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LES ORIGINES
Il F. I. A
FRANCE CONTEMPORAINE
IV
LES
ORIGINES DE LA FRANCE CONTEMPORAINE
Onze volumes in-16 brochés, à 3 fr. 50 le volume.
I' Partie : L Ancien Régime Deux volumes.
J- Partie : La Révolution Six volumes.
L'Anarchie. lieux volumes.
La Conquête jacobine. I»>'u\ volumes.
Le Gouvernement révolutionnaire. Deux volumes.
3* Partie : Le Régime moderne Trois volumes.
Index général des onze volumes, in-16, broche. . I IV.
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LES ORIGINES
FRANCE CONTEMPORAINE
PAR
H. TA1NE
DE LACADÉMIE FRANÇAISE 1\
LA REVOLUTION
L'ANARCHIE
TOME DEUXIÈME
VINGT-SIXIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET
TU, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1910
Droîta .U traduction et de reproduction r£Bei*e»
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LA RÉVOLUTION
L'ANARCHIE
II
LA RÉVOLUTION. Il T. IV. — I
LA RÉVOLUTION
LIVRE DEUXIÈME
L ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE
CHAPITRE 111
Les constructions. — La Constitution de 1791. — I. Les pouvoirs du centre. — Principe de l'Assemblée sur la séparation des pouvoirs. — Rupture de tout lien entre la législature et le roi
— Principe de l'Assemblée sur la subordination du pouvoir exé- cutif. — Comment elle l'annule. — Certitude d'un conflit. — Déchéance inévitable du roi. — II. Les pouvoirs administratifs.
— Principe de l'Assemblée sur la hiérarchie. — Annulation des supérieurs. — Les pouvoirs sont collectifs. — Introduction de l'élection et de l'influence des subordonnés dans tous les ser- vices. — Désorganisation certaine. — Le pouvoir aux mains des corps municipaux. — III. Les corps municipaux. — Énormité de leur tâche. — Leur incapacité. — Faiblesse de leur autorité.
— Insuffisance de leur instrument. — Rôle de la garde natio- nale. — IV. L'électeur garde national. — Grandeur de ses pou- voirs. — Grandeur de sa tâche. — Quantité du travail imposée aux citoyens actifs. — Ils s'y dérobent. — V. La minorité agis- sante. — Ses éléments. — Les clubs. — Leur ascendant. — Comment ils interprètent la Déclaration des Droits de l'homme.
— Leurs usurpations et leurs attentats. — VI. Résumé sur 1 cu- . vre de l'Assemblée constituante.
Ce qu'on appelle un gouvernement, c'est un concert de pouvoirs, qui, chacun dans un office distinct, tra-
\ LA RÉVOLUTION
vaillent ensemble à une œuvre finale et totale. Que le gouvernement fasse cette œuvre, voilà tout son mérite; une machine ne vaut que par son effet. Ce qui importe, ce n'est pas qu'elle soit bien dessinée sur le papier, mais c'est qu'elle fonctionne bien sur le terrain. En vain les constructeurs allégueraient la beauté de leur plan et l'enchaînement de leurs théorèmes ; on ne leur a demandé ni plans ni théorèmes, mais un outil. — Pour que cet outil soit maniable et efficace, deux conditions sont requises. En premier lieu, il faut que les pouvoirs pu- blics s'accordent : sans quoi ils s'annulent. En second lieu, il faut que les pouvoirs publics soient obéis : sans quoi ils sont nuls. La Constituante n'a pourvu ni à celte concorde ni à cette obéissance. Dans la machine qu'elle a faite, les moteurs se contrarient; l'impulsion ne se transmet pas; du centre aux extrémités l'engrenage fait défaut; les grandes roues du centre et du haut tournent à vide; les innombrables petites roues qui touchent le sol s'y faussent ou s'y brisent ' en vertu de son méca- nisme même, elle reste en place, inutile, surchauffée, sous des torrents de fumée vaine, avec des grincements et des craquements qui croissent et annoncent qu'elle va sanlef.
I
Considérons d'abord les deux pouvoirs du centre, l'Assemblée et le roi. — Ordinairement, quand nue Constitution établit des pouvoirs distincts et d'origine différente, elle leur prépare, par l'institution d'une
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Chambre haute, un arbitre en cas de conflit. — À tout le moins, elle leur donne des prises mutuelles. Il en faut une à l'Assemblée sur le roi : c'est le droit de refuser l'impôt. Il en faut une au roi sur l'Assemblée : c'est le droit de la dissoudre. Sinon, l'un des deux étant dé- sarmé, l'autre devient tout-puissant et, par suite, fou. En ceci le péril est aussi grand pour une Assemblée omnipotente que pour un roi absolu. Si elle veut garder sa raison, elle a besoin comme lui de répression et de contrôle, et, s'il est bon qu'elle puisse le contraindre en lui refusant les subsides, il est bon qu'il puisse se défendre contre elle en appelant d'elle aux électeurs. — Mais, outre ces moyens extrêmes, dont l'emploi est dangereux et rare, il en est un autre dont l'usage est journalier et sûr.: c'est le droit pour le roi de prendre son ministère dans la Chambre. Le plus souvent ce sont alors les chefs de la majorité qui deviennent ministres, et, par leur nomination, l'accord se trouve fait entre le roi et l'Assemblée : car ils sont tout à la fois les hommes de l'Assemblée et les hommes du roi. Grâce à cet expé- dient, non seulement l'Assemblée est rassurée, puisque ses conducteurs administrent, mais encore elle est con- tenue, parce que ceux-ci deviennent du même coup com- pétents et responsables. Placés au centre des services, ils peuvent juger si la loi est utile ou applicable; obligés de l'exécuter, ils en calculent les effets avant de la pro- poser ou de l'accepter. Rien de plus sain pour une majo- rité que le ministère de ses chefs; rien de plus efficace pour réprimer ses témérités ou ses intempérances. Un
C LA RÉVOLUTION
conducteur de train ne souffre pas volontiers qu'on ôte le charbon à sa machine, ni qu'on casse les rails sur les- quels il va rouler. — Avec toutes ses insuffisances et tous ses inconvénients, ce procédé est encore le meilleur qu'ait trouvé l'expérience humaine pour préserver les sociétés du despotisme et de l'anarchie. Au pouvoir absolu qui les fonde ou les sauve, mais qui les opprime ou les épuise, on a substitué peu à peu des pouvoirs distincts reliés entre eux par un tiers arbitre, par une dépendance réciproque et par un organe commun.
Mais, aux yeux des constituants, l'expérience n'a pas de poids, et, au nom des principes, ils tranchent succes- sivement tous les liens qui pourraient forcer les deux pouvoirs à marcher d'accord. — Point de Chambre haute ■ elle serait un asile ou une pépinière d'aristocratie. D'ail- leurs, « la volonté nationale étant une », il répugne « de lui donner des organes différents ». C'est ainsi qu'ils procèdent avec des définitions et des distinctions d'idéo- logie, appliquant des formules et des métaphores toutes faites. — Nulle prise au roi sur le corps législatif: l'exé- cutif est un bras qui ne doit qu'obéir, et il serait ridicule, que le bras pût en quelque façon contraindre ou con- duire la tète. A peine si l'on concède au monarque un veto suspensif; encore Siéyès proteste, déclarant que <i c'est là une lettre de cachet lancée contre la volonté « générale », et l'on soustrait à ce veto les articles de la Constitution, les lois de finance et d'autres lois encore. — Ce n'est pas le monarque qui convoque l'Assemblée ni les électeurs de l'Assemblée ; il n'a rien à dire ni à
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voir clans les opérations qui la forment ; les électeurs se réunissent et votent sans qu'il les appelle ouïes surveille. Une fois l'Assemblée élue, il ne peut ni l'ajourner ni la dissoudre. Il ne peut pas même lui proposer une loi1, il lui est seulement permis « de l'inviter à prendre un « objet en considération ». On le confine dans son emploi exécutii ; bien mieux, on bâtit une sorte de muraille entre lui et l'Assemblée, et l'on bouche soigneusement la fis- sure par laquelle elle et lui pourraient se donner la main. ■ — Défense aux députés de devenir ministres pendant toute la durée de leur mandat et deux ans après son terme : au contact de la cour, on craint qu'ils ne se laissent corrompre, et, de plus, quels que soient les mi- nistres, on ne veut pas subir leur ascendant2. Si l'un d'eux est introduit dans l'Assemblée, ce ne sera pas pour y donner des conseils, mais seulement pour fournir des renseignements, pour répondre à des interrogatoires, pour protester de son zèle en termes humbles et en pos- ture douteuse3. Car, à titre d'agent royal, il est suspect comme le roi lui-même, et on séquestre le ministre dans ses bureaux comme on séquestre le roi dans son palais.
1. L'initiative reste au roi sur un point : la guerre ne peut être décrétée par l'Assemblée que sur sa proposition préalable et for- melle. Cette exception ne fut obtenue qu'après un combat violent et par un effort suprême de Mirabeau.
2. Discours de Lanjuinais, 7 novembre 1789. a Nous avons voulu « la séparation des pouvoirs. Comment donc nous propose-t-on « de réunir dans la personne des ministres le pouvoir législatif au a pouvoir exécutif? »
3. Voir les comparutions de ministres devant l'Assemblée légis- lative.
8 LA RÉVOLUTION
— Tel est l'esprit de la Constitution1 : en vertu de la théorie et pour mieux assurer la séparation des pouvoirs, on a détruit à jamais leur entente volontaire, et, pour suppléer à leur concorde impossible, il ne reste plus qu'à faire de l'un le maître et de l'autre le commis.
On n'y a pas manqué, et, pour plus de sûreté, on a fait de celui-ci un commis honoraire. C'est en apparence et de nom qu'on lui a donné le pouvoir exécutif; de fait il ne l'a pas, on a eu soin de le remettre à d'autres. — En effet tous les agents d'exécution, tous les pouvoirs secon- daires et locaux, sont électifs. Directement ou indirecte- ment, le roi n'a aucune part au choix des juges, accu- sateurs publics, évêques, curés, percepteurs et receveurs de l'impôt, commissaires de police, administrateurs de district et de département, maires et officiers munici- paux. Tout au plus, lorsqu'un administrateur viole la loi, il peut annuler ses actes, le suspendre; encore l'As- semblée, pouvoir supérieur, a-t-elle le droit de lever cette suspension. — Quant à la force armée dont il est censé le commandant en chef, elle lui échappe tout en- tière : la garde nationale n'a pas d'ordre à recevoir de lui ; la gendarmerie et la troupe sont tenues d'obéir aux réquisitions des autorités municipales qu'il ne peut ni choisir ni révoquer. Bref, toute action locale, c'est-à-dire toute action effective, lui est retirée. — On a brisé de
1. « Toute société dans laquelle la séparation des pouvoirs n'est « pas déterminée n'a point de Constitution. » (Déclaration des Droits, article XVI). — Ce principe est emprunté à un texte de Montesquieu et à la Constitution américaine. Pour tout le reste on a suivi la théorie de liousseau
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parti pris l'instrument exécutif; on a rompu le lien qui attachait les rouages des extrémités à la poignée du centre, et désormais, incapable d'imprimer l'impulsion, cette poignée, aux mains du monarque, reste inerte ou pousse dans le vide. « Chef suprême de l'administration « générale et de l'armée de terre et de mer, gardien de « l'ordre et de la tranquillité publique, représentant héré- « ditaire de la nation » , en dépit de tous ces beaux titres, le roi n'a aucun moyen d'appliquer sur place ses pré- tendus pouvoirs, de faire dresser le tableau des imposi- tions dans telle commune récalcitrante, de faire payer l'impôt à tel contribuable en retard, de faire circuler un convoi de blé, exécuter un jugement rendu, réprimer une émeute, protéger les propriétés et les personnes. Car sur les agents qu'on lui déclare subordonnés il ne peut exercer de contrainte; ses seules ressources sont les avertissements et la persuasion. Il envoie à chaque assemblée de département les décrets qu'il a sanctionnés, l'invite à les transmettre et à les faire exécuter, reçoit ses correspondances, la blâme ou l'approuve. Rien de plus : il n'est qu'un intermédiaire impuissant, un héraut ou moniteur public, sorte d'écho central, sonore et vain, où les nouvelles arrivent et d'où les lois partent pour retentir comme un simple bruit.
Tel que le voilà, et tout amoindri qu'il est, on le trouve encore trop fort. On lui ôte le droit de grâce, « ce qui « coupe la dernière artère du gouvernement monarchi- « que1 ». On multiplie contre lui les précautions. Il ne
1 Mercure de France, mot de Mallet du Pan.
JO LA RÉVOLUTION
peut déclarer la guerre que sur un décret de l'Assem- blée. Il est obligé de cesser la guerre sur un décret de l'Assemblée. Il ne peut conclure un traité de paix, d'al- liance ou même de commerce qu'avec la ratification de l'Assemblée. On déclare expressément qu'il ne nomme que les deux tiers des contre-amiraux, la moitié des lieutenants généraux, maréebaux de camp, capitaines de vaisseau et colonels de la gendarmerie, le tiers des co- lonels et lieutenants-colonels de la ligne, le sixième des lieutenants de vaisseau. Il ne pourra faire séjourner ou passer de troupes qu'à 50 000 toises de l'Assemblée. Il n'aura qu'une garde de 1800 hommes, tous vérifiés et garantis contre ses séductions par le serment civique. Son héritier présomptif ne sortira pas du royaume sans la permission de l'Assemblée. C'est l'Assemblée qui, par une loi, réglera l'éducation de son fils mineur. — A toutes ces précautions on ajoute des menaces : contre lui, cinq cas de déchéance; contre ses ministres responsables, huit cas de condamnation à douze et à vingt ans de gêne, cinq cas de condamnation à mort1. — Partout, entre les lignes de la Constitution, on lit la perpétuelle préoccu- pation de se mettre en garde, l'arrière-pensée d'une tra- hison, la persuasion que le pouvoir exécutif, quel qu'il soit, est par nature un ennemi public. — Si on lui refuse la nomination des juges, c'est en alléguant que « la cour « et les ministres sont la partie la plus méprisable de la
1. Constitution de 1791, chap. n. articles 5, 6, 7. — Décret du '.',') septembre-6 octobre 1791, section m, articles -'>
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 11
nation1 ». Si on lui a concédé la nomination des mi- nistres, c'est en alléguant que « des ministres nommés « par le peuple seraient nécessairement trop estimés ». — Il est de principe que « le corps législatif doit seul « avoir la confiance du peuple », que l'autorité royale corrompt son dépositaire, que le pouvoir exécutif est tou- jours tenté d'abuser et de conspirer. Si on l'introduit dans la Constitution, c'est à regret, par nécessité, à con- dition de l'envelopper d'entraves : il sera d'autant moins nuisible qu'il sera plus restreint, plus surveillé, plus intimidé et plus dénoncé. — Visiblement un pareil rôle était intolérable, et il fallait un homme aussi passif que Louis XVI pour s'y résigner. Mais, quoi qu'il fasse, il ne peut le rendre tenable. Il a beau s'y renfermer scrupu- leusement et exécuter la Constitution à la lettre; parce qu'il est impuissant, l'Assemblée le juge tiède et lui im- pute les tiraillements d'une machine qu'il ne mène pas. S'il ose une fois se servir de son veto, c'est rébellion, rébellion d'un fonctionnaire contre son supérieur qui est l'Assemblée, rébellion d'un sujet contre son souverain qui est le peuple. En ce cas sa déchéance est de droit; l'Assemblée n'a plus qu'à la prononcer : le peuple n'a plus qu'à l'exécuter, et la Constitution aboutit à une ré- volution. — Un pareil mécanisme se détruit par son propre jeu. Conformément à la théorie philosophique, on a voulu séparer les deux rouages du gouvernement ; pour cela il a fallu les dessouder et les isoler l'un de l'autre.
1. Discours de Barnave et de Rœderer à l'Assemblée consti- tuante. — Discours de Barnave et de Duport aux Jacobins.
12 LA RÉVOLITION
Conformément au dogme populaire, ou a voulu subor- donner le rouage actif et amortir tous ses effets; pour cela, il a fallu le réduire au minimum, rompre ses arti- culations, et le suspendre en l'air pour y tourner connue un jouet ou comme un obstacle. Infailliblement, on finira par le briser à titre d'obstacle, après l'avoir froissé a titre de jouet.
