^^ ^Ol^l^MBM x^,^^ ^^ ^.-z y '^. ^ ' fVfâ- ^^2.^^T±^ ^^<£^, ^, / é^'fo BIBLIOTHÈQUE 0£S MERVEILLES cmmamme^^fms LI'^S MERVEILLES il t: MONDE INVISIBLE !• A U wilhui) imv lYiNViirJK D E u ri r E M E no il lOl'J ILLl STIIEI. ! u r. i \. ilOlïl r«^'!^---^= BIBLIOTHÈQUE DES MERVEILLES PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. EDOUARD CHARTON LES MERVEILLES DU MONDE INVISIBLE PRINCIPAUX OUVRAGES SCIENTIFIQUES DU MÊME AUTEUR La mort. In-Zi >> 50 L'homme fossile Grand in-S 3 » L'astronomie moderne. In-liJ :2 50 La science en ballon. In-1'2 2 » Les ballons pendant le siège. In-3''2 » 20 La physique des miracles. In-lS . , . 2 » Les paratonnerres et les moyens de les contrôler. In-18. ... 1 » La conquête de l'air. In-18 1 » Tableau pratique de la navigation aérienne. Gr. aitrle. Noir. . . 2 » — — ■ — Couleur. 5 » How I came out of Paris in a Balloon (on anjrlais). Numéro du 1" janvier 1871 de la Revue Temple Bar 1 'i sous P RESSE Les récits d'un aéronaute du siège de Paris. •>5 PAniS. — IMl'. SIMON nAf.ON ET COMI' , HtE D'eRFI T.Tll, \. BIBLIOTHÈQUE DES MERVEILLES LES MERVEILLES DU MONDE INVISIBLE PAR WILFRID DE FONYIELLE QUATRIEME EDITION REVUE ET CORRIGÉE PAR L ' A U T E U lî OUVRAGE ILLUSTRÉ DE l'20 VIGNETTES PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET C- 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 1874 Droits de propriété et de traduction réservés 2.05 LES MERVEILLES DU MONDE INVISIBLE LE STANHOPE Le milieu du dix-septième siècle fut une des périodes les plus glorieuses pour la pensée humaine. C'est alors que notre grand Descartes, réfugié en Hollande, publia son immortel Discours sur la méthode, qui forme, à proprement parler, la base de la philosophie moderne. A peu prés à la même époque, un savant hollandais, liommé Swammerdam, formait le noble dessein d'ap- pliquer à l'étude du monde extérieur un instrument nouveau que nous pourrions appeler le télescope des infiniment petits. Swammerdam fut si vivement frappé de l'ordre et de la grandeur des harmonies qui se révélèrent à ses 1 2 LE MONDE INVISIBLE. yeux, qu'il appela Bible de la nature le grand ouvrage qu'il rédigea , le microscope en main. C'est un nom heu- reusement choisi, car aucun livre ne met plus victo- rieusement en lumière la sagesse de la Providence qui a créé le monde, et qui veille sans relâche à la conservation de son œuvre. Une sorte de révélation inattendue a ajouté ses lumières à celles delà raison naturelle. Aux yeux que nous avons reçus en naissant sont venus s'en joindre d'autres que la science nous a donnés. Moins d'un siècle après la mort de ce grand homme les savants matérialistes, que Frédéric le Grand avait réunis autour de lui, sont parvenus à vici^'r la méthode essentiellement française de Descartes. Les héritiers de ces sophistes sont parvenus à tirer de l'emploi d'un instrument si propre à mettre en évidence la sagesse de Dieu des notions malheureusement erronées, qui, surtout il y a une vingtaine d'années, ont exercé une infUience déplorable sur l'éducation de la jeunesse. L'arme de la raison et du bon sens est devenue celle de l'erreur, du mensonge et de l'orgueil. Des sciences prétentieuses et vaines d'origine étrangère ont envahi nos écoles nationales, et préparé tous nos malheurs. 11 est temps de faire cesser cette invasion des barbares de l'inlelligence, et de revenir aux saines traditions qui ont fait la France si glorieuse. Le microscope lui-même peut aider à guérir les bles- sures intellectuelles et morales qn'il a servi à faire. Il sera une des armes les plus précieuses de la réoriiani- sation scientifique de la France, car nulle ne convient mieux à notre nature gauloise, vive, impressionnable, artistique, si merveilleusement douée, par conséciuent, pour reconnaître les traces du passage de l'auteur de la nature. LE STANHOPE. ô L'éducation qui convient à un peuple libre n'est point celle dont une nation asservie peut l'aire ses régals peu chers. Comme le dit le grand Condorcet, l'art du pro- fesseur n'est point d'enseigner le peu qu'il sait, mais d'apprendre à ses élèves l'art d'apprendre. Aussi noire triomphe sei a-t-il complet si nous déci- dons ceux qui nous lisent à jeter de côté notre ouvrage et à prendre le microscope pour s'assurer que nous ne 1 2-3 A Fig. 1. — Microscope Stanliope. 1 Microscope m mté- — 2. Tube. — 5. Pièce portant le microscope. — 4. Anguilletles du vin.iigre vues avec cet instrument. les avons point trompés, et voir par eux-meme au lieu de nous charger de voir pour eux. L'instrument que nous les engageons à manier est un petit appareil portant le nom de lord Stanhope, grand seigneur anglais, mort à Genève en 1816, et qu'ils pourront acheter partout pour 1 fr. 25. Les plus utiles auxiliaires de la science microsco- pique sont ces marchands errants qui suspendent quelquefois au-dessus de leur boutique un tableau sur lequel on voit une goûte d'eau peinte avec les animal- cules qu'ils y montrent. 11 n'y a rien d'exagéré dans les promesses que font ces honorables colporteurs scientifiques. La repré- 4 LE MO>DE IISVISÎBLE. sentation donne et au delà tout ce que la parade permet d'espérer et de concevoir. J'ai été fier et heureux à la fois, quand j'ai vu que quelques-uns de ces professeurs errants montrent en étalage des exemplaires de mon monde invisible. Leur suffrage éclairé m'a complètement dédommagé des per- sécutions et des critiques, mieux que ne l'aurait fait un rapport favorable de l'Académie des sciences. Ces microscopes à la Slanliope se composent essentiel- lement d'un petit prisme en verre, enchâssé dans un disque de cuivre. Le bout sur lequel on place l'œil a été rodé dans une matrice qui lui a donné la forme d'une petite sphère. Sur la face opposée, qui est restée droite, on colle, à l'aide d'un peu d'eau ou même d'un peu de salive, les objets que l'on veut grossir, et on regarde par transparence en se tournant du côté de la lumière. Le disque de cuivre est placé sur un tube dont l'inté- rieur a été noirci, précaution qui rend la vision plus facile. En sortant de la petite lentille, la lumière qui a traversé longitudinalement le prisme, change brusque- ment de direction. U en résulte que les rayons venant de la face opposée s'écartent d'une manière prodigieuse. Le grossissement ainsi obtenu est donc d'une énergie énoime, c'est comme si l'on dilatait l'objet lui- même en lui donnant des dimensions cent fois ])lus grandes sans changer sa forme. Ces petits morceaux de verre se vendent à si bon mar- ché, que M. Dagron, l'habile i»hotographe qui a inventé la correspondance microscopique jiar pigeons, les fabri(jue à la grosse. Sur le devant il colle une pe- tite phol()gra})hie, aussi imperceptible que ses dé- pêches aériennes du siège. Le tout est renfermé dans un petit étui en corne et porte un petit anneau, de LE STANHOPE. 5 sorte que l'on peut s'en servir comme de breloques- Si vous n'avez pas compris les explications précédentes, démontez un de ces petits instruments, qui vous coû- tera vingt ou vingt- cinq centimes, vous vous rendrez parfaitement compte du jeu du petit microscope que notre habile compatriote a si bien utilisé et par consé- quent de l'instrument si simple inventé par le grand seigneur anglais. Fig. 2. 0-4 Photographie Dagron. 1. Lunette portant la photographie microscopique. — 2. Coupe de Ja lunette. — 3. Partie supérieure démontée. — 4. Verre taillé, de grandeur naturelle, mon- trant la photographie en vraie grandeur. — 5. Image ampliliée d'un paysage. Si j'étais maître d'école dans un village, je m'arran- gerais pour avoir toujours, dans un tiroir que j'ou- blierais de fermer, des microscopes Stauhope, montés dans un bouchon. Je serais heureux quand il manque- rait quelques pièces, car je serais certain que mes élèves ne tarderaient pas à s'en servir en secret, croyant le faire à mon insu. J'ajouterai que cette méthode un peu lacédémonienne ne tarderait point à développer une habileté des plus remarquables, et qu'une éduca- tion régulière, faite à coup de pensums, ne saurait jamais donner. II LES LOUPES Les loupes sont des lentilles convergentes, taillées avec soin de manière à grossir l'image des objets vus à travers. Quelquefois, lorsque les loupes ont des dimen- sions considérables, on les place à une distance nota- ble. C'est ce qui arrive lorsqu'elles sont destinées à amplifier les dimensions d'une photographie et à lui donner un relief plus ou moins analogue au stéréo- scope. La situation la plus favorable pour la loupe se calcule dans tous les cas, qu'elle soit grosse ou petite, à l'aide d'une formule mathématique. ISous engageons le lec- teur à la chercher [»ar expérience ; qu'il commence par placer la loupe en contact avec l'objet, et qu'il fasse varier les distances. Après un petit nombre de tâtonne- menls, il saura bien vite comment se placer dans toutes LES LOUPES. 7 les circonstances favorables pour voir l'objet qu'il étudie avec le plus d'avantage. La planche ci-jointe montrera un certain nombre de formes usuelles, et n'a pas besoin d'être accompagnée d'explication. Nous dirons seulement que le doublet est une loupe composée de deux loupes placées l'une derrière l'autre. La première est la seule qui grandisse directement l'objet, la seconde ne fait que dilater une Fig. 3. Grande et petite loupe à main. seconde fois l'image produite parla première. Quelque- fois, comme on le verra par la gravure ci-contre, les loupes simples sont au nombre de trois, que l'on peut combiner de plusieurs manières différentes, afin d'ob- tenir les grossissement intermédiaires. Sans tant de complications instrumenlales, on se pro- cure des lentilles d'un grand pouvoir en fondant un fil de verre très-mince par une de ses extrémités. En opérant ainsi on parvient à former une gouttelette dont 8 LE MONDE INVISIBLE. l'épaisseur est quelquefois réduite à un qu;irl de milli- mètre. On enchâsse ensuite cette petite gouttelette refroidie dans une petite ouverture pratiquée au milieu d'une mince lame de plomb. WoUaslon, physicien anglais très-ingénieux, dont Coupe. Fig. 4. — Loupe tubulairc simple. on trouve la trace dans toutes les parties de la science, a construit sur ce principe de petites loupes très-puis- santes, qui ont un pouvoir très-considérable et une netteté très-grande. Ces lentilles se composent de deux Fiff. 5. Loupe double. segments sphériques de verre, séparés par une feuille très-mince de platine percée d'un trou. Pour se servir de ces loupes, il faut se placer très-près de rol)jet, ce qui est une position inconunode ; mais les manches sont assez longs, comme on l'a vu page 7. Malgré la longueur du manche on éprouvera une gène très-grande quand la loupe est très-forte. C'est poui- remédier à cet inconvénient que Ion a inventé le LES LOUPES. 9 microscope composé, dont nous parleronstout à l'heure. Mais avant de faire comprendre cet instrument plus complexe, donnons encore quelques détails sur la con- struction des loupes elles-mêmes. Un procédé plus simple encore, consiste à employer une simple goutte d'eau suspendue sur les bords d'une petite ouverture également pratiquée au milieu d'une feuille de métal. Cette loupe naturelle est très-puissante. C'est probable- Fig. 6. — Loupes de différents systèmes. 1. Deux loupes de différent pouvoir grossissant. — 2. Loupe double. 3. Loupe triple. ment la plus ancienne de toutes, et celles dont les pre- miers observateurs se sont servis pour découvrir des fa'ts surprenants. L'inconvénient de cet instrument élémentaire c'est que l'évaporation détruit rapidement la petite lentille. Un autre liquide transparent, mis à la place de l'eau, donnerait des résultats identiques, mais l'alcool ou l'essence de térébenthine disparaîtraient encore plus vite. Plus le liquide est transparent et plus il agit sur la lumière, plus la loupe ainsi obtenue est puissante. 10 LE MONDE INVISIBLE. La découverte d'une substance diaphane, douée d'une grande puissance réfractive, permettrait d'ob- tenir les mêmes effets avec des lentilles qui ne s'éva- poreraient point. Malgré la difficulté que présente le travail du diamant, on est arrivé à en tailler des loupes qui pro- duisent des effets surprenants. Mais cette substance a été accaparée par les princes et les grands, les savants ne sont point assez riches pour s'en permettre l'usage. m LE MICROSCOPE COMPOSE Le microscope composé est, comme nous l'avons fait pressentir, analogue à un doublet, en ce sens qu'il a la forme de deux loupes dont les effets se superposent et se complètent. Mais ces deux loupes sont d'une nature bien différente. La première, qui est voisine de l'objet, est d'un très-grand pouvoir grossissant et produit une image trés-élargie située en arrière. C'est cette image que l'autre loupe vient reprendre et agrandir encore. 11 faut donc que cette image, destinée à être ramenée sur la rétine par une réfraction nouvelle , soit bien nette, ce qui exige que l'objet soit fortement éc'airé. On obtient généralement cet effet avec un miroir courbe situé en avant et qui concentre soit des rayons artificiels, soil la lumière du soleil. Le grossissement du microscope dépend, en grande 12 LE MONDE INYIStBLE. partie, de la manière dont cette lentille d'avant-garde, à laquelle on donne le nom d'objectif, a été construite. Plus son foyer est court, plus elle grossit. On peut employer dans la fabrication de cette loupe tous les procédés donl nous ayons parlé tout à l'heure. Le rôle de l'ocu- laire n'est pas tant de grossir l'image que de per- mettre à l'observateur de l'apercevoir sans avoir besoin de s'approcher de la première lentille. Aussi est-il in- dispensable de mettre les deux lentilles d'accord. On arrive à ce résultat à l'aide de deux tubes glissant l'un dans l'autre, et tenus par celui qui porte la première len- tille et qu'on nomme par conséquent le porte-objectif. Afin d'écarter les rayons des bords, on a garni l'instrument d'un diaphragme qui répond au foyer de la première lentille. Quand on veut se servir du stanhope on n'a, comme nous l'avons dit, qu'à coller l'objet sur la face plane avec un peu d'eau et de salive. Lorsqu'on emploie la loupe, il faut déjà un certain tâtonnement, à moins qu'on n'ait acquis l'habitude des observations, et que l'on sache se placer d'instinct le plus convenablement possible. La manœuvre du microscope composé est plus com- plexe : il faut deux mouvements successifs. Le premier consiste à faire glisser le porte-oculaire dans le tube auxiliaire jusqu'à ce que l'on voie bien distinctement le diaphragme. Le second mouvement consiste à faire glisser le tube auxiliaire jusqu'à ce qu'on voie nette- ment l'image. Dans cette partie du règlement, le porte-oculaire doit glisser avec le tube auxiliaire sans changer de place, relalivement à ce dernier. 11 faut que l'on arrive à la vision nette de l'image sans cesser de voir distinctement le diaphragme. LE MICROSCOPE COMPOSE. 15 Ces petites manœuvres fort simples sont de la plus haute importance, et il faut s'exercer à les accomplir, sans cela on ne saurait se servir du meilleur micros- cope. L'objet peut s'éloigner ou se rapprocher un peu de l'oculaire. Ces petits mouvements, nécessaires pour tirer tout le parti possible de la lentille, entraînent les mouvements du tube auxiliaire. Quant aux mouve- ments du porte-oculaire, ils sont indispensables, parce que le microscope ne peut être réglé à la fois pour tous les yeux; il faut éloigner ou rapprocher l'oculaire suivant que l'observateur a la vue courte ou longue. Le microscope, qu'on ne l'oublie pas, ne grossit point également pour tout le monde. Cekii qui y voit de loin jouira avec le même instrument d'un grossis- sement bien supérieur. Les objets simples, bon marché, à la portée de toutes les mains, de tous les yeux, de toutes les intelligences, voilà ce qu'il faut pour réorganiser notre éducation nationale. Que de lui-même l'enfant devienne un disciple du monde invisible, qu'il apprenne à admirer la nature ; qu'il garde en lui l'instinct poétique, l'enthousiasme de la vérité, il apprendra à faire remonter vers le Créateur l'admiration qu'il conçoit pour la créature. Il n'imitera pas ces pédants que le microscope com- posé abrutit, et qui, fussent-ils membres de l'Académie des sciences, en savent moins que le gamin des écoles primaires, s'ils voient dans la nature autre chose que l'ombre d'Allah sur la terre. . Au lieu d'une lentille dans le haut et d'une lentille dans le bas, on place généralement dans le micros- cope deux systèmes de lentilles. Mais ces deux systèmes 14 LE MONDE INVISIBLE. de lentilles se comportent comme deux lentilles isolées. Pour voir les objets lointains tels que les astres, on emploie le même procédé, mais on dispose les lentilles dans un ordre inverse. Alors c'est près de l'œil que se place la loupe, et c'est à l'autre bout du tube que l'on place les lentilles d'un grand rayon qui recueillent la lumière et la concentrent au foyer où la loupe permet de les voir en détail. Ces détails techniques, quelque simples et quelque incomplets qu'ils soient, suffiront pour guider les débutants qui, une fois habitués à nager en plein infini, se lanceront d'eux-mêmes. Qu'on ne commence pas par des instruments compliqués, et si ces détails ennuient, qu'on les passe sauf à y revenir. Nous ne résolvons pas les difficultés, nous sommes comme ceux qui crient casse-cou dans le jeu de coUin-maillard. IV LES INSTRUMENTS DE LUXE Malgré ce que nous venons de dire nous ne sommes nullement disposé à rédiger ce que l'on pourrait appeler une loi soraptuaire en matière microscopique. C'est à Paris que se trouvent les plus habiles opticiens; nous ne sommes pas assez mauvais citoyens pour nuire à une de nos plus intéressantes industries natio- nales ^ Mais pour que les instruments de luxe profitent, il faut mériter l'honneur de s'en servir. Le microscope portatif, qui est renfermé dans une boîte de la taille d'une grosse tabatière, peut se trans- porter partout. Il nous servira de tremplin pour nous lancer dans les espaces inconnus. * On pourra se procurer tous les instruments que nous allons représenter dans ce livre, chez MM. Cachet Irères et fils, 17, rue Saint-Séverin. 16 LE 3I0NDE INVISIBLE. Le microscope incliné se reconfimande par une dis- position qui permet d'opérer les réactions chimiques Fig. 7. — Microscope portatif de Nachet, dans sa boîte. avec autant de facilité que s'il n'y avait pas à la fenêtre un observateur assistant à cette lutte intime des forces de la matière. ' C'est un prisme de verre placé au sommet de l'angle Fig. 8. — Microscope portatif monté, de Nachet. des deux tubes, qui permet à tous ces drames de se dérouler devant nous. Au lieu de suivre la route vul- gaire, classique, le faisceau pénétre dans l'appareil LES mSTRUMENTS DE LUXE. 17 * par la partie supérieure du tube vertical. Il descend, puis il remonte repoussé le long de la branche incli- née par la réflexion totale, et vient frapper l'œil em- busqué derrière la lentille. Il n'y a pas de cire molle aussi docile que la lu- mière : on peut la faire monter, descendre, etitrei', Fig. 'J. Microscope servant aux i^éac lions chimiques. sortir, de toutes les manières possibles, s'étaler et se resserrer pour s'étaler encore. Le mot « impossible » n'a pas été certainement in- venté par un opticien. La station verticale vous déplait-elle , voulez-vous un rayon un peu penché, voilà un modèle oblique qui vous donnera l'inclinaison qui peut vous convenir. Vous le voyez bien, nous n'avons que l'embarras du choix. Quant au grossissement, il n'est point arbitraire, en ce sens qu'il ne peut pas être poussé indéfiniment loin. La lentille qui saisira l'atome n'est point encore 18 LE MO>'DE INVISIBLE. fondue! Maison aurait grand tort de prétendre qu'on est arrivé près des limites de grossissement, dernier, ultime. Insensés ceux qui voudraient enfermer l'op- ..^«'■^ Fig. 10. — Microscope d'étude. tique dans un cercle d'obscurité et dire à Tœil : Toi, tu n'iras pas plus loin ! Aussi inscMisé serait l'astronome qui dirait : Voiîà la dernière nébuleuse. LES INSTRUMENTS DE LUXE. 19 Nous sommes libres de nous mouvoir dans des limites qui devraient nous satisfaire, si le terme de noire ambition scientifique n'était la conquête de l'infini, cette toison d'or de l'intelligence. Si malheu- reusement nous pouvions nous débarrasser de nos appétits immenses, nous avuions à chaque instant de belles chances de nous montrer satisfaits ! Tout en conservant provisoirement ces instincts sublimes, si jamais, vous voulez vous mêler de faire le métier de chercheur, méfiez-vous des moyens com- pliqués, vous verrez que les outils les plus simples sont presque toujours les seuls qui puissent permettre d'ar- river au but. Les Christophe Colomb ne s'embarquent pas sur des frégates cuirassées, mais sur de modestes caravelles. C'est avec des loupes vulgaires, dont nos écoliersne voudraient pas, que les Swammerdam elles Leuwenhoek ont commencé à déchiffrer la Bible delà nature. Qu'est-ce donc que la vue du savant? N'est-ce point, la plupart du temps, une sorte de sublime divination; ce que l'on voit sert pour ainsi dire de prétexte pour saisir ce que l'on parvient à comprendre, c'est-à-dire ce que Ton ne voit pas encore. DES ERREURS QUI SE GLISSENT DANS LES OBSERVATIONS La pesanteur semble une force qui, jalouse de l'éten- due des êtres vivants, limite étroitenient la dimension à laquelle ils peuvent arriver. Qu'est-ce en effet que la longueur de la baleine à côté de celle de notre glorieuse sphère! Mais plus les animaux sont petits, plus ils échappent à la domination de cette tyrannie astrono- mique, dont la puissance despotique se fait sentir sur toutes les faces de la vie. Dans les infiniment petits, la Nature vivifiante est véritablement chez elle et semble agir en toute liberté. On dirait qu'elle s'abandonne à ses -caprices, on pour- rait presque croire qu'elle ignore s'il existe une loi d'attraction découverte par un nommé Newton. La substance gélatineuse qui lui sert à fabriquer tant d'êtres imprévus paraît une espèce de fluide vivant, DES ERREURS D'OBSERVATION. 21 d'où la grande enchanteresse tire toutes les merveilles qu'il lui prend fantaisie de réaliser. Elle improvise mille types bizarres à l'aide de cette matière équi- voque, recueillie sur les limites du monde tangible, qui est bien le Protée non de la Fable, mais de la réalité. La main mystérieuse prélude sur une humble échelle aux essais d'organismes qu'elle sculptera ultérieurement à l'aide d'une chair moins flexible et moins coulante. Car nos tissus cartilagineux et mus- culaires sont à cette substance malléable ce que le bronze et le fer sont à l'argile plastique, à l'aide de laquelle nos sculpteurs modèlent leurs premiers essais. Nous serions bien coupables d'oublier que notre ima- gination transforme à chaque instant les impressions que nous éprouvons. Dans les circonstances les plus ordinaires de la vie, nous modifions bravement le monde extérieur, le monde vulgaire, celui que nous louchons par tous nos sens à la fois. Nous le voyons lui-même tel qu'il nous semble devoir être, et non point tel qu'il existe en réalité. Que serait-ce, si nous laissions librement travailler la folle de la maison dans ces spectacles où la Nature semble nous donner l'exem- ple de toutes les débauches d'imagination? Il n'y a point jusqu'à l'éclairement de notre théâtre microsco- pique, qui ne soit favorable aux effets fantastiques, qui ne donne à lui seul une sorte d'hallucination. Demandez aux curieux qui s'en vont sur le Pont-Neuf voir la goutte d'eau du micrographe en plein vent, s'ils ne croient pas entrer dans un monde imaginaire, s'ils sont bien convaincus de l'existence des monstres qui peuplent la goutte-océan. Les savants finissent par s'y habituer, ou plutôt ils croient se dégager de l'impres- 22 LE MONDE INVISIBLE. sion, mais la mise en scène a toujours quelque chose qui fait penser au sortilège. Tous les microscopes sont associés à une lentille supplémentaire, à un réflecteur qui réunit une énorme quantité de lumière. Voilà sans doute de quoi garantir l'observateur le plus crédule contre le danger des ténèbres? Erreur! Car le pouvoir grossissant des lentilles du dedans étale le faisceau que les lentilles du dehors ont con- (îentré. Comme toujours, la prodigalité n'a pas de peine à dissiper ce que l'avarice a rassemblé. Malgré tous nos efforts, nous ne parvenons jamais à éclairer suffisamment la route et nous voyageons, constamment enveloppés dans une espèce de crépus- cule. Nous nous plongeons dans une demi-teinte que je comparerais à celle qui règne sur la terre, alors que le soleil vient de disparaître, ou plutôt lorsque le jour va revenir. Ceux à qui les grands nombres font tourner la tête dédaignent de faire usage des microscopes modestes ; ils se jettent de prime-saut dans les centaines de dia- mètres. Mais que voient-ils avec les gigantesques in- struments dont ils ne peuvent diriger le tir? Au con- traire les éclaireurs d'avant-garde n'ont jamais dédai- gné de faire usage de la loupe modeste. N'oublions point que notre artillerie optique est comme l'autre, elle est d'autant plus diflicile à pointer qu'elle doit porter plus loin. Nous sommes moins sûrs de nos sens que lorsque nous nous trouvons dans une stalle d'orchestre, en face de la rampe qui nous sépare de ce monde de convention qu'on nomme le théâtre. On se moquerait DES ERREURS D'OBSERVATION. 23 de nous, si nous soutenions que les tragédiens s'ai- ment, se haïssent, ou se suicident de désespoir. De- vons-nous donc avoir une foi plus entière dans la grande comédie que donne devant nous la Nature, co- médie dont le prologue et surtout le dénoûmenl nous échappent? Tout est obstacle pour nous, rien qui ne puisse de- venir chimère, matière à illusion. Le grossissement commence naturellement par s'exercer sur l'instrument du grossissement lui-même. Le premier acte du microscope est de mettre en évi- dence les imperfections du verre où on l'a taillé. C'est une espèce d'aveu, de confession arrachée aux lentilles, qui commencent par se montrer indignes de leur mis- sion. Elles semblent honteuses de se révéler avec des stries, des bulles, marques d'imperfeclion qu'il est presque impossible d'éviter dans les œuvres humaines qui, ayant un auteur fini, ne sont jamais parfaites que jusqu'à un certain point. Mais ce n'est pas assez de se défier systématiquement des instruments que l'art prépare. 11 faut encore ap- prendre l'art plus difficile de se défier de soi-même, des lentilles naturelles qu'on porte en soi. Le cristal organique que la lumière traverse avant de frapper la rétine, est également affecté de stries, de bulles, variables comme la santé, comme les disposi- tions nerveuses du moment. 11 suffit de quelques glo- bules colorés se promenant dans les vaisseaux qui ne leur sont point destinés pour produire des troubles, pour montrer peut-être des monstres, des effets inat- tendus qui viendront renverser nos plus subtiles con- ceptions. Pauvre raison exposée à tomber dans des chemins de traverse, parce que les capillaires du globe 24 LE MONDE INVISIBLE. de l'œil ne peuvent empêcher quelques gouttes du sang qui remplit nos veines ou nos artères de se placer entre notre reline et le monde. Un des plus dangereux ennemis du micrograpbe, ce sera surtout le micrographe lui-même. Il devra se dé- fier de la vapeur de son haleine, de ses doigts, de celle même qu'exhalent ses yeux. Mais il faut craindre, par-dessus tout, des objets d'autant plus terribles qu'ils sont plus petits et que, dans les observations à la vue simple, on pourrait plus franchement les dédaigner! Redoutez, comme pouvant devenir l'origine d'une erreur grossière, la chute de ces poussières sans nom, ^ qui voltigent dans les vagues diaphanes de l'océan aérien. Devant le microscope tout commence par pren- dre une forme vivante. L'intelligence déborde partout et l'inertie n'a de place nulle part. Quelle étrange histoire n'aurait-on point à raconter si l'on recueillait toutes les erreurs de la vue multi- pliée par la puissance de la vision artificielle ! Faut-il s'en étonner, puisque la vue se trompe si souvent même dans le monde vulgaire, où l'on n'est point exposé à prendre cependant une fourmi pour un élé- phant ? Tantôt on reconnaîtra avec stupéfaction que les len- tilles attirent des brins de laine heureusement recon- naissables à la couleur qu'ils ont reçue; une minute après on verra apparaître des fibres de chanvre, des brins de lin et de coton, dont le microscope ne pourra pas nous donner l'histoire. D'où viennent ces barbules de plume? du duvet de quel oreiller se sont-elles dét ichées? De quel sein le zép!iyra-t-il enlevé ces mignonnes écailles? Voilà des DES ERREURS D'ORSERYATION. 25 globules que le vent a enlevés aux guirlandes d'une iête, et peut-être au modeste bouquet de quelque la- borieuse ouvrière. Le souffle des vents est un véhicule d'une puissance incommensurable ; à oOOO mètres au- dessus de Paris, j'ai vu un fil de la Vierge, arraché à quelque prairie, flotter autour de nous, et s'accrocher à la nacelle. Gonflez-vous en paix, avides pistils, des doux sucs du printemps : pour vous travaille la lointaine étamine; le zéphyr qui caresse la gentille co- rolle donne des ailes au pollen béni ! Un jour on trouvera des poils d'animaux domes- tiques, qui viendront intriguer les débutants. Le len- demain l'observateur expérimenté découvrira des dé- bris de plantes dont il lui sera impossible de dire le nom, car elles sont encore inconnues dans nos her- biers. Si l'on pouvait faire l'analyse du butin que nous ap- portent les orages, on saurait décrire les pérégrina- tions des tempêtes. Le microscope dirait dans quelles régions elles ont dû prendre naissance. Nous devine- rions peut-être ce qu'est la végétation des plages mys- térieuses du pôle et la flore des contrées inconnues de l'Afrique équatoriale. Le microscope devancerait Barth, Speeke, Lambert et Franklin. Si, à force d'habileté et de précaution, on était assuré d'arrêter tout ce qui se passe dans l'air, la paix renaî- trait dans nos académies. Miis nous ne savons encore sûrement distinguer les écailles de poissons de la lé- gère poussière qui couvre les ailes des lépidoptères ! Qui peut être assuré jamais de saisir jusqu'au dernier de ces véhicules incompréhensibles qui, inertes eux- mêmes, transportent le feu sacré, la flamme divine, la vie! 26 LE MO>'DE I>'YISIBLE. Est-ce un germe si petit qu'il échappe au microscope qui vient donner le signal, précipiter révolution, déve- lopper une série indéfinie de transformations enciievê- trées les unes dans les autres? Est-ce du dedans ou du dehors que se produit le choc qui fait que le tourbil- lon se met en branle? La matière est-elle active ou passive? C'est ce que le microscope nous montrera, en nous révélant partout l'unage d'un plan d'organisa- tion dont l'être organisé n'a pas conscience. Quelque- fois il ne voit pas ce qu'il fait lui-même, comment vou- drait-on qu'il vît toujours ce que l'on fait sur lui? Pour se débarrasser des poussières, ce qu'il y a cer- tainement de mieux à faire, c'est de plonger les objets dans l'eau ou dans un autre liquide transparenl. Mais est-ce que l'on ne sera pas, par compensation, exposé à prendre pour des êtres extraordinaires les simples bulles d'air qui se trouvent emprisonnées dans ces milieux transparents? 11 y a dans la nature une telle tendance à l'organisation, que tout paraît fait de pro- pos délibéré. Du moment que les molécules gazeuses ont péné- tré entre \vs filaments d'une plante fibreuse, on les voit singer les formes de la vie. Quelquefois la lame de verre qui recouvre le liquide attire de très-petites gouttelettes qui se déposent avec une régularité si grande, que l'on croirait avoir sous h s yeux un tissu végétal. Il n'y a pas jusqu'aux sels contenus dans l'eau la plus pure que l'évaporation progressive ne concrète en forme régulière. Il arrive un moment où l'on voit surgir devant soi des cristaux très-embarrassants quand on n'est point assez bon minéralogiste pour recon- naître leur nature. Souvent le contact de l'eau et de DES ERREURS D'OBSERVATION. 27 poussières très-ténues donne naissance à des mouve- ments qui paraissent spontanés. Ces trompeurs signes de vie ont été découverts, à la fin du siècle dernier, par Brown, médecin anglais de génie, qui termina dans une prison son existence mal- heureuse et tourmentée. Ce déshérité légua à la science, peut-être pour se venger, non une solution, mais un problème, paradoxe dont la logique académique n'a point su se délivrer. Quel triomphe! surprendre en flagrant délit d'action volontaire et spontanée les dernières molécules des corps, les atomes de Lucrèce ! Mais comment admettre que cette motilité, cette espèce de libre arbitre puisse se trouver dans les fragments des pierres, des métaux eux-mêmes? Par quel miracle expliquer que ces corps acquièrent, lorsqu'ils sont réduits en particules d'un faible diamètre, les propriétés vitales dont leur en- semble est manifestement dépourvu? Si ces poussières vivaient, la «jhaleur les tuerait facilement; mais il arrive au contraire qu'un flot de calorique les rend plus actives. N'est-ce point une révélation? Ne voyez-vous point que ces petits corps mettent en évidence les tourbillons que le liquide le plus paisible renferme en nombre infini dans son sein? Souvent un inrusoire qui parcourait tranquillement le champ du microscope, disparaît victime d'une es- pèce d'explosion intérieure. Cet être invisible, qui avait une existence individuelle aussi incontestable que le mastodonte et l'éléphant, se résout en poussière. Ne dirait-on pas que sa vie mensongère consistait préci- sément dans l'effort suffisant pour maintenir ensemble des molécules disposées à se fuir dés que la force gé- 28 LE MO^DE INVISIBLE. iiérale d'agrégation se trouve supprimée? Un ressort secret joue, le masque tombe, il reste de la matière disponible pour créer de nouveaux organismes ; soyez sans inquiétude, elle ne tardera pas à rentrer dans la grande circulation des vivants. Voilà qui est plus fort que le loup de Hobbes : ne pouvant se dévorer, les molécules associées par une force extérieure parviennent au moins à s'éviter. Quelle est donc cette vie mystérieuse conservant l'individualité d'un être dont le corps semble toujours à la veille de faire explosion? Ce que nous venons de vous avouer a dû ébranler quelque peu votre confiance dans la réalité des mer- veilles que nous allons successivement vous décrire. « Encore si l'on pouvait regarder avec ses deux yeux, au fond de cet instrument étrange, on pourrait avoir quelque chance de ne pas se tromper, )) vous excla- merez-vous sans doute avec découragement, car vous savez bien qu'on ne peut obtenir la notion du relief qu'au moyen de deux images individuelles, peintes chacune au fond d'un de nos cristallins. Avec un seul œil, vous savez bien qu'on ne voit que la projection des objets sur un plan idéal ; leur matérialité échappe ; on est exposé à confondre l'ombre des choses avec les choses elles-mêmes. Ces critiques sont fondées, ou plutôt elles l'étaient, car les opticiens ont inventé une combinaison de deux tubes qui permet de mettre en action les deux réti- nes et de traiter la scène microscopique comme celle de rOpéra, que l'on explore si commodément avec une jumelle. Le faisceau de lumière rencontre sur sa route un prisme qui le biise en deux fractions, recueillies chacune par un tube particulier muni de son oculaire DES ERREURS D'OBSERVATION. 29 et derrière lequel nous pouvons placer un de nos deux yeux. S'il n'y avait d'autre objection que celle que vous venez de faire, vous avouerez que vous seriez guéri de Fig. 11. — Microscope jumelle. VOS scrupules; mais vous connaissez le fameux pro- verbe : un témoin, pas de témoin. Il paraît donc indis- pensable de disposer le microscope de manière que plusieurs observateurs puissent simultanément assister à nos petits drames intimes. Quel intérêt ne serait point ajouté aux démonstrations, si les élèves pou- 50 LE MO^'DE INVISIBLE. vaient suivre les paroles du professeur sans perdre un seul mouvement des infusoires! i\e suffit-il pas d'écarter les deux tubes du micro- scope jumelle, de les disposer de telle manière que deux observateurs puissent regarder ensemble? Qui Sf-îï^^^_^-^' Fig. 12. — 3Iicroscope à trois corps, de Xachet. empêche de les mulliplier, d'en mettre trois, peut-être quatre, de créer des loges pour trois ou quatre specta- teurs? Malheureusement la (Hvision du faisceau inci- dent en deux, trois ou quatre branches, affaiblit l'éclat de la lumière qui constitue chaque image. Le n'ombre des loges est donc limité par la dimiiuilion de la chirlé. Mais l'invention du microscope solaire a permis de faire DES ERREURS D'OBSERVATION. 3J assister des centaines, des milliers de personnes aux scènes les plus instructives, les plus émouvantes du monde microscopique. L'image qui a traversé l'objectif nous appartient comme une conquête dont nous pouvons faire jouir les autres sans diminuer la part qui nous en revient. Nous Fig. lo. — Microscope solaire. ne sommes point réduits à la recueillir sur notre ré- tine, un plaisir égoïste; nous pouvons épanouir les rayons dans un cadre lumineux. Pour produire une illusion magique, il ne faut qu'une seule chose : de la lumièr.», toujours de la lumière! (Juand le soleil se montrera, nous lui emprunterons avec une lentille un assez large faisceau pour qu'il nous soit permis d'être prodigue de clarté ! 52 LE MO^sDE INVISIBLE. Lorsque l'astre fera défaut, nous aurons recours au feu que l'acide sulfurique, grâce à l'acide nitrique, peut tirer du zinc roulé. Nous pourrons encore em- ployer la flamme de la lampe oxyhydrique, telle que Fig. U. — Microscope pholographiquc M. Molteni la prépare pour mes conférences. Éclairons, éclairons toujours! jamais nous n'éblouirons les spec- tateurs. U n'y a que les animalcules inondés par ce soleil qui souffrent de la clialenr que la lumière dé- veloppe en se lieurtanl sur les objets dont elle apporte rimage jusqu'à noire cerveau. Prenons garde de répéter DES ERREURS D'OBSERVATION. 33 malgré nous l'expérience de la lampe ardente d'Archi- mède et de tout réduire en vapeur. Que la lumière elle-même \ienne faire le métier de peintre! Que les impressions fugitives de la chambre obscure soient rendues authentiques et indestructibles ! Une fois enregistrés par la photographie, ces aveux de la nature sont dans les griffes de la science, l'image peut être examinée à la loupe, au microscope même. La science, trahie par le papier dont les aspérités sont innombrables, ne pouvait se servir jusqu'au bout d'une propriété aussi précieuse. Les pellicules que M. Dagron a découvertes pour la photographie de ses dépêches du siège, a permis de faire un pas de plus. Ce patriotique effort, inutile pour sauver la patrie, ne sera point perdu pour la science. N'est-ce point la lumière qui vient au secours de la lumière? IN'est-ce point la lumière qui nous permet de descendre dans l'intérieur des objets les plus ténus? Ce n'est point sa faute si nous échouons dans notre tentative d'arracher à la nature le secret de son orga- nisation. .> VI LES JEUX DE LA LU MIERE Supposons que, comme Fontenelle et Lucien, nous cherchions à décrire le séjour des sages, à donner une idée de ce lieu de délices intellectuelles. Irons-nous supposer que les Archimède, les Newton, les Socrate, les Diderot, sont obligés de se contenter de cette lu- mière imparfaite qui illumine nos paysages d'ici- bas. Nous placerons dans nos Champs-Elysées un astre dont les rayons, plus lumineux que ceux de notre soleil, mettront en relief mille différences trop subtiles pour nous être révélées par la vision. Nous admettrons qu'une récompense des grands hommes qui demeurent dans ce séjour d'élite est d'apercevoir directement et sans effort les choses qui sont hors de la portée de nos Si'ns grossiers, de saisir sans démonstration les vérités, LES JEUX DE LA LUMIÈRE. 35 que notre intelligence ne fait jamais qu'entrevoir après de pénibles efforts. Pour donner aux rayons de notre soleil des facultés analogues, il n'est pas nécessaire d'avoir recours à des incantations, il suffit de les obliger à traverser un » prisme de quartz hyalin. La seule précaution à pren- dre pour qu'ils nous peignent l'histoire du monde mo- léculaire est d'ajouter au microscope un écran translu- cide. On dirait une couche de verre, épaisse d'un millimètre? Bien faible étape pour un courrier qui ferait sept ou huit fois le tour du monde en une se- conde! 0 merveille! la lumière n'a paru ni diminuer ni augmenter d'intensité, cependant elle est aussi pro- fondément transformée que l'eau lorsqu'elle a été ré- duite en gaz. Les deux éléments qui la composaient ont été modifiés par la plus merveilleuse des métamor- phoses. Ce n'est plus cet agent brutal qui met en relief ce que nous nommerons le gros des différences, et revêt d'une sorte de livrée uniforme lt*s objets les plus dis- semblables. Elle est devenue pareille à celle que doit rayonner le soleil des sages, dont nous parlions tout à l'heure ! Chacune des sessions de l'Association britannique se termine par une fête microscopique. La lumière pola- risée fait les frais de cette splendide exhibition des propriétés intimes des choses. Les fanons de baleine, les poils, les cheveux coupés transversalement et lon- gitudinalement, font briller de curieux détails in- times. Employez les rayons ordinaires, vous aurez un mal infini à suivre des fils grossiers, feutrés les uns contre les autres; mais placez notre talisman transparent en- 56 LE MO^'DE I^'YISIBLE. tre l'objet et la lentille, vous dissiperez une sorte de brouillard qui cachait une texture merveilleuse. La prose finit, c'est la poésie qui commence. J'ai \u à Brighton de jeunes filles aux yeux bleus, aux cheveux d'or, oublier la danse pour admirer, pendant de longs quarts d'heure , ces magnifiques franges argentines , ces étonnantes enluminures si délicates. On dirait que les pinceaux de la reine Mab ont pris plaisir à suivre les fantastiques con- tours. Les instruments étaient rangés sur deux longues tables, occupant toute la longueur de la grande salle du Pavillon où le prince régent donnait des fêtes éche- velées; chaque appareil était manié par un artiste, de sorte qu'on pouvait dire que l'Association donnait dans ce palais jadis si bruyant et si profane un véritable con- cert de couleurs ! Quelquefois la lumière polarisée était reçue par une ■ lame de quartz ou de sulfate de chaux. Alors les teintes de l'iris se montraient aussi distinctes que sur la pluie quand elle tombe vers l'orient lorsque le jour est près de finir. D'autres fois on apercevait une sorte de chatoiement harmonieux qui plaçait la rétine dans une sorte d'extase. Si notre atmosphère était emprisonnée dans une enveloppe de cristal de roche que la lumière devrait traverser avant de parvenir jusqu'à nous, nous serions éclairés par cette lueur subtile, par ces rayons que les physiciens auraient dû appeler poétiques et non pas seulement extraordinaires. Si notre cristallin était constitué d'une manière con- venable, nous n'aurions alors qu'à cligner des yeux pour évoquer toutes ces teintes. LES JEUX DE LA LUMIÈRE. 37 Les ombres seraient remplacées par des couleurs merveilleuses. Nous verrions d'immenses surfaces d'eau, de sable et de neige perdre leur monotonie à certaines heures de la journée et rivaliser d'éclat avec les plus brillants parterres. Une foule de nuances vagabondes, changeant avec la hauteur de l'astre au- dessus de l'horizon, apporteraient dans tous les paysages un nouvel élément d'harmonie. Si nous regar- dions avec plus d'attention ce qui se passe autour de nous, nous saurions mieux nous faire une idée de ces merveilles. Si nous errions plus souvent dans les gla- ciers, si nous étions familiers avec les mvstères des pôles, nous pourrions nous faire quelque idée de ces effets à la fois poétiques et terrifiants, qui seraient alors communs dans toutes les régions terrestres. Le contact des aiguilles de glace qui flottent con- stamment dans les hautes régions, produit dans ces régions désolées, mais merveilleuses, des effets ana- logues. Si l'on regarde le firmament à travers le pola- riscope d'Arago, on verra des couleurs envahir d'im- menses régions, et enlever au ciel l'homogénéité de son azur. Armé d'une simple lame de cristal, un observateur égaré dans ces solitudes fait jaillir sur ces paysages austères des teintes sublimes que nulle palette humaine ne saurait réaliser. Il n'y a aucune partie du monde qui ne renferme des trésor inouïs. Ce que la nature nous refuse sous une forme, elle le donne sous une autre. Les merveilles du froid sont une compensation des souffrances qui as- saillent les explorateurs. Grâce à ces splendides attractions, la balle prus- sienne qui a frappé Gustave Lambert, n'empêchera pas  38 LE MONDE INVISIBLE. la conquête du pôle Nord. Les Scandinaves, les Amé- ricains, les Autrichiens, se lancent au grand assaut avec un enthousiasme croissant d'année en année. Le progrès ne s'arrête pas parce que la France, hélas ! se repose. Yli LA GOUTTE-OCEAN Approchons-nous rapidement de cette mare fétide, dans laquelle se précipitent une infinité de petits ruis- seaux qui la changent presque en égout; si la popula- » tion riveraine n'était sans cesse renouvelée, il y a long- temps que celte maudite flaque d'eau empesterait un petit désert. Mais comme nous ne sommes point assez maladroits pour élire domicile dans un pareil voisinage ces matières putréfiées feront merveilleusement notre affaire ; profitons impitoyablement de l'ignorance de ces pauvres gens qui s'étonnent, hélas! que le choléra les moissonne de préférence. Cette pourriture va nous servir à reconnaître que la dépouille des êtres qui ont vécu ne reste jamais oisive. Une existence consommée, c'est une place à prendre, c'est un coup donné dans le métier éternel du temps. 40 LE MONDE INVISIBLE. Une maille passe et une autre se prépare à passer à son tour. Pour qui sont ces serpents qui s'agitent sous nos yeux? que viennent-ils chercher dans la goutte-océan qui leur sert de patrie et dont Timmensité confond sans doute leur raison? Ils poursuivent des êtres presque sphériques. Ils chassent des points noirs excessive- ment agiles, quoiqu'on ne leur voie pas de moyens de locomotion. Tous, bourreaux et victimes, chasseurs et gibier, semblent animés d'une véritable fureur. Ils se poursuivent, se dévorent et se digèrent avec tant de rapidité que vous ne pouvez pas toujours distinguer celui qui mange de celui qui est mangé. Vous avez le vertige, je le vois bien, en regardant ce tourbillonnement fascinant, ce bouillonnement d'êtres animés. Mais il faut vous habituer à tenir la tête à cette espèce de lucarne, véritable œil-de-bœuf, jour de souffrance pratiqué sur le mur mitoyen de Lin- fini. Vous voyez ces petits points noirs dont je vous ai parlé, et que je vous montrerai un jour avec un plus fort grossissement? Eh bien, ce sont des animaux, que dis-je, je me permettrai de dire que ce sont plus que des animaux. Quoi! plaisantez-vous? Ce sont des dieux alois... Est-ce bien sérieusement que vous avez l'intention de nous montrer des divinités au fond d'une goutte d'eau? Non, évidemment, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Mais, en réalité, ces points invisibles sont des col- lections d'animaux, de véritables sociétés naturelles ; non pas analogues à la société humaine dont nous fai- sons partie, qui, composée d'individualités intelligentes, a un corps et ne tondje que sous l'œil de la raison; LA GOUTTE-OCEAN. 41 ce ne sont point de ces organismes moraux progressifs, mais une communauté de chairs et de squelettes ; en un mot, un véritable polypier ambulant ! Vous le savez, il y a des gens qui ont une explica- tion prête pour tout phénomène; le ciel leur tomberait sur la tète, qu'ils ne le soutiendraient pas à la pointe de leurs lances, comme nos durs aïeux les Gaulois; mais, avant d'être écrasés, ils trouveraient le temps de don- ner la raison de ce phénomène gênant. Certains natu- ralistes étrangers, forts en hypothèse, ont donc imaginé qu'il suffisait de ranger l'énigmalique infusoire dans le règne des végétaux. Satisfaits d'avoir découvert ce grand fait, ils ont dormi sur leur gloire ; mais, si vous m'en croyez, vous continuerez bien naïvement à admirer des phénomènes qui ne seraient pas moins étranges s'ils ap- partenaient à la végétation. Si le grossissement était un peu plus fort, vous verriez une espèce de brouillard, produit par l'agitation de l'eau, envelopper cette petite sphère. Si le microscope avait un pouvoir quadruple seulement, je me ferais fort de vous faire reconnaître que ce mouvement si étrange du milieu ambiant est produit par l'agitation des poils dont notre petit héris- son ambulant est couvert. Mais, comme vous le voyez, ces poils ne servent pas d'armure comme ceux du paisible insectivore. Ce sont autant de jambes, je devrais dire de nageoires, que l'animal fait manœuvrer à son aise. Je ne chercherai point à évaluer le nombre des pois- sons invisibles qui ont pour patrie cet humide dia- mant presque évaporé depuis que nous causons en- semble. Mais je dois vous faire comprendre comment il ar- rive que l'éparpillement des existences ait lieu de telle 42 LE MO>DE INVISIBLE. sorte que, le microscope en main, nous les voyons s'émiettant jusqu'à l'infini. La substance susceptible d'être animalisée peut être considérée comme un atome étalé à la surface de la terre, atome que les rayons du soleil divinisent, qu'ils imprègnent d'amour et de mouvement. Celte matière première de foute vie pèse moins, re- lativement au poids de la sphère qui la porte, que la peinture qui couvrirait une mappemonde de dix mètres de rayon ! Un globe géographique comme celui de la Bi])liothèque nationale est plus surchargé de noir que notre monde ne l'est par ses plantes et ses ani- maux. Toute proportion gardée avec notre Sphère, il faut moins de substance à la nature pour faire éclater sa gloire depuis les régions du feu jusqu'à celles du froid éternel ! Pour tracer à la hâte un grossier croquis du contour des océans, du relief des chaînes de mon- tagnes et de la course des fleuves nos géographes usent relativement plus d'encre qu'il n'y a de sang dans toutes les veines de l'humanité, que dis-je? qu'il n'y a de chair dans le corps de tous les vivants. Cet infiniment petit suffit aux forces mystérieuses pour tisser le glorieux manteau de cette boule qui roule toujours en se dirigeant vers des destinées inconnues. Si cet actif commun, ce patrimoine organique des espèces végétales et animales, était anéanti, les élé- ments dynamiques nécessaires à la vie de l'astre se- raient à peine altérés. Les astronomes voisins de notre véhicule cosmique ne s'apercevraient pas qu'il laisse tomber dans les espaces les grains de poussière qui constituent sa gloire. La perte de poids résultant de celle catastrophe se- rait celle ({ue nous éprouvons lorsqu'on nous arrache LA GOUTTE-OCÉAN, 43 un cheveu, que dis-je, un poil follet... Et encore 1 — Mais la vie sait s'emparer de la dépouille des êtres, si bien qu'on peut dire qu'elle ne laisse rien traîner. Un gramme de cadavre mis en monades suffit pour en fa- briquer mille milliards ; avec celte matière première elle produirait huit cents fois plus d'animaux micros- copiques qu'il n'y a d'animaux humains dans les cinq parties du monde. Nous trouvons tant de choses dans une masse si petite qu'il faut prendre garde d'aller Irop loin et de croire que le microscope nous permet de nous dispenser de la matière. Quelques gouttes d'eau, quelques atomes de la substance vivifiable qui, depuis que la vie pare^ la surface de ce monde sublunaire, a revêtu tant de formes différentes, voilà ce que nous empruntons à la terre. Un rayon de soleil, ou bien un peu de chaleur, c'en est assez pour que nous puissions étudier les mœurs d'animalcules bizarres, dont la plupart n'ont point encore reçu de nom. Ceux qui viennent d'éclore sont-ils des nouveaux venus dans notre monde, formés par une espèce d'insurrection des atomes qui, s'indi- gnant de rester oisifs, se précipitent vers des destinées inconnues? Proviennent-ils, au contraire, des germes que l'at- mosphère contient en nombre infuii dans ces flots? Ces monades, ces rotifères, ces colpodes, ces tardigrades, sont-ils les frères de ceux que d'autres ont étudiés avant nous? Ce n'est point au microscope, mais à la raison qu'il faut demander la solution de ce grand pro- blème, car la puissance des lentilles ne peut certaini - ment triompher du germe. Quelle dimension voulez-vous qu'atteigne le germe de la monade, qui ne peut assez grossir pour surpasser 44 LE MONDE INVISIBLE. de taille le germe des animaux supérieurs, et qui, lorqu'il est à l'apogée de son développement, nage con- fusément encore à la limite du monde invisible? Que peut peser la graine d'un être qui ne pèsera jamais lui-même que le millionième du millionième d'un gramme? C'est dans l'été de 1698 que le célèbre Leuwenhoek, Fig. 15. — Rolifères. Christoplie Colomb des Amériques microscopiques, dé- couvrit le monde invisible dans la vase d'un marécage hollandais. Ilerschell de rinfiniment petit, il contem- pla les globules translucides doués de la faculté de tourner sur eux-mêmes sans cause assignable , sans motif plausible. Je me meus, parce que je veux me mou- voir, voilà la seule réponse (ju'il put tirer de ces sphères obstinées à se cacher sous leur petit diamètre. Leuwenhoek mourut sans avoir deviné comment le volvoce pouvait naîlre. 