772 °e FA Aloe 1 hedonds ZaHerce tr dé CF LES ORIGINES ANIMALES DE L'HOMME TRAVAUX DU MÈME AUTEUR VIENT DE PARAITRE : Ontologie et Psychologie physiologique, Études critiques, 1 vol. in-18 de SOURDALES PEL Re Me ina ee AS PE LS De RE En ee LATE Essais de Physiologie philosophique. 1 vol. in-8 de 600 pages avec figures. Paris; 1866-MPrix- cree mure ee ES NE PE ES GCGIG D 8 fr. Electro-dynamisme vital. 1 vol. in-8 de 400 pages. Paris, 1855 sous le pseudonyme JOP/TIpS) AE pUISE BTIXe ee PEER Er PE Re de Pie ne EC Me Tiaire La Philosophie physiologique et médicale à l’Académie de Médecine. 1 vol. INSSÉPATIS LÉGOSAPNIXE SE rer tice RO AE ARE EE PU NOÉ 0 DE Q à 3 fr. Cours théorique et pratique de Braïdisme. 1 vol. in-8. Paris, 1860 (sous le pseudonyme de PAS) Pr Ce eee CCR CCE SR RATE 3 fr. 50 De l’influence des milieux sur les caractères de race chez l°’Homme et les Animaux. In-8, Paris, 1868. Prix................................. Huire De l’hérédité dans l’épilepsie. Paris, 1868. 1 feuille. Prix. ............ 50 c. CorBEIL, typ. et stér. de CRÉTÉ FILS. D ra LES A ORIGINES ANIMALES DE L'HOMME ÉCLAIRÉES PAR LA PHYSIOLOGIE ET L’ANATOMIE COMPARATIVES PAR À os | Av , Le D° J. P. DURAND (nx Gnos) MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ D'ANTHROPOLOGIE DE PARIS AUTEUR DES Essais de Physiologie pluilosophique, rc. Ouvrage illustré de 42 figures gravées sur bois et intercalées dans le texte. , PARIS LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE 17, RUE DE L'ÉCOLE-DE-MÉDECINE 1871 AVERTISSEMENT Nous offrons ici au public savant une nouvelle série d’études déjà communiquées pour la plupart à la Société d’Anthropologie de Paris. Cette publication s'adresse aux naturalistes philosophes, et l’auteur ose espérer qu'ils la jugeront digne de leur intérêt et de leur patronage. Deux sujets principaux sont traités dans notre éerit. Le premier est ce que nous avons nommé le polyzoïsme : c'est la thèse, formulée et développée par nous depuis vingt ans, de lidentité fondamentale d'organisation entre les in- vertébrés et les vertébrés, le corps de ceux-e1 étant constitué, suivant nous, de même que le corps de ceux-là, par une collection de véritables unités animales entières et distinctes. Le second est la formation naturelle des espèces. Vive- ment frappé des travaux de Darwin, nous avons cher- ché un controle rISgOUreux de sa doctrine dans des études VI AVERTISSEMENT. d'anatomie comparative instituées sur un plan nouveau; le résultat de ces recherches a été de nous révéler tout un ordre de faits d'organisation restés Jusqu'à ce jour inconnus des zoologistes, et de nous permettre, crovons-nous, d'étendre et de consolider dans ses bases un grand principe d'histoire naturelle dont la conception première appartient au gémie français. Afin de rendre nos démonstrations plus claures et plus probantes, nous les avons accompagnées de quarante-deux figures gravées sur bois et intercalées dans le texte. Ces gra- vures, presque toules originales (1), ont été exécutées sur des photographies ou des dessins d’après nature dus à M. Vien de Mont-Orient, l’habile et consciencieux artiste auquel la Société d’Anthropologie de Paris a confié lillustra- tion de ses publications. Plusieurs des pièces d'anatomie humaine ou zoologique qui ont servi de modèle pour nos figures, nous ont été obligeamment communiquées par M. Vasseur, naturaliste préparateur, à Paris, dont les riches collections, installées rue de l'École-de-Médecine et rue Racine, comblent plus d’une lacune que l’on déplore dans les galeries de l'État. Ajoutons un mot pour nous excuser de venir réclamer l'attention du lecteur français pour un écrit scientifique, dans ces moments où la France, accablée de maux, est tout en- tière aux deuils de la guerre étrangère et de la guerre civile. (1) Par une omission involontaire, nous avons négligé d'indiquer dans le texte que les figures de Tortues portant les n°° 5, 6, 7, 8, sont reproduites de deux ouvrages étrangers, dont l’un est l'American Erpetology, de John-Edward Holbrook, et l'autre une iconographie zoologique du Musée Britannique, dont le titre et le nom de l’auteur nous échappent en ce moment. AVERTISSEMENT. VII Pauvre France, patrie bien-aimée !tes malheurs ne sont-ils pas le fruit de ton ignorance? et si un peuple, jusqu'alors dédaigné, vient de te précipiter tout à coup, les armes à la main, dans une humiliation si cruelle, n'est-ce donc point parce que ce même peuple lavait vaincue déjà, et depuis longtemps, dans les régions sereines de la pensée, sur les champs de bataille du savoir? ERRATA Page 4, 15° ligne, au lieu de : sysmatique, lisez : systématique. Page 7, 26e ligne, au lieu de : proportion, lisez : proposition. Page 41, dernière ligne, au lieu de : V’a fait naître, /isez : l’a faite naître. Page 43, avant-dernière ligne, au lieu de : le fer et le marteau n’y ont pas touche, lisez : le fer et le marteau n’y ont touché. Page 58, 3° alinéa, 3° ligne, au lieu de : Lamentin, lisez : Lamantin. Page 64, 16€ ligne, au lieu de : distingue, lisez : qui distingue. Page 66, 8° ligne, au lieu de : prémisses, lisez : prémices. Page 82, note, au lieu de : tant d’iniquités, lisez : de tant d’iniquités. Page 92, dernier alinéa, au lieu de : les Tortues exceptées se mouvant sur terre, lesez : les Tortues se mouvant sur terre exceptées. Page 94, note, au lieu de : Enoliosauriens, lisez : Enaliosauriens. Page 101, légende de la figure, au lieu de : troichléale, Zisez : trochléale. : Page 138, 11° ligne, au Zieu de : Lamentin, lisez : Lamantin. Page 139, 7€ ligne, au lieu de: (fig. 33 et 37), lisez : (fig. 34 et 35). NP LES , ; ORIGINES ANIMALES DE L'HOMME ÉCLAIRÉES PAR LA PHYSIOLOGIE ET L’'ANATOMIE COMPARATIVES PREMIÈRE PARTIE LE POLYZOISME E pluribus unum. l LA PLURALITÉ ANIMALE DANS L'HOMME (LECTURE) Messieurs, L'Homme, pour se connaître bien soi-même, doit connaitre les autres Animaux. Ceei est-une vérité désormais acquise, et devant cette réunion, plus que partout ailleurs, 1} serait superflu de la dé- montrer. Nous le savons tous, l'organisation humaine se retrouve dans l’organisation des autres espèces à l’état de rudiments et de fractions, à l’état de menue monnaie, pour ainsi dire; et de là eette heureuse conséquence, que beaucoup de problèmes anthropologi- ques dont aucune analyse directe ne saurait venir à bout, tant les éléments en sont complexes et solidaires, se résolvent tout à coup et d'eux-mêmes, une fois ramenés aux formules simples de l’ani- malité inférieure. — RE re, | RÉ 7 soan NS yy, ee a : KQiuae TRE POLYZOÏSME. Ainsi, le développement de l'anthropologie se trouve lié par une dépendance étroite au développement de la biologie comparative : nous devons donc seconder les progrès de celle-c1. Anthropologistes, nous devons nous appliquer surtout à la débarrasser de ses en- traves, afin que notre science puisse à son tour prendre un libre essor. Et, en effet, l'étude des affinités et desanalogies biologiques diverses qui unissent l’homme au reste des animaux n’a avancé jusqu ici qu’en se débattant contre les entraves du préjugé. Je veux parler de ces opinions préétablies sur la nature de notre être, qui, profondément implantées dans nos cerveaux et dans nos cœurs, dans nos mœurs, nos institutions et les intérêts de la vie, opposent une résistance obstinée quana la science positive, dont elles avaient pris la place, vient un. jour les déranger. Ces superstitions anthropologiques, auxquelles le savant n’est guère mois assujetti que l'ignorant, et dont le philosophe rationaliste n’est pas toujours plus exempt que le théologien, ont tout d’abord combattu la pensée de rapprocher toutes les formes inférieures de la vie entre elles pour les comparer à celle qu’elle revêt en nous; puis, elles ont fait tous leurs efforts pour obscureir et neutraliser les lumières qui s'étaient dégagées de ce parallèle. Rien nous semble-t-il aujourd’hui plus déraisonnable, plus mani- festement contraire à la logique et à l'observation, que de soutenir, d'une part, que notre cerveau à pour toute fin et tout office de servir d'instrument au sentiment et à la pensée, et, d'autre part, que ces facultés sont étrangères absolument au cerveau de l’animal, tout en reconnaissant pourtant que l’un et l’autre cerveau, que tous les cerveaux. sont histologiquement, organologiquement et physioloui- quement semblables? Et néanmoins le pur automatisme des bêtes a été professé par l’histoire naturelle comme un axiome des moins contestables, jusque dans ces derniers temps. Ce préjugé scientifique ne pouvait pas être sans conséquence "JR iP: LA PLURALITÉ ANIMALE DANS L HOMME. 3 pour le progrès de l'anthropologie. Quelle fut cette conséquence ? Ce fut, on le devine, de rétrécir et d’enrayer l'étude positive de l’homme mental, en privant cette étude des indications plus ou moins indispensables qu'elle devait puiser dans l'étude collatérale des faits psychiques offerts par les autres espèces. Quand Réaumur, rompant avec l’opinion régnante, osa inaugurer la psychologie expérimentale des insectes, il fit scandale, et la science orthodoxe s'empressa de Pexcommunier. « Imbécillité ! » tel est le mot dont Buffon s’est servi pour caractériser l'œuvre de ce novateur ingénieux et hardi. Voici encore le même jugement du grand naturaliste phi- losophe, formulé en termes solennels : « Une république d’abeil- les », a-t-il écrit, « ne sera jamais, aux yeux de la raison, qu’une « foule de petites bêtes qui n'ont d'autre rapport avec nous que «celui de nous fournir de la cire et du miel (1). » La science, Dieu merci, a secoué enfin ce préjugé honteux: et, après avoir été condamnée comme une erreur folle et blasphéma- toire, la psychologie comparative est aujourd’hui en honneur. Mais, pour s’être dégagé de cette prévention grossière, le Jugement du biologiste a-t-1l done recouvré toute sa liberté ? Non, certes, car d'autres préventions tout aussi aveugles et plus fâcheuses l’enchai- nent encore, et l'anthropologie reste privée des enseignements les plus précieux que les découvertes de la zoologie tiennent pour elle en réserve. De mémorables débats sur l'origine des espèces n’ont-t-ils pas attesté cette situation ? Dans cet ordre de questions, du moins, le préjugé n’a pas eu seul la parole, la discussion a pu le saisir corps à corps et l’ébranler ; mais je viens vous signaler un autre point de la biologie comparative où cette obscure influence règne sans con- teste, où pas un adversaire ne s’est présenté jusqu'ici pour la com- battre. Et cependant ce point scientifique n'ést pas insignifiant ; je le déclare l’un des plus importants pour la connaissance intégrale (4) Discours sur la nature des Animaux, t. IL, p. 358. 4 POLYZOIÏSME. de l’homme; je n'en sais pas un autre qui tienne à plus de ques- tions et d'intérêts. Entrevue par quelques anciens, la véritable organisation des in- vertébrés a été mise plemement à découvert par la science con- temporaine. Un fait immense, dont la portée ne fut pas d’abord saisie, a été révélé; 1l à été reconnu que l'animal de cette catégorie n’est pas un animal simple et indivisible, mais un composé, une réunion d'animaux distincts formant entre eux une sorte de société de coopération vitale, et unis les uns aux autres, suivant le degré d’organi- sation de cet ensemble, par une solidarité plus ou moins étroite, par une unité sysfatique plus ou moins compliquée et par- lite. Or ne voyez-vous pas où une pareille découverte mènerait, si cette loi sur- prenante de l’organisation des invertébrés, le poly- zoïisme, allait s'étendre aux vertébrés et à l’homme! Quoi ! chacun de nous ne Fig. 1. — Cette figure représente la Myrianide à bandes, grossie au double et en voie de multi- plication par bourgeonnement, c’est-à-dire par le développement de nouveaux zoonites encore enchainés les uns aux autres, mais destinés à constituer plus tard des individus isolés. — a, l'individu souche; g, le premier bourgeon, c’est-à-dire le premier -formé; f, e, d, les deuxième, troisième et quatrième; €, 6, le cinquième et le sixième composés à peine de quelques anneaux. serait plus une simple per- sonne, mais représenterait toute une légion de véri- tables unités animées, de véritables individus au sens physiologique et au sens moral? Certes, une pareïlle nouveauté bouleverserait les idées de bien du monde, et lon peut n° LA PLURALITÉ ANIMALE DANS L HOMME. J affirmer sans crainte que toutes les doctrines les plus diverses ou les plus contraires dont l'Homme fait le sujet, Physiologie, Méde- eme, Psychologie, Morale, Jurisprudence, Théologie, Spiritualisme, Matérialisme et Positivisme, n'auraient, pour la première fois, qu'un même élan et qu'une seule voix pour protester. La science, qui s'était mise si complaisamment au service dé :a théodicée cartésienne au pomt de destituer toutes les bêtes de la faculté de vouloir et de sentir, la science ne pouvait se montrer plus intraitable envers un préjugé couvert par la protection universelle de tous les enseignements et de toutes les croyances. L'histoire naturelle a donc pris fait et cause pour le dogme de l'unité imdivisible et absolue de l'être humain; mais, pour protéger ce palladium contre les révélations désastreuses de la physiologie des mverté- brés, deux marches différentes, deux sortes d’expédients ont été choisis. Les uns ont nettement compris que, le polyzoïsme constitutif chez les animaux sans vertèbres étant un fait avéré, il ne restait qu'un moyen de sauver le monozoïsme dans l'homme ; c'était de faire sauter le pont qui nous unit à ces tribus inférieures du règne ani- mal. En conséquence, ces naturalistes ont déclaré tout uniment que le Vertébré et l’Inverlébré sont construits sur deux plans totalement distincts et dissemblables, et que les deux organisations n’ont entre elles rien de commun. Nous allons examiner tout à l'heure les argu- ments qui ont été produits à l'appui de cette thèse hardie. Les naturalistes de l’autre école, procédant à rebours des-pre- miers, ont commencé par établir avec un som particulier, avec un véritable luxe de témoignages, et sans paraître se préoccuper des conséquences, que la série des vertébrés n’est qu'un prolongement direct de la série des invertébrés; que les deux types sont fondamen- talement semblables ; qu'ils ont, lun comme l’autre, le zoonitisme ou polyzoïsme pour base. Cette large concession faite à la vérité scientifique, alors seule- ment on parut se douter du coup mortel qui devait en résulter pour () POLYZOÏSME. le dogme du #20n0z0ism ehumain. On eut l'air de vouloir se raviser; mais, vu l'impossibilité de rétracter tant de preuves matérielles, tant de faits décisifs mis à découvert, on a essayé de jeter un nuage sur ces faits pour en dissimuler la signification et la portée. Le naturaliste distingué qui occupe la chaire de zoologie au Muséum à présenté dans les termes suivants la défense de la pre- mière de ces deux doctrines, à laquelle il s’est rallié à la suite d’un autre physiologiste français des plus éminents (Flourens) : «Il n’y a pas que le système nerveux », dit-il, « ou à sa place la « vertèbre, qui différencie nettement les animaux vertébrés des ani- «maux invertébrés. Sous bien des rapports, ceux-ci diffèrent £o{a- « lement des premiers. Cette séparation, presque absolue, qui a «soulevé les critiques si obstinées des naturalistes de l’école dite «€ plalosophique, parmi lesquels nous voyons Geoffroy-Saint-Hilaire, « en France, Gœthe et Oken, en Allemagne, demande à être établie « par quelques développements. « Une des premières notions à acquérir » — poursuit le pro - fesseur — «est relative à la distribution tout à fait différente, chez « les vertébrés et les invertébrés, de cette chose si mystérieuse dans son essence même, cause suivant les uns, effet suivant les au- tres, qu'on appelle /4 vie. = 2 « Si l’on regarde la vie comme une cause, un principe d'action ayant son origine dans tel ou tel point de l'organisme, et si l’on. « nous permet de représenter, pour ainsi dire, la vie par une quan - «Uté qui sera plus ou moins grande, suivant la puissance plus ou « moins grande aussi de l'effet produit, nous dirons que, chez les « invertébrés, la vie semble être répandue en égales quantités dans «toutes les parties de l’organisme. Chez les vertébrés, au contraire, « la vie se concentre en un point particulier de chaque individu. « où du moins dans une partie très-restremnte de son être. » Le professeur continue : « Que si » , dit-il, « lon veut voir dans la 3 vie un eflet, une résultante, on pourra exprimer le principe que LA PLURALITÉ ANIMALE DANS L HOMME. 7 « nous voulons énoncer en disant que. chez les invertébrés, cette « résultante ne paraît pas être la conséquence de l’action plus par- « ticulière de tel ou tel point de lorganisme, comme cela a lieu « chez les vertébrés, où, pour employer une expression un peu « trop rigoureuse pour de tels objets, la résultante semble appli- « quée à un ou à plusieurs organes spéciaux et distincts. « Un exemple fera mieux ressortir le fait en question. Que l’on « coupe une patte à un chien : à part le trouble tout local qu’é- « prouvera l’économie, l’animal peut continuer à vivre. Si l’on « poursuit la mutilation, on peut la pousser peut-être assez loin « Sans que la vie cesse, mais on arrive toujours à un point de l’or- « ganisme tel que, lorsqu'il est atteint, la vie disparaît brusque- « ment. Ce point remarquable, où semble se concentrer la vie, ce « nœud vital, pour employer l'expression de M. Flourens, se ren- ç« contre chez tous les vertébrés. » (Revue des Cours scientifiques « du 22 janvier 1865.) Je n'ai pas le temps ici de suivre dans tous ses détours la dé- monstration que vous venez d'entendre. J'ai eu, d’ailleurs, occasion de la discuter à fond autre part (1) ; je vais me borner à en examiner le point principal, dans lequel, du reste, toute l'argumentation se résume. Les Vertébrés ont un nœud vital, centre commun et unique de toutes les impulsions de la vie; les Invertébrés n’ont pas de nœud vital. La vie, chez ceux-ci, émane de foyers multiples, ou se présente uniformément répandue dans l'entière substance de l'organisme. — Telle est la propoftion fondamentale de la doctrine. Quelques mots vont suffire, je l’espère, pour mettre à nu lPmanité d'un tel fondement. On nous déclare magistralement qu’une lésion ou l’exeision d’une certaine portion du bulbe rachidien «amène une disparition brus- (1) Nous avons cru devoir reproduire in extenso, dans le chapitre ci-après, la discussion à laquelle il est fait allusion ici. ) POLYZOÏSME, que de la vie. » Or, rien de tout cela n'existe, et l’on reste confondu en présence d’une Inexactitude aussi téméraire. Non, mille fois non, le prétendu nœud vital n’est pas un centre unique de vie, c’est tout au plus un centre d’innervation pulmonaire. Il n’est indispen- sable à la vie que parce que, et autant que, la respiration pulmo- naire y est elle-même mdispensable. Voici des faits vrais cette fois, qui, ce me semble, tranchent la question. Le passage suivant est ré du Traité de Physiologre de M. Longet : « Si Pablation de la moelle allongée », dit ce professeur, « peut « faire perdre immédiatement la vie à un animal supérieur (mam- « mifère ou oiseau), il n’en est pas de même, d’après les recherches « de Brown-Séquard, des animaux à sang froid qui respirent aussi « par la peau. La durée de la vie peut se compter par mas, pour «les batraciens ; par semaines, pour quelques reptiles ; par jours, « pour les poissons ; puis, par heures, pour les animaux hibernants «(pendant l'hibernation et en employant l'imsufflation pulmo- «naire); et par #2nutes, pour les oiseaux et les mammifères. » (Traité de Physiologie, par Longet, t. IE, p. 396.) Le nœud vital, en tant que caractère distinctif d’un plan d’orga- nisation et d’un mode de distribution de la vie qui seraient propres aux vertébrés et qui les sépareraient des invertébrés d’une manière, . comme on l’a dit, presque absolue, n’est donc qu'un expédient de l'esprit de système, une fiction, une chimère, une fable, dont il est temps que la science soit désabusée. Le polyzuisme étant donné comme loi générale d'organisation chez les animaux sans vertèbres — et sur ce point tout le monde est d'accord — une pensée qui doit se présenter de prime abord aux esprits non prévenus, c’est que le Vertébré ne diffère sans doute de lInvertébré, quant au plan fondamental de sa structure, que de la manière dont l’invertébré des espèces supérieures se différencie lui-même de l'invertébré de bas étage, c’est-à-dire par plus de com- plexité, de spécialisation et d'unité dans le mécanisme sociétaire LA PLURALITÉ ANIMALE DANS L'HOMME, y des organismes simples constituants ou zoonites. Or, cette mduetion de l’analogie est confirmée par l'observation directe; et la science, tant qu’elle oublie ses préoccupations extra-scientifiques pour juger seulement d'après les faits, rend pleinement témoignage à cette vérité. C’est ce dont on va pouvoir s'assurer à l’aide de quelques citations. Je les ai empruntées à divers travaux dont l'autorité ne saurait être contestée. Voici d’abord le jugement de votre éminent et regretté collègue Gratiolet : « Les vertèbres, comme chacun sait » — dit-il excellemment — «sont à l'ensemble du squelette ce que les anneaux sont au corps «des articulés ; or, de même que la définition d’un cylindre se « retrouve dans toutes les sections de ce cylindre qui sont parallèles « à sa base, de même, dans une seule vertèbre se retrouve l'idée du « tronc tout entier; en un mot, une vertèbre est au tronc ce que « Punité est au nombre dans une quantité concrète homogène. « Ainsi », continue-t-il, «il y a des segments dans le squelette, m il y a des segments dans les muscles. Les nerfs périphériques GS s’'accommodent à leur tour à cette segmentation, et l'observation démontre qu'il y a également des segments dans le système ner- « veux central. : = «Cette proposition est certaine dans les animaux inférieurs. Dans certains annelés placés très-bas dans l’echelle, tantôt à chaque an- neau correspond un ganglion distinct (exemple : le lombric ter- _ 2 = = restre); tantôt il y a un seul ganglion pour un nombre déterminé « d’anneaux (exemple : les hirudinées bdelliennes). « Dans la plupart des animaux vertébrés, dans les ovipares sur- « tout, une tige étendue de la tête à la queue se substitue à cette « chaîne des annelés. Cette tige, qu’enferme le canal rachidien, est « la moelle épinière. NY a certainement pour chaque anneau du seg- « ment vertébral une certaine partie de cette üige nerveuse; mais « cette partie, ce segment idéal est-il un segment réel? Y a-t-1l 10 POLYZOIÏSME. € pour chaque vertèbre un ganglion nerveux central? C’est là une «question importante au point de vue de l’anatomie philosophi- « que et de la physiologie générale. « Gall à essayé, l'un des premiers, de la résoudre. Il pensait avoir «vu dans la moelle des renflements successifs au niveau de chaque « vertèbre. Cette proposition est surtout fort évidente dans la moelle « épinière des oiseaux... M. de Blainville avait accepté cette opinion « de Gall, à laquelle les expériences de Legallois, de Marshall Hall «et de Mueller semble avoir donné beaucoup de force; et, en « effet, si l’on accepte les idées de ces deux derniers physiologistes « sur la force excito-motrice de la moelle, il semble que la division « de l’axe médullaire en segments distincts s’ensuive nécessaire- « ment. » Ainsi s'exprime Gratiolet. Son exposé, quoique bien intéressant, est trop long pour être reproduit ici en entier; je passe à sa con- clusion : « Il nous semble donc », dit-il, « que chaque segment de la « moelle peut être considéré comme un centre particulier d’ac- tion, tout en admettant qu’à l’occasion de l'excitation d’un seg- « ment, la modification se prolonge dans toute l'étendue de la « chaîne ou de la tige nerveuse, en avant et en arrière du pomt qui = CS « a reçu l'excitation. Il y a donc à la fois, dans l'axe nerveux, mul- « tiplicité et unité. » (Gratiolet, Anatomie comp. du Système Ner- veux, t. IL, p. 6.) Consultons maintenant le docteur Carpenter, l'illustre professeur de physiologie de l'Université de Londres : « Le cerveau et la moelle épinière de l’homme », dit ce savant, « dans laquelle se termine la très-grande partie des nerfs afférents, «et de laquelle naissent presque tous les nerfs moteurs, peuvent « être considérés comme formés par l’agglomération d'un certain = nombre de centres ganglionnaires distincts, dont chacun a ses « attributions propres et se rattache à des troncs nerveux qui lui LA PLURALITÉ ANIMALE DANS L'HOMME. 11 a «sont particuliers. Commençant par la moelle épinière, nous trou- « vons, en la comparant à la chaîne ganglionnaire des animaux ar- = «ticulés, qu’elle consiste réellement en une série de ganglions dis- « posés suivant une ligne longitudinale, et qui se sont soudés lun à « l’autre, et dont chacun constitue le centre du crcuit nerveux «propre à tout segment vertébral du tronc. » (Manual of Human Physiology.) Je couronne ces citations par deux extraits particulièrement remarquables, empruntés aux excellentes Leçons de Physo- logie générale du Système Nerveux de M. le professeur Vul- pian. | « Chez les annelés », dit ce physiologiste, «chaque ganglion cor- «respond à un segment du corps formé «souvent de plusieurs anneaux, comme, «par exemple, chez la sangsue, dont « toutes les parties se répètent de cinq en ‘ cinq annéaux. Chaque segment possède « ainsi, outre son ganglion, une portion « semblable des principaux appareils, «même parfois des appareils des sens. II «en est amsi du polyophthalme, chez «lequel, comme l’a montré M. de Quatre- « fages, chaque segment est muni de deux « yeux ruüdimentaires qui reçoivent chacun « du ganglion correspondant un filet ner- « veux, véritable nerf optique (voir fig. 1). « Ces segments séparés ont été nommés Ê : Fig. 2. — Système nerveux «des zooniles par Moquin-Tandon. Ce de l'abeille (d'après M. Blan: RNA : chard). « professeur considérait les animaux de À « cet embranchement comme formés chacun de plusieurs ani- «maux élémentaires placés les uns à la suite des autres. Cette « 2dée est très-ingénieuse ET TRÉS-VRAIE, Chez les animaux supé- 12 POLYZOÏSME. « rieurs eux-mêmes, on trouve un vestige de cette division dans la « colonne vertébrale. » Voici le second passage : « Un autre fait bien constant ». écrit ailleurs le même auteur, «c’est que, ainsi que l'ont fait ressortir Moquin-Tandon, Dugès et « d’autres, chaque ganglion est un centre indépendant d'action ré- « flexe et d'actions coordonnées, adaptées. Je vous ai déjà eité les ex- « périences de Dugès sur ce point (1). On ne doit jamais perdre de vue «ce fait en physiologie générale. Ce qui est vrai ic, l'est encore pour «chaque segement de la moelle des vertébrés. La moelle épinière, «de même que la chaîne ganglionnaire des annelés, est une série li- «néatre de centres à la fois indépendants et gouvernés (voir fig. 3) «Permettez-moi cette comparaison : ce sont des provinces avec «une administration autonomiqué, mais soumises, dans certaine «hmites, à une autorité supérieure. » (Vulpian, ouvr. cité, p. 787.) _ La similitude fondamentale d'organisation entre les vertébrés et les invertébrés ; l'existence, chez les premiers comme chez les derniers, de la constitution zoonitique, ne sauraient être reconnues et affirmées d’une manière plus catégorique qu'elles Pont été par les savants autorisés dont je viens de rapporter les déclarations Mais après avoir proclamé ce grand fait de physiologie générale, et contribué pour une part considérable à l’établir dans la science, en ont-ils accepté avec fermeté toutes les conséquences? Non, ainsi que je l'ai dit plus haut. Il en est une, et c’est la principale, devant laquelle ils reculent tous ; mais en vain se jettent-1ls dans des faux - fuyants pour l’éviter. Aux professions de foi si nettes et si fortement motivées qui précèdent, ils ont ajouté les commentaires restrictifs (1) «Nous avons vu qu'un seul segment pourvu d’un seul ganglion (formé, bien «entendu, de deux centres latéralemen soudés) portant une seule paire de « pattes, le prothorax de la Mante commune, sentait, voulait, se mouvait, se dé- « fendait, comme lorsque l'animal était en intégrité complète. » (Ducés, Mé- moire sur la Conformité Organique dans l'échelle animale, p. 17.) LA PLURALITÉ ANIMALE DANS L'HOMME. 13 et atténuatifs que voici, l'unité indivisible de homme. M. Gratiolet d’abord : «Teutefois» —écrit-il à la suite du passage Si remarquable que nous avons donné’plus haut — «nous devons reconnaitre qu en «distinguant très-nettement les «actions excito-motrices d'avec «celles qui ont l'intelligence pour € principe; qu’en suivant ainsi la «loi tracée par M. Flourens, «M. Marshall-Hall a rendu un «grand service à la science ; en «eftet, automate est excité; WL «NE SENT POINT. L'EXCITABI- « LITÉ appartient à la moelle; la « SENSIBILITÉ dépend d’un autre «appareil, le cerveau. » (Gra- tiolet, Anatonue comparée du Système Nerveux, t. I, p. 6.) Je passe à M. Carpenter : «Ces actions réflexes anor- «males de la moelle épinière de « l’homme » — écrit-1l à propos de certaines observations patho- logiques du docteur W. Budd (1) comme un sacrifice obligé à l'idole de / 7at a] 4 ! 1 3 = 2 DIR DS te 24440 ' LA) 4 4 3 ' A 2 2 a | 7/21: 1 | NN 4 1 LE 2 Fi. 3. — Schéma ot la constitution de la moelle épinière de l'Homme en centres distincts. Cette figure est em- pruntée au Traité d'Histologie Compa- rative de l'Homme et des Animaux, du Dr Franz Leydig, professeur de zoologie à l'Université de Tubingue; ouvrage tra- duit en français par le D° R. Lahillonne, et publié à la librairie Germer-Baillière. (1) Ces importantes observations sont résumées dans les Principles of Human Physiology du D' Carpenter, 7° édit. , p. 86 Cet. ouvrage contient, en outre, à la page 583, une note de l’auteur sur un fait de même ordre bien caractéristi- que. Voici la traduction de cette note: «L'auteur est informé par son ami M. Paget que, parmi les notes laissées par « John Hunter, se trouve la relation d’un cas de paraplégie dans laquelle 14 POLYZOÏSME. — «bien que puissantes parlois, ont beaucoup moins de régularité «et d’éntentionalité (purposiveness) apparente que men ont les « mouvements exécutés par les vertébrés inférieurs (la grenouille, « par exemple), après la décapitation ou la section de la moelle, les- « quels, sous ce rapport, se rapprochent des mouvements réflexes « des animaux articulés. Il ne faudrait pourtant pas conclure de ce « fait » — continue l'auteur — « qu'il n'existe aucune différence «essentielle dans les propriétés de la moelle entre l’homme et les « animaux inférieurs, ou qu'il y ait en jeu, dans ceux-ci, un agent « psychique quelconque faisant défaut dans le premier cas. Nous «avons vu déjà que les combinaisons le plus parfaitement adaptées « de mouvements musculaires tendant tous manifestement à un « but déterminé, n'impliquent pas nécessairement par elles-mêmes « qu’elles soient le résultat d’un dessem ou d’un choix volontaire «de la part de l'organisme qui les exécute; et, d’un autre côté, «ranger dans certains cas ces mouvements en dehors de la caté- «gorie des actions automatiques, équivaudrait à attribuer à la « moelle épimère le pouvoir de les produire et de les régler avec « choix et conscience; or, nous avons toute raison de croire qu'un « pareil pouvoir appartient EXCLUSIVEMENT aux parties Supérieures « des centres cérébro-spinaux.» (Prènciples of Human Physiology, 7° édit., p. 583.) M. Vulpian formule à son tour la restriction de rigueur, mais avec l'accent du doute le plus prononcé, et moins, ce me semble, pour nous cacher la vérité que pour nous la faire entrevoir. Quoi qu'il en soit, voiei comment 1l s'exprime ; il s’agit des ganglions de la chaîne nerveuse des annelés : « Hunter, paraïîtrait-il, aurait été témoin de mouvements réflexes des jambes, « Où la sensation n'avait aucune part. Quand on demandait au malade si! sen- « tait l’irritation au moyen de laquelle les mouvements étaient excités, il faisait « cette réponse significative, tout en regardant ses membres : Non, monsieur, « mais si bien mes jumbes, comme vous voyez (No, sir, but my legs do, as you « see). » : LA PLURALITÉ ANIMALE DANS L'HOMME. 15 « Ces ganglions », dit-l, « sont en outre la source de mouve- ments spontanés, . moins en apparence; c'est ce que vous allez « constater vous-mêmes en examimant cette écrevisse, sur laquelle « je viens de pratiquer une section transversale de la chaîne gan- « glionnaire, au niveau d’un des intervalles qui séparent les anneaux « de l'abdomen. Vous voyez que les mouvements d'ensemble de « la natation sont abolis; l’animal ne peut plus fléchir brusque- « ment l'abdomen, comme il Le faisait auparavant pour se lancer « d'avant en arrière. Mais vous observerez encore quelques mou- « vements de temps en temps dans les fausses pattes abdominales, « mouvements spontanés, du moëns en apparence, simultanés, rhy- « thmés, avec des caractères normaux. Ces.mouvements ne sont « sans doute que des mouvements machinaux, provoqués par le « contact de l’eau ou par l'irritation de la plaie, et analogues à ces « mouvements de locomotion, spontanés aussi EN APPARENCE, « qu'exécutent de temps à autre les vertébrés superieurs auxquels « on a enlevé le cerveau proprement dit. » (Leçons sur la Phys. génér. du Syst. Nerveux, loc. cit.) Avant d'aller plus lom, rappelons à M. Vulpian que le plus illus- tre représentant de l’histoire naturelle au dix-huitième siècle avait déjà dit, au nom des préjugés scientifiques de son temps : « L’ani- « mal est un être purement matériel, qui ne pense ni ne réfléchit, « el qui cependant agit ef SEMBLE se déterminer. » (Buffon, Dis- cours sur la nature des Animaux, t. IN, édit. in-4, p. 28.) Nous devons beaucoup de reconnaissance aux savants que nous venons d'entendre pour leur démonstration magistrale du zooni- {isme dans l’organisation de l'animal à vertèbres; il faut donc leur pardonner si, trop soucieux de la pudeur du préjngé, ils ont essayé de couvrir d’une ombre la nudité de cette vérité si jeune et si belle, qui, grâce à leurs soins, nous était donnée. Mais le moment est ar- 16 POLYZOÏSME. | rivé où l'esprit scientifique veut dépouiller cette vérité vierge de tous ses voiles pour la féconder. L’universalité du zoonttisme posée en principe, pour empêcher que le polyzoisme humain s’ensuive, on tente de soutenir que, chez les vertébrés, et particulièrement chez l’homme, le zoonite de la tête est le seul qui soit animé, le seul qui possède la sensibilité, la conscience, la volonté, et que tous les autres zoonites, bien que semblables au premier sous le triple aspect histologique, organo- logique et fonctionnel, ne sont néanmoins que des automates! Qu’a-t-on apporté à l'appui de cette thèse? — des suppositions gratuites et tout à fait arbitraires; des assertions dénuées de toute preuve et contraires à la vraisemblance; des conclusions en con- tradiction flagrante avec les prémisses ; rien de plus. Les mouvements de natation exécutés par les zoonites moyens d’une écrevisse dont on a isolé le ganglion cérébroïde, les mouve- ments qu'une grenouille décapitée fait avec ses pattes pour écarter la pince ou le scalpel qui la blesse, ne sont intentionnels et conscients qu’en apparence, a-t-on prétendu (1); mais l'apparence n’est-elle pas, dans tous les cas, notre criterium unique pour ‘constater la présence d’un état intime de sensation et de volition en dehors de nous-mêmes, en dehors de notre #02 propre? Lorsque je vois ici chacun de mes collègues exécuter des actes qui sont intelligents et volontaires en apparence, c'est-à-dire qui sont analogues aux actes qui, chez moi, traduisent extérieurement le fait mtime de vouloir, de sentir, de penser, je m'en fie à cette apparence; je pense que, comme moi, mon voisin est un être conscient, sensible et doué d'intelligence, bien qu’un tel jugement ne repose au fond que sur (1) « Si l’on décapite une grenouille et si ensuite on applique de l’acide acé- « tique sur le condyle interne de son fémur, l'animal essuiera l'acide avec sa « patte du même côté ; mais si cette patte vient à être amputée, la grenouille, « après quelques efforts infructueux et une courte période d’hésilation, exécu- « tera la même action avec la patte du côté opposé. » (D' Carrenrer, Principles of Human Physiology, 7° édit., p. 5N3.) LA PLURALITÉ ANIMALE DANS L HOMME. 17 une pure induction de l’analogie et qu'il y ait impossibilité absolue de le vérifier par une observation directe; car ce ne sont que mes sensations et mes pensées à moi dont je puisse avoir conscience, c’est-à-dire de l'existence desquelles je puisse obtenir une connais- sance directe et une certitude véritable (4). Et, dans l'espèce, si les mouvements déterminés par les centres ganglionnaires inférieurs d’un crustacé, ou par les centres spinaux d'un batracien, ont une nature et une origine purement mécaniques, pourquoi donc les mouvements dus à l'impulsion du centre ner- veux céphalique de ces animaux ne seraent-ils point des mouve- ments purement machinaux aussi? L’apparence seule témoigne du contraire ! Pourquoi l’écrevisse tout entière, pourquoi la grenouille encore dans son intégrité et se mouvant par l'impulsion combinée de son centre encéphalique et de ses centres spinaux, pourquoi ne seraent-elles pas de pures machines, comme lorsqu'elles se meuvent sous l'impulsion isolée de leurs centres nerveux secon- daires ? En un mot, pourquoi ne pas revenir tout uniment au «pur automatisme des bêtes » ? Ce serait plus simple, et ce ne serait pas plus irrationnel. Oui, si l’automatisme des mouvements dits réflexes est une vé- rité, l’automatisme de la bête entière est aussi une vérité; et si l’au- tomatisme des bêtes n’est qu'un mensonge, l’automatisme des cen- tres de la moelle est aussi un mensonge. Les deux automatismes sont solidaires : il faut les rejeter tous deux ou les admettre tous deux ; cette alternative est inévitable (2;. (1) « Or cette sensibilité, nous en trouvons le type en nous-mêmes, car il est «nous-mêmes, et nous ne le trouvons pas ailleurs. Nous pouvons, par induc- « tion, le transporter, l’attribuer à d’autres créatures, à celles surtout de notre « espèce ; mais, encore une fois, nous ne l’y saisissons pas, etc. » (Le D° Lécur, Physiologie de la Pensée, p. 101.) (2) Georges Leroy plaide en ces termes la cause de l’âme des bêtes contre M. de Buffon, pour qui ne pas croire que les animaux sont de pures machines est un trait d'éimbécillité : «M. de Buffon, dans son Discours sur les Animaux, p. 23, t. IV, de l'édition 9 15 POLYZOISME. La Physiologie et la Médecine, la Psychologie et la Morale se sont accordées jusqu'à ce jour à regarder l’homme comme une unité vivante, sentante et pensante, entièrement compacte et irré- duetible, comme un corps animé un et simple; et, sur cette pre- mière et commune croyance, toutes leurs mstitutions dogratiques et pratiques se sont formées. Or, de nouveaux faits semblent venir aujourd’hui nous démontrer que celte croyance est une erreur; que l'être humain est, en réalité, une collection d'organismes, une collection de vies et de #20 distincts, et que son unité vitale est tout entière dans lharmonie d'un ensemble hiérarchique dont les éléments, rapprochés par une coordination et une subordina- tion étroites, portent néanmoins, chacun en soi, tous les attributs «in-49, s'exprime ainsi : « L'animal est au contraire un être purement maté- «riel, qui ne pense ni ne réfléchit, et qui cependant agit et semble se déter- « miner. Nous ne pouvons pas douter que le principe de la déterminalion ne «soit dans l'animal un effet purement mécanique et absolument dépendant de « son organisation, ete. » Leroy reprenant : « Quoi ! » s’écrie-t-il, « nous sommes témoins d’une suite « d'actions dans lesquelles se marquent visiblement la sensation actuelle d’un «objet, une autre sensation rappelée par la mémoire, la comparaison entre «elles, une impulsion alternative qui eu est le siége évident, une hésitation « sensible, enfin une détermination, puisqu il s'ensuit une action qui n'aurait « pas lieu sans elle ; ef, pour s'expliquer ce qui est si simple, ce qui est si con- « forme à ce que nous éprouvons nous-mêmes, nous aurons recours à des ébran- «lements mécaniques incompréhensibles ? Assurément nous ignorons ce qui « produit la sensalion, et dans nous-mêmes, et dans tous les êtres animés. Il y «a bien d’autres choses que nous sommes condamnés à ignorer : mais, le phé- « nomène une fois donné, nous en connaissons les produits, et il me paraît «impossible de les confondre avec les résultats mécaniques, quelque multipliés « qu'on les suppose. » (Lettres philosophiques sur l'intelligence et la perfectibilité des Animaux, par Georges Leroy, édit. de 1802, p. 237.) Ainsi, il y a à peine cent ans de cela, la science académique soutenait l’opi- niou absurde du pur automatisme des bètes avec la même conviction et la même assurance qu'elle met aujourd'hui à soutenir le pur automatisme des éner- gies motrices de la moelle ; et il se trouva un modeste observateur qui, n'étant pas méme académicien, et n’écoutant que le bon sens, osa combattre ce préjugé vraiment stupide des oracles de la science, et à cet,effet eut à mettre en œuvre tout un appareil d’argumentation que nous sommes réduits à reproduire mot pour mot à notre tour, en plein déclin du dix-neuvième siècle, à l'encontre d’un préjugé scientifique et en faveur d’une vérité de tous points semblables ! LE ZOONITE ET LE NŒUD VITAL. 19 essentiels, tous les caractères primitifs de lPanimal individuel. Un tel principe est sans doute menaçant pour tout un vaste sys- ‘ème d'idées et de choses établies ; mais suivons-le dans ses consé- quences, et nous serons convaineus que, s'il vient détruire, il vient aussi édifier, et que son œuvre, toute de vérités positives, est préfé- rable mille fois à l’échafaudage d'illusions auquel cette œuvre sera substituée. Il LE ZOONITE ET LE NOEUD VITAL (La dissertation suivante, destinée à ajouter des éclaircissements à la Lecture qui précède, est extraite de notre ouvrage intitulé : Essais de Physiologie Philo- sophique.) Notre théorie de l'organe — et avec elle toutes les applications psychologiques, physiologiques,‘ pathologiques. et thérapeutiques qu’elle comporte — dépend d’un fait fondamental. Ce fait mis hors de doute, elle et ses conséquences acquièrent une incontestable certitude. [l s'agissait donc de prouver avant tout que ce système vivant, que nous appelons généralement w# animal et en particu- lier un homme, est un véritable composé, une véritable association de plusieurs petits systèmes vivants formés, comme le système total, de tous les principes essentiels à l'exercice et à la manifesta- tion de la vie, c’est-à-dire : 4° d’un principe psychique ou pouvoir de sentir, de vouloir et de déterminer l’action nerveuse centrifuge ou motrice; 2° d’un principe mécanique ou instrument de rapport destiné à recevoir les impressions, à les communiquer au centre psychique, et à en exécuter les volitions. 20 POLYZOÏSME. Les preuves que nous avons présentées à l'appui de cette propo- sition sont des preuves directes, c’est-à-dire puisées dans la consi- dération même de l'objet régi par la loi qu'il s’agit d'établir. Nous croyons cette démonstration suffisamment probante, mais il est des preuves indirectes qui servent aux autres de contrôle et d’é- claircissement, et que, par conséquent, 1l ne faut pas dédaigner. Lei c’est la Zoologie organique et l'Embryologie qui peuvent les fournir. Qu'ont donc à dire ces deux sciences sur la question qui nous oc- cupe? Deux ou trois citations vont nous l’apprendre. M. le professeur Owen, dont l'opinion sur ce point est mvoquée par un autre éminent naturaliste anglais, nous enseigne qu’ «une «répétition indéfinie de la même partie ou du même organe est le «caractère commun de toutes les formes inférieures ou peu modi- « fiées. » (Cité dans l'ouvrage de Ch. Darwin, De / Origine des Es- pèces, traduction de M®° Clémence Royer, Paris, 1863, pp. 611 et 612.) Ce que nous allons entendre maintenant est beaucoup plas ex- plicite. M. Lacaze-Duthiers, professeur de Zoologie au Muséum d'Histoire Naturelle, s’est exprimé de la manière suivante, d’après la relation de la Revue des Cours Scientifiques du 28 janvier 1865. Nous citons textuellement : « Une seconde notion à acquérir concernant les Invertébrés est «celle de la complexité dans un même être. Dans presque tous ces « animaux, Ce qu'on appelle ordinairement un individu n’est autre « chose qu'une réunion, une colonie de petits individus plus ou « moins distincts, désignés par le nom général de Zoonites. Pour «former l'être complexe, ces zoonites s’assemblent, soit en série « linéaire, soit en masse, selon deux ou trois dimensions. &_. . Chaque zoonite a son cœur, son orifice respiratoire. « De même pour le système nerveux : chaque anneau a son centre « d'innervation. €. . Dans les groupes d'animaux inférieurs, où la spéciali- LE ZOONITE ET LE NŒUD VITAL. 