Il
Descendons du centre aux extrémités, et voyons les administrations en exercice1. — Pour qu'un service se fasse bien et avec précision, il faut d'abord qu'il ait un chef unique, et ensuite que ce chef puisse nommer, récompenser, punir et révoquer ses subordonnés. — Car, d'une part, étant unique, il se sent responsable, et il porte dans la conduite des affaires une attention, une ini- tiative, une cohérence, un tact que ne peut avoir une commission; les sottises ou défaillances collectives n'en- gagent personne, et le commandement n'est efficace que dans une seule main. — D'autre part, étant maître, il peut compter sur les subalternes qu'il a choisis, qu'il
1. Principaux textes (Duvergicr, Collection des lois et décrets). — Lois sur l'organisation municipale et administrative, 14 décem- bre et 22 décembre 1789, 12-20 août 1790, 15 mars 1791. Sur l'organisation municipale de Paris, 21 mai-27 juin 1790. — Lois sur l'organisation judiciaire, 1 0-2 i août 1790, 16-29 septembre 1791, 29 Beptembre-21 octobre 1791. — Lois sur l'organisation militaire, 23 septembre -29 octobre 1790, 16 janvier 1791, 27- 28 juillet 1791. — Luis sur l'organisation financière, li-2J novem- bre 1790, 23 novembre 1790, 17 mars 1791, 20 Beptembre-2 ocio- bre 1701.
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 13
maintient par l'espérance et par la crainte, et qu'il ren- voie s'ils fonctionnent mal; sinon, il ne les tient pas, ils ne sont pas des outils sûrs. — A cette condition seule- ment, un directeur de chemin de fer peut promettre que ses aiguilleurs seront à leur poste. A cette condition seu- lement, un directeur d'usine peut s'engager à livrer une commande au jour fixé. Dans toute entreprise privée ou publique, la contrainte directe et rapide est le seul moyen connu, humain, possible, d'assurer l'obéissance et la ponctualité des agents. — C'est ainsi qu'en tout pays on a toujours administré, par un ou plusieurs atte- lages de fonctionnaires, chacun sous un conducteur cen- tral qui tient toutes les guides rassemblées en ses seules mains.
Tout au rebours dans la Constitution nouvelle. Aux yeux de nos législateurs, l'obéissance doit toujours être spontanée, jamais forcée, et, pour supprimer le despo- tisme, ils suppriment le gouvernement. Règle générale, dans la hiérarchie qu'ils établissent, les subordonnés sont indépendants de leur supérieur; car celui-ci ne les nomme pas et ne peut les destituer; il ne garde sur eux qu'un droit de conseil et de remontrance. Tout au plus, en certains cas, il lui est permis d'annuler leurs actes, de leur infliger une suspension provisoire, révocable et contestée. — Ainsi qu'on l'a vu, aucun pouvoir local n'est délégué par le pouvoir central ; celui-ci ressemble à un homme sans mains ni bras dans un fauteuil doré. Le ministre des finances ne peut nommer ni destituer un seul percepteur ou receveur; le ministre de l'intérieur,
1 | LA RÉVOLUTION
un seul administrateur de département, de district ou de commune; le ministre de la justice, un seul juge ou accusateur public. Dans ces trois services, le roi n'a qu'un homme à lui, le commissaire chargé de requérir auprès des tribunaux l'observation des lois, et, après sentence, l'exécution des jugements rendus. — De ce coup, tous les muscles du pouvoir central sont tranchés, et désormais chaque département est un petit État qui vit. à part.
Mais, dans le département lui-même, une amputation pareille a coupé de même tous les liens par lesquels le supérieur pouvait maintenir et conduire le subordonné. — Si les administrateurs du département peuvent agir sur ceux des districts, et ceux du district sur ceux des municipalités, ce n'est aussi que par voie de réquisition et de semonce. Nulle part le supérieur n'est un com- mandant qui ordonne et contraint; partout il n'est qu'un censeur qui avertit et gronde. — Pour affaiblir encore cette autorité déjà si affaiblie, à chaque degré de la biérarchie on l'a divisée entre plusieurs. Ce sont des conseils superposés qui administrent le département, le district et la commune. Dans aucun de ces conseils il n'y a de tête dirigeante. Partout l'exécution et la per- manence appartiennent à des directoires de quatre ou iniit membres, à un bureau de deux, trois, quatre, six el tep! membres, dont le chef élu, président ou maire*,
1. Décrété du I i décembre 1789, du 22 décembre 1789. Excep- tion : « Dana les municipalités réduites à trois membres (com- « mune au dessous de 500 habitants), l'exécution sera conliée au t maire seul. >
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 15
n'a qu'une primauté honorifique. Partout la décision et l'action, émoussées, ralenties, écourtées, par le bavar- dage et les procédures de la délibération, ne peuvent jaillir qu'après l'accord pénible et tumultueux de plu- sieurs volontés discordantes. — Tout électifs et collec- tifs que soient ces pouvoirs, on se prémunit encore contre eux. Non seulement on les soumet au contrôle d'un conseil élu, non seulement on les renouvelle par moitié tous les deux ans, mais encore le maire et le procureur de la commune après quatre ans d'exercice, le procureur-syndic de département ou de district après huit ans d'exercice, le receveur de district après six ans d'exercice, ne sont plus réélus. Tant pis pour les affaires et pour le public s'ils ont mérité et gagné la confiance des électeurs, s'ils ont acquis par la pratique une compétence rare et précieuse; on ne veut pas qu'ils s'ancrent dans leur poste. Peu importe que leur main- tien introduise dans leur service l'esprit de suite et la prévoyance; on craint qu'ils ne prennent trop d'in- fluence, et la loi les chasse dès qu'ils deviennent experts et autorisés. — Jamais la jalousie et le soupçon n'ont été plus en éveil contre le pouvoir même légal et légitime. On le mine et on le sape jusque dans les ser- vices où l'on en reconnaît la nécessité, jusque dans l'armée et dans la gendarmerie1. — Dans l'armée, pour nommer un sous-officier, les sous-officiers forment une
1. Lois du 23 septembre- 29 octobre 1790, du 16 janvier 1791 (Titres II et VII). — Cf. les prescriptions de la loi sur les tribu- naux militaires. Dans tout jury d'accusation ou de jugement, un septième des jurés est pris parmi les sous-officiers, et un sep-
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liste, et le capitaine en extrait trois sujets, entre les- quels le colonel choisit. Pour choisir un sous-lieutenant, /nus les officiers volent, et il est nommé à la majorité des suffrages. — Dans la gendarmerie, pour nommer un gendarme, le directoire du département fait une liste, le colonel y désigne cinq noms, et le directoire en choisit un. Pour choisir un brigadier , un maréchal des 1 « ».l; i s ou un lieutenant, voici, outre le directoire et le colonel, une autre intervention, celle des sous-officiers et officiers. C'est un système compliqué d'élections et de triages, qui, remettant une portion du choix à l'autorité civile et aux subordonnés militaires, ne laisse au colo- nel que le tiers ou le quart de son ancien ascendant. — Quant à la garde nationale, le principe nouveau y est appliqué sans réserve. Tous les sous-officiers et les officiers, jusqu'au grade de capitaine, sont élus par leurs hommes. Tous les officiers supérieurs sont élus par les officiers inférieurs. Tous les sous-officiers et tous les officiers inférieurs et supérieurs sont élus pour un an seulement, et ne peuvent être réélus qu'après un an d'intervalle, pendant lequel ils auront servi comme simples gardes1. — La conséquence est manifeste : dans tout l'ordre civil et dans tout l'ordre militaire, le commandement est énervé; les subalternes ne sont j >l us des instruments exacts et sûrs; le chef n'a plus sur eux de prise efficace. Partant, ses ordres ne ren-
lième parmi les soldats: de plus, selon le grade de l'accusé, on
double le n bre des jurés de son grade.
1. Loi du 28 jufflet-12 août 1791,
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 17
rouiront qu'une obéissance molle, une déférence dou- teuse, parfois une résistance ouverte; leur exécution demeure languissante, incertaine, incomplète, jusqu'à ce qu'elle devienne nulle, et la désorganisation latente, puis flagrante, est instituée par la loi.
De degré en degré dans la hiérarchie, le pouvoir a glissé, et, en vertu de la Constitution, il appartient désormais aux magistrats qui siègent au plus bas de l'échelle. Ce n'est pas le roi, ce n'est pas le ministre, ce n'est pas le directoire du département ou du district qui commandent dans la commune; ce sont les officiers municipaux, et ils y régnent autant qu'on peut régner dans une petite république indépendante. Seuls ils ont cette main-forte, qui fouille dans la poche du contri- buable récalcitrant et assure le recouvrement de l'im- pôt, qui saisit l'émeutier au collet et sauvegarde les propriétés et les vies, bref qui convertit en actes les promesses ou les menaces de la loi. Sur leur réquisition, toute force armée, garde nationale, troupe, gendarme- rie, doit marcher. Seuls parmi les administrateurs, ils ont ce droit souverain; le département et le district ne peuvent que les- inviter à s'en servir. Ce sont eux qui proclament la loi martiale. Ainsi la poignée de l'épée est dans leurs mains1. — Assistés de commissaires que nomme le conseil général de la commune, ils dressent le tableau de l'imposition mobilière et foncière, fixent
1. Lois du 14 novembre 1789 (art. 52), du 10-14 août 1789. — Instruction du 10-20 août 1790, § 8. — Loi du 21 octobre-21 no- vembre 1789.
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T. IV . — 2
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la quote-part de chaque contribuable, adjugent la per- ception, vérifient les registres et la caisse du per- cepteur, visent ses quittances, déchargent les insol- vables, répondent des rentrées et autorisent les con- traintes1. Ainsi la bourse des particuliers est à leur discrétion, et ils y puisent ce qu'ils jugent appar- tenir au public. — Ayant la bourse et l'épée, rien ne leur manque pour être maîtres, d'autant plus qu'en toute loi l'application leur appartient, que nulle injonc- tion de l'Assemblée au roi, du roi aux ministres, des ministres aux départements, du département aux dis- tricts, du district aux communes, n'aboutit à l'effet local et réel que par eux, que chaque mesure générale subit leur interprétation particulière, et peut toujours être défigurée, amortie, exagérée, au gré de leur timi- dité et de leur inertie, de leur violence et de leur par- tialité. -- Aussi bien ils ne tardent guère à sentir leur force. De toutes parts on les voit argumenter contre leurs supérieurs, contre les ordres du district, du départe- ment, des ministres, de l'Assemblée elle-même, allé- guer les circonstances, leur manque de moyens, leur danger, le salut public, ne; pas obéir, agir d'eux-mêmes, désobéir en face, se glorifier d'avoir désobéi et réclamer f-n droit la toute-puissance qu'ils exercent en fait. Ceux deTroyes*, à la fête de la Fédération, refusent de subir
1. Lois du M novembre, 23 novembre 1700, du 1~> janvier, 26 Bepl imbre, 9 octobre 1791.
lj. Albert Babeuu, 1, 327 (Fôte de la Fédération «lu -Il juil- let 1790). — Archives nationales, F7, 5215 (17 mai 1791, délibé- ration du conseil général de la commune de bivst. 17 et 10 mai,
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 10
la préséance du département, et la réclament pour eux- m<mies, comme « immédiats représentants du peuple ». Ceux de Brest, malgré les défenses réitérées du district, envoient quatre cents hommes et deux canons pour soumettre une commune voisine à son curé assermenté. Ceux d'Arnay-le-Duc arrêtent Mesdames, malgré leur passeport signé des ministres, les retiennent malgré les ordres du district et du département, persistent à leur barrer le passage malgré le décret spécial de l'Assemblée nationale, et envoient deux députés à Paris pour faire prévaloir leur décision. Arsenaux pillés, citadelles envahies, convois arrêtés, courriers retenus, lettres interceptées, insubordination incessante et crois- sante, usurpations sans trêve ni mesure, les municipa- lités s'arrogent toute licence dans leur territoire et par- fois hors de leur territoire. — Désormais il y a qua- rante mille corps souverains dans le royaume. On leur a mis la force en main, et ils en usent. Ils en usent si bien, que l'un d'eux, celui de Paris, profilant du voisi- nage, assiégera, mutilera, gouvernera la Convention nationale, et, par celle-ci, la France.
III
Suivons ces rois municipaux dans leur domaine : leur tâche est immense et au delà de ce que les forces hu-
lettres du directoire du district). — Mercure, n° du 5 mars 1791. « Mesdames sont retenues, jusqu'au retour des deux députés que t la République d'Arnay-le-Duc envoie aux représentants de la
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maincs peuvent porter. Car tous les détails de l'exécu- tion leur sont confiés, et il ne s'agit pas pour eux d'une petite routine à suivre, mais d'un ordre social tout en- tier à défaire, et d'un ordre social tout entier à consti- tuer.— Ils ont quatre milliards de biens ecclésiastiques, mobiliers et immobiliers, bientôt deux milliards et demi de biens d'émigrés à séquestrer, évaluer, gérer, inventorier, dépecer, vendre et faire payer. Ils ont sept ou buit mille religieux et trente mille religieuses à dé- placer, installer, autoriser et pourvoir. Ils ont quarante- six mille ecclésiastiques, évoques, chanoines, curés, vicaires, à déposséder, à remplacer, souvent de force, plus tard à expulser, interner, emprisonner et nourrir. Ils sont obligés de discuter, tracer, apprendre, ensei- gner au public les nouvelles circonscriptions territo- riales, celle de la commune, celle du district, celle du département. Il leur faut convoquer, loger, protéger les nombreuses assemblées primaires et secondaires, sur- veiller leurs opérations qui parfois durent plusieurs se- maines, installer leurs élus, juges de paix, officiers de la garde nationale, juges, accusateurs publics, curés, évoques, administrateurs de district et de département. Ils doivent dresser à nouveau le tableau de tous les con- tribuables, répartir (Mitre eux suivant un mode nouveau des impôts tout nouveaux, mobiliers et fonciers, statuer sur les réclamations, nommer un percepteur, vérifier régulièrement sa caisse et ses livres, lui prêter main-
f iKitinn. pour leur démontrer la nécessité d'enfermer les lantea
« du roi dans le royaume. »
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forte, prêter main-forte à la perception des aides et de la gabelle, qui, vainement réduites, égalisées, transfor- mées par l'Assemblée nationale, ne rentrent plus malgré ses décrets. Ils ont à trouver des fonds pour habiller, équiper, armer la garde nationale, à intervenir entre elle et les commandants militaires, à maintenir l'accord entre ses divers bataillons. Ils ont à défendre les forêts du pillage, à empêcher l'envahissement des communaux, à maintenir l'octroi, à protéger les anciens fonction- naires, les ecclésiastiques et les nobles suspects et me- nacés, par-dessus tout à pourvoir, n'importe comment, à l'approvisionnement de la commune qui manque de subsistances, par suite à provoquer des souscriptions, à négocier des achats au loin et jusqu'à l'étranger, à faire marcher des escortes, à dédommager les boulangers, à garnir le marché chaque semaine, malgré la disette, malgré l'insécurité des routes et malgré la résistance des cultivateurs. — C'est à peine si un chef absolu, envoyé de loin et d'en haut, le plus énergique et le plus expert, soutenu par la force armée la plus disciplinée et la plus obéissante, viendrait à bout d'une pareille besogne, et, à sa place, il n'y a qu'une municipalité à qui tout manque, l'autorité, l'instrument, l'expérience, la capa- cité et la volonté.
Dans la campagne, dit un orateur à la tribune1, « sur « 40 000 municipalités, il y en a l20 000 où les officiers « municipaux ne savent ni lire ni écrire ». En effet, le
1. Moniteur, X, 132, discours de M. de Labergerie, 8 novem- bre 1791
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curé en est exclu par la loi, et, sauf en Vendée, le sei- gneur en est exclu par l'opinion. D'ailleurs, en beaucoup de provinces, on ne parle que patois1; le français, sur- tout le français philosophique et abstrait des lois et pro- clamations nouvelles, demeure un grimoire. Impossible d'entendre et d'appliquer les décrets compliqués, les instructions savantes qui arrivent de Paris. — Ils vien- nent à la ville, se font expliquer et commenter tout au long l'office dont ils sont chargés, tâchent de compren- dre, paraissent avoir compris, puis, la semaine suivante, reviennent n'ayant rien compris du tout, ni la façon de tenir les registres de l'état civil, ni la manière de dres- ser le rôle des impôts, ni la distinction des droits féo- daux abolis et des droits féodaux maintenus, ni les règles qu'ils doivent faire observer dans les opérations électorales, ni les limites que la loi pose à leur subor- dination et à leurs pouvoirs. Rien de tout cela n'entre dans leur cervelle brute et novice; au lieu d'un paysan qui vient de quitter ses bœufs, il faudrait ici un homme de loi, aidé d'un commis exercé. — A leur ignorance, ajoutez leur prudence; ils ne veulent pas se faire d'en- nemis dans leur commune, et ils s'abstiennent, surtout en matière d'impôt. Neuf mois après le décret sur la contribution patriotique, « 28 000 municipalités sont en 0 retard, et n'ont (encore) envoyé ni rôles ni aperçus' ».
i. A Slontauban, dans le salon de l'intendant, les dames du pays
ne parlaient que patois, et la grand'mère de la personne lus
bien élevée qui m'a raconté ce l'ait u'entendail pas d'autre langue.
