i demanda à parler aux Ministres. Pour cet effet, il envoya a leur maison des officiers pour les aller chercher. On lui rapporta qu'on n'avoit trouvé que moi qui étois immobile dans un lit parles dou-

1 V. la préface.

lOi LES LARMES

leurs de la goutte et par la fracture d'une de mes cuisses. Ce rapport le mit dans une furieuse colère, dans la pensée il étoit que mes collègues s'é- toient sauvés. Ce grand convertisseur ne parloit que d'abattre nos temples, d'exterminer la ville si les Ministres ne se trou voient point. Ces menaces épouvantèrent si fort notre peuple, qu'au lieu de cacher leurs Pasteurs comme firent autrefois ceux d'Alexandrie à l'égard de saint Athanase, ils furent les premiers à les chercher pour les produire de- vant le comte de Tessé, dans la vue apparemment d'apaiser la colère de ce furieux persécuteur, sans penser qu'ils les alloient livrer pour porter le plus grand faix de la persécution.

Comme nous nous étions promis de nous sacri- fier pour notre troupeau, mes bienheureux collè- gues sortirent de leur cachette, et, nonobstant les larmes de leurs femmes et de leurs enfans, qui les conjuroient de ne s'exposer pas comme ils alloient faire, ils furent trouver le comte de Tessé, qui les reçut avec des menaces de les faire pendre, et par- ticulièrement M. Petit, auquel il dit positivement que le lendemain il seroit pendu. A peine les eut-il souit'erts un moment en sa présence, qu'il les fit traduire en prison, sans avoir l'honnêteté d'en- tendre une seule parole de leur bouche pour leur justification. C'est dans ces sombres lieux ils sont renfermés depuis ce triste moment, ils glo-

DE .1. P. DE CHÀMBR1 S. 105

rifienl Dieu avec une constance qui n'a point do pareille, et qui les fait regarder de tous les gens de bien avec admiration, et d'où ils tout sortir une lumière si éclatante qu'elle éclairera jusqu'au bout de la terre.

108 LES LABMES

VI

Ces fidèles serviteurs de Dieu ne furent pas plus tôt emprisonnés que le comte de Tessé envoya chez moi un officier avec deux dragons; l'un, qu'il posta près de mon lit, en lui disant que sa vie ré- pondroit de ma personne; et l'autre, à la porte de ma maison, pour empêcher qui que ce fût d'y en- trer. Me voyant ainsi arrêté, j'élevai mon cœur à Dieu, et lui présentai une prière ardente pour lui demander la grâce de me soutenir dans ce combat, d'accomplir sa vertu au milieu de mes grandes infirmités, et de le glorifier, soit par ma vie, soit par ma mort.

Je puis protester en bonne conscience, que, nonobstant mon triste état, je ne réfléchissois pas tant sur mes misères que sur celles de mes chers collègues et de mon pauvre troupeau.

Je priai mon épouse, demoiselle Louise de Cha- vanon, mes neveux, et mes autres parens qui pouvoient être auprès de moi pour m' assister, de ne m'atteïidrir pas par leurs larmes; que, dans le déplorable état j'étois réduit par mes douleurs et par mes afflictions , il falloit plutôt me fortifier

DE J. P. l>r. ' HÀMBR1 v 107

pour combattre tous ensemble le bon combat ' et garder le précieux dépôt de la foi que Dieu nous avoit mis entre les mains; que pour moi j'espérois si fort en mon Dion, que j'étois fortement persuadé que la mort ni la vie^ ni la persécution, ni la 1111- ditéj ni L'épée, oe me sépareroienl jamais de sa bienheureuse dileetion2; que je prévoyois que je serois extrêmement maltraité^ par des raisons de Religion; mais que, quoiqu'il enfui, jemesentois il«^ courage pour soutenir toutes les inhu- manités qu'on pourroit exercer contre moi.

Hélas! je n'ai que trop appris, par une triste expérience, que le plus grand cœur se fond comme un limaçon quand il n'est pas soutenu par la force invincible de la grâce, et que toutes 'nos bonnes résolutions ne sont que des illusions, lorsqu'elles sont fondées que sur ce que nous présumons de nous-mêmes.

On ne se fut pas plus tôt assuré de mes collègues t de moi, qu'on leva la garde qui étoit autour de la ville, les dragons entrèrent comme dans une place de conquête; On en logea un tiers sur les Romains, et les autres deux sur ceux de la ion. Il esl plus facile d'imaginer que de dire le désordre qui fut fait dans la nuit et dans la suite. Tout ce que la barbarie et la rage peut

1 2. Tira.

! Rom. 8

108 LES LARMES

inspirer fut employé pour tourmenter mon pauvre troupeau.

Il est vrai que la fureur ne fut pas si grande pendant dix-sept jours. Le comte de Tessé aflec- toit même de publier qu'il n'étoit pas pour faire changer de Religion, mais cependant il tenoit des corps de garde à toutes les avenues, pour em- pêcher qu'on ne sortît rien de la ville.

Il voulut bien aussi m'ôter le dragon qui me gardoit à vue, sur le rapport qui lui fut fait de l'état pitoyable auquel j'étois réduit et qu'il ne devoit pas craindre que je me sauvasse, puisque mon mal étoit une chaîne plus pesante que tous les fers dont je pourrois être chargé.

L'Évêqué voulut bien me faire connoître par une personne interposée que je lui avois obligation de ces petites douceurs, de quoi je le fis remer- cier; mais cela n'empêcha pas que la porte de ma maison ne fût gardée par des sentinelles qu'on relevoit toutes les heures, sans permettre qu'à peu de personnes d'y entrer.

Cette garde à vue m'incommodoit extrêmement, elle m'empêchoit d'avoir communication avec ceux qui avoient besoin de consolation; mais, étant levée, j'eus le moyen de conférer avec plu- sieurs personnes qui venoient chez moi par des avenues inconnues aux dragons.

Le lendemain de l'arrivée de ces cruels per>é-

DE J. P. DE CHAMBRDN. 100

cuteurs, 26du mois d'octobre, le premier bataillon

de du Plessis-Belièvre arriva sur les deux heures après midi, et fut suivi le lendemain parle second. Ce grand nombre de soldats obligea le comte de Tessé de surcharger les habitans par la multitude de ces nouveaux botes; quoiqu'ils fussent payés sur un pied excessif, savoir, les dragons à 30 sols par place, et les fantassins à 10, cela n'empêcha pas qu'ils ne se fissent nourrir par leurs hôtes, et bien heureux qui n'étoit chargé que de coups de bâton.

Ce premier bataillon ne fut pas plus tôt arrivé, que le comte de Tessé envoya chez moi le major du régiment accompagné du secrétaire de l'Évêque pour me demander les clefs de nos temples. Je lui répondis que je n'en étois pas le înarguillier. Celle réponse le mit en colère, et il me dit qu'il avoit ordre de recevoir les clefs de nos temples de mes mains. Je lui repartis encore que je n'en étois pas le marguillicr, et que c'étoit inutilement qu'il altendoit que je les lui remisse. Il usa encore de menaces pour m'obliger à faire ce qu'il souhaitoit : mais enfin, me voyant ferme dans ma résolution, il prit le parti d'envoyer chercher le marguillicr par des soldats, et ne l'ayant point trouvé, ils for- cèrent une de ses filles de venir chez moi avec les clefe à la main.

Celte pauvre enfant entra dans ma chambre fondant en larmes; le major lui commanda de me

10

1 10 LKS LARMES

présenter les clefs, je refusai de les prendre. 11 me commanda de la part du comte de Tessé que j'eusse à les prendre pour les lui remettre en main, je m'obstinai à n'en rien faire; enfin, après une conteste de plus d'un quart d'heure, il les arra- cha avec violence des mains de cette fille, et alla rendre compte aucomtedeïessédesa commission.

Ce comte attendoit avec impatience ces clefs à la porte du grand temple. 11 ne les eut pas plus tôt en main, qu'il y entra accompagné de l'Evèque, qui, en se moquant, disoit : Adieu, pauvre Jérusalem!

Le premier exercice de ces honnêtes gens dans cette sainte maison fut de déchirer les Bibles et les Psaumes, de monter à la chaire d'où ils pro- noncèrent mille discours profanes, de déchirer les armes de Son Altesse qui étoient au siège du Par- lement; et dans la suite on fut assez inhumain de ne respecter pas les cendres du grand Christofle, comte de Dona f, qui reposoit dans cette sainte maison qui avoit été bâtie par ses soins, et par l'ordre et la libéralité du grand Frédéric-Henri.

Qu'on me dispense de raconter toutes les indi- gnités qu'on mit en usage pour profaner nos temples, elles me donnent tant d'horreur que mon cœur en est accablé. 11 me suffit de dire qu'ils coururent aux troncs pour en enlever l'argent, et,

1 Voir la préface.

DE J. r. DE CHAMBRUN. \ 1 1

n'y ayant trouvé qu'Un pou de monnoio, ils dé- chargèrent leur rage sur la demoiselle Chion, épouse de mon collègue, laquelle ils envoyèrent en prison.

Le lendemain on commença d'enlever les bancs qu'on fit transporter, partie dans l'église cathédrale et partie dans les églises des couvens; après quoi on commença par la démolition du petit temple qu'on appelloit l'église de Saint-Martin. Le Curé voulut s'opposer à cette démolition, sous prétexte que cette église relevoit de sa cure; mais il ne fut pas écouté; il fut rasé rez pied rez terre.

Je ne dois pas oublier ici de remarquer qu'un soldat faisant profession de la Religion aima mieux souffrir mille coups de bâton et être traîné par les rues que de travailler à cette démolition. Il dit même à son capitaine qu'il soulfriroit plutôt la mort que d'obéir à un commandement aussi in- juste.

Ce premier temple ne fut pas pi us tôt démoli que ces anges destructeurs attaquèrent le second pour en faire un monceau de pierres. 11 étoit fort vaste, et d'une très-belle structure; le couvert étoit sou- tenu par un arc qui prenoit du couchant étoit la chaire, et aboutissoit au levant, ayant, à droite et gauche, tiné Wtiigëe de trois arcs de pierre de taille avec leur rornicho qui soiïterioient les gale- ries. Au deliors il y avoit un ëôrdoh creusé pour

i I 2 LES LARMES

mi' les eaux du couvert qui se déchargeoient par des moufles. On mit quatorze jours à abattre cel édifice, dont le massis ne pouvant être ébranlé par le levier ni par aucun autre instrument, on fut contraint de faire jouer la mine.

Au même temps on travailloit à la démolition du temple de Courthesou, et les dragons inquié- toient les habitans par mille violences qu'ils exerçoient contre ce pauvre peuple qui, épuisé d'argent aussi bien que celui d'Orange, ne savoit plus que faire pour subvenir à la subsistance des troupes.

Mes collègues étoient cependant fort à l'étroit dans leur prison, avec deux autres Ministres, Messieurs Rainaud et de Yignoles, dont on s'éloit saisi, le premier de la Province du Dauphiné et le second de celle du Languedoc.

Il n'étoit permis qu'à peu de personnes de les visiter : nous nous envoyions des billets les uns aux autres pour nous fortifier à combattre le bon combat et à garder la foi au péril de notre vie.

Si ces petits moyens de nous communiquer nous donnoient quelque consolation et quelque joie, nous apprenions tous les jours quelque nou- veau sujet d'affliction. Le pauvre peuple qui étoil maltraité, et qui ne pouvoit pas soutenir la grande dépense qu'il falloit faire pour l'entretien des dra- gons, l:\cliuit malheureusement le pied. J'envoyois

DE .1. P. DE CHÀMBMJN. 1 13

tout autant de monde qu'il m'étoil possible pour les confirmer, je ne me donnois aucun relâche ni le jour ni la nuit pour vaquer à ce devoir de mon Ministère et pour prier avec tous ceux qui venoient chez moi. Mais enfin Dieu, qui vouloit nous châtier de nos grands péchés, lit \enir ces tristes jours auxquels nous fûmes abandonnés de tout notre troupeau, à la réserve de bien peu de personnes qui demeurèrent fermes, nonobstant toutes les violences et les cruautés qu'on pût exercer contre elles.

Le matin du 10 de novembre, on publia que le comte de Tessé avoit reçu un courrier qui lui avoit apporté les ordres d'exécuter la mission bottée, i ;'est-à-dire de nous persécuter, sans au- cune miséricorde, pour nous faire changer de Re- ligion.

J'avois observé, par une triste expérience, que les assemblées faites à Montauban, Montpellier, Nismes, Usez, et dans toutes les grandes villes, pour délibérer ce qu'on auroit à faire en pareille circonstance, av oient été des pièges que des mal- heureux que l'on avoit gagnés avoient tendus aui simples, et même aux gens éclairés pour les faire tomber avec la i'oulr. Cela m'avoit obligé de prendre des précautions afin que mon troupeau ne tombât pas dans les mêmes pièges.

Ce fut dans cette vue que, le jour auparavant,

10.

114 LES LARMES

j'avois prié M. de (irenatier, mon germain, qui a été du nombre des bienheureux persévérans, nonobstant mille dangers et mille fatigues qu'il lui a fallu essuyer pour sortir du Royaume; c'étoit, dis-je, dans cette vue que je le priai de faire le tour de la ville pour conjurer nos liabitans à se donner bien de garde de s'assembler, quoi qu'il leur pût arriver; qu'on ne manqueroit pas de prendre cette voie pour les perdre, qu'on leur pro- mettroit tout, et qu'on ne leur tiendrait rien.

Il s'acquitta de cette commission avec beau- coup de zèle et de diligence ; mais le succès ne répondit point à nos soins , comme on le remar- quera dans la suite.

Le comte de Tessé étoit chez le commandant de Suze, à trois lieues d'Orange, lorsque ce courrier arriva; il vint en diligence, et commença la per- sécution ouverte par décharger les Romains du logement qu'on avoit mis sur eux. Toutes les troupes furent mises sur les bras de ceux de la Religion, et ce logement ne fut pas plus tôt fait, qu'on ouït mille gémissemens dans la ville, le peuple courant par les rues le visage tout cou- vert de larmes. La femme crioit au secours pour délivrer son mari qu'on rouoit de coups, que l'on pendoit à la cheminée, qu'on attachoit aux pieds du lit, ou qu'on menaçoit de tuer le poignard à la gorge. Le mari imploroitla même assistance pour

DE .1. P. DE GHAMBRUN. 1 10

secourir sa femme qu'on avoit fait avorter par les menaces, par les coups et par mille mauvais trai- temens. Les enfans crioient : ((Miséricorde! on assassine mon père, on viole manière, on met à la broche un de mes frères! ..» J'arrête ici ma plume; elle me tombe des mains, et ce triste sou- venir me fait verser tant de larmes, que je ne pourrai plus poursuivre pour décrire les horreurs de ces tristes journées.

On n'épargna de ces rigoureux traitemens ni le sexe, ni l'âge, ni les personnes distinguées par leur mérite, par leur naissance, non plus que les chétifs paysans. On n'eut aucune considération pour les officiers du Prince : MM. de Lubières, d'Alençon, de Drevon furent contraints de rece- voir des dragons chez eux; et bien valut àM.Con- venent, mon neveu, conseiller au Parlement, de s'être sauvé de bon matin, déguisé en paysan, pour sortir promptemcnt du Royaume, car je ne doute pas qu'à ma considération il n'eût été le [dus maltraité de tous ses confrères.

1 10 LES LARMES

VII

Sur les quatre heures du soir du môme jour, le comte de Tessé fut chez moi accompagné de l'É- voque. Il s'arrêta quelques momens dans ma bi- bliothèque, qui étoit assurément fournie des meil- leurs livres de ma profession. Il en considéra la clôture, qui étoit fort propre, par les jalousies toutes peintes, au travers desquelles on pouvoit voir mes livres sans les en pouvoir tirer. Il con- sidéra la structure de ma maison, et j'ouïs qu'il dit à l'Kvêque que j'étois logé en petit prince.

Il entra dans ma chambre j'étois toujours détenu dans le lit par la fracture de ma cuisse, d'où Ton n'avoit pu me tirer que deux fois seule- ment pour faire mon lit. Il me salua fort civile- ment, me demandant l'état de ma santé, et, après avoir pris place au chevet de mon lit, et l'Évêque au pied, il commença par me dire qu'il avoit pour moi beaucoup de considération, qu'il i n'a- voit distingué de mes collègues en ne mejettant pas dans une prison, qu'il savoit que j'étois gen- tilhomme, et qu'il ne verroit dans la ville que M. de Beaufain et moi, pour nous exhorter d'obéir

DE J. P. DE CHA.MBRUN. \ 17

au Roi; que pour cet ell'et il avoit amené avec lui M. l'Kvr jue, afin que, si j'avois quelque scrupule de conscience, il pût me satifaire là-dessus. Je le remerciai de sa civilité , et lui dis en substance que j'avois un maître au Ciel auquel je devois principalement obéir, et que, pour de maître sou- verain sur la terre, je n'en reconnoissois aucun autre que S. A. Mgr le Prince d'Orange , de qui j'étois sujet, et avois l'honneur d'être du nombre de ses domestiques ; qu'au regard de M. l'Évèque nous nous connoissions l'un l'autre, que nous étions bons amis, que nous n'avions ja- mais disputé ensemble de Religion, et qu'en un temps il y avoit tant d'épées dégainées pour soutenir la Religion Romaine et pour combattre la Réformée, il scroit inutile d'entrer en lice avec lui.

Il me pressa extrêmement sur ce chapitre. «Si vous ne voulez pas, me dit-il, disputer avec M. l'Kvèque , dites-moi, pour ma satisfaction, pourquoi vous avez tant d'horreur pour les images et pourquoi vous ne voulez pas vous réunir à nous?» «Puisque vous voulez, Monsieur, lui repartis-je, que j'explique mes sentimens, je vous dirai, qu'au regard de la réunion dont vous me parlez, il falloit que MM. les Prélats de France poussassent plus avant leur pointe. La condamna- tion des quatre propositions scmbloit marquer

118 LES LARMES

quelque chose de bon ; du moins nous en avons tiré cet avantage, qu'ils ont conclu avec nous : que le Pape n'est pas le juge infaillible des con- troverses, ce qu'il nous avoit fallu soutenir jus- qu'à nous morfondre contre les prétentions des Jésuites et des moines. Après un si beau com- mencement, nous attendions que MM. du Clergé voudroient bien réformer le culte qui se pratique dans votre Religion ; car, au fond, nous ne le pou- vons regarder que comme illégitime : il falloit qu'ils fissent comme Sérénus, évèque de Marseille1, qui, en entrant dans son église et la voyant ornée d'images en bosse et en plate peinture, fit abattre cet objet d'idolâtrie et passer l'éponge jusque sur la plus petite image. Quand le Pape leur en ad- roit; écrit des lettres de reproche, comme Grégoire qu'on appelle le Grand fit autrefois à Sérénus, et qu'il auroit mandé qu'on devoit du moins épar- gner la plate peinture dont les images étoient tout autant de petits docteurs pour instruire les ignorans, ils pouv oient lui répondre, comme ce grand évèque répondit à Grégoire, qu'ils n'avoient pas besoin que ces petits docteurs fissent de grands idolâtres, et qu'il suffîsoit qu'il fût le véritable docteur de son troupeau pour lui apprendre com- ment il falloit servir Dieu.» «Mais quoi, me dit

1 Vers la lin du sixième siècle.

DE J. P. DE GHAMBRUN. 1 10

M. de Tessé, croyez-yous que nous adorions les images!» «Il n'est pas question de cela, lui ré- pliquai-je; il sul'lil que vous leur rendiez un culte religieux. 11 jalloit aussi que vos Évêques sui- vissent l'exemple de saint Épipliane, qui, allant à Jérusalem, déchira un voile à l'entrée d'un ora- toire où il y avoit l'image de quelques saints. » Jusques-là, M. l'Evèque avoit gardé le silence; mais, prenant la parole, il me dit que c'étoit l'image d'un voleur. Je me pris à sourire, et lui dis que c'étoit la défaite des Jésuites; mais que je m'etoimois qu'un grand prélat comme lui voulût éluder l'action de saint Épipliane par une fable si mal inventée. «Comme vous êtes, Monsieur, fort versé en l'histoire ecclésiastique, luidis-je, je suis surpris que vous n'ayez remarqué dans la lettre que saint Épipliane écrit à Jean, Évèque de Jéru- salem, que saint Jérôme a traduite du grec en latin, et qui est la cent-unième épître à Pam- maque , il dit très-expressément que c'étoit l'image de Jésus-Christ ou de quelque Saint, ne se souvenant pas précisément si c'étoit l'un ou l'autre '. »

1 Voici le passage auquel M. de Chambrun fait allusion : « I'r.itcrea quod audivi quo=dam murmurare contra me, quia quando simul pergebamusad sanctum locum,qui vocaturlicthel, ut Lbi collectam tecum ex more ecclesiasUcp faccrem, etvenis- sem ad ullam, qua dicitur Anablatha, vidislemque ibi prseter-

120 LES LARMES

Le comte de Tessé ne permit pas que nous pas- sassions plus avant sur cette matière.

Il me demanda pourquoi nous ne voulions pas nous confesser. «Vous savez sans doute le latin, Monsieur, lui dis-je; écoutez ce que dit saint Au- gustin : Quid mihi cum hominibus ut peccata mea audiantj tanquam morbos meos sanaturi ; qu'ai-je que faire de confesser mes péchés aux hommes, comme s'ils étoient capables de guérir mes lan- gueurs spirituelles?))

Delà, il me transporta en Purgatoire, et me dit qu'il falloit bien que les âmes fussent purgées pour paroître devant Dieu. Je lui répondis que c'étoit l'ouvrage du sang de notre Seigneur, et qu'en un mot le Purgatoire n'étoit qu'une pure illusion dont on n'avoit jamais parlé dans la primitive Église. «Vous jugerez, lui dis-je, Monsieur, si saint Au- gustin a cru le Purgatoire après que je vous aurai

iens lucernam ardcntcm, et interrogassem, quis locus esset, didicissenique esse ccclesiam , et intrassem ut orarem : inveni ibi vélum pendons in foribus ejusdem eeclesiœ tinctura atque depictum, et liabens imaginera, quasi Christi, vel sancti cujus- dam.Nonenimsatis memini, cujus imago fuerit. Quum ergohoc vidissem in ecclesia Christi contra auctoritalem Scripturarum hominis pendere imaginem, scidi illud, etc. » Epiphanii Con- stantixsive Salaminisin Cypro Episcopi Opp., Parisiis, 1C22, fol, t. II, p. ;517. [Epistola ad Joan. Episc. Ilieros., divo llieron. presbyf. in(crp.)C.(. Ilicronymi Opp-, Vcrona1, 173.4, fol. t. I, 239-251* et I, 303.

DE J. P. DE CHAMBRXJN. 121

cité ses paroles : Primum locumfides Catholicorum crédit esse regnum ccelorum, secundum Gehennam ubi ojnnis aposiata aut a fide deficiens crucialur, tertixtm peniius ignoramns, neque in Scripturis esse mveni?nusl.Cepe7iiius} ajoutai-je, est fort élégant; il exclut si Lien le Purgatoire, que, si vous y fai- siez bien attention, vous ne le croiriez jamais. »

Comme ce comte me voyoit ferme à soutenir la vérité, il changea de batterie. Il me dit que le Roi son maître se faisoit un point d'honneur de me eatholiser, que pour cet effet je devois penser à moi et accepter les offres qu'il m'alloit faire. « Vous n'avez, me dit-il, qu'à coucher sur le papier tout ce que vous souhaiterez; j'ai ordre de vous l'ac- corder : voilà M. L'Évêque qui le sait et qui vous l'attestera. »

1 « La foi des catholiques croit que le premier lieu a-t le royaume des Gieux, le second la Géhenne sont tourmentés tous les apostats et tous ceux qui ont abandonné leur foi ; de troisième, nous n'en connaissons absolument pas et ne trouvons pas qu'il en soit parlé dans les Écritures. »

Awjttstini Hipponensii l.pisc. Opp., Parisiis, 1C9G, fol. t.X. Appcndir, Contra l'clagianos et Cœleslianos hypomnestkoti, p. 10. « Primum enim locum lides catholica divina auctorilate regnum crédit esse Coetorum, unde, ut dix! , non baptizalus excipitur ; secundum, Gehennam, ubi omnis aposiata vel a Ghristi fide alienus aterna supplicia experietur ; tertium penitua ianoramus, immo nec esse in Scripturis sanclis inveniemus. »

Je n'ai pu trouver le passade tiré du même Père, que M. de Ghambrun cite un peu plus haut.

Il

122 LES LARMES

Je lui répondis que je me savois bien connoître; qu'un grand Roi comme son maître se soucioit fort peu d'un misérable Ministre tel que j'étois; qu'au reste, je n'a\ois besoin de rien, et que toute la grâce que je demandois étoit qu'il lui plût de me donner un passe-port, comme on le donnoit aux Ministres de France, pour me retirer en Hollande près de mon grand maître. Il en fît l'éloge sur-le- champ, disant qu'il avoit une vénération particu- lière pour son grand mérite, qu'il le regardoit avec admiration comme un grand héros, qu'il l'avoit vu souvent dans les occasions commandant et com- battant en vaillant soldat et en grand capitaine.

« Si vous avez, Monsieur, lui dis-je, tant de vénération pour ce grand Prince, ayez pitié, je vous prie, de son serviteur; donnez-moi un passe-port pour me retirer près de lui, vous me procurerez une grande consolation.

Cela, me dit-il, n'est pas en mon pouvoir; je vous ai dit que le Roi se faisoit un point d'honneur de vous catholiser : on sait que vous êtes un esprit dangereux, et trop attaché à ce Prince; on ne vous permettra jamais d'aller près de lui.

Comment, lui dis-je, faut-il que ma fidélité au service de mon grand maître me soit imputée à crime pour me retenir contre toute raison ?

Il n'est plus question de raisonner, me dit-il d'un ton fort fier, il faut obéir au Roi, faute de

]>E .T. P. HE ClIAMltlU N.

123

quoi je vais exécuter mes ordres contre vous.

Vous n'oseriez! lui répliquai-jc.

nue .lit-il?...

je dis, Monsieur, que vous n'useriez.»

A ces mots il s'approcha de mon lit, le visage tout enflammé de colère :

« Mue dites-vous, que je n'oserois?

< lui, .Monsieur, je dis, pour la troisième fois, que vous n'oseriez exécuter vos ordres;» et en me découvrant, je lui lis voir mon misérable corps, et j'ajoutai :

«Considérez, Monsieur, ce cadavre! Yotre cofaapâssion et votre générosité vous empêcheront toujours de le maltraiter.

Adieu, Monsieur, me dit-il, vous êtes trop éloquent pour moi; je vous dis pour une troisième fois de penser à vous et d'obéir au Roi, autrement, on vous fera mal vos affaires.

J'ai pensé, lui dis-je, à tout ce à quoi je de- vois penser; je vois bien que la pitié n'est pas une v< rt n qu'on pratique aujourd'hui : je me verrai traîner avec plaisir par les rues d'Orange. »

L'K\èijiie resta quelque moment dans ma cham- bre; il m'exhorta à ne me laisser pas tourmenter, ajoutant qu'il prenoit part à mon malheur, et, se penchant sur moi, il in'èiribrassa avec quelques lainn-, que je crus partit du profond du cœur.

Dénia maison, ces Messieurs allèrent aux pri-

12i LES LARMES

sons. Le comte avoit donné ordre de séparer mes collègues, et de les mettre dans des basses fosses. Il les visita l'un après l'autre pour les exhorter au changement, et, quelques menaces que ce comte leur pût faire, ils demeurèrent fermes et intré- pides, et par leurs saints discours ils renvoyèrent et le comte cl l'Evèque couverts de honte d'avoir si mal réussi dans leur entreprise.

Cet exemple de constance que mes collègues et moi avions donné à tout notre troupeau le devoit avoir confirmé dans la résolution de tout souffrir, plutôt que d'abandonner la pure profession de l'Evangile. Plusieurs personnes avoient écouté de mon cabinet tout ce que j'avois dit au comte et à l'Evoque. Mes discours furent publiés par toute la ville comme ceux de mes collègues.

Mais nous eûmes le malheur de ne les voir pas aussi efficaces que nous les aurions souhaités. Les tourmens, la crainte cl la peur forcèrent ce peuple à s'assembler; Dieu pardonne ceux qui en furent la cause, et qui opinèrent si mal dans cette as- semblée.

11 est vrai qu'avant que de rien conclure, on députa au comte de Tessé un conseiller du Parle- ment et un avocat, pour lui représenter qu'il y avoit de l'injustice de forcer les sujets de S. A. à chan- ger de Religion, et pour le prier de donner des passe-ports à tous ceux qui voudroient se retirer.

DE J. T. DE CHAMBRUN. 1 2o

lis n'eurent qu'un ictus pour toute réponse et de grandes menaces, et, après avoir fait leur rapport à l'assemblée, ils conclurent au changement sous les modifications que l'Ëvêque leur accorda, qui consistoient en ces articles :

Qu'ils ne seroient pas obligés d'invoquer les Saints;

Qu'ils ne fléchiroicnt point les genoux devant les images;

Qu'on leur donnèrent la Communion sous les deux espèces.

El en d'autres petits adoucissemens dont je ne me souviens pas. Ces pauvres malheureux se lais- sèrent ainsi surprendre dans le trouble de leur esprit à ces artifices, sans penser que, de gré ou de force, on leur feroit bien fléchir les genoux devant l'idole, et pratiquer tout le service qui est en usage dans 1? Papisme.

Je n'avois rien appris de cette assemblée; j'avois près de moi quelques bonnes âmes qui étoient ve- nues pour prier avec ma famille; je leur lisois les Lamentations de Jérémie, et pleurions ensemble sur les masures de dos temples. On vint m'inter- rompre dans ce saint exercice pour me dire ce qui se passent.

A cette triste nouvelle nous redoublâmes nos soupirs et nos larmes. Je fis la prière pour implorer le secours de Dieu sur nous. Je faillis mourir de

il.

\ 26 LES LARMES

douleur, prévoyant bien que cette assemblée ne pouvoit produire que l'apostasie dans mon trou- peau. J'envoyai de tous côtés pour ramasser mes Anciens, mais l'affaire étoit déjà conclue et mes ex- hortations inutiles. On n'eut pas plus lot signé cette malheureuse réunion, qu'on donna ordre aux dra- gons de vivre en paix dans les maisons des préten- dus convertis; mais, pour ceux qui tenoient ferme, on les accabla de gens de guerre.

Ce fut à mon tour d'essuyer la bourrasque de ces impitoyables persécuteurs. Si le comte de Tessé m'avoit menacé de m'exécuter rigoureusement, il fut homme de parole à cet égard : car, sans être touché d'aucune compassion de l'état il m'avoit vu, il envoya chez moi, dans moins de deux heures, quarante-deux dragons, et quatre tambours qui battoient nuit et jour tout autour de ma chambre pour me jeter dans l'insomnie, et me faire perdre l'esprit s'il leur eût été possible.

Ces nouveaux hôtes venoient en foule dans ma chambre pour me demander de l'argent, ayant une serviette à la tèie pour leur servir de bonnet, et une autre sur les bras pour se dégraisser les mains. 11 falloil qu'on courût à tous les cabarets delà ville pour leur donner tout ce qu'ils demandaient.

S'étant gorgés du gibier le plus délicat, cela ne fut plus de leur goût; ils demandoient des choses qu'il auruit fallu aller chercher aux Indes, et tout

DE .1. P. DE CHÀMBRUN. 127

cela pour avoir prétexte de maltraiter mes domes- tiques, et mes bons voisins qui étoienl accourus pour les servir, croyant par d'adoucir leur rage et leur fureur.

Dans peu d'heures ma maison fut toute boule- versée; toutes les provisions ne suffirent pas pour mi rèpàs, ils enîbnçoiëht les portes de tout ce qui étbil sous la clef, et faisoient un dégât de tout ce qui leur tomboit en main.

Mon épouse tàchoit de subvenir à tout avec un courage intrépide; mais ce qu'elle avoit plus à cœur, c'étoit la conservation de ma personne, qu'elle approchoit souvent dans la crainte elle eloit que les dragons ne me fissent quelque insulte. Elle ésstrj a toutes les insolences qu'on se peut ima- giner : 1rs menacés, les injures de putain, de ca- rogne, et d'autres, mille discours d'impudicité que ces malheureux prononçoient à tous momens.

La crainte j'étois qu'elle ne fût insultée plus ivtiit m'obligea de la conjurer de se retirer chez M. déChàvahon son père. Elle s'opposa longtemps à mon désir; mais enfin, vaincue par mes larmes, elle voulut bien me donner cette satisfaction.

I nuit ne fut pas venue, que les dragons allu- mèrent des chandelles par toute ma maison. Dans ma basse-cour, dans mes chambres on y vbyoit comme en plein midi, et l'exercice otiiihàirè de ces malhonnêtes £ens éloit manger, de boire,

128 LES LARMES

et île fumer toute la nuit. Cela eût été supportable s'ils ne fussent venus fumer dans ma chambre pour m'étpurdir ou m'étouffer par la fumée du tabac, et si les tambours avoient fait cesser leur bruit importun, pour me laisser prendre quelque repos.

Il ne suffisoit pas à ces barbares de m'inquiéter de cette manière; ils joignoient à tout cela des hurlemens effroyables, et si, pour mon bonheur, la fumée du vin en endormoit quelques-uns, l'of- ficier qui commandoit, et qu'on disoit être proche parent de M. le marquis de Louvois, les éveilloit à coups de canne, afin qu'ils recommençassent à me tourmenter. Que pouvois-je faire au milieu de cet enfer, que d'élever mon àme à Dieu, pour lui de- mander son bon secours? C'étoit mon unique occupation, que j'accompagnois de mes soupirs et de mes larmes.

Ces tourmens avoient si fort bouleversé l'écono- mie de mon corps que j'étois incapable de prendre aucune nourriture. Je n'avois aucune consolation d'àmc vivante, que de mon épouse, qui sortoit de temps en temps de la maison de son père pour me consoler dans ma misère. La porte étoit refusée à tout le monde, à la réserve de deux Catholiques Romains, qui, touchés du mauvais traitement que je recevois, se hasardèrent de me venir rendre leurs services. Je ne sais par quel moyen quelques

I>E .1. P. DE CHÀMBRTIN. 129

personnes de mon troupeau, qui avoicnl succombé, se glissèrent dans ma maison; elles vinrent dans ma chambre, et, se jettant par terre devant mon lit, me conjuroient de prier Dieu pour elles, afin que leur iniquité ne leur fût point imputée. «Elle ne le sera pas, leur dis-je, mes chers enfans, fon- dant en larmes, si vous vous relevez par une prompte repentance, car il y a pardon par devers Dieu, afin qu'il soit craint '. »

Après avoir essuyé cette mauvaise nuit, le comte de Tessé m'envoya un officier pour me dire si je ne voulois pas obéir au Roi. Je lui répondis que je voulois obéir à mon Dieu.

Cet officier sortit brusquement de ma chambre, et l'ordre fut donné de loger tout le régiment chez moi, et de me tourmenter avec plus de violence. Le désordre fut furieux pendant tout ce jour et la nuit suivante. Les tambours vinrent dans ma chambre; les dragons venoient fumer à mon nez; mon esprit se troubloit par cette fumée infernale, par la substraction des alimens, par mes douleurs et par mes insomnies.

Néanmoins, au milieu de tous ces tourmens, je sentois la grâce de mon Dieu qui me soulenoit.

Je fus encore sommé par le même officier d'obéir au Hoi; je répondis que mon Dieu étoit mon Roi, et que, bientôt, je paroîtrois devant lui pour lui

1 Ps. 130, i.

130 LES LARMES

rendre compte de mes actions; qu'on feroit bien mieux de me dépêcher plus tôt que de me faire languir par tant d'inhumanités.

Tout cela n'amollit pas ces cœurs barbares, ils en firent encore pis; de sorte qu'accablé par tant de persécutions je tombai le mardi, 13 de novem- bre, dans une pâmoison je demeurai quatre heures entières, avec peu d'apparence de vie.

Le bruit s'en répandit par toute la ville, le peuple courut en foule à ma maison, et plusieurs dames forcèrent les dragons pour me venir secou- rir en cette extrémité.

On publia môme que j'étois expiré; mon trou- peau louoit Dieu de ma délivrance, et de m'avoir retiré au milieu de mes combats, d'entre les mains de mes persécuteurs. Les dragons venoient dans ma chambre pour me faire mille insultes; l'un portoit un dindonneau; l'autre, un poulet, et les autres des membres de mouton et d'autres rôtisse- ries, et disoient en se moquant : « 11 lui faut frotter les dents avec ceci pour le faire revenir. »

Le bruit de ma mort fut bientôt porté au comte de Tessé. 11 commanda qu'on ôtàt promptement les dragons de chez moi, appréhendant sans doute d'avoir des reproches de la Cour qui ne vouloit pas qu'on fît mourir personne, d'avoir permis qu'on me fît expirer au milieu de tant de tourmens. Et, pour se mettre à couvert, il faisoit publier

DE J. P. DE i IIA.MIUU N. 1 31

par ses émissaires qu'on rp'ayoit empoisoppé.

I mi ne laissa que quatre dragons pour ma partir; rpais je ne fus pas plus tût revenu, sur le soir, Je cette, pâmoison, que ce comte m'envoya L'officier qui commandoit dans ma maison, pour me dire que j'eusse à me tenir prêt pour le lendemain, pour être transporté à l'ierre-Cise.

Je lui répondis ayee ma voix tremblante, que j'étois prêt au moment même d'aller partout l'on me voudroit transporter.

Je passe sous silence la désolation de mon épouse et de toute ma parenté, pour dire que je passai la nuit avec d'étranges inquiétudes. La prison ne me (aisoit point de peur, mais je me défiois de ma propre chair. Je ne pouvois m'imaginer que je pusse souffrir le transport d'un si long chemin. On avoit essayé de m'habiller; mais on n'en put jamais venir à bout à cause des étranges douleurs que je soufl'rois.

Dans ce terrible combat de ma chair et de mon esprit, Je me jettai entre les mains de mon Dieu, et chantai ce verset du psaume 40 :

Que ta volonté sainte l'accomplisse sans feinte : Je le veux, ô mon Dieu ! Ce qu'as déterminé le porte enraciné De mon cœur au milieu.

1M2 LES LARMES

Pendant que j'étois dans ce combat, mon épouse s'alla jetter aux pieds du comte de Tessé, le conju- rant, avec un torrent de larmes qui auroient attendri le plus farouche de tous les hommes, de permettre qu'on me transportât en ma maison de campagne, et qu'elle payeroit les gardes qu'on me donneroit pour la sûreté de ma personne, ou du moins qu'il lui plût de me faire mettre en prison avec mes collègues. Ce cœur inhumain la rebuta avec beaucoup de mépris, lui disant : « Qu'on m'ap- peloit le Pape des Huguenots, mais que le temps de mon pontificat étoit passé, qu'il y avoit long- temps qu'il eût été à souhaiter que j'eusse été hors d'Orange, d'où je ne faisois que semer mes hérésies dans les provinces du Royaume.»

L'Évèque étoit présent avec beaucoup d'autres qui se faisoient de mes amis du temps de ma pros- périté, mais il n'y en eut pas un qui voulût dire un seul mot en ma faveur. Voilà l'esprit du Pa- pisme, qui est idolâtre de la prospérité, mais qui se rend impitoyable envers les misérables.

DE J. P. DE CIIAMBRUN. 133

VIII

Le lendemain malin, le comte de Tessé m'envoya dire qu'il falloit partir.

Il avoit fait faire par avance un brancard, étant impossible de me transporter par aucune autre voiture. On me tira de mon lit, portant le visage d'un homme mourant; mes domestiques eurent bien de la peine à m'habiller; je souffris de cruelles douleurs pendant tout ce temps-là; et, six hommes me prenant par la tète, par le milieu du corps et par les pieds, me portèrent dans le bran- card qu'on avoit préparé dans la basse-cour.

Dans mes chambres et à la descente des degrés je vis plusieurs de mes amis, qui ne me parlèrent que par leurs soupirs et par leurs larmes.

On me mit dans le brancard, l'on eut bien de la peine à me trouver une posture qui pût soulager mes souffrances. Cette cour étoit pleine de peuple qui fondoit en larmes et qui s'arrachoit les che- veux. Je vis à mes côtés deux de nos bourgeois qui avoieut vécu dans une longue mésintelligence. Je leur adressai mon discours, leur disant : « Mes chers enfans, pourquoi pleurez- vous? Pleurez sur

12

134 LES LARMES

vous-mêmes et sur vos inimitiés, qui ont attiré sur vous la colère du Ciel. Si vous m'aimez et si vous me regrettez, donnez-moi la consolation de vous embrasser, afin que votre paix soit le dernier fruit de mon Ministère parmi vous. » Je n'eus pas pro- noncé ces paroles, qu'ils se jettèrent par terre, s'embrassant, se vautrant dans la poussière, et se demandant pardon l'un à l'autre.

D'un autre côté, je voyois des dames tout échevelées, des gentilshommes, des bourgeois, des paysans qui me prenoient les mains et les bai- soient, en me demandant ma bénédiction. Je la leur donnai avec autant de zèle et d'élévation d'àme que j'aie fait en ma vie.

Mon épouse, à laquelle le comte de Tessé avoit refusé la grâce de me suivre, parut en ce moment devant moi; se jettant à mon cou, fondant en larmes, elle m'exhorta en des termes fort pathé- tiques à la patience et à la persévérance. Je ne sa- vois comment me dépêtrer de ce bon peuple.

Les dragons qu'on avoit commandés pour m'es- corter le firent retirer pour faire marcher le bran- card. Je ne fus pas sur le seuil de la porte de la cour de ma maison, que j'aperçus une foule de peuple qui remplissoit quatre rues et une place qui y aboutissoit. Au même moment que ces per- sonnes désolées me virent, elles se prirent à crier : «Miséricorde! Miséricorde! Miséricorde!» Il y

1>F. J. T. DE CIIAM1UUW. 135

avoit même dans cette foule plusieurs Catholiques Romains quiversoient des larmes avec mes brebis. On se prëssoit si furieusement que les uns pas- soient sur les autres pour me demander ma béné- diction. Les uns me disoient : « Adieu, mon cher ami; » les autres, « adieu, notre cher pasteur, » et tous ensemble, levant les mains et les yeux au ciel, me souhaitaient mille bénédictions.