21 «sation des parties est peu marquée,chaque zoonite semble se suf- «fire à lui-même : ainsi, tous les anneaux d'un Ténia sont munis « d'organes de reproduction, de systèmes digestifs plus ou moins «complétement isolés, etc. » Après nous avoir montré l'indépendance et la généralité fonc- tionnelles des zoonites comme étant à peu près absolues dans les espèces les plus basses, le savant professeur nous fait assister à la constitution graduelle de leur spécialité respective et de leur soli- darité réciproque, à mesure de l'élévation de l'animal dans Péchelle des espèces. Citons encore, en regrettant d'être forcé d’abréger : «Si ordinairement chaque zoonite possède un centre nerveux, il «faut cependant remarquer que, chez les Invertébrés supérieurs, «1l semble y avoir une tendance à concentrer, pour ainsi dire, «ce systènte nerveux à la partie antérieure de l’animal..… « Dans une colonie linéaire, 1l y a, en général, comme nous l’a- « vons vu, des rapports forcés entre un zoonite et ses deux voisins, «rapports qui modifient sa forme plus ou moins complétement. « Dans les colonies en masse, cette nécessité de relation est moins « absolue ; aussi devons-nous nous attendre à trouver ces zoonites «très-peu différents les uns des autres ; c’est ce que vérifie l'obser- «vation. Cependant il n’y a pas complétement cessation de solida- «rité entre les différents mdividus d’une colonie de ce genre; le «travail de l’un peut encore profiter aux autres; mais ces rela- «tions sont bien moins marquées que celles qui lient entre eux « d'une manière si intime les zoonites d'une colomie linéaire. Dans « une colonie d'Hydres d’eau douce, par exemple, les individus ne «sont liés entre eux que par leur extrémité inférieure ; les extrè- « mités munies de tentacules sont toutes libres et fonctionnent « séparément. Les diverses espèces de Clavelines appartenant à la «classe des molluscoïdes tuniciers vivent réunies sur des prolon- « germents radiciformes communs, qu'on peut comparer à des sto- «lons de fraisier ; mais elles sont du reste hbres dans toutes leurs 22 POLYZOÏSME. «actions. Dans quelques autres genres d’Aseidies composées, les «colonies sont enfermées chacune dans une enveloppe charnue _ et unique, munie d'une seule ouverture, par laquelle s'opère la défécation. Il y a déjà ici moins d'indépendance dans les actions vitales. ” « Les Syphonophores, ou Acalèphes hydrostatiques, êtres aussi = élégants que singuliers... présentent des colonies bien curieu- ses par leur composition. Leurs zoonites se spécialisent d’une facon toute particulière; certains d’entre eux. sous la forme + de filaments allongés terminés par des ventouses ou par des es- pèces de harpons, sont les zoonites pêcheurs; ils saisissent = les aliments et les donnent aux zoonites digérants, formés cha- cun d’une simple cavité vésiculaire ou trompe gastrique. D’autres .zoomites servent à la locomotion. Enfin des zoonites spéciaux «ont pour fonction de donner naissance à des individus nou- « VEAUX. » ILest done une vérité bien établie pour les naturalistes : dans les espèces animales inférieures, individu corporel, c’est-à-dire ce que dans un langage plus précis nous appelons un organisme, est en réalité une réunion de corps animés distincts vivant en société. De plus, les maîtres de la science nous enseignent que cette agglomé- ration sociétaire, réduite dans les plus bas degrés de la série im- vertébrée à une simple juxtaposition anatomique, prend graduelle- ment les caractères de la solidarité physiologique ; ainsi chaque membre de la colonie qui, au bas de l'échelle d'organisation, se suffisait à lui-même et fonctionnait seulement pour soi,-se circon- scritet se spécialise de plus en plus dans son travail, d'où 1l résulte que chacun travaille pour ses associés, qui en retour travaillent tous pour chacun, et qu'un échange nécessaire de services, un con- cert physiologique, une harmonie d'organes et d'actions se sub- stituent graduellement au pur mdividualisme primitif. Mais cette gradation s’arrête-t-elle avec la série des Invertébrés ? r LE ZOONITE ET LE NŒUD VITAL. 23 RO Ne se continue-t-elle point jusqu'aux organismes les plus élevés ? Non, répond toute une école de naturalistes, parmi lesquels se ren- contre M. Lacaze-Duthiers, à qui nous venons d'emprunter de pré- cieuses observations. Non, dit ce savant, « une séparation presque absolue », un abime infranchissable, existe à cet égard entre l’or- oanisation des Invertébrés et celle des Vertébrés : chez les pre- miers, l'organisme est une légion, une société, « une colonie » d'individualités vivantes distinctes; chez les autres, c’est un tout compacte, c’est une vie unique et indivisible, c’est une unité ana- tomique et physiologique simple, c’est un seul corps et une seule àme. Telle est l'opinion que l’'éminent professeur du Muséum défend de tout son grand savoir et de tout son talent dans la leçon même dont nous venons de reproduire quelques passages. Nous soutenons, au contraire, et notre dessein ici est de prouver que l'organisme vertébré est, lui aussi, une association de zoonites, et qu'il ne dif- fère de l'organisme invertébré que comme lorganisme mvertébré des plus hautes espèces diffère lui-même de l’organisme invertébré des plus basses espèces ; c’est-à-dire qu'il en diffère par une divi- sion du travail vital poussée plus loin, par une spécialisation fonc- tionnelle des parties plus minutieuse et plus stricte, par une plus rigoureuse centralisation de tous les services de l'économie sous une direction suprême, par une hiérarchie plus compliquée, par une unité et une solidarité statiques et dynamiques plus par- faites. Examinons maintenant les objections que l’on oppose à notre thèse. Je vais citer tout au long les arguments de M. Lacaze- Duthiers : CI n°y à pas que le système nerveux, ou à sa place la vertèbre, « qui différencie nettement les animaux-vertébrés des animaux in- « vertébrés. Sous bien des rapports, ceux-c1 différent totalement « des premiers. Cette séparation presque absolue, qui a soulevé les 24 POLYZOÏSME. «Critiques si obstinées des naturalistes de l’école dite philosophique, « parmi lesquels nous voyons Geoffroy Saint-Hilaire en France, «Gœæthe et Oken en Allemagne, demande à être établie par quel- «ques développements. «Une des premières notions à acquérir est relative à la distribu- «tion tout à fait différente, chez les Vertébrés et chez les Inverté- «brés, de cette chose si mystérieuse dans son essence même, «cause suivant les uns, effet suivant les autres, qu'on appelle la « vie. Il est assez difficile d'expliquer clairement ce fait, en raison «de la difficulté bien plus grande encore qu'il y a à définir la vie. «Si l’on regarde la vie comme une cause, un principe d'action «ayant son origine dans tel ou tel point de l'organisme, et si l’on «nous permet de représenter, pour ainsi dire, la vie par une quan- «{üté qui sera plus ou moins grande suivant la puissance plus ou «moins grande aussi de l'effet produit, nous dirons que, chez les «Invertébrés, la vie semble être répandue en égales quantités «dans toutes les parties de l'organisme. Ghez les Vertébrés, au con- «traire, la vie se concentre en un point particulier de chaque in- «dividu, ou du moins dans une partie très-restreinte de son être. « Que si l’on veut voir dans la vie un effet, une résultante, on « pourra exprimer le principe que nous voulons énoncer en disant «que, chez les Invertébrés, cette résultante ne paraît pas être la « conséquence de l’action plus particulière de tel ou tel point de «lorganisme, comme cela a lieu chez les Vertébrés, où, pour em- « ployer une expression un peu trop rigoureuse pour de tels objets, «la résultante semble appliquée à un ou à plusieurs organes spé- « claux et distincts. Un exemple fera mieux ressortir le fait en question. Que l’on «Coupe une patte à un chien; à part le trouble tout local qu'éprou- «vera l’économie, l'animal peut continuer à vivre. Si l’on poursuit «la mutilation, on peut la pousser peut-être assez lom sans que la «vie cesse, mais on arrive toujours à un point de l'organisme tel LE ZOONITE ET LE NŒUD VITAL: 25 «que, lorsqu'il est atteint, la vie disparait brusquement. Ce point «remarquable où semble se concentrer la vie, « ce nœud vital », « pour employer l’expression de M. Flourens, se rencontre chez «tous les Vertébrés. On peut aussi représenter la même idée en «rappelant l’image à la fois pittoresque et saisissante de Bichat, «qui montre la vie comme supportée par un trépied dont les «trois pieds sont le cœur, le poumon et le cerveau. Que l’un des «trois soit détruit, le trépied bascule, la vie cesse. « Par opposition, prenons un insecte ou tout autre articulé. Cou- «pons des parties de son corps, séparons sa tête même: la vie ne «disparaît point. Essayons à instant des mutilations dans tous les « sens, il est bien évident que la mort finira toujours par arriver ; « mais nous ne trouverons pas dans cet animal un point analogue « au nœud vital, ou l'un des trois organes fondamentaux que nous «avons rencontrés chez les Vertébrés, pont ou organe dont la lé- « Sion amènerait une disparition brusque de la vie. » Je serais tenté, je l’avoue, de faire ici une querelle métaphysique à l’auteur des paroles qui précèdent, pour ses essais de définition de la vie. Mais ce serait sortir de mon programme; et, d’ailleurs, pour aborder une critique d'un ordre aussi délicat, il faudrait pou- voir s'appuyer sur un texte d'une authenticité littérale reconnue. Il m'a paru nécessaire toutefois, pour réussir à suivre le fil de ses raisonnements, de discuter certaines formules assez difficiles que la Æevue des Cours met dans la bouche du professeur. . M. Lacaze-Duthiers nous expose deux conceptions contraires de la vie, et s'applique à nous faire voir comment, dans l’une comme dans l’autre de ces deux hypothèses opposées, l'intelligence peut se rendre compte de la distinction établie par lui entre les deux grandes catégories du Règne Animal. D'abord, soit la vie un principe d'action ayant son origine dans tel on tel point de l'organisme. Gela posé, comment cette même vie, comment ce principe, de sa nature nécessairement localisé sur 26 POLYZOÏSME. un point particulier de la masse corporelle, peut-il être répandu en égales quantités sur toutes ses parties? Et quel attribut spéci- fique et distinctif gjoute-t-on à cette définition générique de la vie, pour définir la vie particulière des Vertébrés, en disant que, chez ceux-ci, elle réside en un point particulier de chaque individu? Pour ne pas impliquer contradiction ou non-sens, les proposi- tions dont il s’agit doivent être interprétées de la manière suivante; il doit être entendu par ces propositions: 4°, que le principe de la vie (et non pas la vie elle-même, qui est essentiellement un effet, un phénomène) est un centre de virtualité, d'activité, coïneidant avec un point déterminé de l'organisme; 2, que l'organisme vertébré possède un centre vital unique, offre un seul point de l’économie d’où parte l'influence qui met en jeu tous les organes; et 3°, que dans l'organisme invertébré, au contraire, un certain nombre de centres de vie, distinets et plus ou moins indépendants les uns des autres, sont distribués également entre toutes les régions du corps. Ainsi s’expliquerait comment, dans le premier cas, une partie étant séparée du centre vital unique, meurt aussitôt; tandis que, dans le second cas, la partie retranchée contmue à vivre, parce qu’elle porte en elle son centre de vie particuher. Telle est la seule traduction logique qui puisse être donnée du passage dont il s’agit, et assurément elle est conforme à la pensée du professeur, et aussi peut-être au langage qu'il a réellement tenu. La seconde expression théorique de la vie, celle qui la représente comme une résultante de forces, a été développée dans des termes qui, non plus, ne disent pas vraisemblablement ce que M. Lacaze- Duthiers a voulu dire. « Chez les Invertébrés », lui fait-on dire, «cette résultante ne parait pas être la conséquence de l'action plus «particulière de tel ou tel point de l'organisme, comme cela a lieu «chez les Vertébrés.» Done, chez les Vertébrés, la résultante vitale est la conséquence de l'action plus particulière de tel ou tel point de (RS) LE ZOONITE ET LE NŒUD VITAL. 27 l'organisme ; donc les actions particulières de ces points (pour ern- ployer la même langue) sont des composantes de la résultante vitale; done ces points, « ces organes spéciaux et distincts », ne peuven être des points d'application de la résultante. Pour faire cadrer cette idée hypothétique de la vie avec la diffé- rence prétendue des deux grands types d'organisation animale, le vertébré et linvertébré, 1l faudrait lexprimer en disant que, dans l’organisme du premier type, la composition des forces vitales n'offre qu'un seul groupe de composantes et donne lieu à une ré- sultante unique ; tandis que, dans l’autre cas, chaque partie prinei - pale de l'organisme à son groupe distinct de composantes et sa ré- sultante distincte. Ainsi présentée, l'hypothèse en question nous explique logiquement, sinon véritablement, comment la privation du cerveau ou du cœur amène la mort totale chez les Vertébrés, en supprimant, non pas un point d'application de la résultante (si ré- sultante 1l y a, elle a son point d'application dans tout point vivant), mais l'une des composantes vitales principales et essentielles ; et comment, au contraire, la section transversale d’un lombric en deux moitiés donne naissance à deux organismes vivants par l'effet de la présence, dans chacun de ces tronçons, d’un groupe de com- posantes vitales complet et suffisant. Ne nous arrêtons pas plus longtemps à commenter ces considé- rations spéculatives; le professeur nous découvre nettement sa pen- sée par un exemple, nous allons l’analyser. On coupe la patte à un chien, on peut même lui couper les quatre membres, et1l n’est pas impossible que ce reste d'animal, formé d'une tête et d'un tronc, survive, tandis que les extrémités amputées sont mévitablement frappées de mort. Arrêtons-nous à ce moment de l’expérience, et voyons au juste ce qu’elle prouve, c’est-à-dire quel est le véritable caractère de la cfférence qu'elle met à nu entre l'organisme vertébré et organisme imvertébré, soit entre un chien et un ver de terre. 28 POLYZOÏSME. La patte du chien, détachée du reste du corps, perd la vie. Mais on peut tout aussi bien détacher du corps de lannélide telle portion dont la mort suivra tout aussi infailliblement son ablation : tel, par exemple, un lambeau découpé longitudmalement de façon à ne comprendre que des segments mutilés. Ainsi, chez les Invertébrés, comme chez les Vertébrés, il se trouve des parties qui ne peuvent ètre séparées sans mourir aussitôt. Cependant, chez les premiers, il en existe qui peuvent subir le retranchement sans que leur mort s’ensuive; tandis que, chez les seconds, cette propriété n'appartient à aucun organe, à aucune partie, en dehors de la tête et du tronc réunis. Done une différence réelle, mcontestable, apparait 1er. Mais quelle en est la portée? Cette question demande à être soigneuse- ment examinée. Tous nos naturalistes, et M. Lacaze-Duthiers spécialement, en- seignent (voir ci-dessus, p.11) que chacun des anneaux qui entrent dans la formation d’un lombric est un zooncte, c’est-à-dire un petit organisme complet faisant partie d'un plus grand organisme. Néanmoins l’un des anneaux moyens d’un lombrie, détaché de la chaîne et livré à lui-même, ne tarde pas à périr. Donc le seul fait qu'une partie animale ne peut survivre à son retranchement n'implique pas d'une manière nécessaire que cette partie ne réunisse point tous les attributs d'un véritable zoonite. Dès lors, de ce que telle partie retranchée du corps d’un chien ne continue pas à manifester la vie, on n'est pas en droit de con- clure que cette partie ne constitue point ou ne renferme - point un zoonite; et, par conséquent, l'expérience citée par M. Lacaze- Duthiers ne prouve rien jusqu'ici en faveur de sa thèse. Mais la suite de cette expérience donne un nouveau résultat. Sera-t-il plus expressif et plus probant que les autres? Je ne le crois pas. «Si l’on poursuit la mütilation, on arrive toujours à un pot de l’organisme tel que, lorsqu'il est atteint, la vie disparaît LE ZOONITE ET LE NŒUD VITAL. 29 brusquement. » Ce point singulier de l'organisme, ce nœud vital, ajoute M. Lacaze-Duthiers, existe chez tous les Vertébrés, et ne se rencontre chez aucun Invertébré. Cette double assertion du savant naturaliste a quelque chose de trop absolu : ramené dans les limites de l'exacte vérité, le fait mis en avant perd toute l'importance qu'il semblait avoir. Non, il n’est pas exact que la lésion ou la suppression complète du nœud vital soit suivie de la #nort brusque de l'organisme entier, chez tous les Vertébrés; chacun peut s'assurer par lui-même que les deux moitiés d’un repüle coupé transversalement sur certains points de sa lon- gueur donnent l’une et l’autre des signes de vie, des signes non équivoques de souffrance, ou tout au moins de sensation et de puis- sance nervo-motrice, tout autant que les deux moitiés désunies d'une sangsue ou d’un hanneton. « La moelle épinière des reptiles, des jeunes oiseaux et des «jeunes mammifères, » fait observer le D' Calmeil, « semble éga- «lement susceptible, après l’enlèvement du cerveau, d’être mo- «difiée par nos irritations, de les sentir, et par suile d’ordonner « des mouvements calculés durables, etc. » (Recherches sur la structure, les fonctions et le ramollissement de la moelle épinière, dans le Journal des Progrès des Sciences et Institutions médicales, FX. 87: M. Lacaze-Duthiers nous dit : «Par opposition, prenons un in- secte ou tout autre articulé : coupons des parties de son corps, sé- parons sa tête même : la vie ne disparaît point. » Non, en vérité, elle ne disparaît point, mais de la même façon et dans la même mesure qu'elle ne disparaît point chez la grenouille ou le canard à qui l’on a tranché la tête, c’est-à-dire qu'elle ne disparaît pas brus- quement. Mais, de même que chez le reptile et l'oiseau décapités, elle ne tarde que peu de temps à s'étendre. «Si lablation de la moelle allongée, » dit M. Longet, « peut faire «perdre immédiatement la vie à un animal supérieur (mammi- 30 POLYZOÏSME. « fère ou oiseau), il n’en est pas de même, d’après les recherches de « Brown-Séquard (Comptes rendus de l Acad. des Sciences, 1847, «t. XXIV, p. 363, et Bulletin de la Société philom., 1849, p.147), «des animaux à sang froid qui respirent aussi par la peau. La « durée de la vie peut se compter par #0is, pour les batraciens; par «semaines, pour quelques autres reptiles; par Jours, pour les pois- «sons; — puis par Leures, pour les animaux hibernants (pendant «lhibernation, et en employant linsufflation pulmonaire); et par « minutes, pour les oiseaux et les mammifères. » (Traité de Physio- loge, par Longet, t. Il, p. 396.) Ainsi, contrairement à l’assertion de MM. Flourens et Lacaze-Duthiérs, la lésion ou même l'entière abiation du «nœud vital» n'empêche point la vie de continuer un certain temps; et si ce temps, qui est de plusieurs mots pour les batraciens, se réduit à quelques instants pour un oiseau ou un mammifère, c'est uniquement parce que, chez les premiers, la res- piration pulmonaire peut être suppléée par la respiration cutanée, ce qui ne saurait avoir lieu chez les seconds. Ce prétendu «nœud vital» n’est, comme on voit, qu'un nœud respiratoire. S'il est essen- üel à la vie, c’est seulement parce qu'il est essentiel à la respiration ; et sicependant, grâce à une telle circonstance, cette petite portion du bulbe rachidien est, dans une certaine mesure, comme une clef de voûte pour l'édifice vital chez les Vertébrés, tandis que, chez les Invertébrés, aucun point de économie ne jouit d'un semblable pri- vilége, cela tient à ce que, dans le premier cas, l’organisme étant une colonie de zoonites spécialisés et solidaires, ils ont un seul ap- pareil respiratoire à eux tous; tandis que, dans l’autre cas, chaque zoonite composant, pourvu individuellement de tous les principaux instruments de la vie, porte avec lui son instrument respiratoire. L’argument tiré du «nœud vital » pour appuyer la négation de la formation zoonitique des Vertébrés est done mis ainsi à néant. De plus, l'expérience sur les insectes citée ci-dessus, dont le résul- tat est justement allégué par nos adversaires comme preuve de la LE ZOONITE ET LE NŒUD VITAL. 31 multiplicité zoïque de l'organisme invertébré, devient maintenant contre eux une arme décisive : pratiquée sur les Vertébrés, la même expérience donnant lieu à des effets foncièrement identiques, comme nous venons de le voir, 1l est évident qu'elle prouve pour les Vertébrés ce qu’elle prouve pour les Invertébrés : c’est-à-dire que ceux-là, de même que ceux-ci, sont des composés de zoonites. At ea ratione sequitur Unam animantem animas habuisse in corpore multas. Aux témoignages qui viennent d'être invoqués à l'appui de l'opmion que Je soutiens, je vais en ajouter deux autres de la plus grande valeur. «Un fait qui n’est pas d’un médiocre intérêt », éerit le D' Car- penter, «c’est que l’axe crânio-spinal, qui représente chez les « animaux vertébrés le système nerveux des Invertébrés dans son «entier (à l'exception du rudiment de sympathique que ceux-ei pos- «sèdent), se rencontre dépourvu de tout couronnement chez le plus «bas de tous les Vertébrés connus, et y suffit à l'exercice de toutes «les fonctions. Nous voulons parler du curieux Amphioxus, petit « poisson qui n'offre pas le moindre vestige m de cerveau ni de « cervelet, et chez lequel les ganglions sensoriaux eux-mêmes, = ainsi que les organes des sens spéciaux, sont purement rudimen- « taires; et chez lequel enfin la moelle épinière se compose d’une « série de ganglions visiblement distincts, bien que très-rapprochés « les uns des autres. Et même chez les Poissons Cyclostomes la «constitution des centres n’est guère supérieure, si ce n’est sous «le rapport du développement des ganglions sensoriaux. — Le « caractère des Vertébrés les plus élémentaires se rencontre jusque «dans espèce humaine, chez ces monstres qui naissent parfois sans «cerveau ni cervelet. Il s’en est trouvé qui ont vécu plusieurs «heures et même plusieurs jours, respirant, tétant, criant et «exécutant divers autres mouvements. Îl n'existe aucune raison 32 POLYZOÏSME. « physiologique pour ne pas croire que leur vie pût se prolonger « indéfiniment si ces êtres recevaient les soins nécessaires. » (Prin- ciples of Human Physiology, T° édition, p. 514.) Après avoir entendu la Physiologie Expérimentale, la Physio- logie Comparative et la Tératologie, écoutons l'Embryologie Hu- maine. La citation suivante est empruntée aux Comptes rendus de l'Académie des sciences, série de l’année 1865. C’est un extrait d’un Mémoire de M. Camille Dareste, professeur d'Histoire Natu- relle à la Faculté des Sciences de Lille, sur lOrigene et le mode de formation des Monstres Omphalosites, dont ce savant distingué a donné lecture à l'Académie. «J'ai constaté en effet, » dit M. Dareste, «en étudiant un grand «nombre d'embryons qui avaient péri dans les premiers jours, et «même aussi dans les premières heures de leur développement, «des anomalies multiples dans lesquelles j'ai reconnu des cas de «paracéphalies, d'acéphalies et d’anidies en voie de formation. « Toutes ces anomalies, quelque diverses qu’elles fussent, présen- «taient cependant, comme caractère commun, l’absence, tantôt « complète et tantôt seulement partielle, de la gouttière primitive, «ou, en d’autres termes, des parties qui doivent former la colonne «vertébrale et le crâne. | « C’est surtout en étudiant ces sortes de faits que 7 a? pu me con- «vaincre du défaut de solidarité iles diverses parties de l'organisme « dans les premiers temps de son existence, fait très-important, que « je signalais dans une communication précédente. On voit en effet «que les arrêts de développement qui portent sur une région du «corps n'entrainent pas nécessairement d'autres arrêts de développe- « ment pour les autres régions. I semble qu'alors chacune des par- «ties de l'organisme existe pour son provre compte, et qu'elle «puisse se développer tsolément et d'une manière indépendante. «comme les différentes parties de l'organisme des végétaux. » LE ZOONITE ET LE NŒUD VITAL. 33 « Et par conséquent, et à fortiori, comme les différentes parties de « l'organisme des animaux inférieurs », aurait-on pu ajouter. Il me semble facile, après les explications qui viennent d’être données, de se former une claire et juste idée de la différence qui sépare la constitution vertébrée de la constitution invertébrée. Celle-ci, considérée dans les types les plus rudimentaires, n’offre qu’une simple juxtaposition de petits organismes. À mesure que l’on s'élève sur l'échelle des Êtres, on voit ces organismes compo- sants passer peu à peu à l’état d'organes par leur spécialisation fonctionnelle et en se solidarisant de plus en plus au point d’arri- ver finalement à la plus étroite dépendance mutuelle chez les Ver- tébrés supérieurs. M. Lacaze-Duthiers a comparé l’organisation invertébrée à une colonie; nous comparerons l’organisme des ani- maux en général à la société humaine, et nous signalerons ici un parallèle aussi instructif que curieux entre la loi qui préside à l’évo- lution de organisme animal absolu le long de la série zoologique, et la loi du développement de la forme sociale à travers l'Histoire. Les degrés inférieurs de l’organisation invertébrée, où, comme nous le dit M. Lacaze-Duthiers, « chaque zoonite semble se suffire à lui-même,» nous sont représentés, dans la série sociologique, par cette forme élémentaire d’agrégation politique qui est un sim - ple rapprochement matériel d'individus humains dans lequel cha- eun d'eux cumule toutes les fonctions de la vie sociale et ne compte que sur soi pour la satisfaction de ses besoins et sa protection. Dans cette société primitive, chacun est à la fois son propre pour- voyeur d'aliments, son propre cuisimier, son propre tisserand, son propre tailleur, son propre architecte, son propre maçon, son pro- pre médecin, son propre avocat, son propre gouvernement, sa propre police, sa propre armée. Là, pot de solidarité, mais une indépendance réciproque complète : l’homme ne fait encore partie de la société que comme l'atome intégrant d’une pierre fait partie 3 34 POLYZOÏSME. de la masse minérale homogène. Aussi la destruction d'un membre quelconque d’un pareil corps social n’affecte-t-1l en rien la condi- tion de ses autres parties; et réciproquement, un membre retran- ché de tout le reste ne souffre aucun dommage sensible de cette séparation. Il continue à vivre, car il sait se suffire : omnia secum porta. Mais envisageons maintenant notre civilisation au mécanisme si complexe, au travail si divisé, si spécialisé, aux intérêts si enchevé- trés, si solidaires, et nous comprendrons également bien que la mutilation aurait ici les conséquences les plus funestes, soit pour l'organisme, soit pour le membre retranché. Que l’on supprime de notre corps. social, ou les agriculteurs, ou les industriels, ou les commerçants, ou les savants, et ce corps sera frappé comme par la foudre et entrera en dissolution. Ou bien, d’un autre côté, que l’on séquestre de notre milieu civilisé l’homme qui s'est spécialisé au point de ne plus être capable que de débiter des discours ou de faconner des têtes d’épingle, et il périra en proie à toutes les priva- tions. Et cependant la société civilisée la plus centralisée, la plus spé- | cialisée, la plus solidarisée, la plus systématisée, est un composé d'hommes individuels parfaitement distincts en soi, tout comme les agglomérations sociales mformes des Hottentots ou des Papous. Comprenons donc comment l'animal vertébré, pour avoir une orga- nisation vitale plus unitaire et plus compacte que celle d’un anné- lide, n’en est pas moins pour cela composé, comme celui-ci, de zoonites dont les individualités respectives, bien que masquées par la spécialité et l’enchevêtrement fonctionnels et anatomiques d'une organisation supérieure, subsistent au fond avec une distinction entière et une parfaite intégrité. Prétendre que l’économie du corps humain est mise en jeu par une seule sensibilité, une seule intelligence, une seule volonté sié- geant au cerveau, C'est tout comme si, en voyant une compagnie de LE ZOONITE ET LE NŒUD VITAL. 39 grenadiers bien exercés manœuvrer comme un seul homme au com- mandement de son capitaine, on allait conclure de là que ce groupe compacte ne renferme en soi qu'une intelligence et une volonté agissant directement sur les bras et les jambes des soldats pour les faire mouvoir. Comme dans lorganisme humain, il y a ici une seule tête générale gouvernant le corps entier, la tête du chef; mais, au-dessous de cette tête, de cette àme rectrice suprême, se range toute une serie de têtes et d’âmes subordonnées; et c'est seulement par l'intermédiaire de ces intelligences et de ces volontés subalter- nes, et non point d’une mamière directe, qu'elle meut et dirige les bras et les jambes immédiatement placés sous leur pouvoir. L’âme du capitaine nous représente 1c1 âme cérébrale, et chaque soldat est un des zoonites de la compagnie. Aussi bien que le chef, il est pourvu de tous les éléments essentiels de l’humanité; comme lui, il a une sensibilité, une pensée, une volonté propres, et les mêmes or- ganes; seulement, comme il fait actuellement partie d'un organisme collectif, sa personnalité se trouve déguisée par les restrictions hiérarchiques de son autonomie et par les uniformités d’ensembie Mais cette individualité, cette spontanéité, cette autonomie de chaque zoonite de ce corps factice apparaissent de nouveau dans toute leur plénitude aussitôt que, l’action organisatrice, centra- lisatrice et directrice du commandement venant à cesser, la troupe se disperse et revient à ses éléments. Alors ce n’est plus la volonté du capitaine qui règle les mouvements des soldats d’une manière uniforme : chacun d’eux n'obéit plus qu’à sa volonté à soi, et chacun se meut et se dirige à son gré. Un résultat semblable a lieu par la décapitation d’un animal ver- tébré; c’est M. CL. Bernard qui nous l'apprend en ces termes : « On a remarqué en effet, il y a longtemps, » dit l'illustre physiolo- giste, « que, pour exagérer la force des mouvements réflexes (dus à «l'action propre des zoonites rachidiens), il faut décapiter l'ani- «mal... L’mfluence du cerveau tend à entraver les mouvements 36 POLYZOÏSME. « réflexes, » (/evue des Cours Scientifiques.) Et une autre obser- vation qui concorde bien avec celle-ci, c’est que l'influence des nar- cotiques, tout en comprimant l’activité cérébrale, semble mettre en liberté celle des centres nerveux de la moelle (Longet). III UNE CRITIQUE DU POLYZOISME LETTRE DE L'AUTEUR AU DIRECTEUR DES Annales médico-psychologiques. La Chaldette-les-Bains (Lozère), le 25 août 1869. Mon cher Directeur, Je viens répondre à une critique, et vous m'en accorderez le droit, j'en suis sûr, qui m'est adressée dans les Annales médico psychologiques de juillet dernier (me trouvant en voyage, elles me sont parvenues tardivement). I faut que M. Foville ait lu mon mémoiresur le Polyzoïsme (1) avec bien peu d'attention et bien peu de bienveillance pour y avoir dé- couvert les Imconséquences qui m'attirent ses reproches. Notre collègue termine son appréciation de mon étude-par ces mots : « En « vérité, s'est-il écrié, il est facile de triompher quand on s’en prend « ainsi à des ennemis absents. » Que notre honorable collègue me permette de lui retourner son observation; elle lui est applicable on ne peut mieux, vous allez en juger. Voici en deux mots quelle est la thèse que j'ai développée dans le Mémoire dont il s’agit. Je pose en fait que chacun des centres nerveux du cordon mé- dullaire est un petit cerveau, et qu’il possède comme tel tout ce (1) Il s'agit de la ecture donnée ci-dessus p. 1, et publiée déjà dans les Bulle- lins de la Société d'Anthropoloyte. ‘) UNE CRITIQUE. 37 qu'il y a d'essentiel dans les attributions du grand centre cépha- lique lui-même; autrement dit, je soutiens que ces centres nerveux subordonnés sont les siéges d'autant de centres psychiques en tout comparables au centre psychique qui occupe le cerveau, et que nous appelons /e mor. En second lieu, j'ai avancé qu'à chacun de ces cerveaux inférieurs correspond une portion de l'organisme total, portion qui elle-même est un véritable organisme entier, en ce sens qu'une telle partie réunit tous les éléments essentiels du mécanisme vital. Et enfin j'ai ajouté que ces organismes élémentaires, dont chacun a pour cerveau un centre médullaire distinct, sont les représentants, sont les homo- logues exacts des zoonites où animaux élémentaires dont tout ani- mal individuel, chez les Invertébrés, n’est qu'une agrégation, n’est qu'une colonie (Lacaze-Duthiers), au dire unanime des naturalistes contemporains. Or, ces propositions, émises pour la première fois par moi, il y a quinze ans (1), ne devaient rencontrer que peu de faveur auprès de nos physiologistes officiels (lesquels changent visiblement d'opinion ou de tactique à cet égard, depuis quelque temps (1), et j'avais dû (4) Voir mon livre intitulé Élecho-dynamisme vital, 1 vol. in-8 de 400 pages. Paris, 1855. (2) Consulter, entre autres documents récents, le Discours de réception de M. CI. Bernard à l’Académie française. L’illustre vivisecteur, dans ce discours, arbore hardiment ses couleurs sur une doctrine physiologique qui a fait son apparition pour la première fois, il y a quinze ans, dans un de nos livres, mais que la science académique trouvait sans doute trop mal recommandée par un auteur sans caractère officiel pour lui ouvrir ses augustes portes, Espérons que notre doctrine va entrer dans le port, maintenant, à pleines voiles, sous le pavillon de l’illustre physiologiste trois fois académicien et sénateur. Nous aimons {rop à avoir une opinion avantageuse du caractère de M. Bernard pour ne pas chercher à nous persuader que, s’il a gardé en cette occasion et en toute autre une réserve absolue à notre égard tout en se faisant le champion de nos idées, c’est uniquement dans la préoccupation d’assurer la fortune de ces idées, et dans la crainte de les compromettre par la révélation d’une paternité obscure. Cependant si, pour le bien de ces filles de nos entrailles, nous pouvons nous résigner à nous les voir ravir par un puissant protecteur bien plus à même que nous d'assurer leur sort, nous ne saurions souffrir en silence qu'il les défigure 38 POLYZOÏSME. m'appliquer à étayer mon principe de toutes les preuves, directes ou indirectes, que la science pouvait me fournir. J'avais employé entre autres l’argument suivant : Reconnuître, disais-je, que les centres nerveux des systèmes ré- flexes sont assimilables au cerveau sous le triple rapport histolo- gique, organologique et physiologique, ainsi que de nos Jours tout le monde admet, et nier en même temps, comme le fait la physio- et les estropie, dût-il les doter d’ailleurs tant et plus. Aussi, nous permettons- nous d'inviter respectueusement l’illustre académicien à ne plus associer à nos principes de polyzoïsme l’absurde notion de l’irxconscience d'actes psychiques. Jusqu'ici il n'avait guère été question, dans cet ordre d'erreurs, que de la sensi- bilité ; mais quand ce sont les actes de l'intelligence eux-mêmes que M. CI. Bernard déclare inconscients, après avoir dit hélus ! c’est le cas de crier hola ! « In- « telligence inconsciente », c’est en effet un nec plus ultra que l’inexpérience philosophique, si naïve pourtant, de la physiologie expérimentale, n'avait pas encore atteint. Ces observations faites, voici quelques-unes des déclarations doctrinales les mieux caractérisées du savant orateur de l’Académie française : «.… Mais quant à l'intelligence elle-même... les expériences physiologiquesnous « démontrent que cette force n’est point concentrée dans le seul organe céré- « bral, et qu’elle réside au contraire à des degrés divers dans une foule de « centres nerveux inconscients échelonnés tout le long de l’axe cérébro-spinal, « et qui peuvent agir d'une façon indépendante, quoique coordonnés et subor- « donnés hiérarchiquement les uns aux autres... » « Chaque fonction du corps possède ainsi son centre nerveux spécial, véritable « cerveau inférieur, dont la complexité correspond à celle de la fonction elle- «même. Ce sont là les centres organiques ou fonctionnels. Chez les animaux «inférieurs, ces centres inconscients constituent seuls le système nerveux, ete. » Centres psychiques inconscients, intelligence et conscience séparées l’une de l’autre, ce sont là d'énormes lapsus qui donneraient à penser que M. Bernard ne connait point la valeur des mots dont il fait usage; qu'il fasse disparaître ces taches de sa nouvelle doctrine, et les connaisseurs jugeront comme moi que la copie reproduit l'original jusqu'à la lettre. La remarque suivaute a déjà été faite par un des écrivains les plus autorisés de la Guzette Médicale de Puris, dans un long et savant compte rendu consacré au Discours de M. Bernard : «.… Nous n'avous pas à revenir sur les doctrines de M. CI. Bernard, doctrines « qui ue diffèrent qu’insensiblement de celles que professent les disciples de la « philosophie positive. Nous devons remarquer seulement, afin de rendre « justice à chacun, que les propositions émises dans ce discours de réception, « sont un peu plus larges que celle que l’auteur a consignées dans ses écrits « officiels et dogmatiques, ef que nuus y avons retrouvé avec plaisir et sans la « moindre surprise quelques-uns des apercus les plus ingénieux de M. Durand (de « Grues). » (Gazetle médicale du 5 juin 1869.) UNE CRITIQUE. 39 logie classique, que ces cerveaux inférieurs soient pourvus de l’ac- tivité psychique, c'est-à-dire de la conscience, du moi, est aussi irrationnel que de faire du mot l’attribut propre du cerveau de l’homme à l'exclusion du cerveau de toutes les autres espèces animales. | L'école de Descartes et celle de Buffon, contmuais-je, ont éner- giquement et obstinément soutenu le « pur automatisme des bêtes » ; aujourd'hui une telle opinion est rejetée par tous les savants comme une erreur grossière. Eh bien, en soutenant /e pur automatisme des systèmes réflexes, c’est-à-dire en soutenant que le cerveau cépha- lique est le seul qui possède la conscience, le sentiment, la volonté, le moi, et que les petits cerveaux médullaires sont des mécanismes inconscients, la physiologie du XIX° siècle commet à son tour une autre Inconséquence choquante en tout pareille à celle qu’elle reproche si justement à la physiologie du siècle passé. Tel était mon raisonnement, assez clairement exposé, je crois. Eh bien, M. Foville a vu là une tentative absurde dont le but serait d'établir que les physiologistes contemporains ont tort en profes- sant l’automatisme des bêtes! Et alors mon critique indigné de s’exclamer en ces termes : « Mais où M. Durand (de Gros) a-t-1i jamais vu ou entendu sou- «tenir les énormités auxquelles 1l s'attaque ?.. Qui a jamais soutenu «que les animaux, surtout les animaux supérieurs, n’eussent pas à «un certain degré des facultés intermédiaires à la sensation et à « l'action, et comparables par conséquent, sinon assimilables, à la « pensée et à l'intelligence? etc. etc., etc. » Soit dit encore une fois pour que notre honorable collègue le comprenne bien, il ne s'agissait pas pour moi d’aceuser la physiologie contemporaine de croire à l’automatisme des bêtes; tout au con- traire, mon argumentation consistait à lui démontrer qu’elle tombe dans une grande inconséquence en condamnant avec mépris les anciens partisans de l’automatisme des bêtes, d’une part, et, d'autre. 40 POLYZOÏSME + part, en posant elle-même en principe l’automatisme des centres nerveux de la moelle. Est-ce clair ? Rappelons en passant à M. Foville, qui semble l'avoir oublié, que ce préjugé scientifique, connu sous le nom d’automatisme des bêtes, et qualifié par lui d'énormité, était bien l'opinion de la science officielle au xvirr° siècle. Réaumur ne fut-il pas traité d’imbécile par le grand Buffon pour avoir osé se séparer sur ce point de la doctrine orthodoxe d'alors ? Et maintenant, mon cher directeur, je ne trouve plus rien d’éton- nant à ce que M. Foville, envisageant mes idées à travers un verre qui possède à un tel point la propriété de défigurer les objets, n’ait pu réussir à apercevoir « les caractères et les conséquences que j'attribue au polyzoisme humain.» Simon honorable critique est véritablement désireux de s’éclairer à cet égard, il n’a qu’à se donner la peine de relire mon Mémoire dans les Bulletins de la Société d’ Anthropologie avec le soin qu'il a négligé d'apporter à une première lecture sur laquelle il s’est cru en droit de me juger et de me condamner. Pour décider M. Foville à m’accorder cette juste réparation, je crois utile de mettre sous ses veux les lignes suivantes dans lesquelles la Revue Anthropologique (the Anthropological Review) de Londres, n° d'avril 1869, p. 196, résume son appréciation du même travail : « Polyzoisme, tel est le titre d’une communication très-intéres - «sante de M. Durand (de Gros). Si l’auteur de ce travail réussit à «établir sa théorie, nul doute qu’elle ne produise dans la science «une révolution d’une importance immense, car elle renverse « ce qui depuis longtemps était passé à peu près à l’état de dog- «me, etc. » : «(Polyzoism » is the title of a most interesting paper by M. Du- rand (de Gros). If the author of the contribution can establish his theory, it will undoubtedly be a revolution in science of immense importance : for it would reverse what has been considered almost a dogma for a long period, ete.) » DEUXIÈME PARTIE LA PARENTÉ ZOOLOGIQUE Ex uno omnix. LA TORSION DE L'HUMÉRUS ET LA FILIATION DES ESPÈCES (LECTURE) Messieurs, Dernièrement, dans une communication pleme d'intérêt (1), notre savant collègue M. le professeur Martins nous rappelait que l’humérus de l’homme est un os tordu, et en même temps 1l nous apprenait que l'angle de cette torsion varie d’une race humaine à une autre, Ce qui, ajoutait-1l avec à-propos, peut fournir un signe de plus au diagnostic ethnologique. Mais ce caractère singulier de conformation propre à l’os du bras (2) n’aurait-1l point quelque autre signification encore? Ne contiendrait-1] pas en outre quelque révélation d’un ordre différent et d’une importance supérieure ? Cette question n'a pas été énoncée par l’honorable auteur de la communication, mais il l'a fait naître (4) Voir les Bulletins de la Societé d’Anthropologie, année 1868. (2) Je n’entends pas dire pour cela que l’humérus soit absolument la seule pièce du squelette qui présente un caractère de ce genre. Le fémur est tordu aussi chez certaines espèces, et notre radius, outre ses incurvalions, offre encore quelques traces de torsion assez marquées. (Voyez plus loin.) 42 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. dans l'esprit de beaucoup d’entre nous sans doute, quand il a dé- veloppé sa distinction de l'actualité et de la virtualité pure en ma- tière de transformations ou de déformations organiques. Un pont est hors de doute : dans les organismes animaux ou végétaux, 1l est certaines parties présentant normalement des états de modification, d’altération mécanique manifeste, sans que pour cela elles aient subi aucun acte d’altération, aucune contrainte, aucune violence de nature correspondante durant le cours de la vie (intra-utérine ou extra-utérine) des individus. La torsion de l’hu- mérus est un de ces cas : cet os, chez l'homme, est tordu, tordu visiblement sur son axe et d'environ 180 degrés, et cela toutefois sans qu'aucune force de torsion se soit exercée à aucune époque sur la substance de l'organe individuel que nous avons sous les yeux. En effet, ainsi que nous l’a fait remarquer l’éminent natura- liste de Montpellier, cette disposition se montre déjà au moment où l'os fait son apparition première chez le fœtus, et en quelque sorte même auparavant, car les parties molles, qui sont destinées à le revêtir, et qui se forment les premières, se disposent déjà d’a- vance selon les connexions anatomiques qu’elles auront plus tard avec cet axe osseux non encore formé (1). Plusieurs autres faits analogues ont été cités à ce propos par notre collègue ; il les a pris dans l’organogénie végétale. La zoologie lui en eût fourni également une multitude et de très-remarquables assurément. Ne mentionnons ici qu'un seul de ces innombrables exemples, celui des Poissons Pleuronectes, véritable famille térato- logique dont une déviation des os du cràne et une tête mon- Strueusement asymétrique constituent l’un des caractères géné- riques les plus essentiels. Gi) M. Ch. Martins, rectifiant dans sa communication écrite cet énoncé de son exposition verbale, nous apprend (voir les Bulletins de la Société d’ Anthropologie, année 1868, p. 326) que, d’après les recherches de M. Gegenbauer, la torsion humérale ne serait que de 137 degrés chez le fœtus humain, et se compléterait graduellement chez l'enfant. LA TORSION DE L'HUMÉRUS ET LA FILIATION DES ESPÈCES. 