Moniteur, V, 103, séance du 18 juillet 1790, Discours de
M l.e Couteulx, rapporteur.
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A la fin de janvier 179*2, « sur 40 911 municipalités, « 5448 seulement ont déposé leurs matrices, 2560 rôles « seulement sont définitifs et en recouvrement. Un « grand nombre n'ont pas même commencé leurs états « de sections1 ». — C'est bien pis quand ils croient avoir compris et se mettent en devoir d'appliquer. Dans leur esprit incapable d'abstractions, la loi se transforme et se déforme par des interprétations extraordinaires. On verra ce qu'elle y devient quand il s'agit des droits féodaux, des forêts, des communaux, de la circulation des blés, du taux des denrées, de la surveillance des aristocrates, de la protection des personnes et des pro- priétés. Selon eux, elle les autorise et les invite à faire, de force et à l'instant tout ce dont ils ont besoin ou envie pour le moment. — Plus affiné, et capable le plus souvent d'entendre les décrets, l'officier municipal des gros bourgs et des villes n'est guère plus en état de les bien mettre en pratique. Sans doute il est intelligent, plein de bonne volonté, zélé pour le bien public. En somme, pendant les deux premières années de la Révo- lution, c'est la portion la plus instruite et la plus libé- rale de la bourgeoisie qui, à la municipalité comme au département et au district, arrive aux affaires. Presque tous sont des hommes de loi, avocats, notaires, procu-
1. Moniteur, XI, 283, séance du 2 février 1792, discours de Cambon : « Ils s'en retournent croyant entendre ce qu'on leur a « bien expliqué, mais reviennent le lendemain pour recevoir de « nouvelles explications. Des avoués refusent de se rendre sur « les lieux pour diriger les municipalités, disant qu'ils n'y enten- c dent rien. »
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reurs, avec un petit nombre d'anciens privilégiés imbus du même esprit, un chanoine à Besançon, un gentil- homme à Nîmes. Ils ont les meilleures intentions, ils aiment l'ordre et la liberté, ils donnent leur temps et leur argent, ils siègent en permanence, ils accomplis- sent un travail énorme; souvent même ils s'exposent volontairement à de grands dangers. — Mais ce sont des bourgeois philosophes, semblables en cela à leurs députés de l'Assemblée nationale, et, à ce double titre, aussi incapables que leurs députés de gouverner une nation dissoute. A ce double titre, ils sont malveillants pour l'ancien régime, hostiles au calholicisme et aux droits féodaux, défavorables au clergé et à la noblesse, enclins à étendre la portée et à exagérer la rigueur des décrets récents, partisans des droits de l'homme, par suite humanitaires, optimistes, disposés à excuser les méfaits du peuple, hésitants, tardifs et souvent timides en face de l'émeute, bref excellents pour écrire, exhorter et raisonner, mais non pour casser des tètes et pour se faire casser les os. Rien ne les a préparés à devenir, du jour au lendemain, des hommes d'action. Jusqu'ici ils ont toujours vécu en administrés passifs, en particuliers paisibles, en gens de cabinet et de bu- reau, casaniers, discoureurs et polis, à qui les phrases cachaient les choses et qui, le soir, sur le mail, à la promenade, agitaient les grands principes du gouverne- ment sans prendre garde au mécanisme effectif qui, avec la maréchaussée pour dernier rouage, protégeait leur sécurité, leur promenade et leur conversation. Ils
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n'ont point ce sentiment du danger social qui fait le chef véritable et qui subordonne les émotions de la pitié nerveuse aux exigences du devoir public. Ils ne savent pas qu'il vaut mieux faire tuer cent citoyens hon- nêtes que leur laisser pendre un coupable non jugé. Entre leurs mains, la répression n'a ni promptitude, ni raideur, ni constance. Ils restent à l'hôtel de ville ce qu'ils étaient avant d'y entrer, des légistes et des scri- bes, féconds en proclamations, en rapports, en corres- pondances. C'est là tout leur rôle, et, si quelqu'un d'entre eux, plus énergique, veut en sortir, les prises lui manquent sur cette commune que, d'après la Con- stitution, il doit conduire, et sur cette force armée qu'on lui confie pour faire observer la loi.
En effet, pour qu'une autorité soit respectée, il ne faut pas qu'elle naisse sur place et sous la main des su- bordonnés. Lorsque ceux qui la font sont précisément ceux qui la subissent, elle perd son prestige avec son indépendance; car, en la subissant, ils se souviennent qu'ils l'ont faite. Tout à l'heure, un tel, candidat, solli- citait leurs suffrages ; à présent, magistrat, il leur donne des ordres, et cette transformation si brusque est leur œuvre. Difficilement ils passeront du rôle d'élec- teurs souverains à celui d'administrés dociles ; difficile- ment ils reconnaîtront leur commandant dans leur créature. Tout au rebours, ils n'accepteront son ascen- dant que sous bénéfice d'inventaire, et se réserveront en fait les pouvoirs qu'ils lui ont délégués en droit. « Nous l'avons nommé, c'est piur qu'il fasse nosvolon-
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« tés » : rien de plus naturel que ce raisonnement populaire. Il s'applique à l'officier municipal ceint de son écharpe, comme à l'officier de la garde nationale muni de son épaulette, parce que l'écharpe, comme l'épaulelte, conférée par l'arbitraire des électeurs, leur semble toujours un don révocable à leur bon plaisir. Toujours, et notamment en cas de danger ou de grande éinotion publique, le supérieur, s'il est directement nommé par ceux à qui il commande, leur apparaît comme leur commis. — Voilà l'autorité municipale, telle qu'elle est alors, intermittente, incertaine et débile, d'autant plus débile que l'épée, dont les hommes de l'hôtel de ville semblent tenir la poignée, ne sort pas toujours du fourreau à leur volonté. Eux seuls, ils requièrent la garde nationale; mais elle ne dépend point d'eux, et ils ne disposent pas d'elle. Pour qu'ils puissent compter sur son aide, il faut que ses chefs indépendants veuillent bien obéira la réquisition; il faut que les hommes veuil- lent bien obéir à leurs officiers élus; il faut que ces mi- litaires improvisés consentent à quitter leur charrue, leur atelier, leur boutique ou leur bureau, à perdre leur journée, à faire patrouille la nuit, à recevoir des volées de pierres, à tirer sur une foule ameutée dont souvent ils partagent les colères ou les préjugés. — Sans doute ils feront feu quelquefois; mais ordinaire- ment ils resteront l'arme au bras. A la fin, ils se lasse- ront d'un service pénible, dangereux, perpétuel, odieux et pour lequel ils ne sont pas faits. Ils ne viendront pas, ou ils arriveront trop tard et en trop petit nombre. En
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ce cas, la troupe requise comme eux restera immobile à leur exemple, et le magistrat municipal, entre les mains duquel l'épée aura glissé, ne pourra que mander douloureusement à ses supérieurs du district et du département les violences populaires dont il aura été l'inutile témoin. — En d'autres cas, et surtout dans les campagnes, sa condition est pire. Tambour en tète, la garde nationale vient le prendre à la maison commune, afin d'autoriser par sa présence et de légaliser par ses arrêtés les attentats qu'elle veut commettre. Il marebe saisi au collet, et signe sous les baïonnettes. Cette fois, son instrument, non seulement s'est dérobé, mais s'est retourné; au lieu d'en tenir la poignée, il en sent la pointe, et la force armée, dont il devrait se servir, se sert de lui.
IV
Voici donc le vrai souverain, l'électeur garde national et votant. C'est bien lui que la Constitution a voulu faire roi; à tous les degrés de la hiérarchie, il est là, avec son suffrage pour déléguer l'autorité, et avec son fusil pour en assurer l'exercice. — Par son libre choix, il crée tous les pouvoirs locaux, intermédiaires et centraux, législatifs, administratifs, ecclésiastiques et judiciaires. Directement et dans les assemblées primaires, il nomme le maire, le corps municipal, le procureur et le conseil de la commune, le juge de paix et ses assesseurs, les électeurs du second degré. Indirectement et par ces électeurs élus, il nomme les administrateurs et procu-
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reurs-syndics du district et du département, les juges au civil et au criminel, l'accusateur public, les évêques et curés, les membres de l'Assemblée nationale, les jurés de la haute cour nationale1. — Tous ces mandais qu'il confère sont à courte échéance, et les principaux, ceux: d'officier municipal, d'électeur, de député, r.e durent que deux ans; au bout de ce bref délai, ses man- dataires sont ramenés sous son vote, afin que, s'ils lui déplaisent, il puisse les remplacer par d'autres. Il ne faut pas que ses choix l'enchaînent, et, dans une maison bien tenue, le propriétaire légitime doit être à même de renouveler librement, aisément, fréquemment son per- sonnel de commis. — On n'a confiance qu'en lui et, pour plus de sûreté, on lui a remis les armes. Quand ses commis doivent employer la force, c'est lui qui la leur prête. Ce qu'il a voulu comme électeur, il l'exécute comme garde national. A deux reprises, il intervient, toujours d'une façon décisive, et son ascendant sur les pouvoirs légaux est irrésistible, puisqu'ils ne naissent que par son vote et ne sont obéis (pie par son concours. — Mais tous ces droits sont en même temps des charges. f.a Constitution le qualifie de citoyen aclif, et, par excel- lence, il l'est ou doit l'être, puisque l'action publique ne commence et n'aboutit que par lui. puisque tout dé- pend de sa capacité ri de son zèle, puisque la machine n'est bonne et n'opère qu'à proportion de son discerne- ment, dt1 sa ponctualité, de son sang-froid, de sa fermeté, de sa discipline au scrutin et dans les rangs. La lui lui 4. Lot du 11-1 j mai 1701,
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demande un service incessant de jour et de nuit, de corps et d'esprit, comme gendarme et comme électeur. — Ce que doit peser ce service de gendarme, on en peut juger par le nombre des émeutes. Combien est pesant ce service d'électeur, la liste des élections va le montrer. En février, mars, avril et mai 1789, assemblées de paroisse très longues pour eboisir les électeurs et écrire les doléances; assemblées de bailliage encore plus lon- gues pour choisir les députés et rédiger le cabier. — En juillet et août 1789, assemblées spontanées pour élire ou confirmer les corps municipaux; autres assem- blées spontanées par lesquelles les milices se forment et nomment leurs officiers; puis, dans la suite, assem- blées incessantes de ces mêmes milices, pour se fondre en une seule garde nationale, pour renouveler leurs offi- ciers, pour députer aux fédérations. — En décembre 1789 et janvier 1790, assemblées primaires pour élire les officiers municipaux et leur conseil. — En mai 1790, assemblées primaires et secondaires pour nommer les administrateurs de département et de district. — En octobre 1790, assemblées primaires pour élire le juge de paix et ses assesseurs, assemblées secondaires pour élire le tribunal de district. — En novembre 1790, as- semblées primaires pour renouveler une moitié du corp. municipal. — En février et mars 1791, assemblées se- condaires pour nommer l'évèque et les curés. — En juin, juillet, août et septembre 1791, assemblées primaires et secondaires pour renouveler une moitié des administra- teurs de département et de district, pour nommer le
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président, l'accusateur public et le greffier du tribunal criminel, pour choisir les députés. — En novembre 1 791, assemblées primaires pour renouveler une moitié du conseil municipal. — Notez que beaucoup de ces élec- tions traînent, parce que les votants manquent d'expé- rience, parce que les formalités sont compliquées, parce que l'opinion est divisée. En août et septembre 1791, à Tours, elles se prolongent pendant treize jours1; àTroyes, en janvier 1790, au lieu de trois jours, elles occupent trois semaines ; à Paris, en septembre et octobre 1791, rien que pour choisir les députés, elles durent trente-sept jours; en nombre d'endroits, elles sont contestées, cas- sées et recommencent. — A ces convocations univer- selles qui mettent en mouvement toute la France, joignez les convocations locales par lesquelles une commune s'assemble pour approuver ou contredire ses officiers municipaux, pour réclamer auprès du département, du roi, ou de l'Assemblée, pour demander le maintien de son curé, l'approvisionnement de son marché, la venue ou le renvoi d'un détachement militaire, et songez à tout ce que ces convocations, pétitions, nominations supposent de comités préparatoires, de réunions préala- bles, de débats préliminaires. Toute représentation pu- blique commence par des répétitions à huis clos. On ne s'entend pas du premier coup pour choisir un candidat, il surtout une liste de candidats, pour nommer dans chaque commune de trois à vingt et un officiers muni-
1. Procès-verbal de l'assemblée électorale du département d'Indre-et-Loire { 1 7 U 1 , imprimé).
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cipaux et de six à quarante-deux notables, pour nommer douze administrateurs au district et trente-six adminis- trateurs au département, d'autant plus que la liste doit être double et contenir deux fois autant de noms qu'il y a de places à remplir. En toute élection importante, on peut compter qu'un mois d'avance les électeurs seront en branle, et que quatre semaines de discussions, ma- nœuvres, conciliabules ne sont pas de trop pour l'examen des candidatures et pour le racolage des voix. — Ajoutez donc cette longue préface à chacune de ces élections si longues, si souvent répétées, et maintenant faites une masse de tous les dérangements et déplacements, de toutes les pertes de temps, de tout le travail que l'opé- ration réclame. Chaque convocation des assemblées primaires appelle, pendant une ou plusieurs journées, à la maison commune ou au chef-lieu de canton, environ trois millions cinq cent mille électeurs du premier degré. Chaque convocation des assemblées du second degré fait venir et séjourner au chef-lieu de leur dépar- tement, puis au chef-lieu de leur district, environ qua- rante mille électeurs élus. Chaque remaniement ou réé- lection dans la garde nationale assemble sur la place publique ou fait défiler au scrutin de la maison com- mune trois ou quatre millions de gardes nationaux. Chaque fédération, après avoir exigé le même rassem- blement ou le même défilé, envoie, aux chefs-lieux des districts et des départements, des délégués par centaines de mille, et, à Paris, des délégués par dizaines de mille. — Institués au prix de tant d'efforts, les pouvoirs ne
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fonctionnent que par un effort égal : dans une seule branche d'administration1, ils occupent 2988 adminis- trateurs au département, 6950 au district, 1 175 000 à la commune, en tout près de 1 200 000 administrateurs, et l'on a vu si leur office est une sinécure. Jamais ma- chine n'a requis pour s'établir et marcher une aussi prodigieuse dépense de forces. Aux Etats-Unis, où main- tenant elle se fausse par son propre jeu, on a calculé que, pour satisfaire au vœu de la loi et maintenir chaque rouage à sa place exacte, il faudrait que chaque citoyen donnât par semaine un jour entier, un sixième de son temps aux affaires publiques. En France, où le régime est nouveau, où le désordre est universel, où le service de garde national vient compliquer le service d'élec- teur et d'administrateur, j'estime qu'il faudrait deux jours. A cela aboutit la Constitution ; telle est son injonc- tion latente et finale : chaque citoyen actif donnera aux affaires publiques un tiers de son temps.
Or ces douze cent mille administrateurs, ces trois ou quatre millions d'électeurs ».t de gardes nationaux sont justement les hommes de France qui ont le moins de loisir. En effet, dans la classe des citoyens actifs sont compris presque tous les hommes qui travaillent de leur esprit ou de leurs bras. La loi n'a mis à l'écart que les domestiques appliqués au service de la personne et les simples manœuvres qui, dépourvus de toute pro- priété ou de revenu, gagnent moins de vingt et un sous par jour. Partant, un garçon meunier attaché au service
1. Ferrières, I, 367.
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du moulin, le moindre métayer, tout villageois proprié- taire d'une chaumière ou d'un carré de légumes, l'ou- vrier ordinaire vote aux assemblées primaires et peut devenir officier municipal. De plus, s'il paye dix francs par an de contribution directe, s'il est fermier ou métayer d'un bien qui rapporte quatre cents livres, si son loyer est de cent à cent cinquante francs, il peut être électeur élu, administrateur de district et de département. A ce taux les éligibles sont innombrables : dans le Doubs, en 17901, ils forment les deux tiers des citoyens actifs. Ainsi, à tous ou presque à tous, le chemin de tous les offices est ouvert, et la loi n'a pris aucune précaution pour en réserver ou en ménager l'entrée à l'élite qui pourrait le mieux les remplir. Au contraire, dans la pratique, nobles, dignitaires ecclésiastiques, parlemen- taires, grands fonctionnaires de l'ancien régime, haute bourgeoisie, presque tous les gens riches qui ont des loisirs sont exclus des élections par la violence, et des places par l'opinion; bientôt ils se cantonnent dans la vie privée, et, par découragement ou dégoût, par scru- pules monarchiques ou religieux, ils renoncent à la vie publique. — Par suite tout le faix des fonctions nou- velles retombe sur les plus occupés, négociants, indus- triels, gens de loi, employés, boutiquiers, artisans, cultivateurs. Ce sont eux qui doivent donner un tiers de leur temps déjà tout pris, négliger leur besogne pri- vée pour un travail public, quitter leur moisson, leur établi, leur échoppe ou leurs dossiers, pour escorter des 1. Sauzay, I, 191 (21 711 éligibles sur 32 288 citoyens inscrits).