Ce triste spectacle, ces voix lugubres m'arrachè- r. nt le c&ur. Je me pâmai dans mon brancard; il fallut bien des eaux cordiales pour me remettre. A peine fus-je revenu que je conjurai ceux qui éinitnt plus pioches de moi de me laisser en paix. 11- recommencèrent à nie prendre les mains, les pieds, les bras, coffifadë s'ils eussent voulu in'ar- rëtèr';

Les dragons mêmes étoient si fort touchés de ce spectacle, qu'on remarqua qu'ils changèrent de couleur, sans dire un seul mot à ces pauvres affligés.

Il y eut un homme de mérite du Comtat qui, examinant tout ce qui se passoit, dit à de mes amis qui me l'écrivirent ensuite, qu'il ne croyoit pas qu'on eûl versé tant de larmes à Rome à la sortie de Liberius, ni à Alexandrie lorsque Saint Athanase alloit en exil, qu'on en avoit versé ce jour-là à < (range.

Enfin, axant été arrêté au milieu de la rue, je

130 LES LARMES

sortis de la ville par la porte la plus proche de ma maison, je trouvai encore plus de peuple pleu- rant que je n'en avois trouvé dans la ville. Il fallut encore m'arrêter pour lui donner ma béné- diction qu'il me demandoit avec empressement. Ainsi je passai devant trois portes de la ville, ac- compagné d'une foule continuelle de monde. On m'arrêta au faubourg de l'Ange, un dragon donna un grand soufflet à une honnête femme Catholique Romaine, parce qu'elle pleuroit à cause de mon malheur. Le soin que j'avois pris de rendre service à ceux de l'une et l'autre Religion m'avoit attiré leur cœur et leur affection; de sorte que ce ne fut pas pour moi une surprise de voir beaucoup d'honnêtes gens touchés de mes souffrances.

Je ne doute point que quelque personne chari- table n'avertit le comte de Tessé du triste état j'étois, et qu'il étoit à craindre que je n'expirasse avant que d'être à Pierre-Cise. Ce fut sans doute pour cette considération qu'il changea l'ordre qu'il avoit donné. Un officier vint dire à celui qui commandoit ma garde de me traduire au Saint- Esprit, et de me remettre entre les mains du che- valier de Montanègues qui y commandoit, auquel le comte de Tessé écrivit. Cet ordre étant donné, on me fit marcher.

Un grand nombre de personnes de mon trou- peau me suivaient toujours; leur présence renou-

DE I. !'. DE iIIAMItlUN. 137

veloit ma douleur, ce qui m'obligea de 1rs con- jurer de me laisser en paix entre les mains de mon Dieu, à la grâce duquel je les recommandois. Cette foule m'accompagna près d'une demi-lieue : mais, m'en étant enfin débarrassé, je commençai à penser à moi-même; je levai mon cœur à Dieu par le chant du psaume 143.

Seigneur Dieu oi l'oraison mienne; Jusqu'à tes oreilles parvienne Mon humble supplication, etc.

Je ne disois pas un verset que je ne fisse de saintes réflexions pour me fortifier dans mon com- bat. Après ce psaume, je chantai encore le 69.

Hélas Seigneur! je te prie, sauve-moi, etc.

J'étois interrompu dans ce saint exercice par les violentes douleurs que me causoit ma cuisse cassée. Le branle du brancard, les faux pas des mulets ébranloient si fort mes os, qu'il me sem- bloit de les ouïr craqueter, et il falloit que de temps en temps mon neveu Jean Convenent, et deux valets que le comte de Tessé m'avoit permis d'amener avec moi, me donnassent des eaux cor- diales pour faire revenir mon esprit et mon cœur abattu.

Je passai par Mornas, village du Comtat, d'où les habitans sortirent pour me voir, et cette troupe

12.

138 LES LARMES

impitoyable me chargea d'injures, et disoit qu'il me falloit jetter dans le Rhône.

Le changement de condition fait bien changer de langage; autrefois que je passois par ces en- droits, j'y recevois toute sorte d'honneur et de civilité.

Un garde du vice-légat d'Avignon à qui j'avois rendu quelque petit office, et qui étoit en ce poste pour ne laisser passer aucun Orangeois, comme ses camarades qui étoient postés dans d'autres endroits , s'avança près de moi et dissipa cette troupe mutinée. Il me témoigna le déplaisir qu'il avoit de mon malheur, et qu'il voudroit être assez puissant pour me pouvoir mettre en repos. Je le remerciai de sa civilité, et poursuivis mon chemin jusqu'au Saint-Esprit, je trouvai au bout du pont le chevalier de Montanègues qui m'altendoit.

Il s'avança vers mon brancard, et, approchant sa bouche de mon oreille, il me témoigna le sen- sible déplaisir qu'il avoit du traitement que je recevois, mais que je deVois attendre de sa part tout ce qui pouvoit dépendre de lui. Mon épouse avoit l'honneur d'appartenir à cet honnête gentilhomme. Cela joint aux petits services que j'avois pu rendre au marquis son frère, firent qu'il ne me mit pas dans la citadelle, ayant pris pour excuse à la CÔttr qu'il auroit été impossible de m'y transporter, attendu l'incommodité des degrés';

DE I. 1'. PK CIIAMWUN. 139

Oii me logea dans la maison d'ë M. Robin, cé- lèbre par son bel esprit', par les bëâûi vers (Jti'îl a donnés au public, et par l'honneur qu'il s'est acquis d'être un des membres des plus considé- rables de l'académie d'Arles. Madame Robin, son épouse, en L'absence de son mari, me lit tous les bons tfaitemens que je pouvois espérer, dont j'aurai un* éternelle reconnoissance. J'étois si accàblÎB à mon arrivée de la fatigue de cinq heures de rhemin, que j'employai pour aller d'Orange au Sâint-Espritj que je ne savois j'en étois. On eut bien de la peine à me tirer de mon brancard; je souffris des douleurs incroyables lorsqu'on nie transportait dans la chambre que l'on m'avoit préparée pour ma prison, je demeurai dans un lit l'espace de vingt jours sans qu'on pût m'en tirer pour pouvoir le refaire.

Je passai la première nuit à dicter à mon neveu Jean Convenent des dépêches pour la Hollande et pour Paris, par lesquelles je faisois le récit de mes tristes aventures. Comme j'avois fort à cœur d'ob- tenir un passe-port, j'écrivis une forte lettre àM. le baron Spanheim, envoyé extraordinaire de Son Altesse électorale de Brandebourg, par laquelle je le suppliois de ne rien oublier pour tne le faire obtenir. Je crus que pour réussir dahs'nioij dessein il étoit Important qde j'accompagnasse aies lettres d'un place! au Roi, afin qu'il plûl audit baron de

140 LES LARMES

le présenter en mon nom. Le voici aux mêmes termes que je l'avois conçu.

AU ROI TRÈS-CHRÉTIEN.

«Sire,

«Noble Jacques Pineton de Chambrun, origi- naire de la ville d'Orange, ci-devant Ministre en la même ville, représente, avec un très-profond respect, à Votre Majesté, que depuis onze ans il étoit perclus de tout son corps par les douleurs de la goutte; ce qui fait qu'il est continuellement accablé dans un lit ou sur une chaise, d'où il ne sauroit se tirer qu'à l'aide de deux domestiques. De plus, qu'il est actuellement travaillé de la pierre , et que , pour comble de misère , il a une cuisse cassée par une chute qu'il fit d'entre les bras de ses domestiques.

« C'est, SIRE, dans ce triste état qu'il a été en- levé de sa maison, par ordre du comte de Tessé, traduit par des dragons en votre ville de Saint- Esprit, sans que ledit comte ait voulu permettre a son épouse de le suivre pour le secourir dans ses grands besoins. C'est pourquoi il se jette aux pieds de la bonté, de la clémence et de la miséri- corde de Votre Majesté, pour la supplier d'ordon- ner qu'un passe-port lui soit expédié pour se re- tirer en Hollande avec sa dite épouse, etc.»

DE J. P. DE CHÀMBR1 N. 1 il

Dans la suite, je reçusrêponse de M. Spanheim, par Laquelle il me marquoil qu'il avoit envoyé

mon placel en toute diligence à M. le marquis de Croissy, et qu'il l'avoit accompagné d'une de ses lettres, dont il m'eiTvoyoit la copie avec ce que ledit marquis lui avoit répondu.

Certes, je ne puis m'empèeher de dire en cet endroit que la charité la plus ardente et l'amitié la plus cordiale avoient dicté la lettre de M. Span- heim. Les raisons qu'il mettoit en avant pour me faire obtenir ma demande étoient sans ré- plique; mais l'éloge qu'il lui plut d'y faire de ma personne étoit bien une marque de sa précieuse bienveillance, mais non pas un moyen propre pour me faire obtenir un passe-port. Plus on parle de vertu en ce temps-ci, plus on la voit oppri- mée, de sorte que ce qui, dans une autre saison, auroit pu me faire regarder avec des yeux favo- rables, fut en partie la cause d'une plus rude per- sécution.

M. le marquis de Croissy disoit, par sa réponse à M. Spanheim, qu'il avoit présenté mon placet an Roi, et que le mardi suivant il auroit une ré- ponse positive. Voyez, je vous prie, qu'est-ce que les intrigues du monde ! la réponse de M. deCroissy étoit du 27 de novembre, et trois jours aupara- vant, qui étoit le 2i du même mois, M. le marquis de Louvois avoit donné ordre à M. le marquis de

142 LES LARMES

la Trousse de me faire transporter à Pierre-Cise.

Le mardi suivant , M. Spanheim ne manqua pas de se rendre à Versailles, près de M. de Croissy, pour recevoir la réponse positive qui lui avoit été promise. Elle porta en substance que le Roi n'é- toit pas encore déterminé à me donner un passe- port, et, quelque instance que fît M. Spanheim, il ne put recevoir aucune autre réponse. On lui ca- cha même l'ordre qui avoit été donné de me trans- férer à Pierre-Cise. Je reçus ces deux dépêches lorsqu'on me transportoit en la prison qu'on m*a- voit destinée, et ce par le moyen de mon dit ne- veu, qui s'étoit dérobé du bateau pour s'en aller en poste à Orange.

Le lendemain de mon arrivée à Saint-Esprit, je fus visité par M. le chevalier de Montanègues, qui me parla d'une manière très-obligeante en m'of- frant et sa bourse et tout ce qui pouvoit dépendre de lui. Il m'a dit qu'il s'emploieroit à ce que je fusse sous sa garde jusqu'à ce que j'eusse reçu un passe-port; car, disoit-il, on ne vous traitera pas plus mal que les autres Ministres du royaume dont j'ai vu passer un grand nombre. Pendant mon séjour en cette ville-là, ledit chevalier permit à toutes les personnes de qualité de me visiter.

TTu jour, je m'entretins fort avant sur les ma- tières de la Religion avec le juge du lieu, nommé M. Rcrnard; et pour les dames qui me venoient

i>e j. r. DE ni.v.Miuu.N. 1 43

visiter en foule, je tâchai Je les instruire le plus adroitement qu'il m'étoit possible. « (Jue vous sert-il, leur disois-je, d'aller à la messe? qu'y entendez-ypns 1 .Ne seriez-vous pas plus édiliées si on vous lisoit la parole de Dieu en une langue qui vous fût connue, comme saint Paul le re- commande? Quelle utilité retirez-vous de vous prosterner devant des images, contre le comman- dement de Dieu, qui nous le défend très-expressé- ment dans sa loi? Quand vous entrez dans une église, pouvez-vous savoir si les images que vous y voyez vous représentent la sainte Vierge, sainte Catherine, sainte Thérèse, ou la nouvelle sainte Rose des Dominicains? Savez-vous si une autre image est la ligure de saint Paul, de saint Pierre, de saint Jean, de saint Antoine, de saint Laurent, ou de quelque autre Saint? Il est facile de vous tromper en ce discernement, et peut-être croyez- vous de prier la sainte Vierge, que vous priez sainte Rose, et ainsi vous rendez autant de culte à une petite Sainte qu'à la Mère de Dieu! Qu'en- tendez-vpus en vos litanies en disant toujours : Orapro nobisî Vous savez que vos Religieux vous parlent plutôt des miracles du fondateur de leur ordre que de ceux de Jésus-Christ et de ses apô- tres! Que vous seriez consolées, Mesdames, si on vous permettait de lire l'Ecriture Sainte) Vous y verriez tout au long dans les Évangiles la nais-

144 LES LARMES

sance, la mort, la résurrection et l'ascension de Jésus-Christ. Vous vous instruiriez de la doctrine qui nous apprend de nous confier uniquement en lui, et non pas àla créature, qui nous enseigne que pour être de ses véritables disciples il faut charger sa croix, et renoncer à père, mère, frères, posses- sions et héritages, comme vous voyez que je fais à présent. Si vous prenez plaisir d'ouïr parler des miracles, vous y liriez avec admiration ceux que Jésus-Christ a faits pour confirmer sa doctrine et ceux de ses apôtres, et vous ne vous laisseriez pas abuser par tant de faux miracles dont les légendes des Saints sont remplies. Vos prédicateurs vous disent que vos images sont des docteurs muets qui vous apprennent à imiter les saints. Ne seriez- vous pas mieux instruites si vous entendiez matin et soir un Curé ou un Ministre en chaire qui, dans les prières publiques de l'Église, demandât à Dieu pour vous toutes les vertus des Saints, disant : «0 grand Dieu, créateur du ciel et de la terre, qui nous avez donné votre cher Fils pour effacer par son sang tous nos péchés, donnez-nous votre Saint Esprit, afin que par sa grâce nous embras- sions par une vive foi le mérite de sa passion ! Accordez-nous, Père Saint, que nous suivions ce grand patron d'obéissance et de patience ! Impri- mez dans notre cœur les vertus de vos Saints qui nous ont précédés en celte vie et qui triomphent

DE J. P. 1>£ CIIAMI1IUN. 1 »•">

à présent dans le Ciel ! Que la pureté et la chasteté

tle la sainte Vierge soient continuellement devant nos yeux; que nous soyons zélés comme saint Pierre, ardens comme saint Paul, et pénétrés de \otre amour comme saint Jean, etc. »

Je suivais ainsi dans cette prière les vertus qui pouvoient caractériser chacun des apôtres.

Ces bonnes dames, qui n'avoient jamais ouï ce langage de Canaan, avoient les yeux fichés sur moi, que je remarquai en quelques-unes mouillés de quelques larmes; elles m'écoutoient avec beau- coup d'attention, et peut-être avec plaisir. Je con- tinuai dans cet exercice en toutes les occasions qui se présentèrent, et c'est ainsi que je sou- haitais de prêcher L'Évangile au milieu de mes liens.

Le gardien des Capucins prit aussi la peine de me visiter deux fois, m'offrant la pauvreté de son couvent sans me parler jamais que de l'estime et de l'amour que les Pères de son Ordre avoient pour moi, en reconnoissance des bontés que j'a- vois tuujuurs témoignées à leur famille établie ta I Mange.

Pendant que je vaquois à ce saint exercice, je n'ouhliois pas ma pauvre épouse, que j'avois laissée dans de grands dangers. Je lui écrivis pour la consoler et la conjurer de se tenir bien cachée pour se garder des insultes des dragons et de la

13

140 LES LARMES

main du comte de Tcssé. Quelques jours après, j'appris le cruel traitement de ce comte à son égard.

Il la fit assiéger par quatorze dragons dans la maison de son père, elle étoit cachée : on la trouva, et, ne voulant rien faire contre sa con- science, il ordonna qu'on la traînât dans ma mai- son et qu'elle eût à servir tout le régiment des dragons sans qu'elle fût assistée de personne. Elle se jetoit par terre dans la dernière désolation d'apprendre un commandement si injuste, qui exposoit son honneur et sa pudicité a toutes les infamies que les dragons mettoient en usage.

Un Religieux, de mes amis, à la famille duquel j'avois rendu de bons offices, ayant appris ce dés- ordre, courut à la maison de M. de Chavanon, et trouva bientôt le remède pour procurer quelque repos à mon épouse; car, sans la faire signer ni abjurer par aucun détour, il fit dire au comte qu'elle avoit fait son devoir, comme on parloit, sur quoi le comte fit retirer les dragons, et mon épouse me vint joindre. Sa présence me fut d'une grande consolation. Nous nous animions l'un l'autre à la persévérance, et, pour nous y fortifier, je faisois tous les jours les exercices de piété que j'avois ac- coutumé de faire à Orange.

J'appris au même temps que, le 25 de novembre, le comte de Tessé délogea d'Orange avec les trou-

DE J. P. DE CHAMBRCN. 147

pes, qui emmenèrent à leur tête mes collègues jusque dans Les prisons de L'Évêché de Valence, qui fut un surcroît d'affliction à moi et à mon troupeau.

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LES LARMES

IX

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148 LES LARMES

IX

Après avoir demeuré vingt jours en ma prison du Saint-Esprit, M. de Vermenton, prévôt du Ya- lentinois, arriva ave un exempt et sa suite pour me traduire à Pierre-Cise. Je suis obligé de dire qu'il n'y a point d'homme de sa profession qui soit si galant homme. 11 exécute ponctuellement ses ordres; mais il le fait avec tant d'honnêteté et de compassion pour ceux qu'il juge innocens, qu'il semble qu'on est en pleine liberté lorsque l'on est entre ses mains. Si j'avois voix en chapitre, comme on parle, j'en ferois un Kvèque, et il y a des Évê- ques que je ferois prévôts, puisque leur inhuma- nité les rend dignes de cette charge, et que la dé- bonnaireté de M. de Vermenton le rend digne de l'Épiseopat.

Avant que de venir chez moi, il voulut qu'on m'avertît adroitement de son arrivée, afin que je n'en fusse pas épouvanté. Cela étant fait, il fut j'étois, me témoigna en des termes les plus hu- mains du monde le regret qu'il avoit d'être obligé de me traduire. Il eut tant de compassion de mon misérable état, après que je lui eus fait voir mon

DE J. P. DE CHAMBRBN. I 49

corps, ({lie les larmes lui en vinrent aux yeux, et dil qu'il auroit voulu donner beaucoup pour être déchargé de cette commission.

Cependant on prépara un bateau pour mon transport. Tout étant disposé, on me tira de mon lit, d'où je ne m'étois remué depuis le premier jour qu'on m'y avoit mis; Dieu sait ce que je souffris de- puis ma chambre jusqu'au bateau, qui étoit éloi- gné presque d'un quart de lieue. Mes valets me porloient sur une chaise, mon épouse cl mon neveu soutenoienl mes jambes, et, à la moindre contorsion, je faisois des cris comme si j'avois été sur la roue. Je dis adieu en passant à M. de Montancgues , et le remerciai de toutes ses bontés.

La peine fut de me mettre dans le bateau : six hommes me tiroient dedans comme si j'avois été un cadavre; mais je n'élois que trop sensible pour sentir mille douleurs. On me coucha sur des matelas, après quoi six hommes qui tiroient le bateau commencèrent à marcher. Nous em- ployâmes cinq jours pour aller ta Anconne, qui o'esl qu'à six lieues du Pont-Saint-Esprit, à cause du venl du Nord qui souffloit avec vio- lence, et qui, par sa froideur, m'excita la goutte, qui rendit tout mon corps aussi roide qu'une barre de fer,

< »ii un' lenoit sur l'eau depuis la pointe du jour

»:5.

150 LES LARMES

jusqu'à dix ou onze heures de nuit, ce qui acheta de me mettre dans un état le plus pitoyable goutteux se soit jamais rencontré.

Je n'avois de libre que la langue pour me plain- dre, et mes poumons pour soupirer.

On me couchoit tout habillé à terre sur de la paille ou sur des matelas.

Quand nous fûmes arrivés à Anconne, M. de Vermenton, appréhendant que je n'expirasse, ne voulut pas m'exposer à poursuivre le voyage. Il s'arrêta deux jours, tant pour attendre le beau temps que pour me laisser reprendre un peu de force. Il y eut un grand nombre de personnes de la ville de Montélimar qui vinrent pour me voir. Ces bonnes gens ne me parloient que par leurs soupirs et par leurs larmes; ils levoient les yeux au ciel pour demander à Dieu ia vengeance de la cruauté qu'on exerçoil contre moi.

Je serois trop long si je voulois raconter tous les discours que je tins à ces bonnes âmes. Je leur di- sois que j'étois bien glorieux de souffrir pour le nom de Jésus-Christ, mais que ma chair me faisoit peur, et que j'appréhendois que l'excès de ma dou- leur ne me fit dire quelque parole qui fut contraire aux sentimens de mon cœur. Qu'au reste, ils dé- voient penser à eux pour se relever de leur chute par une prompte repentance, s'ils vouloient que Dieu leur fît miséricorde.

DE J. P. DE CËÀMBRUN. 151

C'est ainsi ijufe je tâchois d'édifier mon prochain

partout je passois.

Cependant, comme la tempête eontinuoit tou- jours, el mie même nous faillîmes de voir faire naufrage à M. le Cardinal de Bouillon, qui des- cendoil le Rhône pour s'en aller dans son exil aux isles il»1 Provence ', le prévôt lit faire un brancard un jour de dimanche, par la permission du Curé, pour me faire continuer ma roule. Il employa douze paysans qui me portoient sur leurs épaules; le tout à mes frais et dépens, qui montoient quel- quefois à quatre pistoles par jour.

Le bruit qui avoit couru de ce qui se passoit à

1 Le cardinal de Bouillon était neveu du grand Turcnne. En 1085 il fut lianni de la cour pour n'y plus reparaître : on avait intercepté l'une de ses lettres « qui était une satire arrière de la conduite du roi, de son gouvernement, de sa personne, et pleine de ces vérités dures qui laissent un long souvenir. » Saint- Simon, XII, 108, a fait de ce cardinal un portrait peu flatteur.

« Les besoins le rendaient souple jusqu'au plus bas vale-

tage. il n'avait d'amis que pour les dominer et se les sacrilier. vendta corps et àme aux Jésuites, et eux réciproquement à lui, il trouva en eux mille importantes ressources dans les divers états de sa vie, jusqu'à des instruments de ses félonies. 8a vie, en aucun temps, n'eut d'ecclésiastique et de chrétien que ce qui servit à si ranité. Son luxe fut continuel et prodigieux en tout... Ses mœurs étaient Infâmes ; il ne s'en cachait pas... » Cp. VI , 232; Ml, 213. Il est bon de rapprocher ce caractère de celui de M. de Cliambruii.

152 LES LAR.MES

mon égard attira bien du peuple sur mon passage. Les bonnes gens du Dauphiné venoient par troupes pour me demander avec larmes ma bénédiction, témoignant par tous leurs regrets d'être touchés de mes misères. L'exempt les repoussoit avec sé- vérité. Cela n'empèchoit pas pourtant qu'ils ne m'abordassent pour me baiser les mains et m'ac- compagner de leurs vœux.

Je trouvai à Sausse un gentilhomme de mérite, nommé M. du Ferron, capitaine dans le régiment de Sault, qui m'aborda adroitement, et qui me consola puissamment par mille belles choses qu'il me dit au sujet de la persécution. Il me parla du sermon que l'incomparable M. Claude avoit donné au public sur ces paroles : « Yous n'avez pas en- core résisté jusqu'au sang'. » 11 me fit même confi- dence du dessein qu'il avoit de sortir du Royaume, et qu'il étoit en chemin pour ce sujet. Dieu a béni sa bonne résolution, et j'ai eu la consolation de le revoir à La Haye.

Le 10 de décembre, j'arrivai à Valence sur l'en- trée de la nuit. M. de Yermenton avoit pris le de- vant pour me faire préparer une chambre, et, son arrivée ayant divulgué la mienne, je trouvai aux faubourgs une grande foule de peuple, et dans la basse-cour de l'hôtellerie beaucoup de personnes de qualité de l'un et de l'autre sexe. Les uns di-

» II; i>. is, i.

DE J. P. 1>K CHAUBRUN. Iï>3

soient: «Voilà le diable de Ministre d'Orange î » Les autres ajoutoient : «C'est l'espion «lu Prince d'Orange; » enfin, je n'entendois que des paroles d'invectives, qui pourtant ne me touchoient pas beaucoup, me souvenant de la parole du Sauveur du monde : «Vous serez bienheureux si l'on dit du mal de vous en mentant'. »

La question fut de me tirer de mon brancard; on demeura plus d'une demi-heure sans en pou- voir venir à bout, ne sachant de quel côté me prendre, perclus comme j'étois de tout mon corps. Je priai le prévôl de me donner un peu de trêve pour me laisser reprendre mes esprits, et, voyant tant de beau monde qui étoit autour de moi, je dis : « Mesdames, je vous demande pardon de mon incivilité; je ne puis porter la main au bonnet pour vous saluer; vous avez sans doute ouï parler de Job, voici son frère ou son cousin germain. » A ces discours, ces dames furent touchées de pitié, elles s'en allèrent à grande hâte, et j'en vis plusieurs qui tirèrent leur mouchoir pour essuyer leurs larmes.

Enfin, on me porta de mon brancard sur un lit, l'on tâcha de m'ôter mes habits pour que je prisse quelque repus, après tant de jours de fatigue et d'insomnie.

1 M.illli. .-,, M.

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mon çard attira bien du peuple sur mon passage. Les -_ as du I> uiphiné venoient par troupes pour m demander avec larmes ma bénédiction, témoigant par tous leurs regrets d'être touchés de meonis s, L'exempt les repoussoit avec sé- vérité.Cela n'empèchoit pas pourtant qu'ils nei mal - i pour me baiser les mains et m'ad comparer de leurs vœux.

Je huvai à Sausse un gentilhomme de

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iiuiniii.M. du Ferron, capitaine dans le régii de Sait, qui m'aborda adroitement, et quj cunsoli missamment par mille belles choses me dit i sujet de la persécution. Il me pari] sermonrue l'incomparable J| fc^L? avoit d| au pubfc sur ces paroles : core resté jusqu'au sang1. » dence d dessein qu'il avoit de sorl el qu'il <iit en chemin pour ce suj( sa bonn résolution, et j'ai eu laconsc revoir à a Haye.

Le 101e décembre, j'arrivai a Valent trée de lnuit. M. de Vermenton avoit vaut pou me faire pn arrivée ; mt divulp'-ïfi faubour basse-col de quj

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DE J. T. DE CIIAMBRl'N.

155

mit' mort aussi funeste et aussi horrihlèui puisse entrer dans la pensée de l'homme. Maùvvant que île les taire pouler, je m'en vais décrire îs circon- sUnces de leur origine.

Le même soir île mon arrivée à Yalei \ il veut un homme de mérite qui s'approcha d mon lit. Après quelques Gomplimens qu'il pronnea assez haut, pour ne donner aucun soupçon l'exempt dont j'ai parlé, nommé Nardouin, qui p quittoit pas ma chamhre d'un moment pour m garder à vue, et qui avoit mis des archers à la pcte pour y faire sentinelle nuit et jour : cet honnêl homme, dis-je, baissant sa voix, détesta mille fois i cruauté et la barbarie dont on usoit en mon end:»it. Il me lit ensuite un portrait si hideux de l'éit de son âme, depuis qu'il avoit succombé, que en avois de la frayeur. Il y ajouta les tourmens u'il souf- froit lorsqu'il étoit obligé d'assister à lanesse, et les horreurs de son esprit à la vue de idolâtrie qu'on y commet. Il me demanda mes eonolations, que je n'étois guère en état de lui donne.

h \ is quelques autres personnes distinuées qi ne pouvoient contenir leurs larmes, prmi les quelles il y avoit un marquis de mérite ne je ne nommerai pas, qui s'en alloit au lieu o il . e i auquel on défendit de me pacr.

Je passai une nuit fort inquiète, taD par les horribles douleurs de la goutte, que pr le dé-

154 LES LARMES

Malheureuse Valence! que tu me coûtes cher! C'est dans l'enceinte de tes murailles que je me suis laissé enlever la couronne que je portois sur la tête. C'est dans ton sein que j'ai laissé échapper le grand dépôt de la foi, par une parole qui me fera soupirer tous les jours de ma vie. Tu as triomphé de ma foiblesse et de mon infirmité. C'est au milieu de tes habitans que je me suis souillé comme dans une seconde Sodome : mais, « ne te réjouis pas contre moi, ô mon ennemi; si je suis tombé, le Seigneur m'a relevé; si j'ai été pour un moment dans les ténèbres, l'Éternel m'a éclairé1. » Que la postérité te regarde comme une cité souillée du sang des justes, et comme le centre qui a conduit les lignes de la persécution jusqu'à toutes les extré- mités de la France !

C'est ici que je dois commencer les larmes de ma repentance, puisque c'est ici l'endroit de ma chute et de mon péché. Elles se déborderont bien- tôt, ces larmes, comme un torrent impétueux qui a failli m'emporter de ce monde et me causer

1 Michée, 7, 8.

I>F. J. P. DE GHAMBRTJN. 155

une mort aussi funeste el aussi horriMe qui puisse entrer dans la pensée de l'homme. Mais avant que

de Les foire couler, je m'en vais décrire les circon- stances de leur origine.

Le même soir de mon arrivée à Valence, il y eut un homme de mérite qui s'approcha de mon lit. Après quelques eomplimens qu'il prononça assez haut, pour ne donner aucun soupçon à l'exempt dont j'ai parlé, nommé Nardouin, qui ne quittoit pas ma chambre d'un moment pour me garder à vue, et qui avoit mis des archers à la porte pour y faire sentinelle nuit et jour : cet honnête homme, dis-je, baissant sa voix, détesta mille fois la cruauté et la barbarie dont on usoit en mon endroit. Il me lit ensuite un portrait si hideux de l'état de son âme, depuis qu'il avoit succombé, que j'en avois de la frayeur. Il y ajouta les tourmens qu'il souf- froit lorsqu'il éloit obligé d'assister à la messe, et les horreurs de son esprit à la vue de l'idolâtrie qu'on y commet. Il me demanda mes consolations, que je n'étois guère en état de lui donner.

Je vis quelques autres personnes distinguées qui ne pouvoient contenir leurs larmes, parmi les- quels- il v avoit un marquis de mérite que je ne nommerai pas, qui s'en alloit au lieu il étoit relégué, et auquel on défendit de me parler.

Je passai une nuit fort inquiète, tant par les horribles douleurs de la goutte, que par le dé-

15G LES LARMES

plaisir de ne pouvoir parler avec liberté à ceux qui étoient près de moi. L'exempt étoit couché dans ma chambre; c'étoit un espion pour épier tout ce que je pourrois faire et dire, de sorte que je n'a- vois presque pas la liberté de me plaindre.

Le lendemain, le prévôt, qui avoit conféré avec M. de Valence^ fut dans ma chambre, pour me dire qu'il me laisseroit reposer ce jour-là, et que cependant il feroit préparer un bateau. Je lui dis que j'aimerois mieux aller en litière, parce qu'on me roueroit en me transportant au Rhône, qui étoit à un quart de lieue de mon logis. Il fit semblant d'y consentir, et, comme j'en eus arrêté un pour partir le lendemain, il me refusa de prendre cette voiture.

Cependant je ne sais si ce fut par un motif de compassion que M. de Vermenton ne vouloit pas que j'allasse plus avant que Valence; du moins je suis certain qu'il craignoit extrêmement que j'expirasse entre ses mains. C'est pour cela qu'où me fit visiter par les deux professeurs en médecine de l'Université et par deux chirurgiens. Ces méde- cins et ces chirurgiens n'eurent pas plus tôt vu mon misérable corps, qu'ils en détournèrent leurs yeux en levant les épaules, et comme je leur eus dit que ce n'étoit pas tout mon mal, que j'étois encore travaillé de la pierre, ils me dirent, qu'ils n'en pouvoient point juger à moins que de me

DE J. P. DE CHÀMBRT3N. 157

faire sonder; mais qu'ils n'en av oient vu que trop. Après quoi ils se retirèrent.

Ma cuisse, qui s'étoit débandée par mon trans- port, me causoit des douleurs horribles ; celles de la goutte s'augmentèrent furieusement; néan- moins, nonobstant ce déplorable état, j'étois dans l'impatience de partir pour être bientôt à Pierre- Cise. Je pressai le prévôt pour satisfaire mon désir; il me promit que le lendemain matin nous parti- rions ; mais, au lieu de cela, je vis entrer dans ma chambre, le même matin, M. l'Evèque de Valence. Je m'imaginai bien qu'on avoit fait quelque com- plot, ce qui m'obligea de me tenir sur mes gardes. Mes bras étoient si roides par l'incommodité de la goutte, qu'il me fut impossible de porter la main à mon bonnet pour le saluer.

Après qu'il se fut assis au chevet de mon lit, il commença par me dire qu'il éloit fâché de me voir si incommodé, que cela me devoit obliger de penser à moi pour ne me laisser pas transporter à Pierre-Cise, j'aurois beaucoup à souffrir; qu'il valoit bien mieux me réunir; que par ce moyen je me mettois en repos; que le Roi me donneroit de grosses pensions, et que, comme son intention n'étoit pas de s'arrêter à ses seuls sujets, pour les réunir à l'Église, mais que sa piété l'incitoit à faire rentrer dans l'Eglise les autres Protestans, je se- rois très-propre pour contribuer à ce bon dessein,

14

\ 58 LES LARMES

et que, par mon moyen on pourroit s'entendre pour donner quelques satisfactions aux Proteslans, au sujet de quelques points; que, pour lui, il ne feroit point de difficulté de consentir qu'on ôtàt les images des temples, et que même il en avoit fait beaucoup ôter de ses Églises on en voyoit fort peu, et qu'on redonnât la coupe au peuple; mais qu'il falloit qu'il y eut quelque homme de consi- dération de notre parti qui poussât cette affaire, et qu'assurément je serois très- agréable.

C'est en substance ce que me dit ce Prélat en cette première entrevue.

A quoi je repartis que je le remerciois de l'hon- neur qu'il me faisoil ; qu'au regard des souffrances dont il m'avoit parlé, j'y étois tout résolu; que, si je croyois de pouvoir faire mon salut dans l'Église Romaine, je ne me fusse pas laissé tourmenter de- puis près de deux mois; que, pour les pensions, je n'en avois pas besoin, par la grâce de Dieu; que tout petit gentilhomme que j'étois, j'avois de quoi m'entretenir, et que, pour l'encens qu'il lui plai- soit de me donner, en me jugeant propre pour travailler à une Réformation, je savois très-bien connoître mes foiblesses; que je donnerois pour- tant mon sang pour une si bonne œuvre; mais que les affaires étant en l'état on les voyoit, il n'y avoit aucune apparence qu'on voulut terminer par la douceur ce que l'on avoit commencé par les

DE J. P. DE CHA.Mimi'N. 150

armes; et qu'ainsi je lui serois très-obligé s'il vou- loit me faire obtenir un passe-pbït pour me retirer la Providence m'appelleroit.

« Ne vous y tlattez pas, Monsieur, me repartit-il, vous êtes un prisonnier d'État; vous ne devez attendre aucun passe-port. Oh se fait un point d'honneur de vous catholiser. I >n sait que vous êtes fort attaché au Prince d'Orange, on ne souffrira jamais que vous alliez près de lui. quoi! ajouta-t-il, n'aurez-vous pas plus d'avantage de servir le Roi que le Prince d'Orange? n'est-il pas un plus grand maître? Je vois bien que l'attache- ment que vous avez pour ce Prince vous lient au cu'ur et qur vous craignez de lui déplaire, en chan- geant de Religion; mais je vous puis assurer que nous avons des nouvelles certaines qu'il se fait instruire. »

«Pardonnez-moi, Monsieur, lui répondis-je, si je vous dis que je n'en crois rien; j'ai eu l'avan- tage de le voir dans ses plus tendres années, il étoit parfaitement bien instruit; je ne doute point que ses lumières ne soient accrues avec son âge; ainsi, comme je suis persuadé qu'il n'a aucun scru- pule de conscience sur la Religion, il n'a pas be- soin d'aucune instruction. Vous n'êtes pas le pre- mier, Monsieur, qui m'avez donné cette nouvelle, il y en a bien d'autres qui la publient; mais tout cela a ses vues, et il n'est pas malaisé de découvrira

100 LES LARMES

quel dessein on sème ces bruits par toute l'Europe. Je sais que votre Roi est un grand Roi; mais aussi je sais que mon Prince est un grand Prince, qui m'a toujours fait beaucoup de bien et qui m'ho- nore de sa bienveillance : je serois un ingrat si je pensois à changer de maître. Qu'ai-je fait pour être traité en prisonnier d'État? Je ne me suis jamais mêlé d'affaires de cette nature; ainsi, Monsieur, je vous supplie encore une fois de me procurer un passe-port, ou si M. de Vermenton trouve que je ne puisse pas être transporté, à cause de mes dou- leurs, faites-moi mettre dans vos prisons avec mes collègues. »

Après ces discours, il me sollicita encore pres- samment au changement, m'offrant toujours et des richesses et des honneurs, à quoi je me con- tentai de lui dire, pour me débarrasser de lui, qu'on ne changeoit pas de Religion comme de che- mise, et que j'aurois le temps d'y penser dans ma prison de Pierre-Cise.

Ce fut par son ordre qu'on fit semblant de m'ar- rèter dans Valence, en attendant les ordres de M. le marquis de la Trousse qui commandoit dans le Dauphiné. On me transporta dans la ville, en une méchante maison, j'étois toujours gardé par l'exempt et par des archers. Mes chers collè- gues qu'on n'avoit pas encore jetés dans des basses- fosses, comme on lit danslasuite,m'envoyoient une

i>r. .1. r. de (iivMHitiv. H'»l

personne affîdée pour me dire qu'ils prioièntDieu

pour moi et que je priasse pour eux; j'en faisois de même à Leur égard.

Comme on consultoil incessamment dans Va- lence pour trouver quelque moyen de me faire succomber, on s'avisa qu'il l'alloit éloigner de moi mon épouse et mon neveu, et me priver de mes domestiques. On accusoit les deux premiers de me fortifier dans la résolution de ne changer pas. G'ctoit l'exempt qui nous avoit ouï parler de cette matière, et, pour les seconds ils savoient qu'ils m'étoient d'une nécessité absolue, puisqu'il n'y avoit queux qui pussent me manier dans mon lit, i t me servir dans les nécessités naturelles.

En effet, il falloit agir avec moi tout de même qu'avec un enfant de naissance, et j'aurois pourri dans ma propre ordure si j'avois été entre les mains d'autres personnes que je n'aurois pu souffrir pour les employer à ce vil et triste usage.

i m fit donc connoître à mon épouse et à mon ii> \i h qu'il faudroit qu'ils se retirassent, et à moi qu'on me donnerait des dragons, ou les archers pour me servir.

Ce discours lui pour moi un coup de tonnerre qui m'épouvanta si fort que je ne savois j'en étois; je vis bien qu'on n'en u^oit de la sorte que pour nie mettre dans les dernières extrémités, et pour mejetter dans des douleurs millefois pires que

14.

162 LES LARMES

celles de la géhenne; car si les valets, qui étoient accoutumés à mes misères, ne pouvoient me tou- cher sans me causer d'extrêmes douleurs , que pouvois-je attendre de la main des dragons et des archers, gens sans pitié et sans miséricorde ?

J'eus mon recours à la prière et aux larmes pour demander à mon Dieu qu'il eût pitié de moi; mais mes péchés étoient trop grands pour recevoir de son bon secours ce que je lui demandois. Me vou- lant faire habiller pour essayer si je les pourrois souffrir lorsqu'il me faudroit partir pour Pierre- Cise, comme on m'avoit averti de me tenir prêt pour cela, je souffris tant de douleurs que j'allai lâcher cette maudite parole : Eh bien! je me réu- nirai.

L'exempt qui étoit présent courut à l'Evèché, sans me rien dire; l'Evèque vint dans le moment, accompagné du prévôt et de quelques autres per- sonnes, et m'ayant présenté un papier pour le signer en prononçant quelques paroles en latin que je proteste n'avoir point ouïes, je refusai de le faire comme je l'ai constamment refusé toutes les fois que j'en ai été sollicité.

Il me dit qu'on lui avoit rapporté que j'avois dit que je me réunirois; je lui répondis qu'il étoit vrai, mais que c'étoient les violentes douleurs que j'avois souffertes qui avoient arraché ces pa- roles de ma bouche, dans l'égarement de mon

DE J. P. DE ( II.VMItltlN. 163

esprit, et que, quand je nie rêûriiroisj il ne fferôit pas une grande conqurtr, puisque dans l'état il me voyoit, j'étois incapable de raisonner.

Kn effet) je ne savois j'en ('lois; ma raison étoit égacéfij sans avoir presque l'usage de mes sens. Je ne doute point que l'Evèque ne fît signer dans le papier qu'il nfavoit présenté le prévôt et quelques autres personnes, comme témoins dénia prétendue conversion; mais j'atteste particulière- ment la conscience de M. de Yermenton, s'il m'a jamais oui dire en présence dudit Evèque que je voulusse me réunir. Je fais la même chose à l'égard des loties personnes; comme je les tiens pour des gens de probité, j'espère qu'ils rendront témoi- gnage à la vérité.

Cependant, qu'on ne croie pas que je dise ceci pour excuser ma faute. Je ne sais que trop pour mon malheur que je suis tombé, et que cette mal- heureuse parole que j'ai prononcée m'a séparé de la communion extérieure delà véritable Eglise, jusqu'à ce que j'y sois rentré par la miséricorde de Dieu, et par Le ministère de ses serviteurs. Si je û'avoi^ été, et si je n'étois pas encore dans cette pensée, je n'aurois pas tant \ersé de larmes; au contraire, je me serois glorifié de mes souffrances et je nie serois mis au catalogue des plus illustres confesseurs; mai-, hélas! je me suis regardé bemme un Lâche soldat qui a tourné le dos au jour

104 LES LARMES

de la bataille, et comme un serviteur infidèle qui a trahi les intérêts de son maître.

Quoique ma chute fût de la nature que je viens de la représenter, M. de Valence ne manqua pas pourtant de s'en faire un grand honneur; il en parloit à tous allans et venans, il en écrivit à la Cour, comme du plus grand de tous les triom- phes '.