11 fallut regardei' pendant un LA GOUTTE-OCEAN. 45 siècle déplus, pour voir que cet être étrange s'ouvre à certains moments pour rejeter des globules qu'il recelait dans son sein et qui semblaient épier le momentde vivre. Quand l'enveloppe maternelle a accompli son œuvre, elle se dessèche et dépérit. xMaisles êtres qu'elle a jetés dans le monde continuent à grandir. Produits par une espèce d'explosion, ils sont eux-mêmes destinés à dis- Fig. 16. — Monades. 'o paraître après avoir fait explosion à leur tour. Ils don- neront la vie à leurs successeurs de la même manière qu'ils l'ont reçue de leurs parents, et les générations se succéderont avec une effroyable rapidité jusqu'à la consommation des siècles, comme elles se précipitent depuis l'origine des choses. On pourrait croire que ces êtres qui se propagent par détonations successives ne sont que de simples bulles creuses. Mais le microscope nous montre que ce petit ballon est plein d'un tas de choses. Ces points imperceptibles ne peuvent pas être confondus avec des 4(; LE MOADE INVISIBLE. atomes marchant en vertu d'attractions inéluctables qui n'auraient pas besoin d'intermédiaire pour agir : ce sont des corps pourvus d'organes multiples combi- nés avec une science qui dépasse terriblement la nôtre. Nous ne savons même pas comment agissent les or- ganes que nous voyons fonctionner ! L'on y devine des canaux dont le hasard n'a point criblé un corpuscule qui n'a pas toujours un demi-millième de millimètre. Si nous nous arrêtons ici, c'est à regret, je vous l'assure, car ces monades sont remorquées par un mé- canisme analogue à celui de la spirale d'Arcbiméde. Si l'on avait compris plus tôt le mode de locomotion de ces menus nageurs, on n'aurait point attendu Sau- vage pour remplacer les roues à aubes de nos bateaux à vapeur. Mais à la peine que nous avons à pénétrer jusqu'à la monade, nous pouvons penser que nous ne nous avan- cerons pas dans ce monde fuyant, cependant que la monade doit être distante de la molécule, tout indivi- sible quand la chimie ne l'entame pas ! En effet, notre rétine perçoit très-distinctement des ondes lumineuses dont l'amplitude de vibration ne s'élève pas à un mil- lionième de millimètre. La longueur de l'ondulation est à la monade ce que la monade est à un éléphant. Nous ne tenons point encore les êtres assez petits pour que le flux et le reflux de la lumière puisse les faire tituber. Au delà que resle-t-il encore? L'inconiui, nuit pro- fonde que nos microscopes se refusent à sonder, et dans laquelle nos successeurs découvriront peut-être quelque chose de plus grand que le monde lui-même, LA VÉUITÉ ! VIII LÉCRIN DE LA NATURE Le cristal de quartz hyalin qui trône à l'entrée des galeries de minéralogie du Muséum de Paris est cer- tainement un des plus merveilleux monuments d'archi- tecture naturelle que vous puissiez contempler. Le premier objet qui frappe le visiteur dès qu'il a franchi le seuil du cabinet où sont entassées les reli- ques de la collection Hauy, est une sorte de diamant laiteux, de forme pyramidale, terminé par des faces admirablement polies et des arêtes vives, et se coupant sous des inclinaisons parfaitement régulières. La lumière se réfléchit avec orgueil sur un aussi ad- mirable joyau. L'éternité a laissé son empreinte sur ce chef-d'œuvre des forces mystérieuses qui président à la transformation des mondes. Qui pourrait trouver assez de chiffres pour expri- 48 LE MONDE INVISIBLE. mer le nombre de fois que la terre a tourné dans son orbe, pendant que les attractions, patientes ouvrières, disposaient régulièrement ces légions de molécules? Des cycles innombrables s'écoulaient, sans que les tempêtes des océans primitifs vinssent troubler le repos parfait qui régnait dans la géode ; car la pierre transparente ne laisse apercevoir ni marque d'imper- fection, ni symptôme d'irrégularité quelconque. Ces cbefs-d'œuvre de la cristallisation lente sont rares. La majeure partie des rocbes ne semble mon- trer que le fruit d'une action désordonnée, tumul- tueuse. C'est peut-être à dessein que la nature ne nous a point armés d'organes assez parfaits pour reconnaître partout la trace de l'ordre qui règne autour de nous. Qui sait si elle ne sourit pas maternellement lors- qu'elle entend de pauvres aveugles blasphémer contre l'admirable ordonnance des choses nécessaires? Que les tristes matérialistes de l'école du grand Frédéric prennent un microscope, ils verront les cubes, les oc- taèdres, les dodécaèdres, tous ces petits diamants tomber par myriades des mains du divin lapidaire. Les substances les plus communes peuvent nous fournir des spectacles admirables qui devraient suffire à nous convaincre. Si l'on pouvait réunir tout le sel marin qui est dispersé dans les océans, on pourrait en former un massif beaucoup plus élevé que le mont Blanc ou même le mont Rose. Voilà une substance dont la nature s'est montrée prodigue et qui ne semblerait avoir aucun piix à ses yeux. Cependant il suffira d'un milligramme dissous dans une goutte d'eau pour for- mer une infinité de petits cubes diaphanes merveilleu- sement enchevêtrés. Si vous chauffez la liqueur, l'éva- L'EGRIN DE LA NATURE. 49 poration s'accélérera. Le tremblant édifice de ces cubes sera couronné par de charmantes pyramides. > Jamais vous ne fatiguerez la main invisible qui taille ces poussières si finement sculptées. Jamais vous ne surprendrez des solides compliqués se glissant dans la société de figures plus simples. Les habitudes des ato- mes ne changent pas plus vite que celles des astres. Elles sont aussi vieilles que l'orbe de la terre! Ne croyez pas que celte merveilleuse persistance soit un obstacle à une variété non moins surprenante ; ces propriétés si tenaces onl cependant assez de flexi- bilité pour se grouper de mille manières différentes. Le sel ammoniac vous donnera des exemples remar- quables de ce protéisme, qui n'est rien auprès des in- nombrables métamorphoses dont l'action de la vie nous montrera tant de merveilleux exemples. On dirait que les forces physiques collaborent avec les énergies des atomes. En effet, la même solution laissera déposer tantôt des cubes, tantôt des octaèdres, peut-être même des (rapézoédres, si l'on fait varier de quelques degrés la température ambiante. Si vous ac- célérez l'évaporation au moyen de la lampe à alcool, vous verrez tomber rapidement dans le champ du mi- croscope une série de petites barbes de plume, qu'on dirait arrachées aux ailes de quelque colibri invi- sible. La nature des dissolvants agit également d'une manière très-énergique. Faites fondre dans un peu d'eau distillée quelques fractions de gramme d'un sel de brucine, vous verrez cristalliser des étoiles d'une régularité merveilleuse. Avec le sulfure de Carbone, vous engendrerez une disposition singulièrement dif- férente, mais dont la régularité ne vous semblera pas 4 50 LE MO>T)E I>YISIBLE. moindre, si vous avez un microscope assez puissant pour la mettre en lumière. Le spectacle des infiniment petits donne naissance à des sensations que l'on pourrait appeler infiniment grandes. Comme la musique, la micrographie s'adresse à tout le monde. Ma mère me conduisit, il y a plus d'une trentaine d'années, chez un démonstrateur de physique, qui avait ouvert un cahinet d'expériences sur le houle- vard des Italiens. J'ignorais alors ce que c'est qu'un sel, qu'un acide, qu'une lentille; mais je Iremhlais d'émotion en voyant tomber du ciel sur la terre de ma- gnifiques arborescences. La vitesse avec laquelle l'é- cran se recouvrait de végétations bizarres me parais- sait le fruit de quelque sortilège. Je m'attendais à voir réaliser devant moi les mer- veilles du petit Poucet et de la Belle au bois dormant. J'aurais vu venir l'ogre, que j'étais parfaitement pré- paré aie recevoir.... en me sauvant à toutes jambes. Je n'avais jamais vu briller autour du cou d'une pe- tite fille ces perles adorables qui se rangeaient en cha- pelets chaque fois que la scène changeait. Pourquoi ne mettait-on pas autour de la tète de la sainle Vierge une couronne de petits dés obliques. Ils étaient formés par ce que plus lard je sus être du sul- fate de cuivre; mais en ce moment leur teinte azurée me semblait la preuve d'une origine céleste? J'admirai encore des cristaux pareils à ceux que l'on tire de l'acide urique. C'étaient de petits rubis pris- matiques, que j'aurais crus dignes aussi de décorer une madone, si des rayons obliques ne m'avaient montré une teinte d'un beau vert émeraude, que je soupçon- nais d'avoir quelque rapport secret avec l'enfer. L'ÉGRIN DE LA NATURE. 51 J'ai VU... mî3is qu'est-ce que tout ce que j'ai vu, il y a vingt ans et plus, au prix de ce que vous pouvez voir vous-même avec quelque lentille et un faisceau de lumière à la Drummond? Alors on savait à peine ce que sont les aérolithes, ces pierres étranges qui tombent du ciel. On ne se doutait pas que l'infini des cieux nous envoie un monde susceptible d'être exploré à travers les besicles du sage ! Ces hôtes du firmament sont cri- blés d'étranges géodes, de lignes heurlées semblables à des inscriptions runiques, à des caractères cunéi- formes. Voilà des Alpes de saphir, des Carpathes d'opale, des Saharas de cristal, des Yésuves d'émeraude. La lu- mière, celte messagère des espaces célestes, est en fête; on dirait qu'elle délire. Est-ce que no us n'assistons point aux saturnales d'Isis? Un jour prochain, sans doute, nos grands nécroman- ciens du boulevard se fatigueront de faire filer la balle du mousquet qu'ils déchargent. Qu'est-ce que l'esca- camotage de leurs muscades en comparaison du tra- vail des puissances qui sont en état d'escamoter un monde? Que valent donc leurs tours de dislocation anglaise, les pirouettes de leurs pantins électriques, en présence de l'équilibre éternel des lois naturelles? Est-il un tableau vivant qui puisse rivaliser avec ces teintes, ces arêtes, ces angles, ces plans entre -croisés, qui ne sont pas seulement admirables parce qu'ils renvoient une lumière chatoyante et qu'ils caressent doucement la rétine? Ils sont encore plus beaux, sans aucun doute, parce qu'ils révèlent un monde d'harmonie au milieu duquel le chaos de notre intelligence nous empêche seul de vivre. 52 LE MONDE INVISIBLE. Sachons bien que notre œil verra de nouvelles merveilles chaque fois que nous pénétrerons plus avant dans le règne, non-seulement de la nature vi- vante, mais encore de la nature inanimée. Ramassez les scories abandonnées de nos routes, et vous y dé- couvrirez sans peine des cristallisations qui affectent la forme de fleurs ! Il en est du monde de la vue comme de celui de l'ouïe. Tous les sons ne sont pas musicaux pour nous, non parce qu'ils cessent en réalité de l'être, mais parce que la membrane de notre tym- pan est trop grossière. Tantôt les phénomènes durent trop pour que nous puissions apprécier même leur existence ; tantôt, au contraire, ils sont trop rapides, et les fruits, qui n'ont point eu le temps de grandir, se présentent à nous comme le produit d'actions désordonnées. Quoique plongés dans un ordre éternel qui succède au passé et qui prépare l'avenir, nous doutons de l'harmonie, et non-seulement de la rationalité de la matière, mais encore de la rationalité de la raison même. Que Victor Hugo emploie enfin son génie à deviner les passions de l'atome, qu'il nous peigne les combats de ces molécules qui se poursuivent avec tant d'achar- nement : car elles se montrent de si merveilleux ouvriers, que nous devons nous autres, avoir du moins le talent d'apprécier leurs œuvres. Si Byron eût armé don Juan d'un microscope, il eût deviné à quoi songe le caillou. Cliildc-llarold aurait brisé l'émeraude et aperçu la géode que remplit le gaz liquéfié par une pression épouvantable. Shelley n'aurait pas cherché l.a tempête dans les flots de la mer Tyriliénienne. Il aurait deviné dans les flancs du saphir la lévolte d'Islam. 11 aurait peint ces franges L'EGRIN DE LA NATUKE. 53 qu'il n'a fait qu'entrevoir sur le manteau de la reine Mab. Que dirons-nous de ces aiguilles sans pointe, de ces colonnes sans chapiteaux, de ces torsades sans fin, de ces rubans sans commencement enchevêtrés dans cette mêlée où toutes les formes, toutes les teintes, toutes les nuances viennent se marier, se pénétrer et se fondre? « Je sais bien que ces points n'ont pas d'âme, cependant il me semble malgré moi qu'ils obéissent à des appétits irrésistibles, désordonnés. Gomme moi, pauvre molécule sensible, ces molécules que j'ai cru si longtemps inertes, savent-elles donc aimer et souffrir? » CRISTALLISATION Exemple des différentes formes que peut prendre une substance unique suivant les circonstances qui accompagnent la cristallisation. Voilà le phosphate double d'ammoniaque et de Fig. 17. magnésie tel qu'on l'obtient dans les circonstances ordinaires. 54 LE MOKDE INVISIBLE. Mais, au contraire, dans les substances organiques en décomposition, il prend la forme suivante : M ï Fig. 18. AUTRE EXEMPLE DE CRISTALLISATION Ces sphères montrent l'oxalate de chaux tel qu'il se 0.0 . p , «a -i'i Fig. 19. précipite du sein d'une solution acide, s'il est d'origit^c organique. Au contraire, s'il est préparé artificielle- g 0 ■a 1^ 3 OL Fig. 20. ment par la neutralisation de la liqueur il se montrera tel que nous essayons de le peindre. L'ÉCRIN DE LA NATURE. 55 Mais quand on le tire de la sève des plantes, on le ^ ^ Fig. 21. voit adopter une foule de figures différentes, parmi lesquelles nous signalerons les quatre précédentes. IX L'ŒIL DE LA JUSTICE Un de mes amis était autrefois employé comme expert dans la poursuite des délits commis par les marchands de denrées alimentaires. Le spectacle de la corruption profonde de certains spéculateurs lui fait prendre parfois Thumanité en dégoût, u Je ne peux songer, dit-il, sans effroi à la perversité des gens qui ne craignent pas de compro- mettre la santé de leurs semblables pour gagner à chaque crime quelques fractions de centime. Pour moi, ce sont des Locustes à jet continu., et il est im- possible d'évaluer le désordre croissant que produit leur avidité. » Il a fait condamner un minotier qui ne se contentait pas de remplacer le Iroment par des céréales infé- rieures ou même par de la fécule de pommes de terre L'ŒIL DE LA JUSTICE. 57 malades. Ce spéculateur augmentait le volume de ses marchandises avec l'alun, substance presque purga- tive. Rendons grâce à rhonnêteté relative des frau- deurs qui se bornent à augmenter le poids de leurs farines avec une substance inerte comme le plâtre de Paris. Ce produit minéral est même à ce propos l'objet d'un grand commerce. Il est si précieux, si ines- timable pour ces industries néfastes, qu'on l'exporte en Angleterre , où la falsification s'opère sur une échelle proportionnée aux appétits de la population. On m'a montré un équarisseur qui, continuant ses spécu- lations du siège, s'était associé avec un boucher des grands quartiers. Il transformait la dépouille de ses victimes efflanquées en bœuf de la seconde catégorie. Il y avait il y a trente ans, près des Halles, un charcutier plus coupable encore : il s'était donné l'affreuse indus- trie de débiter de la viande de porc infectée de tri- chines, cette peste venue d'Allemagne. Près de l'abat- toir Popincourt se trouvait un gargotier qui servait gra- vement à ses clients du bouillon de gélatine, comme s'il n'avait pas été prouvé que les qualités nutritives de cette décoction sont identiques à celles de l'eau chaude. Je ne parlerai pas des traiteurs qui guettent le poisson avancé pour l'avoir à meilleur compte; des pâtissiers qui sont à l'affût des œufs sur les limites de la pourri- ture, des confiseurs qui chassent les fruits gâtés, pour les introduire dans leurs compotes et confitures. Je n'aurai point l'indiscrétion de parler du lait fait avec de la cervelle de veau, du chocolat dans lequel le cacao n'est qu'un mythe, de l'eau de la Seine trans- formée en vin de Bordeaux, de la sciure de bois changée en café de Ceylan, et de l'huile de vitriol métamorphosée en vinaigre d'Orléans. 58 LE MONDE INVISIBLE. Le crime entre en lutte ouverte avec la répression, et montre une énergie, une intelligence que ne déve- loppe pas toujours la science. .Je ne connais pas de découverte dont on n'ait tiré un parti puissant contre l'ordre social. Les faux monnayeurs ont été les pre- miers à mettre à profit la galvanoplastie. Jusqu'à ce que l'on eût trouvé le moyen d'introduire dans la pâle des billets de banque des filigranes d'une nature par- ticulière, les rayons solaires étaient souvent pris comme complices de crimes dont les amis des lu- mières n'ont cependant jamais profité. Bocarmé n'a- t-il point apprisla chimie afin d'appliquer la nicotine à l'empoisonnement de son beau-frère? La Pommerais a fait de longues études sur la mort par la digitaline, pour profiter d'assurances faites sur la vie. Palmer était expert dans le maniement de la morphine. Cas- taing avait également usé ses veilles à étudier la toxi- cologie ; Exilly, le complice de la Brinvilliers, était un chimiste créateur. Les Allemands ont employé à l'in- vasion de la France la chimie dont Lavoisier fut le créateur. Ils se sont servis mieux que nous, hélas! de Télectro-aimant, dont le grand Arago, si excellent pa- triote, fut l'inventeur. Si le génie, c{uelc|uefois trop réel, dont les hommes de proie ont fait preuve depuis Caïn, avait été appliqué aux arts utiles, nous serions bien plu^ savants que si nous avions hérité des découvertes de tous les Abels du monde. Heureusement le microscope vient à notre aide, lui l'arme de 1 honnêteté' Il est pour ainsi dire impossible de le corronq^re et de le tourner au service du crime, qu'il ne sert jamais qu'à demi. S'il le fait, c'est comme L'ŒIL DE LA JUSTICE. 59 un soldat qui lire en l'air pour ne point fusiller ses frères. Comment voulez-vous que Thomme, tigre qui vient de sacrifier la vie d'un de ses semblables à une cu- pidité féroce, à une passion impure, à un désir insensé de vengeance, aille explorer, non point au microscope composé, mais même à la loupe, le théâtre de son for- fait? Comment aurait-il le loisir et le sang-froid néces- saires pour sonder les replis de ses vêtements, vérifier chacun des clous qu'il porte à ses souliers. Ce n'est pas une balance, mais le microscope en main, que je représenterais Thémis, si j'avais l'hon- neur d'être peintre ou poëte. N'est-ce point seulement avec le microscope que la justice peut recueillir les dépositions de mille témoins dont la balance ne révé- lerait môme pas l'existence. Tantôt, ce sont quelques cheveux arrachés à la tête de la victime, que l'on retrouve en secouant les vête- ments de son bourreau ; une autre fois, les clous du talon qui a écrasé la tète d'un vieillard ont retenu quel- ques poils de barbe blanche, accusateurs outragés et maculés, mais cependant décisifs ! l justice tient le coupable par un brin de duvet, mais ce brin, plus tenace que le cheveu du diable, suffira pour traîner le meurtrier à l'échafaud. L'assassin avait eu la précaution de se laver les mains comme lady Macbeth, et de plus il avait envoyé sa chemise à la les- sive. Mais une tache de sang qu'une mouche ne verrait pas a jailli sur le pantalon. Malheureusement l'éducation du public français est encore à faire ; on comprend trés-difficilement chez nous que la police municipale ne peut être partout à la fois, et que par conséquent sa vigilance ne peut em- 60 LE MONDE INVISIBLE. pêcher les citoyens d'être pillés clans leur forlune et leur santé. Quoi que la loi puisse faire, il i)'y a véri- tablement de bien protégés que ceux qui veillent eux- mêmes au salut de leur bourse et de leur estomac. Fai- sons comme les Anglais, qui s'abonnent en masse à un admirable journal inlitulé: Les aliments , Veau etVair! Prenez l'habitude de manier le microscope, et vous serez sauvé de cette multitude de petits délits qui tuent un peu chaque jour. Vous échapperez à une foule de malaises, de maladies provenant des poisons alimentaires qu'on débite chez l'épicier et le marchand de comestibles sous prétexte de truffer les dindons. Soumettez à l'appareil le plus simple, le plus commode, les substances susceptibles d'être fraudées, et vous rétrécirez tellement l'aire de la supercherie, que la probité deviendra une vertu trés-pratique. La fraude sera bientôt la plus ridicule de toutes les spéculations. Yoilà un fournisseur qui vous a vendu du café fa- briqué de toutes pièces dans ses caves, et qui compte sur l'impunité. Rien ne vous est plus aisé que de le saisir en flagrant délit , car la fève aromatique qui vient honnêtement d'Amérique, ou d'Arabie, vous mon- trerait une foule de cellules polygonales qui brillent par leur absence. Au contraire la sciure, quoique torréfiée, a conservé sa fibre. Vos fournisseurs pratiqueront moins facilement « la petite morale, » quand ils sau- ront que vous maniez le grand confesseur des fraudes de « la grande. » Ils n'achèteront plus la discrétion de votre ménagère s'ils savent que vous vous entretenez avec le bavard qui raconte comment la partie muci- lagineuse de la chicorée et les granules d'amidon ont été élevés, par la grâce de Mercure, à la dignité de plante médicinale. L'ŒIL DE LA JUSTICE. 01 La nature a ses points de repère inébranlables pré- cisément parce que l'œil nu ne saurait les voir. Mais, quoique cachés, ils éclatent pour ainsi dire à chaque pas du microscope. Ils sont imprimés partout avec l'inexorable fécondité qui est le caractère et le privi- lège des forces spontanées. Pour construire artificiel- lement le moindre grain de mil , il faudrait déve- lopper beaucoup plus d'art que pour édifier une basilique. Jamais la contrefaçon ne sera assez parfaite pour que vous ne puissiez la prendre en flagrant délit d'erreur. Le plagiaire a cru faire un miracle, il a in- venté un nombre infini de détails ; que vous importe? descendez plus bas encore dans l'intimité des choses, et vous laisserez derrière vous le subterfuge. Mais pour vous élever à la hauteur des dangers que la fraude fait courir, il ne faut pas vous endormir sur les triomphes de la science. Les progrès de l'agriculture et de l'industrie mar- chent d'un pas égal à la conquête de l'avenir, les bota- nistes multiplient le nombre des espèces utilisées, celui des variétés des plantes anciennement employées se nomme aujourd'hui légion. Les expositions des der- nières années nous ont donné la fibre d'aloès, le jute, le fil de bananier; que sais-je encore? Toutes ces substances ont une valeur différente, mais sont sus- ceptibles, dans une certaine mesure, de se substituer les unes aux autres. Voilà un vaste champ à exploiter pour ceux qui ont fambilion d'arriver à la fortune par des chemins couverts. Les matières animales ne sont pas moins susceptibles d'être réduites à l'état de complices involontaires : à la soie que tile le ver du mûrier, vient se joindre celle 62 LE MONDE INVISIBLE. du Bombyx Gyiitliia ; bientôt d'autres chenilles auront conquis une place honorable dans nos cultures. Voilà que l'usage des graines oléagineuses dans l'engrais- sement permet à nos toisons européeinies de prendre un lustre analogue à celui qui distingue la laine des lamas, des alpacas et des vigognes. Encore des erreurs, encore des tromperies pos- sibles : quelle mine pour le crime que chacune de ces conquêtes si précieuses ! Mais, armés de notre microscope, nous devenons invisibles, nous pouvons marcher à coup sûr dans ce dédale où la mauvaise foi s'embusque. Nous dominons les gens qui yivent du trafic des textiles, de toute la hauteur de notre clairvoyance. Chaque fibre porte ce que nous pourrions appeler la marque de fabrique de l'infini que nul ne saurait contrefaire? L'ŒIL DE L.\ JUSTICE. G5 LAIT PUR DE VACHE C'est le lait normal tel qu'on l'aperçoit entre deux lamelles de verre, lorsque l'on regarde par transpa- rence une couche d'un dixième de millimètre d'èpais- ■-^ o /^ SQG 'Ov /è^A,.^ no .9^ 9 0. r^ Fig. 22. Lait pur de vache. seur. Ces globules arrondis et diaphanes sont formés par de la matière butyreuse, facile à reconnaître. Mais le microscope n'apprend rien sur la composition du fluide visqueux translucide où ils nagent. 04 LE MONDE LNVISIliLE. LAIT D'UNE VACHE MALADE Aussitôt qu'une vache tombe malade, son lait s'al- tère, ce qui se comprend sans peine, car cette sécré- tion est d'une nature très-complexe. Fig. 23. Lait d'une vache malade. Une humeur malsaine, presque un poison, se mé- lange au produit des mamelles. L'œil le moins exercé ne confondra pas ces petites granulations morbides avec les globules normaux qui sont iigurés en regard. L'ŒIL DE LA JUSTICE. 05 LAIT D UNE VACHE QUI VIENT DE VELER Un grand nombre d'éleveurs ne craignent pas de verser dans la consommation le lait de vaches qui vien- nent de vêler. Ce lait, impropre à l'alimentation, contient Fig. 24. — Lait d'une vache qui vient de vêler. très-peu de matières nutritives ou sucrées, et beaucoup de substances salines. Il offre en outre l'inconvénient de se putréfier, sans passer par l'état aigre, de sorte que les indications du goût sont en défaut pour indiquer le danger de l'in- troduire dans les voies digestives. 66 LE MO>DE INYISIBLE. LAIT FABRIQUE AVEC DE LA CERVELLE DE VEAU Parmi les fraudes les plus célèbres auxquelles les éleveurs se soient livrés, nous devons citer celte fraude grossière et très-préjudiciable; mais il est très-facile de Fig. 23. — Lait fabriqué avec de la cervelle de veau la recomiaître, en voyant apparaître au microscope les fibres d'origine animale. Jamais ces lignes accusatrices ne sont entièrement désagrégées par les fraudeurs, quelque énergiques qu'aient été les efforts mécani- ques auxquels elles ont été soumises. L'ŒIL DE LA JUSTICE. 67 CHOCOLAT NATUREL Toutes les parties de la fève du cacaotier se retrou- vent en petits fragments dans la pâte. On reconnaît en a des fragments de tissu cellulaire de la fève, enb Fig. 26. — Chocolat naturel. des portions de l'enveloppe, en c des fragments du germe, enfin en d et en e des grains isolés de la fécule particulière qu'elle renferme. 68 LE MO^TE INVISIBLE. CHOCOLAT FALSIFIE La fécule de pomme de terre entre dans ce chocolat frelaté. Heureusement, on ne peut non plus lui enlever les caractères si faciles à saisir qui trahissent les fraudes dont elle forme la base. Fig. 27. — Chocolat lalsifié. On reconnaîtra en a des fragments de la fève de cacaotier; mais en h des morceaux de fécule introduite par le fraudeur. L'ŒIL DE LA JUSTICE. 69 CAFE NATUREL Le café est la poudre obtenue en pulvérisant le noyau de la cerise d'une jolie plante de la famille des rubiacées, après lui avoir fait subir une torréfaction préalable; mais aucune de ces opérations ne détruit Fig. 28. — Café naturel. l'agrégation de la fibre végétale, on reconnaît aisément la forme des cellules dans lesquelles se trouve renfermé le principe aromatique. Le microscope est plus sûr encore que le goût lui-même, quoique les connaisseurs ne s'y trompent guère. 70 LE MOxNDE IN\^ISIBLE. CAFE FALSIFIE Nous avons pris un échantillon qui ne contient que des substances innocentes pour la santé. Dans ce casle fraudeur n'est pas encore devenu un empoisonneur, mais il a donné un étrange carrière à son imagination. Fig. 29. — Café falsifié. La leltre a représente le petit nombre de matières qui viennent du cafier. La lettre h a été réservée pour les fragments de chicorée, et la lettre c poui' les grains de fécule provenant du gland de chêne. L'ŒIL DE LA JUSTICE. 71 THE FALSIFIE Voilà un échantillon de thé hien plus audacieuse- ment falsifié que notre café de la page précédeilte, mais il est étonnant qu'on nous ait laissé en a un morceau de feuille qui nous permettra de nous faire une idée Fig. 50. — Thé lalsifié. de la forme de la substance normale. En h vous re- connaissez des grains de sable. En c des granules de fécule provenant, suivant toute probabilité, d'une cé- réale ; en d des fragments de riz ; en e des parcelles appartenant à une substance brillante d'origine incon- nue ; en f des cellules de curcuma ; enfin en g de petits morceaux d'indigo. 72 LE MONDE INVISIBLE. THÉ ENTIEREMENT FALSIFIE Ici le mensonge est plus complet encore, car il n'entre pas un atome de thé dans cette substance fan- tastique : en a vous voy«z de la fécule qui provient du Fig. 31. — Thé entièrement falsifié. froment ; en /; des fragments de la résine du cachou ; en c vous reconnaîtrez même les petites aiguilles cris- tallines qui se trouvent quelquefois dans cette sub- stance aromatique. L'ŒIL DE LA JUSTICE. 73 FARINE DE SEIGLE On pourra s'exercer à reconnaître la forme des gra- nulations de farine provenant des différentes espèces de céréales et de légumineuses. Avec quelque habi- tude, on arrivera à les discerner aussi sûrement que Fig. 52. — Farine de seigle. si, opérant à l'œil nu, l'on avait affaire à des graines entières. Une des farines les plus curieuses sera celle du seigle que nous représentons. Trop gros pour pas- ser intacts entre les meules, les grains de fécule se brisent pendant la mouture. Ils éclatent en donnant naissance à l'étoilement caractéristique que nous avons cherché à figurer. 74 LE MOx^^DE I^'YISIBLE. FARINE DE BLÉ Il sera très-utile de connaître la forme de la farine du blé normal. On verra très-bien, avec un grossisse- ment de trois à quatre cents diamètres, les petites sphères d'amidon que la meule a isolées. Nous appel- Fig. 55. — Farine de blé. lerons également l'attention sur les fibres provenant des cellules qui ont produit l'amidon. On pourra môme apercevoir les petits grains de sable provenanl de la désagrégation à laquelle les meules les plus solides ne peuvent échapper pendant la trituration des grains. L'ŒIL DE LA JUSTICE. 75 LE BEURRE PUR Le beurre est fabriqué au moyen de la réunion de globules de matières grasses qui nagent dans le lait nonnaî. Ces petits corps se réunissent l'un à l'autre Fig. 54. — Le beurre pur. sous l'influence du mouvement et de l'acide qui prend naissance dès que le lait est exposé a l'air. Ils se retrouvent en nombre immense, serrés les uns contre les autres, quand ils ne sont pas fondus et agglutinés de manière à former des sphères beaucoup plus grosses. 76 LE MONDE INVISIBLE. ER\/ALENTA DES ARABES On a souvent exploité la fantaisie de ceux qui aiment à se servir d'aliments décorés d'un nom bizarre, qui ne manque jamais de faire trouver leur saveur merveil- leuse. Le mélanofe suivant a été vendu 8 francs le kilo- Fig. 55. — Ervaleiita des Arabes. gramme, jusqu'à ce que l'analyse permit dereconnaîlre la nature des éléments qui le constituaient. On s'assura qu'il y avait en a de la faiine de len- tilles, et en b de la farine d'orge. Les amateurs pour- ront prendre plaisir à étudier VErvcdenta, hSemolina, le Uacaîioiit des Arabes, le Poîamond des Txircs^ et nu- tres mixtures dont le seul mérite est d'être désii;nés par dos appellalions retentissantes. L'ŒIL DE LA JUSTICE. 77 SAGOU VERITABLE Il est très-rare que le sagou nous arrive dans un état de pureté comparable à celui de l'échantillon que nous représentons ici. Cette substance se prépare de la même manière que la fécule de la pomme de terre, mais, Fig. 56. — Sagou véritable. au lieu d'être extraite du tubercule si commun dans nos pays, elle est tirée de la moelle d'une plante exo- tique de la tamille des cycadées, qui a le port d'un pal- mier. La forme des grains est si caractéristique qu'il est impossible de les confondre avec ceux qui pro- viennent d'aulres plantes. 78 LE MONDE INVISIBLE. SAGOU DE POMME DE TERRE Il s'agit ici de la falsification très-grossière d'un ali- ment délicat que nous venons de dessiner. Il est très- facile de reconnaître dans cet échantillon la farine des Fig. o7. — Sagou de pomme do terre grains d'amidon provenant purement et simplement de la pomme de terre. La forme est tellement différente qu'il n'y a véritablement de coupables (jue ceux qui veulent bien se laisser })rendre. L'ŒIL DE LA JUSTICE. 71) ARROW-ROOT Varrow-root est encore une de ces fécules réconfor- tantes que l'on a intérêt à bien connaître, parce qu'elles viennent de loin, et sont par conséquent d'un prix Fig. 58. — .\rrow-root. élevé; elles doivent leur propriété à leur texture, aussi bien peut-être qu'à leurs propriétés chimiques. On les obtient aux colonies et dans l'Inde en râpant les tiges souterraines du maranta arundinacea. 80 LE MO^^DE INVISIBLE. LA SOIE On peut dire que la soie est aux autres matières tex- tiles ce (fue l'or est aux autres métaux. Aussi ne pou- vons-nous nous dispenser de donner la figure exacte Fig. 39. — La soie. d'une fibre aussi précieuse. Tout le monde sait que la matière qui la constitue sort de la bouche du ver du mûrier en deux brins solides, continus, soudés en- semble. L'ŒIL DE LA JUSTICE. «1 ETOFFE DE LftINE Nous avons représenté une étoffe de laine avec un grossissement suffisant pour montrer les brins avec les carractères que nous signalons ailleurs. Un des Fig. 40. — Etoffe de laine. éléments les plus essentiels pour l'appréciation de la valeur de cette matière textile est sa finesse, qui se détermine avec un micromètre. Vous pouvez ad- mettre que le diamètre de poils varie communé- ment de ye à ^ de millimètre. 0 82 LE MO^'DE nVISIBLE. ETOFFE DE LIN Le microscope vous montrera dans la plus line ba- tiste des tubes vasculaiies, tirés de la tige du limnn iisitalissimun au moyen du rouissage. Ce procédé con- siste à faire dissoudre la gomme qui retenait ensemble Fig. 41. — Étoffe de lin. les filaments que vous voyez réunis et dont le diamètre ne dépasse pas un demi-centième de millimètre. Pour distinguer aisément les tubes articulés, cloisonnés et cylindriques que nous avons représentés, il faut em- ployer un grossissement de trois ou quatie cents dia- mètres. L'ŒIL DE LA JUSTICE. 8") LE CHANVRE 11 est facile de voir que les fils de chanvre ressem- blent au fil de lin avec cette différence que leur dia- mètre est deux ou trois fois plus gros, et que leur ap- parence est beaucoup plus grossière. En outre, au lieu Fig. 42. — Le chanvre. d'être cylindriques comme celles du lin, ces tiges son* presque quadrangulaires. On comprendra pourquoi elles sont rudes au toucher. Les fibres, que l'on voit dis- posées en houppe, expliquent également pourquoi elles possèdent un aspect velouté. X LA SCIENCE DES CHEVEUX M. Broca a plongé les membres de la Société d'an- Ihropologie de Paris dans la plus vive siiipiise, en mettant sous leurs yeux une collection de chevelures d hommes et d'enfants appartenant à toutes les races civilisées ou sauvages. 11 avait réuni dans un cadre presque toutes les teintes de l'arc-en-ciel. Cependant son tableau ne contenait qu'une bien faible partie des échantillons que peuvent fournir les douze ou treize cents millions de frères qui, si les statistiques sont fidèles, peuplent en ce moment la surface de la terre. Mais les artistes capillaires n'avaient point attendu cette séance pour savoir à quoi s'en tenir sur les éton- nantes variétés des toisons humaines. Je me suis laissé raconter qu un coiffeur de la capitale, qui afficliait des hi SCIENCE DES CHEVEUX. 85 prétentions à la science, faisait depuis longtemps une collection des cheveux de ses clients. Grâce aux caractères que le microscope lui permet- tait d'apercevoir, il se livrait à une sorte d'analyse aussi sérieuse peut-être que celle des chiromanciens ou des phréiiologues. Les cheveux, disait-il avec le sérieux d'un Desbarolles, sont des conducteurs con- stamment chargés d'électricité vitale; aussi peut-on les considérer comme étant un prolongement de la personne même; c'est l'âmo qui sort de la peau. N'y a-t-il pas dans une natte non-seulement le parfum, mais eiicore l'essence de la personne aimée. Le célèbre Darwin n'est pas plus raisonnable dans ses derniers ouvrages, où il enseigne qu'on reconnaît les folles à la frisure exagérée de leur perruque naturelle, et les idiotes à la platitude exagérée de leurs cheveux. Lorsqu'il voulut choisir une femme, notre Figaro scientifique se décida sur l'examen d'une méclie, dans laquelle il crut découvrir toutes les qualités qui dis- tinguent une parfaite coiffeuse. Ce que c'est que d'avoir une foi absolue dans son art! Notre homme, qui avait pris le microscope pour courtier matrimonial, tira un excellent numéro à la grande loterie du conjmigo. Un de mes amis intimes, encouragé par cet exemple, s'est épris d'une belle dont il ne connaissait que l'écriture. Je ne sais s'il a aussi bien réussi. Mieux vaudrait partager les opinions par trop pro- fessionnelles de cet enthousiaste artiste capillaire que de s'imaginer que les cheveux doivent être considérés comme un tégument dont l'office est de dispenser d'une perruque ou d'un bonnet de coton. On ne peut pas dire que les cheveux sont l'homme. Mais il serait peut-être moins inexact de dire qu'ils 86 LE MO?sDE IMISIBLE. sont la femme. Avec quel orgueil les robustes Espa- gnoles laissent les rayons du soleil se jouer avec leurs tresses noires, luxuriantes, hardies! Au contraire, la chaste beauté du Nord semble porter une chevelure toujours prête à rougir sous le souffle du zéphyr : on dirait que ces nattes dorées vont s'évanouir sous le filet qui les recouvre à peine, si on ose leur rendre hommage en les caressant des yeux. La nature naurait fait que filer les cheveux d'une vierge, dit, je crois, Saadi, dans un poëme peu connu en Europe, qu'elle aurait dépassé Fart humain au- tant que la vertu peut s'élever au-dessus de l'hypo- crisie. Qu'aurait donc dit l'illuslre Persan, s'il avait pu deviner l'art que la grande ouvrière a développé en sculptant les poils de l'ignoble chauve-souris? La tige est enveloppée d'une espèce de collerette de membranes admirablement frangées. Ce sont des cor- nets emboîtés merveilleusement les uns dans les au- tres. Leurs bords extérieurs sont tuyautés avec une délicatesse qui ferait envie à nos élégantes. Jamais beauté à la mode n'a porté de fichu aussi merveilleux. L'être le plus hideux n'est pas tout laideur. 11 a des coins et recoins, dans lesquels les grâces se tiennent embusquées; malheureusement il n'y a que le micro- scope qui puisse les voir sourire. Ce n'est point évidemment pour donner satisfaction à nos instincts artistiques que la nature s'est donné tant de peine! S'il en était ainsi, elle aurait donné à Aristote et à Platon des yeux assez perçants pour se j)nsser de l'opticien. Quel est donc le spectateur intelligent à qui ces mer- veilles étaient destinées! Quel est donc l'être assez LA SCIEiNCE DES CIIETEUX. 87 bien doué pour admirer sans lunettes les formes si fines que jamais Lynx n'a entrevues! Voyez la chenille incommode et nauséabonde qui dévore le drap de yos vêtements. Son poil, un gracieux chapelet formé de cônes délicatement enfilés les uns ¥ ^hKi Fier. 45. — Poil de la cliauve-souris. Fig. 44. Poil de la soiuis. au bout des autres. La surface de chacun de ces objets si délicats est elle-même hérissée de pointes beaucoup plus délicates encore, et articulées d'une manière étrange. Contraste incompréhensible, le microscope dé- couvre dans la parure de cet ennemi de toute élégance un chef-d'œuvre de sculpture et d'ornementation. îNoLis citerons encore à côté de ce merveilleux pe- lage celui des rats, des souris, des plus petits mammi- 88 LE MO>DE INVISIBLE. fères. Il faut avoir foi dans l'infaillibilité du microscope pour affirmer qu'un filament, dont l'épaisseur ne dé- passe pas quelques centièmes de millimètre, est recou- vert de plusieurs séries de plaques, très-finement dé- bitées et qui, par surcroît de luxe, ont été disposées en quinconce! La laine des moutons, ces dociles et indolents es- claves, n'a point été filée avec autant de délicatesse. Cependant avec quel art ces cylindres sont fouillés! Quel est le burin qui saurait détacher des centaines de franges dans la longueur d'un millimètre, franges si ténues que le brin de laine, inspecté à l'œil nu, paraît sortir d'une filière. Décidément l'ambition de l'homme ne saurait consister à imiter la nature! Bor- nons-nous à profiter des trésors que cette bonne mère met à notre disposition, gardons-nous de lutter avec elle; apprenons encore une fois par cet exemple, qu'elle ne fait rien qui ne soit susceptible de nous servir. Le feutrage serciit impossible sans ces franges contre les- quelles ne saurait lutter la main de nos dentellières. Des centaines de milliers de crocs entrelacés lient so- lidement les diverses tiges et forment un tissu qui n'est qu'un véritable buisson d'épines écrasées. Ne nous imaginons point que les cheveux, si doux, si étincelants de séductions, soient fabriqués autre- ment que la laine onctueuse des brebis les plus vul- gaires. Ces fils aériens qui semblent n'appartenir point à la terre, sont couverts de véritables écailles. On dirait des serpents mignons, si vous le voulez, mais enfin de véritables serpents. Le microscope vous montrerait sur les plus ravissantes épaules uue tète de Méduse! Regardons ces cbevcux, avec un plus fort grossis- sement, d'autres détails se développeront, nous n'au- LA SCIENCE DES CHEVEUX. 89 rons pas de peine à découvrir une foule de lacunes, Fig. 4o — Racine d'un cheveu. dont quelques-unes semblent remplies d'une espèce d'huile colorée. Nous pourrons compter sur leur écorce 90 LE MONDE INVISIBLE. une foule de rides, de stries circulaires analoo'ues aux cicatrices que porte le tronc dt^s palmiers; nous en distinguerons par milliers dans chaque centimètre, comme si la croissance de chacun de ces filaments avait été mille fois interrompue. Lorsque notre esprit se repose des misères de la vie, alors sans doufe notre cuir chevelu se réveille! Les bulbes cachées dans la peau produisent un véritable flux de matière cornée. Que de causes troublent chaque jour la végétation de ces petits palmiers humains! Leurs racines sont voi- sines de la pulpe blanchâtre que nos passions entre- tiennent dans un état constant d'agitation! Faut-il s'é- tonner qu'ils sentent le contre-coup de notre vie éphé- mère et tourmentée? Ne les sentons-nous point se dresser quand une tempête éclate sous notre crâne? Les animaux ont également leurs inquiétudes, leurs anxiétés, leurs transes, qui modifient la constitution de leur pelage ; mais pour peu que les chats ?e reposent, on verra les mailles du poil de la souris se ranger en longues files gracieuses. Le microscope permet au philosophe de rattacher la fabrication de la plume à celle du poil. En effet, les villosités si communes chez les moutons et les chauves- souris semblent avoir été allongées par une espèce de force centrifuge que l'on suit d'espèce en espèce, et qui finit par donner naissance au duvet sans le({uel l'aile frapperait inulilement l'air. Vous aurez beau voltiger du paon à l'aigle, de l'oie au canard, vous ne découvrirez jamais dans leur plu- mage des éléments dont les analogues n'existent point en principe chez l'homme. Par cela seul que nous vi- vons au milieu d'êtres qui partagent notre patrie ter- restre, nous devons reconnaître chez tous les (races LA SCIENCE DES CHEVEUX. 91 de l'art dont la nature a eu besoin pour nous produire. Le microscope nous apprendra à retrouver ces règles sublimes dans les fonctions les plus humbles, dans les sécrétions les plus accessoires, où elles ne sont que plus frappantes. Les naturalistes les moins disposés à rendre sérieu- sement hommage à la majesté des grandes lois géné- rales sont souvent les premiers à confesser qu'il existe une liaison intime entre le développement de la masse encéphalique et celui de l'instinct. Les plus ignorants sophistes reconnaissent également que le tube intesti- nal et le svslème musculaire acqssent l'un sur l'autre. 11 n'est pas besoin de lunettes, ni même de loupe pour comprendre que le paisible ruminant serait fort embarrassé d'avoir des griffes comme le lion; que le lion mourrait de faim, même avec ses dents terribles, si les extrémités de ses membres étaient emprisonnées par des sabots pareils à ceux de l'antilope; mais ce qui dépasse toutes les prévisions des plus sages, c'est de retrouver sous le microscope, dans des poils quelque- fois invisibles à l'œil nu, la plus merveilleue harmonie. L'organe même caché est toujours adapté à la fonction d'une façon incompréhensible pour notre intelligence, aussi longtemps qu'elle se refuse à y voir l'œuvre d'une cause dont l'intelligence dépasse infiniment la nôtre. La plume couvre l'oiseau, parce que l'oiseau peut développer une force musculaire suffisante pour l'uti- liser. Si la force musculaire n'est pas inutile, c'est que la plume est un organe assez léger, assez résistant, doué de toutes les qualités requises pour la locomotion aérienne. Soumettez au microscope les écailles des poissons, vous verrez par un autre exemple qu'il y a toujours 92 LE MONDE INVISIBLE. unité entre l'organisme et le but pour lequel l'orga- nisme a été créé. Destinées à protéger- des êtres qui vivent dans un milieu cinq ou six cents fois plus dense que l'air, les écailles ne peuvent recevoir la forme déliée et flexible des plumes. Elles sont donc repliées les unes sur les autres, disposées comme les tuiles ou les ardoises sur les toits de nos maisons. Quoique renfermées dans un repli de la peau, ces concrétions cornées sont fixées individuellement par surcroît de précaution, et plus adroitement attachées sans aucun doute que ne le sont les plaques de nos frégates cuirassées. Vous pourrez aisément constater de plus que la ma- tière qui compose ces petits boucliers s'est déposée par couches successives. Une écaille mère trône au sommet d'une série de gradins; les lames successives débordent les unes sur les autres, et l'on voit à la fois la tranche de tous les feuillets qui soiit venus se cou- cher les uns au-dessus des autres. Avec quelle mer- veilleuse harmonie la forme de ces parties influe sur celle des boucliers qui sont chargés de les protéger! On pourrait faire une curieuse collection, non pas seu- lement en réunissant les écailles des poissons de diffé- rentes espèces, mais en mettant à côté les unes des autres des écailles prises sur les différentes parties des mêmes individus. Les difierences de coloration ajoutent un nouveau charme à ces changements de modèle; c'est de la variété à la deuxième puissance. Si les oi- seaux l'emportent pour les formes, les poissons sont incomparables pour les nuances. Chaque être a donc son genre de beauté particulier, tenant aux conditions simplement spéciales de sa vie. Ces jeux de lumière sont (lus à un pigment nécessaire pour maintenir l'exclu- LA SCIENCE DES CHEYEUX. 95 sioii de l'eau où le poisson est, suivant le proverbe, si heureux. 11 a peut-être un analogue dans la matière colorante de la peau de l'homme, ce bipède si tour- menté. Le pigment de l'écaillé brille à travers l'épi- derme nu, mince et lisse qui recouvre l'écaillé, comme le ferait un vernis à la gomme laque. En le regardant du reste avec un instrument doué d'un fort pouvoir grossissant, vous verrez sans doute qu'il se compose d'ime substance onctueuse. Mais celte substance onc- tueuse elle-même, quel est le microscope qui pourrait se vanter d'en effectuer l'analyse? et cependant sa composition a été établie d'une façon précise par la chimie du créateur. XI L'AGE DE FER Si l'on demandait à un philosophe quel est le métal le plus utile à l'humanité, il répondrait sans hésiter : Ce n'est ni le cuivre, ni l'argent, mais le fer ; le fer qui prend tant de formes différentes, qui se transforme en tant de manières ; on serait leiité de dire (jue les métallurgistes qui le manient si bien ont découvert la pierre philosophale. Si l'on adressait la même ques- tion à un naturaliste, il dirait la corne. Son principal rôle est de servir de matière première pour les instruments de massacre et de pillage, de déchirement. Elle est susceptible de recevoir une foule de dispositions différentes, la nature sait toujours lui donner un degré de durelé propoilionné aux usages auxquels elle est destinée. Car c'est sous la forme aiguë, ti'anchante, horrible, qu'elle a été l'iiistrumenl béni du progrès. L'AGE DE FER. 95 Ces becs d'aciers des rapaces, ces griffes des grands carnassiers semblent avoir été aiguisés par le génie du mal. Toutefois ils ont plus vigoureusement servi à l'évolution du monde que l'épaisse carapace, inerte instrument de conservation. Si ces armes terribles n'avaient décbiré les faibles et les indolents, la terre eût été encombrée de rumi- nants décharnés se disputant un brin d'herbe, brou- tant la plante aussitôt qu'elle arrive à fleur de terre. Si les chèvres, les chevaux sauvages, les gazelles ont conservé leur grâce et leur finesse, c'est qu'il leur a fallu l'énergie des jarrets, la délicatesse de l'ouïe, la pénétration de l'œil pour échapper à la dent meur- trière admirablement servie par des griffes aiguisées des fauves qui les chassaient. Nous ne saurions donc mieux utiliser le micro- scope, que de l'employer à l'analyse d'une substance qui joue un si grand rôle dans la lutte éternelle! En- levons donc délicatement, je dirai presque avec res- pect, un fragment du métal vivant". Nous reconnaîtrons sans peine qu'il est formé par un tissu, net, ferme et soyeux, ressemblant à celui des lames de Damas. Ajoutez à vos lentilles la raison, cet instrument d'op- tique intellectuelle dont le grossissement est infini, vous comprendrez alors que la construction des or- ganes de proie des grands destructeurs est le fruit d'une mécanique transcendante. Plus terribles qu'elles ne conviennent à la spécialité du carnassier, les armes que la nature lui aurait don- nées d'une manière trop libérale n'auraient fait que le surcharger inutilement d'un poids gênant, compro- mettant. L'épée de Charlemagne ne ferait que de para- Ivser une main ordinaire. 