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LUS

LITTÉRATURES POPULAIRES

TOiME XVI

LES

LITTÉRATURES

POPULAIRES

TOUTES LES NATIONS

TRADITIONS, LEGENDES CONTES, CHANSONS, PROVERBES, DEVINETTES

SUPERSTITIONS

TOME XVI

PARIS MAISONNEUVE ET C'% ^E^IT^URS

25, QUAI VOLTAIRE, 2^

i88î

Tous droits réservés

LES CONTES POPULAIRES

DE L ILE DE CORSE

LES CONTES POPULAIRES

L'ILE DE CORSE

J. B. Frédéric ORTOLI

PARIS

MAISONNEUVE ET (>• ËDITHURS

25, QUAI VOLTAIRE, 2, 1885

Tous droits réservés

AVANT-PROPOS

ή''^L»?Î ^^"^ qiiatre-l'ingts kilomètres des cotes de ^;'^W Provence, au milieu de cet admirable hic de ^^^^ la Méditerranée , le voyageur trouve une grande île française, célèbre à plus d'un titre dans l'histoire. C'est l'antique Kir nos des Grecs, la Cor- sica des Romains, la Corse de nos jours.

Tour à tour dominée par les Carthaginois, les Romains, les Sarrasins, les Génois et les Français, elle a néanmoins gardé un cachet particulier que l'on retrouve à chaque pas dans les mœurs, les coutumes, les usages aussi bien que dans le costume de ses habi- tants.

Les longues luttes que l'ilc eut à soutenir contre

AVANT-PROPOS

ses ennemis n'onl pas permis aux indigènes d'aller en asse:^ grand nombre étudier aux savantes Univer- sités du continent italien. Quoique avides d'instruc- tion, les Corses lui préféraient encore la liberté; de l'ignorance relative dans laquelle se conservèrent ou se formèrent les légendes fantastiques, les contes merveilleux, les croyances aux fées, aux saints et au diable, qui eurent toujours grand cours parmi ce fier petit peuple.

Les hautes montagnes, les gorges profondes et sau- vages, les ténébreuses forêts entretinrent aussi une foule de superstitions, pvfondément enracinées encore aujourd'hui, dans l'esprit de toute une classe de la population .

Sans doute, de nos jours, on rencontre dans les villes toutes les recherches de la civilisation; sans doute aussi l'instruction est beaucoup plus développée, mais combien d'hommes, dans les montagnes, portent encore le bonnet pointu et la capote de fresi (i); combien de familles font cuire leur pain six mois à l'avance et habitent, comme au temps des Sarrasins, tantôt la plaine et tantôt la montagne!

(i) Drap groisier ijiie l'on fabrique en Corse, Le meilhur, nommé panno corso oh pelor.t;, se fat! r' Carie, Bucognann, t'iiiaeo cl linits h Niolo.

AVANT-PROPOS

Dans de telles conditions, on devrait s'attendre à ce que la Corse ait fourni le thème de nombreuses recherches de la part des hommes d'études. Il n'en est pourtant pas ainsi. Les mœurs des habitants ont été bien analysées par des écrivains qui, connue Prosper Mérimée, ont su s'en servir avec graïul talent pour la conception d' œuvres souvent admirables ; nuiis, jus- qu'à présent, sauf quelques rares exceptions, la litté- rature populaire n'avait plis fait l'objet d'un travail spécial. Nous devons en excepter, toutefois, les tra- vaux du regretté docteur Mattei, qui, il y a une quin-aine d'années, recueillail tout un volume de prcn'erbes, et ceux de Grimaldi, Viale et Fée, qui nous ont donné quelques-uns de ces beaux voceri par- ticuliers à l'île et rappelant, par bien des traits, ces lamentations dont les anciens accompagnaient les funérailles de leurs morts.

Les contes et les légendes ont été complètement oubliés. Et pourtant, quelle ample moisson à récolter dans cette branche de la littérature orale! Il n'est presque personne, parmi les gens de la montagne ou de la plaine, qui n'ait à raconter des histoires de fées, de géants, de saints ou de diable, qui n'en puisse rapporter une foule ayant trait aux guerres que l'île eut à soutenir contre les envahisseurs, Sar-

AVAKT-rROPOS

rasiiis ou génois; cm- le souvenir de ces luttes s'est conservé tout à fait vivace dans la mémoire du peuple et est encore soigneusement entretenu dans les longues veillées d'automne et d'hiver.

Les vendanges terminées, les nuits, plus fraîches, ne permettent plus aux jeunes gens d'aller dormir sous les arbres touffus de la forêt voisine.

La coutume est alors, comme en beaucoup d'autres pays du continent, de se réunir dans une maison spacieuse pour y faire la veillée.

Pendant que les châtaignes rôtissent dans la vaste cheminée oii se consume un tronc d'arbre, le vin de l'hôte circule à pleines cruches, les jeunes gens babillent ou pincent les demoiselles et les homnies faits causent de chasse ou de pêche, de l'événement du jour, de la dernière vendetta ou de la grandeur d'âme de quelque bandit célèbre, Antonu Santa Lucia, Galeazzinu ou tout autre.

Bientôt, la conversation s'aninw grâce à la chaleur et au bon vieux vin de la côte; le bruit augmente et il est difficile de s'entendre.

Pourtant les sujets du jour ne tardent pas à s'épui- ser, la lassitude se fait sentir.

Tout à coup :

« O zi ba! si vous nous disie: una Ibla? »

AVANT-PROPOS

C'est un assisUiiit qui vient de prier le vieux conteur de dire une de ces histoires merveilleuses qu'il excelle à nuvnter.

Aussitôt le plus profond silence règne dans toute lu salle.

Chut ! écoute^; voilà Pitriicciu qui commence.

Il a fermé les yeux pour mieux voir ce qu'il raconte, le pauvre vieux, et il a mis ses deux mains en croix sur la table.

Tout le monde est suspendu à ses lèvres et jamais il n'est interrompu, si ce n'est par le choc des verres, le bruit des cruches, le crépitement des châtaignes et les éclats de rire des assistants.

Oh! comme le bon vieillard fait ressortir avec adresse le moindre mot, h plus petit trait plaisant ! comme il se moque et se joue de tout, et avec quelle prédilection il narre les aventures du Curé aux boucles d'argent, volé par Scambaronu, ou celles du curé aux trois nièces!

Tutt'e tre?

Tu le sais bien, coquine ! Et les assistants de rire.

Ce sont les belles réunions d'automne ou d'hiver. L'été, les jeunes gens vont plutôt au grand air en quête d'aventures, chanter amoureusement, acconipa-

AVAKT-PROPOS

^nés d'une vieille guitare, des stances d'occasion à l'amie de leur cœur.

Cependant les vieilles femmes et les vieillards se réunissent sur un escalier de pierre et, tous assis, redisent encore ce qu'eux, les aïeux, ont entendu raconter par leurs grand'mères lorsque, les joues fraîches et roses, ils couraient pieds nus dans les campagnes.

Mais, par hasard, se trouve-i-il dans le village le fils d'un des héros de Ponte Nuovo? (i) Ah! alors, comme les jeunes gens eux-mêmes l'entourent, comme ils le pressent de raconter cette heure solennelle oii la Corse cessa de s'appartenir!

Pour la dixième fois peut-être le vieillard reprend le récit de ces temps de lutte et de dévouement. Sa voix cassée se fait entendre au milieu d'un silence de mort et jamais il ne termine sans avoir exhorté ceux qui l'entourent à conserver toujours intacts l'honneur et la vertu des aïeux.

Ce sont ces récits des veillées, recueillis pour la plupart dans l'arrondissement de Sartcue, que je publie aujourd'hui .

(l) Tji deniUrt grande b^lailh' que les Corses eiuriil à so'.ilenir pour conserver leur hidépeniiance. Elle fui gagnée par /c Français qui, celle fois, prireni leur revanche de la sanglante défaite qu'ils uvaient éprouvée quelques mois auparavant dans la plaine de Borgo.

AVANT-PROPOS

On s'étonnera pcul-ctre de trouver dans ce volume des images et des expressions que l'on n'a point tou- jours coutume de rencontrer dans ces sortes de récits, cependant ils ont été fous recueillis de la bouche même des paysans, et je me suis attaché, autant qu'il m'a été possible, à reproduire non seulement l'idée, mais la forme et la tournure particulières qiw leur donnent les conteurs.

Cela tient sans doute à la violence des passions, excessives en tout sous cet ardent climat, et à hi richesse de l'idiome qui sert à les exprimer.

Ceci dit, il me restait à classer ces contes, difficulté très grande à mon avis, car le caractère en est sou- vent si connexe que tel ou tel récit pourrait tout aussi bien appartenir il deux ou trois chapitres différents. Je me suis guidé en cela sur le plan général suivi dans différents recueils analogues et particulièrement dans ceux de M. Paul Sébillot, sur le pays gallot, et de M. Henry Carnoy, sur la Littérature orale de la Picardie.

Frédéric Ortoli.

Paris, le 1} Fcirier iSS).

PREMIERE PARTIE

CONTES POPULAIRES

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§ I-

CONTES PROPREMENT DITS

LIi BERGER ET LE MOIS DE MARS

|L y avait jadis un berger qui possédait autant de moutons et de brebis qu'il y a de grains de sable sur le bord de la mer. Malgré cela, il avait peur d'en perdre et, pendant tout l'hiver, il était à supplier les mois de lui être favorables.

Ceux-ci entendirent la prière qui leur était faite ; les moutons et les brebis du berger furent toujours épargnés.

Mars surtout n'envoya ni pluie, ni grêle, ni aucune maladie qui pût détruire le troupeau. Or, comme on était au dernier jour de ce

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mois, le berger, qui ne craignait plus rien, se mit à rire et à l'insulter.

« Mars, Mars, toi qui es l'épouvante des troupeaux, je ne te crains plus! Adieu les mala- dies! Mars, Mars, le printemps arrive, tu ne peux, me faire aucun mal ! »

Furieux de tant d'ingratitude. Mars alla trouver son frère Avril et lui dit :

« O Apri lu me fratedu, Impresu tre di H to di. Par puni lu pasturedu Li ni vodu fa pinti (i). »

Et Avril, qui aimait son frère, les lui donna.

Aussitôt, parcourant; toute la terre. Mars ras- sembla en un instant et vents, et maladies, et tempêtes effroyables.

Tout cela fut déchaîné en même temps sur le malheureux troupeau.

Au premier jour, les moutons et les brebis qui

(i) O Avril, mon frère,

Prête-moi trois de tes jours. Pour punir le petit berger Car je veux qu'il s'en repente.

DE L ILE DE CORSE

étaient un peu malades moururent ; au deuxième ce fut le tour des agneaux, et au troisième, enfin, tout périt.

(Cotttè en tS82 par A. Joseph Orloli \01miuia]').

II

LES TROIS CRAPAUDS

m

.f^NE femme avait passé sa jeunesse à se livrer aux plaisirs les plus condamnables. Toutes les fois qu'elle se voyait enceinte, elle se faisait avorter. Et cela arriva trois fois.

Devenue plus âgée, cette femme eut des remords.

« Misérable! qu'ai-je fait? » ne cessait-elle de répéter; et cette pensée la tuait.

Ne pouvant plus résister aux tourments qui la dévoraient, la malheureuse résolut de se confes- ser, afin de recevoir l'absolution de ses crimes.

« Monsieur le curé, je viens me confesser à vous d'un grand crime.

Et qu'avez-vous fait, ma bonne dame

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Je me suis fait avorter trois fois.

Vous avez fait trois péchés mortels que vous devez expier, soit sur terre, soit en enfer. Pourtant j'essayerai de vous sauver.

Ah ! seigneur Dieu, ma bonne et sainte Vierge !

Allez chercher les chemises que vous portiez au moment vous vous êtes fait avorter. »

La femme alla prendre les chemises et les donna au curé.

Celui-ci les secoua l'une après l'autre.

Il en tomba trois crapauds qui se mirent à courir dans l'éghse.

Un de ces crapauds monta à l'autel, un autre se rendit à la chapelle et le troisième grimpa à la muraille.

« Vous voyez, malheureuse, les trois crimes horribles que vous avez commis !

Ce crapaud qui est monté à l'autel devait être un évêque; celui qui est allé à la chapelle, un prêtre des plus savants, et celui qui a grimpé à la muraille, un peintre de grand génie.

Eh bien ! pour expier ces trois forfaits, voici la pénitence que je vous impose :

Vous irez remplir ce calice à la fontaine de

DE L ILE DE CORSE

l'Eau bénite. Vous y rencontrerez un dragon à sept têtes qui cherchera à vous dévorer. Voici une épée, vous l'en frapperez. Si vous réussissez à lui couper une tête, vous serez sauvée, sinon c'est que Dieu ne veut pas vous pardonner, et vous serez dévorée. »

La pauvre femme partit.

Après avoir voyagé longtemps, bien longtemps, elle arriva à la fontaine de l'Eau bénite.

Elle y vit un grand et affreux serpent à sept têtes qui, les yeux brillants, s'avança pour la dévorer.

La malheureuse pécheresse prit son épée et, sans trembler, lui en donna de grands coups ; mais, ô désespoir! le serpent n'était jamais atteint, trois crapauds énormes se mettant toujours entre le monstre et l'épée.

A cette vue, le sang de la femme se figea dans ses veines.

Dans ces trois crapauds elle reconnaissait ses enfants, qui ne voulaient pas lui pardonner.

Pourtant elle reprit un peu de force; frappant un grand coup, elle en atteignit un qui tomba mort. Et les coups qui suivirent ne furent de même funestes qu'aux autres crapauds : tous

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deux expirèrent aux pieds de la malheureuse.

Plus furieux cent fois, le dragon continua la lutte.

Sept sifflements sinistres se firent entendre. L'infortunée, à bout de force et de courage, chan- cela et tomba sur le sol.

Elle fut dévorée par le dragon.

(Conlé eu 1SS2 far Madame Marini [^Porlo-f^ccchio]).

III

LES SEPT PAIRES DE SOULIERS DE FER ET LES TROIS BAGUETTES DE BOIS

SATARINELLA et SCS deux sœurs allaient chercher du bois au pied du Monte Incti- "^ dine (i), et tous les jours une voix disait à la plus jeune :

« Catarinella, monte plus haut. »

(i) Monte Incudine, la plus haute montagne du sud de la Corse, située au-dessus des sources du Rizzauese et du Travo. L'In- cudine est une masse énorme de granit, terminée par une plate-forme en pierre grise, lisse et polie, qui ressemble à une immense enclume. De cette forme étrange du rocher est venu le nom de la montagne.

DE l'île de corse

Les jeunes filles curent d'abord bien peur, mais à force d'entendre cette voix qui l'appelait, Catarinclla finit par s'y familiariser.

Un jour elle dit à ses sœurs :

« Voulons-nous monter voir ce que veut cette voix?

Oh ! la sotte ! veux-tu nous faire tuer ?

Il faut que je sache ce que l'on me veut.

Tu ferais bien mieux de ramasser ta charge de bois et de retourner à la maison »

Mais la jeune fille, qui était courageuse, ne voulut rien entendre. Elle embrassa ses sœurs et partit du côté d'où la voix semblait venir.

A mesure qu'elle avançait vers le sommet du Monte IiiciuUne, la voix disait toujours :

« Catarinclla, monte, monte plus haut. » Et Catarinclla montait.

Après avoir voyagé une grande partie de la journée, la jeune fille trouva un jardinier qui, la voyant, lui dit aussitôt :

« Ah ! pauvre enfant, qu'es-tu montée faire ici? Tu mourras si tu n'accomplis la chose que l'on doit t'imposer. »

Et le jardinier conduisit Catarinclla dans la plus belle salle du plus beau château qui se fût jamais vu.

CONTES POPULAIRES

Cette salle était remplie de statues. L'homme qui les gardait lui dit :

« Catarinella, si tu n'accomplis ce que je vais te dire, pour toujours la parole séchera sur tes lèvres, tes yeux se fermeront- à la lumière et de vivante tu deviendras morte.

Ah! mon Dieu! et que faut-il faire pour me sauver?

Viens ici.

Voilà.

Vois-tu ces statues? elles sont pour ne pas avoir accompli la tâche que je leur avais imposée; mais comme tu es belle et charmante, ta tâche à toi* sera beaucoup plus douce que celle des autres.

Que me faut-il faire?

Viens encore par ici. » Catarinella s'approcha.

« Regarde.

Je vois des hommes, tous habillés comme des priiKes. Le moindre d'entre eux est sans doute un èomte ou un marquis.

C'est bien. Vois-tu maintenant celui qui est là, dans cette niche?

Oui.

DE l'île de corse

C'est le fils du roi ; il n'a que vingt ans et tu dois l'épouser.

L'épouser? Ah! malheureuse que je suis ; mais il faut lui rendre la vie.

C'est justement ce que tu dois faire. Si tu ne peux y réussir, tu seras changée en statue de pierre pendant cent fois cent ans ; mais si tu fais tout ce que je te dirai, tu réussiras, et tous les trésors qui sont ici t'appartiendront. Tu pour- ras alors célébrer ton mariage.

Que faut-il donc faire?

Il faut que tu uses ces sept paires de sou- liers de fer et ces trois baguettes de bois. Tu iras de château en château, de village en village; tu passeras par les routes ou tu en feras, mais tu ne retourneras ici que lorsque les sept paires de sou- liers de fer et les trois baguettes de bois seront complètement usées, les unes à force de frapper aux portes, les autres à force de parcourir des royaumes. »

Catarinella prit ses souliers, ses baguettes et partit.

Elle voyagea trente jours et trente nuits sans s'arrêter. Enfin elle rencontra une forêt. Elle y entra et vit une petite lumière.

12 CONTES POPULAIRES

« Si je pouvais arriver jusque là, dit la jeune fille, je pourrais y passer la nuit. »

Elle pressa le pas et trouva une maison en ruine, toute couverte de lierre et de ronces.

« Pan ! pan !

Qui est là?

Ouvrez ; je suis une pauvre fille qui demande l'hospitalité pour cette nuit. »

Un vieillard lui ouvrit. Sa barbe, longue et blanche, lui tombait jusqu'aux genoux.

« Entrez, mon enfant ; il y a cent ans que je n'ai vu un visage humain. Mais, dites-moi, allez-vous ainsi?

Je cours par le monde jusqu'à ce que j'aie usé ces sept paires de souliers de fer et ces trois baguettes de bois. »

Et Catarinella lui fit le récit de ce qui lui était arrivé.

Le lendemain, la jeune fille voulut partir. Le vieillard lui dit :

« Voilà une poire avec laquelle tu peux jouer une musique merveilleuse. Tu arriveras devant le palais du roi tout en jouant, et si tu dis alors : « Poire, poire, ne m'oublie pas, » aussitôt sortira de terre le palais le fils du roi se trouve enchanté. »

DE L ILE DE CORSE 1}

Catarinella continua sa route.

Après avoir traversé bien des fleuves et passé bien des montagnes, elle trouva dans une plaine immense un pauvre homme qui bêchait près de sa cabane.

« Voulez-vous m'accordcr l'hospitalité pour quelques instants?

Qui es-tu? Les années ne se comptent plus depuis que j'ai quitté les hommes.

Je suis une malheureuse qui cherche à user sept paires de souliers de fer et trois baguettes de bois. »

Et Catarinella raconta son histoire.

« C'est bien; voilà une noix avec laquelle tu peux jouer tous les airs qu'il te plaira.

Merci, mon brave homme.

Si tu dis : « Noix, noix, ne m'oublie pas, » il sortira de terre le moulin du roi, qui se mettra à tourner et à moudre tout le grain que l'on voudra.

Pars, maintenant; sur ton chemin tu rencon- treras un ermite qui, lui aussi, te donnera quelque chose. »

En effet, Catarinella rencontra l'ermite un an plus tard.

14 CONTES POPULAIRES

Celui-ci lui donna une amande avec laquelle on pouvait faire parler et danser même les morts.

Longtemps après, la jeune fille arriva dans la cité du roi.

Là, ayant rencontré une procession qui accom- pagnait un mort, elle se mit à jouer de son amande.

Aussitôt le mort se leva et se prit à parler et à danser, au grand étonnement des assistants.

Erherveillé, tout le monde entoura Catarinella, et le roi, présent justement, car c'était un grand de la cour qu'on enterrait, demanda à la jeune fille :

« Combien veux-tu de ton amande?

Je ne la vends ni pour or ni pour argent .

Je te donne ma ville et mon palais.

Je ne la donnerai jamais, serait-ce même pour un royaume. »

Le roi fut forcé de laisser Catarinella ; mais avant de partir il lui dit :

« Viens chez moi ; je t'attends ce soir.

J'irai, » dit celle-ci.

Le soir, Catarinella vint jouer de sa noix devant le palais du roi.

C'était une si merveilleuse musique que le sou-

DE L ILE DE CORSE I ',

verain se leva de table pour voir ce que c'était. Il vit son moulin tournant, tournant toujoui-s devant lui.

« Ah ! que c'est beau ! Catarinella, Catari- nella, vends-moi ta noix.

Non, je ne la vendrai pas,

Puisque tu ne veux rien vendre, continue à jouer de ta noix. »

Catarinella prit alors sa poire et continua à enchanter tout le monde par sa mélodie.

A mesure qu'elle jouait, on voyait s'élever peu à peu le château était changé en statue le fils du roi.

Enfin la salle des statues apparut.

Lorsque le roi reconnut son enfant, il devint comme fou.

« Catarinella, vends-moi ta poire ; prends mes trésors, ma vie; prends ce que tu voudras, mais donne-moi ta poire.

Non, répondit la jeune fille; mais si vous voulez votre fils, suivez-moi.

Et irons-nous? Je ne vois plus le palais mon fils est enchanté. »

En eflfet, le palais avait disparu aux derniers accords de la poire.

l6 CONTES POPULAIRES

« Pour retrouver votre fils, il vous faut l'aller chercher loin, bien loin, au Monte Incudine ; prenez votre voiture et partez. »

Le roi fit atteler immédiatement ses plus beaux chevaux, puis il dit à Catarinella :

« Monte vite à mes côtés, afin d'arriver plus tôt.

Ah ! non ; il faut que je marche à pied. Il me reste encore à user une paire de souliers de fer. Allez toujours devant vous, et lorsque vous rencontrerez le Monte Incudine vous vous arrête- rez. Prenez bien garde surtout d'avancer quand une voix vous dira de monter plus haut ; il vous faudrait user, comme moi, sept paires de souliers de fer et trois baguettes de bois avant de pouvoir désenchanter votre enfant.

Merci, Catarinella, » dit le roi. Et il partit.

Après avoir voyagé bien longtemps, la jeune fille s'aperçut avec plaisir que ses souliers de fer et ses baguettes de bois étaient complètement usés.

En ce moment le Monte Incudine n'était pas bien loin, et elle fut arrivée avant le coucher du soleil.

DE LILE DE CORSE I7

Au pied de la montagne elle rencontra le roi.

« C'est bien ; attendez-moi encore un peu et je viendrai vous chercher. »

Lorsque Catarinella mit les pieds dans le châ- teau, les arbres de la forêt se mirent à chanter, les pierres à danser et les bêtes à parler.

Et tout cela disait :

« Bonjour, Catarinella, bonjour. » Et Catarinella disait à tous :

« Bonjour, bonjour. »

Le gardien vint à sa rencontre.

« Les souliers et les baguettes sont-ils usés?

Oui, les voilà.

C'est bien.

Je veux maintenant ressusciter le fils du roi.

Non, attends un peu. Donne la vie aupara- vant à tous ceux qui l'entourent, afin qu'il ne se trouve pas seul lorsqu'il reviendra à lui.

Catarinella trempa alors un morceau de ba- guette de bois dans une eau que lui donna le gar- dien du château et toucha les statues en disant :

« Par cette eau je te donne la vie. »

Et, à mesure qu'elle disait ainsi, les statues se

2

CONTES POPULAIRES

mettaient à marcher et à parler comme avant leur entrée au château enchanté.

Arrivée enfin au fils du roi, Catarinella le frappa de trois petits coups tout en disant :

« Par cette eau je te donne la vie. » Le prince se réveilla.

« est mon père?

Il est ici, tout près. »

Et la jeuue fille alla le chercher.

Jugez de la joie du roi en embrassant son fils; il semblait vouloir l'étouffer tant il le serrait sur son cœur.

Mais bientôt il dit î

Mon enfant, cette jeune personne a par- couru le monde pour vous sauver; il est donc juste que vous l'en récompensiez en l'épousant. »

Le fils du roi ne demandait pas mieux, car Catarinella était bien belle.

Les noces se firent donc le jour même; on in- vita tous les compagnons de captivité du prince, lesquels, heureux de vi\Te, se dédommagèrent, en buvant et mangeant comme quatre, du jeûne forcé qu'ils avaient faire.

Qj-ielques jours après, Catarinella et son époux partirent pour leur royaume.

DE L ILE DE CORSE I9

Arrivés dans la capitale, toutes les cloches se mirent à sonner de joie, et, pendant trois se- maines, on entendit la plus belle musique qu'il soit possible d'imaginer.

C'étaient la poire, la noix et l'amande qui don- naient un concert à tout le royaume.

(Conii en 18S2 par Mathme Marini, de Porlo-Vecchio).

IV

L ANNEAU DE LA PRrS'CESSE

rUTREFOis vivait une belle princesse qui possédait un anneau enchanté.

Une fée le lui avait donné à sa nais- sance; seulement, avait-elle dit, si la jeune fille a le malheur de le perdre sans qu'on le retrouve, il est écrit dans le ll.Te du destin qu'elle mourra tout juste un an après.

Vous pouvez juger si la petite princesse avait soin de son anneau. Mais un jour qu'elle était montée sur la plus haute tour du palais pourvoir

CONTES POPULAIRKS

lever le soleil, l'anneau glissa de son doigt et tomba jusqu'à terre.

Or, en ce moment, un grand aigle, le plus grand qu'on eût jamais vu, le prit, l'avala et dis- parut dans les airs.

Lorsque les parents de la princesse connurent ce qui était arrivé, ils furent saisis d'un affreux désespoir ; hélas ! leur pauvre enfant mourrait dans un an si on ne retrouvait pas l'anneau.

Dans tout le royaume on publia à son de trompe que celui qui rapporterait l'anneau devien- drait l'époux de la princesse.

Les plus hauts seigneurs se mirent à chercher l'oiseau ravisseur.

La cour devint déserte ; les aigles furent chassés et exterminés; mais dans le corps d'aucun d'eux on ne retrouva l'anneau tant désiré.

Pauvre princesse ! déjà il ne lui restait plus que quinze jours à vivre.

Aussi, ses parents étaient désolés ; ils ne man- geaient plus et ne dormaient pas davantage.

On avait bien fait venir plusieurs fées du royaume, mais toutes avaient dit que si l'on ne retrouvait l'anneau, il n'y avait rien à espérer ; la princesse mourrait au temps fixé.

DE LILE DE CORSE 21

Or, cette jeune fille aimait un seigneur de son âge. Celui-ci alla trouver sa marraine qui, lie aussi, était fée, et lui dit :

« Marraine, bonne marraine, puis-je trouver l'aigle qui a ravi l'anneau de la prin- cesse? »

Et la fée, qui aimait beaucoup son filleul, lui épondit :

« L'aigle qui a pris l'anneau est bien loin ; mais voici un cheval qui t'y conduira en peu de jours; tu n'auras qu'à le suivre.

Après avoir remercié sa marraine, le jeune homme monta à cheval et partit.

Ils allèrent ainsi longtemps, bien longtemps avant d'arriver au royaume de l'aigle.

« Somnes-nous près d'arriver? disait le cavalier.

Pas encore, » répondait le cheval. Et ils marchaient, marchaient toujours. Après sept jours ils arrivèrent au bord de la

mer. Le royaume de l'aigle était au milieu, dans une île.

« Comment devons-nous faire, mon bon cheval, comment faire? »

Sans répondre, le cheval partit aussitôt, et,

22 COMTES POPULAIRES

sans enfoncer dans l'eau, ils arrivèrent dans l'ile.

On entendit de grands cris.

C'étaient les aigles, fort en colère qu'on ait découvert leur retraite. Tous tant qu'ils étaient tombèrent sur le seigneur et son cheval, les frap- pant de leur bec avec acharnement.

Mais le cheval, qui était un cheval enchanté, fit si bien qu'il en tua un grand nombre.

Malheureusement le grand aigle, ravisseur de l'anneau, arriva à son tour, saisit le jeune sei- gneur par ses habits et s'éleva rapidement dans les airs.

Tous les aigles se mirent à crier en signe de joie, et le cheval, désespéré, se coucha tristement sur l'herbe.

Le grand aigle, qui n'était autre qu'un roi, monta, monta bien haut.

Il avait l'intention de laisser tomber le jeune seigneur d'un endroit si élevé, que celui-ci péri- rait infailliblement.

Heureusement le jeune homme s'avisa d'un stratagème.

Il prit une corde qu'il avait dans sa poche et, s'étant bien lié par le milieu du corps, il attacha l'autre bout à l'une des pattes de l'aigle.

DE L ILE DE CORSE 25

L'oiseau, ne s'ctant aperçu de rien, lâcha enfin son prisonnier; mais celui-ci l'entraîna à son tour et arriva dans l'île sans s'être fait aucun mal.

Alors le jeune seigneur prit son couteau et ouvrit le ventre de l'aigle, il trouva l'anneau tant désiré.

Vous jugez de sa joie : son amante ne mourrait pas, quel bonheur !

Et aussitôt il remonta sur son cheval enchanté •et partit au grand galop.

Lorsqu'il arriva au palais du roi, il ne restait plus qu'un jour pour finir l'année.

Le roi et la reine pleuraient, voyant leur fille toute désespérée de mourir si jeune. Elle était d'autant plus désolée qu'elle ne voyait pas à ses côtés celui qu'elle aimait de toute son àme.

« Hélas! disait-elle, il sera mort comme un grand nombre de ceux qui ont voulu me sauver; l'aigle l'aura tué. »

Et elle fondait en larmes.

Mais au même instant les portes du château s'ouvrirent, et le nom de son amant triomphant vint frapper ses oreilles.

Le roi, la reine et tous les courtisans entou- rèrent aussitôt le vainqueur, l'accablèrent de ques-

24 CONTES POPULAIRES

tions ; c'était bien vrai, il possédait l'anneau.

L'heureux amant le mit lui-même au doigt de la jeune princesse, qui, par là, devint son épouse.

Pendant trente jours on fêta ce beau mariage dans tout le royaume.

Plus tard le prince et la princesse montèrent à leur tour sur le trône et gouvernèrent sagement leurs sujets.

Quand ils moururent, après plus de cent ans, ils avaient autour d'eux douze fils et une foule de petits-fils qui, eux aussi, vécurent heureux pen- dant toute leur vie.

{Conte i-n 1SS2 par Madame Marguerite Colonna, propriétaire à Porto- Vecchio).

LA JEUNE FILLE AMOUREUSE DU ROSSIGNOL

|KE femme avait une fille nommée Bella- donna, si jolie, si jolie, que jamais on n'en avait vu de pareille. A sa naissance, les fées lui avaient fait toutes

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sortes de dons, entre autres, celui de pouvoir se transformer en ce qu'elle voulait. Un jour Belladonna dit à sa mère :

« Maman, je veux me marier.

Comment, mon enfant, tu n'as pas encore quinze ans!

Il faut que je me marie.

Eh bien! puisque tu le veux, dis-moi celui que tu désires.

Je veux épouser le rossignol qui chante tous les matins sur notre grenadier.

Tu veux épouser un rossignol? perds-tu donc la tête ou te moques-tu de moi?

Il n'y a rien à dire ; il faut que je me marie avec l'oiseau que j'aime. »

La pauvre mère était désolée.

« Ma bonne fille, mon enfant chérie, prends un homme aimable, beau, riche, qui te rende heu- reuse; épouse quelqu'un avec qui tu puisses vivre.

Vous ne me ferez pas changer d'idée; je veux le rossignol.

Hélas! veux-tu courir dans les arbres? Tu es trop grande pour le suivre partout.

Ne puis-je pas me changer aussi en ros- signol? »

26 COMTES POPULAIRES

Voyant qu'elle ne réussirait pas à la convaincre, la mère enferma sa fille à double tour, craignant qu'elle ne sortît sous une forme quelconque.

Un jour, Belladonna fut confiée à la garde du chapelain, une parente ayant invité sa mère à la fête voisine.

Lorsque celle-ci fut partie :

« Chapelain, bon chapelain, dit la jeune fille, voulez-vous me laisser cueillir une de ces belles grenades qui sont devant notre porte?

Non, ma belle enfant, votre mère m'a dé- fendu de vous laisser sortir.

Au moins, allez m'en chercher une, afin que j'en puisse manger.

Pour cela, je veux bien. »

Et le chapelain ouvrit la porte de la chambre était Belladonna. Aussitôt celle-ci se dit :

« Que je sois mouche. »

Et la voilà prenant son vol et sortant de la maison.

Une fois dehors, se trouvant plus gentille eu femme, elle dit encore :

« Que je sois Belladonna. »

Et elle redevint comme auparavant.

DE L ILE DE CORSE 27

La jeune fille se prit alors à courir les champs à la recherche de son rossignol.

Jugez de l'étonnement du chapelain lorsque, à son retour, il ne vit plus Belladonna.

« Qu'est-elle devenue? » se dit-il. Et il chercha partout, mais inutilement. Lorsque la mère de Belladonna revint de la

fête, elle se montra fort irritée du départ de sa fille. Mais enfin il lui fallut bien se calmer.

Le chapelain partit à la recherche de la fugitive. Ayant voyagé toute la journée sans la trouver, il la vit enfin se reposant au bord d'une rivière.

« Belladonna, Belladonna, n'ayez pas peur, votre mère vous pardonne. »

En le voyant la jeune fille se changea en an- guille, et la voilà faisant un saut dans la rivière.

Le chapelain s'approcha du bord, chercha, mais ne vit qu'une anguille faisant mille et mille tours dans le ruisseau. Pas plus de Belladonna que sur la main.

Comme la nuit approchait, il retourna à la maison et dit à la mère :

« J'ai vu votre fille près d'une rivière, je lui ai même parlé; mais, en m'apercevant, elle a disparu tout à coup sans que j'aie pu savoir

CONTES POPULAIRES

elle a passé. Une anguille seule se jouait dans l'eau.

Eh bien! cette anguille, c'était ma fiUe. Si tu l'avais prise, elle serait revenue à son premier état. »

Le chapelain repartit.

Dans une plaine immense il reconnut Bella- donna.

Vite il courut à elle, mais la plaine se changea en une forêt impénétrable dans laquelle s'égara le pauvre chapelain.

Obligé de retourner, celui-ci raconta ce qui lui était arrivé.

« Si tu avais pris une branche d'un des arbres de la forêt, Belladonna aurait été forcée de te sui\Te et nous aurions eu ma fille. »

Pour la troisième fois, le chapelain partit. A l'entrée d'un village il vit une chapelle et, tout auprès, un curé lisant son bréviaire.

« N'avez-vous pas vu une jeune fille passer par ici il n'y a qu'un instant?

On dit la messe en ce moment.

Ce n'est pas cela que je vous demande ; avez-vous vu passer une demoiselle?

Entrez, vous arrivez encore à temps.

DE L ILE DE CORSE 29

Que- le diable t'enlève avec ta messe ! »

Et le chapelain retourna vers la mère de Bella- donna.

« Qu'as-tu vu?

J'ai vu une chapelle et, auprès, un chape, lain qui lisait son bréviaire.

Eh bien! le chapelain c'était ma fille. Si tu l'avais prise, elle aurait été forcée de te suivre.

A voir son air grave...

Tais-toi, tu ne feras jamais rien. Je veux partir moi-même. »

Et la femme partit.

Après avoir marché plus de trois jours, la mère de Belladonna vit sa fille assise sous un arbre, parlant à son cher rossignol.

Se voyant découverte, la belle amoureuse se changea en rosier.

Mais cette fois elle n'eut pas de chance. Sa mère s'empara du rosier, tout fleuri déjà, et s'en retourna à la maison:

Pendant son voyage, le rossignol chantait tris- tement :

« Reudez-moi mon épouse; Nous sommes unis pour toujours.

30 CONTES POPULAIRES

A la noce, l'alouette était la fille d'honneur, Le pinson et le lilas, les deux témoins.

Rendez-moi mon épouse.

Nous nous aimions d'amour. Son cœur et le mien ne formaient qu'un seul cœur. Et lorsqu'elle mourra, je mourrai. »

Mais la mère de Belladonna n'écoutait pas; elle s'avançait toujours vers la maison, pressée de désenchanter sa fille, grâce à une certaine eau qu'elle tenait d'une fée, son amie.

Pourtant le pauvre rosier se mourait ; un pétale, puis deux, puis trois tombèrent en chemin. Les autres les suivirent, et lorsque la mère de Belladonna arriva chez elle, le rosier tout entier était desséché.

Le rossignol avait suivi son épouse ; tous les matins pendant trois jours, il chanta tristement sur le grenadier.

Le quatrième jour, le rossignol ne chanta pas. Lui aussi était mort de douleur.

(Conté en iSSi par Alexandre d'Aurelio, propriétaire à Olmiccia-di-Talland).

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DE L ILE DE CORSE 3I

VI

I.'aNN'EAU emciianté

rVANT l'invasion des Sarrasins, il était six frères et leur sœur, très pauvres, très pauvres, leurs parents étant malades et ne pouvant travailler.

Un jour qu'ils avaient été chercher des châ- taignes dans le bois voisin et qu'ils n'en avaient presque pas trouvé, le plus petit dit à ses autres frères :

« Je veux aller par le monde afin de voir si je puis faire fortune. Au bout de la semaine je viendrai vous dire ce qui m'est arrivé. »

Et le petit frère partit.

Il marchait depuis plusieurs jours lorsqu'il vit une petite maison au milieu d'une forêt.

« Enfin, se dit-il, je pourrai me reposer quelques instants et aîanger un morceau de pain. Pan ! pan !

Qui est là?

C'est moi. »

Voyant que c'était un homme, la maîtresse de

32 CONTES POPULAIRES

la maison, qui était fée, laissa tomber son anneau comme par mégarde.

Le petit frère le vit et le mit à son doigt en disant :

« Ah ! le bel anneau ! »

Mais aussitôt son corps se couvrit de poils, deux cornes lui poussèrent, ses oreilles s'allongèrent et ses deux mains se changèrent en pieds de bouc.

Il venait, en effet, d'être transformé en bouc.

« Bée, bée, bée ! » faisait le petit frère ; mais rien ne put le faire revenir à sa forme primitive.

La fée le lia, le fit entrer dans la cave et lui donna de l'herbe bien fraîche.

Voyant que leur frère n'arrivait pas, les cinq autres voulurent aller à sa recherche.

Ils partirent successivement; mais, arrivés à la maison de la fée, tous ayant mis au doigt l'an- neau qu'elle leur jetait, eurent le même sort que leur cadet.

La sœur voulut partir, elle aussi.

Elle était belle et bien faite, les yeux bleus et les cheveux noirs; elle s'appelait Milia.

Chemin faisant, la petite sœur rencontra un grand oiseau; entré dans un buisson, il n'en pou- vait plus sortir, malgré tous ses efforts.

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La jeune fille prit son couteau, coupa les ronces et délivra l'oiseau, qui se mit à voler en disant :

« Merci, merci, Milia; merci, merci, Milia. ))

Celle-ci continua sa route; comme la nuit com- mençait à tomber, elle s'assit sous un arbre pour manger un morceau de pain.

Pendant son léger repas, elle vit venir une pauvre vieille femme qui avait grand' peine à se traîner.

Milia courut à sa rencontre en lui disant :

« Ma bonne mère, appuyez-vous sur moi ; venez vous reposer un instant et partager le peu de pain qui me reste encore. »

A peine avait-elle achevé ces mots que Milia resta éblouie. La vieille femme s'était transformée subitement en une belle fée parée d'un admirable collier de perles fines, et vêtue d'une magnifique robe bleue et rose, toute brochée d'or.

« Que veux-tu? je suis puissante, demande et tu seras satisfaite.

Je voudrais savoir sont mes frères ; sont- ils morts ou vivants?

Tes frères vivent encore, mais il te sera bien difficile de les reconnaître. Pour les trouver,

3

34 CONTES POPULAIRES

tu n'as qu'à continuer ta route, droit devant toi. Ils sont enfermés dans la première maison que tu trouveras sur ton chemin.

Merci, bonne fée. » Et Milia partit.

Après avoir marché des heures et des heures, la petite sœur aperçut une maison.

« C'est qu'ils sont, sans doute, » pensa-t- elle, et elle marcha plus rapidement.

Milia n'en était pas à cinquante pas que la méchante fée l'aperçut.

Vite elle jeta son anneau.

Mais un grand oiseau passa et l'emporta dans son bec.

C'était l'oiseau que la jeune fille avait délivré.

« Pan ! pan!

Entrez. » MiHa entra.

« Asseyez-vous un instant, que j'aille vous chercher à manger; vous devez être fatiguée. »

Et la vieille sortit.

L'oiseau vint alors frapper à la fenêtre.

« Milia, n'accepte rien de cette méchante femme ou tu seras changée en statue. Tes frères, mé- tamorphosés en boucs, sont enfermés dans la cave. »

DE l'île de corse 35

La vieille fée entrait au même instant.

« Tenez, mangez un morceau de ce gâteau et buvez un peu de ce vin exquis.

Merci, madame, je n'ai ni faim ni soif.

Comment, après un si long voyage?

Je n'ai besoin de rien; si vous voulez me faire plaisir, laissez-moi dormir tranquillement dans ce coin.

A votre aise, ma bonne enfant. » Cependant la fée pensait :

« Il ne faut pas que cette petite m'échappe, je veux l'avoir à tout prix. »

Et elle alla chercher un coUier d'or et des robes changeantes comme le ciel.

« Puisque vous ne voulez rien accepter, prenez au moins ces objets, pour qu'il ne soit pas dit qu'on s'est reposé chez moi sans emporter quelques marques de ma bonté.

Que voulez-vous qu'une pauvre fille fasse de toutes ces merveilles? Robes et collier seraient bien vite gâtés au milieu de tous les buissons qu'il me faudra traverser. »

Voyant toutes ses ruses déjouées, la fée perfide s'étendit sur son lit et s'endormit profondément. L'oiseau revint frapper à la fenêtre.

36 CONTES POPULAIRES

« Milia, réveille-toi; réveille-toi, Milia.

Que veux-tu ?

Tue cette méchante fée, autrement elle trouvera bien le moyen de te faire périr. Prends ensuite la chemise qu'elle porte et mets-la sur toi, tu auras ainsi la puissance de cette magicienne. »

Milia se leva doucement et, prenant un cou- teau qui était sur la table, coupa la gorge à la méchante femme; elle la déshabilla ensuite, prit sa chemise et s'en revêtit.

Son esprit s'éclaircit à l'instant. Une foule de choses qu'elle pensait être des mystères impéné- trables, lui furent expliquées.

Avant d'essayer de sa puissance, Milia visita toute la maison.

Dans une salle étaient quantité de statues, et deux d'entre elles étaient placées dans une niche.

C'était un roi et une reine enchantés par la magicienne.

Puis Milia descendit à la cave.

Elle y vit six boucs d'une maigreur extrême, bien qu'ils eussent à manger en abondance.

« Ah! les pauvres bêtes! et dire que voilà mes frères! «

Et la bonne sœur, se prit à pleurer. A Tins-

DE l'île de corse 37

tant clic aurait voulu les faire revenir à leur premier état, mais elle ne savait comment s'y prendre.

Elle se souvint heureusement que sur la che- mise de la fée était écrit :

« Chemise, chemise, jusqu'à la mort, En ce que je veux obéis-moi. »

Milia dit ces mots, puis pensa :

« Chemise, chemise, fais que ces boucs redeviennent hommes comme par le passé. »

Et aussitôt les boucs perdirent leur poil, leurs cornes tombèrent et leurs pattes se changèrent en deux mains et en deux pieds d'homme.

Jugez de la joie de Milia. Elle sauta au cou de ses frères, qu'elle reconnut bien vite, et, pendant longtemps, ils s'embrassèrent avec transport.

« est la vieille fée qui nous a changés en bêtes?

Elle est morte, et j'ai toute sa puissance.

Comment cel.^ ? En quoi consiste ce pou- voir?

Je ne puis vous dire mon secret. Je vais délivrer, maintenant, tous ceux qui sont dans ce château, »

38 CONTES POPULAIRES

Cela fut bien vite fait.

Le roi, la reine et toutes les autres personnes remercièrent bien Milia, comme vous le pensez ; ils voulaient lui offrir des châteaux et des villes, mais celle-ci refusa. N'avait-elle pas la chemise de la fée pour posséder tout ce qu'elle désirait?

Grâce à son pouvoir, la jeune fille fit sortir de terre de beaux carrosses dorés et les distribua à toutes les personnes qui se trouvaient là, afin qu'elles pussent retourner à leur maison.

Elle-même en prit un et y attela deux beaux chevaux, plus rapides que le vent.

Elle arriva ainsi chez ses parents, qui furent émerveillés, la voyant avec ses frères en pareil équipage.

« Ah! mon Dieu, mon Dieu, notre fille a la fortune! » se disaient-ils.

Et ils étaient contents.

Malheureusement la chemise devint si sale, si sale, que Milia voulut un jour la donner à laver.

On rétendit au soleil pour la faire sécher.

Un vagabond l'aperçut, s'en empara et prit la fuite.

On eut beau chercher bien longtemps, jamais on ne put la retrouver.

DE l'île de corse 39

Milia mourut désespérée d'avoir perdu la pré- cieuse chemise à laquelle était attachée toute sa puissance.

Quant à ses frères, qui s'étaient mis à la re- cherche du voleur, on n'en eut jamais de nou- velles. Si j'apprends quelque chose sur leur compte, tenez pour certain que je vous le racon- terai.

(Conté en iSSl par Mademoiselle Adélaïde de Aima, de Porto- Veichio) .

VII

LES DEUX BOITES

1 E fils d'un grand roi aimait une jolie char- \ bonnière.

Lorsque ses parents connurent cette passion, ils entrèrent dans une grande colère et le forcèrent à épouser une riche princesse qui, quoique jeune encore, avait eu bien des amants.

La nuit de ses noces, la princesse craignit que son époux ne s'aperçût de sa mauvaise conduite ; aussi envoya-t elle sa chambrière chercher dans

40 CONIES POPULAIRES

la ville une femme qui fût pucelle et qui voulût bien consentir à coucher avec le fils du roi.

La chambrière était à peine sortie du palais qu'elle rencontra la charbonnière.

« Es-tu pucelle?

Oui.

Veux-tu consentir à coucher cette nuit avec le fils du roi ?

Je le veux bien; mais n'est-U pas marié?

Si, mais par des raisons que je ne puis l'expliquer la princesse a besoin que tu prennes sa place.

Et qu'en pensera le prince ?

Laisse faire, on s'arrangera de manière qu'il n'y verra rien. »

Le soir venu, la jolie charbonnière alla coucher avec son amoureux.

Avant que le jour parût, la jeune fille, qui ne s'était pas fait connaître, dit au fils du roi :

« Donnez-moi l'anneau que vous portez au doigt en ce moment; je veux avoir un gage éter- nel de notre première nuit d'amour.

Pour ne pas mécontenter sa femme, le prince lui donna son anneau. Puis la joHe charbonnière s'habilla et partit.

DE l'île de corse 4I

La nuit suivante, déguisée en princesse, elle vint de nouveau, et, cette fois, demanda comirc souvenir l'écharpe brodée que le fils du roi avait portée le jour de son mariage.

Celui-ci y consentit encore, de môme que la troisième nuit il lui donna une magnifique cein- ture de diamants.

Croyant que tout soupçon avait disparu, la princesse voulut, à son tour, profiter de son époux; heureusement pour elle, celui-ci, qui était fatigué, ne s'aperçut de rien.

Cela dura neuf mois.

Au bout de ce temps, la charbonnière accoucha d'un beau garçon blanc et rose. Le soir même de ses couches, elle demanda à voir le fils du roi.

Le prince s'empressa d'accourir, et la jolie accou- chée lui présenta l'enfant tout enveloppé dans une écharpe men,'eiUeuse, serré par une splendide ceinture de diamants et ayant au doigt un magni- fique anneau, objets que le fils du roi reconnut aussitôt.

« Comment cette écharpe, cette ceinture et cet anneau se trouvent-ils ici? » demanda le jeune homme.

La belle charbonnière lui raconta alors tout ce

42 CONTES POPULAIRES

qui s'était passé, et son amant jura qu'il n'aurait plus désormais d'autre épouse qu'elle.

Après cela, le fils du roi courut chez son bijou- tier et lui dit :

« Faites-moi deux boîtes, dont l'une soit en or, mais très grossièrement travaillée, et l'autre en argent vous aurez mis tout votre art et tout votre génie. »

Lorsque les deux boîtes furent faites ainsi qu'il le désirait, le jeune prince les présenta au roi, son père, en lui disant :

« Quel est de ces deux objets celui qui vous paraît le plus digne d'admiration ?

Ah! dit le roi, voici une boîte en or qui vaut beaucoup, mais elle est si mal faite qu'il n'y a aucun artiste dans mon royaume qui ne préfère la boîte en argent, vrai chef-d'œuvre de ciselure et d'exquise beauté.

Laquelle de ces deux boîtes aimez-vous donc mieux, mon père?

Je te l'ai dit : c'est celle qui est en argent qui aurait ma préférence.

Eh bien ! ces deux boîtes représentent : celle qui est en or, la femme que vous m'avez fait épouser, et celle qui est en argent, une jeune fille

DE L ILE DE CORSE 4}

pauvre, que j'aime, et qui a mille qualités char- mantes. »

Et, en même temps, le fils du roi raconta à son père la mauvaise vie qu'avait menée la princesse sa femme, ses débordements scandaleux, enfin, sa ruse des premières nuits de noces.

En apprenant toutes ces choses, le roi n'en pouvait croire ses oreilles ; courroucé, il fit appeler la princesse, qui n'osa nier aucune de ses mau- vaises actions.

On la renvoya honteusement chez ses parents, qui furent bien désolés de la conduite de leur fille, mais ils ne purent se plaindre d'un châtiment si mérité.