1 Voici en quels termes M. de Cosnac rend compte des rap- ports qu'il eut avec M. de Chambrun {Mémoires de Vaniel de Cosnac, publiés par M. le comte Jules de Cosnac. Paris, 1852, 2 v. in-S, II, 121-123) : « llm'arriva encore beaucoup d'autres occasions je fis mon devoir, pour retirer de cette mauvaise religion beaucoup de personnes de. toutes qualités. Je ne ferai mention que d'un fourbe nommé Chambon. C'était le patriarche <\e^ huguenots, et celui qui, sans contredit, avait le plus de réputation dans ce parti. Il était ministre à Orange et reconnu pour avoir plus d'érudition que les autres. Il avait la confiance du Prince d'Orange. Il fut arrêté par ordre du Roi et devait être conduit dans le château de Pierre-Encise, à Lyon. 11 était conduit par des dragons, et étant arrivé à Valence, j'ap- pris qu'il y était tombé malade et qu'il était en danger de mou- rir. Cela m'obligea de l'aller visiter dans son lit. Je trouvai un homme fort abattu d'une fièvre maligne, et, par-dessus tout, estropié par la goutte et par la sciatique. Après avoir longtemps parlé de divers points de conférence, il me fit prier de l'aller voir, et commença à parler de son état et du désir qu'il avait de trouver quelque personne qui pût l'éclairer sur une infinité de doutes qu'il avait sur la créance des catholiques. Je m'offris de lui rendre raison de notre foi, ce qu'il accepta, et ayant obtenu de M. l'intendant la permission de demeurer à Valence jusqu'à

DE J. 1'. DE CHalIBBl V 1<M

Mon état (Huit bien différent du sien; le sujet de sa gloire faisoil la matière de ma honte, et l'honneur <ju'il se faisoit de m'avoir converti étoit pour moi un sujet continuel de soupirs et de larmes.

Pourrai-je exprimer ma douleur avec autant de force cpje je l'ai ressentie? pourrai-je représenter l'état de mon âme, avec des couleurs aussi noires

ce qu'il parût on état de continuer le voyage à Pierre-Enci-c, nous prenions une heure le matin et une l'après-dincr pour les conférences. Cet homme, qui passait pour si habile dans sa reli- gion de ministre, me paraissait assez peu savant. Il citait à la vérité quelques passages de saint Augustin et des Pères de l'Eglise comme étant favorables à leur hérésie, et quand on les confrontait avec les originaux, ils se trouvaient souvent mal expliqués. Cela dura plusieurs jours. Enfin, voyant qu'on le de- vait traduire à Pierre-Encise, ce qu'il appréhendait beaucoup, il témoigna d'écouter favorablement ce que moi et d'autres per- sonnes lui disaient de la religion catholique, et enfin, après avoir gardé les bienséances, afin sans doute d'éviler la prison, il consentit de faire abjuration de son hérésie. 11 avait sa femme avec lui, qui B'opposait sans doute à la résolution que son mari avait prise de changer de religion. Je ne me pressais pas trop de b' faire déclarer, d'autant mieux que je voulais que sa femme se convertit et qu'il usât de sou autorité poiir cela, elle ne de- vant pas paraître ni plus savante ni plus habile que lui. H lit l'abjuration de son hérésie avec apparence de bonne foi. Quelques jours après -a femme suivit son parti. Cet homme, comme j'ai déjà dit, était impotent et ne pouvait marcher ni demeurer de- bout. Il fal ait qu'il fut toujours assis <>u an lit. On lui conseilla d'aller prendre les eaux minérales dans un village de mon dm-

196 LES LARMES

qu'étoit ma tristesse en ce funeste moment? Pour- rai-je faire entendre mes gémissemens à toute l'Europe avec une voix aussi lugubre que je l'avois dès le moment que je prononçai cette maudite parole? Pourrai-je enfin trouver des termes assez expressifs, pour mettre devant les yeux de mon lecteur l'amertume de mes soupirs et de mes lar- mes ? Non, cela ne se peut; on le peut sentir, mais on ne le peut exprimer.

11 me suffit de dire que ce péché m'a fait comme

cèse de Die. Je ne m'y opposai pas, tant pour sa gnérison que parce que j'avais le moyen de le faire observer et être informé s'il persévérait, dans les exercices de piété dos catholiques. Il joua bien son personnage. Il se conduisait en apparence fort bien, et pendant plus d'une année qu'il demeura dans mon dio- cèse, je n'eus aucune plainte. 11 se confessa et communia, et sa femme aussi, plusieurs fois. Je le faisais souvent visiter par des religieux et par des ecclésiastiques qui m'en faisaient toujours une bonne relation. Je fus obligé d'aller à Paris en 1HS7. Pen- dant mon absence, il fit quelque intrigue secrète dont je n'eus jamais aucune connaissance. Il obtint, sur la foi de son attesta- tion, la liberté d'aller à Lyon pour se mettre entre les mains d'un fameux médecin et tâcher de recouvrer la santé. La cour lui permit d'aller à Lyon. Dès qu'il y fut, il obtint de M. l'ar- chevêque de Lyon, par le moyen d'un de ses domestiques, d'al- ler à quelque autre endroit sur la frontière, et de il se rendit auprès du prince d'Orange, qui le reçut avec grande joie et lui donna une pension. Il fit un livre, à ce qu'on m'a dit, tout rem- pli de faussetés touchant la conduite qu'il avait tenue, et sur- tout, contre la vérité, il désavoua d'avoir fait abjuration ni exercice de la religion catholique, et fut reçu par ses frères

DE J. P. DE CIIAMimiN. 107

descendre dans les enfers, et je puis assurer avec vérité qu'il me semble d'avoir souffert tout ce que les âmes malheureuses peuvent souffrir. Je suis descendu par mon imagination dans ces lieux de ténèbres, pendant ma vie, pour n'y descendre pas à l'heure de ma mort, pour parler avec un grand homme des premiers siècles. J'ai appris par moi- même ce que c'étuit que le ver de la conscience

comme un apôtre et comme un martyr. Il mourut peu de temps après j à Amsterdam. "

Tel est le récit de M. de Cosnac, que nous avons, à dessein, re- produit sans rien en retrancher. Il suffit de comparer les deux relations pour voir qu'elles datèrent sur des points essentiels, et si bien, qu'évidemment l'un des deux narrateurs ne dit pas vrai. Il faut choisir. Ou Lien l'on sera pour M. deChambrun, ou bien c'est puur M. de Gosnac que l'on se décidera. D'une part cesl un pasteur qui écrit pour condamner sévèrement « un instant de faiblesse qui pèse sur sa conscience » ; il raconte avec une « tranquillité évangélique », avec une simplicité presque enfantine, les événements dont il a été témoin. Il a un moment failli sous la torture, mais il veut faire de sa faute une pénitence publique ; et comme, selon ses propres expressions, il n'a rien tant a mur que d'obtenir de Sun Dieu la rémission de son péché, :i yi ut le confesser hautement, afin de pouvoir obtenir miséri- corde. De l'autre c'est « un étourdissant personnage » dont voici le portrait :

« Personne n'avait plus d'esprit, ni plus présent ni plus d'activité, d'i xpédients et de ressources, et sur-le-champ. Sa \i- vaeité était prodigii use ; avec cela, très-sensé, tirs-plaisant eu tout ce qu'il disait, sans penser a l'être, et d'excellente compa- gnie. Nul homme m propre à l'intrigue ni qui eût le coup d'oeil

168 LES LARMES

qui ne meurl jamais. J'ai appris ce que c'est que L'agonie d'une àme poursuivie par le jugement de Dieu, et l'Evangile ne m'a jamais si bien appris la nature des souffrances de l'âme de Jésus-Christ, dans son agonie lorsqu'il soulenoit tout le poids de la colère de Dieu pour les péchés des hommes,

plus juste; au reste peu scrupuleux, extrêmement ambitieux, mais avec cela haut, hardi, libre, et qui se faisait craindre et compter parles ministres. » Et, comme pour mieux faire remar- quer, parle contraste, l'absence chez M. de Cosnac des qualités qui font le bon évèque, Saint Simon, auquel nous empruntons ces lignes, a soin d'opposer à l'évéque de Valence celui de Sens, qui était tout différent. « C'était un homme sage, grave, pieux, tout appliqué à ses devoirs et à son diocèse, dont tout était réglé, rien d'outré, que son mérite avait sans lui fait passer de Poi- tiers à Sens, aimé et respecté dans le clergé et dans le monde, et fort considéré à la cour. » (III, 143-144.)

Le choix ne semble pas difficile.

Pour venir en aide à ceux qui auraient de la peine à se pro- noncer contre M. de Cosnac, il suffit d'ailleurs de les renvoyer aux Mémoires mêmes de l'évéque de Valence. Qu'ils lisent, par exemple, ce que l'auteur des Mémoires rapporte au sujet de sa nomination à l'archevêché d'Aix (II, 12 4 sqq.), et ils compren- dront que « la susceptibilité de deux respectables membres du haut clergé fiançais ait été émue par la publication desdits Mémoires, au point de les signaler à leurs diocésains comme hostiles à l'autorité ecclésiastique et comme de lecture dange- reuse. » Cp. le Bulletin de la Société de l'Histoire de France. Mai 1853, p. 7 4 sqq. Cp. aussi, sur M. de Cosnac, Anque- til, Louis XIV, etc. Paris, 1819, p. 17 sqq. Peyrat, Pasteurs du désert,], 129, li:$, Ii7.

DE i. P. DE CHAMBRUN. 169

comme je l'ai appris par ma propre expérience.

Je m'écriois à tout moment, comme ce divin Sauveur sur la croix : «Mon Dieu, mon Dieu, pour- quoi m'as-tu abandonné ' ? »

La chambre j'étois me sembloit un lieu de ténèbres et d'obscurité. Il me sembloit d'ouïr une voix qui me disoit incessamment : « Il n'y a point de paix pour le méchant, a dit mon Dieu 2. »

Il me sembloit encore de voir mon Sauveur qui me reprochoit mon crime, disant : « Tu m'as renié devant les hommes, je te renierai devant mon Père qui est aux Cieux 3. »

Enfin je me comptois au nombre de ceux de qui les noms ne sont point écrits au livre de vie, dont le partage est dans l'étang ardent de feu et de soufre.

Ces idées épou\antables agirent si puissamment sur mon corps, que dans peu de jours mon tempé- rament plein et robuste fut changé en une sécheresse qui me faisoit diminuer à vue d'oeil. Mon visage devint pâle et hideux comme la mort, mes yeux s'enfonçoient pour n'avoir qu'un regard farouche; et mes insomnies continuelles minèrent si furt ma personne que je devins méconnoissable. Il ne i'alloit plus parler de me présenter des ali-

1 Math. 27, 46. * Es. 48, 22. 5 Malh. 10, 33.

15

170 LES LARMES

mens, j'étois incapable de les recevoir, et quand on s'empressoit pour m'en donner de peur que je ne tombasse dans la défaillance ou dans la dé- mence, je ne pouvois soutl'rir ni les discours, ni les larmes, ni les soupirs de ceux qui me les pré- sentoient. Je leur récitoisce verset du Psaume \()1.

Au lieu de pain la poussière Est ma vie eoutumièrc : Mon breuvage en mes douleurs Je mêle avecque mes pleurs. Pour la fureur de ton ire : Car, m'ayant élevé, Sire, Tu m'as fait si dure guerre, Que j'en suis allé par terre.

Je faisois tous les efforts dont je pouvois être capable en ce malheureux état pour relever mon cœur abattu, et pour trouver quelque consolation. Je faisois prendre à tous momens l'Ecriture pour me servir de ces armes spirituelles contre les hor- ribles tentations que je sentois en mon esprit. Mais, hélas î on n'avoit pas lu quelques versets que je faisois fermer ce saint livre. Il n'y en avoit pas un je ne trouvasse ma condamnation. Ce n'étoit plus pour moi une odeur de vie à vie, mais une lettre qui me causoit la mort par la connois- sance qu'elle me donnoit de mon péché. Jepensois souvent à la vision de saint Jean, qui nous repré- sente Jésus-Christ portant sept étoiles en sa main

DE I. P. I>K. CHÀMBRUN. 171

droite'; 9ë6 yeux me paroissoient comme une flamme de feu, et ees idées, qui frnppoient mon imagination, nie Eaisoieût tomber à ses pieds comme mort.

« Ah! malheureux, disOis-je, tu n'es plus une de ces belles étoiles qui ont brillé dans le ciel de l'Église. Tu étoiS la première en ordre dans la Principauté d'Orange; ta lumière s'esl éclipsée, et tu es devenu les ténèbres mêmes. As-lu quelque part à ces magnifiques promesses qui sont faites à ces étoiles? Tu ne mangeras point de cet arbre de vie, qui est au milieu du Paradis de Dieu; tu n'as pas été lidèle jusqu'à la mort; tu es exclu de la couronne de vie : la manne cachée ne sera pas Un aliment pour toi, et tu n'auras pas le caillou blanc', il y a un nouveau nom écrit. L'étoile du matin ne se lèvera point pour toi; tu n'auras pas les vè- temens blancs pour marque du triomphe. Com- ment pourrois-tti être une colonne au temple de Dieu, puisque tu as été la faiblesse même? Mal- heureuse colonne abattue, le nom de mon Dieu ne sera point écrit sur toi, non plus que celui de la nouvelle Jérusalem; et comme tu n'as pas vaincu, lu ne seras pas élevéàcehàut degré de gloire, pour être assis sur le trône de Jésus-Christ, comme il y

1 Apoc. 2, 1.

- Apoc. 2, 17.

172 LES LARMES

est assis avec son Père; toutes ces grandes pro- messes ne sont que pour ceux qui ont vaincu, elles ne sont pas pour les lâches et les timides; tu as été vaincu, le triomphe ne sera pas ton partage.»

Combien de fois ai-je dit que j'avois ôté ma cou- ronne de dessus ma tète ? J'avois toujours considéré le Saint Ministère comme la charge la plus hono- rable qu'on pouvoit exercer en ce monde; j'avois embrassé cette sainte profession contre le sentiment de plusieurs de ma parenté, qui regardoieut plutôt au monde qu'à Dieu : j'avois surmonté toutes les attaques qu'on m'avoit données, pour me dissua- der de ma sainte résolution; tout cela me venoit dans l'esprit; j'appelois donc mon Ministère ma couronne, et ma chute l'enlèvement de cette même couronne.

Je considérois ce que je devois à Dieu comme Chrétien Réformé, comme Pasteur dans son Eglise, et comme la postérité des Lévites.

En qualité de Chrétien , je voyois que j'avois violé le serment de mon baptême, et la protesta- tion que j'avois faite tant de fois d'être fidèle à Jésus-Christ en m'approchant de sa sainte table.

J'examinois avec beaucoup de soin ce que je devois à mon Dieu, en qualité de Pasteur; je voyois que je devois «mettre mon âme pour mes brebis',»

1 Jean, 10, 11.

DE J. P. DE C0AMBR1 N. 173

selon la parole « 1 « * Jésus-Christ, au lieu de leur être eu scandale.

Enfin, uie considérant comme la race des Lévites, j'étttis inconsolable d'avoir flétri mon nom par une parole que mes pères n'auroient jamais pro- noncer.

Je disois à ceux qui me parloient pour me con- soler : « Que me diront mes pères en la redoutable journée? Mon grand-père, qui avoit renoncé aux grandeurs du monde pour avancer la Kéformation, qui avoit reçu sa vocation des mains mêmes du grand Calvin, et qui, n'ayant point pris à honte L'Évangile, avoit préféré l'opprobre de Christ aux grands avantages qu'il avoit en cette vie. »

« C'est lui-même, ajoutois-je, qui a vu raser et brûler ses maisons pour cette bonne cause, et qui, par un courage héroïque, avoit fondé les belles Églises de Nîmes et de Marvejols, malgré le fer et le feu, et les autres obstacles qui s'opposoient à ce grand dessein. Que te dira ton père en ce même jour, lui qui t'avoit élevé avec tant de soin pour servir eu la Maison de Dieu, et qui, par son rare exemple, t'avoit donné de si beaux enseignemens de piété, de sainteté, et d'un courage intrépide pour ne faire point l'œuvre du Seigneur lâche- ment? Hélas ! ils te regarderont comme un enfant bâtard et illégitime, indigne de leur sang et de leur nom. Mais surtout, que te dira Ion Sauveur

15.

174 LES LARMES

lorsque tu paroîtras eu jugement devant lui?» Il me sembloit encore de le voir sur ce trône redoutable, sur lequel il doit être assis au jour du jugement, environné des ministres de sa justice. Il me sembloit que je lui entendois prononcer ces arrêts irrévocables de mort et damnation : « Allez, maudits, au feu éternel préparé au diable et à ses anges ; départez-vous de moi, vous qui êtes les ou- vriers de l'iniquité, je ne vous connus jamais '. » C'étoit en cet endroit que je tombois dans la défaillance, d'où l'on avoit peine de me faire re- venir. Ces tristes pensées troublèrent si fort mon esprit et agitèrent si fort mon corps, que mon cœur s'enfla de telle manière que je le senlois comme si c'eût été une grosse pierre qui faisoit enfler mon estomac. Je demeurai trois semaines entières sans prendre presque aucune nourriture, dans des dé- faillances continuelles qui faillirent m'emporter. On me faisoit jour et nuit des fomentations sur mon cœur, et un habile médecin, de mes amis, ayant appris mon triste état, vint de bien loin pour me secourir dans cette extrémité; il voulut me faire saigner pour soulager mon cœur, je le refusai constamment, lui disant que la mort m'étoit plus précieuse que la vie; qu'il ne falloit plus vivre après avoir offensé Dieu comme j'avois fait, et que

1 Math. 25, 41.

DE J. P. 1>K CHAMBRUN. 175

je serois bienheureux si la terre pourvoit cacher la honte de mon péché.

Comme il me pressait pour me persuader à me laisser saigner, et que mon épouse m'en" conjnroit ivre larmes, il me sdtttiènl que je leur dis cepas- Bage de Job : « Pourquoi dofine-t-il la lumière aux misérables, et La vie à ceux qui ont le cceur outré? qui attendent la mort, et elle ne vient point, et qui la recherchent plus que les trésors, qui se réjoui- roieht, en allégresse* et s'égaieroient s'ils avoient trouvé le sépulcre ' ? » Je suis au même état, je ne souhaite que de mourir.

Dan.- L'extrémité je me trouvois, je reçus un -i and secours par les soins et par les prières de beaucoup d'honnêtes gens, qui tàchoient de se glisser secrètement dans la chambre j'étois. Je dois ici particulièrement une reconnoissance au sieur Sauvage, marchand de Valence, et à son épouse^ pour tant de faveurs que j'ai reçues deleur part. Cette honnête et pieuse femme me secourut tout un dimanche, par ses bonnes paroles, et par Lés psaumes qu'elle chantoit à la ruelle de mon lit. A l'unir de mes soupirs et à la vue de mes larme* , elle me tint un discours qui nie perça le cœur, et dont je me souviendrai toute ma vie.

i Monsieur, me dit-elle, Dieu nous a châtiés

1 Job, •;, 10 22.

I7I>

LKS LAHMK.S

en voire personne. Nous vous considérions en ces provinces comme la colonne de l'Eglise de Dieu : si vous n'aviez dit la parole que avez dite, nous aurions tiré trop de vanité de votre persévérance; mais Dieu nous a voulu apprendre par votre chute que ce n'est que sur lui que nous nous devons appuyer. »

«Il est vrai, lui repartis-je, ma chère demoi- moiselle, que ce qui paroi l quelquefois le plus fort est le plus foible. Dieu vouloit que je fusse beaucoup aimé de tous nos pauvres frères; et quelle consolation puis-je avoir à présent que je leur ai donné un si grand achoppement? Que di- ront-ils de moi?» «Ils diront, me repartit-elle, que vous étiez homme sujet aux mêmes infirmités que nous.»

Il y avoit d'autres personnes, que je ne nom- merai pas pour ne leur faire des affaires, qui pas- soient les nuits entières à genoux devant mon lit, priant et chantant des psaumes. Je leur faisois choi- sir ceux qui revenoient le plus à mon sujet, et au milieu de ce chant lugubre nous mêlions ensemble les torrens de nos larmes. Si je rapportois tous les discours que je leur tenois et à tant d'autres per- sonnes, je ne doute point que l'Eglise de Dieu n'en reçût quelque édification ; mais il me suffit de dire en général ce qui peut regarder mon sujet, sans entrer dans les particularités qui ont une

DK J. P. DE GHAMBRUN. 177

suite naturel le avec ces choses générales, et que Les bonnes âmes pourront suppléer en y faisant attention.

Pendant que j'étois en cette désolation, M. l'E- vêque de Valence reçut les lettres de la Cour en réponse de celles qu'il avoit écrites au sujet de mon prétendu changement; il se faisoit un gros plaisir des félicitations qu'il reçut de la part de M. l'Archevêque de Paris et du Père La Chaise sur sa victoire imaginaire. M. de Louvois lui en écri- vit aussi; et au moment de la réception de ces lettres, les Romains publièrent dans Valence qu'on me donnoit une pension de 2,000 livres. Ce pré- lat fut chez moi pour me dire qu'il ne tiendrait qu'à moi d'être fort heureux: qu'on lui écrivoit de la Cour que je n'avois qu'à demander tout ce que je souhaiterois, ce qui me seroit accordé, et que le Roisouhaitoit seulement que je demeurasse quelque temps à Valence.

Je lui dis que je n'avois besoin de rien, et que, quand je serois dans la plus grande nécessité, j'ai- merois mieux mourir que si l'on disoit que j'eusse pris un denier pour avoir vendu ma Religion et ma conscience; qu'on me faisoit tort de me retenir à Valence, et qu'il y auroit bien plus de justice de m' accorder un passe-port. Je lui dis même, pour le sonder, que du moins on me laissât allerà Orange, quoique je n'eusse aucune envie d'y retourner.

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LES LARMES

Il me répondil [ue cela se pourroit avec le temps, quand j'aufris donné des marques d'obéis- sance et de fidélil au Roi, mais que, pour de passe-port, je n'eidevois point attendre. Il ajouta ensuite qu'il me tiuvoit fort abattu, et quel étoit le sujet de mon atttement. Il en étoit très-bien informé par l'exerot et les archers, qui rouloient tout autour du lia j'étois, et qui ne man- qu oient pas de h faire tous les jours un fidèle rapport de tout cemi se passoit.

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178 LES LARMKS

11 me répondit que cela se pourrait avec le temps, quand j'aurois donné des marques d'obéis- sance et de fidélité au Roi, mais que, pour de passe-port, je n'en devois point attendre. Il ajouta ensuite qu'il me trouvoit fort abattu, et quel étoit le sujet de mon abattement. Il en étoit très-bien informé par l'exempt et les archers, qui rouloient tout autour du lieu j'étois, et qui ne man- quoient pas de lui faire tous les jours un fidèle rapport de tout ce qui se passoit.

« Comment, Monsieur, ne serois-je pas abattu, lui dis-je, après avoir reçu et recevant encore un traitement si cruel? je vous avoue que je suis dans des larmes continuelles, par les tourmens de mon corps et de mon esprit : vous croyez d'a- voir fait une grande conquête par la parole que j'ai dite; il est facile de triompher d'un pauvre malheureux! »

Je n'étois pas en état, en cette première visite, de lui faire connoître plus avant mes sentimens. Il me fît sept autres visites pendant le temps que je restai à Valence, dont je rapporterai ici en peu de mots les entreliens \

Il me disoit incessamment qu'il n'y avoit rien de plus funeste que le schisme et rien de plus

1 Cf., pour tous ces détails, le passage des Mcmoircs de M. de Cosnac, que nous avons cité plus haut.

DE J. I\ DE CHAMlililV 179

beau que la réunion1. «Il est vrai, lui disois-je, que l'unité est très-agréable à Dieu, quand elle se peut conserver; mais qu'il falloit prendre garde à la parole de saint Paul, qui nous disoit bien qu'il faut avoir paix avec tous hommes, tout autant ([ne cela se pouvoit faire ; ce qui nous marquoit que, lorsque l'union intéressoit le salut, nous étions indispensablement obligés de la rompre, d'autant plus que le même apôtre nous ensei- gnoit qu'il ne faut pas même manger avec les idolâtres, et qu'il n'y pouvoit point avoir de com- munion entre le temple de Dieu et celui des idoles. »

Il me voulut parler là-dessus du schisme des Donatistes; mais il ne falloit pas beaucoup de discernement pour comprendre qu'il n'étoit pas beaucoup versé en cette histoire. Je lui dis que les Donatistes avoient eu tort de faire schisme sur un point de discipline, mais que nos Réforma- teurs s'étoient séparés pour des points essentiels

1 a L'unité religieuse véritable d'nn peuple est un des plus beaux spectacles qui puissenl arrêter l'œil de Dieu... mais c'est à la condition que cette unité soit au fond des cieurs et non sur ces, a la condition que personne, dans une telle foule, ne maudisse tout bas ce qu il adore tout haut ; car Dieu, pour le moins, n'esl pas dupe *\'> apparences; on ne se joue pas de lui impunément; il esl le Dieu de la vérité et non du mensonge, Albert de Broglifi.

J 80 LES LARMES

dans les dogmes, dans le culte et dans le gouver- nement de l'Église, et qu'ainsi on ne les pouvoit point blâmer, à moins qu'on ne leur démontrât qu'ils errassent au sujet de leurs prétentions .

Il ne poussa pas fort avant cette matière; il me dit seulement qu'il m'avoit déjà dit qu'on pou- voit réformer quelque chose dans l'Eglise, et qu'il me jugeoit très-propre pour aider à cette bonne œuvre.

Il ne me souvient pas bien comment nous en- trâmes en conversation sur la persécution pré- sente, mais il me souvient très-bien qu'il me dit ces propres paroles : « On croit que les Évêques sont la cause de la manière qu'on se prend aujourd'hui pour la réunion, on se trompe assurément : nous avons représenté là-dessus ce que nous devions; mais c'est la volonté du Roi, à laquelle personne ne se peut opposer.»

Lorsqu'il me tenoit ces discours, je levois les yeux au ciel, dans l'étonnement j'étois qu'un Évêquefût capable de parler si faussement contre la vérité. Il me parloit comme s'il eût détesté la violence, et cependant il n'étoit pas plus tôt hors de chez moi que j'apprends qu'il étoit monté à cheval, à la tète des dragons, pour aller tour- menter dans son diocèse ceux qui n'avoicnt point abjuré ou qui ne vouloient pas aller à la messe '. 1 Qu'il nous soit permis de recommander ce passage à l'alten-

DE J. P. DE r.HAMMUN. 181

Le Prince mon maître lui tenoit fort au cœur ; il se passa peu de nos conversations qu'il ne me dit :

« Ces entêtés croient toujours que le Prince d'Orange viendra à leur secours; » ce qui me fit dire un jour à un de mes amis que le nom du Prince mon maître étoit aussi terrible à L'Evêque de Valence que le tambour de la peau de Ziska t'avoit été autrefois aux empereurs.

Dans une autre conversation, nous tombâmes sur les canons de la messe; il m'enfaisoit le détail comme d'une pièce concertée parles anges mêmes. Je lui dis qu'à la vérité il y avoit de bons endroits, niais qu'enfin c'étoit un manteau cousu de tant de pièces si mal rapportées, que ceux qui y fai- soient attention ne la regardoient pas d'un même œil que lui. «Par exemple, Monsieur, lui disois-je, cet endroit est-il supportable le prêtre dit : « Nous te présentons ce sacrifice en l'hon- neur de la sainte Vierge, saint Pierre, saint Paul, etc.» Quoi! offrir à Dieu un sang par le-

tion de M. de Broglic, qui a mis récemment son talent à défendre la thèse que soutient ici M. de Cosnac. Ce passage est une preuve entre vingt, et peut-être entre mille, que l'histoire produira peu a peu, qui les persécutions essuyées par les protestants de France sous le rèyne du roi très-i bréti< a Furent, pour le moins, L'œu- vre collective du clergé catholique tout autant que celle de Louis XIV.

10

182 LES LARMES

quel ces Saints ont été rachetés, en leur honneur, n'est-ce pas mettre le sang de Jésus-Christ au- dessous de ces Saints? » J'eus pour toute réponse qu'il falloit entendre cela comme l'Eglise l'en- tendoit.

Au sujet de la transsubstantiation, je lui rap- portai te beau passage de Théodoret que l'on lit dans son Dialogue II : « Dieu n'a point changé la nature du pain , mais a ajouté la grâce à la na- ture '. » Je lui rapportai ce passage en grec; il me dit qu'il a\'oit su autrefois cette langue, mais qu'il l'avoit oubliée. Je lui répondis : «Je le crois, Monsieur; vous avez eu d'autres occupations que de vous arrêter à la grammaire, b

Il ne se tira pas mieux d'affaire sur celui que je lui mis en avant des Décrétâtes. Il appuyoit fort sur ces paroles : «Ceci est mon corps; » me di- sant qu'on ne pou\ oit pas se manquer en croyant ce que Jésus-Christ avoit dit. Sur quoi je lui rap- portai l'explication de ce passage par les Décré- tâtes mêmes, au titre de la Consécration. Vos Décrétâtes, lui disois-je, ne vous doivent point

1 ThcodoretiEpisc. Cyri Opp. Lutet. Par., fol. 1642, t. IV, 18 : « ...Qui enim corpus naturale frumentum et panem appel- lavit, et vitem rursus se ipstim nominavit, is visiliilia symbola corporis et sanguinis appellalione honoravit, non naturam mu- tans, scd naturœ gratiam addens. » Ce passage se trouve clans le premier Dialogue de Théodoret, et non dans le secôfict.

DE .1. P. Dfi CIIVMIUIUN. |63

être suspectes; yoioi l'explication qu'elles donnent aux paroles de J ésus-C.hrist : Ceci esl mon corps. Cœleste Saeramentum quod tocatur raro Chrisli dicitur ciiam corpus Chri.sti, non proprie sed im- proprie, non rei vcritate, sed s/r/ni/ican/c Mysle- rio ; lia vt is sit sensus, h.oc est corjms ma/m , id est, signif.cat K J'eus encore pour réponse qu'il falloit entendre eela somme PÉgiise I Vninidoit. «Mais, Monsieur, luidis-je, l'Églises'en explique dans les Décrétales; elle dit qu'il faut entendre ces paroles ; «Ceci est mon corps » , non pas que le corps de Jésus-(.hii>t soit véritablement dans le Sacrement, mais qu'il est représenté et signifié par le Sacrement.»

Les réponses que me faisoit ce Prélat me firent bien juger qu'il avoit plus étudié en poli- tique qu'en théologie, qu'il avoit plus feuilleté les archives de son diocèse pour augmenter ses reve- nus2, que l'Écriture Sainte pour se rendre accom-

1 Corpus juris canonici, notis illustr., etc. Lugd. 16G1. 4. I, 117 0: « Sicut erso cœlestis panis, qui verc C.liristi caro est, suo modo rocatur corpus Christi, quum rêvera sit saeramentum coFporia c.hristi, illius videlicet, qimd slsibile, palpablle, mortale m çruce est suspensum, vocaturque ip?a immolatio carnis, qutr, sacerdotis omnibus lit, (Christi passio, mors, cruciflxio, non rei veritate, sed significante Myster',0 : sic saeramentum fulei, quod baptismaa intelligitar, lides est. »

* Cf. les Mémoires de Daniel de Cosnac. II, 129 iqq.

184 LES LARMES

pli en toute bonne œuvre, pour être un homme de Dieu, selon le précepte de saint Paul, et qu'enfin son esprit étoit plus tourné à la grandeur du monde et aux intrigues de la Cour qu'à l'humilité d'un véritable Évêque et au dénouement des mys- tères de la Religion.

Pour me persuader qu'on pouvoit user de la force pour faire rentrer dans l'Église les dévoyés suivant ce passage Coge eos inirare l qui étoit fort en usage en ce temps-là, il m'envoya les deux Épîtres de saint Augustin, qu'on avoit pris soin de traduire en françois : la première, à Vincent, Évêque donatiste, et l'autre, àBoniface, général de l'armée de l'Empereur. Je m'étois préparé à lui ré- pondre sur ces deux Epîtres, mais je m'étois trop avancé pour attendre qu'il m'en demandât mon sentiment.

Je lui avois allégué par avance ce beau passage d'un Ancien : Nova hœc et inauditaprœdicatio , quœ verberibus fidem suadereconatvr . «Cette prédication est nouvelle, qui tâche de persuader, à coups de fouet, les mystères de la foi. » En tous cas, je lui avois préparé quelques passages de ce même Père, et m'étois résolu de lui dire que, quoique saint Augustin eût de beaux dons, il étoit homme pour- tant, et qu'à cet égard ils'étoit fait Évêque de Cour.

1 Luc 14, 23.

DE J. P. DE CHAMIUU N. 185

Je serois trop long si je rapportais par le menu tout ce que j'ai dit avec cet Évêque touchant la Religion; il me sui'lit de dire, pour l'édificatioo de mon prochain et pour ma propre consolation, que, depuis la parole que je lâchai témérairement, je n'en ai passé par ma bouche aucune par laquelle j'aie pu démentir mes lumières ni les sentimens de ma conscience; au contraire, j'ai tâché d'édifier l'Église de Dieu, tout autant qu'il m'a été possible, exhortant tous ceux que je voyois : ou à la persé- vérance, s'ils n'étoient pas tombés, ou à se relever de leur chute par une prompte repen tance.

Je n'interrompis même jamais mes exercices de piété ; je priois avec tous allans et venans; je chan- tois les Psaumes à haute voix, et quoiqu'on me dit incessamment que je ne prenois pas garde, que je travaillois à me perdre , je leur disois que je voulois glorifier mon Dieu, et que la mort m'étoit plus précieuse que la vie.

L'Évèque m'en fit un jour des reproches; je lui répondis courageusement que je le glorifierais tout le temps de ma vie, et qu'il ne pouvoit pas légiti- mement s'opposera ma dévotion, puisqu'il avoit dit à tout son diocèse que nos prières éloient bon- oes, el qu'il n'y avoit rien à redire à nos Psau- mes. Je passai deux mois et demi dans eette ville- la, dans un abattement d'esprit inconcevable. Je ne sentois pas presque les douleurs de mou corps,

IG.

186 LES LARMES

tant mon esprit étoit occupe, ce qui me donna un grand préjugé de croire que la douleur n'est qu'une pensée.

Je fus visité par l'Kvêque et le commissaire de guerre dans la province du Dauphiné, qui alloit à Orange pour y porter cinq cents pistoles, pour dédommager les pauvres Catholiques Romains du logement des gens de guerre; d'où l'on peut juger de la dépense que les gens de la Religion ont été obligés de faire. Ce commissaire m'offrit de l'ar- gent dont je ne daignai pas le remercier. Il m'ex- hortoit aussi d'écrire les motifs de ma prétendue conversion m'alléguant pour exemple ce que le Ministre Vigne1 avoit fait. Je lui repartis que je n'étois pas tel qu'il me croyoit, qu'il se devoit sou- venir des dragons et des tambours qu'il m'avoit envoyés, dont le bruit effroyable m'avoit fait ou- blier mon latin ; ainsi, je le renvoyai brusquement en me moquant de lui et de ses offres.

Puisque le discours de ce commissaire me fait souvenir du Ministre Vigne, je n'oublierai pas de remarquer ici que cet apostat étant venu à Va- lence, pour se faire recevoir conseiller auPrésidial, il fut chez moi, conduit par deux valets de l'Évèque

1 Vigne, après avoir apostasie, écrivit une Apologie pour V Église catholique, par le sieur Vigne, cy-devant Ministre de Grenoble. Paris, 1686, in-12. Ce petit écrit se trouve à la Bibliothèque Nationale.

DE J. V. DJ ell.V.MItlil V IJS7

de Valence. Il entra dans nia chambre, tout trem- blant et tout blême; je le reçus fort froidement, cl, après nn petit discours de civilité qu'il me fit, je lui parlai en latin, à cause de quelques personnes qui nous pouvoient écouler. Je le priai de me dire en quel état étoit sa conscience depuis son change- ment; il fut extrêmement surpris de ce discours, et me parut fort interdit. Néanmoins, après avoir demeuré quelque temps dans le silence, il me ré- pondit en bégayant que sa conscience étoit en repos. « Et moi, lui dis-je, je suis dans les enfers, quoique je n'aie pas fait ce que vous avez fait. Je n'ai aucun repos, ni nuit ni jour, pour avoir dit une mauvaise parole, et vous me dites que vous avez votre conscience en repos. Ah! monsieur, vous n'y pensez pas bien : il vaudroit mieux con- fesser sod péché à Dieu que de détenir la vérité en injustice. »

« Je me suis réuni, me répondit-il, à l'Église Romaine pour éviter le schisme, que j'estime pré- judiciable au salut; je me suis réuni positivement, mais j'en suis séparé négativement. »

« Si vous parliez, lui dis-je, à quelque paysan, vous pourriez lui jeter de la poudre aux yeux, par cette distinction; mais me croyez-vous si ignorant que je n'entende pas votre jargon? Pouvez-vous dire que vous êtes séparé de l'Église Homaine né- gativement, en rejetant ses dogmes et son culte

188 LES LARMES

que nous désapprouvons? Ne venez- vous pas tout fraîchement de donner au public une lettre, s'a- dressant à vos prétendus nouveaux convertis, en laquelle vous soutenez ce que vous me dites à pré- sent n'être point l'objet de votre foi? Prenez garde qu'en mentant aux hommes vous ne mentiez à Dieu. »

Apparemment il s'étoit attendu que je n'oserois pas lui parler avec tant de force, que je dissimule- rois par politique avec lui mes sentimens ; de sorte qu'il se retira avec confusion et alla de ce pas chez l'Evêque, où, selon toutes les apparences, il lui fit en partie le récit de notre entretien; de quoi pour- tant ledit Èvèque ne me fit aucun semblant.

Lorsque je fus un peu revenu de cette enflure de cœur qui m'ôtoit presque l'usage de la raison, je pris la liberté d'écrire à S. A. R. une lettre, en date du 12 de janvier 1686, en laquelle je lui fai- sois le récit de mes tristes aventures. Ce bon maître eut la bonté de me faire écrire par M. de Schu- lembourg qu'il étoil extrêmement touché de toutes mes misères, et que je devois espérer que Dieu ne rn'abandonneroit point. Cette réponse me fut d'un très-grand secours et aida beaucoup à ma conso- lation : car, comme Dieu me préparoit encore beau- coup d'afflictions et de souffrances, ces marques de bienveillance dont je m'élois rendu indigne aidè- rent à me soutenir dans mes combats.

DE J. P. Dt CHAMBRUN, 189

XI

Peu de jours après que j'eus reçu cette réponsej M. l'Évêque de Valence me lit sa dernière visite; qui me fui fort incommode. Jusque-là il ne in'a- voit point pressé, mais alors il médit, si je voulois vivre sans aucun exercice de Religion, que je me ferois de mauvaises affaires, de quoi il auroit du déplaisir; mais qu'enfin il avoit à répondre de moi; que, comme je l'avois pressé de me faire ob- tenir un passe-port ou de me laisser aller à l 'range, il avoit reçu la permission de me laisser aller à Romeyer, près de Die, l'air étoit bon pour con- tribuer à ma sauté. Je vis bien qu'il ne vouloii pas me dire qu'on m'envoyoit en exil; mais néanmoins, j'eus de la joie de ce qu'on me per- mettoit de sortir de Valence, que je regardois comme un enfer.

J'en partis le plus promptement qu'il me fut passible, nonobstant mes douleurs. .Mais avant que d'en partir, je n'oubliai pas de dire, par ce billet, mon dernier adieu à mes cbers collègues.

« Je vous dis adieu, mes très-cliers frères, si « toutefois je suis encore digne de porter ce beau

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de nia lepenlaui e lui |Mii>M'til donner «< quelque ( dilii alion

DE J. P. DE CnvVfBRO'.

191

Ce fol - ;ue j'arrivai <lan? cet hor-

rible d'^-rt j'étois relégi

Sur ma r-'Ute je fus dans de grand-.-? inquié- - ira Ministres qui avaient lâché le pied, les uns par la violence, et les autres de gaieté de cœur, étoient à Die, j -• r. E?t-il

le, disois-je en moi-même, qu'on t'envoie une nichée d'apustats, qui, par le souvenir que tu auras de leur crime, le reprocheront inces- samment ta faute ! » J'en faisois mes complaintes avec tant de douleur, qu'un gentilhomme passant e la litière j'étois couché demanda à un de mes valets si j'avois l'esprii troublé.

Je ne dirai rien des larmes que tant de bonnes âmes versoient sur mon pa- - : - l'eux

mille bénédictions, car ils - :it bien quels étoient les sentimens de mon cœur, et dans quels

- .s j'étois de la parole que j'avois làehéc L désert affreux je fus relégué est un vallon fort étroit, l'on ne peut entrer que par l'ouverture d'un rocher qui paroit inaccessible au Couchant

1 A ' - du s?ccnd Tolumçdes Mémoires de Daniel de

Cosnar, se trouie une note dont nous enrayons 'es lianes Mi- Tantes : Le ministre récalcitrant fut reléfué dans un ;

•jieore de sa chambre le _-•■-■•- dine.

ll)0 LES LARMES

« nom. Je quitte ce lieu qui m'a été si funeste, « pour me retirer dans un désert, je m'en vais « comme dans une espèce d'exil. Mes foiblesses et « mes infirmités m'ont séparé de vous, pour n'être « plus le serviteur fidèle et loyal; j'en porte déjà la « peine dès cette vie, étant dans le plus triste état « que \ous vous sauriez imaginer. Je porte envie à « vos liens, et j'estime la poudre de vos pieds mille « fois plus digne d'être présentée à Dieu que toute « ma personne. Apprenez, par mon triste exemple, « à être plus fidèles à celui auquel vous servez que « je n'ai été; il sait, ce divin Maître, les prières que « je lui adresse pour votre persévérance. Ne m'ou- « bliez pas, je vous supplie, dans les vôtres, qui « seront d'une grande efficace en la présence de « mon Dieu. J'estime plus les cachots vous êtes « renfermés que les plus superbes palais du monde. « Les prières des gens de bien les ouvriront, pour « vous faire jouir du fruit qui est à votre per- te sévérance; et vous savez quelle est la bienheu- « reuse récompense que Dieu prépare à cette excel- lente vertu. Adieu donc, mes très-cbers frères; « mon cœur et mes entrailles vous embrassent, et, « en quelque endroit qne la Providence vous « adresse, publiez mes soupirs et mes larmes, afin « que, si ma faute a scandalisé l'Église de Dieu, les « larmes de ma repentance lui puissent donner « quelque édification. »

DE J. P. DE CIUMHMN. 191

Ce l'ut te 2 de mars que j'arrivai dans cet hor- rililc désert j'étois relégué'.