96 LE MONDE INVISIBLE. Nos grands artisans de carnages n'ont point encore découvert la meilleure armure à donner aux soldats. Depuis Gain l'art de la destruction est toujours en pro- grès! Chaque dévorant, quelque hideux qu'il soit, est sorti des mains de la nature aussi parfaitement armé qu'il devait l'être pour jouer son rôle dans Tharmonie universelle. Dans le monde sans limites, il n'y a point de place pour celui qui ne joue point sa partie dans l'universel concert. La nature n'a rien refusé d'indispensahle aux ani- maux bizarres qu'elle a créés dans des coins obscurs. Elle leur a même donné le luxe d'organes qui restent parfois cachés sous un repli de la peau, tel que l'œil rudimentaire du poisson aveugle. Que ferait la chauve- souris de l'ongle du faucon puisqu'il lui suffit d'avoir un crochet pour se pendre à une aspérité d'une cave pendant toute la durée du jour. Ces êtres peuvent du- rer longtemps et leur race ne périra point puisqu'ils peuvent compter sur la complicité des ténèbres. Jamais l'imagination d'un Callot en délire n'aurait pu rêver un être aussi repoussant que ce monstrueux fourmilier. A peine s'il sait se traîner; je n'ose dire qu'il rampe, de peur d'injurier les serpents; le mal- heureux ne vit que pour veiller sur le fil de son ongle, aigu, tranchant comme un rasoir. Qu'il entame par un mouvement précipité l'instrument qui est à la fois son levier, son pic, sa pioche, le voilà condamné à la plus sûre et la plus cruelle des morts! Le salut de son es- tomac l'oblige à conserver intact le sceptre aiguisé avec lequel il doit régner en dévorant un peuple, connue les rois du bon Homère. Mais que les ongles soient droits comme ceux du singe, crochus comme ceux du peiroquet, aplatis L'AGE UE FER. 97 €omme ceux de l'homme, comprimés verticalement comme ceux du chat, fixes comme ceux du chien, mo- biles comme ceux de la panthère, tous offrent une uniformité de texture, que le nombre des détails n'em- pêchera jamais d'apercevoir. Surtout le microscope aidant, vous trouverez un air de famille entre le cro- chet racorni du rapace et la lame rose transparente qui couronne le gracieux édifice des doigts de la jeune fille. Épées, glaives, tenailles, ciseaux ou diamants plus soyeux que la corolle du lis, plus limpides que la feuille de mica, tous se sont formés de poils agglutinés, fon- dus les uns avec les autres. Pour obtenir ce résultat, la nature a employé son grand art inépuisable : elle a fait m.anœuvrer les légions infinies que nous voyons défiler devant nous, depuis que nous avons eu le bon esprit de ne pas nous contenter des yeux que nous avons ap- portés dans le monde. Vous seriez certainement effrayés si vous vous pro- posiez de compter combien de fils entrent dans les lames tranchantes qui garnissent la patte du lion. Aussi ne vous engagerais-je pas à essayer de faire ce dénombrement pour le bois de la tête d'un cerf, car la corne est la sœur de l'ongle formée d'un peu moins de chair et d'un peu plus de la pierre des os! Supposons que des brins d'herbe s'imaginent de se coaliser pour former un palmier. Il faudrait réu- nir moins de tiges peut-être qu'il n'en faudrait pour compléter la couronne osseuse d'un bélier ou d'un taureau. Précisément parce que l'individualité des poils per- siste malgré leur réunion, la corne est un des objets les plus curieux que vous puissiez imaginer. 7 U8 LE MONDE INVISIBLE. Coupez, taillez, rognez comme vous l'entendrez, transversalement, longitudinalement , vous mettrez toujours en évidence des teintes nouvelles, des nuances imprévues. Quoique solidaires, ces poils soudés n'échappent pas auK lois organiques qui régissaient chacun d'eux quand ils étaient encore isolés : tout comme leurs frères, qui, dispersés sur l'épiderme, le recouvrent et le protègent, ils sont assujettis à la grande loi de la mue : c'est parce qu'il hérite de cette défaillance or- ganique que le diadème des rois de nos forêts tombe à leurs pieds chaque année. C'est encore l'analyse mi- crographique qui se charge de vous donner la raison de ce phénomène régulier. Mais ce n'est point elle qui pourra vous dire pourquoi des millions d'organes cachés travaillent avec une activité fébrile, et rempla- cent la ramure tombée par une ramure plus belle en- core quand le cours des saisons ramène la terre dans les mêmes points de son orbe. Sa science se borne à vous faire toucher de l'œil les millions d'organes, ac- tifs ouvriers qui jamais ne font grève et qui, cachés dans l'épaisseur du derme, tirent du sang les matériaux nécessaires à son incessante réparation. Nous voyons les phénomènes intimes s'effectuer de- vant nous, avec une sûreté, une précision bien supé- rieure à ce que nous pourrions imaginer déplus parfait, si nous n'avions que la philosophie des Aristote et des Platon, pour deviner les procédés de la nature natu- rante. La puissnnce de notre vue artificielle fait parcourir à notre intelligence une nouvelle étape dans l'explication du cosmos. Nous ne trouvons cependant la clef d'au- cune chose. Car si nous sortons du cercle où nous L'AGE DE FER. (»9 élouffons, c'est pour nous trouver renfermés dans un cercle qui contient le premier, mais où nos successeurs ne tarderont point à étouffer à leur lour. Si nous avons échappé, ce n'est point parce que nous sommes réellement affranchis. Gardons-nous de croire que nous sommes parvenus en dehors du dernier cercle, de ce- lui qui contient tous les autres. Si nous avons le droit de croire que son centre est en nous, c'est qu'il est en réalité partout. Mais nous ne tarderons point à nous apercevoir que sa circonférence ne saurait être atteinte, parce qu'il est bien vrai de dire que celle-là n'est nulle part. Xll LA CHARPENTE DE LA MAISON Vous avec admiré plus d'une fois la sensitive, cette poétique plante, symbole des esprits excellents qui éprouvent, au milieu de ce monde imparfait et cor- rompu, ce que l'on pourrait appeler l'attraclion des sphères supérieures, Nous allons vous montrer en quelque sorte un spectacle non moins attachant, non moins instructif. Nous allons étudier le développe- ment d'une véritable plante formée d'éléments miné- raux, plutôt roche qu'arbuste, qui envahit l'inlérieur de notre corps, et atteint tout son développement au milieu de nos organes. Nos muscles sont attachés à des espèces de tubes, qui se glissent au milieu de notre chair. Sans cet inerte charpente, nous serions condamnés à un éternel repos. C'est à cette tige insensible que revient le soin LA CHARPENTE DE LA MAISON. 101 d'envelopper les filaments nerveux qui prolongent notre cerveau, ce sont des roseaux artistement ajustés qui le mettent à la portée de toutes les impressions venant du dehors. Des fils électriques, recouverts avec soin de substance isolante, servent de véhicule à la pensée. Pour étudier la structure des différentes parties du Fin-. 46. — Section de riiiimérus Fm. 47. — Section de rhumérus d'une tortue. d'un renard. squelette, il faut donc s'y prendre à peu près comme si l'on faisait l'anatomie d'un chêne ou d'un sureau. Tranchez vigoureusement dans l'épaisseur de l'os des lames très-minces ; usez, autant que vous le pourrez, sur des verres, ces fragments que vous aurez préalablement rendus aussi ténus que possible, auprès desquels une feuille de papier est un monstre d'épais- seur, ne négligez rien pour laisser passer libretnent la lumière, cette justice du ciel. Tenez, voilà un morceau du squelette d jn cheval 102 l.E MONDE INVISIBLE . que nous allons inspecter à l'aide d'un grossissement de quelques dizaines de diamètres, presque rien, seu- lement de quoi donner à un mouton la taille d'un élé- phant. Vous n'aurez pas besoin d'une grande habitude pour reconnaître dans cette substance la trace d'une disposition tout à fait régulière ; cette trame ne sau- rait être tissée par le hasard sans un miracle plus grand encore que ne saurait l'être celui d'une formation harmonieuse ordonnée par Tarchitecte de la nature. Les cavités, qui apparaissent comme de simples ponctuations peu intéressantes, s'illuminent sous le microscope. Elles deviennent des cavernes dont la forme nous surprend et nous enchante à la fois. Augmentez le grossissement, vous verrez apparaître des fissures qui se donnent rendez-vous. On dirait une multitude de racines dont les eaux doivent ali- menter une petite mer intérieure. Pourquoi ces lignes saccadées et tortueuses? Pour- quoi ces axes à peu près parallèles? Ne croyez point aller jusqu'au bout et épuiser ce mystère par un au- tre tour de force d'optique. Même en employant le microscope plongeant d'Amici, qui est notre dermére ressource, il restera toujours un nuage que jamais lentille ne saurait disperser sans le secours de l'intel- ligence. Si grossir est bien, expérimenter est encore mieux. Faites arriver une gouttelette d'huile entre deux lames de verre, simple subterfuge à la portée de tous, la scène sera transformée ; l'os s'illuminera pour ainsi dire jusque dans ses dernières molécules. Chacun des petits vides allongés devient un véri- table cei.lrc brillant, qui se montre entouré d'un LA CHARPENTE DE LA MAISON. 103 inextricable réseau de lignes d'une délicatesse dont jamais rien ne saurait donner l'idée. Combien le métier de révélateur serait aisé, si le propbète avait le monopole du microscope ! Chaque fois qu'il lui plairait d'interroger la nature, il pourrait ajouter une sourate à son Coran. La nature, ainsi que -«ous devez le comprendre au Fig. i8. — Section du temporal d'un singe. Fig. 49. — Os de l'oreille d'une souris. moyen de cet exemple, n'aime point à être forcée par des voies directes. C'est dans les chemins de traverse que certains philosophes, grands batteurs de buissons, trouvent bien souvent à détrousser la vérité, que toutes les académies du monde poursuivent inutile- ment dans les routes battues où les chariots officiels ont toujours creusé tant d'ornières. Je comparerai volontiers ces divers canaux, mis en évidence par l'action de l'huile, à un menu système d'irrigation, de drainage, comme vous le voudrez. Certes les agriculteurs des meilleurs comtés agricoles d'Angleterre n'ont pas multiplié leurs conduits de 104 LE MOÏS'DE INVISIBLE. terre plastique avec un luxe comparable. Cette magni- fique canalisation pratiquée dans tous les sens ne se- rait cependant qu'une erreur manifeste de la nature, si la nulrilion ne devait entretenir ces masses inertes qui constituent notre ossature. Mais que dis-je! pourquoi parler d'inertie en étudiant les plus secrets replis des êtres vivants? .N'est-ce point en quelque sorte proférer un blasphème? Si vous doutez encore que la nutrition soit aussi nécessaire au tissu osseux de notre squelette qu'à notre chair elle-même, je vous conseillerai de prendre la peine d'examiner l'os quand il est encore à l'état frais, c'est-à-dire tout imbibé de sucs nourriciers. Une fois sur la piste de ces organes, qui servent de véhicule au fluide réparateur, vous reconnaîtrez qu'il se trouve partout dans l'épaisseur de nos os une l'oule de vaisseaux capillaires séparés de la concrétion minérale, isolés par une espèce de coussin élastique. Car il a paru nécessaire d'éviter le choc des parties molles contre les corps durs. Varley et Thompson n'ont pas pris plus de précaution pour le fil qui, joignant l'un et l'autre monde, court au fond des océans. Que de soins la nature n'a-t-elle pas à prendre pour assurer la pénétration des fluides vivifiants, dans une matière tellement difficile à désagréger. On pour- rait dire que la mort elle-même lui rend hommage, car elle ne peut l'entamer qu'après une longue suite d'années. Les siècles mêmes paraissent quelquefois obligés de la respecter. Si vous trouvez que les incrustations calcaires vous gênent, vous pouvez facilement vous en débarrasser. Vous n'avez qu'à invoquer l'aide de l'acide chlorliy- LA CHARPENTE DE LA MAISON. m drique. Suffisamment affaibli, ce dissolvant terrible respectera religieusement la trame qu'il met à nu. En agissant ainsi, vous ne ferez que retourner à l'état primitif, car le petit vertébré ne débute point dans la vie avec un squelette tout formé. Les parties qui doivent composer la base résistante de l'organisme, sont pour ainsi dire ébauchées avec une matière qui n'est point chair, mais qu'un os, s'il se prétendait son frère, certainement ne reconnaîtrait pas. L'être commence par posséder ce que l'on pour- rait appeler une charpente provisoire, bonne pour l'é- poque où il n'a pas besoin de marcher, par cette raison bien simple que la mère s'ac- quitte de ce soin en sa fa- veur. C'est petit à petit, grain à grain, que ces cartilages se chargent d'une substance qui, possédant la dureté d'un ro- cher, n'a besoin que d'être soutenue par une trame suf- fisamment tenace et assez résistante. Voilà des granu- lations osseuses qui se rangent. Elles se muliplient, elles s'étendent comme les mousses que l'on voit grimper le long des vieux murs. Bientôt ces files se trouvent tellement serrées les unes contre les autres, que le cartilage, recouvert comme d'une espèce de feutrage rocailleux, perd toute sa transparence. Si l'ossification marche encore , ce n'est bientôt qu'une masse épaisse que la lumière in- terrogerait inutilement. Fig. oO. — Os de Toreille d'un caniche. 106 LE MONDE INVISIBLE. Jamais je ne traverse les déblais de nos voies ferrées sans rêver à la majesté des causes secrètes qui ont travaillé pendant des millions d'années pour produire cette série de terrains stratifiés , évenlrés tant de siècles plus tard pour laisser passer nos rails. La locomotive ne court point assez rapide pour m'empêcher d'éprouver un sentiment vague de l'im- mensité en songeant à l'extraordinaire lenteur des périodes nécessaires à l'accumulation de ces assises. Dans notre vovao^e à travers les os , nous serons frappés de rencontrer une disposition tout à fait analogue, que je dirai môme beaucoup plus admirable encore. En effet, nous pourrons compter peut-être plus de stratifications entassées dans la section du fémur ou du tibia que si quelque nouveau Rolland coupait en deux une montagne. En outre, ces strates organiques ont été déposées dans un sol qui, quoique vivant, n'a jamais été trou- blé par la moindre convulsion volcanique; noyées au milieu de notre cbair, elles ont gardé toute leur régu- larité virginale. Qu'est-ce qui donne le mot d'ordre à ces multi- tudes de concrétions circulaires? Pourquoi viennent- elles se ranger autour de cliaque canal capillaire? Quels sont donc les organes infatigables qui tirent nuit et jour des éléments du sang la pierre et le mor- tier nécessaires pour cette patiente éditicalion de la charpente? Si nous avions le loisir d'examiner les pièces osseuses, nous saisirions la nature sur le fait ; nous verrions que la membrane (jui tapisse l'os n'est point jetée au hasard comme un manteau de luxe, connue un drap inutile. Elle travaille activement à la LA CHARPENTE DE LA MAISON. 107 conservation de l'organe rigide, à sa nutrition, à sa réparation. C'est ainsi que les polypes gélatineux de la mer des Indes élèvent des continents qui serviront peut-être un jour de patrie à des peuples moins bar- bares que les bommes de nos âges. Une différence pourtant capitale, c'est que le polype travaille du de- dans au dehors, parce qu'il est obligé de se tenir à l'abri du mouvement des vagues. Piieu ne vient trou- bler le travail de la chaîne vivante qui enveloppe son œuvre de ses replis ; ici c'est la soie qui sert de bou- clier au fer. Nuit et jour cette membrane infatigable veille sur rintégrité de notre squelette, qui n'est définitif que lorsque nous nous couchons dans notre cercueil. Il se renouvelle sans relâche, et si, comme les lapins de Flouren?, nous mangions de la garance, nous ne tarderions point à devenir écarlate tout autour de la moelle des os. Cette teinture infiltrée par les capillaires, dont le microscope nous a révélé la présence, est un sym- ptôme que nous ne nous sommes point laissé induire en erreur en déclarant que la vie se trouve partout dans l'être. N'est-ce point cette indomptable puis- sance, la tendance évolutrice vers un état supérieur, qui produit l'incessante rénovation des parties les plus profondes, celles qui sont douées de la dureté la plus prodigieuse? Il ne faut donc pas s'étonner qu'un savant ait trouvé moyen de reconstruire grain à grain les os détruits par quelque accident, rongés par quelque maladie. C'est la plante qui repousse tant que la racine a été respectée. 108 LE MONDE INVISIBLE. Quoi ! vous hochez encore la tête en signe d'incré- duhté? / Du moment que vous saviez que les différentes par- ties du squelette peuvent être considérées comme des plantes que leurs racines enveloppent de toutes parts, qu'elles protègent comme une gaine soyeuse, vous deviez vous attendre à ce que de hardis praticiens vien- draient fonder une nouvelle espèce d'agriculture. Croyez-vous que les organes qui entretiennent la vie normale de l'os valide jouent un rôle essentielle- ment borné au remplacement quotidien des matériaux usés? Est-ce que le maçon qui se montre assez habile pour réparer une maison vivante, qui renouvelle les pierres tous les cinq ou six ans, sans que les loca- taires s'en aperçoivent, ne saura pas construire un bâtiment neuf? Qu'on lui donne les moellons et le mortier, puis qu'on le laisse dresser son échafaudage ; l'on verra bientôt une preuve de ce qu'il sait faire. Cette puissance étonnante de certaines espèces qui peuvent se fabriquer une jambe existe chez nous à l'état rudimentaire. Nous savons également, quoique à moindre degré, compléter le plan de notre être. N'est-ce pas la preuve qu'il existe un type créé par une force supérieure aux vicissitudes de ce monde? type dont nous pouvons nous écarter dans les limites tracées coAme Aganiz l'a si bien expliqué dans ses dernières lectures. Mais rien ne dèi'angera le plan divin tracé pour la confusion éleiiielle de tous les Darwins et de tous les (loetlie. XIll LA MACHOIRE DES FILS D'ADAM Les premiers analomistes qui s'occupèrent des dents, crurent devoir demander pardon à leurs lecteurs de la liberté grande qu'ils prenaient de les entretenir d'objets de si mince importance. Ils s'excusèrent de parler de ces menus osselets que l'on pourrait appeler les ouvrages avancés du squelette. A celte époque, personne ne se doutait encore du prix que vaut la place disponible dans le microcosme. On ne se rendait pas compte de la multitude de ressorts nécessaires accumulés dans cet étonnant mécanisme qui doit être assez puissamment organisé , non-seulement pour vivre et penser, mais encore pour porter la pensée et la vie en un point quelconque du globe. Aujourd'hui la science des dents a conquis son droit de cité dans l'histoire naturelle. 110 LE MONDE INVISIBLE. Le grand paléontologiste Owen a rédigé un ouvrage qui aurait suffi pour assurer sa réputation, et qui ne traite absolument que d'odontologie. La science dentaire possède à Londres un organe qui trouve dans sa spécialité une assez riche moisson d'expériences pour ne jamais être sur les dents, pourrait-on dire. C'est en analysant la forme d'une molaii'e, d'une canine ou d'une incisive que Cuvier put reconstituer le squelette entier d'animaux qu'on retrouva plus tard. S'il est vrai de dire avecBuffon : Le style, c'est l'homme, il l'est plus encore de s'écrier : La dent, c'est l'humanité ! La dent parfaite se compose d'au moins quatre éléments distincts, cinq même selon certains ana- tomistes. On y trouve des éléments nouveaux qui auraient été de luxe dans d'autres parties du sque- lette. En effet, ils ne sont point, comme les os vulgaires, noyés dans la chair qui les garantit aussi bien de l'ac- tion des chocs que de celle de l'atmosphère. Leur fonc- tion est d'exercer, à chacun de nos repas, des efforts qui fausseraient les leviers les plus robustes de notre machine motrice. Fidèle à ses grands principes d'économie, la na- ture gradue la solidité des corps organiques avec l'in- tensité des efforts qu'ils sont appelés à supporter. L'extérieur de la dent est donc revêtu d une espèce de vernis impénétrable, formé de prismes très-serrés, appuyés les uns contre les autres, aussi difficiles à séparer' qu'à entamer. La divine ouvrière a trouvé moyen de faire une cotte de mailles inattaquable avec des fragments qui n'ont pas deux millièmes de milli- mètre de côté. Grandissez- les en leur- donnant cette surface, et dites-moi combien de nrillions de pièces L.V MACHOIRE DES FILS D'ADAM. IH ne comptent dans l'armure de la plus modeste ca- nine . Familiarisez-vous avec les grands nombres, que nous retrouverons à chaque pas, et dont le matéria- lisme ne saurait rendre compte, car le hasard n'a pour lui que des coups isolés; mais la Providence sait mettre en mouvement les léfrions infinies. Elles les fait ma- nœuvrer avec une facilité égale, que ce soient des étoiles ou des atomes. Dessous cette première couche de vernis super- ficiel, on en trouve une seconde encore très-dure et très-serrée, qui n'est encore qu'un ouvrage avancé. La partie la plus intime qui apparaît derrière cette seconde écorce est une sorte de trame cartilagineuse, semblable à celle qui constitue les autres parties du squelette. C'est elle qui, gonflée de sels calcaires, de- vient non-seulement os, mais encore, s'il est permis de s'exprimer ainsi : os cuirassé! On connaît bien des animaux qui déchirent leur proie avec facilité, quoique leurs dents ne soient pas aussi fortement incrustées que les nôtres. Mais ces êtres sont faits pour dominer dans le sein des eaux, milieu peu favorable à la constitution d'animaux éner- giques et fortement trempés. En effet, les océans sont habités par des myriades d'espèces inintelligentes et voraces, dont les chairs sont molles et flasques. Des serpents très-redoutables ont leur mâchoire ar- mée de simples crochets. La nature leur a donné une sorte de lancette destinée à égratigner la peau, et qui, ne servant qu'à donner passage au venin, ne pouvait être constituée avec autant de luxe et de solidité que la moindre de nos incisives. La nature a inscrit notre droit de régner en carac- 112 LE MO?sDE INVISIBLE. tères ineffaçables sur l'arsenal qui couronne l'édifice de notre mâchoire. Toutefois il en est des dents comme des autres organes. Ce serait une immense erreur que de croire que chacune de celles qui appartiennent à notre es- pèce est supérieure à tout ce que nous pouvons trouver de plus parfait dans la série animale. Le petit dieu de ce monde n'est point une collection de chefs-d'œuvre; il ne règne que par l'ensemble des facultés dans les- quelles il a presque toujours un maître. Avouons donc avec franchise que le microscope nous oblige d'admettre dans la défense de l'éléphant le produit d'un art beaucoup plus raffmé que celui qui a présidé à l'armement de nos maxillaires. Nous verrons très-distinctement, dans la mâchoire de ce quadrupède géant, ce que je ne craindrai pas d'appeler une espèce de creuset organique et que Ton nomme la glande. Voilà le berceau de la défense, le foyer où la circulation apporte, sous forme de liquide, les éléments de la concrétion dentaire ; c'est parle dé- pôt d'un cône très-petit que commence tout le travail. Cet embryon ne tarde pas à se garnir d'un premier cor- net d'ivoire, que vient à son tour recouvrir un second tube de même forme, modelé de même manière. Les cornets succèdent aux cornets , les nouveaux venus ayant constamment des dimensions suffisantes pour enrober tous les autres. C'est ainsi que d'année en année le vMène s'enrichit d une gaine nouvelle enve- loppant tout ce qui reste du travail des cycles an- térieurs. La défense prendra une forme à peu près cylin- drique lorsque les limites transversales de son dé- veloppement se trouveront atteintes ; nous la verrons LA MACHOIRE DES FILS D'ADAM. 113 sortir tout d'une pièce comme un palmier dont le tronc monte lentement vers le ciel. Jusqu'à ce qu'elle ait atteint sa longueur normale, ractivilé de l'organe générateur se maintient dans le même état de sur- excitation fébrile. Heureusement pour l'éléphant lui- même, cette nouvelle période s'arrête un jour; la fièvre s'éttint peu à peu, et la dent se termine par une pointe qui reste solidement enfoncée dans la chair. Quoiqu'elles poussent toujours, les dents des ron- geurs n'atteignent jamais ces dimensions monumen- tales, non-seulement parce que l'être est petit, mais parce qu'elles sont limitées dans leur développement par une multitude de frottement, auxquels elles ne sauraient échapper. En effet, elles sont pour le rat ou pour le castor, humble convive au banquet de la vie, ce que l'ongle aigu est pour le fourmilier, la dent l'arme à l'aide de laquelle il conquiert sa place dans le festin où chaque Balthasar doit voir tous les jours son Mané, Thécel, Phares. Grâce à cette persistance à l'activité des glandes, le rongeur peut user et abuser de ses in- cisives avec prodigalité sans craindre de se trouver dépouillé; cependant cette faculté même n'est point tout à fait sans danger. Il peut arriver qu'une des incisives de la mâchoire supérieure soit brisée par quelque accident tellement grave que la racine même soit emportée. La dent cor- respondante de l'autre mâchoire n'aura pas l'intelli- gence de s'arrêter à point nommé ; bien au contraire, elle piofilera de tout l'espace qui s'ouvre devant elle. 11 n'y a que la dent qui puisse faire obstacle à la crois- sance de la dent, de même qu'il n'y a que le diamant qui puisse user le diamant. Cette incisive émancipée va monter droit, haut et 8 114 LE MONDE INVISIBLE. ferme jusqu'à ce qu'elle se recouibe sous son propre poids. Alors elle finira, on en a vu des exemples, par perforer le crâne du malheureux propriétaire, trop bien servi par la glande zélée, et succombant devant l'imdomptable activité de la dent qui doit êlre son esclave. Ce qui nous a sauvés, ce qui a compensé la faiblesse de nos biceps, la petitesse de nos tibias, ce n'est donc point la supériorité de nos canines ou de nos molaires. C'est la parfaite harmonie de la formidable rangée d'osselets qui garnit nos mâchoires, c'est la prodigieuse variété de leurs aptitudes. Heureusement pour la su- prématie de notre race, il ne manque pas une seule note à la gamme de destruction que recouvrent si gra- cieusement des lèvres rosées et riantes. Si vous comprenez l'importance du système dentaire, vous conviendrez que l'enfant qui conserverait, jusqu'à la fin de sa carrière, des dents de lait, mériterait à peine d'être classé parmi la race humaine. Ce serait cer- tainement un être compromettant à une époque où nous nous sentons serrés de près par les gorilles et autres espèces marchant derrière l'ambitieux anthi opoïde. Le plus sage serait de repousser une recrue aussi anomale et de la traiter comme feraient les grenouilles. Est-ce qu'elles ne renieraient point un têtard qui, s'obstinant à garder sa forme de poisson, voudrait pourtant figurer dans la noble race des batraciens. Le travail de la se- conde dentition doit être considéré comme une sorte d'é(juivaîent des métamorphoses que subissent les insectes. Vous cesserez de vous étonner de l'ébranle- ment qu'éprouve la nymphe humaine, lorsqu'elle tra- verse les épreuves nécessaires pour la fabrication des dents qu'elle ne peut plus remplacer, hèlas! que pai" LA MACHOIRE DES FILS D'ADAM. H5 des osanores. Mais celte métamorphose n'est point la dernière, car nous restons peu de temps semblables à nous-mêmes, et les changements que les autres aper- çoivent si souvent avant nous, sont autant d'étapes vers la grande évolution nécessaire. XIV LA PEAU Nous engageons vivement les amateurs de formes à la foi bizarres et régulières à ne point négliger le monde des coquillages. Le manteau des espèces les plus vulgaires, les huîtres, les limaçons, fournira des points de vue, des sites, des paysages; il y a de quoi s'égarer pendant de longues heures en suivant ces val- lées à l'éclat bleuâtre, au rellet diamantin, qui diaprenl le manteau delà moule. Vous verrez qu'elle rivalise avec l'iris, la perle étalée en forme de coupe, sur laquelle repose la chair comme en un divin berceau, digne d'a- briter Vénus lorsqu'elle llultait à la surface des océans. Le minéral qui sert d'enveloppe et de gaine à la vie semble se piquer d'honneur. H sent le besoin de se montrer digne d'un si glorieux voisinage. Cependant la carapace n'a que deux qualités à remplir ; ne pas LA PEAU. 117 écraser l'être qui la porte, et l'isoler d'une manière suffisante. Qu'elle soit à la fois légère et solide comme toute bonne cuirasse, voilà son but rempli d'une ma- nière tout à fait satisfaisante. Mais ce système de ré- sistance passive est pour ainsi dire l'enfance de l'art. Car l'èlre enfoui dans le fond de sa coquille ne saura concevoir une idée bien nette du monde extérieur. L'homme, ce flambeau de la nature, ne pouvait vé- géter derrière un inerte rempart, pesant vingt fois plus que la masse vivante. Ce n'était point le mollusque qui devait lancer dans le monde cette parole sublime : (( Je suis, donc je pense. » Destiné à lutter contre la nature, à la dompter, l'homme devait être armé par une cuirasse servant à le mettre en rapport avec le monde. Quoique la peau soit avant tout une protection comme la coquille, elle est plus une parure chez les animaux que chez nous. Les anatomisles qui cherche- raient la supériorité de notre épiderme dans la ri- chesse des couleurs, la solidité des tissus, le faç^onné des écailles, seraient condamnés à rougir. Le chat nous ferait honte. Les deux couches de l'épiderme ont une épaisseur variable suivant les parties, peut-être trois millimètres en moyenne. Vous n'avez donc pas de peine à vous convaincre, le microscope en main, que les fameuses reliures en peau d'homme n'ont jamais été fabriquées. Vous laisserez tomber dans l'oubli ces contes inventés afin de noircir la mémoire des hommes courageux qui ont tenté d'organiser le premier gouvernement rationnel qu'ait vu la France. Établir à Meudon une tannerie humaine, en pleine révolution, quand le tannin était si cher? On n'était point assez fou pour renoncer au par- chemin qu'on tire de l'àne. Aucune de nos élégantes à 118 LE M0.M3E INVISIBLE. la peau satinée ne serait en état de lutter avec la chèvre la plus grossière. Il n'y a pas de rat que le mégissier ne leur préfère ! Ce sont des qualités d'un ordre plus relevé qu'il faut demander à l'enveloppe d'un élre consacré au culte de la raison. Si nous avons le droit d'être fiers de notre peau, c'est qu'elle semble presque raisonnable, et l'on dirait que notre corps est e^^ro^e d'intelligence. Seuls entre tous les êtres, privilège divin, c'est par la périphérie de notre individu que nous touchons le monde. Ce n'est pas seulement à l'aide de tentacules, de lèvres, de palpes, que notre sens intime explore le grand Tout et que notre moi cherche à le saisir. Nous interrogeons l'Infini à l'aide d'une surface qui a pour le moins sept quarts de mètre carré. A peine si, malgré ses gigantesques proportions, l'éléphant pos- sède sept quarts de centimètre. Si nous voulions nous donner le problème de définir l'homme, nous oserions presque dire que nous sommes une immense palpe animée dont la nature se sert pour étudier son ouvrage. Si nous savions avec quel luxe ont été répartis les fila- ments nerveux, au lieu de nous aplatir et de croire que nous descendons du singe, nous laisserions notre reconnaissance remonter jusqu'à l'auleur de la nature. La couche inerte qui sépare notre moi du inonde extérieur ne possède que quehiuos dixièmes de milli- mètre d'épaisseur ; c'est une substance coinèe, trans- lucide, comme le serait la matière des poils, si elle avait été fondue, vitrifiée, de manière à former un vernis transparent, une légère couche de mica douée d'une magnifique élasticité. Noti'e raison est comme le sage dont parle Socrate, elle habite une maison de verre. LA PEAU. 119 Que de choses se trouvent sous la peau, dans l'épais- seur de cet organe, dans son voisinage immédiat! Commencez, si vous le voulez bien, par les glandes su- dorifiques, si longtemps dédaignées. Le microscope vous les montrera formées chacune par un canal unique, replié, pelotonné sur lui-même. En dévidant Fig. ol. — Papilles nei'veuses (organes du tact). ces rouleaux, dont l'ensemble forme un point invi- sible à l'œil nu, vous arriverez, si vous êles habile, à tirer un ruban dont la longueur atteint la taille d'un homme ordinaire. Je ne vous engagerais pas, à moins que vous n'ayez beaucoup de patience et de temps disponible, à comp- ter vous-même combien il y a d'organes pareils. Un anatomiste a trouvé de 400 à 600 glandes dons un pouce carré de peau de la face postérieure du tronc, des ioues et des extrémités inférieures. La peau du fronl est plus riche; elle en a jusqu'à 1,100. La plante du pied et la paume de la main en donnent jus- qu'à 2,700. Le nombre total des appareils qui sont nécessaires 120 LE m^m LN VISIBLE. à notre transpiration est bien de deux à trois millions. Si tous les petits canaux qui les composent étaient mis bout à bont, ils auraient une longueur assez grande pour faire à peu près le tour de la lune. Est-ce assez de luxe pour une fonction dont nous ne comprenons Fig. 52. — Peau humaine. pas très-bien la nécessité, et à laquelle nous n'aurions certes pas songé si l'arcbitecte de l'univers avait pris notre avis avant de tailler le paletot qu'habite notre âme sur la terre. Comme je ne veux point que vous puissiez consei- ver la moindre espérance de voir la vérité sortir simple LA PEAU. 121 et nue de noire puits microscopique, je vais vous mon- trer encore un des mille problèmes qu'on rencontre en effleurant l'épiderme ; ceci vous donnera peut-être une idée de ce que vous auriez à étudier si vous descendiez dans les profondeurs de la machine humaine. Il n'est pas besoin d'être anatomiste pour remarquer que les poils sont susceptibles d'opérer quelques petits mouvements et pour en conclure que chacun doit être armé d'un muscle, analogue à ceux qui mettent en mouvement les pièces importantes de notre squelette. Savez-vous cependant où cela nous mène d'admettre que chaque poil est pourvu de son muscle? A concéder qu'il peut exister dans l'épaisseur de la peau jusqu'à dix mille muscles par centimètre carré; car tel est le nombre de poils qui chez un homme ordinaire, je ne parle pas de l' homme-chien, gajnissent cette surface. Comprenez-vous ce qu'il en coûte à la nature pour que nos cheveux' puissent se dresser sur notre tête et que nous puissions avoir la chair de poule? Non-seulement la peau sert admirablement l'mtelli- gence, mais encore on peut dire qu'elle est aux ordres de la vie orcfanique. En effet elle tapisse tous les replis des cavités intérieures sans aucune espèce de solution de continuité, sans autre lacune que des pores appar- tenant presque tous au monde invisible, ou se trou- vant au moins sur les limites de la vision naturelle. Si vous voulez étudier par vous-même celte mul- tiplicité infinie de canalisations merveilleuses, je vous engage à visiter les galeries de l'École de médecine de Paris. Vous y verrez exposées le long des murs des préparations propres à mettre en lumière la dé- licatesse des dentelles organiques. Des injections de couleurs différentes guident l'œil étonné de suivre 122 LE MO^'DE INVISIBLE. tant de tubes destinés à t^nt de services différents soit dans le ministère de la digestion, soit dans celui de la circulation, soit enfin dans celui de la respira- tion. Voyez, par exemple, les villosités qui recouvrent l'intérieur de ce lal)yrintlie que l'on nomme l'intestin grêle. Vous y découvrirez de petits rameaux teints en rouge qui sont destinés à absorber le liquide alimen- taire. Leurs orifices, vérilablement infaillibles, lais- sent pénétrer les particules nulritives et repoussent les substances incapables de servir avec une précision merveilleuse. Quand rien ne vient diminuer la vigi- lance de ces parties fidèles du courant circulatoire, que la faim est grande ou la ration petite, ils opèrent la séparation avec une précision supérieure à celle de nos meilleurs tamisages. Le microscope ne pourra pas vous faire comprendre comment ils s'y prennent pour ne point commettre d'erreur dans une opération néces- saire pour chaque molécule alimentaire et aussi dif- ficile que de chercher une perle dans un tas de fu- mier. Le même procédé permettra de vous montrer ces innombrables capillaires, qui, sortant des profondeurs de l'organisme, apportent constamment à la surface le produit des glandes cachées. Ces canaux, remplis d'un liquide destiné à compléter l'action dissolvante du suc gastrique circulent à côté des précédents. Les deux systèmes se mêlent, s'entre -croisent, se marient de mille manières différentes; cependant ils sont tous deux pratiqués dans l'intérieur d'une membrane plus fine qu'une feuille de papier. Ce qui vous paraîtra bien autrement merveilleux, c'est la construction de cette admirable éponge que LA PEAU. 123 l'on nomme lelissu pulmonaire. Cet étrange appareil n'est qu'un composé de tubes à air et de vaisseaux sanguins si merveilleusement ramifiés, que chaque pellicule impalpable sert à séparer deux mondes qui doivent rester isolés tout en se pénétrant l'un l'autre. Chaque partie de la surface frontière est baignée d'un côté par le sang et de l'autre par l'air. Elle est percée ^_ Fig. 53. — Tissu des poumons. de milliards de petites fenêtres qui font que l'air et le sang se touchent par une multitude d'ouvertures; et cependant ni le sang ni l'air n'empiètent l'un sur l'autre. Puisse venir un jour oii les nations humaines seront assez raisonnables pour respecter aussi les li- mites que la nature leur a tracées, quoiqu'elle ait pris la précaution de les séparer tantôt par de larges fleuves, tantôt par des océans, tantôt par des chaînes de montagnes infranchissables ! Ainsi l'analyse microscopique ramène en quelque sorte l'explication de ce qui se passe dans le poumon à l'étude de la peau, aux propriétés des tissus per- méables aux gaz ! Si vous mesurez la superficie des 124 LE MO^DE liN VISIBLE. cellules qui composent la substance de votre poumon vous pourrez vous assurer que leur développement total présente une surface égale à cent vingt fois celle du corps. Si vous cherchez à évaluer le nombre des pores répartis le long de celte immense superlicie, vous trouverez quarante ou cinquante milliards de petits orifices trop petits pour laisser passer le liquide sanguin, mais assez cependant creusés de manière à livrer passage au gaz vivifiant. Ce n'est point trop, car il faut laisser suinter molé- cule à molécule un volume de gaz trois ou quatre fois plus gros que le ballon de M. Giffard à l'Exposition universelle, afin de donner au sang l'oxygène né- cessaire pour régénérer trois ou quatre millions de litres de sang noir. Même dans un monde où l'énergie du gaz actif est tempérée par un mélange d'éléments inertes, nous voyons que la grande fonction de respiration est pour ainsi dire identique à celle qui s'exerce à la surface delà peau. Nous pouvons donc admettre, sans faire d'hypothèses hasardeuses, qu'il y a dans le monde infini des sphères étoilées où la fonction de la peau suffit, parce que le gaz qui brûle n'est tempéré par aucun mélange de gaz inerte, et qu'il mettrait le feu au corps s'il pénétrait dans des poumons ou des branchies. Apprenons à ne pas tracer de limites aux forces créatrices de la nature : nous lui ferions trop injure si nous la jugions d'après ce que nous voyons nous-mêmes dans le petit coin du monde où nous sommes confinés. Bien fous, diiions-nous donc, ceux qui s'écrieraient, comme dans lianih t, que riiomme est le chef-d'œuvre de Dieu, parce qu'ils ne voient ricji de supérieur ici-bas ! Des êtres intelligents qui se LA PEAU. 125 borneraient à respirer par la peau n'auraient-ils pas au moins sur nous l'avantage de ne pouvoir devenir poitrinaires? Certainement ces analogies profondes ne vous met- tront point au courant de la manière dont la nature s'y prend pour organiser le poumon, car la fabrica- tion de la peau n'est pas moins difficile à comprendre que celle du tissu pulmonaire. Mais que la satisfaction éprouvée dans ces découvertes ne nous entraine point à imiter ces rêveurs qui croient avoir surpris le secret du Créateur, et qui se chargeraient fresque de per- fectionner son œuvre après lui. Heureux si le spectacle de l'unité de plan nous met à même de nous" élever jusqu'à la conscience des lois sublimes dont nous ne sommes que les esclaves. Embarqués, nous ne savons pourquoi, à bord d'un globe qui nous entraîne vers des destins inconnus, nous devons avoir confiance, car l'énorme complication de nos organes prouve que nous avons été créés de propos délibéré pour jouer un rôle important dans ce monde. Qui sait si Ihumanité prise dans son ensemble n'est point l'organe des pen- sées de la terre! L'étude de la peau ne sera pas moins utile au point de vue pratique, car elle montrera combien sont vai- nes les distinctions que l'on veut baser sur la blan- cheur ou la noirceur de l'épiderme. Tournez et retournez ces granulations auxquelles vous ne trouvez aucun caractère organique, et je vous défie de soutenir qu'elles suffisent pour refouler au- dessous de l'homme un être doué de toutes les facul- tés qui sont l'apanage de l'humaine nature. Mais ce n'est pas tout; examinez la peau de ces créoles si orgueilleux de leur teinte, et même de nos 120 LE MONDE INVISIBLE blancs les plus européens? Le microscope indiscret nous montrera souvent des places noires par lesquelles ils ressemblent au nègre. S'il y a une lèpre d'infério- rité, ils en sont infectés et les taches noires qu'ils ignorent ne les rattache pas moins aux purs Congos. XV LE FLEUVE DE LA VIE Il y a un peu plus de trois cents ans déjà que l'ou- vrage immortel dans lequel Michel Servet a décrit les mystères de la circulation, fut livré aux flammes qui ont dévoré son auteur. Cependant nous ne croyons pas qu'il soit superflu de rappeler cette lamentable histoire au moment où le microscope va nous per- mettre d'admirer les merveilles que le savant Espa- gnol a eu le tort de révéler trop tôt à ses compatriotes. Car malheur aux gens qui devancent l'heure où sonne le réveil de la raison ! Pourquoi ne peut-on condamner les bourreaux qui ont sacrifié le grand physiologiste, à voir avec le liquide poussé vers le cœur par une force d'une énergie étrange, et pénétrant fatalement jusque dans les dernières ramifications du système capillaire? Quel châtiment pour l'orgueil de théoriciens 128 l^E MONDE INVISIBLE. infaillibles, que le spectacle de ces tourbillons devinés par l'illustre martyr. Avec un grossissement même médiocre , le têtard de la o-renouille ou l'alevin de la truite saumonée suffi- ront pour montrer les iiarmonies mouvantes des pla- nètes du microcosme. A travers la chair dinpliane de ces êtres rudimentaires vous verrez les globules san- o-uins suivre les détours de l'arbre circulatoire aussi réo-ulièrement que Mars décrivait son orbe sous les yeux de Keppler. Vous distinguerez merveilleusement le cours du sang, si vous commencez par soumettre le petit ani- mal à un régime épuisant. En effet, une diète sévère augmentera la transparence des tissus au fond desquels doit plonger votre regard. Elle atténuera sensible- ment la couleur du liquide, et permettra par consé- quent de mieux reconnaître la forme de toutes les parties flottant au hasard dans ce torrent. Que de dé- couvertes le génie du Stagyrite n'aurait-il pas fait jaillir d'une si merveilleuse expérience, s'il avait pu comme nous s'asseoir le long des rives, et laisser passer le fteuve de la vie? En pressant le captif sous le verre du microscope, il aurait vu que les pulsations de l'artère caudale diminuent d'intensité à mesure que la captivité est de plus en plus étroite. Un observateur doué d'une perspicacité ordinaire aurait certainement compris, en voyant cet accord, la merveilleuse corrélation qui rattache les mouve- ments des membres à ceux du cœur, et qui les fait dépendre l'un et l'autre de la vitesse imprimée au liquide viviliant. Est-ce qu'un seul regard jeté sur l'ensemble du système artériel ne lui aurait point montré de plus Fig. 54. — Système de la circulation chez le têtard. 9 LE FLEUVE DE LA VIE. 131 que l'énergie vitale est toujours réglée sur l'intensité du flux mystérieux. Si nous nous adressons à la grenouille, c'est-à-dire au batracien parfait, le réseau sera plus complexe mais nous ne saurons plus embrasser d'un seul coup d'œil l'ensemble des phénomènes circulatoires. Nous devrons étudier le double mouvement dans un des coins de l'organisme, dans la peau qui rattache les doigts, légère membrane à travers laquelle peut filtrer la lumière. Il faudra môme prendre d'assez minutieuses pré- cautions pour maintenir la prisonnière en repos, sans produire une paralysie locale, qui rendrait l'expérience inutile. Si nous avons traité notre grenouille avec des égards suffisants, nous verrons à merveille le sang passer du réseau artériel dans le réseau veineux. Devant nous s'opère la merveilleuse combustion à laquelle sont empruntées toutes les forces de l'orga- nisme, excepté la force organique elle-même. Le fluide se précipite avec une rapidité véritablement effrayante. N'ayons pas peur cependant, le torrent ne rompra point les digues, le fleuve ne va point dé- border. Ne nous y trompons point, en effet, ce torrent qui semble poussé par une force en délire est quasi-stag- nant; son allure s'approche plus de celle de la tortue que de celle du chemin de fer. La cause de notre illusion est simple ; elle tient à ce que le temps n'est pas multiplié par le micro- scope comme les dimensions des corpuscules que nous voyons passer devant nous, brillante, magnifique fan- tasmagorie ! 132 LE MONDE INVISIBLE. Si un jour pouvait se dilater dans la proportion d'une année, nous ne serions pas trompés, comme maintenant, sur la proportion de la vitesse, mais le microscope serait alors un instrument par trop popu- laire. Que de gens tiendraient pendant toute leur vie l'œil à la lentille, fl//n défaire durer le plaisir de s' en- nuyer ici-bas l Le temps coule majestueusement le même pour tout le monde, quoique notre fantaisie nous figure rapides les courts éclairs de bonheur, quoique l'eimui semble dilater la longueur des jours si fréquemment voués à la fatigue et à la douleur ! En grossissant les dimensions des objets vous aug- mentez dans la même proportion le chemin qu'ils parcourent. Vous leur donnez une vitesse factice tout à fait imaginaire! C'est le contraire de ce qui arrive dans la vision tèlescopique. Ici l'augmentation de la vitesse apparente de l'étoile n'est qu'un retour vers les conditions réelles du mouvement de la terre. Aussi lès astronomes sont-ils parvenus à construire des instrumenis qui, se déplaçnnt en même temps que les objets célestes, les rendent en quelque sorte immobiles. Mais les micrographes s'éloignant de la nature par tout nouveau grossissement qu'ils in- ventent, ne peuvent triompher d'uiie vitesse dont ils sont les auteurs, puisqu'elle n'existe que derrière leurs lentilles. Vous demeurerez certainement confondus d'admi- ration quand votre œil aura erré dans le dédale de ces vaisseaux, admiré leur forme rayonnée, la texture du tissu qui les compose, la manière savante dont ils sont adaptés au rôle ({uils jouent dans la grande fonction à l.Kjuelle ils sont destinés et la hardiesse avec LE FLEUVE DE LA VIE. 133 laquelle ils s'insinuent au milieu des organes voisins. Des injections de liquides colorés sont indispensables pour suivre le chevelu des capillaires jusque dans ses dernières ramifications. Les dimensions des tubes façonnés avec le soin le plus admirable sont si faibles que cette ruse est nécessaire; on ne saurait, sans cet artifice, reconnaître l'existence des merveilleux traits d'union qui rattachent les veines aux artères; on ne comprendrait pas comment la chaîne se trouve fermée de sorte que le sang complète incessamment le cercle de sa rotation. La mécanique des mouvements circulatoires s'é- claircit également par le microscope ; car, en contem- plant ce double chevelu entrelacé, on comprend com- ment une force énorme est nécessaire afin que le sang puisse franchir cette infinité de défilés semés dans toutes les parties du corps. Sans les enseignements de cette anatomie subtile, on n'ajouterait jamais foi aux calculs des physiciens qui ont comparé la puis- sance motrice du cœur à celle d'une petite machine à •vapeur. On ne croirait pas que la pompe qui fonctionne dans notre poitrine, en donnant plus d'un coup de piston par seconde dépense en un seul jour la force nécessaire pour faire monter dix voies d'eau au der- nier étage de nos maisons. La plupart des animaux inférieurs peuvent servir à ces magnifiques expériences pour lesquelles vous n'au- rez pas besoin de déranger la grenouille. Car la lu- mière passe si facilement à travers leurs corps, qu'ils n'ont rien à nous cacher. Nous verrons l'irrigation du polype, le mouvement oscillatoire de la sangsue, flux et reflux, semblable à 154 LE MONDE INVISIBLE. celui que les anciens croyaient exister dansnos veines, nous verrons le détail de mécanismes entièrement dif- férents, aussi incapables de se transformer eux-mêmes que la machine à vapeur ne peut, à force de tourner, s'ajouter un injecteur et un régulateur à force centri- fuge. Ne sommes-nous pas impardonnables de confondre tous les degrés de l'échelle, nous qui pouvons succes- sivement embrasser toute l'œuvre de la nature, et qui pouvons nous rendre compte de ce qu'il a fallu faire pour que l'homme pût matériellement exister! Que notre raison, plus pénétrante encore que le plus puissant microscope, cherche à se représenter l'enchevêtrement des organes qui constituent notre moi matériel ! Que nous fassions de bonne foi l'inventaire de tout ce qui constitue notre actif matériel, et nous demeu- rerons convaincus que nous avons une mission à remplir ici-l)as, et que ce n'est point un vain caprice du hasard qui nous y a appelés. Est-ce que chez nous le cœur n'a point cessé d'être uniquement un organe de propulsion mécanique. Est-ce que lui aussi, comme noire épidémie, il n'est pas devenu le complément du cerveau, ne peut-on pa.s dire qu'il est le moteur de la vie affective. XV LES GLOBULES OU SANG Si vous avez compris le merveilleux mécanisme de tout à l'heure, vous chercherez une lumière plus vive, vous emploierez un microscope d'un plus fort pouvoir grossissant. Vous voudrez pénétrer plus avant dans la connaissance intime de ce fluide étrange, qui change sans cesse de place et sans cesse de couleur ! Est-ce que nous pourrons trouver déjà formés, dans la masse des douze libres de liquide qui constituent notre actif cir- culatoire, les multiples éléments de l'organisme? Est- ce que nous saurons reconnaître la matière des os, distinguer celle de la chair musculaire, du cristallin, de la cornée opaque? Le microscope nous montrera que les corpuscules sanguins sont les mêmes dans toutes les parties du €orps. Ceux qui nourrissent le cerveau ressemblent à 45G . LE MOiNDE INVISIBLE. ceux qui roulent dans les arlères de la main et du pied. Les parties qui nagent dans le fluide vivifiant ne sont point destinées à entrer détentes pièces dans l'or- ganisme, comme une brique que l'on ajoute ou retire. Vous reconnaîtrez avec, stupéfaction qu'elles doivent être considérées comme de petites messagères, dont le rôle est de s'imprégner des principes vivifiants de l'air. Elles portent fidèlement leur précieux chargement jus- qu'aux parties profondes, et la combustion qui en ré- sulte produit tous les phénomènes corrélatifs de l'ar- rivée du sang rouge. C'est ainsi que les innombrables molécules d'oxygène qui disparaissent à chaque inspi- ration sont émiettés, éparpillés dans tout l'organisme, de sorte qu'elles produisent partout à la fois les bienfaits de leur présence et de leur action. Nous verrons que chez l'homme les globules sont construits en forme de gâteau à bord arrondi, légère- ment évidé vers le centre ; ce sont de petites masses gélatineuses, agglutinées autour d'une partie centrale plus résistante. La nature de ces corps, dont la multi- tude est incalculable, n'est même point encore déter- minée d'une manière définitive. 11 v a des rêveurs d'outre-Rhin qui prétendent que chacune de ces molé- cules doit être considérée comme un animal doué d'une certaine dose de personnalité, susceptible de certaines sensations confuses. 