Quant au jeune prince, il épousa bientôt après la charmante charbonnière, avec laquelle il fut toujours heureux.

{Conte en iSSl par Joseph Qailichini, propriétairt à Poggio-di-Talliino).

»S»

44- CONTES POPULAIRES

VIII

LA. FONTAINE A L EAU DE ROSE

jN homme d'Aléria (i) était aussi riche qu'un roi. Malheureusement, vers la fin de sa vie il devint aveugle.

Il appela alors ses trois fils et leur dit : « Tout ce que je possède est à celui d'entre vous qui pourra me guérir. »

Les trois fils partirent par le monde à la re-

(i) Aléria. Cette ville fut, pendant toute l'époque romaine et une partie du moyen âge, la capitale de la Corse. Aujourd'hui on ne trouve de cette très antique cité que quelques vestiges qui dominent le sommet d'une colline couverte d'une forêt de châtaigniers.

Depuis les temps les plus reculés, des Pélasges jusqu'aux Pi- sans et aux Liguriens, Aléria vit passer une longue succession de dominateurs sur la mer Tyrrhénienne et d'empires sur les pays dont cette mer baigne les côtes ; elle servit de refuge aux Phocéens, fuyant le joug des Perses, qui, conduits par Cyrus, s'étaient rendus maîtres de l'Asie occidentale ; plus tard *lle passa sous la domination des Étruriens et des Carthaginois; elle fut détruite par les Romains, guidés par le consul Lucius Cornélius Scipion. Sylla la colonisa pour contrebalancer, en Corse, les influences des partisans de Marius, établis par ce grand homme prés de l'embouchure du Golo (Mariana).

DE L ILE DE CORSE 4$

cherclie des plus grands médecins, mais aucun ne put réussir ;\ rendre la vue au vieillard,

A la fin un docteur, plus savant que les autres, lui parla ainsi :

« Nulle puissance humaine ne peut vous guérir; seule une bouteille prise à la fontaine de l'eau de rose pourrait le faire. Il vous suffirait de quelques gouttes de cette eau merveilleuse pour vous rendre la lumière. »

Les trois enfants s'offrirent à l'instant pour aller à la fontaine, mais aucun d'eux ne savait elle se trouvait.

Ils partirent pourtant, espérant la trouver un jour, et chacun prit un chemin différent.

Après avoir voyagé bien longtemps, le premier rencontra sur son chemin une jeune femme por- tant un enfant dans ses bras.

« vas-tu?

Que t'importe ? ai-je des comptes à te rendre?

Eh bien! va ton sort te conduit. » L'aîné continua, sa route et arriva à la fontaine,

il fut dévoré par les lions et les serpents qui la gardaient.

Le second frère rencontra la même femme sur son chemin.

46 CONTES POPULAIRES

« vas-tu?

Tu es trop curieuse ; mêle-toi de tes affaires, tu feras beaucoup mieux.

Eh bien! je ne me mêlerai pas des tiennes. » Le voyageur continua sa route et, de même

que son frère, il fut dévoré par les bêtes féroces gardiennes de la source.

Le cadet, à son tour, rencontra la jeune femme et son enfant, qui n'étaient autres que la sainte Vierge et le petit Jésus.

« vas-tu?

Je vais remplir ce flacon à la fontaine de l'eau de rose, afin de guérir mon père qui est aveugle.

Et sais-tu se trouve cette fontaine?

Non, mais le souvenir de mon père malade me donne du courage et, à force de chercher, je finirai peut-être par découvrir cette source mer- veilleuse.

C'est bien, mon enfant, je vois ton bon cœur. Pour arriver à la fontaine que tu cherches, tu n'as qu'à suivre cette route. Seulement, prends ce morceau de cire, et lorsque les bêtes féroces voudront se précipiter sur toi, tu leur en donneras une miette à chacune ; cela suffira pour les tuer.

DE L ILE DE CORSE 47

La bouteille, une fois remplie, reviens et con- serve précieusement ton eau, car quelques gouttes jetées sur un mort le rendront à la vie. »

Le jeune homme partit et trouva enfin la fon- taine à l'eau de rose.

Il entendit des rugissements terribles et des sif- flements aigus qui lui firent dresser les cheveux de terreur.

A la vue du jeune homme, un énorme serpent voulut s'élancer sur lui, mais un peu de cire eut bientôt fait de foudroyer le dragon.

Les autres monstres ne tardèrent pas à subir le même sort ; de sorte que le frère cadet put s'ap- procher de la fontaine.

La bouteille remplie, celui-ci revint à Aléria; mais, hélas ! il y avait plusieurs jours que son père n'était plus.

Le pauvre enfant se souvint heureusement des paroles de la bonne Vierge.

Aussi fit-il ouvrir le tombeau du mort et, grâce à l'eau merveilleuse, il eut le bonheur de le voir peu à peu revenir à la vie, se lever et parler.

Jugez de la joie et de la surprise de tout le monde. Chacun cria au miracle et, malgré les protestations du bon fils, on le prit pour un saint.

CONTES POPULAIRES

En effet, tant qu'il vécut, personne ne mourut à Aléria, une goutte de son eau précieuse suffi- sant pour guérir les mourants.

Malheureusement, lorsque lui-même en eut besoin, le flacon était vide; le bon fils, du reste, était arrivé à un si grand âge, qu'il n'eut pas à regretter la vie.

(Conté en 1882 par Madame Marini, de Porto-Vccchio).

IX

MARIE LA FILLE DU ROI

iN roi avait deux filles et un fils. Se sen- ' tant devenir vieux, il appela ses enfants et leur dit :

« Aujourd'hui je veux vous partager mon royaume et tous les biens que je possède; mais, auparavant, dites-moi tous de quelle manière vous m'aimez. »

Et la première fille s'avança et dit :

« Je vous aime plus que ma vie et mon âme; pour vous je laisserais crucifier Jésus-Christ une seconde fois.

DE l'île de corse 49

C'est bien, ma fille, viens m'embrasser. « Le jeune homme dit à son tour :

« Je vous aime, mon père, plus que le royaume que vous voulez me donner; pour vous être agréable un seul instant, je me jetterais dans un brasier ardent.

Toi aussi, mon enfant, viens m'embrasser; ton père ne t'oubliera pas. »

La cadette, qui s'appelait Marie, vint enfin de- vant son père et lui dit :

« Moi, mon père, je vous aime comme une fille soumise et dévouée doit aimer un père comme vous. »

A ces paroles, le vieux roi pâlit. Il crut que sa fille ne l'aimait pas et entra dans une grande colère.

« Va-t-en ! va-t-en ! fille ingrate qui n'aime personne! »

Et la malheureuse fut obligée d'obéir, car son père l'aurait tuée sans cela.

Avant de partir, xMarie monta dans sa chambre et, encore, elle pleura.

Mais comme le temps avançait, elle ramassa toutes ses belles robes brodées d'or et d'argent et les mit dans une grande serviette.

4

50 CONTES POPULAIRES

Elle partit ensuite, prenant la première route qui se présenta devant elle.

Après avoir voyagé toute la nuit, la pauvrette rencontra une ferme ; mais au moment de frapper à la porte, elle craignit que les garçons de la maison ne la trouvassent trop belle, et elle re- tourna sur ses pas, s'égarant dans une grande forêt.

Là, la pauvre enfant ne mangeait que des fruits sauvages et ne buvait que l'eau des ruisseaux.

Après avoir ainsi erré pendant plusieurs se- maines, eUe finit par sortir de la forêt.

Au bord d'une route se trouvait un âne mort.

La princesse lui enleva la peau avec son cou- teau, la fit ensuite sécher, puis elle s'en revêtit afin qu'on la prît pour une simple servante.

Ainsi accoutrée, la jeune fille voyagea encore longtemps, mais portant toujours avec elle la serviette qui enveloppait ses belles robes brodées d'or.

Elle arriva enfin près d'un beau château,

« Avez-vous besoin d'une servante ?

Oui, nous avons besoin d'une pastoure pour garder les chèvres. »

Et l'enfant du roi se mit au service du sei- gneur.

DE L ILE DE CORSE J I

Tous les matins Marie allait conduire les chèvres dans les montagnes, mais la peau d'âne dont elle s'enveloppait la rendait si laide que personne n'osait la regarder.

Elle était pourtant bien proprette, la pauvre petite.

Vous pensez bien que Marie ne s'amusait guère, tombée qu'elle était dans une aussi triste position. Le souvenir de son père, qu'elle aimait beaucoup, quoiqu'il l'eût chassée de sa présence, et aussi celui de sa sœur et de son frère, qu'elle ne ver- rait peut-être plus, lui remplissaient le cœur de tristesse.

Un jour la jeune bergère rêva de son pays, de son père, des beaux jours de son enfance, et encore une fois elle voulut remettre ses belles robes brochées d'or et d'argent.

Elle conduisit ses chèvres près d'un petit ruis- seau qui se trouvait dans les montagnes et, là, elle se lissa les cheveux, se lava bien les mains et les pieds, et puis s habilla comme elle faisait dans la maison de son père.

Jamais la triste Marie ne s'était trouvée aussi belle.

L'envie lui prit alors de chanter une chanson

52 CONTES POPULAIRES

de sa patrie, et elle le fit avec tant de douceur que les chèvres cessèrent de paître et de boire.

■La nuit s'avançait pourtant, et la jeune fille remit encore sa vieille peau d'âne.

Mais alors parut un jeune homme qui s'était égaré à la chasse et qui n'était autre que le fils du roi du pays.

Il avait tout vu et tout entendu; comment, après cela, ne pas aimer une aussi charmante enfant ?

En voyant qu'on l'avait aperçue, la gentille pastoure se mit à trembler de tous ses membres; puis, ne pensant plus à ses chèvres, elle s'enfuit vers le château de son maître.

Malheureusement, Marie avait oublié, dans sa précipitation, un beau petit soulier. Il était si petit, si petit, que jamais on n'en avait vu de semblable.

Dès ce jour, le fils du roi tomba éperdument amoureux de la bergère qu'il avait trouvée si belle et qui chantait avec une aussi douce voix.

De tous côtés il la fit chercher, mais tout fut inutile; on ne put la trouver nulle part.

Alors, dans tout le royaume, on annonça à son de trompe que le fils du roi épouserait celle qui pourrait mettre le soulier trouvé.

DE l'île de corse 53

Jugez quelle afBuence de femmes!

Toutes croyaient avoir le pied si petit qu'elles épouseraient infailliblement le prince, mais aucune ne put seulement faire entrer le bout de ses doigts.

Le fils du roi était au désespoir ; il se mourait d'amour, quand on lui fit remarquer que la petite bergère du château voisin n'était pas venue.

On courut aussitôt chercher Marie qui portait encore sa peau d'âne sur la tête, et on l'amena devant lui.

Quelle surprise! son pied entrait exactement dans le soulier.

« Vive la reine! » crièrent les courtisans; mais ils disaient cela pour s'en moquer.

Lorsque les parents du jeune prince apprirent sur quelle personne était tombé le choix de leur enfant, ils se mirent dans une grande colère et jurèrent que jamais ils ne permettraient à leur fils d'épouser une bergère aussi laide.

Mais Marie qui, elle aussi, était fille de roi, leur dit alors :

« Si je garde les chèvres en ce moment, ne croyez pas que j'aie fait ce métier depuis mon enfance, car mon père est le roi d'un peuple très puissant. »

54 CONTES POPULAIRES

Tous les courtisans se mirent à rire en l'enten- dant parler de la sorte.

Cependant la jeune fille demanda à s'habiller comme par le passé, et bientôt on la vit paraître avec ses belles robes brodées d'or et d'argent.

Chacun fut dans l'admiration. On ne pouvait se lasser de s'écrier :

« Ah! qu'elle est belle! ah! qu'elle est belle! »

Transporté de joie, le jeune prince voulait l'épouser le jour même; mais Marie lui dit :

« Je ne vous épouserai que lorsque mon père sera revenu de son erreur sur mon compte et qu'il viendra assister à mes noces. »

On envoya donc des courriers vers le vieux roi; mais, hélas! ils revinrent bientôt, tristes comme la mort.

« Pourquoi ètes-vous si tristes, bons cour- riers? leur demanda Marie.

Puissante princesse, le roi votre père est fou. Son fils et sa fille, après l'avoir dépouillé de tout ce qu'il possédait, l'ont laissé manquer des choses les plus nécessaires, et, comme il se plai-

.gnait, ils l'ont fait enfermer dans un cachot affreux, personne ne peut pénétrer. «

Dl- L ILE on CORSE 5 S

Marie, qui était bonne et aimante, se prit à pleurer en apprenant ces tristes nouvelles.

« Calmez-vous, lui dit son fiancé, je vous jure qu'il sera vengé, et il tâchait de la consoler.

Je ne vous épouserai, dit de nouveau la pauvre fille, que lorsque mon père sera rétabli sur son trône et que, sain de corps et d'esprit, il pourra assister à la cérémonie de notre ma- riage. »

En apprenant cette décision, les parents du jeune prince déclarèrent la guerre aux enfants ingrats qui avaient ainsi abusé de leur vieux père.

Ceux-ci furent bientôt vaincus et le malheureux vieillard remis sur le trône.

Par malheur, le père de Marie était réellement fou, et ce ne fut qu'après toute une année de caresses et de dévouement sans bornes que cette fille aimante réussit à lui rendre la raison.

Enfin, rien ne s'opposant plus au mariage du prince et de la charmante princesse, on le célébra avec une pompe tout à fait extraordinaire.

De toutes parts on vint assister à la cérémonie ainsi qu'au repas de noces qui eut lieu aussitôt après.

56 CONTES POPXH,AIRES

Les musiques jouaient sur les places de la ville et les cloches sonnaient à toute volée.

Quant à moi, qui n'étais ni princesse ni mar- quise, on me mit sous la table, et c'est que je reçus sur le nez une grande partie des os du festin.

{Conté en iSSi par Mademoiselle Adélaïde de Aima, de Porto- Vecchio).

X

LA SOUPE AUX PIERRES

jL existait une fois deux sœurs, l'une très riche et l'autre très pauvre.

La pauvre, qui avait six enfants, dit un jour à la riche :

« Donne-moi une coppuJa (i), car je n'ai plus rien à manger. »

Mais sa sœur la lui refusa en disant :

« Viens faire mon pain, si tu veux que je te nourrisse. »

"^ (i) Coppula, moitié d'un pain bis.

DE l'île de corse S7

La malheureuse accepta et, en échange, on lui donna un paniolu (i) par jour. Cela était b'cn peu pour toute une famille ; aussi la pauvre sœur, qui s'appelait Anne, une fois son ouvrage fini, s'en retournait chez elle avec ses mains chargées de pâte; alors elle les lavait bien dans l'eau, faisait une bouillie et nourrissait ainsi ses petits enfants, qui devinrent tous frais et roses.

Les fils de Marie, la méchante sœur, quoiqu'ils eussent tout ce qu'ils pouvaient désirer étaient , au contraire, malingres et chétifs; personne ne pouvait les voir sans s'écrier aussitôt :

« Ah! les pauvres petits! »

Aussi, Marie était jalouse des enfants de sa sœur.

« Comment peuvent-ils être si gras et si beaux? se disait-elle. Ils ne mangent pas grand'- chose de bon et ils sont mieux portants que les miens, qui ont tout ce qu'ils désirent. »

Or, un jour, tandis que Anne faisait le pain, Marie se rendit à i." maison de sa sœur afin de voir ce que mangeaient ses petits enfants.

« Eh bien! avez-vous déjeuné ce matin?

(i) Paniolu, petit pain.

58 COXTES POPULAIRES

Oui, ma tante.

Qu'est-ce qu'on vous a donne?

Notre mère nous a fait de la bouiUie.

Et a-t-elle pris la farine? Est-ce que vous en avez à la maison?

Non, mais notre mère arrive les mains toutes blanches, elle les lave dans de l'eau et puis met la marmite au feu. Bientôt la bouillie est faite et nous la mangeons.

Ah! se dit la méchante Marie, ma sœur emporte de la pâte; je l'en empêcherai bien, à l'avenir. »

Dès ce jour, Anne fut obligée de se laver les mains avant de quitter la maison.

Il arriva que les pauvres petits, ne mangeant plus de bouillie, devinrent aussi maigres que les fils de la méchante Marie.

Celle-ci était contente de voir qu'elle avait bien réussi, et de jour en jour elle diminuait le mor- ceau de pain qu'elle donnait à sa sœur.

Un soir, Anne n'eut plus rien à offrir à ses enfants.

Elle s'assit tristement auprès du feu et se prit à pleurer.

« Qi-i'as-tu, mère? » lui demandèrent ses fils.

DE L ILE DE CORSE 59

La pauvre femme baissa la tête et ne répondit rien.

La voyant si triste, l'aînc' crut qu'elle était ma- lade et garda le silence; mais la faim l'emportant, il lui dit bientôt tristement :

« J'ai faim, j'ai bien faim. »

Le plus jeune, que la peur de fixire souffrir sa mère avait tenu à distance, se rapprocha aussi peu à peu et dit en l'embrassant :

« Ma bonne mère, si tu savais comme j'ai faim ! «

Et comme elle ne repondait rien, tous les autres se mirent aussi à pleurer.

Tout à coup Anne parut se réveiller d'un pé- nible sommeil.

« Qu'est-ce que vous avez, mes enfants? pourquoi pleurez- vous?

Nous avons faim.

Eh bien! nous avons de l'argent et bientôt nous ferons une bonne soupe; toi, François, va chercher de l'eau dans la marmite; Jean ira prendre du bois et nous allumera un grand feu. Ne pleurez plus, je vais acheter beaucoup de viande et je reviens tout de suite. »

Et Anne sortit de la maison pour se rendre chez Marie.

60 CONTES POPULAIRES

« Ma sœur, ma bonne petite sœur, veux-tu me donner un peu de pain pour que j'en nour- risse mes enfants?

Je ne donne rien ; lorsqu'on veut du pain, on le gagne.

Je t'en supplie ! si tu me refuses, nous mour- rons tous de faim !

Cela ne me regarde pas; je t'ai toujours payée lorsque tu as travaillé chez moi ; je ne te dois plus rien. »

Anne s'en retourna bien triste.

« Que pourrai-je leur donner? se disait elle; s'ils pouvaient seulement attendre jusqu'à demain, je me procurererais peut-être quelque chose. »

Tout à coup elle eut une idée; elle prit trois belles pierres et les enveloppa dans du papier. Arrivée à la maison, elle parut toute joyeuse.

« François, as-tu été chercher de l'eau?

Oui, mère; est-ce que tu as de la viande?

Parfaitement. Et toi, Jean, as-tu apporté du bois?

J'en ai fait un grand tas; dis-moi, est-ce que la viande restera longtemps à cuire?

Non, mes chers petits, non. Allez-vous en

DE l'île de corse 6i

jouer en attendant ; lorsqu'elle sera cuite je vous appellerai. » Tous les enfants s'en allèrent joyeux.

« Quel bonheur, nous devons manger! » se disaient-ils.

Anne, en attendant, avait mis au feu la mar- mite et y avait placé les trois pierres.

Quelque temps après, les enfants rentrèrent.

« Est-ce que la viande est cuite?

Non, pas encore.

Faudra-t-il attendre longtemps?

Ce sera bientôt fait; allez encore vous amuser. »

Mais les pamTes petits ne bougèrent pas, car ils n'avaient plus de force pour jouer.

Après quelque temps, l'aîné demanda de nou- veau :

« Mère, j'ai faim; la viande n'est-elle point encore cuite? Regarde bien pour voir si tu ne te trompes pas.

Attendez encore un peu, ce sera bientôt fait; voyez comme la marmite bout. »

Les enfants attendirent bien longtemps; puis, comme leur mère disait toujours que la viande n'était pas cuite, ils éclatèrent tous en sanglots.

62 CONTES POPULAIRES

En ce moment quelqu'un frappa à la porte : Pan ! pan !

« Qui est là?

Un pauvre malheureux qui demande l'hos- pitalité.

Nous n'avons rien à vous donner, mon brave homme.

Je ne veux que me chauffer un peu en m'as- seyant dans un coin de votre lidra (foyer).

Laisse-le entrer, dirent les enfants; n'au- rons-nous pas bientôt de la viande? »

Anne ouvTit la porte et le mendiant alla s'asseoir près du feu. Lorsqu'il fut bien réchauffé, il demanda :

« Donnez-moi un peu de pain?

Hélas! je ne possède rien, pas même un peu de pain. »

Le pauvre remua tristement la tête et dit :

« Anne, Anne, vous n'êtes pas charitable; vous avez votre armoire toute pleine de pain blanc et vous ne voulez pas m'en donner un morceau.

Je vous assure que je n'ai rien ; autremen je ne me ferais pas tant prier.

Eh bien ! si vous n'avez pas de pain, dont nez-moi un morceau de viande?

DE l'île de corse 6}

Je n'en ai pas,

Et qu'est-ce qu'il y a dans cette marmite?

Absolument rien à manger. L'eau bout, mais elle ne cuit pas de viande. »

A cette nouvelle, les petits enfants sanglotèrent encore plus fort.

« Nous avons bien faim, bien faim, » di- saient-ils.

La malheureuse mère était au désespoir, car elle n'avait rien à leur donner.

« Vous êtes bien méchante, Anne, de faire souffrir ainsi vos fils.

Hélas ! hélas ! que vont-ils devenir ? Sans doute nous mourrons tous de faim.

Si vous n'avez ni pain, ni viande, reprit le mendiant, faites-moi seulement boire un peu de ce bon vin que vous avez dans la cave.

Vous vous trompez de maison ; je ne pos- sède rien, vous dis-je, absolument rien.

Comment, vous n'avez pas tué un cochon? Vous n'avez pas de jcimbons? Vous n'avez pas de beaux fromages et une grande quantité de broccio (i)?

(i) Le brœciû est une espèce de fromage à la crème d'im goût exquis.

64 CONTES POPULAIRES

Non, je n'ai rien de tout cela.

Vous voulez me tromper, Anne; je vous en prie, donnez-moi, et aussi à vos enfonts, un peu de pain et de viande; nous avons tous grand faim.

Eh bien ! puisque vous ne me croyez pas, regardez vous-même dans la marmite.

Oh ! combien de viande ! s'écria le mendiant en ôtant le couvercle; il y en a pour deux jours. »

Et aussitôt il en retira trois grands morceaux. Les enfants étaient bien contents.

« Est-elle enfin cuite? dirent-ils.

Oui, elle est bien cuite, répondit le men- diant.

Maintenant, il nous faut du pain et du vin. Allez-en chercher, Anne. »

La pauvre femme, tout étonnée de ce qui venait de lui arriver, courut à l'armoire, puis à la cave. Elle trouva du pain en quantité et trois grands tonneaux d'un vin excellent.

« Que me disiez-vous? dit le voyageur; je croyais que vous n'aviez absolument rien? »

Anne n'en pouvait croire ses yeux. Tout le monde mangea et but ; lorsqu'on fut vers la fin, le pauvre qui avait demandé l'hospi- alité voulut encore du fromage.

DE l'île de corse 6$

L'heureuse mère en trouva plein son grenier; elle y vit aussi un beau cochon, bien salé et bien fumé, ainsi que du broccio et des saucissons.

A chaque instant c'étaient des cris de joie.

« Combien de provisions! Ah! quel bon- heur! »

La pauvre feinme descendit du grenier, ayant ses bras chargés de vivres.

« Pourquoi me trompiez-vous? dit le men- diant.

C'est un miracle que le bon Dieu a fait en notre faveur ; car s'il en était autrement, jamais je n'aurais refusé de vous donner à manger.

Vous avez raison; oui, j'ai fait un miracle pour vous. Je n'ai pas voulu laisser mourir de faim vos pauvres petits enfants, que vous aimez bien, et pour lesquels vous avez fait ce que vous avez pu; seulement je punirai votre sœur Marie, qui a été insensible à vos pleurs.

Seigneur, dit Anne toute tremblante, je vous en supplie, ne lui faites aucun mal, je lui pardonne tout.

A cause de votre bon cœur, toutes les pro- visions que vous possédez en ce moment se con- serveront jusqu'à la fin de vos jours; mais il faut

5

66 CONTES POPULAIRES

que j'humilie l'orgueil des méchants. Ecoutez-moi bien; aujourd'hui même je brûlerai toutes les moissons de votre sœur, je tuerai ses troupeaux et je réduirai sa maison en cendres. «

Quelques instants après, le Seigneur s'en alla sous laforme d'un mendiant, et bientôt on apprit tous les maux qui avaient frappé la mé- chante sœur. Anne en était bien désolée, mais elle n'avait rien pu contre la volonté de Dieu.

« Au secours ! au secours ! » criait-on de toutes parts, et les cloches sonnaient tristement pour annoncer le feu dont les flammes s'élevaient jusqu'au ciel. Mais tout fut inutile, on ne put rien sauver. Tout à coup un bruit effroyable remplit les airs : la maison de Marie venait de s'écrouler; la vengeance de Dieu était accomplie. En un instant, de riche qu'elle était, Marie devint aussi pauvre que la plus misérable des mendiantes; il ne lui restait plus rien, ni bœufs, ni moutons, ni che- vaux, tout avait disparu comme dans un rêve.

La méchante sœur et ses enfants furent alors réduits à la misère la plus profonde. Personne ne voulait les recevoir chez soi, car tout le monde avait eu à souffrir du grand orgueil de Marie.

Elle parcourait les routes en disant :

DE l'île de corse 67

« La charité, s'il vous plait ! »

Mais toutes les personnes lui tournaient le dos pour la punir de sa méchanceté d'autrefois.

Marie, pourtant, bien triste et bien changée, arriva un jour à la maison de sa sœur Anne.

« Veux-tu me donner un tout petit mor- ceau de pain? Mes pauvres enfants meurent de faim.

Sans doute, ma sœur ; assieds-toi et prends tout ce dont tu auras besoin. »

Et, en même temps, la bonne Anne lui donna un pain tout entier avec de la viande et du vin.

« Mange, mange; sont donc tes en- fants?

Hélas ! ils sont morts.

Pauvre sœur! pourquoi m'avoir menti? avais-tu donc peur que je ne te refuse un peu de pain?

J'ai été si méchante envers toi, que je n'es- pérais pas te faire pitié ; mais j'ai cru qu'en te parlant d'eux tu n aurais pas eu le courage de me repousser.

Il n'était pas besoin de cela. Hélas! que tu as souffrir. Reste toujours avec nous, et tu ne manqueras jamais de rien ; puisque le bon Dieu

68 CONTES POPULAIRES

m'a donné des richesses, il est bien juste aussi que tu en profites. »

Marie pleurait de bonheur; elle accepta avec empressement roflfre de sa sœur, et désormais elle aima les enfants de la bonne Anne comme s'ils avaient été les siens.

Les deux sœurs vécurent longtemps et fiarent heureuses jusqu'à la fin de leur vie.

(Coulé en 1SS2 par Mademoiselle Marie Ortoli, ' d' Olmiuia-di-Tallano').

XI

LA BONNE SERVANTE

HgNE bonne petite servante, appelée Ange,

jif était au service d'un roi très méchant qui

'^^ détestait les pauvres.

Ange, au contraire, qui les aimait beaucoup,

leur portait tous les jours des morceaux de pain

et de viande, malgré la défense du roi.

Or, un matin que Ange portait des provi- sions aux pauvres, le roi la rencontra dans l'esca- lier.

DE l'île de corse 69

« D'où vicns-tu, à cette heure? Réponds, qu'as-tu dans ton tablier? Mais prends garde à toi, petite menteuse; prends garde avant d'ouvrir la bouche. »

La pauvre servante se prit à trembler de tous ses membres et ne répondit pas.

« Allons, vite, qu'as-tu dans ton tablier? » Ange l'ouvrit et le trouva rempli de fleurs.

« C'est bien, dit le roi, il ne faut jamais rien donner aux pauvres. »

Lorsqu'il fut parti, les fleurs redevinrent pain et viande, et la petite Ange alla distribuer le tout aux malheureux qui attendaient aux grilles du palais.

Un jour qu'elle faisait le pain, la bonne ser- vante entendit la cloche du village. Elle se signa aussitôt et puis pensa :

« Le four n'est pas encore tout à fait chaud, j'ai le temps d" aller prier un instant et de revenir enfourner mon pain. »

Et Ange partit à l'église, s'agenouilla près d'une statue de la sainte Vierge et pria avec une si grande dévotion que la nuit arriva sans qu'elle s'en fut aperçue.

Craignant la colère du roi, la pauvre petite,

70 CONTES POPULAIRES

toute tremblante, s'apprêtait à partir, quand elle entendit une voix qui lui disait :

« Ange, tu es une bonne sainte fille, ne crains rien , un jour tu seras récompensée comme tu le mérites. »

La servante partit.

L'ayant rencontrée, le roi lui dit :

« Eh bien ! ma charmante enfant, je te fais compliment sur le pain que tu as fait cuire au- jourd'hui. ))

Croyant que le roi voulait se moquer d'elle, la petite servante fondit en larmes.

« Qu'as-tu donc, Ange?

Ah ! sire, ce n'est pas de ma faute; j'ai en- tendu la cloche et j'étais allée faire ma prière...

C'est bien, c'est bien; tu as fait comme une bonne et honnête fille que tu es; tu remercies Dieu après avoir bien rempli ta journée; mais que diable! on ne pleure pas ainsi. »

Et le roi continua son chemin.

Lorsque Ange arriva à la maison, elle fut fort étonnée de voir le pain cuit et bien aligné sur les planches. Jamais on n'en avait vu de plus beau ; il était bien gonflé et paraissait tout doré.

DE L ILE DE CORSE 7I

« Qui donc a fait ce beau pain? demanda la petite Ange.

Allons, ne soyons pas si orgueilleuse, répon- dit la reine; je sais que tu fais bien tes affaires. »

Ange baissa la tète; plus tard elle apprit qu'une jeune fîUe, qui lui ressemblait en tous points, avait travaillé toute la journée.

En continuant à se promener, le roi rencontra un beau cheval.

« Oh! le beau cheval! » dit le roi. Et il s'en approcha pour mieux l'admirer. Mais l'animal, qui était indompté, commença à

ruer de telle sorte, que le roi fut atteint en pleine poitrine.

On le transporta à l'instant dans son palais; puis, de toutes les villes du royaume accoururent les plus savants médecins.

Ils arrivaient en foule, mais tous leurs remèdes ne servaient absolument de rien au pauvre malade.

Le roi allait mourir.

« Hélas ! pensa la petite Ange, le roi va mourir ! «

Et elle se mit à prier longtemps, bien long- temps pour lui.

72 CONTES POPULAIRES

Quand sa prière fut terminée, un ange lui apparut.

« Va et demande des nouvelles du roi ; si demain il ne se porte pas mieux, je te dirai ce qu'il faut faire. »

La jeune fille courut à la chambre du roi, mais on ne voulut pas la laisser entrer.

On lui donna même des coups de pied en disant :

« Retire-toi donc d'ici, petite morveuse. » La bonne amie des pauvres s'en alla bien triste,

mais pour revenir bientôt.

« Monsieur le gardien, je vous prie, laissez- moi voir monseigneur le roi.

Allons, va-t-en d'ici; que je ne te voie plus, sinon...

Au moins, dites-moi s'il se porte bien?

Que t'importe? »

Et ce méchant homme la prit par le bras et la jeta dehors.

Le lendemain, l'ange apparut de nouveau à la bonne ser\''ante et lui dit :

« Prends cette herbe, fais-en une tisane et va la faire boire au roi. »

Ange fit la tisane, puis se mit à prier à deux

DE L ILE DE CORSE 7J

genoux avant de se présenter devant le monarque.

A la fin elle se décida.

Tout en montant l'escalier et en traversant les salles, la bonne petite fille entendait dire :

« Vraiment, il n'y a plus d'espoir; il ne passera pas la journée. »

Et, comme par le passé, elle ne put approcher du lit du roi ; de nouveau le méchant garde l'avait repoussée rudement.

Ange s'en retournait, désolée, quand elle ren- contra une grande dame.

« Madame, je suis très pressée, voudriez- vous porter ce breuvage au roi?

Oui, ma bonne enfant, » dit la grande dame. Et elle porta la tisane au roi.

A peine celui-ci y eut-il trempé ses lèvres, qu'il sembla se réveiller d'un long sommeil.

« Ah! que je suis bien, » dit-il.

La nouvelle se répandit aussitôt que le prince allait mieux.

Quelques instant.^ après le malade demanda :

« Quel est le médecin qui m'a soigné? Quel est l'homme à qui je dois la vie? »

Mais personne n'en savait rien et nul ne ré- pondit.

74 CONTES POPULAIRES

« Encore une fois, quel est le médecin qui m'a sauvé? » répéta le roi.

La grande dame, s'approchant, dit alors :

« Ange, la petite servante, m'a priée de vous donner ce breuvage, qui vous a fait tant de bien. »

On appela la jeune fille, qui arriva tout en larmes.

« Monseigneur le roi est-il mieux? est-il guéri? demanda-t-elle aussitôt.

Oui, mon enfant, je suis beaucoup mieux, » répondit le roi.

Puis il reprit :

« Dis-moi, qui t'a ordonné de faire le breu- vage qui m'a sauvé?

C'est un ange.

Un ange ?

Oui.

Eh bien ! puisque j'ai un ange pour méde- cin, continue à faire tout ce qu'il te dira.

Vous ne tarderez pas à être complètement guéri.

Je l'espère. Tiens, pour te récompenser, je te nomme mon premier médecin, et je veux que tu commandes à tous les gens de ma maison. »

DE l'île de corse 75

Ange fut bien heureuse.

Bientôt le roi guérit tout à fait. Pour fêter sci retour à la santé, il fit donner à manger et à boire, pendant sept jours, à. tous les pauvres du royaume.

Après ce temps, l'amie des pauvres n'oublia pas ceux qui se présentaient aux portes du palais. Comme elle commandait à toute la maison du roi, elle put faire infiniment de bien.

Quand cette bonne petite fille mourut, il y eut un grand deuil dans tout le royaume.

Pendant douze jours, les cloches ne cessèrent de sonner, et les danses et les jeux furent partout interrompus. Qui donc aurait eu le courage de se réjouir après un pareil malheur ?

(Coulé en 1882 par Mademoiselle Marie Orloli, d'Otmiccia-di- Tallano).

XII

LES TROIS ORANGES

lA reine d'un grand pays venait de mourir, laissant une fille plus belle que le jour et qui s'appelait Marie. Le roi porta le deuil de sa femme pendant un

J'é CONTES POPULAIRES

an, car il l'avait beaucoup aimée; mais enfin il se remaria et bientôt il eut encore une fille.

Quand celle-ci fut grande, on la trouva très laide, si laide que la nouvelle reine, jalouse de Marie, dit un jour au roi :

« Marie, votre fille, vous a déshonoré; on l'a vue avec un oflicier de la cour, et la pudeur seule m'empêche de vous dire tout ce que l'on raconte de cette aventure. »

A ces mots le roi entra dans une grande co- lère.

« Chassez-la bien vite de ce palais ; si je la retrouve ce soir, je la ferai jeter dans la plus affreuse de mes prisons, elle mourra. »

Toute joyeuse, la reine courut faire exécuter les ordres du roi, et Marie, malgré son innocence et ses pleurs, fut obligée de partir.

Elle voyagea longtemps, pendant plus de dix jours et de dix nuits. Enfin elle arriva près d'un grand jardin se trouvaient toutes sortes de fruits.

A l'entrée de ce jardin, Marie vit un oranger qui ne portait que trois oranges.

Elle les cueillit, car elle avait faim ; mais le premier fruit était à peine ouvert qu'il en sortit à

DE LILE DE CORSE 77

l'instant une gentille petite personne, qui grandit tout à coup et demanda à boire.

Comme elle était près d'une fontaine, Marie lui donna de l'eau ; malheureusement, la jeune fille était si altérée que la fontaine fut bien vite à sec.

« N'as-tu pas d'autre eau à me donner?

Non, répondit Marie.

Alors, adieu ; mais avant de m'en aller, je veux te donner un conseil : n'ouvre les deux oranges qui te restent que lorsque tu auras suffi- samment d'eau pour désaltérer les personnes qui s'y trouvent. »

Après ces paroles, la jeune fille disparut. Continuant son voyage, Marie arriva près d'un lac.

« Ici, je puis ouvrir une orange, » se dit-elle. Une autre jeune fille, plus belle encore que la

première, en sortit aussitôt.

« A boire 1 à boire !

Bois ce lac, si tu peux. »

La demoiselle se mit à boire, et le lac fut des- séché en quelques instants.

« A boire! à boire! reprit-elle; n'as-tu pas d'autre eau à me donner?

Non.

78 CONTES POPULAIRES

Alors, adieu. »

Marie, qui aurait bien voulu garder une aussi belle compagne, commençait à se désoler.

« Je n'aurai jamais assez d'eau pour la troisième, pensait-elle; pourrais-je trouver plus d'eau que dans un lac? «

Quelque temps après elle arriva sur les bords d'un grand fleuve, si large, si large qu'on alirait dit une mer.

« Enfin, je puis ou\T-ir la troisième orange. » Oh ! la belle femme qui en sortit !

Elle était toute couverte de diamants et portait une robe couleur de ciel.

« A boire, à boire! je meurs de soif.

Voici un fleuve, désaltère-toi. «

La belle femme se mit à boire, à boire, à boire, mais elle ne put dessécher le fleuve.

« Tu m'as vaincue, Marie; que veux-tu pour cela? Je suis fée et pourrai satisfaire à tous tes caprices.

Je ne désire qu'une chose, c'est que vous restiez toujours avec moi.

Tu seras satisfaite, ma bonne enfant. »

Et Marie et sa compagne arrivèrent à un château.

DE L ILE DE CORSE 79

« Voici notre demeure, dit la fée; tu n'au- ras qu'à commander et à l'instant tu seras obéie. »

Dès ce moment Marie fut très heureuse; la bonne fée, qui ne la quittait jamais, allait même au-devant de ses désirs, et il n'était objet si rare qu'elle ne donnât aussitôt à sa protégée.

Or, un matin , Marie se mit à la fenêtre , et comme le temps était beau, elle se prit à chanter.

En ce moment le fils du roi, qui était à la chasse, l'entendit; il s'approcha et la trouva si belle qu'il en de\dnt éperdument amoureux.

Aussitôt il alla frapper à la porte du château et demanda la jeune fille en mariage.

« Je vous l'accorde, » lui dit la bonne fée. Et tous les trois arrivèrent bientôt à la cour.

« Mon père, ma bonne mère, voici l'épouse que je me suis choisie.

Comment? et n'as-tu pas promis d'épouser la princesse Carniolina? »

Cette princesse Carniolina était justement la fille de la méchar»';e reine qui avait calomnié Marie afin de s'en débarrasser.

« Vous savez, reprit le prince, que Carnio- lina est laide et méchante ; ne me forcez donc pas à vous désobéir. »

80 CONTES POPULAIRES

Voyant qu'ils ne pourraient pas empêcher ce mariage, le roi et la reine donnèrent leur consen- tement.

Toute la ville fut invitée aux noces qui du- rèrent une semaine entière.

Pendant ce temps, les cloches du royaume son- nèrent à toute volée.

Lorsque la princesse Carniolina et sa mère eurent appris que le fils du roi avait épousé Marie, elles entrèrent dans une grande colère; mais, ne pouvant rien changer, elles se laissèrent aller à un profond désespoir.

On entendait toujours la pauvre Carniolina, qui ne cessait de dire : oïmé, oïmé! (i).

Un mois après, cette princesse mourut de ja- lousie, et sa mère ne tarda pas à la suivre.

Quant à Marie et au fils du roi, ils vécurent longtemps heureux.

La bonne fée ne les quitta jamais et, à la nais- sance de chacun de leurs enfants, elle combla les petits princes de toutes sortes de dons.

(Conte en 18S2 par Rosalinda Mallei, propriétaire à Zoxa-di-Tallano).

(i) Cette exprc'ssion signifie à la fois : hélas! hélas! et mal- heureuse que je suis ! C'est la marque du plus profond dé- sespoir.

DE l'île de corse 8i

XIII

LES TROIS POMMES DE MARIUCELLA

PRÈS avoir bien cherché par le monde, un p homme s'était marié avec une si johe femme, que jamais on n'en avait vu de pareille.

Neuf mois après il en eut une petite fille, ap- pelée Mariucella, qui était tout le portrait de sa mère.

Une fois que l'enfont n'eut plus besoin d'être allaitée, sa mère disparut et jamais on ne sut ce qu'elle était devenue.

Son mari la chercha de tous côtés, mais inuti- lement.

Ne voulant pourtant pas rester veuf, celui-ci se remaria avec une femme laide comme le péché mortel, mais très riche, et bientôt il en eut une autre fille, que les paysans appelèrent Dinti- cona (i).

Lorsqu'elle fut grande, sa mère lui donna toutes

(i) tiui a de laides et grosses dents.

82 COXTES POPULAIRES

sortes de belles choses : de riches habits qui changeaient de couleur comme le ciel, et de ma- gnifiques boucles d'oreilles, formées de deux beaux diamants.

Mais cela ne servait qu'à faire ressortir davan- tage la laideur extrême de Dinticona.

Mariucella, au contraire, quoique mal vêtue, était encore la plus jolie fille du royaume. Sa ma- râtre"en était jalouse; aussi l'envoyait-elle garder les vaches et lui donnait-elle du poil de chèvre à filer.

Plus heureuse, Dinticona avait du beau lin tout fin.

Un jour, la méchante femme dit à Mariucella :

« Tiens, voilà du poil. Si ce soir il n'est pas filé, tu seras battue comme plâtre et envoyée coucher sans manger. »

Mariucella s'en alla ; voyant qu'elle ne pourrait jamais réussir à terminer sa tâche, elle se prit à pleurer. Enfin, elle se mit à l'ouvrage ; mais, à midi, elle n'en avait pas fait la centième partie. Elle se désespéra et recommença à pleurer de plus belle, tant et tellement qu'une vache qui était s'approcha en ruminant et lui dit :

« Calme-toi, Mariucella, je suis ta mère;

DE l'île de corse 83

ne pleure plus; comme je suis fée, je filerai tout ton poil. Mais que tu es sale, ma bonne enfant! viens que je te lave à la fontaine. »

Et la vache, prenant sa fille par la main, pei- gna avec un grand soin ses beaux clieveux d'or et lui lava les mains et le visage; puis, ayant filé le mauvais poil, elle embrassa son enfant en lui disant :

« Ne raconte à personne ce que je viens de faire, autrement tu serais battue et l'on me tue- rait.

Ma bonne mère, je ne dirai rien. » Lorsque Mariucella arriva à la maison, sa ma- râtre fut bien étonnée en voyant tout le poil filé ; et comme la jeune fille était encore plus belle que jamais, le lendemain elle reçut deux fois plus d'ou- vrage, de manière à ne pas lui laisser le temps d'aller se laver à la fontaine.

Mais le soir tout était en ordre ; la vache avait encore filé le poil qu'on avait donné à la pauvre petite.

Cette rapidité de travail étonna beaucoup la marâtre.

« Il y a quelque chose là-dessous, » se dit- eUe.

84 CONTES POPULAIRES

Et, un matin, elle suivit Mariucella afin de voir comment elle s'y prenait pour filer tant de poil.

Comme d'habitude, la vache fit l'ouvrage. La méchante femme s'en aperçut et, toute joyeuse d'avoir découvert le secret de la pauvre petite, elle s'en retourna à la maison.

Mais la vache aussi avait aperçu la marâtre. Se mettant à pleurer, la pauvre fée dit à sa fille :

« Mon enfant, demain tu n'auras plus ta mère; mais écoute bien ce que je vais te dire.

Lorsque tu laveras mes tripes, tu y trouveras trois pommes.

Tu mangeras la première, tu jetteras la seconde sur le toit de la maison et tu mettras la troisième dans le jardin.

Comme Dinticona sera jalouse de te voir man- ger une pomme, elle viendra te demander ce que tu fais; tu diras que tu manges de la bouse de vache. »

Mariucella fut bien triste en entendant ce que lui disait sa mère; elle fut pourtant obligée de partir et, lorsqu'elle arriva à la maison, sa ma- râtre lui demanda :

« Eh bien! as-tu fini ton ouvrage?

Oui.

DE l'île de corse 85

Ce n'est pas toi qui as filé, n'est-ce pas? J'ai bien vu, méchante paresseuse, celle qui travaillait pour toi ; mais je la tuerai. »

En effet, le lendemain on tua la mère de Ma- riucella, et celle-ci fut envoyée laver les tripes.

En route la pauvre enfant se mit à chanter, mais si tristement, que le fils du roi, qui passait, la voyant si belle et entendant d'aussi douces chansons, en devint éperdument amoureux.

« Veux-tu venir avec moi? dit le prince.

Demandez-moi à mon père, si vous me voulez.

Dans quelques jours j'enverrai des ambas- sadeurs pour te chercher; en attendant, adieu. »

Et le fils du roi s'en retourna dans sa ville.

Mariucella arriva à la fontaine, elle lava les tripes. Ainsi que sa mère le lui avait dit, elle trouva trois pommes.

Elle en prit une et la mangea.

Dinticona, qui l'avait suivie, courut aussitôt lui demander :

« Que manges-tu là?

De la bouse...; en veux-tu?

Oui. »

Mariucella en prit et en remplit la bouche de Dinticona, qui s'enfuit en pleurant.

86 CONTES POPULAIRES

La marâtre fut fort irritée de ce qu'on avait fait à sa fille ; aussi Mariucella fut-elle battue d'im- portance quand elle revint de la fontaine.

Cependant la jeune fille fit ce que sa mère lui avait dit : elle jeta une pomme sur le toit, et aus- sitôt il en sortit un beau coq aux grandes ailes; l'autre pomme donna naissance à un magnifique pommier qui se couvrit immédiatement de fruits exquis. Mais, chose curieuse, l'arbre se changeait immédiatement en ronce lorsqu'une autre per- sonne que Mariucella venait à s'en approcher.

Quelque temps après, on entendit sur la route des pas de chevaux et des roulements de voitures ; c'étaient les ambassadeurs du prince qui venaient chercher Mariucella.

En apprenant cette nouvelle, la méchante femme cacha la jeune fille dans un tonneau et habilla richement sa Dinticona.

« Pan ! pan !

Que voulez-vous?

Nous venons chercher votre fille Mariucella, celle que le fils du roi veut épouser.

C'est bien; attendez un peu qu'elle finisse de s'habiller. »

Dinticona fut bientôt prête, et les ambassa-

DE l'iLK de corse 87

deurs, quoique étonnés du mauvais goût de leur maître, firent monter la laide fille à cheval, tout en souriant entre eux.

Mais aussitôt on entendit sur le toit :

« Couquiacou, couquiacou! Mariucella est dans le tonneau et Dimicona sur le beau cheval.

Tais-toi, méchant coq, tais- toi.

Couquiacou ! Mariucella est dans le tonneau et Dinticona sur le beau cheval.

En voilà un coq qui ment 1 Tais-toi donc, mais tais-toi donc, répéta la marâtre.

Couquiacou ! Mariucella est dans le tonneau et Dinticona sur le beau cheval.

Que dit ce coq? demandèrent les ambassa- deurs.

Ne faites pas attention, il est fou, répondit la mère de Dinticona.

Couquiacou, couquiacou! Mariucella est dans le tonneau et Dinticona sur le beau cheval.

Ce coq a l'air de dire la vérité, » pensèrent les ambassadeurs.

Et aussitôt ils coururent à la cave, ils défon- cèrent tous les tonneaux.

Dans l'un d'eux ils y trouvèrent Mariucella, plus belle que jamais, habillée qu'elle était, on ne

CONTES POPULAIRES

sait comment, d'une robe de soie bleue, toute garnie de fils d'or.

A cette vue, les ambassadeurs restèrent saisis d'admiration.

« C'est bien celle-ci qui est la fiancée de notre maître, » se dirent-ils.

Et, furieux d'avoir été trompés, ils jetèrent Dinticona sur un tas de bois qui se trouvait là.

Mariucella arriva bientôt à la cour, elle- éclipsa toutes les femmes qui s'y trouvaient ; mais elle était si bonne, qu'aucune n'en fut jalouse.

Le fils du roi l'épousa le jour après, et toute la ville fut invitée aux noces, qui, comme chacun sait, durèrent plus de trente jours.

(Conté en 18S2 par Mademoiselle Marie Ortoli, d'Olmiccia-di- Tallano').

XIV

DITU MIGNIULELLU (l)

ALGRÉ le grand désir qu'elle en avait, une femme, mariée depuis longtemps, ne pouvait avoir d'enfants.

(i) Petit doigt.

DE l'île de corse Sgr

Un jour elle se dit :

« Ah ! si j'avais une petite fille, comme je serais heureuse ! il me suffirait qu'elle fût aussi grande que mon petit doigt.

Dans neuf mois tu seras satisfaite, répondit une voix qui semblait sortir du toit.

Qui m'a parle ? dit la mère, étonnée ; si c'est un génie qui m'apporte une aussi bonne nouvelle, qu'il soit béni. »

Mais elle ne vit ni entendit plus rien.

Neuf mois après cette femme eut une petite fille, si petite et si mignonne que jamais on n'en avait vu de pareille.

C'est pour cette raison qu'on l'appela Ditu Mi- gniulellu.

La sage-femme était à peine sortie que la chambre de l'accouchée se remplit tout à coup de fées aussi belles que puissantes.

La première s'avança.

« Je veux que Ditu Migniulellu soit si belle que jamais au mond^ on n'en puisse trouver une semblable.

Et moi je lui donne une voix si douce et si agréable que lorsqu'elle chantera tout le monde restera dans l'admiration.

90 CONTES POPULAIRES

Avant de la faire chanter, il faut la faire parler, dit une autre fée ; qu'elle parle donc dès ce moment.

Merci, madame, merci, dit aussitôt Ditu Migniulellu.

Et toi, belle fée, que lui donnes-tu ? de- manda la mère de la petite fille.

Moi, je ne lui donne rien pour le moment ; je viendrai au secours de Ditu Migniulellu toutes les fois qu'elle m'appellera ou qu'elle aura besoin de moi. ))

Celle-ci ayant parlé, toutes les autres s'en al- lèrent, et la mère resta seule avec sa fiUe, qui ba- vardait le plus gentiment du monde.