LA RÉVOLUTION. Il T. IV. — 3
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convois et faire patrouille, pour courir, séjourner et sié- ger à la maison commune, au chef-lieu de canton, de district ou de département1, sous une pluie de phrases et de paperasses, avec le sentiment qu'ils font une corvée gratuite, et que cette corvée ne profite guère au public. — Pendant les six premiers mois, ils la font de bon cœur : pour écrire les cahiers, pour s'armer contre les brigands, pour supprimer les impôts, les redevances el la dîme, leur zèle est très vif. Mais, cela obtenu ou extorqué, décrété en droit ou accompli en fait, qu'on ne les dérange plus. Ils ont besoin de tout leur temps . ils ont leur récolte à rentrer, leurs chalands à servir, leurs commandes à livrer, leurs écritures à faire, leurs échéances à payer, toutes besognes urgentes qu'on ne peut ni ne doit abandonner ou interrompre. Sous le fouet de la nécessité et de l'occasion, ils ont donné un grand coup de collier, et, si on les en croit, désem- bourbé la charrette publique; mais ce n'est pas pour s'y atteler à perpétuité et la traîner eux-mêmes. Con- finés depuis des siècles dans la vie privée, chacun d'eux
1. Procès-verbal de l'assemblée électorale du département d'In- dre-et-Loire, 27 août 1791. « Un membre de l'assemblée a fait la a motion que tous les membres qui la composent fussent indem- u nisés de la dépense que leur occasionneraient leur déplacc- i ment et le loii£ séjour qu'ils devaient faire dans la ville OÙ « l'assemblée tenait séance. Il a observé que les habitants de la
campagne étaient ceux qui souffraienl le plus, leurs travaux « étanï leur unique richesse; que, si l'on fermait l'œil à celte lamation, ils seraient, malgré leur patriotisme, forcés de se o retirer et d'abandonner leur importante mission; qu'alors les « assemblées <leetorales seraient désertes, ou seraient composées « de ceux à qui leurs facultés permettraient ce sacrifice. »
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a sa petite brouette qu'il pousse, et c'est de celle-ci d'abord et surtout qu'il se croit responsable. Dès le commencement de 1790, le relevé des votes montre au- tant d'absents que de présents : à Besançon, sur 5200 in- scrits il n'y a que 959 votants; quatre mois après, plus de la moitié des électeurs manque au scrutin1, et, dans toute la France, à Paris même, la tiédeur ne fera que croître. Des administrés de Louis XV et de Louis XVI ne deviennent pas du jour au lendemain des citoyens de Florence ou d'Athènes. On n'improvise pas, clans le cœiir et l'esprit de trois ou quatre millions d'hommes, des facultés et des habitudes capables de détourner un tiers de leurs forces vers un travail nouveau, dispropor- tionné, gratuit et de surcroit. — Au fond de toutes les combinaisons politiques que l'on fait et que, pendant dix ans, l'on va faire, git un chiffre faux, d'une fausseté monstrueuse. Arbitrairement, et sans y avoir regardé, on attribue au métal humain qu'on emploie tel poids et telle résistance. Il se trouve à l'épreuve que le métal a dix fois moins de résistance et vingt fois plus de poids.
A défaut du grand nombre qui se dérobe, c'est le petit nombre qui fait le service et prend le pouvoir. Par la démission de la majorité, la minorité devient souve- raine, et la besogne publique, désertée par la multitude indécise, inerte, absente, échoit au groupe résolu, agis-
1. Sauzay, I, 147, 192.
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sant, présent, qui trouve le loisir et qui a la volonté de s'en charger. Dans un régime où toutes les places sont électives et où les élections sont fréquentes, la politique devient une carrière pour ceux qui lui subordonnent leurs intérêts privés ou y trouvent leur avantage per- sonnel ; il y en a cinq ou six dans chaque village, vingt ou trente dans chaque bourg, quelques centaines dans chaque ville, quelques milliers à Paris1. Voilà les vrais citoyens actifs. Eux seuls donnent tout leur temps et toute leur attention aux affaires publiques, correspon- dent avec les journaux et avec les députés de Paris, re- çoivent et colportent sur chaque grande question le mot d'ordre, tiennent des conciliabules, provoquent des réunions, font des motions, rédigent des adresses, sur- veillent, gourmandent, ou dénoncent les magistrats lo- caux, se forment en comités, lancent et patronnent des candidatures, vont dans les faubourgs et dans les cam- pagnes pour recruter des voix. — En récompense de ce travail, ils ont la puissance; car ils mènent les élections et sont élus aux offices ou pourvus de places par leurs candidats élus. Il y a un nombre prodigieux de ces offices et de ces places, non seulement celles d'officiers de la garde nationale et d'administrateurs de la commune, du district ou du département, qui sont gratuites ou peu s'en faut, mais quantité d'autres qui sont payées*; 8ô d'évè- qués, 7.M) de députés, 400 déjuges au criminel, 5700 de
1. Pour le détail de ces chiiïres, voir Sa Conquête jacobine, tome \ I, livre IV.
2. Ferrières, 1,307. Ci. les diverses lois ci-dessus.
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juges au civil, 5000 de juges de paix, 20 000 d'asses- seurs aux juges de paix, 40 000 de percepteurs commu- naux, 46 000 de curés, sans compter les emplois acces- soires ou infimes qui sont par dizaines et par centaines de mille, depuis les secrétaires, greffiers, huissiers et notaires, jusqu'aux gendarmes, recors, garçons de bu- reau, bedeaux, fossoyeurs, gardiens de séquestre. La pâ- ture est immense pour les ambitieux ; elle n'est pas mince pour les besogneux, et ils la saisissent. — Telle est ia règle dans la démocratie pure : c'est ainsi que pullule aux États-Unis la fourmilière des polilicians. Quand la loi appelle incessamment tous les citoyens à l'action po- litique, quelques-uns seulement s'y adonnent. Dans cette œuvre spéciale, ceux-ci deviennent spéciaux, par suite prépondérants. Mais, en échange de leur peine, il leur faut un salaire, et l'élection leur donne les places, parce qu'ils ont manipulé l'élection.
Deux sortes d'hommes recrutent cette minorité domi- nante : d'une part les exaltés, et de l'autre les dé- classés. Vers la fin de 1789, les gens modérés, occu- pés, rentrent au logis, et, chaque jour, sont moins disposés à en sortir. La place publique appartient aux autres, à ceux qui, par zèle et passion politique, aban- donnent leurs affaires, et à ceux qui, comprimés dar.s leur case sociale ou refoulés hors des compartiments ordinaires, n'attendaient qu'une issue nouvelle pour s'élancer. — En ce temps d'utopie et de révolution, ni les uns ni les autres ne manquent. Lancé à pleines poignées, le dogme de la souveraineté populaire est tombé, comme
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une semonce, à travers l'espace, et a végété dans les tètes chaudes, dans les esprits courts et précipités, qui, une fois pris par une pensée, y demeurent clos et captifs, chez les raisonneurs qui, partis d'un principe, foncent en avant comme un cheval à qui on a mis des œillères, notamment chez les gens de loi qui, par mé- tier, sont hahitués à déduire, chez le procureur de vil- lage, le moine défroqué, le curé intrus et excommunié, surtout chez le journaliste ou l'orateur local, qui, pour la première fois, trouve un auditoire, des applaudisse- ments, un ascendant et un avenir. ïl n'y a qu'eux pour faire le travail compliqué et perpétuel que comporte la nouvelle Constitution ; car il n'y a qu'eux dont les espé- rances soient illimitées, dont le rêve soit cohérent, dont la doctrine soit simple, dont l'enthousiasme soit conta- gieux, dont les scrupules soient nuls et dont la pré- somption soit parfaite. Ainsi s'est forgée et trempée en eux la volonté raidie, le ressort intérieur qui, chaque jour, se bande davantage et les pousse vers tous les postes de la propagande et de l'action. — Pendant la seconde moitié de 1790, on les voit partout, à l'exemple des Jacobins de Paris et sous le nom d'amis de la Constitution, se grouper en sociétés populaires. Dans chaque ville ou bourgade naît un club de patriotes, qui, tous les soirs ou plusieurs soirs par semaine, s'assem- blent « pour coopérer au salut de la chose publique1 ».
1. Constant, Histoire d'un club jacobin en province (Fontaine- bleau), p. 15. (Procès verbaui de la fondation des clubs de Uoret, Thornery, Nemours, Uontereau.]
L'ASSEMBLEE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 3G
Cest un organe nouveau, spontané, supplémentaire et parasite, qui, à côté des organes légaux, se développe cans le corps social. Insensiblement, il va grossir, tirer à soi la substance des autres, les employer à ses fins, se substituer à eux, agir par lui-même et pour lui seul, sorte d'excroissance dévorante dont l'envabissement est irrésistible, non seulement parce que les circonstances et le jeu de la Constitution la nourrissent, mais encore parce que son germe, déposé à de grandes profon- deurs, est une portion vivante de la Constitution.
En effet, en tête de la Constitution et des décrets qui s'y rattachent, s'étale la Déclaration des Droits de l'homme. — Dès lors, et de l'aveu des législateurs eux- mêmes, il faut distinguer deux parties dans la loi : l'une supérieure, éternelle, inviolable, qui est le prin- cipe évident par lui-même; l'autre inférieure, passa- gère, discutable, qui comprend les applications plus ou moins exactes ou erronées. Nulle application ne vaut si elle déroge au principe. Nulle institution ou autorité ne mérite obéissance si elle est contraire aux droits qu'elle a pour but de garantir. Antérieurs à la société, ces droits sacrés priment toute convention sociale, et, quand nous voulons savoir si l'injonction légale est légitime, nous n'avons qu'à vérifier si elle est conforme au droit naturel. Reportons-nous donc, en chaque cas douteux ou difficile, vers cet évangile philosophique, vers ce catéchisme incontesté, vers ces articles de foi primordiaux que l'Assemblée nationale a proclamés. — Elle-même, expressément, nous y invite. Car elle nous
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avertit que (< l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits « de l'homme sont les seules causes des malheurs pii- « hlics et de la corruption des gouvernements ». Ele déclare que « le but de toute association politique est « la conservation de ces droits naturels et imprescrip- « tibles ». Elle les énonce « afin que les actes du pouvoir a législatif et ceux du pouvoir exécutif puissent être 4 « chaque instant comparés avec le but de toute insti- « tution politique ». Elle veut « que sa déclaration soit a constamment présente à tous les membres du corps « social ». — C'est nous dire de contrôler les applica- tions par le principe, et nous fournir la règle d'après laquelle nous pourrons et nous devrons accorder, me- surer ou même refuser notre soumission, notre défé- rence, notre tolérance aux institutions établies et au pouvoir légal.
Quels sont-ils, ces droits supérieurs, et, en cas de contestation, qui prononcera comme arbitre? — Ici rien de semblable aux déclarations précises de la Consti- tution américaine1, à ces prescriptions positives qui peuvent servir de support à une réclamation judiciaire, à ces interdictions expresses qui empêchent d'avance plusieurs sortes de lois, qui tracent une limite à l'action des pouvoirs publics, qui circonscrivent des territoires
1. Cf. la Déclaration d'indépendance du i juillet 1776 (sauf la première phrase, qui est une réclame de circonstance ù l'adresse des philosophes européens). — Pour la Constitution du 4 mais 1789, Jeflerson proposa une Déclaration des Droits qui fut refusée. On se contenta d'y ajouter les onze amendements qui énoncent Jes libellés fondamentales du citoyen.
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où l'État ne peut entrer, parce qu'ils sont réservés à l'individu. Au contraire, dans la déclaration de l'Assem- blée nationale, la plupart des articles ne sont que des dogmes abstraits, des définitions métaphysiques, des axiomes plus ou moins littéraires, c'est-à-dire plus ou moins faux, tantôt vagues et tantôt contradictoires, susceptibles de plusieurs sens et susceptibles de sens opposés, bons pour une harangue d'apparat et non pour un usage effectif, simple décor, sorte d'enseigne pom- peuse, inutile et pesante, qui, guindée sur la devanture de là maison constitutionnelle et secouée tous les jours par des mains violentes, ne peut manquer de tomber bientôt sur la tête des passants1. — On n'a rien fait pour parer à ce danger visible. Rien de semblable ici à cette Cour suprême qui aux États-Unis est la gardienne de la Constitution, même contre le Congrès, qui, au nom de la Constitution, peut invalider en fait une loi même votée et sanctionnée par tous les pouvoirs et dans toutes les formes, qui reçoit la plainte du particulier lésé par la loi inconstitutionnelle, qui arrête la main du shérif ou du percepteur levée sur lui, et qui lui assigne sur eux des intérêts et dommages. On a proclamé des droits
1. Article I". « Les hommes naissent et demeurent libres et « égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fon- « dues que sur l'utilité commune. »
La première phrase condamne la royauté héréditaire consacrée par la Constitution. Au moyen de la seconde phrase, on peut légitimer la monarchie et l'aristocratie héréditaires. — Articles 10 et 11 sur la manifestation des opinions religieuses, sur la liberté de la parole et de la presse. — En vertu de ces deux articles, on peut soumettre les cultes, la parole et la presse au régime le plus répressif, etc.
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indéfinis et discordants, sans pourvoir à leur interpré- tation, à leur application, à leur sanction. On ne leur a point ménagé d'organe spécial. On n'a point chargé un tribunal distinct d'accueillir leurs réclamations, de terminer leurs litiges légalement, pacifiquement, en dernier ressort, par un arrêté définitif qui devienne un précédent et serre le sens lâche du texte. On charge de tout cela tout le monde, c'est-à-dire ceux qui veulent s'en charger, en d'autres termes la minorité délibé- rante et agissante. — Ainsi, dans chaque ville ou bour- gade, c'est le club local qui, avec l'autorisation du légis- lateur lui-même, devient le champion, l'arbitre, l'inter- prète, le ministre des droits de l'homme, et qui, au nom de ces droits supérieurs, peut protester ou s'insur- ger, si bon lui semble, non seulement contre les actes légitimes des pouvoirs légaux, mais encore contre le texte authentique de la Constitution et des lois.
Considérez en effet ces droits tels qu'on les proclame, avec le commentaire du harangueur qui les explique au club, devant des esprits échauffés et entreprenants, ou dans la rue, devant une foule surexcitée et grossière. Tous les articles de la Déclaration sont des poignards dirigés contre la société humaine, et il n'y a qu'à pous- ser le manche pour faire entrer la lame1. — Parmi « ces droits naturels et imprescriptibles », le législa- teur a mis « la résistance à l'oppression ». Nous sommes
1. Bûchez et Roux, Vf, 'J"»7 (Discours de Halouet, à propos de la revision, "> août 1791). « Vous donnez continuellement au peuple
li tentation de la souveraineté, sans lui en confier imniédiate-
a nient l'exercice. »
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 43
opprimés, résistons et levons-nous en armes. — Selon le législateur, « la société a le droit de demander « compte à tout agent public de son administration ». Allons à l'hôtel de ville, interrogeons nos magistrats tièdes ou suspects, surveillons leurs séances, vérifions s'ils poursuivent les prêtres et s'ils désarment les aristocrates, empêchons-les de machiner contre le peuple, et faisons marcher ces mauvais commis. — Selon le législateur, « tous les citoyens ont le droit de « concourir personnellement ou par leurs représentants « à la formation de la loi ». Ainsi, plus d'électeurs pri- vilégiés par leurs trois francs de contribution ; à bas la nouvelle aristocratie des citoyens actifs; restituons à deux millions de prolétaires le droit de suffrage que la Constitution leur a frauduleusement dérobé. — Selon le législateur, « les hommes naissent et demeurent libres « et égaux en droits ». Par conséquent, que nul ne soit exclu de la garde nationale; à tous, même aux indi- gents, une arme, pique ou fusil, pour défendre leur liberté. — Aux termes mêmes de la Déclaration, « il n'y « a plus ni vénalité ni hérédité d'aucun office public ». Ainsi la royauté héréditaire est illégitime : allons aux Tuileries et jetons le trône à bas. — Aux termes mêmes de la Déclaration, « la loi est l'expression de la volonté « générale ». Écoutez ces clameurs de la place publique, ces pétitions qui arrivent de toutes les villes : voilà la volonté générale qui est la loi vivante et qui abolit la loi écrite. A ce titre, les meneurs de quelques clubs de Paris déposeront le roi, violenteront l'Assemblée législa-
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tive, décimeront la Convention nationale. — En d'autres termes, la minorité bruyante et factieuse va supplanter la nation souveraine, et désormais rien ne lui manque pour faire ce qui lui plait quand il lui plaît. Car le jeu de la Constitution lui a donné la réalité du pouvoir, et le préambule de la Constitution lui donne l'apparence du droit.