Sur ma route je fus dans de grandes inquié- tudes. Plusieurs Ministres qui avoient lâché le pied, les uns par la violence, et les autres de gaieté de cœur, étoient à Die, je devois passer. «Est-il possible, disois-je en moi-même, qu'on t'envoie près d'une nichée d'apostats, qui, par le souvenir que tu auras de leur crime, te reprocheront inces- samment ta faute ! » J'en faisois mes complaintes avec tant de douleur, qu'un gentilhomme passant près de la litière j'étois couché demanda à un de mes valets si j'avois l'esprit troublé.

Je ne dirai rien des larmes que tant de bonnes âmes versoient sur mon passage; je recevois d'eux raille bénédictions, car ils sav oient bien quels étoient les sentimens de mon cœur, et dans quels regrets j'étois de la parole que j'avois lâchée. Le désert affreux je fus relégué est un vallon fort étroit, l'on ne peut entrer que par l'ouverture d'un rocher qui paroît inaccessible au Couchant

1 A la pane 190 du second volumedes Mémoires de Daniel de Cosnac, se trouve une note dont nous extrayons les lignes sui- vantes : « Le ministre récalcitrant fut relégué dans un petit vil- lage appelé Romeyei Ultima Thule . près de Die. On voit encore aujourd'hui écrit avec de l'encre sur la porte de sa chambre le 7e vers, du ps. i.iv : Ecce elongavi fugiens; et mansi in solitu- dine. »

102 LES LARMES

dudit vallon. A l'Orient, il a une montagne pe- lée, nommée Glandasse, d'une hauteur si prodi- gieuse qu'il faut trois heures de marche pour at- teindre au sommet; au Septentrion et au Midi, il a des montagnes entassées les unes sur les autres, qui poussent leurs ombres si loin qu'à peine y voit- on luire le soleil en hiver. Ce qu'il y peut avoir d'agréable est un ruisseau qui prend sa source de la montagne de Glandasse, et qui, par son mur- mure, pourroit servir d'amusement si l'esprit étoit vide de noires pensées, ce que je n'avois pas. Avant ces dernières révolutions, tous les habitans de trois ou quatre hameaux, qui sont dans ce vallon, fai- soient profession de la Religion, à la réserve de deux ou trois familles, ce qui me fut d'une grande consolation; car, pendant mon séjour en cet exil, ces bonnes gens venoient prier Dieu et se consoler avec moi.

Le bruit de mon arrivée en ce triste séjour ne fut pas plus toi épandu dans le voisinage, que je voyois arriver des gens de toute condition et de tout sexe, qui venoient à la dérobée pour me voir, et pour mêler leurs larmes avec les miennes. J'en vis de toutes les provinces du voisinage, et tous m'assuroientque, bien loin que ma chute eut donné du scandale, on n'en avoit eu que de la compas- sion, sachant les termes l'on m'avoit réduit ; qu'ils prioient et qu'ils espéroient que l'exemple

DE J. P. DE CHAMBRUN. 193

(|ue je donnais à l'Église lui seroit d'une grande édification.

« Quelle édification peut-on recevoir, leur di- sois-je, d'un si grand pécheur tel que je suis? Je demande bien à mon Dieu, de toutes les forces de mou âme, qu'il me donne la grâce de le pouvoir glorifier; mais j'appréhende, après la faute que j'ai commise, qu'il n'exauce pas mes prières. Je suis bien résolu de mourir plutôt que de faire ja- mais aucun exercice de la Religion Romaine; mais, hélas! if i îi suis-je, et que sais-je si les tournions qu'on me pourroit faire souffrir ne me feroient pas faire encore un mauvais pas? J'avois dit au comte de Tessé que je me verrois traîner avec plaisir par les boues d'Orange, cependant je n'ai pas, tenu ma parole; le passé me fait craindre pour l'avenir. »

Pendant les cinq mois que je fus en cet exil, ce furent mes principales occupations dans mon lit de douleur, que je baignois tous les jours de mes larmes. Je ne cessois de prier, de soupirer et d'af- fliger mon âme; et si quelquefois on me tiroit de mon lit pour me porter dans un jardin, je ne ces- sois de dire, en regardant ces horribles montagnes, ce que disoit David dans le psaume 121 : « Je lève iiit> yeui vers les montagnes d'où me viendra le secours; mon secours vient de l'Éternel qui a fait Les i ieux et la terre. » Comme les fêles de Pâques approchaient, FÉvêque

17

194 LES LARMES

de Valence vint à Die, à une lieue de mon exil, pour faire confesser et communier les prétendus conver- tis. Je me doutai bien qu'il viendroit chez moi pour me tourmenter. Il ne manqua pas d'y venir. J'avois près de moi M. Julian, avocat de Die, fort honnête homme, qui a donné gloire à Dieu par sa retraite; je le priai de se cacher derrière mon lit, pour avoir le plaisir d'entendre ce que je dirois à l'Ëvêque. Il s'y accorda, et, un moment après, le Prélat entra accompagné de plusieurs Prêtres et de quelques officiers de guerre.

Pendant un demi-quart d'heure la conversa- tion roula sur des choses indifférentes; mais,' s'étant approché de mon lit, tout ce monde se retira, et étant tête à tête, il me dit si je ne voulois pas penser à signer l'écrit qu'il m'avoit présenté, et à faire ce qu'un bon chrétien devoit faire. Je lui répondis que, pour l'écrit, je ne le pouvois si- gner, et que, pour vivre en bon chrétien, je m'y appliquerois tout le temps de ma vie. Il me pressa exlraordinairement. Mais enfin je lui dis, pour toute réponse, que je le priois de ne me presser pas, et le conjurai d'ordonner au Curé du lieu de n'exi- ger pas de moi de faire aucun exercice de la Reli- gion Romaine,, puisque étant revenu de l'égare- ment de mon esprit , j'étois en état de faire parler de ma vie. Il ne parut pas fort chagrin de ce discours, il me dit seulement que j'y pen-

DE J. P. DE CHAMMUN. 195

serois, et me quitta avec beaucoup de civilité.

L'avocat sortit de se cachette, et, se jeltaut à mon cou, il m'embrassa avec beaucoup de tendresse et de larmes, eu me disant que mes discours l'avoient extrêmement édifié; qu'il me quittoit pour s'en aller à Die, l'Évêqufi as manquerait pas de dire que je lui avois tout promis; ce qui ne manqua pas d'arriver, car cet Evèque ne fut pas plus tôt à Die, qu'il dit en présence de beaucoup de monde qu'il venoit de me voir, que j'étois un fort honnête homme, qu'il prenoit plaisir en ma conversation, et que je lui avois promis de me confesser et de com- munier. L'avocat, qui étoit présent aux discours de TÉvêque, disoit à l'oreille à ses amis : « Cela îi V~[ pas vrai, j'en suis témoin,» et ensuite leur expliquent le mystère, leur faisant comprendre que ll.vèque ne disoit tout cela que pour les séduire.

Les agitations continuelles de mon esprit me rejetèrent bientôt dans l'état je me trouvai à Valence. Je fus attaqué d'une fièvre violente qui me jeta dans la rêverie, dont je fus pourtant bien- tôt délivré sans me servir d'aucun remède. Mais si mon corps fut soulagé, mon esprit fut si troublé par les pensées tristes qui occupaient incessam- ment mon âme, que je ne savois j'en étois. Il sembloit que Dieu imprimoit de sa propre main mon péché dans mon cœur pour me faire bien pen- ser à son énormité, afin que je recourusse à lui par

HM> LES LÀfiMES

la prière, par mes soupirs et par mes Larmes. J'avoue que j'étois abandonné de l'esprit de conso- lation, puisque je fus capable de dire plus d'une ibis comme Job : « Périsse le jour auquel je naquis, et la nuit en laquelle il fut dit : un mâle est né. (Jue ce jour auquel j'ai péché ne soit que ténèbres ; ({lie Dieu ne le recherche point d'en haut, et que la lumière ne l'éclairé point '. » J'ajoutois à cela la suite que l'on trouve dans ce chapitre, que j'aime mieux taire que de le décrire. Pour rappeler les i-onsolations de mon Dieu, je récitois souvent ces paroles du psaume 77 : « Le Seigneur m'a-t-il rf- jeté pour toujours, et ne poursuivra-t-il plus à m' avoir pour agréable? Sa gratuité est-elle faillie pour jamais? Son dire a-t-il pris fin pour tout âge2?» Hélas! combien de fois ai-je dit : « ODieu, aie pitié de moi selon ta gratuité, selon la gran- deur de tes compassions efface mes forfaits. Ne nie rejette point de devant ta face, et ne m'ôte point l'esprit de ta sainteté. Rends-moi la joie de ton salut, et que l'esprit franc me soutienne 3. »

Pour tâcher de modérer ma douleur, je révois sur la différence que saint Cyprien mettoit entre ceux qui étoient tombés. Je savois que les anciens

1 Job 3, 3-4. Les paroles << auquel j'ai péché » ne se trouvent pas dans le texte.

2 Ps. 77, 7-8.

3 Ps. 51, 1 et l 1-12.

DE l. 1\ I>K i BàMBBl K. 107

distinguoient entre ceux qu'on appeloit Sacrifoati, c'est-à-dire ceux qui avoient sacrifié aux idoles; Thurijicati, ceux qui avoient présenté de L'encens ; et Libellatici) ceux qui avoient donné de l'argent au juge pour n'aller pas dans Le temple des idoles, et qui ensuite avoient pris quelque marque pour se délivrer de la persécution en usant île détour1. Je voyois bien que j'étois en ce dernier rang, mais tout eela ne me pouvoit contenter, puisque je n'a- vois pas eu le courage de souffrir La persécution pour l'amour de mon Sauveur. Ce qui doit appren- dre, pour le dire en passant, à ceux qui L'ont évi- tée par quelque artifice que ce soit, à se considérer tomme de grands pécheurs. Plusieurs pourront due qu'ils n'ont signé aucune abjuration; mais je laisse à L< ur conscience à examiner s'ils n'ont l'ait aucune action par laquelle ils aient démenti leur Religion.

Je réfléchissois encore sur la chute de tant de grands hommes, qui dans la suite avoient donné gloire à lùeu par Leur repen tance.

Saint Pierre se présentoit le premier à mon ima- gination ; mais je trouvois mon infidélité de beau- coup plus grande «pie la sienne. Le grand Hosius, qui avoit présidé au Concile de Nicée, n'étoit pas oublié; l'amour de son sépulcre, comme dit élé-

1 Cf. Cy priant Opp. Lulet. Paris., 1648, fol., passini; surtout p. ;'T, 71 sqq., 193 sqq.

H.

198 LES LARMES

gammcnt saint llilaire, c'est-à-dire de son corps abattu par ses longues années, lui fit signer la dé- testable hérésie d'Arius. Mais je disois : «Hosius étoit dans le délire à cause de son âge , mais tu étois dans la vigueur de ton esprit. » Libérius ve- noit ensuite m'entretenir. Je voyois que ce n'éloit que l'ennui d'un exil qui l'avoit fait tomber; que la crainte de la mort avoit fait dédire Bérenger, aussi bien que Jérôme de Prague, et le grand Cran- mer, Archevêque de Cantorberi.

Quoiqu'il n'y eût aucune comparaison entre ces grands hommes et moi qu'à l'égard de ma faute, je ne laissois pas que de faire un parallèle de leur conduite et de la mienne. Je trouvois des excuses pour eux, et je n'en trouvois point pour moi. « Car enfin, disois-je en moi-même, toutes ces grandes lumières se sont rallumées , après avoir demeuré quelque temps éteintes; mais, mal- heureux que tu es, peux-tu attendre que Dieu te relève après l'avoir abandonné avec tant de lâ- cheté ! »

C'étoit dans l'occupation de ces pensées que je passois la plupart du temps de mon exil; elles furent interrompues parle Curé du lieu, qui vint chez moi environ à la Pentecôte, pour m'exhorter delà part de M. de Valence à communier. Il me disoit que Pâques étoit passée, et qu'il étoit de son devoir de me faire cette exhortation, afin que je

DE J. P. 1>E OftàMBRUN. 190

fisse le mien. Il ctoil accompagné de deux ou trois chanoines dfl Die, qui n'osèrent pas me faire cette proposition, appréhemlant d'entrer en lice avec moi. Le Curé étoit fort déconcerté en me parlant. Je le remerciai du soin qu'il vouloit prendre de moi, mais que ma conscience m'obligeoit de lui dira que je n'étois pas en état de faire ce qu'il me demandoit ; que j'étois surpris que M. de Valence lui eût donné cette commission, puisque je l'a- vois si bien informé de mes intentions là-dessus. «De bonne fui, monsieur le Curé, voudriez-vous obliger à communier un homme qui n'a point de foi en vos mystères ? »

Là-dessus je lui fis un long sermon pour lui ap- prendre les -entimens de mon âme. Quand j'eus achevé, il se leva en me disant qu'il ne m'en par- lerait de sa vie, mais qu'il étoit indispensablement obligé de faire savoir à son Kvèque tout ce que je lui avois dit. Ce Curé fut homme de parole, car depuis ce jour-là il ne m'a jamais parlé de Re- ligion.

Cependant je souhaitois avec une extrême pas- siûB de donner gloire à Dieu, ou par une retraite, ou par la prison, ou par la mort , Dieu m' ayant inspiré qu'il falloit tout souifrir plutôt que de me souiller par aucun acte (l'idolâtrie. Ce fut dans cette vue que j'écrivis à M. l'Evêque de Valence pour lui faire savoir que je ne pouvois plusfivre,

200 LES LAfiMËS

étant horriblement tourmenté de la pierre. En effet, j'avois été travaillé pendant quelques jours d'une suppression d'urine accompagnée d'ex- trêmes douleurs, dont je ne fus délivré qu'après avoir jeté une pierre de la grosseur d'une fève. Ce Prélat ne m'avoit jamais vu qu'au lit, que je gar- dois ordinairement , tant pour l'abattement de. mon esprit que pour les douleurs continuelles que je soulfrois en mon corps. Je le priois par ma lettre de m'obtenir la permission d'aller à Lyon pour m'y faire tailler; il me répondit fort civilement qu'il s'y employeroit de tout son cœur, aussi bien que pour mon repos. Il prophétisa sans y penser; car la permission qu'il obtint quelque temps après fut la cause de ma délivrance, qui me déchargea d'une pierre que j'avois dans mon esprit, mille fois plus pesante qu'aucune autre qui puisse affli- ger un homme de cette étrange incommodité.

Les jours me sembloient des années : j'atlen- dois avec beaucoup d'impatience cette permission, et, n'en ayant aucune nouvelle, je récrivis audit Évêque pour le même sujet, en exagérant mon mal d'une étrange manière. 11 avoit son but, et j'avois le mien : il poussoit le temps, afin que les douleurs et mon ennui me lissent déterminer à ce qu'il souliaitoit. Mais je pensois à tout autre- chose ; c'est pourquoi , pendant qu'il dilféroit à me procurer cette satisfaction, je travaillois du

I>K .1. P. I*E I IIAMIUtl N. 201

côté de Grenoble pour tâcher d\ trouver quelque occasion favorable pour m' évader du Royaume. Dieu avoil béni mes soins et exaucé mes ardentes prières. On m'avoit trouvé un parti qui me parais- sait assez sûr pour exécuter mon dessein ; mais lors- que j'eus tout disposé pour me l'aire transporter par douze paysans à travers des hautes montagnes, jus- qu'au bord de l'Isère, on me donna avis que (ire- noble étoit plein de dragons, et que par mou affaire étoit échouée. Mon aflliction l'ut grande d'a- voir manqué ce coup; mais Dieu, qui conduit tout par sa sage Providence, voulut me fermer cette porte pour m'en ouvrir une autre plus facile et plus commode. Je nesavois pas que j'étois alors sous la garde de tous les consuls des communautés voi- sines, auxquels l'Évèque de Valence avoit donné- ordre de prendre garde si je ne sortirois point de mon exil. J'aurois été pris infailliblement si j'en fusse sorti sans une permission expresse : ce qui m'a fait adorer mille fois la Providence de mon Dieu et sa favorable protection à mon égard.

Au commencement du mois de juillet, l'Évèque de Valence vin! en son diocèse de Die pour faire confesser et communier. Beaucoup de troupes l'avoient précédé pour employer la force et la vio- lence envers ceux qui ne voudraient pas lui obéir. Il ne fut pas plus lé>t arrivé, qu'il lit savoir à un de mes amis qu'il avoil obtenu la permission que

202 LES LARMES

j'avois demandée pour mon voyage de Lyon. Quelque abattu que je fusse par mes larmes con- tinuelles, cette bonne nouvelle me donna quelque consolation , et je m'aperçus que les douleurs de mon corps diminuoient visiblement, d'où j'ai inféré que ce grand Dieu me vouloit disposer par à faire le coup que j'ai exécuté par son bon secours. Au milieu de cette petite con- solation , je ne laissai pas que d'être travaillé en mon esprit, prévoyant que j'aurois de furieuses attaques de la part dudit Evêque pour m'obligera signer ou à faire quelque autre cliose contre ma con- science. Je m'affermis en la résolution que j'avois prise de n'en rien faire, par mes prières, par mes jeûnes et par des humiliations extraordinaires. Ces exercices de piété me firent un peu ressentir la grâce de mon Dieu et les effets de ce divin Conso- lateur qui s'étoit retiré de mon âme.

Mais avant que cet Évoque vînt chez moi pour me tourmenter, il fit le tour de son diocèse, il exerça mille violences pour faire commu- nier et confesser. Les peuples se retiroient dans les bois et dans les montagnes ; on les y poursui- voit comme s'ils eussent été des bêtes farouches. On assommoit de coups, on garrottoit, on jetoit dans des basses fosses tous ceux qui y étoienl attrapés; enfin on n'entendoit parler que de dé- . solation et de misère. Quel honneur font ces Mes-

DE J. P. DE CIUMimUN. 203

sieurs à leur Religion de traîner au pied de leurs autels des gens pour les faire sacrifier à leurs idoles! Dieu refusuit autrefois une victime qui u'alloit i>a- gaiement à l'autel; et doivent-ils attendre qu'un sacrifiée fait à contre-cœur par ries enatures raisonnables lui puisse être agréable? Ils porteront celte iniquité, et le grand Juge de l'univers ne manquera pas de leur imputer ce pé- ché criant, de châtier ces horribles attentats.

Le bon est que M. de Valence mettoit devant les yeux de ce bon peuple mon exemple pour les obliger à confesser et à communier. «Quoi ! leur disoit-il, en savez-vous plus que M. de Chambrun ? Il a tout fait, et pourquoi refusez-vous de suivre Sun exemple? » Je reçus au même temps plusieurs dépêchée de divers endroits pour savoir de moi ce quienéloit. Comme je n'avois jamais biaisé, jeré- pondois qu'on se donnât bien de garde de donner aucune créance à ces discours; quej'étois résolu de mourir plutôt que de leur donner ce scandale, et qu'ils n'avoient qu'à se bien informer de ma conduite pour ne se laisser pas surprendre aux illusions qu'on leur vouloit faire. Quelle Religion, bon Dieu ! quels Evèques qui ajoutent la men- terie à la violence pour séduire de pauvres inno- cens ! Je dois dire à la gloire de mon Dieu, que ce que je lis en cette rencontre fut d'une singulière édificatioil et produisit beaucoup de bons effets,

20i LES LARMES

puisque des communautés tout entières aimèrent mieux s'exposer à la rage et à la fureur des dra- gons, que de confesser et de communier.

L'intendant du Dauphiné vint à Die environ ce même temps pour assister l'Évêque en cette belle mission. Ce dernier prèchoit par la bouche des dragons, et le premier faisoit le procès à ceux qui ne vouloicnt pas obéir. Tous les jours j'entendois dire qu'on envoyoit des troupes de femmes et de filles chez le malheureux Rapine, quiavoit exercé mille cruautés contre tant de pauvres innocens qui avoient passé par ses mains lorsque j'étois à Valence.

On me rapporta que cet intendant me mit sur le tapis un jour qu'il étoit à table. «On dit, di- soil-il, que ce Ministre qui est à Romeyer ne veut rien faire après avoir promis de communier et de confesser; nous le mettrons bientôt à la raison. Il a refusé deux mille francs de pension; il est bien délicat de mépriser les grâces d'un grand Roi.» M. deVermenton, qui étoit à table, prit la parole,et lui dit : «Monsieur, vous ne le tenez pas encore; je l'ai traduit jusqu'à Valence. Je suis persuadé que l'extrémité je l'ai vu lui a fait dire qu'il se réuniroit, mais il a bien des sentimens diffé- rens dans son cœur. »

Après que l'Évêque eut fuit le tour de tout son diocèse, il ne manqua pas de me venir visiter. Il

DE J. P. DE CHAMBRUN. 205

entra seul dans ma chambre, et commença par me «lire qu'il avoit obtenu la permission que j'a- vois tant souhaitée ; mais qu'avant de me la don- ner, il talluii que je me disposasse à signer, à con- fesser «'i à communier. Je lui répondis que je le remerciois des soins qu'il avoit pris, mais que je le priois de me laisser aller <in paix à Lyon sans me presser davantage ; qu'apparemment j'y mour- rois dans l'opération de la taille, et qu'ainsi je ne lui donnerais plus de la peine. Il me répliqua: « (jnoi ! Monsieur, on ne se moque pas ainsi du Roi. J'ai écrit à la Cour que vous étiez converti de bonne foi; et que diroit-on de moi si je ne vous faisois pas taire votre devoir? J'ai fait confesser el communier tous les Ministres qui sont à Die; voulez-vous être le seul Huguenot en France?»

« Je ne vis pas par exemple, lui répondis-je. Je n'ai pas dessein de me moquer de personne; vous êtes trop raisonnable, Monsieur, pour me vouloir obliger à faire quelque chose contre ma conscience. Je vous supplie de me laisser aller à Lyon. » En- suite il tira un livre de sa poche, l'auteur avoit rama»é plusieurs passages des Pères, pour prou- ver la présence réelle du corps de Jésus-Christ dans l'Eucharistie. Il y en avoit de saint Athanase, de saint Cyrille, de saint Ambrôise, do saint Augustin i.'i de plusieurs autres. A mesure < 1 1 1 " i L 1rs lisoit, je lui répondois sur-le-champ sans qu'il répliquât

18

206 LES LARMES

Le petit mot à mes réponses. Mais il insista particu- lièrement sur le passage de saint Augustin sur l'explication du Psaume 33, selon la version Vul- gate, et le 34 selon l'hébreu, ce Père avoit dit que Jésus-Christ se portoit entre ses mains quand il distribua la Cène à ses disciples. Se ipsum fer ébat in manibus suis'. Ce passage lui paroissoit sans ré- plique : « Que peut-on dire, me dit-il, à une ex- pression aussi forte que celle de saint Augustin?» Je me pris à sourire en lui disant : « Si j'avois ici mon saint Augustin, je vous ferois bientôt voir que ce que vous pensez n'est jamais entré dans l'esprit de ce Père. Comment, me dit-il, votre saint Augustin est-il différent de celui qui est ici cité? Non, Monsieur, lui dis-je, mais il n'y a qu'à tourner le feuillet pour voir son sentiment. Il fait assez comprendre dans l'exposition suivante que son peuple avoit été choqué de ces paroles; voilà pourquoi il en fait le commentaire dans l'endroit dont je vous parle, en disant : Se ipsum quodam- modo fer ébat in manibus suis1. Passe, me dit-il, pour celui-là, en voici d'autres auxquels il n'y a rien à redire. » Il poursuivit la lecture de son livre

1 « Il se portait, en quelque sorte, lui-même dans ses mains. »

Aiïg. Opp., Paris., ÎG'JI , IV, 216 : « Quia quum commendaret

ipsum corpus suum et sanguinem suum, accepit in manus suas

quod norunt fidèles ; et ipse se portabat quodammodo, quum

diceret : Hoc est corpus meum. »

DE J. P. DK GHÂMBRUN. 207

-ans qu'il fit jamais aucune réplique à mes ré- ponses. Il vit bien par ma manière d'agir qu'il ne gagnerait rien sur mon esprit, que tous les pas- sages qu'il m'alléguait n'étoieni pas capables de me convaincre. Ce qui L'obligea de fermer son livre pour me dire qu'il me conseillent en ami d'obéir au Koi, sans quoi on me feroit de très-mauvaises affaires , après quoi il m'embrassa et me dit adieu.

Le même soir il envoya des gens de guerre aux habitans de mon désert, qui firent mille désordres pour les obliger à tout faire. Je crus que j'en serois accablé comme les autres : mais au lieu de ces hôtes importuns, je vis entrer dans ma chambre le lendemain matin un Jésuite, député de sa part pour tâcher à nie corrompre. Il avoit (Hé précédé par un chanoine nommé Heinaud, à qui j'avois dit tant de choses touchant la Religion, qu'apparem- ment il auroit donné gloire à Dieu en un autre temps. Ce Jésuite se fit connoître à moi, en me rap- pelant la mémoire de quelques observations que j'avois faites dans un de mes sermons prêchant la controverse. «Vous souvient-il, Monsieur, me dit-il, des deux anagrammes que vous fîtes sur Cornélius Jamcnius et sur Joannes Calvinusî Je les ai retenues, me dit-il; ne trouviez-vous pas en Cornélius Jansénius, Cale i ni sensus in Ore, et dans Joannes Calvinus, An non es via lu-

208 LES LAfiMËS

cis1? Oui, Monsieur, lui répondis-je, il m'en souvient fort bien. Est-ce à vous à qui j'a\oi> à faire? C'est moi-même, me répliqua-t-il, et je viens à présent vous offrir mes services. Je viens vous avertir que M. de Valence est dans une grande colère contre vous; qu'il ne parle que des basses fosses ou de vous faire traduire à Pierre-Cise. Je serois très-marri qu'il vous arrivât aucun mal, car je vous puis assurer que je vous honore très-par- faitement, et que tous nos Pères ont pour vous une estime toute particulière. Croyez-moi, Monsieur, ne vous laissez pas tourmenter, vous n'avez qu'à faire une petite confession entre mes mains, et j'irai promptement à Die pour adoucir l'esprit de M. de Valence.

Pour la confession de mes péchés, lui dis-je, je la fais tous les jours à mon Dieu, et c'est à lui seul que je la dois faire, suivant le sentiment de saint Chrysostôme dans une de ses homélies sur L'Épître à Tite, il dit en termes formels : « Je ne le demande point que tu me confesses ton péché, c'est à Dieu seul que tu les dois confesser2. » Ht

« Le sens de Calvin dans sa bouche. »

« N'es-tu pas le chemin de la lumière:1 »

s Chnjsostomi Opp. Paris., 17 18, fol., I, 490 : « Non te in

theatrum conservorum tuorum duco, nequc hominibus peccata

revelare cogo; conscientiam tuam expande coram Deo, ostende

ip.-i vulnera, et ab eo medicamcnta postula. » Ce passage se

DE I. P. DE I .IIVMISKI >. 209

vous savez ce que dit saint Augustin : Quid mihi cu/n hominibus ut peccata mea audkaU, tanquam morbos meos sanaturi?

Je neveux peint, me dit-il, disputer avec vous, Monsieur; je sais que vous êtes mou Maître. La crainte on je suis qu'il ne vous arrive quelque mal m'a l'ait venir ici pour vous conjurer d'avoir pitié de vous-même.

Je o'appréhende rien, lui répondis-je; je me fiiis remis entre les mains de Dieu, il disposera de moi selon sa volonté. »

Il n'y eut sorte de personnage que ce Jésuite ne jouâl pour me porter à ce qu'il souhaitoit. Il m'em- brassa, il soupira, il pleura, mais tous ces artifices lurent inutiles. Il fut contraint de se retirer sans pouvoir rien obtenir sur mon esprit. Mais il ne se rebuta pas pour cela. Il revint encore le lendemain, et entra dans ma chambre tout effrayé comme si les dragons avoient été après lui pour m'enlever et me charger de chaînes. Il déploya toute son élo- quence pour me dépeindre tout ce qu'il me pour- roit arriver; il alla même près de mon épouse pour l'effrayer par ses discours, et pour la sollicitera me conjurer par ses larmes à prévenir les maux qu'on me préparait, fl trouva partout du rebut, de sorte qu'il se retira pour une seconde fois sans

troove dans le traité De incomprehensib, i><i Satura. Cp. I. " .7-758. *

18.

210 m:k LARMES

que ses douceurs et ses menaces fissent la moindre impression sur mon esprit.

On me vint rapporter que M. de Valence s'étoit mis en furie sur le rapport que lui avoit fait ce Jé- suite, qu'il disoit qu'il ne savoit à quoi il tenoit qu'il ne me fît jeter dans une basse fosse; que je lui pesois plus que tout son diocèse; que je m'en allasse au diable, et qu'à Lyon je trouverois bien à qui parler. Le lendemain il me fit donner encore une attaque; mais, me voyant inébranlable, il donna charge à un de mes amis de me dire que je pouvois partir quand je voudrois pour Lyon, M. l'Archevêque avoit reçu et recevroit encore des ordres pour me faire mal passer mon temps.

On doit en cet endroit admirer la Providence à mon égard. Car, qu'un Évêque de Valence, qui est un de nos plus ardens persécuteurs, m'ait laissé sortir de son diocèse de la manière que j'en suis sorti, priant jour et nuit à haute voix et en com- pagnie, chantant les Psaumes, exhortant tout le monde à la persévérance, ce qui ne lui étoit pas inconnu, que d'ailleurs il ne m'ait jamais pu obliger de faire la moindre démarche contre ma conscience; que j'aie disputé contre lui, expli- qué mes sentimens à son Curé, à des Chanoi- nes et à un Jésuite, il faut qu'il y ait en cela quelque chose de divin et tout à fait extraordi- naire. C'est sur quoi j'ai fait souvent attention

DE .1. P. I>K CHAMBRUN. 21 1

pour découvrir les voies de Dion eu cette affaire.

Après y avoir bien pensé, j'ai conclu que Dieu

s'esl servi de La vanité de cel Évêque pour me tirer

île mon malheur. 11 avoit écrit à la Cour qu 'il m'avoit converti. Il n'a pas osé s'en dédire pour oe passer pour un homme peu éclaire; mais d'ail- leurs, j'estime que j'entre dans sa pensée, en di- sant qu'il a raisonné de la sorte : «Tout le monde croit que cet homme est converti de bonne foi; j'ai pris le soin de faire courir ce bruit par tout le Hoyaume; si nous le jetons dans une prison, nous démentirons ce que nous avons publié : il vaut mieux le laisser aller à Lyon, infailliblement il mourra dans l'opération de la taille; ainsi nous en nions délivrés, et nous pourrons imposer après sa mort ce qu'il nous plaira à son égard. » Voilà apparemment quelles ont été ses pensées. Mais Dieu crie du Ciel en cet endroit : « Yos pensées ne sont point mes pensées, ni vos voies ne sont point mes voies'. » Le bon Prélat ne se seroit jamais imaginé que je fusse capable de faire le coup que j'ai fait; il avoit été le témoin oculaire de toutes mes misères; il savoil que j'étois plutôt un eada- mv qu'un homme. Il n'avoit garde de soupçonner ce que j'avois tant à cœur. C'est ainsi que Dieu confond la sagesse.de ceux qui croient être sages.

1 Es. ô/j, s.

L2\l LLS LÂBMI

XII

Je n'eus pas plus tôt eu la liberté d'aller à Lyon, que je partis de mon désert le l''r du mois d'août 1686, porté sur un brancard par douze paysans. Le pauvre peuple du Diois venôit en foule sur le chemin pour me voir passer. Je ne dirai pas ici de quelles bénédictions et de quelles larmes j'étois accompagné. Jevoyois partout des visages blêmes et abattus qui me donnoient de la compassion. Je lâchois de les consoler par mes vœux et par des bénédictions que je leur souhaitois.

Mes gens s'aperçurent que j'étois suivi de lieu en lieu par des Curés et par d'autres personnes, qui avoient reçu ordre de M. de Valence de me guetter sur ma route. J'en fus averti près de la ville de Crest par un honnête homme, qui me dit qu'assurément j'y serois arrêté. Je poursuivis pour- tant mon chemin sans m'étonner, quoi qu'on me pût dire, et j'arrivai heureusement à Lyon le 5 du même mois.

j'allai loger en une grande hôtellerie pour ùter tout soupçon, et pour mieux persuader que j'étois pour me faire tailler. Le lendemain matin j'en-

DE J. P. DE I ll.WlI'.lil V 2\'â

voyai chercher le nommé l'ermite Litotome, pour savoir de lui quand est-ce qu'il me pourrait tailler. Il visita mon corps, et, après l'avoir bien examiné, il me dit qu'il seroit bien difficile de faire cette opération en l'état j'étois, qu'il aviserait aux moyens les plus propres pour en pouvoir venir à bout.

Ce fut que je trouvai une dame de grande piété qui versa bien des larmes avec moi. Elle étoit sur son départ pour Genève. Je lui fis confidence démon dessein, et la conjurai de supplier Messieurs les Pasteurs de Genève de prier Dieu pour moi. Elle me prit mes mains, et, en me les baisant, elle me dit qu'elle espéroit que ces mêmes mains, qui lui avoient si souvent administré le sceau de la grâce, 3eroient encore employées pour lui donner la même consolation.

Otte grande hôtellerie j'allai descendre n'é- toit pas propre pour exécuter mon dessein; on me procura une maison plus commode, je ne fus pas plus tôt établi que je lis appeler le plus habile médecin de Lyon, nommé M. Falconnet, quiser- \ oit M. L'Archevêque, .le lui iis le récit de tous les symptômes de mon mal imaginaire; il conclut que j'avois la pierre, et qu'il me falloit faire sonder pour en être assuré. Il eut beaucoup de compas- sion de L'étal j'étois, et, sans me connottre, il me lit beaucoup d'amitié. C'est un homme de

214 LES LARMES

belles lettres, avec qui je prenois plaisir de m'en- tretenir. Je ne saurois dire si c'éloit mon mal ou quelque bonne remarque que je lui faisois sur les poètes grecs et les latins qui l'obligeoient à se tenir près de moi. Quoi qu'il en soit, il mettoit en pratique tout son art pour me donner quelque sou- lagement, et, pour lui faire plaisir, je lui disois que je me trouvois soulagé par ses remèdes.

Un jour qu'il fut visiter M. l'Archevêque, il lui dit qu'il traitoit un gentilhomme qu'il neconnois- soit pas, qui étoit en très-mauvais état. « C'est sans doute, lui dit M. l'Archevêque, un Ministre d'Orange; j'ai reçu ordre de la Cour de prendre garde à lui; » et, appelant son secrétaire, il lui commanda d'apporter sa cassette, étoit ledit ordre. Il le communiqua à son médecin pour m'en faire savoir la teneur, qui portoit en substance que M. l'Archevêque ne me laissât point sortir de Lyon, et qu'il prît garde que je n'y fisse aucune assemblée.

Quand on me le signifia, je répondis, que, pour faire des assemblées , je n'étois pas en état d'aller rouler la ville, et que, pour sortir de Lyon, on n'avoit qu'à voir mon corps. Je ne voulus pas dire que je n'en sortirois point sans ordre pour ne mentir pas. Cependant, me voyant observé de si près, je vis que je serois bientôt dans Pierre-Cise si je ne donnois ordre promptement à mes affaires.

DE J. P. DE ( IlAMl.lll V 219

J'avais fait mon parti avec un charretier de Franche-Comté, qui me promettent moyennant cent louis d'or de me pofteï eia Suisse sur une charrette, habillé en paysan, comme si j'étois son valet à qui la charrette auroit cassé les jambes. 11 y eut de mes amis qui s'] opposèrent par deux raisons: la première qu'il me seroit impossible de sduffrir eetté voiture; et la seconde qu'étant épié cuminc je L'étois, on ne manqueroitpas d'envoyer des courriers sur tous les grands chemins, si on s'apercevait que je manquasse dans Lyon, et que la distance de cette ville jusques en Suisse par la Franche-Comté seroit cause que je serois infailli- blement arrêté ; qu'il falloit que je songeasse à une voie plus prompte et plus courte.

Après y avoir bien pensé, je jugeai que mon coup seroit infaillible si je pouvois sortir en poste, dans une chaise roulante, avec le train d'un grand Seigneur. Mes grandes incommodités s'opposoient à mon dessein ; car en elfet, il est tout visible que je ne pouvois réussir sans un secours extraordi- naire du Ciel. 11 y avoit même des gens qui se moquoient de moi lorsque je leur faisois cette pro- position. Hais enfin, nonobstant leurs raisonne- odens, je me confirmai si bien dans ma penser, que dès Le même jour je fis acheter une chaise roulante, que je lis venir chez moi par des voies indirectes.

216 LES LARMES

Je voulus essayer si je pourrois souffrir cette voiture, pour ne me commettre pas mal à propos. J'allai sur le quai de la Saône, et sitôt que j'aperçus Pierre-Cise mes chers collègues sont détenus, il me fut impossible de contenir mes larmes. J'en versai des torrens, tant pour la compassion qtfc j'avois de l'état des personnes qui me sont si chères, que pour le souvenir de ma faute qui me privoit de la douce consolation d'être en la compagnie de ces bienheureux confesseurs. « C'étoit là,disois-je à mon neveu, qui étoit avec moi, le chemin étroit et la porte étroite par il falloit passer pour être bienheureux. » Quelque épouvantable que soit ce lieu, je devois dire comme le bon Jacob : « C'est ici la porte des (lieux, et je ne l'ai pas su connoître. C'étoit que j'aurois prêché à toute l'Europe par ma constance et par ma patience. C'est que j'aurois fait d'admirables sermons, mille fois plus édifians que tous ceux que j'ai prononcés en ma vie. Ma voixauroit pénétré jusques aux extrémités de la terre, et mon bon exemple auroit confirmé mes frères dans la bonne opinion qu'ils avoient de moi. Hélas! malheureux que je suis, pourquoi Pierre-Cise m'a-t-il effrayé? N'aurois-je pas eu plus de repos dans cette prison que dans celle de Valence, ou dans mon exil? Mon âme a été péné- trée de mille douleurs; elle l'est encore : au lieu que j'aurois trouvé dans cet endroit le repu-; de

DE J. I'. DE CHANBRUN. 217

ma conscience, le contentement île mon esprit, L'espérance de mon salut, et la gloire d'avoir été iidèle à mon Dieu. Chers collègues, que vous êtes heureux de souffrir avec tant de patience votre dure et longue prison ! Que ne m'est-il permis de vous embrasser pour vous dire le dernier adieu, et pour vous demander le secours de vos saintes prières, qui seroient mille fois plus agréables à Dieu, que celles d'un grand pécheur tel que je suis? Votre exemple me fortifie, pour glorifier Dieu, ou par ma sortie, ou par ma mort. J'ai cette sainte espérance que, si nous sommes séparés pour jamais en celte vie, nous nous réunirons dans la patrie céleste. Adieu, mes bien heureux collègues, le Seigneur veuille parachever en vous sa bonne œuvre, vous rendre victorieux en vos combats, et vous couronner de la couronne incorruptible de gloire qu'il a promise à tous ceux qui garderont la foi. »

Si mon neveu ne m'eût pressamment sollicité à quitter ce lieu-là pour donner quelque trêve à mes larmes, je crois que j'aurais attendu la nuit pour m'en retirer.

Je ne fus pas à trente pas de qu'un lieutenant de prévôt ou un exempt fut à mes trousses, et me commanda de me retirer chez moi. Cette aventure me surprit et me lit comprendre que j'étois extrê- mement guetté, puisque la première fois que j'étois

19

218 LES LARMES

sorti de mon logis, on m'avoit suivi pour prendre garde à moi. En effet, mes domestiques m'avoient dit plus d'une fois qu'ils voyoient rouler tout au- tour de ma maison des personnes qu'ils soupçon» noient être des archers. Ce qui me fit dire à mon épouse que je voyois bien que j'étois guetté, mais que je prendrois si bien mon temps que je me déroberois à la vue de mes gardes.

Pour y réussir, je fis appeler mon médecin pour lui dire que mes douleurs étoient si excessives que je ne pouvois plus vivre. 11 fut chez moi ac- compagné de M. son fils et de l'opérateur, pour me faire sonder. Ce fut le 5 du mois de septembre que je souffris cette cruelle opération. L'opérateur ne trouva point de pierre, et prit pour excuse qu'étant couché à la renverse sur mon lit, je n'é- tois pas en une posture propre pour opérer, qu'il falloit qu'on me sondât sur une chaise. Je priai le médecin de renvoyer cette seconde opération à un autre temps; que j'avois tant souffert dans la première, que je ne me sentois pas assez de force pour en soutenir une seconde, et que les fraîcheurs du mois d'octobre me pourroient être plus favo- rables.

Cela fut approuvé, et c'est ainsi que je me défis de mes médecins et de mon opérateur. Cette opé- ration me fit passer deux cruelles nuits : mais cela ne m'empêcha pas de donner ordre à mes affaires,

DE J. P. DE CIIAMRRUN. 219

pour partir lo dimanche suivant, huitième du même mois.

Une personne distinguée, pour laquelle je ferai toute ma vie des vœux , me donna deux valets , avec ordre de faire ce que je leur ordonnerois; il les équipa fort proprement, et de mon côté, j'en mis deux sur le môme pied. Les deux premiers avoient pour nom de guerre Parisien et Cham- pagne, et les deux qui m'appartenoient la Fleur et la Rivière. Pour moi je me mis en habit avec de l'or dessus, un chapeau bordé, la perruque blonde, la cravate à point de Venise nouée avec un ruban ponceau. Je préparai les chevaux qui m'étoient nécessaires, que j'envoyai hors la ville, ne m'en étant réservé qu'un avec un valet. Je m'imaginai qu'il fallait prendre mon temps à sept heures du soir, auquel temps toute la ville étoit sur pied, pour la promenade.

Je fis ma prière avec mon épouse , et après l'avoir embrassée avec bien des larmes, je me fis mettre dans ma chaise qui étoit préparée, la con- jurant de se retirer dans le moment de cette mai- son, pour s'en aller en celle que je lui avois fait préparer. Mon regret étoit extrême de quitter une

]>> r- le qui m'éteit si chère, et qui m'avoit été

d'un si grand secours dans toutes mes afllic- tions: mais comme elle ne pouvoit point nu- tir en poste, comme moi, j'avois pris le soin de

220 LES LARMES

faire un parti pour me suivre dans peu de jours.