11 faudrait admettre que nos veines sont habitées par plus d'animaux qu'on ne trouverait d'hommes à la surface de la terre. Ces milliards d'êtres porteriuent chacun une petite étin- celle de notre raison? .l'aime mieux croire tout sim- plement, avec les druides, que je suis taillé d'après le modèle de l'auteur de la nature. LES GLOBULES DU SANG. 137 Quoi qu'il en soit le microscope nous montrera que le sang qui coule dans nos veines est loin d'être tou- jours identique à lui-même. En effet, on trouvera sou- vent des globules blanchâtres. Leur nombre varie sui- vant les circonstances. Symbole et symptôme d'épuise- ment peut-être. D'autres fois les globules tourneront au noir; on dirait presque qu'ils ont été fabriqués avec du bois d'ébène. Il y eut une époque où des savants venus d'un pays d'où toutes les chimères nous sont arrivées, parvin- rent à faire croire à de crédules Français qu'ils avaient trouvé la pierre philosophale de la médecine. L'étude du sang devait suffire pour éclairer les pra- ticiens sur l'état du malade. Fièvres, pestes, consomp- tion, tout l'arsenal de nos maux pouvait se lire sur les globules. Insensés, proclamait-on, ceux qui se bor- naient à tâter le pouls de leur malades ; n'avaient-ils point une foule d'autres renseignements à recueillir, rien qu'en leur donnant une piqûre d'épingle? En regardant avec soin ces disques si curieusement évidés, vous verrez qu'ils sont doués d'une très-grande élasticité. Ils savent, en effet, se pliera tous les hasards de la vie circulatoire, comme trop souvent l'homme lui-riiême est obligé de le faire, ils se courbent, ils s'étirent pour ne point rester étranglés par les détroits capillaires. Les derniers flux de l'impulsion du cœur aidant, ils parviennent à franchir ces canaux dans les- quels le sang rouge finit, parce que c'est le sang noir qui commence. Quel spectacle que celui du sang, qui se refroidit à l'air libre et produit de la fibrine ! N'est-ce point un svmbole vivant de la tendance de la nature à former des combinaisons régulières? N'est-il point instructif 158 LE MONDE INVISIBLE. de reconnaître avec quelle intelligence ces globules si étrangement maniablf s se placent les uns au bout des autres? S'il n'y avait un doigt qui vous échappe et qui les dirige, pourquoi ces globules viendraient-ils se ranger comme autant de pièces de monnaies rangées dans la caisse d'un receveur des finances? Le sang des divers animaux possède une aptitude merveilleuse à former d'admirables cristallisations caractéristiques. Qui est-ce qui pourrait confondre les tétraèdres déposés par le sang du phoque avec les lames que laisse celui du castor? Qui donc prendrait les espèces de tablettes qui sortent des veines de la souris pour les règles prismatiques provenant du cœur du chat! Rien n'égale la splendeur de certaines formes géomé- triques que vous pouvez tirer du sang des insectes. Vous serez stupéfaits de voir surgir ces riches étoiles avec autant de facilité que si vous faisiez évaporer la sève d'une plante chargée de principes minéraux. N'est-ce point, direz-vous du reste, en voyant surgir cette armée de polyèdres réguliers, une espèce de sève que le fluide qui imprègne le corps des êtres que nous avons déjà nommé des fleurs animées? Dans vos études sur les cristaux du sang vous n'êtes point obligés de vous borner au rôle de simple specta- teur. Non-seulement vous pourrez faire varier la forme des objets de vos études, et mettre successivement à contribution tous les membres de la série animale, mais rien ne vous empêche de luulli plier le nombre des espèces par la multitude des réactifs chimiques. L'acide acétique et l'acide oxalique donneront des figures excessivement intéressantes. Le sang ainsi addi- tionné laisse déposer presque instantauément une loule LES GLOBULES DU SANG. 139 de produits tout à fait différents de ceux du li- quide naturel. Ces cristaux d"un aspect étrange, bizarre, auront une forme spéciale parliculière. Mais il ne faut pas croire que c'est seulement un vain sentiment de curiosité qui se trouve satisfait par ces expériences. La facilité avec laquelle l'introduction de quelques particules de sel transforme les produits cristallins du sang mort, doit nous faire comprendre comme la nature doit manier le liquide vivant qui est son plâtre et sa cire! Avec quelle docilité cette matière plastique ne doit-elle point obéir à l'influence des agents exté- rieurs quand elle est entraînée par le torrent circula- toire, quand elle est poussée dans le réseau capillaire! La voyez-vous maintenant en présence des glandes qui en soutirent tant de matières différentes, vous figurez- vous l'immense variété qu'elle peut produire placée, sous l'influence de cette force universelle dont le nom doit être Instabilité! XVI LE CRISTALLIN C'est ainsi que l'on nomme une partie diaphane de l'œil des animaux, celle qui ressemble à une lentille, et qui chez les poissons affecte même la forme tout à fait globulaire. Vous devez vous attendre à ce que cet organe soit construit avec une délicatesse auprès de laquelle la structure de notre peau paraîtra grossière. Songez qu'il s'agit ici de rendre possible l'exercice d'un tact merveilleux qui, au lieu de se borner à agir par contact, a l'ambition de pénétrer dans les espaces infinis. L'œil est en réalité la main qui permet au néant intelligent qui se traîne à la surface de la terre, de fraterniser avec les Soleils situés dans les profon- deurs des cieux. N'est-ce point par son intermédiaire que nous scrutons la nature des astres tellement éloi- gnés qu'il faut des années pour que les rayons qu'ils LE CRISTALLIN. 141 dardent vers nous, viennent égayer l'azur sombre des nuits? Quelle que soit votre perspicacité, ne cherchez point à lutter avec le pouvoir organisateur de la nature. Votre génie ne saurait, malgré les prétentions de quel- ques orgueilleux sophistes, égaler une parcelle de la puissance infinie dont nous voyons les traces vivantes se présenter sans relâche à nos regards. Ce cristal organique, modèle de l'objectif des microscopes, n'est pas composé d'une couche homogène, mais il est formé d'une multitude de lames collées les unes sur les autres, et si fines qu'il en faut superposer un mil- lier pour arriver à l'épaisseur de l'ongle ! Ce n'est pas tout pourtant, car chacune de ces lames si minces est composée de cinq mille pièces assemblées les unes à côté des autres ; nous pouvons compter cinq millions de fragments coalisés ensemble pour former un glo- bule dont le rayon ne dépasse pas un millimètre et demi ! Supposons que des rivaux de Fraunhoffer, d'Amici, de Lerebours aient des doigts assez déliés pour ajuster des morceaux de verre de dimensions pareilles : il leur faudrait au moins dix ans pour terminer un pareil ouvrage, en supposant même qu'ils soient asser alertes pour ajouter une lamelle par minute et qu'il travaillent sans relâche. Cette supposition ridicule exige une dextérité absurde et paradoxale ; car cha- cune des cinq millions de lamelles porte des franges irrégulières, qui sont en nombre immense, sur une seule on en a compté jusqu'à six mille. Comme il n'y a pas deux de ces dentelures qui soient rigoureuse- ment pareilles, on ne pourrait pas travailler à l'em- porte-pièce pour les fabriquer comme des épingles ; il i4'2 LE MONDE INVISIBLE. faudrait donner six mille coups de ciseau pour façon- ner chacune de nos cinq millions de lames transpa- rentes. Cela fait quelque chose comme trente milliards de coupures qui devraient être taillées par la main des fées dans un tissu plus délicat que l'aile des mouches ! Comme si ce n'était point assez pour écraser notre orgueil, cet objet si merveilleux n'est qu'un organe accessoire, puisque l'on peut l'enlever pour rendre la vue aux malheureux atteints de cataracte. Cependant soyez sûr qu'il n'y a point de luxe, de complication inutile dans cette construction si remar- quable à tous égards. Quand même vous ne compren- driez pas ce que la nature s'est proposé, elle vous a donné assez de preuves d'économie, d'efforts, pour que vous lui épargniez le reproche de prodigalité. Vous devez être persuadé qu'elle tend toujours vers son but de la manière la plus simple, sans jamais violer les règles universelles et fatales qui président à l'évolution de la réalité et qui dominent tous ses efforts. C'est l'idée vraie de cette nécessité suprême qui a fait dire à un philosophe de l'antiquité, que le monde avait été organisé par un Titan animé d'intentions bienfaisantes, mais trop ignorant pour terminer son ouvrage, nous autres pauvres humains nous serions obligés de com- pléter son œuvre que nous n'avions pu accepter malheureusement sous bénéfice d'inventaire. Évidemment, si cette lentille diaphane est partagée en un nombre prodigieux de fragments, ce ne peut être que dans un but facile sans doute à pénétrer. Ne serait-ce point pour permettre à la volonté d'agir? L'animal ne peut-il point modifier la courbure de cette lentille, et l'adapter aux besoins courants de la vision? Il a fallu sans doute employer ce subterfuge LE CRISTALLIN. 145 dans notre monde inférieur pour obtenir une contrac- tilité tout à fait rudimentaire, sans porter la moindre atteinte à la transparence qui doit rester toujours irréprochable. Qui sait si dans des astres plus favorisés des ani- maux supérieurs à nous ne possèdent point un corps perméable à la lumière ! Qui sait si le cristallin, cet organe après tout accessoire de notre vision, n'est point façonné avec un peu de la matière musculaire des habitants de Mercure ou de Vénus ? Est-ce qu'on n'a pas retiré du fond des océans des êtres qui s'an- crent aux roches sous-marines à l'aide d'un cordage élastique fabriqué avec de la siUce translucide. Toutes les suppositions sont permises, excepté celle qui attribue à la volonté de la nature nos imper- fections, et qui croit qu'elle a compliqué sans motif ce qu'elle pouvait créer simple. Si nous ne sommes pas plus forts, plus paissants, c'est qu'elle n'a pu mieux faire sans nuire à la liberté nécessaire pour ne point nous réduire à l'état d'automates. Vous avez entendu sans doute bien des fois les doc- teurs s'étonner qu'avec un organe double nous ne re- cevions qu'une impression unique? Que dire alors de la perfection de la vue des insectes que vous êtes à même d'admirer! Comment comprendre qu'ils par- viennent à ordonner leurs sensations visuelles, puisque le nombre de leurs yeux se compte par milliers ! Si le microscope ne mettait ce beau phénomène en évidence de la manière la plus éclatante, on accuserait certainement d'imposture le naturaliste qui viendrait nous enseigner que tant d'impressions différentes peuvent se réunir et se condenser dans l'intérieur de la tête d'un être imperceptible. Vous êtes peut-être à 144 LE MO^'DE INVISIBLE. moitié incrédule, vous doutez probablement qu'il y ait autant d'images sur la rétine du petit o^rticule que de facettes à sa cornée? Je vous engage à vous en assurer par vous même, car en matière scientifique le scepticisme n'a jamais rien gâté ; il n'y a véritablement que la foi qui em- pêche de faire son salut dans le monde de la raison ! Nettovez avec soin la face extérieure de l'œil d'une Fiff. 50. — Cristallin d'un oeil de mouche. mouche, ce qui n'offre aucune difficulté. Si vous êtes assez adroit pour placer convcnal)lement la lumière, vous verrez que chacun des petits miroirs va s'illu- miner bientôt ; des milliers d'images élincelleront de- vant vous ! Mais, pour bien apprécier ce magnifique détail, V LE CRISTALLIN. 145 tâchons d'en comprendre la nécessité, ce qni doit être possible, car le monde semble présenter un nombre infini de syllogismes réalisés en matière vivante. On dirait que les idées de la nature sont les êtres qu'elle a créés, et qu'en étudiant nous entrons dans l'intimité de ses pensées. Est-ce que chacune de ces facettes imperceptibles ne peut pas être considérée individuellement comme une Fig. 06. — Coupe transversale du cristallin d'un œil de mouche. loupe? L'œil de l'être infiniment petit est composé, dirons-nous alors, d'un nombre énorme d'appareils d'optique appropriés à l'inspection d'objets hivisibles à nos yeux humains. Chacun de ces petits appareils d'optique est doué d'un pouvoir très-grand, mais n'a qu'un champ très-limité. Malgré cet artifice, la vue de ces myopes est bien loin d'atteindre à la perfection, à la généralité qui distingue celle que nous possédons, nous autres les sublimes presbytes. Les insectes, comme le microscope nous le montrera, et comme nous l'avons déjà avoué, semblent l'emporter sur un nombre infini de points de détail; c'est un monde ad- mirable pour les spécialités, mais l'arliculé est inca- pable d'arriver à notre vue synthétique ; à nous seuls, 10 146 LE MONDE INVISIBLE. nous voyons plus d'objets que toute une fourmilière. De quelle puissance infinie de science et de raison ne seraient pas doués des êtres qui, par rapport à nous, seraient ce que nous sommes, nous autres, par rap- port aux abeilles? Nous ne voyons pas d'êtres plus par- faits s'agiter sur notre terre. Jamais les anges ne se sont rencontrés devant la nacelle des plus hardis aéro- nautes; jamais non plus les habitants des mines les plus profondes n'ont eu à lutter contre des goules et des gnomes. Mais est-il bien sûr que les guêpes s'aper- çoivent de notre présence? Nous pouvons les détruire par la fumée et l'eau bouillante, sans qu'elles attri- buent leur malheur à une volonté intelligente. Elles ne sentent pas la raison qui préside à l'invention de nos pièges. Le dieu de la ruche, si tant est qu'on en adore, se présente à l'imagination des habitants sous la forme d'une abeille géante ; le diable n'est-il point dans toutes les ruches un peu pieuses le sphinx atropos. Le paradis pour les uns, c'est le calice d'une fleur, pour les autres c'est une inépurable fiente. Grâce à sa vision microscopique, l'jnsecte peut étudier les choses avec un luxe de détails dont nous ne saurions avoir idée , nous autres, si le micros- cope ne nous avait ouvert un monde; mais ce qui était superflu pour nous était essentiel pour lui, puisqu'il est lui-même un détaiL Avec les instruments d'optique que l'intelligence humaine a créés, nous n'avons point à nous plaindre et le moucheron a cessé de nous être supérieur. Mieux que lui nous savons généraliser, et quand nous voulons être anal\ tiques, nous le sommes certainement plus que lui-même. Probaljlement le mou- cheron lui-même, avec son faisceau de microscopes, ne voit i)as la monade. LE CRISTALLIN. 147 Comme vous le voyez par ce qui précède, si nous parvenons à triompher d'un étonnement , ce n'est qu'en ouvrant en quelque sorte la porte à un étonne- ment d'une autre nature. N'est-ce point dans la plu- part des cas, il faut bien le dire, l'issue commune de presque toutes nos recherches ? Si vous comprenez peu le cristallin, combien moins encore vous devez com- prendre la rétine, l'admirable rideau sur lequel vien- nent se peindre toutes les nuances d'ombres et de lumières, ce rideau merveilleux bien plus sensible que la plaque impressionnée de nos photographes. Si vous m'en croyez, nous ne chercherons point à deviner ce qui se passe dans l'intérieur de cette sub- stance, juste assez inaltérable pour transmettre un souvenir, souvent très-vif, des impressions les plus fugitives, juste assez impressionnable pour être tou- jours prête à transmettre des impressions nouvelles. Quand même vous auriez réussi à pénétrer ce mys- tère, il vous resterait encore à comprendre l'œil inté- rieur, celui qui vous met en rapport avec le monde infini et invisible par excellence, celui de la pensée elle-même. XVII LES CELLULES Qui oserait se charger d'enregistrer le nombre de cellules que vous pouvez distinguer en découpant en fine rondelle la tige de l'humble capucine? Une branche de lilas, un fragment de rhubarbe, un mor- ceau de pomme de terre, un ruban de concombre, la délicate dentelle enlevée à la corolle de la rose la plus tendre , ne montrera pas une moindre multitude d'alvéoles, serrées, pressées, soudées les unes contre les autres. Que ne donne-t-on un microscope aux malheureux que l'on enferme dans les prisons cellulaires ! Seraient- ils criminels , le microscope ferait plus pour les rendre à la vertu que le verre dépoli, dont on se sert pour cacher aux habitants des cellules de Mazas, la vue des nuages. ' LES CELLULES. 149 Celle plialange de polygones coalisés, pour nous cacher le myslère de leur agrégation , ne résistera pas à l'action de l'eau qui saura les isoler; mais le véritable agent pour montrer par quel artifice ils se soudent les uns aux autres sera une solution iodée. Armés de ce réactif, nous changerons à notre gré la teinte des vaisseaux qui serpentent dans le sein de la plante, nous ferons comme les enlumineurs, dont le savant pinceau met en valeur les divers traits des estampes ! Si nous appelons à notre aide la lumière polarisée, nous verrons la plus insignifiante granulation se re- couvrir d'une croix noire, où l'on aurait trouvé au moyen âge la preuve d'une mystique influence. Mais l'apparition de cet ornement étrange ne tient qu'à l'orientation de l'analyseur. Regardez hien avec attention cette cellule. Qu'elle soit noire ou encadrée de couleurs plus ou moins brillantes, elle n'en renferme pas moins le grand secret de la génération des êtres. Elle nous livre le secret de leur développement, de leur décomposition. Cet infiniment petit qui se présente aux débuts de nos recherches, c'est l'alpha et l'oméga de la vie, car l'être qui commence par en sortir, finit toujours par y retourner d'une manière quelconque. C'est l'élé- ment que nous retrouvons toujours sur le métier éternel du temps, élément fugitif du présent, racine plus durable de l'avenir ; c'est là que jaillit ce feu divin qui ne dure qu'un instant, mais qui se rallume en même temps qu'il s'éteint, et qui, par conséquent dure toujours. On pourrait comparer la cellule à l'atome dont elle est l'analogue, puisqu'elle est le dernier terme 150 LE MONDE INVISIBLE. auquel conduit l'analyse des vivants. Mais quelle différence ! Au lieu de se présenter comme une unité indécomposable, la cellule semble produite par l'agré- gat on d'un nombre infini de parties élé- mentaires. Comparons chaque végétal à une nation nombreuse dans le sein de laquelle règne une égalité parfaite. Chaque cellule est admissible à tous les emplois. La cellule qui figure dans la ra- cine aurait pu faire partie de l'écorce. Bien ne paraissait l'empêcher de contri- buer à la croissance de l'étainine, aucune loi ne lui interdisait d'être enchâssée dans le tissu du pistil ; car dans l'écorce, dans rélamine, dans le pis- til, partout où sa for- tune l'a logée, elle garde la marque de son individua- lité. C'est ainsi qu'un François est toujours Français, qu'un Chinois transplanté en France ne sera jamais qu'un Cliinois. 11 faut comprendre que dans une rose toute cellule est une cellule de rose! Ce ne sont pas seulement des réactions chimiques, Fiff. 57. - Section d'une graine de haricot. LES CELLULES. 151 mais des opérations vitales qui régissent le dévelop- pement des légions infinies dont se composent les plantes et les animaux. La nature, encore une fois, ne travaille pas ici comme les esclaves de Pharaon entassant des blocs de pierre les uns au-dessus des autres. Chez les êtres vivants tout est vivant. C'est ainsi que Bossuet disait à peu près dans le même «^ Fig. 58. — Section d'une racine de pomme de terre. sens, mais avec beaucoup moins de vérité : chez les grands tout est grand. En effet, qu'est-ce qu'il y a de pUis grand dans ce monde que la vie, si ce n'est la vie elle-même. Lorsqu'un cristal se forme au sein d'un liquide, la matière qui le forme se dépose avec un incontestable discernement ; ce sont bien des molécules choisies par des forces infaillibles qui se précipitent avec une sorte d'harmonie savante. Ces corps seront revêtus 152 LE MONDE INVISIBLE. quelquefois des plus splendides couleurs ; ils porte- ront d'admirables facettes; mais, malgré cet éclat trompeur, ils ne comptent qu'au nombre des sub- stances inertes, ils ne modifient absolument rien de ce qu'ils empruntent au monde extérieur. On ne peut s'empêcher d'admirer ce travail déjà bien raffiné; cependant nous devons le comparer à celui d'un architecte qui tire du dehors les briques toutes façonnées, les pierres toutes taillées, les solives prêtes à être ajustées avec leurs tiroirs et leurs mor- taises. Combien il est plus admirable encore le spectacle offert par le mouvement cellulaire que nous contem- plons en étudiant le tourbillon créateur ! Quelle mer- veille que ces êtres actifs élaborant les éléments qui leur servent à produire des êtres semblables à eux ! Au milieu de la cellule, vous pourrez distinguer le plus souvent une granulation qui semble une celkile à l'état embryonnaire. Ce point parfois vague et confus, c'est la marque du devenir, c'est par là que l'infini qui va naître se cramponne à l'infini qui passe! Mais cette granulation, d'où vient- elle ? Quelle est la granulation de la granulation ? Allons-nous remon- ter d'emboîtement en emboîtement, de germes en germes, jusqu'à l'infini, jusqu'au néant? Il paraîtra plus logique de supposer que cette se- mence de la cellule qui doit naître plus tard est créée par l'action vitale de la cellule actuellement vivante. C'est elle qui engendre par sa propre vertu un être semblable à elle, qui vit en elle, qui naît ensuite pour mourir, et qui meurt pour renaître ! Lorsque les plantes sont composées de cellules qui. LES CELLULES. 155 à peine rattachées les unes aux autres, n'ont qu'à s'élancer dans le monde, la rapidité du développe- ment est quelquefois fantastique. En une demi heure les graines de VAchilla proliféra se transforment en plantes parfaites, qui portent des capsules prêtes à donner des graines mûres. Une demi-heure sépare la naissance de la plante mère de la naissance de ses Fig. 59. — Cellules rondes Fig. 60. Cellules polygonale!! premiers rejetons. La propagation horaire marche en " vertu des puissances de 4. Il y avait une cellule, voilà que l'on trouve deux jumelles provenant du démembrement de la cellule unique; encore un effort, les voilà quatre; bientôt elles seront au nombre de huit. Un peu plus tard nous pourrons en compter jusqu'à seize. Si le même pro- cédé de multiplication continue à se produire, et pourquoi s'arrêterait-il tant que le milieu s'y prête ? les seize cellules passent au nombre de trente-deux ! La multitude des parties croît donc en proportion géométrique ppndant que l'éternité se déroule en pro- portion arithmétique. Si la matière assimilable ne lui 154 LE MONDE INVISIBLE. faisait défaut, la plus humble des plantes, admirez la fécondité de la nature! se ferait un jeu d'envahir le monde. Mais ce n'est pas seulement la faim qui arrête cette invasion fantastique dont le microscope permet d'ap- précier le danger, c'est surtout le conflit des mille sœurs qui se pressent les unes contre les autres pour arrêter l'élan de l'ambitieuse. C'est un acharnement qui ferait croire à une volonté propre si l'on ne pensait qu'elles en sont incapables. En les contemplant on comprend, sans les excuser, toutes les folies de la philosophie allemande. Au premier abord le microscope semble montrer que le principe de lutte et d'antagonisme triomphe jusque dans les derniers replis de l'être. On pourrait croire que Darwin a raison d'enseigner que la faim, ignoble, vorace, est le seul instrument de progrès dans le monde. Ce n'est pas seulement le Carnivore qui vit de des- truction, mais aussi l'herbivore qui procède sans re- lâche à une hécatombe de végétaux, les plantes qui se disputent la terre féconde, l'ivraie qui étouffe le fro- ment lorsqu'elle n'en est point étouffée. Un misan- thrope pourrait dire qu'aucune des parties du plus innocent végétal ne reste en paix avec elle-même, que l'on retrouve partout la trace de la violence, tan dis que l'on cherche inutilement l'asile de la frater- nité! Mais est-ce que notre merveilleux instrument d'op- tique ne nous donne point une justification admi- rable de la prévoyance et de la bonté de la nature? Ne voyez-vous point que c'est la vie qui contient la vie, de sorte que les molécules sont obligées fatale- LES CELLULES. 155 ment d'obéir à la force organisatrice qui les pousse. La postérité d'aucune de ces ambitieuses n'arrive à conquérir le monde, mais elle entre dans la composi- tion de tissus organisés; elle est restée impercep- tible, mais elle joue un rôle utile dans le plan général du Cosmos! Le microscope ne trahira point ton divin incognito, Fig. 61. — Cellules allongées. Fig. 62. — Vaisseaux ponctués. force sublime qui soude ces globules verdâtres ! Nul ne reconnaîtra le moment où commence l'action de la main mystérieuse à laquelle obéissent les innombra- bles bataillons de la grande armée de la vie! Nulle théorie n'expliquera pourquoi ces parties identiques se groupent sous l'action d'une sorte d'aimant invisible, comme les parcelles de fer doux viennent se ranger en longues files autour du pôle ! Poussées par un agent inconnu que nous ne cher- chons point à définir, les molécules ne restent jamais 156 LE MONDE INVISIBLE. à l'état d'isolement : une sorte d'harmonie s'établit entre les forces intestines, et les corpuscules juxta- posés semblent pénétrés d'une divine intelligence. Bientôt vous verrez que les cloisons qui les sépa- rent se déchirent. A la place de ces chapelets de gra- nulations isolées vous verrez surgir des tubes de mille formes, de mille diamètres! Puis ces tubes se pres- seront les uns contre les autres, vous aurez la radi- celle, la ramuscule, vous aurez la plante! Regardez toutes ces courbes gracieuses, étranges, bizarres , ces vaisseaux ponctués , ces membranes soutenues par des fils en spirale ; ces tubes qui ne semblent formés que de la juxtaposition des spires d'un fil replié sur lui-même î Voyez ces parois polygo- nales ! Étudiez non-seulement les fibres normales, mais les irrégularités, les monstruosilés de la plus sage et de la plus simple des plantes. Vainement vous épuiseriez votre vie entière, vous n'arriveriez jamais au bout de cette merveilleuse variété qui ne frappe pas les gens qui croient tout savoir, mais qui nous surprendra nous autres pauvres ignorants, précisément à mesure que nous étudierons davantage. Que serait-ce si nous cherchions à apprécier l'agré- gation de ces divers organes, la manière dont les nervures des feuilles se marrent, dont les folioles s'en- trelacent, dont le chevelu des racines se répand dans la terre, dont l'aubier se forme, dont les fibres s'in- crustent, dont l'écorce se fendille, dont le bourgeon se prépare ! Vous ne vous refuserez point à reconnaître, quand vous aurez été mille fois arrêté par l'immensité du sujet, (ju'aucune de ces parties n'est le produit du hasard, mais le fruit de quelque cause subordonnée LES CELLULES. 157 à une cause plus grande ! Vous direz que, non-seu- lement la plante entière , mais encore toutes ses parties, semblent obéir à une loi d'évolution secrète dont la formule nous échappe. Peu nous importe ! est-ce qu'il ne nous suffit pas d'avoir une pleine confiance dans la ralionabililé du monde, de saisir l'harmonie que nous constatons dans chacune de ses parties? D'où qu'elle vienne, du ciel Fig. ô3. — Vaisseaux en spirale. Fig.64. Vaisseaux polygonaux. OU de l'enfer, cette organisation est bien venue, et la raison la considère avec ravissement. Qui sait, s'écriait un physicien du moyen âge, si le globe orgueilleux qui porte l'humanité et sa fortune n'est point une simple granulation située au milieu d'une des cellules de l'espace infini? Ebt-ce que cette sphère orgueilleuse n'aurait pas été déposée dans l'intérieur d'une enveloppe tellement éloignée de nous, que nous ne pouvons jamais en rencontrer les parois? 158 LE MONDE INVISIBLE. Qui sait encore si les mouvements harmonieux des astres ne sont point des titillations que quelque Brown infini est en tr ain d'examiner avec un microscope dont la lentille est formée par une agrégation de nébu- leuses. Ne serait-ce point quelques atomes oscillant autour d'un point phosphorescent que nous nommons les astres. Sommes-nous sûrs qu'il est assez gros pour qu'on le puisse apercevoir, ce petit ver luisant que nous nommons, nous autres, le père de toute chaleur et de toute vie? Qui sait si cet astre radieux éclaire aussi bien notre globe sublunaire, que les vers luisants étincellent dans les nuits d'un monde supérieur? Mais peu m'importe pourvu que je sois prêt à mourir pour ma patrie, et à succomber aux cris de Vive la France ! xvm LA RESPIRATION DES PLANTES Il fallait que certains êtres eussent été organisés pour débarrasser l'atmosphère des produits volatils de la respiration des animaux. Sans l'intervention des plantes, l'équilibre chimique de l'air eût été com- promis; car, malgré ses immenses proportions, l'o- céan atmosphérique aurait été souillé, empoisonné par les résidus de la combustion vitale. Des millions de poumons et de branchies travaillant sans relâche sur tous les points de la surface, depuis des centaines de milliers d'années, auraient absorbé jusqu'à la dernière molécule d'oxygène. L'analyse microscopique seule nous met en état de nous rendre compte do la manière dont les végétaux peuvent s'acquitter de leur mission épuratoire, quoi- qu'ils soient dépourvus de muscles, de diaphragmes. 160 1>E MONDE lîsVISIBLE. Us n'ont aucune cage Ihoraciqiie qui leur permette de puiser le gaz qu'ils doivent débarrasser de son car- bone; ils ne peuvent non plus le lancer de nouveau dans le monde. Notre conseiller ordinaire nous mon- trera comment il se fait que les plus humbles conviés au grand banquet de la vie terrestre soient aussi bien servis que ceux qui trônent au bout aristocratique, qui semblent présider à celte table où cbacun mange jusqu'au jour, où il est dévoré à son tour. L'épiderme de la plante est un véritable toit recou- vert de tuiles serrées les unes contre les autres, ne laissant ni entrer une goutte d'eau, ni sortir un atome de vapeur. Le commerce avec le monde aérien serait donc impossible s'il n'existait dans ce tissu protecteur une multitude de clieminées, de lucarnes aussi bien pourvues de tabatières que les fenêtres de nos man- sardes les mieux closes. Car chacun de ces orifices est garni d'un appareil pour garder l'eau au dehors et la vapeur en dedans. Cette espèce de fenêtre possède en outre la faculté de s'ouvrir et de se fermer d'elle- même au moyen d'un mécanisme d'une simplicité effrayante. Quatre cellules, susceptibles de se gonfler ou de se contracter suivant l'état d'humidité de l'air, forment les bords de cette cavité, qu'il s'agit alternativement de fermer ou de tenir béante. Si l'eau abonde, les cel- lules grossissent, et ferment hermétiquement la petite caverne, scellée hermétiquement, et que la pression intérieure ne saurait ouvrir. Le nombre de ces cavités brave toute énutnéialion. En ef!et, on les trouve par dizaines de mille dans chaque centimètre carré de surface de feuille. Mais ce n'est pas tout, car ces réduits dont l'orilice LA RESPIRATION DES PLANTES. 10 1 montre im art si parfait ont quelquefois une traîne silicieuse qui paraît destinée à leur donner une forme plus nelle et plus précise. Enlevez au moyen de l'acide nitrique la partie végétale, il restera un véritable squelette conservant avec une surprenante délicatesse les moindres détails de la plante vivante. Si nous analysons le contenu de ces cavernes in- Fig. C5. — Stomates de feuilles. nombrables, nous serons bientôt convaincus qu'elles sont de vivants laboratoires où s'élabore la matière qui donne aux feuilles leur teinte verdâtre, la gomme qui coulera au moyen d'une incision, l'buile qu'on expri- mera des baies mûres, le sucre dont on s'emparera par évaporation. Tantôt vous admirerez de petites glandes, montées sur des tiges délicates, colorées de teintes variables, tantôt vous les verrez briller comme autant de dia- mants lorsque les rayons du soleil viennent se briser 11 162 LE MONDE INVISIBLE. à la suriace des géraniums, des saxifrages, des ro- siers. Tantôt votre attention se portera sur les taches dorées qui couvrent le dos des feuilles du raisin noir, sur les marbrures argentées de la rue ou du hou- blon. Tantôt vous trouverez dans l'épaisseur des fruits, dans le tissu imprégné de chlorophylle, dans la feuille de myrte, dans l'écorce d'oranger, des millions de petits réservoirs remplis de produits spéciaux élaborés Fig. 66. — Épidenne de plantes. par les organes de la plante. Mais ce qui vous jettera dans la plus vive surprise, ce sera de découvrir dans les profondeurs intimes de certains végétaux de véri- tables diamants, de merveilleuses stcilactites ; quand vous les soumettrez à la lumière polarisée, vous leur verrez prendre des milliers de teintes étliérées, qui semblent ne plus appartenir à la terre. Vous croirez rêver en étudiant la concrétion cvlin- drique de la Jacinthe! Les aiguilles des Cactus ne vous jetteront point dans une surpiise moins vive. Oiie direz-vous (|uand vous admirerez les prismes rectan- LA RESPIRATION DES PLANTES. 163 gulaires de la Rhubarbe, et surtout le cristal qui habite les cellules de l'Ortie? Des micrographes ont eu la patience d'observer la formation de ce che*'-d'œuvre. Ils ont vu apparaître au plafond de la crypte un léger gonflement qui va tou- jours en s'allongeant. Il ne cessera de grandir que lorsqu'il pourra servir de support à la concrétion mi- nérale. Alors se montre triomphalement un cristal d'oxalate de chaux snspendu comme un lus're au mi- lieu de cette caverne déserte. Rien ne nous permet de hasarder la moindre con- jecture sur l'usage de ce merveilleux pédoncule. Peut- être faut- il croire qu'elles nous resteront constamment inconnues comme tant de mystères au milieu desquels notre raison doit se mouvoir sans se briser. Nous sommes comme des oiseaux élevés dans un sanctuaire obscur, obstrué par une multitude de piliers de toute forme et de toute grandeur. A chaque coup d'aile ils peuvent se bi'iser, et cependant ils voltigent sans re- lâche vers le jour, dont ils n'ont qu'un secret pressen- timent, car ils n'entrevoient même pas sa lumière ! Est-ce un génie malfaisant qui nous a enfermés dans ces ténèbres? Faut-il croire que le monde est, comme nous l'avons dit , l'œuvre d'un demi-dieu indiscret , esprit borné quoique infiniment plus sage que nous, et qui trop empressé de nous donner l'ôlre, n'a point été à même d'assurer convenablement notre bonheur! A nous donc de compléter l'édifice inachevé et de con- quérir par notre science ce qu'il n'a pu nous donner lui-même ! XIX LE POLLEN Les anciens croyaient que les arbres ont une âme, et les fleurs étaient presque divinisées; le beau Narcisse, le malheureux Jacinthe, la triste nymphe du Lotos étaient des héros familiers aux contemporains d'Ovide et de Virgile. Les Dieux ont disparu de la botanique; cependant la poésie pourra revenir si nous le voulons. Qui donc ne comprendrait point ce qu'il y a de réelle- ment divin dans l'esprit de la nature, en voyant se dé- rouler devant le microscope la chaîne admirable des actes gracieux qui composent la vie d'une lleur? Oui donc se refuserait h reconnaître dans celte délicatesse et dans cette précision un refiel d'un monde supérieur à celui que conçoit notre faible intelligence; quels ra- vissements ne sont point réservés aux amis de la na- ture qui savent apprécier le charme de cette architec- LE POLLEN. 165 lure enchanteresse ? Heureux ceux qui sont à môme d'admirer la finesse des tissus de Flore, d'analyser ces orjjanes d'où émanent de si suaves odeurs ! Ils peuvent suivre la main de l'homme, qui modifie les diverses phases de l'évolution florale, les retarde, les anéantit ou les accélère. Le jardinier sait faire ma- nœuvrer à son gré les forces organisatrices du monde. Il collabore hardiment avec les puissances inconnues qui savent arriver à la création de nouveaux êtres. Mais il ne possède quelque puissance que parce qu'il est hors d'état de se soustraire à la moindre des lois générales qui nous dominent. Il ne pourra transformer les élamines en pétales et les pétales en feuilles, sans obéir à la fatalité supérieure qui régit la végétation tout entière. Que de ravissements sont réservés aux amis de la nature, qui comprennent le charme de cette architec- ture enchanteresse ! Combien nous voudrions qu'il nous fût donné de nous livrer plus longtemps à l'étude de ces merveil- leux chefs-d'œuvre, auxquels le Créateur a tout prodi- gué, la forme, le parfum, la couleur! Mais, pressé que nous sommes par mille soins diffé- rents, nous nous contenterons d'ébaucher à la hâte l'histoire de la poussière fécondante impalpable que tout le monde connaît sous le nom de Pollen. Vous négligeriez d'étudier un des plus merveilleux objets que puisse vous offrir la nature, si vous ne profitiez de toute la puissance du microscope pour admirer les sillons si fins, si menus qui en décorent l'enveloppe, qui en font un objet d'art inimitable. Prenez un grain de pollen de Rose trémière conservé dans du sirop de sucre. Admirez ces pointes aiguës tellement serrées 160 LE MO.NDE INVISIBLE. que VOUS en pourrez compter des centaines sur une boule qui n'a pas un demi-millimètre de rayon. Entre ces aiguilles, vous verrez autant d'orifices disposés avec une admirable prévoyance. Cette granulation possède trois fois plus déportes que Thèbes Hécatompyle. Ce- pendant aucune de ces ouvertures i^fV'^% n'est superflue pour l'accomplisse- SVv!^^^^^^4É. ment de la mission que le pollen feV^^5^ doit remphr. ^^^^^ Mais ce n'est point assez que de contempler l'enveloppe si prodi- Fig. G7. — Grain de orieuscment Ouvragée du petit véhi- po lien de Rose tré- , i , • -, i i miére. cule de la vie possible ; ouvrez la sphérule, faites-la éclater en l'im- bibant avec quelques liquides spéciaux : vous allez mettre en évidence par des changements de toute na- ture les matières qui s'y rencontrent. Vous y tiouverez des substances azotées, de la fé- cule, de l'huile, des produits empyreumatiques, des teintures en quantités impondérables. Tous ces corps sont destinés à réagir les uns sur les autres en vertu de principes inconnus, mais cer- tains; c'est l'huile qui doit brûler dans la lampe dont les végétaux se servent pour transmettre des uns aux autres la flamme mystérieuse! Les réactions auxquelles donne lien ce mélange d'éléments nécessaires échappent à notre microscope; elles ne sont pas mieux comprises par le chimiste que la plupart des opérations qui ont été indispensables pour fabriquer le pollen lui-même. Nous ne savons pas ce qui fait que cetle matière, si bien renfermée dans la petite enveloppe, donne l'être à la graine; pas plus que nous ne savons comment la LE POLLEN. 167 séve élaborée produit ù la fois l'enveloppe admii'able et les substances non moins merveilleuses qu'elle ren- ferme dans son intérieur. Que de complication dans la manière dont la sortie du pelit messager de la \ie a été ménagée! Que de génie pratique semble avoir été dé- veloppé dans l'invention des arti- fices nécessaires pour que ce petit grain quitte la cavité dans l'inté- rieur de laquelle il a été sécrété ! Souvent le petit projectile est lancé par des organes cacbés dans l'intérieur de l'étamine, et que la nature a fabriqués avec une indus- trie surprenante. On trouve dans ces cavités des spirales, des lames de ressort, de petites catapultes pour aider le pollen à franchir la distance qui le sépare du pistil. Admirable prodigalité, qui serait folie si elle n'était indispensable! Ces armes ne serviront qu'une fois pour lancer des granulations imperceptibles, pour donner une impulsion que le moindr e zéphyr viendra rendre inutile! La nature agit comme un monarque qui posséderait des arsenaux inépuisables et dont le luxe consisterait à briser tous les canons qui ont servi. Que dirions- nous du fou canonnier qui mettrait son amour-propre à donner toutes ses salves d'artillerie avec des pièces vierges? Si vous ne pouviez étudier la forme et la disposition du stigmate, vous seriez cerlainement hors d'état de comprendre pourquoi le diamètre de la poussière Fig. 68. — Anthère du Laurier de Perse. 1G8 LE MONDE INVISIBLE. fécondante de la Valériane ou du Pourpier dépasse celui de la Capucine ou du Muflier. Hien ne vous per- mettrait de deviner à l'avance que le pollen du Myosotis est plus «^ros que celui de la Belle de nuit ! Cependant chacun de ces détails est réglé avec une infaillibilité absolue sur ces nécessités profondes. L'étamine semble régir la construction du pistil, et Fig. 69. — Etaminc d'Iris. Fig. 70. Étamine de Pomme de terre. de son côté le pistil semble avoir déterminé la forme et le nombre des étamines, quoique ces organes soient quelquefois portés par des plantes différentes. Admi- rable subordination réciproque qui provient d'une merveilleuse corrélation, tellement puissante qu'elle engrène des êtres qui semblent n'avoir aucun rapport. Considérez l'organe en lui-même comme un tout, et vous arrivez à comprendre que chaque détail de la construction d'une partie quelconque de la petite unité organique agit sur l'ensemble. Ne vous imaginez point LE POLLEN. tC9 que c'est sans raison que l'anthère d'Aniaryllis est si singulièrement attachée au filet qui la porte ! Ne croyez point que la position de l'ovaire du Pavot soit sans influence sur la forme de la colonnelte qu'il surmonte ! Persuadez-vous qu'il ne saurait avoir la même position que dans la Garance, sans jeter le trouble dans toute l'évolution de l'être. Fig. 71. — Anthère d'Amaryllis. Fig. 72. — Ovaire du Pavot. Fig. 73. — Ovaire de la Garance. Rien ne doit être négligé comme trop petit pour avoir un intérêt réel dans la construction do ces mer- veilleux organes. Est-ce que le but le plus noble de l'é- tude de la nature n'est pas de saisir la chaîne qui lie les différentes parties d'un même tout? En effet, la su- blime harmonie des objets, contribuant à l'accomplis- sement d'un but commun, nous permet de reconnaître en quelque sorte l'ombre d'une harmonie infiniment supérieure. Est-ce que nous ne devinons point, en quelque sorte, la présence de liens cachés rattachant 170 LE MONDE INVISIBLE. des èlres isolés, s'ignoraiit quelquefois les uns les autres? Est-ce que ce petit grain de pollen ne nous met pas sur la trace du plan ineffable en vertu duquel nous sommes engrenés, sans nous en douter, dans le grand mécanisme de la nature nalurante? Où la grande merveille commence, c'est à partir du moment où le grain de pollen est abandonné à lui- même. Comment comprendre, en effet, malgré les précautions si multiples, si subtiles de la nature, qu'uu infiniment petit parvienne à saisir l'infiniment petit, à la poursuite duquel il s'est lancé dans l'espace infini- ment grand? La nature emploie pour la fabrication des grains de pollen une proportion bien établie sur les règles de -sa sage économie, entre la multitude des appelés à vivre, et le nombre infiniment petit des élus pour lesquels la vie n'est point une promesse menteuse. Des myriades de grains avorteront, pourriront, sacrifiés s'il est nécessaire, pour assurer qu'un repré- sentant de l'espèce arrivera au terme de l'évolution. Je citerai comme exemple les grappes poUiniques de rOrchis taché, que vous découvrirez sans peine dans les prairies ombreuses. La Pivoine ne sera pas moins instructive : car la plante favorite de Pœan, le médecin des dieux, mon- trera un nombre non moins prodigieux d'étamines. Quelquefois les orages eux-mêmes vous donneront la preuve de la fécondité avec laquelle la nature produit les poussières destinées à servir de véhicule à la vie. Que de fois les populations ignorantes n'ont-elles point été frappées de terreur en voyant les campagnes cou- vertes de sphérules jaunes, rouges ou verdâtres, (ju'elles prenaient pour un symbole de mort ! Files LE POLLEN. 171 n'étaient cependant que d'humbles voyageuses, cher- chant sur l'aile des enfants d'Éole le pistil nécessaire à l'accomplissement de leurs destinées. Cependant la ^multiplicité indéfinie des germes est une ressource peut-être insuffisante. La nature a donné à d'autres êtres l'instinct , l'intelligence que les grains du pollen n'étaient pas organisés pour rece- voir. Si les gracieuses Orchidées , ces filles chéries du Fig. 74. — Masse polliiiique de VOrchis maculata. Tropique, étaient abandonnées à la garde de Zéphyr, leur race cesserait de parfumer les forêts mexicaines. La nature envoie à leur secours des insectes, hôtes gracieux, avides de savourer le nectar que la corolle aérienne sait préparer. Ces petits vagabonds errent de fleur en fleur ; tantôt ils grimpent, tantôt il se laissent retomber, tantôt ils introduisent leur trompe dans les cavités les plus secrètes, mais ils ne peuvent faire un mouvement sans que les brosses dont la nature a garni leurs pattes se couvrent de la substance résineuse où le germe de la vie s'est déposé. Au milieu de leurs 172 LE MONDE HYISIBLE. ébats ils rencontrent le stigmate, qn'uii contact invo- lontaire suffit pour féconder. Le microscope nous montre donc que les instincts et les besoins d'êtres inconscients de leur mission concourent à la fécondité de la plante dont le parfum les enivre. Croit-on que nos passions soient moins nécessaires à l'équilibie du monde ? Nos actions sont une graine jetée dans le temps futur , atmosphère immense ; savons-nous quelle est la plante que l'avenir en verra sortir? Quant à ces grains de pollen qui an ivent d'une façon si merveilleuse à leur dernière destination, on dirait de petites montres microscopiques où Flore aurait renfermé tout un mécanisme d'horlogerie prêt à se mettre en mouvement dès que l'on pousse un ressort. En outre, contraste étonnant, avec tant d'impétuo- sité le pollen a autant de patience que le blé de la momie. Il attendrait pendant des siècles, si l'eau ne venait l'entraîner. Mciis mettez-le dans une atmo- sphère humide, vous verrez la matière déborder, mais à tâtons, au hasard, comme ces malheureux que rien ne garde, ne soutient dans la vie et qui, sans avoir cherché à réaliser la justice, s'avancent vers la tombe. Si vous prenez une de ces graines , si vous la placez délicatement sur un stigmate, vous ne tar- derez point à remarquer que les phénomènes sem- blent régularisés, réglementés. Dès que le contact a lien, une des portes mystérieuses s'entr'ouvre, la sub- stance diaphane s'allonge, guidée par l'action d'une puissance inconnue, menée par ({uebjue mngnétisme. Voilà un tube (jui marche, marche toujours, qui écarte progressivement les parois du long conduit préparé LE POLLEN. 173 pour soii passage. Ce tube ne s'arrête que lorsqu'il est parvenu jusqu'au fond de l'ovaire. Voulez-vous vous rendre compte de l'énergie de cette pénétration, de la précision avec laquelle le tube se dirige dans ce labyrinthe, regardez à un fort grossissement le pistil du Datura. Vous vous demanderez ---.,.,... alors s'il n'y a pas de mystérieuses analogies dans la nature avec les phé- nomènes qui ont l'homme comme sujet et l'espiit humain comme théâtre. Est-ce que cette force aveu- gle ne se transmet point jusqu'à nous? Est-ce qu'elle ne passe pas dans le breuvage que les bayadères versent dans la coupe sacrée en l'honneur de Brahma! On peut dire que l'évolution du pollen ressemble au développement d'une graine. Seulement le milieu favorable à l'expansion du tube n'est pas la terre. 11 faut le contact du pistil pour le départ, il faut la conquête de l'ovaire pour l'arrivée. C'est dans le sein béni de l'ovaire que le pollen est arrivé à conduire une matière qui n'échappe pas au microscope, mais dont le rôle échappe à la raison. 11 s'accomplit dans l'intérieur de ce réceptacle un mystère que l'on n'a jamais pu pénétrer, et qui peut- être y restera éternellement caché. Nous savons seulement que la matière qui était dans l'ovaire se réunit avec celle qui arrive parle tube. Bientôt, en effet, le tout ne forme plus qu'une masse gélatineuse. Fi?. 73. Grain de pollen de 3Ielon. 174 LE MONDE INVISIBLE. Un peu après on verra apparaître l'embryon, qui sortira d'une petite enveloppe suspendue au milieu du liquide comme Vénus dans son berceau océanique. CMrifvh Fig. 7G. — Pistil du Datura. Une fois ce point mystérieux franiîlii, révolution de la f,q\iine n'a plus rien de caché, la nature développe des organes dont les dimensions finissent par être appré- ciables à l'œil nu. On ne taide point à reconnaître LE POLLEN. 175 la forme, la silhouette de la graine future, c'est en Fig. 77. — Étamiiie lançant une myriade de grains de pollen. Fig. 78. — Un de ces grains de pollen dans son état nor- mal tel qu'il est lancé dans l'air. Fig. 79. — Le tube polliniquc ayant atteint un développe- ment plus grand et allant à la recherche de l'ovaire. Fig. 80. — Le tube pollinique commence à se manifester lorsque le pollen est arrivé sur le stigmate. quelque sorte la graine elle-même qui se montre. 176 LE MONDE INVISIBLE. Arrêtons-nous ici , car c'est un nouvel acte qui Fig. 81.— Ovaire avant que l'arrivée Fif,^ 82. — Ovaire pendant que du tube pollinique produise la le contact du tube poUinique fécondation. Cette cavité intérieure qui a pénétré dans son inté- se creuse au fond du pistil pen- rieur produit la fécondation, dant que le grain de pollen mûrit dans l'étamine. Fig. 83. — Ovaire après la fécondation. L'évolution de la graine commence. commence dans le drame merveilleux de la création des êtres, drame mystérieux dont nous ne compren- LE POLLEN. 177 drons jamais le sens, car les lois qui régissent ces phénomènes semblent jilaner au delà des sphères dans lesquelles pénètre notre raison. La production de la graine n'est point en effet un but final, mais bien une étape dans le procès éternel, car cet être qui se forme ainsi dans le sein de la plante mère, combien il est loin d'être complet ! Il n'existe que parce qu'il a dans le plan éternel des choses une mission plus importante que lui-même. Car c'est de cet atome presque sans forme que doit sortir la plante. Il porte en lui un type que l'on peut dire divin, car il échappe aux conditions matérielles, il se retrouve le même malgré les différences de temps et des lieux. S'il y a une certaine élasticité dans la formation des individus, n'est-ce pas uniquement afin que la variété soit introduite dans le monde, et que la puissance de conservation des types éternels soit plus merveilleu- sement élablie ! 11 n'en serait pas autrement si chacune de ces créations distinctes était le fruit d'une des mé- ditations de l'auteur de la nature. Nous nous bornerons modestement à retracer un moment l'évolution de la plus humble des fleurs. Nous chercherons à faire comprendre le phénomène de la fécondation qui produit un atome, la graine messa- o-ère de la vie. Pour suivre le développement de la plante elle-même, ce ne serait pas trop du secours de la fantasmagorie. Il faudrait montrer la tige sortir de terre, pendant que les racines s'y enfoncent, les bourgeons naître, les feuilles s'épanouir, les sucs s'élaborer. Que serait-ce donc si nous avions l'ambi- tion demontrerl'enchaînement des êtres, la succession des formes qui ont paru sur la terre, et leurs rapports avec celles qui les ont précédées ! 12 ITS LE MONDE INVISIBLE. La nature a produit comme couronnement provi- soire de son édifice l'espèce à laquelle nous appar- tenons. Quand verrons-nous enfin surgir l'hounne sage, Jwmo sapiens, celui qui, sans désirer d'injustes conquêtes, saura assurer la liberté de sa patrie, etqui, sans annoncer qu'il a fait un pacte avec la mort devant laquelle il fuit toujours, saura verser glorieusement son sang pour sa défense ! XX LES SPORES Le monde de la végétation inférieure possède une richesse, une variété de détails qui épouvante l'iina- gination ; on dirait que la vie, encore indécise sur les voies qu'elle prendra , se précipite au hasard dans une foule de directions différentes. Souvent la repro- duction des plantes se fera, ainsi que nous l'avons indiqué, comme un simple accroissement de l'être lui- même. Alors on peut dire que la génération est réduite à un simple acte de nutrition. C'est la plante qui se brise après avoir grandi, sans que cette amputation tire à conséquence. Dans ces organismes élémentaires, le droit de sécession existe en permanence. Voilà donc la reproduction supprimée, remplacée par une fonction ailleurs bien différente. Ne vous hâtez pas d'en conclure que l'organisme soit en réalité plus 180 LE MO}sDE I^'VISIBLE. simple; car de pauvres moisissures, plantes très- humbles, nous montreront un tel fouillis de parties enchevêtrées confuses que nous pourrions les appeler supérieures, si nous pensions sur ce point comme nos bons amis les Allemands. Nous découvrirons même qu'elles possèdent des facultés auxquelles les autres ont dû renoncer. Nous nous demanderons si ces pro- Fig. 84. — Couceptaclc mâle du Fucus vésiculeux. létaires n'ont pas quelquefois des mouvements volon- taires inconnus au chêne. Souvent la plante suspecte d'animalité produira des êtres armés de cils éiiigmatiques, mobiles, que nous n'oserons guère ranger parmi les végétaux, car ils se déplacent avec une vélocité qui rendrait jaloux plus d'un infusoire. Mais une métamorphose étrange ne tardera pas à LES SPORES. 