VI
Telle est l'œuvre de l'Assemblée constituante. Par plusieurs lois, surtout par celles qui intéressent la vie privée, par l'institution de l'état civil, par le code pénal et le code rural1, par les premiers commencements et la promesse d'un code civil uniforme, par l'énoncé de quelques régies simples en matière d'impôt, de procé- dure et d'administration, elle a semé de bons germes. Mais, en tout ce qui regarde les institutions politiques et l'organisation sociale, elle a opéré comme une aca- démie d'utopistes et non comme une législature de pra- ticiens. — Sur le corps malade qui lui était confié, elle a exécuté des amputations aussi inutiles que démesu- rées, et appliqué des bandages aussi insuffisants que malfaisants. Sauf deux ou trois restrictions admises par inconséquence, sauf le maintien d'une royauté de parade et l'obligation d'un petit cens électoral, elle a suivi jusqu'au bout son principe, qui est celui de Rous- seau. De parti pris, elle a refusé de considérer l'homme
I. Décret» du 25 Beptembre-6 octobre 1791, 28 scptembre-G oo> tulire 17'Jl
I/ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON (EUVRE 45
réel qui était sous ses yeux, et s'est obstinée à ne voir en lui que l'être abstrait créé par les livres. — Par suite, avec un aveuglement et une raideur de chirurgien spé- culatif, elle a détruit, dans la société livrée à son bis- touri et à ses théories, non seulement les tumeurs, les disproportions et les froissements des organes, mais encore les organes eux-mêmes et jusqu'à ces noyaux vivants et directeurs autour desquels les cellules s'or- donnent pour recomposer un organe détruit, d'un côté ces groupes anciens, spontanés et persistants que la géographie, l'histoire, la communauté d'occupations et d'intérêts avaient formés, d'un autre côté ces chefs naturels que leur nom, leur illustration, leur éducation, leur indépendance, leur bonne volonté, leurs aptitudes désignaient pour le premier rôle. D'une part, elle dé- pouille, laisse ruiner et proscrire toute la classe su- périeure, noblesse, parlementaires, grande bourgeoisie. D'autre part, elle dépossède et dissout tous les corps historiques ou naturels, congrégations religieuses, clergé, provinces, parlements, corporations d'art, de profession ou de métier. — L'opération faite, tout lien ou attache entre les hommes se trouve coupé, toute subordination ou hiérarchie a disparu. Il n'y a plus de cadres et il n'y a plus de chefs. Il ne reste que des individus, vingt-six millions d'atomes égaux et disjoints. Jamais matière plus désagrégée et plus incapable de résistance ne fut offerte aux mains qui voudront la pétrir; il leur suffira pour réussir d'être dures et vio- lentes. — Elles sont prêtes, ces mains brutales, et
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l'Assemblée qui a fait la poussière a préparé aussi Je pilon. Aussi maladroite pour construire que pour détruire, elle invente, pour remettre l'ordre dans une société bouleversée, une machine qui, à elle seule, mettrait le désordre dans une société tranquille. Ce n'était point trop du gouvernement le plus absolu et le plus concentré pour opérer sans trouble un tel nivel- lement des rangs, une telle décomposition des groupes, un tel déplacement de la propriété. A moins d'une armée bien commandée, obéissante et partout présente, on ne fait point pacifiquement une grande transforma- tion sociale; c'est ainsi que le tsar Alexandre a pu affranchir les paysans russes. — Tout au rebours, la Constitution nouvelle1 réduit le roi au rôle de président honoraire, suspect et contesté d'un Etat désorganisé. Entre lui et le corps législatif elle ne met que des occasions de conflit et supprime tous les moyens de concorde. Sur les administrations qu'il doit diriger, le monarque n'a point de prise, et, du centre aux exttv-
1. Sur l'absurdité de la Constitution, les contemporains impar- tiaux et compétents sont unanimes.
a La Constitution était un vrai monstre. Il y avaîl trop de monar- a chic pour une république et trop de république pour une
monarchie. Le roi était un hors-d'œuvre ; il était partout en a apparence et n'avait aucun pouvoir réel. » (Duinont, 559.)
a La conviction générale et presque universelle est que cette « Constitution est inexécutable. Du premier jusqu'au dernier, a ceux qui l'ont faite la condamnent. » (G. Morris, 50 septem- bre 1791.)
' « Chaque jour montre plus clairement que leur nouvelle Con- <i stitution n'est bonne à rien. » [Id., 27 décembre IT'.il.)
Cf. le discours si judicieux et prophétique de Malouet (5 août 1791 ; Bûchez et Houx, XI, 27.7).
L'ASSEMBLEE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE 47
mités de l'État, l'indépendance mutuelle des pouvoirs intercale partout la tiédeur, l'inertie, la désobéissance entre l'injonction et l'exécution. La France est une fédération de quarante mille municipalités souve- raines, où l'autorité des magistrats légaux vacille selon les caprices des citoyens actifs, où les citoyens actifs, trop chargés, se dérobent à leur emploi public, où une minorité de fanatiques et d'ambitieux accapare la parole, l'influence, les suffrages, le pouvoir, l'action, et autorise ses usurpations multipliées, son despo- tisme sans frein, ses attentats croissants, par la Décla- ration des Droits de l'homme. — Le chef-d'œuvre de la raison spéculative et de la déraison pratique est accompli; en vertu de la Constitution, l'anarchie spon- tanée devient l'anarchie légale. Celle-ci est parfaite; on n'en a pas vu de plus belle depuis le neuvième siècle.
LIVIIE I
LA CONSTITUTION APPLIQUEE
La niivoLiîio.v ii
T. IV. —
LIVRE TROISIEME
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE
CHAPITRE I
ï. Les fédérations. — Application populaire de la théorie philoso- phique. — Célébration idyllique du contrat social. — Différence de la volonté superficielle et de la volonté profonde. — Perma- nence du désordre. — II. Indépendance des municipalités. — Causes de leur initiative. — Le sentiment du danger. — Issy- l'Évêque en 1789. — L'exaltation de l'orgueil. — La Bretagne en 1790. — Usurpation des municipalités. — Prise des cita- delles. — Violences contre les commandants. — Arrestation des convois. — Impuissance des directoires. — Impuissance des ministres. — Marseille en 1790. — III. Indépendance des groupes. — Causes de leur initiative. — Le peuple délibérant. — Impuissance des municipalités. — Violences qu'elles subis-
- sent. — Aix en 1790. — Le gouvernement partout désobéi ou perverti.
Si jamais utopie parut applicable, bien mieux, appli- quée, convertie en fait, instituée à demeure, c'est celle de Rousseau en 1789 et dans les trois années qui sui- vent. Car non seulement ses principes ont passé dans les lois et son esprit anime la Constitution tout entière, mais encore il semble que la nation ait pris au sérieux
50 LA RÉVOLUTION
son jeu d'idéologie, sa fiction abstraite. Cette fiction, elle l'exécute de point en point. Un contrat social effectif et spontané, une immense assemblée d'bommes qui, pour la première fois, viennent librement s'associer entre eux, reconnaître leurs droits respectifs, s'engager par un pacte explicite, se lier par un serment solennel, telle est la recelte sociale prescrite par les pbilosopbes : on la suit à la lettre. — Bien plus, comme la recelte est répu- tée infaillible, l'imagination entre en branle, et la sen- sibilité du temps fait son office. Il est admis que les hommes, en redevenant égaux, sont redevenus frères1. Une subite et merveilleuse concorde de toutes les volon- tés et de toutes les intelligences va ramener .l'âge d'or sur la terre. Il convient donc que le contrat social soit une fête, une touchante et sublime idylle, où, d'un bout de la France à l'autre, tous, la main dans la main, viennent jurer le nouveau pacte, avec des chants, des danses, des larmes d'attendrissement, des cris d'allé- gresse, dignes prémices de la félicité publique. En effet, d'un accord unanime, l'idylle se joue comme d'après un programme écrit.
Le 29 novembre 1789, à L'Etoile près de Valence, les fédérations ont commencé*. Douze mille gardes natio- naux des deux rives du Rhône se promettent « de rester
1. Adresse de la Commune de Paris, 5 juin 1790. « Qu'au a môme jour (l'anniversaire de la prise de la Ilastille) un cri « ]>lus touchant se lusse entendre: o Français, nous sommes tous g frères! Oui, nous sommes frères, nous sommes libres, nous « avons une patrie I d [Bûchez et Roux, VI, 275.)
2. Bûchez él Roux, IV. 3, 309; V. 123; VI. 274, 309. — Duver- giér, Collection des Ims et décrets. Décuat du 8-9 juin 1790.
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« à jamais unis, de protéger la circulation des subsis- « tances et de soutenir les lois émanées de l'Assem- « blée nationale ». — Le 15 décembre, à Montélimart, six mille hommes, représentants de vingt-sept mille autres, font un serment pareil, et se confédèrent avec leurs de- vanciers. — Là-dessus, de mois en mois et de province en province, l'ébranlement se propage. Les quatorze villes bailliagères de la Franche-Comté forment une ligue patriotique. A Pontivy, la Bretagne se fédère avec l'Anjou. Cent mille gardes nationaux du Yivarais et du Languedoc envoient leurs délégués à Voûte. Quatre-vingt mille des Vosges ont leurs députés à Épinal. En février, mars, avril et mai 1790, dans l'Alsace, la Champagne, le Dauphiné, l'Orléanais, la Touraine, le Lyonnais, la Provence, même spectacle. A Draguignan, huit mille gardes nationaux jurent en présence de vingt mille spec- tateurs. A Lyon, cinquante mille hommes, délégués de plus de cinq cent mille autres, font le serment civique. — Mais, pour former la France, ce n'est pas assez des unions locales : il faut encore l'union générale de tous les Français. Nombre de gardes nationales ont écrit déjà pour s'affilier à celle de Paris, et le 5 juin, sur la proposition de la municipalité parisienne, l'Assemblée décrète la Fédération universelle. Elle se fera le 14 juil- let, partout à la fois, aux extrémités et au centre. Il y en aura une au chef-lieu de chaque district, une au chef-lieu de chaque département, une au chef-lieu du royaume. Pour celle-ci, chaque garde nationale députe à Paris un homme sur deux cents, chaque régiment un
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officier, un sous-officier et quatre soldats. — Au Champ- de-Mars, théâtre de la fête, on voit arriver quatorze mille représentants de la garde nationale des provinces, onze à douze mille représentants de l'armée de terre et de mer, outre la garde nationale de Paris, outre cent soixante mille spectateurs sur les tertres de l'enceinte, outre une foule encore plus grande sur les amphithéâ- tres de Ghaillot et de Passy. Tous ensemble se lèvent, jurent fidélité à la nation, à la loi, au roi, à la Constitu- tion nouvelle. Au bruit du canon qui annonce leur ser- ment, les Parisiens qui sont demeurés au logis, hom- mes, femmes, enfants, lèvent la main du côté du Champ- de-Mars, en criant qu'ils jurent aussi. De tous les chefs- lieux de département et de district, de toutes les com- munes de France part, le même jour, le même serment. — Jamais pacte social n'a été plus expressément conclu. Aux yeux des spectateurs, voici, pour la première fois dans le monde, une société véritable et légitime; car elle est constituée par des engagements libres, par des stipulations solennelles, par des consentements positifs. On en possède l'acte authentique et le procès-verbal daté.
11 y a plus : à ne considérer que les dehors et le mo- ment, les cœurs sont unis. Il semble que toutes les bar- rières qui séparent les hommes soient tombées et sans elfort. Plus d'antagonisme provincial : les fédérés de la Bretagne et de l'Anjou écrivent qu'ils ne veulent plus être Angevins ni bretons, mais seulement français. Pins de discordes religieuses : à Saint-Jean-du-Gard, près
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d'Alais, le curé et le pasteur s'embrassent à l'autel ; dans l'église, le pasteur siège à la première place, et, dans ressemblée des protestants, le curé, à la place d'hon- neur, écoute le prêche du pasteur1. Plus de distinctions ae rang ni de condition : à Saint-Andéol, « l'honneur « de prêter le serinent à la tête du peuple est déféré à « deux vieillards de quatre-vingt-treize et quatre-vingt- « quatorze ans, l'un noble et colonel de la garde na- « tionale, l'autre simple laboureur ». ■ — A Paris, deux cent mille personnes de tout état, de tout âge et de tout sexe, officiers et soldats, moines et comédiens, écoliers et maîtres, élégants et déguenillés, grandes dames et pois- sardes, ouvriers de tous les métiers, paysans de toute la banlieue, sont venus s'offrir pour remuer la terreau Champ-de-Mars qui n'était pas prêt, et, en sept jours, d'une plaine unie, ils ont fait une vallée entre deux collines, tous égaux, camarades, volontairement attelés à la même besogne, roulant la brouette et maniant la pioche. — A Strasbourg, le général en chef, Lûckner, habit bas* a travaillé comme le plus vigoureux terras- iier, pendant une après-midi entière. Sur toutes les routes, les fédérés sont nourris, hébergés, défrayés. A paris, les aubergistes et les maîtres d'hôtels garnis ont d'eux-mêmes baissé leurs prix, et ne songent point à rançonner leurs nouveaux hôtes. Bien mieux, « les dis- « tricts festoient à l'envi les provinciaux2; il y a tous « les jours des repas de douze cents à quinze cents cou-
1. Micbelet, Histoire de la Révolution française, II, 470, 474.
2. Ferrières, II, 91. —Albert Dabeau, I, 340. (Lettre adressée
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« verts ». Provinciaux, Parisiens, militaires, bourgeois, attablés et confondus, trinquent et s'embrassent. Sur- tout les soldats, les sous-officiers sont entourés, acc.a- més, régalés, jusqu'à en perdre la raison, la santé, ?t plus encore. Tel, « vieux cavalier qui compte plus (k « cinquante ans de service, meurt au retour, brûlé de « liqueurs et excédé de plaisirs ». — Bref, l'allégresse déborde, comme il convient dans le jour unique où le vœu d'un siècle entier s'est accompli. Voilà bien le bonheur idéal, tel que les livres et les estampes du temps le montraient. L'homme naturel, enterré sous la civilisation artificielle, s'est dégagé, et reparaît comme aux premiers jours, comme à Otaïti, comme dans les pastorales philosophiques et littéraires, comme dans les opéras bucoliques et mythologiques, confiant, ai- mant, heureux. « L'âme se sent affaissée sous le poids « d'une délicieuse ivresse à l'aspect de tout ce peuple « redescendu aux doux sentiments de la fraternité pri- « mitive», et le Français, bien plus gai, bien plus enfant qu'aujourd'hui, s'abandonne, sans arrière-pensée, à ses instincts de sociabilité, de sympathie et d'expansion.
Tout ce que l'imagination du temps lui fournit pour ajouter à son émotion, tout le décor classique, oratoire et théâtral dont il dispose, il l'emploie pour embellir sa Côte. Déjà exalté, il veut encore s'exalter davantage. — A Lyon, les cinquante mille fédérés du Midi se rangent en bataille autour d'un rocher artificiel haut de cin-
au chevalier de I'oterat, 18 juillet 1790.) — Dampmartin, Événe- ments qui se sont passés SOUS mes yeit.r, etc., I, 155.