Je partis donc à l'heure que j'avois résolu. Je passai à travers cette grande ville au milieu d'une foule incroyable de peuple, de calèches, de car- rosses, et me rendis au grand trot au bout du pont du Rhône, une personne qui me suivoit de près, pour observer si je ne serois point connu, me dit que tout alloitbien. Je lui dis adieu en lui serrant la main, et commandai en même temps mon valet de monter sur le cheval, et de marcher en toute diligence. La nuit me surprit lorsque je trouvai les autres valets avec cinq chevaux, qui m'attendoient derrière une masure; on attela promptement un second cheval à ma chaise, et tout mon monde étant à cheval, nous allâmes avec une diligence incroyable. J'étois attaché à ma chaise avec deux courroies, qui me tenoient si fort serré contre cette machine , qu'il étoit impossible qu'on reconnût que je fusse incommodé.

L'ordre avoit été donné au Parisien, qui étoit un garçon d'esprit, de prendre toujours le devant, pour faire tenir prêts les chevaux de poste, et de ne parler que de Monseigneur, qui marchoit en toute diligence, pour des affaires pressantes. Cette petite précaution réussit à merveille; je trouvois les chevaux tout prêts à mon arrivée; j'étois traité par tous de Monseigneur : cela , joint avec les grosses étrennes que je donnois aux postillons, me

DE J. P. DE CHAMBRUN. 221

fit faire tant de diligence, que je nie trouvai à la pointe du jour au pont Beau voisin. J'employai cette nuit à chanter les louanges de mon Dieu, je commençai par le Psaume 01. » Qui en la garde du haut Dieu pour jamais se retire, etc. »

Étant arrive au pont de Beauvoisin, je ne trouvai que deux chevaux de poste. In courrier que j'avois trouvé sur ma route, qui portoit la nouvelle de la création des Cardinaux, avoit emmené les autres. Je trouvai le Parisien aux prises avec le maître de la poste; j'entendis à mon arrivée qu'il lui disoit: « Monseigneur ne se payera pas de cela; il faut trouver des chevaux à quel prix que ce soit. »

Cet honnête homme m'aborda au moment de mon arrivée, et, me traitant de Monseigneur, il me demanda mille fois pardon s'il ne pouvoit pas sur l'heure me fournir les chevaux qui m etoient nécessaires : mais que dans peu de temps il m'en fourniroit, qui me serviroient très-bien. Je fis sem- blant de me mettre en colère, et peut-être que je m'y mis tout de bon , en disant que le service du Roi ne devoit point être retardé. Il me pressa de monter en une chambre, je serois mieux à mon aise; je lui répondis brusquement que j'avois chemin à faire. Pendant qu'il me raisonnoit, les bourgeois, qui commençoient à sortir de leur lit, venoient tout autour de ma chaise pour voir cet équipage. Ils me saluoient fort respectueusement,

1 1.

222 LES LARMES

me traitant de Monseigneur; je tiroisun peulecha- peau et me recouvrois, les laissant tête nue poul- ies mieux persuader que j'étois un grand seigneur. Je les sollicitai à boire à ma santé, après avoir de- mandé à déjeuner quoique je n'en eusse aucune envie.

On me dispensera de rapporter ici toutes les particularités de ce que je fis et de ce que je dis en cette rencontre; il me suffit de dire que je quittai la qualité de Ministre pour prendre celle d'un haut officier de guerre déterminé. En effet, ma manière d'agir le persuada si bien à tous ces gens-là, que ceux qui avoient la garde du pont et les commis de la Foraine demandèrent à mon neveu si je n'é- tois pas le Commandant du régiment des gardes du duc de Savoie. « Cela pourroit être, leur répon- dit-il. — Nous l'avons bien cru, répliquèrent ces commis ; nous l'avons vu passer ici autrefois, il a la mine fort heureuse. »

Pendant tout ce dialogue, j'étois dans une grande inquiétude. Il y avoit déjà près de deux heures que j'étois arrivé, sans qu'on me fournît des chevaux , quelque instance que j'en pusse faire. Ils vinrent enfin, et, tout étant prêt, le postillon se tourna vers moi, pour me demander si je vou- lois aller bon train : a II le faut bien, lui répon- disse, pour récompenser le temps que j'ai perdu.»

Je passai le pont aussi vite qu'on le put faire,

DE J. T. DE CfiAMBRUN. 223

au milieu de douze gardes, qui s'ouvrirent adroite et à gauche. Ma joie fut inconcevable, de me voir hors d'un royaume oùj'avôis tant souffert. J'élevai mon cœur pour en rendre mes très-humbles actions de grâces à mon Dieu, et chantai le Psaume 125 :

Tout homme qui son espérance En Dieu assurera, etc.

Mais lorsque je me croyois entièrement délivré de la main de mes ennemis, il m'arriva une aven- ture à laquelle je ne m'étois point attendu.

A l'entrée de ce rocher inaccessible qu'un duc de Savoie a fait couper pour ouvrir un grand che- min, où l'on voit une belle inscription dédiée à la gloire de ce Prince, je trouvai un corps de garde de sept hommes. Le postillon m'avertit qu'on se mettoit en état de m'arrèter. Je lui dis de pousser ses chevaux, pour passer sur le ventre de ces co- quins : mais l'un d'eux ayant présenté son fusil aux chevaux, il y en eut un qui se cabra, et qui faillit se renverser sur moi. Je fis approcher ce garde, et lui demandai pourquoi est-ce qu'il m'ar- rêtoit"? Il me répondit qu'il avoit ordre de ne lais- ser passer personne sans passe-port.

« Comment! coquin? lui répliquai-je, ne le porté-je pas sur mon visage? Est-ce ainsi que tu arrêtes le service du Roi? Je ne serai pas plus tôt à

224 LES LARMES

Chambéry, que je te ferai mettre dans un fond de basse-fosse. »

Il tira son chapeau en me traitant de Monsei- gneur, et me faisant ses excuses. Je connus fort bien qu'il n'entendoil pas son métier, ce qui m'o- bligea à redoubler mes menaces, lui disant, que si je descendois, je lui passerois mon épée à travers le corps. Je lui demandai qui étoit son comman- dant, et il étoit. Jl me répondit qu'il s'appeloit Favier, et qu'il étoit dans un fond qu'il me mon- tra, où il mangeoit des raisins.

« Il mériteroit, lui dis-je, d'être mis dans un fond de basse-fosse, aussi bien que toi, pour ne se tenir pas à son poste. Qu'on l'appelle, et qu'il me vienne parler. »

On l'appela : mais je ne sais si les menaces que j'avois faites l'intimidèrent, il se contenta de crier à ses gens . « Qu'on laisse passer Monseigneur! » Cette parole m'ouvrit le cœur, qui commençoit à souffrir; elle n'eut pas été plus tôt prononcée, que je commandai à mon postillon d'aller en toute dili- gence. Je passai dans Chambéry à toutes jambes, je n'arrêtai que quelques momens, pour faire raccommoder ma chaise. Quoiqu'il me fallût pren- dre la traverse, je me servis encore de chevaux de poste pour me mener jusqu'à Genève. Les mauvais chemins elles précipices qu'on trouve sur la roule me faisoient aller plus lentement que je ne souhai-

DE J. P. DE CHÀMBRUN. 2'2'J

tois, dans la craint i j'étois d'être poursuivi par

quelque courrier. Il fallut même que je me servisse

des paysans, pour soutenir ma chaise dans les mauvais pas, je faillis me précipiter bien souvent : mais, nonobstant toutes ces fatigues, ce grand Dieu, qui me soutenoit visiblement, me lit arriver à Genève, à six heures du matin. Je ne fus pas sur le pont d'Arve, que je sentis mon cœur se fondre en larmes, pour la délivrance que je venois de recevoir. Je commençai mes actions de grâce à ce divin Protecteur, par le chant de ce verset du Psaume 26 :

Le saint et sacré lieu, tu te tiens, mon Dieu, M'est précieux jusques au bout. Ce divin tabernacle, De ta gloire habitacle, J'estime et prise dessus tout.

226 LES LARMES

X1I1

C'est une chose remarquable, qu'au dernier pas que les chenaux firent à l'entrée de l'hôtellerie, un des bras de ma chaise se cassa par le milieu. Sur quoi je fis cette réflexion, que Dieu me disoit par ce muet langage que c'étoit lui qui m'avoit sou- tenu et porté en ses mains, puisqu'il y avoit bien plus d'apparence que cet accident dût arriver au milieu des rochers et des précipices. Je réfléchis aussi sur ce que je voyois tout mon monde si fort fatigué, et que cependant j'étois aussi frais que lorsque je partis de Lyon, nonobstant toutes mes grandes incommodités. J'en rendis grâces à mon Dieu, aussi bien que de la bienheureuse délivrance qu'il venoit de m'accorder.

Quelque soin que j'eusse pris pour me cacher, le bruit de mon arrivée fut bientôt semé par Ge- nève. On venoit en foule me féliciter de ma sortie. Tout autant de personnes que j'embrassois, au- tant je versois de torrens de larmes. Je m'étois imaginé que je serois regardé comme un chien dans les pays étrangers, comme je le méritois. Dieu me fit éprouver le contraire; car j'ose dire qu'il y

DE J. P. DE CIIAMBIU'N. 227

a eu bien peu de réfugiés qui aient reçu tant de .aivsses partout la divine Providence m'a adressé.

En ce même jour de mon année, je fus visité par ces excellera serviteurs de Dieu, qui brillent comme autant d'étoiles, de la première grandeur, dans cette sainte Jérusalem. Au milieu des grandes larmes que je versois en leur présence, je reçus des consolations si admirables, que je sentis la grâce de mon Dieu se rallumer dans mon cœur. Je fus dans ce saint commerce avec ces vénérables frères pendant tout le temps que je demeurai à Genève. Il se passa peu de jours que je n'en visse plusieurs cbez moi pour me donner des marques d'une sainte amitié, et pour tàcber d'essuyer mes larmes que je ne puuvois faire tarir. Je ne saurois assez remer- càer ces fidèles serviteurs de Dieu de tous les soins charitables qu'ils ont pris pour moi, et de la cor- dialité fraternelle avec laquelle ils m'ont reçu entre leurs bras et dans leur cœur. Le Seigneur auquel nous servons leur fasse trouver miséricorde en la grande journée, et bénisse leurs personnes et leurs travaux pendant tout le cours de leur vie, que je leur souhaite aussi longue et aussi heureuse que je le pourrais faire pour moi-même.

Mais, hélas ! au moment que je fais ces souhaits, je reçois des lettres de Genève, qui m'apprennent la mort du grand M. Turretin, qui fut enlevé de

I

228 LES LARMES

ce monde le 8 de ce mois d'octobre1. Cette nou- velle, si affligeante, fait que je détrempe l'encre que je jette sur ce papier avec mes larmes. C'étoit un homme qui s'étoil acquis beaucoup de lumières par une assiduité infatigable; grand prédicateur, zélé pour la cause de Dieu, et qui, par ses rares vertus, faisoit grand honneur à sa patrie. L'Église et l'Académie ont fait, en sa personne, une perte difficile à réparer, de sorte que je ne suis pas sur- pris d'apprendre que cette mort cause beaucoup de deuil à la République, à l'Église et à l'Aca- démie.

Parmi les grandes consolations que je reçus à Genève, je dois compter pour la première et la plus efficace celle que j'eus de communier le dimanche après mon arrivée. Avant cela je m'étois présenté à quatre grands serviteurs de Dieu, auxquels je fis connoître les sentimens de mon cœur, et leur don- nai, par mes larmes, tant de marques de ma re- pentance, qu'ils ne purent s'cmpècher de mêler les leurs avec les miennes. Je fus admis à la commu- nion de l'Église par ces quatre excellens person- nages. Le doyen, que je considère comme mon père, fit une prière si ardente et si touchante, et m'adressa un discours si pénétrant, que je ne crois

1 François Turretin, fils de Bénédict Turretin, occupa long- temps une chaire de théologie à Genève. 11 passe pour avoir été l'un des plus grands théologiens de son époque.

DE J. P. DE CI1AMBRUN. 229

pas de recevoir jamais plus de consolation que j'en reçus en ce moment. Le jeudi avant la commu- nion, je me fis porter au temple de la Madeleine. De dire quel fut mon ravissement à l'entrée de ce saint lieu, je l'ai pu sentir, mais je ne saurais L'exprimer.

On chantait dans le cours ordinaire le Psau- me 86. 11 convenoit si bien à mon état, que je crus que le Pasteur l'avoit choisi tout exprès pour ma consolation. Il n'y avoit point de verset que je ne m'appliquasse, et je versois tant de larmes en le chantant, que tous ceux qui me voyoient pleu- roient avec moi, comme ils me l'ont dit plus d'une fois. Ce fut au temple de Saint-Pierre que je com- muniai. Je crois quejefisune très-bonne commu- nion, puisque je présentai à mon Dieu un cœur froissé et brisé ' , qui est, selon la pensée de David, le sacrifice que Dieu nous demande.

Après que j'eus rendu à mon Dieu partie de ce que je lui devois pour faire ma paix avec lui, je crus que j'étois indispensablemenl obligé de faire savoir mon évasion au Prince, mon grand maître. Voici la lettre que je pris la liberté de lui écrire :

« Monseigneur, « La compassion qu'il a plu à Votre Altesse

1 l'«. 51, 17.

20

230 LES LARMES

Royale d'avoir de toutes mes misères, comme elle a eu la bouté de m'en faire assurer par le sieur de Schulembourg, me fait prendre la liberté de lui annoncer une agréable nouvelle. Je suis, Monseigneur, par la grâce de mon Dieu, délivré de mon esclavage et de ma dure servitude, puisque, par un miracle étonnant, je me vois parmi mes frères dans la ville de Genève. Mais avant que je fasse le récit de ma sortie à Votre Altesse Royale, je la supplie très-humblement d'agréer que je lui raconte en peu de paroles tout ce qui s'est passé à mon égard depuis ma malheureuse chute.

«Dans la lettre que j'ai pris la liberté de lui écrire en ce temps-là, je lui fis savoir comme j'é- tois encore détenu dans la ville de Valence, l'on m'a gardé l'espace de deux mois et demi, me vou- lant pourtant persuader que j'étois en pleine li- berté. Pendant ce temps-là, l'Évëque me visita jus- qu'à huit fois. Je lui fis toujours connoître qu'il n'avoit pas fait une grande conquête; que mes grandes infirmités avoient été la cause des pa- roles que j'avois prononcées, et que je pleurois jour et nuit la faute que j'avois commise ; que je le priois de ne me presser point à aucun exercice de la Religion Romaine, puisqu'étant revenu de mes foiblesses, j'étois homme à faire parler de ma vie. Nous disputâmes souvent ensemble, et je sentois dans ces occasions le secours de Dieu

DE J. P. DE CIÏAMBRUN. 231

pour soutenir la vérité que j'avois prêchée.

« Dans une de ses visites, il me fit voir une lettre par laquelle M. de Louvois lui marquoit que Ton me donneroit une pension de 2,000 livres si je voulois donner des marques de fidélité au Roi. Je lui répondis courageusement que j'aime- rois mieux brouter l'herbe des champs plutôt que de prendre aucune pension , et que j'aimerois mieux mourir que de passer pour un homme qui eût vendu et sa Religion et sa conscience comme tant d'autres; que, quelque petit gentilhomme que je fusse, j'avois assez de bien pour m'entre- tenir, et qu'ainsi je le remerciois du bon office qu'il avoit cru de me rendre.

« Il seroit trop long de dire à Votre Altesse Royale tout ce qui se passa dans nos autres conversations, et la prudence même m'oblige à ne coucher pas sur le papier bien des choses que je pourrai dire à Votre Altesse Royale, si Dieu me donne la grâce, comme je le souhaite avec tant de passion, d'ap- procher sa sacrée personne.

« Après deux mois et demi, on me fit retirer dans un désert affreux, me disant toujours que j'étois en pleine liberté : c'est j'ai demeuré cinq mois entiers, me nourrissant de mes soupirs et de mes larmes.

Un mois après que j'y fus arrivé, le même Evoque vint m'y visiter, et, faisant semblant

232 LES LARMES

d'être furieusement attaqué des douleurs de la pierre, je le priai de me procurer la liberté de m'aller faire tailler à Lyon. Il me reput de belles promesses pendant quatre mois; et enfin, pressé par mesimportunités, il écrivit en Cour, et on lui répondit qu'on me permettoit de m'aller faire tailler à Lyon, mais qu'il prît garde à ma con- duite.

«Comme je me disposois a faire le voyage, il vint encore à son diocèse de Die, pour faire communier et confesser ceux qu'ils appellent nouveaux con- vertis. Il fut encore en mon désert pour m'exhor- ter à faire mon devoir, comme ils parlent. Il ap- porta avec lui un livre nouvellement composé pour appuyer, par l'autorité des Pères, leur dogme de la transsubstantiation. Comme il en faisoit la lecture, je répondois à tous les passages, de sorte que, me voyant ferme à ne vouloir rien faire de tout ce qu'il vouloit exiger de moi, il m'envoya des Jésuites et d'autres Ecclésiastiques, qui n'avan- cèrent pas plus que lui sur mon esprit. Cela l'ir- rita si fort, qu'il fit de grandes menaces contre moi, ne parlant que de basses fosses, et par grâce de Pierre-Cise.

«Je partis, nonobstant sa colère, de mon désert pour me rendre à Lyon, et il me fit suivre pas à pas par ses Curés et par d'autres personnes. Je ne fus pas plus tôt arrivé en cette ville-là que je fis

I>E J. P. DE < II.VMUIU N. 233

consulter, par des médecins habiles et par des opérateurs, par quel moyen on me pourrait tailler; je souffris même qu'on me sondât ; et les méde- cins ayant fait le rapport à M. l'Archevêque de mon triste état, il me lit dire qu'il avoit ordre de prendre garde «à ma conduite, et que je me donnasse bien de garde de faire aucune assem- blée dans Lyon. Cependant je songeois à m'évader. rand Dieu a exaucé mes prières, et m'a fait trouver une intrigue, dont je rendrai compte un jour à Votre Altesse Royale, pour me délivrer de ma dure captivité.

*( Mais, Mo>"sek;nei r, qu'un homme tout per- clus de son corps, gardé presque à vue, soit sorti de Lyon et se soit rendu à Genève par des dé- tours, parmi les rochers et à la vue des gardes, dans l'espace de deux jours; qu'il ait pu sup- porter la fatigue de la poste dans une chaise rou- lante, accompagné de quatre domestiques vêtus superbement, et que je n'aie trouvé àme du monde qui m'ait dit : vas-tu? à la réserve d'un en- droit où je fus arrêté pour quelques moments, et d'où je me retirai en jouant le personnage d'un homme déterminé; qu'on m'ait pris pour un haut officier; que j'aie pu cacher mes incommodités en ne sortant point de ma chaise, cela, sans doute, paroîtra une fable à toute l'Europe, et, pour moi, je le regarde comme l'œuvre de ce grand Dieu qui

20.

234 LES LARMES

a donné charge à ses anges de me porter entre leurs mains.

«Voilà, Monseigneur, un petit abrégé de mon histoire. Je croyois qu'arrivant dans le pays étran- ger j'y serois regardé comme un chien à cause de ma chute; mais Dieu, qui m'a sans doute fait mi- séricorde, en a disposé tout autrement. Je puis assurer Votre Altesse Royale que j'ai été reçu en cette ville comme un ange du ciel. Je suis acca- blé de monde qui vient verser des larmes de joie pour ma délivrance, j usques-là que le premier syndic m'a pressé extraordinairement de prendre son logis, ce que j'ai refusé par plusieurs raisons, et lui ai dit que je voyois bien qu'il me vouloit faire cet honneur à la considération de mon grand Maître, et que je ne manquerois pas de le lui faire savoir.

«Ce n'est pas tout, Monseigneur : quoi qu'il n'y ait que deux jours que je sois arrivé, le bruit s'en est répandu par toute la Suisse, et je reçois à tout moment des lettres de félicitation. Il ne reste plus pour rendre ma joie achevée, si ce n'est que j'apprenne que Votre Altesse Royale est satis- faite de mon évasion. Comme je n'ai pas de plus forte passion que de me rendre auprès d'elle, et qu'il me semble que je mourrai content si Dieu me donne la grâce de voir ce que j'aime, que je res- pecte et que je vénère le plus dans le monde, et que

M J. P. DE CHAMBM IN. 235

d'ailleurs j'appréhende après une chute si mal- heureuse de paroître devant mon grand Maître, j'attendrai les ordres qu'il lui plaira de me don- ner avant que de me mettre en chemin.

((.l'espère, Monseigneur, et cette espérance me console au milieu de ma grande affliction, que vous qui êtes iinr si mm' image de Dieu sur la terre) et par votre grandeur et par votre piété, userez de miséricorde envers votre pauvre servi- teur, comme je suis persuadé que ce même Dieu en a usé envers moi. C'est pourquoi je me jette entre tes bras de la bonté et de la charité de Votre Altesse Royale, de qui j'attends toutes sortes de secours, puisque je suis assuré qu'elle est forte- ment persuadée qu'il n'y a aucun de ses sujets ni de ses domestiques qui soit, avec plus d'attache- ment et de vénération,

Monseigneur,

De Votre Altesse Royale,

Le très-humble, très-obéissant serviteur, et très-fidèle sujet,

J. P. DE GHAMBRUN, »

230 LES LA HAIES

XIV

Peu de jours après mon arrivée à Genève, je reçus une infinité de lettres de félicitation, que plusieurs personnes me firent l'honneur de m'é- crire. J'en pourrois donner plusieurs au public qui lui seroient d'une grande édification; mais j'ai des raisons qui m'obligent à ne les publier pas encore. Plusieurs Pasteurs dispersés dans la Suisse voulurent bien, en personne, me faire le même honneur. Tout cela renouveloit mes larmes, méjugeant indigne de tant de bonté qu'on me témoignoit. La charité de ces bons serviteurs de Dieu alla encore bien plus avant; car, comme je leur témoignois que je n'avois rien tant à cœur que d'être remis en l'honneur du Saint Ministère dont j'étois déchu par ma faute, il y en eut d'un mérite distingué qui soutinrent que, n'ayant ni signé, ni fait aucun acte de la Religion Romaine, ils ne jugeoient pas que je fusse tombé, pour ne pouvoir exercer mon Ministère sans y être rétabli ; qu'ils estimoient que j'en pou vois faire les fonc- tions sans scrupule, lorsque Dieu m'en présente- roit l'occasion. Je m'affligeois à ce discours, et

DE J. F', DE CHAHBR1 K. 237

leur disois que je voyois bien que c'étoit par cet

endroit qu'ils nie vouloient consoler, niais que je Les conjurais de ne me flatter point dans mon pé- chéj que j'avois besoin d'être humilié par le re- proche qu'ils me dévoient faire de mon horrible Lâcheté, et que, bien loin de diminuer mon crime, ils dévoient l'exagérer pour m en mieux faire con- nottre la laideur. «Que le juste, leur disois-je, me martelle, ce me sera une gratuité; qu'il me reprenne , ce me sera un baume excellent; il ne blessera point ma tète '. »

Ils prirent donc tous ensemble un rendez-vous je comparus devant eux, et, leur parlant plus par mes soupirs et par mes larmes que par mes paroles, je leur fis un récit de toutes mes tristes aventures, de ce que j'avois pu dire et faire pen- dant ma captivité, de quoi je les priai de faire une enquête exacte, tant pour l'édification de l'Église de Dieu que pour ma propre consolation, et finis mon discours en leur disant que, si mon triste état me permettoit de me jeter par terre, je me vautrerois dans la poussière pour demander à Dieu le pardon de mon péché, et à toute l'Église le pardon de l'achoppement que je lui avois donné. Après que les formalités que nous pratiquons en semblable rencontre eurent été observées, je fus

1 P». 141 , ».

238 LES LARMES

rétabli en l'honneur du Saint Ministère, comme on pourra voir dans cet acte que je donne au pu- blic pour son édification.

« Nous Théodore de la Faye, et Daniel Rally, ci-devant Pasteurs en la province du Dauphiné, Jaques de Bane, sieur de Mejanes, Gilles Marchant, Alexandre Viala, Charles lcard, ci-devant Pasteurs en la province du bas Languedoc ; Pierre Chava- non, Jean de la Porte, Moïse Portai, Jean-Antoine de Privât, sieur de la Roquete, Antoine Blanc, David Fraisinet,et Jean Pagesi, ci-devant Pasteurs en la province des Cévennes et Gévaudan; Pierre Janvier et Alexandre de Yinay, ci-devant Pasteurs en la province de Yivarais ; François Murât et Charles Maurice, ci-devant Pasteurs en Provence, et Jean Sarasin, ci-devant Pasteur à Lyon, ayant été requis par le sieur Jaques Pineton de Cham- brun, ci-devant Pasteur en l'Église d'Orange, de nous assembler pour délibérer sur une proposi- tion qu'il avoit à nous faire : il a comparu devant nous, et nous a représenté qu'ayant déjà été admis à la participation de la Sainte Cène, il ne lui restoit plus, pour mettre son esprit et sa conscience en repos, que d'être rétabli en la charge du Saint Mi- nistère, dont sa faute l'a fait déchoir; et, désirant de recevoir cette consolation des Ministres du Sy- node du Dauphiné, dont il étoit membre, et de ceux

de j. p. de r.TUMimuN. 239

n'es provinces voisines, il nous conjuroit par la miséricorde de Dieu de lui accorder sa demande. « Sur quoi les voix ayant été recueillies, après l'invocation du saint nom de Dieu, et chacun ayant rapporté ce qu'il avoit appris de plusieurs per- sonnes touchant la conduite du sieur de Cham- brun : il eu a résulté qu'avant que de succombera la tentation, il soutint de rudes attaques de la part des Ecclésiastiques et des dragons à Orange et à Valence, pendant près de deux mois entiers; que toute leur violence ne put enfin arracher de lui qu'une déclaration verbale qu'il se réunissoit à L'Église Romaine, et que lorsqu'il fit cette déclara- tion, non-seulement il étoit traité avec une très- grande rigueur, mais qu'il étoit môme affaibli de corps et d'esprit par le peu d'alimens qu'il prenoit, et par les longues insomnies que le bruit effroyable et continuel des tambours lui avoit causées; et que, dans le moment, s'étant réfléchi sur sa chute, il en fut si vivement touché et en eut une si grande hor- reur, qu'il se la reprochoit incessamment, qu'il la confessoit à tous ceux qui l'alloient visiter, et qu'il la pleuroit avec des larmes amères; que les enne- mi- de la vérité le persécutant sans cesse, pour lui faire signer la déclaration, non-seulement il n'y voulut jamais consentir, mais qu'il résista avec une grande fermeté à toutes les menaces qu'on lui lit bout l'y obliger; que, dans toutes les occasions

240 LES LARMES

qui se sont présentées, il a eu soin d'instruire, de consoler et de raffermir beaucoup de nos frères qui l'ont visité pendant sa détention; qu'il a vive- ment exhorté ses collègues à la persévérance, par une lettre qu'il leur a écrite pour les consoler et les fortifier dans leur prison ; qu'il a toujours sou- tenu la cause de Dieu contre tous les Ecclésiasti- ques qui l'attaquoient, en disputant avec eux, et leur prouvant la vérité de notre doctrine et la faus- seté de celle de l'Église Romaine; qu'il a rejeté les ofïres avantageuses qu'on lui a faites pour l'obliger à professer le Papisme, et enfin que la forte passion qu'il avoit de réparer sa faute, et de servir Dieu publiquement selon les mouvemens de sa conscience, lui a fait mépriser les dangers ex- trêmes où il étoit impossible qu'il ne s'exposât à cause de ses grandes infirmités.

« Toutes ces choses nous ayant été représentées comme très-certaines, et attestées par plusieurs personnes dignes de foi, ayant d'ailleurs été extrê- mement édifiés de l'humilité profonde dudit sieur de Chambrun, et des larmes de sa repen tance, et, ayant encore considéré que dans le temps de sa chute il étoit perclus presque de tout son corps, tant par ses incommodités ordinaires que par les douleurs de la goutte et par celles que lui causoit la fracture d'une de ses cuisses : nous avons cru que nous ne devions pas lui refuser dans son

DE J. P. DE CIIAMBRUN. 241

affliction la consolation qu'il nous a demandée. « C'est pourquoi, au nom et en l'autorité de Jésus-Christ, le souverain Pasteur, nous l'avons rétabli dans la dignité et dans la charge du Saint Ministère, et lui avons de nouveau donné le droit d'en exercer les fonctions, lorsque la Providence de Dieu l'y appellera, et qu'il eu sera requis par quelque troupeau, espérant de la grâce de Dieu que, comme son Ministère a été ci-devant d'un grand fruit et d'une singulière édification, il le sera encore à l'avenir. C'est aussi ce que nous avons demandé à ce bon et miséricordieux Sei- gneur, par la prière que nous avons faite avant que de nous séparer. Ce douzième jour de sep- terabre losti.

Théodore i»r la Fate, Ministre à Loriol.

IUi.lv, ci-devant Pasteur à Grenoble.

Mejanes lit Base, Pasteur de Candiac.

G. Marchant, Pasteur de Beauvois ou prêcheur de Nîmes.

Icard, Pasteur de l'Église de Nimes.

F. Mi rat, Pasteur de Marseille, Aix et Velaux.

A. Viala, Pasteur en l'Église de Fons.

Chavakon, Pasteur de Cévennes.

La Porte, Pasteur du Collet de Dezes en Cévennes.

La RoQUErE, Pasteur de l'Église de Manoblet.

lu usmxei , Pasteur de l'Église de Cardet.

Sab isih, Pasteur de l'Église Réformée de Lyon.

Janvier, Pasteur de Valz.

Devinât, ci-devant Ministre en Vivarais.

21

LES LARMES

Maurice, Pasteur d'Aiguières et Yelaux. Blanc, Ministre à Marvcjols. Portal, Ministre de la Sale. Pagesi, Pasteur de Saint-André. »

Le support et la charité de mes frères me furent d'une grande consolation. Je me croyois un autre homme après cet heureux rétablissement. Néan- moins je sentois toujours mon àme affaissée sous le pesant fardeau de mon iniquité.

J'étois encore tourmenté par la crainte j'étois que mon épouse ne fût prise. Elle devoit me suivre dans peu de jours, et cependant il s'en étoit déjà beaucoup écoulé, sans que j'apprisse qu'elle fût en état de partir de Lyon.

Pour chasser mon ennui et pour rendre ce que je devois à Monsieur le comte de Dona, je fis quel- ques voyages à Coppet, je fus reçu par cet illustre Seigneur et par Madame son épouse, avec toutes les tendresses et les marques de bienveillance qu'on sauroit imaginer. Ce Seigneur qui, de père en fils, a eu beaucoup d'amitié pour ma famille, n'oublia rien pour me consoler dans mon extrême afflic- tion : car je ne fus pas plus tôt en sa présence, que mes larmes se débordèrent comme un torrent, et m'empêchèrent, à la première entrevue, de lui rendre tout le respect qui est à son rare mé- rite. Ce fut chez lui que je reçus la réponse à la lettre que j'avois écrite à Son Altesse ; M. de Schu-

DE i. P. DE CIIAMBRUN. 243

lembourg me mandoit qu'elle avoit eu beaucoup de joie de mou évasion, que je partisse incessam- ment pour la Hollande, et iju'on avoit donné ordre à Genève pour me faire toucher tout ce qui nie seroit nécessaire.

En effet, ce grand Maître a eu tant de bonté à mon égard que, par sa généreuse libéralité, j'ai eu le moyen de fournir à l'excessive dépense qu'il m'a fallu faire, pour retirer mon épouse de Lyon, et pour me rendre près de sa personne, suivant le commandement qu'il m'en avoit fait donner. Sans ce grand secours, j'aurois été bien en peine; car je reçus au même temps des lettres d'Orange, par lesquelles on me marquoit que tous mes biens avoient été saisis par l'intendant de Provence, qui, étant venu sur les lieux, en avoit fait une recher- che très-exacte. Je m'étois épuisé par les grandes dépeDses qu'il m'avoit fallu faire dans ma déten- tion et pour sortir du Royaume.

Parmi les lettres que je reçus de Hollande, j'en trouvai une de mon illustre ami, M. de Zuilychem, avec un passe-port qu'il avoit plu à Son Altesse de me faire expédier pour faire mon voyage avec plus de >ùreté sous l'ombre de ce grand nom. Cette lettre est excellente, et \cjusdafum sceleri de Lu- cain qu'il y enchâsse avec tant d'élégance mérite lui h que j'en embellisse cet endroit.

244 les larmes

« Monsieur,

« C'est ici un petit office que je vous rends à grand regret. Prions Dieu que les jours reviennent vous n'en ayez plus besoin de cette sorte. Et, en effet, si mon espérance ne me trompe, tout le pire est passé. Car qu'est-ce qu'il peut rester de considérable après ce qu'on vous a fait souffrir? Quo Siculi non invenere tyranni majus tormen- tumx. Dans le peu de vie qui me reste, j'ose faire état que nous pourrons encore nous en entretenir de bouche. Donnez-vous garde seulement de re- tomber entre les espions, qui sans doute ne ces- sent de vous guetter : Omnia tuta time2. M. Ber- nard de Courtheson a si heureusement passé, qu'il importe que vous vous fassiez instruire des routes qu'il a prises; et assurément vous les trouverez aisées. Si ce qui vient d'arriver à madame votre compagne n'est qu'une insulte de voleurs, ce mal est beaucoup moins grand que s'il y avoit jus da- tum sceleri, et que la malice fût autorisée. Ainsi, il y aura moyen d'en revenir à quelque autre essai. Sachant comme le passage des lettres est hasar- deux, je finis ici plus brièvement que je ne vou-

1 « Tourment si grand, que les tyrans de Sicile n'en ont pu inventer de pire. »

2 « Défie-toi des choses les plus sûres. »

I>K .1. P. DE i HÀMBRUN. 243

drois. Si est-ce pourtant que je \<»u> puis dire sans peur ni retenue que je suis toujours,

Monsieur,

Voire très-humble et véritable ami et serviteur,

HUYGENS DE Zl ILYCHEM. A Lu Haye, ce 26 novembre 1(>8G.

A mou retour de ce voyage de Coppet, je trouvai beaucoup de lettres de France à Genève, dans les- quelles plusieurs personnes de mérite me félici- toient de mon heureuse retraite. Elles m'appre- noient aussi la joie que cette bonne nouvelle avoit donnée à une infinité de bonnes âmes, et le chagrin que mes persécuteurs avoient que je me fusse dé- robé à leur circonspection. Elles me donnoient aussi avis des discours que les Puissances tenoient à cette occasion, que les uns disoient :

« nui auroit jamais cru qu'un homme perclus de tout son corps eût pu entreprendre de se sauver, qu'il eût eu le courage de s'exposer comme il a fait? Il y ,i apparemment quelque chose de caché en cette affaire; c'est sans doute le Prince d'Orange qui l'a fait enlever, et c'est à force d'argent qu'on a corrompu les gardes. »

Le plus grand sujet de joie que je trouvois en ces lettres étoit le bon filet que ma sortie avoit

'21.

LES LARMES

produit; car non-seulement cela éveilla les esprits endormis, mais aussi, sur mon exemple, les âmes les plus timides prirent cœur pour sortir du Royaume.

Pendant que j'étois occupé à répondre à tant de lettres, j'en reçus plusieurs de mon épouse qui m'affligèrent beaucoup. Elle me marquoit qu'on lui avoit manqué de parole; que le capitaine du quartier étoit allé à minuit à son logis pour se saisir de sa personne ; qu'elle s'étoit garantie de ses mains en se cachant dans un tas de fagots : mais qu'elle étoit dans de grandes appréhensions de tomber entre les mains de ses persécuteurs, puisqu'on avoit découvert qu'elle étoit cachée dans Lyon.

Je n'oubliai rien pour la tirer du danger elle étoit; et croyant d'avoir trouvé un bon parti pour la conduire à Genève, elle tomba entre les mains de malhonnêtes gens qui faillirent la perdre. Ses guides l'abandonnèrent dans la nuit à deux heures de Lyon, avec trois demoiselles qui étoient dans le même parti. Ces pauvres créatures demeurèrent neuf jours de Lyon à Genève exposées à la rigueur de l'hiver, errantes dans les neiges, les glaces et les montagnes, attendues par trente paysans ar- més sur les passages, et poursuivies par un prévôt qui étoit à leurs trousses. Les compagnes de mon épouse, se voyant ainsi exposées, vouloient revenir sur leurs pas à Lyoh; elle s'y opposa courageuse-

DE J. P. 1>F. CHÎHBR1 N. 247

nient, leur déclaranl qu'elle âimoit mieux périr que de reprendre celte roule, ce qui lui attira mille louanges et mille remerciemens de la part de ces demoiselles, lorsqu'elles furent arrivées à (ienèvc.

( »n m'avoit mandé de Lyon le jour de son départ. Ce retardement me fit croire qu'elle avoit été prise; qui me jeta dans une affliction mortelle, m'ima- ginant que, si ce malheur étoit arrivé, on la trai- teroit cruellement à ma considération. Mais ce grand Dieu, qui me vouloit consoler en toute ma- nière, me la redonna lorsque je la croyois perdue; car, au moment qu'on alloit fermer la porte, le di ruier jour de l'année 1G80, un soldat de la gar- nison vint à grande hâte pour me donner la nou- velle de son arrivée, et un moment après je la vis paroître devant mon lit, j'étois détenu par mon affliction. Notre joie fui extrême; nous en rendîmes sur-le-champ nos actions de grâces à ce grand Dieu, qui avoit travaillé si puissamment pour notre con- solation mutuelle.

Après ce bonheur inespéré, je ne pensois plus qu'à mon voyage de Hollande. Je partis le ltr de février de l'année suivante, nonobstant la rigueur de la saison; mais l'abondance des neiges, et les pressantes sollicitations de M. le comte de Dona et de Madame, nous arrêtèrent à Coppet, je reçus encore, av< ■<• mon épouse, mille marques de bien- veillance de la part de ces illustres personnes.

248 LES LARMES

Des fenêtres de ee beau séjour, je promenois ma vue sur le lac Léman et sur les rochers inaccessi- bles des Alpes, ce qui me faisoit souvenir du poëme de Bèze, que l'on trouve à la tète de quelques-uns de nos Psaumes : car j'entendois tous les jours les pauvres réfugiés, qui passoient sur ce lac, chanter les louanges de leur Dieu, qui résonnoient sur ses bords et retentissoient au milieu de ces roches cor- nues. Il me sembloit d'ouïr le chœur des anges, qui nous est représenté dans l'Apocalypse chan- tant des Alléluia, qui pénétroient jusques dans le ciel pour rendre grâce à Dieu de la délivrance de ces pauvres fugitifs, et pour lui demander sa bonne protection pour les accompagner il plairoit à sa providence de les adresser.

Je poursuivis mon chemin par Lausanne, je vis un grand nombre d'illustres réfugiés avec les- quels je mêlai mes larmes, et je fus reçu avec tant d'honnêteté par l'illustre famille de Chabot Chan- dieu ' et par M. du Vernan, si célèbre par son zèle, par sa piété et par son rare mérite, que j'en conserverai un souvenir éternel.

Par toutes les villes de la Suisse et d'Allemagne je reçus un accueil très-favorable. Je n'avois pas plus tôt exhibé le passe-port du Prince, mon maître,

1 C'est de ectte famille de Chabot-Chandieu que descendait Benjamin Constant.

DE .1. P. DE CHAMBRUN. 249

qu'on m'oiïroit mille services, cl je recevois tant d'honneur que j'en étois dans la confusion.

Il m'arriva un fâcheux accident dans cette lon- gue et pénible route : comme j'étois couché sur un brancard, qui étoit la seule voiture que je pou- vois souffrir, un des chevaux s'abattit; je tombai sur mon visage avec tant de violence que je de- meurai comme mort. Tout mon corps fut meurtri de ce coup, et les nerfs de mes jambes et de mes bras en furent si fort endommagés, que les dou- leurs que je ressentois ne différoient guère de celles de la géhenne. Néanmoins, je ne perdis pas une journée dans l'impatience j'étois d'arriver à La Haye ; ce qui fut le 28 du mois de mars, Dieu m'a visiblement conduit par sa bonne main.

Après m'ètre reposé pendant quelques jours de mes longues fatigues, j'eus l'honneur d'être appelé à l'audience de LL. AA. Je commençai par S. A. R. Madame. On me porta à sa chambre de présence, et, après lui avoir fait la révérence avec tout le profond respect dont je pouvois être capable en l'état je suis, je lui adressai ce discours :

Madame,

« La bout'"' de Votre Altesse Royale ne doit pas être mise au dernier rang de ses rares vertus. J'en fais aujourd'hui une heureuse expérience, puis- qu'elle me donne la liberté d'approcher son Au-

250 LES LARMES

guste personne pour lui présenter mes plus pro- fonds respects, quoique mon triste état ne me permette pas d'y paroître en une posture aussi respectueuse qu'on doit se présenter devant une si grande Princesse. C'est sans doute, Madame, la charité de V. A. R. qui la fait descendre de ce haut rang elle est élevée, pour jeter les yeux de sa compassion sur un serviteur de Dieu affligé, qui, après la dissipation de son troupeau, qu'une vio- lente persécution a poussé et pousse encore à bout, n'a que des soupirs et des larmes à lui présenter. Si le grand cœur de V. A. R. a été attendri à l'ouïe de tant de misères et de tant de désolations, qui sont arrivées en général à l'Église de Dieu, je ne doute point qu'il ne l'ait été encore davantage lorsqu'elle a appris les misères de ses bons et fidèles sujets de la Principauté d'Orange, qui faisoient tous les jours, clans leurs sanctuaires démolis, des vœux si ardens pour la prospérité et pour la gloire de V. A. R. Ce pauvre peuple, Madame, n'est plus qu'une troupe de malheureux qu'on force par mille violences à un culte idolâtre. Il attend, ce pauvre peuple, avec impatience, un temps plus favorable déterminé dans les décrets de Dieu, auquel V. A. R. exécutera ses ordres pour sa délivrance. Mais, Ma- dame, ce ne sera pas seulement mon troupeau qui éprouvera votre grand secours, il y aura bien d'au- tres peuples qui auront part à cet avantage. Vous

DE J. P. DE CHAMBRUN. 251

êtes regardée comme l'espérance d'Israël, et comme cette sage et pieuse Esther qui fil tant de bien au peuple de Dieu.