43 La distinction posée par M. Martins est donc légitime ; il y au- rait, en effet, un abus fâcheux à confondre les modifications orga- niques purement individuelles et directement acquises avec celles que nous tenons de l’hérédité et de notre type spécifique. Cependant, affirmer que telle conformation caractéristique dans le squelette d'une espèce est un résultat de déviation violente, et soutenir en même temps que ce résultat n’est pas l'œuvre de la violence, qu’il est spontané, qu'il se produit en dehors de toute action efficiente de nature adéquate, n'est-ce pas contredire ouvertement à l’un des premiers axiomes de la logique ? N'est-ce pas l'équivalent de dire qu'il existe des effets sans cause ? Sans doute, l’on pourra se retran- cher derrière le témoignage de l'observation organogénique, mais la raison n’en sera pas pour cela satisfaite; il restera une antithèse, une contradiction apparente entre ce que l'expérience nous montre et ce que l'intelligence nous démontre, c’est-à-dire un parodoxe, c’est-à-dire un nouvel et important problème qu'il sera permis au simple observateur de négliger, mais qui commande l'attention et appelle les investigations du naturaliste philosophe. Comparaison n'est pas raison, je le sais ; cependant, si l’on ne peut prouver par des similitudes, elles peuvent servir à éclairer une démonstration plus rigoureuse; laissez-moi donc, Messieurs, vous en faire une. D'une statue de marbre on peut tirer par le moulage un nombre indéfini de statues de plâtre ou de bronze qui seront toutes parfai- tement semblables à la première. Elles en reproduiront fidèlement, exactement, tous les traits par lesquels s’accuse chaque coup de ci- seau frappé par le statuaire; mais ces marques du ciseau, qui sont actuelles dans la statue originale, ne seront plus que virtuelles dans les copies; le plâtre et le bronze portent, en effet, la trace imdémiable, la trace manifeste du fer et du marteau, et pourtant le fer et le marteau n’y ont pas touché! Oui, les effets du travail plastique em- preint sur la matière moulée ne sont qu'une virtualité, mais ils sont #4 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. l’image authentique et le témoin irrécusable d’une actualité : ils attestent l'existence antérieure, existence fort éloignée peut-être, mais qu'importe? d'une forme modèle réellement issue de ce tra- vail, d'une forme primitive qui fut tirée lentement, graduellement, laborieusement et industrieusement, d’un bloc de pierre. Je crois, Messieurs, qu'il en est de même des formes vivantes : ce que la génération, ainsi que le moulage, reproduit à tout instant sous nos yeux, avec une si merveilleuse facilité, en si peu de temps, et à des myriades d'exemplaires, serait le fruit inépuisable d’un tra- vail ancien, d’une longue et douloureuse élaboration, d’une longue série d'efforts dépensés à constituer LE MOULE DES ESPÈCES. Les déformations virtuelles, ainsi désignées par M. Martins, la torsion de l’humérus, par exemple, devraient à ce compte être con- sidérées comme des déformations primitivement actuelles passées à l’état de formes spécifiques par l'effet de l’hérédité. Un autre de nos nouveaux et plus distingués collègues, M. Jules Guérin, qui a pris ensuite la parole, n’a paru en juger ainsi. Il a tracé un parai- lèle hardi et lumineux entre les deux ordres de faits, et, nous expli- quant la genèse connue de ceux-ci, il nous à permis d’entrevoir l’origine mystérieuse de ceux-là. Chez les pieds bots, nous a-t-1l dit, les efforts musculaires constants appliqués par la volonté du marcheur à surmonter la résistance qu'il rencontre dans la dévia- tion de ses extrémités, prenant appui sur les os de la jambe, sur le fémur et le bassin, ont pour effet de déformer, de tordre ces par- lies, et cette torsion actuelle est, quant au résultat, entièrement comparable à la torsion virtuelle de l’humérus; or, pourquoi ces deux sortes de torsions ne seraient-elles point également compara- bles quant à leur origine, quant aux causes et au mécanisme de leur production? Qu'est-ce donc qui s'oppose ici à ce que deux or- dres de faits identiques en apparence soient identifiés en réalité, et que celui. des deux qui est encore inexpliqué, qui est encore une énigme, rencontre son explication dans l'autre, et une exphcation LA TORSION DE L'HUMÉRUS ET LA FILIATION DES ESPÈCES. 45 non moins satisfaisante qu'inespérée? Pour cela, ne suffit-il pas d'envisager la torsion de notre humérus comme la reproduction héréditaire d’une torsion originellement produite à la façon des dé- viations artificielles de la jambe des pieds bots chez un commun et lointain ancêtre duquel seraient issues toutes les espèces marquées aujourd’hui de ce signe devenu caractère constitutif et constant ? Le savant chirurgien n’a pas énoncé formellement cette conclu- sion ; au surplus a-t-il peut-être sagement fait de ne pas rompre en visière avec un préjugé puissant et susceptible à l'égard duquel les esprits les plus indépendants peuvent être tenus à des ménage- ments commandés par des devoirs de position ; il n’en est pas moins vrai qu’un telle conclusion découle des considérations brillantes ex- posées par M. Guérin. Et maintenant, Messieurs, permettez-moi de venir vous dire avec toute la modestie, mais aussi avec l’indé- pendance entière, qui conviennent à un simple et libre volontaire de la science, que cette conclusion tacite de mon éminent collègue n’est pas seulement conforme à la vraisemblance, mais que cer- taines données d'anatomie comparative permettent de l’établir sur une démonstration pour ainsi dire directe et matérielle. : Serait-il donc vrai, Messieurs, qu'une volonté créatrice façonnant les organismes vivants au gré de ses fantaisies se donnât le plaisir étrange de mettre à son œuvreun faux visage, de déguiser cette œuvre sous une apparence mensongère, comme pour fourvoyer les recher- ches du savant, comme pour se jouer des calculs de la raison et en déconcerter les plus nobles et les plus méritoires efforts ? II faudrait bien se résigner à croire qu'il en est amsi, si la torsion de l'humé- rus n’était que fente; si, alors que cette torsion s'accuse par les marques les plus ostensibles comme une déformation mécanique d'un os régulier, d'un os de droit fil, dont on trouve le similaire dans le fémur; si, dis-je, cet os primitif régulier, cette forme pri- mordiale et typique n’était qu'une fiction sans réalité. | De cela il n’y pas un siècle, le préjugé avait encore la puissance 46 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. d'obscureir la raison des savants au point de les empêcher de re- connaître des vestiges d'êtres organisés dans les ossements que la pioche exhumait par hasard de la profondeur des couches géologi- ques. Dans ces irrécusables témoins d’antiques existences animales, la science, ainsi aveuglée, ne voyait que des pierres. Mais pour- quoi ces pierres, cessurprenantes pierres affectaient-elles les formes précises d'une vertèbre, d’une côte, d'un tibia? C’est par l'effet d’un ieu de la nature, répondait-on gravement. Et l’histoire naturelle, satisfaite d’une aussi plausible explication, n’avait garde de se lais- ser aller à la folie de croire que le sein de la terre recélât et tint en réserve, pour l’émerveillement et l'instruction des savants à venir, les cadavres de plusieurs populations végétales et animales avant tour à tour régné et péri à la surface du globe. Jeu de la nature! Gràce à l'illusion de cette sorte de formule magique, grâce au prestige de ce séduisant non-sens, l’homme le plus sensé, l’anatomiste le plus expérimenté, mis en présence de la colonne vertébrale de quelque saurien des époques secondaires, croyait, de toute bonne foi, n'avoir sous ses yeux qu’un chapelet de cailloux curieusement taillés par dame Nature en ses heures de loisir….Écoutons le bons sens, profitons des écoles du passé; que les folies de nos devanciers servent au moins à nous rendre plus sages, et n'allons pas à notre tour, et moins excusables, nous lais- ser arrêter en chemin par ce pitoyable fantôme des jeux de la na- ture, ni par quelques autres fantômes eyusdem farinæ qui en ce moment nous défendent l’entrée d’un des plus magnifiques jardins de l’Anatomie Philosophique. Ah! Messieurs, quand cesserons-nous de nous blouser sur nos métaphores, quand cesserons-nous de réaliser et personnifier des abstractions, et de nous laisser imposer par cette fantasmagorie ! Puissions-nous, une fois pour toutes, nous bien pénétrer de cette vérité salutaire : c’est que le mécanisme de la création (jemploie le mot consacré faute d'autre) appartient aux investigations de la LA TORSION DE L HUMÉRUS ET LA FILIATION DES ESPÈCES. 47 science aussi bien que le mécanisme fonctionnel de nos organes, et que tout ce qui se fait et s’est fait dans le monde s'effectue par des procédés naturels, c’est-à-dire rationnels; et qu'enfin l'obscurité de ces procédés, si cachés, si mystérieux soient-ils, tient à notre ionorance présente et ne tient en aucune sorte à une prétendue im- firmité essentielle de la raison. Après avoir écouté M. Martins et M. Guérin, je me suis dit : L’hu- mérus étant tordu chez l’homme, il doit se trouver, parmi les ver- tébrés inférieurs, quelque type, fossile ou vivant, chez lequel cette torsion n'existe pas, chez lequel cet os présente encore sa forme de régularité première ; et une série de types modifiés offrant les diffé - rents degrés intermédiaires d’une torsion progressive doivent éga- lement se rencontrer entre cette espèce fondamentale et celles où une telle métamorphose a atteint l’apogée de son évolution. Bref, l’humérus humain étant un /émur tordu, cet os, me suis-je dit, existe certainement à l’état de fémur non tordu, à l’état de fémur vrai, Chez certaines espèces plus anciennes. J'ai fait alors appel à mes souvenirs zoologiques, et cette induc- tion, qui vous aura paru peut-être bien téméraire, s’est trouvée juste, s’est vérifiée au delà même de mes audacieuses espérances. Les deux types fossiles qui marquent le passage de la forme pois- son à la forme replile, lTchthyosaure et le Plésiosaure, offrent, le premier surtout, une similitude tellement étroite entre le membre thoracique etle membre pelvien, que l'œil de lanatomiste le plus exercé serait assurément nécessaire pour découvrir dans la struc- ture respective de ces parties un signe quelconque donnantle moyen de les différencier. La même uniformité se retrouve, quoique avec une forte nuance en moins, chez nos Tortues de mer. Ainsi, dans tous ces genres, les quatre appendices locomoteurs sont sensiblement similaires, ceux de devant répétant servilement ceux_de derrière, et dans quelques cas n’en ditférant pas davantage A une meme L PARENTÉ ZOOLOGIQUE. que ne diffèrent entre eux les deux membres opposés d paire bilatérale. 48 ‘auo19d ‘4 e1qu ‘? fanway / snyiqno ‘o ‘snipei “ fsnagtuny ‘y ‘oieoq{uon aed pn1soi ‘s574p0Y970{ 2UNDSOIS7]4 9D 2IONbS — *à ‘O1 LE ? 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En effet, chez ces animaux, la pièce osseuse du membre anté- rieur répondant à notre humérus ne présente aucune torsion; c’est un os symétrique, uni et tiré de droit fil; c’est, à vrai dire, un fémur en tout pareil, pour la forme et la position, à son homotype du membre postérieur; et ce fémur thoracique s'articule avec un véritable tibia et un véritable péroné, et cette articulation, de même que l'articulation pelvienne correspondante, a sa flexion (actuelle ou virtuelle) en arrière, son angle saillant en avant : ce n'est pas un coude, c’est un autre genou (À). Cette précieuse indication va acquérir une valeur évidente et décisive en s'éclairant et se complétant successivement par deux nouvelles observations; les voici : Chez les Tortues Bourbeuses, pourtant si semblables d’ailleurs aux Tortues Marines, une différence de conformation déjà fort con- sidérable met une première séparation entre la forme thoracique et la forme pelvienne, et en fait deux types très-distincts; mais c’est la première surtout qui rompt l’uniformité primitive : le fémur an- térieur commence à se tordre et tend visiblement à passer à l’état d’humérus. Ce rayon osseux ne se contourne pas seulement sur lui- même, 1il s arque fortement sous l'influence manifeste d'une même tendance, qui est d'amener les pattes à reposer sur leur bord radial, la face palmaire en dehors, à l'instar de celles de la Taupe, et dans un but fonctionnel analogue et facile à concevoir. Ce premier degré de torsion humérale (je devrais dire /émorale) ne fait guère tourner le genou en dedans que d’un quart de circon- férence à peme, etseulement de manière à amener le péroné (le futur cubitus) sur la face antérieure de la jambe; et dans cet os en voie de transformation se distinguedéjàunrudiment d’apophyse olécrane. (1) La règle ainsi formulée n’est pas tout à fait exacte; on en trouvera la rec- tification dans la lecture suivante. 50 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. Nous constatons là le premier pas, Messieurs, dans la voie d’une torsion progressive qui, d'espèce en espèce, d’échelon en échelon, ui QU 799 LL") F16. 3. — Squelette de Chélonée Caouane (T. de Mer), vu de face (moitié gauche), après l’en- lèvement du plastron. k, humérus; », ra- dius; ce, cubitus; p, pouce; f, fémur; é,tibia; p, péroné; p, pouce. N. B. Observer que l’humérus est plat et sans torsion, que le radius et le tibia, ainsi que les pouces, ont la même situation relative, et que la main et le pied offrent à nos regards leurs faces palmaire et plantaire. (Cette figure et la suivante sont empruntées à l’'Erpétologie de Duméril et Bibron.) Fi. 4. — Squelette de Cistude Commune (T. de Marais), présenté comme celui dont précède la figure, et avec mêmes nota- tions littérales. N. B. Remarquer la torsion très-accen- tuée de l’humérus, et l’inversion de la main qui en résulte. La main nous montre ainsi sa face dorsale, tandis que le pied nous montre sa face plantaire, et les deux pouces sont en dedans et en opposition réciproque au lieu d’être en parallélisme. doit aboutir à substituer la pleine forme coudée dans le membre antérieur à sa forme genouillée originelle. (Voir #g. 3,4,5,6,7et 8.) LA TORSION DE L'HUMÉRUS ET LA FILIATION DES ESPÈCES. D Mais, demanderez-vous, sous quelle influence cette déviation gra- duelle du type primitif se produit-elle ? Je répondrai qu'il w’est pas impossible d'en juger quand on a le bonheur de surprendre cette transformation dans ses débuts, ainsi que nous venons de le faire. Les bras difformes de cette Tortue Farigearde que Je place ici sous vos yeux n’attestent-ils pas, avec une criante évidence, chez les in- dividus dont toute la race est issue, une lutte énergique des mus- cles engagée contre les rayons osseux pour les contraindre à se plier à un mode insolite de locomotion commandé par une situation nouvelle? (Voir fig. 4:) _ Vivant dans des mers ou des lacs aux eaux profondes, l’chthyo- saure, le Plésiosaure et la Chélonée se mouvaient dans ce milieu tout aquatique à l’aide d'organes exactement appropriés à un tel besoin, c’est-à-dire à l’aide d’une double paire de rames. Un jour, les grandes eaux s’abaissèrent, et le lac devint un marais, un im- mense cloaque; une mer de bourbe. Une alternative inexorable se produisit alors pour les malheureux hôtes du lieu : ou mourir, ou. plier leurs habitudes et leurs organes à ce changement profond de milieu. Ainsi, les reptiles rameurs, tombés au sein du limon et parmi les détritus du marécage, n’eurent d'autre choix que de s’é- teimdre ou de se transformer en barboteurs. Le plus grand nombre, sans doute, et entre autres l'Ichthyosaure et le Plésiosaure, ne surent prendre que le premier parti: ils se laissèrent tuer par les nouvelles conditions d'existence. Mais la Tortue est pourvue, comme on sait, d'une organisation particulièrement vivace; quelques individus de cei ordre purent survivre sans doute au cataclysme et s’accom- moder tant bien que mal aux circonstances si nouvelles et si peu propices qui leur étaient faites. Ils se trouvèrent dans la situation de ces pieds-bots dont M. Guérin nous disait l’histoire. Possédant des organes locomoteurs conformés uniquement pour la navigation à la rame, la Tortue se trouve plongée maintenant dans un milieu demi- solide et encombré de toute sorte de débris, dans lequel la b2 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. progression ne lui est possible qu’en écartant, par des mouvements successifs qui le rejettent sur les côtés, un obstacle renaissant sans cesse ; l'animal s’efforcera donc de donner à ses pattes, ou mieux à ses palettes de devant, une direction verticale et de leur imprimer ensuite un mouvement latéral alternatif. Cette violence continue aux dispositions natives de l’organe finira par en altérer les formes et par Paccommoder d’une manière approximative, et à la rigueur suffisante, à un usage pour lequel 1l n’était point fait. Il suffit d’avoir en même temps sous les yeux l'appareil locomo- teur d’une Tortue Marine et celui d’une Tortue de Marais, pour se convaincre que le premier s’est constitué sans violence, par un progrès naturel et facile qui l’a amené à une harmonie parfaite avec les conditions ambiantes, tandis que le second, tortueux, difforme, accuse le long tourment d’un organisme nageur condamné à se iorturer soi-même pour se rendre apte à se déplacer à travers la vase, et arrivant ainsi par degrés à se forger des jambes mon- _Strueuses, de même que le pied-bot, dans ses continuels efforts pour redresser son pied et le faire porter à plat sur le sol, déforme le membre tout entier et remédie ainsi en partie à un empêche- ment fonctionnel en compensant une première déviation par une seconde. J interromps cette démonstration pour vous soumettre l’idée de deux considérations, de deux points de vue nouveaux à introduire dans les classifications zoologiques. 4° Il s'agirait de scinder ainsi l'ensemble des vertébrés à membres articulés : d’un côté, les espèces qui ont l'humérus droit fil et le membre antérieur genowllé (ployé en genou); de l’autre, les espèces où l’humérus est tordu et le membre antérieur coudé. Dans le pre- mier de ces deux groupes nous aurions les espèces paléomorphes, nous offrant l'organisme archétype des animaux à vertèbres encore vierge des révolutions ultérieures qui l'ont transformé en détruisant, LA TORSION DE L HUMÉRUS ET LA FILIATION DES ESPÈCES. 939 Fic. 5. — Tortue Caouane (T. de Mer). Le membre’ antérieur est semi-génicule, avec sa face dorsale en dehors. Fig. 6. — Peltocéphale Tracaxa (T, de fleuve et de rivage). Son membre antérieur est dirigé en avant et complétement géniculé. F16. 7. — Chélodine de la Nouvelle-Hollande (T. aquatique et terrestre). La disposition cagneuse de ses bras indique un acheminement marqué à la cubitation. F16. 8. — Emyde de Beale (T. aquatique et terrestre). Son bras tordu et son avant-bras retourné se ploient l’un sur l’autre en avant, et forment déjà un vrai coude. 04 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. à des degrés divers, l’uniformité et le parallélisme des deux paires d'appendices locomoteurs. 2 Je proposerais une autre division dichotomique applicable à tous les organismes, animaux ou végétaux, aux races ainsi qu'aux espèces ; elle consacrerait une distinction naturelle à observer entre les organismes qui sont harmoniques, c’est-à-dire en corrélation exacte, en parfait accord avec leur milieu et leur fonction, — et les organismes inharmoniques, c’est-à-dire plus ou moins mal assortis à leurs conditions fonctionnelles et médiales, plus ou moins en désaccord avec ces conditions, et condamnés à se débattre sans cesse contre elles (4). Quelques développements à travers ces deux échappées de vue pourraient ne pas être sans intérêt; mais 1l ne m'est pas permis de pousser plus loin cette digression. Revenons à notre sujet. Je viens de vous faire assister au passage de la Tortue Aquatique vraie à l’état de Tortue Bourbeuse, et nous avons pu constater et examiner de près la première atteinte qui fut portée à l’originelle uniformité antéro-postérieure des organes de locomotion par un premier changement radical survenu dans les conditions physiques de l'habitat. Nous venons de voir ainsi s'effectuer, pour aimsi dire sous nos yeux, la modification initiale, le premier pas de la transfor- mation brachiale du membre thoracique, le premier pas de cette transformation graduelle qui aura son terme dans les espèces supé- rieures ; et voici maintenant le second, car il a aussi laissé après lui sa trace, une autre trace vivante : la Tortue Terrestre. (1) Cette dichotomie ne pourruit-elle s’appliquer avec une égale justesse et un égal à-propos aux organismes sociologiques ? Dans tout régime social ne rencontre-t-on pas des institutions surannées, restes vivaces d’une société éteinte, qui s'efforcent de se perpétuer au sein du milieu nouveau, milieu in- compatible et hostile, en luttant sans cesse contre lui, sans réussir ni à le sou- mettre ni à se plier convenablement à ses exigences, de façon à arriver à un état d'équilibre normal? Organisations hétéroclites, représentants défigurés d'un règne paléontologique, elles promènent au milieu de nous leurs formes étranges et disparates. LA TORSION DE L'HUMÉRUS ET LA FILIATION DES ESPÈCES. 09 En contemplant ces trois formes successives de l’organisme ché- lonien, je ne puis me défendre d’un mouvement d'enthousiasme : ce sont sans doute trois formes d’un aspect bien repoussant, et pour- tant quel plus admirable spectacle ! Nous avons devant nous, en effet, trois monuments d’un prix inestimable, trois documents suc cessifs authentiques, qui jettent un jour inespéré sur l'histoire mor- phogénique du règne animal et de notre espèce. La Tortue de Marais ne diffère typiquement de la Tortue de Mer que dans la structure des membres, et ce premier écart tout local de la conformation primitive est, d’une manière visible et frap- pante, en rapport adéquat avec le phénomène, que la Géologie atteste, d'une ancienne transformation de vastes étendues marines ou lacustres en d'immenses mares vaseuses. Cette altération dans les organes nous a paru avoir sa cause probable dans cette altéra- tion correspondante des milieux. Or, ce qui n’était que probabilité semble devenir une certitude en présence d’un rapprochement nouveau, admirable complément du premier : les mers devenues des marais, les marais à leur tour se dessèchent ; et l'organisme chélonien, passé d'abord de la pleine eau dans la vase, se trouve échoué maintenant sur un sol sec et résistant. Or, Messieurs, consi- dérez de près cette Tortue de Terre, voyez en quoi ses dispositions locomotrices se distinguent de celles de la Tortue de Marécage, et, comme moi, vous serez convaincus que cet organisme du chélonien terrestre n’est autre que le chélonien bourbeux lui-même, consécu- tivement modifié par la nécessité suprême de devenir un animal marcheur, de même que celui-ci ne fut autre qu’un chélonien na- geur, contraint par la violence des circonstances à se transformer en barboteur (1). (1) « D'abord les Tortues Terrestres, les véritables Tortues ou Chersites : la « conformation de celles-ci conduit, d’une manière presque insensible, aux « formes de plusieurs espèces aquatiques ou élodites, par le genre qu’on a nommé « Cistude (Tortue Bourbeuse).. l’un des genres placé le dernier dans ce groupe « mène également à la sous-famille des pleurodères ; parmi celles-ci, les mala- Le 96 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. Le nouveau travail d'appropriation organique commandé par cette dernière vicissitude ne nécessita pas de grands efforts : la Tortue Marine avait dû se contraindre à de violentes tractions mus- culaires pour contourner son humérus et amener ses mains à se poser de champ sur leur bord radial; mise à sec sur le milieu ter- restre, la Tortue Bourbeuse s’abandonne à son poids, et les mains, ayant à supporter la charge, basculent et s’affaissent à chaque pas sur leur face dorsale, ainsi que vous pouvez en juger par cette Tortue Mauritanique que je fais marcher devant vous. En même temps, la torsion de lhumérus s'accroît d'un certain nombre de degrés en raison de cette pression toute passive. En considérant cette pauvre Tortue de Terre réduite (par suite de ces révolutions de milieu, si mes inductions sont fondées) à se traîner sur deux bras tordus et à marcher sur le dos de ses mains estropiées (1), je me demande comment la doctrine des harmonies physiologiques préétablies et réalisées d'emblée, et des créations ad hoc et Soudaines, peut trouver encore d'intelligents défenseurs ! L'évolution zoologique à sans doute un but ; elle a devant elle un idéal de perfection à attendre, mais elle v tend comme l’évolution de la société humaine tend à une organisation finale et parfaite de l'humanité, c’est-à-dire par une longue série d'efforts, de tàtonne- ments et d'épreuves; par une longue série d’acquisitions et de tran- sitions, et non par des coups de théâtre ; par des moyens naturels, par l’emploi des ressources existantes, et non par des opérations magiques, et non par l'intervention intermittente et subite d'un « melas ou chélides.. semblent faire le passage aux Tortues molles, autrement « dites des fleuves ou potamites. Enfin celles-ci ont beaucoup de rapport de mœurs « et d’habitudes avec les Tortues marines ou thalassites, qui elles-mêmes... pa- « raisseut avoir quelques ressemblances dans leur organisation avec les premiers « sauriens... » (A.-M.-C. DuuériL et G. BiBroN, Erpétologie générale, t. [, p. 355.) (1) « Lorsque les Chersites (Tortues de Terre) marchent, ou plutôt quand elles « se traînent lentement, leur main est tournée obliquement en dehors. » (Du- MÉRIL et BiBRON, op. cit., t. IT, p. 20.) b< LA TORSION DE L HUMÉRUS ET LA FILIATION DES ESPÈCES. 57 Deus ex machina quelconque, soit qu'on l'appelle /4 Nature, soit qu on l’appelle de tout autre nom. Il est si vrai, Messieurs, que la torsion de l’humérus est origi- nellement le produit d'un tiraillement musculaire anormal tendant à adapter le membre antérieur à un changement de milieu et de fonction, que cet os qui, chezla Tortue Bourbeuse, se tord en dedans afin d'opposer la face palmaire des extrémités à des résistances la- térales, est tordu sensiblement dans le sens contraire, sans doute par l'effet d’un besoin d’appropriation fonctionnelle différent, chez le Dauphin; tandis qu'il est encore sans torsion aucune chez les Gétacés inférieurs. (Voir fg. 9). COUTMMAN TT Fig. 9. — Bras osseux du Dauphin Globiceps (côté gauche). 0, omoplate; À, humérus ; r, radius ; c, cubitus ; p, pouce. N. B. Remarquer que le plan de la partie supérieure de l’humérus et le plan de sa partie inférieure se rencontrent sous un certain angle, et que l’extrémité du membre tourne sensiblement en dehors. La torsion humérale étant antéro-interne chez l’homme et chez la plupart des autres vertébrés à membres articulés, je crois que ce caractère anatomique suffirait à lui seul à prouver qu'une filiation réelle, une filation véritablement générative, et non purement figurative, comme Cuvier et son école lenseignent, nous rattache, avec la plupart des animaux supérieurs, à une forme animale ori- D8 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. ginelle, immédiatement transformée par la substitution d’un milieu bourbeux à un milieu aqueux. Cette forme initiale est-elle la Tortue ? je l’ignore, et même la considération de certaines particularités d’a- natomie comparative accessoires me fait penser qu'il n’en peut être ainsi; mais Je crois avoir le droit d'affirmer que c'est quelque type organique analogue en ce qui concerne les membres loco- moteurs, et qui à dû sa constitution à des circonstances pareilles. Le même signe différentiel nous révèle, au contraire, que les Dauphins et lesautres vrais Cétacés sont radicalement en dehors de cette lignée : les membres de leurs ascendants zoolagiques ne furent Jamais aux prises avec le limon des mers épuisées; c’est par une filiation à eux propre que ces genres de mammifères marins déri- vent des reptiles rameurs aux membres réguliers et uniformes, aux humérus unis et symétriques, qui sont apparemment la souche : commune d’où les trois plus hautes classes d'animaux vertébrés sont sorties. À ce propos, nous devons signaler en passant à l'attention des zoologistes une méprise de classification que notre nouveau crite- rium paraît mettre à découvert: le Dugong, le Lamentin, rangés à côté du Dauphin dans l’ordre des Cétacés, n'auraient qu'une pa- renté relativement très-lointaine avec ce prétendu congénère. Le Dauphin a le bras géniculé et son humérus tordu d'avant er dehors, de 45 degrés environ; le Dugong et le Lamentin ont un vrai coude, et leur humérus est tordu d'avant en dedans, comme celui de tous les mammifères terrestres, comme celui de tous ces descendants présumables des reptiles barboteurs. De là on peut, je crois, sûre- ment conclure que les ascendants de ces faux Cétacés ont vécu d’une vie toute terrestre, et avaient passé par l'épreuve du miheu bourbeux. Les torsions variées de l’humérus ne sont pas les uniques brè- ches à la régularité uniforme du type ostéologique primitif qui, LA TORSION DE L HUMÉRUS ET LA FILIATION DES ESPÈCES. 59 dans le membre thoracique, racontent les vicissitudes de l’organi- sation vertébrée à travers la longue chaine ramifiée de ses espèces ; les deux os qui forment le troisième article de ce membre, ces deux os qui, considérés chez l'Ichthyosaure, le Plésiosaure ou la Tortue de Mer (voir fig. 2, 3 et 4), sont rigoureusement parlant un tibia et un péroné thoraciques, ont à traverser bien d’autres méta- morphoses pour arriver aux formes spécifiques diverses du radius et du cubitus. Quelle histoire si vaste, si enchanteresse et si merveilleusement instructive est écrite, et se lira un jour à livre ouvert, dans l'anatomie comparée de ces deux pièces du squelette ! La torsion de l'humérus ayant atteint la demi-circonférence, le genou antérieur se trouvait entièrement transformé en coude, et c'était là, certes, un grand résultat conquis au profit de la locomo- tion terrestre; mais ce résultat, en lui-même si favorable, occa- sionnait, sur un autre point, une condition motile des plus désa- vantageuses. Le membre étant tourné entièrement sens devant derrière, le pied antérieur ne se trouvait plus dirigé en avant, mais en arrière ; 1l se trouvait en opposition directe avec son homotype du train postérieur. C'est ici que la nature (nous nous servirons de cette figure con- sacrée pour les convenances de lexposition, mais sans nous laisser duper par les mots), c’est ici, dis-je, que la nature eut besoin d’être ingénieuse pour se tirer d’embarras; voici l’expédient qu’elle mit en œuvre. Elle avait tourné le pied antérieur, ou main, en dedans, en tordant l’humérus sur lui-même de 180 degrés; elle ramena le pied à sa position première et normale en lui faisant décrire l’autre moitié de circonférence sur un centre pris à la base du cubitus. Dans cette demi-révolution du carpe autour de los cubitus, cette colonne restait fixe, mais la base du radius se trouvait entraînée dans ce mouvement angulaire et venait se loger de l’autre côté de l'extrémité inférieure du cubitus; or l'extrémité supérieure de ce rayon mobile n'avait fait que rouler sur elle-même, elle n'avait 60 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. subi aucun déplacement de translation, elle restait au côté exté- rieur du eubitus, et de là s'ensuivait que le radius était jeté en croix sur son voisin, avec lequel il était d’abord en juxtaposition paral- lèle. (Voir Zg. 10 et 11). Bras osseux de l'Homme (côté gauche), en supination (fig. 10) et en pronation (fig. 11). hk, humérus ; r, radius; c, cubitus ; p, pouce. L'irrégularité choquante de cette disposition nous avertirait à elle seule qu’un tel état de choses n’est pas de fondation organique, mais qu’elle est le résultat, et d’un empêchement au libre exercice de la fonction ultérieurement survenu, et des efforts industrieux déployés par l'animal pour éluder cette entrave. Je ferai observer en passant que si Vicq-d’Azyr, et après lui Cu- vier, avaient saisi la signification vraie de la torsion humérale (mais LA TORSION DE L HUMÉRUS ET LA FILIATION DES ESPÈCES. 61 pour cela il eût fallu n'être point placé au point de vue de la créa- tion miraculeuse des espèces), ils auraient compris comme nous qu'en détordant Vhumérus on ramenait le bras exactement à l'état de jambe; alors ces deux illustres anatomistes eussent été moins embarrassés pour réduire le membre du thorax et celui du bassin à l'unité de forme ; ils n’eussent point eu recours, pour y parvenir, à des hypothèses malheureuses, et ils se fussent épargné surtout l'erreur bien grossière de renverser la correspondance homotypi- que des deux os de la jambe et des deux os de l’avant-bras, ren- versement qui consiste à voir le représentant du tibia dans le eubitus, et l'équivalent du péroné dans le radius ! Les indications de morphogénie et de généalogie zoologique que nous avons brièvement signalées dans l'anatomie comparative de l'humérus sont complétées admirablement, je viens de le faire voir, par celles que nous fournit l’anatomie comparative des os de Vavant-bras : tandis que les premières nous ramènent jusqu’à la source des grandes révolutions et des scissions primordiales et profondes du type vertébré, les secondes éclairent une histoire plus récente, bien que sans doute immensément reculée, mais aussi infiniment plus variée et non moins dramatique. Elles sem- blent devoir nous permettre de déterminer avec quelque précision les degrés et modes de parenté qui nous rattachent aux diverses et nombreuses espèces formant avec nous la grande et brillante fa- mille des Vertébrés Supérieurs; elles semblent aussi nous promettre de nous faire voir sous le voile qui couvre l’origme de chacune de ces espèces, et de nous faire contempler les événements incompa- rables survenus à la surface du globe, au milieu desquels les formes organiques ont été violentées, altérées, brisées et refondues de mille manières. Chez l'Homme, le radius est mobile, et quand l’avant-bras est en supination, la situation réciproque de ses deux os retrouve son primitif parallélisme (/g. 10). Il en est encore ainsi, bien qu’à des 62 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. degrés divers, chez les Singes, chez Ours, le Lion, le Chien, etc. ; mais passons à d’autres mammifères. F16. 12. Les membres osseux inférieur etsupérieur(côté gauche) de l'Homme, le premier (fig. 1?) vu par devant, le second (fig. 13) vu par derrière et en supination. /, fémur; {, tibia ; p, péfo- né; — , humérus; , radius; €, cubitus. N. B. La tête de l’humérus en pointillé in- dique la position relative que prend cette partie par l'effet de la délorsion de l'os. Le membre tout entier se montre alors par devant tel que nous le voyons par derrière, et l’unité homomorphique et homotropique des deux mem- bres, le supérieur et l’inférieur, est alors com- plète : l’angle saillant de la flexion du bras est dirigé en avant et forme un second genou ; et dans la pronation de la main, qui s'obtient sans rotation carpo-radiale, les deux 03 de l’avant- bras sont en parallélisme et non en croix. ñ] Se 2 Les mêmes organes que ci-contre vus dans les sens respectivement inverses. N. B. La tête de l’humérus en poin- tillé indique encore cette fois la position relative que cette parlie acquiert par la détorsionhumérale. Après cette détorsion, le bras, que nous voyons maintenant par devant, dans l’état de supination, se montre alors, Vu par derrière, avec la même disposition réciproque de ses par- ties, et en parallélisme parfait avec le membre inférieur. LA TORSION DE L HUMÉRUS ET LA FILIATION DES ESPÈCES. 63 Chez le Chien, le radius se redresse de sa position oblique en s'élargissant surtout à son extrémité supérieure aux dépens du F1G. 16. — Bras osseux (côté gauche) Fic. 17. — Bras osseux (côté gauche) de du Mouton, vu par derrière. À, hu- l'Eléghant, vu3 par devant. À, humérus:; mérus ; 7, radius ; €, Cubitus. t, grande tubérosité de l’humérus; r, radius; c, cubitus, cubitus déjà rejeté presque entièrement en arrière; chez le Che- -vreuil, le cubitus est déjà chassé complétement de la trochlée, où la tête du radius s'étend à sa place; chez le Bœuf, le cubitus, tota- lement relégué en arrière, s’atténue et s’appauvrit encore; et chez d’autres ruminants ou solpèdes, le Lama, la Girafe, le Cheval, 1l ne reste plus guère de cet os qu’un vestige, son apophyse olécrane. (Voir fig. 16.) Allons aux Éléphants (voir #g. 17) : chez ceux-ci, ce n’est plus le cubitus qui peu à peu se laisse envahir et absorber par le radius; 101 le cubitus prend sa revanche : son développement relatif FA LZ CF #1 64 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. est exorbitant, et le radius ne présente plus qu'une étroite et mince lame oblique dont les courbes, multiples et tourmentées, attestent aux yeux que le membre primitif, avant d'arriver à cette forme, a dû passer par un long et bien dur travail d’orthopédie naturelle. L'Éléphant, le Cochon, le Bœuf, le Cheval, sont-ils au nombre des ancêtres de notre espèce? Assurément non; on peut l’affirmer hardiment ‘sur le certificat d’origine que nous fournit leur avant- bras : l'organisme humain ne peut descendre de la souche mère reptilienne que par une suite de mammifères ayant tous conservé sans interruption les deux os de l’avant-bras à l’état distinct et libre. De même, l'Éléphant et le Bœuf ne sauraient être soupçonnés d'être l'ancêtre ou le descendant l’un de l’autre : le premier n’a pu donner au second un radius puissant qui s'était presque effacé en lui, et il ne pouvait emprunter davantage au Ruminant, dont le bras n’a conservé que le radius, le cubitus monstrueux, énorme, . distingue les Proboscidiens. Mais quels sont donc les ancêtres zoologiques de l'Homme parmi les mammifères; quels sont ses plus proches aïeux? Le signe dia- gnostique tiré de l’anatomie comparative des os brachiaux étant pris isolément, ce signe, je crois, ne saurait permettre, sous ce rap- port, que des approximations et des exclusions; il serait téméraire, ce me semble, de vouloir tirer des déterminations plus exactes de cette donnée précieuse, extraordinairement précieuse, j'ose le répé- ter, mais toutefois insuffisante à beaucoup d’égards tant qu’elle n’a pas été complétée par toutes celles que les autres parties de l’orga- nisme sont appelées en outre à fournir. La proposition d'anatomie comparative que je viens de vous exposer porte avec elle des enseignements divers; je les ai indiqués à peine, et j'ai été trop long. J’ajouterai encore un mot, toutefois, un mot auquel je tiens beaucoup, si vous le permettez. LA TORSION DE L'HUMÉRUS ET LA FILIATION DES ESPÈCES. 65 Cest avec une singulière satisfaction que j'ai rencontré, dans les fauts dont je viens de vous donner une trop longue et trop courte analyse, une éclatante confirmation de certaines thèses déjà pré- sentées par moi à cette tribune et ailleurs, L'une est celle du po- lyzoisme organique des vertébrés et en particulier de l’homme : cette loi (qui n’est qu'un des aspects de la grande loi de l'Unité et de l'Égalité universelles), voilée chez la plupart des vertébrés par l'opposition et le contraste quasi symétriques des déux paires loco- motrices du thorax et de l'abdomen, reparaît avec évidence dans l'identité morphologique et le parallélisme exact des deux mem- bres chez les reptiles archétypes qui ont donné apparemment nais- sance à toutes les formes supérieures, Une autre de ces thèses de prédilection est celle des propriétés morphogéniques des conditions ambiantes opérant par voie de modification successive; et, comme corollaire pratique de ce prin- cipe, &'est l'amélioration possible des êtres vivants, et particulière- ment de l’homme, par une amélioration des milieux, une œuvre qu'il est en notre pouvoir d'accomplir et qui doit constituer le grand objet d'application de toutes les sciences. L'Ostéologie, comme on le voit, cette étude qui occupe tant de place dans les travaux de notre Société, n'est ni stérile ni aride; prise de haut, elle promène la vue de l'homme sur son passé le plus profond, et en même temps elle lui désigne la route d’un avenir heureux qui ne peut être atteint que par des efforts éclairés et per- sévérants. : : Honneur donc, honneur aux créateurs de l’anatomie philosophi- que! honneur aussi aux grands noms de Lamarck et de Darwin !. 60 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. Il CRÉATION ET TRANSFORMATION (LECTURE) Messieurs, . Par ma communication sur la torsion de lhumérus (1), j'ai eu l’honneur de préluder à votre discussion de la doctrine transformiste ; je viens aujourd’hui apporter mon tribut à ce débat en essayant de répondre aux objections, directes ou indirectes, qui ont été faites à mes conclusions, et en vous exposant les résultats nouveaux d’une recherche dont mon précédent mémoire vous offrait seulement les prémisées. Un de nos collègues, M. Alix, le savant élève, le digne et fidèle disciple de Gratiolet, a cru devoir donner à entendre que mon tra- vail est entaché d’athéisme. C’est là un gros reproche, Messieurs ; occupons-nous-en tout d'abord. Si je vous semble y insister outre mesure, considérez, je vous prie, qu'il s’agit ici d’une accusation majeure qui d'ailleurs est loin de peser sur moi seul, ou de n’at- teindre qu’une théorie récente : n'est-elle point l'arme terrible dont la superstition, depuis et avant Anaxagore jusqu'aux temps présents, s’est toujours servie, et toujours avec trop de succès! pour disputer le terrain à la science? Et pourtant je ne crains pas de le déclarer : — il me sera aisé de le prouver, en effet, et en outre je me sens rassuré par la confiance que la liberté de penser et de dire est ici chez elle, — cette imputation, devant laquelle nos savants eux- mêmes se troublent, cette accusation est une phantasmagorie, Pac- cusation d'athéisme n'est qu'un prestigieux non-sens ! (1) Voir ci-dessus, p. #1. CRÉATION ET TRANSFORMATION. 67 Qu'a mon tour, Messieurs, 1l me prit fantaisie de faire, je suppose, un grief capital à l’enseignement scientifique de M. Alix de la néga- üon d'ABRACADABRA : notre excellent collègue aurait assez d'aménité, J'en suis bien sûr, pour ne point me dire sans quelque ménagement ce qu'il penserait d’une proposition aussi peu sensée; il aimerait mieux essayer de me faire comprendre que le puissant mot cabalistique étant dépourvu de signification, tout discours qui roule sur un pareil terme roule sur le néant et a l’inconsistance du vent. Or je n’apprendrai rien à aucun de vous sans doute, en rappe- lant que le mot Dieu est le plus insaisissable de tous les Protées du vocabulaire, qu'il échappe à toute définition, qu'il n'appartient en propre à aucune idée arrêtée et revêt toutes les acceptions possibles, les plus disparates, les plus fantasques, au gré des caprices de chacun. À ce terme, vide encore de tout sens déterminé, mais gros de malentendus sans nombre, qu'une valeur préeise et fixe soit enfin attribuée, rien de nueux. Jusque-là, une telle expression, qui n’ex- prime rien ou exprime tout, ce qui revient au même, est une mon- naie fausse ne servant qu'à jeter la perturbation dans le commerce philosophique, et dont la science devrait proscrire l’usage avec la dernière rigueur (l). Je n’entends pas dire pour cela qu'il faille répondre par une (4) Un auteur qu'on ne suspectera pas d’athéisme, un philosophe chrétien et catholique, M. le professeur Caro, de l’Institut, fait les réflexions suivantes dans son livre De l'idée de Dieu : «Il règne », dit-il, « dans notre paÿs philosophique, une singulière maladie, « que j'appellerai l’idolâtrie des mots. Par une sorte de superstition, les plus « hardis novateurs d'idées tiennent à conserver dans la langue à leur usage ces « termes dont ils viennent détruire la signification et l’utilité.