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quantc pieds et couvert d'arbustes, que surmontent un temple de la Concorde et une statue colossale de la Li- berté; on apporte les drapeaux sur les gradins du rocher, et une messe solennelle précède le serment civique. — A Paris, au milieu du Champ-de-Mars trans- formé en cirque colossal, s'élève l'autel de la Patrie ; alentour sont les troupes de ligne et les fédérations des départements; en face est le roi sur un trône avec la reine et le dauphin, près de là les princes et les prin- cesses dans une tribune, l'Assemblée nationale sur un amphithéâtre. Deux cents prêtres vêtus d'aubes avec des ceintures tricolores officient autour de l'évêque d'Au- tun; trois cents tambours et douze cents musiciens jouent ensemble ; quarante pièces de canon tonnent d'un seul coup ; quatre cent mille vivats partent à la fois. Jamais on n'a tant fait pour enivrer tous les sens, pour faire vibrer la machine nerveuse au delà de ce qu'elle peut porter. — Au même degré et plus haut encore vibre la machine morale. Depuis plus d'un an, les harangues, les proclamations, les adresses, les jour- naux, les événements la montent tous les jours d'un ton. Cette fois, des milliers de discours, multipliés par des millions de gazettes, la tendent jusqu'à l'enthousiasme. De toutes parts, dans toute la France, la déclamation roule à gros bouillons dans un lit de rhétorique uni- forme. En cet état d'excitation, on ne distingue plus l'emphase de la sincérité, le faux du vrai, la parole de Faction. La fédération devient un opéra que l'on joue sérieusement et dans la rue : on y enrôle des enfants,
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on ne s'aperçoit pa < qu'ili sont des pantins, on prend pour des paroles du cœur les périodes apprises que l'on met dans leur bou< ne. — • A Besançon, au retour des fédérés, des centaines de « jeunes citoyens1 », âgés de douze à quatorze ai s, en uniforme national, « le sabre « ù la main », viennent au-devant de l'étendard de la Li- berté. Trois fillette» de onze à treize ans, deux garçon- nets de neuf ans prononcent chacun « un discours plein « de feu et ne respirant que le patriotisme » ; puis une demoiselle de quatorze ans, élevant la voix et montrant le drapeau, harangoe tour ù tour l'assemblée, les dépu- tés, la garde nationale, le maire, le commandant des troupes, et la scène finit par un bal. C'est là le finale universel : partout nommes et femmes, enfants et adul- tes, gens du peuple et gens du monde, chefs et subor- donnés, tous se trémoussent comme dans une pastorale de théâtre au dernier acte. — A Paris, écrit un témoin oculaire, « j'ai vu des chevaliers de Saint-Louis et des « aumôniers danser dans la rue avec les individus de « leur département1 ». Au Champ-de-Mars, le jour de la Fédération, malgré la pluie qui tombe à flots, « les « premiers arrivés commencent ù danser; ceux qui <( suivent se joignent à eux et forment une ronde <|iii « embrasse bientôt une partie du Champ-de-Mars.... « Trois cent mille spectateurs battaient la mesure avec « les mains ». Les jours suivants, au Champ-de-Mars et dans les rues, on danse encore, on boit, on chante;
t. Sauzay, I, 202.
2. Albert Babeau, ib., I, 339. — Ferrières, II, 92.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 57
cl il y a bal et rafraîchissement à la Halle au Blé, bal « sur l'emplacement de la Bastille ». — A Tours, où cinquante-deux détachements des provinces voisines se sont assemblés1, vers quatre heures du soir, par un élan irrésistible de gaieté folle, « les officiers, bas officiers « et soldats, pêle-mêle, se mettent à courir dans les « rues, les uns le sabre à la main, les autres formant h des danses, criant Vive le roi! Vive la nation! jetant « leurs chapeaux en l'air, et forçant à danser toutes « les personnes qu'ils rencontrent sur leur chemin. Un ;( chanoine de la cathédrale qui passait tranquillement « est affublé d'un bonnet de grenadier », entraîné dans la ronde; après lui, deux religieux; « on les embrasse « beaucoup », puis on les laisse aller. Arrivent les voi- tures du maire et de la marquise de Montausier : on monte dedans, derrière, sur les sièges du haut, tant qu'ils peuvent contenir, et l'on force les cochers à para- der ainsi dans les principales rues. Ce n'est point malice, mais gaminerie, accès de verve. « Personne ne « fut maltraité ni insulté, quoique tout le monde fût « ivre. » — Pourtant, symptôme fâcheux, le lende- main, les soldats du régiment d'Anjou sortent de leurs casernes, « et passent toute la nuit dehors, sans qu'on « puisse les en empêcher ». — Symptôme plus grave : à Orléans, après que les milices nationales ont dansé le soir sur la place, « un grand nombre de volontaires « courent la ville avec des tambours en criant de toutes
4. Archives nationales, H, 1453. Correspondance de M. de Ber- cheny, 23 mai 1790.
58 LA REVOLUTION
« leurs forces qu'il faut détruire l'aristocratie, mettre « à la lanterne les catholiques et les aristocrates ». Us entrent clans un café suspect, en chassent les habitués avec injures, mettent la main sur un gentilhomme qui passe pour n'avoir pas crié aussi correctement et aussi fort qu'eux-mêmes : peu s'en faut qu'il ne soit pendu1. — Tel est le fruit de la sensibilité et de la philosophie du dix-huitième siècle : les hommes ont cru que, pour instituer une société parfaite, pour établir à demeure la liberté, la justice et le bonheur sur la terre, il leur suf- lisait d'un élan de cœur et d'un acte de volonté. Ils viennent d'avoir cet élan et de faire cet acte; ils ont été transportés, ravis, guindés au-dessus d'eux-mêmes. A présent, par contre-coup, il faut bien qu'ils retombent en eux-mêmes. Leur effort a produit tout ce qu'il pou- vait produire, c'est-à-dire un déluge d'effusions et de phrases, un contrat verbal et non réel, une fraternité d'apparat et d'épiderme, une mascarade de bonne foi, une ébullition de sentiment qui s'évapore par son propre étalage, bref un carnaval aimable et qui dure un jour.
C'est que, dans la volonté humaine, il y a deux cou-
1. Arc/iires nationales, ib., \7> mai 1790. « M. de la Rifaudière « a été tiré de sa voiture et mené au corps de panie, qui fut aus- « sitôt rempli de monde. On n'entendait que crier : A la lanterne, « l'aristocrate! — Le fait est qu'après avoir crié vingt fois : Vive « le Roi et la Nation! comme on voulait lui faire crier : Vive lu a Nation toute seule, il a crié : Vive la Nation tant quelle a. pourra! » — A Blois, le jour de la fédération, un attroupement promène dans les rues une tête de bois coiffée d*ime perruque, avec un écriteau portant qu'il faut couper le cou aux aristocrates.
LA C0NSTITU1I0N APPLIQUEE 59
ches, l'une superficielle dont les hommes ont conscience, l'autre profonde dont ils n'ont pas conscience : la pre- mière fragile et vacillante comme une terre meuble, la seconde stable et fixe comme une roche que leurs fan- taisies et leurs agitations n'atteignent pas. Celle-ci détermine seule la pente générale du sol, et tout le gros courant de l'action humaine roule forcément sur le versant ainsi préparé. — Certainement ils se sont embrassés et ils ont juré; mais, après comme avant la cérémonie, ils sont ce que les ont faits des siècles de sujétion administrative et un siècle de littérature poli- tique. Ils gardent leur ignorance et leur présomption, leurs préjugés, leurs rancunes et leurs défiances, leurs habitudes invétérées d'esprit et de cœur. Ils sont hom- mes, et leur estomac a besoin d'être rempli tous les jours. Ils ont de l'imagination, et, si le pain est rare, ils craignent de manquer de pain. Ils aiment mieux garder leur argent que de le donner : partant, ils re- gimbent contre la créance que l'État et les particuliers ont sur eux ; ils se dispensent le plus qu'ils peuvent de payer leurs dettes; ils font volontiers leur main sur les choses publiques quand elles sont mal défendues; enfin, ils sont disposés à croire que les gendarmes et les pro- priétaires sont nuisibles, d'autant plus qu'on leur répète cela tous les jours, et depuis un an. — D'autre part, la situation n'a pas changé. Ils vivent toujours dans une société désorganisée, sous une Constitution imprati- cable, et les passions qui démolissent tout ordre public n'ont fait que s'aviver par le simulacre de fraternité
GO LA RÉVOLUTION
sous lequel elles ont paru s'amortir. On ne persuade pas impunément aux hommes que le millènium est accom- pli ; car ils veulent en jouir tout de suite, et ne tolèrent pas d*être déçus dans leur attente. En cet état violent d'espérances illimitées, toutes leurs volontés leur sem- blent légitimes, et toutes leurs opinions certaines. Ils ne savent plus se défier d'eux-mêmes, se contenir ; dans leur cerveau regorgeant d'émotions et d'enthousiasme, il n'y a de place que pour une seule idée, intense, ab- sorbante et fixe. Chacun abonde et surabonde dans son propre sens ; tous deviennent emportés, absolus, intrai- tables. Ayant admis que tous les obstacles sont levés, ils s'indignent contre chaque obstacle qu'ils rencon- trent; quel qu'il soit, à l'instant ils le brisent, et leur imagination surexcitée recouvre du beau nom de patrio- tisme leurs appétits naturels de despotisme et d'usur- pation.
Aussi bien, pendant les trois années qui suivent ta prise de la Bastille, c'est un étrange spectacle que celui de la France. Tout est philanthropie dans les mots et symétrie clans les lois; tout est violence dans les actes et désordre clans les choses. De loin, c'est le règne de la philosophie; de près, c'est la dislocation carlovingieime. « Les étrangers, dit un témoin', ne savent pas que, si « nous avons donné une grande extension à nos droits « politiques, la liberté individuelle est, dans le droit, (i réduite à rien, et, dans le fait, livrée à l'arbitraire de
1. Mercure de France, articles de Mallct du Pan (18 juin et 0 août 1791 ; ami 1702).
LA CONSTITUTION APP) IQUÉE Cl
« soixante mille assemblées constitutionnelles; que rien « ne peut mettre un citoyen à l'abri des vexations de ces « corps populaires; que, suivant l'opinion qu'ils se font « des choses et des personnes, ils agissent dans un endroit « d'une façon et dansun autre d'une autre.... Ici, c'est un « département qui, de son chef et sans en référer, met « un embargo sur les navires; là, un autre département « qui ordonne l'expulsion d'un détachement militaire « nécessaire à la sûreté des lieux dévastés par les bri- « gands, et un ministre qui répond aux réclamations des « intéressés : le Département le veut. Ailleurs, ce sont « des corps administratifs qui, à l'instant où l'Assemblée « nationale décrète le repos des consciences et la liberté « des prêtres non assermentés, les chassent tous de leur « domicile en vingt-quatre heures. Toujours en avant ou « en arrière des lois, alternativement audacieux ou pusil- « lanimes, osant tout lorsque la licence publique les « seconde et n'osant rien faire pour la réprimer, se hà- « tant d'abuser de leur autorité du moment contre les « faibles pour se faire des titres à venir de popularité, « ne sachant maintenir l'ordre qu'au prix de la tran- « quillité et de la sûreté publiques, embarrassés dans les « rênes de leur administration nouvelle et compliquée, « joignant la fougue des passions à l'incapacité et ù « l'inexpérience : tels sont, en grande partie, ces hom- « mes sortis du néant, vides d'idées et ivres de préten- « tions, sur lesquels reposent maintenant le soin de la « force et de la richesse publiques, l'intérêt de la sûreté a et les bases de la puissance du gouvernement. Dans
G2 LÀ RÉVOLUTION
« toutes les divisions de l'empire, dans toutes les bran- « ches de l'administration, dans chaque rapport, on aper- « çoit la confusion des autorités, l'incertitude de l'obéis- « sance, la dissolution de tous les freins, le vide des « ressources, la déplorable complication des ressorts « énervés, pas un moyen de force réelle, et, pour tout « appui, des lois qui, en supposant la France peuplée « d'hommes sans vices et sans passions, ont aban- « donné l'humanité à son indépendance originelle. » — Quelques mois après, au commencement de 179'J, Malouet résumait tout en une phrase . « C'est la Régence « d'Alger, moins le Dey ».
II
Les choses ne sauraient aller autrement. Car, avant le 6 octobre et la captivité du roi à Paris, le gouverne- ment était déjà détruit en fait; maintenant, par les dé- crets successifs de l'Assemblée, il est détruit en droit, et chaque groupe local est confié à lui-même. — Les in- tendants sont en fuite; les commandants militaires ne sont pas obéis; les bailliages n'osent juger; les parle- ments sont suspendus; sept mois s'écoulent avant que les administrations de district et de département soient élues ; un an se passe avant que les nouveaux juges soient institués, et, après comme auparavant, tout le pouvoir effectif est aux mains de la commune. — A elle de s'armer, de choisir ses chefs, de s'approvisionner, de se garder contre les brigands, de nourrir ses pauvres. A elle de Vendre ses biens nationaux, d'installer le curé conslilu-
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 63
lionnel, d'opérer la transformation par laquelle la société nouvelle se substitue à la société ancienne, au milieu de tant de passions avides et de tant d'intérêts froissés A elle de parer seule aux dangers perpétuels ou renaissants qui l'assaillent ou qu'elle imagine. — Ils sont grands, et elle se les exagère encore. Elle est alarmée et elle est novice. Rien d'étonnant si, dans cet exercice d'un pouvoir impro- visé, elle outrepasse ses bornes naturelles ou légales, si elle franchit sans s'en apercevoir la limite métaphysique que la Constitution pose entre ses droits et les droits de l'État. La faim, la peur, la colère, aucune passion popu- laire ne sait attendre; on n'a pas le temps d'en référer à Paris. Il faut agir, agir tout de suite et avec les moyens qu'on a ; on se sauve comme on peut. Tel maire de vil- lage va se trouver général et législateur. Telle petite ville se donne une charte, comme Laon ou Vézelay au dou- zième siècle. — Le 6 octobre 17891, près d'Autun, le bourg d'Issy-l'Évêque s'érige en État indépendant. M. Ca- rion, curé, a convoqué l'assemblée de la paroisse; on l'a nommé membre du comité administratif et de l'état-major nouveau. Séance tenante, il fait adopter un statut complet, politique, judiciaire, pénal et militaire, en soixante ar- ticles. Rien n'y manque; on y lit des règlements « sur « la police de la ville, sur les alignements des rues et des o places publiques, sur la réparation des prisons, sur « les corvées et les prix des grains, sur l'administration
1. Moniteur, IV, 500 (séance du 5 juin 1790), rapport «Je M. Fréteau. « Ces faits sont prouvé» pat ciiitiuante témoins, i — Cf. n° du 19 avril 1791.
LA REVOLUTION. H- T. IV. — 5
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« de la justice, sur les amendes et confiscntions, sur le « régime des gardes nationales ». C'est un Solon de pro- vince, zélé pour le bien public et homme d'exécution. En eliaire il explique ses ordonnances et menace les récal- citrants. A la maison de ville, il décrète et juge. Hors de la ville, à la tète de la garde nationale et sabre en main, il va prêter main-forte à ses arrêtés. Il fait décider que, sur un ordre écrit du comité, tout citoyen pourra être emprisonné. Il établit et perçoit des octrois, il fait abattre des murs de clôture, il va chez les cultivateurs lever (1rs réquisitions de grains, il saisit les convois de ceux qui n'ont pas déposé leur quote-part dans son grenier d'abon- dance. Un matin, précédé d'un tambour, il se transporte bors des murs, y proclame « ses lois agraires », procède sur-le-cbamp au partage, et s'adjuge lui-même une part de territoire à titre d'ancien bien communal ou curial : le tout publiquement, en conscience, appelant notaire et tabellion pour dresser procès-verbal de ses actes, per- suadé que, la société humaine ayant cessé, chaque groupe local a le droit de la recommencer à sa guise et de pra- tiquer, sans en référer à personne, la constitution qu'il s'est donnée. — Sans doute celui-ci parle trop haut, va trop vite, et le bailliage, puis le Châtelet, puis l'Assem- blée nationale arrêtent provisoirement ses entreprises. Mais son principe est populaire, et les quarante mille communes de France vont agir comme autant de répu- bliques distinctes sous les réprimandes sentimentales et de pins en plus vaines du pouvoir central. C est que maintenant les hommes, agités et redresses
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 05
par un sentiment nouveau, s'abandonnent à l'orgueil- leux plaisir de se sentir indépendants et puissants. Nulle part ce plaisir n'est si vif que chez les chefs locaux, offi- ciers municipaux et commandants des gardes natio- nales. Car jamais une si haute autorité et une si grande importance ne sont venues tout d'un coup revêtir des hommes auparavant si nuls ou si soumis. — Jadis com- mis de l'intendant ou du subdélégué, désignés, main- tenus, rudoyés par lui, tenus en dehors de toute affaire considérable, n'ayant que les représentations humbles pour se défendre contre les aggravations de taxes, occu- pés de préséances et de conflits d'étiquette1, simples citadins ou paysans auxquels l'idée ne fût jamais venue d'intervenir dans la chose militaire, les voilà désormais souverains dans le militaire et dans le civil. — Tel, maire d'une bourgade ou syndic d'une paroisse, petit bourgeois ou villageois en sarrau, que l'intendant et le commandant militaire faisaient à volonté mettre en pri- son, requiert à présent un gentilhomme, capitaine de dragons, de marcher ou de rester, et, sur sa réquisition, le capitaine reste ou marche. De ce môme bourgeois ou
1. Archives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de Tbiard, commandant militaire de la Bretagne (septembre 1789). « Il y a, dans toutes les petites villes, trois puissances qui s'entie- « choquent, le présidial, la milice bourgeoise et le comité perrna- « nent. Chacune veut avoir le pas sur l'autre, et, à cette occasion, « il m'est arrivé à Landivisiau une scène qui aurait pu devenir « sanglante, et qui n'a été que ridicule. Il s'est élevé une dispute a fort vive entre les trois harangueurs, pour savoir qui parlerait « le premier. On s'en est l'apporté à moi pour la décision. Tour « n'offenser aucune des parties, j'ai prononcé qu'ils parleraient « tous les trois ensemble : ce qui a été ponctuellement exécuté. >
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villageois dépend la sûreté du château voisin, du grand propriétaire et de sa famille, du prélat, de tous les per- sonnages du canton. Pour qu'ils soient à l'abri, il faut qu'il les protège; ils seront pillés si, en cas d'émeute, il n'envoie pas à leur secours la garde nationale et la troupe. C'est lui qui, avec son conseil communal, fixe au taux qu'il lui plaît leurs impositions. C'est lui qui, leur accordant ou leur refusant un passeport, les oblige à rester ou leur permet de partir. C'est lui qui, prêtant ou refusant la force publique à la perception de leurs fermages, leur donne ou leur ôte les moyens de vivre. 11 règne donc, et à la seule condition de gouver- ner au gré de ses pareils, de la multitude bruyante, du groupe remuant et dominant qui l'a élu. — Dans les villes surtout, et notamment dans les grandes villes, le contraste est immense entre ce qu'il était et ce qu'il est, puisque à la plénitude du pouvoir s'ajoute pour lui l'étendue de l'action. Jugez de l'effet sur sa cervelle, à Marseille, Bordeaux, Nantes, Rouen, Lyon, où il tient dans sa main les biens et les vies de quatre-vingt ou cent mille personnes. D'autant plus que, parmi ces ofliciers municipaux des villes, les trois quarts, procureurs ou avocats, sont imbus des dogmes nouveaux et persuadés qu'en eux seuls, élus directs du peuple, réside l'auto- rité légitime. Éblouis par leur grandeur récente, om- brageux comme des parvenus, révoltés contre tous 1* s pouvoirs anciens ou rivaux, ils sont en outre alarmés par leur imagination et par leur ignorance, vaguement Uoublés par la disproportion de leur rôle passé et de
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leur rôle présent, inquiets pour l'État, inquiets pour eux-mêmes, et ils ne trouvent de sécurité que dans l'usurpation. Sur des bruits de café, des municipalités jugen* les ministres, décident qu'ils sont traîtres. Avec une raideur de conviction et une intrépidité de pré- somption extraordinaires, elles se croient en droit d'agir sans leurs ordres, contre leurs ordres, contre les ordres de l'Assemblée elle-même, comme si, dans la France dissoute, chacune d'elles était la nation.