<c Mais que fais-je, Madame, de vous comparer à cette grande Reine? Je ne prends pas garde, qu'au- tant que l'Evangile est élevé par-dessus la loi, autant vos incomparables vertus sont élevées au- dessus de cette Princesse. La force de la grâce, qui règne dans le cœur deV. A. R., produira sans doute des effets plus glorieux que les siens; et si le chris- tianisne a vu des Princesses, des Reines et des Im- pératrices qui ont soutenu la cause de Dieu avec un grand zèle et une extrême vigueur, que ne doit- on pas attendre de V. A. R., qui dans ses premiers jours s'est donnée toute à Dieu, afin que Dieu se donnât tout à elle? Je n'ose pas, Madame, pousser plus avant ma pensée; j'en dirois davantage si je ne savois que toutes les grandes vérités que l'on peut dire à l'égard de V. A. R. ne sont pas bien dites en sa présence. Je lui serai sans doute plus agréable par mes vœux que par mes louanges. Il me suffit donc d'adresser mes prières à mon Dieu, pour lui demander qu'il lui plaise de remplir son Auguste maison de ses plus précieusesbénédictions du ciel en haut, et de la terre en bas, d'accomplir les souhaits de son cœur, de lui donner une vie longue, un amour ardent pour son Église; afin que nous puissions dire : Voici la grande et bien-

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252 LES LARMES

heureuse Marie de nos jours, qui fait renaître le Sauveur du monde.

« Dans la sainte disposition je sens mon cœur pour faire ces prières à mon Dieu, tout le temps de ma vie, j'ose supplier, avec un très-profond respect, V. A. R. d'honorer de sa haute protection et de sa bienveillance le serviteur de Dieu, son fi- dèle sujet, qui est à ses pieds; et d'avoir la bonté de se souvenir de lui à présent et lorsqu'elle sera parvenue à son règne. »

Cette incomparable Princesse voulut bien avoir la bonté de me répondre qu'elle avoit compati à toutes mes misères et à celles de mon troupeau, qu'elle avoit bien de la joie de m'en voir délivré, et que c'étoit un petit miracle comme j'avois pu échapper. Elle s'informa de quelques circonstances de ma sortie et de celle de mon épouse, et, dans la suite, elle me donna beaucoup de marques de sa bienveillance. Pendant tout le temps de cette audience, je regardois avec admiration le port ma- jestueux de cette grande Princesse. Il me sembloit de voir sur son visage le trône de la majesté même, qui imprime le respect et la vénération; mais au milieu de cette grande majesté, je voyois paroître tant de douceur que la crainte que j'avois ressentie, en approchant cette auguste personne, fut bientôt changée en une respectueuse assurance, qui me permit de lui parler avec assez de liberté d'esprit.

DE J. P. DE CHÀMBRTJN. 253

Au sortir de cette audience si satisfaisante, je fus à celle de S. A. R. Monseigneur le Prince, auquel je parlai en ces termes :

Monseigneur,

«> Je compterois ce jour pour le plus heureux de ma vie, puisqu'il me procure l'honneur et la con- solation d'approcher de ce que j'aime, que je res- pecte et que je vénère le plus dans le monde, si je paroissois devant Votre Altesse Royale avec une réputation toute pure. Mais j'avoue que je parois avec une extrême confusion devant un Prince si religieux. J'ose espérer pourtant qu'il aura bien la bonté de ne me regarder pas avec des yeux moins favorables, puisque mes grandes foiblesses, mes infirmités et les horribles persécutions qui m'ont été faites ont été la seule cause de ma malheureuse chute, qui consiste seulement d'avoir dit, dans l'égarement de mon esprit causé par les insomnies et par les extrêmes douleurs d'une cuisse cas- sée, que je me réunirois. Mais Dieu, par sa grande miséricorde, m'ayant relevé dans le mo- ment, ces cruels persécuteurs n'ont jamais pu obtenir de moi ma signature, quelques menaces qu'ils m'aient pu faire. J'ose dire à V. A. R. que si la pureté de ma Religion et mon caractère m'ont attiré cette horrible tempête, le zèle, la fidélité et L'affection que j'ai toujours eus pour son service

22

£54 LES LATtMES

y sont entrés pour beaucoup. Les Commandons et les Évoques ne m'en ont pas fait un mystère. Quand je leur ai demandé un passe-port pour me retirer près de mon grand maître, ils m'ont dit sans détour que le Roi ne l'entendoit pas ainsi; qu'il se faisoit un point d'honneur de me catlio- liser; qu'on savoit que j'étois un esprit trop dan- gereux et trop affidé au service de Y. A. K. pour permettre que j'approchasse jamais de sa per- sonne. Je bénis Dieu de ce qu'on m'a imputé à crime ce dont je fais mon honneur et ma gloire; et je lui rends grâce du plus profond de mon âme, de ce que, nonobstant leur rage, leur fureur et leur circonspection à avoir l'œil sur moi, il m'a amené aux pieds de V. A. R. pour y trouver un asile assuré.

«Mais, Monseigneur, au milieu de la joie et de la consolation que je ressens aujourd'hui, la tristesse commence à s'emparer de mon âme, lors- que je pense que je suis indispensablement obligé de dire un mot à V. A. R. de la dissipation de mon pauvre troupeau, et du triste état de mes chers et bienheureux collègues, qui prêchent dans leurs prisons la vérité de l'Évangile avec plus d'efficace qu'ils n'ont jamais fait dans les chaires de vos temples, et qui, par cet endroit, sont dignes de ses plus tendres compassions. Oui, Monsei- gneur, je suis un Pasteur désolé, qui pleure jour

DE l. P. DE COÀMBRUN. $55

et nuit sur moi-même et sur les misères de nus brebis que je ehérissois a\ee lant de tendresse, et à la conservation desquelles je donnois si agréa- blement et mes soins et nies peines. C'est de nous, après Dieu, Monseigneur , qu'elles attendent en son temps leur délivrance. Mais ce n'est pas seule- ment ce troupeau qui espère que vous serez l'homme de la dextre. de Dieu pour rétablir Jéru- salem désolée; le reste des Églises Réformées de l'Europe vous considèrent comme un second Zorobabel, et espèrent de chanter ce chant de triomphe : « Le bras de l'Éternel et l'épée de notre grand Prince. »

linsi, MfoNSEiGNEUR, tout le monde regarde la précieuse vie de V. A. R. comme le Palladium, si je l'ose ainsi dire, des Eglises Réformées, et fait des vœux ardens pour sa conservation, pour sa prospérité el pour sa gloire. Pour moi, Monsei- gneur, qui ai tant de sujet de faire les mêmes vœux, je les adresse continuellement à mon Dieu, et les lui adresserai tout le reste de mes jours, avec toute l'ardeur dont je puis être capable. C'est ce qui nie fait prendre la liberté de supplier avec un très-profond respect V. A. 11. de me continuer l'honneur de sa bienveillance, et d'agréer que je lui présente mon plus humble service. Si la capa- cité me manque, je l'ose assurer que je ne man- querai jamais de zèle et de fidélité, et que je

2.:)0 LES LARMES

mourrai très-satisfait, si, en suivant l'exemple de feu mon père, qui a été comblé des bienfaits des Princes de glorieuse mémoire, vos prédécesseurs, je puis finir mes jours au service d'un si grand maître. »

J'accompagnai ce discours de beaucoup de lar- mes, sans les pouvoir retenir, quelque effort que je pusse faire. Ce grand Prince voulut bien me consoler de sa propre bouche, en des termes rem- plis de piété, et si je l'ose dire, de tendresse. Il eut la bonté de me dire plus d'une fois qu'il avoit une extrême joie de me voir, qu'il y avoit longtemps qu'il l'avoit souhaité; mais qu'il ne se seroit pas attendu de me voir dans une si triste conjoncture. Il voulut bien encore me donner des marques es- sentielles de l'honneur de sa bienveillance, en me retenant à son service. En un mot, si jamais un sujet a reçu un accueil favorable de son souverain, je puis dire que celui dont je fus favorisé est allé au delà de ce qu'on en pourroit imaginer.

Je ne saurois finir mes larmes par un plus bel endroit que celui-ci. Ces deux audiences ont si bien essuyé celles de mes afflictions, que je me rendrois tout à fait indigne de la protection de ces deux Augustes Personnes si je les faisois couler plus avant. Pour celles de ma repentance, elles doivent couler tout le lemps de ma vie; il n'y a

DE J. P. DE CHAMBR1 v -»7

que la niurt qui les puisse arrêter, afin qu'au der- nier soupir eette huile sacrée se trouve dans ma lampe, et que je paroisse en ce moment comme un véritable pénitent, qui présente à Dieu un cœur froissé et brisé. Je souhaite même que ces larmes coulent après ma mort. Que la postérité sache que si j'ai été un grand pécheur, j'ai été aussi un grand repentant. J'en ai versé avec abondance au milieu de l'Église de mon Dieu, lorsque je suis monté en chaire pour annoncer son Évangile. C'est laque j'ai fait mon exomologèse, c'est-à-dire ma pénitence publique. Je la fais par cet écrit à la face de toute l'Europe.

Prosterné au pied du trône de mon Dieu , je lui demande en toute humilité qu'il me pardonne mon grand péché, qu'il jette arrière de son dos cette grande iniquité, qu'il n'entre point en compte ni en jugement avec son serviteur, qu'il ne prenne point plaisir à ma mort , ni en la con- damnation que j'ai méritée, que par le sang frais et vivant de la nouvelle alliance de mon Sauveur, qui crie chose meilleure que le sang d'Abel, il purifie mon âme de cette œuvre morte : qu'il pré- sente pour moi à Dieu son père, dans le sanctuaire de la gloire, les nobles cicatrices qu'il a reçues sur la croix, pour un serviteur qui lui a été infi- dèle ; qu'il me donne son bon esprit pour m'as- surer que ma paix c.-t laite avec mon Dieu, qu'il me

22.

258 LES J..VH.\li;S i>K ,). l\ DE CIIAMBHI |S '.

redonne la joie de son salut; et que cet esprit franc me soutienne jusques au dernier soupir de ma vie, qu'il remplisse mon cœur de ses plus douces consolations qui me sont si nécessaires en l'état je me trouve ; et qu'enfin il abrège mes malheureux jours, afin que je ne l'offense plus : mais plutôt que je le glorifie dans son Ciel avec tous ses Saints, dans toute la vaste étendue de l'éternité.

Je demande aussi pardon à toutes les bonnes âmes, qui ont été scandalisées par ma chute. Si de la montagne de Hébal elles ont prononcé apo- thème contre moi, comme je le méritois, qu'elles montent sur celle de Guérisim pour me donner des bénédictions '. Je les conjure de joindre leurs prières aux miennes, pour implorer la miséricorde de mon Dieu en ma faveur, afin que le plus grand de tous les pécheurs puisse entendre un arrêt d'absolution à l'heure de sa mort. Enfin je de- mande à la postérité que, si ma lâcheté m'a enlevé la gloire des illustres confesseurs et des martyrs de ce temps, elle ne me refuse pas la charité et, si je l'ose dire, la justice de me mettre au catalogue des véritables repentans.

1 Deutér. 11, 20.

FIN.

APPENDICE

On a VU, ilans le récit de M. de C.bambrun, qucM.de Tessé, en arrivant à Orange, eut beau mander les mi- nistres, e1 leur déclarer qu'il les ferait pendre, le lon- demain s'ils ne donnaient un bon exemple à leurs IroUpeaui en se faisant catholiques: ils demeurèrent inébranlables et furent, sinon pendus, du moins em- prisonnés d'abord a Orange, puis à Pierre-Encise, où, pendant pins de douze ans , ils supportèrent avec la plus grande constance les rigueurs d'une dure cap- tivité.

Mais lorsque, en l<)(.)7, bonis XIV l'ut obligé de remettre ta principauté d'Orange au roi Guillaume, les galériens et Les prisonniers furent rendus à la libelle, 1rs conseillers du parlement rétablis dans leurs charges, les temples rebâtis et les pasteurs reçus dans la principauté au milieu des acclamations et des cris île réjouissance de buis troupeaux, qui allèrent en foule les recevoir aux bords du Rhône, et les condui- sirent en triomphe jusque dans la ville d'Orange.

260 APPENDICE.

Voici en quels termes ils racontent eux-mêmes leur

retour.

LETTRE ECRITE A M. PIÉLAT, PASTEUR DE L'ÉGLISE WALLONNE DE ROTTERDAM, PAR LES PASTEURS DE LA PRINCIPAUTÉ D'ORANGE, EN SUITE DE LEUR ÉLARGISSEMENT ET DE LEUR RETOUR A LEUR ÉGLISE APRÈS DOUZE ANS ET UN MOIS DE PRISON.

Monsieur et très-honoré frère,

Des soins que vous avez pris de nous consoler dans notre prison, tant par vos lettres que par les secours que vous nous avez procurés, nous persuadent (pic vous attendez avec impatience la nouvelle de notre élargissement, que nous avons cru devoir vous an- noncer par cette lettre.

Notre liberté nous fut annoncée le 26 novembre, sans aucune condition; de sorte qu'il nous a été permis de rester à Lyon tout le temps qu'il nous a plu : nous y avons paru comme ministres, et bien loin d'y recevoir aucune insulte, l'on nous y a fait mille honnêtetés, même des catholiques qui nous ont re- gardés (si nous osons le dire) avec vénération.

Quant à ceux de notre communion, nous ne sau- rions assez vous dépeindre leur joie et les marques qu'ils nous ont données de leur tendre affection. M. Locher nous reçut chez lui, au grand chagrin de plusieurs autres qui demandoient que l'on nous par- tageât. Messieurs les Allemands et les Suisses nous traitent de la manière du monde la plus splendide ; l'on voukji tiGiis arrêter pour le moins quinze jours;

APPENDICE.

261

mais nous fûmes obligés de partir pour venir consoler nos troupeaux.

Le matin de notre départ, une partie considérable de ces Messieurs et île leurs femmes se trouvèrent sur le port avec leurs enfans pour nous voir partir, et [tour nous demander notre bénédiction. Nous trouvâmes dans le coche une grande abondance de provisions qu'ils nous y avoient t'ait porter. Plusieurs vinrent nous accompagner jusqu'au lieu de l'embouchure de la Saône dans le Rhône; et ce ne fut pas sans verser des larmes que nous nous séparâmes de ces bonnes âmes, dont plusieurs de leurs enfans nous avoient demandé la bénédiction à genoux d'une manière fort touchante. 11 faut aussi vous apprendre que Monsieur le commandant nous lit inviter à diner deux jours après notre sortie de Pierre-Kncise, et non-seulement il nous ti aila très-splendidement, mais il fil des excuses à quelques-uns d'entre nous du traitement que nous avions reçu.

Nous avons aussi à nous louer du maître du coche. 11 ne s'arrêta en aucun lieu sans notre agrément, et nous sortions il nous faisait toujours bien ré- server uns places. Nous avions pour compagnie plu- sieurs de nos dames d'Orange qui venoient de Genève, et plusieurs moines et ecclésiastiques qui nous fai- soient mille honnêtetés. I>ans tous les lieux nous avons pris terre, connue l'on nous regardoit comme ministres de Sa Majesté Britannique, l'on nous rece- voitavec honneur; quelques gentilshommes de mérite, catholiques, firent l'éloge de notre roi, tel que l'aurait

pu faire l'un île ses plus fidèles sujets. NOUS 110US

arrêtâmes à Àncone, près du Montlimard, se ren-

H'rl APPENDICE.

dirent plusieurs personnes de cette ville pour nous ac- cueillir et pour nous voir passer. Nous passâmes heu- reusement (sans débarquer) le pont du Saint-Esprit, la rapidité du Rhône est si prodigieuse, et enfin, étant au port de Ballhasar qui n'est qu'à une lieue d'Orange, nous entendions des cris d'une joie sans égale, poussés par nos compatriotes qui nous attendaient , tant hommes que femmes et tilles , et même des petits enfans de quatre ans; apercevant notre coche, ils s'écrièrent avec transport : « Les voici, nos chers pas- teurs ! les voici ! »

Le Rhône était bordé par plusieurs centaines de personnes qui crioient : « Vive le roi! et nos chers pasteurs! » Et en ce moment une grande partie de ceux qui étaient armés firent une décharge de leurs armes à feu. Nous n'eûmes, pas mis pied à terre que, sans pouvoir nous reconnoître, nous nous vîmes enlevés; on nous monta sur des chaises roulantes, et du Rhône jusqu'à la ville ce ne fut qu'une haie de monde qui crioit sans cesse : « Vive le roi ! et nos chers pasteurs! » Toutes les boutiques furent fermées ce jour-là. Nous avons commencé quelques jours après à revoir nos brebis, qui sont venues en foule faire leurs déclarations entre nos mains, et qui sont dans un excès de joie de nous revoir paroitre avec nos robes longues par la ville et dans leurs maisons.

Dimanche dernier nous prêchâmes en trois lieux diflérents: M. Gondrand chez M. de Lubières, et y exposa ces paroles du psaume CXVI : « Mon âme, retourne en ton repos, car l'Éternel t'a fait du bien ; » M. Chionchez M. Dubois, du cirque, et prit pour texte ces paroles des Actes (11, 3?) : « Ces choses ouïes ils

APPENDICE. 263

eurent componction de cœur, » et M. Petit dans la maison de M. do Rocheblave, et expliqua ces paroles du psaume (AVI : « J'aime mon Dieu, car lorsque j'ai crié, il m'a exaucé. » Et tout peuple fohdoil en larmes et leurs gémissemens excitèrent les nôtres, tellement qu'il nous fallut arrêter pour donner lieu à tous les sanglots qui se poussoient avec tant de mouve- nn'iis. Jusqu'à présent nous avons en peine de manger chez nous, et, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, tous nous veulent avoir à leur table les uns après l«vs autres. >mis recevons plusieurs marques d'estime de beaucoup de Messieurs catholiques; quel- ques-uns même , de distinction , ont embrassé notre religion et la réserve de M. ***•) nous avons recouvré toutes nos brebis éparses.

Nous ne doutons pas que vous ne soyez consolé d'apprendre ce récil abrégé; pour nous, nous bénis- sons le Seigneur de ses grâces, et lui demandons celle de nous faire bien remplir les devoirs de notre minis- tère. Contribuez-y par de saintes prières, comme vous avez fait par vos soins charitables si longtemps. M. Blesion est arrivé, il nous a donné à souper à tous quatre pour nous entretenir de ce que nous pouvions espérer. .Nous vous envoyons sur cela nos Mémoires, vous priant de les solliciter, et nous remercions tous votre troupeau et tous les autres fidèles des ardentes prières qu'ils ont faites pour nous, et des actions de pràce- qu'il- ont adressées à Dieu pour noire liberté. i v igneur veuille exaucer les vœux que nous faisons pour le salut de Jérusalem et pour celui de votre famille, que non- prions Dieu de bénir de ses bénédic- tions spirituelles el temporelles, el sommes avec toute

264 APPENDICE.

la reconnaissance et l'ardeur dont nous sommes capables,

Monsieur et très-honoré frère,

Vos très-humbles et très-obéissans serviteurs, et très-affectionnés frères au Seigneur,

Les quatre Pasteurs de la principauté d'Orange, GONDRAND, ÂUNET, ChION, PETIT1.

1 Cette lettre se trouve à la suite d'un recueil de sermons de M. PLélat; elle a été reproduite par Erman et lîeclam , VIII, 100. Cf. VIII, 126, 127, 180.

L'un des signataires, M. Petit, devint plus tard pasteur * 1 « »

l'église de Berlin, et le refuge d'Orange amena dans cette même ville les familles de ses trois collègues.

LE RÉTABLISSEMENT

DE SAINT PIERRE

EN SON APOSTOLAT

SERMON

SUR CF.S PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT JEAN, CHAPITRE XXI, 15.

Or après qu'ils eureut diue, Jésus dit à Simon Pierre : Simon, fils de Joua, in'ainies-tu plus que ne fout ceux-ci ? » Il lui répondit : « Oui, vraiment, Si gneur, lu sais que je t'aime. » Il lui dit : i Pais mes agneaux.

PRONONCÉ V LA HAYE, LE DIMANCHE Ier JUIN 1G871.

Mes Frères,

Lorsque les astronomes découvrent quelque nouvelle étoile dans le ciel, ce nouveau phéno- mène qui leur est inconnu leur donne de l'inquié-

1 Ce sermon se rattache de très-près aux Larmes de M. de Chambrun. C\ ùt été négliger une partie de la lâche que nous ni us somm - e de ne pas le rem< ttre, lui aussi, sous

les yeux do public. Le lecti ur j irouvera peut-être des passages quelque pen singuliers ; mais, a coup sûr, il ne le lira point sans en retirer beaucoup d'édification.

23

2G0 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

tude, pour en pouvoir découvrir la cause. Ils mettent tout en usage pour supputer le nombre des étoiles ; ils spéculent avec soin toutes les con- stellations, dans la pensée ils sont que ce nouvel astre s'est détaché de sa situation ordinaire; et lorsqu'ils voient qu'il n'y a rien de tout cela, et qu'effectivement cette nouvelle étoile n'avoit ja- mais paru dans notre hémisphère, ils recherchent avec plus d'empressement la véritable cause de cette nouvelle apparition.

Les anciens philosophes se sont imaginé que ces nouveaux astres n'étoient que des exhalaisons et des vapeurs élevées de la terre, qui, après s'être condensées dans les airs- et s'être allumées par leurs mouvemens, venoient à briller pour quelque temps sous le concave de la lune.

J'estime que les modernes ont mieux raisonné que les anciens, lorsqu'ils ont dit qu'il falloit cher- cher la véritable cause de ces nouvelles appari- tions dans la rapidité des tourbillons, dont ils composent le système du monde.

Ils nous disent que la rapidité du nôtre attire dans son sein ces nouveaux astres, ils parois- sent quelque temps, comme les comètes et plu- sieurs étoiles qu'on a découvertes clans les siècles passés, et que, ces astres cherchant à retourner dans leur lieu naturel , ils y sont emportés par la violence du tourbillon ils ont été créés, ce qui

IN SUN APOSTOLAT. 2<>~

fait qu'ils ne paroissenl [tins dans le nôtre. Ces astronomes n'uni pas tant de peine à donner la raison des éclipses, qui dérobent pour quelques momens les astre- à oolre vue. Ils tombent tons d'accord qu'il n'y a nue 1 interposition de quelque corps qui nous prive de leur éclatante lumière; que ce sombre voile qui est répandu sur toute la terre, pour nous dérober la clarté de ces astres, û'est qu'un effet de l'interposition delà lune ou de la terre, qui ne peuvent nous ravir que pour quel- ques momens l'éclat des astres qui tombent en défaillance, et qui sortent de leurs ombres avec bien plus d'éclat, de lumière et de pompe qu'ils n'y étoienl entrés.

Tous savez, mes Frères, que les apôtres du Sei- gneur Jésus et les Ministres de l'Évangile, sont comparés en l'Écriture à des étoiles, témoin ce que dit saint Jean dans l'Apocalypse : que le Fils de Dieu portoit en sa main droite sept étoiles. Les apôtres ont été comme ces premiers astres dont je vous ai parlé. La puissante main de leur grand maître les a tin.- du tourbillon de ce monde pour en taire des astres de la première grandeur dans

' il »lise;maisil est arrivé que l'un d'eux, à savoir Judas, ce perfide, ce traître, a été entraîné du Ciel de l'Église dans son premier tourbillon. Car il est dit qu'il .-'en alla en son lieu, [mur n'en revenir jamais. L'apôtre saint Pierre, qui a été un

268 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

de ces douze, n'a pas quitté le Ciel de l'Église pour être englouti par le premier tourbillon, d'où il avoit été tiré. C'est un astre qui est tombé en défaillance par l'interposition de la crainte. C'est une étoile qui s'est éclipsée pour un moment dans la nuit elle, devoit paroître avec plus d'éclat ; mais enfin cet astre sort aujourd'hui de son obscu- rité. Le sombre voile de l'apostasie ne l'environne plus ; désormais il va jeter une lumière plus écla- tante qu'il n'a fait jusques ici, et son grand et bon maître ne l'aura pas plus tôt remis dans sa charge d'apôtre, qu'on verra briller l'éclat de sa vertu, de son courage et de sa persévérance avec bien plus de force que tous ces flambeaux qu'Aaron et ses descendais allumoient autrefois dans le sanc- tuaire. Mais avant qu'il paroisse en cet état glo- rieux, il faut que le grand soleil de justice lui communique sa vive lumière par ces saintes pa- roles : « Simon fils de Jona, m'aimes-tu plus que ne font ceux-ci? Oui, véritablement, Seigneur, tu sais que je t'aime. Pais mes agneaux. »

Saint Pierre ne nous paroît pas aujourd'hui seulement comme un astre qui est tombé en défail- lance, il nous paroît aussi sous l'idée d'un disciple infidèle qui a renié son bon maître, et par consé- quent comme un criminel qui doit comparaître devant son juge, pour recevoir un arrêt de con- damnation ou de grâce. Le procès est instruit,

I \ SON APOSTOLAT. 269

l'enquête a été faite, les témoins ont été ouïs; ses larmes et ses soupirs sont deux témoins qui ont déposé contre lui, et la conscience, qui est le plus redoutable de tous ceux qui ont été appelés, l'a plus chargé que tous les autres, et Ta convaincu de son inlidélité et de son apostasie. Il n'est plus question aujourd'hui que de faire paroître ce cri- minel devant son juge, pour être interrogé et pour répondre personnellement à ce qui lui sera de- mandé, afin que ce grand juge prononce son arrêt , ou pour la vie ou pour la mort.

Je parois aujourd'hui devant ce même juge avec l'apôtre saint Pierre comme une étoile que Dieu avoit posée dans le Ciel de son Eglise, qui s'est éclipsée par l'interposition du triste et sombre voile de la persécution. Je suis un disciple infidèle, un malheureux criminel, qui ai méconnu mon grand maître en disant que je me réunirois. Mon procès est instruit, l'enquête est faite, mes larmes et mes soupirs ont déposé et déposent encore contre moi. Ma conscience m'accuse et me convainc de ma lâcheté. Il faut qu'avec saint Pierre je paroisse devant le grand tribunal du juge de tout l'univers pour répondre à ce grand juge, et pour recevoir mon arrêt d'absolution ou de condamnation. Mais j'espère de sa bonté que j'é- prouverai lamême grâce qu'éprouva autrefois saint Pierre; el qu'au lieu d'ouïr un arrêt de mort ou

270 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

de condamnation, j'entendrai un arrêt de vie et de rétablissement dans l'honneur du saint Ministère.

C'est devant ce trône que je vous appelle tous aujourd'hui, vous qui êtes tombés par infirmité et par faiblesse.

Vous n'êtes pas moins coupables que saint Pierre et que moi. Vous étiez des étoiles dans le Ciel de l'Église. Votre infidélité a fait éclipser cette belle lumière, qui réjouissoit les hommes et les anges. Vous êtes coupables, vous êtes criminels; ne diminuez point votre faute par de vaines excuses, laissez parler votre conscience, vos sou- pirs et vos larmes pour vous accuser. Ces témoins serviront à vous justifier et, bien loin d'être la cause de votre mort, ils vous procureront infailli- blement la vie.

Je ne vous appelle pas devant un trône reclou- table comme est celui sur lequel Ésaïe faisoit paroître autrefois son Dieu, pour juger son peuple. Il paroîtroit trop terrible à vos yeux. Il vous épou- vanteroit par son terrible appareil. Je vous appelle à un trône de grâce et de miséricorde, comme est celui saint Paul ' nous invite d'aller, et que nous pouvons approcher avec cette confiance que nous y trouverons grâce pour y être aidés en temps opportun.

1 llcb. 4, 16,

I \ SON ^POSTOl \ i . 271

Vous savez, mes Frères, que dans la justice du siècle ou observe beaucoup de formalités daus les causes criminelles. On marque avec exactitude la date ou le temps de l'arrêt. Le juge interroge le criminel qui paroît devant lui. Le criminel répond à son juge sur ce qu'il est interrogé. Et enfin le juge prononce ou un arrêt de condamnation, ou un arrêt de grâce. Je trouve que saint Jean mar- que toutes ces circonstances dans le texte que je vous dois exposer. «Or après qu'ils eurent dîné. » Voilà la date de l'arrêt. « Jésus dit à Simon Pierre : Simon, fds de Jona, m'aimes-tu plus que ne font ceux-ci? » Voilà Jésus-Christ qui interroge saint Pierre en qualité de son juge. « Oui véritablement, Seigneur, tu sais que je t'aime. » Voilà les ré- ponses du criminel. a Pais mes agneaux.» Voilà l'arrêt de grâce et de rétablissement que Jésus- Christ prononce en faveur de ce disciple infidèle. Ce sont les quatre points que je vais examiner.

Divin Sauveur, jette un coup d'œil de ta misé- ricorde, qui pénètre jusques au fond du cœur de ton serviteur, afin que la vertu s'accomplisse au milieu de ses grandes infirmités !

Déjà Jésus-Christ s'étoit manifesté par deux fois à ses disciples, depuis ea bienheureuse résurrec- tion. Dans sa première manifestation, il leur avoit donné sa paix et souillé sur eux le Saint-Esprit; et dans la seconde il avoit guéri UU incrédule, à

272 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERI1E

savoir saint Thomas, par l'attouchement des no- bles cicatrices qu'il avoit reçues sur la croix, qui lui firent dire «Mon Seigneur et mon Dieu. » Il ne se contente pas de ces deux apparitions, il veut encore se manifester une troisième fois, afin que personne ne doute de la vérité de sa résurrection. Mais il est à remarquer que cette dernière mani- festation est bien plus glorieuse que les deux pre- mières, puisqu'il ne s'agit pas de donner sa paix et de guérir un incrédule, mais de donner un exem- ple de son amour, en relevant d'une chute mor- telle un disciple qui étoit tombé clans l'infidélité et dans l'apostasie.

Je ne m'arrête pas ici, mes Frères, à vous avertir que saint Pierre étoit à la pêche avec quelques-uns des autres disciples, lorsque Jésus-Christ leur apparut pour la troisième fois. Je pourrois remar- quer là dessus, que c'est bien déchoir de cet état glorieux ils avoient été élevés , que de re- prendre le premier métier qu'ils exerçoient avant leur vocation céleste. Mais que pouvoient-ils faire, séparés comme ils étoient de Jésus-Christ, que de reprendre leur première vocation en attendant le don du Saint-Esprit, qui les feroit pêcheurs d'hom- mes ? En attendant ce bienheureux moment, ils re- tournent à leurs barques et à leurs filets, et c'csi que Jésus-Christ les va surprendre pour achever ce qu'il y avoit à faire dans la société de ses disciples.

EN SON APOSTOLAT. 273

I! voulut même diner avec eux, comme l'Évan- gélistele remarque. «Or après qu'ils eurent dîné. »

J'observe, mes Frères, que Jésus-Christ ne s'est jamais trouvé dans des festins publics que pour faire des actions extraordinaires. S'il se trouve aux noces de Cana, c'est pour faire le miracle du chan- gement île l'eau en vin. S'il va manger dans la maison de saint Pierre, c'est pour guérir sa belle- mère de la fièvre qui la minoit. S'il mange avec les troupes, c'est pour multiplier les pains et les poissons. Si, dans une autre occasion, il se rassasie avec ses disciples et tout le peuple qui le suivoit, du pain qu'il avoit miraculeusement multiplié, c'est pour prononcer ensuite le divin sermon que saint Jean rapporte au sixième de son Evangile. Va-t-il encore au festin dupéager, c'est pour faire d'une débauchée une pénitente, pour faire pleurer Madeleine à ses pieds, afin que, si elle marque par ses larmes qu'elle a beaucoup aimé, il lui soit aussi beaucoup pardonné. Enfin, se trouve-t-il dans le Cénacle de Jérusalem pour célébrer le grand festin de la Pàque, c'est pour instituer dans la suite le sacrement de la Sainte Cène, et donner à ses disciples le magnifique sermon qui esl contenu dans les chapitres xrv, xv et xvi de saint Jean, et pour le clore par la plus admirable et la plus ardente prière qui ait jamais été pro- noncée. Ne vous étonnez donc pas, mes Frères, si

274 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

Jésus-Christ assiste aujourd'hui au petit festin de ses disciples; il a dessein de faire une œuvre de miséricorde par l'arrêt qu'il veut prononcer, pour rétablir saint Pierre dans l'apostolat d'où il étoit déchu par sa faute.

Mais disons que ce n'est pas la seule vue de ce divin Sauveur dans ce dîner; il y a du mystère. C'est pour prouver la vérité de sa résurrection. Car, s'il avoit dit auparavant, qu'un esprit n'a ni chair ni os, pour être touché, on peut dire aussi qu'un esprit ne mange ni ne boit, et par consé- quent qu'il avoit un véritable corps , quoiqu'il fut ressuscité, qui, par une adorable économie, vouloit bien se servir d'alimens, quoiqu'ils lui fus- sent inutiles. Cette raison regarde précisément Jésus-Christ; il y en a d'autres qui sont unique- ment pour saint Pierre. Quoique ce soit un grand sujet d'admiration, de voir un corps glorieux manger avec des hommes infirmes, il n'y en a pas moins de voir un disciple infidèle être assis à table avec un grand maître qu'il a offensé. Pourquoi donc le souffre-t-il en sa présence? Pourquoi souf- fre-t-il qu'il mange avec lui? C'est pour lui repro- cher son crime, pour l'humilier, et pour lui donner des marques de son amour. Il semble que ces rai- sons sont incompatibles; elles sont pourtant très- véritables, comme je m'en vais vous le faire voir.

Je dis premièrement que Jésus-Christ voulut

I N SON AIMiSTtH AT. 27")

bien < jur saint Pierre dtnâl avec lui pour le cou- vrir defaonte. Car, en effet, pouvoit-il voir tant de bonté en celui qu'il avoit malheureusement renié, sans que son àme en ressentît mille remords? Quand on nous accable de bienfaits', lorsque nous en sommes indignes, nous tombons dans la confu- sion. Mais quelle honte ne recevons-nous pas lors- que nous sommes honorés de ceux que nous avons voulu déshonorer, et qu'au lieu de recevoir un traitement digne de notre perfidie, on nous fait du bien, on nous caresse, et on nous traite comme des personnes de mérite ?

Saint Pierre reçoit aujourd'hui ce favorable trai- tement, c'est un disciple infidèle qui a trahilabonne cause de son maître, qui par un excès de bonté l'appelle à sa table; ne doit-il pas être dans la con- fusion et dans la honte par les reproches de sa con- science? Il pense, sans doute, ce malheureux dis- ciple, aux paroles de lâcheté qu'il a prononcées, de méconnoître celui qui à présent lui t'ait tant de bien et d'honneur. 11 pense, sans doute, a ce que David avoit dit autrefois : « Celui qui est assis à table avec moi a levé le talon contre moi '. » Quoi- que cela ait été dil pour Judas, saint Pierre se le pi ni bien approprier.

D'ailleurs, la conduite de Jésus-Christ rappelle

1 Ps. 41, 9.

276 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

dans l'esprit de son disciple le dernier souper de la Pâque, auquel il avoit institué la Sainte Cène. Sans doute que Jésus-Christ l' avoit instituée à la veille de sa mort, pour fortifier ses disciples contre le scandale que la croix leur pourroit donner, et pour résister aux tentations auxquelles ils seroient exposés. Par ce sacrement, nous nous unissons plus fortement à Jésus-Christ, l'homme fort vient au dedans de nous pour nous aider à combattre. Voilà pourquoi saint Cyprien exhortoit autrefois son peuple à se munir de ce sacrement pour se disposer au martyre. Quelle confusion à saint Pierre, de penser qu'il avoit été appelé à ce festin délicieux, par lequel son maître l'avoit voulu pré- venir contre les tentations du diable, et cependant de l'avoir renié si lâchement? C'est ce qui re- nouvelle sans doute sa douleur et qui expose son àme à des remords inconcevables. Ah! que les poissons qu'il mangeoit en ce dîner étoient mal assaisonnés pour lui! Ils étoient détrempés dans l'absinthe et dans le fiel, et son breuvage appa- remment n'étoit que de ses larmes amères qu'il avoit versées auparavant.

Mais si ces réflexions humilient et couvrent de honte saint Pierre, il a pourtant de quoi se conso- ler, puisqu'il n'entend point de reproche de la part de son maître et qu'il a même l'honneur de manger à sa table. C'est ce qu'il faut considérer en second

EN SON APOSTOLAT. 277

lieu. Car quelle marque d'amour peut-il recevoir qui le puisse pi us puissamment consoler, que de manger avec celui qu'il avoit renié? Quand quel- qu'un fait un festin, il n'\ appelle pas ses ennemis ; la fête seroit troublée par ces objets pour lesquels on a de l'aversion. On n'y appelle que ses amis, et ceux dont la vue peut rendre la fêle plus solen- nelle, par le plaisir que Von a de voir ce que l'on aime. Assuérus n'appelle à son festin que les grands de sa Cour qui lui étoient affidés. Il ne souffrit aucun de ses ennemis en sa présence. Il n'y avoit aucun traître ni aucun ennemi de sa gloire. Ainsi saint Pierre se peut compter au nom- bre des amis de Jésus-Christ, quoiqu'il l'ait of- fensé, puisqu'il a l'honneur de dîner avec lui.

Cela est si vrai, que vous devez remarquer que ce divin Sauveur veut dîner avec ses disciples avant que de prononcer son arrêt à saint Pierre; car l'Évangéliste dit expressément : « Or après qu'ils eurent dîné. » Pourquoi ne parle-t-il pas à ce disciple infidèle, ou avant, ou pendant le dîner? Cela n'est pas sans mystère. Il vouloit, comme je vous l'aidéjàfait remarquer, confondre et humilier son disciple, et lui donner en même temps des marques de son amour. Il l'abat d'un côté et le relève de l'autre : il en fait un pénitent, mais un pénitent auquel il inspire de la confiance. S'il eût parlé à saint Pierre d'abord qu'il l'aperçut; s'il

2't

273 LE RÉTABLISSEMENT DE S.VINT PIERRE

lui eût t'ait des reproches après les larmes arriéres qu'il avoit répandues en abondance; que seroit de- venue cette pauvre âme? Hélas ! la honte et la con- fusion l'auroient engloutie. Le désespoir s'en seroit emparé, et peut-être que cet infidèle seroit mort de regret. L'amour de Jésus-Christ ne demande point la mort du pécheur, elle demande plutôt sa conversion et sa vie1. C'est pourquoi, sans par- ler à table à son disciple, il lui parle pourtant, et ce langage muet est plus efficace dans son cœur que tous les discours qu'il lui auroit pu tenir. « Or après qu'ils eurent dîné. »

Pourrons-nous, mes Frères, vous marquer pré- cisément la date de cet arrêt : je veux dire le temps précis du dîner que fit Jésus-Christ avec saint Pierre? Il me semble que je l'ai assez bien calculé pour le bien comprendre. Il faut savoir que, l'année de la mort de Jésus-Christ, la Pàque tomboit seu- lement sur le cinquième du mois d'avril. Le jour de la résurrection fût le sixième; et ce fut dans ce même jour qu'il apparut pour la première fois à ses disciples et qu'il souflla sur eux le Saint-Esprit. Huit jours après, qui fut le treizième du même mois, il se trouva encore au milieu de ses disci- ples pour guérir l'incrédulité de saint Thomas. L'Évangéliste ne marque pas précisément en quel

1 Éeéch. 18, 32.

K\ SON APOSTOLAT. 279

jour Jésus-Christ se manifesta, pour la troisième fois, près de la mer de Tibérias, mais il y a de l'apparence que ce fut dans la semaine qui suivit la seconde manifestation. Ainsi, si vous ôtcz le jour il 1 1 Sabbat, auquel apparemment les disciples n'étoiriit pas à la pêche, il faut nécessairement que se dîner soit arrivé entre le 13 et le 19 du même mois.

Ce n'est pas sans raison, mes Frères, que je fais cette supputation. Car, par là, nous pouvons dé- couvrir combien de jours Jésus-Christ a laissé saint Pierre dans la pénitence; et si mon calcul est juste, ce disciple n'a été dans cet état tout au plus que vingt jours. Par vous pouvez remarquer quelle est la grande miséricorde de ce bon maître envers son disciple infidèle. Ouest-ce que vingt jours de pénitence pour un si grand péché! La discipline des anciens Pères de l'Église a été bien plus sévère. Les plus modérés ont été d'avis que les apostats, Les meurtriers et les adultères dévoient, tout au moins, passer trois ans dans la pénitence. Les au- tres ont soutenu qu'on ne les devait admettre qu'à l'heure de la mort; et les autres, usant d'une disci- pline bien plus sévère, ont dit qu'il les falloit laisser entre les mains de Dieu, sans permettre que l'Église usai jamais de miséricorde envers eux.

Allez, Tertullien, avec votre humeur farouche qui se ressent trop de l'ardeur de votre climat :

280 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

votre discipline est trop sévère et votre morale trop austère pour être reçue dans l'Église. Cette bonne mère a des entrailles de miséricorde aussi bien que son époux; elle n'oublie jamais le fruit de son ventre; et quand elle seroit assez inhumaine pour le faire, son mari ne rejettera jamais ses en- fans. Venez apprendre dans la discipline de Jésus- Christ, comme il faut agir envers les pécheurs re- pentans. Il n'attend pas l'heure de la mort de son disciple pour le rétablir dans son Église; dix-huit ou vingt jours, pour le plus, sont le terme pres- crit à sa repentance.

En effet, mes Frères, cet illustre pénitent avoit déjà passé par tous les. degrés de la pénitence. L'ancienne discipline exigeoit de ces pécheurs dont je vous ai parlé quatre degrés il falloit passer pour être admis à la paix de l'Église : le premier étoit celui des larmes, le second celui de la prosternation dans la poussière, le troisième d'ouïr la prédication sans participer aux mys- tères, et le quatrième enfin étoit l'exomologèse ou la confession publique. Je trouve que saint Pierre avoit passé par ces quatre degrés.