« Bonjour, ma bonne petite mère; comme tu es pâle! veux-tu me donner ce grand bonnet aux rubans roses?

Certainement, mon enfant ; le voici. »

Et la mère essaya de le lui mettre sur la tête ; mais Ditu Migniulellu disparut tout entière sous le bonnet.

La pauvre femme s'aperçut alors qu'elle avait oublié de demander aux fées de rendre sa fille un peu plus grande.

Pourtant elle se dit :

DE L ILE DE CORSE 9I

« Elle n'a qu'un jour à peine, je suis bien sûre que dans un an ou deux elle sera tout aussi grande que les cnlluits de son âge. »

Cependant Ditu Migniulellu restait toujours petite. Elle était dans sa seizième année et sa taille n'avait pas beaucoup grandi.

Sa maman, qui auparavant l'aimait beaucoup, la détestait alors pour cette raison. Elle ne pou- vait plus la voir.

Un jour elle se dit :

« Que puis-je faire d'une fille aussi petite? Elle ne sait pas travailler et se noierait dans un verre d'eau. »

Comme la mère de Ditu Migniulellu était alors dans le jardin, voyant une marmite, eUe y mit sa fille dedans.

« Ah! ma méchante mère, fais-moi sortir, je suis si mal dans cette marmite ! »

Mais la mère de Ditu Migniulellu était déjà bien loin.

La petite fille prit sou mal en patience et, pour se distraire quelque peu, elle se mit à chanter.

En ce moment le fils du roi passait par là.

« Qui est-ce qui peut chanter si bien? Je jure que si c'est une femme je l'épouserai. »

92 CONTES POPULAIRES

Et il se dirigea vers le lieu d'où partait la voix.

Je suis une fille Qui chante, qui chante, Je suis une fille

Qui chante toujours.

« Oh 1 quelle mélodie ! si eUe chante tou- jours si bien, on doit être heureux de l'entendre.

Ma mère méchante M'a jetée ici;

Ma mère méchante M'a jetée ici.

D'où peut venir cette voix ? Oh ! j'en mour- rai si je ne la trouve.

Elle n'est pas loin, Belle jeune fille ;

Elle n'est pas loin, Belle jeune fille.

peut-elle être? Il n'y a pourtant rien qui puisse m'empêcher de la voir,

Elle est à tes pieds, La charmante fille ; Elle est à tes pieds,

La charmante fille.

DE L ILE DE CORSE 9J

Où, A mes pieds? il n'y a ici que cette mé- chante marmite. «

Et le prince, furieux, lui donna un grand coup de pied qui la brisa.

Ditu Migniulellu en sortit aussitôt.

« Eh bien! bonjour, mon bon monsieur, comment allez-vous?

Le mieux du monde ; mais quelle était cette personne qui tout à l'heure chantait si bien?

C'était moi, Ditu Migniulellu ; n'est-ce pas que ma voix est bien claire et bien pure ? On n'en trouverait pas de pareille dans tout le royaume.

C'est toi qui chantais avec tant de perfec- tion? Vraiment, tu me trompes.

Non, non, je ne vous trompe pas. Je m'en- nuyais et je me suis mise à chanter. Voulez-vous m'écouter encore un petit instant? vous verrez bien vite que...

Mais tais-toi donc, bavarde. Je ne m'étonne plus si tu t'ennuyais dans une marmite tu n'avais personne peur causer...

Mais chante un peu, pour voir si tu dis vrai,

Oui, c'est moi La belle fille; Oui, c'est moi La belle fille

94 CONTES POPULAIRES

Qui cliantais Dans la marmite, Qui chantais Dans la marmite.

Tu as raison, jamais je n'ai entendu une voix pareille, aussi...

N'est-ce pas que je ne vous trompais pas?

As-tu fini, petite bavarde? Dis-moi, com- ment t'appelle-t-on ?

On m'appelle Ditu Migniulellu ; je vous l'ai déjà dit.

Eh bien! Ditu Migniulellu, je suis le fils du roi, et j'ai donné ma parole que je t'épouserais.

Alors, je serai reine?

Naturellement.

S'il en est ainsi, je vous remercie beaucoup de l'honneur que vous me faites ; soyez certain, mon prince, que je serai toujours...

Assez, assez ; décidément tu aimes bien causer. »

Et le fils du roi mit Ditu Migniulellu dans sa poche et s'en retourna chez lui. Mais en voyage la petite fille cria :

« Laissez-moi sortir, j'étoufî'e dans votre poche ! Monsieur mon mari, ôtez-moi d'ici. »

DE L ILE DE CORSE 95

Le jeune prince prit Ditu Migniulcllu et la posa sur sa main.

Quand il lut arrive chez sa mère, il lui dit :

« Bonne maman, voici la femme que j'ai choisie pour épouse; je veux célébrer au plus tôt mon mariage avec elle.

Quoi ! c'est une petite poupée qui sera la reine? Et que voulez-vous en faire, mon enfant?

A vous dire vrai, je ne l'aime pas beaucoup, mais je lui ai promis d'être son mari.

Eh bien! gardez-la avec vous, elle ne tien- dra pas trop de place. »

Le prince fit ainsi ; mais il s'ennuj'ait beaucoup de voir comme Ditu Migniulellu était petite.

Or, un jour qu'il était encore plus triste que de coutume, le fils du roi se dit :

« A quoi bon être prince, si je dois m'en- nuyer comme tout le monde? Je veux donner un bal qui dure trois jours et auquel je convierai les plus belles femmes du royaume. »

Dans toutes les directions, des hommes, avec des trompettes et des tambours, partirent annon- cer la fête donnée par le fils du roi.

Au jour fixé, on accourut de toutes parts.

Les hommes étaient aimables et les femmes

-96 CONTES POPULAIRES

charmantes. On se pressait, on se bousculait tant la foule était grande.

On n'attendait plus que le jeune prince.

Celui-ci, qui demeurait à l'autre extrémité de la ville, s'habilla richement et se fit amener son plus beau cheval.

Comme il était sur le point de partir, Ditu Migniulellu vint le trouver.

« Emmenez-moi avec vous, je voudrais aller à ce bal ; emmenez-moi, je vous en prie !

Laisse-moi donc tranquille ; que veux-tu que je fasse de toi ?

Je serai bien gentille, mon cher petit mari ; vous verrez que je ne vous dérangerai pas.

Allons, retourne à la maison, car je suis pressé.

Non, je veux aller avec vous.

Ah! c'est comme cela que tu m'obéis? « Et le fils du roi la menaça de la bride qu'il

tenait à la main.

Les yeux pleins de larmes, Ditu Migniulellu revint chez elle.

La fée qui ne lui avait rien donné à sa nais- sance parut alors.

« Qu'as-tu donc, ma belle enfant? C'est

DE l'île de corse 97

parce que tu ne vas pas au bal que tu pleures ainsi ?

Oui, ma belle dame.

Calme-toi; je suis la fée qui, à ta naissance, s'est chargée de ton bonheur. »

Et, d'un coup de sa baguette, la bonne fée transforma Ditu Migniulellu en la plus belle jeune fille qu'on pût voir.

Elle était grande, svellc et toute habillée de soie et d'or.

« Maintenant je vais te conduire au bal. » Et Ditu Migniulellu fut aussitôt dans une

voiture traînée par de jolis papillons.

Lorsqu'elles furent arrivées, la bonne fée lui dit :

« Si tu as encore besoin de moi, tu n'auras qu'à frapper trois fois dans tes mains et je vien - drai de suite ; tu peux encore te rendre aussi pe- tite que par le passé en disant :

Que je redevienne Ditu Migniulellu. »

La jeune fille remercia vivement la fée et puis

entra au bal, tcat le monde fut tout étonné

et tout ravi de la voir.

« Ah ! se dit aussitôt le fils du roi, jamais il n'a existé plus belle créature; il faut que j'en fasse ma femme. »

CONTES POPULAIRES

Et, s'appiochant de Ditu Migniulellu, il lui parla ainsi :

« Ah! comme vous êtes charmante; êtes- vous de ce royaume, madame? car jamais je ne vous ai aperçue à la cour.

Je ne suis pas de vos Etats, seigneur. Il ne faut donc point vous étonner si vous ne m'avez jamais vue.

Et de quel pays êtes-vous donc?

Je suis du royaume de Bride.

Merci, madame. Voilà les violons qui com- mencent à jouer, voudriez-vous me faire l'hon- neur de danser avec moi?

Avec plaisir, » dit la jeune fille. Mais au milieu de la danse elle pensa :

« Que je redevienne Ditu Migniulellu. » Et aussitôt elle se faufila au milieu des dan- seurs et disparut.

Le prince fut bien étonné de cela ; il chercha partout la jolie étrangère, mais sans aucun succès.

Et pourtant personne ne l'avait vue sortir.

Ditu Migniulellu courut vite à sa chambre, elle se déshabilla en attendant le prince qui ne tarda pas à rentrer.

DE L ILE DE CORSE 99

« Hh bien ! mon ami, comment avcz-vous passé la soirée? Vous êtes-vous bien amusé?

Allons, laisse-moi tranquille.

Comment, vous êtes en colère? Vous serait-il arrivé quelque chose de désagréable?

Auras-tu bientôt fini?

Ah ! je suis bien fâchée de vous voir aussi peu aimable. Vous ne me dites rien?

Et que veux-tu que je te dise, méchante bavarde?

Je le vois, vous êtes bien triste. Je me tais, puisque vous le voulez; mais je donnerais volon- tiers tout mon sang pour faire luire un peu de gaîté dans vos yeux.

Ah! comme vous me paraissez fatigué. C'est sans doute parce que vous aurez trop dansé. De- main, je vous en prie, ménagez-vous un peu ; vous pourriez être sérieusement malade et j'en serais au...

Si tu dis encore un mot, je t'étrangle sur l'heure, dit le prince, courroucé. Va plutôt de- mander tous les livres qui sont à côté, afin que je puisse voir se trouve le royaume de Bride. »

Ditu Migniulellu alla réveiller la mère du

CONTES POPULAIRES

prince, qui arriva quelques moments après toute chargée de livres.

« Ma mère, connaissez-vous le pays de Bride?

Le pays de Bride? non, je n'en ai jamais entendu parler. »

L'amoureux se mit à feuilleter tous les vo- lumes, depuis le commencement jusqu'à la fin; mais nulle part il ne trouva ce qu'il cherchait.

Les courtisans, les savants furent interrogés, aucun ne connaissait le royaume de Bride.

Le lendemain, le jeune prince retourna au bal, espérant rencontrer la belle inconnue.

Avant qu'il ne montât à cheval, Ditu Migniu- lellu vint de nouveau le trouver et lui dit :

« Je vous en supplie, laissez-moi voir ce bal.

Non, je ne le veux pas ; il ne me manque- rait plus que de t' avoir avec moi ! »

Ditu Migniulellu monta sur l'étrier, mais le fils du roi la repoussa si brusquement de son éperon qu'il l'envoya rouler par terre.

Elle se releva toute en pleurs et rentra dans sa chambre.

Bientôt après, s'essuyant les yeux, elle frappa par trois fois dans ses mains.

DE L ILE DE CORSE

La bonne fée parut.

« Que vcux-tu?

Je veux aller au bal ; faites-moi encore aussi grande et aussi belle qu'hier. »

La fée la toucha de sa baguette, et al jeune fille parut aussitôt revêtue d'habits roses.

Qiielques moments après elle faisait son entrée itu bal.

Le jeune prince l'attendait avec impatience. Aussi, à peine l'eut-il reconnue qu'il courut à elle.

« Ah ! madame, vous m'avez trompé, la nuit dernière ; je vous en prie, dites-moi de quel pays vous êtes.

Je suis du royaume de l'Éperon.

Je vous remercie, car j'espère aller vous de- mander en mariage. En attendant, je vous prie, acceptez cet anneau en souvenir de moi.

Vous voulez m'épouser? Je crovais que vous étiez marié, prince?

Il est vrai que j'ai promis à Ditu Migniu- lellu d'être son mari, mais je n'ai point encore célébré mes noces avec elle.

Vous voudriez donc la quitter?

Non, car elle chante si bien qu'on n'a ja-

CONTES POPULAIRES

mais vu semblable merveille, mais vous serez ma femme favorite, celle que j'aimerai de tout mon cœur; Ditu Migniulellu" nous amusera de temps en temps.

Adieu, prince, je suis pressée de partir.

Je vous en prie, ne me quittez pas si tôt ; personne ne vous attend, restez encore un peu.

Non, il faut que je parte.

Eh bien ! alors, je vous suivrai partout ; ja- mais je ne vous quitterai.

Qiie je redevienne Ditu Migniulellu, » pensa la jeune fille.

Et elle disparut à l'instant.

Le fils du roi regarda partout -afin de voir ce qu'elle était devenue, mais il ne la vit plus. Il commença à se désespérer et, lorsqu'il arriva chez lui, il était tout furieux.

Ditu Migniulellu, qui l'attendait, courut à sa rencontre.

« Avez-vous été plus heureux, ce soir? Vous me paraissez encore fort en colère, et je crains bien qu'il ne vous soit arrivé quelque chose de désagréable.

Tais-toi et va me chercher tous les livres et tous les savants qui sont dans ce palais. »

DE L ILE DE CORSE IO3

Les savants ne tardèrent pas à arriver, et le fils du roi leur demanda :

« duel est celui d'entre vous qui a jamais entendu parler du royaume de l'Éperon? »

Personne ne répondit ; tout le monde ignorait l'existence de ce pays.

Le prince leur fit distribuer les livres afin que chacun put facilement faire des recherches.

On veilla toute la nuit, mais on n'obtint aucun résultat : le rovaume de l'Eperon était inconnu.

L'amoureux se dit alors :

« Ce soir la belle jeune fille viendra encore au bal. Il faut qu'elle ne puisse plus m'échapper. »

Et, la nuit venue, il envoya un grand nombre de soldats afin de bien garder les portes du châ- teau où la fête se donnait.

Il s'habilla ensuite avec plus de recherche que de coutume et monta à cheval pour s'en aller.

En ce moment Ditu Migniulellu vint à lui.

« Voilà déjà deux fois que vous ne voulez pas m'emmener avec vous; le bal se termine au- jourd'hui, laissez-moi venir.

Tu m'impatientes avec ton bal ! allons, sors- moi d'ici ! »

Mais, comme la jeune fille insistait, le fils du

I04 CONTES POPULAIRES

roi la frappa de sa cravache et partit au galop.

Ditu Migniulellu monta dans sa chambre et frappa dans ses mains.

A la troisième fois, la bonne fée parut.

« Tu veux encore aller au bal?

Oui, ma bonne fée. »

La jeune fille se vit aussitôt changée en une belle demoiselle, toute habillée de bleu. Elle avait un collier de diamants et une ceinture d'or.

« Jamais on n'aura vu personne d'aussi charmant que toi, ajouta la fée; va vite au bal, tout le monde t'attend. »

Ditu Migniulellu se dépêcha et bientôt elle fit son entrée au milieu de l'admiration générale. Le fils du roi vint encore à sa rencontre.

« Enfin, vous voilà, madame ; comme vous avez tardé, ce soir! Mais, dites-moi, pourquoi m' avoir trompé? pourquoi vous être enfuie tout à coup? pourquoi, enfin, ne me dites-vous pas votre véritable pays?

Je suis du royaume de Cravache.

Dois-je le croire? vous m'avez déjà trompé deux fois... Mais quel bonheur! vous portez l'an- neau que je vous ai donné hier? Ah! merci, merci mille fois! »

DE l'île de corse IO5

Il y avait déjà une heure que le prince et Ditu Migniulcllu causaient lorsque celle-ci se rendit tout à coup toute petite et disparut.

On la chercha de tous côtés, on interrogea les soldats qui gardaient les portes, aucun ne l'avait aperçue.

Le fils du roi promit une grande récompense à celui qui lui dirait se trouvait le royaume de Cravache.

On chercha, on s'informa, on compulsa, mais nul n'en avait entendu seulement le nom.

Le prince, malheureux plus que jamais d'avoir perdu une aussi belle personne, tomba gravement malade en arrivant chez lui.

Sa mère vint le visiter et fut bien affligée en le voyant dans un si triste état.

Il ne voulait ni boire ni manger avant d'avoir retrouvé celle qu'il aimait par dessus tout.

Ditu Migniulellu arriva à son tour et lui dit :

« Laissez-moi faire un gâteau et, si vous me promettez de It manger, je vous ferai retrou- ver la femme que vous cherchez.

Va-t-en! sors-moi de là, petite sotte! aurais-tu trouvé le moven de savoir ce que les fées seules peuvent connaître?

106 CONTES POPULAIRES

Ne vous inquiétez pas de cela. Promettez- moi seulement de manger le gâteau que je vais faire et vous serez satisfait.

Eh bien! j'y consens; seulement je te tue- rai si tu te moques de moi. »

Ditu Migniulellu demanda de la farine et de l'eau, puis elle confectionna un beau gâteau qu'elle fit cuire sous la cendre, après avoir mé- langé à la pâte l'anneau donné au bal par le fils du roi.

Lorsque tout fut prêt, la jeune fille envoya le gâteau par une ser\^ante, puis elle se rendit dans sa chambre.

Le prince commença à manger. Lorsqu'il fut à moitié, il trouva l'anneau, qu'il reconnut bien vite, et il se mit à crier :

« Ma mère, ma mère! »

Celle-ci crut que Ditu Migniulellu avait em- poisonné son fils et courut frapper la jeune fille.

« Ma mère, ma mère !

Entends-tu? disait la reine, mon fils crie, que lui as-tu fait?

Je n'ai rien fait, laissez-moi.

Ma mère, ma mère!

DE L ILE DE CORSE IO7

Voilà, voilà; je viens tout de suite. »

Et la reine courut voir son enfant, qu'el'e trouva tout joyeux.

« Voyez, j'ai retrouvé la bague que j'avais donnée à la belle étrangère; elle doit être dans ce palais; donnez des ordres pour qu'on la retrouve au plus tôt. »

Pendant ce temps, Ditu Migniulellu, merveil- leuse à voir, toute transformée qu'elle était par la fée, se présenta devant le prince.

« Ah! c'est elle, je la reconnais; quel bon- heur! Je vous en supplie, madame, ne m'aban- donnez plus.

Vous m'aimez donc bien, mon cher prince?

Si je vous aime!

Et pourtant vous m'avez repoussée bien des fois, vous avez été même jusqu'à me battre.

Moi, vous battre?

Oui, vous m'avez d'abord menacée de votre bride, puis jetée en bas avec votre éperon, et enfin vous m'avez Irappée avec la cravache que vous teniez à la main.

Mais vous êtes donc Ditu Migniulellu? car je n'ai jamais repoussé qu'elle.

Vous avez deviné, je suis Ditu Migniulellu,

I08 CONTES POPULAIRES

un peu changée, il est vrai, mais cela ne doit pas trop vous déplaire.

Et vous chantez toujours aussi bien?

Je chante toujours aussi bien. »

Jugez de la joie du prince d'avoir une femme si accomplie; aussi il célébra, le jour même, son mariage et invita à la noce tous les gens des villes voisines.

Pour moi, qui étais arrivée un peu trop tard, je fus placée sous la table, je ne reçus que des coups de pieds et des os. Quant à vous, que fai- siez-vous ce jour-là?

(jConié en iSSi par Marie Orloli, d'Olmiccia-âi-Tallatio).

XV

LE PETIT TEIGNEU.K

^E petit teigneux était si laid que personne ne pouvait le voir.

Son père lui dit un jour : « Tu es si affreux que je ne puis te re- garder, va-t-en par le monde et tâche de gagner ta vie comme tu pourras. »

DE L ILE DE CORSE IO9

Le pauvre garçon partit et arriva devant un château à la porte duquel il frappa.

« Que demandez-vous ?

Je voudrais être domestique.

Entrez, justement nous avions besoin de quelqu'un pour soigner nos bêtes. »

Le lendemain, on dit au petit teignenx :

« Voici de la viande et du foin, va les donner au lion et au cheval qui sont à l'écurie. »

Le bonhomme partit et donna le foin au lion et la viande au cheval.

Comme vous pensez bien, ni lion ni cheval ne mangèrent ce jour-là.

Aussi, le lendemain, lorsque le petit teigneux arriva pour donner encore de la viande au cheval qui s'appelait Bayard, celui-ci lui dit :

« Petit teigneux, ce n'est pas de la viande, mais bien du foin qu'il faut me donner. »

Et le domestique lui donna ce qu'il demandait.

« Pour te récompenser, dit alors Bayard, je vais te donner cette clef, par elle tu auras tout ce que tu voudras. Si malgré cela tu as encore besoin de moi, tu n'auras qu'à m'appeler pour que je te vienne en aide. »

CONTES POPULAIRES

A quelque temps de là, le seigneur du château tomba malade et mourut.

La châtelaine paraissait désespérée de ce malheur et ne voulait plus ni boire ni manger.

Le petit teigneux qui avait bon cœur, s'ap- procha d'elle et lui dit :

« Madame, ne pleurez plus, je vais ressus- citer votre mari.

Comment feras-tu ?

J'ai une clef qui fait tout ce que je veux.

Eh bien ! essa3-e. »

Le petit teigneux toucha le mort en disant :

« Monsieur le châtelain, ressuscitez. »

Et le châtelain se leva au même instant tout étonné de se trouver en si pleurarde compa- gnie.

Voyant cela, le soir, la châtelaine appela le petit teigneux.

« Vends-moi ta clef.

Non.

Je t'en donne mille écus.

Je ne la vends ni pour or ni pour argent.

Si tu ne me la vends pas, je vais te taire jeter en prison tu périras.

Jamais je ne vendrai ma clef. »

DE L ILE DE CORSE

Furieuse de ce refus, la femme du seigneur appela ses domestiques et leur dit :

« Le petit teigneux m'a insultée, allez et jetez-le dans un puits il mourra. »

Les domestiques accomplirent l'ordre de leur maîtresse, et le malheureux fut jeté dans un puits il y avait de l'or en ébuUition.

L'infortuné jeune honnne se mit alors à in- voquer son ami le cheval.

« Bayard, Bayard, disait-il, viens à mon secours ou je meurs. »

Bayard, qui l'entendit, accourut aussitôt et sauva le petit teigneux.

Mais sa tête avait déjà été changée en une tête d'or, de sorte qu'il avait de l'argent comme il voulait.

Voyant cela, Bayard dit à son protégé :

« Couvre-toi la tête avec ce mouchoir, autrement on te tuera afin de s'emparer de tout l'or qu'elle renferme. »

Le jeune homme fit comme le cheval lui avait conmiandé, puis il s'enfuit à toutes jambes afin de ne pas être attrapé par les gens du château.

Il arriva bientôt devant le palais du roi.

« Pan ! pan !

112 CONTES POPULAIRES

Que veux-tu ?

Je voudrais ctre domestique si l'on veut bien m'accepter !

On n'a que faire de toi. » Et on lui ferma la porte au nez.

Le petit teigneux pleura et se lamenta d'abord, puis finit par invoquer encore son ami Bayard. Celui-ci arriva tout harnaché d'or.

« Que me veux-tu ?

Je voudrais trouver un emploi, mais per- sonne ne veut me recevoir.

Eh bien! monte sur moi, prends cette lance, et va frapper fortement à la porte du roi. Si l'on te demande qui tu es, tu ne répondras pas et tu insisteras pour entrer. >>

Le teigneux obéit, monta à cheval, et au grand galop arriva butter la porte du roi. Pan! pan ! pan !

On accourut aussitôt.

« Qui ètes-vous?

Que t'importe ? »

Voyant un cheval si richement harnaché, le portier prit le cavalier pour un grand seigneur et le laissa entrer.

Le roi le reçut aussitôt et lui demanda :

DE L ILE DE CORSE II3

« Qui êtes-vous, seigneur visiteur ?

Je suis chevalier et je monte Bayard. »

Le roi se contenta de la réponse, et, comme le soir il y avait un grand bal, le petit teigneux fut invité à danser.

Il dansa très bien, oh ! mais très bien, grâce à la clef qu'il possédait encore, et qui le faisait valser avec une grâce parfaite.

Aussi, la fille du roi vint lui dire :

« Je veux danser avec vous. »

Et ils dansèrent, dansèrent tant et si bien, que la jeune princesse devint éperdument amoureuse de son cavalier.

A la fin, pourtant, la belle princesse lui dit :

« Pourquoi tenez-vous toujours ce mouchoir sur votre tête ?

C'est que je n'en ai pas une comme tout le monde.

Comment cela ?

La mienne est toute en or. »

A ces paroles, la jeune fille devint encore plus amoureuse, et le roi fut forcé de la marier avec le petit teigneux.

Les noces furent très belles, on invita tout le

8

1 14 CONTES POPULAIRES

monde, et, pendant la cavalcade, le cheval Bayard marchait en tète.

(^Conté en 1SS2 par Rosalinda Mattei, Je ZoTfi-di-Tallano).

XVI

MARIE AU FIL d'or

I N homme s'était marié deux fois. De sa première femme qui était fée, il avait eu une fille plus belle que le jour (sa mère lui avait accordé, en outre, le don de changer en fil d'or le fin de sa quenouille) ; et de la seconde, qui était encore vivante une autre fille, mais laide et méchante.

Or la marâtre était jalouse de Marie au fil d'or ; de sorte qu'elle fit croire dans le pays que c'était sa fille à elle qui savait si bien filer.

Le roi voulut voir une enfant qui avait un talent si merveilleux, et un jour, il frappa à la porte.

« Q.ui est là?

C'est moi, le roi. Je viens voir votre fille qui sait si bien filer.

DE L ILE DE CORSE II 5

Hntrcz, dit la marâtre de Marie au fil d'or. » La méchante femme alla aussitôt après trou\er

sa fille, et lui dit :

« Le roi vient voir comme tu sais tra- vailler. Tiens, voilà tina riicca (i) chargée de fil d'or et que j'ai recouverte de filasse, tu n'auras plus qu'à tirer par le bout que voici et tout le monde sera émerveillé. »

La jeune fille se présenta devant le roi qui lui dit :

« File donc, pour voir comment tu sais filer. »

Mais la petite laide, qui était encore bien peu intelligente s'y prit si mal, qu'elle embrouilla tout et ne put rien faire.

Voyant cela, Marie au fil d'or s'approcha et dit :

« Ma petite sœur, ce n'est pas comme çà qu'il faut faire, tiens, regarde-moi.

Va-t-en ! petite audacieuse, dit la marâtre, va-t-en ! toi, tu ne sais pas filer. »

La petite Marie s'en allait, lorsque le roi la rappela.

(i) Quenouille.

Il6 CONTES POPULAIRES

« Tu sais filer, mon enfant ?

Non, monsieur le roi.

Qui te l'a dit ?

C'est ma bonne maman.

Eh bien ! essaye, tiens cette quenouille. » La petite Marie prit la quenouille, et aussitôt

elle en tira des fils d'or.

Émerveillé, le roi embrassa la petite fileuse, mais la marâtre dit aussitôt :

« Ce fil d'or avait déjà été fait par ma fille; que Marie file cette quenouille pour voir si elle réussira aussi bien. »

Et la méchante femme lui donna une quenouille chargée de radicidacciu (i).

« Que voulez-vous qu'elle fasse de cela ? dit le roi, personne ne peut filer du radiculacciu.

Pardon, monsieur le roi, moi je sais le filer, dit la petite Marie, et aussitôt elle se prit à tourner le fuseau et à tirer de magnifiques fils d'or. »

Jamais le roi n'avait vu chose plus merveilleuse. Aussi, dit-il à la marâtre :

« Je n'ai qu'un fils et la petite Marie me plaît beaucoup, je désire l'élever moi-même afin

(i) Déchet du lin apré? le ttillage.

DE l'île de corse II7

qu'elle devienne plus tard la reine de mon royaume.

Non, prenez ma fille si vous voulez.

Que voulez-vous que j'en fasse? elle ne sait rien faire et est aussi laide que le péché mortel ! D'ailleurs, vous avez menti en disant à tout le monde qu'elle filait des fils d'or, aussi je vais vous faire arrêter et jeter dans une affreuse prison.

Pardon sire ! grâce !

Non, je vais vous faire jeter en prison. » La petite Marie s'approcha alors du roi et lui

dit :

« Monsieur le roi, pardonnez-lui. »

Et le roi pardonna à la méchante femme, mais il emmena avec lui Marie au fil d'or, qui fut une princesse accomplie en toutes choses, bonne et compatissante.

Elle se maria bientôt avec le fils du roi ; ce fut elle-même qui tissa de fil d'or la plus belle robe de noces qu'on ait jamais vue.

Elle eut beaucoup d'enfants et mourut très vieille, toujours honorée et respectée.

(Cmilè en 1SH2 par Mademoiselle Marie Ortoli \OlmicciaY).

Il8 CONTES POPULAIRES

XVII

l'uSTARIA DI I FIGLI DI U DIAULI (l)

jATAN le père dit un jour : Sur terre, il existe une route par passent beaucoup de voyageurs : c'est le chemin de la curio- sité. Eh bien ! je veux étabhr une auberge j'enverrai deux de mes fils qui y tiendront hôtel. Seulement je les ferai si laids, si laids, que pas un seul homme ne pourra passer sans leur dire :

« Ah ! malheureux qu'avez- vous fait pour être ainsi. » Sitôt dit, sitôt fait.

Le diable appela un de ses enfants, et pour le rendre aussi laid qu'il le désirait, il lui écrasa le nez, lui creva un œil, le rendit chauve et le marqua d'une tumeur affreuse sur le front. Il fit de même à l'autre, puis il dit :

« Allez sur terre, établissez-vous sur le chemin de la curiosité, et envoyez-moi tous ceux qui vous demanderont ce qui vous est arrivé.

(i) L'auberge des fils du diable.

DE L ILE DE CORSE II9

Vous ne retournerez ici qu'après avoir trouvé quelqu'un d'assez dur pour passer indifférent devant vous. »

Les fils du diable partirent ; pendant mille ans, ils envoyèrent aux enfers une foule énorme de curieux. Aucune personne n'était passée sans se sentir émue de pitié ; mais à peine avait-on de- mandé :

« Qu'avez-vous ? » qu'on se voyait assommer à coups de bâton et mettre en pièces.

Les démons servaient ensuite la chair aux autres voyageurs.

Or, en ce temps, vivait une femme très pauvre. Après avoir vendu tout ce qu'elle possédait, elle en retira quarante-cinq francs qu'elle partagea entre ses trois fils.

Un matin, elle dit à l'aîné :

« Mon enfant, prends ces quinze francs, pars et fais fortune. »

L'aîné quitta sa famille et prit le chemin de la curiosité, plus largo et plus beau que les autres.

Il arriva ainsi à la porte de l'auberge, etromme il avait faim, il entra.

Mais à la vue des deux monstres, son cœur se souleva et il ne put s'empêcher de dire :

COMTES POPULAIRES

« Malheureux ! quelle terrible maladie vous a donc rongés ainsi? »

A peine avait-il prononcé ces mots qu'il tomba assommé de coups de bâton, et que son cadavre fut jeté dans un sombre souterrain.

Quelque temps après, la mère de ce malheureux dit à son second fils :

« Mon enfant, prends tes quinze francs, pars et fais fortune. »

Et le deuxième frère partit aussi, et, comme son aîné, il prit la même route qui lui fut tout aussi fatale.

Pour la troisième fois, la mère dit à son dernier enfant :

« Mon fils, prends tes quinze francs, pars et fais fortune. »

Celui-ci partit.

Sur son chemin il rencontra une belle dame qui lui dit :

« vas-tu, Antonarello?

Je vais chercher fortune.

Tu es bien jeune pour la trouver ; il faut avoir beaucoup d'expérience, connaître tous ses caprices de folle, et encore elle n'arrive pas tou- iours.

DE L ILE DE CORSE 121

Et que fiiut-il de plus pour la rencontrer ?

Il faut qu'avec les quinze francs que tu emportes, tu m'achètes trois conseils.

Je le veux bien dit Antonarello, car je vois que vous connaissez mes affaires beaucoup mieux que moi.

Voici le premier conseil :

Ne te mêle pas des affaires d'autrui.

En veux-tu un autre ?

Oui.

Ne change pas la vieille route pour la neuve.

Donnez-moi le troisième !

Sois aveugle et sourd.

Merci, madame, voici les quinze francs. » Et Antonarello, sans s'apercevoir qu'il avait

parlé à la bonne sainte Vierge, continua tran- quillement son chemin. Pourtant quelle ne fut pas sa surprise, lorsque en mettant la main dans la poche, il trouva trois fois plus d'argent qu'il n'en avait donné. C'est un miracle, pensa-t-il, et, tout joyeux, se remit en marche. Après avoir voyagé quelque temps, Antonarello trouva une bien belle route.

Si je prenais celle-ci ? se dit-il ; mais il se sou-

CONTES POPULAIRES

vint du conseil qu'on lui avait donné, et bien lui en prit, car des voleurs étaient postés au détour du chemin et l'auraient infailliblement tué.

Quelques jours après, il rencontra plusieurs personnes qui se battaient :

« Ah ! il faut les séparer » pensa Antonarello ; mais le deuxième conseil : « Ne te mêle pas des affaires d'autrui » le retint à sa place.

Il fut bien heureux : ceux qui se battaient déployèrent tant de furie qu'ils s'entre-tuèrent jusqu'au dernier, et le sage petit frère aurait péri comme les autres.

Enfin, après avoir marché bien des journées, Antonarello arriva devant /' Ustaria di i figli di u Diaiili.

« Ah ! j'ai bien faim, les amis, qu'avez-vous à m'offrir ?

Tout ce qu'il vous plaira. »

Le voyageur se fit servir un excellent repas, mangea bien, but mieux encore, paya et sortit.

Un rugissement affreux se fit alors entendre, et un des diables s'adressant à Antonarello :

« Homme de poussière, tu as donc le cœur bien dur pour passer indifférent devant nous?

Je ne me mêle pas des affaires des autres,

DE L ILE DE CORSE 12}

et quand il le faut, je suis aveugle et sourd. » Voyant qu'ils n'aboutiraient à rien, les démens s'avouèrent vaincus ; désespérés, ils brûlèrent l'au- berge afin que personne n'y put trouver un refuge, puis tout tremblants retournèrent aux enfers.

Satan le père les reçut fort en colère ; mais il les renvoya bientôt tenir hôtel sur un autre chemin. La récolte sera toujours abondante et les enfers ne chômeront pas.

Antonarello continua sa route. Je ne sais pas s'il a trouvé la fortune, mais il ne tardera pas à la rencontrer s'il met en pratique les conseils qu'il a reçus de la bonne sainte Vierge.

(Conté en 1S82 par Mademoiselle Adélaïde de Aima [Porlo-VecMo]).

XVIII LA BÊTE A SEPT TÊTES

NE femme avait trois fils. L'aîné lui dit

« Il existe en France un serpent qui tue beaucoup de monde et le roi a promis sa fille

124 CONTES POPULAIRES

à qui en débarrasserait le royaume ; je veux tenter l'aventure.

Ne t'en va pas, mon enfant, reste avec nous, lui dit la mère ; mais le fils aîné ne voulut rien écouter et partit. »

En route il rencontra des voleurs qui le tuèrent.

Le second fils voulut aussi partir combattre le serpent à sept têtes ; mais il n'était pas arrivé au milieu du voyage qu'il eut le même sort que son aîné.

Ne voyant revenir aucun de ses deux frères, le plus jeune, qui s'appelait Bertuolo, dit à sa mère :

« Je veux me mesurer avec le serpent à sept têtes qui est en France. Lorsque je l'aurai tué, je me marierai avec la fille du roi et je viendrai vous chercher. »

Voyant qu'elle ne pourrait empêcher son fils d'affronter un si grand péril, la mère fit deux grands gâteaux et les lui donna.

Celui-ci se dirigea alors vers la France, monté sur son âne Bertu.

Après trois jours de fatigue, l'âne eut faim, et comme il n'y avait pas d'herbe, Bertuolo lui donna un morceau de gâteau. Mais à peine l'ani- mal y avait-il goûté qu'il tomba mort.

DE L ILE DE CORSE 12^

« Ah ! se dit Bertuolo, mes gâteaux sont empoisonnés, cela pourra me servir. »

Il se remit en route et marcha longtemps, longtemps sans jamais s'arrêter.

Après plus de cent jours il rencontra des voleurs qui lui dirent :

« vas-tu?

Je cherche deux ou trois compagnons afin de me faire brigand.

S'il en est ainsi, viens avec nous. »

Et Bertuolo suivit les voleurs qui rentrèrent dans leur caverne.

« Qu'as-tu pour manger ? Tu ne possèdes rien?

J'ai un excellent gâteau que vous pourrez vous partager tout entier.

Et toi ?

Je viens d'en finir un il n'y a qu'un instant. » Les voleurs prirent le gâteau et le mangèrent ;

mais bientôt ils se mirent à crier, à se tordre, à se rouler par terre, si bien qu'une heure après, ils expiraient au milieu des plus atroces souffrances. S'étant ainsi débarrassé des brigands, Bertuolo s'empara des clefs de leur trésor et continua sa route.

126 COXTES POPULAIRES

Il arriva sur une haute montagne d'où il vit cent corbeaux s'abattant sur les cadavres des voleurs.

« Croua ! croua ! croua ! »

Sans mon gâteau, c'est sur moi qu'auraient chanté ces corbeaux, pensa le voyageur.

Après s'être bien reposé, Bertuolo s'apprêtait à descendre l'autre versant de la montagne, lorsque, jetant un dernier coup d'œil, il vit les cent cor- beaux étendus par terre à côté des squelettes des sept voleurs.

« Tiens, tiens, c'est que mon gâteau ne badine pas; s'il continue ainsi je ne sais cela s'arrêtera. Mais bah ! reprenons notre route sans nous inquiéter de ce qui peut arriver. »

Et voilà Bertuolo, le sac vide et le cœur léger se dirigeant gaiement vers la France.

Après plusieurs jours de marche, il crut enfin être arrivé. Comme il était fatigué, il s'assit sur un pont se disant en lui-même :

« On m'a raconté en voyage qu'après avoir tué la bête à sept têtes, il fallait proposer une énigme que le roi ne pourrait déchiffrer. Que lui dirai-je? »

Bertuolo se mit à réfléchir.

DE L ILE DE CORSE 127

« Enfin, se dit-il bientôt, j'ai trouvé. Si le roi devine ce que je vais lui dire, il sera bien malin »

Bertuolo arriva à la cour.

« Pan ! pan !

Qu'est-ce que tu veux ?

Je désire parler au roi.

Le roi ne reçoit pas des hommes comme toi, ainsi tu n'as pas besoin d'insister.

Il faut que je le voie, je viens pour tuer la bête à sept têtes.

Il y en a de plus forts que toi qui l'ont essayé et qui n'en sont pas revenus ; mais, enfin, si c'est pour cela que tu veux voir le roi, je ne puis t'en empêcher. »

Bertuolo fut introduit dans une salle toute pavée d'or. Le roi était assis sur un trône de diamants. Quand il aperçut Bertuolo, il lui demanda :

« Que veux-tu ?

Grand roi, je viens tuer la bête à sept têtes !

Tu peux faire ce qu'il te plaira ; mais si tu réussis et que tu \euilles ma fille, as-tu pensé à trouver une énigme que je ne puisse déchiffrer.

Oui.

Et laquelle?

La voici.

128 CONTES POPULAIRES

Que signifie ceci :

J'avais deux freccie (i)

Qui ont tué Bertu,

Qui en a. tué sept

Qui en ont tué cent. Je n'étais ni au ciel ni sur terre, Et j'ai vu un mort qui portait un vivant ?

Le roi réfléchit un instant ; mais, ne trouvant pas le sens de l'énigme, il dit à Bertuolo :

« Reviens dans trois jours, si alors je n'ai pas deviné et que tu sois victorieux du monstre, tu auras sûrement ma fille. »

Le roi appela ensuite tous les savants et les devins du royaume afin de se faire expliquer le sens de l'énigme, mais personne ne put y par- venir.

Au bout des trois jours, Bertuolo arriva.

« Pan 1 pan !

Entrez !

Eh bien ! avez-vous trouvé?

Que m'as-tu dit ? ton énigme n'a pas de

(i) Freccia, gâteau cuit au four et dans lequel on a mis du broccio. Le broccio est un fromage à la crème qu'on ne peut faire qu'en Corse.

DE LILE DE CORSE 1 29

sens ; d'abord qu'est-ce que deux Jreccie ? puis a-t-on jamais vu des morts porter des vivants ?

Il fout donc vous en expliquer le sens, écoutez :

Lorsque je suis parti, j'ai reçu deux gâteaux de ma mère ; or, comme je voyageais depuis longtemps et que mon âne Bertu avait faim, j'ai été obligé de lui en donner un. A mon grand étonnement j'ai vu mon âne tomber raide mort, et j'ai compris par que mes à^ux freccie étaient empoisonnées.

J'ai continué ma route ; après quelque temps j'ai été arrêté par sept voleurs. Pour m'en débar- rasser, je leur ai donné l'autre gâteau.

Si je n'en avais d'abord donné à mon âne, je n'aurais pas su que les freccie étaient empoison- nées ; c'est donc Bertu qui a tué les voleurs.

Comme j'arrivais sur une haute montagne et que de on voyait tout le pays, j'ai aperçu cent corbeaux qui, tout en faisant croua, croua, croua, dévoraient les cadavres des sept voleurs ; eux-mêmes ne tardèrent pas à être empoison- nés.

Je les vis étendus par terre à côté des squelettes des brigands.

9

CONTES POPULAIRES

Vous voyez donc que sept morts ont tué cent vivants.

Cela est très bien, mais comment expli- queras-tu maintenant

Je n'étais ni au ciel ni sur terre

Et j'ai vu un mort qui portait un vivant ?

Rien n'est plus simple. Un jour que j'avais marché pendant longtemps sans jamais me re- poser, j'arrivai au bord d'une large rivière sur laquelle on avait jeté un pont.

Je m'assis sur le parapet, et, pendant que je reprenais quelques forces, je vis un bel oiseau perché sur un tronc d'arbre et descendant le fleuve. Vous voyez que je n'étais ni au ciel ni sur terre, étant assis sur un pont, et qu'un mort portait réellement un vivant.

En effet, tu as raison, reprit le roi; il ne te reste plus qu'à tuer la bête à sept têtes ; mais je le crains bien, tu ne réussiras pas plus que tous ceux qui ont essayé avant toi.

Nous le verrons bien ; quoique petit j'ai une grande force, et quant à l'adresse, j'en pos- sède plus que personne.

Tu es si courageux que ce serait bien dom-

DK L ILE DE CORSE I3I

mage de te perdre ; prends ma merveilleuse armure et va combattre.

Je vous remercie beaucoup, mais j'aime mieux être libre. Cette épée me suffira bien, je l'espère, A débarrasser la France du monstre à sept têtes. Laissez-moi donc partir, et, après la mort du serpent, je viendrai vous demander la main de votre fille. »

Le roi la lui promit.

Après quelques jours de marche, Bertuolo arriva près du château se tenait le serpent.

Voyant un homme portant une épée nue, le monstre se mit à siffler avec colère, puis tout à coup, s'arrêtant, il demanda :

« Que veux-tu, petit ver de terre ? tu paieras cher ton audace I

Je ne te crains pas ; dans peu d'instants tu seras étendu à mes pieds et je jetterai tes langues aux chiens. »

Et disant ces mots, Bertuolo s'élance sur le serpent qui ne peut t viter les mille coups répétés de son terrible ennemi. La lutte est terrible, les têtes repoussent à mesure qu'elles tombent, mais, enfin, après un suprême effort, le vaillant jeune homme jette un cri de triomphe.

132 CONTES POPULAIRES

Les tètes du monstre, abattues d'un seul coup, roulent à ses pieds, toutes sanglantes.

Le vainqueur courut aussitôt annoncer l'heureux résultat de son entreprise.

« La bcte à sept têtes est morte; accom- plissez votre promesse, dit-il au roi.

La bête à sept têtes est morte ! Dis-tu bien vrai? »

Et le monarque se jeta au cou du vaillant Bertuolo, le sauveur du royaume.

Son mariage avec la fille du roi ne tarda pas à se faire. On le célébra en grande pompe et toute la France assista au dîner qui eut lieu à cette occasion.

Pendant ce temps les cloches de Paris sonnaient à toute volée, afin d'annoncer à tous que la bête à sept têtes n'était plus. Tout le monde était content. Le dîner de noces se prolongea pendant une semaine. On y mangea des troupeaux entiers de moutons et de bœufs et l'on but des fleuves de vin.

« Comme j'étais sous la table, on me jeta un os qui me cassa le nez. »

(Conté en 18S1 par Madame Marguerite Colonnn, de PorIc-VecMo) .

DE LILE DE CORSE 13}

XIX

HARI'ALION'U

jN' âne se mit un jour en tête d'aller faire ||(f" fortune.

Le voilà rompant son licol et courant, courant dans la prairie. L'herbe était haute et savoureuse et les chardons n'y manquaient pas. Heureux de cette bonne chance, le baudet se mit à braire tant et si fort et si joyeusement, qu'un lion qui, par hasard, se trouvait par là, vint voir de quoi il s'agissait.

A la vue de l'àne, il resta étonné. Jamais dans ses courses il n'avait vu un pareil animal.

Après quelques instants, il s'approcha pourtant du baudet et lui demanda :

« Comment t'appelle-t-on ?

Harpalionu.

Harpalionu ?

Oui.

Tu es donc si fort pour oser te dire au- dessus des lions ?

134 CONTES POPULAIRES

Dans le monde entier, il n'est pas d'être qu'on puisse me comparer.

Eh bien ! puisque tu as une force aussi prodigieuse je vais te proposer un marché.

Et quoi?

C'est de faire un traité afin de nous liguer contre tous les autres animaux.

Je veux bien, dit l'âne. »

Et les voilà partis tous les deux à travers champs.

Or, il arriva qu'il fallut traverser une rivière.

D'un saut, le lion atteignit la rive opposée. L'âne, au contraire, se mit à nager si mala- droitement, qu'il risqua mille fois de se noyer.

Enfin, il réussit à la passer.

« Comment, dit le lion, étonné de tant de maladresse, tu ne sais donc pas nager ?

Moi ! Je nage mieux qu'un poisson.

Et alors, pourquoi es-tu resté si longtemps à traverser ce ruisseau ?

Ah ! c'est qu'avec ma queue j'avais pris un énorme poisson, si gros, si gros, que son poids me feisait foncer. J'ai été obligé de le laisser pour venir te trouver. »

Le lion se contenta de la réponse, et, de nou-

DE L ILE DE CORSE I35

veau, les deux animaux se mirent en route.

Une muraille se présenta bientôt.

Le lion la franchit d'un bond.

Le malheureux baudet ne put faire une aussi grande diligence.

Il leva d'abord ses pattes de devant, puis, par un suprême effort, il réussit à monter sur le mur. Mais alors, il ne put plus ni avancer ni reculer.

« Eh bien ! que fais-tu donc ? cria le lion.

Ne vois-tu pas que je me pèse ? Je veux voir si la partie de devant est aussi lourde que celle de derrière. »

Enfin, après bien des efforts, Harpalionu franchit le mur.

Une fois par terre, le lion dit à son com- pagnon :

« Je crois que tu me trompes, car à ce que je vois, tu n'as aucune force.

Tu crois ? Eh bien ! parions à celui qui le premier jettera cette muraille par terre. »

Aussitôt le lion se met à donner de grands coups de pattes dans le mur. Mais il ne faisait que se blesser sans aboutir à rien.

Au bout de quelques instants, il s'arrêta.

136 CON'TES POPULAIRES

« Moi, je ne puis le démolir. Voyons si tu seras plus heureux. »

L'âne se mit alors à ruer de telle sorte, qu'en peu d'instants le mur fut à bas.

« Eh bien ! que dis-tu de cela ? te crois-tu encore plus fort que moi ?

Jusqu'à présent, dit le lion, je me croyais le plus fort des animaux, mais je vois que je me trompais ; tu l'es beaucoup plus que moi.

' Et encore, reprit Harpalionu, tu ne sais pas de quoi je suis capable.

Qu'as-tu donc de si extraordinaire ?

Je mange des épines.

Des épines?

Oui.

Je serais bien curieux de voir cela.

Tiens, vois-tu celles qui se balancent là.

Oui.

Je vais les manger. »

Et Harpalionu se mit à tondre de beaux char- dons tels qu'on n'en a jamais vus de pareils. Emerveillé de tout cela, le lion dit à son ami :

« Vraiment tu es un animal extraordinaire, aussi je vais te faire nommer le roi des lions.

Je veux bien, dit l'âne. »

DE L ILE DE CORSE I37

Une réunion de tous les lions de la contrée eut lieu le lendemain, et Flarpalionu fut recor.nu comme roi.

Dans cette nouvelle position, notre baudet vécut fort heureux pendant de longues années, d'autant plus qu'il ne disputait jamais à ses sujets les ani- maux qu'ils avaient tués.

Enfin, les maladies qui ne respectent jamais la vieillesse assaillirent Harpalionu, de sorte qu'un beau matin, tous les lions le trouvèrent mort.

Ils l'enterrèrent en grande pompe, et, pendant longtemps, les plaines et les forêts retentirent de leurs terribles hurlements de douleur.

(CoH/t- eu 1SS2 par Antoine Joseph Ortoli [Olmiccia]).

XX

LE TRÉSOR DES SEPT VOLEURS

N homme était mort laissant deux fils ; l'aîné, Francesco, était très riche, l'autre, Stevanu, ne possédait absolument rien. Or, celui-ci se dit un jour :

138 CONTES POPULAIRES

« Si j'allais faire fortune ? Qiioi qu'il puisse m'arriver, je ne serai pas beaucoup plus mal- heureux qu'en ce moment. »

Le voilà donc parti.

Après avoir voyagé toute la journée, il ren- contra une grande forêt il pénétra pour passer la nuit. Il y était à peine depuis un instant, qu'il entendit de tous côtés des hurlements de loups et de lions.

Effrayé, Stevanu monta bien vite sur un arbre où, je vous assure, il se tint tranquille.

Bientôt après, un bruit de voix arriva jusqu'à lui. C'étaient sept voleurs qui causaient au pied d'un arbre, à côté de celui il était.