181 s'accomplir, c'esl Daphiié dont les pieds se fixent à la terre. Le Fucus vésiculeux vous montrera deux sortes de cavités, que, faute de mots, j'appellerai les unes mâles et les autres femelles. Les parois des cavernes mâles, que vous voyez couver' es de pointes aiguës, vomiront des voyageurs. Ces êtres très-voraces, très-petits, très- Fig. 85-- Conceptacle femelle du Fucus vésiculeux. agiles, se précipitent à la recherche des boules ovoïdes, (;ue les cavernes femelles ont pareillement engendrées. Lorsque les petits monstres vermiformes rencon- trent leur proie, ils s'en emparent avec fureur, ils la pénètrent, la remorquent, la font tourbillonner avec une vitesse fantastique. Bientôt celte course désor- donnée se ralentit ; le mouvement devient dort-navant inutile, car le grand mystère s'est accompli, la vie a 182 LE MO>'DE INVISIBLE. élé Iransniise, une nouYelle plante va s'épanouir à la surface des océans. Le microscope vous permettra de rendre justice aux formes naïves de ces végétaux si différents de nos roses. Mais que l'admiration pour leur délicatesse excessive, la richesse de leur couleur, ou la variété de leurs or- ganes, ne vous empêche pas de reconnaître la grada- tion dans le développoment des formes, la coordination dans la multiplicité croissante des facultés. Les con- quêtes de l'optique ne doivent point vous éblouir par excès de détails et vous faire perdre de vue la supé- riorité des plantes véritablement supérieures. La na- ture semble souvent en délire, mais ce délire est une folie sublime, pareille à celle d'Ilamlet, car en elle se trouve incontestablement une méthode divine. Celui qui n'admirerait pas le plus humble fucus montrerait qu'il ne comprend pas son art ; mais celui qui ne pré- férerait pas le chêne ferait voir qu'il est resté étranger à la notion du progrès dans la génération successive des espèces. Il serait capable de préférer la fourmi à l'homme, et l'huître au lion. Il serait digne de grossir ces écoles matérialistes où de tristes pédants, qui n'a- vaient de français que le nom, ont préparé les orgies d'une démagogie parasite, plagiaire de la vraie démo- cratie française. Il est nécessaire de saisir l'harmonie de cette sorte de hiérarcbie naturelle pour compiendre le rôle que jouent les végétaux inférieurs, ceux que Linné a si sa- gement nommés les prolétaires. En effet, ouvriers in- nombrables, ces végétaux initiateurs ont commencé l'évolution de la vie à la surface de la terre ; quoi- qu'ils aient beaucoup travaillé, ils ne sont point fati- gués encore; mais dans l'âge actuel, vous les verrez LES SPORES. 183 marchant à l'avant-garde de la végétation chargés de tous les gros ouvrages. Ils reprennent les corps orga- nisés aussitôt que la vie les a abandonnés, et ils en font des organismes nouveaux. Non-seulement ils réparent rapidement l'œuvre de la mort, de la désorganisation, mais ils font subir à la matière inerte, aux roches à •7 V.. .>H >> "'17 Kj-^ Fift. 86. — Végétations découvertes dans la neige. peine désagrégées, une sorte d'initiation préalable. Rien n'arrête leur indomptable courage. On les voit germer au contact des aiguilles de glace. Le micros- cope nous montre des végétations cryptogamiques jus- que dans la neige, dont la teinte rouge de sang plonge dans la terreur les populations superstitieuses. Comment arrivent-ils, ces durs travailleurs, à rem- plir cette mission si difficile? La spore, qui est l'or- gane de la propagation des végétaux inférieurs, ne renferme point comme la graine un embryon pré- cieusement environné des matières nécessaires à l'é- volution de la plante future. La semence des robustes pionniers de la vie tombe nue sur la terre nue. La 184 LE MONDE INVISIBLE. pauvrette n'a guère que des appétits, elle est obligée de tout trouver au dehors. Malgré tous les dangers qui la menacent, ne craignez rien pour elle. La race des champignons, des fougères ne saurait périr. Ils ont été les premiers à naître, ils seront les derniers à mourir. Leurs formes affectent une suprêm.e stabilité; rien ne peut ébranler leur simplicité naïve; c'est comme le paysan, ce crypto- game humain qui conserve sa foi et ses habitudes à travers toutes les révolutions; il est à peine atteint par les changements qui bouleversent les étages supé- rieurs. Les hchens n'ont rien à craindre de l'orage qui déracine les chênes. L'acide nitrique que la foudre laisse derrière elle, dans les airs qu'elle a traversés pour foudroyer les chênes, fait pousser les champi- gnons à merveille. La nature a employé, pour propager ces propaga- teurs de la vie, la grande ressource : la multiplicité indéfinie des germes. Si les graines de pollen sont lancées par myriades, c'est par myriades de myriades que les spores sont vomies. Le microscope montre dans certaines espèces de lougères des touffes composées d'un nombre incalcu- lable de sporules abritées derrière chacune des nervu- res. Les frondes elles-mêmes sont plutôt un organe de reproduction qu'une véritable tige ; si ce n'était pour perpétuer son espèce, la plante dédaignerait l'atmos- phère et elle s'accommoderait très-bien de ramper sous terre. Un naluralisle a eu la curiosité d'jcssaver un recen- sèment de la multitude des graines que produisent ces tiges étranges, et les résultats sont si curieux, que je vous engage de les vérifier à voire tour. LES SPORES. 185 Il a trouvé dans une seule fronde de Scolopendre de «grandeur moyenne cinq à six mille pacjuets. C'est sans doute rester au-dessous de la vérité que de dire que char.un des paquets contenait une soixantaine de spo- res ; il en résulte que cette seule feuille aurait donné naissance à plus d'une dizaine de millions de fougè- res, si chacune de ces sphérules avait donné une fougère au monde. La reproduction de ces plantes humbles, mais dures et tenaces, est donc un de ces tours de force que la na- ture produit non pas à coup de mille et de millions, mais à coups de milliards. Dans la végétation comme ailleurs, les multitudes sont indestructibles, l'infini résiste par la force du nombre. Nous allons nous efiorcer de mettre en lumière le mécanisme de la germination d'une spore: nous ne comptons qu'à demi sur les modestes figures que nons avons dessinées ci-contre. Aussi imparfaites que les gravures relatives à la graine, celles que nous donnons doivent être complétées par le lecteur lui-même. Il doit bien se persuader qu'il n'est pas possible de restituer parla pensée une portion de l'évolution à la- quelle nous tentons de le faire assister. Mais il nous paraît superflu de lui faire remarquer que ce que nous saurons sur la végétation ne sera jamais qu'une faible portion de ce qu'il y aurait à savoir. 11 n'y a que des esprits impuissants et inféconds qui puissent conce- voir la pensée d'avoir épuisé le moindre recoin de la science. Sur ce point ne soyons pas jaloux de nos vainqueurs et laissons tout entière celte gloire aux fortes cervelles d'outre-ÏUiin. Pauvres et débiles Fran- çais, mettons notre orgueil à reconnaître notre impuis- sance. 186 LE MONDE INVISIBLE. MECANISME DE LA GERMINATION DES SPORES Fig. 87. — Spore re- Fig. 88. — Matière couverte d'une mem- brane cellulaire dans son état primitif. intérieure partagée en deux segments. Fig. 89. — Matière in- térieure partagée en un plus grand nom- bre de segments. Fig. 90. — 1° Un des segments quelque temps après la rupture de l'enveloppe, s'agitant d'un mouvement lent et saccadé. ^2" Le même segment s'agitant encore; le mouvement a diminué d'énergie à me- sure que le segment augmentait de taille. XXI L ŒU F Lorsque les naturalistes du moyen âge s'attachaient à cet aphorisme : « Tout être vivant naît d'un œuf » (omne vivum exovo)^ ils ne faisaient que résumer sous une forme didactique les idées des brahmines, ces mythes qu'ils conservent encore, quoique l'histoire de la grande tradition indienne ait été perdue. En effet, la mythologie des Védas raconte que l'œuf a été la forme sous laquelle l'Être éternel et infini s'est mani- festé au monde sensible. Le germe semé par la parole divine à la surface des flots est devenu œuf, de cet œuf est sorti Brahma, l'aïeul de tous les animaux soumis à la loi des métamorphoses. Le microscope semble avoir confirmé ces enseigne- ments de la théocratie indoustanique,caruneanatomie profonde a appris que le petit Dieu de ce monde suit 188 LE MOA'DE INVISIBLE. pas à pas clans son incarnation celle de l'Être infini lui-même. La graine, œuf imparfait si l'on veut, reçoit du monde extérieur l'humidité et la chaleur. C'est le soleil qui s'est chargé de la couver. Nous l'avons vue voyager insouciante à travers l'océan aérien. L'enveloppe exléi ieure, la gaine, est singulièrement ouvragée. On la ttouvera marbrée, cannelée, arti- culée, frangée de toutes les manières possibles. Les graines de l'orchidée sembleront renfermées dans un réseau à mailles, disposition qui doit avoir une raison sans doute très-difficile à connaître. Mille autres offri- ront des rainures compliquées. 11 y a des raffinements inouïs de sculpture délicate. Quel ne sera point notre étonnement quand nous serons obligés de reconnaître qu'un luxe pareil a été développé pour les gre- nouilles et les salamandres, pour les poissons osseux et les articulés en général, pour les mollusques et les zoophytes, môme pour ceux qui ne s'occupent pas plus de leur progéniture que le cotonnier ne se de- mande ce que deviendront ses graines que le vent fait voltiger dans tous les sens. Qu'il commence par pren- dre les œufs très-petits, tels que ceux des grenouilles, des salamandres, des poissons osseux, des arliculés, des mollusques, des zoophytes, de tous les êtres infé- rieurs, de tous ceux qui, comme nous le verrons plus tard, semblent avoir conservé, avec la végétation, plus qu'un air de famille. Ces corpuscules, tantôt agglutinés les uns contre les autres, tantôt élégamment guillochés, sont trans- parents; leur développement a lieu à la température ordinaire. Vous pouvez donc sans grand'poine assister à la fabrication de l'articulé, du zoophyte, du poisson L'ŒUF. 189 même. Vous le verrez subir des métamorplioses d'au- tant plus nombreuses, d'autant plus intéressantes, qu'il appartient à une espèce plus élevée dans la hié- rarchie des animaux. L'œuf d'oiseau est trop gros pour que vous puissiez jamais examiner l'ensemble. Le microscope a fini son œuvre; c'est le rôle de la fantasmagorie qui commence. Je n'ai pu encore découvrir l'artiste qui consentira à peindre le grand drame de l'évolution du poulet dans sa coquille. C'est une épopée que je ne saurais que dé- crire, car, hélas! sur ma palette, je n'ai que des mots froids et nus. Jusqu'à ce jour, l'optique n'a guère été employée qu'à produire d'inutiles illusions , qui ne laissaient dans l'esprit qu'une impression fugitive. On ne s'est point aperçu que tous les procédés scéniques dont les décorateurs disposent dans les féeries sont à la dispo- sition de ceux qui chercheront à montrer la nature dans son état naturel, c'est-à-dire exhul)éranle de vie, de poésie et de grandeur, de ceux qui s'efforceront de synthétiser sous une forme poétique les enseignements de la science. Qui donc aura l'audace d'employer les spectres du professeur Pepper à montrer les lois gé- nératrices dans leur état dynamique? Supposons que la lumière, habilement dirigée sur des verres colorés, vienne peindre l'histoire de la for- mation de l'organisme ; figurez-vous que nous assistons à la création des différentes parties d'un vertébré. Le voilà, pièce à pièce, il vient se compléter devant nous. Quel merveilleux spectacle, bien digne de donner une haute idée de l'ordre et de la régularité qui exis- tent dans le monde ! Chaque fonction nécessaire à la 400 LE m^m INVISIBLE. vie couronne le magique édifice qui semble se con- struire lui-même, et qui quelquefois a besoin d'or- ganes temporaires, on pourrait presque dire d'écha- faudages. Les formes successives de l'être semblent s'engen- drer l'une l'autre; le futur membre de la série vi- vante subit dans le sein de sa mère la grande éduca- tion organique, l'apprentissage progressif de la vie, il est soumis aux épreuves que la série vivante subit elle-même dans le sein du monde. Quel est le but de celte évolution mystérieuse? Un Bouddha, un Confu- cius, un Tamerlan? Hélas non! un poulet, un lapin, un roquet peut-êlre!... Alors seulement on pourra dire que le microscope aura permis aux anatomistes d'introduire le peuple dans le monde invisible, de révéler à l'homme encore inconscient de nos jours la règle fondamentale qui dirige l'évolution matérielle de tous les habitants de notre sphère égalitaire. Qui n'aimerait à voir l'embryon franchissant constamment toutes les formes élémen- taires, à moins de faire naufrage en route et d'aboulir à un monstre? Quelle odyssée que cette route parcou- rue au milieu de dangers croissants, et d'autant plus rapidement que le petit Ulysse doit s'élever plus haut, qu'il obéil à des attractions plus sublimes ! Mais, quel- que glorieuses que soient ses destinées, il n'est dispensé d'aucune transformation essentielle. 11 ne peut doubler 'les étapes, quand même il serait destiné à devenir un génie créateur, un des flambeaux du monde. Nous comprendrons alors que le vertébré est connue le fils d'ini prince que son père fait entrer dans l'armée par les rangs inférieurs, H est vrai de dire qu'il passe successivement par tous les degrés de la hiérarchie L'ŒUF. 191 militaire; mais il ne perd point sa jeunesse à attendre de l'avancement dans les grades subalternes; il ne prend pas pour modèle le soldat qui termine sa car- rière en tirant de sa giberne, les galons de sergent, quoique le bâton de maréchal y soit renfermé, à ce que dit la légende. XXli LA DISSECTION DES INSECTES Les merveilles que nous voyons à l'œil nu, lorsque nous nous melons de disséquer le plus humble ron- geur, le moindre poisson, ont suffi pour arracher des cris d'enthousiasme à plus d'un chercheur. Cependant la nature ne nous prend pas alors tout à fait par sur- prise, quoiqu'elle nous mette devant les yeux tant de formes imprévues. Mais lorsque nous éludions un insecte, le microscope nous jette dans un monde que nous ne pouvions en rien prévoir. Je me suis toujours étonné qu'il y ait en France des femmes comme madame Dacier pour tiaduire du bon grec en mauvais français, ou comme mademoiselle So- phie Cjeriiiain pour torturer des équations relatives aux corps élastiques ! mais je comprends encore moins que madame Power et madame Marie Somerville n'aieni LA DISSECTION DES INSECTES. 195 point un plus grand nombre de gracieuses rivales de ce côté du détroit. Il n'y a que le caractère féminin qui ait assez de grâce, de souplesse, pour entrer en communication avec les êtres devant lesquels nous sommes des Polyphèmes. C'est par des jeunes fdles que Gulliver fut apprivoisé lorsqu'il tomba entre les mains des géants. La grâce et la beauté ont seules la vertu sublime de descendre jusqu'à ces infiniment petits qui ressem- blent tant aux fleurs. Le plus triste portrait qu'on ait pu faire d'un féroce empereur romain, c'est de dire qiiil n'ij avait pas même une mouche avec lui! Nous autres hommes nous ne pouvons nous empê- cher de tuer ces êtres délicats ! Nous sommes malgré nous aussi barbares que le chimiste de Rolhamsted qui, pour étudier les organes du bœuf et du mouton, doit étaler les membres pantelants de ses victimes sur le marbre de son laboratoire. Heureux quand nous ne nous livrons point à des vivisections plus affreuses que celles du Collège de France î Notre sensibilité s'émousse quand nous avons entre les mains des êtres qui ne voient rien de ce que nous voyons, qui n'entendent rien de ce que nous entendons, qui ne sentent rien de ce que nous sentons, qui sont et seront toujours des étrangers dans notre monde. Qui sait, du reste, si la statue d'Osymandias n'était pas le symbole de la nature ? Est-ce que la grande inconnue ne semble pas nous dire, comme l'orgueilleux monarque : « Si tu veux comprendre ma grandeur, essaye de détruire mes œuvres! » Cette nécessité sublime nous permet d'éviter le 15 194 LE MONDE INVISIBLE. reproche de cruauté, et nous permet d'imposer silence à nos sentiments ; sommes-nous maîtres en effet de résister quand la curiosité inextinguible nous dit : « Poursuis toujours la vérité, même au sein de l'être vivant! » (( Ne crains pas, pour deviner ce que c'est que la vie, de sacrifier la vie elle-même! » Mais le plus souvent, presque toujours, rien n'em- pêche de les engourdir et de travailler sur leur corps lorsqu'il est tout à fait insensibilisé.' La meilleure manière d'apprendre à faire des pré- parations, c'est de commencer à les acheter toutes faites. On les pourra observer avec la loupe à trois segments mobiles autour d'un pied fixe, au lieu d'être tenues à la main. Quelquefois les insectes atteignent un volume assez grand pour qu'il soit possible de les fendre avec des ciseaux ; alors vous étendrez leur cadavre avec des épingles sur une plaque de liège ou de cire. Vous isolerez soigneusement chaque nerf, chaque muscle, après avoir augmenté la consistance des parties ten- dres en les plongeant préalablement dans l'alcool. Vous pourrez même employer un subterfuge très- ingénieux, qui consiste à ensevelir le fiatient dans une petite quantité de ciment, comme les musulmans le firent, dit-on, du corps de saint Jéronimo d'Alger ; puis vous couperez le solide ainsi obtenu en lanières que vous soumet trez à l'inspection microscopique. Si vous prenez ces précautions, vous ne tarderez point à reconnaître que ces insectes appartiennent à un monde singulièrement semblable au nôtre. Si l'on prend d'un seul bloc tout l'ensemble de la classe, on peut même dire que c'est une nation naturelle : c'est LA DISSECTION DES INSECTES. 195 la société indienne parfaite avec des castes indestruc- tibles. Vous trouverez, en effet, dans les rangs de ce peuple articulé, des animaux exerçant, de droit divin et sans apprentissage, presque tous les métiers des hommes : il n'y a qu'une différence, c'est que l'ouvrier est créé en même temps que son outil. Le tisserand vient au monde avec sa navette, le menuisier avec sa Fig. 91. — Loupe composée de trois loupes simples. varlope, le maçon avec sa truelle. Quoique la nature ait façonné à l'avance tous les instruments nécessaires à ces travailleurs, elle ne les a pourtant point dis- pensés de toute participation active à l'évolution de la série vivante. Malgré l'orgueilleuse afiîrmalion de Darwin, il est impossible de comprendre comment le conflit vital pourrait être un instrument de progrés chez ce peuple des articulés. Il devrait pourtant être le premier à se perfectionner de la sorte, si le proprés nous venait par la lutte en férocité. Quoique le plus / 196 I.E MONDE INVISIBLE. pelit, il contient à lui seul plus d'espèces que tous les autres ensemble. Nulle part on ne voit tant de monstres aussi parfaits obéir à des instincts aussi dévorants. Le citoyen articulé ne possède d'autres traditions que celles qui se trouvent écrites dans son organisation même. 11 en résulte qu'il n'a pas besoin d'annales, car il est lui-même une histoire vivante. Nous aulres nous avons conscience des efforts que nous faisons pour améliorer l'outil qui nous appartient et auquel nous n'appartenons pas. Nous ne sommes point des auto- mates, acteurs muets dans le plan providentiel delà nature naturante. Quoiqu'il y ait beaucoup de choses machinales en nous, plus que ne le suppose notre orgueil, nous sommes autre chose qu'une horloge plus ou moins bien montée. Que de choses nous apprendrons si nous étudions les œuvres de ce petit travailleur que la nature elle-même a sacré chevalier, et dont toutes les œuvres ont par conséquent une perfection inconnue dans les nôtres ! Le microscope nous ouvrira un champ infini d'in- ventions qui ne seront pour la plupart qu'une mau- vaise imitation très-grossiére des découvertes de la nature, qui heureusement ne réclame pas de droits d'auteur. Si les ingénieurs avaient 1 intelligence de devenir docteurs en mécanique vivante, ils trouve- raient souvent réalisé dans la mouche ou l'araignée ce qu'ils cherchent inutilement dans leur raison. Un de mes amis, inventeur de génie, est mort avec le chagrin de n'avoir pu étudier suffisamment la che- nille qui se tapit dans les boiseries où elle fait tic tac. Il pensait que cet animal lui aurait livré la solution d'un grand problème qui devait le conduire à la for- lune et à la gloire' Dans son lit d'hôpital, il se plai- LA DISSECTION DES INSECTES. 197 <,Miait d'avoir perdu tant de temps à étudier de soties formules analytiques an lieu d'apprendre à imiter ce que la nature avait inventé avant nous. L'étude d'un insecte suffit pour occuper la meilleure partie de la vie d'un homme. Strauss Durkheim a mis vingt ans à dessiner la monographie du hanneton. Quand il eut fini, quelle fut sa récompense? Il com- prit qu'il était digne d'être l'historiographe de l'arai- gnée. Mais Strauss Durkheim vivait à une époque où l'on n'admirait encore que les éléphants. Cet autre monument de la gloire de la France, qu'est-il devenu ? Hélas ! il est probable que l'enfant chéri de la vieillesse morose, solitaire de l'auteur a été égaré dans quelque grenier. Jamais sans doute le burin d'un artiste ne tracera ces lignes qui ont coûté à Strauss plus que la vie, car il est mort aveugle pour avoir trop bien voulu voir ce que la nature nous a caché, et nul ne s'inquiète de tirer parti des découvertes que ce grand voyant nous a léguées. Cependant l'auteur de la Théologie de la Nature aura des imitateurs. Car rien ne détourne l'œuvre, ni la vieillesse ni la misère, ni l'ingratitude des contem- porains, ni la cécité. L'homme d'esprit qui a raison éprouve tant de jouissances quand il lutte contre les niais ou les infâmes qui l'écrasent du haut de leur puissance et de leurs sacs déçus ! La tête de l'insecte le*plus simple est tellement char- gée d'organes que l'expression de la physionomie est détruite. Ce ne sont que palpes sur palpes, que mâ- choires sur mâchoires. Voilà quelque chose d'horrible, de terrifiant, qui ferait fuir le plus intrépide chasseur, 198 LE MO^DE INVISIBLE. si le hanneton avait eeulemenlla taille d'un gros chien; mais précisément à cause de sa monstruosité, cette boule monstrueuse est excessivement facile à dissé- quer. Ce qui nous aide, c'est la complication des par- ties. Nous nous sauverons en quelque soi te par la (complexité du problème. La tête d'une mouche, bien difficilement visible, sera cependant préparée d'une façon très-simple à l'aide d'une manœuvre singulièrement barbare ; nous l'écraserons, j'allais ajouter entre deux meules, jedois dire entre deux plaques de verre, après l'avoir humec- tée d'une goutte d'eau. Je vous engage à expérimenter par vous-même com- bien il est facile, avec un peu de délicatesse, de déchi- rer tous les téguments. En regardant à la loupe le le produit de cette étrange trituration, vous serez ef- frayé de contempler tous ces organes semés dans un désordre affreusement pittoresque, dont le cadavre des animaux supérieurs ne vous donnerait jamaisd'idée. Les antennes, les mandibules, la trompe, les yeux, tout cela pêle-mêle, semble dispersé par la colère, la vengeance de quelque divinité outragée ! L'être a été réduit en poussière. Heureusement une fine aiguille plantée dans un bouchon vous suffira pour mettre en ordre tout ce chaos. On a vu figurer à l'exposition universelle un ver à soie en carton faisant partie de la collection d'anato- mie plastique du docteur Auzoux, et ayant des dimen- sions colossales. Un autre de mes amis, que l'hùpital attend encore, fut tellement frappé qu'il prétendait ({u'il serait absurde que l'on s'en tînt à ce premier progrès. LA DISSECTION DES INSECTES. 199 Il demandait qu'on sculptât en marbre la forme de ces organes si bizarres, si fantastiques, que les in- sectes nous offrent. Il réclamait au moins des dessins immenses repré- sentant la goutte d'eau, la goutte de sang, l'armure de l'araignée, les dards de la puce, la trompe de la mou- che. Il demandait que le peuple vécût en quelque sorte au milieu de toutes ces choses, qui sont, selon lui, les objets d'art de la nature. Cet ami tenait parfois des discours étranges. Ayant appris qu'un professeur d'entomologie poursuivait une chaire consacrée à l'étude de l'homme, qu'il a réussi, je crois, à obtenir: « Le malheureux, s'écriait-il, il aspire à descendre ! » Il ne pouvait comprendre comment les Français dé- daignent l'étude de l'insecte. (( On dit que nous sommes un peuple curieux de tout apprendre; amis de l'extraordinaire, parce que nous courons au-devant de l'éléphant, de la girafe, de l'hip- popotame ! « Est-ce qu'il n'y a pas deux siècles bientôt que le grand Leuwenhœk nous a prévenus qu'il y a des tigres, des lions, des éléphants, des girafes dans ce monde inouï que nous dédaignons ! Éléphants plus étranges, hippopotames plus monstrueux, tigres plus terribles ! Nous pouvons les dompter sans avoir à craindre qu'ils ne dévorent les Domenico qui voudraient pénétrer dans leur cage. « Non-seulement nous pouvons analyser la compo- sition de leur corps, mais encore étudier leurs mœurs, sans qu'ils s'aperçoivent de la contrainte dans laquelle nous les faisons vivre. <( La fosse où les ours étouffent serait un univers m) LE MONDE INVISIBLE. pour nos petits citoyens du monde invisible. Avec quelques heureuses combinaisons de lentille, noire œil suivrait partout leur liberté captive ! « Nous pourrions avoir nos combats de gladiateurs, terribles, acharnés, impitoyables, nous les verrions mettre enjeu les épées contre les tenailles, les cuiras- ses contre le dard, lancer le venin contre le venin, les trompes contre les trompes. « Devant nous l'animal se transforme, il prend des ailes, il change de robe, il n'a plus rien de ce qu'il était, et cependant il est toujours le même. Comment se fait- il, direz-vous, qu'on n'ait pas de ménageries d'insectes, et qu'on laisse encombrer la vallée suisse du Mu- séum par les coûteux présents des monarques de l'O- rient ? )) 11 ne tarit point aujourd'hui à ce sujet, et si les éditeurs le laissaient l'aire, il remplirait un volume de ces déclamations ; car il a été encouragé par un pre- mier succès. On a suivi ses aviS à l'exposition de la Société d'inseclologie, qui se tient tous les deux ans au Palais de l'industrie. Malheureusement tout était im- provisé: la sauterelle dépérissait, la fourtni n'avait pas de sucre et l'araignée mourait de faim. Depuis on a cherché à mieux faire, mais il n'y a pas au Grand Hôtel de gourmand aussi délicat que ces petits convives. On ne sait que leur donner à dîner. Si je le rencontre, je me donnerai bien garde de lui parler de l'article que j'ai lu dans certains journaux qui prétendent que l'on m'a nommé membre d'une commission pour organiser une école pratique d'insec- lologie, à laquelle le conseil municipal de Paris a voté une subvention, car pour le coup il ne me lâcherait ]»as avant que j'eusse consenti à mettre des microscopes L\ DISSECTION DES INSECTES. 201 dans toutes les galeries! Les loupes dont il se se- rait contenté avant le 4 septembre ne lui suffiraient point aujourd'hui ; si la France devient ce qu'elle doit être je ne sais quel instrument pourrait le satisfaire. 1 serait évidemment insatiable si Dieu nous accordait ce que chacun de nous désire. XXIU COMMENT VOLENT LES INSECTES Un des services rendus par le microscope sera de rétablir une espèce d'égalité dans l'anatomie des êtres. Les écailles, les muscles, les nerfs, les trachées des plus petits hyménoptères sont aussi faciles à étudier dans leurs derniers détails que les vertèbres d'une ba- leine ou le tibia d'un éléphant. Je vous défie de citer une pièce de la cuirasse de la plus petite des fourmis, ou de la moindre des araignées, qui se dérobe par ses inappréciables dimensions à notre analyse. Pas plus dans la nature que dans l'ordre social, la petitesse n'est une garantie de simplicité; c'est ainsi ([ue le gouvernement de Taïti dépasse en complication r.elui de la république américaine. La mouche possède deux pattes de plus que le cheval; le hanneton est un composé d'un centaure et d'un dragon volant collés COMMENT VOLENT LES INSECTES. 203 ensemble. Pour se soutenir en l'air cet humble coléo- })tère fait vibrer deux fois plus d'ailes que le goéland. Quand vous vous serez familiarisé avec ces formes bi- zarres, vous trouverez plus facilement la trace des lois universelles qui, appliquées d'une façon plus sobre et plus sévère, régissent la construction des animaux supé- rieurs. La réaction des parties qui se balancent pendant la période d'évolution de l'être sera d'autant plus facile à saisir que les membres seront plus nombreux, plus rapprochés les uns des autres. Quand vous recon- naîtrez que chaque anneau d'un insecte possède régu- lièrement la force de donner naissance à quatre appen- dices distincts, deux pattes et deux ailes, vous pourrez commencer peut-être à comprendre comment il se fait que la nature ait tracé le cycle que parcourt le poulet. Mais en même temps vous serez obligés de recon- naître que celte activité formatrice, quelque grande qu'elle soit, est loin d'être inépuisable. Les pattes ne peuvent prendre un développement considérable sans que les ailes en souffrent tellement, (ju'on a le droit de dire qu'elles sont atrophiées. Sur le premier anneau viennent se greffer des mem- bres robustes mais les ailes ne s'y rencontrent ja- mais. On pourrait dire, comme je ne sais plus quel natura- liste, que les insectes sont des fédérations d'organes ; mais cette indépendance relative des parties n'est pos- sible que parce que toutes sont indistinctement subor- données au plan général. Ainsi la libellule n'a pas besoin de l'instinct qui lui dit de s'équilibrer pendant toute la durée du vol, parce qu'elle s'équibre elle-même. Le premier anneau du 204 LE MOxNDE I>;YISIBLE. thorax est assez pesant pour contrebalancer l'effet de la gravité sur les autres parties du corps. C'est la loupe à la main qu'il faut étudier le méca- nisme à l'aide duquel la nature a construit ces ma- chines volantes, que l'homme doit s'efforcer de com- prendre, mais qu'il doit se garder de chercher à con- trefaire, car l'art humain n'est pas destiné à être une parodie de l'art divin. Ainsi l'on verra des insectes chez lesquels la partie antérieure du corps ne prendra en aucune façon part au travail de la locomotion aérienne. Ils pourraient, 'omme le prince de Talleyrand, répondre à quelqu'un qui l'avait frappé au-dessous du dos : « Je ne m'occupe pas de ce qui se passe par derrière. » Grâce à un raffinement que la nature n'a appliqué à la construction ni du milan ni du faucon, la libellule n'a pas besoin d'interrompre un instant le mouvement de ses ailes pour dévorer sa proie. C'est en courant à des festins nouveaux qu'elle trouve le moyen de se repaître. Heureusement la nature a modéré par une sorte de loi somptuaire Ae choix de l'échelle destinée à régler l'exécution des organismes destructeurs. Presque tou- jours la taille varie en raison inverse de la puissance. Oue deviendraient les passereaux si les aigles n'avaient pas besoin de retourner à leur aire pour dévorer les cadavres ! Malgré son talent, M. Maret ne fera pas voler devant l'académie des sciences sa mouche de fer. L'insecte mécanisé ne se détachera point du tube ombilical qui apporte incessamment la provision d'air. Tout ce qui luit n'est pas or, dit le proberbe, qui a raison et aucpiel on pourrait ajouter : Tout ce qui re- mue n'est point aile volante. Que de précautions n'ont COMMENT VOLENT LES INSECTES. Wo point été prises pour protéger par un solide bouclier la fine dentelle qu'un grain de poussière déchirerait ! L'élvtre est du reste un admirable chef-d'œuvre de marqueterie patiente. Vous passerez de longues heures à regarder les mer- veilleux dessins dont la nature s'est servie pour da- masquiner ces gaines flottantes. 11 était plus difficile de les sculpter que de forger le bouclier d'Achille. Que disent ces arabesques que la nature a gravées sur les élytres ? Contiens-tu quelque devise hiérogly- phique, scarabée que les prêtres de la Grande Déesse vénéraient à l'égal d'un dieu? Si vous examinez à la vue simple, et par conséquent à plus forte raison au microscope, les ailes des in- sectes, vous verrez que généralement elles ont été garnies par la divine ouvrière de ligaments élastiques propres à tendre les membranes lorsque l'aile se dé- ploie. ]N'est-ce point ainsi qu'agit la plume du faucon, de l'aigle et du colibri ? Mais la plume produit son effet par sa construction même ; le jeu d'une infinité d'or- ganes spéciaux semble avoir été rendu inutile par une disposition plus savante. Dans le temps où nous vivons il est dangereux de s'attirer des haines, et j'ai senti plus d'une fois le poids de celles que j'avais le droit de mépriser. Aussi dois-je me hâter de déclarer que je n'ai point eu l'intention de nuire à la juste considération dont jouit la mouche, et que son aile me paraît après tout une merveille. Je voudrais pouvoir prendre un terme de comparai- son plus gracieux, mais, faute de mieux je demanderai la permission de dire qu'elle ressemble à une sorte de parapluie dont les baleines auraient été remplacées 206 LE MO^"DE INVISIBLE. par des tubes de fer creux et qui auraient une double enveloppe de soie. Dans l'intérieur de ces tiges admirablement rami- fiées, l'air et le fluide nourricier circulent avec une égale profusion. En y regardant de bien près avec un éclairement oblique, vous parviendrez, j'en suis sûr, à comprendre nu moyen de quels fils la nature a tissé cette étoffe lé- gère. En effet, vous reconnaîtrez les traces des diffé- rentes cellules qu'elle a amalgamées les unes avec les autres. De temps à autre nous rencontrerons comme de légers jalons laissés par la main invisible pour que le plan de sa féerique construction frappe nos re- gards. Guidés par ces vestiges, nous pourrons peut- être nous élever jusqu'à la conception d'un des procé- dés employés pour cette œuvre. Nous saisirons comme le fil conducteur que l'Ariane anonyme s'amuse à nous tendre pour voir si, par hasard, dans la foule des niais que dévore le Minotaure, il ne se trouve point quelque Thésée. Orgueilleuse à bon droit d'avoir produit ces chefs- d'œuvre de grâce et de légèreté, la nature semble avoir pris plaisir à les couvrir d'objets dont le seul but paraît être d'exciter notre admiration! Les ailes d'un nombre innombrable d'espèces, appartenant à l'immense tribu des lépidoptères, vous offriront des dessins d'une ri- chesse inouïe. Ne vous arrêtez pas trop longtemps à étudier ces ailes diaphanes, ces détails imprévus, car la beauté de ces tissus merveilleux, la perfection des formes, no doit point vous induire en erreur. L'insecte, cette mer- veille, ne dépasse pas l'oiseau ; cette autre merveille COMMENT VOLENT LES INSECTES. 207 qui l'a suivi dans la chaîne des temps est le fruit d'un art plus parfait. Ce qui vous a frappé dans l'inspection de l'aile, c'est la présence de ces admirables plumes qui aug- mentent si bien les contacts avec l'air, et qui font pour ainsi dire que le vol, cette pierre philosophale de la race humaine, est un jeu d'enfants pour les moi- neaux. L'insecte n'a rien qui ressemble à cette sub- stance merveilleuse. Nouveau venu, tard venu, l'oiseau est mieux pourvu que l'insecte, ce contemporain des espèces hideuses ; mais la nécessité qui a créé la plume existait déjà sur la terre des Trilobites et des Plésiosaures. Les articu- lés, dont l'origine remonte à ces temps lointains, ont donc quelque organe analogue, et leur aile n'est pas uniquement couverte d'une membrane dont rien ne vient augmenter l'action. L'anatomie, la mécanique maintiendront les droits du vertébré à l'empire du monde ! Ceux qui prônent le plus lourd que F air ne comprennent pas l'importance accordée à la plume. Ils ne voient pas que par ses énormes surfaces l'oiseau prend une puissance d'ad- hésion, que le duvet mis en mouvement se hérissant, se contractant, arrive à se cramponner à l'air, à faire corps avec lui. Si la nature n'avait adopté mille raffi- nements trop compliqués pour ses premiers débuts, elle eût été obligée de donner au vautour autant de force qu'à un éléphant ! La libellulle, ce puissant carnassier, n'a que la me- nue monnaie de l'aile du moineau franc. La nécessité de donner à l'insecte bien doué deux paires d'organes de vol, une de chaque côté, procédé relativement grossier et rudimeniaire, a conduit à la 208 LE MO^^DE I>'VISIBLE. création d'organes accessoires dont nous pouvons re- connaître après coup la nécessité. Obligée de planer longtemps au-dessus des plantes pour choisir les corolles qui lui offrent un pollen suffi- samment mûr, l'abeille ne peut accorder beaucoup d'attention à la manœuvre de ses ailes. C'eût été lui faire un présent bien dangereux que de lui donner deux paires d'ailes si elle avait été exposée à les accro- cher, comme il arrive trop souvent avec les avirons aux rameurs inhabiles. Le bord postérieur de la pre- mière aile porte des crampons, et le bord postérieur de la seconde est creusé de rainures. A l'aide de cette disposition si curieuse, les deux couples d'ailes sont solidarisées chaque fois que l'insecte le désire. Mais ce procédé lui-même est bien compliqué, direz- vous. Certes vous en auriez inventé un plus délicat si vous aviez été appelé aux conseils de la nature. Est-ce que la nature en serait restée à ce subterfuge que vous-même vous avez déclaré grossier ? En aucune façon, car elle n'a pas eu besoin de votre expérience pour même faire mieux encore. La libellule est pour- vue de deux systèmes complets d'ailes indépendantes l'une de l'autre. Chacune est aussi solide autour de la charnière qu'une porte autour de ses gonds. Fixés ainsi les uns au-dessus des autres, ces organes permet- tent au rapide insecte de diriger son vol avec une ad- mirable précision. L'inconvénient, quel est-il? C'est, il est presque inutile de le dire, que les ailes doivent toujours rester étendues. La libellule ne peut jamais carguer ses voiles admirables. Je ne sais si je préfére- rais être abeille, mais en tous cas j'aimerais mieux être colibri. XXIV PATTES DE MOUCHES Si les ailes de nos petits volants sont inrérieures à celles des oiseaux parce qu'elles sont trop peu articu- lées, les pattes de ces êtres singuliers pèchent par un défaut contraire. En effet, Ton n'y compte pas moins de cinq segments, dont le dernier se compose quel- quefois, à lui seul, d'une quarantaine de pièces dis- tinctes. C'est vous dire quelle épouvantable variété doit se trouver dans un pareil jeu d'échecs. Non-seulement ces organes sont plus nombreux que les nôtres, mais chacun d'eux se compose d'une série étonnante d'or- ganes juxtaposés. Si, par un effet de soudaine métamorphose, nous étions obligés de nous servir d'organes pareils, rien que pour porter la nourriture à notre bouche, nous li 210 LE MO>DE I^•VISIBLE. serions exposés à jouer le rôle du renard dans le repas que la cigogne avait apprêté. Il est presque impossible de comprendre nettement comment les insectes coureurs s'y prennent pour se servir des six jambes dont la générosité de la nature les a pourvus. Le nombre des allures qu'ils peuvent prendre est en Fig. *J2. — Mouclie commune. quelque sorte incalculable. On se demande si le devant du scolopendre ne prend pas quelquefois le galop sans que le derrière se soit aperçu qu'il faut changer d'allure. La patte se compose de cinq parties distinctes, et vous pourrez constater par vous-même que la forme de chacun de ces segments est merveilleusement appro- priée aux mouvements dont l'animal ne peut se passer. PATTES DE MOUCHES. 211 Ainsi, lorsqu'il est nécessaire aux fonctions vitales que les membres puissent opérer une sorte de rota- tion comparable à celle dont notre avant -bras est susceptible, les membre sont fabriqués ad hoc. Ils se trouvent terminés par une pièce globuleuse, sorte de petite sphère logée dans une cavité destinée à la recevoir. On dirait un palier ajusié par un mécani- cien pour supporter un axe en fer ajusté par le tour- neur. Quand au contraire les mouvements doivent s'exécuter dans une direction tout à fait invariable, la hanche est aplatie. Elle se trouve maintenue de ma- nière à ne pouvoir broncher ni dans un sens ni dans un autre. Quelquefois les pièces sont si intimement unies les unes aux autres, qu'on a du mal de les distinguer; mais il n'est pas difficile de reconnaître pourquoi la nature s'est donné la peine de les river si solide- ment. Vous pourrez examiner à loisir, dans l'anatomie des maîtres nageurs, comment cette disposition a été utilisée lorsqu'il s'est agi d'assurer l'énergie des mou- vements produits dans l'eau. La rame est solide, elle saura triompher de tous les frottements engendrés par la résistance du liquide. Les carnassiers, mauvais voiliers, seraient incapa- bles de suivre leur proie dans les airs : le second ar- ticle de la jambe reçoit un développement tel qu'ils sont transformés en échassiers, et font des enjambées si prodigieuses que de l'aile absente ils peuvent admi- rablement se passer. La cuisse ne nous fournira pas moins de remarques curieuses; car vous verrez sans peine qu'elle possède, chez les puces et les locustes, un développement tel qu'il est impossible de les examiner avec quelque atten- tion sans deviner les mœurs des sauteurs auxquels elles 212 LE MONDE INVISIBLE. appartiennent. Rien qu'à la voir, il est facile de com- prendre qu'elle a été destinée à se débander comme un ressort. Le microscope vous donnera la clef de la con- struction d'épines, de rainures, de plaques polies, d'entailles, d'arêtes; il. vous expliquera la destination d'une foule de parties que l'intelligence la plus vive ne saurait jamais concevoir. On peut dire sans paradoxe que le soin avec lequel le membre est sculpté aug- mente à mesure que l'ouvrier invisible approche de la fui de son œuvre! S'il brille, c'est dans le coup de jion qu'il sait toujours donner. Le bord extérieur de la jambe est garni de dents, de protubérances aiguës chaque fois que l'insecte appar- tient à l'immense nation des mineurs. Quelquefois il ne suffit pas de creuser des galeries en terre. Alors la courtihère a reçu des jambes en forme de faucille, afin de pouvoir couper les racines qui viendraient Tar- rêter dans son industrie minière. Les abeilles ont au contraire, comme nous l'avons déjà remarqué, reçu des faisceaux de poils destinés à caresser doucement les étamines, à ramasser la poussière fécondante qu'elles produisent. Il fallait bien que ces êtres, dont la bouche est garnie d'une trompe innocente, pussent trouver un moyen de défense, quelque imparfait qu'il fût. Aussi certains lépidoptères portent-ils un ergot pareil à celui des coqs. La manière dont la patte de la mouche se ter- mine semble avoir été le fruit d'une combinaison des- tinée à lui donner la faculté de courir sur nos vitres les plus polies et sur les plafonds de nos demeures, et elle fut inventée à une époque où l'homme lui-même n'avait pas été créé. En effet, ce membre, qu'on pour- rait appeler propbétique, se termine par une admi- PATTES DE MOUCHES. 21; rable ventouse qu'à l'aide des électro-aimants nos es- camoteurs ont pu contrefaire. Fig. 95. — Patle d'abeille. Fifï. 94. — Patte de mouche. Que ce soit la forme des ongles qui varie de manière à remplir l'office de pinces, de tenailles, de serres, de 214 LE MO>'DE INVISIBLE. tire-bouchons, vous n'aurez jamais de peine à deviner la cause finale quand vous connaîtrez les habitudes du propriétaire. Vous aurez encore de grandes découvertes anatomiques à faire dans les parties qui semblent le plus explorées, le plus vulgaires : ne craignez point que l'occasion de vous distinguer vous manque, mèm.e en étudiant des insectes que chacun peut avoir en main tous les jours. Personne ne sait encore indiquer le motif de la singulière conformation de la jambe des grillons. On ignore également pourquoi les cribraires ont des jambes antérieures transformées en une sorte d'écusson percé de trous, comparable au tamis dont on fait usage pour trier les grains suivant leur gros- seur. Supposons qu'on vous présente un insecte in- connu ; vous pourrez facilement par un travail inverse, en étudiant la forme de ses pattes, déterminer son genre de vie sans aucune chance de vous tromper. De même si on décrit devant vous les habitudes d'une espèce nouvelle que vous n'avez jamais vue, vous pourrez devancer les indications du microscope, en admettant que vous ayez suffisamment pénétré les lois de la philosophie anatomiqne. Grossissez le nombre des intelligences d'élite qui, comme le grand Agassiz, ont eu confiance dans l'idée immortelle de la rationalité infinie du monde. Ne vous laissez point détourner de votre route par ceux qui vont jusqu'à nier 1 existence de la Force, afin d'éviter qu'en s'élevant de Force en Force ils ne parviennent à entrevoir la Force suprême, le Régulateur universel des choses. Interrogez votre conscience, sondez les profondeurs de votre pensée, et vous venez que la phi- losophie tombe d'accord avec la science de la nature, que le disciple de Descartes parle comme celui de PATTES DE MOUCHES. 215 Swainmerdam! Il n'y a rien d'arbitraire dans la na- ture, pas même notre déraison. Rien n'échappe à l'invincible enchaînement non- seulement dans la forme de notre organisme , mais encore dans la manière dont nous transformons les sensations qui donnent naissance à notre pensée. L'esprit sublime qui entrevoit l'infini et l'absolu dans un monde où tout semble fini et relatif, ne sau- rait parvenir à se soustraire aux conditions générales de la vie. Ses conceptions les plus grandioses portent la mar- que et l'empreinte du milieu dans lequel il poursuit ses méditations. Est-il surprenant du reste qu'il ne puisse soustraire ses pensées à la domination de lois tellement puissantes que dans ses oeuvres les plus merveilleuses la nature elle-même ne saurait leur échapper un seul instant? On dirait qu'elle-même est esclave d'une nécessité supérieure, trop élevée, comme les dieux d'Épicure, pour que nous la puissions aper- cevoir. Mais nous découvrons à chaque instant la trace de ses pas sur le limon fangeux où ils se sont impri- més. XXV TROMPES, AIGUILLONS ET MACHOIRES Le système le plus simple que l'on puisse imaginer pour mettre un animal à même de dévorer sa proie est évidemment celui qui est réalisé chez les vertébrés, et notamment chez l'homme. En effet, notre mâchoire se réduit essentiellement à une partie mobile placée au-dessous d'une partie fixée à la base du crâne. Elle offre par conséquent un appui solide à bien peu de frais. Les insectes sont bien loin d'avoir été aussi favorisés que nous dans l'organisation de la partie la plus es- sentielle de leur organisation. Car l'empire du monde est sans doute aux êtres qui mangent avec les meil- leures mâchoires. Le mouvement de ciseau qu'ils im- priment aux pièces osseuses qui terminent leur tête est en quelque sorte l'enfance de l'art. TROMPES, AIGUILLONS, MACHOIRES, 217 Je n'ai pas l'intention de faire le procès à la nature, ni de Taccuser d'inexpérience à aucune époque de la durée. Tous les êtres qu'elle a produits, depuis que la vie a fait son apparition sur notre globe, sont parfaits dans un certain sens. Au moins aucun matérialiste n'a signalé des défauts qui nous empêchent d'admirer la manière dont ils sont adaptés au milieu ambiant, pour un certain but spécial en vue duquel ils ont été créés. 11 semble que l'insecte nous ait devancé dans l'histoire du monde, et qu'il ait paru sur la terre à une époque où la sagesse universelle ne pouvait encore réaliser ici-bas que des machines compliquées. L'étude microscopique nous montrera que la nature semble n'être jamais partie du composé qu'après l'épuisement des formes préparatoires qui lui ont servi comme d'ébauches préliminaires. Elle agit tout à fait comme le ferait un ouvrier doué d'une habileté qui nous surpasserait infiniment, et dont les premiers tâ- tonnements seraient des chefs-d'œuvre susceptibles de confondre notre raison, mais qui n'en serait pas moins à l'école de l'éternité ! Aussi serons-nous obligés, pour ainsi dire à chaque instant, de nous écrier : « Mais il y a un ordre et une méthode dans tout ce qui semble exister de plus incohérent ici-bas ! )> La trompe de la mouche vous semblera avec raison un appareil digne de la plus haute admiration. Vous prendrez un plaisir en quelque sorte inépuisable à contempler les détails que le microscope révèle. Mais jamais vous ne consentiriez à recevoir un présent pa- reil pour remplacer les organes dont vous êtes en possession. Le plus farouche misanthrope serait trop puni s'il était affublé de la sorte. L'armement de l'a- beille ne ferait pas envie le moins du monde à Rous- 218 LE MONDE INVISIBLE. seau. Si vous comparez l'insecte à ce que vous êtes vous-même , vous le trouverez relativement grossier et imparfait ; c'est comme si vous mettiez l'ancienne machine de Marly à côté d'une pompe à vapeur. Cette machine est grossière, direz-vous, c'est possible. Mais ne fallait-il pas que quelque chose précédât l'invention qui ne pouvait sortir tout armée de la tête de Watt et de Slephenson ? Nous pouvons désirer vivre de nouveau dans un siècle futur, ou nous trouver transporté dans un astre éloigné; mais la forme d'un animal quelconque, fut-ce un aigle ou un lion, ne nous tentera jamais. Le plus grand des châtiments que trouve le bon Ovide n'est-il pas de métamorphoser les scélérats dont il nous dé- peint si gracieusement les crimes. Oui la nature est irréprochable, merveilleusement habile, infiniment supérieure à nous. Mais on pourrait dire qu'il a existé à toute époque de la durée une sorte de maximum mobile et progressif de perfec^tion. Figurez-vous une frontière du côté du bien infini, qui se recule indéfiniment devant les forces inconnues et mystérieuses qui travaillent sans relâche. Celte limite, qu'il est toujours possible d'entrevoir, n'est jamais franchie; mais par suite de cette évolution vers la per- fection absolue, les êtres semblent doués de qualités de plus en plus éminentes, de plus en plus nombreuses. Ce qui nous paraît le sublime de la grâce et de la beauté n'est peut-être qu'une étape bien éloignée en terme. Qui sait si les jeunes filles les plus charmantes de nos âges ne seraient point considérées comme des femelles hideuses dans des siècles lointains, si elles ne sont pas destinées à être renqilacées par des êtres inconnus, innomés, qui inlroduij'ont dans le monde Fier. 93. _ La trompe de la mouche. TROMPES, AIGUILLONS, MAGIIOIUES. 221 étonné des éléments nouveaux de grâce et de beauté 1 Lorsqu'elle en était encore aux insectes, la nature se croyait obligée de mettre leur squelette à l'exlé- rieur, elle devait leur donner une cavité buccale for- mée par un très-grand nombre de pièces, afin d'être suffisamment dilatable ; sans cela cette poche n'aurait pu se conformer à la grandeur de la proie, ainsi qu'à celle de l'appétit. Cette antichambre de l'estomac, faite de pièces de et morceaux devait avoir à sa disposi- tion une foule d'or^çanes, destinés à pallier les incon- vénients résultant du plan primitif. Un des usages les plus intéressants que vous puissiez faire du microscope sera d'étudier la construction in- time des organes dont l'insecte se sert pour explorer sa nourriture avant de l'introduire dans l'intérieur de son corps. Ces palpes si compliquées sont destinées à remplir les fonctions de douanier. Elles reconnais- sent les marchandises suspectes avec autant de sûreté que les papilles dont notre langue a été garnie, et dont nos pères ont fait usage pendant tant de siècles sans se douter que la nature les en avait pourvus. Quoique les parties particulièrement destinées à la préhension soient pourvues de tout ce qui peut rendre un râtelier superflu, elles ne peuvent suffire à la satisfaction des robustes appétits d'ouvriers chargés de débarrasser la terre de toutes les causes de putré- faction. Aussi les premières pattes sont-elles, comme les mains de singes, des organes de préhension en même temps que de locomotion, et de plus sont-elles garnies de parties dures qui les font servir à la mastication. Ce n'est pas tout, car dans le voisinage de l'orifice supérieur du tube intestinal la nature a développé 222 LE MOxNDE INVISIBLE. toutes ses ressources avec une étonnante profusion. L'insecte porte à l'endroit où nous aurions nos mous- taches deux vraies pinces à l'aide desquelles il main- tient les aliments qu'il dévore. Supposez de petites mains sortant de notre crâne et pouvant suppléer à l'imperfection de mains sans doigts convenablement articulés, vous aurez l'idée de la mine que nous aurions si nous étions pourvus de ces singuliers appareils. Quelque commodes qu'ils puissent être pour manger, je doute que le baron Brisse puisse les envier aux crabes et même aux hannetons. Comme vous le voyez nettement d'après l'énuméra- tion qui précède, la bouche de nos petits mangeurs ne peut fonctionner que parce qu'elle est garnie d'une multitude de parties accessoires. Tout serait détraqué si l'insecte qui mâche de droite à gauche n'avait deux lèvres, deux mandibules, deux mâchoires, sans comp- ter les parties supplémentaires. Aussi cet attirail hi- deux, encombrant, donne à l'insecte le plus innocent, au mouton colôoptére, l'air plus farouche que celui d'un tigre du Bengale, il est clair qu'au lieu d'être le miroir de l'âme, le visage de l'insecte n'est que le mi- roir de son estomac. La miss la plus gracieuse dévore à belles dents le bifteck saignant, Socrate ou Confucius, dans leur temps, n'ont pas ménagé les troupeaux; mais au moins nous n'étalons pas à l'endroit le plus apparent de notre face nos organes de destruction. Nous avons la pudeur de cacher le jeu cruel de nos mâchoires. Cette dissimulation est tout à fait inconnue aux in- sectes ; chez les infiniments petits, chacun se montre toujours avec son arsenal complet, aiguillons ou trom- pes. Le gibier sait à quoi s'en tenir sur les instincts du TROMPES, AIGUILLONS, MACHOIRES. 