Il avoit pleuré amèrement hors de la salle de Caïphe ; son déplaisir l'avoit mis dans la pous- sière. Il avoit ouï la parole du grand prédicateur dans ses deux premières apparitions; et dans celle troisième, il fait la confession de son péché,

l.\ SOU APOSTOLAT. 2S1

disant à Jésus-Christ : Il est vrai, Monseigneur, je t'ai été infidèle; mais tu sais véritablement que je t'aime. Puis dune qu'il a passé par tous les degrés de la pénitence, par un ellet de la miséri- corde, y a-tril quelque chose qui puisse empêcher qu'il suit rétabli en grâce et dans les fonctions de son Ministère?

Ce n'est pas tout : Jésus-Christ veut pratiquer ce qu'il a commandé dans son Evangile ; il avoit dit : «Si tu apportes ton offrande à l'autel, et que il te souvienne que ton frère a quelque chose contre toi , laisse ton offrande devant l'autel, et t'en va; réconcilie-toi premièrement avec ton frère, et alors viens et offre ton offrande1.» Il ne dit pas : Si tu as quelque chose contre ton frère, mais si ton frère a quelque chose contre toi.

(Ju'avez-vous, saint Pierre, contre Jésus-Christ? nue vous a fait ce bon maître? ou plutôt : Que ne lui avez-vous pas fait? Vous lui avez donné des marques de votre indifférence, et il veut vous donner des marques de son amour. Vous l'avez offensé, il vous veut pardonner. Vous lui avez été infidèle, et il veut être constant en ses promesses. C'est pour cela que Jésus-Christ va chercher saint Pierre, qu'il Le fait dîner avec lui, et par il exé- cute ce que Lui-même avoit commandé: «Si ton

1 Math. ... Z3-2 ,.

24.

2^2 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

frère a quelque chose contre toi, réconcilie-toi avec ton frère. »

Ce n'est pas tout encore, mes Frères; je dé- couvre en ce procédé un grand mystère : Jésus- Christ est en état de quitter la terre pour s'en aller dans le Ciel; il y monte pour présenter à Dieu, son Père, ce sang frais et vivant, qui prononce chose meilleure que le sang d'Abel. Il le va poser en qualité de notre souverain sacrificateur sur l'autel du sanctuaire céleste. Mais avant que d'al- ler offrir cetle précieuse offrande, il se réconcilie à saint Pierre, alin que tous les chrétiens puissent dire qu'il a heureusement exécuté ce qu'il a re- commandé. Mais enfin je remarque que Jésus- Christ n'a laissé saint Pierre que peu de temps dans la pénitence , parce qu'il étoit important qu'avant que de monter au Ciel il rétablit son disciple en son apostolat. Cet infidèle devoit être d'un grand exemple à toute l'Église. Il devoit avancer le règne de son maître par sa vie et par sa mort, par sa prédication et par ses souffrances. 11 falloit donc que cette étoile fût remise dans le Ciel de l'Église pour briller avec plus d'éclat qu'elle n'avoit l'ait auparavant : or, après qu'ils eurent dîné. C'est la date de l'arrêt.

11 faut à présent écouter le juge qui interroge le criminel : «Simon, fils de Jona, m'aimes-tu plus que ne font ceux-ci ? »

EN SUN &P0ST0LA1

283

Vous savez, mes Frères, que Jésus-Christ uvoit changé le nom à quelque.— uns de ses apôtres. Saint Pierre avoit eu part à cet honneur aussi hien que Jacques et Jean, qui avuient été appelés Boanergès, c'est-à-dire enfans du tonnerre, et pour lui il avoit été appelé Céphas, c'est-à-dire Pierre, parce qu'il devoit être une colonne en la maison de Dieu, comme l'appelle saint Paul en l'Kpître aux (ialates, par la bienheureuse confession qu'il avoit faite que Christ étoit le Fils du Dieu vi- vant. Il a renoncé à celte confession par son apos- tasie; il ne faut plus qu'il jouisse du glorieux nom de Céphas qui lui avoit été donné. C'est pour cela que vous devez remarquer que Jésus-Christ ne l'appelle pas Simon Pierre, mais Simon, fils de Joua. Il n'est plus apôtre, par son infidélité; il doit reprendre son premier nom, comme il a re- pris sa première condition. Simon est un beau nom, puisqu'il signifie un auditeur, et un audi- teur obéissant ; mais celui de Joua marque la lâ- cheté de saint Pierre. Joua, dans la langue sainte, signifie une colombe; il est donc le fils de la co- lombe, c'est-à-dire un homme craintif que la voix, d'une chétive servante a épouvanté. Par ce nom, son maître rappelle dans son esprit sa faute, comme s'il lui disoit : «Je t'avois donné le nom d'un disciple obéissant, d'un confesseur ferme et inébranlable, ni l'appelant Simon Pierre; mais,

284 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

à présent, tu n'es plus cela : tu es un disciple ti- mide, un confesseur tremblant Simon, fils de .loua, m' ai m es-tu?»

Je sais bien qu'on a remarqué que le nom de Jona est un abrégé de celui de Johanna, qui si- gnifie miséricordieux, et qu'ainsi saint Pierre est appelé fils de Jona , c'est-à-dire fils du miséricor- dieux ou de la miséricorde. Et en effet, comme Jésus-Christ est en état de prononcer en sa faveur un arrêt d'absolution et de grâce, il semble que ce sens seroit plus naturel de l'appeler un disciple fils de la miséricorde, puisqu'il alloit recevoir, si je l'ose ainsi dire, une nouvelle naissance ; mais non, cette première vue doit être préférée à la seconde, comme plus conforme à l'intention de Jésus-Christ qui veut humilier son disciple. Ne voyons-nous pas dans les causes criminelles que, lorsque l'accusé paroît devant son juge, fût-il de la condition la plus relevée, on l'appelle du nom de sa famille? Quand une suite d'actions hé- roïques lui auroit acquis les noms les plus glo- rieux, et qu'une seule mauvaise action en auroit effacé tout le lustre, un juge ne le traiteroit plus ni de conquérant ni de vainqueur : son crime le rendroit indigne de tous ces éloges; son juge l'appelleroit par son premier nom. Saint Pierre a terni par son apostasie toute la gloire de son apos- tolat; il est déchu de cette charge éminente; il

K\ son àPOSTOLAT. 2S.')

n'est plus Simon Pierre, il est fils de Joua à présent qu'il paroît devant son grand juge. Si Abram a été appelé Abraham, il a conservé ce beau nom même après sa mort, parce qu'il ne l'a jamais lié- tri par aucune action qui le rendit indigne de le porter. Et si Jacques et Jean, ces fortes colonnes de l'Église, ont reçu le nouveau nom de Boaner- gès, la gloire de ce nom les a accompagnés jusque dans le tombeau, d'où il se fait encore entendre au milieu de L'Église. Quelles dévoient être les pen- sées de ce disciple à L'ouïe du procédé de son juge, qui le dégrade de ce haut degré d'honneur il l'avoit élevé ! Je m'imagine qu'il s'attend à essuyer de sanglans reproches au sujet de son infidélité. Mais nuii, rassurez-vous, saint apôtre, vous avez affaire à un juge plein de douceur, qui a plus de pitié de votre faute que de désir de la punir.

11 y a bien de la différence entre le trône de Dieu sous l'Ancien Testament et le trône de Jésus- Christ sous l'économie de la grâce. Celui-là paroît terrible et tout à fait épouvantable : «Il est envi- ronné d'une flamme de feu; ses roues sont comme le feu ardent ; un lleuve de feu sort et paroît de- vint le juge qui y est assis : mille milliers d'anges le servent et mille millions assistent devant lui,» selon la description que nous en a faite le prophète Daniel '. nue dit ce juge qui est assis sur ce trône?

1 Dan. 7, 10.

286 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

«Il n'y a point de paix pour le méchant, a dit mon Dieu'. Ne me vengerois-je point d'une na- tion qui est telle2?» Ainsi on ne peut entendre de la bouche de ce juge que des paroles mena- çantes dans son interrogatoire, et pour la fin un arrêt irrévocable de mort et de condamnation.

Mais ce second trône n'a rien qui épouvante ; on n'y voit point tout ce terrible appareil : le juge interroge les criminels avec douceur, et ils se doi- vent toujours attendre d'ouïr un arrêt de grâce.

C'est, mes Frères, ce que vous voyez aujour- d'hui en la conduite de Jésus -Christ à l'égard de saint Pierre; il ne le traite ni d'infidèle, ni de lâche, ni de méchant, ni de traître, ni d'apostat: ces termes violens ne s'accordent pas avec sa dou- ceur ; il lui dit seulement : « Simon, fils de Jona, m'aimes-tu?» Ah! que cette parole est consolante pour saint Pierre ! qu'elle relève agréablement son cœur abattu !

Ce n'est pas que cet interrogat ne contienne un reproche : mais c'est un reproche d'amour et non pas de colère; car par il veut le faire sou- venir s'il a été homme de parole. Combien de fois avoit-il protesté à son maître d'avoir de l'amour pour lui! C'étoit l'amour sans doute qui lui inspi- rait ces paroles toutes pleines de feu : « Encore que

1 Esaïe 48, 22. 3 Jcr. 5, 9.

h\ son 4t*osTotàT. 1287

tous soient scandalisés en toi, si est-ce que je ne serai jamais scandalisé '. » Et quoique son maître l' avertît qu'en cotte même nuit il le renieroit, son ardeur lui lit dire : « Quand même il faudrait

mourir ayed toi, si est-ce que je ne te renierai point-.» Qu'il est dangereux, mes Frères, de tant présumer de Boi-mêmel Lorsque nous croyons d'être torts, c'esl alors que nous sommes faibles, et c'est en vain que nous promettons à Dieu de lui être iidèles, si nous ne nous appuyons uniquement sur sa grâce. Notre suffisance vient de Dieu, dit saint Paul; et saint Jacques ajoute : «Que tout don parfait et toute bonne donation vient d'en haut, adant du Père de lumière3.» Si saint Pierre a voit dit à Jésus-Christ : Je te suivrai partout, pourvu que je sois soutenu par ta grâce et par ta force invincible, il auroit pu promettre de lui être fidèle; mais comme il fonde son discours sur cette ardeur qui lui étoit naturelle, comme dit saint Chrysostôme, il ne peut que succomber à la ten- tation, et renoncer à celui à qui il avoit tout pro- mis. C'esl pour cela que son maître lui dit: «Simon, fils de Jona, m'aimes-tu?» Car est-ce aimer son maître que de L'abandonner avec tant de lâcheté,

M Ih. Î6, 33. .20, 35. s Jacq. I, n.

288 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

et de le renier, non-seulement une fois, mais par trois fois?

Quel honneur se fait Rome de fonder la primauté de saint Pierre sur ce passage? Ses docteurs osent soutenir que Jésus-Christ n'a fait cette demande à saint Pierre q.ue pour l'établir Prince des apôtres; puisque c'est a lui qu'il a dit en particulier : « M aimes-tu? Pais mes agneaux. » Si le raison- nement étoit juste, ce disciple auroit-il été con- tristé, lorsque son maître lui dit pour la troisième fois : « M'aimes-tu? » 11 reconnut, sans doute, qu'il lui faisoit un reproche de sa triple abnégation, bien loin de s'imaginer que cette parole l'élevàt au-dessus de ses confrères. En effet, quelle, appa- rence que son divin Maître ait pensé a l'établir le premier des apôtres, en lui disant : « M'aimes-tu? » Le sens est bien plus naturel de dire qu'il ne lui fait cette demande que pour l'avertir de son péché, pour sonder sa conscience, s'il est en état d'être rétabli en l'apostolat qui demande tant d'amour à ceux qui sont revêtus de ce saint caractère, pour faire dignement l'œuvre du Seigneur. En cela vous voyez que Rome se fait des armes de tout pour ap- puyer son prétendu Saint-Siège. Elle prend l'igno- minie de saint Pierre pour sa gloire, et le réta- blissement en son apostolat pour une exaltation par-dessus les autres apôtres.

Ne suivons pas ces docteurs dans leur égare-

EH SOU àPOSTOLÀT« 289

m t ; et disons ce que nous ayons déjà remarqué, que Jésus-Christ dit àsaintPierre, a Simon, lils de Jona, m'aimes-tu, » que pour le disposer à un heureux rétablissement. 11 n'y a que l'amour que l'on a pour ce divin Sauveur qui puisse faire un bon apôtre et un bon Ministre de l'Évangile. J'avoue que tous les fidèles doivent aimer Jésus-Christ pour être sauvés. La livrée et la devise de l'épouse mys- tique est Amour; mais comme il se trouve des de- grés dans cet amour, il faut que les serviteurs de Dieu en soient plus pénétrés que le reste des fidèles. Pour vous le prouver, vous n'avez qu'à consi- dérer ces quatre choses, qui rendent cette œuvre excellente, comme dit saint Paul, extrêmement difficile.

Premièrement, il faut qu'un Ministre de l'Evan- gile ait plus de connoissance des mystères de la Religion que ceux qui sont commis à ses soins pour les enseigner '. Qu'il faut de prières pour obtenir la langue des bien appris! Qu'il faut de peines et de veilles pour acquérir les lumières qui sont né- cessaires pour être « cet homme de Dieu accompli, et parfaitement instruit à toute bonne œuvre2] »

J'avoue que les apôtres, qui étoient inspirés im- médiatement, n'avoient pas besoin d'une grande

1 i Tira. 3.

* 2 Tini. 3, 17

2">

290 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

étude. «Ne yous mettez pas en peine, leur disoit Jésus-Christ, de ce que vous direz, l'Esprit parlera pour vous1»; mais cela n'empêche pas qu'ils ne dussent être dans l'application, puisque saint Paul demande ses parchemins à Timothée.

En second lieu, qui dit un Ministre de l'Evan- gile, dit un homme de rebut selon le monde. Il n'y a rien de si méprisé que lui. « Monte, pelé, monte, pelé, » crioient les enfans au bon Élizée'-'. « Dieu a choisi, disoit saint Paul, les choses foibles et méprisées de ce monde3.» Ce n'est pas seule- ment le mépris de ceux de dehors qu'il a à soute- nir, c'est encore le mépris de ceux de dedans, auxquels il faut souvent dire, avec un esprit de douceur : «Nous sommes fous, et vous êtes sages; nous sommes foibles, et vous êtes forts; vous êtes honorables, et nous sommes sans honneur4. »

En troisième lieu, qui dit un Ministre de l'Évan- gile, dit un homme de souffrances, qui doit être prêt aux plus rudes persécutions. Comme il est le chef de son Église, c'est à lui que le diable et le monde s'en prennent pour perdre le troupeau . « Le berger sera frappé, disoit Jésus-Christ, et les brebis seront éparses. » On n'a qu'à examiner la vie de

1 Math. 10, 19-20.

2 2 Rois 2, 23.

3 1 Cor. 1, 28.

* 1 Cor. 4, 10..

EN son APOSTOLAT. 291

saint Paul, et l'on verra quelles sont les souf- frances auxquelles un Ministre de L'Évangile est exposé.

Enfin, qui dit un Ministre de L'Évangile* parle d'un homme qui abandonne les plaisirs, les hon- neurs, le bien-être et les richesses de ce siècle. Sa vie doit être si bien réglée* qu'il doit être par sa piété et par sa vertu la lumière du monde. Son humilité doit être le caractère de son élévation; son plaisir, de faire la volonté de son maître, et, pour le regard des richesses, il doit tenir le langage des disciples : «Voici, nous avons tout abandonné pour te suivre1.» Pourvu qu'il ait de quoi vivre el se vêtir, cela lui doit suffire. Sa fortune est faite, comme l'on parle, avec une petite pension. De sorte que si le monde le regardoit du bon côté, il le regarderait, sans doute, comme un homme admirable^ A votre avis, mesFrères, ne faut-il pas aimer Jésus-Christ pour se disposer à tant de tra- vaux, pour essuyer tant d'ignominie, pour s'ex- poser à tant de souffrances, et pour se réduire à un état de déshonneur et de pauvreté selon le monde? Cependant, c'est l'apanage des Ministres de l'Évangile. Jésus-Christ en veut rétablir un au- jourd'hui, il faut donc qu'il sache de sa bouche s'il l'aime, pour voir s'il est en état de renoncer à

1 i.m- 5, 11.

292 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

soi-même et de charger sa croix. « Simon, fils de Jona, m'aimes-tu?»

La différence est grande entre un véritable Mi- nistre de l'Évangile et un Évêque de l'Église Ro- maine. Celui-là n'a que la croix pour partage, et celui-ci en a une, mais elle est d'or. sont ses travaux dans l'étude, pour être l'homme de Dieu? Un moment de lecture dans un bréviaire fait toute son application. est le mépris que l'on fait de sa personne? C'est un Dieu ou une idole qui mar- che devant son peuple. sont ses souffrances pour la cause de l'Évangile? Il repose doucement dans un superbe palais, il vit dans les plaisirs et dans les délices. est enfin sa pauvreté? Les richesses sont son partage; le faste et la grandeur l'ont fait soupirer après l'Kpiscopat. Un homme du monde diroit : Ah ! qu'il fait bon être Ministre de l'Évangile à ce prix-là ! Mais, si en ce temps Jésus- Christ descendoit du Ciel, et qu'il demandât à tous ces Evêques : « M'aimez-vous pour travailler, pour être méprisés, pour souffrir et pour être dans la pauvreté?» Il est à craindre « qu'ils ne le priassent de s'en aller de leurs quartiers1,» comme firent autrefois les Gerséniens. « La charité de Christ nous étreint, dit saint Paul; sachant cela, que si un est mort pour tous, tous aussi sont morts2. »

1 Marc ,r), 17. - 2 Cor. :>, 1 i.

KN BON APOSTOLAT, 293

Cela veut dire que l'amour que nous avons pour Jésus-Christ nous porte jusqu'à ce point, que do mourir pour lui.

C'est ce que ce bon maître demande aujourd'hui à son disciple, pour être un véritable apôtre. Et, afin de ne le surprendre pas par une seule de- mande, il la réitère par trois fois, pour lui laisser le loisir de bien examiner si l'amour qu'il exige de lui est bien empreinte dans so^cœur. Je n'ignore pas ce que les Pères de l'Église ont dit sur cette triple demande. Saint Chrysostôme et saint Au- gustin tombent d'accord, que c'est afin que saint Pierre répare la faute de son triple reniement par une triple confession. Quelques autres ont dit que saint Pierre ayant offensé le Père, le Fils et le Saint- Esprit, il y avoit une confession pour chacune de ces trois adorables personnes. J'ajouterai une au- tre considération qui me paroit très-pieuse et très- importante. C'est que l'amour qu'un Ministre de l'Évangile doit avoir pour Jésus-Christ ne doit point être partagé. Le monde ne doit pas en avoir une portion, et Jésus-Christ l'autre. L'àme et toutes ses facultés doivent être pour lui. Or, vous savez que le sommaire de la loi porte expressément que « nous devons aimer Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute notre pensée ', » trois

1 Math. 22. 37,

2!>ï LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

facilités qui doivent être entièrement pénétrées de ce divin amour. «Simon, fils de Jona, m'aimes-tu?» Voilà pour le cœur. «Simon, fils de Jona, m'aimes- tu? » Voilà pour l'àmc. « Simon, fils de Jona, m'aimes-tu? » Voilà pour la pensée.

Comme les apôtres dévoient être les premiers porte-enseignes de l'Évangile; comme ils dévoient les premiers aller arborer la croix de Jésus-Christ par toute la terre, ce qui les devoit exposer à la rage du monde, à la cruauté des tyrans et à mille souf- frances : il falloit aussi que leur amour allât jus- ques au dernier période; qu'elle fût ardente et non point languissante; qu'elle fût forte et non point foible; qu'elle fût violente, pour leur faire ravir le Royaume des Cieux, et non point tiède, pour faire lâchement l'œuvre du Seigneur. Autant que l'amour d'un Ministre ordinaire de l'Évangile doit surpasser l'amour d'un simple fidèle, autant l'a- mour d'un apôtre devoit être élevé par- dessus ce- lui d'un Ministre du second ordre. Jésus-Chiïst devoit rétablir saint Pierre pour le faire un astre de la première grandeur; jugez après cela s'il ne lui doit pas dire dans son interrogatoire : « Simon, fils de Jona, m'aimes-tu? »

Mais pourquoi ajoute-t-il, «plus que ceux-ci?» Pourquoi comparer l'amour de ce disciple avec celui des autres? 11 n'est pas difficile d'en rap- porter la raison. Je ne dirai pas ici avec les doc-

i \ m>\ tpostoi it. 29S

leurs de L'Église Romaine, que Jésus-Christ vou- lant élever saint Pierre pardessus ses compagnons, il vouloit qu'il y eût, en cet apôtre, un caractère qui le distinguât de tous les antres; et comme dans l'ordre du Ministère il semble que celui qui aime le pins mérite d'êlre le plus élevé, qu'aussi saint Pierre, ayant pins d'amour pour son maître que les antres apôtres, méritait de tenir le pre- mier rang parmi eux, d'être leur chef, leur prince et leur maître.

Quelle folle imagination! Il n'y a non pins de mérite dans L'élection à l'apostolat, qu'il y en a en l'élection de l'immortalité et de la gloire. Tout cela est un pur effet de la grâce: « Qu'as-tu, ô homme, que tu ne l'aies reçu'?Ce n'est point vous qui m'avez élu, mais c'est moi qui vous ai élus 2, » disoit le divin Sauveur à ses apôtres. L'erreur se sert de toutes armes pour appuyer ses faux dogmes. Ce passage est directement opposé à ses préten- tions, et cependant elle s'en veut servir pour élever an trône à saint Pierre qu'il n'a jamais prétendu, et que son maître n'a jamais pensé de lui donner.

Je vous représente saint Pierre comme un cri- minel qui parotl devant son juge; c'est bien assez qu'il fasse grâce à ce coupable; qu'il le remette

1 I . Cor. i, ;.

:l 1 '•, IÇ.

i9(j LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

dans sa première dignité. Aussi ce n'est pas ta vue de ce juge qui doit bientôt prononcer l'arrêt; il ne veut que savoir si le criminel est en état d'un véritable pénitent, s'il se repent de son crime, et s'il souhaite qu'il lui soit pardonné. Pour cet effet il l'humilie, bien loin de l'élever ; car c'est le but qu'il se propose dans cette comparaison : « M'ai- mes-tu plus que ne font ceux-ci? » Yoici donc la raison de cet interrogatoire. Saint Pierre avoit fait paroître tant d'ardeur pour son maître pendant tout le cours de sa vie, qu'on auroit jugé que son amour étoit beaucoup plus grande et beaucoup plus ardente que celle des autres disciples. Quand Jésus-Christ est abandonné des troupes, après avoir fait un miracle devant leurs yeux, qui répond à cette demande : « Et vous , ne vous en voulez- vous point aussi aller? » c'est saint Pierre qui dit avec un ton assuré : « Seigneur, à qui nous en irions-nous? Tu as les paroles de vie éternelle; et nous avons cru et connu que tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant '. «Quand ce même Sauveur a parlé à ses disciples des souffrances de sa passion , qui entreprend de le fortifier ? C'est saint Pierre : a Seigneur aie bon courage, ceci ne t'arrivera point2. » Quand il demande à ses disciples : « Et vous, qui dites-vous que je suis? » c'est saint

1 Jean (i, CH-GO. 8 Malli. 16, 22.

EN SON APOSTOLAT. 207

Pierre qui répond: «Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant '. » Quand il assure qu'à la veille de sa passion on sera scandalisé en lui, c'est saint Pierre qui proteste, « qu'il le suivra en prison et à la mort2. » Enfin quand il est attaqué par les soldats qui s'approchent pour se saisir de sa per- sonne, c'est saint Pierre qui tire l'épée pour le défendre8. Il parle toujours, et les autres sont tou- jours dans le silence. Jésus interroge tous les dis- ciples, et il n'y a que saint Pierre qui réponde. Il semble qu'il soit la bouche des apôtres, comme l'appelle un Père de l'Église \ Il parle bien quand il parle pour eux : mais il parle très-mal lorsqu'il parle pour lui-même.

Après toutes ces démarches, qui ne diroit que saint Pierre a plus d'amour pour son maître que tous ses compagnons? C'est par cet endroit que Jésus-Christ le veut encore humilier, en rappelant dans sa mémoire tout ce qu'il avoit dit, afin qu'il désapprouve et qu'il se repente de ce qu'il avoit fait. Que ce cœur devoit être abattu à l'ouïe de ce discours : « M'aimes-tu plus que ne font ceux-ci? » C'est une épée à deux tranchans, qui atteint jus- ques à la division de L'âme et de l'esprit de cet

1 Math. 16, 1G. * Luc 22,

3 Jean is, m. 1 Chrysostôme.

298 LE i;:. l Alil.lssr.MKM SAINT PIERRE

infidèle, et qui lui cause une douleur plus dure ([lie la mort.

A cette voix, il repasse dans son esprit les assu- rances de fidélité qu'il a voit données à son maître. Il reconnaît qu'il a beaucoup dit, mais qu'il a peu fait; et que, si ses confrères n'en ont pas tant dit que lui, ils ont beaucoup plus effectué, qu'ils ont été fermes lorsqu'il a été la faiblesse même.

Hàtons-nous, mes frères, pour tirer ce repen- tant du triste état il se trouve; un plus long- interrogatoire le feroit mourir de douleur; il le faut entendre en ses réponses personnelles. Les voici aux mômes termes que l'Évangéliste les a couchées : «Oui, véritablement, Seigneur, tu sais que je t'aime. »

D'abord il faut considérer que saint Pierre se purge par serment, pour donner plus de créance à la vérité qu'il met en avant. En quoi il suit la forme ordinaire des causes criminelles, auxquelles les juges font prêter serment aux prévenus avant qu'ils répondent. Jésus-Christ avait dit à ses disciples : « Ne jurez point, ni par le ciel, ni par la terre : mais que votre dire soit oui, oui, non, non '. » Saint Pierre exécute dans la première partie de son serment le commandement de son maître : « Oui, vraiment, tu sais que je t'aime. »

1 Math. 5, 34-35.

KM SOH A.POSTOLAT. 299

Il est plus difficile de découvrir l€ sons de la second' pailic de son serment, qui consiste en cette parole «vraiment : » car elle peut faire deux sens dill'erens en ce passage. Dans le premier on le peut traduire de cette sorte: « Oui, Seigneur, tu sais que je l'aime véritablement. » Et par saint Pierre aura voulu insinuer à Jésus-Christ que, quoiqu'il l'ait renié, il ne laisse pas quedel'ai- mei : que son péché n'a pas été un péché de ma- lice, mais de ioiblesse; et qu'entin s'il a manqué eu quelques actes extérieurs d'amour, la longue habitude qu'il avoit contractée pour l'aimer n'était point «'teinte en son cœur. Ce sens est clair, il est beau , et répond très-Lien aux scntimens de cet apôtre.

liais, par une seconde explication, j'aime mieux dire que ce « \ raiment » fait une partie du serment de cet apôtre, pour confirmer d'autant plus la \> rite de son discours.Yous savez, mes Frères, que quand Jésus-Christ jure dans l'Évangile, il jure par la vérité. Et quelle est cette venu'' par laquelle ■\< sus-Christ jure? C'est Lui-même : car il est « la xoie, la vérité et la vie '», aussi bien que le témoin fidèle et véritable. De sorte que toutes les fois que Jésus-Christ dit: «En vérité, en vérité,"» il jure par soi-même; par il démontre la vérité de sa

1 Jean 14, G.

300 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

divinité. J'applique ce principe au serment de saint Pierre, et je dis que le « vraiment » dont il se sert est la même chose que la vérité par la- quelle Jésus-Christ jure, comme s'il disoit : « Oui, Monseigneur, je jure par toi-même, qui es la vérité, que je. t'aime. »

Par il fait connoître qu'il le reconnoît pour son Dieu, au nom duquel il jure; et qu'il se don- nera bien de garde de mentir, puisqu'il interpose un nom si vénérable et qu'il est en la présence de son Seigneur, qui. est puissant pour punir son parjure. « Tu sais que je t'aime... » il répond pré- cisément à l'interrogatoire : mais pour marquer qu'il est véritable en sa réponse, il ne se contente pas de l'affirmer par serment; il va plus avant, il veut que Jésus-Christ sonde son cœur, qu'il le pénè- tre par ses vives lumières, pour voir si cette amour n'est pas bien empreinte en son âme. Il n'en veut pas être cru à sa parole, elle a été trompeuse; le cœur n'a pas toujours soutenu la langue ; il prie donc son Seigneur d'examiner son intérieur, pour juger si la langue dément son cœur.

D'ici l'on peut inférer que saint Pierre connois- soit distinctement que Jésus-Christ étoit Dieu, puisqu'il n'appartient qu'à cette essence glorieuse de sonder les reins et les pensées. Les hommes ne peuvent connoître les pensées du cœur que par les paroles : mais saint Pierre veut que Jésus-Christ

EN BON APOSTOLAT. -501

connoisse par son cœur la vérité de ses paroles. En effet, les paroles peuvent faire illusion aux hommes; il n'est rien de plus facile que de prendre le masque du beau semblant pour tromper par de fausses apparences : mais il est impossible que ce qu'on impose à la créature soit imposé au Créa- teur, et qu'on le puisse tromper par des paroles déguisées. C'est pourquoi saint Pierre, qui n'est pas en état de dissimuler, renvoie la connoissance de son cœur à Jésus-Christ, « Seigneur tu sais que je t'aime. »

Ce n'est pas tout. On peut inférer du discours de cet apôtre que sa foi n'étoit point défaillie , au temps même de son apostasie. Seroit-il bien croyable qu'une amour qui auroit tout à fait dé- failli, par un triple reniement, se fût renouvelée dans un moment? 11 faut bien plus de temps pour trouver ce que l'on a perdu, surtout quand il s'agit d'une chose aussi précieuse que la foi. Il n'y a point de retour, dit la bonne philosophie, de la privation à l'habitude. Si cette foi, qui est un don de Dieu, pouvoit se perdre, le diable l'auroit bientôt trouvée pour la cacher. Ce ne seroit pas un flambeau qui se rallumât si facilement à l'approche du grand soleil île justice. Non, non, comme « le don de Dieu et sa vocation sont sans repentance ', »

1 Rom. 1 1, 29.

2G

302 LE UKT.VBLlS.sEMKNT DE SAINT PIERRE

la foi, qui est un de ces riches dons, peut s'égarer pour quelque temps , mais elle ne se peut jamais perdre. C'est pour cela que saint Chrysostôme a comparé la foi de saint Pierre à un charbon ardent qui étoit couvert sous la cendre. Et d'autres à un petit surgeon qui est couvert de glaçons pendant la rigueur de l'hiver, et qui ne laisse pas pourtant de pousser au moment que le soleil s'approche de nous.

Quoi qu'il en soit, saint Pierre n'a pas démenti la parole qu'il donnoit à son maître de l'aimer. Depuis son heureux rétablissement jusqu'à La iin de sa vie, il a donné des marques authentiques de son amour. Faut-il courir la terre pour aller an- noncer l'Évangile? Il est prêt à courir jusqu'au bout du monde. Faut-il avancer le règne de ce grand Roi au milieu de mille fatigues, de mille peines et de mille souffrances? Tout cela n'est pas un obstacle pour ralentir son ardeur. Enfin faut-il mourir pour une si bonne cause? Il va agréable- ment à la mort; et lorsqu'on veut le crucifier, il demande pour toute grâce qu'on mette sa tête en bas et ses pieds en haut, ne se jugeant pas digne de mourir comme son maître '.

Mais quoique cet apôtre sente dans son cœur l'ardeur de l'amour qui le consume, il se donne

1 Eusèbe.

K.N 80H \ POSTULAT. 303

bien de garde de répondre à la seconde partie de l'interrogatoire de son juge. Il lui avoil demandé s'il l'aimoit plus que les autres disciples; il lui répond qu'il l'aime, mais il garde le silenee à ce second égard. 11 sait par une triste expérience que Les discours les plus pathétiques et 1rs plus ardens pe sont pas toujours soutenus par de bons effets. Ainsi, après avoir été infidèle, il ne veut pas pa- raître téméraire en jugeant de l'amour de ses confrères, puisqu'il est assez empêché de rendre compte de la sienne. Comme le juste vit de sa foi, il doit laisser vivre les autres de la leur. Pouvoit-il dire à Jésus-Christ qu'il l'aimoit plus que les autre.- disciples, après les avoir vus dans une bienheureuse persévérance, sans que leur foi eût été aucunemenl ébranlée? dette retenue est louable; elle est un grand exemple pour nous apprendre de oous mettre toujours au rang des plus grands pécheurs, comme faisoit saint Paul. Les torrens qui coulent avec violence sont bientôt à sec; et après que leurs eaux sont écoulées, ils ne laissent après eux que du limon et de l'ordure. Jésus -Christ esl satisfait de l'humilité de cet apôtre; c'est pourquoi il ne le presse plus sur cet article dan- les deux autre- interrogats qu'il lui fait dan- la suite. Ne le pressons pas davantage, à L'exemple de ce bon maître. Écoutons l'arrêt que ce grand juge va prononcer.

304 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

Le temps est bien long à un criminel lorsqu'il paroît devant ses juges; mais son inquiétude doit être extrême jusqu'à ce qu'il ait ouï son arrêt de vie ou de mort. Rassurez-vous, saint apôtre, votre juge n'est pas inexorable ; votre confession le touche, et l'assurance que vous lui donnez de l'aimer fait qu'il vous pardonne votre infidélité, et qu'au lieu de vous condamner comme vous le méritez, il va vous faire grâce et prononcer l'arrêt de votre rétablissement. Pais mes agneaux. Je remarque, mes Frères, qu'il n'y avoit que Jésus- Christ qui pût remettre saint Pierre en l'honneur de son apostolat et lui pardonner son crime. Il étoit la personne offensée qui pouvoit seule lui pardonner son péché, et le grand prophète qui étoit seul capable de lui remettre en main les clefs du royaume des Cieux.

J'avoue quelesautresdisciples le reçurent, même après sa chute, en leur compagnie , mais ils se donnèrent bien de garde de le rétablir en la charge d'apôtre. A la vue de ses larmes, ils pleurent avec lui; ils ont compassion de son triste état; ils le consolent et tâchent de relever ce courage abattu. Des hommes plus fiers et moins charitables l'auroient chassé de leur présence, comme un per- fide et un infidèle, indigne de rentrer dans leur sacré corps; ils l'auroient chargé d'injures, de reproches et de malédictions; peut-être même

EN SON APOSTOLAT. 305

qu'ils auraient prononcé contre Lui le grand ana- thème : Maranatha1 ! Mais non,, la charité des dis- ciples « est bénigne : elle n'use point d'insolence, elle ne s'enfle point, elle ne se réjouit point de l'injustice; elle supporte tout2.» En effet, c'est ici qu'on peut faire une remarque touchant la charité de ces bienheureux disciples. Si jamais un infidèle a mérité d'être traité avec indignation, c'a été le perfide Judas, qui, non content d'abandon- ner son maître, le trahit par un baiser, qui est le symbole de l'amour, et le vendit pour trente pièces d'argent.

Cependant, voyez-vous que ses confrères s'en prennent à sa trahison pour insulter sa mémoire avec des paroles d'exécration? Non, ils sont dans le silence, et, pour tout reproche, ils ne disent que ce petit mot : « 11 s'en alla en son propre lieu. » Ils sont debout; ils prennent seulement garde à ne tomber pas. S'ils ont tenu une conduite si chrétienne à l'égard de Judas, pourquoi nelagar- deroient-ils pas ;'t l'égard de saint Pierre? Hélas ! ils considèrent qu'il y a bien peu de différence entrcleur Lâchetéet L'infidélité de leur confrère; ils se souviennent que lorsque Jésus-Christ étoit sur Ii croix, ils se tenoient de loin, et qu'il n'y a"Voit que Jean, le bien-aimé disciple, qui eût osé pa-

1 1 Cor. IC, 22.

2 1 Cor. 13.

2G.

-

pénitent et de compatir à -

Il n'y a que deux mots juge, m-> - - nt d'uDe - commande premièremeot . - doit faire en qualité d en second lie ]uiild<:

c'est envers ses . iï. Vous savez, mes es Magie - soni ap: - riture-Sainte. Il n'y a rir d'ouïr Dieu parlaot eL peuple, lorsqu'il parle d kirs T

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306 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

roître au lieu de son supplice. Il est à présumer que ces pensées leur donnoient de la confusion, et que s'ils ne se mettoient pas au rang des apos- tats, du. moins ils se considéroient comme des disciples timides. Je m'imagine donc qu'ils con- solent cet affligé qui verse à leurs pieds tant de larmes amères, qu'ils mêlent les leurs avec les siennes, qu'ils l'embrassent comme leur frère; mais, avec tout cela, ils n'osent pas le recevoir comme leur compagnon en l'apostolat.

Si vous en voulez savoir la raison , c'est parce qu'un apôtre doit être reçu immédiatement de Jésus-Christ. Celle charge est trop importante et trop extraordinaire pour la tenir par le ministère des hommes ; c'est un des caractères de l'apos- tolat d'être donné de la propre main de Jésus- Christ :d'où vient que saint Paul n'y est reçu que par la voix qui lui parle du ciel '. S'il eût été au pouvoir des disciples de rétablir cet affligé en sa première dignité, ne doutons pas qu'ils ne 1'eussenl fait avec joie et qu'ils ne l'eussent consolé par cette marque de leur amour; mais comme ils avoient reçu eux-mêmes leur vocation immé- diatement de Jésus - Christ, ils conservent ce droit à leur grand maître, et se contentent de faire ce qui est en leur pouvoir, de consoler ce

1 Act. !).

I \ son LP0BT0IA1 . 307

pénitent et * 1 «^ compatir à son extrême affliction.

11 n'y a que deux mots dans l'arrêt de ce grand juge, mais ils sont d'um1 grandi' importance : il commande premièrement à saint Pierre ce qu'il doit faire en qualité d'apôtre, c'est de paître; et en second lieu, envers quiil doit exercer cet office, envi rs ses agneaux.

Vous savez, mes Frères, que les Rois, les Princes et les Magistrats sont appelés des Pasteurs dans FËcriture-Sainte. Il n'y a rien de plus familier que d'ouïr Dieu parlant en ces termes : « 11 paîtra mon peuple, » lorsqu'il parle de quelque Roi. Les auteurs profanes menu' se -mit servis de celte métaphore pour représenter le devoir des Prmces envers leurssujets. Aganiemnon est appelé le Pas- teur des peuples. Cette idée, SOUS laquelle les Rois nous sont représentés, marque quelle est la dou- ceur dont les souverains doivent user envers leurs sujets: mais, quoiqu'il en soit, l'autorité des Rois est toujours despotique : ils sont toujours les maîtres de leurs sujets, et ne leur commandent quelquefois qu'avec un pouvoir trop absolu. L'au- torité que Jésus-Christ donne à saint I'ierre n'est pas de cette nature; c'est une autorité ministé- rielle, si je l'ose ainsi dire. « Vous savez, disoit Miid maitie a ses disciples, que les Princes des nations les maîtrisent, et les grands usent d'autorité sur elle.-; mais il n'en Béra pas ainsi

308 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

entre vous'.» Cet illustre pénitent a fait lui-même un excellent commentaire sur l'autorité qui lui . avoit été donnée, en ces termes : « Je prie les an- ciens qui sont entre vous, moi qui suis ancien avec eux, paissez le troupeau de Christ qui vous est commis, en prenant garde sur lui, et non point comme ayant domination sur les héritages du Seigneur2. » Ce n'est pas une épée qu'il met entre les mains de saint Pierre pour saccager et pour détruire son troupeau , c'est une houlette pastorale qui ramène avec douceur les brebis er- rantes par une sainte correction. Le glaive san- glant est le caractère de l'Antéchrist, par lequel il met à mort les Saints du Souverain et remplit tout l'univers du sang de ses fidèles. En cela, il fait bien connoître qu'il n'est pas le successeur de saint Pierre, quoiqu'il s'en vante avec arrogance, comme si cette parole, Pais mes agneaux, lui étoit adressée. Il n'y a aucune part, puisqu'il ne paît pas le troupeau de la manière que Jésus-Christ le demande de saint Pierre. Car, que pensez-vous qu'il exige de cet apôtre par ces paroles : Pais mes brebis! Il lui commande ces trois choses :

La première, de donner à son troupeau la pâ- ture spirituelle ; la seconde, de le paître par son bon exemple; et la troisième enfin, de le gouver-

1 Math. 20, 25-2G.

2 1 Pierre 5, 1.

EX SUN APOSTOLAT. /!(I0

ner par une bonne discipline, En effet, ce sont les trois grands devoirs que Dieu exige des Mi- nistres de l'Évangile. Par la prédication, ils nour- rissent les brebis du Seigneur Jésus : «Allez, di- soit-il, endoctrinez toutes nations1.» Parleur bon exemple ils les confirment : « Soyez pour mo- dèle au troupeau2. » Et par une douce discipline ils ramènent les brebis de leur égarement: «Irai-je à vous avec la verge ou en charité et en esprit de douceur ' disoit saint Paul aux Corinthiens. Ce o'esl pas une viande creuse des traditions hu- maines dont Jésus-Christ veut que saint Pierre nourrisse ses agneaux; ce n'est pas par une fausse apparence de piété qu'il lui doit donner des exem- ples; ce n'est pas enfin par un gouvernement ty- rannique qu'il veut qu'il les conduise. Les pcàquis herbeux il les doit mener sont la parole de vie, qui est un pain descendu du ciel. Les exem- ples sont une vie innocente, accompagnée d'une vive foi, d'une sainte espérance et d'une ardente charité ; et le gouvernement qu'il lui met entre les mains est un gouvernement de père envers ses enfans qu'il doit mettre sous la discipline , non pas pour les perdre, mais pour les sauver.