Une grotte se trouvait à quelques pas et Stevanu entendit distinctement :

« Serchia, ouvre-toi. »

Une porte s'ouvrit, et les voleurs, après avoir pénétré dans la caverne, dirent aussitôt :

« Serchia, ferme-toi. »

Le lendemain matin les brigands s'en allèrent.

Lorsqu'ils furent bien loin, le pauvre chercheur de fortune, qui était encore perché sur son arbre, descendit doucement ; à son tour, il dit en tou- chant la porte de la grotte :

DE L ILE DE CORSE I39

« Serchia, ouvre-toi. »

La porte obéit à ce commandement, et il put pénétrer dans le repaire des sept voleurs.

Quelles richesses il vit, le pauvre Stevanu, dans cette grotte qui n'était éclairée que par les fentes des rochers ! étaient des sacs de sequins, des colliers et des bracelets enrichis de gros diamants, des tas de rubis et d'émeraudes ensevelis au milieu d'escarboucles, de topazes et de saphirs.

Jamais, jamais des yeux humains n'avaient été plus éblouis que ceux de Stevanu. Il resta là, contemplant toutes ces richesses pendant plus d'une heure ; tout à coup il se réveilla comme d'un long rêve.

« Si les voleurs allaient revenir? »

Et vite, il remplit un sac de pièces d'or et de pierres précieuses, puis il partit sans ouWier de commander à la porte :

« Serchia, ferme-toi. »

Arrivé chez lui, Stevanu dit à sa femme :

« Sois désormais contente, sois joyeuse, car nous sommes riches, vois ce que j'apporte. »

Et aussitôt, il ouvrit son sac les sequins res- plendissaient à côté d'une foule de pierres pré- cieuses.

I40 CONTES POPULAIRES

« Sainte Vierge ! Et tout cela est à nous ? demanda la femme.

Oui, tout cela est à nous. Cet or, ces rubis, ces topazes, ces diamants nous appartiennent.

Quel bonheur ! nous pourrons manger tant que nous voudrons , car jamais on ne pourra compter nos richesses.

Femme, va chez mon frère et demande-lui son boisseau afin que nous puissions mesurer tout cela. Mais surtout ne lui dis pas pourquoi nous le lui empruntons. »

La femme de Stevanu partit.

« Pan ! pan !

Qui est là?

C'est moi, ouvrez. »

La porte s'ouvrit et Francesco demanda :

« Que voulez-vous ?

Je voudrais votre boisseau.

Mon boisseau ? et pourquoi faire ?

Nous devons mesurer un peu de blé.

Tenez, le voici. «

Une fois seul, Francesco se dit : « Cela n'est pas clair, mon frère n'a jamais eu de blé à me- surer. Heureusement que j'ai mis au fond du

DE L ILE DE CORSE 141

boisseau un peu de poix ; de cette manière, je saurai à quoi il a servi. »

Ne se doutant de rien, Stevanu mesura ses pièces d'or et en trouva sept boisseaux tout pleins, sans compter trois boisseaux de pierres précieuses.

On rapporta ensuite la mesure à Francesco, qui aperçut collé à la poix un beau sequin tout neuf.

« Ali ! ah ! se dit-il, mon frère a de l'or, et en quantité à ce que je vois, il faut que je sache d'où tout cela lui vient.

Pan ! pan ! fit-il bientôt à la porte de Stevanu.

Qui est là?

Ouvre, c'est moi.

Que veux-tu ?

Dis-moi donc, qu'as-tu mesuré avec mon boisseau ?

Rien, un peu de blé.

Ce n'est pas vrai, tu n'as pas besoin de mentir, car j'ai 'rouvé un sequin.

Je te jure que j'ai mesuré du blé.

Si tu ne me dis tout de suite tu as pris l'or que tu as, je te fais arrêter à l'instant. »

A cette menace, Stevanu raconta tout à son

142 CONTES POPULAIRES

frère. Ils décidèrent ensuite de retourner tous les deux à la caverne.

Le fourbe Francesco n'attendit pourtant pas ; le soir venu, il prit deux mulets et partit s'emparer tout seul du trésor des sept voleurs.

De peur d'être surpris, il cacha ses deux bêtes derrière un rocher et lui-même monta sur un arbre.

Les voleurs arrivèrent quelque temps après, puis ils s'en allèrent.

Francesco descendit alors de son arbre, et, comme il avait entendu dire : « Serchia, ouvre-toi, » il répéta les mêmes paroles, et la porte s'ouvrit.

On peut se figurer sa joie à la vue de tant de richesses. Aussi, pour ne pas perdre de temps, il chargea bien vite de sequins ses deux mulets, et, malheureux de ne pouvoir tout emporter, il remplit même ses poches de pierres précieuses.

Mais, lorsqu'il voulut s'en retourner, il ne se souvint plus de ce que les voleurs avaient dit pour fermer la porte.

Il eut beau répéter :

« Porte, ferme-toi ; huis, ferme-toi ; je t'en prie, belle porte, ferme-toi, la porte était sourde et n'obéissait en aucune façon. »

DE L ILE DE CORSE 14}

Pendant ce temps les brigands arrivèrent, et, trouvant Francesco, en un clin d'oeil ils le mirent en pièces. Tête, jambes, bras, tout fut jeté dans un coin de la grotte.

« En voilà un qui ne nous volera plus, dit un voleur, puis on s'occupa du dîner. »

Le lendemain, Stevanu alla pour trouver son frère ; mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il apprit que Francesco était parti depuis longtemps et n'était pas encore revenu.

« Sans doute il lui est arrivé malheur, pensa Stevanu, et il courut à sa recherche. »

Arrivé à la grotte, celui-ci se cacha comme d'habitude ; une fois les voleurs sortis, il entra dans la caverne sans aucune difficulté, grâce aux mots magiques :

« Serchia, ou\Te-toi. »

Il chercha de tous côtés, et finit par trouver les restes informes de son malheureux frère.

Il les recueillit comme il put, les mit dans un sac et s'en retourna au village.

Mais comment expliquer la disparition de Francesco ? Que diraient les paysans s'ils le voyaient ainsi mutilé ?

144 CONTES POPULAIRES

Stevanu crut enfin avoir trouvé. Le soir, après VAve Maria, il alla trouver un cordonnier.

« Vingt écus si dans deux heures tu m'as fait un sac de ce cuir.

Et pourquoi faire, grand Dieu?

Chut ! acceptes-tu ?

Comment voulez-vous que je refuse,... mais?

Silence ! c'est un secret que nul ne doit connaître. »

Le sac fait, les restes du pauvre Francesco furent mis dedans et ensevelis dans le jardin pendant qu'il faisait encore nuit. Le lendemain matin, Stevanu fit courir le bruit que son frère était malade, puis mal, puis enfin qu'il était mort.

Personne n'ayant pu approcher du lit du moribond, nul ne se douta de la ruse.

On enterra ainsi en grande pompe une magni- fique bière pleine de cailloux, et pendant qu'on allait au cimetière, les cloches sonnaient le glas des morts :

Don, don, don ; don, don, don.

A leur retour, les brigands ne trouvèrent plus Francesco.

DE LILE DE CORSE 145

« Par le diable et ses cornes ! dit le chef, il y a quelqu'un qui connaît notre secret. Si cela dure, nous serons volés à notre tour, ce qu'il ne faut pas. Dispersons-nous dans tous les pays, et tâchons de connaître celui qui nous a volé.

Bien dit, répétèrent les brigands, et ils se mirent en marche. »

A force de voyager, un des voleurs arriva chez le cordonnier.

« Eh bien ! il n'y a rien de neuf dans le pays?

Non, que je sache, et pourquoi ?

C'est parce que je donnerais une bourse pleine d'or à celui qui me dirait quel est l'homme qui, dans ce village, s'est trouvé tout à coup enrichi.

Il n'y a personne... Ah ! si ; Stevanu, à qui j'ai bien souvent donné un morceau de pain, est fort bien en ce moment. Il a des serviteurs et des servantes, et j'ai entendu dire qu'il a acheté le grand clos d'oliviers, vous savez, celui qui est près de l'église.

Tu ne sais pas autre chose?

Non.

Alors tu n'auras pas ma bourse. »

10

146 CONTES POPULAIRES

Et le voleur courut trouver ses compagnons pour leur raconter ce qu'il venait d'apprendre.

« Sans doute c'est ce Stevanu qui nous a volés ; si nous pouvions entrer dans sa maison et nous venger ?

Cela est très simple. Faisons-nous passer pour halaninchi (i). Nos premières mules seront chargées d'huile, et les autres porteront six d'entre nous cachés dans des outres. Le chef nous con- duira, et, lorsque nous serons dans la maison, nous tuerons tout.

Cela est bien raisonné. »

Le lendemain, on fit ainsi qu'on avait décidé la veille. Le chef des brigands, bien déguisé, s'en allait criant dans les villages :

" / halaninchi! I halaninchi! Chi piglia flliu (2) ? »

Après avoir marché bien longtemps, les brigands arrivèrent à la maison de Stevanu au commen- cement de la nuit.

(i) Habitants de la « Balagne, » le pays de la Corse l'oli- vier est cultivé avec le plus de succès.

(2) Lts balagnais ! Les balagnais ! Qui veut de l'hiiile ?

DE L ILE DE CORSE I47

<( I halaninchi ! I bitliiiiimhi ! Chi da allo- gUu (i) ? »

« Entre ici, mon brave, ma maison est tou- jours ouverte au voyageur. »

Et le chef entra.

Le maître de la maison l'aida même à décharger ses mulets ; mais, en faisant cette besogne, un soupçon lui vint à l'esprit ; les outres étaient bien dures pour être remplies d'huile. Si c'étaient des voleurs ? Il fit pourtant semblant de ne s'aperce- voir de rien, et mit les outres près du foyer.

Quelque temps après :

« Eh bien ! votre huile est -elle bonne ?

Toujours la même, excellente en toute saison.

Demain matin , je vous en achèterai u)ia somma (2). En attendant, mangeons, et, lorsque vous serez fatigué, vous irez vous coucher. »

Lorsque le chef des brigands fut allé dans la chambre qu'on lui avait désignée, Stevanu appela ses servantes et leui dit :

« Chauffez bien vite un grand chaudron

(i) Les balagnais ! Les b.il.ign.iis ! Qui leur donne hospi- talité ?

(2) Une charge.

148 CONTES POPULAIRES

d'huile ; mais surtout dépêchez-vous et ne faites aucun bruit. »

Comme il régnait un grand silence, les brigands qui étaient dans les outres, croyant tout le monde endormi, s'apprêtèrent à sortir.

Mais à peine le premier avait-il déchiré la sienne d'un coup de couteau et mis la tête dehors, qu'il reçut sur le visage une grande quantité d'huile bouillante.

Jugez de ses cris.

Les autres voleurs auraient bien voulu ne pas être dans les outres en ce moment là, mais, à leur tour, ils furent inondés d'huile bouillante et périrent comme le premier brigand.

Aux cris de ses compagnons, le chef des voleurs comprit bien vite qu'ils n'étaient pas à la fête. Se sentant découvert il tâcha de s'enfuir ; heureuse- ment, lui aussi fut pris, Hvré à la justice et condamné à la peine de mort.

Un vendredi on lui mit une chemise de poix, et tout le monde, de mon temps, a pu voir brûler sur la place publique ce terrible brigand.

(Cmié eu iSSi par MaJatne Marin! , de Porlo-Vecchio) .

DE l'île de corse I49

XXI

LE RUSÉ VOLEUR

N voleur, qui était malin, frappa un jour "^ à la porte d'un curé.

« Que voulez-vous, mon brave homme ?

Je voudrais entrer chez vous comme do- mestique.

Je n'en ai pas besoin, si ce n'est pour soigner mes vaches.

J'ai justement été berger; si vous voulez m'accepter, je m'acquitterai bien de mon emploi.

Combien me demandes-tu ?

Je ne veux rien autre chose que manger et dormir; quant à l'argent je n'en ai aucun besoin.

Eh bien ! je t'accepte, dit le curé, heureux d'avoir trouvé un pareil domestique. »

Pendant les premiers jours, celui-ci soigna très bien les vaches et les chevaux ; il se couchait de bonne heure et faisait toujours sa prière.

Le voyant si bon travailleur et si pieux, le curé lui demanda :

I)0 CONTES POPULAIRES

« Comment t'appelles-tu ?

Ah ! monsieur le curé, je demande à ne pas vous répondre.

Comment, et pourquoi cela ?

Je vous en supplie...

Mais enfin, tu peux bien me dire ton nom?

C'est qu'il est si laid, que je n'ose pas le prononcer.

Va toujours.

Eh bien! je m'appelle J'ai-Trois-Poils-Dans- l'Œil (i).

En effet, ton nom est bien drôle, dit le curé. »

Quelque temps après, la sœur du pievano (2) dit à son tour :

« Vous êtes ici depuis une semaine et je ne sais pas encore votre nom, comment vous appelle- t-on?

Si je ne vous l'ai pas dit, c'est que je n'osais pas, ma chère demoiselle.

Comment, vous n'osez pas ?

Non.

(i) Aghiu-Tre-Pila-In-Occlii. (2) Pievano, curé d'une « piéve

DE l'ii.e di; C0KS1-: iji

Et pourquoi ?

Parce qu'il est trop drùlc.

Dites-le moi toujours.

Je m'appelle Çù-me-Démange (i). » La mère du curé demanda à son tour :

« Mon garçon , comment vous appelez- vous?

Je m'appelle Dominus-Vobiscum.

Vous n'avez pas un bien beau nom.

Que voulez-vous, on ne m'a pas consulté •quand on me l'a donné. «

Le soir même, le rusé voleur descendit à l'é- table et vola trois vaches, puis, allant à l'écuiie, il s'empara de deux beaux chevaux et s'enfuit.

Le lendemain, il arriva dans un village se tenait une foire et vendit les deux vaches.

Trouvant ensuite un riche propriétaire, il lui proposa de lui vendre un cheval.

« Combien en veux-tu de ta bête ?

Cinq cents francs.

Diable ! c'est donc une merveille ?

Quant à cela je puis vous l'assurer.

Eh bien ! faisons une chose ; si en trois heures

(i) Mi-sentu-Gratta.

152 CONTES POPULAIRES

ton cheval arrive à Propriano (i), je l'achète, sinon tu me donnes cent francs.

C'est convenu. »

Voleur et acheteur montent aussitôt à cheval et les voilà partis.

Après deux heures de marche, ils arrivèrent au village du curé juste au moment l'on entrait à la messe.

Comme l'acheteur était très pieux, il dit à son compagnon :

« Je veux entrer pour entendre la messe.

Et notre pari?

Je vois que ton cheval est bon et je l'achète, mais entre avec moi avant de conclure définiti- vement notre marché.

Je n'aime pas m'arrêter dans ce village, tous les gens sont fous ou en train de le devenir.

Entrons toujours. »

Le voleur ne put refuser ; toutefois il eut bien soin de se mettre dans une encoignure afin que personne ne pût le voir.

(i) Port sur le golfe de Valinco, et situé à environ 28 kilomètres du village m'a été dit ce conte ( Zoza-di- Tallano).

DE l'île de corse iS3

Malgré cette précaution, le rusé voleur fut bientôt reconnu par la sœur du curé.

« Maman, maman, dit-elle tout bas, Ça-me- Démange !

Gratte-toi, ma fille. »

La demoiselle se tut ; mais bientôt n'y pouvant plus tenir, elle dit de nouveau :

« Maman, maman, Çà-me-Démange !

Rcste-donc tranquille; si çà te démange, gratte-toi. »

La pauvre fille rougit et cette fois se le tint pour dit.

Mais, à son tour, la mère du curé vit son ancien domestique.

Se tournant vers son fils :

« Dominus-Vobiscum ! Dominus-Vobiscum !

Taisez-vous, ma mère, c'est moi qui dis la messe.

Dominus-Vobiscum ! je te dis.

Ma mère, ne soyez pas un objet de scandale, j'ai dit de vous taire. »

A son tour, la pauvre femme se tut..

Bientôt après, le curé vit aussi le rusé voleur, et, furieux, il ne put s'empêcher de crier du haut de l'autel :

154 CONTES POPULAIRES

« J'ai-Trois-Poils-Dans-l'Œil ! J'ai-Trois- Poils-Dans-1'Œil ! »

Tout le monde éclata de rire. On crut le pauvre curé devenu fou, et chacun entoura le malheureux qui ne cessait de crier :

« J'ai-Trois-Poils-dans-l'Œil ! » Profitant du tumulte, le fin voleur se sauva

avec son compagnon, qui lui dit :

« Ma foi, vous aviez raison, je n'ai jamais vu d'hommes plus bêtes qu'en ce pays. »

Le cheval vendu, le malin domestique s'en alla dans une autre contrée il fit encore bien des tours, car son sac n'était jamais vide ; il trompait tout le monde et personne ne put jamais l'at- traper.

Quand au curé, il finit enfin par expliquer à ses paroissiens que « J'ai-Trois-Poils-Dans-l'Œil « était son ancien serviteur, mais personne ne voulut le croire, et pendant longtemps on le tint pour fou.

(Cci«/.' en 1SS2 par Madame Mallei, propriétaire a Zo^a).

4^

DE L ILE DE CORSE I^S

XXII

SAUTE EN MON SAC ]

jANS les montagnes tristes et arides du Niolo (i) vivaient, il y a bien longtemps de ça, un père et ses douze enfants. La famine étant arrivée dans le pays, le pauvre père dit à ses fils :

« Mes enfants, je n'ai plus de pain à vous donner ; allez-vous en par le monde et peut-être trouverez-vous le moyen de gagner votre vie. »

A ces paroles, le plus petit frère qui était boiteux, se mit à pleurer et dit :

« Je suis boiteux, comment ferai-je pour gagner ma vie ?

(i) Le \iolo est un bassin entouré des plus liantes mon- tagnes de la Corse. C'est la véritable citadelle de l'ile. Fermé de tous côtés par des montagnes inaccessibles, il n'y a encore aujourd'hui d'autre ch -min que celui de « Santa Regina » qui est d'une extrême rapidité. L'hiver est très rigoureux dans le Kiolo, c'est pourquoi les bergers sont obligés d'émigrer dans la mauvaise saison pour conduire leurs troupeaux dans de plus chaudes vallées. Pendant ce temps, les femmes gardent la maison et confectionnent ces rudes a peloni, » unique vêtement de ce» superbes montagnards.

156 CONTES POPULAIRES

Essuie tes larmes, mon cher enfant, ne pleure plus, tes frères t'emmèneront avec eux, et, s'ils peuvent trouver un morceau de pain, je suis sûr que tu ne seras pas oublié. »

Le lendemain, les douze frères partirent après avoir bien promis de ne jamais se quitter.

Toutefois, après quelques jours de marche, l'aîné dit aux dix autres :

« Notre petit frère Francesco nous gêne, laissons-le sur la route, un passant charitable en aura peut-être pitié. »

Ainsi fut fait. Les méchants frères abandon- nèrent Francesco le Boiteux et continuèrent leur chemin en demandant l'aumône à tous les gens qu'ils rencontraient.

Ils atteignirent ainsi Bonifacio. Là, trouvant une barque amarrée sur la côte ils s'en empa- rèrent aussitôt, voulant passer en Sardaigne où, croyaient-ils, la famine était moins grande.

Mais, au milieu du détroit, il s'éleva une si grande tempête, que la barque fut brisée contre les rochers et que les onze frères se noyèrent.

Accablé de douleur et de fatigue, Francesco le Boiteux s'était endormi à la même place il avait été abandonné.

DE L ILE UE CORSE 157

La fce de l'endroit avait tout vu ; désirant venir en aide au malheureux infirme, elle profita de son sommeil pour lui redresser la jambe ; puis, prenant la figure d'une vieille femme, elle s'assit sur une lourde charge de bois comme pour se reposer.

En s'éveillant, Francesco fut très étonné de pouvoir marcher comme tout le monde.

Apercevant la vieille femme à ses côtés, il lui demanda :

« Savez-vous, Madame, s'il est passé par ici un grand médecin ?

Et pourquoi faire, mon ami ?

C'est que pendant mon sommeil il m'a guéri la jambe et que je voudrais le remercier de sa bonté.

Vraiment ? Eh bien ! ce médecin c'est moi. J'ai ici quelques herbes que seule je connais, et je n'ai eu qu'à t'en frotter la jambe malade pour qu'elle fût aussitôt complètement rétablie. »

Francesco ne put retenir sa joie ; il sauta au cou de la bonne femme et l'embrassa avec transports. Puis, pour lui prouver sa reconnais- sance, il voulut porter son fiirdeau.

Mais ô surprise ! Au lieu de la vieille femme,

158 CONTES POPULAIRES

il vit alors la plus belle jeune fille qu'il soit pos- sible d'imaginer.

Elle était toute resplendissante de diamants. Sa longue chevelure blonde lui couvrait les épaules. Sa robe était de soie bleue brodée d'or, et ses petits souliers disparaissaient sous deux grandes étoiles de pierres précieuses.

Plein d'admiration, Francesco tomba à ses pieds ; mais la fée lui dit :

« Lève-toi, je suis heureuse de voir que tu n'es pas un ingrat. Forme deux souhaits et je les exaucerai aussitôt, car je suis la reine des fées du lac de Creno (i). »

Le jeune homme réfléchit un moment, puis il répondit :

« Je désirerais un sac dans lequel entrât à l'instant tout ce que je voudrais.

Je te l'accorde ; tu as encore un souhait.

Je demande ensuite un bîton qui fasse toutes mes volontés.

(i) Ce lac est situé à trois kilomètres delà source du Tavignan.i, sur la déclivité occidentale de la grande chaîne de montagnes de la Corse. On l'aperçoit tout couvert des ombres mystérieuses de la forêt qui l'entoure, .^njourd'hui, c'est le séjour d'été des foulques et des canards.

DE l'iLH de CORSH T59

C'est bien. Et la fée disparut en laissant aux pieds de Francesco un sac et un bâton. »

Heureux de ce qui venait de lui arriver, le jeune homme voulut essayer de son sac et de son bâton, et, rommc il avait faim, il s'écria :

« Qu'une perdrix rôtie entre dans mon sac ! » A l'instant il fut obéi.

Fou de joie, Francesco demanda encore du pain, du vin, et tout ce qu'il fallait pour faire un superbe repas.

Après cela il continua sa route, de manière que le lendemain il arrivait à Mariana (i).

C'est que se rendaient tous les grands joueurs de la Corse et de l'Italie.

Comme il n'avait pas d'argent , Francesco commanda :

« Cent mille écus dans mon sac! » Et aussitôt il les v trouva.

(1) Dans des champs tristes et déserts, près desquels le Golo se jette dans la mer, s'élevait autrefois une ville florissante, Mariana, du nom de son terrible fondateur. Aujourd'hui, le sol conserve à peine les traces de cette antique cité, et les archéo- logues ne sont même pas sûrs d'en connaître la place exacte.

C'est tout auprès de Mariana que les Étrusques avaient bâti Nicée, la cinquième ville de ce nom dans l'Univers.

l6o CONTES POPULAIRES

Or, sachez qu'en ce temps-là le diable aimait beaucoup la ville de Mariana. Sous la forme d'un bel adolescent il gagnait tout le monde aux cartes, et, lorsque les jeunes gens n'avaient plus de quoi jouer, il achetait leurs âmes en leur faisant faire des actions infâmes.

Il courut bien vite dans la ville que le prince de Santo-Francesco venait d'arriver avec des richesses immenses.

Immédiatement le diable, déguisé, vint le trouver et lui dit :

« Monsieur le prince, excusez-moi si je viens à vous, mais votre réputation de joueur est si grande que je n'ai pu résister au désir de vous voir.

Vous me flattez beaucoup, dit Francesco, car je ne suis pas joueur. Néanmoins, j'aurai le plaisir de faire quelques parties avec vous, et je suis bien certain que j'apprendrai à votre école. »

Satisfait de sa visite, le diable partit, mais pas assez vite pour que Francesco ne vit les pieds de boucs du démon, que celui-ci avait mal dissi- mulés.

« Ah ! ah ! se dit-il, c'est Satan qui vient me visiter. Tant mieux ; je lui ferai voir bientôt

DE l'île de corse i6i

qu'il Aurait mieux fait de s'adresser à toute autre personne qu'à moi. »

Et, plein de joie, il se commanda encore un superbe festin.

Quelques jours après, Francesco se rendit à la maison de jeu.

on lui montra un jeune homme qui, désespéré d'avoir perdu sa fortune, venait de se poignarder.

Tout le monde était fâché de ce triste évé- nement; seul, le diable, que Francesco ne tarda pas à reconnaître riait, sous cape.

On enterra pourtant ce malheureux et le jeu continua.

Le prince, qui ne savait pas jouer, perdit de fortes sommes pendant le premier jour. On le crut ruiné ; mais il n'en était rien, car il n'avait qu'à commander à son sac pour avoir tout l'or qui lui était nécessaire.

Le deuxième jour, puis le troisième il en fut de même.

Le diable le crut ruiné pour de bon, et, faisant semblant de le plaindre, il lui donna ce conseil :

« Monsieur le prince, ces trois journées doivent avoir considérablement entamé votre for-

l62 CONTES POPULAIRES

tune ; mais, grâce à moi vous pourrez, si vous voulez, en recouvrer la moitié, à une condition, bien entendu.

Laquelle ?

C'est que vous irez violer la jeune fille que je vous indiquerai ; riche et fait comme vous l'êtes, je suis certain qu'elle ne vous résistera pas longtemps.

Ah ! Satan, c'est le conseil que tu me donnes ? Eh bien ! saute dans mon sac ! »

Se voyant reconnu, le diable fit la grimace; mais il dut obéir.

Une fois dedans, Francesco dit à son bâton :

« Frappe dessus. »

Le bâton frappa à coups redoublés, tellement et si fort, que le diable criait et blasphémait.

« Laisse-moi sortir ! Laisse-moi sortir ! » Mais le bâton frappait toujours.

« Laisse-moi sortir, arrête ou je meurs ! »

Eh bien ! serait le malheur ? Ah ! tu n'es pas content... »

Et le bâton continuait à frapper.

Enfin, après trois heures de bastonnade :

« Assez, dit Francesco, cela lui suffit pour aujourd'hui.

DE l'île de corse 163

Que vcux-tu, lui demanda le diable, pour me rendre à la liberté ?

Écoute bien, il faut : premièrement que tu ressuscites à l'instant tous ceux qui se sont suicidés par ta faute dans la maison de jeu ; deuxièmement que tu me jures de ne jamais inquiéter cette jeune fille, sage et bonne sans doute, puisque tu voulais la faire déshonorer.

Je te le jure ! dit le diable.

Sors donc ; mais souviens-toi que je pourrai te rattraper lorsque je le voudrai. »

Le diable n'eut garde de manquer à sa parole ; à peine avait-il disparu sous terre, que Francesco vit paraître une foule de jeunes gens à la figure blême et aux yeux enfiévrés.

« Mes amis, leur dit-il, vous avez beaucoup perdu au jeu, et, de désespoir, vous vous êtes tués ; or, j'ai eu le pouvoir de vous faire ressus- citer aujourd'hui, chose que je ne pourrai peut- être pas demain; dites-moi, me promettez-vous de ne plus jouer si je vous laisse à la vie?

Oui, oui, nous le jurons !

C'est bien, voilà mille écus chacun, allez et travaillez pour gagner votre pain. >>

Et les jeunes gens partirent tout heureux, les

164 CONTES POPULAIRES

uns dans leurs familles en deuil, les autres par le monde, car leur mauvaise conduite passée avait tué leurs parents.

Après cela, Francesco voulut retourner dans son village, son père devait être fort mal- heureux.

Sur la route, il rencontra un grand garçon qui se tordait les mains de désespoir.

« Eh bien ! jeune homme, ta profession est- elle de faire des grimaces? Et, dans ce cas, com- bien les vends-tu la douzaine ?

Je n'ai pas envie de rire, mon bon monsieur.

Et pourquoi?

Mon père, notre unique soutien, est tombé du haut d'un châtaignier et s'est cassé le bras. J'ai couru à la ville chercher le médecin ; mais, nous sachant pauvre, il n'a pas voulu se déranger.

Ce n'est que cela? Calme-toi. » Mais l'enfant continuait à pleurer.

« Calme-toi, te dis-je, ton père ne man- quera pas de médecin ; comment s'appelle celui que tu as été chercher ?

Le docteur Pancrace.

Eh bien ! docteur Pancrace, saute dans mon sac ! »

DE l'île de corse 165

Et aussitôt un homme se précipitait dans le sac merveilleux. Selon l'ordre de son maître, le bâtou rentra encore en danse.

Les cris du médecin ayant épouvanté l'enfant, celui-ci s'apprêtait à fuir, lorsque Francesco arrêta son bâton.

« Monsieur le savant, je vous donne un petit instant pour que vous vous frottiez les membres, car vous ne sortirez de ce sac qu'étant un monceau de chair.

Miséricorde ! et qu'ai-je fait pour mériter un pareil châtiment ?

Et tu oses me le demander, misérable ! Ne recormais-tu donc plus cet enfant?

Grâce ! grâce I

Tu n'as pas eu pitié des autres, je serai sans pitié pour toi ; bâton, frappe. »

Et le méchant médecin hurlait épouvanté, lorsque Francesco dit :

« Bâton, arrête-toi.

Monsieur le médecin, me promettez-vous de soigner le père de ce malheureux, si je vous laisse sortir ?

Oui, oui ; soins, drogues, argent, je lui donnerai tout !

l66 CONTES POPULAIRES

Eh bien ! sortez. »

Le malheureux sortit ; mais il pouvait à peine se tenir sur ses jambes tant il était moulu.

Francesco l'obligea pourtant à marcher.

Arrivé au village, le docteur se montra si empressé auprès du malade que, ne doutant plus du succès de la cure, Francesco continua sa route ayant grande hâte de revoir son vieux père.

Après quelques jours de marche, il arriva dans son pays oij la famine était horrible.

Aussitôt, Francesco établit une auberge chacun pouvait s'y attabler sans payer une obole. Son sac lui donnait toujours les mets les plus succulents et les vins les plus exquis.

Cela dura aussi longtemps que la disette. L'abon- dance revenue, Francesco ne voulut plus rien donner, de craindre d'encourager les paresseux et de rendre ainsi un mauvais service aux habitants du Niolo.

Vous croyez tous que Francesco était heureux, n'est-ce pas? Eh bien! vous vous trompez. Il était au contraire très malheureux de ne pas revoir ses frères, car il ne leur en voulait pas de leur mauvaise action.

Le pauvre homme avait dit onze fois :

DE l'île de corse 167

« Giovanni, mon frère, saute dans mon sac !

Paolo, mon frère, saute dans mon sac ! »

Et chaque fois, hélas ! il ne trouvait dans son sac qu'un tas d'ossements à demi rongés.

Il n'y avait donc pas de doute, ses frères étaient morts, et cela le rendait bien triste.

Le père de Francesco mourut à son tour, et lui-même devint très vieux.

Avant sa dernière heure pourtant, il voulut revoir une seconde fois la bonne fée du lac de Creno.

Il se mit en route et arriva à l'endroit même il l'avait rencontrée pour la première fois.

Là, il attendit ; mais elle ne passa point.

Il supplia la bonne reine de se montrer encore une fois, tout fut inutile.

Et pourtant, il ne voulait pas mourir sans l'avoir revue.

En ce moment la mort vint à passer. Elle tenait un drapeau noir d'une main, et de l'autre une faux tranchante.

Arrivée près de Francesco, elle lui dit :

l68 COXTES POPULAIRES

« Eh bien ! vieillard, es-tu fatigué de la vie ? As-tu assez parcouru les montagnes et les vallées ? N'est-il pas temps que tu fasses comme tout le monde et que tu viennes avec moi ?

O mort ! reprit le vieux Francesco, je te bénis. Oui, j'ai assez vu le monde et tout ce qu'il contient, je suis rassasié de toutes choses ; mais, avant de me livrer à toi, j'ai besoin de dire adieu à une personne qui m'est chère. Donne-moi un jour de temps.

Vieillard, es-tu prêt ? Fais ta prière si tu ne veux pas que ton âme meure comme celle d'un sarrasin, et puis songe à me suivre.

Je t'en supplie, une demi-journée seule- ment.

Non.

Une heure, au moins.

Pas un instant.

Puisque tu es si cruelle, saute en mon sac! »

La mort frémit, tous ses os s'entre-choquèrent, mais elle fut forcée d'obéir.

Au même instant, la reine des fées du lac de Creno apparut à Francesco, aussi resplendissante et aussi jeune que la première fois.

DE l'île de corse 169

La reconnaissant, le vieillard tomba à ses pieds ; mais la fée lui dit :

« Tu n'as pas abusé du pouvoir que je t'avais donné ; ton sac et ton bâton ne t'ont servi qu'à faire le bien, je veux t'en récompenser. Que désires-tu ?

Je ne désire plus rien.

Veux-tu être raporah (i) ; veux-tu être roi ?

Je ne désire plus rien.

Vieillard, veux-tu la richesse, la santé, la jeunesse ?

Non, je veux seulement que la Corse soit

(i) On ne sait au juste ce que furent les caporaux ni à quelle date remonter pour trouver leur origine. Il est probable pourtant, qu'à l'époque de leur institution c'étaient des parti- culiers distingués parmi le peuple, soit par leur fortune, soit par une nombreuse suite de créatures et de partisans.

Peut-être même étaient-ce des chefs que les diverses « pieve » de l'Ile s'étaient choisis, et qui, dans les temps de troubles et d'anarchie, devaient défendre les paysans contre une foule de petits tyrans qui désolaient le pays.

ce I Caporali » devinrent dans la suite comme une seconde noblesse de l'Ile, et se trouvèrent si puissants, qu'à leur tour ils commencèrent à piller et à rançonner les malheureux. Filip- pini, historien du xvi' siècle, en parle comme un des fléaux de la Corse, et dit que de sou temps on accusait la plupart d'entre eux d'être les auteurs des malheurs publics.

170 CONTES POPULAIRES

heureuse et qu'elle ne voie plus les ravages des Sarrasins.

Tout cela te sera accordé, reprit la bonne fée du lac de Creno, et aussitôt elle disparut, »

Le bon Francesco alluma un grand feu, réchauffa un instant ses membres glacés, puis, après avoir délivré la mort, jeta dans le brasier son sac et son bâton, de peur que les autres n'en fissent mauvais usage.

En ce moment le diable ricana , derrière un buisson ; mais le pauvre Francesco ne l'entendit pas : l'âge l'avait rendu sourd.

Couquiacou ! Couquiacou !

« C'est le coq ! dit la mort, et, frappant le vieillard avec sa faux, elle disparut en emportant son cadavre. »

{Conté en 1S81 par Militante Marini \Porto-VecchioY) .

DE L ILE DE CORSE I 7 I

XXIII

BASTUNCEDU DIRIDA

iN pauvre malheureux se mit un jour en route pour aller faire fortune. Après avoir longtemps voyagé, il arriva dans un pays il trouva un châtaignier si grand, si grand, qu'il arrivait jusqu'au ciel.

« Si je grimpais sur cet arbre? se dit le chercheur de fortune, j'arriverais peut-être au paradis, et qui sait si je ne rencontrerai pas celle qui m'a toujours fui sur cette terre ? »

Et le voilà qui monte, qui monte... En effet, il arriva au paradis, à la porte duquel il frappa.

Saint Pierre, qui était de garde, vint lui ouvrir.

« Que veux-tu, mon bonhomme ?

Je cours après la fortune, et je viens voir si elle ne serait pas dans ces parages.

Je crois bien qu'elle est au ciel ! mais tu ne peux y entrer.

Non?

172 CONTES POPULAIRES

Non.

Eh bien ! alors donnez-moi quelque chose afin que je puisse manger en m'en retournant sur terre.

Tiens, voilà une serviette qui te fournira tout ce dont tu auras besoin. Pour cela, tu n'auras qu'à l'étendre ; mais surtout ne dis rien à per- sonne si tu ne veux pas qu'on te la vole.

Ne craignez rien, grand saint, ne craignez rien. »

Peu à peu le voyageur descendit de son châ- taignier et arriva sur terre.

Comme la nuit approchait, il entra dans une auberge et demanda un lit pour se coucher.

Avant de s'endormir, il appela pourtant le maître de l'hôtellerie et lui dit :

« Je laisse ma serviette sur cette table, je vous recommande surtout de ne pas la déplier.

Soyez tranquille, je ne la toucherai en aucune façon. »

Malgré cette promesse, l'ami de saint Pierre venait à peine de fermer les yeux, que l'hôtelier s'empressait de déplier la serviette merveilleuse.

Aussitôt celle-ci se trouva couverte de toutes sortes de mets, fruits, vins et gâteaux.

DE L ILE DE CORSE I7J

« Tiens, tiens, se dit-il, voilà qui n'est pas mal, cela pourra simplifier ma cuisine. »

Et il mit à la place de la serviette magique une autre serviette qui lui était parfaitement semblable en toute chose.

Le lendemain, le bonhomme voulut déjeuner. Il déplia sa serviette et attendit.

Rien n'arriva.

« Voilà qui est drôle, que signifie ceci? » Et il courut vers l'aubergiste :

« Avez-vous touché à ma semette pendant la nuit ?

Non, et pourquoi?

Pour rien.

Si vous l'avez égarée, je vous en prêterai une autre.

Je n'en ai pas besoin. »

Et le pauvre imbécile, pensant que sa serviette avait perdu son pouvoir en arrivant sur terre, remonta de nouveau au ciel.

« Pan ! pan ' pan !

Voilà, voilà ! dit saint Pierre. Ah ! c'est toi mon garçon, et que veux-tu ?

Bon saint Pierre, la serviette que vous m'aviez donnée a perdu de son pouvoir en arrivant

174 CONTES POPULAIRES

sur terre, donnez-moi autre chose afin que je puisse vivre.

Ah ! mon bon ami, tu es bien sot, lui dit saint Pierre ; mais tiens voilà un âne qui fera autant de pièces d'or que tu voudras. Pour cela, tu n'auras qu'à dire :

Asinu fa ciô che tu déi (i).

Mais prends bien garde de te le faire voler comme on a fait pour ta serviette. » Voilà de nouveau le malheureux sur terre. Il courut chez l'aubergiste et lui dit :

« C'est vous qui m'avez volé ma serviette, mais au moins soignez bien mon âne, et surtout ne lui dites pas :

Asinu fa ciô che tu déi.

Non, je ne dirai rien, allez et dormez tran- quille. »

Le pauvre fou alla se coucher.

Pendant la nuit, l'hôtelier courut à l'écurie et dit à l'âne :

Asinu fa ciô che tu déi. (i) Ane, fais ce que tu dois.

DE l'île de corse I7S

Et le baudet se mit à faire de beaux sequins d'or tout neufs, picnu un bacinu (1).

« Ah ! ah ! pensa le maître de l'auberge, j'ai l'âne caga dinari (2), me voilà d(îsormais bien riche. »

Et il changea l'âne de saint Pierre, pensant bien que son hôte imbécile ne s'apercevrait de rien.

En effet, celui-ci s'en alla le lendemain, sans se douter le moins du monde de la substitution qui avait été faite.

Quelque temps après, le pauvre innocent ayant besoin de quelques écus dit à sa bête :

Asinu, fa ci6 che tu déi.

Mais le baudet n'obéit en aucune façon, de sorte que son maître crut encore qu'il avait perdu toute sa vertu en arrivant sur terre.

« Décidément, se dit le malheureux, j'ai besoin de quelque chose qui me dure un peu plus longtemps qu'une serviette et un âne, retournons encore au ciel. »

(1) Plein un boisseau.

(2) L'âne auiv écus.

176 CONTES POPULAIRES

Et pour la troisième fois il grimpe sur le châ- taignier et frappe à la porte du paradis, Saint Pierre ouvrit.

« Comment, c'est encore toi ! Ne finiras-tu donc jamais de m'importuner ?

Grand saint, donnez-moi encore quelque chose et je ne vous demanderai plus rien.

Eh bien! tiens, voilà un bâton; mais, arrivé sur terre, que personne ne lui dise surtout :

Bastuncedu dirida

Mina pur chi sa raina (i).

Pour le faire arrêter, tu n'auras qu'à dire :

Bastuncc-du chéw ja (2).

Le chercheur de fortune remercia le saint, puis, descendu de l'arbre, il courut chez l'hôtelier.

« Tenez, gardez-moi ce bâton; mais ne lui dites pas surtout :

Bastuncedu dirida. Mina pur chi sa mina.

Non, soyez tranquille. »

(i) Petit bâton dirida Tu peuxfrapper, car tu sais frapper. Le mot dirida n'a, en dialecte corse, aucune signification.

(2) Petit bâton, arrcte-toi.

DE LILE DE CORSE I77

Le maître du bâton avait pourtant à peine tourné le dos que l'aubergiste, croyant encor? à une bonne fortune, se mit à dire :

Bastuncedu dirida Mina pur chi sa mina.

Cette fois la fête changea.

Le bâton entra en danse, et, frappant à tort et à travers, il cassa les côtes, les bras et les jambes du malheureux, qui criait de toutes ses forces :

« Arrêtez votre bâton 1 Arrêtez votre bâton ! et je vous rendrai votre âne et votre ser- viette. »

Mais le maître fit semblant de ne pas entendre, jusqu'à ce qu'il crut l'aubergiste bien roué de toutes les façons.

Alors il commanda :

, Bastuncedu chétâ ja.

Et le bâton s'arrêta.

Plus mort que vif, l'hôtelier s'empressa de rendre aussitôt la serviette et l'âne volés, et jura ses grands dieux de ne plus rien prendre à l'a- venir.

lyS CONTES POPULAIRES

Quant au chercheur de fortune, il ne courut plus par le monde, et n'eut désormais qu'à se laisser vivre pour mourir tranquillement.

(Conté en 1SS2 far Mademoiselle AtUlaiie de Aima \Porto-Vecthio\) .

XXIV

L ANE AUX SEQ.UINS D OR

ANS le temps les bêtes parlaient, il y avait une mère et trois enfants si pauvres, "^ si pauvres, qu'ils n'avaient pour toute nourriture que les herbes de la forêt. La malheureuse femme dit un jour :

« Mes enfants, abandonnez-moi à mon triste sort, parcourez le monde, et, si Dieu le veut, la fortune ne vous oubliera pas. »

Le frère aîné partit.

Après plusieurs jours de marche, il tomba tout à coup au milieu d'une bande de voleurs qui se jetèrent sur lui et le laissèrent presque nu.

« ! les amis, est-ce ainsi que vous me traitez ? Ne voyez-vous pas qu'il fait froid ? »

DE LILE DE CORSE I79

Les voleurs se mirent à rire et lui rendirent ses misérables vêtements. Puis ils demandèrent :

« vas-tu?

va tout le monde, à la recherche de la fortune.

La fortune a bien des choses à faire, laisse-la courir et viens avec nous.

Je le veux bien. »

Et le premier frère fut chargé de la garde du trésor des voleurs.

Le second frère ne tarda pas non plus à partir.

Il suivit le même chemin que son aîné, et, ainsi que lui, fut pris par les brigands et chargé de garder le trésor.

Farinello, le cadet, voyant que personne ne revenait, se dit alors :

« Mes deux frères ont suivi cette route et aucun d'eux n'est revenu ; voyons à prendre le chemin opposé. »

Et il fit comme il venait de dire.

Un soir, il trouva une maison de belle appa- rence à la porte de laquelle il allait frapper, quand une vieille femme se montra et lui révéla que c'était le repaire d'un ogre des plus dangereux.

l8o CONTES POPULAIRES

« Fuis bien vite de ces lieux, continua- t-elle, ne t'arrête pas un instairt de plus ou tu es perdu ; fuis, fuis ! »

Et la vieille entraîna rapidement Farinello bien loin de la maison.

Arrivée dans sa cabane, la fée, car c'en était une, alluma un grand feu et prépara le dîner.

« Tiens, mange, pauvre enfant, chaufFe-toi bien. »

Farinello ne se fit pas prier.

Le lendemain matin, la fée reprit :

« Voici un oiseau bleu qui, si tu veux, t'accompagnera dans tous tes voyages. La fortune étant difficile à rencontrer, il te tiendra compagnie et sera pour toi un véritable ami. »

Farinello la remercia bien, et, tout joyeux, partit en emportant l'oiseau bleu.

« Oh ! comme il est charmant ! Comme tu es beau, cher petit oiseau bleu ! Bonjour, bon- jour ! Voyons, chante-moi quelque chose pour égayer notre route. »

L'oiseau se mit à chanter, mais si doucement, si tristement, que les larmes en vinrent aux yeux de son maître.

« Ah ! mon pauvre oiseau ! pourquoi es-tu

DE l'île de corse

si triste? Est-ce parce que tu es prisonnier? Tiens, je te donne la liberté. »

A ces mots, l'oiseau s'envola sur un arbre, et de :

« Merci, merci, Farinello ; quand tu seras dans la peine, appelle-moi, je viendrai à ton aide. »

Farinello continua sa route et arriva sur les bords d'une jolie rivière. Là, il se prit à admirer une foule de poissons qui jouaient gracieusement dans ce petit cours d'eau.

Mais bientôt son ventre lui cria :

« Farinello, Farinello, au lieu de rester ainsi inactif, prends-donc un de ces beaux poissons et mets-le dans ton sac. »

Farinello suivit ce conseil et s'empara d'une belle carpe.

Comme la nuit approchait, le jeune homme arriva près d'une cabane.

« Pan ! pan !

Entrez.

Voulez-vous me donner un morceau de pain et un gîte pour la nuit ?

Certainement ; mais comment, la besace vide, entreprenez-vous de si longs voyages ?

CONTES POPULAIRES

Je possède bien un poisson, mais je n'ai rien pour le faire cuire.

Eh bien ! voilà un bon feu ; arrangez-vous comme vous l'entendrez, et prenez ce qui vous conviendra de ce bon pain qui remplit la huche. »

Farinello s'approcha du feu ; au moment de faire cuire son poisson, il songea :

« Pauvre poisson ! tu as eu confiance en moi, tu t'es laissé prendre sans faire la moindre résistance, et je te tuerais impitoyablement ! Non', je ne serai pas si méchant. »

Et Farinello se contenta de manger son pain sec.

Le lendemain, au point du jour, le bon jeune homme retourna à la rivière, et y jeta sa carpe qui recommença à nager le plus gracieusement du monde.

Il reprit sa route. Au tournant d'un chemin, il vit sur la branche d'un gros chêne son bel oiseau faisant mille et mille sauts joyeux.

« Ah ! bonjour, bonjour, inon petit oiseau bleu, tu dois avoir faim; prends ce qui me reste de pain.

« Merci, merci, dit le joli oiseau bleu. » Quand il eut mangé, Farinello partit.

DE l'île de corse iSj

En route, il rencontra l'ogre qui le conduisit à sa femme l'ogresse en lui disant :

« Garde-le bien ; dans quelques jours il sera gros et gras, et nous pourrons en faire un excel- lent repas. »

Le malheureux fut mis dans un souterrain la lumière ne lui arrivait que par un petit trou.

« Ah! je suis perdu ; la vieille femme avait bien raison ; tous ceux qui entrent dans cette maison n'en sortent plus. »

Le souvenir de son cher petit oiseau bleu lui revint à l'esprit.

« Oiseau, oiseau, viens à mon secours ou je suis perdu ! » s'écria-t-il.

Celui-ci arriva tenant dans son bec une petite branche d'olivier.

« Tiens, dit-il, prends ce rameau et tu seras sauvé.

Et comment me sauvera-t-il ?

Regarde. »

Le rameau se mit à marcher et Farinello n'eut qu'à le suivre.

Après avoir voyagé tout une nuit, le prisonnier put sortir du souterrain.

Quelle ne fut pas sa joie de se trouver sur les

184 CONTES POPULAIRES

bords de la rivière, et de voir son poisson venir lui dire :

« Prends cette pelote de fil, marche devant toi, et ne t'arrête que lorsqu'elle sera complè- tement dévidée. »

Farinello se mit en route.

La nuit venue, il se trouva près d'une fontaine il but. La faim le prit ; mais il ne possédait plus rien.

Par bonheur le fil tirait vers sa fin, et, à l'extré- mité Farinello trouva un beau louis d'or avec lequel il put se faire servir un excellent dîner à la première auberge qu'il rencontra.

A peine avait-il fini de manger qu'il entendit frapper doucement à la porte.

« Qui diable vient me déranger? se dit-il, puis, en se retournant, il aperçut son oiseau portant au bec une corbeille rempHe de beaux sequins d'or.

« Tiens, avec cela tu achèteras la première chose qui se présentera à ta vue, à la sortie de l'auberge. »

Malgré tout, la fortune n'étant pas venue le trouver, Farinello partit le lendemain de bon matin.

Il n'avait pas fait cent pas, qu'il rencontra un âne monté oar son maître.

DE l'île de corse 185

« ! l'homme, voulez-vous me vendre votre âne ?

Certainement, si vous m'en donnez un bon prix.

Je vous offre cent sequins d'or.

Pour de bon ?

Pour de bon.

Eh bien ! alors, accepté. »

Farinello monta sur l'âne et le fit trotter quelque peu pour l'essayer.

Mais ô surprise ! à chaque pas, des sequins tombaient de dessous la queue du baudet.

« Enfin j'ai trouvé la fortune 1 se dit-il ; mais, si l'on s'aperçoit de la vertu de mon âne, pour sûr qu'on me l'enlèvera. »

Le jeune homme fit donc un grand bouchon de liège et le mit soigneusement sous la queue de sa monture.

En voyage, Farinello rencontra des voleurs.

« Veux-tu nous vendre ton âne ?

Non.

Nous t'en donnons cent sequins bien comptés.

Je ne vous le vendrais pas quand même vous m'en donneriez mille. »

l86 CONTES POPULAIRES

Puisqu'il tient tant à cette bête, se dirent les brigands, c'est qu'il y a quelque chose de louche là-dessous.

Et aussitôt, ils tombèrent sur son malheureux propriétaire, lui arrachèrent l'àne et s'enfuirent à toutes jambes.

Bien triste, Farinello s'assit sur une pierre et pleura à chaudes larmes.

« Ah ! mon pauvre âne, ah ! mon pauvre âne, disait-il. » L'oiseau bleu arriva alors.

« Qu'as-tu? mon ami, tu parais bien mal- heureux ?

On m'a enlevé la fortune.