… Dieu, l’immorta- « lité, voilà des noms consacrés, etc. L'originalité des doctrines nouvelles con- « siste à donner une explication des choses entièrement contraire à celle que « ces termes supposent et résument. On pourrait donc croire qu'abandonnant « l’idée, ils abandonnent le mot...; il n’en est rien. On prétend sauver le mot « des ruines de l’idée... Mais si les mots ont quelque beauté, c’est une beauté « d'emprunt et de reflet, c'est l’idée qu'ils représentent. Sans l’idée, que sont- «ils? un souffle d’air, le plus insignifiant des phénomènes physiques... Comment 68 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. pure fin de non-recevoir à notre savant collègue M. Alix et à ses honorables amis, quand ils nous reprochent avec tant d'insistance et de douloureuse amertume d'ôter à Dieu sa part dans la créa- tion. Loin de là, car au fond de ce reproche si énigmatique, mais si véhément et si persistant, il y a une conviction profonde; et une telle conviction, chez des esprits aussi distingués, ne peut que se rattacher à quelque sentiment en soi légitime, et à certaines idées avant leur bonne paït de vérité. Cherchons donc à nous rendre compte et de ces idées et de ce sentiment, et nous allons recon- naître que s'ils s'offrent à nous sous une forme si incompréhen- sible, si inacceptable, souvent si contradictoire et si choquante, c’est que la pertfide illusion des mots s’est répandue sur toutes ces pensées, sur toutes ces notions, les a obscurcies, troublées et gâtées les unes par les autres en les mêlant confusément sans aucun égard à leurs incompatibilités de nature. « comprendre cette obstination à se servir d'un mot qui ne représente plus rien? » (De l'idée de Dieu, 2° édit. Paris, 1864, p. 463.) Oui, c’est avec M. le professeur E. Caro que nous le demandons : Comment comprendre cette obstinatiôn à se servir d’un mot qui ne représente plus rien ? Encore une citation bien éloquente à notre décharge : «Le meilleur moyen pour éviter la confusion des mots qui se rencontrent « dans les langues ordinaires, est de faire une nouvelle langue et de nouveaux « mots qui ne soient attachés qu'aux idées que nous voulons qu'ils repré- «sentent. Mais pour cela il n’est pas nécessaire de faire de nouveaux sons, parce « qu’on peut se servir de ceux qui sont déjà en usage, en les regardant comme «s'ils n'avaient aucune signification, pour leur donner celle que nous voulons « qu'ils aient, en désignant par d’autres mots simples, et qui ne soient pas équi- « voques, l’idée à laquelle nous les voulons appliquer. Comme si je veux prouver «que notre âme est immortelle, le mot äme étant équivoque, comme nous « l’avons montré, fera naître aisément de la confusion dans ce que j'aurais à « dire : de sorte que, pour léviter, je regarderai le mot d'âme comme si c'était « un son qui n'eût point encore de sens, et je l’appliquerai uniquement à ce qui «est en nous le principe de la pensée, en disant : J’appelle âme ce qui est en nous «le principe de la pensée. » (Logique de Port-Royal, partie I, ch. xu.) Observer ce précepte de logique donné avec tant d'autorité par les pieux cé- nobites de Port-Royal, pourrait-il constituer de notre part un acte d’impiété ? et l'emploi du mot Dieu relèverait-il moins de cette règle que l'emploi du mot äme? la première de ces deux expressions prêterait-elle donc moins, par hasard, à ta confusion que n'y prête la seconde ? CRÉATION ET TRANSFORMATION. 69 Par un des effets les plus détournés et les plus curieux de ce qu'on nomme l'association des idées, trois sujets de spéculation d'ordre tout différent se sont trouvés accidentellement réunis sous l’appeliation commune de Dieu. Trompée par l'unité de ce signe représentatif, l'intelligence a perdu de vue peu à peu la diversité des choses représentées, et ces choses, ces trois notions si dis- tinctes à l'origine, et restées en soi si distinctes essentiellement, ont fini par se confondre en un hétérogène amalgame, en une con- ception mixte et informe qui, d’un bout à l’autre, n’est que quipro- quos et non-sens. Essayons de séparer les éléments de ce mons- trueux mélange, essayons de leur restituer leurs caractères originels et propres, pour les apprécier ensuite séparément. Messieurs, ce n’est pas aux astres, ce n’est pas aux forces de la nature, que les hommes offrirent pour la première fois des prières et des sacrifices, suivant lopinion qui prévaut parmi nos hiéro- oraphes ; c’est là, Messieurs, une grande erreur. L'homme primitif, tel que nous l’entrevoyons dans le passé à travers les vestiges qu'il a laissés dans les usages, les croyances traditionnelles et les langues, et tel que nous pouvons l'observer encore directement chez les débris des sociétés sauvages, l’homme primitif ne conçoit et ne conçut jamais l’objet de son adoration autrement que sous la forme d'un être semblable à lui-même : c’est au fantôme des morts, c’est aux mânes de ses pères, c’est aux hommes d’une humanité invisible qu'il adresse ses invocations, qu'il présente des parfums, des libations, des fruits, des viandes; et tout l'appareil plus ou moins compliqué de son culte est institué dans un seul but, celui d'entrer en rapport avec ces puissances, d'en obtenir faveur et secours. C'est à ces occultes personnes, objet d’une vénération mêlée de terreur, que le mot Âéeu, et les mots équivalents des diverses langues, ont été origmellement consacrés comme des titres d’hon- 1Ù PARENTÉ ZOOLOGIQUE. pe à ueur qu'elles partagèrent d’abord avec les puissants de la terre ; car, il serait aisé de le démontrer, notre célèbre vocable Dieu, en latin, Deus, Divus, de même que sa forme sœur-jumelle Dives, — l'un et l’autre d'un radical div voulant dire briller, — et de même que son synonyme Lar — qui, lui aussi, dérive d'un autre radical signifiant briller, bien qu'il n'ait jamais été appliqué qu'à des dieux-hommes, — et enfin de même que tous ses équivalents indo-européens, sert primtivement à quabfier les chefs du peuple, les maîtres, les riches, les #lancs, les brillants, ceux qui sans doute se montraient couverts d'armes et de parures étincelantes (1). Dans les diverses langues, presque toutes les dénominations analogues, servant à exprimer l'autorité, la supériorité, la noblesse, l'élévation du rang social ou national, portent en effet dans leur étymologie l’idée de blancheur ou d'éclat; ainsi, c’est sans raison et contre toute raison que l'hiérographie à vu dans l’étymologie du mot deu une allusion à la lumière des astres et, conséquemment, un indice du prétendu caractère primordial de la religion naturiste. Tel est donc le dieu de la religion vraiment première, de la reli- sion spontanée et, à l’origine, universelle : c'est le dieu fantôme, le dieu revenant, le dieu des visions. Quippe etenim jam tum Divûm mortalia secla Egregias animo facies vigilante videbant, Et majis in somnis mirando corporis auctu. His igitur sensum tribuebaut propterea, quod Membra movere videbantur, vocesque superbas Mittere pro facie præclara, et viribus amplis. D'une ignorance aussi noire que les ténèbres de la nuit, et l'esprit d'investigation paralysé, glacé par la crainte religieuse, l’homme en était à s'expliquer les divers phénomènes de la nature par la toute puissante volonté de ces agents d’un monde mystérieux : (4) Voir une dissertation sur ce sujet dans notre récent ouvrage intitulé : Ontologie et Psychologie physiologique, 1 vol. in-12. Paris, 1830, page 273. CRÉATION ET TRANSFORMATION. 71 Præterea cœli ratione, ordine certo, Et varia annorum cernebant tempora verli : Nec polerant quibus id fieret cognoscere causis. Ergo perfugum sibi habebant omnia Divis Tradere, et illorum nutu facere omnia flecti. De telle sorte que l’idée purement anthropomorphique et personnelle de Dieu acquit par degrés les attributs de l’idée plus abstraite et plus vague de cause et de force secrètes. Et maintenant, lorsque le sens Critique commençant à poindre, les plus réfléchis eurent reconnu dans les agents de la nature la véritable et unique source prochaine de tant d'effets attribués par le vulgaire à l’action des « dieux », ils ne trouvèrent que ce même nom de deu pour expri- mer la notion nouvelle, cette notion des agents naturels en général qui venait pour la première fois d’éclore dans l'esprit humain. Cette physique vagissante adopta done le mot deu comme déno- mination générique des forces cosmiques, en le prenant, ne l’ou- blions pas, dans son sens détourné, le sens de cause; les savants anciens, et les poëtes mythologiques eux-mêmes, ne l'ont entendu jamais autrement. Mais bien différemment en fut-1il de la masse : pour ces Intelligences d'enfant, le même terme resta mdissolu- blement lié à l'idée traditionnelle de fantôme, à l’idée de ces êtres humains que limagination se figurait rendus invisibles par la mort, mais en même temps plus puissants et présidant en arbitres à nos destinées. Et de là, Messieurs, il s’ensuivit cette méprise énorme, que les systèmes de cosmologie conçus par les premiers savants se transformèrent dans l'imagination populaire en un véri- table aréopage ultramondain dirigeant d'en haut, et tant bien que mal, tant mal que bien, les affaires de la terre et de l'univers. Le soleil et la lune, l’eau, la terre, le feu, le vent, la pluie, le jour et la nuit, l’amour et la haine, prenaient alors un travestissement anthro- pomorphe, devenaient de fictives individualités quasi-humaines, et l’obseur adorateur, déçu par l'illusion la plus prodigieuse, appor- Lait à ces nouveaux dieux, des dieux sans oreilles ni entrailles, ses 72 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. supplications et ses dons, le soma, le beurre, l'huile, le miel et les parfums, qu'il versait jadis sur la même table de pierre en vue de délecter les sens des défunts, soms pieux qu'on s’imaginait leur être agréables: Indiquons maintenant par quel détour analogue le dieu unique de l’ontologie sortit à son tour du polythéisme mythologique. Les initiateurs de la physique avaient revendiqué pour les agents spéciaux de la nature un rôle que la religion attribuait tout entier à des personnages surnaturels ; or, de tels agents ne sont eux- mêmes que des actes, 1ls ne sont eux-mêmes que des effets pou- vant bien servir à expliquer d’autres effets et d’autres actes qui leur sont subséquents et subordonnés, mais réclamant à leur tour une explication. Chaque explication prochaine en appelant ainsi une autre plus reculée, chaque question résolue laissant pour résidu une question nouvelle, l'esprit devint impatient d'une solu- tion dernière, entière, umiverselle, absolue, et il se posa le problème de tous les problèmes, le problème de lOntologie. Il y a une cause des causes, une cause absolue, qu'est-elle? Quelle conception doit-on se former de sa nature, de son essence, de ses attributs, de son mode d'action et des rapports qui l’unis- sent à ses produits ? Les métaphysiciens, qui n'étaient autres que des physiciens penseurs, s'étant mis à méditer profondément sur cette matière, en arrivèrent à peu près au résultat suivant : Ayant jeté en bloc dans le creuset de leur pensée analytique l'ensemble entier de ce qui est, ils trouvèrent au fond trois idées : 4° /a Substance pure, source commune et commun réservoir d’où émanent, et où rentrent et disparaissent successivement tous les phénomènes par- ticuliers ; 2° ces phénomènes, dont la somme constitue /e Monde ; 3° le Logos, c'est-à-dire la loi rationnelle, le principe distributi- logique par la voie et la vertu duquel la substance pure sort de son néant formel pour revêtir la multitude sans fin de ses formes simul- tanées ou successives. CRÉATION ET TRANSFORMATION. 13 Telle est la grande conception ontologique. Or les penseurs dans le cerveau desquels germa ce produit sublime se virent obligés, ainsi qu'avant eux l'avaient été les révélateurs de la physique, de payer ir but à la publique superstition. Comment, en effet, eussent- ils osé parler d’une cause suprême qui ne fût pas «dieu » ? Com- ment eussent-ils osé placer une chose au-dessus de ce nom sou- verain ? Ce n’était pas possible. La cause universelle unique reçut donc, elle aussi, le baptème de la divinisation, elle fut faite dieu, de même que l’eau et le feu avaient été faits dieux. Et maintenant, si les facultés philosophiques de la masse ont déjà tant de peine à saisir la notion de cause naturelle en général, peut- on raisonnablement prétendre qu'elles s'élèvent d’un bond jusqu’à l’abstraction des abstractions, jusqu'au concept de la cause uni- verselle et de la substance considérée en soi ? Non, sans contredit. Or la Substance unique, t'est un singulier générique, c’est un nom de genre : le vulgaire se hâte d’y voir un singulier individuel, autre- ment dit, un nom de personne! Et comme d’ailleurs le mot deu rappelait mvinciblement l'idée de son application ancienne, l'idée du fantôme humain, ce nouveau dieu apporté par la métaphysi- que, ce pur concept, cette abstraction pure fut travestie sans scrupule, tout innocemment, en une sorte de chef suprême du monde des esprits, en un grand »#antou, un empereur du ciel, un autocrate démiurge, créant et gouvernant, détruisant, reconstrui- sant, coupant, tranchant, et faisant tout aller à sa guise. Telle est, Messieurs, l'origine et telle est l’étoffe de notre mono- théisme moderne au nom duquel les adversaires du transformisme élèvent leurs protestations. Que la conception sublime de l'unité de substance et de loi dans la diversité infinie des phénomènes se soit corrompue, dans limagination puériledes masses, en un Azyoy unique venant détrôner la pluralité des Aziuoves de l'antique foi démonologique, c’est une 74 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. erreur bien surprenante, sans doute ; cependant l'ignorance bar- bare de la multitude suffit à la rigueur pour l'expliquer. Mais que des mtelligences hautement cultivées et finement déliées, que l'élite de nos mtelligences, en un mot, ait pu se laisser prendre au piége d'une confusion d'idées aussi grossière, d’une méprise si palpable, si démesurément grosse et lourde, c’est là en vérité Pun des plus humiliants échecs que la raison humaine ait essuyés ! Toutefois, Messieurs, s'il est dans la nature de l’homme d’errer, c'est aussi le propre de l’homme de reconnaître l'erreur et de la répudier. — Ærrare Lhumanum est, perseverare autem diabolicum. — Et n'est-ce point surlout l’homme de science qui doit être jaloux de se distinguer par l'usage de cette prérogative ? Je me plais à l’espérer, nos doctes adversaires vont se hâter de reconnaître que le dogme monothéiste dont ils s’arment contre la doctrme de la formation naturelle des types vivants n'est qu’un travestissement enfantin de la pensée supérieurement philosophique et strictement scientifique des fondateurs de la théologie ontologique et de ses interprètes les plus renommés ; ils s'apercevront enfin que leur monothéisme nest qu'une enveloppe exotérique, un manteau de fictions traditionnelles, sous lequel le vrai monothéisme, celui des philosophes anciens et des théologiens du moyen âge, dut se cacher pour échapper à l'œil sans cesse en éveil de la superstition et à sa colère terrible (1). Qu'ils soulèvent donc ce voile qui leur dé- robe la face du vrai Dieu de la philosophie; qu'ils comprennent enfin qu'un tel Dieu ne parle et n’agit que par l'organe «les lois de la nature, et que c’est dans le seul exercice de ces lois que nous devons chercher le secret de ses œuvres. "Ev Tü do hv Ô Ados, xat 0 Ados nv Tps Tv Oeov, 221 0 A0Vos ZV 0 Deds. Oui, Messieurs, moi aussi je crois à l'existence d’une cause uni- (1) Egregie Aristoteles ait nunquam nos verecundiores esse debere, quam quum de Dris agitur. (SÉNÈQUE, Quest. natur., vit, 30.) PPT rveiéé CRÉATION ET TRANSFORMATION. 15 verselle infinie en qui tout existe en puissance de toute éternité. Mais tous les phénomènes, qu'ils soient de l’ordre imorganique, ou qu'ils appartiennent à l’ordre organique, sont tous ses effets, et tous à un titre égal ; cest uniquement par l'intermédiaire des causes secondes qu'elle les engendre les uns et les autres. Admettre des cas exceptionnels où cette cause des causes déterminerait les phéno- mênes par une action imméhate, et, comme on le dit, personnelle, est une supposition en contradiction flagrante avec la notion méta- physique de ce principe absolu; qu'on me pardonne la dureté de l'expression, c’est une absurdité insigne (1) ! Et cela dit, Messieurs, que dans les espaces immenses de l'infini, lom de nous ou près de nous, et dans des conditions d existence (1) Il ne paraîtra peut-être pas sans intérêt de placer ici quelques citations pouvant donner une idée nelte de la façon dont le Dieu unique de la philoso- phie a été entendu par les grands penseurs de tous les temps, sans en excepter ceux de l’Église, qui en compte plusieurs de première force. À côté de ces modèles, la pensée théisle de nos prétendus philosophes contemporains paraîtra d’une débilité et d'une pauvreté navrantes. D'après Anaximandre de Millet, « la substance première est l'infini, &rerocv, « contenant {out en soi, zeste, et qu'il nomme en conséquence le Divin, +: « Ost-v, sans le déterminer d’ailleurs avec plus de précision. » (Manuel de la Phi- losophie, par Tennemann, trad. Cousin, 2° édit., t. 1, p. 90.) Parménide : « Selon lui, tout est de la même nature; tout est un, e! cette « unité est Dieu : iv eivar +5 m&v, v rcdro xai may roy Dec Éheyev. » (ARISTOTE, Mé- taph., XL. 3, 5.) (TENNEMANN, 0p. cit., t. I, 107.) « Jean Scot Erigène : « Dieu est la substance de toutes choses ; elles découlent « de la plénitude de son ètre, et retournent enfin à lui. » {TENNENANN, 0p. cit, t. L, 141.) Tennemann ajoute: « Tous ces résultats si extraordinaires d’études labo- « rieuses et d’une pensée forte et originale eussent pu faire plus de bien, si leur « influence n’eût été arrêtée par les proscriptions de l’orthodoxie. » Leibnitz : « 38. Et c’est ainsi que la dernière raison des choses doit être dans « une substance nécessaire, dans laquelle le détail des changements ne soit « qu'éminemment, comme dans la source, et c’est ce que nous appelons DIEU. « 39. Or cette substance étant une raison suffisante de tout ce détail, lequel « aussi est lié partout, il n'y a qu'un Dieu [c’est-à-dire qu’une substance], et ce - « Dieu suffit. « 40. On peut juger aussi que celte substance suprême qui est unique, uni- « verselle et nécessaire, n'ayant rien hors d’elle qui en soit indépendant, et « étant une suite simple de l'être possible, doit être incapable de limites et contenir {out autant de réalité qu'il est possible. » (Monadoloqie.) 70 - PARENTÉ ZOOLOGIQUE. inconnues et Imaccessibles à nos moyens d'investigation, vivent des inteligences et des volontés comparables, homogènes, en même temps que supérieures, à celles de l'homme, et qu'à son insu ces puissances vivantes et personnelles aient une part d'action dans les choses de notre planète, comme il y en a aussi une lui-même, Je ne suis pas de ceux, je l'avoue, qui se croient autorisés à le nier. J'ajoute que de tels êtres, si réellement ils existent, — et, je ne crains pas de le répéter, on peut admettre leur existence comme éventuellement possible sans contredire à aucune des lois natu- relles jusqu'ici constatées et établies scientifiquement, — si de tels êtres existent, dis-je, ce sont eux, eux seuls que la religion première et spontanée appela dieux ; et, j'ai plus loin, si la religion à une rai- son d’être dans la nature de notre esprit et dans la nature des choses, c’est uniquement sur l'existence de semblables dieux qu’elle peut se fonder raisonnablement; car adorer (c’est-à-dire vénérer et prier) les dieux de ia physique mythologique ou le dieu unique de l’ontologie, et jurer par de tels dieux, est, rigoureusement parlant, aussi insensé que d'adorer, prier, implorer et prendre à témoin l'oxygène, l'hydrogène, le dynamisme, l'attraction universelle ou le bnome de Newton; et offrir pour objet à la piété humaine le dieu- substance du monothéisme métaphysique, c’est la plus insolente et la plus cruelle dérision que le sentiment religieux ait eu à subir ! Mais si nous reconnaissons à nos contradicteurs le droit philoso- phique de croire, avec l'instinct universel de l'humanité, à ces existences anthropomorphiques invisibles, nous leur dénions très- résolüment celui de faire de ces existences des agents directs et effectifs de morphogénie organique, d'en faire des constructeurs de machines vivantes méditant longuement le plan de leur ouvrage avant d'y mettre la main, ainsi que M. Agassiz l’affirme en propres termes (1). Dans ces êtres faits à notre image, voir d’invisibles po- (1) «…. Elles fournissent ainsi, dans les limites du règne animal, au moins, « la preuve la plus inattendue que le plan de la création tout entière a été CRÉATION ET TRANSFORMATION. to tiers pétrissant et moulant dans leurs doigts linforme matière, ainsi qu'une argile, et soufflant ensuite la vie sur le vase pour en faire une plante ou un animal, c’est une opinion, Messieurs, à la- quelle il me paraît comme le comble de l'impossible qu'un anato- miste, qu’un physiologiste, puisse un seul instant s’arrêter ; une telle hypothèse, dispensez-moi de la qualifier, est en criant désaccord avec tout ce que lobservation nous a appris des procédés de la vie; elle est la condamnation, elle serait la mort et l'enterrement de la science, et mon étonnement atteint la dernière limite quand la réalité me prouve qu'un pareil rêve a besoin d'être réfuté. Si ces occultes personnages, ou cet occulte personnage (suivant qu'il plaît d’en imaginer un où plusieurs), est le créateur, inventeur et cons- tructeur du mécanisme physiologique, pourquoi donc n’en faites - vous pas aussi l’ouvrier qui répare sans cesse ce mécanisme, et le mécanicien qui en surveille continuellement la marche, qui en dirige tous les mouvements? Eh! oui, certes, si, par exemple, l’appa- reil circulatoire vous semble avoir été imaginé et exécuté à un mo- ment donné par un divin artiste, pourquoi ne pas voir dans Île fonc- tionnement de l'organe, dans la circulation elle-même, la main sans cesse agissante d'un divin manœuvre aspirant le sang de nos veines et refoulant ce sang dans nos artères à l’aide des pistons d’une pompe”? . Après avoir vaineu la Théologie par la démonstration des décou- vertes de Copernic et de Galilée, PAstronomie continua quelque temps encore de payer tribut à son ennemie; voici lhommage sin- aulier qu’elle lui rendait. Le globe terrestre, dans les premières images qui en furent exécutées, était pieusement représenté avec une manivelle à ses deux pôles, et deux anges aux bras robustes « mûrement délibéré et arrêté longtemps avant d’être mis à exécution. » (L. Acassiz, De l’Espéce et de la Classification en Zoologie, traduct.de Félix Vogeli. Paris, 1869, p. 113.) 15 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. mettaient notre sphère en branle au moyen de cet instrument. Au- jourd hui, ectte naïveté de leurs devanciers fait sourire nos astro - nomes ; croyez-le, les naturalistes qui viendront demain ne trouve- ront pas moins naïve l'Histoire naturelle contemporaine déclarant avec la candeur d’un enfant, par la bouche d’un de ses plus vénéra- bles patriarches, que tous les types de la nature vivante, que les pre- miers couples auxquels doivent leur origine toutes nos diverses espèces d'animaux et de plantes, sortirent soudain et par enchan- tement du seul «ff du Tout-Puissant ». Dieu dit : Que les espèces soient, et les espèces furent! c’est là, nous dit-on, toute leur genèse. C’est l'illustre naturaliste de l'Université de Boston, c’est Agassiz, pour tout dire en un mot, qui tient ce langage (1). Pour être moins nette, pour être moins crue, la profession de foi des antagonistes que le transformisme rencontre parmi nous est au fond la même. Le miracle, tel est leur dernier mot, telle est leur conclusion à tous, qu'ils le veuillent ou non, qu'ils en aient une claire conscience ou qu'ils ne se rendent compte de leur pensée qu'à demi. Reconnaissons-le toutefois, une considération sérieuse, grave, domine lopinion eréationiste; cette considération, où le système de nos contradicteurs puise une apparence de base scientifique, c’est l'ordre et la complexité de combinaisons dans la nature orga- nique, c’est le plan unitaire d'organisation, c’est lharmonie de la création apparaissant au premier abord comme la preuve manifeste, l'expression éloquente, d'un acte de l’intelligence et de la volonté. Un tel jugement repose, à mon avis, sur une illusion; cependant l'illusion est des plus spécieuses, elle mérite d’être discutée. Les arguments de la thèse, de la vieille thèse en question, ont été re- nouvelés dernièrement et résumés avec beaucoup de netteté, de (i) « L'existence d'un œil rudimentaire découvert par le docteur J. Wyman « dans le poisson aveugle ne prouve-t-elle pas plutôt que cet animal, comme « Lous les autres, a été créé, avec tous ses caractères particuliers, par le fiat du « Tout-Puissant, et que ce rudiment d'œil lui a été laissé comme réminis- « cence, etc... » (Agassiz, De l’Espéce, trad. de Vogeli. Paris, {869, p. 20.) EL CRÉATION ET TRANSFORMATION. id) franchise, et avec toute l'autorité possible, par le même professeur Agassiz, dans une de ses savantes leçons, que la /tevue des Cours scientifiques à publiée. J'en extrais ce passage : « Rien. danslerègne inorganique », ditle professeur, « n’estde na- «ture à nous impressionner autant que l’unité de plan qui apparaît «dans la structure des types les plus différents. D'un pôle à l’autre, « sous tous les méridiens, les mammifères, les oiseaux, les reptiles, «les poissons, révèlent une seule et mème structure. Ge plan dé- «note des conceptions abstraites de l’ordre le plus élevé; il dépasse « de bien loin les plus vastes généralisations de l'esprit humain, et «il a fallu les recherches les plus laborieuses pour que l’homme « parvint seulement à s’en faire uue idée. D’autres plans non moins «merveilleux se découvrent dans les articulés, les mollusques, les «rayonnés, ef dans les divers types des plantes. Et cependant ce «rapport logique, cette admirable harmonie, cette infinie variété « dans l'unité, voilà ce qu’on nous représente comme le résultat de «forces auxquelles n’appartiennent n1 la moindre parcelle d'intel- «ligence, ni la faculté de penser, ni le pouvoir de combiner, ni la «notion du temps et de l'espace! Si quelque chose peut placer, « dans la nature, l’homme au-dessus des autres êtres, c’est préci- « sément le fait qu'il possède ces nobles attributs; sans ces dons, «portés à un très-haut degré d'excellence et de perfection, aucun « des traits généraux de parenté qui unissent les grands types du « règne animal et du type végétal ne pourrait être n1 perçu ni com- «pris. Comment donc ces rapports auraient-ils pu être ima- «ginés, si ce n'est à l’aide de facultés analogues? Si toutes ces «relations dépassent la portée de la puissance intellectuelle de « l’homme, si l'homme lui-même n’est qu'une partie, un fragment « du système total, comment ce système aurait-il été appelé à l'être, «Siln’y a pas une intelligence suprême, auteur de toutes choses? » (Revue des Cours scient., n° du 2 mai 1868.) Telle est l'argumentation de M. Agassiz;, métaphysicien un peu 80 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. plus expérimenté, 1l eût compris que, si la grandeur et la perfection du monde supposent une pensée créatrice, cette pensée créatrice, qu'il faut supposer pour le moins aussi vaste et aussi parfaite que son œuvre, n'est pas moins inexplicable par soi, et implique à son tour par conséquent une autre cause créatrice qui lui soit supé- rieure encore. L'illusion du créationisme est comparable à cette autre erreur journalière qui nous fait voir le soleil cheminer de l’est à l’ouest au-dessus de nos têtes immobiles, alors que c’est nous seuls en réa- ‘lité qui nous mouvons et qui tournons sur l’axe de notre planète avec une effroyable vélocité; de part et d'autre, nous sommes dupes d’une apparence mensongère nous présentant un renversement complet des rapports réels. Les combinaisons si multiples, si com- plexes et si savamment ordonnées du monde objectif, mettent en admiration notre illustre naturaliste ; qu'il reporte plutôt cette ad- miration sur l'intelligence du sujet lui-même, car là seulement est l'archétype et le parfait modèle de ces harmonies tant vantées ! De cet ordre régulier, de ces méthodiques systèmes de relations que nous percevons et admirons dans Parchitecture des corps vi- vants, il en est comme des qualités sensibles spécifiques, telles que la couleur et la chaleur, que nous attribuons aux objets comme autant de qualités qui leur seraient intrinsèques. Une analyse rai- sonnée d’un tel jugement nous en découvre la fausseté. Ce n’est plus moi seul qui le dis, ce sont aujourd'hui tous les physiciens qui le constatent et le démontrent : les modalités esthétiques qui distin- guent les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, sont autant de manières d’être, autant d’aptitudes, autant de facultés de notre sensorium lui-même; c’est à nous seuls que ces caractères appartiennent, et ils n'appartiennent nullement aux corps à qui d'instinct nous les attribuons (1). (1) «En disant qu'un corps est rouge, cela signifie qu'il envoie aux yeux des « ondes lumineuses d’éther d’une certaine vitesse, lesquelles, en agissant sur CRÉATION ET TRANSFORMATION. 81 Ce qui est vrai des modes de la sensation est vrai aussi des modes de l'intelligence : si les qualités de ce que nous sentons sont des qualités véritablement nôtres, les qualités de ce que nous compre- nons, de ce que nous concevons, de ce que nous percevons par la pensée, sont nôtres également et au même titre. La perfection des objets est uniquement dans le pouvoir qu'ils exercent de réveiller en nous, à l’aide de leurs combinaisons possibles, l’idée de la per- fection absolue qui réside én notre être ; et comme les choses de la création, si achevées soient-elles, ne réveillent cette idée qu'in- complétement, et jamais dans toute sa plénitude, concluons-en que ces prétendues œuvres du Créateur peuvent seulement approcher, « la rétine, causent la sensation du rouge ; mais, en réalité, ni les corps ni les « ondes ne sont rouges: » (E. CHevreuz, memb.de l’Institut, Journal des Savants, « livr: d'août, 186%, p. 497.) « Quand on est assez proche d’un corps vibrant, on peut sentir les vibrations de « l'air. Un sourd, par exemple, qui plonge la main sous une cloche au moment « où elle rend un son; sent, par l'intermédiaire des nerfs communs de son corps, «ces tremblements qui, quand ils viennent frapper les nerfs d'une oreille « saine, se traduisent en sons: Il y a plusieurs moyens de rendre ces vibrations « sonores, non-seulement tangibles, mais visibles. Ce ne fut qu'après des expé- « riences sans nombre de cette sorte que le physicien a adopté complétement, « et sans conserver l'ombre d’un doute, la conviction que ce que nous ressentons « comme son n’est en dehors de nous qu’une vibration de l'air. » (Jon TyNpaL1z, Revue des Cours scientifiques, t. IT; p. 227.) « Les savants, en décomposant les rayons lumineux, en cherchant les lois de « réflexion, de réfraction, de polarisation, ont totalement perdu de vue qu'ils avaient entre les mains les moyens de produire les couleurs et non les cou- leurs elles-mêmes. Nous ne connaissons, nous ne pouvons connaître le monde extérieur que par la manière dont il agit sur nous ; mais, accoutumés dès les premiers moments de notre existence à voir certains objets exercer toujours et invariablement les mêmes modifications, ces changements, ces modifications qui nous appartiennent en propre, et à nous seuls, nous les rattachons aux objets eux-mêmes et nous nous considérons commé des êtres entièrement passifs, tandis que l’activité forme la partie la plus essentielle de notre être. Nous nous dépouillons ainsi volontairement du plus beau de nos droits, de notre plus belle prérogative, pour en revêtir le monde qui nous entoure. Non, c'est l’homme qui souffle continuellement l'âme à cet amas mystérieux qu’il appelle Univers; c’est l'homme qui crée les formes pour son tact, le jour, la « nuit et les couleurs pour son œil, les sons pour son oreille, les saveurs et les odeurs pour son goñt et son odorat. » D' Szorarsxi, Mémoire sur les Sensations des Couleurs. Paris, 1839, pp. 7 et 18.) 2 2 = 2 { 2 = 2 ES S = 2 = 2 _ 2 a = 82 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. mais sans pouvoir y atteindre. de la perfection du type idéal que nous portons, d’une manière virtuelle sans doute, mais aussi d’une manière essentielle, en chacun de nous-mêmes (1). M. Agassiz et ses coréligionnaires philosophiques prétendant que l’économie des organismes vivants offre trop le cachet de la plus haute science pour ne pas être un ouvrage de l'intelligence, pour ne pas avoir été créé, je demanderai à ces penseurs pourquoi le système des vérités logiques, pourquoi le système des lois mathéma- tiques, — qui portent bien aussi, j'imagine, le cachet de l’intell- sence, qui sont aussi pour le savant des objets d'inépuisable admi- ration ! — je leur demanderai pourquoi les lois de la logique, pour- quoi les lois du nombre, de l'étendue et de la force ne devraient pas aussi le jour au libre vouloir d’un créateur. Mais peut-être bien que nos honorables antagonistes ne l’enten- dent pas autrement, et, pour être conséquents, ils le doivent. Dès lors, pour qu'il fût vrai que deux choses égales à une troisième sont égales entre elles, que deux et deux font quatre, que l’inter- section de deux droites donne des angles opposés par le sommet égaux entre eux, ete., 1l a fallu attendre le jour où il plût, où il prit fantaisie à l'Ordonnateur suprême de décréter qu'il en serait désor- mais ainsi ! Peut on douter que l’école créationiste attribue larbitraire à sa volonté créatrice comme un caractère qui serait son essence même ? Pour savoir au juste à quoi nous en tenir à cet égard, écou- tons la déclaration suivante de M. Agassiz, qu'il a reproduite sous diverses formes dans ses écrits : « Quelques naturalistes», dit-il, « ontnéanmoins déjà poussé le parallèle entre la structure des, ani- «maux bien au delà des limites assignées par la nature, et s’eflor- (1) La moralité subjective de l'Homme, prise dans les cod caractères qui ont marqué dans l'humanité, ne se place-t-elle pas à une hauteur immense au- dessus de la moralité objective de la nature, de cette nature immorale, théâtre de tant de désordres, de {ant de violences, de tant d’atrocités, tant d’iniquités “épouvantables ? CRÉATION ET TRANSFORMATION. 53 « cent de démontrer que toutes les conformations sont susceptibles «d’être ramenées à une norme unique. Ils soutiennent, par exem- « ple, qu'il n’y à pas un os chez un Vertébré quelconque qui n'ait « son équivalent dans une autre espèce de ce type. Supposer une «aussi grande confornuté, c'est, en définitive, refuser au Créateur « dans l'expression de sa pensée, une liberté dont jouit l'homme lui- «même. » (De l'Espèce, op, cit., p. 28.) Ainsi, Dieu ne peut pas être moins libre que l’homme ; et comme l’homme a mcontesta- blement la liberté d'agir en dépit du bon sens, il faut bien que Dieu ait le même droit, … et qu'il en use! Un logicien convaincu et sincère, poursuivant jusqu’au bout les conséquences de son principe, tombe bientôt dans une contradic- tion manifeste, si ce principe est faux; c’est ce qui est arrivé à M. Agassiz. Les arguments que nous venons de lui opposer, on peut les puiser à pleines mains dans sa propre argumentation. Écoutez encore la citation suivante. L'auteur y reproduit et renforce à plai- sir les prémisses de notre raisonnement; sa conclusion reste sans doute à l’opposé de la nôtre, mais à vous de juger laquelle des deux a la logique de son côté. | « La coïncidence croissante entre nos systèmes et celui de la « nature », dit le professeur, « prouve d’ailleurs que les opérations « de l'esprit de l’homme et celles de l'esprit de Dieu sont identiques; «on s'en convamera davantage si l’on songe à quel point extraor- « dinaire certaines conceptions à priori de la nature se sont, en « définitive, trouvées conformes à la réalité des choses, quoi qu’en «aient pu dire d’abord les observateurs empiriques. » Ainsi notre illustre adversaire le dit avec nous el mieux que nous: le système de la nature organique est, de même que le système des rapports mathématiques, adéquat à l’entendement humain; c’est là qu'il a son type, sa raison, son explication, autrement dit, c’est un système fondé sur des rapports logiques, sur des rapports néces- satres, de telle sorte que la raison humaine peut affirmer à priori, et S# PARENTÉ ZOOLOGIQUE. sans se tromper, les conséquences rationnelles qui découlent forcé- ment de ces rapports. Ces principes posés, comment peut-on en conclure que le sys- tème de la nature soit l'acte facultatif d’une détermination arbi- traire? L’inconséquence est flagrante, elle éclate à vos yeux. Com- ment! ce serait en prenant pour criterium l'hypothèse d’une volonté créatrice hbre, créant ou ne créant pas, créant de telle manière ou de telle autre suivant son seul bon plaisir ; ce serait en se fondant sur cette hypothèse, que les spéculations rationnelles dont on nous parle auraient réussi à prévoir et à déterminer d'avance des phénomènes naturels cachés ou à venir? Sil'intelligence a su tirer dela sorte de son propre fond tout un ensemble de vérités exactes sur des réalités où l'observation ne pouvait atteindre, n'est-ce pas, au contraire, parce qu’elle avait posé en principe l’existence entre les faits connus et les - faits à connaître, entre les phénomènes présents et Les phénomènes futurs, d’un enchaînement rigoureux indépendant de toute volonté? L'analyse rationnelle aurait-elle une telle vertu, obtiendrait-elle de pareils résultats si, pour asseoir ses calculs, elle n'avait à compter que sur les incertitudes et les fluctuations d’un caprice omni- potent? À ces défaillances philosophiques de notre illustre naturaliste, qui est une des gloires des États-Unis, je me plais à opposer la pensée d’un autre physiologiste américain célèbre, qui possède le rare mérite d'allier à un haut degré le sens de la philosophie à celui de l'observation et de la recherche expérimentale : « Les lois « de la nature étant fondées sur la raison pure», dit excellemment le professeur Draper, « elles sont absolument mvariables. Elles « seules ne peuvent changer entre toutes les choses qu'il nous est « donné de contempler.» (Human Physiology, statical and dyna- macal, by Jonx WiLziAM DRAPER, M. D. LL. D., professor of Che- mistry and Physiology in the University of New-York. New- York, 1856, p. 270.) a CRÉATION ET TRANSFORMATION. 89 Il n'est pas superflu d'examiner un autre argument cardinal de la thèse créationiste, telle qu'elle est soutenue par son avocat le plus autorisé. M. Agassiz dit encore : «Les degrés dalliance existant entre animaux différents sont = «très-divers ;… des familles diverses peuvent ne constituer qu’un ‘ordre unique ; plusieurs ordres se rangent dans une classe com- «mune, et plusieurs classes forment, en se réunissant, un embran- = = « chement.… À mes yeux, rien ne démontre plus directement et « plus absolument l’action d'un esprit réfléchi que toutes ces caté- «gories sur lesquelles les espèces, les ‘genres, les familles, les «ordres, les classes, les embranchements, sont fondés dans la «nature ; rien n'indique plus évidemment une considération déli- « bérée du sujet, que la manifestation réelle et matérielle de toutes «ces choses par une succession d'individus dont la vie est limitée « dans le temps à une durée relativement très-courte. La grande « merveille de toutes ces relations consiste dans le caractère fugitif « de toutes les parties de cette harmonie compliquée. Tandis que « l'espèce persiste pendant de longues périodes, les individus qui « la représentent changent constamment, et meurent l’un après «lautre dans une rapide succession, ete. » (Æevue des Cours scient., loc. cit.) Le merveilleux est un besoin pour M. Agassiz; il lui en faut, coûte que coûte, et 1l sait en trouver dans les choses les moins mystérieuses et les plus simples. Le caractère éphémère des existences individuelles rapproché du caractère de permanence propre à la vie des espèces, voilà pour lui un prodige, et par consé- quent un témoignage de plus de l’origine miraculeuse des espèces ! O illustre Maître, daignez y réfléchir, et vous allez le reconnaître : la perpétuité des types spécifiques de la vie à travers la destruction successive de tous leurs exemplaires individuels n’a rien de plus inex- plicable, de plus insondable et de plus surnaturel que la conservation d’une statue de Phidias, en tant que forme, c’est-à-dire en tant 86 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. qu’espèce (species et eidos ont cette double signification), par une série sans fin de copies qui seraient détruites l’une après l’autre après avoir été préalablement renouvelées. Dans les deux cas, n'est-ce pas le même miracle, le miracle de la forme abstraite survivant à chacune de ses représentations concrètes, l'élément formel des objets résis- tant à l’anéantissement de leur é/ément substantiel? C’est incon- testable; mais ce miracle n’en est pas un, car c’est un miracle qui se comprend, ainsi que le prouve la comparaison à laquelle nous venons de recourir. Encore un autre mrracle, lequel vaut bien les précédents : M. Agassiz croit à des éypes prophétiques. Voici ce qu'il entend par à: «On vient de voir », dit-il, «dans le précédent paragraphe, que, « pour certains types, l’état embryonnaire des représentants supé- « rieurs, appelés seulement plus tard à l'existence, était déjà figuré « essentiellement, en quelque sorte, dans les individus de ces mêmes « types qui vivaient à une époque antérieure. Maintenant que cette « corrélation est suffisamment connue, on peut considérer les «animaux divers d’une période antérieure comme manifestant, «pour ainsi dire, le modèle sur lequel seront établies les phases « de l’évolution d’autres animaux à une période ultérieure. Cest, « dans ces temps reculés, comme la prophétie d’un ordre de « choses impossible avec les combinaisons zoologiques prédomi- «nantes alors, mais qui, réalisé plus tard, attestera d’une manière « frappante que, dans la gradation des animaux, chaque terme a « été préconçu. » (De l’Espèce, p.182.) L'illusion où l’'émment esprit de M. Agassiz a été jeté cette fois par un fatal parti pris de système saute aux yeux de quiconque n’est point sous l'empire du même préjugé ; l'erreur est vraiment pal- pable. La reproduction, dans le cours de l’évolution embryonnaire chez une espèce, des traits qui caractérisent l’adulte dans certaines espèces reconnues inférieures et antérieures, n’est, pour la doctrine (Q ef CRÉATION ET TRANSFORMATION. 0 1 de la succession généalogique des espèces, qu'un fait d'hérédité essentiellement semblable à l'apparition, chez tout individu (appa- rition souvent transitoire, remarquons-le bien), de certains carac- tères qui distinguaient ses aïeux. C'est un fait qui se ramène très- logiquement et sans effort à des lois physiologiques connues. Au lieu de cette assimilation si naturelle, qui simplifie si heureusement le problème zoologique dont il est question, notre éminent natura- liste en propose une solution qui, appliquée aux faits analogues de ressemblance offerts entre les ascendants et les descendants d’une même race, amènerait à dire, par exemple, que la verrue hérédi- taire dont le visage de Cicéron était orné constituait la réalisation d'une prophétie écrite dans la verrue origmelle de ses ancêtres. D’après cette théorie plus qu’étrange, ce n’est point le type paternel qui donnerait la raison du type semblable de l'enfant; non, ce serait dans le type de l'enfant qu'il faudrait chercher l'explication et la cause des traits qui caractérisent le père ! C'est ainsi que M. Agassiz entend la genèse des types ; une telle conception est le renversement complet des rapports entre l'effet et la cause; elle constitue, dans l'interprétation des faits, un contre- sens radical et patent. La prétendue perfection du plan organique serait-elle une vérité, ie dogme de la création, nous l’avons constaté, n'aurait pas à s’en prévaloir. Ce n’est pas tout : ceux qui, dans l'intérêt de leur système, mettent en avant cette allégation comme un axiome, comme un fait reconnu et incontestable, se montrent des inter- prètes bien peu scrupuleux de la réalité. Cuvier ne cesse de nous parler de «la grande et universelle loi des concordances physiolo- «giques etde la convenance des moyens au but.» (Anatomie comp., t. 1, p. 304.) Rien n’est plus faux, rien n’est plus ouvertement démenti par le témoignage des faits, pour qui les observe d'un œil impartial. Les types d'espèce les plus harmoniques, c’est-à-dire 88 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. ceux où les organes sont le mieux accommodés les uns aux autres et le mieux appropriés à leurs fonctions, sont encore bien loin de réaliser une harmonie parfaite; en y regardant avec attention, on y découvre bien des défauts. Plaçons ici les paroles suivantes de M. H. Helmholtz : « Ce que nous avons trouvé », dit-il, « d’'inexactitudes et d’imperfections dans l'appareil optique et dans « l’image rétinienne n’est plus rien en comparaison des incon- « gruences que nous venons de rencontrer dans le domaine des «sensations. On pourrait dire que la nature se soit complu à «accumuler les contradictions pour enlever tout fondement à la «théorie d’une harmonie préexistante, etc. » (Conférence sur les Progrès récents dans la théorie de la vision, publiée dans la Revue des Cours scientifiques, du 2% avril 1869.) Mais il est d’autres types en grand nombre (je les appellerai i24armoniques) qui pré- sentent à cet égard une aberration d'organisation poussée jusqu’à la dernière limite, et qui leur permet tout juste de traîner une existence misérable et de la transmettre à des générations héritières de leur infortune. Or, si les harmonies physiologiques, que tant on exagère, semblent proclamer la gloire de la sagesse créatrice, ce sont ces discordances physiologiques, nous le verrons tout à l’heure, ce sont ces monstruosités spécifiques, qui constituent le plus pré- cieux de tous les documents pour l’histoire de la constitution natu- relle des formes de la vie. Affranchis d'obscurs préjugés et se plaçant au point de vue de ce que j'appellerai, d’après M. Chevreul, la mathésiologie compa- rative, les biologistes comprendront que le temps est venu d'intro- duire dans leurs études un progrès capital réalisé déjà dans cer- taines branches voisines. Ainsi, jusque dans ces derniers temps, la Géologie avait été purement descriptive, de même que la Biologie. Dieu ayant créé le globe avec ses roches et leurs populations fossiles, ayant créé les plaines, les montagnes et les vallées, et tout cela en un clin d'œil, par un coup de baguette magique, par son seul fa, CRÉATION ET TRANSFORMATION. 