225 chasseur quand il le voit passer'^ au coin] d'une haute futaie de brins d'herbe. Certes la tête du cousin est merveilleusement armée, Fig. 96. — Tête de cousin. comme vous le montre le dessin ci-dessus. 11 n'y a pas d'armurier à Birmingham qui oserait se charger de fabriquer une arme aussi parfaite qu'un aiguillon d'a- beille ou celui d'un œstre. Il faudrait un volume pour 224 LE MONDE INVISIBLE . décrire l'usage de toutes ces parties, dont le nombre est si grand que l'œil éprouve à les voir une sorte de Fis-. y7. — Aiffuillon d'un œstre. vertige. Cependant qui oserait prendre sur lui de sup- primer un cran, un poil, une pince ! TROMPES, AIGUILLONS, MACHOIRES. 225 L'infériorité de l'insecte, comme nous avons essayé de le faire comprendre, c'est que chez lui il n'y a point de soldat laboureur. Tout guerrier porte son fusil à aiguille depuis sa naissance. Est-ce en réalité un désa- vantage, me disait un rêveur, et n'est-il point à désirer que la nature ait donné une livrée de carnage aux hommes de proie ? Cette conception était fausse par ce qui fait précisé- ment notre grandeur : c'est que les Voltaire ont besoin d'employer toute leur raison pour percer le masque dont se servent les Frédéric pour les séduire. Si la nature avait cru déroger en conservant le moule des êtres inférieurs, elle n'aurait évidemment peuplé la terre qu'avec des hommes. Mais ses favoris n'auraient pu vivre à l'état d'isolement. Un globe sans espèces sacrifiées est aussi difficile à comprendre qu'une société qui ne serait composée que de So- crates, de Platons et d'Épaminondas. Les brutes et les scélérats jouent le même rôle que les serpents et les loups dans l'harmonie universelle; ils jouent les om- bres à côté de ceux qui jouent les lumières. 15 XXV LA VIE DES INFINIMENT PETITS Les naturalistes qui ont étudié l'anatomie des in- sectes ont été fort surpris de ne point retrouver cliez ces êtres d'organes analogues à notre système respira- toire. Mais ils n'ont point tardé à reconnaître cepen- dant que l'échange d'éléments gazeux avec l'atmosphère est aussi actif que chez nous, et même que chez les oiseaux. En effet, le corps de ces petits animaux est entièrement pénétré par le fluide vivitiant, il circule dans des conduits construits avec un art admirable. Le système respiratoire de la mouche est un modèle de ce que nos ingénieurs pourraient inventer de plus perfectionné pour assurer la distribution de l'eau, du gaz d'éclairage dans nos maisons, dans toutes nos cités! Figurez-vous des tubes formés par des mem- branes Irés-fmes, séparées l'une de l'autre par un fil LA VIE DES I^FIMMEM PETITS. 211 roulé en spirale. C'est sur ce modèle que les aéro- uautes semblent avoir copié les manches dont ils se servent pour gonfler leurs ballons. La perfection est telle, dans les moindres détails, que vous ne vous lasserez jamais d'étudier les orifices qui terminent celte merveilleuse canalisation. Vo^us verrez chacune de ces embouchures terminée par une forêt de petits poils disposés de manière à arrêter les poussières les plus ténues. Aucun des atomes que nous voyons élinceler sous les rayons de soleil n'échappe à une aussi étonnante filtration. Le corps de l'insecte peut être considéré sans exagé- ration comme un vaste poumon courant, sautant, volant avec une vitesse inouïe. Car ces trachées, dont le dia- mètre ferait pâlir les plus fins tubes capillaires de nos physiciens, pénètrent dans les plus intimes profon- deurs. C'est grâce à cette disposition surprenante qu'un être si petit peut développer une énergie aussi grande. Tant que l'animal se repose, l'air entre avec quelque lenteur dans le réseau dont il est pénétré. Mais du moment que l'insecte commence à se mouvoir, la vi- tesse du déplacement de son corps augmente les con- tacts avec le fluide. Des masses d'air relativement énor- mes passent par l'intérieur du système respiratoire. Lesinsectesnesont point pareils à ces pauvres humain s, que la moindre locomotion suffoque. Le mouvement nourrit le mouvement de nos hercules lilliputiens, l.a course la plus précipitée ne fait que donner à l'animal l'ambition de courir plus vite encore. C'est comme si on soufflait sur le feu qui est allumé dans tous ses or- ganes. 228 LE MOîs'DE INVISIBLE. Aussi quels singuliers phénomènes de production instantanée de chaleur dans ces fourneaux si bien réglés! Le sphinx devient brûlant dès qu'il voltige autour d'une fleur; à l'état de repos, sa température dépasse à peine celle de l'air ambiant. Les efforts qu'une organisation aussi formidable rend possibles donnent des chiffres effrayants non- seu- lement dans l'air, mais encore à terre, seul endroit où j*aie trouvé le moyen de les mesurer commodément. J'ai constaté de la sorte qu'une mouche peut parcourir à pied une longueur de 450 mètres en une heure de temps. Gomme l'écart des jambes n'est pas d'un millimètre, on peut dire que l'agile dyptère fait plus de 500,000 pas. Un piéton qui en ferait autant irait avec une vi- tesse de près de 400 kilomètres! Le nombre de coups d'ailes que les insectes peuvent donner n'est pas moins effrayant. Écoutez le bourdon, qui produit ainsi un son musical dont il est facile de prendre la hauteur. Il est certain que cette aile vé- loce ne frappe pas l'air moins de 600 fois par seconde. Elle donne plus de 2 millions de coups par heure. Aussi le diabolique insecte suivrait un cheval à la course ; le taureau ne peut se débarrasser de l'œstre qui le rend fou de douleur. La puce s'élève à une distance du sol que l'on peut évaluer à 200 fois sa taille. A ce compte, un honmie se ferait un jeu de sauter par-dessus les tours ISotre- Danie, ou par-dessus les buttes Montmartre. Il faudrait construire autour des prisons des murs d'un demi- kilomètre .de hauteur pour maintenir captifs des pri- sonniers aussi alertes, si on les laissait prendre l'air dans le préau. LA VIE DES INFINIMENT PETITS. 2'20 Nous en dirions bien davantage, si nous n'avions lu, dans la pièce des Nuées, qu'Aristophane faisait un crime à Socrate de perdre son temps à enseigner de pareilles puérilités sous prétexte d'instruire la jeunesse. Préci- sément parce que nous ne sommes point un Socrate, nous donnerions deux fois raison à nos petits Aristo- phanes, s'ils daignaient s'occuper de nos élucubra- lions. Toutefois, encore une petite remarque qui ne bles- sera que messieurs les éléphants. Un naturaliste a fait remarquer que la terre serait trop petite pour nous, si nous étions doués d'une vitalité proportionnelle à celle des insectes, car nous arriverions trop facilement au bout du monde. iMais par une raison du même genre notre globe est beaucoup trop grand pour pouvoir être exploré par des hommes fourmis. Même quand ces lilli- putiens seraient doués d'une intelligence supérieure à la nôtre, ils se trouveraient arrêtés à chacun de nos pas. Car tout brin d'herbe eslpour euxunWellinglonia, tout petit ruisseau un fleuve Amazone et toute mare un océan. Malgré tous nos défauts, notre amour de la destruc- tion, nous arriverions à dépasser leur science par cela seul que nous sommes plus grands. Nous triom- pherions de toute la hauteur de notre taille. Mais ne nous flattons pas que notre stature soit précisément celle qu'il faut pour explorer convenablement notre univers. Que nous sommes loin en effet de nous rendre compte de la forme des continents, de la distribution des mon- tagnes, de l'harmonie qui doit éclater dans la disposi- tion de toulesles parties de la sphère. Peut-être la terre, comme le grand alsacien Strauss Durkheim a essayé si ingénieusement de l'établir dans 250 LE MO^DE l^NYISIBLE. sa Philosophie de la nature, n'est-elle qu'un immense animal. Mais notre œil n'est pas plus fait pour la con- templer dans son ensemble que celui de la mouche pour se rendre compte de la forme de nos traits ou de l'expression de notre physionomie. Tout ce qui nous dépasse franchement nous surpasse. Notre raison a l'ambition d'explorer l'infini, c'est ce qui fait sa gloire mais aussi sa faiblesse; soyons donc très-circonspect dans les opinions que nous émettons sur la nature des choses, surtout quand ces opinions sont en désaccord avec noire conscience, qui nous révèle un Dieu sublime ordonnateur et créateur de la nature. FOURMILIERES ET FOURMIS Si Aristote avait mieux connu la fourmi , il n'au- rait certainement point écrit sa fameuse définition : « L'homme est un animal politique, » car la fourmi paraît s'entendre mieux que nous à organiser une société très-complexe, comme nos instruments d'op- tique nous permettent de nous en assurer. 11 est impossible de comprendre qu'elle ait existé un seul instant à l'état sauvage. S'il y a un peuple qui soit un modèle d'ordre, c'est sans contredit au premier rang celui des fourmis, car il ne semble jamais avoir d'autre passion que celle d'obéir. Cette nation modèle n'est point son propre bourreau, comme nous autres qui paraissons avoir eu l'honneur tout à fait exception- nel, dans la série vivante, de nous tourmenter nous- mêmes. 252 LE MONDE INVISIBLE. Si un Dieu avait voulu tracer pour les Haussmanii de tous les âo^es l'éternel modèle des Babylones, nous n'aurions point étouffé pendant si longtemps au milieu des rues tortueuses, dans des réduits obscurs, où les architectes marchandent l'air, l'eau, la lumière ! Les habitants de la cité divine auraient trouvé parfaite l'œuvre de Téternel édile. Ils eussent été aussi fiers de leur patrie que les fourmis doivent l'être de la leur. On ne les aurait pas vus remuer les pavés de leurs rues, jeter les kiosques au milieu de leurs boulevards. Quel misanthrope ne serait fier même de nos imper- fections et de nos erreurs, en face de la monotone in- faillibilité de ces insectes, dont la raison semble le chef-d'œuvre des forces universelles? Qu'est-ce qui ne verrait point en face de celte vertu naïve, que c'est la crainte de nos défaillances qui nous donne nos subli- mes élans? Ces chutes et ces bonnes fortunes alternées font, en réalité, notre grandeur. Fussions-nous mille fois plus petits que les fourmis, nous les dépasserions de toute la hauteur de notre histoire; ce n'est point, encore une fois, parce que nous sommes instinctive- ment plus vertueux qu'elles, c'est parce qu'ayant la liberté d'être des scélérats accomplis, faculté dont usent les Lacenaire, les Dumollard de tout rans:, d'une façon très-satisfaisante pour justifier la liberté humaine, nous avons quelquefois des éclairs de dé- vouement fébrible, de fraternité sans bornes et d'hé- roïsme désintéressé ! Si quelques-unes des races humaines peuvent se vanter d'aimer le travail, la fourmi est plus active. Il n'y a pas d'Anglais ni de Yankee qui comprenne aussi bien le prix du temps. Mais le culte du beau ne compte pas un seul adepte dans ce petit monde, auquel, il FOURMILIÈRES ET FOURMIS. 233 iaut bien le dire, nous ressemblons chaque jour da- vantage. L'œil nu vous montrera que la fourmi peut faire des conquêtes qui feraient sans doute mourir de ja- lousie nos Césars et nos Alexandres ! Mais vous cher- cheriez vainement ses arcs de triomphe, et c'est en cela qu'elle est inférieure même aux empereurs de la décadence ; car ceux qui recherchent des victoires imaginaires prouvent au moins qu'ils savent ce que c'est que la gloire. Les fourmis paraissent douées, il faut bien le recon- naître avec une égale franchise, d'un haut sentiment du devoir social. Leur société n'a qu'un défaut, mais il vaut à lui seul tous les autres, c'est de n'en point avoir : trop parfaite, elle absorbe l'individu, qui n'est plus qu'un organe de la collectivité, qui ne possède rien de ce qui constitue une personne, un citoyen, comme l'on dirait dans notre langue. Li vigilance des sentinelles est poussée à l'extrême; chaque soir on barricade les portes, de manière que la fourmilière est close comme une place forte. La voyageuse attardée ne peut se faire admettre, à moins qu'elle n'ait quelque mol de passe à donner avec ses an- tennes, et qu'elle ne parvienne à se faire comprendre de quelque portier-consigne impitoyable dont nul ne trompe la vigilance. Si la malheureuse ne peut répon- dre, elle attendra blottie, tremblante, le retour de la lumière. Tant d'ennemis peuvent errer dans les environs de la capitale, et se glisser près des ber- ceaux î Yoilà qui est merveilleux sans doute, mais- le mi- croscope ne nous montre pas de fourmis voyageuses, allant loia de la fourmilière explorer les régions incon- 234 LE MONDE INVISIBLE. nues. Ce ne sont point des fourmis entreprenantes qui aurnienl l'ambition de découvrir le pôle. Si par malheur la race humaine se trouvait exter- minée par quelque épidémie, c'est peut-être à la race des fourmis qu'appartiendrait Tempire du monde. Le singe est trop volage, le lion trop guerrier. Nos exé- cuteurs testamentaires ne seraient ni les aigles, ni les baleines, ni les géants de l'air, ni ceux du sol ferme, ni ceux, de la mer. C'est parmi les insectes sans doute, les insectes même les plus petits, qu'on trouvera cer- tainement les êtres qui nous ressemblent le plus par les grands côtés de notre nature. C'est à peine si les fourmis nous respectent tant que nous sommes vivants, car nous sommes trop grands par rapport à elles pour qu'elles s'aperçoivent de notre grandeur. Nous, nous les trouvons si petites, que nous leur refusons l'honneur de figurer sur nos tables. Quelques tribus de nègres exceptées, nous leur don- nons cette preuve de dédain suprême. On dit qu'il y a une espèce qui produit un miel digne de figurer à côté de celui des abeilles. Mais je ne m'y fierais point. La fourmilière nous est encore franchement hostile; sa révolte contre l'ordre humain n'est pas près de finir. Les fourmis géantes ont failli conquérir Sainte-Hélène ! Les grands carnassiers sont en train de disparaître ; on les chasse des cavernes de l'Atlas ! Mais la fourmi règne encore dans nos lorêts, dans nos champs; elle pénètre jusque dans l'intérieur de nos cités. Il n'y a que les parasites qui nous serrent de plus près ; mais ils n'ont pas l'audace d'élever des mo- numents à côté des nôtres. Voyez la forme svelte et décidée de ces lilliputiens si actifs. Ne dirait-on pas que la natui'e a poussé la î" Fig-. 98. — La déroule des fourmis. FOURMILIERES ET FOURMIS. 257 prévoyance jusqu'à leur donner la livrée du travail. Ils ne portent point la robe brochée d'or et de soie de Fopulent scarabée; notre prolétaire n'a pas d'ailes traînantes couvertes d'écaillés constellées d'opales, de turquoises, d'émeraudes, de diamants de la plus belle eau. Il porte une blouse, vêtement rustique, attaché par une ceinture de cuir , et roulé autour de sa taille svelte. Ce travailleur marche toujours armé de sa pince, qui doit êlre lime, tenaille, que sais-je ? Aussi les man- dibules sont-elles énormes et fouillées de telle sorte qu'il peut, suivant les besoins du moment, couper, tailler, rogner, percer, raboter. La partie intérieure est garnie d'aspérités compara- bles à celles qui garnissent les mâchoires d'un étau. L'animal peut donc employer la force énorme qu'il possède à soulever un fétu de paille. Jamais le poids ne lui fera lâcher prise, jamais le cylindre ne glissera. Ce n'est, il est vrai, que chez les neutres que l'on trouve ces instruments formidables. Les femelles, des- tinées à être servies comme des reines, n'avaient pas besoin de fatiguer leurs corps délicats en traînant l'ou- tillage de tout un atelier. Les femelles portent encore des mandibules; mais fines et délicates, elles semblent servir plutôt d'orne- ment que devoir être utiles en réalité. Quant aux mâles, ils semblent n'en avoir reçu que par pitié. Le rôle de ces paresseux se borne à aimer, ou plutôt à tourbillonner étourdiment autour de l'objet de leur passion, pendant un éclair d'existence. La na- ture ne leur a donné aucun moyen d'imposer leur vo- lonté. Ils ne peuvent même se défendre contre les ca- 238 LE MONDE INVISIBLE. priées des volages compagnes avec lesquelles ils folâ- trent pendant l'unique journée où le soleil luit pour eux; car les ombres de la mort viennent les envelopper en môme temps que descendent les ténèbres de la nuit. Qu'ils se laissent donc entraîner sans souci et sans remords par le souffle embaumé du zéphyr ! Qu'ils ne désirent point le sommeil, car ils ne s'en- dorment jamais que pour ne se plus réveiller! Tous et toutes, ouvrières, femelles et mâles, portent indistinctement des antennes, que la nature n'a refu- sées à aucun d'eux. Ces antennes sont de merveilleux instruments de comnjunication électrique. Le nombre des segments paraît d'autant plus grand que l'intelli- gence est plus développée, que la nation myrmicienne appartient à une race plus élevée. Regardez à la loupe ce nombre infini d'articles, et vous serez effrayé du nombre de signes qu'ils peuvent exécuter. Voilà, vous écrierez-vous, un organe suscep- tible de servir à une mimique passionnée. Peut-être y a-t-il parmi ces infiniment petits des Cicérons, des Démosthènes qui entraînent les populations à la dé- fense de la patrie, peut-être aussi à la conquête d'ime cité étrangère? erreur! les fourmis ne vont pas sur la place publi- (jue entendre des représentations ([ue leur donneraient des Eschyles déclamant, gesticulant les infortunes de (juclque Œdipe à mandibules, ou de quelque Promé- thée porte-antennes. Toutes les fourmis sont petites! c'est bientôt dit. Notre orgueil se plaît à les renfermer dans une seule épithète. Mais que de nuances de grandeurs entre leurs nains et leurs géants ! Quebjucfois la taille de nos ennemis téméraires FOURMILIERES ET FOURMIS. 259 descend jusqu'à un millimètre; c'est la taille que ne dépassent guère les pygmées que l'on rencontre parfois errantes sous les pierres de nos prairies. Quelquefois il paraît que l'on en rencontre dont la taille s'élève, paraît-il, jusqu'à trois centimètres. Il faudrait une trentaine de ces naines mises bout à bout pour arriver à la longueur d'une Goliath. Entre ces races extrêmes, il y a autant de différence de taille qu'entre le chat et le tigre, le sanglier et l'éléphant, le rat et l'homme. Fig. 99. — Larve et nymphe de fourmi. Cependant tous ces insectes sont fourmis, très-fourmis, ce qu'il y a de plus fourmis au monde! Il y a des fourmis blanches en Afrique, des fourmis noires en Europe et des fourmis cuivrées partout. Y a-t-il des mulâtresses, des quarteronnes, des Eurasiennes? Nul ne le sait, ni jamais peut-être n'arriverait à le savoir sans le microscope, qui permet d'étudier toutes ces choses aussi facilement que les mœurs et les modifi- cations des verrats et des truies, des béliers et des brebis unis selon le capiice des éleveurs. Ce qui dépasse toute imagination, c'est la manière dont la substance azotée qui forme le corps de ces lil- liputiens est surmenée. Supposons une ville de fourmis aussi peuplée que 2iO LE MONDE INVISIBLE. Glasgow; le poids total de ses 400,000 citoyens équi- vaudra à peine à celui d'un homme ordinaire. Gé- néralement la matière d'un enfant de notre race, dé- taillée en 100,000 individus, anime toute une cité de Myrmex. En mettant bout à bout le chemin parcouru par ces êtres si actifs, on arriverait à reconnaître que les ha- bitants de ce tas de sable et de paille font en un jour un tour entier de la terre. La nature, en organisant les trois sexes, semble avoir pris soin d'établir une sorte d'aristocratie. L'ex- ploitation de la fourmi par la fourmi repose en effet sur des bases indestructibles, beaucoup plus solides que celles de l'exploitation de l'homme par l'homme. La fourmi prolétaire ressemble à l'homme tel que Jupiter l'avait créé, et qui, juste assez intelligent pour obéir, ne l'eût jamais été assez pour s'affrancliir, si Prométhée ne lui avait passé une étincelle du feu dérobé. En effet, le peuple n'est pas assez éloigné des aristocra- tes pour que les grands de la fourmilière aient besoin de faire le métier de berger ou de charretier. Les oisifs de la fourmilière ont des chevaux qui n'ont pas besoin d'être dressés, car ils mettent leur plaisir à s'atteler eux-mêmes. La supériorité de leurs maîtres est l'alpha et l'oméga de leur foi. Au-dessus de cette masse laborieuse qui porte sur son corps et dans son esprit la marque de son infério- rité, le symbole de son esclavage, trônent les nobles dames, les galants chevahers. Aux fainéants lavie noble les jouissances; aux travailleurs la satisfaction im- mense d'accumuler les mets qui figurent dans les aristocratiques festins. FOURMILIÈRES ET FOURMIS. 241 Les fourmis destinées au plaisir sont ornées d'ailes gracieuses et légères; mais celles dont le lot est un éternel labeur se traînent humblement à la surface des champs ! Il est probable qu'il y a dans la fourmilière quelque tribunal secret dont le conseil des dix de Venise ne fut qu'une pâle copie. Il semble en effet que ce soit une grande afiaire de ne point trop multiplier le nombre des oisifs, sans cela la plus opulente fourmilière ne tarderait point à tomber dans la dernière misère. Bientôt la cigale n'y trouverait plus le moindre grain de mil à emprunter. Il faut évidemment diminuer le nombre de mâles. On ne doit, en bonne économie pu- blique, en fabriquer qu'autant qu'il eu faut pour réparer les vides d'une guerre, les sinistres d'une épi- démie, les désastres d'une potée d'eau bouillante. Sans doute les nourrices ne sont point inflexibles ? Elles se laissent séduire plus d'une fois par la gentil- lesse des nourrissons qui sont rangés dans leurs crè- ches. J'ai toujours eu bonne opinion des insectes : je ne peux m'imaginer que c'est infructueusement que la pauvre chenille prodigue ses caresses à la gar- dienne bienfaisante qui tient son sort entre ses mandi- bules ; elle se laissera toucher sans doute celte sœur de charité sublime, qui peut l'élever pour le bonheur et la gloire rien qu'en lui donnant la pâtée des nobles ! Si la nourrice montre quelque humanité, la larve verra pousser les ailes diaphanes qui sont l'instrument et le signe de sa haute dignité. * Ce qui rend surtout la fourmi digne de nous servir d'exemple, ce n'est point cette parcimonie bourgeoise que la Fontaine a célébrée, c'est qu'elle possède à un incompréhensible degré l'amour de l'enfcince. 16 242 LE MONDE INVISIBLE. Si cet iiisliiict sublime ne les attachait pas à leur devoir, les capricieuses iraient bien des fois vagabon- der à travers les brins d'herbe. La nature, si belle déjà pour nous qui foulons aux pieds ces civilisations sans nous douter que nous écrasons des Palmyres et des Baby- lones, doit être ravissante pour ces petits observateurs qui la voient de beaucoup plus près. Il faut un irrésistible sentiment du devoir, une pa- triotique énergie, que nous ignorons nous autres, les grandes fourmis bipèdes, pour construire de pareilles merveilles, auprès desquelles les pyramides ne sont qu'un jeu d'enfant. L'hexapode qui reste dans les ga- lères de la fourmilière est un forçat qui n'a pas besoin de garde-chiourme, tant le bagne a pour lui d'inconce- vables attraits. La fourmi qui suit péniblement les sentiers frayés, c'est un patriote incorruptible, serviteur dévoué d'un maître abstrait qu'il n'a jamais vu, qu'il n'a jamais pu voir, qui n'a besoin ni de prison ni de décorations, ni de récompenses ni de réprimandes pour rester fidèle à sa mission. Quoiqu'il n'y ait pas de chroniqueurs dans son monde, le héros saura mourir pour sa fourmilière, comme le chevalier d'Assas pour la France. Nos philosophes qui ont étudié les contradictions de la nature humaine ont plus dune fois perdu le fil de leur discours. Ouel vertige ne saisirait pas leur raison s'ils s'avisaient de faire l'analyse psychologique de la fourmi ! Quelle embarrassante alternative pour ceux qui regardent trop curieusement dans l'intérieur des choses 1 Si les fourmis sont esclaves, pourquoi donc ont- elles tant de ressources d'esprit? Si elles sont libres, pourquoi font-elles preuve de tant de soumission, de FOURMILIÈRES ET FOURMIS. 243 sorte que chacune d'elles mérite d'être citée comme un modèle de vertu ? Supérieures sous tant de points de vue, les fourmis se laissent distancer par des espèces bien moins émi- nentes; car chez elles les mères ne connaissent point ce sentiment héroïque de tant d'espèces déshéritées. Il y en a qui savent que la maternité va les tuer, et qui nonobstant passent toute leur vie à préparer cet heu- reux moment. Véritablement dignes de l'admiration des Spartiates, elles abrègent leurs jours pour placer les enfants qu'elles ne connaîtront jamais au sein de l'a- bondance. Ne pouvant rien faire pour l'éducation de leurs rejetons nécessairement posthumes, elles ne les abandonnent pas; il y en a, comme la pauvre coche- nille, qui ne pouvant disposer que de leur cadavre, le consacrent au bonheur des larves qui sortiront de leur dépouille mutilée. La pauvre bête expire sur les œufs qu'elle vient de pondre. Sa peau desséchée forme un solide bouclier merveilleusement adapté pour garantir le précieux dé- pôt contre les intempéries de l'air. Voilà un dévoue- ment sublime, sans aucun doute. La cochenille dépasse le pélican de toute la hauteur qui sépare Gaton de M.Prudhomme. Mais si la grande dame de la fourmilière néglige ses devoirs maternels, la mère adoptive, la nourrice prolétaire, est là pour veiller nuit et jour sur le futur citoyen. Elle travaille sans relâche à la satis- faction des besoins de la larve, nue, sans ressources, la plus misérable de toutes ; de toutes, sans doute parce que la fourmi appartient à la race la plus noble ! C'est pour cette raison, je l'imagine, que les enfants des hommes sont les plus dépourvus de tous les mam- mifères. 24^ LE MONDE INVISIBLE. Les larves des foiirinis ne sauraient pas mieux trou- ver leur nourriture que nos enfants nouveau-nés quand ils [sont abandonnés à eux-mêmes. Il faut que la cité soit une crèche ; les larves sont si faibles, elles ont tant de besoins, leur éducation est si mono- tone et sijongue ! S'il est déjà difficile de faire un homme, il l'est encore plus de faire une fourmi. Fig. 100. — Cochenille subissant sa métamorphose. Le peuple entier de travailleurs semble une légion de petites sœurs des pauvres ! Il est vrai , elles ne connaissent pas l'art, avons-nous dit. Ni l'amour, ni l'ambition ne sont sans doute, en réalité, les moteurs de leur dévouement; mais oserions -nous prétendre que ces infiniment petits n'ont point dans leur tête d'insecte le sentiment de quelque chose de plus grand que la fourmi ! Probablement, le seul malheur de ces sociétés d'insectes est la longueur et la fréquence des meta- FOURMILIÈRES ET FOURMIS. 245 iiiorphoses, qui se succèdent pendant la vie pénible et laborieuse, à un point que nous ne pouvons com- prendre ! Car nous sommes nés à peu près complets, le cycle véritablement compliqué est celui qui s'ac- complit dans le ventre de notre mère. Au con- traire, dés que l'insecte est formé, il faut qu'il songe à mourir : sa gloire n'est qu'une agonie déguisée. Chez l'être humain, la transformation ne s'exerce guère que sur l'intelligence ; cependant la vie la plus longue suffit à peine pour l'éducation de la raison. Quel ne doit pas être l'embarras d'un être arrivé cul-de-jatte et manchot dans le monde, et qui cependant doit arri- ver à se fabriquer, tant bien que mal, je ne sais com- bien d'ailes, je ne sais combien de pattes, je ne sais combien de mâchoires ! 11 résulte de cette imperfection des chenilles que tous les insectes ne peuvent avoir de véritables loisirs. Dans les fourmilières les mieux réglées, des légions d'esclaves doivent travailler au profit d'une poignée d'aristocrates. Ceux-ci se tenant fatalement en dehors de toute production sérieuse, deviennent fatalement incapables de progresser d'une manière quelconque. Du moment que le labeur devient une spécialité distincte du repos, labeur et repos sont fatalement sté- rilisés l'un et l'autre. Un des grands naturalistes qui se sont occupés de Myrmex déclare expressément qu'il ne manque que d'initiative, tranchons le mot, de génie initiateur. Ce mot profond explique à lui seul toute la fourmilière ; il expliquerait bien d'autres choses encore. N'est-ce point que l'inspiration, fait provenant incontestable- ment d'un seul, doive être considérée comme un acte purement personnel qui assure la découverte de 246 LE MO^DE INVISIBLE. grandes idées salutaires et prépare peut-être le salut du monde? Est-ce que tous les mathématiciens mé- diocres qu'a produits notre sphère auraient pu décou- vrir le principe d'Archimède, ou celui des vitesses vir- tuelles, quand même leur tourbe aurait mis en com- mandite tout ce qu'elle a pu attraper des principes de la mécanique rationnelle? Un observateur, des plus ingénieux qui se soient livrés à l'histoire natuiclle, a observé une colonie dans un vase d'où elle ne pouvait sortir, et qui était pour elle ce que l'ilot du Pacifique a été pour l'équipage du Boutmy. Libres ou croyant l'être, les captives ont vaqué paisiblement à leurs occupations. Rieu ne pou- vait leur révéler la présence de l'être qui épiait leurs mouvements, mais qui était beaucoup trop grand pour que les petites prisonnières pussent concevoir la no- tion de son existence. Quelle était la fourmi assez in- telligente pour s'apercevoir que les galeries étaient construites sur une table à fond de verre? Iluber, nou- veau Gygés, était sans doute pour ses pensionnaires ce que le destin était pour les nations de la terre. C'était la providence (jui donnait du miel, apportait du sucre, accumulait des aliments de choix, substances délicieuses, incroyables, qui n'avaient jusqu'à ce jour figuré dans aucun menu. 11 ne faut pas croire pourtant que les maîtres de l'air soient d'une nature différente de celle des esclaves at- tachés à leur service par une merveilleuse attraction. Car ces pauvres neutres dont le sort est si dur, semblent de pauvres femelles avortées qui n'ont pas reçu tout leur développement, arrêtées par le régime imparfait auquel elles ont été soumises par les nourrices marâ- tres. Que de neutres humains ne doivent donc pas FOURMILIÈRES ET FOURMIS. 247 être fabriqués par arrêt de l'évolution mentale, faute d'une nourriture intellectuelle aussi nécessaire au dé- veloppement de la raison que la pâtée alimentaire, à la croissance régulière du corps de la larve. Nos petits émules ont pénétré le secret de produire à volonté des mâles, des femelles ou des neutres, des fainéants ou des travailleuses incapables d'aimer! Plus heureux que les eunuques de la fourmilière, les pro- létaires de la ruche sont admis au partage de l'empire de l'air, et peuvent errer de fleuron fleur. Mais les fourmis ailées doivent porter de quelque manière la peine de leur privilège, de la dégradante oisiveté dans laquelle se passe leur existence. Dès qu'elles ont perdu de vue leurs esclaves, elles devien- nent incapables de vivre. La jouissance a altéré les forces qui permettent de supporter jusqu'au bonheur lui-même. Un petit fd de platine rougi à blanc donnerait un point lumineux à l'aide duquel on verrait bien des choses dont les philosophes les plus clairvoyants ne se doutent certainement pas. (( Qui sait, me disait follement un ami à qui je con- fiais ce projet d'expérience, qui sait si nous ne surpren- drons point alors les grands conseils de la nation ; si nous ne verrons point les fourmis en prière, s'adres- sant à l'homme, ce grand inconnu qui leur donne de si bonnes choses, mais qui est cependant sourd à leurs supplications, puisqu'il n entend rien à leur langue ? .le ne serais point étonné de les voir à genoux à leur ma- nière. Car des êtres qui ont un pareil dévouement pour leur mission sociale doivent avoir une notion au moins obscure et confuse de la Divinité ! Est-ce que Dieu n'est pas charité et amour du prochain? Il me semble que 248 LE MOiSDE INVISIBLE. ces sociétés d'hyménoptères nous représentent ce que seraient les sociétés humaines sans la révolte d'Adam? Myrmex n'a point mangé la pomme, sans aucun doute, car elle aurait été beaucoup trop grosse. Qui sait pourtant s'il n'y a point une pomme accommodée à toutes les grandeurs ? » L'emploi du microscope a déjà rectifié bien des erreurs qui se seraient perpétuées d'âge en âge. Souvent vous avez rencontré sur les routes de longues files de pèleiins transportant des boules blanches. Autrefois on lûS prenait pour des œufs, sans réfléchir que ces bou- les avaient des dimensions différentes eu égard à la taille des mères, et que dans la Nature tout est pro- portionné. Fort estimées dans la vénerie, ces sphères mvstérieuses servent à- la nourriture des jeunes faisans. Partout où on élève ces aristocratiques oiseaux, on en fait quotidiennement de véritables hécatombes. Il a fallu que Leuwenhoek, aidé de son appareil, reconnût la nymphe prisonnière au sein du cocon qu'elle a filé et qui lui fait beaucoup d'honneur, trop dans certains cas, comme nous allons le voir. Cette boule cotonneuse a été fabriquée avec un tissu excessivement serré, ainsi que vous pouvez vous en assurer. 11 en résulte que l'insecte qui y est renfermé ne peut percer sans aide sa prison, lorsque l'heure de la liberté a sonné. Les nourrices doivent avoir l'intel- ligence d'épier les mouvements de leurs pensionnai- res : c'est à elles que revient le soin de choisir le mo- ment favorable pour déchirer ce lange qui pourrait devenir un suaire. I^^lles percent ou plutôt déchirent avec leurs mandibules ce tissu que la larve ne saurait entamer. Mais il faut qu'elles prennent garde de com- mettre une erreur. Si l'on se dépêche trop, la nymphe FOURMILIÈRES ET FOURMIS. 240 dont les membres sont encore trop tendres pour sup- porter le contact de l'air, périt rapidement, desséchée. Si l'on tarde, la malheureuse captive étouffe, on ne trouve plus qu'un cadavre. Huber va même jusqu'à prétendre que la fourmi nourrit la larve qui habite le centre de ce cocon. La miellée déposée à l'exlérieiir pénétrerait de proche en proche par une sorte d'imbibition successive. Ce qui est certain, c'est qu'une des grandes distractions de la fourmi est de promener son cocon pour l'exposer aux rayons du soleil. J'étais prisonnier en Algérie quand j'ai vu arriver à travers une route une de ces processions dont j'ignorais le sens. Le défilé fut long et je le contemplai attendri malgré moi, car je savais combien d'amour passait dans la poussière où, pauvre proscrit, j'aurai traîné mes pas, pensif et solitaire. Le soleil, qui finit par traverser le feuillage des oliviers, m'obligea d'aller rêver plus .loin, et je m'endormis à l'ombre d'une haie de cactus. Que n'aurais-je point donné pour assister à la grande fête nationale de ces insectes, auquel jamais tyran n'a ravi leur pairie ! Le spectacle du bonheur de ces petits êtres m'aurait sans doute distrait de mes tristes pen- sées. Mais une pareille joie ne devait point m'être réservée. Quel jour, en effet, quand les jeunes conscrits de la laborieuse cité vont quitter la colonie pour se lancer dans les airs ! En voyant les ouvrières si heureuses du bonheur de leurs nourrissons, il est facile de voir que ce n'est point dans la fourmilière que l'égoïsme trône surtout sur la terre. Lorsque les fourmis ailées prennent leur essor, on voit tourbillonner dans les environs de la ville souter- 250 LE MONDE INVISIBLE. raine une multitude innombrable. Les abeilles volti- gent en bataillons moins serrés. Mâles et femelles s'agitent avec une joie également folle doucement élec- trisés par les rayons d'un soleil jusqu'alors inconnu. C'est si beau pour la jeunesse élevée dans les ténèbres qu'un magnifique jour de printemps, l'ivresse de la lumière et le parfum des fleurs ! Mais bientôt les in- sectes, habitués à l'oisiveté dès le premier jour de leur vie de larve, se fatiguent de cette course vagabonde ; ils retombent lourdement vers la terre et roulent dans la poussière ; les mâles et les femelles se tordent de désespoir en voyant que l'air renonce à les porter. Des mâles, nul ne se soucie; leur rôle est accompli, ce ne seraient plus que des membres inutiles. Les laborieu- ses fourmis n'ont garde de leur donner l'hospitalité. La mort est la triste issue d'un moment d'illusion. C'est le châtiment d'une douce et innocente rêverie. 0 réalité amère, sont-ce donc là toujours bien de tes coups ! Quant aux femelles, elles portent dans leur sein le germe des générations futures. Avec quel soin les ou- vrières qui parcourent les environs de la cité recueil- lent les malheureuses ! Avec quels égards elles entraî- nent les gracieuses compagnes de ces mâles inutiles, de ces vagabonds condamnés à mort ! Gomme elles les traînent, comme elles les portent ! Car, pour que la patrie soit sauvée, il est nécessaire pour le salut de la république que les fugitives regagnent le loit qui lésa vues naître. Mais il laut enlever à ces belles inconstantes jus- qu'aux moyens mêmes de fuir dans ce monde, ce vaste monde dont elles n'ont entrevu qu'un coin, mais d'où elles rapportent de si doux, de si cruels souvenirs ! FOURMILIÈRES ET FOURMIS. 251 Aussi les nourrices ont-elles le courage de faire subir aux belles éplorées une opération bien cruelle. Elles leur arrachent impitoyablement leurs ailes, les ailes dont elles se sont servies dans leur grand jour de fête. Que dis-je ? la victime elle-même semble sentir la nécessité d'échapper aux tentations qui pourraient la troubler. Elle veut prendre le voile, pour se consa- crer à l'amour plus divin que l'amour, aux soins de la maternité ! Huber a surpris des femelles héroïques ; avec leurs pattes impitoyables elles s'arrachaient les ailes, des ailes qui pouvaient encore les emporter dans les airs. Se croyant seules devant leur conscience, ces belles repenties accomplissaient en secret la mutilation qui devait précéder leur claustration définitive. On eût dit des nonnes qui, pour être plus sûres de ne pas re- tourner au monde, avaient le farouche courage de se défigurer. Une fois rentrées dans le couvent, on ne les quitte plus; elles sont accompagnées d'une garde d'honneur. Des espèces de sœurs grises, attentives à leurs moindres besoins, les suivent avec respect et cherchent à leur faire oublier la violence dont elles se sont rendue- coupables, lorsqu'on les a arrachées au monde. Quand les œufs arrivent, ils sont recueillis, emportés dans des cellules convenables et soignés suivant la formule tra- ditionnelle. Ce qui s'est fait une année se fera encore l'année suivante, pendant un nombre prodigieux de siècles. Depuis que l'humanité écrit dans le livre de vie sa magique histoire, la fourmi recommence sans re- lâche à répéter chaque année la même page. Si elle '252 LE MONDE INVISIBLE renaissait de sa poussière, la fourmi qui a mordu le talon d'Adam, trouverait sa place dans la cité myrmi- cienne. Elle comprendrait les mœurs, la langue et les habitudes de ses nouveaux concitoyens. Si Mahomet avait écrit son Coran pour ce petit monde, il n'aurait point inventé son bel apologue de la caverne des sept dormants. XXVIII LES FOURMIS, PEUPLE PASTEUR C'est par les talents de l'esprit, et non par la force ou par les autres qualités de la matière, dit Buffon avec infiniment de bon sens, que l'homme a dû sub- juguer les animaux. Il a fallu que le maître que la nature leur avait donné se fût civilisé lui-même avant do songer à les instruire et les commander. L'empire qu'il exerce sur eux n'a été fondé qu'après l'empire qu'il a dû exercer sur lui-même pour organiser les sociétés primitives et découvrir les premiers arts. Si les chevaux avaient su s'entendre, il n'y aurait jamais eu de charretiers. Gomment se fait-il que les fourmis, incapables de tous progrés, soient arrivées à conquérir une race aussi précieuse à elle seule que nos bœufs, nos che- vaux et nos moutons? 254 LE MONDE INVISIBLE. Les premiers micrograplies ont eu beaucoup de peine à reconnaître franchement une vérité si blessante pour notre orgueil de bipèdes; mais le sage et réservé Réau- nmr a trouvé des preuves si concluantes, que depuis un siècle et demi nul n'a cherché à perfectionner son admirable démonstration. Les vaches à lait des petits civilisés hexapodes n'ont rien qui rappelle les nôtres. Leur organisation semble une satire de celle de nos bêtes à cornes. Au lieu de traîner des glandes incommodes, ma- melles pendant à leur ventre ou à leur poitrine, ces laitières perfectionnées portent des tubes qui sécrètent le liquide nourricier. La laitière des fourmis porte d'admirables pustules rangées sur le dos. On n'a pas besoin de les mettre au vert sur de vastes espaces où elles broutent une herbe tantôt abondante, tantôt rare. Sédentaires plus que leurs maîtres eux-mêmes, ces créatures merveilleuses restent fixées sur la branche où elles ont pris naissance. Elles n'ont pas de mâchoires semblables à celles des hannetons et autres insectes qui dépensent tant de force pour remuer toutes les pièces d'un appareil go- ihique de mastication. Elles n'ont qu'à enfoncer dans k^ bois des jeunes plantes leur bec aigu et à teter la racine sur laquelle elles se sont collées. Admirez l'assiduité de ces suceurs qui ne prennent pas le temps de lever la tète vers le ciel pour regarder au-dessus de leur trompe. Vous en trouverez plusieuis étages se portant épaules sur épaules et formant une pyramide vivante comme les hercules de nos foires. Myrmex n'a pas dû éprouver de résistance comme Tiiploléine, comme les centaures, comme le premier paysan de génie qui imagina de faire du chien l'éternel Fig. 101. — Les fourmis occupées à traire les pucerons. LES FOURMIS, PEUPLE PASTEUR. 257 ami (le la race humaine. Le puceron est trop occupé pour jamais chercher à s'insurger. Que disons-nous? il est si bon prisonnier qu'il ne s'aperçoit même point quand il est incarcéré. La fourmi n'a pas eu besoin d'inventer une jatte pour transporter sa miellée. Elle sait dégorger à ses élèves, quand elle arrive dans la fourmilière, le nectar qu'elle a absorbé à leur intention. Gomme Perrette, elle n'est jamais exposée à renverser son pot au lait. Voilà, direz-vous, un procédé bien grossier! Mais auriez-vous découvert l'écuelle, vous bipède de génie, si votre gosier avait pu vous servir de vase? Si vos vaches n'avaient pas besoin d'aller aux champs, si elles n'avaient qu'à sucer la terre, vous auriez établi vos étables au cœur de vos cités, en face du grand Opéra. Myrmex n'a point attendu votre conseil. Beaucoup de fourmilières sont construites autour des racines d'une plante assez robuste pour que ces myriades de suceurs ne fassent que la chatouiller. La racine exploitée est comme une prairie concentrée, et les souches vont chercher au loin les sucs de la terre dont elles sont parasites à leur tour. Ce cactus a-t-il poussé tout seul? Sort- il de quelque graine ame- née par le vent favorable pour la cité naissante ? Est-ce la nation qui a choisi la plante? Est-ce la plante qui a choisi la nation? Y a-t-il une fourmi savante, jardi- nière de génie, qui sait faire pousser les cactus? 0 alternatives ! 0 ténèbres pleines de clarté ! Il me semble que les hyménoptères savent semer des monuments qui sont dix fois, cent fois plus élevés pour eux que la grande pyramide pour nous. Si vous faites courir une fourmi sur du papier teinté avec du tournesol, vous verrez que le petit hyméno- 17 258 LE MO>DE IiNYISIBLE. ptère laissera derrière lui des traces rougeâlres; son corps perlera des sueurs corrosives presque nitri- ques. Ne comprenez-vous pas maintenant combien la soif de la douce miellée doit être ardente? Il fut un temps où l'on recueillait cet acide énergique en broyant les fourmis rouges dans un mortier d'agate après les avoir mélangées avec une quantité suffisante d'eau. Maintenant on soumet le sucre ou l'acide tar- trique à l'action oxydante d'un mélange d'acide sulfu- rique et de manganèse oxydé. Si les fourmis savaient lire nos Annales de chimie, elles construiraient dans toutes les fourmilières une cellule en l'bonneur de M. Dœbereiner, qui sauva du pilon plus de fourmis que nous ne sommes de bipèdes sous la calotte des ci eux. Des animaux aussi aigres doivent-ils avoir une mo- rale tendre, sucrée, pourrions-nous dire? Qui oserait prétendre qu'ils se contentent d'emprunter au puceron la douce liqueur, le nectar, l'ambroisie ? qui oserait affirmer que, plus bumains que les hommes, ils res- pectentla pauvre vache à lait, quand elle ne laisse plus couler de ses tubes fatigués qu'une quantité de sucre insuffisante? Qui sait môme si, affreusement cannibale, la fourmi ne sacrifie pas quelquefois la fourmi, ce qui est pour elle un crime plus grand que ne saurait être d'assas- siner l'homme lui-même? Si j'ai bonne mémoire, il y a des naturalistes qui prétendent que de sanglants sacrifices viennent plus d'une fois ajouter à l'horreur qui régne dans les galeries des plus élégantes four- milières, et que les sages de leur république adoptent la politique du roi des Ashantis. C'est la fourmi qu'il faut évidemment consulter pour LES FOURMIS, PEUPLE PASTEUR. 'i5'J savoir si la race des pucerons peut se propager en vertu d'une espèce de vitesse acquise, durant une douzaine de générations. Mieux que nous, évidemment, la fourmi est au courant des mystères de la parthéno- genèse, à laquelle j'ai peine à croire ; car il me paraît indigne de la nature de créer des êtres, quelque hi- deux qu'ils puissent être, sans que quelque chose qui ressemble à l'amour préside à leur berceau. Évidemment, si la fourmi pouvait parler, nous se- rions fixés. Elle est trop soigneuse, trop attentive pour ne point connaître un fait si important pour son éco- nomie; car sa grande, son unique affaire, n'est-ce point la multiplication des troupeaux dont la posses- sion est si importante ? J'aimerais mieux encourir le reproche de m'être laissé séduire par les charmes du monde infiniment petit, que de me montrer injuste envers des êtres si économes, que de les accuser sans preuves de gas- piller leur fortune. . J'incline même, je ne le cacherai pas, à croire que les fourmis agissent avec plus de discernement que ne le suppose notre orgueil bipède. Même les termites aveugles en savent quelquefois plus que nos sages voyants. Toujours elles mèneront le puceron du ro- sier sur le rosier. Jamais elles ne le feront paître sur le sureau. Qui sait même si elles ne connaissent point les qualités spécifiques du liquide sucré prove- nant de certaines plantes? Qui sait si ce choix ne constitue pas une espèce de médecine très-perfec- tionnée ? XXIX LES TOILES D'ARAIGNEES Eu effet, quel est l'iiomnie qui nous a tendu le fil d'Ariane pour nous diriger dans cet étonnant laby- rinthe? Quel est le savant pénétrant qui nous a montré pourquoi la fable antique avait inventé le mythe de la création des Myrmidons? Quel est l'auteur dont le génie a justifié Ovide quand il nous a peint les fourmis sortant de leurs galeries, se gonflant par degrés comme la grenouille d'Ésope, se dressant sur leurs pattes de derrière, perdant leur teinte fauve et devenant les utiles citoyens d'un florissant empire? Est-ce un microcraphe doué d'une vue solide et perçante, ayant tout un arsenal de loupes et de mi- croscopes? Non, c'est un pauvre aveugle, c'est l'incomparable lluber, dont la raison était assez pénétrante, assez LES TOILES D'ARAIGNEES. 2G1 sûre pour employer dans des recherches aussi subtiles les veux d'un étran^fer. De toutes les surprises que nous avons rencontrées sur notre route, celle-là est certainement la plus étrange, la plus instructive. Puisse-t-elle nous faire comprendre qu'il n'y a pas de nuit pour l'intelligence, ni de ténèbres pour le génie. Une jeune fdle de Colophon, nommée Arachné, était si fière de son talent de brodeuse, qu'elle ne craignit point de proposer un défi à Minerve. La déesse, qui hrùlait de se venger de la victoire récente de Vénus, ne crut point déroger en acceptant le combat que lui offrait rim prudente ouvrière. L'art humain triompha, ce qui n'a rien qui doive nous surprendre. Si les Dieux sont à nous ce que nous sommes aux fourmis , notre art peut aisément sur- passer leur science, au moins dans les détails, infimes pour eux sans doute, qui nous offrent de si immenses horizons. Minerve dut regagner l'Olympe, après avoir reçu une nouvelle humiliation, ^infligée cette fois par la main d'une simple mortelle. Mais, avant de quitter la terre, la déesse, furieuse, comme on l'est trop souvent en haut lieu , brisa sa quenouille sur la tête de la malheureuse Arachné, qui se pendit de désespoir. Jupiter eut pitié de cette grande infortune , il changea la pauvre fileuse en insecte. Devons -nous nous étonner que l'araignée -dont le sang est celui de l'irascible fileuse, continue une lutte désespérée, sans trêve ni merci, contre le favori de Minerve? Nous n'avons pas besoin de microscope pour nous assurer que souvent la victoire appartient à l'insecti'. L'araignée fabrique un fil si aérien, qu'il est trop 262 LE MO^^DE INVISIBLE. élhéré pour servir à tisser le voile de nos princesses. Les savants, qui n'ont pu rien en faire, sont réduits à admirer l'art avec lequel est construit ce chef- d'œuvre dont Ovide avait deviné la perfection idéale. Ce n'est point, en effet, un simple filament de salive épaissie comme la soie du ver du mûrier, grossier cylindre dont nos élégantes se contentent. Le Bombyx Cynthia, VAttaciis et les autres rivaux de ce ver n'ont rien de comparable à ce fdament aérien, vrai fil de la Vierge, nom poétique expressif que les gens de la campagne ont eu mille fois raison de donner au produit merveilleux qui descend quelquefois du fir- mament. Chacun des fils de l'araignée terrestre se compose de quatre brins roulés les uns autour des autres, sor- tant de quatre filières que la fille d'ArarJiné porte à l'extrémité de son corps. Chacun de ces brins est lui- même le produit d'une multitude de linéaments qui sortent de quatre boutons formés par un renflement de la peau, et percés comme une étrange écumoire. Je me suis laissé dire que c'est la vue des fils d'arai- gnée grossis au microscope qui avait suggéré aux ingé- nieurs l'invention des ponts suspendus. Ce laminage, d'une délicatesse inouïe, permet de réaliser des économies prodigieuses de matière; aussi Arachné a-t-elle toujours du fil pour tout le monde! pour ses amis comme pour ses ennemis, pour les œufs qu'elle porte maternellement sur son dos, en vraie sarigue retournée, comme pour les insectes qu'elle dévore. Tantôt elle tisse des toiles légères, si ténues qu'elles peuvent à peine briser les rayons du soleil ; tantôt elle t;ipisse splendidement, d'un tissu soyeux, de mysté- LES TOILES D'ARAIG:^EES. 2(35 lieuses retraites où la luniière ne pénètre pas; tantôt elle fabrique des tentes plus parfaites que celles qui figuraient à l'Exposition universelle. Souvent elle laisse tomber des fils derrière elle, quand elle arpente les herbes qui sont chênes pour elle. Elle les sème sur les moisissures,, où ils se balancent aussi gracieuse- ment qu'une liane traversant un berceau d'orchidées ! J'en ai rencontré en ballon flottant dans l'océan aérien, ce qui m'avait, pendant quelques instants, fait croire qu'ils pouvaient être une é;:ume légère déposée par les vents, une ficelle tissée par la main de l'aurore elle-même. Mais le microscope m'a détrompé. Il y a des araignées bourgeoises qui ajoutent chaque mois une nouvelle couche de cordelettes à leur gentil hamac, et tapissent sans relâche leur chambrette. Ja- mais ces sybarites ne trouvent rien d'assez doux, d'assez mollet pour savourer à leur aise les égoïstes plaisirs de la solitude. iMais il y en a qui, vraies bonnes mères, ne savent reposer qu'au milieu de leurs enfants chéris. Celles-là emploient leurs loisirs à fabriquer, non la layette, mais de moelleuses poches où les œufs sont rangés, époussetés à merveille. 