Ton âne, veux-tu dire ? Eh bien ! si tu veux l'avoir à nouveau, il faut que tu te remettes en route. Cherclie partout, ne te fatigue jamais, et sois certain que tu finiras par réussir. »

Farinello se remit donc en route; mais il ne savait de quel côté tourner ses pas.

A tout hasard, il prit le premier chemin qui se présenta devant lui.

Après avoir voyagé sept jours et sept nuits, il vit un pêcheur qui vendait des poissons.

Et voilà que le pauvre Farinello reconnut sa carpe.

DE l'île de corse 187

La voyant dans un si triste état, les larmes lui en vinrent aux yeux.

« Combien me vendez-vous ce poisson ?

Un écu.

Le voici. »

Farinello prit le poisson et entra dans une hôtellerie.

« Au moins, se dit-il, nul autre que moi ne te mangera, ma belle carpe. »

Il la fit donc cuire et la mangea.

Mais quel bonheur ! dans le ventre du poisson se trouvait une clef d'or.

Farinello était encore tout émerveillé, quand l'oiseau bleu frappa à la fenêtre.

« Toc ! toc ! Farinello, Farinello ! » Celui-ci alla ouvrir.

(f Cette clef que tu viens de trouver ouvre retable ton âne est caché ; courage donc et remets-toi en route.

Hélas 1 et comment arriver jusqu'à la porte de l'étable ?

Voici une herbe qui te conduira ; mais fais bien attention, tu seras frappé, souffleté, on te crachera au visage ; laisse faire et ne te retourne jamais. »

l88 CONTES POPULAIRES

L'oiseau disparut et l'herbe se mit en marche . Elle ne s'arrêta que lorsqu'on fut arrivé à l'étable l'âne était enfermé.

Farinello essaya sa clef; la porte s'ouvrit à l'ins- tant.

Les voleurs, entourant l'âne, recueillaient pré- cieusement tout ce qui lui tombait du derrière.

Farinello courut aussitôt, s'empara de son baudet malgré les coups qui l'accablaient, et réussit enfin à se mettre à l'abri des atteintes des voleurs.

En possession de l'asinu caga dinari, le jeune homme songea à prendre la route de son vil- lage.

Sa mère l'attendait.

« Ma bonne mère, ma bonne mère, nous sommes riches, riches, riches ! Désormais, nous aurons un beau palais, une voiture et des ser- vantes.

Mon pauvre enfant, je crois bien que tu t'abuses, car je vois tes habits déchirés, ton visage amaigri, et tu n'as qu'un âne pour toute mon- ture.

Dans quelques instants, vous changerez d'avis, ma mère. »

DE l'île de corse 189

Et Farinello ôtant le bouchon de liège, recueillit en un moment grand nombre de pièces d'or.

« Chut, chut, dit la mère, cet or fait trop de bruit, fermons la porte et les fenêtres, que personne n'entende tomber ces beaux sequins tous neufs. »

Un an après, Farinello avait fait bâtir un fort beau palais ; il était le plus riche du pays et tout te monde disait :

« Ah ! comme Farinello est heureux. » Mais le bon jeune homme ne l'était pas autant

qu'on le pensait.

Un jour, il dit à sa mère :

« Je veux me remettre en route afin de chercher mes deux autres frères ; sans doute ils n'ont pas fait fortune et ils n'osent rentrer misé- rables comme ils sont.

« Va mon enfant, va, dit la mère. » Et Farinello partit.

Or, la vieille femme avait un compère, et celui-ci vint un jour à la maison et lui dit :

« Commère, expliquez-moi donc de quelle manière vous êtes devenue riche en si peu de temps ? Je n'y comprends rien.

Je vous le dirais bien; mais mon fils me l'a défendu.

190 CONTES POPULAIRES

Vous savez que pour garder un secret je suis comme la tombe ; ainsi vous pouvez vous fier à moi.

Je veux bien vous satisfaire, mon ami ; mais seulement parce que c'est vous. Je vous en supplie, ne dites jamais rien à personne.

Soj^ez sûre de mon silence.

Toutes nos richesses nous viennent d'un âne qui, au lieu de faire du crottin comme tous les autres animaux, ne donne que de l'or.

Ma foi, ceci est merveilleux, et, si ce n'était vous, commère, je dirais que c'est le plus clair mensonge qu'il soit possible d'inventer.

Eh bien ! ce soir, à la tombée de la nuit, vous pourrez de vos propres yeux vous assurer que je n'ai dit que la vérité. »

La nuit venue, le compère se mit aux aguets ; mais, au lieu de sequins, l'âne fit des crottins sur le nez du curieux qui s'était un peu trop approché.

« Ah ! la misérable s'est moquée de moi, s'écria le compère furieux, et il donna une bonne volée de coups de bâton à son ancienne amie. »

Tout le pays connut bientôt cette aventure. Or, il y avait un fin voleur ; celui-ci se dit :

« L'âne ne peut pas faire des sequins tous

DE LILE DE CORSE I9I

les jours, il serait bien vite épuisé ; mais, sans doute, il doit en donner de temps en temps. Au- trement, comment expliquer cette subite fortune de Farinello ? »

Le voleur résolut donc de s'emparer de l'asinu caga dinari ; conmie il ne pouvait arriver jusqu'à lui sans être vu par la mère de Farinello, le coquin la tua et s'échappa avec le précieux animal.

Toutefois, avant de partir, le rusé voleur avait eu soin de mettre sur la porte de la maison :

« Que personne ne frappe, je suis en voyage. »

Mais le brigand fut trompé dans son attente.

Durant plus de six mois qu'il garda l'âne, jamais il n'eut la plus petite pièce d'or.

« Décidément, se dit-il un jour, ce méchant baudet est tout semblable aux autres. A quoi bon le garder plus longtemps ? d Et il précipita dans un gouffre l'âne aux sequins d'or.

Pendant ce temp« qu'était devenu Farinello ? Après avoir longtemps voyagé, son fidèle oiseau bleu vint enfin à son secours et lui dit :

« Farinello, suis-moi, et je te mènerai sont tes frères. »

192 CONTES POPULAIRES

Le jeune homme le suivit et arriva bientôt à la caverne des voleurs, absents en ce moment.

On peut s'imaginer la joie des trois frères en se voyant réunis.

<f Allons, il faut partir, dit le cadet, nous sommes riches et nous n'avons plus besoin de rien.

Et tous les trésors que nous gardons ici ?

Ne vous en embarrassez pas, je vous assure que nous sommes riches, riches, bien riches ! »

Les trois frères partirent et arrivèrent à leur village.

Ils frappèrent à la porte de la maison, mais personne ne répondit.

« Ne voyez-vous pas que votre mère est en voyage, » disaient les voisins.

Les trois frères enfoncèrent la porte et allèrent immédiatement voir si l'âne était encore à sa place ; ils ne l'y trouvèrent pas.

« C'est notre mère qui l'aura emmené avec elle, » pensa Farinello.

Hélas ! bientôt il fut détrompé ; dans un coin, il trouva la pauvre femme à demi rongée par les vers.

Les trois frères étaient désespérés ; ils firent à

DE l'île de corse I93

SCS restes de magnifiques funérailles, et, en signe de deuil, tendirent de noir leur palais.

Peu ;\ peu pourtant leur douleur se calma et chacun so maria avec de belles femmes. Ils eurent de nombreux enfiints et vécurent longtemps heu- reux.

Fola foletta

Dite la vostra

Cbe la mea è detta (i).

(Conté en 1882 pur M. Auloinc Joseph Ortoli [Olmiuia- di-Tallaiio]').

XXV

POVERELLO

E leur temps, il y avait deux frères, dont l'un était très riche et l'autre bien pauvre. Ce dernijr, qui s'appelait Poverello, était même si chargé de famille que, malgré tous

(i) Conte, petit conte,

Dites le vôtre Ciir le mien est fini.

13

194 CONTES POPULAIRES

ses efforts, il lui était impossible d'élever convena- blement ses enfants.

Or, un jour, sa femme lui dit :

« Ah 1 mon pauvre mari, il ne nous reste plus rien ; le peu de provisions que nous avions viennent de s'épuiser et nos enfants mourront bientôt de faim.

Eh bien ! femme, que veux-tu que je fasse ?

Il faudrait aller chez ton frère et lui de- mander un peu de farine et un peu de pain.

Tu as bien raison. »

Et Poverello partit trouver son frère.

« Pan ! pan !

Qui est ?

C'est moi, Poverello, je voudrais parler à mon frère.

Faites entrer, dit celui-ci qui avait entendu.

Eh bien 1 que me veux-tu ? Désires-tu quelque chose pour manger ?

Hélas 1 oui ; mes enfants ont faim et je n'ai rien à leur donner. Si tu pouvais me prêter un pain, seulement un seul pain et un peu de farine, je te rendrais le tout quand j'aurais du tra- vail.

Ha ! ha ! je le connais ton travail ; mais,

DE L ILE DE CORSE I95

enfin, je veux encore te prêter un pain, ça fait neuf que tu ne m'as pas rendus.

Donne-moi encore un boisseau de farine d'orge, je te rendrai le tout, sois-en certain.

Tiens, mais que je ne te voie plus ici, sinon pour régler ton compte. »

Lorsque Poverello fut entré, sa femme lui dit :

«A peine étais-tu sorti, qu'on est venu t'appeler pour labourer un champ. Si tu voulais travailler, cela nous aiderait beaucoup à passer les fêtes de Noël.

Je le voudrais bien , mais prendrai-je les bœufs? Et puis demain personne ne travaille; ne sais-tu pas que je serais excommunié si je labourais par un jour aussi solennel ?

Tu as raison , mais ton frère ayant fini de labourer tous ses champs, ne pourra te refuser ses bœufs pour après-demain. Va les lui demander. »

Poverello partit de nouveau et frappa.

« Pan ! pan !

C'est encore in ? Que veux-tu ?

Ah ! mon bon frère, si tu voulais me prêter deux de tes bœufs, j'aurais du travail après- demain et pourrais ainsi te rendre tes dix pains et ton boisseau d'orge.

CONTES POPULAIRES

Non, je ne veux pas te prêter mes bœufs.

Mon cher frère, tu as fini de labourer tes champs, tu n'en as plus besoin.

Ça ne fiiit rien, à moins pourtant que tu ne travailles demain.

Demain ? mais c'est le jour de Noël.

Je le sais, es-tu content ? Si tu veux mes bœufs, tu ne les auras qu'à cette condition. »

Povcrcllo accepta, car il en avait besoin, et le lendemain il s'en alla travailler.

Il labourait depuis le matin malgré les obser- vations des paysans et du curé, lorsque tout à coup, au dernier tintement de la cloche qui sonnait midi, la terre s'entr'ouvrit et engloutit la charrue et les bœufs.

Poverello ne se sauva qu'en s'accrochant à une branche d'arbre qui pendait sur le gouffre.

Tout désespéré, le malheureux alla de nouveau trouver son frère.

« Ah ! mon pauvre frère, je labourais, lorsque...

Quoi?

Lorsque tout à coup la terre s'est ouverte et a englouti les bœufs et la charrue.

Mes deux bœufs? Que dis-tu là?

DE L ILE DE CORSE I97

Oui, tes bœufs ont disparu.

Tais-toi, voleur! et tu crois me tromper ainsi ? Ali ! mais non ; je le sais bien, tu as été les vendre et tu viens me mentir en ce moment ; mais tu ne t'en vanteras pas.

Je te jure par le petit Jésus qui vient de naître, je te jure que je dis vrai.

Tu seras traduit devant le tribunal de Bastia; là, tu pourras conter toutes tes bêtises, nous verrons si l'on t'écoutera.

Je t'en supplie, mon frère, aie pitié de moi, ne rends pas mes enfants plus misérables qu'ils ne le sont.

Tu seras condamné, jeté en prison jusqu'à ce que tu m'aies payé intégralement et avec les intérêts le prix des bœufs, de mes dix pains et de mon boisseau d'orge.

Mais si je suis en prison, je ne pourrai te rembourser, donne-moi du temps.

Le tribunal "e donnera autre chose. »

Et le méchant frère lui tourna le dos et s'en aUa.

Quelque temps après, Poverello fut appelé à Bastia.

CONTES POPULAIRES

II mit quelques pisticcine (i) dans son sac et partit.

Il avait voyagé tout le jour et toute la nuit, quand il arriva à une hôtellerie.

« Donnez-moi l'hospitalité, s"il vous plaît.

Avez-vous de l'argent ?

Non.

Alors passez votre chemin.

Je ne demande rien, si ce n'est m'asseoir dans un coin, afin de me reposer un instant. »

La femme de l'hôtelier était enceinte ; elle dit à son mari :

« Laisse-le entrer, il ne nous gênera pas. » Poverello fut donc reçu dans la maison. Il alla

s'asseoir par terre, puis, prenant deux ou lïdis pis- ticrine, se mit à manger.

La femme de l'hôtelier le regardait faire; elle aurait bien voulu aussi manger une pisUccina , mais elle n'osa pas en demander et elle avorta.

Jugez de la colère du mari.

« Je t'attends à Bastia, je veux te faire condamner à mort. Ah ! tu t'introduis dans les

(i) Morceau de pâte faite avec de la farine de châtaignes et frite dans Je l'huile ou cuite au four.

DE L ILH DE CORSE I99

maisons pour faire avorter les femmes, eh bien ! tu ne recommenceras plus, je te le promets, n

Le malheureux Poverello fut donc chassé bien vite et forcé de continuer sa route.

Il voyageait depuis quelque temps, lorsqu'il rencontra un homme dont la mule s'était avancée dans un terrain ûmgeux, d'où elle ne pouvait sortir.

« ! la-bas, venez donc m'aider à retirer ma monture; autrement elle y périra. »

Poverello s'approcha ; à force de tirer, de tirer la mule par la queue, il la lui arracha.

« Par le diable, tu me la paieras 1 Ma mule coûte pour le moins deux cents francs, et je n'entends pas t'en faire cadeau. Comment t'ap- pelles-tu ?

Poverello.

Eh bien ! nous nous trouverons à Bastia, et si tu ne rembourses pas au plus vite mes deux cents francs, jeté ferai jeter impitoyablement en prison. »

Poverello était désespéré.

« Hélas ! pensait-il, mon frère m'accuse d'avoir vendu ses bœufs; l'hôtelier d'être la cause de l'avortement de sa femme, et cet homme, que

200 CONTES POPULAIRES

je voulais aider, d'avoir voulu arracher la queue de sa mule. Tout le monde est contre moi. Il faut que je sois condamne. . . qui sait ? peut-être à une prison perpétuelle. Ah ! non, j'aime mieux mourir. »

Et le triste Poverello monta sur une haute roche et se précipita dans l'espace.

Malheureusement, des moines se promenaient au-dessous, et Poverello, en tombant, cassa le bras de l'un d'entre eux sans que lui-même se fit aucun mal.

Qu'on se figure la fiireur des autres moines. C'était justement le père supérieur qui avait été blessé. Ils se calmèrent pourtant, se promettant bien d'aller jusqu'à Bastia foire condamner le malencontreux voyageur.

Enfin, tout le monde arriva devant les juges. Personne ne manquait ; ni le frère de Poverello, ni l'hôtelier et sa femme, ni le maître de la mule, ni les moines et leur blessé.

« Poverello, dit le président du tribunal, votre frère prétend que vous lui avez emprunté ses boeufs pour travailler, et, qu'au lieu de les lui rendre, vous avez été les vendre à la. fiera (^i), cela est-il vrai ?

(i) Foiie.

DE l'île de corse

Non, Monsieur le président. J'ai dit à mon frère : Prête-moi tes bœufs ; mais il me le., a refusés tout d'abord, et n'a consenti à me les donner qu'à la condition expresse de travailler le jour de Noël.

Or, Monsieur le président, mes enfants avaient faim, je n'avais rien à leur donner... que voulez- vous? j'ai été travailler.

Malheureusement, sur l'heure de midi, la terre s'est ouverte sous mes pas et tout a été englouti, boeufs et charrue.

Moi-même j'ai risqué de périr.

C'est bien. Je condamne votre frère à deux mille francs d'amende ; de plus, il doit vous donner cinq cents francs tous les ans, jusqu'à ce que boeufs et charrue sortent de dessous terre.

Et vous, l'hôtelier, qu'avez-vous à réclamer ?

Poverello passait devant ma maison. Il avait l'air si malheureux que nous lui avons accordé l'hospitalité. Eh bien ! pour nous récompenser, il a fait avorter ma femme.

Cela est très mal. Poverello, qu'avez-vous à dire ?

D'abord, l'hôteUer n'a pas eu aussi bon cœur qu'il veut le faire paraître. Au contraire, il

CONTES POPULAIRES

ne voulait pas me recevoir une fois qu'il a su que je n'avais pas d'argent, et puis je ne suis en quoi que ce soit cause de l'avortement de sa femme. Voici comment les choses se sont passées : Je suis entré dans l'hôtellerie l'on rôtissait un chevreau tout entier et deux poulets gros et gras. Comme j'avais faim et que le maître de la maison ne m'offrait rien, je me suis assis dans un coin j'ai mangé deux pisticcine que j'avais dans mon sac. Or, il paraît que cela a été suffisant pour faire avorter mon hôtesse.

Tout cela s'est-il passé ainsi, Madame ?

Oui, Monsieur le président.

Je condamne l'hôtelier à payer quatre mille francs à Poverello. Il pourra cependant se dispenser de débourser un liard, s'il veut consentir à ce que Poverello répare la foute commise. Que préférez- vous ?

J'aime mieux donner les quatre mille francs.

Et vous, le maître de la mule, que de- mandez-vpus ?

Je veux que Poverello nie paie la bête qu'il a cruellement mutilée en lui arrachant la queue.

Accusé, avez-vous quelque chose à dire ?

Je venais à Bastia quand cet homme m'a crié :

DE L ILE DE CORSE 20}

Holù ! venez donc m'aidcr à retirer ma mule qui s'est engagée dans un terrain boueux.

Je me suis prêté à son désir. Malheureusement la queue était si mal attachée que je l'ai arrachée û force de tirer.

Tout ce que vous avez fait a été pour le bien ; vous n'êtes donc pas coupable.

Je condamne le muletier à vous donner cent francs par an jusqu'à ce que la queue en question soit entièrement repoussée.

Quant à vous, je connais votre cas.

Poverello, pourquoi avez-vous ainsi cassé le bras à ce bon père, qui ne vous avait fait aucun mal ?

Désespéré d'avoir perdu les bœufs de mon frère, d'avoir fait avorter la femme de l'hôtelier et enfin, bientôt après, arraché la queue de la mule, je me suis précipité du haut d'un rocher, afin d'en finir avec la vie.

Des moines se promenaient en bas et j'ai blessé celui-ci. Je ne crois donc pas être coupable.

Vous avez raison. Mon père, je vous donne le choi.K ou de payer dix mille francs à Poverello ou bien de vous jeter du haut de la roche, l'accusé se promenant en bas. Que préférez-vous ?

204 CONTES POPULAIRES

J'aime mieux payer.

Je suis de votre avis. La cour a prononcé, allez-vous-en. »

Et Poverello, riche, content, s'en retourna à sa maison ses enfants et sa femme l'attendaient avec impatience.

Il vécut désormais heureux et n'eut jamais besoin, ni lui ni sa famille, de demander l'aumône à qui que ce soit, ni de travailler le jour de Noël.

(CaM'f en iSSi par MaJatne Sîaririi, Je Por'.o-Vecchio).

XXVI

COMMENT ANDRE COUPA LE NEZ DU CURE

=^ ADis vivaient trois frères, les plus pauvres qu'on eut jamais rencontrés.

L'aîné dit un jour aux deux autres :

« Je veux partir faire fortune. » Et le voilà qui se met en route.

Sur son chemin il rencontre un curé. « vas-tu ainsi ? lui dit ce dernier.

Je cherclie quelqu'un qui veuille bien me

DE L ILE DE CORSE 205

recevoir comme domestique en attendant que je fasse fortune.

Veux-tu venir chez moi ?

Parfaitement ; mais il me faut cent francs par mois.

Je te les accorde, à cette condition, toute- fois, que je pourrai te couper le nez si tu ne m'obéis en toutes choses. »

Le jeune homme accepta, et, comme le moment de déjeuner était venu, le curé lui dit :

« Mange donc de ce son que mes cochons aiment tant.

Moi ? je ne mange pas cela.

Tu ne veux pas ?

Non.

Alors viens que je te coupe le nez. » Et le pauvre homme s'en alla mutilé. Lorsqu'il fut arrivé à la maison, il raconta son

aventure à ses frères.

Mais le second s'en moqua et dit :

« Je veux aussi partir faire fortune, et gare au coupeur de nez si je le rencontre ! je te ven- gerai. »

Il partit. En route, il trouva le curé qui lui dit de même :

2o6 CONTES POPULAIRES

vas-tu ?

Chercher fortune.

Si tu le veux, je te prendrai comme domes- tique •, mais je t'avertis qu'à la première désobéis- sance, je te couperai le nez.

J'accepte, dit le second frère. »

Le curé l'envoya garder les vaches pendant toute la journée; le soir venu, comme il de- mandait à manger, son maître lui dit :

« Mange donc de ce son que mes cochons aiment tant.

Moi, manger du son ? vous n'y pensez pas, Monsieur le curé.

Je te l'ordonne ; obéis-moi tout de suite.

Jamais je n'en mangerai.

Eh bien ! viens que je te coupe le nez. » Et le second frère s'en retourna tout désolé à

la maison.

« Comment ? vous n'avez pu réussir à attraper un méchant prêtre ! dit le troisième frère. Je veux partir aussi pour voir ce qu'il en est.

Reste avec nous, mon pauvre André, tu ne feras pas mieux que les autres.

Parbleu, nous le verrons bien. Avant un an et un jour je reviendrai vous trouver. »

DE L ILE DE CORSE 207

André, lui aussi, rencontra le curé et fut pris comme domestique aux mêmes conditions que ses frères.

« Es-tu content ?

Parfaitement ; mais, moi aussi, je voudrais ajouter quelque chose à notre traité.

Parle.

Voici : le premier de nous deux qui se fâchera aura les oreilles coupées et donnera à l'autre tout ce qu'il possède.

Ta, ta, ta, ta; de cette manière je ne gagne pas grand chose et je risque de perdre ma fortune.

Auriez-vous déjà peur, Monsieur le curé ?

Peur ? moi ? non, puisqu'il faut que tu m'obéisses en toutes choses.

Alors vous acceptez ?

J'accepte. »

Le lendemain, André fut envoyé garder les pourceaux. Lorsqu'il revint le soir, le curé lui dit :

Eh bien 1 mon garçon, tu dois avoir faim ? Mange donc de ce son que mes cochons aiment tant. »

Le jeune homme, qui était malin, fit semblant d'en mettre dans sa bouche.

208 CONTES POPULAIRES

« Oh ! oh ! mon maître, que votre son est exquis, je ne m'étonne plus que vos porcs soient aussi gras et bien portants.

Voici un petit drôle qui me battra peut-être si je n'y prends garde, pensa le curé. »

Le jour d'après, André promena encore les cochons ; mais, dès le matin, il alla trouver le boucher et les lui vendit tous, à la condition toutefois qu'il lui donnerait les queues.

Le boucher accepta, et André enfonça les queues dans la boue de l'étang.

Puis, tout à coup, il se mit à crier :

« Monsieur le curé ! Monsieur le curé !

Qu'est-ce qu'il y a ?

Accourez vite, tous vos cochons veulent s'en aller en enfer, voyez comme ils s'enfoncent ; tirons sur les queues, sinon il n'en restera aucun. »

Et André, saisissant une des queues, fit semblant de tirer dessus.

Le curé l'imita, et, faisant un violent effort pour retirer le cochon de la vase, ne réussit qu'à tomber au beau milieu de l'étang.

« Ah ! vilain drôle, tu me le payeras cher.

Êtes-vûus content, Monsieur le curé ?

Sans doute, sans doute, je suis très content. »

DE L ILE DE CORSE

209

Quelques jours après, le rusé domestique était avec ses chèvres.

Il courut de nouveau chez le boucher et les lui vendit toutes, à l'exception d'une seule qu'il hissa au sommet d'un arbre. Puis, la tenant par la queue, il se met à crier :

« Monsieur le curé ! Monsieur le curé !

Que veux-tu ?

Venez vite, venez vite à mon secours, car toutes vos chèvres s'en vont au ciel. »

Lorsque le curé arriva, André lui dit :

« Vous arrivez trop tard, aussi je n'ai pu en sauver qu'une seule ; je l'ai rattrapée sur la cime de cet arbre.

Je vais te faire battre, coquin, dit le curé furieux ; prends garde à toi.

Des menaces ? Êtes-vous content. Mon- sieur le curé ?

Oh ! si, si, je suis content. » Pourtant il se disait en lui-même :

« il faut que je me débarrasse à tout prix de ce garçon-là ; autrement, il ne tardera pas à me ruiner. »

André fut envoyé chercher le lierre enchanté qui se trouvait au milieu d'une grande forêt.

14

CONTES POPULAIRES

Monté sur un bon petit cheval, il se mit en route et voyagea longtemps, bien longtemps, tant et tellement, qu'il arriva à la forêt remplie de voleurs redoutables.

Il s'avançait pourtant sans trembler, quand il aperçut la terrible bande qui n'était pas à cent pas.

« Que faire ? se dit André. »

Il descendit de cheval et cacha sa bête derrière un grand rocher ; puis, levant une jambe en l'air, il attendit les brigands.

« due fais-tu ici? lui demandèrent ces derniers.

Ma foi, j'attends que mon cheval descende du ciel ; je lui ai donné un si terrible coup de pied qu'il a disparu dans les nuages depuis un grand quart-d'heure pour le moins. »

Épouvantés d'avoir affaire à un homme aussi prodigieusement fort, les brigands se hâtèrent de prendre la fuite.

Le petit malin en profita pour aller couper le lierre enchanté, et, bientôt, il fut de retour chez le curé qui n'en pouvait croire ses yeux.

Un autre jour, celui-ci lui dit :

« Sais-tu tailler la vigne ?

Je n'ai fait que cela toute ma vie.

DE L ILE DE CORSE

Va donc et travaille bien pendant la journée. Si je suis content de toi, je te récompenserai d'une belle manière. »

André partit ; mais il coupa les sarments à tort et à travers.

A midi, ayant terminé, il retourna à la maison.

« Eh bien ! que veux-tu ?

J'ai fini la tâche que vous m'aviez donnée, et je viens vous demander ce qu'il faut faire maintenant.

Tu as déjà fini ? je vais y aller voir. » Jugez de l'étonnement du curé quand il vit sa

vigne entièrement dévastée.

Il entra dans une grande colère ; mais il se calma bientôt à la terrible question d'André :

« Êtes-vous content, Monsieur le curé ?

Oui, oui, pardieu ; je suis content, très content même.

A la bonne heure, j'en suis fort satisfait.

Décidément, ce méchant valet me ruinera ; il faut que je lui donne une besogne telle qu'il ne me puisse faire trop de mal, pensa le pauvre homme, et il envoya son domestique fendre du bois à quelque distance de la maison. »

CONTES POPULAIRES

Craignant même une farce nouvelle, le curé voulut l'accompagner.

Voilà donc André à l'ouvrage, frappant à coups redoublés avec une grande hache.

Bientôt, faisant semblant de ne pouvoir retirer son outil enfoncé dans le bois ; il dit à son maître :

« Aidez-moi donc un peu dans mon travail, en tenant écartée, des deux mains, la fente que je viens de faire. »

Celui-ci se hâta d'obéir.

André retira vivement sa hache, et le morceau de bois, se resserrant, retint prisonnier le pauvre curé.

« Aie ! aïe ! Hâte-toi d'aller prendre trois coins de bois afin de me délivrer au plus vite ; mais dépêche-toi donc ! ils sont au fond de l'ar- moire à l'entrée de ma chambre. »

André courut aussitôt ; mais au lieu de prendre les trois coins, il appela les trois nièces du curé et leur dit :

« Votre oncle m'a envoyé vous dire de me coucher avec vous trois dans sa chambre, si vous ne voulez qu'il meure.

Méchant domestique, veux-tu bien t'en aller 1 Nous te ferons chasser !

DE L ILE DE CORSE 21 5

Voulez-vous donc tuer le prêtre ?

Va-t'-en ! vilain menteur.

Eh bien ! voyez si ce que je dis n'est pas vrai. »

Et André cria par la fenctre :

« Monsieur le curé ! Monsieur le curé 1

Que veux-tu î

Il me faut les trois, n'est-ce pas ?

Oui, mais dépêche-toi donc, car je souffre le martyre.

Est-ce dans votre chambre? demanda une des nièces.

Tu le sais bien, coquine ; mais tu veux ma mort ! »

Les trois nièces furent bien forcées d'obéir, puisque leur oncle le voulait.

Une heure après, l'heureux petit frère prit les trois coins et retourna délivrer le curé.

Lorsque celui-ci arriva à la maison, ses nièces coururent à lui en disant :

« Comment ? méchant oncle, vous nous avez commandé de coucher avec un domestique ?

Pardieu, petites sottes, que dites-vous là?

Eh ! n'est-ce pas vous qui nous l'avez or- donné ?

214 CONTES POPULAIRES

Moi ? non ; est-ce que par hasard... ?

Oui, oui, Monsieur le curé, cela ne vous plairait-il point, riposta André.

Au contraire, mon cher ami, au contraire, j'en suis fort heureux.

Tant mieux alors. Vous voyez, Mesde- moiselles, que je ne vous avais pas trompées. »

Le malheureux maître était au désespoir.

« Il me vend mes cochons , il me vend mes chèvres, il gâte ma vigne et couche avec mes nièces ! Hélas ! hélas 1 comment faire pour m'en débarrasser ? »

A force de réfléchir, il crut avoir trouvé un moyen : c'était de profiter du sommeil de son domestique pour lui jeter sur le corps une si grande quantité d'eau chaude qu'il n'en pût jamais réchapper.

Ce jour-là, André fit force voyages à la fon- taine; mais, se doutant bien de l'usage qu'on voulait faire d'une telle quantité d'eau, le soir venu, il alla se blottir dans un coin de la cave au Heu de se coucher dans son lit.

« Enfin, mon domestique dort, se dit le prêtre, et vers minuit, se levant doucement, d'un

DE L ILE DE CORSE 215

seul coup, il jeta sur le lit d'Andrc un grand chaudron d'eau bouillante.

Tiens, pas un cri, rien; pour le coup, je l'ai tué. »

Après cette belle équipée, le bon maître alla se coucher.

Mais quel ne fut pas son étonncment lorsque le lendemain matin, sain et sauf, André vint lui dire :

« Ah ! que j'ai mal dormi. Je crois que cette nuit, toutes les souris de la maison se sont donné rendez-vous pour pisser dans mon lit. Ma chemise en est toute mouillée.

Les souris sont venues pisser sur ton lit ? Eh quoi! tu n'as pas senti autre chose?

Non, si ce n'est toutefois qu'elles pissaient terriblement chaud.

Ce drôle n'est pas encore mort ; il faut qu'à tout prix je m'en débarrasse cette nuit, pensa le malheureux homme.

Et le domestique fut chargé d'apporter à la mai- son un tas de pierres si grosses, qu'une seule eût suffi pour écraser dix personnes comme lui.

« Ah ! ah 1 l'abbé veut me tuer, se dit André; nous verrons bien comment finira la lutte. »

2l6 CONTES POPULAIRES

Le soir, il se cacha comme la veille , bien loin de son lit, tout en faisant semblant de ron- fler.

Alors le curé réveilla doucement ses nièces, puis, tous ensemble , arrivèrent à la trappe placée au-dessus du lit d'André.

« Y êtes-vous?

Oui.

Une, deux, trois. »

Une énorme pierre tomba, et crac! fit le lit en s'affaissant avec fracas.

« Il ne bouge pas, il est bien mort, dit l'une des nièces ; pauvre garçon 1

Chut, ma nièce. Il n'est pas certain du tout qu'André soit mort ; jetons-lui encore ces pierres, qui restent ; on ne prend jamais trop de précau- tions avec un être pareil. »

Et deux énormes pierres tombèrent encore.

« Enfin, je respire; mes nièces, tout est fini pour André ; demain, je lui promets de chan- ter sa dernière messe.

Ce domestique était bien rusé, mon oncle.

Oui, il nous a joué de certains tours... mais, grâce à Dieu, nous n'avons plus rien à craindre de sa part. »

DE L ILE DE CORSE 21 7

Le soleil levé, André courut vers son maître.

« Ah! monsieur le curé, que de cailloux me sont tombés sur la poitrine! ils m'ont presque empêché de dormir.

Quoi ! tu es encore vivant ?

Oui, et fort bien portant; est-ce que cela vous déplairait?

Pas le moins du monde, au contraire; mais, dis-moi, quand t'en iras-tu de chez moi?

Je m'y trouve trop bien pour vous quitter ainsi; enfin, puisque cela me semble vous faire plaisir, je partirai lorsque le coucou viendra chan- ter sur ce poirier qui est en face. »

Le curé courut aussitôt trouver sa mère et lui dit :

« Si vous ne montez pas sur ce poirier faire le coucou, notre domestique nous ruinera com- plètement.

Je veux bien y monter. » Et la mère grimpa sur l'arbre.

« Coucou, coucou, coucou!

André, André, entends-tu le coucou ? C'est toi-même qui l'as dit, tu dois partir aujourd'hui.

Avec plaisir, monsieur le curé ; mais avant de vous quitter, je voudrais aller à la chasse.

2l8 CONTES POPULAIRES

Comment ?

Oui, je veux aller à la chasse ; est-ce que cela vous déplairait?

Non, et pourquoi veux-tu que cela me dé- plaise ?

Donnez-moi donc votre fusil. «

Et André partit, faisant semblant de ne pas entendre le coucou.

Le curé rentra chez lui, se félicitant déjà de son stratagème, lorsque tout à coup il s'entendit appeler :

« Monsieur le curé ! 1 monsieur le curé !

Que me veux-tu?

Venez donc voir le beau coucou que j'ai tué, il ressemble à votre mère à s'y méprendre.

Qu'as-tu fait? malheureux, tu as tué ma mère.

Non, c'est un coucou qui lui ressemble.

Je te dis que tu as tué ma mère.

Eh bien! oui, je l'ai tuée; êtes-vous con- tent, monsieur le curé?

Non, je ne le suis pas, mais pas du tout, et je te ferai pendre !

Bien, bien ; en attendant, donnez-moi vos oreilles. »

DE L ILE DE CORSE 219

Et André les lui coupa sans pitié.

Le troisième frère eut par tout ce que pos- sédait son ancien maître, bien riche encore, mal- gré toutes SCS mésaventures.

L'heureux domestique courut ensuite à son village, il trouva ses frères qui l'attendaient avec impatience, un an et un jour venant de s'écouler depuis le départ d'André.

Jugez de leur joie à tous. Ils quittèrent leur pays et allèrent s'établir dans la belle maison du curé, appelée depuis la maison des nez coupés.

Dès ce moment, les trois frères virent leurs affaires prospérer; ils vécurent longtemps, bien longtemps heureux, du moins autant qu'on peut l'être sur cette terre.

(Conlé en 1SS2 par Gian Paolo Pan^ani, d'AUagène \canton de Saiiilc-Lucie-di-Tallaiw]).

XXVII

LE JOYEUX MISÈRE

N homme riche venait de mourir.

« Pan ! pan ! fît-il à la porte du pa- radis. Qui est ?

220 CONTES POPULAIRES

C'est moi, Jacques, le plus riche de Bilia (i).

Ah ! c'est toi, et que me veux-tu?

Je désire entrer au paradis.

Tu veux rire, sans doute ; dis-moi, as-tu partagé tes richesses avec les pauvres ?

J'ai fait ce que j'ai pu.

Tu n'as pas fait assez. Et saint Pierre lui ferma la porte au nez. Le riche Jacques alla s'as- seoir sur un banc et attendit un moment plus fa- vorable.

Pan ! pan !

Qui est ?

Je suis le pauvre Jean ; ce malheureux père de famille qui a élevé si péniblement ses sept en- fants.

C'est bien, je te connais ; entre.

Pan ! pan !

Qui est ?

Je suis François.

Pourquoi veux-tu entrer au Paradis ?

Ah 1 grand saint, c'est que j'ai fait mon en- fer sur terre. J'ai d'abord épousé la femme la plus

(i) Nom d'un hameau de la pièvc de Sartène.

DE L ILE DE CORSE 221

méchante qui se puisse imaginer; elle est morte d'un excès de colère. Pour mon malheur, je me suis remarié avec une autre...

Cela suffit ; tu as cherché l'enfer quand tu étais vivant ; vas-y maintenant que tu es mort.

Mais je...

Assez ! l'enfer n'est que pour ceux qui le désirent et le paradis n'est pas fait pour les sots. Et saint Pierre lui ferma la porte au nez.

Pan ! pan !

Qu'y a-t-il encore ?

C'est moi, Misère, le bon vivant que l'a- mour du vin et des femmes a si vite conduit à l'indigence et à la mort.

Et qu'as-tu fait de bon pour vouloir entrer au ciel ?

Je n'ai jamais rien fait. Ah ! si, tous les ma- tins j'ai prié mon patron Bernard. »

On alla chercher le saint pour savoir si Misère disait vrai.

Saint Bernard affirma qu'il n'avait pas menti. Dans la prospérité comme dans la détresse, le bienheureux avait toujours entendu sa prière.

Saint Pierre pourtant ne voulut pas le laisser entrer.

222 CONTES POPULAIRES

« Tu n'as jamais rien fait de bon ; aujour- d'hui va-t'en aux enfers.

Et mes prières, les oubliez- vous? Laissez- moi seulement mettre mes souliers au paradis, afin que j'y puisse avoir quelque chose qui m'ait ap- partenu.

Je veux bien t'accorder cela, dit saint Pierre, mais maintenant, que je ne te voie plus ici. »

Et il ferma la porte.

Or, un jour, saint Pierre, se trouvant indisposé, fut remplacé par saint Antoine.

Misère, qui rôdait autour du paradis, s'en aper- çut ; il vint aussitôt frapper à la porte.

« Pan ! pan ! pan !

Qui est là?

C'est moi, le voyageur que saint Pierre a envoyé faire ses courses. »

Saint Antoine ouvrit la porte.

« Je ne te reconnais pas du tout.

C'est qu'il n'y a pas longtemps que je suis au ciel ; et puis, je n'y reste pas toujours.

Comment cela?

Je vous ai dit que je fais les courses de saint Pierre ; et, tenez, si vous ne voulez pas me croire, voilà mes souliers qui sont dans le coin. »

DE L ILE DE CORSE 22}

Saint Antoine alla regarder ; en effet, les sou- liers de Misère étaient bien à la place indiquée.

« Puisqu'il en en est ainsi, tu peux entrer. » Et il ouvrit la porte toute grande.

Dans le paradis, Misère ne savait rien faire ; ni bêcher, ni tisser, ni jardiner, rien enfin.

On lui confia la garde des jeunes filles entre seize et vingt ans.

Cela dura bien quelque temps, mais sainte Mar- guerite s'aperçut que la taille de ses demoiselles grossissait drôlement.

Elle alla trouver le Seigneur, qui, irrité, fit venir Misère devant lui.

« Malheureux ! qu'as-tu fait ?

Seigneur, je n'ai fait que continuer la vie que j'avais commencée sur terre.

Lorsque vous m'avez enlevé tout ce que je pos- sédais et que vous m'avez rendu le plus pauvre des hommes, j'ai cru que vous vouliez m'en dé- dommager au ciel.

Orgueil de Satan ! va-t-en, je te chasse !

Excusez-moi, mais j'ai cru qu'une fois au ciel on n'en pouvait plus sortir. »

Le Seigneur appela sa garde, et bientôt Misère fut chassé du paradis.

224 CONTES POPULAIRES

Il retourna sur la terre, toujours et partout vous le trouverez.

(Ccmtè en iSSi par M. Marini, propriétaire d Porio-l'ecchio),

XXVIII

n. FAUT MOURIR

|L y avait un jour un grand savant, si sa- vant, que personne au monde ne pouvait lui être comparé. Après avoir beaucoup étudié à Rome, il voulut une dernière fois revoir sa mère qui était bien vieille, et qui était restée dans un village fort éloigné.

Et le savant s'appelait Grantesta, et un jour il se mit en route.

Après avoir longtemps marché, il rencontra un pauvre vieillard qui lui demanda :

« vas-tu ?

Que t'importe ?

C'est que si tu allais de mon côté, je vou- drais suivre la route avec toi.

Je ne marche pas avec un misérable men- diant de ton espèce.

DE L ILE DE CORSE 22 5

Je suis vieux et tu es jeune, aide-moi à mar- cher.

Suis-je ton domestique ? Marche ou reste, qu'est-ce que cehi me fiiit ; ne sais-tu pas que je suis Grantesta le savant ?

Oui, je le sais, orgueilleux insensé, dit le mendiant transformé aussitôt en un beau jeune homme, mais sache que ta science ne te servira de rien. Tu te moques des pauvres, tu méprises les vieillards, eh bien ! je te le dis, tu n'es pas im- mortel et de ton nom il ne restera même pas le vague souvenir.

Que dis-tu ? s'écria le savant, et quelles pa- roles viens-tu de prononcer? Moi, mourir! moi, périr comme le plus misérable des hommes après m'être élevé si fort au-dessus des plus intelli- gents ! Non, je n'accepte point ton arrêt ! A l'ins- tant même je cours à la recherche d'une terre l'on ne succombe point, tout soit éternel.

Grantesta, tu mourras. »

Mais le savant ne l'écoutait déjà plus. Oubliant sa mère qu'il n'avait point encore vue, le voilà fuyant, fuyant toujours pendant des semaines et des mois.

Il s'arrête enfin dans un endroit entouré de

15

226 CONTES POPULAIRES

hautes montagnes où, la nuit, il voit ces mots écrits en caractères de feu :

« Ici l'on ne meurt jamais. »

« J'ai trouvé ! s'écria le savant. J'ai fini par découvrir cette terre tant désirée; me voilà im- mortel. »

Et, joyeux, il se prit à admirer ce pays béni, la richesse du sol n'avait d'égal que la douceur du chmat.

Les jours, les mois, les années s'écoulèrent. Grantesta, heureux, se croyait immortel.

Un matin, pourtant, il fut réveillé par une tem- pête effroyable.

Dans cette vallée charmante si tranquille d'ha- bitude, on voyait les arbres se tordre sous les efforts du vent, et d'épaisses nuées toutes noires tourbillonner dans le ciel ; on aurait dit que la terre devait être anéantie.

Tout à coup, le vent cessa, le ciel devint clair et le soleil se remit à briller de tout son éclat.

Grantesta était encore émerveillé de ce change- ment subit, lorsqu'au loin, bien au loin, il aper- çut un être informe qui s'approchait de lui avec la rapidité de l'éclair.

C'était un monstre hideux, ayant les ailes de

DE LILE DE CORSE 227

l'aigle, la tête du lion et les pattes du tigre.

Il arrivait les ailes largement déployées et te- nant dans ses griffes un cadavre aux chairs encore palpitantes.

Arrivé près de Grantesta, le monstre se laissa tomber à terre, prit un grain de sable dans sou bec et disparut aussi rapidement qu'il était venu.

Étonné, le savant demanda :

« Que viens-tu faire ici, monstre horrible qui jette l'épouvante dans mon cœur, et pourquoi ce grain de sable que tu viens d'enlever ? »

A peine avait-il achevé ces mots, qu'un énomie rocher lui répondit :

« Il vient accomplir son œuvre de destruc- tion et disperser aux quatre coins du monde les débris de ces montagnes. Tout ici-bas ne périra que lorsque ces monts qui élèvent encore leur tête dans les nues seront au niveau de l'immense plaine qui est à leur pied !

Eh quoi ! tout ici n'est donc point éternel ? s'écria Grantesta étonné.

Non ; mais ne t'inquiète de rien, mortel for- tuné ; des millions de millions d'années s'écou- leront avant que tes yeux ne se ferment à la lumière.

228 CONTES POPULAIRES

Cela ne me suffit pas. Je veux l'éternité e{ non une vie plus ou moins longue. Que m'im- porte l'existence, si ces montagnes doivent dispa- raître un jour I »

Et à travers les monts et les vallées, le voilà de nouveau marchant , courant , fuyant toujours , Grantesta le savant !

Il cherche encore le pays l'on ne meurt ja- mais.

Depuis déjà bien longtemps il voyageait ainsi, lorsqu'il arriva sur les bords d'un lac immense qui était plus grand qu'une mer.

Jamais on ne peut rêver quelque chose d'aussi beau que ces rives fortunées; les fleurs avaient plus d'éclat, et les arbres chargés de fruits déli- cieux pliaient à se rompre.

En parcourant ce pays, Grantesta trouva un chêne immense, si grand, si grand que tout une ville aurait pu être à son ombre.

Il était là, plein d'admiration pour cette puis- sante nature, lorsqu'une voix stridente se fit en- tendre ; une branche du colosse parlait ainsi :

« Et depuis quand, vil mortel, oses-tu fou- ler le sol toute chose est aussi immuable que le monde?

DE L ILE DE CORSE 229

Chêne orgueilleux, tout ce qui est ici est donc immortel !

Oui.

Eh bien ! alors je ne te crains point ; tu ne peux m'arracher la vie. »

A peine avait-il prononcé ces paroles, qu'un bruit terrible se fit entendre.

Le ciel fut traversé par des éclairs, et de longues bandes noires se montrèrent au-dessus de sa tète. Une tempête effroyable éclata, la terre trembla, et ce beau pays fut dévasté en un instant.

Grantesta eut peur. Il levait vers le ciel ses re- gards suppliants, lorsqu'au milieu d'un tourbillon de feu, il aperçut tournoyant, effrayant à voir, un oiseau noir qui vint tomber à quelque distance de lui, sur les bords du lac.

Cet oiseau prit une goutte d'eau dans son bec et se disposait à partir, quand le savant lui adressa ces paroles :

« Qui que tu sois, réponds au plus malheu- reux des hommes; dis-moi pourquoi, seul entre tous les animaux de ces vallées, tu viens t'abreu- ver de ces eaux? Pourquoi aussi, pourquoi ta venue est-elle annoncée d'une manière aussi ter- rible ?

230 CONTES POPULAIRES

Je suis le messager de mort. Je viens ici tous les mille ans enlever à cette mer une goutte de son eau, et il est écrit que tout ce qui est ici ne périra que le jour tout sera complètement desséché.

L'arbre a donc menti ? ne m"a-t-il pas dit que l'éternité était promise aux êtres qui habite- raient ces lieux ?

Non , l'arbre n'a point menti ; la masse d'eau que je dois enlever goutte à goutte et tous les mille ans est tellement grande que l'on peut, sans mentir, se croire immortel.

Mais un moment viendra ton dernier voyage sera le signe de ma mort.

Oui.

Eh bien ! moi, je ne veux pas mourir ! Je ne veux point reconnaître ta puissance ! Dis-moi, y a-t-il un lieu que tu ne puisses visiter, un lieu tout soit éternel, éternel !

Il y en a un ; mais je ne puis te dire il se trouve.

Je le chercherai. «

Et Grantesta se remit en route. Les jours et les nuits ne se comptaient déjà plus depuis son départ des bords du lac enchanté, lors-

DE L ILE DE CORSE 23 1

■qu'un soir le pauvre savant rencontra une dame charmante qui lui demanda :

« vas-tu ?

A la recherche du pays l'on ne meurt point.

Veux-tu me suivre, si je t'y conduis ?

Volontiers. »

Un superbe carrosse, traîné par sept chevaux ailés parut au même instant, et Grantesta et la fée, car il avait rencontré une fée, disparurent dans les airs.

« me conduis-tu, puissante magicienne ?

Ne cherches-tu pas le pays l'on ne meurt jamais?

Certainement.

Eh bien ! nous y allons.

Cette contrée après laquelle j'ai tant couru n'était donc pas sur terre, et il fallait parcourir le ciel pour la rencontrer ?

Oui, et jamais tu ne l'aurais trouvée si je n'étais venue à ton secours. »

Grantesta et la fée arrivèrent enfin dans le pays l'on ne meurt jamais.

se trouvaient toutes sortes d'animaux doux et pleins d'intelligence; au moindre signe, ils ac-

232 CONTES POPULAIRES

couraient, et l'on pouvait se faire conduire dans toutes les parties de ces lieux enchantés.

Pendant longtemps, Grantesta et sa compagne vécurent heureux. Des années s'étaient écoulées, et le savant se croyait encore aux premiers jours.

Une fois pourtant il se souvint encore de sa mère et il voulut la revoir.

La fée essaya, mais vainement de le détourner de son projet, Grantesta voulait toujours partir.

« Eh bien ! dit un jour la magicienne, prends ce cheval ailé, c'est le plus beau de tous ceux que je possède. Rapidement, il te conduira sur terre. En te laissant conduire, tu pourras aller chercher ta mère et revenir bientôt ici. Mais prends garde, prends garde surtout de quitter ta monture si tu ne veux périr sur l'heure. »

Grantesta monta à cheval et partit aussi rapide que le vent.

Après trois jours et trois nuits, il arriva sur terre ; là, il n'eut plus qu'à se laisser conduire pour arriver à son village qu'il eut bien de la peine à reconnaître tant il était changé.

Il s'informa de sa mère : aucun ne put lui ré- pondre, personne ne l'ayant jamais connue.

« Quoi ! disait-on , les Grantesta ? il n'y

DE l'île de corse 233

a jamais eu dans le pays de famille s'appelant ainsi.

Vous ne vous rappelez pas du grand savant dont on a tant parlé il n'y a pas bien longtemps, et qui est en ce lieu ?

Vous voulez rire, mon bon monsieur, cet homme n'a jamais existé. »

Bien triste, Grantesta se remit en route pour aller retrouver la fée.

Il marcha, marcha, lorsqu'un soir il aperçut sur le revers d'une montagne sept forts chevaux traî- nant avec peine un chariot pesamment chargé.

S'étant approché du lourd véhicule, Grantesta le vit engagé dans une ornière d'où il lui était im- possible de sortir.

« ! le cavalier, demanda le conducteur, voulez-vous me donner un coup de main ? autre- ment, je serai forcé de passer ici la nuit en atten- dant quelqu'un de plus obligeant que vous.