89 pour rappeler encore une fois la formule magistrale de M. Agassiz, aucune place n'était laissée à la science, on le conçoit, dans l'étude de ces origines. Mais le dogme, qui seul en tenait lieu, ayant été relégué dans la mythologie, la Géologie entra en possession de son plus beau domaine : à la Géognosie elle ajouta la Géogénie. À la Biologie de suivre cet exemple : qu’elle renonce au miracle de la création des types spécifiques, et que sur l'emplacement de ce vieux préjugé écroulé elle fonde la Morphogénie vitale comme complément naturel de la Morphognoste vitale, cette considéra- tion purement descriptive des formes vivantes, où la Botanique et la Zoologie se sont jusqu’à ce jour renfermées Mais la science des animaux et des plantes n’a même pas besoin de consulter des sciences étrangères pour s'encourager à cette évolution ; l'évolution n’est-elle pas déjà opérée en effet dans cer- taines branches de la Biologie, avec un heureux succès ? Voyons plutôt. Comment se forment les monstres ? Cette question n'a pris place que fort tard dans le questionnaire scientifique. Jusque-là on n'avait pu songer sans doute à faire hon- neur de ces productions à l’omnisciente et omnipotente sagesse créatrice, mais le merveilleux n’y perdait rien pour cela; on avait imaginé de mettre ces créalions peu honorables sur le compte d’une autre divinité de dignité inférieure et réputée d'humeur bouffonne. Les monstres passaient done pour des jeux, pour des facéties de la Nature, et tout était dit sur ce point-là. Cependant, après s'être borné à décrire les monstres et à les classer, on osa supposer qu'ils pourraient bien être dus à des causes naturelles, à des causes du domaine de la science, du domaine de l'observation et du raisonnement, et la Tératogénie scientifique se constitua (1). (1) Montaigne avait dit avec autant de profondeur que de concision : « Les monstres n'en sont pas à Dieu. » 90 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. Nous avons l'honneur, Messieurs, de compter parmi nous un savant qui a contribué plus que personne peut-être à fonder cette branche d'études. Or, la Tératogénie est appelée selon moi à devenir un auxiliaire précieux pour la morphogénie des espèces, et les découvertes du célèbre tératologiste notre collègue me paraissent particulièrement propres à jeter une lumière sur ce champ des origines animales et végétales, où de si “Passe ténèbres, protégées par la superstition, règnent encore. Messieurs, j'ai l'espoir orgueilleux de vous en convaincre, la struc- ture de tous les divers types spécifiques du règne animal est plus ou moins entachée d'anomalie et de difformité, et ie plus souvent, parmi les mieux partagés, l'harmonie de leur organisation n’est au mieux qu'un ensemble d’irrégularités régularisées. Et maintenant, je le répète, ce sont ces irrégularités, ces difformités, qui donnent la clef de la différentiation spécifique de ces organismes et qui font revivre les traces de leur histoire. M. Jules Guérin a constaté le premier que les difformités con- génitales du système osseux doivent, dans un grand nombre de cas, être envisagées comme le résultat éloigné, mais comme le résultat nécessaire et tout physiologique, d’une lésion primitive des centres nerveux, lésion ayant pour effet prochain de détruire harmonie des contractions musculaires, et d'amener finalement la déviation des parties osseuses soumises à l’action anormale des muscles. (Voir fig. 48 et 19.) Le même auteur a fait aussi remarquer que certaines difformités acquises sont dues également à une habitude irrégulière du système musculaire qui lui est imprimée par la volonté du sujet; el ainsi cette fois encore la déformation a son point de départ, sa cause physiologique première, dans l'exercice de l’action nerveuse. Eh bien, parmi les anomalies normules, permettez-moi ce paradoxe, qui sont empreintes sous des formes et à des degrés divers sur le squelette de tous les vertébrés, il en est beaucoup qui attestent une origine semblable. Ces difformités spécifiques sont la transmission CRÉATION ET TRANSFORMATION. 91 héréditaire, tout semble le prouver, de lésions individuelles qui se seraient produites à l’origine, le plus souvent comme conséquence d’une altération dans l'exercice régulier des organes moteurs que “7 Fis. 18. Fig. 19. Myologie et Ostéologie du bras droit chez un fœtus. La difformité du membre serait due à un exercice anormal des fonctions musculaires résultant d’une lésion constatée dans les centres nerveux du mouvement. Ces deux figures sont extraites du grand ouvrage inédit du Dr Jules Guérin sur les Difformilés du Système Osseux, couronné par lIn- stitut (prix de 10,000 fr.). la volonté de l'animal aurait assujettis à se ployer bien ou mal à de nouvelles conditions fonctionnelles accidentellement survenues dans son milieu. Considérant en philosophe les effets de cette influence que les conditions de fonctionnement entourant un organe exercent sur son développement, sur sa structure, sur la disposition de ses par- tes, M. Jules Guérin ne s’est pas contenté de déduire de cette obser- vation des applications médicales d’une grande importance ; il en a tiré, en outre, une loi d'ordre plus haut dont la formule prouve, ce me semble, qu'il a compris toute la signification, toute la portée des faits placés sous ses yeux. « La fonction fait l Organe » (1), nous (1) Voir les Comptes Rendus de l'Académie des Sciences, année 1843, pp. 257 el 434. 92 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. a-t-il dit; ce qui, en termes moins concis, revient sans doute à dire que les caractères anatomiques des organes sont la conséquence et l'expression adéquate des circonstances, des nécessités impérieuses au sein desquelles ils ont été assujettis à fonctionner. Ce principe de physiologie générale trouve aujourd’hui son véri- table champ d'application scientifique et philosophique dans la morphogénie des espèces; et, soit dit en passant, M. Jules Guérin ne pourrait refuser son adhésion à la doctrine transformiste sans se déjuger, sans abdiquer l’un de ses plus beaux titres. Dans un premier mémoire sur la torsion de l'humérus, je vous ai entretenus, et je reviendrai tout à l'heure sur ce sujet, d’une dé- viation graduée des membres qui s’observe dans le type chélonien en parcourant la série de ses diverses formes spécifiques, depuis les Tortues aquatiques proprement dites jusqu'aux Tortues terrestres, en passant par les Émydes, dont l'existence est amphibie. Avant de reprendre cette étude, qui fait le principal objet de cette nouvelle communication, permettez-moi d'appeler un instant votre attention sur un autre fait de tératologie zoologique, afin de légitimer tout d’abord par un exemple saisissant les conséquences que j'ai cru pouvoir assigner à une loi dont j'ai pris la formule chez un de nos collègues. Le Phoque, Messieurs, n'est-il pas un véritable monstre, un monstre du groupe des syméliens? Son membre antérieur, fléchi d'abord en avant pour les besoins de la locomotion terrestre, comme celui de tous les mammifères et de tous les reptiles (les Tortues lexceptées! se mouvant sur terre), par la torsion humérale et la demi-révolution du carpe sur la base du cubitus, ce membre porte, avec tous ces signes, ceux d’une déformation ultérieure en rapport avec les exigences de la locomotion aquatique. Mais cette interpré- tation morphogénique devient d’une irrésistible évidence quand nous considérons à son tour le membre postérieur : il nous pré- CRÉATION ET TRANSFORMATION. 93 sente deux pattes, deux pattes marcheuses, entendez bien, deux pattes encore armées de leurs griffes ! qui se sont rapprochées et accolées ensemble en une queue natatoire toute factice que sur- monte encore, comme un témoin de plus, irrécusable témoin du passé, une vraie queue, la queue anatomique, passée à l’état de résidu, à l'état d’organe destitué de ses fonctions. (Voir #g. 20.) Fig. 20. — Squelette de Phoque (d’après la Zoologie de M. Milne-Edwards). Dans la structure, toute pleine de contradictions, toute pleme de paradoxes, de cet étrange organisme, est tracée en saillants caractères l’histoire d’un animal qui vécut primitivement de la vie terrestre et que des changements rigoureux produits dans ses conditions d’exis- tence forcèrent à chercher un asile dans la mer; il en est devenu le citoyen par voie de naturalisation, mais combien 1l diffère des indi- ènes, tels que la Baleine, par exemple, et comme son origine étran- 5 gère se révèle dans sa physionomie et ses allures (11! (1) Dans les notes pleines de science et de sagacité profonde dont elle a en- richi sa traduction française de l’œuvre de Darwin sur l’Oriyine des Espéces, madame Clémence Royer émet, au sujet de l’origine des Mammifères amphi- bies et des Cétacés, certaines opinions qui ont le tort de ne pas tenir compte de la distinction fondamentale que nous avons signalée entre les mammifères ma- rins de provenance terrestre, et ceux dont la mer fut le berceau de tous les ancêtres. Nous sommes en accord de doctrine avec l’éminent traducteur de Darwin quand il écrit : « Les mammifères amphibies pourraient donc en effet devoir leur origine à « une rétrogression partielle de leur organisme vers la classe inférieure et an- « térieure des reptiles, ou même vers celle des poissons ; c’est-à-dire à un phé- 9% PARENTÉ ZOOLOGIQUE. Revenons aux Tortues. Je vous ai exposé une première fois que l’humérus est uni, non tordu, dans sa diaphyse tout au moins, chez les Tortues Marmes, qu'il commence à se tordre fortement chez les Tortues Bourbeuses, et qu'il est plus tordu encore chez les véritables Tortues de Terre ; après quoi Je vous ai soumis mon opinion, suivant laquelle cette torsion progressive serait le résultat d’une double et successive transition de milieu, étant supposé que le type aquatique passe d’a- bord dans un milieu bourbeux, et de là dans un milieu purement terrestre, et que chacun de ces milieux imprime au type primitif une modification en rapport avec les conditions fonctionnelles res- pectives. Les recherches auxquelles j'ai continué à me livrer depuis parmi les tribus si diverses de la nombreuse famille des Chéloniens, ont confirmé mes premières conclusions et leur ont apporté l'appui « nomène de réversion à d'anciens caractères perdus dont l'élection naturelle « aurait pris avantage pour les adapter à de nouvelles conditions de vie. Cette « théorie serait parfaitement d'accord avec l'apparition tardive des représentants « de cet ordre dans les couches géologiques. » (De l’Origine des Espèces, par Ch. Darwi, traduction française de madame CI. Rover, 1'° édit., page 288, dans les notes.) Madame CI. Royer s'exprime ainsi dans une autre note, et c'est là que je cesse d’être de son avis : «La présence de dents rudimentaires chez les fœtus des Baleines confirme ce « que je me suis permis d'avancer autre part à leur sujet,c’est-à-dire qu’elles ont « probablement acquis leurs habitudes et leurs caractères actuels par une mé- « tamorphose régressive, qui les a fait rétrograder du rang plus élevé d'animaux « amphibies, fluviatiles ou lacustres, au rang inférieur d'espèces exclusivement « Marines... » Les rudiments de dents qui s’observent chez le fœtus de la Baleine, — j'ai déjà eu occasion de faire cette réponse à un membre de la Société d’Anthropologie qui m'objectait le même fait, — représentent les vestiges de la denture des Enoliosauriens, dont le système dentaire si puissant se retrouve d’ailleurs chez la plupart des autres Cétacés. Une considération attentive des différences de struc- ture que nous avons signalées entre les Cétacés Souffleurs d’une part, et les Cé- tacés Herbivores et les Amphibies d'autre part, convaincra, j'en suis sûr, le savant écrivain que si ces derniers animaux marins se rattachent aux Mam- mifères terrestres par leurs ascendants, il ne saurait en être de même des premiers. CRÉATION ET TRANSFORMATION. 95 de nouvelles observations que je vais avoir l'honneur de vous faire connaitre. J'avais dit, en me conformant aux descriptions données dans les travaux d'anatomie qui ont été consacrés à ces animaux, que, chez les Émydes et chez les Tortues de Terre, la difformité caractéris- tique du membre antérieur consiste dans un certain degré de tor- sion de l'humérus et dans une incurvation de cet os plus ou moins prononcée. En y regardant de près, je me suis aperçu que les auteurs de ces monographies n'avaient pas tout vu, et qu’un autre caractère tératologique de la conformation du bras chélonien, un autre caractère non moins curieux et non moins probant pour la thèse transformiste, était passé jusqu'ici Imaperçu. Cette anomalie spécifique est une luration par rotation interne du coude, où mieux du genou, car les animaux dont 1l s’agit ont le membre antérieur ge- nouillé tout comme le membre postérieur. (Voir #g. 21 et 22.) Cet effet de luxation met à découvert les deux éminences articulaires de la base de l'humérus, et le chapiteau oblong formé par les sommets rapprochés des deux os de l’avant-bras se place en croix sur cette surface articulaire dont elle n’occupe plus que la ligne médiane, c'est-à-dire le sillon qui sépare le condyle de la trochlée. Le sommet du cubitus s’est logé sur la face antérieure de cette rainure et montre ainsi en avant son rudiment d'apophyse olécrane ; la tête du radius occupe le côté postérieur. Une objection va se présenter à vos esprits ; on va me dire: En admettant que les Tortues de Marais et les Tortues de Terre dussent leur torsion et leur incurvation humérales, ainsi que leur luxation anti-brachiale, à une révolution géologique des milieux qui aurait contraint l'organisme de la chélonée à transformer ses pattes, qui sont des rames, en des palettes à chasser la boue, et que ces pa- lettes devinssent à leur tour, par une deuxième transformation en rapport avec un nouveau changement de milieu, les moignons renversés de la Tortue de Terre, n'est-il pas mexplicable qu'aucune 96 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. de ces thalassites devenues chersites n'ait effectué cette transition en passant directement de la mer ou des fleuves sur les rivages ? Quelle raison donner pour admettre que le passage entre les deux milieux extrêmes, l’eau et la terre, se soit toujours et nécessairement opéré à l’aide d’une station intermédiaire dans le milieu semi- liquide, semi-solide, des marais bourbeux ? Et s’il en a été autre- ment, pourquoi toutes les tortues qui marchent ont-elles l’humérus tordu et incurvé, et l’avant-bras disloqué ? N'y a-t-il pas dans cette difficulté une présomption défavorable à la théorie qui donne pour origine à ces anomalies les conditions de locomotion diverses faites à l'animal par divers milieux successifs ? Cette question, Messieurs, je me l’étais posée à moi-même; j'en ai cherché la solution, et j'ai été assez heureux pour la rencontrer. Un groupe important de tortues offert par la faune de l'Amérique vient fournir à cette règle d'organisation, dont l’universalité, embar- rassante pour notre théorie, existe, si je ne me trompe, chez les tortues de l’ancien monde, une exception très-nette qui vient lever la difficulté. Voici l'Émysaure de Temminck, hôte des États-Unis du sud, qui vit alternativement dans les estuaires des fleuves et sur leurs rives, c'est-à-dire qui nage et qui marche. Cette Tortue, si l’on considère les conditions de son habitat présent et si on les rap- proche par la pensée, autant que les monuments géologiques nous le permettent, des conditions de l'habitat paléontologique cor- respondant, cette Tortue, tout nous porte à le croire, a dû effectuer directement son passage de la vie marine à la vie fluviale et ter- restre. Eh bien! Messieurs, l'organisation locomotrice de l’animal est en parfait accord avec cette donnée : l'Émysaure, cette Tortue qui marche, et dont les doigts sont armés de fortes griffes, cette Tortue a l'humérus lisse comme la Tortue de Mer elle-même, la torsion qu'il présente est à peine sensible, et l’avant-bras n'est nul- lement luxé ! (Noir fig. 23 et 24.) Pour que votre édification soit complète, regardez, je vous prie, CRÉATION ET TRANSFORMATION. 97 à la fois, et ce bras appartenant à | Émysaure, et le bras d’une Tortue ee on Tortue du Cap: son bras osseux gauche vu par devant, etle même vu par côté. 2, humé.- rus ; ©, condyle; é, trochlée; r, radius; €, cubitus; 0, son apophyse olécrane; p, pouce. Hire Fig. 24. Emysaure de Temminck : son bras osseux gauche vu par devant,et le même vu par côté. hk, humérus; c, condyle; t, trochlée; », radius ; e, cubitus ; P, pouce. 7 98 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. Terrestre d'Afrique d’une dimension à peu près égale et d’une con- formation à beaucoup d’égards très-analogue. Les deux bras vus de front (/g. 21 et 23), l’un vous présente son avant-bras en profil : cet avant-bras est luxé ; l’autre vous montre le sien de face:1l n'est pas luxé.Regardez-les par côté ({g. 29 et 24) maintenant. Cette fois, c’est le premier avant-bras qui vous fait face, vous voyez ses deux os sur le même plan ; etc’est lesecond qui semontre par la tranche, vous ne voyez, bien à découvert, qu’un seul de ses os, l’autre étant masqué par Son Voisin. J'ai dû me préparer à d’autres objections encore. Il en est une de même ordre que la précédente et tout aussi sérieuse. Si la torsion humérale, ce caractère commun à tous les Reptiles vivants, à tous les Oiseaux (1) et à tous les Mammifères terrestres (mais non point à tous les Reptiles fossiles et à tous les Mammifères marins de la faune présente, ainsi qu’on l’a affirmé inexactement), si, dirons- nous, la torsion humérale propre à l'Homme et à la plupart des autres Vertébrés supérieurs témoigne que toutes ces espèces sont généalogiquement dérivées d'espèces souches ayant subi l’action transformatrice spéciale au milieu bourbeux, il y a lieu de s'é- tonner, ce semble, qu'il n’y ait pas eu certaines autres lignées zoologiques procédant d’une autre origine, et cette considération vient encore mettre en suspicion notre étiologie de la torsion de l’humérus. À cela, je réponds : Le membre antérieur, quand il sert à la marche, doit être coudé, (1) Des recherches ultérieures m'ont appris que les Oiseaux ont l’humérus tordu d’avant en dehors, à l'instar de certains Cétacés. Ce caractère semblerait indiquer, si l’on se place au point de vue de l'hypothèse transformiste, bien en- tendu, que l’Oiseau est directement issu d’un type éualiosaurien, c’est-à-dire qu'il est sorti du milieu aquatique pour entrer dans la vie aérienne, sans passer par l’existence terrestre proprement dite. En un mot, l'aile procéderait immé- diatement de la nageoïire énaliosaurienne ; elle ne dériverait point du bras mar- cheur. CRÉATION ET TRANSFORMATION. 99 et non genouillé, pour être approprié convenablement à cette fonc- tion. Or, dans sa forme primitive, rudimentaire, telle qu’elle se pré- sente invariablement chez les Reptiles nageurs protomorphes, chez les Énaliosauriens par exemple, le bras a la même structure et les mêmes dispositions relatives que le membre pelvien, c’est une cuisse et une jambe de devant en tout semblables à celles de der- rière, et se ployant dans le même sens au lieu de se ployer en sens opposé. Or, au point de vue de nos principes, nous ne pouvons nous rendre compte du passage de la cuisse et de la jambe thora- ciques à l’état de vrai bras, autrement que par un renversement antéro-interne du membre, opéré graduellement à la suite d’une succession de milieux de locomotion. Ges changements morphogé- niques de milieu, nous croyons les constater d’abord dans une conversion des mers en marais bourbeux condamnant le Repule nageur à accommoder ses organes natatoires, de vrais avirons, à un usage nouveau et incompatible avec une telle structure, à un travail de chasse-boue, qui consiste à exécuter des mouvements laté- raux de va-et-vient, en avant du corps, la face palmaire de la main opposée à la résistance, c’est-à-dire tournée en dehors. Une torsion de lhumérus sur son axe, torsion variant de 90 à 180 degrés, remplit cette mdication fonctionnelle. Cependant, amsi que M. Ch. Martins l'avait expliqué avant moi, la torsion humérale, quand elle attemt la demi-circonférence, a pour effet de placer le membre dans un état de supination fixe, et le pied antérieur de l'animal se trouve tourné la pointe en arrière, ce qui, pour la marche, est une disposition éminemment défavo- rable. Nous concevons alors que l’animal barboteur à humérus tordu, se trouvant contraint par la dessiccation des marais à une nouvelle accommodation locomotrice, une accommodation com - mandée par la nécessité dese mouvoir sur un sol ferme et découvert, ait fait les plus grands efforts pour ramener son pied d’arrière en avant par un mouvement de pronation tendant à faire révolutionner 100 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. la base du radius et le carpe autour de l'extrémité inférieure du cubitus, ce qui aurait engendré l’arrangement plus ou moins bizarre, toujours irrégulier, que ces deux os affectent entre eux dans l’état de pronation libre, chez l'Homme et les Singes, et d’une manière fixe chez la plupart des autres espèces. Maintenant, peut-on m'objecter, puisque, ainsi que le fait s’est réalisé pour les Émysaures, puisque l'organisme nageur peut se transformer directement en organisme marcheur, comment, ni parmi les Oiseaux, ni parmi les Mammifères, ne rencontrons-nous aucune série d'espèces dont la structure de leurs membres décè- lerait ce mode d'origine, c'est-à-dire dont l’humérus ne serait pas tordu ? Et secondement, en admettant que toutes les espèces aient, par une cause quelconque, subi la torsion humérale mettant leur avant- bras en supination permanente, et que cette disposition vicieuse entraine forcément la disparition du type ou sa transformation, quelle raison y aurait-il pour que le retournement de l’avant-bras d’arrière en avant se soit effectué suivant un procédé unique ? Voici ma réponse sur chacun de ces deux points : Premièrement, a structure géniculée du bras est tellement impropre à la locomotion terrestre, que les Tortues seules, gràce à leur carapace protectrice, avaient quelque chance de surmonter un tel désavantage, et de soutenir jusqu'à ce jour, comme elles lont fait et non sans succès, le combat de la concurrence vitale. Secondement, Si le redressement du pied antérieur par le procédé de rotation radiale est un fait commun, c'est qu'un tel mode rem- plit le but proposé beaucoup mieux que tout autre, et que celles des espèces qui, pour corriger, ou mieux pour compléter Îles effets de la torsion humérale, prirent une autre voie, se trouvèrent mal équipées pour disputer la vie aux espèces rivales. Cependant, il serait en effet assez surprenant que quelque CRÉATION ET TRANSFORMATION. 101 espèce, soit parmi celles qui vivent encore, soit parmi celles dont les couches paléontologiques nous ont rendu les dépouilles, ne nous otfrit pas une exception si probable à la règle commune. J'ai eu la satisfaction de renconter un exemple de cette exception présumable. Il est des plus curieux; il s’agit de l'£chidné, un animal fort singulier à beaucoup d'égards, dont nous devons une monographie à M. Alix. Ici, l'effort musculaire tendant au redressement des extrémités du membre antérieur, au lieu d'agir par voie de pronation, semble s'être appliqué à incurver l’humérus en avant; et, détail remar- quable à ajouter, il est arrivé que la diaphyse de ce rayon, ayant été ployée à un certain degré, et refusant de céder davantage, tandis que l'effort de traction conti- nuat à solliciter le bras en avant, c’est alors l’épiphyse ar- ticulaire de la base de l'os qui aurait été rompue et déchirée 7 en deux lambeaux suivant la ligne de séparation marquée entre la trochlée et le condyle. Ce dernier point articulaire a été entrainé et a suivi les os de l’'avant-bras, qui n'ont plus trouvé devant eux que cette surface antagoniste pour s’arti- culer au bras. L'éminence tro- chléale reste en arrière et à n ESÈe atole CHR F1G. 25. — EÉchidné: son bras osseux du côté isolée et séparée de l’autre moi- gauche vu pardevant; 4, humérus; ee, émi- , d Le : | À A à k nence condylienne; e-f, éminence tro - lé de EPIPAYSE pa une fente chléale ; >, radius; c cubitus. large et béante dans laquelle pénètre un olécrane extraordimairement développé. L'inflexion etle déchirement de los humérus ayant produit chez 102 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. l'Échidné ce que la nature obtient chez la généralité des autres espèces par voie de rotation radio-carpienne, cette dernière opéra- tion devenait sans objet et n'aurait pu que détruire l'effet de la première; aussi n’a-t-elle pas eu lieu : les deux os de lavant-bras de l'Échidné vu par devant (/g. 25) se montrent juxtaposés parallè- lement, surle même plan et d’aplomb, et nous présentant tous deux la même /ace, tels que les deux os de lavant-bras humain en su - pnation, ou encore tels que les deux os de la jambe (1). Cest à notre collègue M. Ch. Martins que revient l'honneur d'a voir, le premier, expliqué l'opposition symétrique des deux membres locomoteurs, le thoracique et le pelvien, par le double effet d’une torsion humérale et d’une demi-révolution du radius et du carpe sur - l'extrémité inférieure du cubitus (2). Mais l’auteur de cette décou- verie en a méconnu certaines conséquences, et ce sont ces consé- quences qui précisément donnent au principe toute sa valeur. L’é- minent professeur de Montpellier, trompé par une fausse interpréta- tion de la loi de l'umité de plan organique, interprétation qui a prévalu jusqu'à ce jour dans la science, a jugé à priori que, l'humérus étant visiblement tordu chez la plupart des espèces, il (1) Dans l’état de pronation, mobile ou fixe, tel par exemple qu’on l'observe chez l'Homme, chez le Lion, chez le Chien, le Cochon, le Mouton (Voir fig: 11,16, 28,29,30, 31),les deux os de l’avant-brasont leurs faces tournées en sens opposé: la face dorsale du radius est par devant, cell: du cubitus est par derrière. Chez l'Échidné, au contraire, le radius et le cubitus nous montrent tous deux leur face dorsale par devant, et leur face ventrale par derrière. Cette différence constitue une indication décisive. (2) J'avais trouvé aussi cette solution du problème de l’homotypie des deux paires de membres, et, dans une précédentelecture (voir ci-dessus p. 59), j'enavais parlécomme m'étantpropre. C’esl qu’en effet la priorité de M. Martins ou de {oulau- tre à cet égard m'était comglétementinconnue. Les droits de mon savant collègue m'ont été révélés — et je m'empresse aussitôt de les reconnaître et de les pro- clamer — par un long extrait d’une publication déjà ancienne de dix ans, dont il fait suivre sa communication sur la torsion de l'humérus, dans les Bulletins de la Société (année 1K68, p. 321), mais dont il n'avait pas fait mention dans son exposé oral, le seul dont nous eussions Connaissance quand nous avons Ju à notre tour notre première étude sur ce même sujet à la Société d’Anthropologie. « CRÉATION ET TRANSFORMATION. 193 devait nécessairement être tordu chez toutes, et là même où une telle torsion ne s’accuserait par aucun signe apparent. Il à écrit: « La torsion n'est pas une disposition particulière à l’humérus humain; elle est générale dans les premières divisions des animaux = 2 vertébrés, Mammifères, Oiseaux, Reptiles, vivants ou fossiles; elle # est de 180 degrés dans l'Homme et les Mammifères terrestres ou = aquatiques.» (Bulletins de la Société d Anthropologie, année 1868, p.322) Cette déclaration de M. Ch. Martins, si elle était exacte, serait une réfutation péremptoire de sa thèse sur la correspondance des membres. Mais il n’en est pas ainsi : les assertions que nous venons de reproduire contiennent des erreurs de raisonnement et des erreurs de fait, dans lesquelles cet observateur, pourtant si sagace, est allé se jeter faute d’avoir pris pour fanal l'idée transformiste. Non, tous les Mammifères et tous les Reptiles, terrestres ou aqua- tiques, vivants ou fossiles, n’ont point l’humérus tordu; non, c’est d'abord l'observation directe qui nous l’apprend, et en second lieu c’est la théorie de la torsion humérale proposée par M. Martins qui nous démontre qu’en vertu de la logique naturelle Les choses n’au- raient pu se passer ainsi. « L’humérus, nous dit ce savant, est un fémur tordu ; détordez-le, rendez en même temps aux deux os de lavant-bras le parallélisme régulier des deux os de la jambe, et notre membre supérieur de- vient en tout semblable à notre membre inférieur : il n’en est plus qu'une répétition fidèle. » Cela posé, comment l'habile naturaliste a-t-1l pu ne pas s’apercevoir que chez certains Reptiles où le mem- bre thoracique présente exactement la conformation et la disposi- tion du membre abdominal, où le premier, au lieu de se ployer en sens contraire du second, se ploye dans le même sens; comment, dis-je, M. Martins n’a-t-1l pas saisi que l’humérus de ces espèces ne saurait être tordu sans que sa théorie de l’homotypie des membres en fût ruinée par la base, puisque cette théorie consiste à expliquer 104 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. par la torsion de l'humérus l'opposition mutuelle du coude et du 2enou ? Notre savant collègue sait en effet beaucoup mieux que moi que chez l’Ichthyosaure et le Plésiosaure les deux paires d'organes loco- moteurs sont absolument isotypes et isotropes, c’est-à-dire qu’elles sont aussi semblables que si elles eussent été coulées dans un même moule, et que leur position sur les côtés du corps est ana- logue au lieu d'être inverse. Chez ces deux Énaliosauriens, chez le premier surtout, 1l n’y a rien, soit dans la structure, soit dans la direction de l'humérus, qui différencie cet os du fémur; et ces deux s, d’une similitude si grande à tous égards, sont d'ailleurs d’une régularité presque cristallographique, et entièrement exempts, l’un non moins que l’autre, de tout ce qui pourrait ressembler, de près ou de loin, à une torsion. {Voir fig. 1 et 2, p. 48.) À une nuance près, il en est de même de la Tortue Marine; chez ce chélomien d'ordre inférieur, il y a également isotropie entre la paire de devantet la paire de derrière, et l’on peut en même temps se convaincre, par une simple Imspection des parties, que lé corps de l’humérus, dans ce cas, est plat et droit fil. Au contraire, dès que nous passons à un type plus élevé de la série chélonienne, que trouvons-nous? — Nous y rencontrons, d'une part, un com- mencerment d'hétérotropie très-marquée, consistant dans le renver- sement de la main, dont le pouce est alors tourné en arrière et fait face à son homotype du pied; d'autre part, nous y découvrons le caractère concomitant et corrélatif mdiqué d'avance par la théorie, c’est-à-dire une torsion humérale commençante, déjà très-accen - tuée, et marquant 90 degrés environ. (Voir fig. 3 et #, p. 50.) Je passe aux Mammifères marins. Les Cétacés Souffleurs, e’est- à-dire ceux des Cétacés dont l’organisation — notons bien ce point en passant — est sans contredit la plus élémentaire, ont une con- formation brachiale qui offre la plus étroite analogie avec celle des Énaliosauriens, avec celle du Plésiosaure surtout; de telle sorte CRÉATION ET TRANSFORMATION. 105 que, si nos Baleines, nos Dauphins, nos Marsouins, eussent con- servé leur membre abdominal, ce membre et celui du thorax se- raient isotypes et isotropes. Gela revient à dire que le membre thoracique de ces animaux, le seul qu'ils possèdent actuellement, est le similaire de leur membre abdominal virtuel, et que par con- séquent il ne saurait présenter le stigmate de la torsion humérale, si le principe de M. Ch. Martins est une vérité. Et maintenant, que dit à cet égard l'observation directe? Chez les espèces de Cétacés Souffleurs du type le plus simple, le moins mo- difié, chez les Rorquals et les Cachalots par exemple, nous trouvons lhumérus uni, sans torsion aucune; chez d'autres espèces, nous constatons à la vérité une torsion, mais cette torsion, d’ailleurs assez faible, est d’un caractère tout spécial, et ne saurait, tant s’en faut, justifier la règle absolue appliquée par notre éminent collègue à l'humérus de tous les Mammifères marins sans exception. La torsion dont 1! s’agit ici a en effet ceci de singulier d’être dirigée en sens con- traire de celle qui s’observe dans l’universalité des autres animaux où une torsion humérale existe; c’est une torsion axtéro-erterne, n'excédant guère 45 degrés, au lieu d’êtreantéro-interne et d'attendre 180 degrés ({g.9),comme dans la généralité des espèces terrestres(1). N'’existe-t-1l pas cependant, allez-vous peut-être n’objecter, cer- taines espèces marines où l'humérus se montrerait tordu à la ma- mère de celles de terre, tordu dans le même sens et de la même quantité? Oui, répondrai-je, cela est; tous les Cétacés Herbivores et tous les Amphibies sont dans ce cas ; et cette différence de con- formations brachiales établit entre ces deux catégories correspon- dantes des Mammifères de la mer un contraste saisissant que la zoologie anatomique pourra s'étonner à bon droit de n'avoir pas aperçu jusqu'à ce jour (2). Ce contraste de structure, qui sépare si (1) Voir une note ci-dessus, p. 98. (2) Cette assertion. dans laquelle on m'a signalé uneinexactitude, sera rectifiée ci-après dans une note. 106 PARENTÉ ZOOLOGIQUEÉ. profondément deux types aquatiques d'autre part si étroitement unis par la similitude des formes extérieures, n’est qu’une mcompréhen- sible bizarrerie pour les partisans de la création des espèces, dont un tel fait confond la doctrine; le principe du transformisme y trouve au contraire un éclatant témoignage en sa faveur : pour lui, c’est un problème naturel, et seul 1l peut aborder et le résoudre. Nous avons déjà touché à ce point intéressant; pour en dire cette fois toute notre pensée d'une manière nette et précise, nous devons commencer par redresser certaines opinions inexactes qui ont cours dans la science, et par nous rectifier aussi nous-même au sujet de certaines règles posées dans notre première lecture. J'avais proposé de diviser l’ensemble des formes que présente le membre thoracique chez les différentes espèces en deux grandes classes, celle des bras géniculés, et celle des bras cubités. Gette divi- sion manque d'exactitude, elle est incomplète, et son défaut tient à une erreur enseignée par les maîtres de la science, et que j'avais épousée sans vérification. Contrairement à ce qu’on professe, l’humérus n’est pas le seul os tordu du squelette, et 1l n’est pas exact surtout que cet os se distingue du fémur en ce que ce dernier serait exempt de torsion. L’os de la cuisse a aussi sa torsion, une torsion, à la vérité moindre que celle de l’humérus, mais néanmoins très-réelle et parfaitement visible sur les pièces bien préparées. (Voir le magnifique squelette humain dit de /a Grande Anglaise, qui se trouve exposé dans une des galeries anthropologiques du Muséum.) Et cette torsion fémorale est à son tour une énigme morpholo- gique digne de stimuler notre sagacité : de même que la torsion humérale, elle a son origine et son processus, elle a son étiologie, elle a son histoire, qu'il ne saurait être indifférent de connaître ou d'ignorer. Or, Messieurs, cette histoire des vicissitudes de la forme empreintes sur le fémur vient éclairer et compléter la morphogénie CRÉATION ET TRANSFORMATION. 107 des os du bras, et justifier aussi, ce me semble, ce que j'ai cru pou- voir vous en dire. : La forme des membres locomoteurs la plus simple, la moins altérée, la plus primitive enfin, qui s’observe dans les trois divisions supérieures de la classe des Vertébrés, c’est-à-dire venant à la suite et au-dessus des Poissons, c’est sans aucun doute celle que nous rencontrons chez l’Ichthyosaure, et, après lui, chez le Plésiosaure. Nous avons déjà signalé quelques-uns des grands caractères pro- pres à ces formes prototypes du bras et du membre abdomimal; il nous reste à compléter et à préciser ces indications. Chez les Énaliosauriens, les deux paires de membres ont même forme et même direction, avons-nous dit; maintenant, disons quelle est cette direction et cette forme. Les membres ont leur face dor- sale tournée directement en dehors, et leurs angles de flexion hu- méro-cubitale ou fémoro-tibiale (comme nous dirions en anatomie humaine), sont tous dans des plans perpendiculaires au grand axe du rachis. Gette même disposition se retrouve encore dans le mem- bre unique de la Baleime et des autres Cétacés ordmaires; elle est étrangère à tous les autres Vertébrés. Un fait anatomique commun à ces derniers, c’est-à-dire à l’uni- versalité des Vertébrés terrestres pourvus de membres, c’est que l’humérus n’est pas seulement tordu, mais que son axe est coudé à l'extrémité supérieure, et que ce rayon s'articule à l'épaule au moyen d'un pivot renflé en forme de tête et présentant une direction déviée qui fait angle avec celle du corps de los. Le fémur, de son côté, offre la même particularité à un degré plus marqué encore. Or, rien de semblable dans l’humérus et le fémur des Énaliosauriens. Ce sont deux os courts, ordinairement aplatis et évasés, et toujours d’une forme très-simple. Vus de face, ils figurent un coin à fendre le bois, ou mieux encore un de ces cailloux taillés et polis qui nous sont si connus sous le nom de haches celtiques. Leur ligne de profil est entièrement droite; à leur extrémité supérieure, pas plus du 108 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. reste qu'à leur extrémité inférieure, ils n’offrent ni coude, ni col, ni tête; ils s’articulent immédiatement et tout droit au thorax ou au bassin, par leur petit bout. (Voir /g. 1 et 2, p. 48.) Lesdeuxos del’avant-bras et ceux dela jambe sont également plats et juxtaposés parallèlement et par la tranche dans un même plan de largeur quin’est que la continuation de celui du bras ou dela cuisse, et qui se continue à son tour dans celui de la main ou du pied, de telle sorte que le membre tout entier, depuis son articulation ba- silaire jusqu’à son extrémité Imférieure, né nous offre extérieurement qu'une surface plane, et présente l'aspect d’une lame. L’articula- tion du bras avec lavant-bras, de la cuisse avec la jambe, n'est pas un ginglyme, c’est une articulation serrée semblable à celle des os du carpe ou du tarse chez l’homme; telle est aussi la double articulation du poignet et du métacarpe, du tarse et du métatarse. Et enfin les articulations phalangiennes ne sont pas non plus des ginglymes, ce sont des ampharthroses, en tout semblables à celles qui relient entre eux les corps de nos vertèbres. Telle est, dans ses principaux traits caractéristiques, la structure originelle, primordiale, des deux paires de leviers articulés qui nous F1G. 26. — Holoptychius (d'après Huxley). Le début de la transformation des nageoires du Poisson en pattes d'Énaliosaurien ou de Cétacé, se voit nettement chez ce sujet fossile. servent d'organes de déplacement; cette structure élémentaire, dont le type le plus pur quenous connaissions nous est offert par l'Ichthyo- saure et le Plésiosaure (qui ont pour leurs plus proches héritiers à cet CRÉATION ET TRANSFORMATION. 109 égard le Cachalot et le Rorqual, dans la faune vivante), cette struc- ture prototype est exclusivement appropriée à la locomotion aqua- tique. Elle parait être issue d’une transformation des nageoires du poisson, consistant dans lasegmentation de leurs baguettes osseuses en osselets, lesquels, d’abord tous similaires et linéairement groupés comme ils le sont encore chez l’Ichthyosaure, se seraient graduelle- ment différenciés, spécialisés et coordonnés dans le cours de la série zoologique. Une telle transformation semble n’avoir eu rien de heurté, rien de forcé; tout semble indiquer qu'elle s’est effectuée par une sorte de développement normal, par évolution, plutôt que par révo- lution. Ce type nageur fondamental est devenu à son tour le point de départ et la base de la formation du type marcheur ; mais celui-ci ne paraît pas avoir été le fruit d’une modification facile et directe, d'une modification naturelle, J'oserai dire ; il est sorti, suivant toutes les apparences, d’une altération soudaine et forcée, d'une déviation plus ou moins brusque imprimée à l’organisation pri- milive. Du moment où l’humérus et le fémur n’ont pluspour unique fonc- tion la nage, dès l'instant où ils doivent servir à la sustentation et à la progression terrestre, ils subissent un double changement: leurs pi- vots se coudent, et, en second lieu, leurs faces dorsales, origmelle- ment latérales, se tournent en avant, non pas toutefois par l’effet d'une rotation de la tête de los dans sa boîte articulaire, mais par une torsion du corps de l'os sur son axe lui faisant décrire un quart de circonférence à sa base. Par suite de ce déplacement angulaire, le dos du bras (face tricipitale) et le dos de la cuisse, d’abord en dehors, se trouvent maintenant dirigés antérieurement ; et, au lieu de se ployer latéralement dans des plans perpendiculaires au plan de symétrie, le membre thoracique et le membre pelvien se ploient longitudinalement, etious deux dans le même sens, l'angle saillant de la flexion étant dirigé en avant. 110 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. Ajoutons que la deuxième articulation des membres, dont le jeu n’était guère que virtuel, acquiert une mobilité beaucoup plus orande ; il faut en dire autant de l’articulation suivante, ainsi que des articulations phalangiennes, dont les pièces osseuses cessent d'être en continuité fibro-cartilagineuse, telles que des vertèbres, et deviennent aptes à des mouvements étendus et préeis. Telle est la première étape, tel est le premier résultat de la trans formation du membre aquatique en voie d’accommodation aux fonc- lions terrestres : cette période morphogénique peut se caractériser par lapparition de larticulation gériculée. Ainsi modifié, lappa- reil locomoteur se montre avec une double paire de genoux; il a des genoux au train postérieur, il a aussi des genoux au tram an- térieur ; c’est-à-dire que l'articulation huméro-cubitale fait saillie en avant, tout comme l'articulation fémoro-tibiale. (Voir #g. 6.) Cest parmi les Tortues que nous trouvons les seuls représentants connus de ce mode d'organisation. Au degré suivant de cette progression métamorphique — du- quel nous nous sommes déjà silonguement occupés — le membre thoracique exécute une nouvelle évolution angulaire qui, de l’état de cuisse et de jambe, le fait passer à l’état de bras et d’avant-bras; qui, à son genou, substitue un coude. Dans la série des Vertébrés, l'appareil locomoteur à segments passe par trois degrés de formation ; 1l présente trois grands types successifs, et non pas seulement deux, ainsi que je l'avais avancé d’une manière trop peu rigoureuse. Voici, en résumé, à l’aide de quels caractères principaux on peut les distinguer respecti- vement : 1% Degré. Isotropie, avec direction et flexion (virtuelle) laté- rales des deux paires de membres; l’humérus et le fémur sans torsion aucune, ou tout au moins sans torsion antéro- interne; 2% Degré. Isotropie, avec direction et flexion longitudimales des deux membres dans le sens de la progression ; l’humérus et le fé- CRÉATION ET TRANSFORMATION. 