11 n'y a pas de Ri- golette qui prenne autant de soin de ses serins ! Méfiez -vous de cette gigantesque arachnide qui creuse une caverne fermée par un opercule mobile autour d'une charnière qu'elle a su forger sans en- clume ni marteau. Sa taille ne l'éblouit pas , cette géante. Elle n'oublie pas de couvrir son volet de terre, afin que le furet vagabond ne s'aperçoive pas lui- même qu'il marche sur une proie cachée sous un peu de poussière. Jupiter a traité la pauvre fileuse avec une mansué- îude particulière. Il n'a point mis le comble à son dés- 264 LE MONDE INVISIBLE. espoir en lui donnant ces affreuses mâchoires qui ne lui permettraient pas de se regarder dans les eaux sans se ùïie peur à elle-même ! • Des dards aigus, tubes creux, vrais suçoirs, lui ser- vent à humer la vie de ses victimes. Sa nutrition n'est qu'une espèce de transfusion des liquides vitaux qui passent dans son corps, sans avoir le temps de se con- geler. Les globules du gibier, quelque intelligents qu'ils puissent être, ne s'aperçoivent point qu'ils pas- sei]t dans le corps du chasseur! Jamais un être aussi favorisé ne saurait avoir de digestion pénible. Aussi que de légèreté chez cet animal étrange qui, sans avoir d'ailes, parvient cependant à triompher quel- quefois des oiseaux eux-mêmes ! Si nous faisions l'anatomie de l'araignée, nous pour- rions nous rendre facilement compte de sa supériorité. Nous verrions que chez elle le système nerveux n'est plus éparpillé. Chaque membre n'a point un atonie de raison où l'esprit de clocher doit régner en souverain maître. N'est-ce point en effet dans le cerveau, capitale sublime, que les préjugés de l'estomac ne sont phis à redouter? L'araignée, qui possède une sorte de ganglion cen- tial, est douée de tout ce qui peut rendre les familles illustres dans un monde où régnent la force et la vio- lence. Elle porte le signe de la noblesse certainement la plus ancienne, celle des grands conquérants! N'a-t-elle point la vigueur et la précision des mouve- ments, les armes perfectionnées, et ce que j'appellerai la valeur personnelle ! Si la fourmi est excellente pour faire un peuple ver- tueux, l'araignée donnera des êtres exirêmes eu tout, que ce soient des héros ou des scélérats! Chez les O LES TOILES D'ARAIGNEES. 207 fourmis, nous avons vu le sentiment du devoir régler tous les mouvements, absorber toute l'activité ; la do- minante, chez l'araignée, c'est la passion, une passion sauvage, impitoyable quand elle n'est pas admirable de douceur et de tendresse ! Mais la passion ! N'est-ce point par la passion que l'araignée ressemble le plus à l'homme? IN'est-ce pas par la passion que l'homme et l'araignée semblent faits pour s'entendre? Le roi des vertébrés affecte de mépriser le roi des articulés; mais peut-être y a-t-il du dépit dans notre dédain? Cette royauté porte peut-être ombrage à la nôtre ? On trouve l'araignée cruelle, et nul ne s'avise de la trouver malheureuse ! Cependant elle est poursuivie par d'horribles insectes qui la prennent, l'engourdis- sent et la scellent vivante au fond d'un tombeau obscur où sont renfermées les larves carnassières, complices de Minerve peut-être ! X Tout assoupie, elle ne pourra se défendre, elle sera déchiquetée par morceaux, dévorée par lambeaux, et cependant vivante encore. Avons-nous donc le droit de nous étonner que la crainte d'un pareil avenir la rende mélancolique , rêveuse ? Nous autres , heureux bipèdes , qui chassons en grands seigneurs avec une fronde, avec une pierre, avec un fusil, nous trouvons le métier de Nemrod déjà bien dur. Que serait-ce si notre chasse vagabonde de demain demandait une mise de fonds, une partie de notre substance, s'il fallait que le ventre fût le ban- quier du ventre ! Nous faisons un crime à l'araignée de dévorer ses enfants ! Hélas ! n'avons-nous pas vu des mères hu- 2(38 LE MONDE INVISIBLE. maines, ne pouvant proléger les leurs contre la mi- sère, ne trouver d'autre moyen que celui de les tuer pour les dérober à une vie d'an^^oisses! Ce n'est point seulement dans les sociétés humaines que les êtres délicats et inlelligents sont réduits à vivre de hasards ! Les dieux sont-ils justes d'exiger que l'araignée commence par s'affamer afin de trouver quelques chances de se repaître, elle qui est plus vive que la libellule, plus hardie que le fourmi-lion, plus sage que le scarabée lui-même ! Michelet trouve l'araignée laide, parce que son génie plein de lumières n'a pu comprendre cette beauté sombre, tragique. S'il a regardé attentivement l'ani- mal au microscope, il a dû regretter avant de mourir de s'être fait si légèrement l'écho des propos qui ré- gnent parmi les moucherons. Il y a chez cet être étrange un je ne sais quoi de ferme et de fin qui serait certainement inexplicable si l'on ne savait qu'il partage notre amour pour la musique. Mieux que nous peut-être il peut apprécier Rossini. Tandis qu'un simple coup d'archet ferait fuir à la fois les goujons et les baleines, c'est avec un violon que Pellisson apprivoisa l'intelligente araignée qui devait servir dans l'histoire comme dans son cachot de com- pagne fidèle à l'ami obstiné du surinlondant Fouquet. Une araignée venait sur le piano de Grétry chaque fois que le compositeur mettait la main sur les touches. Mi- chelet lui-même raconte avec impaitialité l'histoire d'un jeune virtuose qui avait formé une amitié des plus vives avec une Clotho. La mère, femme impitoyable, moins artiste à coup sûr que l'araignée, écrasa d'un coup de savate la gracieuse amie de son fils, qui faillit en mourir de douleur. LES TOILES D'ARAIGNÉES. 209 Si le venin de la tarentule ne peut se guérir que par riiarmonie, c'est sans doute que l'insecte inocule son amour tempétueux pour la musique. Les néphiles, que l'on saisit si facilement sur les bords des prés, ne sont- elles point des rêveuses qui écoutent les chants soupi- res par les zéphyrs ! N'est-ce point en quelque sorte un poëme qui vibre autour de la Clotho quand sa toile est agitée par le vent? Qui n'a admiré l'ordonnance merveilleuse de ces câbles, charpente élastique mais solide sur laquelle repose l'œuvre entière ! Vous suivrez ces maîtresses cordes jusqu'à des distances souvent très-longues. Mais ne vous en tenez pas là, approchez-vous de plus prés et employez une loupe. Si vous la trouvez assez forte pour que nos tapisseries vous semblent horribles, ces tissus vous paraîtront merveilleux. Je ne crois point que vous parveniez facilement à voir comment l'araignée s'y prend pour jeter son pre- mier fil. Les plus habiles observateurs y ont renoncé, tant l'ouvrière est timide. Du moment qu'elle a commencé, elle et tout en- tière occupée à son œuvre : c'est une Archimède qui veut résoudre son problème. La petite architecte se laisserait écraser par le balai de la servante ; comme l'illustre Syracusaiti, elle serait'percée parle fer du sol- dat de Métellus sans s'en apercevoir ; mais, en fille pru- dente, elle ne se lance qu'à bon escient. Une fois qu'elle a jeté les fondements de son édifice, vous pouvez la voir travailler, la sublime fileuse ! Approchez lentement, sans prendre la loupe qui gêne- rait et porterait ombrage ; vous la verrez hardiment monter au sommet le plus élevé. En ce point elle colle son fil au moyen d'une hu- 270 LÉ MONDE INVISIBLE. iiieur dont elle connaît merveilleusement bien les propriétés, et dont Tanalog-ue n'existe point dans l'in- dustrie humaine. Cela fait, elle s'abandonne hardiment à l'action de la pesanteur, elle laisse dérouler son petit câble qui la porte jusqu'à la dernière travée de son édifice. Voilà son cadre soyeux partagé géométrique- ment en deux parties par uni; merveilleuse diagonale, plus précise que celle qu'eût tracée un compagnon charpentier. Je vous engage bien à chercher comment elle peut s'y prendre pour trouver le point milieu sans compas, avec une exactitude telle que nos meilleurs tisserands en seraient jaloux. Quand je vois cette divination sublime, je songe malgré moi à la faculté mystérieuse des Mangia- melles, qui devinaient les nombres, qui lisaient peut- être dans le grand livre de l'idéal, où tant de réponses à nos questions sont enregistrées. Les rayons de la toile se déduisent du cadre et de la diagonale par des procédés qu'un homme sans doute aurait inventés, je le confesse. Mais quel est l'ingé- nieur qui, sans le secours de la règle, de l'équerre et du niveau, arriverait à une précision si merveilleuse? Il n'y a rien du tâtonnement de la hutte dans la pre- mière construction de l'araignée à peine adolescente ; c'est un palais aérien que l'insecte construit pour ses premiers essais. Ce qui vous surprendra encore sans aucun doute au milieu de tous vos ravissements, c'est la rapidité fantastique de l'exécution de ce chef-d'œuvre ; l'É- péire diadème n'y met pas plus d'une heure. Voilà une fileuse infatigable qui n'hésite jamais à reconstruire sa toile sur de nouveaux frais aussitôt LES TOfLES D'ARAIGNÉES. !271 qu'elle a été détruite ou dérangée par un accident quelconque ; ce dont elle est avare, c'est la matière qui lui sert à établir son petit palais aérien. Lorsque la toile a été brisée, l'Épéire en rassemble aussitôt les fils ; elle en forme comme un peloton qu'elle avale en s'aidant de ses pattes. Le sinistre est à moitié ré- paré, puisque le matériel est rentré en magasin. Il servira pour une seconde occasion. Un coup de balai détruit son chef-d'œuvre, et la ménagère s'écrie : « Dieux, que c'est sale l » Cepen- dant elle hésiterait si elle savait que dans ce coin obscure, il y a une femme qui venge le sexe gracieux et faible des mépris du sexe brutal et fort. Car la femelle de l'araignée est impitoyable pour ceux qui ont le malheur de l'aimer : elle leur fait payer bien chèrement toutes les injustices que le sort réserve aux pauvres femmes dans nos tristes sociétés civi- lisées. La voilà, la fille d'Arachné, qui trône sur sa toile, son chef-d'œuvre, entre le ciel et la terre ! Admirez comme elle est leste ! Comme elle brandit ses deux pinces redressées, armées d'un ongle aigu, sécrétant un venin subtil 1 11 suffit qu'elle touche sa proie pour que la proie soit engourdie par un pouvoir magique. La Clotlîo semble foudroyer les ennemis à distance et n'avoir rien à envier à la torpille. Généralement elle est suivie d'un mâle, petit, grêle, contrefait, hon- teux de lui-même, craignant de rencontrer les regards de sa belle, mais qui pourtant ne s'éloigne pas de celle qu'il adore. Dans le monde des araignées, ce n'est point la femme qui est une malade, c'est l'homme qui se porte mal, et qui est même en danger de mort toutes les fois 272 LE m^DE INVISIBLE. qu'il se trouve en tète-à-lète avec sa terrible moitié. Quelquefois la coquette infernale, au corselet miroi- tant, possède tout un sérail de maris, qui, jaloux les uns des autres, se livrent sous ses yeux des combats fougueux, désespérés. Elle les regarde comme l'aiai- gnée royale de Bourgogne regardait sans doute ses amants quand elle les voyait massacrer. Qu'ils meurent, en effet, peu lui importe ! Est-ce qu'il n'en viendra pas d'autres? 11 n'y a pas d'autre Népliile dans tout le canton. Quelle serait donc l'inso- lente qui saurait se vanter de posséder un si beau cor- selet lamé d'or et d'argent. Regardez à la loupe ces escarboucles, ce thorax ve- louté, et vous comprendrez sans doute la puissance de la passion indomptable qui saisit le malheureux pour qui brillent les merveilles que nos sens sont trop grossiers pour voir directement sans secours étran- gers. Il y a de l'homme dans ce mâle tenace indomptable qui revient toujours dans la tour de Nesles, qu'habite la Marguerite. Quand le danger presse, il se dérobe, mais c'est pour revenir jusqu'à ce qu'il finisse par être dévoré ! Vous Irouverez certainement, moraliste austère, que cet insecte- est aussi fou que le papillon, usant ce qui lui reste d'ailes pour voltiger autour de lailannne qui va le dévorer. Mais c'est son pliare à lui, sa lumière, que cette terrible Néphile qui se plaît à sucer la vie de ceux qu'elle aime ! XXX LES ENNEMIS DE NOTRE REPOS Les poètes ont épuisé leur imagination, leurs mé- taphores, à dépeindre le danger que les grands mam- mifères de la race féline nous font courir. Cependant ces êtres, malgré leur férocité, ne sont que des enne- mis méprisables par leur timidité. Ils ne nous atta- quent guère quand ils peuvent trouver ailleurs leur pâlure. Si les illustres écrivains dont la brillante imagina- tion charme nos loisirs, avaient pris l'habitude de manier le microscope pour étudier les réalités de ce monde encore si peu connu, ils n'auraient point dé- daigné d'autres adversaires beaucoup mieux armés, beaucoup plus difficiles à réduire et beaucoup plus braves que les tiges les plus téméraires. Pourquoi les grands maîtres du langage humain 18 274 LE MO>DE LWISIBLE. n'ont-ils pas célébré la vaillance de ces pelits athlètes, qui oublient que la taille leur manque? Au lieu de se défier de ce qui brille comme tant de carnassiers, ils se précipitent également vers l'homme et vers la lumière; ils volent malgré tous les dangers vers le flambeau du monde matériel et vers celui du monde de l'intelligence. Admirable ambition de la clarté, signe d'un courage héroïque, image d'une âme véritable- ment supérieure ! Chez ces pelits, tout est grand ! et la voracité elle- même est immense. Il y en a qui s'affaissent sous le poids de ce qu'ils dévorent, et qui, placés au milieu de la proie vivante, continuent à dévorer encore! Ils ne peuvent plus fuir, mais ils nous bravent d'une façon héroïque. Ces Gargantuas microscopiques s'enfoncent au milieu de notre chair, ils plongent en pleine nourri- ture. La puce pénétrante, qui est type de la race des glou- tons modernes, se tapit dans le talon des nègres. Elle s'y gonfle tellement que le volume de son abdomen devient cent fois supérieur à celui qu'avait tout son corps avant qu'elle parvînt à forcer l'épiderme, à s'introduire de force dans le sein de sa vivante pâture, Sans perdre une portion appréciable de son poids, en dimimuant peut-être d'un millionième de gramme, un morceau de musc parfume aisément des millions de litres d'air. Ce millionème de gramme est dissé- miné avec une profusion si merveilleuse que chaque particule d'air en contient une parcelle suKisante pour agir sur noire odorat par voie de réaction chimique. Ne voit-on pas que les parfums complètement affranchis de la servitude du poids , semblent avoir été créés pour permettre à la nature de rétablir une espèce d'é- o -4 o bc LES EIS'NEMIS DE NOTRE REPOS. 277 quilibre entre la puissance des infiniment petits et la nôtre. C'est en effet en blessant notre sens olfactif que nos petits ennemis se vengent des succès trop faciles que nous donne notre taille. La puanteur est comme une fronde entre les mains de mille affreux Davids. Elle leur permet de frapper le géant, qui recule d'horreur. Que de fois les punaises ne remplacent-elles point les harpies de la Fable? Ne nous font-elles point son- ger à ces monstres souillant tout ce qu'ils touchent et aimant à s'égarer sur le sein le plus pur ! Que les insectes sont forts de ce côté hideux ! Comme il est difficile de se débarrasser des poisons impalpables qu'ils versent dans l'air ! Pour cet office presque spécial aux petits, de l'in- fection offensive et défensive, la nature semble avoir pris plaisir à utiliser tout ce qui était disponible. Les deux extrémités du tube intestinal ont été suc- cessivement employées, la bouche chez les carabes, et l'anus chez les dytiques. Mais si l'insecte est terrible par ses odeurs, c'est })ar les odeurs qu'il faut le combattre. Employons ses armes, et nous serons sûrs de réussir. Il suffit en effet de quelques effluves impalpables qui se dégagent de la poudre depyrèlhre, pour plonger nos ennemis les plus incommodes dans une léthargie qui qui les livre à nos doigts par bataillons pressés. Nous n'avons qu'à moissonner ceux qui sont tombés sur le champ de bataille. Cependant ne nous faisons pas illusion sur la portée de nos futurs triomphes. Une société anglaise va entreprendre la destruction à tant par tête des tigres qui dévastent encore l'Indous- lan. Elle réussira, de lavis de tous les hommes com- 278 LE MONDE INVISIBLE. pélents, plus facilement que ceux qui poursuivent 11! < il ' -Mi! Il, fil ^ l"l li-;;r^.b^^k^^^^ ^ ■ ^iI•l||l•^!:^ i ! ' ;;''';i^y.l^- "^J Fig. lOi. — La punaise. ''j-'^ :""Li. .j",\m>A-nf ii. les rats dans nos égouts. Mais on enfermerait à Clia- renlon le novateur par trop téméraire qui oserait rêver LES ENNEMIS DE NOTRE REPOS. 279 rextirpalion de races dont la fécondité ferait rougir les poissons, si les poissons savaient jamais rougir. Il suffit qu'une femelle pleine échappe au massacre pour que la nation vermineuse soit sauvée des mains delà civilisation contre laquelle elle maintient victo- rieusement ses droits. Si les annales de la race pédi- culaire étaient connues comme elles méritaient de l'être, elles jetteraient un grand jour sur les nôtres. On reconnaîtrait par la simple énumération de ses périodes de gloire combien ont été terribles les épo- ques néfastes que quelques sophistes célèbrent encore comme le triomphe de l'esprit sur la matière. En enre- gistrant les victoires de cette race hostile, on verrait que les défaites de la raison, et les invasions de tiibus barbares livrent les descendants des maîtres du monde à la vermine qui pullule dans les haillons. Le parasite externe n'a point seulement pour lui la fécondité, mais la rapidité de la croissance, disons mieux, la vitesse vertigineuse avec laquelle ses géné- rations se succèdent les unes aux autres. Il faut trente ans pour former un homme, trente jours voient naître et grandir une puce. La courte période d'un mois lu- naire suffit au germe pour se changer en œuf, à l'œuf pour donner naissance à la larve, à la larve pour parcourir le cycle de son existence, pour filer le cocon où elle complète sa métamorphose. Trente jours après la conception, l'insecte parfait a terminé le cycle de toutes ses métamorphoses, il jouit de toutes les bril- lantes facultés qui le distinguent à la Heur de son âge. Les armes qui ont été improvisées pendant ce déve- loppement si rapide, méritent certainement d'attirer l'attention des philosophes. Est-ce que ce ne sera pas une consolation pour nos piqûres, que de savoir que la na- 280 LE MO^DE INVISIBLE. ture a employé un art sublime pour armer le myrmidou qui nous déchire. C'est nous rendre en quelque sorte Jiommage que de nous faire tenailler avec des pinces et des tarières si élégantes et si sûres. La première fois que je vis un pou vivant, c'était sur ma poitrine. Je venais de passer de longs jours sur la paille du lazaret d'Alger, où avaient défilé des milliers de prisonniers en débarquant des navires de guerre. Cette vue me fit horreur, je passai de longues heures à me laver, à m'éplucher de mon mieux, et la nuit je couchai sur la dure. Mais la vermine me gagnait mal- gré moi, et je dus me résigner à être changé en cité amhulante. Mes gardiens ne m'avaient point retiré une loupe qu'ils n'avaient pas vue en retournant mes po- ches, et je pris mon mal en patience ! La tète de la punaise, malgré deux gros yeux hien timides, un peu bêtes, dont elle se trouve ornée, ne semble pas douée d'une organisation bien terrible ni qui fasse beaucoup d'honneur à l'imagination de l'ar- murier invisible. 11 faut la retourner sur le dos pour voir cet étui aigu que la liaive punaise cache à tous les yeux comme si elle en ignorait tout le prix; qu'elle me paraît loin de comprendre son bonheur, de se douter que la nature lui a confié un de ses chefs- d'œuvre, une magnifique pompe à sang! Qu'il est ad- mirable en effet cet appareil hydraulique, que je crois sans analogue dans l'industrie humaine! Figurez-vous, si vous le pouvez, un tube qui renferme, dans son inté- rieur, des soies d'une ténuité infinie, chacun de ces petits poils semble mené par une sorte de muscle or- ganisé de manière à lui imprimer un mouvement indi- viduel dont il a été fort d illicite de comprendre le but. LES ENNEMIS DE NOTRE REPOS. 281 L'animal avant enfoncé son dard dans la peau de sa victime, ne se borne point à attirer le liquide vers sa bouche, de l'attirer par quelque mécanisme plus ou moins analogue à celui de nos pompes. Un spirituel naturaliste a comparé ce repas des punaises à un dé- jeuner de mandarins chinois saisissant leur riz grain à grain avec de petits bâtons. Mais que ce mandarin, parasite de notre épiderme, doit être plus habile que celui qui suce le budget du Céleste Empire, car il pêche un à un les globules qui nagent dans nos veines à l'aide d'une disposition que notre industrie n'est point en- core parvenue à imiter. Le globule saisi à son passage monte de poil en poil ; c'est en faisant la chaîne que le petit vampire amène sa proie jusqu'à l'extrémité su- périeure de son tube intestinal. Ni la puce ni la punaise ne nous font courir des dan- gers comparables au cousin, à cet être dont le nom seul nous démange ; car, admirablement organisé pour le vol, comme nous avons été obligé malgré nous de le reconnaître, il l'est encore peut-être mieux pour le carnage. Nous avons déjà retracé ailleurs la figure élé- gante de ce redoutable buveur de sang dont tout le monde connaît malheureusement trop bien la forme svelte et hardie. Nous avons déjà fait admirer ses beaux yeux saillants, ses antennes merveilleusement frangées, son abdomen sculpté en anneaux délicats et flexibles ; mais, pour rendre à ce petit carnassier la justice qu'il mérite, il faudrait le voir sur son terrain, acharné sur la proie qu'il poursuit, et perché hardiment sur le bras du colosse qu'il déchire, et suce à la fois. Supposez que la trompe de l'éléphant renferme un glaive comme celui du narval, que ce long tuyau musculaire et flexible lui serve à la fois de point t>82 LE MOiSDE LNYISIBLE. d'appui et d'étui, vous aurez à peu près l'idée de l'armure de ce dragon ailé. Qui eût deviné que la gaine de ce dard acéré a été Fig. lOu — Le cousin enlbncant son dard. pourvue d'une fente très-mince qui lui permet de se replier sur elle-même avec une facilité vertigineuse? Mais ce n'est pas tout, la nature a craint que ce petit LES ENNEMIS DE NOTRE REPOS. 285 vampire ne fut troublé pendant qu'il creuse ce puits artésien dans notre chair ; elle lui a donné en outre, admirons ce raffinement merveilleux, une salive narco- tique, qui jouit de la propriété d'engourdir toutes les parties atteintes. Quand le suc soporifique s'est dis- sous dans nos veines, la réaction est terrible, la blessure nous démange, mais hélas, il est trop tard pour châtier le téméraire, qui a disparu. Ne dirait-on point que ces êtres gracieux sont pré- posés à la garde des eaux stagnantes qui vomissent dans le monde tant de miasmes invisibles, ennemis sourds mais terribles de notre repos, de notre vie même ! Heureusement, leur aiguillon ne nous laisse point de trêve ; il nous oblige à fuir ces lieux, oia nous pourrions dormir d'un sommeil trop souvent sans réveil . Est-ce que les insectes qui habitent sur notre corps quand notre indolence favorise leur développement, ne sont point aussi un fléau éducatoire? S'il en est autrement, comment se fait-il que leurs dimensions semblent calculées de manière à échapper au doigt vengeur, à la portée duquel ils se trouvent presque toujours lorsqu'ils exercent leur utile minis- tère? D'où vient alors cette règle, pour ainsi dire générale, qui fait que la taille du parasite externe est en raison inverse du carré de la douleur qu'il nous inflige? Suivez, si vous l'osez, la progression effrayante, et vous verrez que le pou, nain pour la puce, est géant pour le sarcopte de la gale. En effet, la puce ne fait qu'une piqûre presque inoffensive, tandis que le pou sait causer une démangeaison déjà bien vive. Quant au sarcopte, qui parait être le dernier terme, il produit des brûlures pires que celles d'un charbon ardent. 284 LE MO>'DE INVISIBLE. C'est surtout parmi les petits de ces petits que vous admirerez l'armure admirablement construite pour le régiment auquel appartient le lutteur. Peut-il en être autrement pour un animal pâturant sur une prairie vivante qui tremble convulsivement de rage, et que l'ongle en délire vient labourer! Combien le rostre de la taupe des hommes ne doit-il pas être plus parfait que le museau de la taupe des champs ! En effet, le sarcopte des prés fouille une terre inerte, qui ne cherche jamais à se venger des blessu- res qu'on lui inflige, et qui malgré tous les travaux des êtres qui l'habitent, parcourt impertubablement sa route autour du soleil. Mais la taupe de l'épiderme trace son sillon rougeâtre dans la chair d'un être sen- sible et intelligent, dont la première pensée est une pensée de vengeance ; aussi le sarcopte est-il d'une agilité très -grande, non-seulement comme fouisseur, mais encore sur la peau comme coureur. En dix minu- tes, il se rend de l'épaule au poignet, distance immense pour lui, puisqu'elle dépasse trois ou quatre mille fois la longueur de son corps. Toute proportion gardée, c'est la vitesse d'un cheval au galop. S'il conservait sa rajtidilé en prenant la taille du célèbre Gladiateur, nul doute que le sarcopte n'arrivât à gagner une course de fond. Cet animal immonde me paraît merveilleux, parce ([u'il réalise le type que j'ai rêvé, hélas! un jour où j'avais perdu un ami qu'un affreux mal de poilrine a fait mourir dans mes bras. H me semblait qu'un pas nouveau dans l'organisation des animaux serait de les dispenser de respirer l'air atmosphérique avec des organes aussi délicats que nos poumons. La peau de ce sarcopte merveilleux eslsifmeet siroséequelestrachées indispensables au commun des insectes seraient du LES ENNEMIS DE NOTRE REPOS. 285 luxe pour un patricien qui respire à son aise sans pou- voir se douter de ce que c'est que respirer. Fig. 106. — Le sarcopte de l'homme. S'il voyage sur notre carcasse avec une vitesse si 28G LE MONDE INVISIBLE. prodigieuse, c'est qu'il est pourvu d'un magnifique squelette extérieur. Des plaques dures servent de points d'appui aux muscles robustes dont il fait un si bon usage. Ce n'esl point cependant qu'il soit vagabond de ca- ractère. lUen n'est plus paisible que le mâle, si ce Fig. 107. — Sillon tracé par un sarcopte dans iuiq peau humaine et passant près de deux poils. n'est pourtant la femelle, qui est un modèle d'esprit de famille. Généralement celle bonne mère reste ren- fermée dans ses galeries sous-cutanèes. Elle y vil à son aise à peu près comme le rat dans un fromage. Quand on explore son sillon avec un grossissement suf- fisant, l'on reconnaît ses bivacs à ses déjections, aux débris provenant de ses différentes mues. Entourée de viande fraîche et vivante, cette carnassière ne néglige rien de ce qui peut rendre sa vie commode et heureuse. LES EN.NEMIS DE NOTRE REPOS. '1^1 Comme il lui faut respirer à pleine peau, elle pratique, de distance en distance, dans l'épiderme de son hôte, des soupiraux quelquefois élégamment taillés en ogive. Celte recluse laborieuse a l'amour du gothique. Les travaux gigantesques qui s'accomplissent dans notre chair, ces circonvallations rougeâtres, sont le fruit de l'amour maternel, sentiment qui fait accom- plir à lui seul plus de merveilles que tous les autres ensemble, non-seulement à l'insecte, mais à l'être hu- main lui-même. Si le sarcopte ne se savait destiné à engendrer des êtres pareils à lui, il irait peut-êlre vagabonder de poil en poil, de duvet en duvet. Les paysages cutanés doivent être si séduisants pour un insecte ayant la moindre dose d'imagination! Dès qu'elle a pondu, la femelle du sarcopte ne perd pas de temps à faire ses relevailUes : la vie est si courte et si précaire ! Elle répand à la hâte une sorte d'humeur vésicanle, qui développe un petit bouton, tombeau vivant sous lequel sont enfouis les sarcoptes de l'avenir. Comme on le voit, nous sommes transformés en couveuse involontaire par cette mère incomparable. Voilà une confiance qui nous fait beaucoup d'honneur. XXXI NOS INTIMES Qui n'a contemplé avec effroi ces ténias enrubanés que les pharmaciens exposent souvent derrière les vitrines de leur officine, sans doute comme un moyen de réconcilier les passants avec la médecine? On hésiterait moins à payer les drogues dix fois leur valeur, si l'on voyait les terribles crochets à l'aide des- quels cet hôte effrayant de nos entrailles se cramponne aux parois de notre tube intestinal. L'on ne marchan- derait plus l'écorce de grenadier en apprenant que chacun de ces mille segments aplalis est susceptible de peupler un monde, et que le monstre composé de lant de segments n'est qu'un long chapelet d'ovaires prêts à nous infecter. Heureusement la nature a mis des bornes singuliè- rement efficaces à l'explosion de celle fantastique NOS INTIMES. 289 fécondité, car le grain de pollen a peut-être plus de chance pour fructifier un lointain ovaire que Tœuf de ténia pour tomber sur les conditions favorables à la vie du jeune être qui en sortira. Le ténia ne peut se développer sans s'expatrier, sans quitter l'homme sa patrie, pour compléter son éduca- tion dans une chair étrangère! Le porc et le mouton doivent l'héberger sous une forme intermédiaire, pré- paratoire. Le monstre doit parcourir les phases de cette existence provisoire, afin que les longs replis 'de sa forme définitive viennent se dérouler dans les replis d'un intestin humain. Le cycle de cette existence étrange comprend de toute nécessité le séjour suc- cessif dans deux hôtelleries différentes, deux hôtelle- ries dans lesquelles il doit être porté successivement par le hasard, car il n'a point d'organe pour courir au- devant de ses destins : il ne saurait hâter leur accom- plissement. Pour lui le ciel doit tout faire. Ce n'est pas à lui que l'on peut dire : Aide-toi, le ciel f aidera. Comme le héros de la Fable qui était homme sur la terre et dieu dans les enfers, cet animal ténébreux prend deux formes distinctes, en harmonie avec les deux milieux qu'il habite l'un après l'aulre. Il est hum- ble cysticerque , le traître ! chez les espèces infé- rieures; chez nous seulement il étale ses innombrables anneaux! Il y a même une partie de sa vie p^idant laquelle il est renfermé dans le fond d'une ceUule. La première partie de sa triste odyssée se termine par une captivité obscure, ténébreuse. Le microscope nous permet de voir le parasite au- quel le porc lègue sa vengeance. 11 est enfermé dans le fond d'une caverne creusée au milieu des organes charnus de son hôte. 19 'JOD LE MOÎSDE INVISIBLE. Abrité derrière cette masse de viande, il échappe à toutes les préparations culinaires préliminaires. Il attend que, trop épris du jambon mal fumé d'outre- Pihin, nous venions faciliter ses transformations der- nières ! Quand j'étais jeune, je craignais le perce-oreille dont ma bonne Philiberle m'avait raconté l'histoire et je n'osais m'endormir sur les prés! Qu'était ce danger chi- mérique auprès des tortures que ces hideux prisonniers peuvent nous faire subir! Les anciens croyaient à l'existence de la salamandre, animal qu'ils plaçaient au milieu des flammes. Le mi- croscope nous enlève presque le droit de nier cet être fantastique, car il nous montre des animaux qui nais- sent, grandissent et meurent au milieu de liquides destinés à dissoudre toute matière organique, et qui sont pour ce qui est en vie plus terribles peut-être que le feu lui-même. Examinez également avec le plus grand soin ce qui se passe au fond des tumeurs, petits mondes fermés qu'habitent les cœnures. Surmontez le dégoût et l'hor- reur profonde que vous inspirera ce spectacle, et vous trouverez plus d'un enseignement précieux en étudiant cette image d'un enfer destiné sans doute à châtier les damnés de la dernière catégorie. Vous y verrez un liquide d'odeur repoussante, habité par de petits serpents dont la tête est armée de cro- chets menaçants et qui se livrent sans relâche à mille contorsions hideuses. Leur corps, composé d'un noni- i)re infini d'anneaux, est agité par des convulsions qui n'ont rien de terrestre. On dirait que ces êtres ont conscience de leur abjection, et que leur seul désir est de fuir loin de ce lieu d'horreur. Mais les malheureux Fig. 108. — Le pou sur une mèche de cheveux. NOS INTIMES. '293 sont doublement esclaves. Non-seulement ils se trou- vent emprisonnés dans l'intérieur d'une membrane dont l'épaisseur est pour eux prodigieuse, mais encore la partie inférieure de leur corps est indissolument attachée à la paroi même qui limite leur cellule. Ne faut-il pas considérer les habitants de ces récep- Fig-. 109. — Parasite du sang. Fig, 110. Cœnure. lacles infâmes comme des germes malheureux en- fermés dans des limbes et qui n'ont pu être appelés à l'honneur de concourir à la fonction d'êtres complets? Car il n'y avait que cet instrument étrange qui put leur donner naissance. Si la lutte pour l'existence était, comme le veut Darwin, un instrument de progrès, il y a bien des siè- cles que nous serions plus parfaits. Car la lutle çom- '294 LE MONDE mVISIBLE. mence en nous : voilà que des affamés, la mouche de la graine du chou et celle de la farine, se précipitent dans notre tube intestinal. Ils viennent poursuivre leur proie jusqu'au fond de nos entrailles; ils bravent vic- torieusement, hélas ! le danger d'être digérés î Voilà donc deux étages d'appétits, le nôtre et le f^' ■ "''' y^m Fig. 111. — Tête du ténia avec ses crochets. Fig. 112. — Un des anneaux du ténia. leur, aux frais d'un être unique. Ce qui est étrange, c'est que les parasites produits par ce que nous ap- pellerons un démembrement de nos forces vitales, ne Fig. Ilô.— Crochels du U'nia. sont pas réellement dangereux comme les étrangers, introduits par ruse ou en forçant les obstacles mis au passage des Gibrallars ou des Dardanelles qui séparent IN'OS I^•TIMES. 295 le microcosme du non-moi. Les intimes ne commen- cent à devenir gênants, que lorsqu'ils cessent de res- pecter l'hospitalilé que nos organes paraissent destinés à leur offrir. Ils sont à peine désagréables aussi long- temps qu'ils se contentent des logements que la nature leur a préparés. Les ascarides lombricoïdes peuvent exister par pa- quets dans les intestins des enfants sans apporter un trouble notable dans leur économie. La seule chose nécessaire, c'est qu'ils ne devieunent point assez nom- breux pour obstruer mécaniquement les viscères. Le grand danger ne commence pour l'hôte que lors- que les fils de la maison sont séduits par l'ambition des voyages, lorsqu'ils veulent faire leur tour de l'homme, qui est leur univers. C'est ce sentiment désordonné auquel obéissent les larves remuantes qui labourent si cruellement la cer- velle des moutons. Alors, en effet, ces hideux animaux creusent de longues galeries dans la pulpe blanchâtre, et leur victime ne tarde point à périr dans d'affreuses souffrances. La manière dont les intimes viennent du dehors est aussi merveilleuse que les plus incroyables métamor- phoses d'Ovide. Semez des œufs du ténia sur le four- rage, et le paisible herbivore qui aura le malheur de s'en nourrir récoltera dans son estomac ces terribles cœnures qui s'attaquent au centre mystérieux où la pensée s'élabore ! Par quels moyens le terrible voyageur sort-il du tube intestinal de sa victime? Qui lui a donné l'intelligence de se diriger à travers la chair palpitante? Va-t-il écouter la douleur, savourer les tourments que sa vic- time endure ? Quelle est la boussole qui permet à ce 296 LE MONDE INVISIBLE. mineur de diriger ses chemins couverts? Où a-t-il puisé ces connaissances anatomiques profondes qui lui sont nécessaires pour choisir sa route dans ces ténèhres profondes? Car il ne saurait atteindre son développement, s'il n'était doué de la faculté de décou- vrir la seule porte par laquelle il puisse atteindre la masse cérébrale qu'il convoite. Qu'est-ce qui apprend à ce rôdeur étranger la place du trou occipital? 11 y a d'autres parasites, moins ambitieux, mais à peine moins cruels qui habitent les nerfs. Ceux-là voient passer les sensations que le cerveau recueille, les ordres télégraphiques que nous expédions à nos membres ; on peut dire qu'ils nagent en pleine intelli- gence. Ils ignorent cependant, sans contredit, l'exis- tence de la raison. Ils nieraient certainement qu'il y a des idées dans le monde, ces vers dégradés qui habi- tent les vertèbres des penseurs. Sommes-nous moins coupables quand nous, qui vivons au miheu des splen- deurs de la nature, nous nous refusons à reconnaître l'excellence de la divine raison? Il n'y a pas d'organe où le microscope ne nous montre des habitants. Hier on découvrait un néma- toïde qui a élu domicile dans le larynx d'un chanteur. Cet invisible, qui produisait un si grand trouble dans une des meilleures voix, eût-il été fondé à nier l'exis- tence de l'harmonie? L'autre jour on annonçait à l'Académie que le globe de l'œil des nègres du Gabon est le séjour favori d'un filaire. Ce ver étrange aime à vivre pelotonné sur Uii-mème. Quand on le laisse en paix, il ressemble à une granulation imperceptible; mais est-il réveillé par crainte de quelque danger, il se développe avec une agilité surprenante, et sa longueur, dix fois, cent NOS INTIMES. 297 fois, mille fois cenluplée en un instant inappréciable, atteint en un clin d'œil une longueur de plusieurs centimètres. Ce parasite, qui semblait le symbole de l'indolence, acquiert alors une agilité surprenante. Il faut développer une dextérité merveilleuse pour le saisir au moment où l'extrémité de son corps arrive à Heur de l'œil. Nos eaux intérieures, c'est-à-dire les torrents qui circulent dans nos veines, dans nos artères, sont peu- plés par d'imperceptibles carnassiers. Qui sait s'ils ne dévorent pas les globules si admirablement organisés, . comme les barbillons et les brochets se saisissent des goujons et des gardons qui nagent dans la Seine ? Nous avons nos poissons d'eau douce et nos pois- sons d'eau salée. Les uns restent confinés dans nos veines. Les autres se plaisent au milieu du sang ver- meil. Les uns et les autres ne sont que de pauvres vers aveugles entraînés par de violents tourbillons dont ils ignorent la cause. Si le torrent qui les a vus naître se ralentit, sont-ils assez intelligents pour com- prendre que nous tombons en syncope ? S'il s'accélère, iront-ils deviner, je vous le demande, que nous avons la fièvre? Certes, nous ne devrions point nous atten- dre à trouver dans ces êtres une union si intime des corps que nous serons invinciblement conduits à son- ger à l'union des âmes. Cependant nulle part nous ne rencontrerons d'existences si intimement liées l'une à l'autre, tout en demeurant spécifiquement distinctes, car le mâle ne peut rester pendant un seul instant isolé de sa femelle; les deux conjoints sont nés l'un pour l'autre. Jamais ils ne se sont quittés un seul instant, ce Roméo et cette Juliette. Ils devront mourir à la même heure. 298 LE MONDE INVISIBLE. •Le mâle, plus robuste, comme il convient à son sexe, porte sa femelle attachée à son cou. L'heureuse épouse, la dame de cet étrange galant, est renfermée dans un profond sillon creusé sur la poitrine de son seigneur et maître. C'est au fond de ce réduit qu'elle trouve abri, défense, nourriture. Quelle voie féconde n'est point ouverte à la méde- cine par l'étude de ces intimes ! Combien il serait es- sentiel de bien comprendre les mœurs, les habitudes des êtres qui produisent peut-être la plupart de nos maladies! Peut-être, en effet, pourrait-on triompher de la phthisie la plus rebelle si l'on savait comment s'y prendre pour arrêter le développement du fucus qui habile dans les poumons des poitrinaires! Est-il sur qu'il ne soit qu'un hôte indifférent, ce vibrion qui se trouve constamment dans les déjections de choléri- ques? Est-ce un hasard sans importance qui fait qu'un être voisin de ce ver lugubre sort du corps des malades atteints de fièvre typhoïde ? Souvent le monde extérieur nous envahit avec une vio- lence inouïe, sans attendre que la mort ait livré notre dépouille à la putréfaction. Horreur! il y a des gens qui auraient besoin d'être embaumés de leur vivant. Une foule de tribus barbares appartenant à toutes les tribus du monde des petits nous assiègent. Les pai- sibles coléoptères se mettent eux-mêmes quelquefois delà partie. A qui se fier si nous pouvons nous sentir dévorés par ces légumistesl On a abattu des bœufs qui portaient dans l'œso- phage des familles entières de sangsues avalées vi- vantes à l'état microscopique, et depuis lors attachées à la membrane qui est devenue leur patrie. mS INTIMES. • 299 Quelquefois ces enuemis prospèrent si bien dans les voies respiratoires que leur avidité finit par leur être fatale. Gorgés de sang, il empêchent l'air de cir- culer dans les bronches. Amenant la suffocation de leurs hôtes, il ne tardent point eux-mêmes à périr, vic- times de l'hospitalité involontaire dont ils ont abusé. En Egypte, en Espagne, en Algérie, on a été sou- vent obligé d'ouvrir la gorge à des soldats qui étouf- faient, parce que leurs hôtes se gorgeaient de sang. Jamais ils ne s'étaient trouvés à pareille fête dans les mares, les eaux croupissantes! Il paraît que de jeunes punaises, animaux pourtant fort timides, s'introduisent dans le nez des dormeurs, ({ui sont perdus si, en dormant, ils ne peuvent éternuer assez fort pour balayer les importuns. Nul abri plus sûr pour nos intimes contre les atta- ques de l'homme que les cavernes ténébreuses de notre organisme. Parfaitement à l'abri dans les parties supérieures des narines, des insectes y vivent comme des chauve- souris dans une grotte dont les parois suinteraient une eau un peu visqueuse. Il n'est point étonnant qu'ils y subissent parfois toute la série de leurs métamorpho- ses, car on en comiait que le suc gastrique ne dé- range pas! Des mouches amenées dans l'estomac à l'état d'œufs ont échappé à la digestion ; elles en sont triomphalement sorties à l'état de larves. L'oreille paraît une hôtellerie particulièrement fré- quentée. On comprend, ma foi, qu'il en soit ainsi quand on voit combien certains vers sont peu délicats dans le choix d'un refuge ; car on a saisi des rôdeurs qui se contentaient de loger pour ainsi dire à la nuit dans le fond d'une ulcération cancéreuse. 5C0 LE MONDE ^'VISIBLE. La larve de la mouche hominivore se développe avec une rapidité qui tient du miracle. Ici c'est un jeune homme dont l'œil, attaqué par les chenilles carnassières, est dévoré avant qu'on puisse venir à son secours. D'autres fois, c'est un vieillard rongé par des vers établis dans l'épaisseur de ses joues, cantonnés dans l'intérieur de ses gencives; de ces retraites, il sort une armée comparable à une volée de sauterelles, à une horde de Tartares envahissant une Chine qui n'a pas de murailles. . Tout le monde a lu sans doute l'histoire de ce (io- saque, endormi près d'un charnier, et envahi par les chenilles émigrant des carcasses voisines. On ne put le débarrasser des vers qui l'avaient pris pour un cadavre et qui n'en eurent point le démenti. On a vu un criminel dévoré vivant pendant les jours qui précédaient son exécution à mort et dérobé aux bourreaux par la vermine toute-puissante. Ce ne sont pas seulement des malheureux aban- donnés de tout secours qui sont ainsi déchiquetés vifs. Les peuples foulés aux pieds par les armées humaines ont été sauvés quelquefois par les vers. On a vu des conquérants arrêtés dans leur victoire, saisis par la vermine vengeresse, hideuse exécutrice des malédic- tions d'en haut, accomplissant l'œuvre de la justice humaine impuissante! Ne faut-il point avouer qu'elles ont trouvé le moyen de faire (jrand ces larves impi- toyables dévora!it des tyrans sur leur trône, au milieu de leurs gardes impuissantes ! N'attristons pas plus longtemps l'esprit du lecteur par dos tableaux qui seraient immondes s'ils ne mon- traient la puissance du principe de vie, de ce prin- cipe qui ne saurait dégénérer , qui ne saurait déchoir ! NOS INTIMES. .lOl Que ceux qui, contre toute évidence et contre toute raison, font du moi le pôle du monde moral, réfléchis- sent à ces épouvantables emboîtements d'existences, à ces luttes affreuses dont la personne humaine est si souvent le théâtre ! Quel enseignement ne devons-nous point au mi- croscope, qui nous apprend que dans ce monde, où la place ne manque guère, nous sommes réduits de notre vivant à disputer à des existences étrangères la sui)- stance de notre propre corps! On voit bien qu'elle nous appartient à peine, que nous ne l'avons qu'en location. Si nous hésitons à déménager quand il faut payer le terme au grand propriétaire, des millions do petits huissiers viendront nous mettre dehors. XXXIl LES HYDRES Voyez-vous celle branche de saule que le vent d'o- rage arrachait il y a quelques jours aux arbres voi- sins? Elle flolle à la surface de l'eau que la chaleur a rendue fétide, elle nage environnée d'une écume ver- dûtre. Saisissons délicatement ce débris; regardons avec attention les feuilles à moitié putréfiées qui y sont atlachées. Nous ne tarderons point à nous assurer qu'elles portent un nombre immense de cy- lindres visibles à l'œil nu. Quand Tremblay les aper- çut pour la première fois, il les prit pour quelque dépôt de vase gluante ; il n'y attacha aucune im- portance. Mais il finit par reconnaître, à son im- mense stupéfaction, que ces excroissances délaissées s'agitaient convulsivement toutes les fois qu'il les louchait. LES HYDRES. 505 Tout en s'occupaiit de l'éducation du jeune comte Henry Bentick, futur ministre du roi d'Angleterre, le laborieux précepteur, qui connaissait par cœur This- toire de la sensitive, ne trouva pas que cette observa- tion fût suffisante pour que l'on pût dire à l'être étrange : « Tu appartiens à la grande classe des ani- maux. ^) 11 le mit en morceaux, et chaque fragment donna naissance à un individu complet. Ceci semblait indiquer une plante se reproduisant pas bouture. Beau mérite, belle récompense de tant d'observations! C'é- tait bien la peine de battre si longtemps l'eau d'une mare puante ! Cependant Tremblay ne se rebuta pas ; il regarda et regarda encore! 11 reconnut, après avoir continué longtemps son espionnage, que l'être ambigu n'est point attaché aux branches. Si l'hydre fait corps ayec la plante qui la porte, c'est que tel est son bon plaisir. Dites que c'est un végétal si vous y tenez, à condition que vous ajouterez que c'est un végétal vo- lontaire. En effet, quand l'hydre veut bien s'en donner la peine, elle marche, ma foi ! aussi bien que les che- nilles processionnaires. Vous voyez d'abord la tête qui s'incline, et qui se rapproche lentement de la tige que l'animal veut par- courir. Bientôt cette tête fait prise et le corps courbé du petit promeneur se bande comme un ressort. Mais, ô merveille î voilà maintenant la racine qui se détache, elle glisse lentement le long de l'écorce ; elle se rapproche de la tête 1 Encore quelques instants, et les deux extrémités se touchent; alors le corps se gonfle par un étrange effort de volonté, puis les rôles changent ! Voilà la racine qui se fixe de nouveau, comme si l'hvdre voulait choisir une nouvelle de- 504 LE MONDE INVISIBLE. meure. La racine se colle à son tour, et la tête qui s'abandonne est lancée avec force dans la direction que l'être a visée. Le génie déréglé des Orientaux a créé les sphinx, les harpies, les dieux à cent bouches, à mille bras, à quarante visages; mais un animal qui n'a rien, et qui cependant peut posséder tout ! L'infini et le néant se donnant la main au fond d'un verre. Si vous regardez l'hydre avec le plus puissant mi- croscope, vous ne découvrirez pas la moindre trace d'un œil quelconque, ni rien qui y ressemble. Cepen- dant, placez cet être sans yeux dans un bocal transpa- rent, vous verrez qu'il se déplace lentement et se rend du côlé de la lumière. Quoi ! faut-il brûler tous nos livres et déclarer notre science impuissante parce que ce petit cylindre est en état de fournir une course de vingt centimètres par jour quand il fait bien chaud et qu'il se sent pris d'hu- meur vagabonde? A quoi nous sert-il d'avoir établi sur des bases solides notre supériorité en face de la fourmi et de l'araignée, si cet obscur habitant des eaux vient nous montrer que tout est vanité dans l'organisation si sa- vante dont M. le Pileur a montré les merveilles ^ Fn effet, sans organes spéciaux, des ôlres infiniment })lus petits que nous, peuvent accomplir des faits analogues à tous ceux de notre vie organique. Ils se déplacent sans pieds, ils se saisissent de leur proie ■ sans main ils la digèrent sans estomac, peut-être pen- sent-ils sans cerveau, car il semble que sans œil ils aient la notion de la lumière. ^ Les merveilles du corps humain (Bibllolhcquc dos merveilles). LES HYDRES. 305 L'hydre, si elle était anatomiste, se rirait de bon cœur de la complication des organes dont nous sommes fiers. Gomme elle se croirait déjà supérieure à nous, d'une essence plus divine, si l'orgueilleuse pou- vait se rendre compte de la nuillitude d'appareils dont se trouve surchargé notre corps ! Fig. 11 i. — Hydre d'eau douce. Faut-il admettre que cet animal favorisé peut con- templer, sans intermédiaire d'aucune sorte, les rayons du soleil avec lesquels nous ne sommes mis en rapport que d'une façon si complexe. Ne valent-ils pas mieux que nous? ne sont-ils point sculptés avec une chair plus raffinée ces habitants innombrables des eaux féti- des qui n'ont besoin ni de muscles, ni de nerfs, ni de 20 5UG LE MONDE INVISIBLE. cristallin, ni de rétine, ni d'hémisphères cérébraux. 0 prodige des prodiges ! ô merveille des merveilles ! Retournez l'hydre comme un gant, l'animal ne semble pas s'en apercevoir; il continue à digérer. Le dedans, ci-devant estomac, est une peau qui semble n'avoir exercé aucune fonction depuis la naissance. Quanta la peau, elle digère avec autant d'activité que si elle n'avait point fait un autre métier dans son en- fance. C'est ainsi, s'il est permis de comparer les pe- tiles choses de nos révolutions humaines aux grandes évolutions des plus petits objets de la nature, que l'on vit lors de la chute du système de l'écossais Law des laquais monter dans le carrosse derrière lequel ils se tenaient debout jusqu'alors, et peut-être même des maîtres heureux de prendre la place que leurs valets avaient occupée jusqu'à ce jour. Puisque vous tenez dans vos mains ces êtres, je vous engage à vous familiariser avec eux, à étudier leurs mœurs. Vous verrez leur industrie si grande qu'ils savent se servir de leur bouche inférieure pour s'atta- cher à la surface de l'eau comme ils se fixaient à celle (le la branche. Grâce à la capillarité, ils flottent pai- siblement, aussi tranquilles que certains insectes reposent sur le liquide qui les porte. Mais jetez mé- chamment une petite gouttelette sur le petit orifice qui tient suspendu le singulier émule de l'homme-mouche, et vous verrez qu'il disparaît parce que la capillarité a perdu sa puissance! Quelquefois on voit éclater entre deux hydres voisi- nes des rivalités terribles ! Elles luttent avec autant d'acharnement pour la capture d'une proie microsco- pique que deux grandes nations se disputant la con- quête d'une province. LES HYDRES. 507 Souvent les deux sœurs j abuses saisissent l'ex- trémité d'un même ver, chacune avale son cô!é jus^: qu'à ce que les deux appétits rivaux se touchent tête à tête. Mais notre monde est trop ami de la lutte pour que deux estomacs puissent digérer l'un prés de l'autre sans chercher à se digérer l'un l'autre. On voit le phis petit des deux dévorants avalé progressive- ment par son lival. 