Volontiers, répondit Grantesta, et, sans plus réflchir, il descendi* de cheval. »

Mais à peine avait-il mis les pieds à terre, qu'il aperçut à ses côtés le squelette de la mort, sa faux à la main, et criant d'une voix stridente :

« Enfin, j'ai pu te saisir 1 Voilà bien long-

234 CONTES POPULAIRES

temps que je cours après toi. Regarde les souliers que j'ai usés à ta poursuite. »

Et la mort montra sa voiture toute pleine de chaussures informes.

« Laisse-moi continuer ma route. Que t'ai-je fait, ô mort ?

Ce que tu m'as fait, malheureux ! Et n'est-ce point la plus grande des insultes que celle de bra- ver ma puissance ?

Grâce ! grâce !

Non , tu n'as que trop vécu , il est bien temps que tu meures. »

L'implacable faux s'abatit sur le pauvre savant et Grantesta disparut pour toujours.

(Conlé en iSSi far M. Don. Georges Ortoli, âgé de !4 ans [Olinùcia-ili-Tallanoy).

DE L ILE DE CORSE 2jS

XXIX

LA MÈRE DE SAINT PIERRE

S A mère de saint Pierre avait été si méchante pendant sa vie, que Dieu ne voulut pas la laisser entrer au paradis après sa mort. Saint Pierre en fut bien attriste ; il ne mangeait plus et maigrissait à vue d'œil.

Le Seigneur s'en aperçut et lui dit :

« Pierre, pourquoi donc es-tu si triste ? » Et Pierre lui répondit :

« Seigneur, ne voyez-vous pas tous les sup- plices que ma mère endure aux enfers ?

J'en suis bien désolé, mais elle n'a que ce qu'elle mérite. Dis-moi, Pierre, a-t-elle seulement fait une bonne action pendant sa vie ? Cherche, et si tu en trouves une, si petite qu'elle soit, je te promets de la faire entrer au ciel. »

Saint Pierre se mit aussitôt à feuilleter le li\Te était écrite toute la vie de sa mère.

Il tourne et retourne les pages, mais pas la moindre bonne action. Enfin, à force de chercher,

236 CONTES POPULAIRES

il réussit à trouver qu'un jour elle avait donné une feuiUe de poireau à un malheureux qui mourait de faim.

Triomphant, plein de joie, saint Pierre courut vers le Seigneur :

« Seigneur, Seigneur, elle a donné une feuille de poireau !

Eh bien ! ce sera cette feuille de poireau qui la sauvera. »

A l'instant, saint Pierre prit une feuille de poi- reau qui s'allongea, s'allongea tant et tellement qu'elle arriva jusqu'aux enfers.

La mère du saint s'y suspendit sans perdre de temps. La voyant monter au ciel, un premier damné s'accrocha à elle, un second suivit, puis un troisième, puis un quatrième, etc.

La feuille de poireau enlevait tout le monde.

En chemin, la méchante femme s'aperçut qu'on la suivait.

Furieuse, elle donne de grands coups de pieds.

« Lâchez-moi ! ce n'est pas pour vous que mon fils a envoyé cette feuille.

Laissez-les monter, ma mère, disait saint Pierre ; ne soyez pas si ingrate. »

Mais sa mère n'écoutait rien et continuait à

DE LILE DE CORSE 237

donner de grands coups de pieds afin qu'aucun malheureux ne put se sauver avec elle.

« Eh bien ! Pierre, dit alors le Seigneur, que dis-tu de cela? »

Pierre baissa tristement la tête ; puis, lâchant la feuille de poireau, il laissa retomber sa mère au plus profond des enfers.

(Conlé en iSSl par A. Joseph Orloli \Olmiccia\).

XXX

PEDILESTU (l) ET MUSTACCINA (2)

j^E petit chat a dit à la petite chatte :

« Viens au grenier, et nous mange- rons de belles noix et de belles amandes. » Et le petit chat monta au grenier avec la petite chatte.

« Mustaccina, il ne faut pas manger d'a-

(i) Pedilcslu veut dire pied léger. Ce nom vient de l'italiett « Piede lesto. »

(2) Mustaccina signifie petite moustache. Ce nom est souvent employé, en Corse, pour désigner les chats et particulièrement les chattes.

238 CONTES POPULAIRES

mandes sans les avoir cassées, dit le petit chat.

Oui, » répondit la petite chatte ; mais elle ne fit pas attention, et bientôt une amande lui resta dans le gosier.

La pauvre petite Mustaccina mourra si son ami ne va prendre un peu de lard pour lui graisser le gosier.

Pedilestu courut aussitôt à Farmoire était serré le lard, mais elle était fermée.

« Armoire, armoire, ouvre-toi afin que je prenne du lard pour graisser le gosier de Mustac- cina, qui est étranglée par une amande.

Va te faire faire la clef par le serrurier, » dit l'armoire.

Pedilestu alla chez le serrurier.

« Serrurier, serrurier, fais-moi une clef afin que j'ouvre l'armoire qui contient le lard avec le- quel je dois graisser le gosier de Mustaccina, qui est étranglée par une amande.

Donne-moi de l'argent, dit le serrurier; si tu n'en as pas, va en demander au marchand de fromage.

Marchand, marchand, dit Pedilestu, donne- moi de l'argent afin que je le donne au serrurier pour qu'il fasse une clef qui ouvre l'armoire oii

DE L ILE DE CORSE 239

est le lard qui doit graisser le gosier de Mustaccina.

Dis aux vaches qu'elles me donnent beau- coup de lait. »

Les vaches n'étaient pas loin et le petit chat leur dit:

« Vaches, donnez, donnez beaucoup de lait au marchand pour qu'il me donne de l'argent pour payer la clef qui ouvrira l'armoire se trouve le lard qui graissera le gosier de la petite Mustac- cina.

Dis au pré de nous donner beaucoup d'herbe, répondirent les vaches.

Pré ! ô bon pré, donne beaucoup d'herbe aux vaches, pour qu'elles donnent beaucoup de lait au marchand, qui me donnera de l'argent pour payer le serrurier, qui me fera la clef de l'ar- moire oîi se trouve le lard avec lequel je dois graisser le gosier de Mustaccina, qui est étranglée par une amande.

Dis au bon Dieu de m'envoyer de la pluie, répondit le pré.

O mon Dieu ! envoie de la pluie, pour que la rivière donne de l'eau au pré, qui produira beaucoup d'herbe, laquelle fera donner aux vaches beaucoup de lait au marchand, qui me donnera

240 CONTES POPULAIRES DE l'iLE DE CORSE

de l'argent pour que je paie le serrurier qui me fera la clef qui ouvrira l'armoire est renfermé le lard qui doit graisser le gosier de Mustaccina, étranglée par une amande. »

Dieu eut pitié du pauvre chat.

Il envoya de la pluie, et aussitôt la rivière donna de l'eau qui, produisant de l'herbe, engraissa les vaches, qui donnèrent du lait au marchand, qui donna de l'argent à Pedilestu, qui courut payer le serrurier, qui fit aussitôt la clef qui ouvrit l'ar- moire.

Le chat prit le lard et vola au grenier ; mais pendant ce temps-là Mustaccina était morte.

Pedilestu, fort désespéré de la mort de son amie, pleura longtemps, bien longtemps.

Puis, pour se venger, il ne prit plus les rats qui étaient dans la maison du serrurier.

Ceux-ci se multiplièrent tellement qu'ils le dé- vorèrent pendant une nuit.

Le serrurier mort, n'acheta plus de fromage au marchand qui fut ainsi ruiné. Les vaches n'étant plus soignées maigrirent, et la pluie n'arrosa plus le pré qui, dès ce jour, ne donna plus d'herbe.

(jConié en iSSi par Madame Rosalinda Mattei, propriétaire à Zo\a - di- Tallano) ,

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§ II CONTES POUR RIRE

'il y a quelqu'un qui aime à rire, c'est le Corse. D'une humeur tout à fait joviale, il ne respecte rien, ni la Vierge ni les saints. Les choses les plus sacrées ne trouvent pas grâce devant lui. Une plaisanterie le met en belle humeur et le voilà parti. Aussi les contes pour rire sont très nombreux et, si l'on peut décocher une épigramme ou ra- conter une bonne histoire sur un curé, on n'est pas plus heureux.

Écoutez narrer à un vieux bonhomme tout cassé l'expédition des Bastelicacci à la recherche de la race des géants ou bien l'histoire de la feir.me curieuse qui se couvre de feuilles de nouilles ! son visage s'illumine, ses yeux pétillent de malice, son langage est plein de mots sous-entendus, de réticences, et sa voix a des intonations qui donnent à son récit un caractère d'un charme tout particulier.

Bien souvent, malheureusement, les contes pour rire sont tel- lement épicés, qu'on ne peut les raconter en société, surtout lorsqu'il s'y trouve des dames. Et pourtant ce sont, à beaucoup près, les plus beaux ; il y en a même qui sont de purs chefs- d'oeuvre de finesse et d'esprit.

i6

242 COXTES POPULAIRES

I BASTELICACCI A LA RECHERCHE DE LA RACE DES GÉANTS

[ ANS l'ancien temps, bien avant les Sarra- sins, les habitants de Bastelica (i) n'étaient pas aussi grands et aussi forts qu'aujour- d'hui. On raconte que le village avait été formé par toutes les fausses-couches du pays. Or, mal- gré leur état d'infériorité bien \'isible, les Basteli- cacci n'entendaient pas raillerie, et c'était une guerre à mort entre Bastelica et les villages avoi- sinants.

Toujours vaincus, les Bastelicacci désespéraient de jamais se relever de leurs défaites, lorsqu'un jour, le plus vieux du hameau, faisant sonner la cloche, réunit tous les habitants sur la place pu- blique.

« Mes amis, victoire !

(i) Bastelica est aujourd'hui un gros village de 5,000 habi- tants. Je ne sais pourquoi s'est formée cette légende, car les habitants de Bastelica sont tous beaux, grands et d'une force peu commune.

DE LILE DE CORSE 243

Qu'y a-t-il ? qu'y a-t-il ? s'ccria-t-on de tous côtés.

J'ai trouvé le moj'cn de vaincre, que dis-je, d'exterminer nos ennemis abhorrés.

Bravo ! bravo ! Et comment ?

Voici. Vous savez qu'une race de géants habite la ville d'Ajaccio. Eh bien ! envoyons nos femmes, nos filles, nos soeurs en prendre la se- mence et nous serons invincibles.

C'est cela, c'est bien dit. »

Et voilà bientôt les Bastelicacci enthousiasmés, acompagnant leurs femmes assises mollement sur des mules richement harnachées, et se dirigeant vers Ajaccio.

Les géants étaient couchés au soleil, et ron- flaient tous sans se douter le moins du monde que les Bastelicacci les regardaient pleins d'admi- ration.

On les réveilla enfin, et le chef expliqua le mo- tif de leur voyage.

« Nous ne pouvons donner ainsi notre race sans aucun dédommagement , répondirent les géants ; pour que nous consentions à ce que vous nous demandez, il nous faut la mule sur laquelle sera venue la femme que nous féconderons.

244 CONTES POPULAIRES

Voilà qui est juste, dirent les paysans ; mais, à notre tour, nous demandons à être présents pendant l'opération, afin d'être bien certains que vous ne nous tromperez pas.

Ceci est encore plus juste.

Alors c'est dit ?

C'est dit. ))

Et chaque géant emmena une femme dans sa maison afin de lui donner, en présence de son mari ou de son frère, la précieuse semence.

Lorsque tout eut été fait selon les règles, on se réunit de nouveau sur la place publique.

« Êtes-vous satisfaits ? dirent les géants. Avez-vous quelque chose à rîous reprocher ?

Non, vous avez été francs et généreux.

Alors nous avons gagné la mule. Mais sou- venez-vous bien de ceci : si vos femmes pissent en route , tout est perdu ; nous ne garantissons rien. »

Les Bastelicacci partirent à pied plus heureux que jamais ; désormais, ils étaient sûrs d'écraser leurs ennemis détestés.

Après quelques heures de voyage, une jeune fille commença à se plaindre.

« Mon frère, j'ai envie de pisser.

DE l'île de corse 245

Tais-toi, malheureuse, tais-toi. Veux-tu nous laisser esclaves de nos ennemis?

Je ne puis plus résister.

Retiens-toi. »

Mais la jeune fille pissa.

Les Bastelicacci devinrent furieux, et ma foi, il y avait de quoi ; c'était un géant de perdu pour le village.

Aussi, ils tombèrent sur la pauvre jeune fille et la laissèrent à moitié morte.

Cette terrible vengeance avait intimidé les autres femmes. Mais peu après une d'entre elles ne put encore résister au terrible besoin de pisser.

Sans réfléchir davantage :

« Tuons-là, dit son mari, c'est une misé- rable qui n'aime pas sa patrie. »

Pourtant les autres voyageuses ne pouvaient plus se retenir, les unes pissaient dans leurs chaus- settes, tout en marchant, et les autres cherchaient mille ruses afin de satisfaire à cet impérieux besoin.

Mais aucune d'elles n'échappa au châtiment.

Les Bastelicacci ne pouvaient pardonner ce manque de dévouement à la gloire publique.

Avant d'arriver à Bastelica, toutes les femmes avaient pissé.

246 CONTES POPULAIRES

Jugez du désespoir de leurs maris ou de leurs frères. Jamais la race des géants ne relèverait la pauvre Bastelica qui, un jour ou l'autre, se ver- rait prise et saccagée par leurs intraitables ennemis.

Et cela serait d'autant plus inévitable, que toutes leurs femmes étaient mortes ou tout au moins grièvement blessées.

Les hommes laissèrent croître leur barbe en signe de deuil, et, pendant bien longtemps, ils furent forcés de subir en silence les quolibets et les moqueries de leurs ennemis.

Pauvre, pauvre Bastelica !

(Conté en 1SS2 par Gian Paolo Pan^ani, d' Allogène [canton de Sainte-Lucie-di-TallanoJ),

II

U BASTELICACCIU

N homme de Bastelica possédait une femme II? et un moulin.

Le moulin ne lui rapportait rien, et la femme (on n'en trouve pas souvent de celles-là), lui donnait toujours raison.

DE L ILE DE CORSE 247

Un jour, le meunier dit :

« Je veux vendre ce moulin ; il nous donne à peine à manger, tandis que si nous possédions une vache, nous aurions du lait pour nous nour- rir et un veau tous les ans pour nous donner de l'argent.

Tu as raison, répondit la femme, vendons le moulin. »

Le meunier le donna pour six cents francs ; avec cet argent, il s'en alla acheter une vache à la foire voisine qui, tout justement, se tenait à cette époque.

Il revenait à la maison et commençait déjà à être bien fatigué, lorsqu'il pensa :

« Je suis bien bête d'avoir acheté une vache. Elle peut me donner un coup de cornes et m'é- ventrer ; un cheval ferait bien mieux mon affaire . Au moins, je pourrais monter dessus et voyager sans me fatiguer et sans rien dépenser, puisqu'un peu d'herbe sèche lui suffit. »

Au même instan*- un homme passait avec son cheval.

« Veux-tu changer ton cheval contre ma vache ?

Parfaitement. »

248 CONTES POPULAIRES

Voilà le meunier monté à cheval.

« La bête n'est pas de première valeur, se dit- il, mais je n'ai pas encore trop à me plaindre. »

Après quelques heures, il se prit à réfléchir :

« Je ne puis pourtant pas être toujours à cheval. A quoi me servira cette monture, une fois que je ne voyagerai plus ? Décidément, une chèvre me serait beaucoup plus utile. Elle me don- nera du lait tous les matins et tous les soirs, des chevreaux de temps en temps ; et puis, il faut si peu de chose pour la contenter : quelques ronces qu'elle rencontrera au bord du chemin, et voilà tout. »

Comme un berger passait par là, le meunier lui cria :

« Veux-tu me donner une chèvre contre mon cheval ?

Je le veux bien.

Tu me laisseras choisir ?

Tu prendras celle que tu voudras. »

Le Bastelicacciu prit la plus grasse et continua sa route.

« Que diable, se dit-il bientôt, que diable puis-je faire d'une chèvre? Elles sont si capri- cieuses, qu'un beau jour elle va se casser le cou en

DE L ILE DE CORSE 249

tombant de quelque rocher. Franchement, je crois bien que si je la vendais je ne ferais pas un trop vilain marché. » Un homme passa.

« Veux-tu acheter ma chèvre ?

Avec plaisir.

Combien m'en donnes-tu ?

Vingt francs.

C'est fait. »

Et l'ancien meunier se remit en marche.

« Comment, pensa-t-il après avoir voyagé quelque temps, j'ai vendu mon moulin pour vingt francs ? Je ferais bien mieux d'acheter une poule avec ses poussins. Oui, c'est cela, j'aurai de beaux œufs frais tous les jours, et, quelques fois, je pour- rai me régaler d'un poulet. »

En disant cela, il arrivait à une ferme.

« ! la fermière 1 combien me vendez- vous une poule avec tous ses poussins ?

Vingt francs, monsieur.

Quel bonheur ' j'ai juste le prix. » Et le meunier donna tout ce qu'il avait.

Il lui fut bien difficile, en chemin, de conduire un tas de petits poussins.

« Que le diable les enlève ! ces méchants

250 CONTES POPULAIRES

poussins et leur mère se moquent de moi. Mais, attendez un peu, je saurai bien me débarrasser de vous. »

Arrivé à une hôtellerie, le pauvre bonhomme proposa au maître de les lui vendre.

« Volontiers, dit celui-ci ; mais comme il ne passe pas beaucoup de monde de ce côté, et que je n'ai pas d'argent, je vous donnerai en échange un beau sac de pommes de terre.

Va pour le sac ! au moins celui-là ne s'en- fuira pas. »

Ayant mis le sac sur son dos, le meunier conti- nua sa route.

Il faut croire que les pommes de terre étaient lourdes à porter, car le malheureux, accablé sous le poids, entra bientôt dans une grande colère ; puis, furieux, jurant et sacrant, il jeta le tout dans une rivière qui coulait par là.

Le Bastelicacciu arriva enfin à sa maison.

K Et la vache, est-elle ? lui demanda sa femme.

Ma foi, je l'ai changée pour un beau cheval.

l'as-tu donc mis ?

Comme le cheval ne nous aurait pas tou- jours été d'une grande utilité, j'ai ensuite préféré

DE LILE DE CORSE 25 I

une chèvre, belle et grasse, qui nous donnerait beaucoup de lait.

Et qu'en as-tu donc fait ? je ne la vois pas.

Je l'ai vendue, car un beau jour elle se serait cassé le cou.

Tu as eu bien raison; mais as-tu mis l'argent ?

Belle question ! n'aimes-tu pas les œufs frais ? J'ai acheté pour toi une poule avec tous ses poussins.

Comment, tu as pu les conduire jusqu'ici?

Ah 1 non, je n'y ai pu réussir; aussi j'ai changé le tout pour un sac de belles pommes de terre.

Tu les as donc mises à la cave ?

Femme, je te croyais plus intelligente. Ne sais-tu pas que les pommes de terre sont lourdes ? J'étais écrasé sous le poids ; à peine si j'ai eu la force de les jeter dans une rivière.

Ma foi, tu as bien fait. Certainement tu au- rais attrapé une courbature. »

Et meunier et meunière s'en allèrent coucher sans dîner.

« Je vous souhaite à tous, jeunes enfants, de posséder plus tard un pareil trésor de femme ;

252 CONTES POPULAIRES

mais que Dieu vous garde, jeunes filles, d'épouser un Bastelicacciu ! »

(Conlétn 1SS2 par M. Maritii, de Porto-Vecchio).

III

U BASTELICACCIU ET SON ANE

, N habitant de Bastelica cheminait une nuit avec son âne chargé de fromages.

Le ciel, couvert de nuages, était balayé de temps en temps par un vent violent qui venait de s'élever.

On arriva à une petite rivière que le paysan et l'âne devaient passer à gué, lorsque l'animal, ayant soif, se mit à boire.

En ce moment un nuage couvrit la lune, et tout se trouva dans la plus profonde obscurité.

« Tiens, la vilaine bête qui boit la lune, se dit le paysan, et il tomba à bras raccourcis sur le pauvre baudet.

Veux-tu la rendre ? Allons, dépêchons-nous. Comment, tu te fais prier? Tu veux donc laisser

DE L ILE DE CORSE 253

toute la terre dans l'obscurité ? Eh bien ! attends. » Et les coups de bâton plurent comme grêle sur

le dos du récalcitrant.

Bientôt, le vent ayant chassé le nuage, la lune

put briller dans tout son éclat.

« Je savais bien que tu finirais par la rendre ; il n'y a que les coups de b.iton pour les têtus comme toi. »

La lune disparut de nouveau.

« Encore ! tu veux donc me faire casser le cou par ces chemins ? Eh bien ! je t'assure que je ne te céderai pas ; je t'empêcherai de la boire.

Pan ! pan 1 pan 1 »

Et le Bastelicacciu cassa presque la tête de son âne.

« Allons, rends-là bien vite ; je ne t'atten- drai pas davantage. Mais dépêche-toi donc. Pan ! pan ! »

Le pauvre animal tomba mort aux pieds de son maître intelligent.

La lune reparut en ce moment.

« C'est bien heureux ; je crois que si je ne l'avais pas tué, jamais il ne l'aurait rendue. Le monde aurait été dans un bel état, ma foi, s'il avait toujours cédé aux premiers imbéciles venus, a

254 CONTES POPULAIRES

Et, tout heureux et tout fier de son exploit, le Bastelicacciu se chargea des fromages qui étaient dans les hertuïi (i) et s'achemina gaiement vers son village.

(Conté en 1SS2 par M. Antoine Joseph Ortoli [Olmiccia-di-TallanoJ),

IV

LES BOUCLES DU CURE

iL y avait un jour un curé très savant et

très riche, mais qui n'aimait pas beaucoup

dénouer les cordons de sa bourse.

A part cela, c'était le meilleur homme du

monde; il visitait les malades et aurait fait dix

lieues pour leur porter le saint viatique.

Or, ce curé possédait deux belles boucles d'ar- gent qui ser\'aient d'ornement à ses souliers.

(i) On appelle herluli, en Corse, deux sacs de toile réunis de manière à pouvoir être mis chacun d'un côté de l'animal. Les « bertuli » servent le plus souvent à transporter des fro- mages et des olives.

DE LILE DE CORSE 2)5

Il y tenait beaucoup à ses belles boucles d'ar- gent, mais qu'est-ce que cela faisait à Scamba- ronu (i)?

Celui-ci résolut de s'en emparer et même de se faire donner l'absolution.

Un matin donc, Scambaronu, tout bouleversé et les cheveux en désordre, vint frapper à la porte du presbj'tère.

Comme il était encore de bonne heure, la ser- vante cria :

« Qui est ?

C'est moi, moi Joseph Scambaronu ; je vou- drais parler à l'instant à monsieur le curé.

Venez plus tard, il est encore au lit. » Mais cela ne lui convenait pas ; aussi, se mit-il

à faire un bruit épouvantable à la porte.

Ce tapage réveilla le curé, qui dit à la servante de le faire entrer.

« Eh bien 1 mon ami, qui donc vous a ré- veillé si matin ?

Ah 1 monsieur le curé, quel rêve affreux j'ai eu cette nuit. Un ange m'est apparu et, l'épée flam-

(i) Littéralement, en corse, ce nom signifie mauvais soulier. Aussi, appelle-t-on souvent ainsi les misérables qui n'ont que de fort mauvaises chaussures et sont obligés, par conséquent, de vivre comme ils peuvent.

256 CONTES POPULAIRES

boyante, m'a annoncé que si ce matin je ne me confessais pas de tous mes péchés, je n'aurais pas dix jours à vivre. En même temps, j'ai été trans- porté aux enfers, j'ai vu tous les supplices que souffrent les damnés.

Ceci est un avertissement du ciel, mon ami, tes péchés ont comblé la mesure et il est temps que tu te repentes.

Dieu, qui voit en ce moment mon âme, sait, monsieur le curé, si mes intentions sont bonnes; aussi, laissez-moi me jeter à genoux, afin que je puisse commencer ma confession. »

La paire de souliers aux belles boucles d'argent était aux pieds du Ht.

Scambaronu s'en approcha, puis il commença ainsi :

« Je m'accuse de n'avoir pas été à la messe tous les dimanches ; au lieu d'aller labourer mon champ, j'ai mieux aimé boire une bonne bouteille, et cela lorsque mes enfants avaient besoin de pain.

Ceci est très grave ; il faut tâcher de te dé- faire de cette mauvaise habitude.

J'arrive maintenant à un péché qui me tour- mente beaucoup ; j'ai volé une paire de boucles d'argent. »

DE LILE DE CORSE 257

Et en même temps Scanibaronu s'emparait de celles du curé et les mettait dans sa poche.

« Comment, vous avez volé ? Je n'aurais point cru cela de vous ; il fiiudra rendre ces bou- cles à leur propriétaire. >>

Scambaronu se frappa la poitrine, puis il conti- nua :

« Lorsque je perds au jeu, je fais toujours de grands jurons ; hier encore, j'ai battu ma femme qui me f:iisait des reproches sur ma con- duite.

Ah ! cela est mal, mais continuez.

Dites-moi, monsieur le curé, voulez-vous prendre ces boucles que j'ai volées?

Moi? non, je n'en veux pas.

Je me mets souvent en colère, et alors je ne sais plus ce que je fais; j'ai tenu de méchants propos sur notre bonne et sainte Vierge ; j'ai médit d'une belle voisine...

Mais, dites-moi, monsieur le curé, si le maître des boucles xxe les veut pas, que dois-je en faire ?

S'il ne les veut pas, tu peux les garder. » Le rusé Scambaronu continua ainsi longtemps

à raconter tous ses péchés.

17

2)8 CONTES POPULAIRES

Quand il eut fini il demanda l'absolution, puis se retira l'air contrit et comme transfiguré par les bonnes paroles et les encouragements au bien que ne manqua pas de lui prodiguer son confes- seur.

Mais qui est-ce qui fut le plus surpris lorsque le curé se leva de son lit?

Assurément, ce n'est pas Scambaronu.

(Conté m 1882 par Antoine Lucien Ortoli, officier d'Académie, propriétaire à Olmiaia-di-Tatlano).

LES TROIS AMOUREUX DE PAULFNA

ROIS amis s'aimaient d'une amitié extraor-

Ij,^ dinaire. Il n'y avait aucun d'eux qui ne se

•-^ fût fait tuer pour l'autre.

Ces trois amis pourtant se cachaient réciproque- ment quelque chose. Ils aimaient la même femme, Paulina, et aucun ne le disait à son compagnon.

Petro, Carlo et Francesco écrivirent le même

DE l'île de corse 259

jour à la belle et celle-ci, qui ne voulait d'aucun d'eux, leur répondit :

Au premier, d'aller à minuit se mettre dans la bière qui était placée au milieu de l'église; au se- cond, de s'habiller de blanc et de porter le cer- cueil au cimetière ; et enfin, au troisième, d'aller écouter dans le confessionnal tout ce qui se passe- rait.

Heureux d'obéir à un désir de celle qu'il aimait, chacun arriva à l'heure dite.

Petro, quoique tremblant, se mit dans le cer- cueil, où il attendit.

Carlo, vêtu de blanc, et le front chargé de sueur, entra presque au même instant ; il essayait déjà de porter le cercueil au cimetière, lorsque Francesco parut.

Voyant un fantôme qui portait une bière, celui- ci, épouvanté, jeta un cri terrible.

Aussitôt, le prétendu mort se leva et le cercueil tomba par terre en faisant un grand bruit.

Affolés, les troir amis se prirent pour des reve- nants ; les yeux hagards, perdant la tête, ils se buttèrent contre les chaises, les bancs, tombèrent, se relevèrent en faisant un bruit infernal. On aurait dit que tous les démons des enfers avaient été dé-

26o CONTES POPULAIRES

chaînés. Ils réussirent enfin à trouver la porte de l'église, et tremblants, blêmes comme des spectres, ils allèrent se coucher dans leurs Hts. La fièvre les prit, le délire ne les quitta plus, si bien que cha- cun craignait pour leur vie.

Ne sachant rien les uns des autres, les malheu- reux jeunes gens s'appelaient à chaque instant. Petro disait :

« Pourquoi Carlo ne vient-il pas me voir? » Et Carlo pensait :

« Je n'avais que de faux amis ; Petro et Fran- cesco m'ont oublié dans le malheur. »

Mais le plus désespéré était ce dernier, qui ne pouvait se consoler de l'indifférence de ses anciens compagnons.

Ils se remirent enfin peu à peu, et le même jour ils sortirent pour la première fois.

Carlo, Petro et Francesco se rencontrèrent, mais aucun d'eux ne parla à l'autre ; au contraire, cha- cun détournait la tête pour ne pas avoir à causer à son ancien ami.

Après une semaine, Francesco dit enfin à Carlo :

« Pourquoi te détournes-tu lorsque tu me rencontres? Que t'ai-je fait? Ce serait bien plutôt moi qui aurais à me plaindre de ta manière d'agir.

DE l'iLL de corse 26 1

Comment, pourquoi je détourne la tète? Crois-tu donc que j'aie perdu la mémoire? Je "uis arrivé A la dernière extrémité et tu n'es pas venu me voir.

C'est curieux, c'est justement ce que je te reproche. Je suis tombé malade il y a juste trois mois, et je ne t'ai jamais vu.

Trois mois, dis-tu? Et moi aussi.

A quelle heure?

A minuit.

Comme moi.

Dans quel lieu ?

A l'église.

Toujours comme moi.

Dis-moi, que faisais-tu à l'église à une heure aussi avancée?

C'est Paulina qui m'y avait envoyé.

Mon cher ami, j'y étais de même par son ordre, et je crois bien que Petro a été joué comme nous.

C'est très po-^sible, allons lui parler. »

Les trois amis furent bientôt fixés, et, furieux, résolurent de se venger.

« Elle s'est moquée de nous, dit Petro. Eh

202 CONTES POPULAIRES

bien! il fautque tous les trois nous couchions avec elle.

Comment faire ?

C'est très simple. Je m'habillerai en pèlerin et, lorsqu'il fera nuit, j'irai demander l'hospitalité que l'on ne me refusera pas. Un de vous montera sur le toit avec toutes sortes de provisions. Il écou- tera par le trou de la cheminée ; lorsque je di- rai : « Seigneur, venez en aide à votre serviteur, » il m'enverra dans un panier tout ce dont j'aurai besoin. Le reste ira bien, fiez-vous à moi. »

Le soir, un pèlerin à longue barbe blanche frappait à la porte de PauHna.

« Qui est ?

Ouvrez, c'est un serviteur de Dieu. » La porte s'ouvrit et le pèlerin entra.

« Pouvez-vous donner un coin de votre foyer au voyageur pénitent ?

Mais oui, mon père, et tout ce dont vous aurez besoin : du pain, du vin, de la viande, tout.

Je vous remercie, bonnes gens. Dieu vous récompensera, mais je n'ai besoin de rien, le Sei- gneur se chargeant de pourvoir lui-même à ma nourriture.

DE l'île de corse 263

Comment, vous recevez du ciel tout ce dont vous avez besoin ?

Oui, et comme c'est l'heure je mange, j'espère que le Tout-Puissant ne m'oubliera pas encore aujourd'hui. »

Et le pieux pèlerin se mit en prière. Après quelques instants, il dit tout haut :

« Seigneur, Seigneur, venez encore en aide à votre serviteur. »

On vit bientôt descendre par la cheminée un panier remph de pain, de vin, de viande, de gâ- teaux et de toutes sortes de fruits.

Le pèlerin le prit ; après avoir remercié Dieu, il se mit à manger.

Paulina et sa mère étaient émerveillées.

« C'est votre dîner habituel, saint homme ?

Oui, et pourquoi ?

C'est que Dieu ne vous traite pas mal.

Ce n'est encore rien que tout cela. Son es- prit ne me quitte jamais, et hier un oiseau m'a dit que la première femme qui couchera avec moi enfantera un pape qui sera la lumière de l'Église.

Et vous n'avez encore couché avec personne ? dit la mère de Paulina.

Non. Je cherche une sainte femme qui soit

264 CONTES POPULAIRES

vierge, afin de la récompenser comme elle mérite.

Mon père !

Quoi?

Avez-vous à vous plaindre de nous?

Non, bien au contraire.

Eh bien ! alors, si vous ne trouvez pas ma tille trop indigne de donner un grand pape à la chrétienté, je vous en supplie, faites-nous cet honneur.

Bonnes et saintes femmes, je le vois, l'es- prit de Dieu est aussi en vous ; mais il faut que je me lève trois fois par nuit afin de prier le Sei- gneur.

Cela ne fait rien, vous vous lèverez même quatre fois s'il le faut.

Alors soit; aussi bien Dieu m'avertit que c'est à Paulina que cet honneur est réservé.

Vous connaissez donc le nom de ma fille ? saint homme.

Je connais tout : le passé, le présent et l'a- venir. »

Quelque temps après, heureuse de faire un pape, Paulina alla se coucher.

La nuit n'était pas encore bien avancée que Petro se réveillant :

DE l'ili; de corse 265

« Il faut que je me lève, ma fille, c'est l'heure je dois prier.

Allez, mon père. »

Le jeune homme ouvrit doucement la porte à Carlo qui entra et prit sa place.

Une heure après, il se leva en disant :

« Ma fille, que notre joie ne nous fasse pas oublier d'invoquer le Seigneur.

Allez, mais re\enez vite. »

Carlo sortit, en effet, mais ce fut Francesco qui entra.

Il resta jusqu'au matin, puis il dit :

« Ma tîlle, la troisième heure consacrée à la prière est arrivée.

Allez, je vous attendrai. »

Mais personne ne retourna plus, et la mère et la fille crurent que le saint pèlerin, ayant accom- pli son œuvre sur la terre, avait été enlevé au ciel.

A quelque temps de là, il y eut une grande fête dans le pays.

Paulina s'y rendit toute resplendissante de joie, assurée qu'elle était de faire un pape.

Là, elle rencontra Carlo qui lui dit :

« Eh bien ! Paulina, et le pape, est-il en bon chemin? »

266 CONTES POPULAIRES

La jeune fille rougit.

Bientôt après, Petro l'aborda en ces termes :

« Charmante Paulina , le pape est-il ? grandit-il beaucoup ? »

La pauvre petite devint toute pâle ; mais elle ne tarda pas à revenir de son émotion, doutant encore de son m;ilheur.

Cet espoir fut pourtant de courte durée. Fran- cesco, passant par là, l'apostropha à son tour :

« Comment, toute seule! Et le petit pape qui sera une des lumières de l'Église, n'est donc pas encore ? »

Ces paroles firent comprendre à la jeune fille toute l'étendue de son malheur et la vengeance dont elle avait été l'objet. Aussi, ne pouvant sup- porter une telle honte, elle jeta un cri déchirant et tomba foudroyée aux pieds de Francesco.

(Conlé en 1IIK2 pur Madame Marini, de Porto-Vecchio).

DE l'île de corse 267

VI

LA "EMME CURIF.USE

[ARL'VNNE, la fille la plus bavarde de la Piêve, venait enfin de se marier. « Eh bien! me direz-vous, une fille bavarde qui se marie, ce n'est déjà pas si rare, on en voit tous les jours. »

Oui, vous avez raison, mais avec cela Marianne avait un autre défout, c'était d'être curieuse, oh ! mais curieuse, curieuse comme tout, et cela lui porta malheur.

La nuit de ses noces, Marianne se leva tout à coup et ouvrit la fenêtre pour savoir combien étaient les jeunes gens qui lui chantaient la séré- nade.

Quelques jours après, son mari, Buzetto, lui dit:

« Je pars travailler; fais en sorte, au moins, que la soupe soit prête à mon retour.

Elle sera cuite, répondit Marianne ; mais l'eau n'était pas encore sur le feu qu'elle entendit une dispute sur la place publique.

268 CONTES POPULAIRES

Ah ! mon Dieu, qui est-ce qui crie ?

Je crois reconnaître la vieille Piedigial- la (i). » Et Mp.rianne se dépêcha d'arriver au lieu de la lutte. Si elle devait perdre quelques mots, à coup sûr elle ne s'en consolerait pas.

A midi, Buzetto arriva.

« La soupe est-elle prête ?

La soupe? non; à peine ai-je eu le temps d'allumer le feu.

Ah ! si tu savais ce que se sont dit Piedi- gialla et Murichetta ! Elles se sont prises aux che- veux et...

Je te demande si la soupe est cuite.

Mais, mon ami, je n"ai pas eu une minute à moi; je t'ai déjà dit que Piedigialla...

Laisse-moi donc tranquille avec tes disputes de vieilles femmes ! Une autre fois, quand je te demanderai de la soupe , tu tâcheras de m'en faire.

Ce soir, tu en auras, tu peux en être cer- tain. »

Vers une heure, Marianne épluchait ses pommes de terre, lorsqu'elle entendit un grand bruit de

(i) Q.ui a les pieds jaunes.

DE l'île de corse 269

tambours, de clairons, de flûtes et de bien d'autres instruments.

Ah ! que c'est beau, pensa la jeune mariée; et, à l'instant, oubliant la soupe et le reste, elle se précipita par l'escalier afin de voir les musi- ciens.

Il paraît que la musique plaisait fort à Marianne, car déjà la nuit commençait et elle n'était pas en- core à la maison.

Lorsque Buzetto arriva, il l'y chercha inutile- ment.

« peut-elle être ? )> se dit-il ; puis, fu- rieux, il attendit.

Celle-ci, pourtant, ne tarda pas à rentrer.

« D'où viens-tu ?

Ah ! mon pauvre Buzetto, que je te plains ! Vraiment, j'ai bien regretté que tu n'aies pas en- tendu la musique.

On a d'abord commencé par une marche qui aurait fait danser les pierres, puis...

Je vais te foir danser aussi, moi, attends un peu. »

Et Buzetto commençait à se fâcher pour de bon, quand Marianne promit de ne plus quitter la mai- son et de travailler à son menasse.

270 CONTES POPULAIRES

Pourtant elle oublia encore bien souvent sa pro- messe, la femme curieuse.

Son mari était au désespoir.

Un jour il alla trouver son voisin et lui de- manda conseil sur ce qu'il devait faire.

« Ce n'est que cela ? répondit celui-ci, désha- bille-là tout à fait, ne lui laisse ni sa robe, ni sa chemise, ni rien dont elle puisse se couvrir, en- lève aussi les rideaux des fenêtres et les draps du lit, puis enferme-la à double tour dans la maison.

De cette manière, elle sera bien forcée de te préparer à dîner.

Eh bien, je ferai ainsi, « reprit Buzetto. Arrivé chez lui, il dit à sa femme :

« Ce soir, je veux manger des nouilles; prépare-toi donc à bien travailler. »

Marianne le promit, mais Buzetto trouva très prudent de la faire déshabiller et de cacher, comme son ami le lui avait recommandé, les draps et les rideaux.

Décidée à faire des nouilles, Marianne com- mença à préparer sa pâte.

Elle en fit ensuite de grandes feuilles et les mit à sécher.

DE L ILE DE CORSE 27 I

Mais tout à coup, elle entendit crier sur la place :

« Arrêtez-le ! arrêtez-le ! c'est un voleur !

Ce doit être un Lticqiiois, » se dit la jeune femme ; puis clic pensa que non.

Le doute la poursuivant, clic courut à la porte, mais elle la trouva fermée. Comment faire pour sortir?

Alors une idée bizarre lui passa par la tête.

« Bah ! que j'étais empruntée ! »

Et la curieuse se couvrit des feuilles de nouilles qu'elle venait de faire, lia bien le tout afin que rien ne se dérangeât, puis, attachant une corde à la fenêtre, descendit par ce nouvel escalier.

Marianne arriva bien vite à l'endroit d'où elle croyait que les cris étaient partis, mais elle ne trouva que des jeunes gens qui jouaient à Quina (i).

La voyant ainsi accoutrée, ceux-ci n'eurent rien de plus pressé que d'enlever les feuilles de nouilles,

La pauvre femme se trouva alors..., vous devi- nez comment, n'est-ce pas ?

Sa curiosité déçu^, Marianne voulut s'enfuir à la maison ; mais entourée par la foule qui l'empê- cha de partir, toute honteuse elle se mit à crier.

Cela attira le reste du village, et tout le monde

(i) Jeu de loto.

272 CONTES POPULAIRES

eut ainsi sous les yeux un magnifique spectacle.

Ma foi, elle était bien faite, et Buzetto aurait se trouver très heureux.

Quelques commères, pour le moins aussi ba- vardes et aussi curieuses que Marianne, la délivrè- rent enfin, et celle-ci, reprenant le chemin qui lui avait servi pour descendre, retourna chez elle.

Quelque temps après, Buzetto rentrait chez lui et demandait des nouilles.

« Ah ! mon ami, \raiment tu n'as pas de chance. J'avais déjà commencé par faire des feuilles, lorsque tout à coup j'entends crier :

« Au voleur ! au voleur ! »

Les nouilles ne sont donc pas cuites ?

Tu comprends que je ne pouvais rester sans savoir de quoi il s'agissait, et comme j'étais toute nue je me suis servie des feuilles comme d'un vê- tement, puis...

Tu t'es servie des feuilles comme d'un vête- ment ?

Oui, je suis sortie par la fenêtre, et...

Assez. »

Et Buzetto, s'emparant d'une corde, en donna de si grands coups à Marianne que celle-ci tomba comme morte.

DE L ILE DE CORSE 273

Hnsuite, il la fit habiller et la reconduisit chez ses parents.

« Tenez, dit-il, je vous rends votre fille. Elle-même vous dira pourquoi je la ramène ici. Plus heureux que moi, vous pourrez peut-être la corriger de sa trop grande curiosité ; dans tous les cas, je ne consens à la reprendre que lorsqu'elle se sera défait de ce vilain défaut. »

Mais Marianne ne retourna jamais avec Bu- zetto, et vous devinez pourquoi.

(Conic en 1SS2 par M. Antoitie Joseph Orloli [Olmùria- di-Tallano]).

VII

LE TROMPEUR TROMPÉ

i N homme était mort laissant de riches pro- priétés à son fils Tignosello (i).

Malgré son infirmité, celui ci menait joyeuse vie ; il jetait l'argent par la fenêtre, mais il ne voulait pas se faire voler.

(i) Ce nom signifie : Pitit teigneux.

18

274 CONTES POPULAIRES

Or, voici ce que le grand-père de mon grand- père m'a raconté à ma naissance.

Au mois d'août la moisson était terminée ; con- tent de lui, Tignosello remplissait joyeusement ses greniers, lorsqu'un jour il reçut la visite de mon- sieur le curé.

« Comment, lui dit celui-ci, tu es si riche et tu laisses ton père gémir dans le purgatoire ? Sois bon fils, et fais-le monter au ciel.

Eh quoi ! j'y puis donc quelque chose, mon- sieur le curé ?

Petit sot, ne sais-tu pas qu'avec de l'argent on peut forcer les portes mêmes du paradis ?

Je suis très heureux de l'avoir appris.

Donne-moi vingt boisseaux de bon grain, et je rae charge d'envoyer ton père au ciel dans les vingt-quatre heures.

J'accepte avec empressement, monsieur le curé, seulement...

Quoi ? seulement.

Je voudrais le voir sortir du purgatoire et s'en aller au paradis.

Ce n'est que cela ? Viens demain avec la charge de blé, et tu peux être certain que tu t'en iras satisfait. »

DE l'île de corse 275

Tignosello fut exact au rendez-vous. Vingt bois- seaux de froment furent mis sur son cheval, et le voilà s'aclieminant vers la maison du curé.

Celui-ci accourut aussitôt.

« Eh bien ! te voilà? Je suis bien aise de te savoir fils aimant et dévoué... Mais décharge donc ta bête et rentre tes narpii (i).

Tout à l'heure. Souvenez-vous d'abord que vous m'avez promis de me faire voir mon père montant au ciel.

C'est juste. »

Et le curé alla chercher un vieux livre poudreux il y avait beaucoup de latin qu'il ne compre- nait pas.

c( Mets ton pied sur le mien et f;us bien at- tention.

Je suis prêt, vous pouvez commencer à lire. » Le curé fit quelques signes de croix, invoqua le

bon Dieu, les anges, les âmes et les démons, puis il dit à Tignosello :

La nouvelle "ient d'arriver. Ton père se lève

(i) Les i< narpii » sont des espèces de sacs en cuir qui peuvent être mis de chaque côté de l'animal. Ils servent à transporter toutes sortes de marchandises : blé, olives, châtaignes, etc.

376 CONTES POPULAIRES

et prend congé de ses amis ; le voilà qui part. Le vois-tu, Tignosello ?

Je ne vois pas trop bien.

Appuie davantage.

Ça y est; je le vois. Oh! comme il est changé.

Attends encore un peu que je continue à lire... aïe ! aïe ! tu m'écrases le pied.

C'est pour mieux voir, monsieur le curé.

Ça ne fait rien, plus doucement... Mainte- nant, il se met en route pour le ciel, le voilà qui frappe à la porte du paradis. Pan ! pan ! pan! En- tends-tu ? il frappe.

Attendez que j'appuie.

Sainte Vierge ! Tignosello , n'appuie pas tant.

Je vois parfaitement.

Saint Pierre lui ouvre la porte, il lui parle.

Je ne sais pas ce qu'il lui dit.

Aïe ! aïe! pas si fort, pas si fort; mais tiens, le voilà qui est entré.

Je vous remercie, monsieur le curé, je vous en serai éternellement reconnaissa^it. »

Et Tignosello, prenant la bride de son cheval, voulut s'en retourner chez lui.

DE L ILE DE CORSE 277

(( Eh mais ! que fais-tu ? tu remportes le blé?

Oui, monsieur le curé.

Ne m'as-tu pas promis de m'en donner vingt boisseaux si je faisais entrer ton ])ère au ciel ?

Oui, mais mon père y est-il ?

Certainement ; ne l'as-tu pas vu ?

Je n'ai rien vu, toutefois je vous crois sur parole; adieu, monsieur le curé.

Ah ! le mauvais chrétien, je t'excommunie- rai, et je ferai renvoyer ton père du paradis.

Je connais trop mon père ; s'il s'y trouve bien, il ne s'en laissera pas chasser.

Bonsoir, monsieur le curé.

Encore un qui m'échappe, pensa le saint homme, mais je me rattrapperai . 0

{Coulé en iSSi par Gian Paolo Pau^ani, d' Altagène-di- Tallano).

m

278 CONTES POPULAIRES

VIII

LES SIX FRÈRES

N père avait six fils. Cinq allaient toujours nus, et l'autre sans vêtements. Lorsque tous ses enfants furent grands, le père dit un jour :

« Allons à la ville, nous y achèterons des fusils. »

Arrivés chez le marchand :

« Choisissez, » leur dit-il; et cinq de ses fils prirent des fusils sans canon, tandis que l'autre en préféra un sans chien.

Comme ils revenaient dans leur village, les ache- teurs rencontrèrent six beaux lièvres.

A leur approche, cinq de ces animaux prirent la fuite ; l'autre, plein de terreur, s'échappa.

« Courons après. Grand Dieu, qu'ils sont gras ! »

Et les voilà tous fouillant dans les bois et les

DE L ILE DE CORSE 279

taillis. A force de chercher partout, on finit par en prendre cinq et attraper l'autre.

« Quelle bonne aubaine pour nous ; on fera aujourd'hui un fier déjeuner. »

Arrivé à la maison, le père dit à ses enfants:

« Allez chez nos voisins, et demandez six casseroles ; nos lièvres seront ainsi bientôt cuits. »

Quelques moments après, les jeunes gens arri- vèrent en apportant avec eux cinq casseroles trouées et la sixième sans fond.

« C'est bien. «

Et, tout joyeux, le père mit un lièvre dans cha- cune des casseroles, puis fit un grand feu afin de pouvoir manger de meilleure heure.

Vers midi, ayant grand faim, le frère aîné vou- lut voir si les lièvres étaient cuits ; en ôtant le couvercle, un os lui sauta à la figure et lui creva un œil.

Jugez de ses cris. Le père et les autres frères ac- coururent aussitôt.

Voyant le malheureux tout sanglant, ils allè- rent chercher six médecins, parmi lesquels cinq étaient extrêmement ignorants, tandis que l'autre ne savait absolument rien.

Après s'être longtemps disputés, les vénérables

28o CONTES POPULAIRES DE l'iLE DE CORSE

docteurs tombèrent enfin d'accord sur le mal du pauvre jeune homme, et, d'une seule voix arrêtè- rent qu'il était malade.

Après cela, ils voulurent qu'on couchât le patient sur son lit...

« C'est déjà fini?

Non, mais si je parlais encore, je pourrais réveiller le blessé ; attendez qu'il soit guéri pour connaître le reste. »

(Coule eu 1SS2 par M. Marini, Je Porlo-Vecchio).

DEUXIÈME PARTIE

LÉGENDES

^-Û.N

v'^^^,

LEGENDES

I.

LES FÉES

JA croyance aux fées est très répandue dans tous les vil- lages de la Corse. En général, on leur fait habiter des grottes profondes et dangereuses personne ne peut pénétrer. Mais, quelquefois aussi, c'est sur les bords d'un lac charmant, perché sur le sommet d'une haute montagne, qu'elles établissent leur demeure.

De temps en temps, les fées sortent déguisées et se promènent dans les campagnes. Elles prennent les traits de personnes con- nues et se plaisent à causer avec les paysans. On les voit aussi, lorsque le temps est beau, venir faire leur lessive à l'entrée de leur grotte.

Malheur à elles si le sommeil les surprend ! Celui qui s'em- parerait d'une fée, croyant sa fortune faite, ne la laisserait pas partir pour tout au monde.

Aussi se tiennent-elles le plus souvent au milieu des rivières, afin de pouvoir disparaître aussitôt si quelque passant tentait de les surprendre.

Les fées n'ont pas de nom spécial en Corse ; on leur donne toujours celui de la grotte ou du lac qu'elles habitent.

284 CONTES POPULAIRES

LA FEE DU RIZZANESE

p y a déjà longtemps, vivait une fée au- dessous de Tolone (1). Cette fée, plus belle que le jour, avait sa grotte dans le Rizzanese (2). Bien des fois on l'avait vue sortir le matin pour laver son linge, et le bruit courait que celui qui parviendrait à la saisir par les che- veux deviendrait son époux.