111 mur tordus tous deux d'avant en dedans de 90 degrés à leur base environ ; 3° Degré. I se distingue du précédent par le caractère d’hétéro- tropie, c’est-à-dire en ce que le membre thoracique est inverti, se ploie en sens inverse du membre pelvien, et a un coude au lieu d'un genou. Il y a quelque utilité, ce mesemble, àétablir unedivision accessoire des animaux sur la triple distinction qui vient d’être indiquée; à cet effet, je proposerais d’affecter aux espèces serattachant au premier de ces trois degrés morphogéniques la désignation de protomorphes : l’Ichthyosaure, la Baleine, seraient ainsi des types protomorphes. J'appellerais mésomorphes les espèces appartenant au deuxième de- oré : les Tortues rentreraient presque toutes dans ce groupe. Enfin les espèces du troisième degré seraient dites néomorphes, cette der- nière catégorie englobant tous les Vertébrés marcheurs et rampants de la faune vivante, les Chéloniens exceptés. Ces trois formes peuvent être exprimées schématiquement par les trois figures ci-après (les flèches marquent le sens de la progression) : Revenons maintenant à notre parallèle des Cétacés Souffleurs et des Cétacés Herbivores. La norme que nous venons de nous créer nous permettra de mesurer l'immense. intervalle qui sépare ces deux types d'organisation, et quant à leurstructure, et quant à leurs origines. On a dit, je ne sais sur quel fondement: Grattez le Russe, et vous trouverez le Tartare. Je dirai à mon tour, et avec beaucoup plus de certitude : Grattez les Cétacés Herbivores, dépouillez-les de leur en- 112 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. veloppe pisciforme, et sous cette dépouille, qui leur donne toute l'apparence des vrais indigènes de la mer, vous trouverez une char- pente osseuse qui, malgré ses graves avaries, malgré la perte de tout un membre, est manifestement d'une architecture essentielle- ment terrestre, dans laquelle certains changements faits après coup pour l'appropriation aquatique se trahissent par le plus choquant désaccord avec le plan fondamental. Le membre du Dugong (#9. 27), le plus altéré des Cétacés Herbivores, est du type néomorphe le mieux caractérisé et le plus avancé. Commençons par son omoplate: e'estun os irrégulier, tour- menté, traversé dans toute sa longu eur par une arête saillante, et ne s'écartant pas, en un mot, de la forme générale que le même os affecte chez les Mammifères marcheurs. On sait que l'omoplate de la Baleine et deses congénères est tout différent : c’est un secteur de disque complétement plat,uni, régulier, et entièrement dépourvu d'épine. (Voir /ig. 9.) Passons à l'humérus : chez le Dugong, c’est un os long, il présente une torsion antéro -interne de 180 degrés, mise vi- vement en relief par une arête spirale; il a une tête nettement déta- chée du corps de l'os par un col très-déprimé ; son extrémité infé- rieure est pourvue d'une surface articulaire développée, ayant son condyle etsa trochlée. Ces deux éminences se logent sur la tête d'un vrairadius et dansl'échancrure sigmoïde d’un vrai cubitus, lequel est surmonté d’une large apophyse olécrane. Les deux extrémités op- posées du bras et de l'avant-bras jouent librement dans cette articu- lation: elle a son angle saillant en arrière, ou, autrement dit, elle est cubitée. Les articulations suivantes, y compris celles des pha- langes, ne différent pas davantage d’avec les articulations corres- pondantes de nos types terrestres onguiculés; elles n’ont rien de commun avec celles des vrais Cétacés. Voilà pour les différences qui distinguent ces deux organisa- ions. Voici maintenant leurs ressemblances; elles ne sont pas moins concluantes. CRÉATION ET TRANSFORMATION. 143 Une des conditions du membre exclusivement nageur, nous l’a- vons vu, c’est d'avoir sa face dorsale tournée en dehors. La Baleine, le Cachalot,le Marsouin de mêmequel' Ichthyosaure et le Plésiosaure, se trouvent naturellement dans cette condition: leur nageoire, toute d'unevenue, aledos tournélatéralement d'un bout à l’autre ; chezces animaux, une telle disposition est primitive. Chez le Dugong, le La- mantin, ainsi que chez le Morse, le Phoque, l'Otarie, la même dis- position existe aussi, mais à moitié seulement, et elle est évidem— ment consécutive : le bras est tourné en arrière; l’avant-bras seul est tourné de côté. Et comment l’avant-bras est-il arrivé à prendre cette position ? Chez les Cétacés Herbivores, le radius et le cubitus sont soudés en- semble par leurs extrémités; tout mdique qu'ils furent antérieure- ment en pronation fixe; 1ls ont été ramenés à leur direction ac- tuelle, intermédiaire entre la pronation et la supmation, par un effort de torsion antéro-externe, portant principalementsur le radius, dont les lignes en ont conservé la trace visible. (Voir fig. 27.) Fic. 27. — Bras osseux gauche du Lamantin du Sénégal : h, humérus ; ?, radiu:; €, Cu- bitus ; p, pouce. Nota.— Trois doigts sont dépourvus de leur phalangette, dans cette figure; cela est du à ce que ces parties avaient été supprimées dans la pièce (empruntée à la galerie du Muséum) qui nous a servi de modèle. N'omettons pas de faire remarquer que le contraste de conforma- tion que nous signalons entre les deux familles de l'ordre des Cé- 8 114 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. tacés n’est pas restreint aux organes du mouvement; il éclate dans tout le squelette. Qu'est-ce que la tête osseuse d’une Baleine ? un grossier assemblage de lames ct de plaques quasi similaires juxtaposées. Les mâchoires, ce sont des côtes un peu plus grandes que celles qui s’articulent au rachis, mais sans altération sensible dans la forme. Tout autre est la tête du Dugong, le plus dégradé, le plus pisciforme, le plus céfacé des Cétacés Herbivores : c'est la tête d'un Mammufère terrestre (1). Bien que mammifères l’un et l’autre, bien que tous deux et ma- rins et pisciformes, la Baleine et le Dugong se trouvent ainsi être séparés par un intervalle énorme dans la série naturelle des êtres, c'est-à-dire dans l’ordre de suecession morphogénique; et les réunir en un même ordre est aussi peu légitime, est aussi faux, est encore plus faux, qu'il le serait de former un ordre ou une fanulle par la réunion des Loutres aux Castors. Cela est très-visible dans leur structure, les Cétacés Ordinaires sont les descendants directs et immédiats des paléontologiques Énaliosauriens; les autres Cétacés, ceci est également écrit sur leurs os d'une manière très-dislinete, ont derrière eux une longue lignée d'espèces terrestres, reptiles et mammifères. Ces observations nous amènent à faire ici une courte digression sur un sujet qui préoccupe et agite singulièrement les naturalistes, celui des classifications naturelles, dont ils s'efforcent en vain de découvrir le principe. (1) On me fait remarquer que le Lamantin et le Dugong ont été détachés de l'ordre desCétacés, depuis un certain nombre d’années, pour former un nouvel ordre sous le nom de Sirénides, — ce &ue j ignorais complétement, je l’avoue, étant en dehors du mouvement des études zoologiques depuis plus de vingt ans. On me rappelle aussi que Blainville voyait dans ces Mammifères de mer des Proboscidiens aquatiques. Un tel rapprochement était sans doute purement analogique daus l'esprit de ce naturaliste ; s’il en faisait une affinité homologique, il se trompait, car l'ostéologie critique du bras proboscidien et du bras sirénidien, comparés entre eux, éloigne une semblable conclusion. CRÉATION ET TRANSFORMATION. 115 Que faut-il donc entendre par une classification naturelle? Nos maîtres nous répondent que c’est une classification qui prend pour base l’affinité véritable, affinité #aturelle, en un mot. Mais cette réponse serait une tautologie si l’affinité naturelle n’était définie préalablement ; quel est donc le sens de cette ex- pression? — L’affinité naturelle est celle qui repose sur l’Aomologie ; tandis que l’analogie crée seulement entre les êtres une similitude d'emprunt, une similitude en quelque sorte factice. — Fort bien ; je reconnais que cette distinction entre les rapports homologiques etles rapports analogiques à une valeur scientifique sérieuse, et atteste de la sagacité chez ceux qui l'ont aperçue, ainsi qu'une connaissance approfondie des formes organiques diverses; mais cette distinction n’est encore qu'à l’état de sentiment vague, et uon à l’état de notion claire et précise, c’est-à-dire de véritable notion scientifique, puisque les esprits ne peuvent la saisir d’une manière assez nette pour la définir rigoureusement dans sa géné- ralité. En effet, une telle définition a échappé jusqu’à présent à la subtilité de nos naturalistes philosophes Les plus habiles, et leurs ten- tatives pour attemdre ce but décrivent un cercle vicieux qui nous ramène Justement au point de départ de notre question première. Consultez M .Agassiz, consultez M. Richard Owen, qui tiennent in- contestablement et on ne peut plus dignement le haut fout dans la philosophie de la nature vivante, et après vous avoir répondu une première fois que l’affinité naturelle est l’affinité qui corres- pond à l'homologie, ils vous apprendront un peu plus loin que le caractère essentiel de Phomologie, le caractère qui la distingue de l’analogie, c’est que, seule, elle dérive de l’affinité naturelle ! Certes, si la logique de ces éminents naturalistes subit un tel échec sur ce point tout élémentaire, ce n’est pas que leurs intel- ligences ne soient au niveau des plus hautes questions; ce n’est pas non plus que la difficulté devant laquelle ils échouent soit en elle-même insurmontable. Loin de là : la difficulté, au fond. n’en 116 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. est pas une, et les deux savants dont il s’agit ne sont, ni plus m moins, que des esprits supérieurs. Mais, en ce sujet comme en beaucoup d’autres, le préjugé de la création miraculeuse des espèces a rendu obscur ce qui était l'évidence même, a fait sur- gir des obstacles énormes sur une voie libre et unie, et a frappé d'impuissance des facultés douées d’une exceptionnelle vigueur. On aura beau faire, on aura beau regimber : pour que laffinité d'homologie, l’affinité naturelle, constitue une distinction légitime, intelligible et susceptible d’une définition sensée, la concevoir comme une relation généalogique exprimée par une relation mor- phologique adéquate, est indispensable. Cependant si,à défaut d’une juste définition de l’'Homologie, nous possédions celle de l'Analogie, nous pourrions arriver par voie d’ex- elusion à déterminer les signes distinctifs de la première. Deman- dons-le done à nos maîtres : Qu'est-ce que la similitude analo- gique? R. Owen essaye de la caractériser ainsi : « Analogie. « Partie ou organe qui, dans un animal, possède la même fonction «qu'une autre partie ou un autre organe dans un animal diffé- «rent. » (Principes d'Ostéologie comparée, édit. franc. p.20) 7207 Voici la définition de M. Agassiz : « L’analogie », dit-il, «est la «ressemblance produite par la combinaison de traits qui carac- « térisent un groupe naturel avec ceux qui en caractérisent un «autre.» (De l'Espèce, éd. franç., p. 283.) Sans nous arrêter à la forme étrangement incorrecte de la pre- mière de ces définitions, et nous occupant uniquement du fond des idées, contentons-nous de faire remarquer que le naturaliste anglais préjuge le point fondamental du problème qu'il prétend résoudre. Des fonctions identiques affectées à des parties ou organes autres, voilà ce qui constitue, suivant lui, le fait d’analogie, tandis que l’homologie résulte de lidentité des parties, alors même que les fonctions seraient différentes. Mais qu'est-ce donc qu'un méme organe, qu'une »#é6me parte, alors qu'à la différence de fonction se CRÉATION ET TRANSFORMATION. 1107 joint, comme il arrive si souvent, une différence profonde dans la forme ? Et quand, d'un côté, cette différence defonction et de forme n'exclut pas l'identité des parties, comment, d'un autre côté, des organes semblables et par la fonction et par la forme peuvent-ils être autres ? Quel imbroglio! On ne pourra s’en tirer, Je-le répète, qu'à l’aide du fil conducteur que nous fournit le principe de la succession généalogique des espèces. M. Owen se trompe d’ailleurs en caractérisant les rapports ana- logiques par l'identité des fonctions, d'une manière exclusive; Pa- nalogie se traduit souvent par des traits qui n'ont aucun caractère fonctionnel. Ainsi le pelage bariolé du Tigre et du Zèbre, le poil laineux du Caniche, qui a fait donner pour synonyme à celte variété du Chien le nom du Mouton, établissent respectivement entre ces espèces un lien analogique que M. Owen ne saurait réussir à faire rentrer dans sa formule. La définition du naturaliste américain n’est guère plus satisfa- sante. Comme la précédente, elle tient pour décidé ce qui est en contestation. Suivant lui, l'analogie est la ressemblance qui rap- proche arüficiellement en quelque sorte deux ou plusieurs groupes de types qui se trouvent éloignés les uns des autres par le manque d’affinité naturelle. Mais, encore une fois, qu'est-ce donc que cette affinité naturelle qui peut exister en l’absence de la ressemblance et en dépit de la dissemblance? Je l'ai déjà constaté plus haut, l’éminent professeur ne peut ré- pondre à cette question que par une pétition de principe; affinité naturelle est celle qui est basée sur lhomologie, et, d’après lui : « L'homologie est cette sorte de rapports qui naissent de l'identité « de structure entre animaux différents appartenant à des divisions « naturelles de même catégorie. » (Ouvrage cité, p. 283.) Toujours ce qualificatif naturel sans cesse invoqué pour définir toutes choses, alors qu'il reste lui-même privé de toute définition, et que cette définition est le fond même du débat! 118 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. Nous essayerons à notre tour de préciser la valeur respective et réciproque des deux termes de la grande distinction dichotomique considérée aujourd'hui comme le grand criterium de la biotaxie. Nous dirons : Le Règne, la Classe, l'Ordre, la Famille, le Genre, doivent, de même que l’Espèce, être regardés comme formés d'individus déri- vant tous de parents communs et ayant conservé avec ceux-c1 une conformité de type héréditaire modifiée à des degrés différents et de différentes sortes en raison de la diversité des liens de parenté. Entre l'organisme du père et l'organisme du fils il y a une cor- respondance, une répétition, une identité de parties et de ca- ractères, qui est évidente, qui persiste et se retrouve malgré les modifications et les altérations profondes que ces parties et ces ca- ractères peuvent subir en se transmettant d’une génération à la suivante. Par exemple, que des parents bien conformés engendrent un pied-bot ou un monstre sirénien : les jambes difformes ou avortées du produit n’en seront pas moins véritablement, et d’une manière moins manifeste, des parties correspondantes aux jambes normales des reproducteurs, autant qu'elles en diffèrent du reste quant à la conformation. Le corps de l’enfant peut être regardé en effet comme une image plus ou moins fidèle du corps des parents; or, quelque 1m- parfaite, quelque altérée que soit cette image, la corrélation indivi- duelle de ces différentes parties avec les différentes parties du modèle: ne saurait faire l'objet d’un doute; elle constitue un rap- port incontestablement naturel, sui generis, et évident. Eh bien, considérons maintenant cette même corrélation comme s'étendant au delà de l’Espèce et unissant entre elles toutes les catégories supérieures : nous aurons alors une définition différentielle de VHOMOLOGIE reposant sur un étalon certain, sur la notion d'un fait réel, fixe et sans équivoque, sur un principe exempt d'arbitraire et d'ambiguité. CRÉATION ET TRANSFORMATION. 148 Les différences morphologiques qui séparent progressivement, et de plus en plus, les Espèces, les Genres, les Familles, les Or- dres, etc., devront être envisagées comme un simple accroisse- ment, une pure exagération des différences qui se produisent entre le père et les enfants, entre les frères d’une même famille propre- ment dite, et qui s’accentuent déjà davantage d’une race ou d'une variété à une autre dans la même espèce. Or, tandis que ces carac- tères nouveau-venus portent la diversité morphologique dans l’u- nité de la parenté, ils créent en même temps une sorte d'unité morphologique au sein de la plus grande diversité généalogique. Tels sont les caractères d'ANALOGIE. Ainsi, certains individus, chez l'Homme, naissent avec les doigts palmés. Cette palmature, si la conformation des ascendants est normale, est un caractère nouveau n’appartenant point à l'homolo- gle qui les assimile à leur descendant; au contraire, un tel caractère les différencie de lui. Mais ce même caractère, en même temps qu'il sépare l'individu de ses proches naturels, lut constitue une sorte de parenté factice, une parenté de forme, une affinité analo- gique, avec des individus qui lui sont étrangers par le sang, et non pas seulement avec des hommes, mais avec des représentants d’autres espèces, et avec des espèces entières fournies par des ordres et des classes distincts : le Castor, la Loutre, le Canard, la Grenouille, etc. Cest dans l'identité des causes modificatrices auxquelles ils doi- vent leurs caractères différentiels, que des individus, des races et des espèces réciproquement hétérogènes — c’est-à-dire d’origine généalogique différente — puisent l’uniformité analogique qui les réunit. L'identité de degré hiérarchique dans l'évolution biologique ou série des êtres, ou bien dans l’évolution organique, ainsi que l’i- dentité de spécialité fonctionnelle, constituent encore d’autres liens analogiques. Ge sont des liens de cette sorte qui rapprochent 120 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. dans notre esprit, quelle que soit la catégorie naturelle, zoologique ou botanique, à laquelle ils appartiennent, tous les embryons, par exemple, ou tous les impubères, ou tous les adultes; ou bien, tous les mâles, toutes les femelles, tous les neutres, tous les herma- phrodites ; ou, enfin, tous les types simples, rudimentaires ou imparfaits, et tous les types compliqués, élaborés, perfectionnés. Ces catégories analogiques, pour n'être point des catégories na- turelles (nous connaissons maintenant la valeur posilive de cette distinction), n’en sont pas moins très-légitimes et très-utiles ; mais le mal et le danger, c’est de les confondre avec celles-ci. Après les avoir distinguées les unes des autres d’une manière générale à l'aide d'une caractéristique différentielle véritablement rigoureuse, il nous reste à dire comment ce criterium devra être employé dans les cas particuliers de la pratique. Toutes les fois que les traits de ressemblance homologique l'em- portent de beaucoup sur les traits de ressemblance analogique, ceux-ci ne peuvent nous induire en erreur , et les premiers nous indiquent clairement à quelles espèces congénères se rattache l’es- pèce proposée. Ainsi, malgré les palmes de ses pattes, qui le rap- prochent de certains oiseaux et de certains reptiles, un Rongeur aquatique tel que le Castor ressemble encore beaucoup plus à ses proches en parenté qu'à ses pareils de livrée; la confusion à cet égard n’est guère possible. Mais il est des cas où, tout au contraire, c'est la ressemblance d'analogie qui surpasse celle d'homologie, et alors grand est l'embarras du classificateur. Ce n’est plus d'ins- tinct et par son seul coup d'œil qu'il peut discerner les marques de l’affinité généalogique dans un type envahi par les caractères parasites de l’analogie. L'Académie française définissant ainsi l’Écrevisse dans son cé- lèbre Dictionnaire : «Un petit poisson rouge qui marche à recu- «lons », prête beaucoup à rire à sa sœur l’Académie des sciences; CRÉATION ET TRANSFORMATION. 121 etles savants ne peuvent se défendre non plus d’une certaine hilarité contemptueuse en entendant les gens du monde parler de la Chauve-souris comme d’un oiseau, et de la Baleine comme d'un poisson. Et pourtant le grand Linné lui-même, avec tous ses con- temporains, est tombé dans de telles méprises, comme huit ou neuf éditions consécutives de son Systema Naturæ en font foi. De nos jours encore, tout compte fait entre les similitudes et les dis - semblances morphologiques, les prétendus Cétacés Herbivores pa: raissent, au jugement des naturalistes eux-mêmes, ou de la plupart d’entre eux tout au moins, beaucoup plus voisins des Marsouins ou des Dauphins que des Kangourous, des Pangolins, des Gochons, des Chiens ; et pourtant, nous l’avons fait entrevoir, un tel Jugement esl une grosse erreur. De combien de méprises pareilles et bien plus graves encore notre Anthropologie ne se rend-elle pas à tout instant coupable dans son diagnostic ethnologique des peuplades humaines et, con- sécutivement, dans le pronostic sociologique qu’elle porte sur chacune d'elles, pour confondre avec un aveuglement complet les ressemblances analogiques avec les ressemblances homologiques, autrement dit celles qui sont l'effet de l'identité des conditions mo- dificatrices ambiantes, et celles qui résultent de l'identité d’origme! Des tribus nombreuses répandues çà et là sur le territoire immense de l'Asie septentrionale et centrale offrent une certaine uniformité de caractères moraux et autres : elles vivent toutes de la vie no- made, et parlent des idiomes du type agglutinatif. Ce sont là, Mes- sieurs, des ressemblances purement analogiques, comme je crois lavoir amplement démontré ici dans une discussion que vous vous rappelez peut-être (1); des anthropologistes éminents y voient une homologie, ou plutôt leur critique n'a pas le moindre éveil sur (4) Voir mon Mémoire Aryas et Touruns, dans les Bulletins de la Société d’An- thropologie, année 1869. 122 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. cette distinction fondamentale, et de là de magnifiques systèmes bâtis à grands frais sur le sable (1). Revenons à la Zoologie. Comment la taxinomie appliquée échap- (1) M. Moleschott a dit: « Entre les nobles aspirations de l'Homme, la plus «noble et la plus sublime est celle qui tend à l'unité de la science. » (Voir la Revue des Cours scientifiques du 16 nov. 1867.) Nous sommes très-pénétrés pour notre part, et depuis que nous écrivons nous n'avons négligé aucune oc- casion de le montrer, de l'importance qu’il y a de travailler au rapproche- ment des différentes sciences, qui en réalité ne sont qu'autant de membres d’un grand corps unique en voie de formation. C’est dans cet esprit que je si- gnalerai ici un parallèle remarquable entre la Biologie et la Linguistique, qui est de nature à répandre une clarté de plus sur notre sujet. Tout comme la Zoologie et la Botanique, la Linguistique est une véritable histoire naturelle d'organismes doués, aussi bien que ceux des plantes et des animaux, d’un pouvoir d'évolution qui leur est inhérent, et qui obéit à des lois constantes. Ces types linguistiques sont, eux aussi, liés entre eux par des rapports morphologiques divers dont l'interprétation exacte donne lieu à une classification naturelle de ces types. La taxinomie des langues rencontre des difficultés et soulève des problèmes en fout semblables à ceux contre lesquels la zoologie et la botanique systéma- tiques ont à lutter. Mais la première possède sur ces dernières l'avantage d’a- voir déjà, quoique beaucoup plus jeune, surmonté les grands obstacles qui ar- rêtent encore la marche des deux autres; la science des langues possède dès à présent d'importantes solutions parfaitement applicables à la science des corps vivants, et il dépend de celle-ci d'en faire son profit. La morphologie des langues a été d’abord purement descriptive, comme était naguère celle des couches terrestres, comme est encore celle des espèces animales et des espèces végétales : c'était une pure morphognoste: elle s'est com- plétée maintenant par la constitution de leur morphogénie: Pour effectuer ce progrès, la science du langage a eu aussi à combattre et à vaincre le préjugé théologique : ce préjugé enseignait que le langage avait été délibéré, arrêté et constitué par le Créateur, dans toute sa perfection (exactement ce que le même préjugé fait dire à M. Agassiz relativement à l'apparition des espèces vivantes), et placé ensuite tout fait dans la bouche de notre premier père. Imbus de ces idées de la création miraculeuse de la parole, les linguistes étaient impuissants à faire l’ordre dans le chaos des idiomes; ils cherchaient, eux aussi, la classi- fication naturelle de ces types, et ils n'aboutissaient qu’à des résultats ridicule- ment monstrueux. Mais leur impuissance a cessé du moment où ils ont reconnu, et eu le courage de constater, que les langues se sont formées naturellement par l’évolution successive et la diversification simultanée de formes linguisti- ques primordiales, formes tout spontanées, mais à peu près aussi simples, aussi rudimentaires que le langage des animaux. Ce principe posé et solidement établi, on s’est livré à la recherche des Lois de la morphogénie phonétique, et l’on a marché en avant d’un pas assuré et rapide, grâce à ce fanal qui éclairait la voie. C’est à cette lumière qu’on a reconnu tout CRÉATION ET TRANSFORMATION. 123 pera-t-elle donc au danger de pareilles fautes? Ce n’est pas, comme on l’a prétendu, en négligeant la forme extérieure pour n’avoir égard qu'à la structure. Car la forme n’est pas indépendante de la d’abord le grand écueil où échouaient jusque-là toutes les tentatives d’une clas- sification naturelle des langues, et tel est justement l’écueil où se brisent jus- qu'à présent les efforts de la Biotaxie. On s’aperçut que les langues présentent deux sortes d’affinités, deux sortes de ressemblances, d'une nature tout opposée, et dont la confusion rendait la classification cherchée impossible : l’affinité d’homologie et l’affinité d’analogie, exactement comme dans la morphologie des êtres vivants. La confusion de ces deux sortes de rapports de ressemblance produisait des bévues étymologiques qui ont rendu célèbres certains linguistes de la période barbare, bévues de tous points comparables à celles des naturalistes prenant la Chauve-souris pour un oiseau, la Baleine pour un poisson, le Dugong pour un cétacé, etc. Il fallait mettre fin à ce trouble. Plus heureuse que la Biologie, c’est-à-dire plus pénétrée de l'esprit scientifique, la Linguistique y a réussi en adoptant le criterium que les transformistes recommandent à l’histoire na- turelle, c’est-à-dire en donnant pour base à l’homologie les rapports de filia- tion généalogique. Aussi, tandis que la zoologie créalioniste ne peut encore réussir à former ses groupes naturels avec facilité et sûreté, et qu’elle est radicaiement impuis- sante à opérer la coordination systématique de ces groupes, les Linguistes ont triomphé de cette double tâche avec le plus grand bonheur. Ils ont dé- terminé les lois de la transformation progressive des sons dans l’évolution sérielle des langues, et, munis de cette boussole, ils savent découvrir les affini- tés naturelles, c’est-à-dire généalogiques, sous les dissemblances morpholo- giques les plus complètes; et, réciproquement, ils évitent les piéges de la ressemblance analogique, où ne manquaient jamais de tomber leurs devanciers de la linguistique empirique. Exemples : les mots piscis (latin), asy (celtique), fisch (germanique), peis (roman), sont quatre formes spécifiques homologues, liées par un rapport de filiation étroit ; et cependant, comme elles se ressem- blent peu ! comme leur affinité morphologique est faible ! En revanche, la si- militude de forme et de fonction peut-elle être plus complète qu'entre les or- ganismes doriens 6, & et les organismes portuguais 0, a, mots qui signifient, de part et d'autre, le, la? N’y a-t-il pas encore une parenté phonétique et gram- maticale des plus intimes entre l’article espagnol el et l’article arabe el ? Et pourtant ces relations sont purement analogiques, elles sont tout accidentelles, elles sont étrangères à tout lien généalogique, elles n’ont rien de naturel, ab- solument comme il en est de la parenté morphologique établie entre la Baleine et le Dugong par la livrée pisciforme qui leur es! commune, ainsi que nous avons essayé de le démontrer. (Notons cependant une des quelques erreurs graves dans lesquelles tombe en- core la taxinomie scientifique des langues pour ne pas se tenir assez en garde contre la confusion de l’homologie et de l’analogie. Toutes les langues dites à flexion ont passé successivement par l'état de langue à agylutination, et par 124 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. structure, et le déguisement analogique est loin d’être toujours pu- rement superficiel. Il peut pénétrer profondément, jusqu’à tous les divers appareils, sans en excepter la charpente osseuse; exemples : le Dugong et le Lamantin, chez qui le squelette du mammifère ter- restre à subi le sacrifice de tout son membre postérieur, y compris le bassin, et s’est altéré et défiguré plus ou moins dans toutes ses autres parties pour se façonner à l'existence aquatique. La pierre de touche du classificateur, dans ces cas difficiles, ce sont les an - malies d'organisation, c’est-à-dire ces raccords mal dissimulés entre les caractères surajoutés et le type originel, qui nous décè- lent celui-ci et nous font retrouver la trace généalogique de l'espèce. Ces anomalies d'organisation sont de trois sortes, et résultent d'une suppression ou d’une substitution de fonction. Dans le premier cas, deux conséquences peuvent se produire : cest, où bien l'annulation purement physiologique de l'organe, qui devient alors tel que le titulaire d’une sinécure ; ou bien l’ex- tinction progressive de l’organe lui-même, par voie de résorption, dans une suite d'espèces. Dans l’autre cas, la modification fonctionnelle se traduit anato- miquement par une déformation de lorgane accommodé après coup à une fonction contraire à sa nature. Cette appropriation consécutive d’un organe se constitue aux dépens de son unité de structure, elle le rend difforme. Mais cette difformité, résultat d’un celui de langue monosyllabique. Ces trois états représentent donc des phases, des degrés distincts dans l’évolution du langage, et non point des lignées dis- tinctes ou groupes naturels de langues. Plusieurs idiomes peuvent apparte- nir à la fois à l’un ou à l’autre de ces types progressifs, sans qu’il existe entre eux aucun lien généalogique ; et réciproquement, des langues peuvent différer entre elles sous le premier rapport, et appartenir néanmoins à la même souche. C'est un point que la Linguistique Ethnographique n'a pas assez compris.) Que la philosophie des formes vivantes suive enfin l’utile exemple de la phi- losophie des formes linguistiques, qu’elle répudie le préjugé, qu’elle embrasse sans rélicence, sans réserve, les principes de la pure science. CRÉATION ET TRANSFORMATION. 125 compromis entre les conditions anatomiques nouvelles auxquelles l’économie doit se plier pour vivre. et les résistances de son organi- sation primitive, plus ou moins rebelle à ces exigences, conserve un reste de cette organisation antérieure; et ce vestige du type originel est d'autant plus caractéristique qu'il est mis en un plus vif relief par le contraste des deux formes hétérogènes (1). Ces parties dénuées de fonction, ou oblitérées, ou déformées, sont incontestablement les témoins de la structure ancienne les plus dignes de for, et souvent les seuls auxquels il y ait à se fier. En effet, les caractères qui les distinguent sont en contradiction avec les conditions d'adaptation fonctionnelle régissant la structure ac- tuelle ; 1ls ne peuvent donc être l'effet de ces conditions, ils ne peu- vent être que les effets de l’hérédité. On ne peut songer un seul instant à expliquer par l'utilité fonc- tionnelle actuelle la présence des muscles moteurs de l'oreille, chez l'Homme; ou la présence, chez le Bœuf, de l’esquille ou attelle osseuse qui est comme l'ombre de son cubitus; ou encore les griffes dont sont armées les pattes postérieures du Phoque; ou enfin la torsion humérale et la cubitation du bras chez les Amphi- bies et les Cétacés herbivores ; car ce sont là autant de formels dé- mentis à cette « grande et universelle loi des concordances physio- logiques et de la convenance des moyens au but », tant prônée par Cuvier et son école; ce sont, tout au contraire, des dscordances physiologiques, et, à cause de cela même, ce sont des indices qui nous permettent de restituer à l'organisme modifié ses véritables origines, c’est-à-dire sa place dans la classification généalogique des êtres vivants, en séparant nettement ce qui est de l’hérédité ancienne et ce qui a été acquis en dernier lieu. (1) M. Ch. Darwin exprime la mème pensée à l’aide d’une heureuse compa- raison. « Les organes rudimentaires », dit-il, « pourraient se comparer aux « lettres d’un mot, conservées dans l'écriture, mais perdues dans la prononcia- « lion, et qui servent de guide dans la recherche de son étymologie. » (De l'Ori- yine des Espèces, trad. de madame Cl. Royer, 1'e éd., p. 636.) 126 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. Quand les naturalistes auront réussi à distribuer l’ensemble des Plantes et des Animaux en groupes naturels des diverses catégo- ries, la tâche du classificateur sera loin d’être terminée : après avoir formé ces groupes, il reste à les classer entre eux, à les coor- donner , à les hiérarchiser. Or, toute cette grande moitié de la Biotaxie est encore à faire ; et si, pour effectuer la première partie de l'œuvre, les indications tirées des anomalies anatomiques sont si avantageuses, nous pouvons dire que, pour l’accomplissement de la seconde, elles sont absolument indispensables. L'histoire natu- relle peut bien, d'ores et déjà, avec une certaine sécurité de con- science, grouper ensemble le Chat, le Lion, le Tigre; elle peut encore, sans plus de scrupule, faire un autre groupe naturel des Chiens, des Loups et des Renards; mais comment coordonner entre elles ces espèces congénères? et comment s’y prendre pour coordonner entre eux ces différents genres? On se croit en droit, et à juste litre, Je pense, de placer les Reptiles immédiatement au- dessus des Poissons, et de leur superposer à leur tour les Vertébrés à sang chaud; mais est-on en possession d’un principe et d’une règle qui permettent de fixer avec quelque certitude la place relative du Mammifère et de l’Oiseau ? ou celle du Félin et du Canin? ou celle du Chat, du Tigre et du Léopard? ou bien celle du Chien, du Loup, du Chacal, du Renard? Ces espèces, ces genres, ces classes, qui sont assez manifestement des groupes na- turels, dans quelle relation d'affinité sérielle sont-ils donc les uns par rapport aux autres? sont-ils dans la relation d’ascendant à descendant, de descendant à ascendant, ou dans celle de collatéral à collatéral? Et le mode de ce rapport de parenté une fois déterminé, je sup- pose, comment en préciserons-nous le degré? Le Lion et le Chat, le Chacal et la Panthère, le Bœuf et le Pigeon se succéderont-ils en ligne directe, ou se trouveront-ils distribués suivant des lignes dis- üinctes? Tel viendra-t-il avant, tel viendra-t-il après? A quelle lati- CRÉATION ET TRANSFORMATION. 197 tude et à quelle longitude, à quelle distance verticale ou à quelle distance horizontale, seront-ils placés réciproquement sur le ta- bleau généalogique? Autant de questions, avec mille autres sem- blables, qui s'imposent à l'Histoire Naturelle, et auxquelles elle n’a pu Jusqu'ici répondre. Les principes du diagnostic taxinomique basé sur linterpré- tation des irrégularités organiques, et, comme application partielle de ces principes, notre théorie des métamorphoses du bras , pro- jettent dès à présent quelques lueurs sur le chaos des affinités z00- logiques, et nous permettent d’entrevoir l’ordre au sein de cette confusion. Au moyen de notre méthode, nous pouvons d'abord dé- terminer les rapports négatifs de filiation de la plupart des espèces; nous procédons alors par voie d'exclusion. Ainsi, nous sommes autorisés pleinement à affirmer, sur le témoignage de leur radius et de leur cubitus, que le Cheval ne saurait avoir l'Éléphant ni pour ascendant n1 pour descendant, et que ce sont là par consé- quent deux formes mutuellement collatérales ; mais nous pouvons arriver aussi à quelques déterminations d’un caractère plus posilif. Par exemple, à en juger d’après la comparaison de leurs avant- bras, le type Chien et le type Chat peuvent être en relation de pa- renté directe; et, ce premier point établi, nous pouvons démontrer rigoureusement que, cela étant, celui-ci serait la souche de celui-là, et que le rapport inverse ne saurait exister entre eux en aucun cas. En effet, comparez lun à l’autre le bras osseux d’un Chat ou d'un Lion, celui d’une Hyène et celui d’un Loup, et vous consta- terez entre ces trois formes brachiales une progression morphogé- nique continue. Dans la première, les os de l’avant-bras sont libres et mobiles, et ils se croisent l’un sur l’autre très-distinetement et à peu près par égales parts, comme chez l'Homme. Le sommet du cubitus, quoique relativement restreint à sa face antérieure, se montre encore en avant, toutefois, et il y occupe, à côté de la tête 128 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. du radius, presque toute la largeur de la trochlée. Son apophyse coronoïde est encore presque intacte, quoique déjà menacée par une expansion naissante de la tête du radius (fig. 28). Les deux os antibrachiaux de l'Hyène ont déjà beaucoup moins de mobilité, et le radius recouvre davantage le cubitus dans le k, humérus, », radius; €, cubitus ; me, métacarpe ; ph, phalange. F1G. 28. — Bras Fig. 29. — Bras Fig. 30. — Bras Fic. 31. — Bras Fic. 32. — Bras Gsseux gauche osseux gauche osseux gauche osseux gauche ossenx gauche du Lion. du Loup. du Sanglier. du Cerf. de l'Ane. sens de sa longueur, en se rapprochant de la ligne verticale. Le sommet antérieur de l'os cubitus, qui sert de support à la trochlée, a abandonné une grande portion de cette éminence articulaire en se déprimant au profit de la tête élargie du radius. Celle-ci s’est armée d’une apophyse coronoïde, qui dispute son lit à l’apophyse coronoïde cubitale, et se loge avec elle, côte à côte, dans la cavité antérieure de l’humérus. CRÉATION ET TRANSFORMATION. 129 Arrivons au Chien. Ici, l’'ankylose mutuelle des deux os s’est presque consommée; le radius s'étend à peu près verticalement sur le cubitus, et la tête du premier a envahi presque en totalité le front de la surface articulaire humérale, à l'extrémité et presque en dehors de laquelle on n’aperçoit plus qu'un angle du chapiteau cu- bital près de disparaître entièrement. Cette progression morphogénique de la structure brachiale, con- sistant dans l’envahissement croissant de la face antérieure de l’avant-bras par le radius aux dépens du cubitus, dans l'ankylose d'abord, et puis dans la fusion de plus en plus intime de ces deux rayons osseux, et dans l'absorption finale de l’un par l’autre, cette progression se retrouve, avec son évolution complète, à partir des plus bas degrés de l'échelle des Mammifères. Ici elle débute dans l’ordre des Édentés (voir {g. 33), chez la plupart desquels les os de l’avant-bras s’observent aussi distincts, aussi mobiles l’un sur l'autre, aussi aptes à la supination et à la pronation hibres que chez les Primates éux-mêmes (1). Un type de cet ordre, très-proba- blement éteint, et que je me figure volontiers comme peu éloigné du Pangolin, a dû certainement être le nœud d’une bifurcation sé- rielle dont une branche est représentée par les Proboscidiens; dont l’autre commence aux Pachydermes proprement dits (Rhi- nocéros et Tapirs; Hippopotames et Cochons). Au delà de ceux-ci, sur le prolongement de deux lignes distinctes et parallèles, vien- nent, en deuxième degré, les Ruminants; en troisième degré, les Solipèdes. Dans le type souche, l’avant-bras devait présenter ses deux os en (1) « Cet os [le cubitus], qui s’efface plus ou moins complétement dans un « certain nombre d'espèces, ne suit pas, dans la diminution de son volume, « une progression régulièrement décroissante à mesure que l’on passe d’une es- « pèce plus élevée à une qui le soit moins. Beaucoup de mammifères inférieurs, « et particulièrement les Marsupiaux, les Edentés et les Monotrèmes, ont le « cubitus ou le péroné plus forts et plus complets que la plupart des Ongulés, « des Carnassiers et même des Quadrumanes. » (Pauz GERvAIS, De la comparai- son des Membres chez les Animaux vertébrés. Paris, 1853, p. 229.) o 130 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. croix, déjà soudés ou encore libres, avec leurs têtes distinctes et juxtaposées côte à côte, comme chez l'Homme, dans la pronation, ou encore comme chez le Pangolin, le Mégathérium (voir /{g. 33) et autres Édentés, et enfin comme chez l'Éléphant (voir #g. 17), qui présente aussi cette disposition, mais, à la différence de ce dernier, Fig. 33. — Bras osseux gauche du Mégathérium. les deux os, dans la forme fondamentale, devaient être à peu près d'égal volume. La rupture de leur équilibre sous ce rapport a mar- qué le début de la transformation; cet équilibre s’est rompu en deux sens opposés. Du côté des Mastodontes et des Éléphants, c’est le cubitus qui va s’accroissant aux dépens du radius; du côté des Rhi- nocéros et des Tapirs, des Hippopotames et des Cochons, c’est au contraire le radius qui s’annexe, absorbe et fait disparaître gra- duellement son voisin. Ce résultat final est déjà très-avancé chez CRÉATION ET TRANSFORMATION. 191 les Ruminants; il est achevé chez les Chevaux, où le plus souvent il ne subsiste d'autre trace du cubitus que son olécrane (1). Il est intéressant de remarquer qu’une deuxième série morpho- génique analogue à celle que nous venons de décrire, se déroule pa- rallèlement dans la transformation des os métacarpiens et phalan- siens, lesquels vont se rapprochant, se soudant et se fusionnant ou s'éliminant de plus en plus à l'instar des os de l’avant-bras. Une comparaison raisonnée de ces deux séries de formes conco- mitantes nous fait voir que des signes taxiognomoniques pris isolé- ment ne permettent guère que des déterminations privatives, et que pour rendre leur signification plus elaire et plus certaine, il faut les contrôler les uns par les autres. Ainsi, la première de nos deux osammes de transformation osseuse, celle des os de lavant-bras, nous autorise bien à affirmer que les naturalistes se trompent en rangeant les Pachydermes proprement dits à ia suite des Soli- pèdes et des Ruminants, et en classant ces derniers après les Soli- pèdes : en effet, le cubitus grêle du Bœuf et le cubitus éteint du Cheval ne sont pas des organes en voie de formation, mais des ré- sidus anatomiques, cela saute aux yeux; et dès lors on doit y voir, non le bourgeon, mais le chicot, du cubitus large et bien nourri des vrais Pachydermes. Donc ces Pachydermes ne sauraient avoir le Cheval ou le Bœuf pour souche; et celui-là, dont le cubitus se réduit à une simple trace, ne saurait être l'ancêtre de celui-ci, chez qui la dégradation anatomique de cette pare est beaucoup moins avancée. Mais si ces considérations nous permettent de nier que le Rumi- nant dérive du Solipède, nous donnent-elles le droit d'affirmer que le Solipède dérive du Ruminant? Assurément non. À ne con- sulter que la série morphologique de lavant-bras, nous pourrions être tentés de passer tout droit à cette conclusion séduisante. Ce (1) La progression atteint aussi son apogée chez les Chameaux. 