11 disparaît et il est digéré parce qu'il fut oulrancier jusqu'à la mort. S'il avait lâ- ché prise, il pouvait recommencer en choisissant mieux son heure! Que d'enseignements dans cette pourriture ! L'hydre paraît ne jamais s'inquiéter de la taille (le la proie à laquelle elle s'adiesse, sans doute parce qu'elle sait que sa peau est douée d'une élasti- cité prodigieuse. Elle connaît tous ses avantages et n'a pas besoin qu'à l'école primaire un professeur lui ap- prenne que son sac peut s'étendre au gré de ses désirs. Vous serez certainement effrayé de ces tentacules si fins, si menus, visibles seulement à la loupe, retenant, comme paralysés par une puissance magique, des poissons mille fois plus gros, mille fois plus vivaces que l'être qui va les engloutir. Vous vous demanderez si, plus puissante que l'homme, l'hydre ne peut lancer un choc électrique pareil à celui de la torpille ; mais vous savez que la torpille est une machine voltaïque vivante, tandis que dans l'hydre vous ne voyez rien de tout cela. C'est un tissu homogène qui doit sécréter l'éleclricité de toute pièce, comme l'eau produit des vapeurs, comme il donne naissance à l'instinct, comme il engendre le mouvement vers la lumière. o08 LE MONDE ^VISIBLE. Si nous nous étions l)ornés à étudier le cylindre gélatineux de Tremblay à la vue simple, nous n'au- rions jamais été en état de comprendre comment l'ani- mal s'y prend pour se nourrir; nous aurions bien aperçu ses longs bras, mais il nous aurait été impos- sible d'apercevoir sa boucbe. Une simple loupe a suffi pour mettre finaux supposi- tions les plus bizarres, en montrant l'orifice destiné à introduire la proie dans le corps gélatineux de l'énig- matique animal. Que celle leçon nous serve encore une fois d'ensei- gnement universel! N'attribuons pas à la nature une simplicité qui n'existe que pour notre ignorance et que des instruments plus parfaits feraient peut-être évanouir sans que cependant nous soyons arrivés à rien épuiser d'une façon définitive, car la nature ne nous montre jamais la raison dernière d'aucune chose. N'allons donc jamais nous imaginer que nous sommes arrivés aux colonnes d'Hercule de la science delà nature. Notre procédé scientifique est unique- ment de découvrir une raison prochaine qui à son tour devient la matière de nouvelles recberches, et sert de base à de nouvelles raisons prochaines, de sorte qu'il faut croire à une chance dont le terme se perdant dans l'infini écbappe forcément à nos regards; ne l'oublions point, nous avons partout une bouche d'hydre à dé- couvrir. Qu'ils soient homogènes ou pourvus d'organes d'une petitesse ultramicroscopique, ces animaux, que nous appelons inférieurs, ne possèdent que des proprié- tés communes à toutes les parties de leur corps. On dirait que par des procédés inconnus la nature a ré- LES HYDRES. 501) pandu en quelque sorte uniformémenl dans ces orga- nisations primordiales toutes les facultés que nous possédons à Taide d'organes distincts. Mais ces facul- tés ne sont que d'un ordre inférieur. Aussi serait-il peut-être plus juste dédire que les animaux ont le pres- sentiment de la lumière que le sens qui leur permet d'y voir, c'est-à-dire d'apprécier les formes et les dif- férences des teintes. Si les facultés deviennent plus sublimes à mesure que les espèces se transforment sous l'action provi- dentielle et constante des milieux, c'est en se concen- trant dans les organes, qui perdent toutes les facultés accessoires pour ne garder que celle de leur spé- cialité. Il est possible que le corps bumaia ait perdu la sen- sibilité directe, qui appartient à toute la surface de cette bydre aveugle dont la lumière dirige les pas? Mais en se concentrant dans la libre des nerfs de l'œil, de la substance cérébrale des tubercules qua- drijumeaux la faculté de la vision est devenue bien autrement sublime. Demandez à l'hydre ce que c'est que le soleil. Croyez-vous qu'elle serait en état de vous faire une réponse bien satisfaisante ? L'organe, l'instrument lui-même de la vision, est seul digne de la mission que son maître doit accom- plir. L'œil réticulé a abouti, par suite du travail incessant des forces organisatrices du monde, au globe admirable, merveilleux, qui est abrité dans chacune de nos orbites et qui est doué de facultés presque divines Mais cet œil lui-même est-il le dernier terme de la perfection? Qu'est-il en comparaison de l'œil intérieur ;10 LE MONDE INVISIBLE. qui voit la nature resplendissante de la {)uissance de Dieu? qu'est-il auprès de la conscience qui au milieu des misères de la vie permet d'affirmer, qu'il est faux de dire que la force prime le droit, et que la vérité n'est qu'un vain nom? XXXIII VORTICELLES ET TARDIGRADES Je me rappelle avoir ramassé par mégarde, il y a déjà longtemps, une branche de chêne au lieu de la branche de saule sur laquelle je cherchais d'ordi- naire les hydres de Tremblay. Il y avait déjà long- tem{)s que le vent d'orage l'avait précipitée dans la mare où j'allais pêcher le sujet de mes observations microscopiques. Le bois était recouvert de la gaine gluante, informe, gélatineuse, à laquelle j'étais habi- tué. Mais cette fois, mon microscope se surpasse lui- même. J'ai sous les yeux de ravissants bosquets formés par d'élégantes mucosités, en forêts peuplées de féeriques végétaux. Les feuilles de ces féeriques végétaux ressemblent à de petites clochettes qui s'agitent d'elles-mêmes sans aucun sonneur, car chacune d'elles est un petit animal 512 LE MONDE INVISIBLE. attaché au pédoncule au bout duquel il a fleuri fixé à l'écorce du saule où il ne pleure certainement point la liberté. Ces clochettes ne peuvent ê(re confondues avec de simples fleurs, car chacune d'ellesposséde un estomac et ne se nourrit pas des sucs que de vulgaires racines soutirent du milieu ambiant. Fis. 1 lu. — Vorticelles, animaux à tiges dans divers étals de développement. '&• La partie supérieure est en outre garnie d'une cou- ronne de cils vibratiles qui s'agitent avec une effrayanle rapidité, et qui créent un tourbillon irrésistible, le maelstrom des jnfiniments petits. Malheur à la monade imprudente qui passe dans le voisinage des vagues produites par ces organes in- visibles ! On la voit descendre malgré elle dans cette cavité où des sucs terribles vont la dissoudre avec une VORTICELLES ET TARDIGRADES. 315 épouvantable rapidité. La vorlicelle n'est point comme l'hydre qui peut se déraciner ! Elle ne choisira pas comme sa rivale l'endroit où elle viendra se planter, mais que sa tige est plus parfaite. En effet, la nature lui a donné un long muscle dont elle se sert pour Fig. IIG. — Infusoire rolifère. Fig. 117. — Le stentor prendre un nombre infini d'attitudes singulières, pour se tordre de mille façons bizarres. Supposez des arbustes dont chaque branche possède la faculté de gesticuler, et vous aurez une idée exacte de la richesse des dramatiques paysages quevous offrent ces buissons vivants; certainement ils pourront rendre aux physiologistes plus d'oracles qu'il n'en est jamais sorti des chênes de Dodone. 314 LE MONDE INVISIBLE. Ces vorticelles ont une propriété étrange qui semble dénoter une merveilleuse intelligence des conditions extérieures d'un monde auquel elles doivent pourtant paraître si profondément étrangères ; elles peuvent pour ainsi dire (ruse toutà fait inattendue!) se dérober dans l'épaisseur de leur propre organisme. Le moindre choc, un choc si léger que vous ne l'apercevrez point, suffit pour que le buisson s'aftaisse sur lui-même et disparaisse dans l'épaisseur d'une boule gélatineuse. Dans le monde que nous parcourons maintenant, on ne trouve guère d'organes spéciaux à l'inlelligence. Rien qui rappelle le cerveau, les nerfs, les milles par- lies qui conslituent les êtres supérieurs; mais en re- vanche on peut dire que c'est l'estomac qui règne. Car le microscope nous montre à l'état de multiplica- tion effrayante chez des êtres invisibles cet organe que nous avons tant de mal à remplir, quoiqu'il soit unique, heureusement pour notre repos. Uji seul comme le nôtre ne suffirait sans doute point à ces voraces, qui au- raient tant à grossir s'ils avaient la fantaisie de posséder un jour quelque place dans le monde. Quelques grains de carmin changeant leur océan en mer rouge vous montreront cette merveille. L'estomac, devons-nous même ajouter, est la seule chose importante dans la vorticelle. Comme il arrive, hélas! chez beaucoup d'bommes, celte cavité stoma- chique lui tient lieu à la fois de cerveau et de cœur. Aussi le petit être peut-il se briser en morceaux; cha- cun prospère rapidement, parce que la rupture a lieu de manière à ce que Lintégrilé des estomacs ne soit point endommagée dans ce partage. Notre étonnenient provient évidemment de ce que VORTIGELLES ET TARDIGRADES. 315 nous voyons associée à la vi(3 animale une propriété qui nous semble inhérente au végétal, celle de se re- produire par fragments et boutures ; mais cessons de considérer la réunion comme fatale, et nous serons mieux à même d'admirer la merveilleuse fécondité de la nature. Transportons-nous, par la pensée, à bord de quelqu'une des sphères d'or qui roulent dans les es- paces célestes. Qui nous dit qu'il ne circule pas là-haut des mondes où les êtres supérieurs sont organisés sui- vant le plan des rotiféres? Qui nous dit que l'animal intelligent et sensible qui habite ces plantes à jamais invisibles, ne s'y meut pas dans un milieu tel, que la reproduction normale doive fatalement avoir lieu par bouture? S'il en est ainsi, jamais les races royales ne s'éteignent, il n'y a qu'à mettre en morceaux les vieux princes pour avoir de leur progéniture. Peut-être le mode de génération dont nous sommes si fiers> est-il là-haut réservé aux derniers des infusoires. Peut-être les animaux civilisés qui habitent les pla- nètes les plus magnifiques sont-ils analogues à nos plus humbles punaises, et portent-ils sur leur corps gigan- tesque de petits insectes humains qui les rongent. Mais pourquoi raisonner à perte de vue sur ces mondes lointains. Déjà les petits animaux qui pul- lulent dans les eaux marécageuses et dans le fond des mers, vivent dans des circonstances si différentes des nôtres, que nous ne les connaissons guère mieux que si nous ne les avions vus qu'en rêve. Comprenons bien , que les animaux et les plantes'qui couvrent la surface de la terre sont produits par des forces dont le mode d'action nous échappe quoique nous puissions observer leurs effets de mille manières différentes. Ne pouvant déchiffrer le feuillet qui est entre nos mains, ne 516 LE MO>'DE INVISIBLE. feommes-noiis point archi-foiis de chercher à deviner ce qni peut se passer ailleurs. Toutefois je ne peux m'empêcher de vous confier quelques idées qui me viennent à propos du stentor, ce colosse du monde invisible que je rie peux mieux comparer qu'à une trompette nageant dans les goultes putrides; ce requin des gouttes abuse de sa force, de sa taille immense, — il est au moins aussi gros que le petit bout d'une aiguille, — pour avaler les monades avec une rapidité vertigineuse. Il poursuit même les tardigrades, espèces de monstres analogues jusqu'à un certain point par leurs membres biscornus, aux mam- mifères dont ils ont pris le nom, mais se mouvant d'une façon moins pénible. Si vous faites évaporer l'atome d'humidité dans laquelle le géant s'agite, à mesure que l'eau disparaît, les mouvements deviennent plus lents. Il y a un point où ils sont nuls. Tout le drame s'arrête, le stentor qui tient déjà le tardigrade, cesse de l'en- gloutir, et le tardigrade n'a plus la force de fuir! Vous n'aurez plus au bout de votre microscope que quelques grains juxtaposés, qu'un souffle disperserait et qui semblent à peu près aussi disposés à nager qu'une poi- gnée de harengs saurs entassés dans le fond d'une caque quelconque. Mais jetez cette poussière dans l'eau, ces cadavres se raniment. 11 suffit d'un clin d'œil pour qu'ils reprennent leur agilité première. L'eau qui lait germer lentement les graines les plus actives, n'a pas besoin d'un temps appréciable pour tirer le stentor et le tardigrade de leur somnolence. Le même liquide rend à l'un sa voracité et à l'autre sa timi- dité. Il donne à chacun son instinct, et la vie reprend ses droits à mesure que les muscles retrouvent leur souplesse. VORTICELLES ET TARDIGRADES. 317 Le sable de la vallée de Josaphat ne peut s'àuimer d'une façon plus merveilleuse au son de la trompette de l'archange ! Que devient l'animal pendant ce som- meil aussi prolongé, que celui du blé de la momie ! Par quel artifice caché, impénétrable, cet atome invi- sible à l'œil nu, donne-t-il un pareil démenti au génie de Shakespeare, car il n'a pas deviné ces animaux re- viviscents l'immortel poète, lorsqu'il disait que la vie est un feu « que chacun peut éteindre, mais dont per. sonne n'a trouvé le moyen de rallumer les flammes. » Cette mort apparente est-elle autre chose qu'un som- meil plus profond que le nôtre, et la mort qui nous fait si souvent frissonner, n'est-elle point un sommeil du même genre, c'est-à-dire susceptible de réveil. XXXIV LE CORAIL Rêvons que nous vivons à une époque où des navires sous-marins peuvent conduire les touristes au milieu des forêts d'amphitrites. Nous errons à notre gré au mi- lieu de ces futaies exubérantes de vie dont le splendide aquarium de Brighton ne nous donne qu'une faible image. Les plongeurs qui ont pénétré au milieu du banc des Dermudes, ont à peine entrevu les merveilles, au sein desquelles nous allons nous mouvoir. Des troncs rougeâtres se dressent au milieu de l'Océan, et plus lieureux que nos chênes, ils n'ont à trembler sous le souffle d'aucun vent d'orage. Le rayon de soleil glacé, satiné par son })assage à travers trente brasses d'eau, mais non éteint, vient frapper notre œil fait pour la rêverie aérienne. 11 nous permet cependant de reconnaître un buisson de branches, parlant des LE CORAIL. 319 feuilles tortillées couvertes d'indéchiffrables inscrip- tions runiques, entremêlées d'un fouillis d'arabesques. Voilà que les rameaux rougeâtres se couvrent de gouttes de lait, brillant sur une couche d'un pur ver- millon. Petit à petit ces étoiles blanchâtres grossissent ; bientôt nous voyons que chacune d'elles donne nais- sance à une corolle qui a la couleur du lis et la timi- dité d'une jeune fille; car elle paraît hésiter à s'épa- nouir, et le moindre courant qui d'aventure agite le fonds des eaux, la fait rentrer dans sa retraite. Si le calme renaît assez profond, nous voyons son étrange tissu se développer encore ; alors elle se couvre de franges qui s'agitent dans tous les sens. Parmi ces fleurs il y en a de plus timides encore que leurs sœurs : celles-là ne sont pas rassurées quand les autres s'étalent triomphalement; on en voit de pa- resseuses qui sont lentes à se réveiller sous les ca- resses du soleil. Mais il y en a de convulsives qui se tordent comme des démons et qui effrayent leurs voisines, car, plissées les unes contre les autres, les franges du velours animé ne se peuvent apercevoir. Nul en les voyant si concentrées, si repliées sur elles- mêmes, ne se douterait que cette corolle charmante est recouverte d'un duvet plus délicatement découpé que la plus aérienne dentelle. Ces fleurs ont de l'esprit, car quelques-unes semblent se plaire à se grimer, à se' ren- dre méconnaissables Elles se déguisent sous la forme extravagante d'un disque, portant des raies régulière- ment espacées, et qui ressemblent à une roue. Tout d'un coup, voilà que les bras se rejettent vioiemî?:ent en arrière. Ce lis, mali et narquois peut-être, semble rire de notre surprise. Il n'a pas de langue, il est vrai, mais il s'agite gracieusement ! Il semble venir au-devant ô'iO LE MO>'DE INVISIBLE. de notre main ! Il peut sans danger nous inviter à le cueillir, car il sent qu'il aura tout le loisir de se replier sur lui-même, de disparaître dans le fond de sa ca- verne avant que notre doigt ait le temps de l'atteindre. Nous retrouverons dans ce monde étrange toute la grâce des fleurs que nous admirons à la surface de la terre ! Des parfums, elles en doivent avoir qui font que le maquereau méditatif aime à promener ses écailles argentines au milieu de ces rameaux gracieux dont les fdles des hommes sont fières de parer leur sein. Mais ce qui nous paraît plus merveilleux, c'est de retrouver là-bas une svnthèse de l'immortalité et de la vie, de l'inertie et de l'intelligence ! Si vous croyez que la plante a delà raison, elle vous montre ses tiges plus inertes que celles des chênes. Si vous déclarez que ce n'est qu'après tout un rocher, milles têtes gracieuses viennent finement sourire ! Yous avez devant vous un véritable édifice social dont la base, dont le squelette est le rocher. Mais le couronnement, quel est-il? La corolle libre et intelli- gente. Libre, vous dis-je, quoique vous puissiez, au pre- mier abord, imaginer le contraire. Touchez légèrement le moindre des petits organes qui garnissent les bras de la fleur. Vous verrez que la papille imperceptible se contracte et se réfugie dans le tissu de l'appendice qui la porte. Mais si vous persistez, ce sera le bras lui-même qui se retirera en se roulant dans une spirale. Ne vous arrêtez point, continuez encore, vous verrez l'animal entrer tout entier dans la caverne qui lui ap- partient bien en propre, puisqu'il l'a créée de sa sub- stance, comme vous le reconnaîtrez à ce signe ; la li- berté du polype n'est point endommagée par son LE CORAIL. 321 intime liaison avec ses frères. La fleur n'a pas besoin de recevoir l'autorisation de quelque despote caché, ni de demander conseil à sa voisine pour s'épanouir ou pour disparaître. Jamais le même rayon de soleil ne' réveille à la fois tous les habitants du polypier, car l'unité de sensation et de volonté n'est point, comme on serait tenté de le croire, une conséquence forcée de l'identité de substance. Le germe de ces êtres à deux faces, à la fois uniques et multiples, pierres et fleurs, chairs et ro- chers, se développe dans le sein du tissu maternel. L'animal se trouve d'abord prisonnier au milieu de cette chair gluante, mol intermédiaire entre l'eau et la matière vivante. Autour de son petit corps bientôt gênant, se creuse une cellule qui s'arrondit à mesure qu'il grossit. Quand il est assez grand, il sort de sa cellule par une sorte d'opération césarienne. La paroi membraneuse s'ouvre devant lui, et lui livre passage à la suite d'une série de métamorphoses étranges. Quand l'embryon est devenu assez fort, assez robuste, il se met à déchirer le sein de sa mère, qui, ne pou- vant lui qffiir une résistance efficace, cède bientôt devant ses parricides efforts. Il se tire de sa première prison, non pour conquérir la liberté, mais pour en- trer dans une autre enceinte où il reste captif quelque temps encore. Quand arrive l'heure de la naissance définitive, la larve du corail fait apparition dans l'Océan, mais elle n'y entre que par la porte d'ébène ; car elle est lancée, hélas! avec les résidus de la digestion. En ce moment on la prendrait pour un animal trés- vivace, impatient de se précipiter vers des destins nouveaux. Que le jeune corail se hâte de jouir de cette 21 Ô2'2 LE MOiNDE INVISIBLE. faculté sublime de locomotion, car il ne la possédera point jusqu'au terme de son existence. Plût au ciel qu'il pût être digéré par quelque être supérieur! Ne vaut-il pas mieux périr glorieusement que de vivre ainsi déshonoré, cloué sur un rocher, quand on a connu l'existence des grands vagabonds de la mer! Déjà dans sa vie libre le corail se sent mal à l'aise , il ne marche qu'à reculons. On dirait qu'il emploie toutes ses forces à lutter contre lattraction des rochers dans le voisinage desquels il passe. Mais il a beau faire : quel être échapperait à la force invisible, mais invincible de la fatalité, écrite dans son organisme? Son corps épaissi, alourdi, a changé de nature. Il s'est divisé, cloisonné, il forme le nombre de cellules réglementaires, que le grand architecte a déterminé dans son œuvre. L'heure a sonné. 11 n'est plus temps de nager, c'est le moment de la végétation pénitente qui commence. Il a perdu une faculté qui faisait sans doute son or- gueil ; mais qu'il se console, qu'il obéisse sans arriére- pensée à la nature, qui réserve toujours des com- pensations sublimes à ses victimes apparentes. Le voilà donc qui se précipite sur le roc où il doit prendre racine, et dès ce moment une autre destinée s'ouvre. Son activité ancienne semble concentrée vers la procréation d'êtres qui seront semblables à lui. Bien- tôt le polype n'est plus isolé, n'a plus son indépen- dance , mais ce n'est plus un simple individu isolé dans le monde, c'est une nation qui a pris naissance. L'ancien vagabond, ainsi que Bomulns, a fondé une gigantesque cité, qui durera peut-être plus longtemps que la ville éternelle. On dirait que chacun de ces rochers animés éprouve LE CORAIL. ;'.'23 l'ambition de créer à lui seul un continent tout entier. S'il rencontre dans le fond des océans un polypier rival, ce sont des luttes sans fin qui peuvent durer des siècles. L'orgueilleux cherche à étouffer la colonie voisine, mais il ne saurait parvenir à régner seul dans cet humide et sombre empire. En effet, les forces du vainqueur s'épuisent par la victoire, tandis que celles du vaincu se recueillent par la défaite. Ce sont des alternatives infinies, pendant lesquelles les fonds des océans s'exhaussent. Les forces souterraines, venant mystérieusement à leur aide, les imperceptibles atomes arriveront à créer un monde. Puisse-t-il, dans les siè- cles futurs, être habité par des animaux plus libres et plus heureux que nous ! XXXV L'ECUME DES FLOTS Des observateurs superficiels pourront supposer que nous avons à nous plaindre de la parcimonie de la nature, qui semble avoir réservé toute sa poésie en faveur des paysages de la zone lorride. Mais cette pau. vreté relative de la parure de nos latitudes tempé- rées n'est qu'une apparence trompeuse. Les études microscopiques nous apprennent rapidement que nous n'avons nullement été traités en enfants déshérités. La terre serait déserte, que nos océans renferme- raient encore assez de merveilles pour justifier la fé- condité des forces générati ices. Partout la vague est habitée par des myriades d'êtres; si nous savions les admirer, nous verrions que les sites marins effacent la richesse des plus splendides paysages aériens. Les Grecs et les Romains avaient si bien compris L'ÉCUME DES FLOTS. 325 celte variété infinie de l'empire de Neptune, qu'ils n'avaient point fait sortir Vénus des plaines fertiles de rionie, ou du sommet du Parnasse. Hésiode, dans sa Cosmogonie, nous montre la déesse produite par l'union merveilleuse des flots et des dé- bris musclés du corps de Canins. Est-il possible de relire cette fable sans songer à l'étrange irconstance révélée par de récentes analysesc? Car il est prouvé que les matières déposées par les flots le long des rivages, renferment des quantités abondantes de fer météorique ; c'est-à-dire de sub- stances qui représentent dans certains point de vue les restes du fils de l'Air et du Jour. L'eau pleine d'écume coulait à travers les cheveux et les mains de Vénus dans le célèbre tableau d'Apelles. Suivant le témoignage d'Ausone, son char était une grande coquille marine traînée par des chevaux de Neptune, et escortée par des tritons mêlés avec une bande de nymphes océaniques. Nous ne dirons point comme de Maillet, que des flots de rOcéan sont sortis successivement tous les êtres. Mais le micrographe ne trouvera-t-il pas dans ces explorations neptuniennes la clef de bien des mystères? Jusque dans les mers polaires se développent une multitude de plantes et d'animaux dont les formes étranges, mieux étudiées, ouvriraient un champ nou- veau devant l'imagination de nos artistes. Les forces qui travaillent dans ce milieu océanique sont si actives, que la flore et la faune se confondent pour ainsi dire. Quoique microscopique, chaque habitant de ces profondeurs paraît animé de l'am- bition de cumuler les propriétés des deux règnes différents. Ô26 LE MO^'DE mVISIBLE. Jaloux de la plante, l'animal se change en arbre, mais en même temps la plante paraît tourmentée du désir de voyager. On a inventé un mol nouveau, celui de protozoaires, pour désigner tous ces ambigus, qui semblent ne trouver de place ni dans un règne, ni dans l'autre. Trop vivants pour être nommés des plantes, ils sont certainement trop sédentaires pour qu'on puisse dire que ce sont des animaux. Plantes ou animaux, quelques-uns semblent possé- dés de l'ambition de lutter avec le soleil. C'est à eux que l'on doit les magiques illuminations de la mer qui baigne les côtes d'Algérie ou de Provence. Voyez-vous ces animalcules gracieux , véritables pierreries animées qui sont teintes d'une lueur douce, chatoyante, qui fait songer à ce que doivent être les paysages d'un globe lumineux comme celui du soleil. Car c'est le navire qui s'épuise en luttant contre la lame, ce n'est point la lame qui se fatigue en lançant d'humides éclairs. C'est une teinte plus douce, plus chatoyante que celle que nos lucioles allument dans nos prairies proven- çales. Plus le vent souffle, plus les étincelles se mul- tiplient, plus l'océan prend sa livrée des nuits de fêle. Homère et Virgile ont pu, tout aussi bien que La- martine et Victor Hugo, voir ces splendides contrastes entre l'humidité et le feu, ces luttes entre la Inmièreet l'obscurité. Plus les êtres sont infimes, mieux ils conservent leurs habitudes, plus ils se dérobent aux grandes ré- volutions du monde organique. Les empires qui se sont fondés au milieu de nos douleurs disparaîtront, ainsi que leur gloire et leur nom même, avant que ces feux L'ÉCUME DES FLOTS. 527 follets océaniques cessent de briller sur l'abîme in- surgé, qui semble crier au firmament, contre lequel il se dresse : Moi aussi f ai mes nébuleuses l On peut dire que Vénus se promène à la surface des flots agités par la tempête, quand la déesse laisse tomber sur ses pas des traces pbosphorescentes. Ces êtres impalpables ne brillent, sans doute, comme nos vers luisants, que parce qu'ils appellent ceux qu'ils aiment, n'oublions pas que cette douce lu- mière de l'atome représente un sublime effort de plaire. Que savent de plus les chimistes? Évidemment le secret de cette fonction sublime de phosphorescence leur a tout à fait échappé. On n'a point découvert dans la monade flamboyante d'organes analogues à ceux dont la raie ou la torpille se servent pour produire leur électricité. Cependant cette lumière est produite par un appareil, chaque étincelle est le fruit d'une transformation opérée avec une merveilleuse économie de force et de substance. Ceux qui méprisent et dédaignent les facultés lumi- neuses de l'infusoire, et qui n'y voient qu'un jeu de la nature, sont-ils bien sûrs que le soleil soit organisé d'une façon aussi puissante, peuvent-ils démontrer que, toute proportion donnée avec son diamètre, il nous envoie d'aussi riches ravons? 11 y a quatre ans, au mois de juin, nous passions le détroit pour nous rendre en Angleterre. Le sillage du vapeur était illuminé par les infimes animalcules et le ressac des vagues faisait jaillir des étincelles. Un autre navire nous croise; comme nous, les passagers aper- çoivent ces lueurs. Un d'eux est le nouveau ministre des affaires étrangères qui, appelé en toute hâte par 528 LE MODE INVISIBLE. dépêche électrique, vient de quitter Londres pour prendre possession de son portefeuille, afin de pré- parer la guerre franco-allemande. Plût au ciel que le prince eût compris le symbole que la nature étalait à ses yeux étonnés! Car ces salcopes si faibles ne pro- duisent une clarté visible que parce qu'ils sont grou- pés par légions innombrables. C'est par la seule puis- sance du nombre qu'ils arrivent à faire parler d'eux dans le monde. Fiiï. 118. — Infusoires lumineux Vous serez sans doute surpris d'apprendre que ces petits êtres servent de nourriture aux grands céta- cés. Les géants du monde océanique sont donc en rapport, par leur digestion, avec les infimes qu'ils paissent sur les plaines de l'Océan. Leur rapport est le même que celui qui existe entre le globe ter- restre et les aérolithes qu'il absorbe, digère à sa manière! Comment explique-t-on que les extrêmes fassent mieux que de se toucher, comme le dit le proverbe, mais qu'ils se dévorent les uns les au- tres? car il y a réciprocité parfaite. En effet , si les baleines avalent les infusoires , il faut avouer que les infusoires le leur rendent avec usure. A peine le colosse est-il mort, que voilà des peuples qui s'en emparent. Toutes les fois qu'une baleine expire 1 sous les coups du narval ou du harpon- L'ÉCUME DES FLOTS. 3'29 neur, c'est toujours fête dans le monde des petites gens de l'Océan. Jamais la voracité des Titans n'a pu lutter avec celle des Pygmées quand ceux-ci peuvent appeler à la rescousse la puissance du nombre. XXXYI LE FOND DES OCEANS Si le microscope n'avait été renforcé d'un admirable procédé de sondage, permettant à la main de l'homme d'aller saisir des grains de sable par deux mille brasses d'eau, nous ignorerions encore que la vie n'est point intimidée par d'horribles ténèbres et qu'elle les dispute victorieusement à la mort ; nous ne saurions pas que l'on y trouve des animaux , véritables lanter- nes vivantes , qui , comme le salcope, savent lancer autour d'eux la lumière dont ils ont besoin pour y voir. La nature créatrice n'a pas dédaigné les sommets de ces montagnes négatives, que le soleil a dû renoncer à égayer. Elle a trouvé le moyen subhme de peupler le penchant de tous les pics inverses de ces Monts Blancs retournés. Réfugiés derrière leurs dimensions inlimes, LE FOî^l) DES OCEA?iS. 531 les habitants de ces ténèbres possèdent la force in- finiment grande de résistance dont il faut que des tissus gluants soient pourvus pour soutenir des ef- forts répartis suivant le taux de dix mille kilogram- mes par centimètre carré. Quoique gélatineux, ils se soudent sous une pression terrible qui écraserait la ca- rapace de nos frégates cuirassées. Le platine du mètre universel ne subira pas une pression égale à celle qui règne dans leur patrie, quand il passera au laminoir. Les foraminifères appartiennent au monde invisible, non-seulement par les ténèbres de leur demeure, mais encore par leur taille. Cependant c'est à ces habitants du fond des océans que l'on donnerait gain de cause si l'on comparait leurs travaux aux monuments élevés par la race humaine ; on verrait que ce n'est pas nous qui pouvons nous flatter d'avoir élevé les plus subli- mes Babels. Les signes les plus durables de notre activité auront disparu depuis des milliers de siècles avant que les traces de nos contemporains aient été effacées du fond de l'abîme. Leur dépouille servira à entretenir peut- être la lampe des penseurs à une époque où l'on ne saura même pas qu'il y a eu une France et une Prusse sur la terre. Sans le microscope, l'exisfence de ces grands évolu- lionnaires nous serait probablement inconnue, car aucun philosophe n'aurait pu deviner leur présence, mais sans eux certainement le microscope n'aurait pas été inventé. En effet , notre Europe serait encore plongée sous les flots, l'Océan régnerait presque sans partage sur noire belle France, si les infusoires marins n'avaient pour ainsi dire fabriqué le sol que nous ha- 552 LE MOÎsDE IJs VISIBLE. bitons. C'est grain à grain que les infiniment petits ont créé le relief de la partie solide. Ils sont bien nos vrais ancêtres. C'est grâce à leur persévérance que la civilisation liumaine a pu éclore, et que le progrés conscient de lui-même a parcouru son évolution sé- culaire. Je me plais à imaginer que la masse des squelettes de ces ouvriei's obscurs est plus considérable que celle des laves que les volcans ont vomies en quelques jours de colère. Ne semble-t-il pas consolant de penser que la vie, ce feu céleste, a fait plus encoie pour pré- parer le théâtre de la Piaison que les commotions pit)- duites par la lutte aveugle, brutale, de Neptune et de Vulcain ! Le nouveau monde semble avoir été surtout pris comme le champ merveilleux ouvert à l'indomptable activité de ces êtres si longtemps anonymes. La ville de Richmond est le centre d'un de ces districts dont chaque grain de poussière fut jadis animé, de sorte que la belle expression de Shelley n'est point seulement une poétique exagération. Le fdon de squelettes microscopiques atteint une hauteur de plusieurs centaines de mètres. Si Ton su- perposait autant de momies humaines, on formerait une montagne dont la hauteur serait presque égale à celle d'un rayon terrestre ! Que dire des couches plus surprenantes encore que l'on vient de découvrir au Canada, et qui étaient remplies de fossiles avant la naissance de notre Europe? Car dans un monde que l'on avait tant de raisons pour croire jeune, le microscope découvre les doyens du règne organique. Qui donc pouvait supposer qu'ils étaient cachés dans une LE FOND DES OCEANS. 333 épaisseur de dix mille mètres de débris super- posés? 11 ne faut pas croire que l'activité des infini- ment petits ait dégénéré depuis cette époque loin- taine. Les foraminiféres qui travaillent encore de nos jours ne se sont point fatigués de produire. Ils Fig.liO. Infusoires trouvés au fond de la mer. ne mettent pas moins de zélé à préparer les conti- nents futurs, que leurs ancêtres n'en ont dépensé pour construire les terres aujourd'hui peuplées par la race humaine. Vous découvrirez sans peine des colonies prospères établies à l'embouchure des fleuves, travaillant dans 334 LE MONDE INVISIBLE. (les deltas qui s'accumulent près des barres, élevant leurs monuments dans les lieux agités où l'eau douce lutte avec l'eau salée. Cette race inépuisable encombre le lit des ruisseaux qui découlent des glaciers; elle étend donc son do- maine depuis la première des cimes jusqu'au dernier des gouffres océaniques. On peut dire qu'elle embrasse tous les infinis terrestres. Lorsque les frères de ces infusoires ont apparu sur notre globe, c'était des milliers de siècles avant la naissance du premier et du plus imparfait des verté- brés. Leurs géants n'ont perdu que la taille, car ils avaient des proportions effrayantes que leurs iils dégé- nérés n'ont point su conserver. 11 leur a suffi de changer d'échelle pour échapper à la destruction qui a moissonné tant d'espèces ; ils se sont repliés sur eux-mêmes; mais, en devenant plus petits, ils (tnt multiplié leur puissance d'une manière ef- frayante. Ces aînés de la création ont bravé les changements qui ont détruit la race orgueilleuse des mastodontes, parce qu'elle n'a pas su se résigner à décroître. Pour durer, il faut que les races se fassent humbles et pe- tites. Le temps où elles régnaient n'appartient plus qu'à l'histoire. Elles ont été détrônées d'une façon dé- finitive depuis que des types plus parfaits ont fait leur apparition dans le monde- La fine dentelle de cilice qui constitue leur enve- loppe est si résistante, malgré sa délicatesse, qu'elle a traversé sans être brisée le redoutable intestin des oiseaux de mer. Le guano des îles Chincha contient des myriades incalculables de ces poussières organi- sées qui ont échappé aux épreuves de la digestion, et LE FOND DES OCEANS. 535 que, sans le microscope, l'on confondrait avec de sim- jiles grains de sable. Dans d'autres districts, les infusoires ont légué aux générations suivantes leur sarcode, en même temps que leur carapace. Merveilleusement protégée contre l'action oxydante de l'air, cette substance déjà à moite liquide s'est transformée en huile ; elle constitue la richesse iné- puisable du Canada et de la Pennsylvanie ; elle ali- mente des puits artésiens qui en vomissent des rivières. Le corps de l'infusoire qui sépare la silice de l'eau des océans servira peut-être à alimenter la lampe des pen- seurs de l'avenir, à moins que l'huile ne soit devenue inutile, parce qu'on aura trouvé moyen de mettre en bouteille les rayons du soleil. Nous avons besoin du navicule pour vous faire com- prendre ce qu'est la dépouille de ces émules des poly- piers, qui ont de plus une faculté éminente. Aucun d'eux, malgré sa petitesse, ne sent le besoin de con- struire de caserne pour s'abriter. Malgré son petit diamètre, chacun d'eux vit isolé comme l'animal le plus parfait de toute la série vivante. Au premier abord, ces foraminifères vous paraî- tront offrir nne organisation pareille à celle des mol- lusques. Mais quand vous y regarderez avec une atten- tion suffisante, vous verrez combien cette machine est complexe. C'est à force de réfléchir que les naturalistes mo- dernes sont parvenus à comprendre que l'animal est composé d'un nombre immense de cellules dont cba- cune renferme une partie de son corps. Ces différentes loges ne sont point isolées les unes des autres, car la nature a établi entre elles une 336 LE MONDE INVISIBLE. série de communications qui ont lieu au moyen d'orifices spéciaux dont le nombre est si effrayant que les premiers observateurs se sont crus le jouet d'un rêve. Fi}^. l'-iO. — Iiifusoires trouvés dans le guano. La raison se refuse à comprendre pourquoi les parois de ces coquilles imperceptibles ont été criblées de trous aussi nombreux que les feuilles du chêne le plus touffu ! Quel besoin la nature avait-elle de donner passage à une multitude d'appendices filiformes dont LE FOiND DES OCÉA^NS. 557 l'usage n'a encore pu être deviné, tant leur plan est éloigné du nôtre? Dans des conditions si différentes de celles où nous vivons nous-mêmes, tout paraît bizarre, incompréhen- sible : l'analyse, qui nous soutient tant que nous étu- dions des êtres analogues à nous, cesse de nous guider dans l'auatoinie d'animaux plus semblables aux habi- tants d'une planète étrangère qu'à nos proches voisins de la série vivante. Le microscope ne fait alors qu'augmenter nos per- plexités ; car à chaque instant ii nous oblige à con- stater des mœurs qui nous semblent fantastiques parce que nous ne les avons point assez étudiées pour recon- naître des lois identiques dont, malgré notre orgueil, nous ne sommes que de dociles esclaves. Ces êtres tomberaient de la lune, comme certains météores, qu'ils ne paraîtraient pas appartenir à un monde moins étranger que ces énigmes vivantes; car chaque partie de leur squelette nous montre un mys- tère, chaque circonstance de leur existence se présente sous la forme d'une énigme vivante. On en découvre qui se reproduisent d'une façon si ex- travagante, que les mots manquent pour désigner cette étrange génération. Figurez-vous de petites moules microscopiques qui auraient trois écailles dont une se serait glissée entre les deux autres. Lorsque l'animal grossit, celte partie du milieu se développe en même temps que les deux entre les- quelles elle se trouve prise. A mesure que les deux valves extrêmes s'éloignent l'une de l'autre, l'union devient nécessairement moins intime : bientôt elles tombent comme deux fruits mûrs se détachent d'une branche. 22 558 LE MO>"D£ INVISIBLE. Mais elles ne cessent pas de vivre. Bien au contraire, la vie s'est multipliée, car chacune d'elles est de- venue un animal parfait. Est-il besoin de dire que chacun de ces animaux-fragments se développe, se multiplie à son tour par le procédé qui a servi à lui donner l'être? Ce qui pourrait servir à définir, je dirai presque chimiquement, nos êtres foraminifères, c'est la mer- veilleuse propriété de leur chair, qui se couvre de silice dès qu''elle se trouve mise en contact immédiat avec l'Océan. Ne sont-ils point avant tout des organes d'épuration? des absorbants destinés à travailler de manière que 1 eau des océans finisse par acquérir une pureté comparable à celle de nos grands fleuves? La masse des sels à fixer que renferme encore la mer est immense; mais, patience! ce qui reste à concréter n'est rien auprès des montagnes de chaux et de silice que les infusoires, imperceptibles ouvriers de l'avenir, ont irrévocablement cimentées dans le bassin de toutes les Caspiennes, dans le fond de toutes les Méditer- ranées éteintes. Heureusement les aérolithes mis en poussière dans les hautes régions donnent un contin- gent incessant d'alhivions, sans cela la race des fora- mmifères s'éteindrait faute d'aliments minéraux dans l'eau des océans. Vous devez tâcher de comprendre que ces êtres ne sont point fatalement attachés les uns aux autres, comme ceux qui composent les polypiers. Car ces ma- gnifiques agrégations de formes très-compliquées, com- parables aux végétaux les plus parfaits, se composent essenliellenienl d'individus pouvant vivre à l'état d'isolement, quoiqu'ils aient un goût incontestable pour une sorte d'état social. Ce qui rend le travail du LE FOND DES OCEANS. 539 micrograplie presque inextricable, c'est qu'il doit se préoccuper de deux choses également imporlantes dans l'étude de ces animaux étranges qui ne sont ni tout à fait une unité, ni tout à fait non plus une collec- tivité. Il doit examiner à la fois les formes de chaque individu, et la manière dont ces individus s'aitachent les uns aux autres pour former un tout. La manière de s'agréger ne nous offre pas de moins grands étonne- ments que la forme des animaux élémentaires. On voit des chapelets d'êtres qui restent attachés les uns aux autres de manière à former de longs ru- bans. On pourrait les comparer aux divers feuillets d'un livre relié d'une façon bien singulière. En effet, l'ouvrier invisible les a fixés les uns aux autres par les angles de manière à leur faire décrire les plus étranges zigzags. D'autres fois, on tire du fond des mers des rubans animés, qui vivent repliés sur eux- mêmes comme ceux que vendent les mercières. Dire que chaque spire de ce ruban cent fois replié sur lui-même est un animal qui possède une vie propre, une existence individuelle ! D'autres fois, on trouve des foraminifères qui sont ancrés à la surface des plantes, à laquelle ils tiennent par un filament qui leur permet de tlotter à peu près comme un navire au mouillage. Dans ces mêmes eaux, fécondes en merveilles, il n'est pas rare de rencontrer des organismes étranges, qui semblent naviguer en toute liberté. Mais Tonne saurait dire si c'est de plein gré que ces vagabonds ont quitté la plante rivage sur laquelle ils ont pris naissance. Qui sait si ce n'est point un orage qui a coupé le câble gélatineux qui leur sert de cordon ombilical peut-être? Que direz-vous de ces rubans tailladés qui se remuent de propos déli- ôiO LE WmE INVISIBLE. béré, qui semblent nager? Les tablettes glissent les unes sur les autres. On dirait un jeu de dominos qui s'avance. Elle n'est pas moins merveilleuse la variété des procédés que tous ces animaux-énigmes emploient pour s'attacher à leur élément visqueux, nous n'osons dire à leur chair. Quelquefois la carapace de ces mollusques retournés se trouve au centre d'une masse gélatineuse dont la forme paraît à peine susceptible de définition. Comme les vertébrés, par conséquent comme nous, ils portent leur coquille à l'intérieur. Mais ce détail n'empêche pas la fusion intime. Sou- vent le même bloc de chair vivante réunit un grand nombre d'individus. Alors les carapaces sont comtrie les pépins d'une pomme ou d'une poire. La chair simule des formes vé- gétales. Elle s'arrondit en boules comparables à des fruits mûrs. Il y a des tiges, des branches ramifiées. C'est quelque chose comme un corail qui porterait le sarcode au dehors. Ceci ne doit pas nous étonner car les vagues pro- duites par les grands tremblements de terre, ont à peine la force de créer un léger chemin dans ces gouffres immenses où la science n'aurait jamais osé descendre sans le périple du Challenger. Nous pourrions continuer pendant longtemps ces éludes, parcourir d'autres régions de ce monde que LE FOND DES OCÉANS. 541 nous avons nommé invisible, parce qu'il l'a été long- temps pour tous, parce] qu'il l'est encore pour les ignorants ou pour les indolents qui dédaignent de se servir du microscope. Nous ne ferions cependant qu'effleurer les trésors qui sont au-dessus de nos sens, mais qui, nous avons essayé de le démontrer du moins, sont certainement au-dessous de la portée de notre intelligence. Évidemment, il n'y a pas un seul des phénomènes que nous avons esquissés qui ne soit susceptible de servir de thème à d'interminables recherches, pas une des explications que nous avons hasardées qui ne soit susceptible d'extension, de rectification, de démenti même. Malgré tous nos efforts, une grande incertitude plane sur la petite portion des lois qui régnent dans le petit coin du Cosmos où se passe notre éphémère existence. (Cependant nous croirons avoir utilement employé notre temps, si nous sommes parvenus à faire com- prendre qu'une conviction raisonnée doit être enra- cinée par toutes ces incertitudes. N'est-il pas évident que toutes ces merveilles sont en quelque sorte autant de problèmes proposés à notre raison, au génie de l'être qui possède la sublime faculté de pénétrer dans le monde de l'Idée, dans ce monde réellement invisible, mais où tout cependant parait illuminé d'une splendeur divine? Est-ce que l'on peut douter un seul instant, après avoir constaté un ordre si merveilleux dans les moindres détails de la nature, que tout ce qui nous frappe est susceptible d'être ramené à des principes généraux incontestables du moment qu'on arrive à les chercher, évidents pour quiconque est enfin parvenu à fixer les yeux sur eux? 342 LE MO?sDE INVISIBLE. Puissions-nous avoir augmenté par la lecture de ces pages imparfaites la foi de quelques esprits éclairés dans l'infinie rationalité de l'ensemble mystérieux et infini dans lequel nous jouons un rôle à la fois infime et sublime, admirable et désespérant! Puissions-nous avoir fait comprendre, par l'étude du monde microsco- pique, que nous devons nous attendre à trouver, dans le monde tout à fait invisible où nous ne pénétrerons qu'après notre mort, des forces également sublimes, également dirigées par une sorte d'éternelle gravitation vers le Beau et le Bien! Puissions-nous avoir contribué à combattre les déplorables doctrines matérialistes qui ont pris naissance de l'autre côté du Bhin, comme la peste bovine et l'épidémie des trichines ! Nous aurons alors l'orgueil d'avoir rendu quelques services à la ré- génération de la patrie française. FIN TABLE DES GRAVURES MicroscopeStanliope. . Photographie microscopique 5 Grande et peiite loupe à main 7 Loupe tubulaire simple 8 Loupe double 8 Loupes de différents systèmes D Microscope portatif de INachet dans sa boîte 16 iMicroscope monté 16 Microscope servant aux réactions chimiques 17 Microscope d'étude 18 Microscope-jumelle 29 Microscope à trois corps de Nachet 50 Microscope solaire SI Microscope photographique 52 Rotifères ^^ Monades -45 Cristallisation 55 Autre exemple de cristallisation ?)4 Lait pur de vache 65 Laitde vache malade 64 54 i TABLE DES GRAVURES. Lait d'une vache qui vient de vêler 65 Lait fabriqué avec de la cervelle de veau 66 Chocolat naturel 67 Chocolat falsifié 68 Café naturel. 69 Café falsifié 70 Thé falsifié 71 Thé entièrement falsifié. . 72 Farine de seigle lô Farine de blé 74 Beurre pur 75 Ervalenta des Arabes 76 Sagou 77 Sagou de pomme de terre 78 Arrow-root 79 La soie 80 Étoffe de laine 81 Étoffe de lin 82 Le chanvre 85 Poil de la chauve-souris 87 Poil de la souris 87 Racine d'un cheveu 89 Section de l'humérus d'une tortue 101 Section de l'humérus d'un renard 101 Section du temporal d'un singe 105 Os de l'oreille d'une souris 103 Os de l'oreille d'un caniche 105 Papilles nerveuses (organes du tact) 119 Peau humaine 120 Tissu des poumons 125 Système de la circulation chez le têtard 129 Cristallin d'un œil de mouche . 144 Coupe transversale du cristallin d'un œil de mouche. . . 145 Section d'une graine de haricot 150 Section d'une racine de pomme de terre 151 Cellules. 155 Vaisseaux 155 Stomates de feuilles 101 TABLE DES GRAVURES. 345 Epidémie de plante 102 Grain de pollen de rose trémière 166 Anthère du laurier de Perse 16? Étamines 168 Anthère d'amaryllis 169 Ovaires 169 }i[assepo\\'mique de lorchis ?)taculata. "l?! Grain de pollen de melon 173 Pistil du daiura. 174 Histoire du pollen. 175 Histoire de l'ovaire 176 Conceptacle mâle du fucus vésiculeux 180 Conceptacle femelle du fucus vésiculeux 181 Végétations découvertes dans la neige 185 Mécanisme de la germination des spores 186 Loupe composée de trois loupes simples 195 Mouche commune 210 Patte d'abeille 213 Patte de mouche 213 La trompe de la mouche. 219 Tête de cousin 223 Aiguillon d'un œstre 224 La déroute des fourmis 235 Larve et nymphe de fourmi 259 Cochenille subissant sa métamorphose 244 Les fourmis occupées à traire les pucerons 255 La mygale 265 La puce 275 La punaise c 278 Le cousin enfonçant son dard 282 Le sarcopte de l'homme 285 Sillon tracé par un sarcopte dans une peau humaine. . . . 286 Le pou sur une mèche de cheveux 291 Parasite du sang 293 Cœnure 295 Tète de ténia avec ses crochets 295 Un des anneaux du ténia 295 Crochets du ténia vus avec un très-lort grossissement. . . 295 5;(> TABLE DES GRAVURES. Hydre deau douce ÔUj Yorlicelles dans divers états de développement 512 Infusoire rotifère ^'15 Le stentor 5L> Infusoires lumineux 528 Infusoires du fond de la mer 555 Infusoires du guano 5^^> TABLE DES MATIÈRES I. Le stanliope 1 II. Les loupes 6 III. Le microscope composé 11 lY. Les instruments de luxe 15 V. Des erreurs qui se glissent dans les observations , . 20 YI. Les jeux de la lumière 34 YII. La goutte océan 39 VIII. L'écrin de la nature ... « 47 IX. L'œil de la justice 56 X. La science des cheveux , 84 XI. Vàge de fer 94 XII. La charpente de la maison 100 XIII. La mâchoire des fils d'Adam 109 XIY. La peau 116 XY. Le fleuve de la vie 127 XY. Les globules de sang 155 XYI. Le cristallin 140 XYII. Les cellules 148 XYIII. La respiration des plantes 159 XIX. Le pollen 1G4 048 TABLE DES MATIERES. XX. Les spores. 179 XXL L'œuf 187 XXII. La dissection des insectes 192 XXIII. Comment volent les insectes '202 XXIV. Pattes de mouches 209 XXV. Trompes, aiguillons et mâchoires 216 XXVI. La vie des iniiniment petits 226 XXVII. Fourmilières et fourmis 231 XXVIII. Les iourmis, peuple pasteur 255 XXIX. Toiles d'araignées 260 XXX. Les ennemis de notre repos 273 XXXI. Nos intimes 288 XXXII. Les hydres ?02 XXXIII. Vorticelles et tardigrades 311 XXXIV. Le corail 318 XXXV. L'écume des Ilots 324 XXXVI. Le fond des océans 550 Table des g-ravures 543 TARIS. — IMriUMEJtlË MMO« KACOM El' COMI'., HUE u'ERFinTH, 1. lillJLlOTHLuLii DU MEliVEILLES à 2 fr. le volume in- 1 S je sus L.i reliure pfrciliric. Ir;incii«s roulas, se p!i)(! cil sus 1 fr. L Acoustique, ou If-, [lii! II. iii{'iifS tlii ;miii, |i:a" lî. l'iAiiAU. li i ,-'>• Les Armes el les armures, parLACriMin'.'fiO vifriiod"- Les j&scensions célèbres, jtar /i'i;cii Les Ballons, par F La Chaleur, par M Les Chemins de fer, dék Gii Éclairs et tonnerre, jtar \V. ee Fun^i Le Fond de la mer, par h. Somiei,, i>.^ ..^... .>. . Les Glaciers, par Zurgiiei! el MAiifiOT,r.R: i?) vigr)eilt s. Les Grandes chasses, par Viciori Mi " 0 vigneti> ■>. Les Grandes pêches, par V. Mf.umkh. ,->■, y) >.,,.. . Grottes et cavernes, par lUnis. 5''2 vif;iict(e.s. Les Merveilles de l'architecture, par \mi»ié I.Ef'Kvm;. rOvji.!i I es Merveilles de l'aft naval, ]\nv L. Henaiid. 50 vifiiielli's. Les Merveilles, célestes, |tai C. J'i-ammahiox. 40 vii^n. ot ^\A. L' s Merveilles de la céramique (Ori' oi) vi^i •lies. Lft« Merveilles de la céramique (Orc'nlni;! ^z2! vig^nellt'-. Les SlËrveilles de la force et de l'Adresse, | ()S vij.:it(-(to,s. ■ ' ' Les Merveilles de l'eau, par L. Ti>.>amiii:i',. 77 vi^iiriic^. Les Merveilles de l'électricité, par J. I'aim.e, 71 vigiuHUs. Les Merveilles de l'hydraulique,, par E. M>i;zy, 00 vii;iipi'r-. Les Merveilles de l'intelligence des animaux, M)iNAi;r T. 80 vi|^iielirs. ■ Lps Mèrvejîîes de la météoro-ogie, f M.Mt- Les Merveaies eu monde invisible. p;.i \\ . Les MérveiFles de l'optique, p ' 'ïIon. 70 yi- Les Merveilles de la végétation, ; , tt., ,,,, i Les Merveilles de la verrerie, p.> | Les ly^erveilles de la peinture 1 ^0 vifiDOl! ! ï^e*? Mervf a nionde souterrain, i'' ' \ Li:^ ..»t::. lit» corps humafn, )' Los orpbosi?s des Jrsecte«.- Les min^reu? Les .Monstres n. Les Pwrcs cî le?: Les Date Due w ïft UNlVEkbii > LibKAKitb 3 9090 003 294 424 ë< mÉiii • f<