Or, un jour, la fée voulut faire sa lessive.

Elle sortit du fleuve et lava toute la matinée; puis elle tendit son linge au soleil et alla se re- poser sur une pierre.

Un des Poli (3) vint à passer par là, et, ayant aperçu la fée, il se dit :

« Si je pouvais réussir à la prendre par les cheveux, quel bonheur ce serait pour moi ! »

(i) C'est le nom d'un enclos d'oliviers situé un peu au-des- sus du Rizzanese

(2) Petite rivière de l'arrondissement de Sartène ; elle se jette dans le golfe de Propriano.

(3) Nom d'une famille d"01miccia-di-Tallano.

DE l'île de corse 285

Il se dirigea donc doucement, bien doucement, du côté de la fée. Tout à coup, la prenant pai ses cheveux blonds comme l'or, il s'écria :

« Enfin, te voilà prise, tu es à moi !

Laisse-moi, ah ! laisse-moi, je t'en supplie.

Non, tu seras ma femme.

Si tu veux renoncer à moi, je te donnerai tous les trésors que tu pourras imaginer, je te ferai roi.

Non, il faut que tu sois ma femme.

Tu as su me vaincre, je serai donc ta com- pagne, mais souviens-toi bien de ceci : Ne cherche jamais à voir mon épaule nue, sinon je disparaî- trai à l'instant. »

PoU emmena la fée à Olmiccia (i) et célébra son mariage par de grandes fêtes.

Depuis ce moment, la fée devint triste ; elle ne mangea plus, et jamais on ne la vit sourire.

Elle ne sortait presque jamais. Si elle traver- sait le village, c'était la tète baissée et comme honteuse.

La fée, pourtant, avait eu trois garçons et trois filles qu'elle-même avait allaités, et qu'elle aimait de tout son cœur.

(i) Nom du village qu'habitaient les Poli.

286 CONTES POPULAIRES

Or, une nuit. Poli demanda à son épouse :

«Oh! dis-moi, dis-moi, pourquoi ne veux-tu jamais ôter ta chemise? Pourquoi m'empêches-tu de regarder cette épaule qui doit être si belle ?

Garde-t'en bien, autrement je serais morte pour toi. »

Cette nouvelle défense alluma plus que jamais la curiosité du mari.

« Qu'est-ce que son épaule peut avoir de particulier? Rien; je crois qu'elle se venge un peu de ce que je l'ai épousée par force. »

Et le lendemain matin, quand sa femme était encore endormie. Poli découvrit l'épaule de la fée.

Un sanglot déchirant se fit entendre, et la mal- heureuse, les yeux pleins de larmes, parla ainsi à son époux :

« Tu as voulu voir mon épaule, eh bien ! regarde-là, mais ce sera pour ton malheur. Vois ce trou qui s'y trouve ; il est plein d'ossements : c'est le squelette de notre amour que tu viens de tuer à l'instant. Malheureux que tu es, malheur- reuse que je suis, pourquoi ne m'as-tu pas écoutée ?

Ah ! pardonne-moi, pardonne-moi.

Dans quelques instants, je disparaîtrai ; nous

DE l'île de corse 287

avons six enfants, dis-moi que désires-tu conser- ver, les garçons ou les filles ?

Je préfère les garçons.

Prends-les donc ; mais sache que jamais, tant que ta race existera, il n'y aura plus de trois chefs dans ta famille. »

La fée disparut à ces mots. Poli en fut déses- péré. Il retourna bien des fois, le matin et le soir, à la grotte du Rizzanese, jamais il ne vit ni sa femme ni ses filles.

Suivant les prédictions de la fée, depuis ce temps, il n'y eut jamais plus de trois chefs dans la famille des Poli. Qiiant à la fée et à ses en- fants, ils ont sans doute passé le détroit pour se retirer en Sardaigne.

(Conté en tSSi par Madame Térisiiia Orloli, d'Olmiccia- di-Tallano).

^

COXTES POPULAIRES

II

LA FEE AMOUREUSE

u temps les bêtes parlaient et les pierres marchaient, il existait une fée belle et compatissante pour les malheureux, et qui était en même temps une puissante magi- cienne.

Cette fée, toutefois, ne pouvait quitter la grotte qu'elle habitait que pendant trois jours : si elle restait dehors une heure de plus, elle perdait tout pouvoir.

Un matin que la belle magicienne était sortie se promener à cent lieues de sa demeure, elle ren- contra un berger qui faisait paître ses brebis.

Il était si beau et jouait si bien de la lampu- gna (i), que la fée en devint éperdument amou- reuse.

« Beau berger, es-tu heureux ?

Je le suis, ma charmante dame.

Ne désires-tu rien ?

Non, j'ai tout ce qu'il me faut.

(i) Espèce de flûte.

DE l'île de corse 289

Beau berger, me trouves-tu belle ?

Je n'ai jamais vu de femme qui puisse ous être comparée.

S'il en est ainsi, veux-tu ni'épouser?

Avec plaisir.

Eh bien ! mets cet anneau à ton doigt et nous serons mariés. »

Le berger obéit à l'instant, et au lieu de ses vieux habits de drap grossier, il se trouva immé- diatement aussi bien vêtu qu'un prince.

« Écoute, dit la fée, je demeure très loin d'ici ; voici un char traîné par des chevaux ailés, monte dessus et partons.

Donnez-moi quelques jours afin que je puisse voir ma mère et l'embrasser une dernière fois.

Soit, mais ne tarde pas longtemps; dans trois jours, je t'attendrai; ce char te conduira de lui-même dans le palais que j'aurai préparé. »

La magicienne embrassa ensuite le berger et puis partit.

Celui-ci s'en ail, à son tour. En route, il ren- contra la reine du pays qui, le trouvant si beau, lui dit :

« Beau seigneur, le roi , mon mari, est mort. Veux-tu être mon époux ? »

19

290 CONTES POPULAIRES DE L ILE DE CORSE

Le berger réfléchit un instant.

La reine n'était pas aussi belle que la femme qu'il venait d'épouser, mais qu'importe 1 il serait roi. Cela le décida.

« Oui , dit-il , je consens à être votre époux. »

A ces mots, le char et les chevaux enchantés disparurent et, de grand seigneur, le jeune homme se trouva le plus misérable de la terre. Sa beauté avait fait place à la plus affreuse laideur.

« Quel est ce monstre ? dit la reine. Qu'on le chasse de devant moi.

C'est votre mari, madame.

Qu'on lui donne cent coups de bâton; puis- qu'il est si laid, il ne peut être mon époux. »

Mais elle venait à peine de parler que la terre trembla, des éclairs sillonnèrent les nues et les deux parjures furent engloutis dans un gouffre profond qui s'ouvrit à leurs pieds.

La fée s'était vengée.

(Conté en tSSl par M. Antoine Joseph Ortoli [Olmicciû]).

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§ II. LA VIERGE ET LES SAINTS

' ES contes et les légendes se rapportant à Dieu et à U Vierge ne sont pas très répandus en Corse. Toutefois, quand ces saints personnages interviennent, c'est pres- que toujours pour récompenser le bon et punir le méchant.

La Vierge marche le plus souvent avec l'enfant Jésus, et c'est lui qui, généralement, est cause de la récompense ou de la pu- nition du voyageur.

Les saints non plus ne se prodiguent pas. Ils ne viennent sur terre que pour se faire bâtir une église à un endroit désigné. Q.aelquefois, pourtant, ils avertissent les villageois qui les ont adoptés pour patrons de ce qu'il faut faire pour éloigner de la commune la peste ou toute autre calamité.

^

292 CONTES POPULAIRES

LES TROIS FRERES ET LA VIERGE

jL y a bien longtemps de ça, vivaient trois frères tellement pauvres qu'ils se nourris- saient d'herbe comme les animaux.

« Mère, dit un jour l'aîné, je veux aller faire fortune.

Non, mon enfant, reste avec nous, tu ne sais pas ce qui peut t'arriver en route.

Il finit que je parte faire fortune. »

Ne pouvant le dissuader de son entreprise, sa mère lui fit un gâteau de cendre et le lui donna.

Le jeune homme partit.

Après avoir longtemps voyagé, il rencontra près d'une fontaine une femme avec un petit en- fant.

Et l'enfant dit :

« Donne-moi un morceau de ton gâteau ?

Non, j'aimerais mieux te voir mourir de faim.

Dans peu de temps, tu rencontreras une

DE L ILE DE CORSE 295

mer d'eau tu te noieras, « dit la femme, qui n'était autre que la sainte Vierge.

En effet, le soir même, l'aîné des trois frères rencontra une mer d'eau et s'y noya.

Le second, ne le voyant pas revenir, crut qu'il avait fait fortune.

« Mère, je veux partir, moi aussi je veux être riche, riche 1

Mon cher enfant, ne m'abandonne pas, reste avec moi. »

Mais tout fut inutile, et comme sa mère était encore aussi pauvre, il emporta un gâteau de cendre.

Après avoir voyagé trois jours et trois nuits, il rencontra une femme avec un petit enfant dans ses bras.

« Donne-moi un peu de ton gâteau ?

Puissè-je crever, vieille sorcière, si je t'en donne une miette !

Aujourd'hui, tu rencontreras une mer de sang tu te noieras. »

Cela arriva en effet, comme la sainte Vierge le lui avait prédit.

Le cadet des trois frères attendit le retour des deux autres, mais toujours inutilement.

294 CONTES POPULAIRES

« Mère, dit-il un jour, tout le monde a fait fortune, je veux aussi m'en aller à travers le monde.

Mon pauvre enfant, je n'ai plus que toi; seulement je ne veux pas te retenir, pars et sois heureux. Pourtant ne m'oublie pas, souviens-toi quelquefois de ta vieille mère et de ta vieille mai- son. »

A ces paroles, les larmes vinrent aux yeux du jeune fils, car il avait bon cœur ; mais enfin il partit en emportant encore pour tout trésor un pauvre petit gâteau de cendre.

Il voyagea longtemps, bien longtemps. Enfin, il rencontra la femme et l'enfant qui s'étaient montrés à ses aînés.

« Veux-tu me donner un morceau de ton gâteau ? dit l'enfant.

Certainement, mon pauvre petit, » et il lui en coupa un gros morceau ; ensuite, il offrit le reste à sa mère.

« Je suis la Vierge, dit alors celle-ci ; que veux-tu en récompense de ton bon cœur?

Bonne madone, dites-moi sont mes frères ?

Ils sont morts tous les deux. »

DE l'île de corse 29S

Le bon frùre se prit à pleurer de tout son cœur en apprenant cette triste nouvelle, mais 'a Vierge le calma peu à peu et tâcha de le con- soler.

Elle dit à la fin :

(( Prends ce morceau de cire. Grâce à lui, il ne t'arrivera jamais aucun mal. Tu pourras faire fuire loups, lions et voleurs rien qu'en disant :

« Si vous approchez je vous écrase comme cette pierre, et tu enfonceras tes ongles dans la cire. »

Le jeune homme remercia la Vierge et conti- nua sa route.

Bientôt il rencontra une grande forêt qu'il lui fallut franchir.

Aussitôt il se vit entouré de brigands qui vou- laient le tuer; mais, ayant pris son morceau de cire :

« Si vous approchez, leur dit-il, je vous écrase comme cette pierre ! »

Et tous les voleui s, effrayés, s'enfuirent au plus vite.

Continuant son chemin, le jeune frère arriva au milieu de la forêt, oia il trouva un château en- chanté gardé par des lions.

296 CONTES POPULAIRES

Ces animaux commencèrent à rugir en voyant un homme, mais le :

« Si vous approchez, je vous écrase comme cette pierre ! » leur ferma la gueule aussitôt.

Le protégé de la bonne madone put ainsi péné- trer dans le château, il trouva des salles toutes pleines d'or et de diamants.

Deux mulets étant à l'écurie, il les chargea d'or et de pierres précieuses, puis il s'en retourna dans son pays, sa mère vivait toujours.

Là, le bon jeune homme se fit bâtir un ma- gnifique palais dans lequel lui et ses enfants vécurent toujours heureux et tranquilles.

(Conté en 18S1 par Vincent Bucchino, cultivateur [Olmiccia]).

I. ERMITE JEAN

^EAN, le bon ermite, s'était retiré dans une forêt il vivait séparé de tout le monde, excepté de Dieu. Toujours en prière, le pauvre homme était de-

DE L ILE DE CORSE 297

venu si maigre qu'on aurait pu compter ses os. Et pourtant, rien ne manquait au saint homme, auquel tous les habitants du pays venaient appor- ter des provisions de toutes sortes.

« Puisqu'il ne veut pas profiter de ce qu'on lui donne se dirent des voleurs, allons lui prendre ce qu'il a ; mais, comme c'est un saint person- nage, ne lui faisons aucun mal. »

Un jour donc, les brigands prirent toutes sortes d'instruments de musique : qui une flûte, qui une harpe ou un violon.

« Qjael concert céleste nous pouvons faire avec cela ! » se dirent-ils, et les voilà sur le toit de la cabane du saint ermite chantant en chœur :

Giovanni, fuor Giovanni, Ciâ dettu il buon Gesù Gettate fuor li panni E poi moniate su (i).

En entendant ces voix accompagnées d'une fort joUe musique, Jean crut que le Seigneur, touché de ses actes de pénitence, voulait le faire monter

(i) Jean, nous a envoyé te dire le bon Jésus, jette dehors tout ce que tu possèdes, et puis monte au ciel.

298 CONTES POPULAIRES

au ciel. Il se hâta donc d'obéir et jeta dehors tout ce qu'il possédait.

Un voleur adroit enlevait à mesure ce qu'il ap- portait, de sorte que Jean pensa que c'était encore un miracle.

Quand il ne resta plus rien dans la cabane, les anges improvisés, voulant rire cette fois, se mirent à chanter :

Giovanni, fuor Giovanni, Cià dettu il buon Gesù Ballate senza panni. E poi montate su (i).

K Voici une drôle d'idée du bon Dieu, » pensa l'ermite ; mais croyant que c'était une épreuve que le Seigneur voulait lui imposer, il se déshabilla et, se rappelant les premiers temps de sa jeunesse, se mit à danser de son mieux.

Pendant ce temps, les voleurs ayant ce qu'ils désiraient, s'en allèrent en riant de bon cœur.

Quant à Jean, il dansa, dansa longtemps, mais es anges ne vinrent pas le chercher.

« Le Seigneur se moque de moi, se dit le

(i) Jean, nous a envoyé te dire le bon Jésus, danse dehors sans vêtement, et puis monte au ciel.

I

DE l'île de corse 299

saint, et je ne sais vraiment pas pourquoi il me fait danser, me sachant vieux et malade. »

Puis enfin, la fatigue l'emportant, il rentra dans sa cabane, il ne tarda pas à s'endormir profondément.

Mais le lendemain, quelque sobre que fut Jean, son estomac criait famine. Il ne restait plus rien dans sa demeure, les anges lui ayant enlevé jus- qu'aux habits qui le couvraient.

Comment faire ?

Il résolut d'aller demander l'aumône.

Tout nu? direz-vous. Oui, tout nu ; quelle est la femme qui aurait pu faire attention à un pauvre homme vieux et décharné comme lui ?

Du moins, c'est ce que pensait le bonhomme. Jean se mit donc en route. Chemin faisant, il rencontra une jeune fille qui s'enfuit à sa vue en jetant de grands cris.

« Diable ! diable ! se dit le saint, il paraît que je fais encore impression ; si tout le monde pourtant fuit ainsi, je m.ourrai bientôt de faim. »

Une femme passait.

« Hé, la femme ! donne-moi donc une de tes robes afin que je m'habille.

300 CONTES POPULAIRES

Oh ! le vilain homme, d'où peut-il sortir, mon Dieu ? »

Et la femme s'enfuit à toutes jambes.

« Décidément, pensa Jean, je n'ai pas de chance aujourd'hui; il faut que je me couvre. »

Trouvant un drap de lit qui séchait sur le bord du chemin, l'ermite le prit et s'en enveloppa de son mieux.

Mais aussitôt, le maître du drap, qui était à côté, se mit à crier :

« Au voleur ! au voleur ! »

Un homme passant sur la route, le malheureux ermite fut arrêté et mis en prison.

Les vieilles gens du pays apprirent bientôt les infortunes du serviteur de Dieu, et, en bons chré- tiens, ils allèrent le délivrer.

Jean, habillé tout de neuf, fut conduit à sa ca- bane, qui se trouva à nouveau remplie de toutes sortes de provisions.

La bande de voleurs l'apprit aussitôt, comme vous pensez bien ; pour la seconde fois , elle voulut donner un concert au pieux vieillard.

Tout le monde monta donc sur le toit, et l'on se mit à chanter :

DE L ILE DE CORSE 30I

Giovanoi, fuor Giovanni, Ci dettu il buon Gesù Gettate fuor li panni E poi montate su.

Mais l'ermite commençait à se lasser du paradis que lui promettaient les anges, aussi il leur ré- pondit :

Angeli, bell'angeli, Dite al buon Gesù Ch'ingannat'una volta Nun m'ingannara più (i).

S'apercevant que Jean ne se laisserait pas duper une seconde fois, les voleurs prirent le parti d'al- ler chercher fortune ailleurs, et laissèrent ainsi le bonhomme en paix.

(Conté en iSSl par M. Marini [Porio-Vecchio]).

(i) Anges, beaux anges, dites au bon Jésus que m'ayant trompé une fois, il ne me trompera plus.

^

302 CONTES POPULAIRES

III

L EGLISE DE SAINT-JEAN

N ce temps là, les villages de la. pieve (i) de Santa-Lucia-di -Tallano avaient tous une église. Poggio (2) seul faisait excep- tion. Les habitants en étaient cruellement froissés et un jour ils se dirent :

« Il faut que, nous aussi, nous ayons notre église. »

Les hommes se réunirent sur la place publique et, d'une voix unanime, décidèrent qu'on la ferait bâtir dans un champ situé près de la commune.

Dans leur enthousiasme, ils voulurent immé- diatement mettre leur projet à exécution.

Hommes, femmes et enfants, tous se mirent à l'ouvrage, si bien qu'en peu de jours, ils trans- portèrent au lieu indiqué la pierre nécessaire à la construction de l'édifice.

(i) Pieve. On appelait ainsi une des soixante et une divisions de la Corse avant la conquête française. Ces « pieves » cor- respondaient à peu près à nos cantons actuels.

(2) Petit village de la pieve de Sainte-Lucie-di-Tallano , ou bien plutôt d'Attalà.

DE l'île de corse 303

On travaillait jusqu'à la nuit, puis joyeux, tout le monde s'en retournait en chantant au logii..

Le lendemain du jour tous les matériaux avaient été apportés, les maçons arrivèrent avec pioches, pics et truelles ; mais, quelle ne fut pas leur surprise en ne voyant plus un seul morceau de pierre à l'endroit ils devaient bâtir l'église.

Le village s'émut. Qui donc, en une nuit, pou- vait avoir enlevé tant de pierre ?

On chercha de tous côtés et on finit enfin par la trouver dans une charmante vallée située de l'autre côté du hameau.

« On a voulu nous faire cette mauvaise farce, se dirent les paysans; remportons notre pierre elle était hier. »

Et les voilà charriant de nouveau les matériaux de la nouvelle église.

Cela dura longtemps ; les chemins étaient très mauvais, et l'on ne se quitta que bien avant dans la nuit.

Le lendemain eucore, la pierre avait changé de place. De nouveau on la trouva dans la vallée.

Les Poggiolinchi (i) devinrent furieux.

(i) Habitants de Poggio.

^oj\ contes populaires

Les villages voisins sont jaloux de nous; ils ne veulent pas que nous bâtissions notre église; eh bien ! ne nous décourageons pas ; s'il le faut, n'avons-nous pas nos fusils? »

On se remit encore à l'ouvrage. Cette fois, la pierre paraissait plus lourde que de coutume, on ne s'en alla qu'à minuit. Mais quelques Poggiolinchi s'étaient dit :

« Cachons-nous ici, et nous verrons ceux qui nous jouent ce mauvais tour. »

Aussitôt dit, aussitôt fait; les villageois char- gent leurs armes et se postent un peu plus loin.

Vers une heure du matin, on entendit le pas d'un homme et celui d'un animal.

« Enfin, les voilà ! J'ai envie de faire feu, dit un Poggiolincho !

Non, arrête; voyons comment ils pourront transporter en quelques heures ces pierres qui nous ont bien pris une journée. »

Pendant ce discours, l'homme chargeait son âne; à chaque instant, on aurait juré que le pauvre animal allait succomber sous le faix, mais il n'en était rien, bien que cent chevaux ordinaires eussent été écrasés à sa place.

DE L ILE DE CORSE 3O)

Et l'homme, avec quelle aisance il maniait d'immenses blocs de granit !

« C'est merveilleux, regarde comme il sou- lève ces moellons !

Oui, cela tient du prodige. »

Lorsque la moitié de la pierre eut été chargée sur l'âne, l'être extraordinaire le prit par la corde et s'achemina dans la vallée.

Il retourna bientôt pour chercher ce qui res- tait, mais les Poggiolinchi sortirent de leur ca- chette :

« Qui es-tu ? Pourquoi nous prends-tu notre pierre ?

Je suis saint Jean, et, comme vous voulez me bâtir une église, j'ai choisi moi-même l'em- placement, car le vôtre est maudit.

Comment, et pourquoi ce champ est-il maudit ?

Il y a cent ans, un homme a assassiné une femme et un enfant, et c'est ici même que le mi- sérable a été enterré. »

Après ces paroles, saint Jean disparut avec son âne.

Le lendemain, les Poggiolinchi ayant raconté ce qu'ils avaient vu et entendu, on décida que

20

3o6 CONTES POPULAIRES

l'église serait bâtie à l'endroit même désigné par le saint.

Chacun se remit donc à l'œuvre et, en peu de temps, il s'éleva dans une vallée charmante une des plus jolies églises de toute la Corse.

{Conté en 1SS2 par M. Antoine Joseph Ortoli [Olmiccia]).

IV

SANTA CATALINA

tfa.«4î^N homme s'était marié avec une belle 'vttw? femme. Neuf mois plus tard il en eut 'xc-sâa urie ^\\q qui était tout le portrait de sa mère.

Or, quelque temps après, cet homme devint veuf; ne pouvant vivre ainsi, il se remaria, mais la femme qu'il avait épousée ne put jamais lui donner d'enfants.

Cela le désespéra.

« Quoi! disait-il, je n'ai pris qu'une mule? »

DE L ILE DE CORSE 307

Et il frappait à coups redoublés sur la malheu- reuse.

Celle-ci, en revanche, se vengeait sur la petite Catherine, qui devenait de plus en plus gentille ; et pour trouver des occasions de la maltraiter, lui donnait les besognes les plus difficiles.

Un jour elle lui dit :

« Catherine, va à la fontaine et rapporte- moi ce crible plein d'eau ; si tu ne peux y réussir, tu seras battue et iras te coucher sans manger. »

La jeune fille partit et essaya de remplir le crible, mais elle ne put y arriver. Alors elle se prit à pleurer. Saint Joseph parut.

« Qu'as-tu, mon enfant?

Je pleure parce que je ne peux remplir ce crible d'eau.

Donne-le-moi. »

La pauvre petite obéit et saint Joseph le lui remplit.

« Tiens, porte-le à ta mère. » Catherine arriva à la maison et remit à sa ma- râtre le crible plein d'eau.

Celle-ci n'en pouvait croire ses veux, mais elle ne put la frapper.

508 COXTES POPULAIRES

Un autre jour la inaln'ona dit à la jeune fille :

« Voici une chemise ; tu iras la laver à la fontaine et la repasseras avec tes mains. Si elle n'est pas aussi bien faite que si elle sortait des mains de la meilleure repasseuse, tu seras liée et battue. ))

Catherine partit à la fontaine. Une fois qu'elle eut lavé la chemise, elle tâcha de la repasser avec ses mains, mais elle ne put y réussir.

Alors elle se prit à pleurer.

La sainte Vierge lui apparut.

« Qu'as-tu, ma bonne enfant?

Je pleure parce que je ne puis repasser cette chemise avec mes mains.

Eh bien! donne-la-moi. »

La pauvrette ne se fit pas prier, et la sainte Vierge la lui rendit blanche comme la neige et mieux repassée que ne l'aurait fait, avec un fer, la femme la plus habile.

Arrivée à la maison, Catherine donna la che- mise à sa marâtre, qui, la voyant si blanche et si parfaite en toutes choses, entra dans une grande fureur.

Pourtant elle ne put encore frapper la jeune fiUe.

DE L ILH DE CORSE 3O9

La mcchantc femme lui dit pour la troisième fois :

« Catherine, je veux que tu files aujour- d'hui ces morceaux de bois; si tu ne peux y réussir, tu seras battue et ne mangeras pas de la journée. »

La malheureuse enfant se mit à pleurer toutes les larmes de son corps.

« Comment voulez-vous que je file des morceaux de bois? disait-elle.

Cela ne me regarde pas. »

Et la cruelle enferma l'orpheline dans une chambre l'on ne pouvait rien voir.

La sainte Vierge entra bientôt après, et la chambre se trouva toute illuminée.

« Pourquoi pleures-tu, mon enfant?

Je pleure parce que je ne puis filer ces mor- ceaux de bois.

Sèche tes larmes, je filerai pour toi. »

Et la bonne madone fila des fils d'or. Ensuite elle s'en alla.

Le soir venu, croyant bien que Catherine n'au- rait pu filer des morceaux de bois, la matrigna arriva toute joyeuse.

« As-tu filé ce que je t'ai donné?

5IO CONTES POPULAIRES

Oui, voilà. J'en ai tiré une pelote de fil d'or.

Décidément, pensa stti diuimoniu incal^u- natu (i), il faut que je la tue; je ne peux plus la battre, faisant tout ce que je lui commande. «

Aussi, un jour elle emmena Catherine sur les bords d'un large fleuve et la jeta dedans.

Craignant pourtant qu'on ne l'accusât de sa mort, la marâtre retourna aussitôt à la maison et se mit à préparer le dîner.

Mais le Seigneur, qui, avait tout vu, sauva la pauvre petite et la fit entrer dans un couvent.

« Voici une jeune enfant, dit-il aux sœurs, soignez-la bien, car elle a déjà beaucoup souffert. »

Le soir venu, le père de Catherine demanda à sa femme :

« est donc ma fille?

Je ne sais pas, je ne l'ai pas vue depuis ce matin.

Trouve-la aussitôt ou je vais te tuer.

veux-tu que je la cherche?

Je te dis de trouver Catherine si tu ne veux mourir sur l'heure. »

L'assassina (2) fit semblant de chercher de tous côtés, puis elle revint à la maison.

(i) Ce démon en pant.ilon.

(2) L'assassin; mais ce nom, en Corse, a vm féminin.

DE l'île de corse 3! I

« As-tu trouvé ma fille?

Non, je ne sais elle est.

Eh bien! attends un peu, tu l'as sans doute •égarée dans une forêt, car j'ai appris que tu ne l'aimais pas. «

Et le mari tomba sur la criminelle à bras rac- •courcis; il la frappa tant et tellement qu'elle mourut.

La nuit, elle fut enterrée dans le jardin et per- sonne ne sut jamais ce qu'elle était devenue.

Le pauvre père se mit ensuite à la recherche de son enfant, qu'il aimait beaucoup.

Il voyagea longtemps, longtemps sans jamais la retrouver. Désespéré, il s'assit enfin sur une pierre et pleura.

Le Seigneur lui apparut.

« Qu'as-tu à pleurer ainsi ?

Je cherche ma fille, Catherine, et je ne puis la retrouver.

Ne crains rien, elle est à bon port. Que me donnes-tu si je te la fais voir?

Tout ce que vous voudrez, même ma vie.

Eh bien ! prends cette pelote de fil d'or, attaches-en un bout à cet arbre et marche devant toi. Quand elle sera entièrement dévidée, tu te

312 CONTES POPULAIRES

trouveras devant une porte à laquelle tu frapperas.

Et c'est que sera ma fille?

Oui. »

Le père partit et, après avoir longtemps voyagé, arriva à la porte du couvent était enfermée Catherine.

« Pan ! pan !

Qui est là?

C'est moi, le père de Catherine. »

Une sœur lui ouvrit, et l'heureux homme put voir son enfant, qui chantait dans une chapelle avec un grand nombre de ses compagnes.

A la vue de son père, Catherine accourut se jeter dans ses bras, et celui-ci l'embrassa bien tendrement.

Bientôt il dit à sa fille :

« Pourquoi nous as-tu quittés? »

La pauvre enfant raconta alors tous les mau- vais traitements dont elle avait été l'objet de la part de sa marâtre, et comment elle avait été sauvée par le Seigneur.

« Ne crains plus rien, répondit son père, j'ai tué celle qui t'a fait tant souffrir, et désor- mais tu seras toujours heureuse -, allons, viens avec moi. »

DE l'île de corse 515

Mais Catherine le supplia de la laisser dans le couvent, et celui-ci y consentit pour ne pas lui faire de la peine.

Catherine vécut longtemps, longtemps; elle était toujours en prières et, lorsqu'elle mourut, chacun la regarda comme une sainte.

C'est d'elle que l'on veut parler quand on cause de sainte Catherine.

(Conlé en iSSi par Madame Marguerite ColoJina [Porlo-Fecchio]).

SAINT MARTIN ET LE DIABLE

[ANS l'ancien temps, le Diable possédait une grande partie de la plaine de Campo- tile (i).

Un jour qu'il labourait avec ses bœufs, saint Martin vint à passer par là.

L'ayant reconnu, il se dit en lui-même : Il faut que Satan s'en aille de ce pays, car il doit y faire beaucoup de mal.

(i) Plaine assez fertile de l'arrondissement de Corté, au pied du Monte Tafonato.

314 CONTES POPULAIRES

Le saint s'approcha donc du Diable et lui dit :

« Que fais-tu dans cette plaine, méchant ré- prouvé de Dieu?

Que t'importe ! suis ton chemin et laisse- moi travailler.

Non, je veux que tu t'en ailles, ou je t'y for- cerai bien.

Ces champs sont à moi, et Dieu lui-même ne m'en pourra chasser. »

Et Satan et saint Martin continuèrent à. se dis- puter pendant plus d'une heure.

Au plus fort de la querelle, comme le Diable ne faisait nulle attention à son travail, sa charrue vint se heurter contre un rocher et se brisa en plu- sieurs morceaux.

Voyant cela, saint Martin s'écria :

« Ah ! Satan, tu disais que Dieu lui-même ne pourrait te chasser d'ici, eh bien ! travaille maintenant, si tu le peux ! »

En un instant, une forge avec son soufflet fut installée, et, sans répondre, le Diable se mit à faire rougir et à battre, battre de toutes ses forces, le fer de sa charrue.

Tous ses efforts furent inutiles, la charrue ne pouvait être réparée.

DE L ILH DE CORSE 315

Le Diable fabriqua alors un immense marteau, si grand, si grand, que lui-même éprouvait quel- que peine à s'en servir.

Un ouragan arriva par le soufflet; de nouveau le fer de la charrue rougit à se fondre.

Cette fois, se dit le démon, il faut que je réus- sisse, et le voilà frappant à coups redoublés sur les morceaux de sa charrue, qu'il ne put réparer.

Voyant cela, saint Martin riait dans sa barbe.

« Eh bien ! Satan, dit-il, quand finiras-tu de labourer tes champs? »

Le Diable ne répondit pas ; mais, furieux do ne pouvoir réussir à refaire sa charrue, il lança dans l'air son marteau qui, venant à frapper la mon- tagne (i), y fit un trou énorme et alla tomber je ne sais où, du côté de Filosorma.

Satan voulut ensuite s'en retourner aux enfers ; lorsqu'il essaya de détacher ses bœufs du joug, il ne put y réussir : ils étaient transformés en pierre.

Saint Martin avait disparu.

(^Cotitc en 1SS2 par .ïnt. Jofeph Orloli [Olmtccia^.

' i) Le Monte Tafonato. Cette montagne est percée d"un trou qu'on distingue assez bien au soleil levant.

mnmmn'Ënmnm^^

§ III. LE DIABLE ET LES REVENANTS

4a croyance au diable n'est pas très répandue dans les campagnes de la Corse. Messire Satan n'intervient généralement que pour garder des trésors qui lui ont été confiés après un pacte solennel, il trouve toujours beaucoup d'âmes à gagner.

Quelquefois, pourtant, il se change en bête et bat les pas- sants attardés ; ou bien encore, déguisé, il s'en va jouer aux canes avec les plus rusés du pays.

Lorsqu'il a ruiné son partenaire, le diable achète son âme en lui rendant tout ce qu'il a perdu.

En général, le diable est presque toujours reconnu avant qu'il ait accompli ses mauvaises intentions. Ce sont tantôt ses cornes et sa queue et tantôt ses pieds de boucs qui le trahissent.

Vite il est alors chassé à coups de goupillon et, pour long- temps, il ne parait plus dans la contrée.

Si la croyance au diable n'est pas fort répandue dans l'ile, les revenants, en revanche, font souvent parler d'eux.

Bien des gens, qui n'ont pas peur quand un fusil est braqué

CONTES POPULAIRES DE L ILE DE CORSE 517

sur eux, tremblent lorsqu'il s'agit de passer prés d'un cimetière ou d'un champ dans lequel des morts ont été ensevelis.

Un soir, h la veillée, chez l'abbé Antoine Padoue Ortoli, curé de Poggio-di-Tallano, on s'entretenait d'un événement malheu- reux qui avait occasionné la mort de l'un des hommes les plus respectables de la localité.

Chacun disait ce qu'il croj'ait sur ce fatal accident et, de pro- pos en propos, on en vint à dire que cette catastrophe avait été annoncée d'avance par de fâcheux pronostics.

L'un dit que la Malucella, l'oiseau de mauvais augure, était venue, pendant trois nuits consécutives, jeter son cri sinistre sur le toit de la maison du malade ; un autre que le tambour des morts avait battu la générale sur la place, devant sa porte. Un troisième fut encore plus précis :

Il déclara que la veille de son décès, sur l'heure de minuit, il avait vu les a morts » entourer le cercueil en chantant le Libéra me domine. Les cris de la femme du moribond se firent entendre ensuite et, enfin, la levée du corps étant faite, toutes les ombres se dirigèrent vers l'église, qui était entièrement illu- minée.

L'un des assistants se permit d'émettre des doutes sur la réa- lité de ces apparitions mystérieuses; alors le curé prit la parole et, avec un grand sérieux et une forte conviction, déclara que si l'on connaissait le nombre des esprits qui, sous différentes formes, erraient pendau* la nuit, on hésiterait à sortir de chez soi durant le jour.

Quelqu'un de la compagnie parla encore de la Squadra d' Arrosa (confrérie des morts).

Cette confrérie est composée d'un nombre presque infini de membres morts depuis plus ou moins de temps. Quand elle sort

3 I 8 CONTES POPULAIRES

à une heure, en général, fort avancée de la nuit, chacun revêt l'habit de pénitent, avec le rochet et le capuchon noir, et tient à la main un cierge allumé.

Mais la Squadra ne se prodigue pas : ce n'est que pour les personnes importantes et dans des occasions solennelles qu'elle se met en campagne. Alors seulement elle accomplira, la nuit. toutes les cérémonies que les vivants feront pendant le jour.

Celui qui parlait ajouta :

« Mon compère Saverio et moi avons rencontré la Squadra d'Arrû';^a nella slretta di San Martine (dans le sentier de Saint- Martin), la nuit oii mourut Jacques Marie Ortoli. C'était une nuit de novembre, entre onze heures et minuit.

« Aussitôt que nous la viraes déboucher du cimetière et s'avancer vers nous, je me mis à trembler de tous mes membres.

« Saverio raffermit mon courage et me dit de me serrer contre le mur afin de ne pas être enveloppé. Il m'engagea en outre à n'accepter aucun objet des morts.

« Pendant ce temps nous avions tiré nos stylets et mis le manche entre nos dents, afin de présenter la lame à la Squa- dra, qui allait passer devant nous.

M Tremblants, nous attendîmes.

" Le défilé fut long. Les spectres essayèrent de s'approcher du mur pour nous passer derrière et nous entourer, mais nous nous y appuyâmes de toutes nos forces et leur montrâmes en même temps la pointe de nos stylets.

Alors, courbant la tête, ils prirent le milieu de la route.

« Quelques-uns des morts quittèrent leur rang et vinrent nous offrir des objets qu'il nous fut impossible de reconnaître, couverts qu'ils étaient d'un morceau de linceul.

« Nous restâmes insensibles à leurs offres.

DE L ILE DE CORSE 319

« D'autres nous présentèrent le cierge allumé qu'ils tenaient jk la main; nous refusâmes de même et, lorsqu'ils étaient trop pressants, nous les regardions en face, serrant les dents et mon- trant bien droite la pointe de nos stylets.

« Enfin ils nous laissèrent tranquilles : bien nous en prit, car ils n'avaient que des cadavres d'enfants à nous donner, et les cierges qu"ils tenaient n'étaient que des ossements.

« Cette rencontre était pour ' nous d'un mauvais présage : nous nous décidâmes à rentrer.

Il Seulement nous veillâmes jusqu'au chant du coq ; si nous nous fussions laissé surprendre par le sommeil, qui pourtant nous accablait, malheur à nous ! quelques-uns des morts que nous avions rencontrés, et qui se tenaient en embuscade, nous auraient infailliblement assommés.

« Enfin le coq chanta; tout péril avait disparu.

n Le lendemain mourut Jacques Marie Ortoli; c'était pour lui rendre les honneurs funèbres que la Squadra d'Arroix" était sortie. »

CONTES POPULAIRES

LE CHIEN QUI SE CHANGE EN DIABLE

î-^a^N paysan revenait de Poggio (i), à mi- llwilt i''^^'^ après avoir fêté la Saint-Jean. Lors-

■'^"■^ qu'il fut près des Casci (2) il s'aperçut que son chien gonflait terriblement, puis il le vit tout à coup se transformer et prendre la forme d'un homme.

Le voyageur eut peur; mais, comme il avait son fusil, il reprit un peu assurance et demanda :

« Que veux-tu? es-tu l'âme de quelqu'un des morts qui reposent ici? »

L'homme ne répondit rien: en revanche il prit un gros bâton qui se trouvait à ses côtés et com- mença à l'en frapper à coups redoublés.

Le malheureux se mit à crier de toutes ses forces; ce fut en vain, le diable, car c'était lui, continua à le rouer de coups.

(i) Petit village du canton de Sainte-Lucie-de-Tallano. (2) C'est un lieu qui se trouve entre Poggio et Olmiccia et l'on a enseveli un grand nombre de personnes.

DE L ILE DE CORSE 321

On arriva ainsi jusqu'au village voisin, c'est-à- dire à Olmiccia.

Le pauvre voyageur était à demi-mort et son fusil brisé en mille pièces.

Or, en ce moment le curé allait porter le saint viatique à un mourant. Il rencontra le diable et le reconnut, l'ayant chassé bien des fois.

« Pourquoi viens-tu ici? dit le curé. »

Et il commença à l'asperger avec l'eau bénite que portait un petit enfant de chœur.

A chaque goutte qui tombait sur lui, le diable jurait et blasphémait ; mais enfin il finit par dis- paraître sous terre.

Le paysan resta longtemps malade; il ne fut complètement guéri que pour la Saint-Jean de l'année suivante. Seulement il se garda bien, cette fois, de retourner si tard de Poggio.

Quant au chien, il disparut dès cette nuit et personne ne l'a plus revu depuis.

(Conté en iSSt far l'-f. Antoine Joseph Ortoli [O/in/fCio]).

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322 CONTES POPULAIRES

LA VINDETTA DI l'aNIMI IN PENA (l)

5INALD0, le fier chasseur, avait séduit Disu- lina et l'avait abandonnée. La jeune fille s'était tuée.

Or, un soir, Rinaido alla à la chasse ; il se posta derrière une pierre et attendit le gibier.

Bientôt il vit apparaître une forme blanche qui s'avançait lentement vers l'endroit il se trou- vait caché.

« Que diable cela peut-il être? » se dit le chasseur.

Et, épaulant son fusil, il tira sur ce je ne sais quoi qui avançait toujours.

Le fantôme, car c'en était un, continua sa marche.

Rinaido tira encore, mais sans plus de succès.

Le chasseur eut peur.

(i) La vengeance des âmes en peine.

DE L ILE DE CORSE }2J

« Qiii cs-tu? que me veux-tu? Q.ui que tu sois, réponds.

Je suis, infâme, celle que tu as déshonorée .

Disulina? Ah! Dieu !

Maudit, ne prononce pas le nom de Dieu, car en m'abandonnant tu l'as renié et lui t'a re- jeté pour jamais. »

Au même instant parut un autre fantôme, puis un autre et puis encore un autre. Tous s'approchèrent de Rinaldo le chasseur.

« Que me voulez-vous, que me voulez- vous, spectres hideux, qui me remplissez d'épou- vante? Maria! Lucia! Francesca !

Oui, c'est nous, misérable; ah! tu as cru que nous t'aurions oublié parce que tu ne te sou- venais plus de nous autres ?

Pitié, pitié !

Lâche ! te souviens-tu des pleurs que tu nous a fait verser? Nous aussi nous te deman- dions pitié quand tu brisais nos cœurs ; mais tu as été sans merci. »

Le fier chasseur tremblait de tous ses membres.

« Oui, ce sont elles, ce sont bien elles. » Disulina prit alors la parole.

« Mes sœurs, quel supplice devons-nous

324 CONTES POPULAIRES

infliger à celui qui nous a fait subir mille affronts, à celui qui nous a tuées mille fois après nous avoir déshonorées? » Maria dit :

« J'étais seule avec ma mère. Cet homme est venu et m'a séduite par des paroles fausses comme son cœur. Je l'ai suivi et ma mère en est morte de douleur.

Je demande que cette nuit soit sa dernière nuit. »

Lucia parla à son tour.

Elle portait un pauvre petit enfant dans ses bras, et cet enfant était mort.

« Cet homme m'avait demandée en ma- riage. Nos fiançailles étaient déjà faites lorsqu'un soir il m'enivra de ses paroles d'amour.

Je tombai dans ses bras.

Depuis ce jour je ne l'ai plus revu. Il avait été faire d'autres victimes.

De désespoir je me suis tuée avec mon pauvre petit enfant. »

Et Lucia jeta un sanglot déchirant.

«c A quoi le condamnes-tu? demandèrent les autres délaissées.

A mort. »

DE L ILE DE CORSE 325

Puis Francesca s'avança.

« J'étais belle, mais pauvre. Un jour cet homme entra chez moi et m'offrit de l'or. Je le repoussai avec indignation... Mais j'avais faim.

Je souffris plusieurs semaines, plusieurs mois. Chaque soir cet homme venait pour m'acheter mon honneur.

Un jour la faim fut la plus forte et je cédai. Mais la honte me tuait : de douleur je me précipitai du haut de ma fenêtre sur le pavé de la route.

Que demandes-tu, que demandes-tu pour son châtiment ?

Je demande sa mort.

Et toi, Disuhna, qu'as-tu à lui reprocher?

Mon histoire est trop terrible; vous-même vous me maudiriez; mais, moi aussi, je demande la mort de cet homme. »

Après ces mots, Rinaldo, le fier chasseur, se vit entouré par les spectres, et les voilà qui mar- chent, qui l'entraînent, qui courent à travers forêts, monts et précipices, jusqu'à ce qu'ils soient arrivés à la maison de Maria.

Tout était triste et désolé.

« Te souviens-tu, Rinaldo, te souviens-tu

326 CONTES POPULAIRES

du jour tu es venu me perdre? Voilà le banc tu m'as tant de fois parlé d'amour et tant de fois tu m'as menti.

Oui, dit Rinaldo, je m'en souviens. »

Les spectres lui arrachèrent la barbe, le frap- pèrent au visage et, toujours courant, courant, courant, ils arrivèrent à la maison de Lucia.

Tout paraissait en fête. Un festin splendide, éclairé par quantité de lampes, était servi sur la table.

« Rinaldo, Rinaldo, tandis que mon père et ma mère t'attendaient, pourquoi me jurais-tu une fidélité éternelle, et pourquoi, après le festin, m'as-tu quittée, sachant que lu m'avais désho- norée ?

Réponds, réponds, » dirent tous les spectres. Mais Rinaldo baissa la tête et ne répondit

pas.

encore il fut frappé au visage et à la tête, tellement et tellement qu'il ne pouvait plus se tenir debout.

« Allons, avance, tu n'es pas encore à la fin de ta route. »

Et les voilà courant à travers les vallées, les montagnes; passant les fleuves et les rivières.

DE l'île de corse 327

Ils arrivent enfin à une pauvre maison. C'était que vivait Francesca. Celle-ci dit à Rinaido :

« Infâme, pourquoi as-tu profité de ma faim pour m'enlcver l'honneur? »

Et Francesca lui cracha au visage et, avec ses compagnes, elle le jeta par la fenêtre d'où jadis elle s'était précipitée.

Mais Rinaido n'était pas mort.

Les spectres l'entraînèrent de nouveau, marchant comme le vent, à travers makis et forêts.

Les vêtements du pauvre chasseur sont en lam- beaux, ses mains et son visage sont couverts de sang.

Et les spectres courent, courent toujours.

« Assez, pitié, pitié ! » gémissait le malheu- reux

Mais les fantômes des jeunes filles répon- daient :

« Marche! marche ! sans pitié pour celui qui n'en a pas eu pour nous. »

On arriva enfi. sur la place d'une église. C'était celle du village Rinaido était né.

Là, en face d'un grand orme dépouillé de ses feuilles, spectres et chasseur se mirent à tourner en rond sans cesse, sans relâche.

32.8 CONTES POPULAIRES

« Grâce, grâce! » murmure le pauvre Ri- naldo.

Mais on ne l'entend point. La ronde infernale continue, continue toujours, toujours.

« Plus vite; allons, le jour commence à poindre. »

Et Rinaldo ne marche plus, il tournoie sans toucher une seule fois par terre.

Enfin il tombe mort.

Maria, Lucia, Francesca et Disulina dispa- raissent aussitôt.

Chacune s'en va dans son tombeau, laissant le cadavre du fier chasseur étendu sur la place.

Mais chut!... écoutez... c'est le coq qui chante.

Amis, que Dieu vous garde des fantômes.

(Conté en iSSi par Madame Rosalinda Mallei [Zo^a-di- Tr.llaiio]).

^^

DE L ILE DE CORSE 329

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LE SPECTRE DE LA FIANCEE

jL n'y a pas bien longtemps de ça , un homme riche et beau aimait une jeune fille nommée Mariuccia.

Celle-ci, qui était pauvre, s'était longtemps dé- fendue contre ses assiduités; elle finit pourtant par céder aux désirs de celui qu'elle aimait plus que sa vie.

Mariuccia et son amant s'étaient juré un amour éternel; il s'étaient promis de ne jamais se sépa- rer, pas même après la mort.

Quelque temps après, le père de Carlo c'é- tait le nom de l'amant de la jeune fille dit à son fils :

« Mon enfant, tu es en âge de te marier ; tu as trente ans, et peut-être il ne serait pas trop prudent d'attendre davantage; je t'ai choisi une femme riche, belle, possédant enfin toutes les qualités que tu peux désirer, je veux que tu l'é- pouses.

3 3" COS'TES POPULAIRES

Mon père, vous savez que j'ai juré d'être à Mariuccia. »

Mais le père se moqua de son fils et fit tant et si bien qu'il le décida à ne plus revoir la jeune fille.

Lorsque Mariuccia apprit la décision de son amant, elle tomba dans une profonde mélancolie.

On la voyait dépérir peu à peu, et elle devint si maigre qu'à peine on pouvait la reconnaître.

Un jour elle rencontra Carlo.

« Est-ce vrai que tu m'as oubliée ? Et tes serments, les as-tu donc aussi oubliés ? »

Mais Carlo fit semblant de ne pas entendre et continua sa route.

Quelques jous après, Mariuccia mourut.

On creusa sa fosse dans le cimetière, et, comme elle ne possédait rien, elle n'eut même pas une croix en bois.

Carlo ne tarda pas à se marier.

Il était heureux, car sa femme, belle et riche, lui fit bientôt oublier la pauvre Mariuccia qui l'a- vait tant aimé.

Un soir, les deux époux étaient endormis, lors- que, vers minuit, une main glacée les réveilla.

« Qui est là? qui est là? s'écrièrent-ils en

DE L ILE DE CORSE 3 J I

voyant devant eux un spectre enveloppé d'un lin- ceul.

C'est moi. »

Carlo fut terrifié; il reconnaissait la voix. Il osa pourtant dire.

« Qiii, toi ? je ne te connais pas. »

On entendit alors un ricanement, et le spectre, se débarrassant de son linceul, vint se coucher au milieu des époux.

Ceux-ci frissonnèrent au contact de ces froids ossements qui les glaçaient.

« Que veux-tu ? dit la jeune femme. Pour- quoi viens-tu nous troubler dans notre sommeil ?

Je veux mon époux ; il m'a juré qu'il serait à moi pendant la vie, et que ma mort serait la sienne : il a oublié de venir à moi, je viens à lui. »

Ces paroles remplirent d'épouvante la pauvre femme qui se blottit dans un coin pour ne pas toucher le spectre.

Mariuccia resta couchée jusqu'au matin. Quand le coq chanta elle fut obligée de partir.

Carlo courut cliez le curé et lui raconta ce qui lui était arrivé.

« Il faut bénir le lit, » répondit celui-ci.

Et aussitôt il se dirigea vers l'église, il prit

352 CONTES POPULAIRES

une grande quantité d'eau bénite avec laquelle il aspergea toute la maison.

Le soir arriva. Malgré l'assurance du curé, Carlo et sa femme ne purent fermer l'œil avant onze heures. A minuit précis, une main de sque- lette les réveilla.

« Faites-moi place! j'ai bien froid.

Spectre, ô spectre ! que t'ai-je fait ? s'écria la pauvre femme. Viendras-tu longtemps me gla- cer d'épouvante ?

Je viendrai toutes les nuits à cette même heure, dans quelque endroit que vous vous trou- viez, jusqu'à ce que j'aie mon époux; ne m'a-t-il pas juré d'être à moi ?

Et cette nuit encore Mariuccia resta couchée jusqu'au chant du coq.