Aussi bien, si la force armée obéit maintenant à quel- qu'un, c'est à elles et à elles seules, non seulement la garde nationale, mais encore la troupe, qui, soumise à leurs réquisitions par un décret de l'Assemblée natio- nale1, ne veut plus déférer qu'à leurs réquisitions. — Dés le mois de septembre 1789, les commandants mili- taires des provinces se déclarent impuissants : entre leurs ordres et celui d'une municipalité, c'est celui de la municipalité que les troupes exécutent. « Si pressant « que soit le besoin de les porter aux lieux où leurpré- « sence est nécessaire, elles sont arrêtées par la résis- « tance du comité de leur village2. » — « Sans aucun « motif raisonnable, écrit le commandant de la Bre- « tagne, Vannes et Auray se sont opposées au détache- « ment que je croyais sage d'envoyer à Belle-Ile pour en « remplacer un autre.... Le gouvernement ne peut plus « faire un pas sans rencontrer des obstacles.... Le mi-
1. Décret du 10-14 août 1789.
2. Arcliives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de Thiard, 11 seplembre 1789. « Les troupes n'obéissent plus qu'aux c municipalités. » — 50 juillet, 11 août 1790.
C8 LA REVOLUTION
« nistre de la guerre n'est plus le maître de faire mou- « voir les troupes.... Aucun ordre n'est exécuté.... Tout « le monde veut commander, personne ne veut obéir.... « Comment le roi, le gouvernement et le ministre de la « guerre pourraient-ils combiner les besoins des places a et l'emplacement des troupes, si les villes se croient « autorisées à donner des contre-ordres aux. régiments, « et à changer leur destination? » — Bien pis1, « sur « la fausse supposition de brigands et de complots « qui n'existent pas, on me demande dans les villes et « dans les villages des armes, et même du canon.... « liientôt toute la Bretagne sera dans un appareil de « guerre effrayant par ses suites : car, n'ayant réelle- « ment aucuns ennemis, ils tourneront leurs armes con- « tre eux-mêmes». — Peu importe; la panique est « une épidémie » ; on veut croire « aux brigands el aux « ennemis ». On répète à Nantes que les Espagnols vont débarquer, que des régiments français vont attaquer, qu'une année de bandits approche, que le château est menacé, qu'il est menaçant, qu'il renferme trop d'en- gins de guerre. En vain le commandant de la province écrit au maire pour le rassurer, et pour lui représenter que « la municipalité, étant maîtresse du château, l'est « aussi de tous les magasins qu'il renferme. Pourquoi « donc conçoit-elle des alarmes pour des objets qui « sont entre ses mains? Pourquoi s'étonner qu'il y ait « des armes et de la poudre dans un arsenal »? — Rien
1. Archives nationales, RE, 1 105. Correspondance de M. de Thiard, 11 et '25 septembre, 20 novembre, 25 ci 30 décembre l'.s'J.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 09
n'y fait; le château est envahi; deux cents ouvriers se mettent à en démolir les fortifications ; la peur n'écoute rien et ne croit pouvoir prendre trop de précautions. Si inofftnsives que soient les citadelles, on les tient pour dangereuses ; si accommodants que soient les chefs mi- litaires, on les tient pour suspects. On regimbe contre la bride même lâche et flottante ; on la casse et on la jette à .erre, pour qu'à l'occasion aucune main ne puisse ta serrer. Chaque municipalité, chaque garde nationae veut régner chez elle, à l'abri de tout con- trôle âranger; c'est là ce qu'elle appelle la liberté. Partam son adversaire est le pouvoir central ; il faut le désarner, de peur qu'il n'intervienne, et de tous côtés, avec m instinct sûr et persistant, par la prise des forte- resses, par le pillage des arsenaux, par la séduction des soldats, par l'expulsion des généraux, la cité assure son omnipotence, en se garantissant d'avance contre toute répression.
A Brest, la municipalité veut qu'on livre au peuple un officier de marine, et, sur le refus du lieutenant du roi, le comité permanent ordonne à la garde nationale de charger ses fusils1. A Nantes, la municipalité refuse de reconnaître M. d'Hervilly, envoyé pour commander un camp, et les villes de la province écrivent pour déclarer qu'elles ne souffriront pas sur leur territoire d'autres troupes que leurs fédérés. A Lille, le comité permanent
1. Bûchez et Roux, V, 594 (avril 1790). — Archives nationales. Papiers du Comité des recherches, DXXIX, I (note de M. de la Tour- du-Pin, 28 octobre 1789). — Bûchez et Roux, IV, 3 (1er décem- bre 1789); IV, 390 (février 1790); VI, 179 (avril et mai 1790).
70 LA REVOLUTION
veut que tous les soirs l'autorité militaire lui remette les clefs de la ville, et, quelques mois après, la garde nationale, jointe aux soldats révoltés, s'empare de la citadelle, ainsi que du commandant Livarot. À Toulon, le commandant de l'arsenal, M. de Rioms, et plusieurs officiers de marine sont mis au cachot. A Montpellier, la citadelle est surprise, et le club écrit à l'Assemblée nationale pour en demander la démolition. A Aalence, le commandant, M. de Voisins, qui veut se mettre en défense, est massacré, et désormais c'est la municipa- lité qui donne les ordres à la garnison. A Bastia, h colo- nel de Pkully tombe sous une grêle de balles, et la garde nationale s'empare de la citadelle et du magasin l pou- dre. — Ce ne sont pas là des échauffourées passagères : au bout de deux ans, le même esprit d'insubordimtion se retrouve partout1. En vain les commissaires de 1 As- semblée nationale veulent faire sortir de Metz le régi- ment de Nassau : Sedan refuse de le recevoir; Thion- ville déclare que, s'il vient, elle lèvera les ponts; Sarrelouis menace, s'il approche, de tirer ses canons. A Caen, ni la municipalité ni le directoire n'osent appli- quer la loi qui remet le château aux troupes de ligne; la garde nationale refuse d'en sortir et défend au direc- teur de l'artillerie d'y inspecter les munitions. — En cet état des choses, un gouvernement subsiste encore de nom, mais non plus de fait; car il n'a plus les moyens
1. Mercure de France. Rapport de M. Einmery, séance du 21 juillet 1790, n° du 31 juillet. — Archives nationales, F7, 3200. Lettre du directoire du Calvados, 26 septembre et 20 octobre 1791.
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d'imposer l'obéissance. Chaque commune s'arroge le droit de suspendre ou d'empêcher l'exécution des ordres les plus urgents et les plus simples. En dépit de tous les passeports et de toutes les injonctions légales, Arnay-le-Duc a retenu Mesdames ; Arcis-sur-Aube retient Necker ; Montigny va retenir M. Caillard, ambassadeur de France1. — Au mois de juin 1791, un convoi de quatre-vingt mille écus de six livres part de Paris pour la Suisse; c'est un remboursement du gouvernement français au gouvernement de Soleure; la date du verse- ment est fixée, l'itinéraire est décrit; toutes les pièces nécessaires sont fournies, il faut arriver pour l'échéance ; mais on a compté sans les municipalités et sans les gardes nationales. Arrêté à Bar-sur-Aube, c'est seule- ment au bout d'un mois et sur un décret de l'Assemblée nationale que le convoi peut se remettre en marche. A Belfort, il est saisi de nouveau, et, au mois de no- vembre, il y est encore. Vainement le directoire du Bas-Rhin a ordonné de le relâcher; la municipalité de Belfort n'a pas tenu compte de cet ordre. Vainement le même directoire a envoyé sur place un commissaire ; ce commissaire a manqué d'être écharpé. Il faut que le général Lùckner intervienne en personne, à main-forte, et le convoi ne franchit la frontière qu'après cinq mois de délai2. — Au mois de juillet 1791, sur la route de Rouen à Caudebec, un navire français qu'on dit chargé
1. Archives nationales, F7, 5207. Lettre du ministre Dumouriez, 15 juin 1792. Rapport de M. Caillard, 29 mai 1792.
2. Mercure de France, n° du 16 juillet 1791 (séance du 6) ; n°' du 5 novembre et du 2(3 novembre 1791.
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de barils d'or et d'argent est arrêté. Vérification faite, il a le droit de partir ; tous ses papiers sont en règle, et le département requiert le district de faire observer la loi. Mais le district répond que cela est impossible : « toutes les municipalités des côtes de la Seine atten- « dent armées le navire au passage », et l'Assemblée nationale elle-même est obligée de décréter que le na- vire sera déchargé.
Si telle est la rébellion des petites communes, que doit être celle des grandes1? Départements et districts ont beau requérir, la municipalité désobéit ou n'obéit pas. — « Depuis l'ouverture de ses séances, écrit le « directoire de Saône-et-Loire, la municipalité de Mâcon « n'a pas fait une démarche à notre égard qui n'ait été « nue infraction, n'a pas dit un mot qui ne soit une « injure, n'a pas pris une délibération qui ne soit un « outrage » — « Si le régiment d'Aunis ne nous est pas « rendu sur-le-champ, écrit le directoire du Calvados, « s'il n'est pas pris des mesures efficaces et promptes « pour nous procurer une force publique, nous aban- « donnerons tous un poste où il ne nous est plus per- « mis de tenir au milieu de l'insubordination, de la
1. Albert Babeau, Histoire de Troijes, t. I, passim. — Archives nationales, F7, 5257. Adressse du directoire de Saône-et-Loire à l'Assemblée nationale, 1er novembre 1790. — F7, 5200. Lettre du directoire du Calvados, 9 novembre 1791. — F7, 3195. Procès- verbal de la municipalité d'Aix, 1er mars 1792 (sur les évé- nements du 26 février); lettre de M. Villardy, président du directoire. 10 mars 1792. — F7, .VJ'JO. Extrait des délibérations du directoire du Gers, et lettre au roi, 28 janvier 1792. Lettre de M. Lafitau, président du directoire, 50 janvier. (Il a été traîné par les cheveux et obligé de quitter la ville.)
LÀ CONSTITUTION APPLIQUÉE 73
« licence, du mépris de toutes les autorités, et consé- « quemment de l'impossibilité absolue de remplir les « fonctions qui nous sont confiées. » — Le directoire ties Bouches-du-fthône, envahi, s'enfuit devant les baïon- nettes de Marseille. Le directoire du Gers, en conflit avec la municipalité d'Auch, est presque assommé. — Quant aux ministres, suspects par institution, ils sont encore moins respectés que les directoires. Incessamment on les dénonce à l'Assemblée ; des municipalités leur ren- voient leurs lettres, sans avoir daigné les décacheter1; et, vers la fin de 1791, leur impuissance croissante arrive à l'anéantissement parfait. Qu'on en juge par un seul exemple. — Au mois de décembre 1791, Limoges ne peut enlever les grains qu'elle vient d'acheter dans l'Indre; il faudrait soixante cavaliers pour en protéger le transport et le directoire de l'Indre demande instam- ment aux ministres de lui procurer cette petite troupe*. Après trois semaines d'efforts, le ministre répond que la chose est au delà de son pouvoir : il a frappé inutile- ment à toutes les portes. « J'ai indiqué, dit-il, à MM. les « députés de votre département à l'Assemblée nationale « un moyen qui consisterait à retirer d'Orléans la com- « pagnie du 20e régiment de cavalerie, et je lesaienga- « gés à traiter cet objet avec MM. les députés du Loi- « ret. » Pas de réponse encore; il faut que les députés des deux départements soient tombés d'accord, sinon le
1. Mercure de France, n° du 30 octobre 1790.
2. Archives nationales, F7, 3226. Lettre du directoire de l'Indre à M. Cahier, ministre, 6 décembre 1791. — Lettre de M. de Les- sart, ministre, au directoire de l'Indre, 31 décembre 1791.
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ministre n'osera déplacer soixante hommes et protéger un convoi de grains. Il est clair qu'il n y a plus de pou- voir exécutif, plus d'autorité centrale, plus de France, mais seulement des communes désagrégées et indépen- dantes, Orléans et Limoges qui, par leurs représentants, négocient entre elles, l'une pour ne pas manquer de troupes, l'autre pour ne pas manquer de pain.
Considérons sur place et dans un cas circonstancié cette dissolution générale. Le 18 janvier 1790, à Mar- seille, la nouvelle municipalité entre en fonctions. Selon l'usage, la majorité des électeurs n'a pas pris part au scrutin1, et le maire Martin n'a été élu que par un hui- tième des citoyens actifs. Mais, si la minorité domi- nante est petite, elle est résolue et entend n'être gênée en rien. « A peine constituée'2 », elle députe au roi pour qu'il relire ses troupes de Marseille; celui-ci, toujours accommodant et faible, fmitpar y consentir: on prépare les ordres de marche, et la municipalité en est avertie. Mais elle ne veut tolérer aucun délai, et sur-le-champ « elle rédige, imprime et débite une dénonciation à « l'Assemblée nationale » contre le commandant et les deux ministres, coupables, selon elle, d'avoir supposé ou supprimé des ordres du roi. En même temps, elle s'équipe et se fortifie comme pour un combat. Iles ses débuts, elle a cassé la garde bourgeoise trop amie de l'ordre, et institué une garde nationale où bientôt les
1. Fabre, Histoire de Marseille, II, 4l22. Martin n'eut que ".">:.:> voix, et, un peu après, la garde nationale comptait 24 000 hommes.