Ce n'est pas tout encore; il exige de lui que ses

1 Malli. 28, 19. - i Pierre 5, 3. 3 1 Cor. 4,21.

310 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

soins soient infatigables pour sa bergerie, pour pouvoir dire, comme le bon Jacob disoit à Laban, son beau-père : « De jour le hàle me eonsumoit, et de nuit la gelée l. » Il fait bien plus encore : car il lui recommande ses chers agneaux par cette con- sidération qu'ils sont à celui pour qui il a protesté qu'il avoit tant d'amour. « Pais mes agneaux, » c'est-à-dire ces créatures que j'ai rachetées par mon sang, que j'ai aimées jusques à ce point que de mettre ma vie pour elles : et par nous pou- vons découvrir quel est l'amour que Jésus-Christ a pour son Église, et de quelle importance est la charge qu'il commet à son disciple, car c'est de même que s'il lui disoit : « C'est par cet endroit que tu me feras connoître que tu m'aimes vérita- blement, si tu emploies tous tes soins pour ceux que je te recommande avec tant d'empressement. C'est à cette condition que je te fais grâce. Toute la terre saura que je t'ai pardonné : mais toute la terre détestera ton ingratitude si tu es assez lâché que de mépriser cet effet de ma miséricorde. »

Ah! mes Frères, que ce discours est touchant! qu'il entre bien avant dans un cœur qui est touché par la repen tance ! Aussi nous pouvons remarquer que saint Pierre en a fait un saint usage pendant le reste de ses jours. Le souvenir de cette miséri-

1 Gcn. 31, ii).

KN son àPOSTOLÀT. 3\ I

corde l'a rendu infatigable dans son Ministère : ajlez consulter ses Épîtres, qui contiennent l'a- il* ses prédications, vous y verrez partout reluire les vérités évangéliques, qui ont servi et qui servent encore de pâture spirituelle à l'Kglise de Dieu. Informez-vous de toutes Les particularités rie, elle nous paroîtra un miroir dans lequel vous pourrez contempler la gloire du Seigneur à face découverte. Elle vous servira de modèle pour bien régler votre vie: et si vous êtes curieux de le voir dans ses derniers soupirs, vous le verrez mourir constamment, réparant sa faute par son sang ; et vous verrez sur son chef glorieux la cou- ronne du martyre, «j ni le fera regarder au jour même du jugement comme une colonne del'Église et comme une des plus grandes lumières du monde.

Nous en avons assez dit touchant le devoir de saint Pierre; il est temps que nous vous expli- quions qui sont ces agneaux envers Lesquels il doil exercer cet office. 11 semble d'abord que Jésus- Christ met ici quelque différence entre les brebis et Les agneaux, car, dans Les interrogats suivans, il dit : a Pais mes brebis, » et ici, « Pais mes lux. » D'où vient cette différence? En voici, ce me semble, tout le mystère. Vous savez qu'il n'est rien de si familier que de voir dans les bergeries des agneaux et des brebis; mais ils ont cela do

312 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

conforme, qu'ils sont tous des animaux paisibles dont Jésus -Christ a emprunté l'emblème pour nous représenter sa douceur. Les agneaux sont des nouveau -nés qui se nourrissent de lait, et les brebis s'entretiennent d'une viande plus solide. L'Église, qui .est la bergerie du Seigneur, a des agneaux et des brebis; je veux dire des néophytes, qui ont seulement besoin du lait d'intelligence: mais il y a aussi des brebis qui ont besoin d'une doctrine plus élevée pour se perfectionner dans les mystères de la Religion.

Suivant cette pensée, Jésus-Christ recommande à saint Pierre de donner la viande spirituelle à ses fidèles, conformémentàl'étatoù ils se trouvent. Qu'à ses agneaux, c'est-à-dire à ses nouveau-nés par la renaissance spirituelle, il leur donne la viande qui est propre à cette nouvelle naissance; et qu'à ses brebis, c'est-à-dire à ceux qui sont plus avancés en connaissance, il leur découvre, suivant leur portée, les mystères du Royaume des Cieux. C'est l'allégorie; mais je n'estime pas que nous ayons besoin d'y recourir, puisque nous pouvons remar- quer que ceux qui sont appelés des agneaux par un Évangéliste, sont appelés des brebis par un autre. Rome trouve bien ici plus de mystères que nous n'y en trouvons. Comme elle est entêtée de la primauté de saint Pierre, elle prétend que, par les agneaux, il faut entendre tous les Kvèques et

EN SON APOSTOLAT. 313

Les autres Ecclésiastiques d'un ordre inférieur; que, par Les brebis, il faut entendre le reste du peuple; et qu'ici, le peuple et Les Ecclésiastiques sont sou- mi:* à saint Pierre comme au chef de l'Église.

Mais, quand il seroit vrai que ce souverain Pas- teur de nos âmes donueroit à son disciple une autorité à laquelle il voudroit assujétir les autres apôtres, pourroit-on eu tirer une conséquence Légitime en laveur du Pontife Romain? Il est vrai qu'il prétend que toute l'Eglise lui est soumise, comme étant le successeur de saint Pierre : mais qui ne sait que cette prétention est vaine; qu'il a usurpé le titre d'apôtre par une tyrannie mani- feste? Pour être un véritable successeur.de saint Pierre, il faut enseigner la même doctrine qu'il a prèchée; il faut être en exemple à l'Eglise de Dieu, par nne sainte humilité et par une vie innocente, et ne se dire pas le serviteur des serviteurs pour gouverner ensuite l'Église avec une hauteur, dont à peine les tyrans les plus tiers se sont jamais ser- vi-. Est-ce la doctrine de saint Pierre que d'ac- cuser l'Écriture Sainte d'insuffisance? de mettre en avant Le mérite des œuvres? d'anéantir le sacri- fice de Jésus-Christ par un sacrifice non sanglant? de retrancher au peuple le breuvage spirituel de la communion? de prêcher un purgatoire? de mettre en avant les indulgences? de faire adorer un mor- ceau de pâte? d'invuquer les Saints? de se pro-

27

314 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

sterncr devant les images? Ce sont des pàquis empoisonnés qui causent infailliblement la mort aux brebis qui s'en nourrissent, et qui n'ont jamais été connus par l'apôtre saint Pierre.

Mais d'ailleurs, peut-on appeler des agneaux les Évêques et les autres Ecclésiastiques de Rome, qu'on prétend être ici recommandés à saint Pierre? J'avoue que les premiers Évêques étoient des agneaux qui se laissoient mener à la boucberie sans aucune résistance pour soutenir la cause de Dieu et pour le glorifier par leur martyre. Mais aujourd'lmi les Evêques de la Communion Romaine sont des loups qui sont entrés dans la bergerie du Seigneur pour la dissiper et pour la détruire.

Abî si le Sauveur du monde étoit sur la terre et qu'il nous parlât, il nous tiendroit, sans doute, le langage qu'il tenoit autrefois à ses disciples : « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups1. »

La douceur des agneaux n'est pas aujourd'hui Je caractère de ces Évêques; ils ont la fierté et le hennissement des chevaux; les finesses des re- nards ; la voix et les larmes des crocodiles; la fé- rocité des lions et la rapacité des loups. A-t-on ja mais vu qu'on mette à la tête des troupeaux des boucs et des dragons? Ce seroit renverser l'ordre

1 Luc 10, 3.

KN BOH \ PI »S n U. M'. 31S

de la nature que de donner la conduite de ces animaux innocens à des animaux d'une espèce si différente. Ces Évêques d'aujourd'hui, qui veulent se parer do beau titre d'agneaux, ont-ils les qualités que Dieu demande de ceux qu'il veut établir pour Pasteur* dans son Église? Vous n'a- \r/ qu à consulter saint Paul pouf voir si les Évêques de ce temps sont conformes à ceux, qu'il déorit en la première Épttre àTimothée, chap. 3. « II faut, dit ce saint apôtre, que l'Ëvêque soit irrépréhensible', vigilant, modéré, hospitalier, propre à enseigner, non batteur, non convoiteux de gain, déshônnête, mais doux, non querelleur, non avare1.»

Voilà de grandes qualités; voyez à présent si ces Évêques dont je parle les remplissent. esl leur vigilance? ils n'ont des yeux en ce temps, ils n'ont de la circonspection, que pour faire chercher dan- Les déserts les plus affreux les brebis du Sei- gneur, qui s'y cachent pour fuir leur persécution, i est leur hospitalité? Ils n'appellent pas à leurs superbes festins les pauvres membres du Seigneur Jésus; ils ne les logent pas dans leurs maisons; les m Midi!'- eaehots de leurs prisons sont les cham- bres de parade qu'ils Leur donnent. est leur douceur? Ils sont comme Siméon et Levi, « des

1 i Tim. :;, 2. Citation incomplète. Ainsi, par exemple, ces mi ta : « Mari d'une seule femme, » ont été omis.

310 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

instrumcns de violence1, » plus inhumains que les dragons auxquels ils commandent de battre sans miséricorde.

Enfin, si l'Ëvêque doit être propre à enseigner, est le soin qu'ils prennent d'instruire leurs troupeaux ? A peine un Évèque de ce temps monte-t-il en chaire une fois en sa vie, pour faire une exhortation à son peuple. Ce travail est trop pénible pour des gens délicats, dont le cœur se fond dans les délices. On peut compter des siècles entiers, qu'on n'a pas vu paroîtreun seul de leurs sermons, pour l'édification de l'Église. Il n'en étoit pas ainsi dans les siècles de la bienheureuse anti- quité : les brebis de Jésus-Christ avoient cette con- solation, de voir presque tous les jours leurs Pas- teurs en chaire, prononçant des sermons admirables pour soutenir leur foi et pour les mettre dans le chemin du ciel par l'étude des bonnes œuvres. Ces grands hommes expliquoient mieux le passage de saint Paul que les Évèques d'à présent. Car il ne dit pas que l'Ëvêque soit propre à faire enseigner, mais qu'il soit propre lui-même à donner les in- structions divines. C'est l'application de ces admi- rables Évèques qui a produit tant d'exccllens ser- mons, qui les font revivre après leur mort, par les consolations qu'ils donnent aux bonnes cames. Les

1 Gen. 49, 5.

EN SON APOSTOLAT. 317

Athanase , les Basile, les Nazianzène, les Chry- sostôme, Les Âmbroise, les Augustin en ont fait leurs principales occupations, et ne se sont jamais estimés si heureux que lorsqu'ils ont porté la pa- role de vie au milieu de leurs Eglises. Jugez à présent si Les Évêques d'aujourd'hui sont les agneaux que Jésus-Christ recommande à saint Pierre en lui disant : « Pais mes agneaux? »

Ne vous imaginez-vous pas, mes Frères, que cet apôtre reçut une grande joie à l'ouïe de cet agréa- ble arrêt? 11 me semble que Jésus-Christ ne l'eut pas plus tût prononcé , qu'il se jeta à ses pieds , qu'il les embrassa, qu'il les arrosa de ses larmes, pour témoigner sa reconnoissance à son grand juge, qui lui avoit pardonné par un excès de son amour son infidélité, sa faute et son apostasie. Ce cœur, qui avoit été si languissant par tant de sou- pirs qu'il avoit poussés, commença à se réjouir; ce cœur, qui avoit été fermé par l'abondance de ses larmes amères, commença à s'ouvrir. En un mot, saint Pierre ne fut plus un homme de soupirs et de larmes; ce fut un homme d'actions de grâces et de bénédictions. Ne doutons pas que les autres disciples, ses chers confrères, ne prissent part à cet arrêt de miséricorde. Ils remercièrent, sans doute, leur maître de la bonté qu'il avoit eue pour lui, ils l'embrassèrent comme leur frère, et lui donnèrent la main d'association, pour le reconnoi-

•-7.

!IIS LE RÉTABLISSEMENT1 DE SAINT PIERRE

tre pour un apôtre par ce symbole. Les anges mêmes en firent une grande fête dans le Ciel : rar s'il y a de la joie pour un pécheur repentant, que ne se doiUil pas passer dans ces lieux célestes et bienheureux, lorsqu'un pénitent est reçu en grâce, et qu'un apôtre est rétabli dans son Ministère! La glorieuse parenté de saint Pierre, qui est nommée au Ciel et en la terre, élève sa voix pour chanter un cantique d'action de grâce et de triomphe. Enfin, tout est dans la joie, et dans le Ciel et dans la terre. En voilà assez pour saint Pierre; voyons ce qu'il y a pour nous.

Vous savez, mes Frères, qu'il n y a rien de plus ordinaire à ceux qui veulent consoler ceux qui sont tombés dans la même faute que saint Pierre, que de leur mettre devant les yeux sa faute, sa repen- tance, son rétablissement. Ces charitables Sama- ritains ne trouvent pas de baume plus excellent pour consolider cette profonde plaie, que de se servir de cet exemple, comme si c'étoit le véri- table baume de Galaad. Ils examinent toutes les circonstances de cette triste chute, pour tâcher d'essuyer les larmes des pleurans et de relever leur cœur abattu par l'espérance d'un même par- don que celui qu'obtint autrefois cet apôtre in- fidèle.

Mais permettez-moi de vous dire que ce remède n'est pas propre à consolider la plaie d'un pécheur

k\ son kPOStOl vr. .ÎIO

qui s'examine bien soi-même, puis qu'il y a bien de la différence entre la chute de saint Pierre el celle que nous avons commise en cette dernière persécution. La nôtre es! infiniment plus grande que celle de cet apôtfe. Cette proposition vous surprend sans doute; elle est pourtant très- véritable, et je prétends de vous prouver invinci- blement <pie notre apostasie est plus criante que la sienne.

« Mais quoi, direz-vous, la faute d'un simple chrétien sera-t-elle plus grande dans la même es- pèce de péché que celle d'un saint Pierre?» <>ui, assurément, elle esi plus grande, et je soutiens encore une fois que le chrétien réformé, le moins éclairé dans Les mystères de L'ÉVarigilê, a plus pé- ché par sa chute que saint Pierre n'a péché par la sienne. Je sais tout ce que vous me pourriez dire pour exagérer la faute de cet apùtre et pour dimi- nuer la nôtre. J'avoue qu'il a eu de grands avan- tages qui !>■ dévoient rendre inébranlable au mi- lieu de la plus violente persécution : mais je sais que nous en avions de plus grands que lui pour nous rendre fermes et intrépides. Je compte pour beaucoup la gloire qu'il avoit eue d'être appelé à la charge d'apôtre, par la propre bouche de son maître. C'étoil pour lui un grand avantage d'avoir été instruit dans sa propre école, d'avoir oui de sa bouche divine la doctrine évangélique, d'avoir été

320

LE ÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

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le témoin dses miracles, et d'avoir pu prendre pour patron la vj de ce divin Sauveur, qui s'étoit rendu obéissant àson Père jusqu'à la mort. «Voilà de grands avatages, me direz-vous, que nous n'a- vions pas, ui aggravent le crime de saint Pierre, et qui peuent en quelque manière exténuer le otre. » Vas vous abusez, pauvres âmes, si vous rétendez e vous excuser par cet endroit. Car, uelle doctine a pu apprendre saint Pierre de la jboucbe mèie de Jésus-Cbrist, que vous ne l'ayez pu apprenre dans l'Écriture? Y a-t-il un Évangile pour lui et n autre pour vous? Ces vérités sacrées esont-ell- pas toutes unes?Pourles miracles que int Pierr a vus, vous les avez aussi pu voir. Il ne falloit ps de nouveaux miracles pour confir- mer notre eligion. Si elle est conforme à celle que us-Cbri. a apportée du Ciel sujj^ terre, les

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320 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT T1ERRE

le témoin de scs miracles, et d'avoir pu prendre pour patron la vie de ce divin Sauveur, qui s'étoit rendu obéissant à son Père jusqu'à la mort. «Voilà de grands avantages, me direz-vous, que nous n'a- vions pas, qui aggravent le crime de saint Pierre, et qui peuvent en quelque manière exténuer le notre. » Vous vous abusez, pauvres âmes, si vous prétendez de vous excuser par cet endroit. Car, quelle doctrine a pu apprendre saint Pierre de la bouche même de Jésus-Christ, que vous ne l'ayez pu apprendre dans l'Ecriture? Y a-t-il un Évangile pour lui et un autre pour vous? Ces vérités sacrées ne sont-elles pas toutes unes? Pour les miracles que saint Pierre a vus, vous les avez aussi pu voir. Il ne falloit pas de nouveaux miracles pour confir- mer notre Religion. Si elle est conforme à celle que Jésus-Christ a apportée du Ciel sur la terre, les mêmes miracles sont, par manière de dire, vivans; ils sont devant vos yeux pour confirmer votre sainte Religion. La vie de Jésus-Christ, qui a été un grand modèle à saint Pierre, est aussi le modèle qui nous est proposé, afin que vous l'imitiez.

Jusqu'ici nous sommes égaux en avantages avec saint Pierre; mais voici celui que vous aviez par- dessus lui : c'est que vous saviez que Jésus-Christ étoit ressuscité des morts, qu'il étoit dans le Ciel, d'où il pouvoit vous secourir par sa puissante main, au lieu que saint Pierre ignoroit ce grand mystère.

KN SON V.POSTOLAT. .'!21

Si vous en doutez, saint Jean vous en convaincra, car il dit expressément des femmes, de luietdesaint Pierre, qu'ils ne savoient point encore l'Écriture,

qu'il falloit qu'il ressuscitai des morts. Et ce n'est que par cette glorieuse résurrection que Jésus- Christ a a été pleinement déclaré Fils de Dieu en puissance, » comme le dit saint Paul au chap. 1 de l'Épître aux Romains.

11 est \rai que, dans deux occasions différentes, il a déclaré que Jésus étoit «le Christ et le Fils du Dieu vivant. » Mais il a parlé de ce mystère avec une foi à peu près semblable à celle des Prophètes, Lorsqu'ils parloient du Messie. Leurs lumières étoient trop courtes pour pénétrer jusques au pro- fond de cet te arche. Ainsi, saint Pierre disoit que son maître étoit le Christ, le Fils du Dieu vivant, sans connoitre, d'une foi distincte, le plus grand de tous les mystères, au lieu que nous connaissions cette vérité par sa résurrection d'entre les morts, aussi distinctement que nous voyons les rayons du so- leil. Et s'il a été dit de saint Jean-Baptiste que le plus petit au Royaume des Cieux étoit plus grand que lui, on doit dire aussi que le plus petit dans notre sainte Communion est plus grand, par sa connoissance, que l'apôtre saint Pierre même, lors- qu'il tomba dans l'apostasie. 11 est donc évident que la faute de ceux qui mit lâché le pied en cette persécution est de beaucoup plus grande que celle

322 LE RÉTABLISSEMENT I>K SAINT PIERRE

de cet apôtre : car à celui qui aura le plus reçu, il lui sera le plus redemandé.

Combien de fois avions-nous protesté à Jésus- Christ que nous lui serions fidèles jusqu'à la mort? Combien de fois V avions-nous assuré que ni l'épée, ni la nudité, ni les principautés, ni les puissances, ni la mort, ni la vie, ne nous sépareroient jamais de sa bienbeureuse communion? Saint Pierre ne s'étoit assis à table avec lui qu'une seule fois pour participer à sa chair et à son sang. Mais combien de fois nous avoit-il appelés à ce banquet céleste, pour nous unir plus étroitement à lui, et pour nous rendre «en toutes choses plus que vainqueurs ' 11 n'a rien oublié de son côté pour fortifier notre foi; et nous avons tout oublié lorsqu'il a été ques- tion de lui être fidèles. Nous sommes sans excuses; nous ne saurions pallier notre péché, tout se lève en jugement contre nous, et Dieu nous peut faire avec beaucoup de justice le reproche qu'il faisoit autrefois à son peuple : «Vous Cieux, écoutez, et toi, terre, prête l'oreille : J'ai nourri des enfans, et ils se sont rebellés contre moi2. » A présent qu'il fautquenous comparoissions devant ce grand juge, pour être interrogés avant qu'il prononce son ar- rêt, que pourrons-nous lui répondre s'il «entre

1 Rom. s, 3(i ' Esâïc l , 2.

in bos \i"-.iin,\T. A2'A

an compte et en jugement avec nous1,» et s'il mous examine avec toute la rigueur de sa justice? Pour moi, mes Frères, qui me considère comme Le plus grand de tous les pécheurs, je commence cYappfé* hender ce trône redoutable; je suis dans la con- fusion el dans la bonté d'avoir été infidèle à un si grand maître que je connoissois pour le Fils de Uieu, pour mon Sauveur et pour mon tout : car, que lui répondrai-je lorsqu'il m'interrogera? Lui dirai-je que je n'ai signé aucune abjuration, que je n'ai fait aucun acte de cette fausse Religion qui est si fort opposée à celle qu'il nous a laissée dans ritures, et que j'ai dit simplement que je me réunirois? N'aura-t-il pas sujet de me répondre qu'il m'avoit appris que «de cœur on croit à jus- tice, et que de bouche on fait confession à salut 2?» M'excuserairje sur les violentes douleurs que j'en- durois en ce temps-là, par la fracture d'une de mes cuisses, et par d'autres incommodités dont il lui plut de me visiter? Ne me répondra-t-il pas qu'il m'avoit appris que aie juste devoit avoir des maux en grand nombre : mais que l'Eternel le délivre de tous; qu'il garde tous ses os, tellement que pas un n'esl cassé3? a Avancerai-je pour me justifier que j'ai essuyé1 la violence de quarante-deux dra-

1 Ps. I '.:}, 2.

Rom. 10, 10. » l*= 34, 19-20.

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égaré par tant de poines el par lai tic tourmens, lorsque je dis à mes cruels pcrsécuJurs que je me réunirois? Ne me répond ra-t-il pai pour me con- fondra) que : " Bienheureux sonl pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux i i eux1?» « irai-je donc arrière de Ion c prit i fuirai je arrière de ta face ' Si je monte auj ieux, lu j e ; si je me trouve gisanl au sépulcre j voilà; si je prends les ailes de L'aube du jour il je me loge

derrière La mer, aussi me c li a la main, el

ta droite m'y empoignera ; si je dis \u moins Les ténèbres me couvriront ; voilà la i Lt qui ervira de Lumière autour de moi : môme i lénèbres ne me cacberonl poinl arrière de loi^l lu nuil res- plendira comme le jour, aulanl li at les ténèbre que La lumière . » Il u'j q poinl «I icuse, il Tant passer condamnai iom

Que vous étiez heureux, grand tint Paul, de pouvoir faire réuuméralioii de li vo ouf- franecs, cl oV |KiiiMiiraj(iulci-a la lin <pi i n lu clio-e.» \oii- iIhv, phi-, i|iic v .- 1 i 1 1 « | m ' » Ne excuse;/ pji |>r< - de- (lorinllnen , < pria supporter un peu votre iin[u uden . Vous I pouvez \anler - < 1 < » 1 1 la « J i i uiprudeilt.

« J'ai rt'çu de.- Juifs, dit re ajni a| , par cinq

1 Math. 5, i.

' i' 139, 7-1^. : Rom, I

324 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

gons? Ne me dira-t-il pas qu'il m'avoit promis «de me faire marcher sur le lion et sur l'aspic, et que je foulerois le lionceau et le dragon1?» Lui parle- rai-je des prisons l'on m'a détenu, et des ca- chots qu'on me préparait? Ne me dira-t-il pas que c'est lui-même qui a fait trembler les fondemens des prisons, et qui a envoyé un ange pour rompre les chaînes de ceux qui étoient persécutés pour justice? Lui dirai-je encore qu'on m'avoit éloigné de mes plus proches et de ceux qui me pouvoient secourir dans toutes mes misères? Ne me repartira- t-il pas qu'il m'avoit promis « d'être toujours avec moi, et que son bâton et sa houlette me soutien- droient dans la vallée même de l'ombre de la mort 2?» Avancerai-je à ce grand juge que le bruit effroyable des tambours m'avoit jeté dans une in- somnie qui m'avoit privé de l'usage de tous mes sens? Ne pourra-t-il pas me dire ce qu'il dit au- trefois à ses disciples: «Est-ce ainsi que vous n'ayez pu veiller une heure avec moi 3? » Pourrai-je m'ex- cuser sur ce qu'on m'avoit relégué dans un désert affreux? Ne pourra-t-il pas m' alléguer qu'il avoit soutenu Élie dans la solitude, et qu'il l'avoit fait nourrir par les corbeaux? Enfin, tàcherai-je de me justifier en lui représentant que mon esprit étoit

1 Ps. 01, 13.

2 Ps. 23, •'..

3 Malh. 2G, 40.

EN SON APOSTOLAT. 325

égaré par tant de peines et par tant Je tourmens, lorsque je dis à nies cruels persécuteurs que je me réunirois? Ne me répondra-t-il pas, pour me con- fondre, que : « Bienheureux, sont les pauvre- en esprit, carie Royaume des Cieux est à eux1?» « irai-je donc arrière de ton esprit? et fuirai-je arrière de ta face? Si je monte aux cieux, tu y es; si je me trouve gisant au sépulcre, t'y voilà; si je prends les ailes de l'aube du jour, et je me loge derrière la mer, aussi me conduira ta main, et ta droite m'y empoignera; si je dis : Au moins les ténèbres me couvriront; voilà la nuit qui servira de lumière autour de moi : même les ténèbres ne me cacheront point arrière de toi, et la. nuit res- plendira comme le jour, autant te sont les ténèbres que la lumière'. » Il n'y a point d'excuse, il faut passer condamnation.

Que vous étiez heureux, grand saint Paul, de pouvoir faire rénumération de toutes vos souf- frances, et de pouvoir ajouter à la fin « qu'en toutes choses vous étiez plus que vainqueur3! » Ne vous excusez pas près des Corinthiens, en les priant de supporter un peu votre imprudence. Vous vous pouvez vanter selon la chair sans être imprudent. « J'ai reçu des Juifs, dit ce saint apôtre, par cinq

1 Math, f», ;j.

' PB. 13!), 7-12. 3 Rom. s

X'8

'.\~2i) LE RÉTABLISSEMENT DE SAÎNT PIERRE

fois, quarante coups moins un; j'ai été battu di- verges par trois fois, j'ai été lapidé une fois, j'ai fait naufrage trois fois, j'ai passé l'espace d'un jour et d'une nuit entière dans la profonde mer; en voyage souvent, en périls de fleuves, en périls des brigands, en périls de ma nation, en périls des Gen- tils, en périls dans les villes, en périls aux déserts, en périls en mer, en périls parmi les faux frères; en peine, en travail, en veilles souvent, en faim et en soif, en jeûnes souvent, en froid et en nudité1. » Voilà un long récit de tristes aventures; mais ce qu'il y a de consolant pour saint Paul, est qu'il n'ajoute pas, « et je suis tombé, » comme je suis obligé de le dire en faisant le récit de mes souf- frances. Qu'ajoute ce saint apôtre? «Je connois un homme en Christ, il y a quatorze ans passés (si ce fut en corps, je ne sais, si ce fut hors du corps, je ne sais, Dieu le sait), qui a été ravi jusqu'au troi- sième Ciel2. » Ce premier ravissement est l'avant- coureur de celui qui lui arrivera au jour de la ré- surrection, auquel il ne sera pas en peine de savoir si c'est en corps ou en esprit qu'il a été ravi, puis- qu'il sentira son corps et son âme pénétrés de la gloire. Hélas! mes Frères, que nous sommes bien éloignés de l'état de ce saint apôtre ! Ce n'est ni en corps ni en àme que nous avons été ravis dans le

1 2 Cor. 11,24-27. * 2 Cor. 12, 2.

KN son APOSTOLAT. 327

Ciel, c'esl dans les enfers que nous sommes des- cendus par notre malheureuse chute, Le juge de tout l'univers, ce Jésus que nous ayons offensé, nous appelle en ce moment pour paraître devant son trône. À la vue de ce grand péché dont vous vous senti/ coupables, ce trône ne nous paroît-il pas redoutable? Pour moi, je dis comme Moïse : J'en suis épouvanté, j'en tremble tout.

Il y faut pourtant 'comparoître. Allons-y, peut- être y trouverons-nous grâce. N'entendez-vous pas ce grand juge qui commence à vous rassurer par son interrogatoire? « 0 vous qui m'avez aban- donné, qui m'avez renié, m'aimez-vous?» Atten- diez-vous de lui une parole si douce? JS'attendiez- vous pas plutôt des reproebes et des malédictions pour le grand pécbé que vous avez commis? M aimez-vous? dit ce juge charitable. Que cette parole est consolante ! Rassurez-vous , pauvres âmes abattues par le sentiment de vos iniquités, puisque votre juge vous parle en des termes si fa- vorables. C'est un présage qu'il ne vous condam- nera pas, mais plutôt qu'il usera envers vous de miséricorde. Il vous demande même si vous l'ai- mez plus que «'eux qui ne sont pas tombés? Pre- nez garde de lui répondre conformément aux mouvemens de votre àme. Si vous ae. sentez aucun mouvemenl d'amour pour lui, donnez-vous bien de garde de lui dire: «oui, véritablement, Seigneur,

328 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT IHERRE

tu sais que je t'aime.» Il connoît votre cœur et votre pensée; vous ne le sauriez tromper.

J'avoue que vous lui avez déjà donné de grandes marques de votre amour, puisque vous vous êtes relevés par une prompte repentanee. Yous avez abandonné, comme Abraham, votre pays, votre parenté, vos amis, vos habitudes, vos richesses, vos héritages, vos maisons, votre bien-être; en un mot, vous avez abandonné tout ce que vous aviez de plus cher au monde , de sorte que vous pouvez dire comme les disciples : «Voici, nous avons tout abandonné pour te suivre. » C'est beaucoup que d'avoir pu arracher de votre cœur ces gros cables, si je l'ose ainsi dire, qui vous attachoient à la terre. Vous ne pouviez donner des marques plus essentielles de votre amour; mais c'est à vous à examiner si elles sont sincères, et si elles n'ont pour but que la gloire de Dieu et votre propre salut. Quand vous sentirez ces bienheu- reux mouvemens dans votre âme, vous pourrez répondre avec fermeté au juge qui vous inter- roge : « Oui, Seigneur, véritablement, tu sais que je t'aime.» Mais j'espère de votre humilité chrétienne et du profond anéantissement vous doit avoir réduit votre péché, que vous ne direz pas à Jésus- Christ que vous l'aimez plus que ceux qui ne sont pas tombés. Il faut que vous soyez les admi- rateurs de leur vertu, de leur foi, de leur persévé-

EN SON APOSTOLAT. 329

rance, et que vous adoriez en eux la grâce qui les a soutenus dans leurs combats. Prosternés à leurs pieds, revêtus de sacs et couverts de cendre, vous leur devez demander qu'ils prient pour vous, afin que votre péché ne vous soit point impute; qu'ils assiègent le trône de la miséricorde par la violence de leurs prières, afin que votre grand juge pro- nonce un arrêt de grâce en votre faveur.

Et vous, mes Frères, que Dieu a soutenus dans ce grand combat pour ne succomber pas à la ten- tation, ne vous enorgueillissez pas de ce que vous êtes debout ; bénissez plutôt celui qui vous a sou- tonus et qui vous a prêté sa main secourable. Vous avez même besoin qu'on vousexborle à vous bien examiner pour voir si vous n'êtes point tom- bés en quelque manière. 11 y en a beaucoup qui tirent vanité de ce qu'ils n'ont rien signé, ni fait aucune abjuration, de ce qu'ils n'ont point assisté à la messe, et en un mot de ce qu'ils n'ont point renié le Seigneur Jésus. Pensez-y bien, mes Frères, et peut-être que vous trouverez que si vous n'avez pas été des disciples infidèles, vous avez été des disciples timides qui vous êtes tenus loin lorsque Jésus-Christ étoit sur la croix. N'avez-vous point démenti votre sainte Religion par quelque parole ou par quelque signe extérieur? Combien y en a-t-il qui ont nié de la professer pour se tirer d'affaire par des détours indignes d'un chrétien !

28.

330 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

Ils y doivent bien penser pour faire leur paix avec Dieu , et ne s'endormir pas sur la vaine pré- tention qu'ils ont été inébranlables.

Quant à vous, mes Frères, qui n'avez rien à vous reprocher de semblable, mêlez vos larmes avec celles de ces pauvres criminels qui paraissent aujourd'hui devant leur juge. Leur affliction ne vous touche-t-elle point? N'avez-vous point de compassion de leur triste état, et ne tremblez- vous point dans la crainte d'entendre un arrêt fu- neste qui les condamne à une mort éternelle? Non, non, rassurez-vous, malheureux et bien- heureux coupables; rassurez-vous, ô vous tous qui êtes dans ce saint auditoire! il y a pardon par devers Dieu; il va abréger l'affaire en justice; il va prononcer un arrêt de grâce: Pais mes brebis. Que cet arrêt me console, mes Frères ! qu'il remplit mon cœur d'une sainte joie! Je me vois par re- mis en l'honneur de mon saint Ministère :ma cou- ronne est remise sur ma tète. Vous n'avez pas moins de part que moi en cet arrêt, vous que la foiblesse de la chair a fait succomber à la tenta- tion ; ce sont ici vos lettres de grâce ; vous avez part à ce rétablissement; et c'est autant que si Jésus-Christ vous disoit que vos péchés vous sont pardonnes. Dieu vous appelle à paître ses agneaux aussi bien que les ministres de l'Evangile ; car si vous n'êtes pas destinés de sa part pour monter

1 N BOfi Al'iiSl.iLAi. .'{.')!

sur cette chaire , pour y annoncer les mys- tères de l'Évangile, il vous appelle pourtant à instruire noire prochain. Vous êtes aujourd'hui,

sous l'économie de la grâce, tout autant rjfl l'as- teurs que Dieu établit dans sa maison. Vous paî- tiv/ ses agneaux Lorsque \ons vous entretiendrez des mystères du Royaume desCieui, lorsque vous publierez la grâce que Dieu unis a faite, et que vous apprendrez tout cela àvos enfans et aux en- cans de vos enfaiis. Vous paîtrez ces agneaux par votre saint exemple, en vous retirant de la vanité de ce monde pour vous mettre dans une sainte humilité chrétienne. Dans les festins que vous ferez n ce p lys •'■ vos frères, qui sont les agneaux de lésus-Çhrist, ne leur servez pas ces mets qui vous paiaissoient autrefois si délicieux, je veuxdire votre orgueil, votre vanité, votre luxe, vos haines, vos paillardise-, vos adultères, et tant de péchés crians qui ont allumé la colère de Dieu contre nous. Pré- sentez-leur un cœur froissé par la pénitence, un esprit brisé de douleur pour avoir offensé Dieu; une vie pure et innocente qui soit la joie des anges et la consolation de ce bon peuple qui vous reçoit avec tant de charité.

Vous, femmes, parez-vous d'innocence et de modestie; abandonnez tous ces habits somptueux, pour vous revêtir du Seigneur Jésus, et ne vous ornez pas de l'entortillement de vos cheveux, de

332 LE RÉTABLISSEMENT DE SAINT PIERRE

perles, d'or, de diamans : mais revêtez-vous d'une sainte modestie, comme il est séant aux femmes chrétiennes. Portez tous ensemble, avec un esprit patient, la croix du Seigneur Jésus, votre pau- vreté, votre exil, vos souffrances. Ne pensez plus à vos revenus que vous avez abandonnés; à vos mai- sons que vous avez regardées comme des prisons; et à tout ce que vous aviez de plus délicieux pour satisfaire votre ambition. Ce seront des mets déli- cieux que vous présenterez à vos frères, et peut- être que, sans y être contraints, votre bon exemple les obligera à abandonner tout ce qu'ils ont de plus cher pour vous en faire part.

Mais il ne suffit pas que vous donniez cette pâ- ture aux agneaux que Jésus-Christ vous recom- mande, il leur faut présenter aussi quelque breuvage. Vous ne leur sauriez donner des li- queurs plus exquises que la coupe de vos larmes. C'est le breuvage des anges, et pourquoi les bonnes âmes ne s'en désaltéreroient-elles pas? Ah ! que ce festin ainsi assaisonné sera bien plus magni- fique que tout ce dont ils vous peuvent faire part ! Ils vous donnent ce qui est nécessaire pour votre corps, et vous leur donnerez ce qui est nécessaire à leur âme. De sorte que vous les enrichirez plus par votre pauvreté, qu'ils ne sauroient vous enri- chir par leur abondance. Ne vous imaginez pas, mes Frères, qui nous donnez les biens temporels,

EN SON kPOSTOl \ I . .'!;{.'{

que vous soyez quittes, vous qous devez du retour. Les biens spirituels que nous vous donnerons sont bien plus considérables que les temporels que

vous nous donnez. Vous êtes donc nos débiteurs. C'est de votre charité que nous attendons le retour.

Cependant réjouissons-nous tous ensemble de cet arrêt de miséricorde que le Sauveur du monde prononce aujourd'hui: pécheurs, je vous annonce une grande joie ; c'est que votre paix est faite avec votre juge. Bienheureux persévérans, je vous annonce une grande joie; vos frères sont réunis avec vous : notre commun Sauveur les rétablit dans son Église. Ce jour est un jour de joie pour le ciel et pour la terre. Vous bénissez Dieu, mes Frères, de ce qu'un arrêt de miséricorde a été pro- noncé. Les anges l'en glorifient dans le Ciel. Il y a une grande fête au Ciel et en la terre. 11 me semble que je vois les patriarches, les apôtres, les martyrs, les confesseurs, et tous les esprits bienheureux qui fuut une solennelle procession dans ce sanc- tuaire céleste. Il me semble que je les vois revêtus de longues robes blanches, qui sont le symbole du triomphe, portant des palmes en leurs mains, et chantant cette chanson nouvelle : « Tu es digne de prendre le livre et d'ouvrir ses sceaux, car tu as été mis à mort, et tu nous as rachetés à Dieu par ton sang, de toute tribu, et langue, et peuple,

334 LE RÉTABL. DE S. PIERRE KN SON àPOST.

et nation; et non» as laits rois et sacrificateurs à notre Dieu '. » Il me semble entin, mes Frères, que j'entends tous ces esprits triomphans, disant l'un à l'autre : « Alléluia, alléluia, ceux-ci ont vaincu à cause du sang de l'Agneau; partant réjouissez- vous, Cicux, et vous qui y habitez \ » Amen.

i'Saimf. 32, v. 5.

Je t'ai fait connaître mon péché, Et tu en as ôté la peine.

1 Apoc. 5, 9-10.

2 Apoc. 12, 11-12.

FIN.

TAULE DES MATIÈRES

Avant-propos v-vm

Préface ix-xx

1

Pages

Pineton de Chambrun père. Orange, de 1 GGO à 1 665 ; triste sort des protestants d'Orange; leurs enfants enlevés; un enfant fustigé par le bourreau; édit des relaps (l663N.Les Jésuites arrivent à Orange ; rôle piteux qu'ils y jouent; ils mettent en usage les faux témoins, la fraude et l'imposture; preu- ves, ('.armes confus. Voyage de M. de Chambrun en Hollande: arrivée de M.deZuilychemà Orange. 5-34

II

Progredior. L'Italien lirissi ; l'évèque Fabri. Arrêt de 1673; arrivée à Orange de M. Houillet, intendant de Provence; arrivée du comte de Grignan; red- dition du château d'Orange; un diable de ministre. 32-46

III

- on : le malicieux curéOmagi. L'évèque J.-J.d'< >- beille; esprit du papisme. Paix deNimègue 161 Encore les croix ; Bcandale; croix Du dragons. Le marquis de Montanègre î 7 - : » 7

336 TABLE DES MATIÈRES.

P IV

Les dragons de M. de Montanègre (1682); désola- tion des habitants d'Orange; démolition des murs de la ville; les écoliers français chassés; épou- vante des Orangeois protestants. Les Pénitents noirs; une procession peu édifiante; conduite équivoque de l'évéque. Quelques traits de l'his- toire d'Oranse en I o<32 5S

1683. Maladie de M. de Chambrun. Arrivée des réfugiés français à Orange. Duplicité de M. de Croissy. Les dragons ; règne de la terreur. Arrivée du comte de Grignan. Bonne foi dont on use en- vers Orange. Le grand convertisseur comte de Tessé; sauve qui peut. Les ministres Gondrand, Chion et Petit 86-105

VI

Le chevet d'un malade. Encore des dragons. Actes de vandalisme commis clans les temples prolestants par l'évéque et le comte de Tessé; mission bottée. Les protestants écrasés de garnisaires; scènes épouvantables 106-415

VII

M. de Chambrun tourmenté par ses infirmités phy- siques, par M. de Tessé, par l'évéque et par qua- rante-deux dragons plus quatre tambours; il tient bon. Quelques conversions. Compassion momen- tanée de l'évéque pour le pasteur. Deux nuits

TABLS DKS MAT1KHKS. .'{.'{7

infernales. Lo roi ou Pieu : Dieu. Esprit du pa- pisme 1IG-132

VIII

Départ de M. de Chambrun pour Pierre-Cise ; ses adieux ; scènes touchantes ; les catholiques el les

dragons émus. Prison du Saint-Esprit. Place! au roi. Erreurs do l'Église catholique. Catholicisme, protestantisme, Le chevalier de Montanègre. .Ma- dame de Chambrun et les dragons I.i.!-1i7

IX

M. de Chambrun se remet en route pour Pierre-Cise. Évoques inhumains et préyôts débonnaires ; esprit charitable de M. de Vermenton. Voyage; état pi- toyable de M.deChambrun; son entrée à Valence. Le Frère de Job 148-153

X

Repentaneeet confession. M. deCosnac; son habileté; ses promesses. Réponse de M. de Chambrun : on ne change pas de religion connue de chemise. En- core des dragons : je me RÉUNIRAI. Repentir et lamentations. Controverse avec l'évèque de Va lence; l'apostat Vigne Hii-lss

XI

Départ pour Romeyer (mars 1GSG). Nouvelle entre- vue entre MM. de Cosnac et de Chambrun; ce dernier refuse de communier; il projette son évasion. Les protestants pourchasséscom me des bêtes farou- ches; abominables attentats. Communions forcée-.

338 TABLE DES MATIÈRES.

Pages

M. de Cosnac ajoute la menterieàla violence pour arriver à son but; il prêche par la bouche des dra- gons. M. de Chambrun hésite : on ne vit pas par exemple. Nouvelles controverses. Un Jésuite. . 189-211

XII

Départ pour Lyon (août 1686). Projets de fuite; hardie évasion de monseigneur de Chambrun. Le pont de Beauvoisin ; le commandant de Chambrun. Une scène de corps-de-garde. Arrivée de M. de Chambrun à Genève 2A2-225

XIII

Larmes de joie. Turretin. Une communion à Ge- nève, à comparer à celles de Romeyer. Lettre au prince d'Orange - 226-235

XIV

Rétablissement de M. de Chambrun dans le saint ministère. Voyage à Coppet; le comte de Dhona. Lettre de M. de Zuilychem. Heureuse évasion de madame de Chambrun. Départ pour la Hollande; les bords du Léman ; arrivée de M. de Chambrun à La Haye (mars 1687); réception qu'on lui fait; véritable repentance 236-2"i8

Appendice 259-264

Sermon sur le rétablissement de saint Pierre en son apostolat 26o-33i

Paris. Imprimerie de Gistave GRATIOT, nie Mîzariue, 30.

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