La nuit suivante, le spectre vint de nouveau, et, comme la veille, il gémit :

« Place! faites-moi place, j'ai bien froid ! » Cette fois-ci encore la morte se mit entre les

deux vivants. Elle étreignait Carlo dans ses bras décharnés en disant :

« Enfin, tu es à moi, mon bien-aimé, tu se- ras toujours à moi; nous ne nous quitterons plus jamais ! »

DE L ILE DE CORSE 533

Carlo ne répondit pas. Il était mort. On rcnsevelit dans la tombe de Mariuccia. Depuis ce temps, le spectre ne retourna plus à 'heure de minuit.

(Conté en 18S2 par Rosalinda Mattei, propriétaire à Zo^a-di-Tallaiio).

IV

LES MESSES DEMANDEES

jON père venait de mourir. Vous pouvez WyM juger de ma douleur; je ne voulais ni manger ni boire, j'étais désespéré. Il fallut pourtant aller au confoiio (i) qui avait lieu chez mon oncle.

Je ne rentrai chez moi que fort tard et me cou- chai aussitôt. Bientôt je m'endormis, exténué que

(i) Conforlo. On appelle ainsi le repas funèbre qui a lieu après l'enterrement d'un mort. C'est en général un parent, un ami ou un voisin de la famille éplorée qui prépare à manger.

Les étrangers, les prêtres et même la veuve et les orphelins sont obligés d'y prendre part, et ce serait une insulte envers la famille du défunt que de refuser une invitation en pareille cir- constance.

mm

ÎJ4 CONTES POPULAIRES

j'étais de douleur et de fatigue; mais, vers mi- nuit, je sentis une main froide qui me touchait la figure.

Je me réveillai en sursaut.

« Qui est ? m'écriai-je.

C'est moi, ton père, et aussitôt je l'aperçus enveloppé dans son linceul et s'éclairant avec un cierge qu'il tenait à la main. Mes cheveux se dressèrent sur la tète, je voulais douter. C'est l'i- magination surexcitée qui me représente tout cela, me disais-je, mais pourtant je veillais, et puis le cierge que j'étais sûr d'avoir laissé éteint en me couchant m'enlevait jusqu'au moindre doute delà réalité de ce que je voyais.

Que voulez-vous? demandai -je à mon père. » Il ne répondit pas.

« Que voulez-vous à cette heure ? » Le spectre ne répondit rien.

« Qui que tu sois, ombre de mon père ou tout autre, que veux-tu ? Pourquoi viens-tu trou- bler mon sommeil ? pourquoi te montres-tu à moi sous les traits d'un être que j'ai chéri ? »

Et je me mis à pleurer. Alors le spectre parla.

« Oui, je suis ton père, c'est bien moi.

DE LILE DE CORSE 35$

Mon enfant, fais dire des messes à tous les prêtres du canton, car j'en ai bien besoin.

Ne craignez rien, demain vous serez obéi. »

Le spectre s'inclina, éteignit son cierge et dis- parut.

Cette apparition m'avait profondément troublé. De tout le reste de la nuit, je ne pus fermer les yeux. Mais, le jour venu, à force de raisonner, et me rappelant tout ce qu'on disait sur les fantô- mes, je réussis un instant à me persuader que j'avais été l'objet d'une hallucination. Je ne fis point dire de messes.

La nuit suivante, la même main froide me ré- veilla à la même heure, et, à peine avais-je ouvert les yeux, qu'un cierge allumé entra dans ma chambre, un autre suivait, puis un troisième et puis un quatrième. La bière dans laquelle mon père avait été enfermé arriva ensuite et les quatre cierges l'entourèrent anssitôt. Effrayé, je couru? éteindre ces lumières afin de faire disparaître la terrible vision; mais, malgré tous mes efforts, je ne pus y parvenir. Le cierge éteint s'allumait aussitôt.

Je restai terrifié.

Le cercueil s'ouvrit alors et je vis aparaître mon père qui, se levant lentement, me dit :

336 CONTES POPULAIRES

« Mon enfant, c'est bien moi, il faut croire à ce que tu vois, ne cherche pas à te tromper. J'ai besoin de messes; je t'en suppHe, ne me laisse pas ainsi errer sur la terre. »

Après ces mots, la bière se referma, les cierges s'éteignirent et tout disparut.

Je restai à la même place jusqu'au jour.

Ma langue était collée au palais et je pouvais à peine parler.

Le soleil levé, je courus chez notre curé qui, lui aussi, vient de mourir (le Seigneur ait son âme), et lui commandai trente messes.

Pendant tout le mois, je ne vis aucune appari- tion. Mais, lorsque les trente messes furent dites, mon père m'apparut de nouveau.

Cette fois, il n'était pas seul.

Je vis avec lui ma tante et mon cousin.

Mon père était habillé tout de noir, tandis que mes autres parents étaient en blanc et portaient sur la tête une couronne d'or.

« Mon cher fils, dit mon père, les messes que tu as fait dire ne suffisent pas; il m'en faut encore, et cela jusqu'à ce que je revienne te trouver. »

Après ces mots, il m'embrassa.

DE L ILE DE CORSE 337

Une sueur froide couvrait tous mes memb-es.

Quant à ma tante et à mon cousin, ils me di- rent qu'ils étaient au ciel et qu'il ne leur man- quait plus que mon père pour être complètement heureux.

A leur tour, ils m'embrassèrent et puis ils dis- parurent.

Cette fois, il n'y avait plus à douter. Je fis donc dire des messes, et ce n'est que depuis peu de temps que mon père est retourné me dire qu'il n'en avait plus besoin, car il était au ciel.

(Co)ilé en iSSi par Antuir.e Mattci, propriétaire à Zo\a-di-Tallano).

LA BOURRASQUE DES MORTS

iE jour des Morts, un homme devait aller vendre des châtaignes à Sartène.

Comme chacun fait dans ce cas, il rem- plit la veille ses narpii et ses hertuU (i), de

(l) Voir, pour ces uoras, les notes des pages 25461 275.

22

338 CONTES POPULAIRES

manière à être prêt à partir aux premiers rayons du jour, puis il se coucha.

II ne lui restait plus qu'à chercher son cheval qui paissait non loin du village.

Cet homme venait à peine de se mettre au lit, qu'une tempête effroyable se déchaîna aussitôt sur sa maison.

Des cris sinistres se firent entendre et des malé- dictions retentirent de toutes parts.

« Maudit sois-tu ! maudite soit ta femme, et maudits tes enfants ! »

Une sueur froide inondait le malheureux. Saisi d'épouvante, il se serra contre son épouse. Celle-ci lui dit :

« Ha inissn i tatoua a i halcona ?

Sangii di Cristu ! j'ai oublié. »

Et aussitôt il se leva pour mettre des vases plein.*; d'eau sur les fenêtres.

Les morts, en effet, étaient venus, et n'ayant pas trouvé d'eau ni pour boire ni pour se laver et se purifier de leurs péchés, ils avaient fait un bruit épouvantable et lancé de terribles malédic- tions contre celui qui n'avait pas pensé à eux.

La besogne faite, le pauvre homme se recou- cha, mais la tempête continua toujours. Toute-

UE L ILE DE COUSE 339

fois, on n'entendait plus ni blasphèmes ni impré- cations.

Vers trois heures du matin, le voyageur voulut se lever

« Reste, lui dit sa femme, ne t'en va pas.

Non, il faut que je parte.

Le temps est si mauvais, le vent est encore si terrible qu'il pourrait t'arriver malheur.

N'importe, ne me retiens pas davantage. » Et le mari se leva pour aller chercher son cheval. Il était à peine arrivé à V Imhrancamentu (i)

que, par le sentier de Giufari. il vit déboucher la Squadra d'Arro\:{a (2).

Chaque mort tenait un cierge à la main, et chantait le Miserere.

Le malheureux resta comme pétrifié ; son sang se figea dans les veines, et il ne put prononcer un mot.

Cependant, les morts approchaient.

La Squadra l'entoura; celui qui était en tête lui offrit le cierge qu'il avait en main.

(ï) Embranchement de devx routes qui vont, la première de Sartène à Sainte-Lucie-de-Tallano, et la seconde d'Olmiccia à la colline de Giufari.

(2) Voir, sur la Squadra d'Ar.'ozTia, rintroductloo de ce cha- pitre.

340 CONTES POPULAIRES

« Tiens ! »

Et le pauvre homme le prit. Aussitôt des gémissements et des cris horribles se firent entendre.

« Malheur ! malheur ! malheur ! Maudit sois-tu ! maudit sois-tu ! maudit sois-tu ! »

Puis la Squadra disparut.

Le voyageur revint bientôt à lui, mais, ô vue horrible! dans sa main était un bras de petit en- fant.

C'était cela et non un cierge que le mort lui avait donné. Le malheureux tâcha de s'en débar- rasser, mais tout effort fut inutile.

Désespéré, il se rendit alors chez le curé, et lui raconta tout ce qui lui était arrivé.

« Il ne faut jamais prendre ce que les esprits offrent aux hommes, c'est toujours un piège qu'ils nous tendent ; mais enfin, puisque le mal est fixit, voyons à le réparer.

Que faut-il faire ?

Pendant trois nuits de suite, la Squadra viendra sous tes fenêtres à l'heure même tu l'as rencontrée. Les uns crieront, les autres feront en- tendre des sanglots déchirants, d'autres encore te maudiront et te demanderont avec insistance le

DE L ILE DE CORSE 34I

bras du petit enfant; les cloches de toutes les églises du canton se mettront à sonner le glas funèbre, mais n'aie pas peur.

Malgré leurs cris tu ne pourras jeter pourtant le bras que tu as en main, ce ne sera qu'au troi- sième jour qu'il te sera permis de t'en débarrasser.

Pour cela, voici comment il taut que tu t'y prennes :

Tiens prête une grande quantité de braise allu- mée, puis, quand les morts viendront crier et gé- mir sous tes fenêtres, tu leur en jetteras une partie.

Cela les rendra furieux ; ils voudront atta- quer ta maison. Tu les laisseras entrer ; mais quand toute la Squadra sera chez toi, tu lui jette- ras tout d'un coup ce qui te reste de braise, ainsi que le bras d'enfant, qui alors s'en ira de lui- même.

Les morts l'emporteront et tu seras sauvé. »

Ce qu'avait dit le prêtre arriva, en effet, de point en point.

Durant trois nuits, le malheureux homme enten- dit des cris, des gémissements, des imprécations terribles, les cloches sonnèrent le glas des morts, et ce ne fut qu'en jetant de la braise sur les es-

342 CONTES POPULAIRES DE L ILE DE CORSE

prits qu'il put se débarrasser du terrible bras d'en- fant.

Quelque temps après, cet homme mourut.

Malheur à qui oublie de donner à boire aux morts !

(Coulé en 1SS2 par M. Antoine Oiloli, mon frère \Olmiccia\).

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§ IV. LÉGI?.NDi;S DIVERSES

1 K plupart des légendes corses se rapportent à des faits plus ou moins éloignés, et qui ont eu le pays pour théâtre.

Aux faits les plus vulgaires, on a ajouté parfois tout ce que l'imagination a pu trouver de plas merveilleux.

Le Diable, les Revenants, la Mort, tantôt déguisée en femme, et tantôt en un superbe cavalier, en font presque toujours les frais.

Bien souvent aussi les Sarrasins y entrent pour une large part. Us ont fait tant de raal au pays, ils ont massacré tant de personnes, incendié tant de villages ! Comment la légende ne se serait-elle pas formée autour d'eu\? Comment aussi expliquer tout l'héroïsme des anciens Corses, victorieux de ces pirates, sans l'intervention d'une puissance surnaturelle?

C'est pourquoi l'imagination populaire s'est donné libre cours il travers tant de faits merveilleux, et il est rare que le Diable ne vienne combattre avec les patriotes contre les envahisseurs.

Un fait digne de remarque, c'est qu'un grand nombre de lé- gendes se rapportant aux Sarrasins ont été greffées sur d'autres légendes déjà existantes dans le pays. Cela est très visible, par exemple, dans la « Croix magique, ■> que l'on trouvera ci-.^prés.

344 CONTES POPULAIRES

U DENTI PALADINU (l)

f^r^ U temps des anciens , il y a bien long- feF temps de cela, existait un château en- **^^"'^ chanté qui appartenait au Diable.

Ce château était entouré de fossés pleins d'eau bouillante, cuisaient à l'instant tous ceux qui avaient le malheur d'y tomber.

Les portes étaient d'airain et des dragons à sept têtes en gardaient l'entrée.

Jusqu'alors personne n'avait pu pénétrer dans ce palais merveilleux, car le Diable y gardait avec soin u dciiti paladinu.

Or, vous saurez tous que de cette dent coule toujours un bon vin que chacun ici-bas aime à boire. Ce vin, le Diable le distribue sur terre, et, de cette manière, il est bien sûr que tous ceux qui en goûtent une fois ne tarderont pas à lui appartenir.

(i) La dent du paladin.

DE L ILE DE CORSE 345

Bien des personnes qui connaissaient le secret du démon avaient voulu pénétrer dans cette ue- meure, mais aucune n'avait encore réussi.

A peine arrivait-on à l'une des portes, qu'une foule de cloches, grandes et petites, se prenaient à sonner toutes sortes de carillons, jusqu'à ce qu'un dragon sortît et dévorât l'audacieux.

Bien qu'un grand nombre de gens eussent ainsi péri pour avoir voulu pénétrer dans le château, un jeune chevalier se résolut à tenter l'aventure.

Quelle gloire ce serait pour lui s'il parvenait à enlever la Dent du Paladin ! Il se mit donc en route et marcha longtemps, longtemps, avant d'ar- river devant le palais. Lorsqu'il en fut tout près, il voulut se reposer un instant pour reprendre quelques forces.

Mais il venait à peine de s'asseoir sur l'herbe, qu'il vit une femme poursuivie par un énorme sanglier.

« Sauvez-moi ! sauvez-moi ! » disait-elle, folle de terreur.

Le chevaherse leva, et courant sur l'animal sau- vage, il l'éventra avec le grand couteau qu'il por- tait sur lui.

Le sanglier tué, la femme lui dit :

346 CONTES POPULAIRES

« Je suis une fée, et tu m'as sauvé la vie ; que veux-tu en récompense ?

Je veux entrer dans ce château sans réveiller les dragons qui le gardent.

Chevalier, ne sais-tu pas que c'est le châ- teau du Diable, et que tous ceux qui y pénètrent n'en sortent jamais ?

Je le sais, mais je veux pourtant essayer.

Eh bien ! arrache la plus grande défense du sanglier que tu viens de tuer ; grâce à elle, tu pour- ras pénétrer dans le palais sans réveiller ni les cloches ni les dragons. Mais prends bien garde d'y prendre ou d'y accepter quelque chose que ce soit, autrement tu mourrais sur l'heure. »

Muni de la précieuse défense, le chevalier entra dans le cJiàteau.

Les portes s'ouvrirent devant lui sans réveiller les dragons qui dormaient profondément.

Jamais on ne vit plus beau palais que celui du Diable.

Il était pavé avec des diamants aussi gros que des pierres, et magnifiquement éclairé par des lampes d'or l'huile était toute parfumée.

Dans les salles, vastes, immenses, étaient d'ad-

DE L ILE DE CORSE 347

mirables statues qui, quoiqu'on marbre, causaient quelquefois ensemble.

En voyant le clievalicr, une de ces statues lui parla ainsi :

« vas-tu ? qu'as-tu osé faire ? pauvre malheureux ! Es-tu donc le seul mortel qui ne craigne pas le Diable ? )>

Une autre reprit :

« Homme insolent ! et depuis quand oses-tu pénétrer dans ce château ? J'ai bien envie de te bâtonner. Mais, comme tu es un noble chevalier, je veux bien te tuer avec une épée. Prends celle-ci, et défends-toi ! »

Furieux, le chevalier tendit la main, mais aussi- tôt il se souvint des paroles de la fée. Il maîtrisa donc sa colère et continua son chemin.

Il arriva dans un magnifique jardin, le Diable se promenait tous les jours.

Là, les fleurs les plus rares, les arbres les plus grands et les plus beaux de tous les pa\'s du monde y étaient jetés sans compter.

Parmi ces arbres, il y en avait en fleurs, d'au- tres chargés de beaux fruits. Le chevalier, qui avait faim, en aurait mangé volontiers ; mais, ayant peur d'en mourir, il se contenta de les regarder.

348 CONTES POPULAIRES

Sur les branches étaient une foule d'oiseaux aux belles plumes bleues et rouges. Et ces oiseaux disaient :

« Chevalier, prends, mange de ces beaux fruits, tout cela est à toi, si tu le veux. 5)

Le courageux jeune homme résista et continua encore sa route.

Après le jardin se trouvait une grande salle il pénétra.

Là, étaient les plus belles femmes qu'on eut ja- mais vues. La plus belle d'entre ces belles s'avança et lui dit :

« Soyez le bienvenu parmi nous, seigneur chevalier. Voilà déjà mille ans que nous atten- dons dans ce château un homme fort et coura- geux qui vienne nous délivrer. Nous espérons en vous, puisqu'il vous a été donné d'arriver jus- qu'ici, malgré les portes d'airain et les dragons qui défendent l'entrée de cette demeure.

Veuillez accepter, je vous prie, quelques rafraî- chissements; reposez-vous un instant afin de prendre de nouvelles forces et continuer votre voyage. »

Cette offre était faite avec une telle bonté, que le chevalier eut peur de céder.

Aussi, sans répondre, il prit la fuite et arriva

DE L ILE DE CORSE 349

dans une vaste salle il faisait une chaleur étouf- fante.

Le chevalier marcha, marcha longtemps afin de sortir de cet air qui le dévorait, mais la salle ne finissait jamais.

II alla ainsi devant lui pendant trente jours et trente nuits.

La faim et la soif le tuaient.

Le malheureux aurait infaiUiblement péri, quand, tout à coup, parut à ses yeux, ti dmti palaJiiiii.

Cette dent énorme était placée au milieu d'un hnmense bassin de marbre qu'elle emplissait d'un vin muscat.

Encore un pas, et le chevalier dépeuple une partie des enfers.

Mais la soif l'étreint, il ne peut plus remuer. Hélas ! le chevalier boit ; il boit à longs traits ce vin qui tue !

Le voilà qui perd la tête et tombe dans le bas- sin. II est mort. Les flots de vin le couvrent, le soulèvent, et, peu à peu, le transportent dans un gouffre profond, une des portes des enfers.

(jCunté en 1SS2 par Giatt Paolo Pan:^a>n, proprièlaire à Allagèiie),

350 CONTES POPULAIRES

LE TRESOR DU COMTE REXALDO

s^u temps les Corses luttaient contre les

M\ les Maures, il existait un trésor dans la

grotte du Diable, près du Rizzanese (i).

Ce trésor avait appartenu au comte Renaldo da

Fozzano (2), qui, avant de partir combattre les

Sarrasins, avait appelé le Diable et lui avait dit :

« Tu sais que jusqu'à présent j'ai toujours tenu mes promesses; tu ne dois donc pas douter de ma parole.

Que veux-tu? dit le Diable.

Regarde ce trésor ; que demandes-tu pour le garder jusqu'à mon retour, pour le défendre contre les Sarrasins ou quiconque oserait me l'enlever ?

J'en veux la moitié.

La moitié ? non ; mais, si tu y consens, je te promets l'âme de cent Sarrasins que je tuerai aujourd'hui.

(i) Petite rivière qui sort du flanc de l'Incudine et court en serpentant vers le golfe de Valinco, elle se jette près de la marine de Portiglio, à travers des marais.

(2) Gracieux village de larroudissement de Sartène.

DE l'île de corse 35I

J'accepte, dit Satan ; seulement, si tu meurs, je ne puis éternellement garder ton trésor?

Eh bien ! tu pourras l'abandonner à cette condition !... »

Et le comte et le Diable se parlèrent si bas que je ne pus rien entendre.

Renaldo se revêtit de son armure, monta sur Terrore, son cheval, et, avec tous les jeunes gens de la Piéve, accourus pour combattre sous ses ordres, il atteignit les Sarrasins.

Le carjiage fut aflVeux ; pendant cinq heures on tua, on égorgea sans pitié.

A lui seul, le comte Renaldo avait envoyé à messire Satanas bien plus que les cent Sarrasins qu'il lui avait promis.

Mais, malheureusement, il avait été blessé mor- tellement.

Avant d'expirer, Renaldo appela son fidèle ami Buccanera et lui dit :

« Je vais bientôt mourir.... Je t'en prie, sois

le père de mon et fant, sois ah! j'étouffe

un peu d'eau. »

Je ne sais pourquoi, mais on entendit alors un petit ricanement.

Après avoir bu, le comte reprit :

352 CONTES POPULAIRES

« J'ai caché un trésor dans la grotte du Diable... tu iras le chercher.

Mais, pour cela, il faut que tu fasses, à mi- nuit, un pain de seigle dans lequel se trouveront mêlés et cuits ensemble, un cœur d'enfant, la cervelle d'un Sarrasin et un morceau de cierge allumé dans le cimetière, au fond de la fosse commune.

Après cela, tu porteras le trésor à mon »

Un ricanement se fit de nouveau entendre, et

un petit homme avec deux cornes sur le front et deux pieds de bouc se présenta.

C'était le Diable qui, prenant le comte par les cheveux, s'enfuit en jetant de petits cris de joie.

Après la mort du comte, les Sarrasins reprirent courage et brûlèrent cruellement les moissons, les arbres et tout ce qui était dans la campagne.

La misère devint extrême.

Buccanera se souvint du trésor du comte Re- naldo et résolut de l'aller chercher.

Mais, comment faire ? Il avait encore un peu de farine de seigle, il serait bien descendu dans la fosse commune pour allumer le cierge, seulement prendrait-il le cœur de l'enfant?

DE L ILE DE CORSE 3 5 3

Or, pendant ce temps, la femme de Buccanera accoucha.

Cela la rendit bien triste, car, s'il était difficile de vivre à deux par ces temps de misère, il le se- rait bien plus encore maintenant qu'ils avaient un enfant.

La famine devenait de plus en plus affreuse à cause des ravages sans cesse renaissants des Sar- rasins.

Il ne restait plus ni vin, ni huile, ni farine, ni rien dont on pût manger.

Pendant deux jours, la famille souffrit la faim ; tous les trois seraient morts impitoyablement , lorsque c'est afïreux, le père eut une idée hor- rible.

Mais Dieu eut pitié de lui, et le pauvre petit enfant mourut.

Buccanera (le Diable ait son âme), prit son fils, et, disant à sa femme qu'il allait l'enterrer, il l'em- porta au cimetière.

Comme il était seul, le misérable lui ouvrit la poitrine et lui arracha le cœur.

Puis il retourna à la maison.

Pendant le trajet, Buccanera entendit un rica- nement derrière les buissons.

23

354 CONTES POPULAIRES

C'était le Diable qui, déjà, se frottait les mains de joie.

Arrivé chez lui, Buccanera dit à sa femme :

« As-tu de la farine de seigle ?

Hélas ! tu sais bien qu'il n'en reste plus qu'une poignée au fond du :(anio (i).

C'est bien, va te coucher. »

Et la pauvre femme obéit sans murmurer, car elle avait peur de son mari.

Une fois celle-ci couchée, Buccanera entra dans l'église, prit un cierge sur l'autel et s'ache- mina vers le cimetière.

Arrivé à la chapelle, il leva la trappe couvrant la fosse commune, et, doucement, il en descendit l'échelle.

Au bas, Buccanera tira sa pierre à feu et en fit sortir une étincelle qui enflamma un peu d'é- toupe.

Le cierge put ainsi être allumé, mais il s'étei- gnit tout à coup.

Buccanera recommença : le cierge s'éteignait toujours. Ce ne fut qu'à la septième fois qu'il resta allumé.

(i) Sac de cuir fait généralement avec la peau d'un mouton ou d'une chè/re.

DE L ILE DE CORSE 355

Tout frissonnant, le misérable remonta diffici- lement, car ses membres étaient glacés et ses jambes chancelantes ne pouvaient plus le soutenir.

Après mille fatigues, il parvint enfin à sortir du cimetière, et, plus mort que vif, arriva chez lui.

C'est alors qu'il commença sa cuisine infernale. Il alluma le feu, fit chauflfer un peu d'eau, puis pétrit dans un mortale (i) le cœur de son enfant et une partie du cierge allumé dans le cime- tière.

Une fois son horrible besogne terminée, Buc- canera y ajouta de la flirine de seigle et la cervelle d'un Sarrasin tué la veille.

Ensuite, mélangeant bien le tout, il en fit un pain qu'il fit cuire sous la cendre.

« Enfin ! s'écria-t-il, lorsque son pain fut cuit, enfin, je suis riche! »

Et, haletant, anxieux, il se dirigea vers la grotte du Diable, à l'endroit était caché le trésor.

II y arriva à une heure du matin.

Buccanera prit son pain d'où coulait un sang noir et visqueux et en toucha la grotte.

Le Diable se montra aussitôt.

(t) M.)rtier.

356 CONTES POPULAIRES

« Que veux-tu ?

Je veux le trésor que tu gardes et que le comte Renaldo m'a chargé de te demander.

As-tu fait le pain tel que nous l'avons dit?

Oui.

Eh bien! entre dans la grotte avec moi. » Buccanera suivit le Diable, qui marchait en sau- tillant, comme un homme bien joyeux.

Ils cheminèrent ainsi pendant bien longtemps, et arrivèrent au bord d'un précipice, au fond du- quel se trouvait le trésor du comte Renaldo.

A ce moment le Diable demanda :

« As-tu ton pain?

Oui, le voici.

Dis-moi bien tout ce que tu as mis dedans pour voir si tu ne m'as pas trompé.

J'ai mis un cœur d'enfant.

Hi, hi, hi !

Un morceau de cierge allumé dans la fosse commune, de la cervelle de Sarrasin et de la fa- rine de seigle.

Très bien ; mais, dis-moi, à qui était l'enfant dont tu as pris le cœur? »

Buccanera pàht, balbutia. Cet en.... enfant

était le mien.

DE l'île de corse 3)7

Hi, hi, hi ! Parfait ; tu as accompli toutes les conditions nécessaires. Eh bien ! tiens, des- cends dans le gouffre et prends tout ce qu'il te plaira, car tout ce que tu vois t'appartient.

Comment voulez-vous que je descende? il n'y a pas d'échelle, dit Buccanera au Diable. »

Celui-ci en fit une immédiatement, mais à peine Buccanera était-il arrivé au fond du précipice que Satan la retira vivement.

Buccanera, qui avait apporté un grand sac, le remplit de pièces d'or, de diamants, de rubis et d'une foule d'autres pierres précieuses, car le comte Renaldo était un rude combattant, et il avait beaucoup pris aux Sarrasins.

Son sac bien rempli, Buccanera mit encore de l'or dans ses poches, puis, heureux et satisfait, voulut remonter; il ne trouva plus l'échelle.

La peur le saisit et il se mit à pleurer, sentant bien qu'il ne sortirait jamais de là.

Voyant cela, le Diable lui dit :

« Eh bien ! seigneur Buccanera, comment, vous pleurez ? Je ne vous croyais pas le cœur si sensible, après vous avoir vu broyer celui de votre enfant. »

Le misérable répondit :

358 CONTES POPULAIRES

« Tendez-moi l'échelle, je vous en supplie ; tendez-moi l'échelle, et je vous donnerai la moitié du trésor. »

Le Diable se prit à rire.

« Vous êtes généreux, seigneur Buccanera ; hi, hi, hi!

Ah ! laissez-moi monter , tendez-moi l'é- chelle et je vous donnerai tout ce que vous vou- drez.

Tout ce que je veux !

Oui, je vous le jure. «

Satan replaça l'échelle et Buccanera remonta immédiatement sans emporter son sac; il n'avait pu le soulever et il avait peur que le Diable ne s'impatientât.

Arrivé en haut, il dit au démon :

<c due voulez-vous de moi ?

Tu m'as tout promis, n'est-ce pas?

Oui.

Eh bien, je veux ton âme. »

Et aussitôt le Diable saisit Buccanera et le pré- cipita au fond du gouffre.

Le corps du malheureux descendit en tour- noyant, sa tête se brisa contre les rocs et c'est ainsi que la terre fut débarrassée d'un monstre

DE L ILE DE CORSE 359

qui, pour un peu d'or, n'avait pas craint de pétrir le cœur de son enfant.

{Coulé tn 1882 par M. A. Lucien Orloli, mon père \Olm!ccia\).

III

LA CROIX MAGIQUE

j 'ÉTAIT le jour l'on devait célébrer les noces de la belle Mariuccia et du seigneur Matteo. De toutes parts on accourait, car la fiancée était belle et beau le cavalier.

Des deux côtés aussi la parenté était nombreuse, puissante et riche. Tout était préparé pour rece- voir les invités; on avait tué une génisse plus blanche que la neige, deux moutons, une dou- zaine de lièvres, et plus de cent perdrix.

Les chevaux étaient préparés pour la cavalcade, on n'attendait plus que le frcniero (i) pour aller à la messe.

(i) Freniero. On appelle ainsi celui qui porte le » freno » lorsque l'épouse se rend à la messe, puis à la maison de son mari.

Le « freno » est le symbole lie la fécondité. Il est formé parr

360 CONTES POPULAIRES

Mais tout à coup un cri terrible, sinistre, se fit entendre dans la plaine.

« Les Sarrasins, les Sarrasins ! »

Colombo et Pellicio (i) retentissent dans les vallées, et tout le monde se prépare au combat.

La lutte fut acharnée ; mais les ennemis étaient si nombreux qu'ils firent un grand massacre des patriotes.

Pauvre, malheureuse Corse ! voilà ses villages incendiés, ses plaines dévastées et ses filles me- nées en esclavages.

Les Sarrasins arrivent à Viggianello (2) la triste Mariuccia était toute en larmes.

Comme il n'y avait plus de défenseurs, ils purent piller à leur aise, gâtant ou détruisant ce qu'ils ne pouvaient emporter.

une sorte de quenouille au sommet de laquelle se trouvent plusieurs fuseaux couverts de rubans.

Presque toujours on met aussi en tête de la quenouille un mouchoir en guise de bannière.

(i) Colombo cl Pellicio. Ce sont les noms de deux conques démesurées qui ser\'aient à appeler les Corses à la guerre. Le peuple les tenait en grand prix, et c'était une lâcheté si l'on ne s'armait pas immédiatement lorsque Colombo et Pellicio reten- tissaient.

(2) Nom d'un petit village admirablement situé près du golfe de Valinco. Ce village a été souvent ravagé par les Sarrasins, qui en ont même brûlé une partie.

DE l'île de corse 56 1

La beauté de Mariuccia frappa le chef sarrasin ; aussi l'enleva-t-il pour en faire sa favorite.

La pauvre fille eut beau pleurer et se lamenter, râmc du barbare, encore plus noire que son corps, n'éprouva aucune pitié.

En retournant à leurs barques, les Sarrasins rencontrèrent sur la route le pauvre Matteo se traî- nant à peine, à cause des blessures qu'il avait re- çues ; il s'était arrêté sous un arbre pour mourir.

A la vue de sa fiancée qu'on enlevait, Matteo parut reprendre quelques forces ; il se souleva en tirant à moitié son épée, mais aussitôt il chancela et tomba lourdement sur l'herbe.

Les Sarrasins ne firent pas attention à ce mal- heureux qui n'avait plus que peu d'instants à vivre, et continuèrent leur route.

« Ah ! les misérables, se dit le pauvre Matteo, je ne puis donner une vie qui s'éteint, mais j'abandonne mon âme à celui qui l'arrachera de leurs mains. »

En ce moment, le Diable se présenta devant lui.

« Dites-vous bien vrai ? seigneur Matteo ; me donnez-vous votre âme si je vous rends la santé, et si je fais en sorte que demain pas un Sarrasin ne soit ici ?

362 CONTES POPULAIRES

Mariuccia, Mariuccia !

Oui, je te rendrai ta fiancée ; me donnes-tu ton âme ?

Sauve-la et prends tout ce que tu veux. » Satan toucha Matteo, qui fut guéri de toutes ses

blessures.

Le Diable secoua ensuite l'arbre sous lequel ils étaient : à chaque fruit qui tombait, on voyait se lever un cavalier fier et généreux.

Ils se trouvèrent bientôt plus de mille et, tous unis, courant sur les Sarrasins, les défirent com- plètement.

Lorsqu'il ne resta plus un seul ennemi, Matteo se retourna pour remercier ses compagnons d'ar- mes, mais il se trouva seul avec sa Mariuccia.

Pendant longtemps la piève fut en deuil ; bien des hommes étaient morts dans cette guerre ; mais peu à peu la douleur s'adoucissant, Matteo songea de nouveau à se marier avec sa bien-ai- mée.

Les cloches du village annoncèrent une deuxième fois leur union. Tout le monde accourut de nou- veau ; seulement, au lieu d'habits de fête, on avait mis des vêtements de deuil.

La cérémonie commença.

DE l'île de corse 363

On vit alors les cierges jeter de vives étincelles, en même temps qu'une forte odeur de soufre en- vahissait l'église.

Puis, au moment Matteo mettait l'anneau au doigt de sa chère Mariuccia, la terre trembla, tous les cierges s'éteignirent à la fois, et le Diable, pa- raissant, saisit Matteo par les cheveux, le traîna trois fois autour de l'autel et disparut tout à coup en emportant sa victime.

Tous les assistants restèrent pétrifiés de terreur. Les uns disaient que Matteo avait commis un grand crime, les autres qu'il avait vendu son âme au Diable, et que celui-ci avait choisi ce moment pour l'enlever.

Mariuccia, tombée évanouie, était froide comme le marbre et paraissait morte.

On l'entoura aussitôt, on lui prodigua tous les soins imaginables, on récita les plus belles prières, on fit enfin tant et tellement qu'elle revint à la vie.

Mais l'existence lui était à charge. Pourquoi vivre sans Matteo ? La malheureuse était désespérée.

Sa marraine, qui était fée, vint même de bien loin pour la consoler. Tout fut inutile.

Celle-ci dit alors à Mariuccia :

« As-tu le courage d'aller chercher ton époux

364 CONTES POPULAIRES

jusqu'en enfer? S'il en est ainsi, sèche tes pleurs, car tu pourras le sauver et vivre encore long- temps heureuse avec lui.

Matteo, Matteo !

Tiens, voilà une croix. Grâce à ce talisman, tu pourras voyager sans aucune crainte.

Mais prends garde, prends bien garde de ré- pondre aux voix qui te parleront sur la route : tu mourrais au même instant. »

Mariuccia prend la croix et hi met dans son sein pour ne pas la perdre. Elle suit ensuite sa mar- raine qui prend la route des enfers.

Après avoir voyagé pendant trente jours et trente nuits, elles arrivèrent sur la lisière d'une forêt qu'aucun vivant n'avait encore aperçue avant Mariuccia.

La fée dit alors :

« Je ne puis te conduire plus loin, ma fille ; va, et souviens-toi toujours de mes recommanda- tions. »

La tendre épouse s'avança dans la forêt, un petit sentier était tracé.

Dans cette forêt, il n'y avait ni herbe, ni fleurs, ni aucun oiseau ; et pourtant on entendait des voix de toutes sortes.

DE l'île de corse 365

Une de ces voix dit à Mariuccia :

« vas-tu, belle enfant? Viens avec nojs, viens, et bientôt tu verras des oiseaux qui boivent à des fontaines plus pures que le ciel bleu, des animaux qui viendront te lécher la main et te conduire partout tu voudras. »

Mariuccia ne répondit pas.

« Ne va pas si vite ; viens avec nous et tu seras la reine des fées, tu auras des palais enchan- tés dont les portes s'ouvriront toutes seules; viens, et tu auras un carrosse d'or traîné par trente che- vaux ailés. »

Mariuccia ne répondit pas. Alors un des esprits prend la forme et la voix de sa marraine.

« Mon enfant, ne crains rien, je suis venue à ton secours, et tu peux parler avec moi. »

Mais Mariuccia avait été mise en garde contre ce stratagème ; aussi elle resta muette.

Elle marcha longtemps, longtemps.

Enfin elle arriva ûur les bords d'un large fleuve, elle fut forcée de s'arrêter.

Sainte Vierge! que d'hommes, de femmes, d'en- fants étaient là, entraînés par les flots 1

Tous ces malheureux allaient aux enfers.

366 CONTES POPULAIRES

Sur le bord de ce fleuve dansaient toutes sortes de sorcières affreuses; mais, à la vue de la jeune fille, elles disparurent aussitôt pour faire place à d'adorables créatures habillées de soie bleue et d'or.

Une d'entre elles parla ainsi :

« Ma sœur, pourquoi t'arrêtes-tu sur le ri- vage? viens de ce côté et nous danserons en- semble ; veux-tu que nous venions te chercher ? Réponds-nous, aimable enfant. »

Mariuccia prit alors sa croix et, ayant touché les eaux du fleuve, celles-ci se séparèrent pour la laisser passer.

Elle cheminait depuis quelque temps, quand elle arriva à un palais immense teint de noir.

Les portes étaient de bronze, et sur l'une d'elles, la plus grande, on voyait écrit :

<( On lie franchit jamais deux fois le seuil de cette porte. »

Mariuccia vit alors venir, par un chemin opposé à celui qu'elle avait pris, tous les damnés qui étaient morts pendant la journée.

« Comment, se dit-elle, tout cela est mau- dit ! » puis elle se mêla à tous ces malheureux et entra aux enfers.

Il y avait des choses terribles.

DE l'île de corse 367

Des hommes rôtissaient dans de grands fours, les enfants cuisaient dans de larges poêles, ec les femmes allaitaient des serpents qui leur mordaient le sein.

La pauvre Mariuccia chercha de tous côtés son cher Matteo ; hélas ! elle ne le vit nulle part.

Mais combien de parents et d'amis ne, recon- nut-elle pas. était son oncle l'abbé, plus loin sa cousine, ici le seigneur de la piève, et une foule d'autres personnes.

Mais ce qui l'épouvanta bien plus, ce fut de voir les supplices qu'enduraient les Sarrasins.

Ils étaient attachés avec de lourdes chaînes, et des vautours venaient leur déchirer le cœur, qui renaissait toujours.

Mariuccia arriva enfin dans un endroit tom- bait continuellement une pluie d'eau bouillante.

C'est dans ces lieux qu'elle trouva son Matteo bien-aimé.

Hélas! elle seuk pouvait le reconnaître, car il était si changé !

A la vue de son épouse, Matteo frémit.

« Quoi, est-ce toi ? Quel crime as-tu donc commis, toi que j'ai connue si pure ? »

CONTES POPULAIRES

Mariuccia ne lui répondit pas ; elle lui fit signe de la suivre.

« Mais ne vois-tu pas que je suis enchaîné ? Hélas, comment veux-tu que je vienne avec toi ? »

Mariuccia toucha avec sa croix les chaînes qui couvraient les membres du pauvre malheureux, et aussitôt celles-ci tombèrent ; puis , entraînant son amant, ils arrivèrent à une porte gardée par un dragon à sept têtes.

A leur vue, le monstre vomit des flammes et poussa des rugissements affreux.

Mariuccia a peur; elle se jette dans les bras de son époux en disant :

« Ah! sauve-moi, sauve-moi ! » Elle a parlé, le charme est rompu.

Aussitôt une tempête furieuse assaille les deux malheureux, qui sont entraînés dans un tourbillon éternel, sans repos, sans relâche.

Jamais ces fidèles époux ne pourront être sauvés, car, pour cela, il faut qu'une autre jeune fille vienne les chercher aux enfers, qui, hélas I ne s'ouvrent jamais pour laisser sortir leur proie.

(Ccnté en iSSl par François Filippi, âgé de quatre-vingt-un ans [Sainte Lucie-de- TallatwJ).

DE l'île de corse 369

IV

LE PRÊTRE ET SON AMANTE

(NE jeune fille nommée Bianca et un jeune

!lS) . , . . . , .

prêtre s aimaient de toute leur ame.

Malheureusement, la pauvre Bianca ne pouvait voir son amant que bien rarement : son frère les eût tués s'il eût connu leur amour.

Or, un soir, Bianca et le prêtre se donnèrent rendez- vous à la chapelle Saint-Jean (i).

Tous deux arrivèrent à minuit, allumèrent deux cierges et se parlèrent bien tendrement.

« Bianca, ma chère Bianca, viens dans mes bras ; tu sais combien je t'aime ; pour t'être jou- jours fidèle, je me suis fait prêtre, mon père vou- lant me marier à une autre que toi.

Et moi aussi, je t'aime, mon bien-aimé. Pour toi, je risque ma vie. Mon frère me tuerait s'il savait qu'en ce moment je suis dans tes bias. »

(i) Cette chapelle était une des plus belles de l'arrondissement de Sanène. Toutes les pierres en étaient travaillées avec beau- coup d'art. Aujourd'hui, il n'y a plus que des ruines, et depuis bien longtemps on n'y célèbre plus la messe.

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370 CONTES POPULAIRES

Bientôt, l'horloge du couvent de Sainte-Lu- cie (i) sonna une heure.

« Qu'ai-je donc? dit Bianca, le froid me glace... ah ! j'ai peur. »

Les deux cierges s'éteignirent subitement et tout fut dans l'obscurité.

En ce moment, on entendit des pas au fond de la chapelle.

a Ah ! j'ai peur, mon bien-aimé, sauve-moi, sauve- moi ! »

Les pas continuèrent à s'approcher.

« Qui est là? » demanda le prêtre.

A l'instant se fit entendre une détonation, et Bianca s'affaissa en poussant un sourd gémisse- ment.

Le prêtre reconnut le frère de son amante.

Se voyant perdu, il prend la fuite, mais le meurtrier le poursuit.

Les voilà courant à travers les maquis, sautant les murailles et passant les rivières.

Sans repos, sans relâche, le prêtre fuit, mais il entend toujours derrière lui le pas de son terrible ennemi.

(O Sainte-Lucie-di-Tallano, chef-lieu de canton, possède un très beau couvent qui date du xiv* siècle.

DE l'île de corse 37 1

Enfin, ils arrivent à la porte d'un cimetièn . Encore un instant et le prêtre est mort. Un cheval se présente devant lui, il saute des- sus et le voilà qui court comme le vent. Le frère de Bianca jette un cri de rage.

« Ah ! mille démons ! mon àme et pouvoir l'atteindre ! »

Le démon se présente à l'instant.

Le pacte est conclu et les voilà tous deux à la poursuite du prêtre.

Celui-ci fuit : le cheval de la mort sur lequel il est monté est rapide comme la foudre ; d'un bond il passe la rivière et arrive de l'autre côté de la montagne.

Satan ne se décourage pas. Lui aussi a un che- val, le plus beau de ses écuries. De ses naseaux sortent des flammes, et ses pieds ne touchent point le sol.

La poursuite est de plus en plus acharnée, mais le cheval de la mort semble avoir des ailes ;t ne pouvoir être atteint.

Cependant, le Diable s'acharne après le prêtre ; il donne des coups d'éperons dans le ventre de son cheval qui, furieux, fait des bonds énormes.

« Courage, allons, nous les atteignons ! »

372 CONTES POPULAIRES

Et les vallées fuient, et les montagnes et les précipices disparaissent à vue d'œil et comme par «nchantement.

Enfm, voilà le prêtre ; son cheval tremble sur ses jarrets décharnés, mais bientôt il prend de nouvelles forces et de nouveau il dévore l'es- pace.

La poursuite recommence, plus acharnée cette fois.

Patata, patata, patata, font les chevaux qui sui- vent une longue route conduisant on ne sait où.

Enfin, Satan est vainqueur ; le voilà qui met la main sur le prêtre et le terrassse.

En quelques heures, on avait fait le tour de la Corse, et l'on était revenu à la chapelle Saint- Jean.

« Tiens, dit le Diable au frère de Bianca, je te le donne, fais-en ce que tu veux.

Misérable prêtre, pourquoi as-tu déshonoré ma sœur, pourquoi m'as-tu forcé à la tuer dans tes bras?

Pitié ! pardon, je l'aimais tant !

Pas de pitié ; meurs, infâme ! » et le frère de Bianca prit le prêtre par les cheveux et le traîna tout autour de la chapelle.

I

DE L ILE DE CORSE 373

« Pitié, pitié !

Pas de pitié ! »

Et le prêtre continua son horrible voyage jusqu'à ce qu'il tombât mort sur le corps de sa Bianca.

Au même instant, il se fit une grande lueur, la terre trembla et Satan disparut en emportant le meurtrier des deux amants.

{Conté en 1S81 par M. A. P. Ortoli, mon heau-frere [Olmiccia]).

V

■ALiA était une jeune fille dont la beauté resplendissait comme le soleil.

Sans exception, tous les jeunes gens de la piève l'auraient désirée comme épouse, mais celle-ci faisait la dédaigneuse et ne regardait per- sonne. Le fils du seigneur ne lui avait-il pas juré un éternel amour?

Et cependant, il y avait inimitié entre le père de la belle Malia et le seigneur délia Rocca; mais,

374 CONTES POPULAIRES

que faisaient à la jeune fille le désespoir et la honte de son père ?

Or, un soir, à minuit, Malia attendait à la fe- nctre pour voir si son amant ne venait pas.

Le moindre bruissement de feuilles, le plus petit bruit de pas la faisaient frissonner.

Enfin, il arriva.

Son manteau flottait au vent et il montait un fougueux cheval.

« Malia, Malia, descends et viens avec moi.

Tout de suite, mon bien-aimé. Ah ! que tu m'as fait attendre.

Vite, vite, et demain tu seras châtelaine délia Rocca. »

Doucement Malia ouvrit la porte. Elle ne fut arrêtée ni par le souvenir de son père, ni par sa mère, ni par ses frères qui bientôt se feraient tuer pour réparer leur honte.

Sur la place était le cavalier.

« Me voilà, Matteo, me voilà toute trem- blante, mais le cœur plein de joie.

Vite, monte en croupe, car bientôt il fera jour. »

Et Malia obéit.

Patata, patata, patata ! en avant, en avant !

DE l'île de corse J75

Disparaissez villages , plaines et montagnes ! Patata, patata, Satan est fin et a trompé la belle ! A travers les cimetières, patata, patata, ils passent rapides comme le vent.

« Mon bien-aimé, j'ai peur ; mon Matteo, ah ! j'ai froid, j'ai bien froid.

Hi, hi, hi ! »

Et les voilà qui reprennent leur course folle.

La pauvre Malia, folle de terreur, tombe inani- mée sur le sol. '

Satan la prend par ses longs cheveux noirs et continue sa course infernale.

Les voilà disparaissant comme l'éclair à travers les précipices ; ils débouchent dans la plrdne et tombent dans la mer.

En avant ! paf, paf, paf ! Et le cheval n'enfonce pas, il semble prendre de nouvelles forces. Le corps de la belle Malia traîne dans les flots.

Un requin la saisit ; d'un coup de mâchoire il lui coupe une jambe.

Paf, paf! en avant ! réjouissez-vous, démons et sorcières ! et un cri strident éclate dans la nuit.

En ce moment, un autre monstre de la mer s'acharne après le corps de la malheureuse jeune fille; Satan bientôt ne tient plus que la tête.

376 COXTES POPULAIRES DE L'iLE DE CORSE

En avant, en avant ! et des naseaux du cheval sortent des flammes.

Avec une queue de bouc et deux cornes appa- raît le cavalier.

En avant ! patata, patata, le jour s'avance, en avant 1

Ils ont traversé la mer; ils sont arrivés.

Les portes des enfers s'ouvrent d'elles-mêmes avec un grand fracas, et laissent passer Malia, che- val et cavalier.

(Conk- par Jocuhim Ortcli [Ohniccia]).

TABLE

Avant-propos

PREMIÈRE PARTIE

CONTES POPULAIRES

J I. Contes proprement dits 3

1. Le berger et le mois de mars j

IL Les trois crapauds 5

IIL Les sept paires de souliers de fer et les trois ba- guettes de bois 8

IV. L'amieau de )a princesse 19

V. La jeune fille amoureuse du rossignol 24

VI. L'anneau enchanté 31

VII. Les deux boites 59

VIII. La fontaine à l'eau de rose 44

IX. Marie la fille du roi 48

X. La soupe aux pierres $6

378 TABLE DES MATIÈRES

XI. La bonne servante 68

XII. Les trois oranges 7 j

XIII. Les trois pommes de Mariucella Si

XIV. Ditu Migniulellu 88

XV. Le petit teigneux 108

XVI. Marie au fil d'or 114

XVII. L'Ustaria di i figli di u Di.iuli 118

XVIII. La bête à sept tètes 125

XIX. Harpalionu 13}

XX. Le trésor des sept voleurs 157

XXI. Le rusé voleur 149

XXII. Saute en mon sac ! 155

XXIII. Bastuncedu dirida 17 r

XXIV. L'âne aux sequins d'or 178

XXV. Poverello i9î

XXVI. Comment André coupa le nez du curé 204

XXVII. Le joyeux Misère 219

XXVm. Il faut mourir 224

XXIX. La mère de saint Pierre 235

XXX. Pedilestu et Must.iccina 237

§ II. Contes pour rire 241

I. I Bastelicacci à la recherche de la race des

géants 242

II. U Bastelicacciu 246

III. U Bastelicacciu et son âne 252

IV. Les boucles du curé 254

V. Les trois amoureux de Paulina 2;S

VI. La femme curieuse 267

VII. Le trompeur trompé 275

VIII. Les six frères 278

TABLE DES MATIÈRES 37g

DEUXIÈME PARTIE

LÉGENDES

5 I. Les Fées 28}

l. La fée du Rizzanese 28+

n. La fée amoureuse 288

§ IL La Vierge et les Saints 291

I. Les trois frères et la Vierge 292

II. L'ermite Jean 296

III. L'église de Saint-Jean 302

IV. Santa Catalina 306

V. Saint-Mkrtin et le Diable 515

§ III. Le Diable et les Revenants 316

I. Le chien qui se change en diable 320

II. La vindetta di l'animi in pena 322

III. Le spectre de la fiancée 329

IV. Les messes demandées 353

V. La bourrasque des morts 337

§ IV. Légendes diverses 543

I. U denti paladinu 344

II. Le trésor du comte Renaldo 550

III. La Croix magique 359

IV. Le Prêtre et son amante 369

V. Malia 375

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