129 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. serait dans tous les cas une faute de logique; ce serait aussi une erreur de fait, c'est le contrôle de la série digitale qui nous l’ap- prend. Et en effet, le canon double du Rumimant ne peut être considéré comme un achemimnement au canon simple du Solipède, le premier étant formé par la coalescence intime des deux métacarpiens moyens d’un membre du (ype tétradactyle, avec élimination des deux os extrèmes; le second représentant l'unique métacarpien moyen d'un type tridactyle, resté seul par la suppression de ses deux voisins. : Cette dernière observation, je me fais un devoir et un plaisir de le dire, m'a été suggérée par M. Alix qui, bien que mon adver- saire de doctrine à certains égards, n'autorise par sa bienveillance à le nommer mon ami (1). (1) La citation suivante prête un appui saisissant aux vues que nous venons d'exposer. Ce passage est extrait d’un récent discours de M. Iuxley, dans le- quel l’éminent pa'éontologiste se prononce nettement pour la doctrine de l’évo- lution, ou, comme nous disons en France, de la transformation des espèces : «Le genre Equus se trouve représenté dès la dernière partie de l'époque « miocène ; dans les dépôts qui appartiennent au milieu de cette même époque, «il est remplacé par deux autres genres, l’'Hipparion et l’'Anchitérium ; enfin, « dans le miocène inférieur et l'éocène supérieur, le dernier genre se présente « seul. « Le squelette de l’Anchitérium offre, dans son ensemble, une très-grande «analogie avec celui des Equidés. M. de Christol va jusqu'à dire que les descrip- « tions des os du Cheval ou de l’Ane, courantes dans les traités d’art vétérinaire, « conviendraient à ceux de l’Anchitérium. Sans doute, cela est vrai d'une ma- « nière générale, mais il existe cependant quelques différences extrêmement «importantes, qui ont été, je m’empresse de l'ajouter, signalées avec soin et « précision par le même observateur. Par exemple, le cubitus est complet, au lieu « de présenter une diaphyse rudimentaire fusionnée en un seul os avec leradius. Le pied «antérieur possède trois doigts, un médius très-dominant, et à côté de lui, un in- « dicateur et un annulaire pourvus de toutes leurs phalanges et terminés chacun « par un petit sabot, mais cependant insuffisamment développés pour toucher « le sol. « Le Musée Britannique possède un échantillon très-instructif des os de la « jambe, sur lequel on constate que le péroné est représenté par la malléole « externe et par une languette osseuse aplatie, qui, partant de cette malléole, «se prolonge sur la face externe du tibia... — Chez l'Hipparion… la diaphyse du « cubitus est réduite à une simple languette osseuse qui se soude au radius dans CRÉATION ET TRANSFORMATION. 133 L'application que nous venons de faire de notre théorie à un point de zootaxie spéciale pourrait compter déjà sur la double sanction de l'Embryologie et de la Paléontologie, s’il faut s’en rap- porter aux observations et aux considérations suivantes que nous trouvons dans un savant écrit de M. le professeur Paul Gervais : « presque toute sa longueur. Les doigts de devant sont encore au nombre de « trois; mais les doigts extrêmes sont encore plus grêles que chez l’Anchité- « rium, et leurs sabots sont plus petits relativement à celui du doigt moyen. A « la jambe, l'extrémité inférieure du péroné est si parfaitement unie au libia, « qu’elle semble n'être qu’une simple apophyse de cetos..… Dans le genre Equus « enfin... le milieu du corps du cubitus s’efface, et ses extrémités supérieure et infé- « rieure se soudent au radius. Les phalanges de l'indicateur et de l'annulaire dis- « paraissent à chaque pied, et les os métacarpiens et mélalarsiens restent seuls « comme vestiges de ces doigts latéraux. « Lorsque nous considérons tous ces faits, lorsque nous y ajoutons, par-dessus « le marché, cette circonstance signalée par M. Gaudry, et par bien d’autres, que « les Hipparions, dont on a retrouvé des débris en quantité prodigieuse, ont été «sujets à des variations considérables, il est, me semble-t-il, impossible de «se refuser à conclure que les types des 4nchitériums, des Hipparions et des Che- « vaux anciens constituent la ligne généalogique des Chevaux actuels, l'Hippa- « rion étant le terme intermédiaire entre les deux autres. « Le phénomène qui a agi sur l’Anchitérium de manière à le transformer « peu à peu en Cheval, a été un processus de spécialisation, c’est-à-dire de dé- « viation plus ou moins complèle de ce qu’on pourrait appeler le type moyen «d'un animal Ongulé. Chez le Cheval, la réduction de certaines parties des « membres, et en même temps la modification spéciale de celles qui restent, est « poussée plus loin que celle d’aucun autre Mammifère à sabot. La réduction «et la spécialisation sont moins prononcées chez l'Iipparion, et moins pro- « noncées encore chez l’Anchitérium. Et cependant, si l’on compare l’Anchi- «térium aux autres maminifères, on {rouve encore ces caractères relative- « ment très-accentués chez l’Anchitérium. N'est-il pas à présumer que, de même « que l’époque miocène nous offre une forme équine atavique moins modifiée « que le Cheval, de même, en reculant jusqu’à l’époque éocène, nous devons « rencontrer quelque nouveau quadrupède présentant avec l’Anchitérium les « mêmes rapports que ceux de l’Hipparion à l'Equus, et par conséquent s’écar- « tant moins que l’Anchitérium de la forme moyenne ? — Ce desideratum est, « je crois, très-approximativement, sinon entièrement rempli par le Plagiolophus, « dont les débris existent en abondance dans certaines parties des formations « éocènes supérieure et moyenne. Les dents molaires de Plagiolophus, etc. « Le cubitus est complet et beaucoup plus fort que chez aucun des Equidés, plus grêle «au contraire que chez la plupart des Paleotheria. N est solidement uni, mais non « soudé au radius, etc. » (Discours de M. Th. Il. Huxley, dans la Revue des Cours scientifiques du 17 juin 1870.) 134 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. «M. de Christol, » y est-il dit, « qui a étudié dans la tribu des « Équidés les espèces actuelles et celles que l’on connaît à l'état « fossile, a fait voir qu'il y avait aussi chez les Chevaux proprement « dits, un os péronien et un os cubital inférieur toujours plus ou «moins intimement soudés avec la partie tarsienne ou carpienne « du radus et du übia..…. M. de Christol voit dans ce fait, à l'a- «vant-bras et à la jambe, chez le Cheval, un arrêt de développe- «ment. À mon sens, l'opinion contraire est celle qu'il faudrait en «avoir, et Je suis bien persuadé que si l’on cherchait la disposi- « tion de cet os cubitus et péroné dans le fœtus du Cheval ou de « PAne, on les trouverait plus complets qu'ils ne le sont à un âge « plus avancé... Le premier état de ces os est donc plus conforme « à la condition typique que leur état définitif, et la résorption qu «s'opère dans la masse n’est ni un arrêt de développement, ni « comme on l'a dit aussi pour beaucoup de cas analogues, un fait « de dégradation. » (De la Comparaison des membres chez les Ani- maux Vertébrés, par PAUL GERVAIS, Paris, 1853.) Si maintenant 1l m'est permis, en y mettant une Juste réserve, d'appliquer le même critérium à la détermination des affinités natu- relles de l'Homme par rapport aux autres mammifères, je me de- manderai si notre espèce (ou notre genre, ou notre ordre, ou notre règne, comme on voudra) qui, sans contredit, est le couronne- ment de la série des Singes, ne se rattacherait pas directement par cette lignée branchue (bien que fort décousue et fort mcomplète dans la faune actuelle) à quelque type, connu ou inconnu, de la fa- mille des Tardigrades. Le grand ordre des Édentés nvapparaît d’ailleurs comme une souche commune où presque tous les ordres supérieurs, sinon tous, s'embrancheraient immédiatement. La théorie dont j'ai indiqué les linéaments principaux dans cet exposé me semble, dans tous les cas, mettre ce point hors de doute : c'est que l'Homme, pour s'élever par degrés de la forme repti- il CRÉATION ET TRANSFORMATION. 139 lienne, ce grand point de départ général de toutes les formes supé- rieures d'Oiseaux et de Mammifères, jusqu'au sommet suprème d'où il domine de si haut l’animalité entière, a dû s’acheminer vers ce but en parcourant sans interruption une suite d'espèces arbo- ricoles. Et maintenant , sous l'influence de quels événements morpho- géniques la main inférieure ou mieux le pied maniforme du qua- drumane aurait-il été amené à resserrer et masser ses orteils en une extrémité compacte, qui perd sa faculté de préhension pour acquérir une appropriation plus parfaite à la fonction de la marche? Nous nous sommes risqué déjà dans une spéculation de cet ordre, relativement aux causes mésologiques de la transformation des membres de la Tortue, et cette tentative, si je ne m’abuse, a été moins malheureuse que téméraire. Continuons donc à oser, audaces fortuna juvat. Nous passerons peut-être à côté de la solu- tion cherchée, mais nous aurons, du moins, posé le problème, nous l’aurons signalé, et de plus habiles viendront ensuite pour qui sera l'honneur d'en venir à bout. Donc, voici notre humble opinion, que nous vous livrons pour ce qu'elle vaut, sur les circonstances probables qui amenèrent la transformation humaine de l’espèce ou des espèces simiennes dont l'Homme est immédiatement issu : une conflagration des forêts sur un vaste espace pourrait avoir déterminé ce résultat, en jetant tous les arboricoles d’une contrée en bas de leurs arbres, et les plaçant en face de l’'inexorable alternative de se façonner à la marche et à la course, ou de devenir la proie de la faim et la proie des espèces carnassières. N'eût-il pas suffi qu'en cette conjoncture un seul individu ou un couple favorisé d’une aptitude spéciale eût réussi à embrasser le parti avantageux, c’est-à-dire à échapper à la destruction générale en se pliant aux exigences fonctionnelles nou- velles, pour que l'avenir de la race humaine et ses destinées bril- lantes fussent assurés? 136 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. Comme je lai déjà donné à entendre, c’est en s'appuyant sur l'Embryologie et la Paléontologie, en même temps que sur l’'Ana- tomie Comparative des formes vivantes et adultes, que le natura- liste devra s'engager pour moissonner le bon grain des décou- vertes dans le champ de ces nouvelles études où nous le convions. L’embryologie des types tératologiques excessifs, ces écarts brus- ques d’un type commun, tels que la Tortue de Marais, le Phoque, la Taupe, la Chauve-souris, etc., promet d’être particulièrement mstructive. J'ai entrepris déjà un travail de cet ordre, mais les élé- ments matériels en sont difficiles à réunir pour quiconque ne peut compter que sur des ressources purement personnelles. Les savants mieux partagés disposant des avantages de toute sorte qu’assure une situation officielle, peuvent entrer dans cette voie nouvelle avec la certitude d'y faire des progrès rapides et fructueux. J'ai pu me convaincre que les observations de nos embryolo- pistes, quoique très-importantes à d'autres points de vue, ne peu- vent jeter que peu de lumière sur le sujet qui nous préoccupe; les recherches embryologiques devront être conduites en vue de ce but spécial, pour fournir un concours considérable aux nouvelles études. Signalons toutefois une découverte de M. Steenstrup, relative au développement des Plies; elle vient fournir des éclaircissements précieux sur la question des déformations spécifiques prétendûment virtuelles, qui a été débattue ici à propos d’une note de M. Ch. Mar- tins sur la torsion de l’humérus (voir ci-dessus, p. 77). Si, confor- mément à l'opinion générale des naturalistes, les phases de l'évo- lution embryonnaire d'un type spécifique sont comme autant de pemtures reproduisant dans leur ordre successif les types éche- lonnés au-dessous dans la progression naturelle des espèces, le processus suivi par la difformité caractéristique de la tête des poissons plats dans l’évolution individuelle pour arriver à se cons- tituer avec les caractères si monstrueux qu’elle nous offre chez les CRÉATION ET TRANSFORMATION. 127 individus adultes, est un témoignage bien expressif et bien probant de l'actualité originelle de ces ruptures de l'harmonie structurale. Un fait familier à tout le monde, c’est que les deux yeux de la Sole ou du Turbot se trouvent réunis sur un même côté de la tête. Eh bien, M. Steenstrup a démontré, au moyen d’une série d’in- dividus de divers âges, que cette asymétrie n'existe nullement à l'époque de la naissance, et qu’elle s'effectue graduellement par une migration de l’un des deux yeux, passant de la face inférieure à la face supérieure. Pour les détails de cette curieuse et importante démonstration, on peut s'adresser aux Annales des Sciences Naturelles du mois de novembre de l’année 1864, où le Mémoire du savant danois a été reproduit en français. Une autre observation embryologique analogue , et qui se rattache encore de plus près à notre sujet, c’est celle d’une torsion progressive de l’humérus dans le fætus humain, elle est due à M. Gegenbaur, et elle nous a été signalée 11 par M. Martins (1). Je vais terminer par une revue des principales objections qui pè- sent sur notre morphogénie transformiste. On nous oppose l'absence d’une multitude de types dont la théorie de sériation généalogique impliquerait la nécessité. Il a été déjà répondu que la Paléontologie, suivant toutes les probabilités, tient encore en réserve, dans les flancs Imexplorés du globe, des ré- vélations innombrables dont celles qu'elle a déjà produites ne sont tout au plus qu’un prélude. Ces espérances sont justifiées d’ailleurs chaque jour par denouvelles découvertes. A lArchæopteryx Macrura, cet oiseau étrange qui portait une véritable queue osseuse com- posée de vingt vertèbres très-allongées, M. Huxley a ajouté récem- (1) Voir les Bulletins de la Société d’' Anthropologie, année 1868, p. 326. 138 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. ment un autre type fossile qui constitue un lien manifeste entre l’Oiseau et le Reptile. Nous connaissons depuis longtemps les Pois- sons Sauroïdes et les Enaliosauriens, qui forment une transition très-graduée entre la forme pure du Poisson et celle des Reptiles terrestres ou amphibies (voir #g. 26). Nous connaissons également l'Hipparion, un Équidé dont le canon porte encore, très-réduits, mais à l’état libre, les deux doigts complémentaires du type tridac- tyle, qui seront supprimés chez le Cheval; de nouvelles espèces fos- siles sont venues s’intercaler comme des chaïnons entre ces types ambigus et les types pleins, et établissent entre eux une continuité presque parfaite. L’Æalthérium, un Lamentin fossile gui n'a pas encore perdu son membre postériewr, est un de ces types de transi- tion des plus remarquables. J'ajouterai pour ma part que les formes ambiguës, étant essen- tiellement caractérisées par une appropriation fonctionnelle impar- faite, ont un grand désavantage vis-à-vis des types mieux équilibrés auxquels elles ont à disputer l'existence; ces organismes transitifs se sont dénaturés, d’une part, de façon à se rendre impropres au milieu fonctionnel qu'ils ont quitté, et d'autre part leur accommo- dation au milieu nouveau est restée à l’état d'ébauche. Ils sont en quelque sorte comme ces outils ou meubles à deux fins qui, en réalité, ne sont bien appropriés à aucun usage. Ces types malheureux sont dès lors condamnés le plus souvent à être purement éphémères; ils doivent se répandre sur le globe en un nombre d'exemplaires relativement fort restreint et s’étein- dre promptement dans la totalité des individus, à moins de se survivre en se transformant à la faveur de quelques rares cas in- dividuels. Les données paléontologiques confirment cette vue (1). (1) Les phénomènes de Linguistique obéissent à des lois si analogues à celles qui régissent ceux de la Biologie, qu'on ne saurait trop rapprocher ces deux ordres de faits les uns des autres pour les éclairer mutuellement. La série des espèces phonologiques à aussi ses ambigus, et, de même que les ambigus zoologiques, ils sont tellement peu stables, tellement peu viables, qu'on ne les trouve CRÉATION ET TRANSFORMATION. 139 La doctrine de la préadaptation trouve encore un argument dans l'isolement apparent de certains types hétéroclites chez lesquels l'organisme présente un accord remarquable avec la fonction; comment nier, par exemple, que la Taupe ait été créée ad hoc et d'emblée pour fouir la terre, quand on a sous les yeux la conforma- tion si extraordinairement spéciale de son humérus et de tout son appareil osseux et musculaire du membre antérieur (#g. 34 et 37? Cependant, regardons de près, serutons dans ses détails, cet humérus énigmatique, prodigieux, et nous reconnaitrons qu'une telle pièce ne peut avoir été conçue et exécutée en vue de l'usage qu'elle remplit; mais que, tout au contraire, elle est le produit la- guère non plus qu’à l’état fossile. Je signalais il y a quelque temps à la Société d'Anthropologie (Voir ma brochure intitulée : De l Influence des Milieux sur les caractères de race, etc. Paris, 1868, p. 33), l'existence des bandes isophones de la carte de France, répondant à des modifications locales de prononciation. Or, dans mes recherches sur ce sujet tout nouveau, j'ai été frappé de la contiguïté de certaines bandes d’un caractère phonétique très-tranché, et de l’absence entre elles de toute trace du son intermédiaire formart le passage nécessaire entre les deux sons très-différents qu’elles représentent. Le cas de ce genre le plus remarquable nous est offert par la métaphonie ou transformation phonolo- gique du C latin suivi de la voyelle A, dans son passage à travers la série suc- cessive de nos dialectes romans. Une ligne isophone se dirigeant tout droit du nord des Basses-Alpes à l'embouchure de la Gironde, partage la France en deux zones : dans celle du Midi, tous les patois ont conservé au CA latin sa pronon- ciation originelle. On y dit vaCa (vache), Cabra (chèvre), etc. Franchissons la ligne sur un point quelconque de son développement de trois cents lieues, et au C=K succède brusquement le C — CH. Au lieu de vaCa et de Cabra, c’est vaCHa et CHabra qui se font entendre. Et cependant quel intervalle n’y a-t-il pas, dans la gamme des consonnes, entre le son K et le son CH (prononcé tantôt comme le ch espagnol, tantôt comme le ch français, et ailleurs enfin prononcé tz)? La forme phonologique ambiguë qui remplit cet intervalle a promptement disparu du langage, elle s’est éteinte rapidement. Et pourquoi cela ? par le fait même de sa nature transitive, parce qu’elle a peu de solidité, peu de fixité, parce qu'elle a quelque chose d’indécis, qui ne se soutient pas ; c’est un passage glissant qu'on traverse sans pouvoir s’y arrêter. Cette forme de (ransition entre la prononciation CA et la prononciation CHA, c’est KIA ; généralement disparu etne formant plus de bande continue, ce type intermédiaire s’est conservé sur quelques points épars, fort rares et fort restreints. Il m'a été signalé dans la pro- nonciation propre à un faubourg de la ville de Saint-Flour h&bité par quelques très-anciennes familles de bouchers et de tanneurs chez qui le patois local se transmettrait dans ses formes les plus archaïques. 140 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. borieux de cet usage même. La conformation d’un tel os ne saurait raisonnablement se comprendre que comme étant le résultat de longs tâtonnements, d'innombrables essais, c'est-à-dire de tiraille- F1. 34. — Système musculaire de la Taupe Commune. J, pectoral antérieur; J1, pectoral sterno-costal ; J?, petit pectoral; Æ, deltoïde (la lettre est placée sur le point où le muscle s’insère sur l’humérus; cet os se dessine tout autour en une surface blanche et contournée); >, biceps; s, brachial antérieur ; #, triceps; #, grand dorsal ; o, grand rond. R, radius; C, cubitus ; 2, nerf médian; c, nerf cubital. 1, tubercule de l’hu- mérus pour l'insertion du grand dorsal; 2, rebord pour l'insertion du pectoral sterno- costal. Le tendon d’origine unique du biceps passe entre cette éminence et la pré- cédente, et le ventre du muscle porte presque en entier sur l'avant-bras. L'espace triangulaire que l’humérus présente entre le ventre du biceps, r, et le brachial anté- rieur, s, donne insertion au pectoral antérieur, J. — La signification des autres lettres, suivant le système de notation adopté dans la Myologie comparée de Cuvier et Laurillard. ments musculaires en tous sens essayant de mettre l'organe d’ac- cord avec des conditions fonctionnelles incompatibles, mais ri- soureuses. Cet os est bien en effet un petit amas de déviations, de torsions, de contre-torsions, d’incurvations et de dix autres dif- formités sans nom. Une volonté créatrice s'y fût prise autrement sans doute; elle eût taillé en plein drap son bras fouisseur, et sa der- CRÉATION ET TRANSFORMATION. 141 nière pensée c’eût été de demander cette création à une pénible et monstrueuse dénaturation du bras marcheur. Serait-ce aussi une création originale, une création tout excep- tionnelle et spéciale que cette bande musculaire d’un aspect inso- lite dont la masse charnue s'étend transversalement au-dessus du thorax pour aller s’insérer à l’un et à l’autre humérus? Certes, il semble, au premier coup d'œil, que nous ayons affaire cette fois à une pièce supplémentaire imaginée et ajoutée après coup au plan général du système musculaire, pour les besoins singuliers de la Taupe; mais en faisant intervenir la critique pathologique dans l'examen de cet organe, ce que nous découvrons, ce n'est pas un muscle additionnel distinet, mais une hypertrophie ou mieux une hypergénèse du grand pectoral, trouvant son explication toute na- turelle, toute physiologique, dans un excès de nutrition provoqué dans les tissus moteurs par un surcroît de travail imposé à leur activité fonctionnelle. Et maintenant, si nous rassemblons autour de ce type singulier quelques autres types congénères que nous découvrirons dans les faunês étrangères ou dans les faunes fossiles, l'intervalle, à nos yeux tout d’abord infranchissable, qui sépare l'organisme talpien du type commun des mammifères, sera à peu près entièrement comblé par une série de nuances Intermédiaires. Vous pouvez en juger par les quatre humérus de Talpa Europæa, de Talpa Cris- tata, d'un Mygqale et d'un Sorez fossile, dont je vous présente un dessin (#9. 35, 36, 37, 38) (1). (1) «Les Soriciens diffèrent des tribus précédentes [autres Inseclivores] parce « qu’ils présentent, mais à un moindre degré que les Talpiens, les caractères des « animaux fouisseurs. L’humérus, quoique encore grêle, a une apophyse sail- « lante qui reçoit le muscle grand pectoral, la crête deltoïdienne est bien mar- « quée, l’épitrochlée est saillante et percée d’un trou... GALEOSPALAx Pom. — « Genre intermédiaire aux Taupes el Mygales, connu seulement par son humé- « rus, qui est aussi allongé que celui des Mygales, mais plat, non courbé dans « son profil, et articulé à la clavicule comme chez les Taupes.…. G. mygaloides « P, — Espèce un peu plus petite que la Mygale pyrenaica ; son humérus est un 142 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. Les efforts de la thèse créationiste se concentrent principale- ment sur un point, qui en effet est fondamental. Pour écarter la supposition qu'aucun lien généalogique puisse exister entre les Série d'humérus appartenant à divers insectivores fouissenrs. Fic. 35, Sorex fossile ; F1G. 36, Mygale vivant; r1G. 37, Talpa cristata ; ric. 38, Talpa europæa. espèces, on a d’abord posé en fait qu’elles se montrent absolument invariables. Mais on à dû renoncer bientôt à une prétention que l'observation condamne de la manière la plus manifeste; alors on s’est attaché à établir que les croisements entre espèces, ou sont tout à fait stériles, ou ne possèdent qu’une fécondité bornée à un nombre restreint de générations, ou enfin, dans les cas de fé- condité illimitée, ne sont point aptes à constituer une forme spéci- fique mixte d’un caractère permanent, les produits retournant bientôt à l’une ou à l’autre des deux formes originelles. ° Ces allégations sont-elles mieux fondées que celle de l’invaria- bilité, et, en admettant la réalité des faits allégués, ces faits auto - risent-ils la conclusion radicale qu’on en tire? Nous allons examiner rapidement cette double question en tou- chant seulement à ses points essentiels, et en nous interdisant, au- tant que possible, de reproduire des arguments rebattus, pour nous borner à quelques aperçus qui nous ont paru nouveaux. «peu plus court, mais plus épais que dans cette espèce. Des terrains tertiaires. » (Etudes sur les carnassiers insectivores fossiles, par M. A. Pomel, dans les Archives des sciences physiques et naturelles). Genève, t. IX, p. 161. De tous les Insectivores Fouisseurs, la Taupe Commune est celui dont l’humé- rus est le plus déformé ; mais l'adaptation au milieu souterrain est en raison du degré de cette déformation. La Taupe C. se trouve ainsi la mieux adaptée et la plus difforme ; l'ambiguïté des types qui la précèdent lui constitue un avantage à leur préjudice, et elle en a profité en les supplantant. CRÉATION ET TRANSFORMATION. 143 Les Animaux et les Plantes se partagent, sous le rapport de la conformité de type, en groupes de divers degrés de généralité; les groupes les plus restreints, c’est-à-dire ceux qui sont caractérisés par le plus haut degré d’affinité morphologique entre les individus, portent deux dénominations et offrent deux particularités diffé- rentes suivant qu'il s’agit des êtres vivant à l’état de nature, ou de ceux que l’homme à soumis à la domesticité. Dans le premier cas, ces groupes primaires sont appelés des espèces ; dans le second cas, ce sont des races. Le groupe supérieur qui réunit les races les plus voisines porte aussi le nom d'espèce; nous aurons ainsi une distinction à observer entre les espèces sauvages et les espèces domestiques. Rappelons-nous qu'on nomme genre le groupe hiérarchique qui réunit immédiatement les espèces les plus similaires. Maintenant constatons que les espèces sauvages congénères sont souvent beaucoup moins distinctes entre elles, au point de vue du type, que ne le sont entre elles les races d’une même espèce domes- tique. Ainsi, entre le petit Épagneul Æing-Charles et le grand Lé- vrier écossais la différence sous ce rapport est évidemment beau- coup plus grande qu'entre le Loup et le Chacal. Mais en revanche, nous devons le reconnaitre, les races congénères présentent entre elles une affinité d’une autre sorte qui fait relativement défaut chez les espèces : tandis que les races d’une même espèce domesti- que se croisent entre elles volontiers, et tandis que ces unions sont, à quelques rares exceptions près, constamment, largement et indéfi- niment fécondes, les unions entre espèces d’un même genre ne pré- sentent, le plus souvent, qu'une fécondité variable, intermittente, et nulle parfois. Cette différence physiologique entre la race et l'espèce est réelle; mais il reste à en préciser, et l'étendue, et les vraies causes, et la juste signification; il s’agit surtout de savoir d’une manière exacte 144 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. quelles conséquences relativement aux origines des types spécifi- ques il est légitime d'en induire. Toutes les races de chacune de nos espèces domestiques remon- tent-elles à une seule et même espèce sauvage, ou émanent-elles de plusieurs? Dans ce dernier cas, l’affinité de procréation mamifestée entre les races similaires de source distincte remonterait jusqu'aux espèces originelles et prouverait contre l’universalité de la règle appliquée à l’hybridité. Après avoir lu avec le soin qu'ils méritent les travaux si justement admirés de M. de Quatrefages sur cette matière, je déclare que toutes les ressources du savoir et du talent que l’auteur a déployées pour établir que toutes nos races de Chiens sont issues du Canis Aureus, et toutes nos races de Cochons du Sus Scrofa, ont été insuffisantes pour me convamere. Il y a plus, l’éminent professeur a produit à l'appui de cette thèse certaines observations de fait dont j'ai été à même de constater personnelle- ment l’imparfaite exactitude. Mais je m'interdis d'entamer en ce moment une discussion sur ce sujet, tout en déclarant être disposé à l'aborder dans une autre séance. Notre éminent collègue est-il mieux fondé à soutenir que «le « métissage donne des individus chez qui la fécondité reste in- «acte et continue, » à la différence de l’hybridation, dont les produits, assure-t-il, «s'ils réussissent à se perpétuer pendant «un certain temps, perdent leur ressemblance entre eux, et re- « tournent aux types des espèces qui leur ont donné naissance ? » Ce sont encore des faits d'observation personnelle qui m’enhardis- sent à venir contredire aux conclusions de ce savant. Les croise - ments effectués sur une grande échelle entre les deux races bovines d'Aubrac et de Salers, dans les départements de l'Aveyron et du Cantal, n'ont jamais réussi à constituer une race mixte; le sang d'Aubrac prévaut toujours, il absorbe et neutralise le sang de Sa- lers au bout d’un petit nombre de générations. J'ai eu déjà l’occasion de présenter ici, dans le cours d’une autre CRÉATION ET TRANSFORMATION. 145 discussion, une attestation de ce fait émanée d’un naturaliste et zootechnicien compétent, le directeur de la feuille agricole de Rodez (1). Depuis, J'ai consulté sur ce point un grand nombre d'éleveurs de la région, et leurs déclarations ont été identiques. Cet exemple, qui pour moi est parfaitement avéré, suffit à lui seu! à prouver que l'instabilité du type et le retour exclusif à l’une des formes parentes ne constituent pas un caractère distincüf de lhybridité. Et réciproquement, je ne crois pas qu’on puisse nier abso- lument la fixité de la forme mixte dans la reproduction des hy- brides. L'expérience classique des croisements entre le Chien et le Loup n’a pas été poursuivie au delà de quatre ou cinq généra- tions ayant offert des produits mêlés; elle ne saurait donc être lé- oitimement invoquée à l'appui de la doctrine que nous combat- tons. Dans le règne végétal, où l’hybridation a été expérimentée sur une plus large échelle que chez les animaux, l'irrégularité dans la fécondité et dans la transmission des formes est le fait général sans doute; mais à cette règle on peut opposer déjà cer- taines exceptions qui vraisemblablement se multiphieront avec la somme des expériences. On sait déjà, M. de Quatrefages en con- vient de très-bonne grâce, que l'hybride de l'Ægilops et du Fro- ment se comporte de tous points comme un mélis; la stabilité (1) « Je regarde les Aubracs et les Sulers comme deux types très-distincts, et « j'oserais presque dire deux espèces différentes. Je ne crois pas qu'ils soient « susceplibles de se résoudre dans un type commun par l'effet des influences « de milieu. En effet, les milieux où vivent ces deux races sont presque identi- «ques. La différence entre elles est tellement tranchée que, bien que vivant « côte à côte dans beaucoup de localités, bien qu’il y ait entre elles des croise- « ments fréquents, il ne s’est formé nulle part une race intermédiaire durable, « et la prétendue race Ségalas, que tous les auteurs se croient tenus de citer d’a- « près Gronier, et qu'ils mentionnent comme intermédiaire entre le Salers et « Aubrac, n’a jamais exislé que dans l'imagination de l’auteur. » (Bulletins de la Société d'Anthropologie de Paris, t. HE (IS6S), p. 145 ; voir aussi De l’In- fluence’ des Milieux sur les caractères de race chez l'Homme cet les Animaux, par l’auteur. Paris 1868, p. 15.) + 10 146 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. de sa nature mixte paraît assurée, et sa fécondité va croissant. Ce cas, qui sera suivi de bien d’autres, tout nous invite à le croire (4), crée une difficulté à la doctrine si habilement défendue par notre éminent collègue, et il a essayé de la lever. Forcé de recon- naître le fait, il s’est attaché à lui faire perdre sa sigmfication au moyen d’une imterprétation subtile : « Cet hybride exceptionnel », déclare le savant professeur, «doit sa perpétuation à la culture. » Et de cette circonstance il tire cette conséquence qu’une produc- tion pareille n’est pas une production naturelle! Mais, à mon tour, demanderai-je, la culture, est-ce donc quel- que chose de surnaturel? La culture ne se réduit-elle pas à l’amé- nagement d’un certain milieu approprié aux besoins physiologiques de la plante ou de l’animal? Et ce milieu, qui ne s'obtient ici que par les-soms de l'homme, ne pourrait-il pas se produire, ne peut- il point s’être produit ailleurs spontanément? La Parmentière des Andes (sans parler de tant d’autres plantes exotiques plus déli- cates) et le Serin des Canaries, peuvent-ils donc se reproduire sous notre climat autrement que par la main de l’homme? Non; et l’on se garde bien d'en conclure cependant que ces espèces soient des produits artificiels que renierait la Nature, qu'elle refuserait de re- connaitre pour siens. En expliquant la constitution et la conservation de l’hybride Froment-Ægilops par la vertu du milieu spécial artificiellement créé à cette nouvelle espèce, M. de Quatrefages admet implicite- ment que, à la faveur d’un mieu adéquat, tels autres hybrides, jusqu’à ce Jour stériles ou instables, pourraient devenir et féconds et stables. La fécondité et la fixité des créations hybrides ne se- raient done pas une chose dont la nature eût absolument horreur : (1) M. Gayot a obtenu une race de Léporides (hybrides du Lièvre et du Lapin) s'entretenant par elle-même. C’est du moins ainsi que vient d’en juger la So- ciété d’Acclimatation, par l'organe de sa commission des récompenses pour 1870, et elle a décerné à l’habile expérimentateur le prix qu’elle avait proposé pour ce croisement. CRÉATION ET TRANSFORMATION. 147 usage d’un certain régime suffirait peut-être, dans nombre de cas, pour assurer l’une et l'autre. Et ne voyons-nous pas d'autre part les qualités reproductrices des races métisses et des races pures elles-mêmes être profondément affectées et troublées par les circonstances du monde ambiant? Le pays de l'Inde n'est-il pas impropre à la reproduction de l'Homme européen, et les métis du Blanc et du Noir, féconds partout ailleurs, ne sont-ils pas frappés de stérilité sous certains climats ? De ces rapprochements il se dégage, ce me semble, une indica- tion lumineuse qui permettra de ramener à sa juste valeur, à sa stricte portée, à sa signification physiologique exacte, la différence dans l’affinité de reproduction, mcontestablement très-grande, qui distingue les unités du groupe genre des unités du groupe espèce. Cette importante indication, c’est M. de Quatrefages lui-même qui la constate et qui s'applique à la mettre en relief. L'histoire du Froment-Æoilops lui suggère les réflexions suivantes : « Voilà bien un exemple », dit ce naturaliste, « de influence que « peut avoir la culture, qui n’est autre chose que la domestication « des plantes, sur la fécondité des végétaux. De même que la fé- «condité des animaux domestiqués, celle des plantes cultivées « s'accroît généralement; c’est ce qui est arrivé pour l'Æglops « drlècoides recueilli et soigné par M. Fabre. Placée plus loin des « champs de blé que bien d’autres pieds qui recevaient le pollen « du froment sans être fécondés par lui, cette plante seule en a ce- « pendant éprouvé l’action fertilisante. « Au reste », poursuit l’éminent professeur, « l'influence de la « culture sur les fonctions reproductrices des végétaux est bien « évidente dans plusieurs cas. En voici un qui a été signalé par « M. Godron. Les hybrides du Primulu acaulis et du Primula of- « ficinalis sont souvent féconds dans le jardin botanique de Naney. « M. Godron les y croise assez facilement avec l’une des deux espèces, de manière à obtenir des hybrides quarterons. Or, on ne = 2 148 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. « rencontre aucun de ces derniers aux environs de Nancy, dans les « bois, qui renferment cependant un grand nombre d'hybrides de « première génération. » (Cours d’Anthropologie de M. de Quatre- fages, dans la Æevue des Cours scientifiques de 1869, p. 89.) L'influence du milieu sauvage restremt la fécondité des alliances entre les formes dissimilaires; le mieu domestique développe cette aptitude. Ge principe admis, 1l n’y à plus lieu de s'étonner, ce me semble, de l'absence des espèces hybrides dans l’état de nature, et de relever ce fait comme un argument concluant contre l’assimi- lation de la formation des espèces à celle des races. Je le demande, cette opposition constatée entre les propriétés physiologiques des deux milieux, celui où se sont formées les espèces, et celui où se forment les races, ne suffit-elle pas pour expliquer l'opposition correspondante entre les aptitudes reproductrices des unes et des autres? Ne suffit-elle pas pour établir que les espèces peuvent n'être que de simples races constituées sous l’action du milieu sauvage, et destituées, par cette circonstance même, de l’affi- nité réciproque de reproduction que le milieu domesüque ou eul- tural assure aux races formées dans son sein et qu'il restitue en partie aux espèces elle-mêmes? Et, s’il en est ainsi, comme tout l'atteste, n'est-ce pas se forger à plaisir des chimères et livrer de gaieté de cœur le champ de la science aux fantômes du merveil- leux que de donner aux espèces une origine surnaturelle, alors qu'il est si naturel de voir dans ces créations l’action d’une loi générale unique, de la loi de morphogénie qui préside sous nos yeux à la formation des races ? Permettez-moi d'appeler encore et tout particulièrement votre attention sur une considération subsidiaire à l’appui de ma con- clusion. Les races enfantées par la nature sauvage étant privées, par l'ac- üon reconnue de ce milieu, de la faculté de s’allier entre elles, restent à jamais isolées, d'où s'ensuit que des myriades d'années, CRÉATION ET TRANSFORMATION. 149 des milliers de sièeles peut-être, s'étant écoulés depuis l’époque de leur séparation de la souche commune, ces races sœurs, quoique morphologiquement très-rapprochées encore, sont néanmoins séparées par un vaste intervalle sous le rapport généalogique. Or, Messieurs, pourquoi serait-il déraisonnable de supposer que l’éloi- gnement extrême dans la parenté puisse avoir les mêmes consé- quences sur l'affinité reproductive que la proximité extrême? Les unions entre proches parents, le fait est certain chez l'Homme quoi qu'on ait pu dire, portent en elles un germe d'infécondité et d'aberration organique qui vicie la race et la limite à une courte durée. Quelles sont les causes appréciables de ce phénomène gé- néral, quel est leur r#odus agendi? nous lignorons, tout comme nous ignorons la nature intime et le mécanisme des causes aux- quelles est due la stérilité relative de l'hybridité. Mais, à défaut d’une explication positive, étant donné d’une part le fait de la fécondité limitée des unions entre proches et, d'autre part, celui de la fécon- dité sans limites des unions entre individus d'une même espèce n'étant liés par aucune parenté connue, nous n'avons garde d’en conclure que la fécondité, dans le dernier cas, atteste l’absence absolue de parenté, la négation de toute commune descendance; comment donc jugeons-nous plus légitime de conclure à la radi- cale séparation originelle des espèces de ce que leurs croisements sont moins heureux que ceux des races? Ouu, il est rationnel de penser que l'énorme distension des liens généalogiques existantentre les espèces exerce sur leurs unions une influence identique à celle que les liens de famille les plus étroits font peser sur les mariages consanguins ; il est légitime de penser que cette influence du défaut relatif de parenté venant s'ajouter à l'action parallèle du milieu sauvage, peut rendre compte des caractères distinctifs de l’hybridité, tout comme la moyenne parenté des races, secondée par l'action propice de la domesticité, peut, en entourant leurs croisements des conditions les plus heu- 150 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. reuses, fournir la raison de l'énergie reproductrice de ces croise. ments. Ne voyons-nous pas, dans tous les ordres de faits, des causes diamétralement opposées produire des effets identiques? Le parfait et le possible se rencontrent toujours entre deux limites extrèmes, entre le trop et le trop peu. L'acuité et la gravité des sons, quand elles montent ou descendent au delà d'un certain degré, ont les mêmes conséquences pour notre ouie, le résultat sensible est abso- lument le même dans les deux cas. De l’aveu de nos antagonistes, la production des différences mor- phologiques qui séparent les espèces d'un même genre, les genres appartenant à un même ordre, ete., etc., s’expliquerait suffisam- ment par laptitude à la diversification que chaque type spécifique manifeste sous nos yeux, dans nos jardins, nos étables, nos basses- cours, et qui à pour résultat de le subdiviser en une multitude de types de race de la physionomie la plus variée; mais cette expli- cation si naturelle et si simple rencontrait devant elle un obstacle prodigieux, l'infranchissable abime creusé par certaines différences dans l'ordre des fonctions reproductrices entre la Race et l’'Espèce. Or cet abime, Messieurs, est une chimère, puisque la différence dans laquelle on avait cru le voir n’est pas une différence de nature, n’a rien de radical, rien d’essentiel, mais est purement une difié- rence de degré, une simple nuance, qui ne saurait en aucune façon léoitimer les conclusions exorbitantes du créationisme. Je terminerai par l'analyse d’une objection qu'on pourrait appeler d'ordre sentimental. KElle a surgi en effet d’un senti- ment, à mon avis exagéré et déplacé, de notre dignité humaine. Je lis dans presque toutes les dissertations de nos adversaires que c’est ravaler l'Homme que de lui donner pour ancêtre le Singe, c’est-à-dire la Brute. Moi, je trouve plus Æwmain, je le déclare, cet autre sentiment d'égalité fraternelle étendu à tout ce qui respire, qui CRÉATION ET TRANSFORMATION. 151 s’exhalait des lèvres du bienheureux François, le saint séraphique, proclamant membres d’une même famille et l’homme et les ami- maux, et disant à la colombe : « Ma sœur ! » au loup : « Mon frère ! » Cet orgueil de race, dont le créationisme se fait le champion, me paraît d’ailleurs commettre une inconséquence étrange quand il pré- tend s'appuyer sur un dogme tout d'humilité, un dogme venant à nous un peu de cendre dans la main, qu'il nous jette au front avec cette apostrophe : Memento homo quia pulvis es ef in pulverem reverteris ! Si, pour hommes que nous soyons, nous ne sommes que poussière, c'est donc dès lors pour de la poussière que nous récla- mons des prérogatives surnaturelles ! En vérité, s’il faut croire que tout n’est que poussière, cette morgue aristocratique d'une pous- sière envers une autre poussière est vraiment d’un lugubre gro- tesque… Les avocats de notre orgueilleuse noblesse humaine, qui veut ne descendre que de ses pareils, s'efforcent de faire ressortir et d’exa- gérer les différences anatomiques existant entre l'organisme de l'Homme et celui des Singes les plus élevés. Ils mettent surtout en avant et s'évertuent à faire triompher cette thèse, à savoir, que les Primates ou Singes anthropomorphes sont moins rap- prochés de l'Homme que des autres Singes, dans la série natu- relle. | Il y a là certainement une méprise, une distraction : étant acquis au débat que l'Homme appartient à la progression animale, qu'im- porte que les espèces qui sont nos voisines immédiates sur cette échelle dont nous occupons le sommet soient à une plus grande distance de nous que de leurs inférieurs prochains? L’Orang et le Gibbon ne seront-ils pas dans tous les cas beaucoup moins éloignés de nous que de la plupart des autres degrés de la série? Supprimez par la pensée tous les singes autres que les anthropomorphes, et ceux-ci, dès lors, cela est bien clair, n’ont pas de plus proche parent que nous. 152 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. Et d’ailleurs, je me demande au nom de quelle loi zoologique scientifiquement établie on pourrait nier que la lacune sérielle exis- tant aujourd'hui entre le type simien supérieur et l'Homme ait été remplie, aux époques paléontologiques, par des chaînons inter- posés. Tout, dans la science, sollicite et autorise l'opinion con- traire. La doctrine de la création des espèces n’a donc aucun intérêt à poursuivre, la loupe en main, les menus caractères différentiels jusqu'à ce jour Imaperçus qui peuvent accroître une distinction évidente et mcontestéetentre la structure humaine et la structure anthropoidienne. M. de Quatrefages a bien compris ce qu'une telle préoccupation à d'illusoire : aussi n’est-ce pas sur des différences anatomiques minimes, mais sur une disproportion immense dans le développement de l'être mental, qu'il a entrepris de fonder le Règne Humain. Oui, Messieurs, cette disproportion dont il s’agit est en effet immense ; toutefois, pas plus que les nuances anatomiques sur lesquelles on insiste tant, elle n’a aucune valeur pour faire rejeter, pour marquer même d’une simple présomption défavorable, ladoc- trine qui, au lieu de demander la création de l'Homme au miracle, nous la découvre dans une modification progressive de certains types antérieurs. Vous n'avez pas oublié ce tableau de la civilisation moderne peint par notre distingué collègue M. Rochat, avec des couleurs si variées et si brillantes, et dont le but était de faire apparaître à nos yeux, dans tout son éclat, le contraste de la grandeur de l'Homme com- parée au néant de tout le reste de l’animalité (1). M. Eugène Dally a déjà dénoncé le vice de ce parallèle ; je ne ferai que paraphraser sa réfutation en disant que, pour avoir la mesure comparative de l'Homme et de l'Anthropomorphe, ce n’est (1) Voir Bulletin de la Société d’Anthropologie. T. IV (1869), p. 28. CRÉATION ET TRANSFORMATION. 1953 point l’Athénien du siècle de Périclès, ou l’'Européen de l’âge de la vapeur et de la télégraphie électrique, qu'il est juste de prendre pour terme de comparaison. Nous pourrions aussi à notre tour chercher ailleurs un type de l'humanité, et choisir le Bushman, Australien, ou l’indigène de quelque autre tribu plus infime encore possédant à peine — et parfois ne possédant du tout — l'instinct de se faire des abris, et vivant dans les forêts avec les bêtes, dont il partage l’existence et les mœurs. Que M. Rochat et ses amis veuil- lent bien nous dire si, entre cet homme— qui est pourtant bien un homme — et l’autre homme, qu’ils exaltent à si juste titre, il n’y a pas plus loin, au point de vue du développement mtellectuel, moral et social, qu'entre le premier et les plus hauts singes...? Oui, même sur ce terrain de l’intelligence, de la moralité, de l'or- ganisation sociale, de la science et des arts, qui est le terrain propre de l'Homme, il y a plus loin en réalité d'Homme à Homme que d'Homme à Singe. À ces considérations j'en ajouterai une autre d’une portée plus directe et d’un caractère plus purement scientifique. Admettons-le : par ses incomparables attributs psychiques, l'Homme s'élève — ou du moins 1l peut s'élever — à une supério- rité incommensurable. Mais cette suréminence, il faut se demander où il la puise, d'où elle dérive : est-ce, comme on le prétend, de l’origine et de la nature surnaturelles de cette créature faite à l’image de Dieu ? Détournons-nous de ces stériles et vides hypo- thèses, et consultons plutôt les lois de la physiologie. Celles-ci nous apprendront que le splendide et incomparable épanouissement de la puissance mentale dans l'Homme est le cou- ronnement d’une œuvre organogénique longuement et sourdement élaborée dans les espèces inférieures ; que c’est l'explosion soudaine de tout un ensemble de facultés jusque-là latentes, qui a été déter- minée par un nouveau progrès, en soi à peine sensible peut-être, 154 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. survenu dans le développement somatique du tvpe animal le plus prochain. La fleur et le fruit diffèrent aussi, avec tout autant d'éclat, de la feuille et de l’épine ; et ils ne sont toutefois qu’une réunion de feuilles ou d’épines modifiées! Mais j'aurai recours à une autre analogie plus saisissante : L’adulte humain ne s’élève-t-1l pas au- dessus de l'enfant à une hauteur immense comparable à la supé: riorité de l'Homme sur le Singe ? Sans doute; et pourtant l’on n’a garde d'en conclure à une différence essentielle, à une opposition de nature, entre l'adulte et l'enfant. Celui-là est dans le plein exercice des pouvoirs et des fonctions dévolus à la nature humaine ; celui-ci possède aussi les uns et les autres, mais à l’état virtuel, à l’état d'in- cubation ; l’un est un Homme, et un Homme ex acte, — l'autre west qu'un Homme en puissance, mais néanmoins c’est aussi un Homme! Et quel est l'intervalle organique qui sépare ces deux états de vie si tranchés? C’est un dernier degré, un dernier instant à franchir, dans le développement des organes de l’impubère; et, cela fait, ces organes, jusque-là imertes, et tout un ensemble de désirs, d'émo- tions, d’impulsions et d'idées qui dormaient avec eux, tout cela va s’éveiller à la vie, et réaliser d’un coup et de toutes pièces un êlre entièrement nouveau ! Et, pareillement, l'extension la plus légère apportée au dévelop- pement spécifique des organes du Singe le plus élevé a pu faire franchir à celui-ci, d’un seul pas et en un moment, toute la distance qui sépare la Brute de l'Homme. ORIGINE ET FINALITÉ, 199 IXX ORIGINE ET FINALITÉ L'étude suivante fait partie d’un travail, en voie de publication, qui portera le titre d’Ontologie et Psychologie Physiologique; je crois devoir reproduire ici cette esquisse, qui peut servir de conclusion à ce qui précède. Le chapitre qui va suivre n'ayant pas été écrit pour le présent ouvrage, on y retrouvera quelques citations déjà données plus haut. Les supprimer eût nécessité tout un rema- niement de rédaction que nous n’avons pas cru nécessaire. Les croyances de la théologie démonologique qui, à la faveur de l’équivoque du mot Dieu, ont envahi la théologie ontologique et en ont obscure et altéré si profondément les principes, sont aujour- d'hui encore un obstacle au développement des sciences naturelles. Le monothéisme vulgaire, devenu celui de nos philosophes, est en effet le produit d’une méprise des plus bizarres. Cette méprise, je l'ai déjà fait remarquer ailleurs (), c’est de réaliser, d'indivi- dualiser et de personnifier le concept métaphysique de la swbs/ance pure ; C’est de transformer la notion d'une commune étoffe, d'une unique espèce d'éléments premiers, dont toutes choses seraient faites, en un personnage singulier, en un suprême arbitre solitaire, créateur, législateur et gouverneur tout-puissant de l'Univers, et relevant seulement de son bon plaisir. C’est au nom d’une telle conception, c’est-à-dire d’une telle confusion d'idées passée à l’é- tat de dogme, que nos soi-disant théistes se flattent d'expliquer l'origine des êtres par un mot : /a Création! Repoussés par cette doctrine, les prétendus athées s’en écartent à tel point qu'ils versent à leur tour sur la pente contraire : ils nient l'existence d’un ordre, d'un Logos souverain et universel régnant (1) Voir ci-dessus, p. 73. 156 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. sur le monde et enchaînant tous les faits les uns aux autres, dans le temps et dans l’espace, par le lien logique. Au mot création, ils répondent de leur côté par un autre mot, et c’est bien le mot le mois philosophique du dictionnaire : /e Hasard ! Si inconciables que nous apparaissent les termes de cette an- ünomie, ils ont néanmoins leur synthèse dans une conception su- périeure, qui est en même temps la solution du problème vainement essayé de part et d'autre. Cette synthèse est à venir; mais on l’a- perçoit déjà dans le lointain et, avec quelque attention, on peut, si je ne me trompe, en distinguer dès à présent les linéaments prinei- paux.. C'est ce que je tàcherai de démontrer dans l'étude suivante, qui consiste simplement en quelques notes prises sur deux ou trois ouvrages traitant de l'origine des espèces, cette grande question du jour. Dans une de ses leçons, publiée en français dans la Revue des Cours scientifiques (n° du 2 mai 1868), M. Louis Agassiz, le célèbre naturaliste de l'Université de Cambridge (États-Unis), s’est exprimé en ces termes : « Rien dans le règne inorganique », dit l'illustre professeur, «west de nature à nous impressionner autant que l'unité de plan « qui apparaît dans la structure des types les plus cifférents. D’un «pôle à l’autre, sous tous les méridiens, les Mammifères, les Oi- « seaux, les Reptiles, les Poissons, révèlent un seul et même plan de «structure. Ce plan dénote des conceptions abstraites de l’ordre «le plus élevé; il dépasse de bien loin les plus vastes généralisa- «tons de l'esprit humain, et il a fallu les recherches les plus labo - «rieuses pour que l'Homme parvint seulement à s'en fare une «idée. D’autres plans non moins merveilleux se découvrent « dans les Articulés, les Mollusques, les Rayonnés, et dans les «divers types des plantes. Et cependant ce rapport logique, « cette admirable harmonie, cette infinie variété dans l’unité, voilà ORIGINE ET FINALITÉ. 157 «ee qu'on nous représente comme le résultat des forces auxquelles «n’appartiennent ni la moindre parcelle d'intelligence, n1 la fa- « culté de penser, ni le pouvoir de combiner, n1 la notion du temps «et de l’espace. Si quelque chose peut placer, dans la nature, «l'Homme au-dessus des autres êtres, c’est précisément le fait «qu'il possède ces nobles attributs. Sans ces dons portés à un très- «haut degré d'excellence et de perfection, aucun des traits géné- «raux de parenté qui unissent les grands types du règne animal «et du règne végétal ne pourrait être ni perçu ni compris. Com- «ment ces rapports auraient-ils donc pu être imaginés, si ce n’est « à Paide de facultés analogues? Si toutes ces relations dépassent «la portée et la puissance intellectuelle de l'Homme, si l'Homme « lui-même n’est qu’une partie, un fragment du système total, com- «ment ce système aurait-il été appelé à l'être s’il n’y a pas une in- «telligence suprême, auteur de toutes choses ? » Cette défense éloquente de la thèse créationiste peut bien pa- raître concluante à des esprits superficiels ou peu attentifs, mais, vue de près, elle supporte à peine l’examen ; ce n’est qu’un paralogisme d'un bout à l'autre. Et d’abord, M. Agassiz a tort de poser en fait la perfection comme le sceau qui marquerait mvariablement toutes les œuvres du Créa- teur. Non-seulement l’emperfection est le lot de tous les individus, mais les types spécifiques eux-mêmes en sont tous plus ou moins entachés. C’est là une vérité reconnue désormais par tous les biolo- gistes qui ne subordonnent point l’autorité de l'observation à celle des théories préconçues. Une courte citation de M. H. Helmholtz à ce sujet : «Ce que nous avons trouvé d'inexactitudes et d’imperfections «dans l'appareil optique et dans l’image rétinienne n’est plus rien «en comparaison des incongruences que nous venons de rencon- «trer dans le domaine des sensations. On pourrait dire que la na- «ture se soit complu à accumuler les contradictions pour enlever 158 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. «tout fondement à la théorie d’une harmonie préexistante entre le «monde extérieur et le monde intérieur. » (Conférence sur les pro- grès récents dans la théorie de la vision, publiée dans la Revue des Cours scient., du 24 avril 1869, p. 332.) Tel est le jugement de léminent professeur de physiologie de l’Université de Heidelberg, l’un des trois ou quatre physiologistes les plus marquants de cette époque. Toute exagération à part, on peut affirmer que l’imperfection fourmille dans la nature vivante, et qu’elle y atteint la limite ex- trême au delà de laquelle la vie cesse d’être possible. Nous pouvons déclarer en second lieu qu'il est une chose qui certainement surpasse la nature en excellence, et cette chose, c’est L'AME. N'est-ce donc pas cette âme qui trouve en soi le prototype de l'idéal, l’étalon de la bonté et de la beauté absolues, au moyen duquel elle mesure l'ouvrage de la nature et en relève les défauts ? Est-ce que la Création, avec ses monstres hideux et cruels, avec ses difformités, ses laideurs et ses douleurs, avec ses iniquités et ses atrocités sans nombre et sans mesure, n'aurait pas lieu de rou- gir devant les chefs-d’œuvre de l’art grec, et, bien plus encore, devant la beauté morale d'un Jésus? On peut dire que M. Agassiz et tous les admirateurs dela Créa- ton sont sous le charme d’une sorte d'illusion d'optique intellec- tuelle qui leur fait apparaître les choses dans un complet renverse- ment de leurs rapports véritables; car le légitime objet de leur admiration, que ces délettanti de la Nature placent au dehors, c’est en réalité en eux-mêmes qu'il existe, et non pas ailleurs. Ce mode su generis d'affection des sens que nous appelons couleur, W’est-il pas en nous entièrement et uniquement ? Oui, ce sont au- jourd'hui tous les physiciens qui lattestent; et il en est de même de toutes les autres spécificités sensibles de la matière : odeur, sa- veur, etc.; elles sont extrinsèques à cette matière, et toutes ces qualités n’ont de réalité qu’en nous. Et maintenant, ce qui est vrai ORIGINE ET FINALITÉ. 159 des qualités percephbles du monde, ne l’est-1l pas également, et 4 fortiori, de ses qualités conceptibles? et ne l’est-1l pas encore, par la même raison, de ses qualités esthétiques, qui nous le font admirer ? Oui, tout cela est véritablemeñt en nous, tout cela est dans le 207, tout cela fait partie du moi, et si nous rapportons ces attributs au non-moi, c’est par l'effet d'un mirage. Le lecteur ne me saura pas mauvais gré de lui citer à ce propos les paroles suivantes d’un philosophe qui parle avec l'autorité d’un physiologiste et d'un médecin spécialiste renommé dans son art. Le docteur Szokalski, professeur d'oculistique, s'exprime ainsi dans son beau Mémoire sur les Sensations des Couleurs (Paris, 1839, nm 110)8 « Les savants, en décomposant les rayons lumineux, en cherchant « les lois de réflexion, de réfraction, de polarisation, etc., ont tota- «lement perdu de vue qu'ils avaient entre les mains les moyens de «produire les couleurs, et non les couleurs elles-mêmes. Nous ne «connaissons, nous ne pouvons connaître le monde extérieur que «par la manière dont il agit sur nous; mais, accoutumés depuis «les premiers moments de notre existence à voir certains objets «exercer toujours etinvariablement les mêmes modifications, ces « changements, ces modifications qui nous appartiennent en pro- «pre, et à nous seuls, nous les rattachons aux objets eux-mêmes, «et nous nous considérons comme des êtres entièrement passifs, «tandis que Pactivité forme la partie la plus essentielle de notre « être. Nous nous dépouillons ainsi volontairement du plus beau de «nos droits, de notre plus belle prérogative, pour en revêtir le «monde qui nous entoure. Non, c’est l'Homme qui souffle conti- «nuellement l'âme à cet amas mystérieux qu'il appelle Univers; «c’est l'Homme qui a eréé les formes pour son tact, le jour, la nuit «et les couleurs pour son œil, les sons pour son oreille, les saveurs «et les odeurs pour son goût et son tact. » Cette multitude de combinaisons si savamment ordonnées, ces 160 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. rapports gradués et systématiques de ressemblance et de dissem- blance que M. Agassiz contemple avec tant d'enthousiasme dans le monde de la matière organisée, sont donc réellement en nous, on ne saurait trop le répéter ; oui, en nous, comme le lumineux est en nous, comme le sonore est en nous, comme le chaud est en nous, etc. Ce qui appartient au monde, ce qui est le propre de l’objectivité, c’est purement et simplement le pouvoir de réveiller, de faire passer de la puissance à l'acte, dans l'être subjectif, dans le moi sensitif et intellectif, ces sensations et ces idées que celui- ei porte en soi, et où elles préexistent de toute éternité. Ainsi la merveille de cet ensemble de relations taxinomiques, bien qu'incomplétement accessible à notre entendement borné — borné par une organisation physique imparfaite — c’est néan- moins dans l'âme elle-même, c’est dans l’éternelle monade, qu'il la faut admirer; et comme, de l’avis unanime de nos physiciens, il est absurde d'admettre que la force simple, que l'unité dynamique élémentaire, c'est à-dire la monade, c'est-à-dire lâme, ait été créée, il faut que M. Agassiz et ses amis renoncent à voir dans ce qui est la propriété de l’àme la preuve d’une création du monde par voie de décret divin. M. Agassiz se récrierait, sans aucun doute, si Je lui reprochais de croire que deux et deux ne font quatre, que deux quantités égales à une troisième ne sont égales entre elles, que la somme des trois angles d'un triangle n’est égale à deux angles droits, uniquement que parce qu'il a plu au Créateur d’en décider ainsi. L’éminent natu- raliste m’apprendrat au besoin que de telles vérités existent de soi, que ce sont là des rapports logiques, et parlant nécessaires, et placés au-dessus de tout pouvoir arbitraire. Eh bien, deux mots suffiront maintenant pour mettre à nu l’imanité du motif principal sur lequel ce penseur se fonde pour faire de la création des règnes organiques un acte de la libre volonté du Tout-Puissant. Car c’est bien dans le bon plaisir d'un suprême arbitre que le créationisme ORIGINE ET FINALITÉ. 161 voit la loi qui régit les rapports d'organisation des êtres vivants. La déclaration suivante, que je suis confondu de rencontrer sous la plume d’un philosophe, est bien de M. Agassiz. « Quelques naturalistes », écrit-1l, « ont néanmoins déjà poussé « le parallèle entre la structure des animaux bien au delà des hmites « assignées par la nature, et s'efforcent de démontrer que toutes les « conformations sont susceptibles d'être ramenées à une norme «unique. Îls soutiennent, par exemple, qu'il n’y a pas un os chez un « Vertébré quelconque qui n'ait son équivalent dans une autre es- « pèce de ce type. Supposer une aussi grande conformité, c'est, en « définitive, refuser au Créateur, dans l'expression de sa pensée, «une liberté dont jouit l'homme lui-même. » (De l'Espèce, op. cil., p. 28.) La science profonde, la science merveilleuse dont témoigne le système des rapports biotaxiques, voilà ce qui démontre avec évi- dence à notre naturaliste philosophe que ce système à eu pour au- teur une volonté individuelle, et qu'un tel plan n’a été mis à exécu- tion qu'après avoir été #ürement délibéré! « Le plan de la création « tout entière », dit-il en propres termés, a été mürement délibéré «et arrêté longtemps avant d’être mis à exécution.» (De Espèce, apeit., p. 113.) Mas, demanderai-je à M. Agassiz, le système des rapports qui constituent les lois du nombre et de l’espace, Le plan des lois ma- thématiques, en un mot, est-il donc moins savant, porte-t-il moins la marque de l'intelligence que le plan des lois zoologiques ou bo- taniques ? Et si le savoir profond qui, dites-vous, se révèle dans l’é- conomie de ce dernier atteste qu'il a été mürement délibéré et libre- ment exécuté par une intelligence suprême, auteur de toutes choses, comment n’en serait-il pas de même du premier ? Si les vérités na- turelles sur lesquelles la zoologie et la botanique systématiques sont établies ont été créées et mises au monde, comme vous le préten- dez, «par le seul #«/ du Tout-Puissant » (De Espèce, op. cit, 11 162 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. p. 20), pourquoi les vérités géométriques, arithmétiques et algé- briques ne seraient-elles pas, elles aussi, l'œuvre toute facultative de ce fiat libre et omnipotent ? « La coïncidence croissante entre nos systèmes et celui de la na- « ture prouve d'ailleurs », écrit Agassiz, « que les opérations de l’es- « prit de l'homme et celles de l'esprit de Dieu sont identiques ; on - s’en convaincra davantage si l’on songe à quel point extraordi- « naire Certaines conceptions @ priort de la nature se sont, en dé- « finitive, trouvées conformes à la réalité des choses, quoi qu’en «aient pu dire d'abord les observateurs empiriques. » La vérification de ces conceptions à priori de l’ordre naturel ne témoigne pas, j'imagine, que cet ordre naturel soit une création ar- bitraire; cette vérification expérimentale d'un plan des lois du monde trouvé par notre intelligence dans elle-même, n’atteste- t-elle pas au contraire, de la manière la plus décisive, la nécessité logique de ces lois? Certes, ce n’est pas en partant de l'idée d'un lé- oislateur arbitraire que les auteurs de ces spéculations rationnelles auraient réussi à déterminer par avance des phénomènes cachés ou à venir. Non, mais c'est en mettant leur confiance entière en la toute puissante, immuable et éternelle logique. Pour nous consoler des égarements du naturaliste philosophe de Boston, écoutons un moment la parole d'un autre naturaliste philosophe que PAmérique est également glorieuse de posséder. Nous trouvons les lignes suivantes dans la PAysiologie statique et dynamique de l Homme, du D' John William Draper : « Les lois de la nature étant fondées sur la raison pure, elles sont « absolument invariables. Elles seules ne peuvent changer entre « toutes les choses qu'il nous est donné de contempler (1). » M. Paul Janet, qui n’a pas l'autorité de M. Agassiz en histoire (A) Human Physiology, statical and dynamical, by Joux Wicziau Drarer, M. D. LL. D. professor of Re 2. À in the Dee of Now York. New-York, 1856, 1 vol. in-8, p. ORIGINE ET FINALITÉ. 163 naturelle, mais qui prend sa revanche sur le terrain de la Philo sophie, s'exprime ainsi à son tour au sujet de la Création : « Les naturalistes », dit-il, « se persuadent qu'ils ont écarté les « causes finales de la nature lorsqu'ils ont démontré comment cer- « tains effets résultent nécessairement de certaines causes données. « La découverte des causes efficientes leur paraît un argument « décisif contre l'existence des causes finales. Il ne faut pas dire, « selon eux, «que l'oiseau a des ailes pour voler, mais qu'il vole « parce qu'il a des ailes ». Mais en quoi, je vous prie, ces deux « propositions sont-elles contradictoires? En supposant que Poi- « seau ait des ailes pour voler, ne faut-il pas que le vol résulte de « la structure des ailes ? Et ainsi, de ce que le vol est un résultat, « vous n avez pas le droit de conclure qu'il n’est pas un but. Fau- « drait-il donc, pour que vous reconnussiez un but et un choix, « qu'il y eût dans la nature des effets sans cause, ou des effets dis- « proportionnés à leurs causes ? Des causes finales ne sont pas des « miracles; pour attendre un certain but, il faut que l’auteur des « choses ait choisi des causes secondes précisément propres à l'effet voulu. Par conséquent, quoi d'étonnant qu’en étudiant ces causes, = vous puissiez en déduire mécaniquement les effets? Le contraire = serait absurde. » (Le Matérialisme contemporain, un vol. in-18. Paris, 1864, p. 133.) M. le D' Chauffard, dans le Correspondant du 40 juillet 1868, cite ce passage de M. Janet en même temps que les passages d'Agassiz reproduits ci-dessus, comme autant de lémoignages contre la doctrine de l'origine naturelle des espèces. En vérité, M. Chauffard se fait bien illusion en croyant trouver là un appui pour sa thèse ! M. Janet accorde que, « pour atteindre un certam but, il faut que l’auteur des choses (passons sur cette expression) ait choisi des causes secondes précisément propres à l'effet voulu» ; et des causes telles « qu’en étudiant ces causes, nous puissions en déduire méca- 164 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. niquement les effets. » Qui plus est, admettre que le contraire puisse avoir lieu, est déclaré «absurde » par ce philosophe théiste. M. Janet se prononce donc, par cela même, contre l'hypothèse de la création des espèces par l’action 2r#médiate de « l’auteur des choses », autrement dit, de la cause infinie; et conséquemment ce philosophe fat rentrer la création des animaux et des plantes, aussi bien que la création des minéraux et des espèces géologiques, sous une commune loi de genèse naturelle pouvant être mécani- quement 2rduite de ces phénomènes. Que la Cause Éternelle ait créé couche par couche et molécule par molécule les énormes strates de la formation jurassique, qu'elle ait accumulé, caillou sur caillou, grain de sable sur grain de sable, les masses du diluvium, et qu’elle ait charrié un par un tous les blocs erratiques, de la cime des montagnes, où ils ont pris nais- sance, jusqu'au fond des plaines où nous les trouvons disséminés, cela n’est pas douteux, et en douter, qui plus est, serait inepte; mais quand le géologue parle des causes de ces phénomènes, c’est de leurs causes prochaines, c'est de leurs causes efficientes qu'il entend parler, et ce sont seulement ces causes secondes qui font l’objet de la géologie spéculative. Et pareillement de la zoologie : que la création de l’huître ou celle de l’homme remonte de degré en degré à la Cause Éternelle, cela ne peut faire question; mais que cette cause créatrice infinie ait produit l’homme, l'animal, la plante, sans l'intermédiaire de causes secondes, est «impossible et absurde » , suivant le jugement de M. Janet; oui, impossible et absurde, au même titre que la créa- tion immédiate des montagnes et des vallées, des galets arrondis et polis, et des simueux cours d'eau. Ce sont ces causes efficientes que posent en principe et que cher- chent à déterminer certains zoologistes contemporains, afin de com- pléter la Zoologie, science Jusqu'ici purement descriptive, en con- stituant enfin la Zoogénte, pour ne pas rester plus longtemps en ar- nt 2. ORIGINE ET FINALITÉ. 165 rière des géologues, qui, dans ces derniers temps, ont ajouté à la Gréognosie la Géogénie. Et ce sont pourtant de tels efforts, mar- qués d'un caractère si philosophique, si rigoureusement scienti- fique, que des naturalistes éminents, comme Agassiz, que d’intel- ligents et savants médecins, comme M. Chauffard, s'appliquent à décourager ! Plaignons ces hommes distingués, qui servent d'ailleurs la science à d'autres égards, d’avoir tenu à honneur d’être les derniers à la combattre dans les efforts qu’elle ne cesse de faire, depuis quel- ques milliers d'années, pour rompreles entraves de la superstition. Que ces éminents créationistes réfléchissent à une chose : Ce que la fausse théologie affirme encore aujourd’hui de la genèse des es- pècesor ganiques, déclarant que la formation de ces types est un acte direct du Créateur, elle l’affirmait autrefois, etnaguère encore, de la genèse du règne inorganique lui-même. Dieu n’avait-il pas créé les minéraux, tout comme les animaux, par un acte instan- tané de sa volonté toute puissante? Et n’ai-je pas entendu de graves docteurs en théologie, mis en présence d’une immense forêt fossile découverte dans l’ouest des États-Unis, soutenir sans hésitation que ces Imnombrables arbres de pierre, dont l'œil distingue encore les essences, ne furent jamais des arbres vivants, des arbres véritables, et qu'il ne faut y voir que du marbre qu'il a plu à la suprême fan - taisie créatrice de sculpter en cèdres ou en sapins ? Ces créationistes absolus, radicaux, irréconciliables, ont du moins le mérite d'être conséquents ; les créationistes modérés de l’école de M. Agassiz et de M. Chauffard ont le double tort de poser un principe faux et d’en ürer des conclusions fausses. Si la théorie pseudo-théologique de la Création est une erreur, la dostrme athée, qui explique l'origine des choses par un autre mi- racle, le Lasard, me semble tout aussi peu raisonnable et tout aussi funeste. Je vais en dire quelques mots. « La betterave n’est point faite pour nourrir le bœuf ou pourvoir 166 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. à l'alimentation des sucreries indigènes », a écrit quelque part M. CI. Bernard, si je me souviens bien. Et pas davantage, sans doute, l'illustre biologiste n’admettrait-il que les dépôts de houille de la Grande-Bretagne aient mis des centaines ou des mill'ers de siècles à s'accumuler au fond des vallées de l’âge paléozoïque, et que les flanes de la terre aient tenu en réserve ce précieux dépôt durant un temps bien plus long encore, aux fins de mettre un jour en mouve- ment les machines à vapeur de Angleterre moderne, de faire filer sa cotonnade et de faire voguer ses steamers. Mais quelle raison pourrait-il alléguer, au bout du compte, pour faire rejeter cette opinion comme irrationnelle ? Tout physiologiste est bien forcé de convenir qu'un œuf et une graine, ainsi que les différentes parties qui les constituent, ont leur raison d'être, leur explication et leur fin naturelles dans les phéno- mènes embryogéniques, et qu'ils sont préadaptés à ces phénomènes. Peut-on ne pas admettre que le jaune d'un œuf de poule, son albu- men et sa coque soient destinés à concourir au développement éventuel du germe de poulet qui leur est associé? Il y a done, c’est incontestable, un certain rapport, et un rapport bien précis et bien positif, de finalité, entre les divers constituants de l'œuf et les diffé- rents besoins de l’évolution embryonnaire auxquels ils sont plus ou moins exactement appropriés. | Cela étant, ne peut-on pas, sans se faire taxer de creuse rêverie, considérer notre planète à l'instar de l'œuf lui-même, et voir dans ce qu'elle nous offre, tant à l’intérieur de ses couches qu’à sa surface, un caractère de préadaptation naturelle, soit immédiate, soit éloi- onée, relativement à des faits ultérieurs dont elle sera un jour le théâtre? Cette vue analogique permettrait de ramener la genèse des espèces animales et végétales à un fait commun d’embryogénie et d’organogénie, et de faire leur part au providentialisme et au natr:- ralisme actuellement aux prises sur cette question. Je vais ébaucher la discussion de mon hypothèse. ORIGINE ET FINALITÉ,. 167 M. le D' Sales-Girons, dans son journal, la Æevue Médicale, fait une objection fort grave à M. le D' Onimus, l’auteur de certaines expériences par lesquelles ce dernier se flatte d'établir que de la matière non organisée, amorphe, on peut faire naître sive ovo des organismes vivants, des cellules, des leucocytes. À quelle espèce d'animal ou de végétal appartiendront ces produits artificiels? de- mande fort habilement M. Sales-Girons. Seront-ils de l'espèce Chien, de l'espèce Lapin, de l'espèce Chou ou de quelque espèce nouvelle ? car, ajoute notre savant confrère, 1ls doivent se rattacher forcément à une certaine espèce animale ou végétale déterminée. Cela posé, qu'est-ce qui fera que ces productions organiques appar- tiendront à une certaine espèce plutôt qu'à toute autre? À quelle source ces produits vivants, ces organismes animaux ou végétaux artificiels puiseront-ils leurs caractères spécifiques, puisque, pas hypothèse, ils n'auront pu les tirer d'aucun parent ? Cependant, M. Sales-Girons est bien forcé de reconnaitre, tout comme son contradicteur de l'école matérialiste et athée, qu'il fut un temps où n'existait encore sur notre globe aucun organisme vivant, aucune matière organisée; mais cette apparition première de la vie, et celle de chaque espèce d'animaux ou de plantes, s’ex- pliquent suffisamment, pour léerivain théiste de la Æevue Médi- cale, par la toute puissante volonté du Créateur, par le seul fat du Tout-Puissant, suivant la nette expression de M. Agassiz. En un mot, sur cette question de l’origine des espèces, comme sur toute autre, le miracle de la création, telle est lu/tèma ratio et la souveraine ressource de notre philosophie théisté à quia. < Mais, à son tour, que pourrait répondre une philosophie libre de tout préjugé et ne s'inspirant que de la méthode scientifique ? Le fait d'un premier commencement de la vie sur le globe est certain, in- contestable, incontesté : comment réussir à se rendre compte de ce fait unique sans admettre l'intervention d’un agent surnaturel quel- 168 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. conque? À cette question, répondre que nous n’en savons rien au juste et qu’on n’en saura jamais rien peut-être avec certitude, c’est par là qu'il convient de commencer. Mais faut-il ajouter avec les Positivistes, et nommément avec M. A. Sanson, mon savant collègue de la Société d'Anthropologie, que cela ne nous regarde pas, et que la science n’a pas à se poser de tels problèmes? Ah! si la science n'eût jamais écouté que de tels préceptes, elle n’aurait pas encore quitté son berceau, elle serait encore enserrée, emprisonnée dans les langes! Pour ne pas remonter plus haut que l’époque actuelle, et pour n’y prendre qu’un seul exemple, n'est-il pas vrai que si Lyell, Murchisson et autres se fussent interdit la curiosité des ori- gines, suivant les conseils magistralement formulés par M. Littré et M. Sanson, la géologie dynamique, cette grande conquête de la science moderne, serait encore à créer? Spéculons donc sur l'origine des corps organisés, et nous n’aurons peut-être pas moins de succès que les géogénistes n’en ont eu en spéculant sur l’origine des formes inorganiques de notre globe. En attendant, je pose mon hypothèse, non pour limposer, mais pour la fare mettre à l’ordre du jour de la discussion scientifique; je la rejetterais sans peine et sans hésiter en présence de toute réfutation coneluante. Mais jusque-là je la considère comme infiniment plus satisfaisante qu'aucune de celles entre lesquelles les savants ont été jusqu'à présent réduits à faire leur choix. Et cela dit, j'appelle toute l'attention du lecteur sur les considérations qui vont suivre. Spiritualistes et Matérialistes, Théistes et Athées, tons reconnais- sent que les imdividus actuels de chaque espèce tirent leurs carac- tères spécifiques de leurs parents, et que toys ces caractères sont contenus en puissance dans chacun des germes respectifs, la nature spécifique du poulet étant virtuellement entière dans le germe de l'œuf de poule, la nature spécifique du chêne étant virtuellement entière dans le germe du gland, etc., ete. ORIGINE ET FINALITÉ. 169 Voici encore deux vérités biologiques fondamentales hors de conteste : Premièrement, la transmissibilité des caractères spécifiques par la voie de la génération ; Secondement, l'existence potentielle et latente de tous ces carac- tères dans un germe qui par lui-même n’en possède actuellement aucun ; c’est-à-dire le double fait, en apparence contradictoire, de l'existence virtuelle de ces caractères et de leur non-extstence ac- luelle dans une certaine masse de matière appelée œuf, graine, spore, bourgeon, cellule, etc. Eh bien, il ne faut pas d’autre postulat pour rendre compte de l'apparition première sur la terre des différentes formes spécifiques de la vie. Toutes ces formes diverses, toutes ces espèces végétales, toutes ces espèces animales, et tous ces organismes élémentaires, peuvent ètre considérés d’une mamière fort plausible comme les organes distincts et diversiformes d'un même grand organisme dont le germe aurait été mhérent au noyau du globe terrestre. Objecterez-vous que ce noyau — une bulle de gaz peut-être — ne présentait aucune analogie de composition avec aucune des innombrables formes vivantes qui ont apparu à la fois ou se sont succédé sur la surface de la terre? | Qu'importe? vous répondrai-je; auriez-vous découvert par hasard dans la constitution d'un germe humain une similitude, une ana- logie de conformation, de structure et de composition quelconque avec l’homme lui-même, et pouvant vous faire comprendre com- ment celui-ci est contenu virtuellement tout entier dans celui-là ? Rappelons à ce propos une réflexion du grand physiologiste et zoolo- giste Jean Mueller, que nous avons citée ailleurs : « On ne peut plus mettre en doute aujourd’hui que le germe « n'est point une simple miniature des organes futurs, comme le « croyaient Bonnet et Haller, car les rudiments des organes ne « deviennent pas visibles par l'effet seul du grossissement ; ils ont 170 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. « un assez grand volume dès leur première apparition ; mais ils « sont simples, de sorte que nous voyons les organes complexes « naître peu à peu d’un organe primitivement simple. » (Manuel de Physiologie de JS. Mueller, édit. française de Jourdan et Littré, t.. 1, p. 21.) On pourra se retrancher derrière l’objection suivante, qui ne laisse pas que d’être spécieuse. On me dira que le germe cosmique dont je parle ne pouvait donner, conformément à l’analogie sur laquelle se fonde mon hypothèse, qu’une seule et même espèce vivante, les germes que nous connaissons étant tous exclusivement propres à une seule et même espèce déterminée, respectivement, le germe pigeon à l’es- pèce Pigeon, le germe prunier à l'espèce Prunier, etc. Je réponds : Chaque germe spécifique, soit dans le règne animal, soit dans le règne végétal, donne naissance à des formes sma/fanées multiples plus ou moins différentes et quelquefois très-différentes entre elles, et, qui plus est, à des formes successives différant quelquefois les unes des autres de toute la différence qui sépare les espèces, les genres, les ordres et les classes elles-mêmes. C’est ainsi que d’un seul et même germe d'homme sortent une tête, un trone, des bras, des jambes, un cerveau, un cœur, des poumons, un foie, un esto- mac, etc., etc.; et c’est ainsi encore que du même et unique germe renfermé dans l'œuf d’un papillon il sortira progressivement une chenille, une chrysalide, un lépidoptère, trois organismes entiers qui ont entre eux une dissemblance profonde. Eh bien, je vous le demande, pourquoi l'œuf cosmique de notre globe ne porte- rait-il pas dans son germe toutes nos espèces animales et végétales, vivantes ou fossiles, comme autant de formes simultanées ou suc- cessives d'un grand organisme collectif ? A cette vue peut-on opposer aucune raison scientifique? Je ne le CrOIS pas. Si la perpétuation des espèces par voie de génération ne doit pas ORIGINE ET FINALITÉ. 1 être considérée comme un miracle permanent, leur formation ori- oinelle peut aussi dès lors se concevoir sans miracle, car il nous est possible de la ramener à un fait d'évolution organique. Et maintenant, comment la théorie de cette production des es- pèces, qui la réduit à une œuvre de germination, peut-elle se concilier avec la thèse du transformisme attribuant la diversifica- tion des formes spécifiques à des accidents modificateurs survenus dans le monde ambiant? Si les différents types de la série ani- male et végétale se produisent régulièrement et nécessairement comme effets d’une loi de développement prédéterminée, ainsi qu'il en est de tous les embryons, ne faut-il pas cesser de rattacher cette production à des causes déterminantes externes, contingentes, acci- dentelles ? Nous allons voir. De même que Montaigne a dit : Les monstres n'en sont pas à Dieu, à notre tour nous dirons qu'il n’est pas d'accident et de contin- gence à Dieu, c’est-à-dire à l’universelle loi. Le contingent, l’acci- dentel, de même que le monstrueux, ne sont tels, croyons-nous, que d’une manière relative et apparente; ce sont sans doute des dissonances, mais des dissonances qui concourent à former des ac- cords dans l’harmonie d’une synthèse supérieure où nous r’altei- gnons pas, dont l’ensemble nous échappe encore. Et puis, n’est- ce pas une illusion de s’imaginer que les phases et les épisodes de l'évolution organogénique, tout prédéterminés soient-ils, se dérou- lent d'eux-mêmes, et uniquement par eux-mêmes, sans y être solli- : cités et sans être déterminés actuellement par certaines conditions adéquates du milieu? M. Ch. Robin a entrepris de nous guérir de ce préjugé; les études qu'il a entreprises dans ce but nous parais- sent mériter les plus vifs encouragements. Voici quelques lignes de M. Littré où il résume les résultats généraux de ces recherches d’un ordre tout nouveau inaugurées par son savant ami : «M. Ch. Robin, » écrit M. Littré, « dans un important mémoire 172 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. «que la Revue (La Philosophie Positive) vient de publier, a montré « que l’'Embryogénie est une œuvre d’antécédent à conséquent ; « c’est-à-dire que la partie préexistante produit, à l’aide de maté- «riaux apportés par la nutrition et ayant aussi leur manière « d'être,une nouvelle partie complétement déterminée par ce qui «la produit et par ce qu'elle est; cette nouvelle partie est, de « la même façon, cause de la genèse d’une partie suivante, et «ainsi successivement, jusqu'au complément de l'être organisé. » (La Philosophie Positive, N° du 1° novembre 1869, page 354.) Le beau problème que M. Ch. Robin a entrepris de résoudre est étudié en ce moment sous une autre face par M. Camille Da- reste ; Les solutions partielles obtenues respectivement par ces deux habiles physiologistes sont également importantes, et elles se com- plètent et se confirment heureusement les unes les autres. Le sa- vant professeur de physiologie de la Faculté des sciences de Lille a institué des expériences à l’aide desquelles il démontre que les milieux, en s’altérant dans leurs conditions normales, causent une altération correspondante dans le développement régulier de lem- bryon, à tel pomt que l'ingémieux expérimentateur peut imprimer à l'organisme d’un oiseau, durant le cours de son évolution em- bryonnaire, telle ou telle difformité, tel ou tel caractère tératologique, en faisant varier localement la température ambiante en rapport avec les différents points de l'œuf en incubation. Une note sur ce sujet, présentée à l’Académie des sciences par M. Dareste, dans sa séance du # avril dernier, ne sera pas déplacée 1e1. « J'ai lu devant l’Académie », dit-il, « dans sa séance du 24 « août 1808, un travail sur l’inversion des viscères et sur la possi- « bilté de sa production arüficielle, travail dont j'énonçais ainsi «Ja conclusion : « Je puis considérer comme un fait acquis la « possibilité de produire lPinversion des viscères en continuant « léchauffement de l'œuf, par un point déterminé de sa surface, «avec l'action d’une température ambiante relativement basse. » ORIGINE ET FINALITÉ. 173 « Mais je n'avais pu alors déterminer cette température qui con- « court à la production de l'inversion. » « Des expériences toutes récentes m'ont permis de déterminer « cet élément du problème. J'ai constaté, en effet, l'existence d’un «très-orand nombre d’embryons inverses dans deux séries d'œufs « que j'avais soumis à lincubation, d’après le mode indiqué dans «mon mémoire, la température du point de chauffe étant main- «tenue entre 41 et 42 degrés, et celle de la pièce où se faisait « limcubation subissant une oscillation de 12 à 16 degrés. « Ces- « expériences, » ajoute M. Dareste, prouvent que les causes des = «anomalies qui frappent l'embryon ne sont pas seulement des = causes perturbatrices, comme celles que je signalais l’année der- « nière, mais qu'elles sont aussi des causes déterminantes. » Le mode, les formes de développement de l’embryon, dans l’a- nimal et le végétal individuel, étant déterminés d’une manière ac- tuelle et efficiente par les influences du milieu (milieu intérieur ou milieu externe), le développement morphogénique de la série des espèces ne ferait, on le voit, que suivre la loi commune de l'em- bryogénie, si, comme le soutient lopinion transformiste, les types spécifiques émanent les uns des autres par voie de modification et sous l'empire des influences diverses et mouvantes du monde am- biant. Ainsi, prédétermination (mais prédétermination logique et éter- nelle) d'un plan germinal, et réalisation de ce plan par l’action morphogénique des circonstances agissant par voie de transforma- tion, telle serait la grande loi de genèse régissant à la fois la pro- duction des individus et la production des espèces, et excluant, de part et d'autre, le miracle d'une création surnaturelle, M. Paul Janet, dans une forte et savante étude sur les doctrines transformistes, est passé très-près, ce me semble, de la conclusion synthétique qui vient d'être indiquée; mais les préjugés de la phi- 174 PARENTÉ ZOOLOGIQUE. losophie classique l’auront détourné de cette heureuse solution. Le célèbre écrivain s’est exprimé ainsi : «Eh quoi!» dit-il, «il y a dans l’être vivant une puissance telle « que si le milieu se modifie, l'être vivant se modifie également pour «pouvoir vivre dans ce milieu nouveau! Il à une puissance de «s’accommoder aux circonstances du dehors, d'en tirer parti, de « les appliquer à ses besoins ! Et dans une telle puissance vous ne «voyez pas une finalité? » (Le Maiérialisme contemporain, op.cit., page 145.) Ici l’esprit de M. Janet semble avoir été frappé un instant par cette vive lumière : à savoir, que dans le principe de la vie, dans l’être simple, dans l’AME, ce + dv, ce +à &v, ce rù Geïoy de la méta- physique grecque, c’est-à-dire dans l’Ëtre proprement dit, est la fin et le commencement de tout, l'alpha et l'oméga, la raison suprème et l'explication dernière des choses. Mais comment un préjugé traditionnel, qui a le pouvoir d’enté- nébrer les plus lucides intelligences, les empêche-t-il de compren- dre que ce principe absolu, en qui réside toute causalité première et toute finalité dernière, n’est pas un MOI unique placé en domina- teur au-dessus et en dehors de l'Univers? comment des penseurs indépendants et subüls, tels que M. Janet, se laissent-ils décevoir jusqu à ce jour par une illusion réaliste qui leur fait prendre l'unité en tant que qualité commune à tout ce qui est un, c’est-à-dire simple, pour un UN unique, qui serait différent et à part de tous les autres! Quelle erreur, quelle funeste erreur! funeste dans les sciences, funeste en politique, funeste en morale! Non, lux est partout, l'UN est tout; et ceci, dit sans métaphore, signifie que l'Univers entier, que toute la Substance, se résout en UNS, autrement dit en Monades, en centres dynamiques, en centres psychiques, en chacun desquels réside entièrement l’éternelle essence, universelle loi, la cause infinie. | FIN. TABLE DES MATIÈRES AVERTISSEMENMa le teen ce A en CES EU ME SAR PREMIÈRE PARTIE. — LE POLYZOÏSME. TS PLURATUDÉ ANIMALE DANSULAHOMME Rae ee NN DEN MAR ZOONÉDESE ELLE UN ŒUD VILA et Ne Re nr ca lee RENE ae LIRAUNETCRIDIQUE DUPOIVZOISMBe en reel rm re RE ES DEUXIÈME PARTIE. — LA PARENTÉ ZOOLOGIQUE. J. LA TORSION DE L'HUMÉRUS ET LA FILIATION DES ESPÈCES. ....sesee IT. CRÉATION ET TRANSFORMATION. «se... RENE PRESSE LE OR ÉRORIGINESET INA LITE Et ne tn ane it SMS cran ee Corseir, typ. et stér. de CRÉTÉ FILS. 1) VS “TE L A we LE 1e ù ji HAVE ul CS de l'homme: UTION LIBRARIES 0030500 nhanth QH366.D94 gines animales SMITHSONIAN INSTIT. Les ori cO co oO oc m