2. Archives nationales, V, ôiuo. Lettre du ministre, H. île Saint-Priest, au président de l'Assemblée nationale, H niai 17'JU-
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gens sans propriété seront admis. « Chaque jour elle « ajoute à son appareil militaire1; les retranchements, « les barricades de l'hôtel de ville s'accroissent, l'artil- « lerie s'augmente, l'intérieur de la ville est dans « l'agitation d'un cantonnement militaire très près de h l'ennemi. » Ayant ainsi la force, elle en use, et d'abord contre la justice. — Une insurrection popu- laire avait été réprimée au mois d'août 1789, et les trois principaux meneurs, Rébecqui, Pascal, Granet, étaient détenus au château d'If. Ce sont des amis de la municipalité; il faut qu'elle les délivre. A sa demande, l'affaire est retirée des mains du grand prévôt, et remise à la sénéchaussée; mais, en attendant, le grand prévôt et ses assesseurs seront punis d'avoir fait leur office. De sa propre autorité, la municipalité leur interdit toutes fonctions. Ils sont dénoncés publiquement, « menacés de poignards, d echafauds et de tout genre « d'assassinat2 ». Aucun imprimeur n'ose publier leur justification, par crainte des « vexations municipales ». Bientôt le procureur du roi et l'assesseur en sont réduits à chercher un asile dans le fort Saint-Jean; le grand prévôt, après avoir tenu un peu plus longtemps, quitte iMarseille, afin d'avoir la vie sauve. Quant aux trois détenus, la municipalité les visite en corps, ré- clame leur liberté provisoire; l'un d'eux s étant évadé, elle refuse au commandant l'ordre de le ressaisir; les
1. Archives nationales, F7, 519G. Lettres du commandant mili- taire, M. de Miran, G, 14, 30 mars 1790.
2. Archives nationales, F7, 5190. Lettre de M. de Bournissac, grand prévôt, 0 mars 1790.
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doux autres, le 11 avril, sortent en triomphe du châ- teau d'If, escortés par huit cents gardes nationaux; ils se rendent pour la forme aux prisons de la sénéchaus- sée; dés le lendemain, ils sont mis en liberté, et, à leur endroit, toute instruction cesse. — En revanche, le colonel de Royal-Marine, M. d'Ambert, coupable d'un mot trop vif contre la garde nationale et acquitté par le tribunal devant lequel on l'a traduit, ne peut être élargi qu'en secret et sous la protection de deux mille soldats; la populace veut brûler la maison du lieutenant criminel qui a osé l'absoudre; ce magistrat lui-même est en dan- ger et forcé de se réfugier dans la maison du comman- dant militaire1. — Cependant, imprimés, écrits à la main, libelles injurieux de la municipalité et du club, délibérations séditieuses ou violentées des districts, quantité de pamphlets sont distribués gratis au peuple et aux soldats : de parti pris, on insurge d'avance les troupes contre leurs chefs. — En vain ceux-ci se font doux, conciliants, réservés. En vain le commandant en chef est parti avec la moitié des troupes. 11 s'agit maintenant de déloger le régiment qui est dans les trois forts. Le club en fait la motion, et; de force ou de gré, il faut que la volonté populaire s'accomplisse. Le 29 avril, deux comédiens, aidés de cinquante volon- taires, surprennent une sentinelle et s'emparent de Notre- Dame de la Garde. Le même jour, six mille gardes natio- naux investissent les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas.
1. Archives nationales, F7, 3196< Lettres du M. de Uiraa, 11 et
10 avril, 1" mai 17U0.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 77
Sommée de faire respecter les forteresses, la muni- cipalité répond par la réquisition d'ouvrir les portes et d'admettre la garde nationale à faire le service conjoin- tement avec les soldats. Les commandants hésitent, allèguent la loi, demandent à consulter leur supérieur. Deuxième réquisition plus urgente : les commandants seront responsables des troubles que provoquera leur refus, et, s'ils résistent, ils sont déclarés fauteurs de guerre civile1. Ils cèdent, signent une capitulation. Un seul d'entre eux, le chevalier de Bausset, major du fort Saint-Jean, s'y est opposé et a refusé sa signature; le lendemain, au moment où il vient à l'hôtel de ville, il est saisi, massacré; sa tête est portée au bout d'une pique, et la bande des assassins, soldats et gens du peuple, danse avec des cris de joie autour de ses débris. — « Accident fâcheux, écrit la municipalité2. « Par quel revers faut-il qu'après avoir jusqu'ici « mérité et obtenu des éloges, un Bausset que nous « n'avons pu soustraire au décret de la Providence « vienne flétrir nos lauriers? Parfaitement étrangers à « cette scène tragique, ce n'était point à nous à en « poursuivre les auteurs. » D'ailleurs, il était « cou- « pable..., rebelle, condamné par l'opinion publique, « et la Providence elle-même semble l'avoir abandonné « au décret irrévocable de sa vengeance ». — Quant à la prise des forts, rien de plus légitime. « Ces places
1. Archives nationales, F7, 3196. Procès-verbal de la journée du 30 avril.
2. Archives nationales, F7, 3196. Lettres de la municipalité de Marseille à l'Assemblée nationale, 5 et 20 mai 1790.
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« étaient au pouvoir des ennemis de l'Etat; maintenant « elles sont entre les mains des défenseurs de la Con- « stitution de l'empire. Malheur à qui voudrait nous les « ravir, pour en faire encore le foyer d'une contre- <( révolution! » — Il est vrai que le commandant de la province, M. de Miran, a réclamé. Mais « peut-on voir « sans une espèce de pitié la réquisition faite par un « sieur de Miran, au nom du Roi qu'il trahit, de rendre « aux troupes de Sa Majesté les places qui, désormais « en notre pouvoir, garantissent à la Nation, à la Loi, au « Roi, la sécurité puhlique? » — C'est en vain que le roi, sur l'invitation de l'Àssemhlée nationale1, ordonne à la municipalité de restituer les forts aux comman- dants et d'en faire sortir les gardes nationaux. La muni- cipalité s'indigne et résiste. Selon elle, tout le tort est aux commandants et aux ministres. Ce sont les com- mandants qui « par l'appareil menaçant de leurs cita- « délies, par leur accumulation de provisions et d'ar- « tillerie, ontlrouhléla tranquillité puhlique. Que pré- » tend donc le ministre en voulant faire sortir de nos « forts les troupes nationales pour en confier la garde à
l. Archives nationales, F7, 5196. Ordre du roi, 10 mai. Lettre de M. de Saint-Priest à l'Assemblée nationale, 11 mai. Décret de l'Assemblée nationale, 12 mai. Lettre de la municipalité au mi, 50 mai. Lettre de M. lUibum, 20 mai. Note envoyée de Marseille, "I mai. — Adresse de la municipalité au président des Amis de la Constitution à Paris, ? mai. Dans son récit de la prise des Iris, on lit la phrase suivante : « Nous nous portâmes sans obs- « tacle jusqu'auprès du commandant, cpie nous réduisîmes à la « concorde, au moyen de l'influence que la force, la crainte et la < raison donnent à la persuasion. »
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dos troupes étrangères? Ce projet dénote son inten- « tion... : il voulait allumer la guerre civile ». — « Tous « les malheurs de Marseille ont dû leur origine à l'in- « telligence secrète des ministres avec les ennemis de «. l'Etat. » — Enfin voilà la municipalité obligée d'éva- cuer les forts; mais elle est bien décidée à ne pas les rendre, et, le lendemain du jour où elle a reçu le dé- cret de l'Assemblée, elle imagine de les démolir. — Le 47 mai, deux cents ouvriers, payés d'avance, commen- cent la destruction. Pour la forme et par un faux sem- blant de déférence, la municipalité, à onze heures du matin, se transporte sur les lieux et leur dit de cesser. Mais, elle partie, ils continuent, et, à six heures du soir, elle décide que « pour empêcher la démolition « entière de la citadelle, il est convenable d'autoriser « celle de la partie qui regarde la ville ». — Le 18 mai, le club jacobin, agent, complice et conseil de la mu- nicipalité, oblige les particuliers à contribuer aux frais de la démolition, « envoie dans tous les domiciles a et auprès des syndics de tous les corps pour exiger « leur quote-part et faire signer un écrit par lequel « tous les citoyens paraissent avouer la conduite de la « municipalité et l'en remercier.... Il a fallu signer, « payer et se taire : malheur à qui aurait refusé! » — Le 20 mai, la municipalité ose bien écrire à l'Assemblée nationale que « cette citadelle menaçante, ce monument « odieux d'un despotisme superbe va rentrer dans le « néant » ; et, afin de justifier sa désobéissance, elle fait remarquer que « l'amour de la patrie est pour les
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« empires le plus fort et le plus durable de leurs « remparts ». — Le 28 mai, elle fait jouer, sur deux théâtres et au profit des ouvriers démolisseurs, une pièce qui représente la prise des forts de Marseille. — Cependant elle a appelé les Jacobins de Paris à son aide; elle a délibéré d'inviter la fédération de Lyon et toutes les municipalités du royaume à dénoncer le ministre; elle a forcé M. de Miran, menacé de mort et attendu par un guet-apens sur la route, à quitter Aix, puis à demander son rappel1, et c'est le 6 juin seule- ment que, sur un ordre exprès de l'Assemblée nationale, elle se décide à suspendre la démolition à peu près finie. — On ne se joue pas plus impudemment des autorités auxquelles on doit obéissance. Mais le but est atteint : il n'y a plus de citadelle- les troupes sont par-
1. Archives nationales, F7, 5190. Lettre de M. de Miran, 5 mai. — Le ton du parti régnant à Marseille est indiqué par plusieurs imprimés joints au dossier, entre autres par une « Requête à Desmoulins, procureur général de la Lanterne ». Il s'agit d'une « écritoire patriotique », récemment fabriquée avec les pierres de la citadelle démolie, et représentant une hydre à quatre tètes, qui sont la noblesse, le clergé, les ministres et les juges. « C'est < dans ces quatre crânes patriotiques de l'hydre que doit être « puisée l'encre do proscription pour les ennemis de la Constitu- .( tion. Cette écriti re, taillée dans la première pierrede la démo- a lition du fort Saint-Nicolas, est destinée à rassemblée patrio- « tique de Marseille. L'art enchanteur du héros de la liberté mar- « seillaise, de ce Renaud qui, sous le masque de la dévotion, « surprit la sentinelle bien éveillée de Notre-Dame de la Garde, d et décida par son mâle courage et sa ruse la conquête de cette o clé du grand foyer de la contre-révolution, vient de mettre au a jour un nouveau trait de son génie : nouveau Deucalion, il a «i personnifié cette pierre que la Liberté a l'ait tomber du haut do « nos Bastilles menaçantes, etc. »
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE CI
tics; le régiment d'Ernest, qui reste seul, va être tra- vaillé, puis insulté, puis renvoyé. Retiré à Aix, la garde nationale de Marseille s'y transportera pour le désarmer et le dissoudre. Désormais la municipalité a les coudées franches, « n'observe que les lois qui lui conviennent, « se permet d'en faire à sa guise, bref gouverne de la ',< façon la plus despotique et la plus arbitraire1 », non seulement à Marseille, mais dans tout le département, où, de sa seule autorité, à main armée, elle fait des expéditions, des coups de main et des razzias.
III
Si du moins la dissolution s'arrêtait là ! — Mais tant s'en faut que chaque commune soit un petit État paci- fique sous des magistrats obéis. Les causes qui révoltent les municipalités contre l'autorité du centre révoltent les individus contre l'autorité du lieu. Eux aussi, ils se sentent en danger et veulent pourvoir à leur salut. Eux aussi, de par la Constitution et les circonstances, ils se croient chargés de sauver la patrie. Eux aussi, ils se jugent en état de tout décider par eux-mêmes et en droit de tout exécuter par leurs propres mains. Électeur et garde national, muni de son vote et de son arme, le boutiquier, l'ouvrier, le paysan est devenu tout d'un coup l'égal et le maître de ses supérieurs ; au lieu d'o- béir, il commande, et les observateurs qui le revoient
1. Archives nationales, F7, 3198. Lettres des commissaires du roi, 13 et 15 avril 1791.
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après quelques années d'absence trouvent que « dans « son maintien, dans son geste, tout est changé ». — « Un mouvement extraordinaire, dit M. de Ségur1, ré- « gnait partout. J'apercevais dans les rues, sur les « places, des groupes d'hommes qui se parlaient avec « vivacité. Le bruit du tambour frappait mes oreilles « au milieu des villages, et les bourgs m'étonnaient par « le grand nombre d'hommes armés que j'y rencontrais. « Si j'interrogeais quelques individus des classes infé- (( rieures, ils me répondaient avec un regard fier, un « ton haut, hardi. Partout je voyais l'empreinte de ces « sentiments d'égalité, de liberté, devenus alors des « passions si violentes. » — Ainsi relevés à leurs propres veux, ils se croient appelés à tout conduire, non seule- ment dans leurs affaires locales, mais encore dans les affaires générales. C'est à eux de régir la France : en vertu de la Constitution, ils s'en arrogent le droit, et, à force d'ignorance, ils s'en attribuent la capacité. Un torrent d'idées neuves, informes et disproportionnées, s'est en quelques mois déversé dans leurs cervelles. Il s'agit d'in- térêts immenses auxquels ils n'avaient jamais pensé, du gouvernement, de la royauté, de l'Eglise, du dogme, des puissances étrangères, des périls intérieurs et extérieurs, de ce qui se passe à Paris et à Coblentz, de l'insurrection des Pays-Bas, des cabinets de Londres, Vienne, Madrid, Berlin, et, de tout cela, ils s'enquièrent comme ils peu- vent. Un officier* qui traverse la France raconte que les
1. Ségur, Mémoires, III, 482 [premiers inuis do 17'JO).
2. Dauipmartin, I, 484 (janvier 1791).
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 83
maîtres de poste lui faisaient attendre des chevaux jus- qu'à ce qu'il leur eût « donné des détails. Les paysans « arrêtaient ma voiture au milieu du chemin et m'acca- « blaient de questions. A Autun, il me fallut, malgré la « rigueur du froid, parler d'une fenêtre qui donnait sur la « grande place, et raconter ce que je savais sur l'Assem- « blée ». — Tous ces on dit s'altèrent et s'amplifient en passant de bouche en bouche. A la fin, ils se fixent en légendes circonstanciées, appropriées au moule mental qui les reçoit et à la passion dominante qui les propage. Suivez l'effet de ces fables acceptées, chez un paysan, chez une poissarde, dans un village écarté, dans un faubourg populeux, en des cervelles brutes, ou pres- que brutes, et, de plus, vives, chaudes, surexcitées : cet effet est formidable. Car, en de tels esprits, la croyance aboutit tout de suite à l'action, à l'action brutale et meurtrière. C'est le sang-froid acquis, la réflexion et la culture qui, entre la croyance et l'action, interposent le souci de l'intérêt social, l'observation des formes et le respect de la loi. Tous ces freins manquent dans le nou- veau souverain. Il ne sait pas s'arrêter et ne souffre pas qu'on l'arrête. Pourquoi tant de délais, quand le péril presse? A quoi bon l'observation des formes, quand il s'agit de sauver le peuple? Qu'y a-t-il de sacré dans la loi, quand elle couvre des ennemis publics? Quoi de plus pernicieux que la déférence passive et l'attente inerte sous des magistrats timides ou aveugles? Quoi de plus juste que de se faire, à l'instant et sur place, jus- tice à soi-même? — A leurs yeux, la précipitation et
Si LA REVOLUTION
l'emportement sont des devoirs et des mérites. Un jour a la milice de Lorient arrête de se mettre en marche « pour Versailles et Paris, sans calculer comment elle « Fera cette course ni ce qu'elle demandera à son arri- « vée1 ». Si le gouvernement central était à portée, ils mettraient tous la main sur lui. Faute de mieux, ils se substituent à lui dans leur territoire, et font avec con- viction tous ses offices, principalement ceux de gen- darme, de juge et de bourreau.
Au mois d'octobre 1789, à Paris, après l'assassinat du boulanger François, le principal meurtrier, portefaix au port au Blé, déclare « qu'il a voulu venger la nation », et très probablement sa déclaration est sincère : dans son esprit, l'assassinat est l'une des formes du patrio- tisme, et sa façon de penser ne tardera pas à prévaloir. — En temps ordinaire, dans les cerveaux incultes, les idées sociales et politiques sommeillent à l'état d'anti- pathies vagues, d'aspirations contenues, de velléités passagères : les voilà qui s'éveillent, énergiques, impé- rieuses, opiniâtres et débridées. Nulle opposition ou objection ne leur semble tolérable; pour elles, tout dis- sentiment est une marque sûre de trahison. — A propos des prêtres insermentés*, cinq cent vingt-sept gaules
1. Archives nationales, KK, 1I0.J. Correspondance de M. de Tliiard (12 octobre 1789).
2. Aicliins nationales, F7, 5250. Procès-verbal du directoire du département, 18 mars 1792. « Comme la fermentation était a au plus haut point, et qu'il était à craindre qu'il ne s'ensuivit « les plus grands malheurs, M. le président, avec l'accent de la
douleur, » déclara qu'il cédait et rendait l'arrêté inconstitution- nel. — Réponse du ministre, 23 juin : « Si les pouvoirs consti-
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nationaux d'Arras écrivent « qu'on ne saurait douter de « leur scélératesse, sans mériter d'être soupçonné leur « complice.... Toute la ville se réunirait pour former fl ua vœu contraire à celui que nous vous exprimons, « que cela prouverait seulement qu'elle est remplie « d'ennemis de la Constitution » ; et, séance tenante, malgré la loi, malgré les remontrances des autorités, ils e;igent la fermeture des églises. — A Boulogne-sur- Mer,un navire anglais ayant embarqué des volailles, du gibier et des œufs, « la garde nationale, de son autorité « privée », se transporte à bord et enlève la cargaison. Là-dessus, la municipalité accommodante approuve le coup de main, déclare la cargaison confisquée, ordonne cu'elle soit vendue, et en adjuge le produit moitié à la 5.arde nationale, moitié aux bureaux de charité. Vaine concession : la garde nationale juge que moitié est trop oeu, « injurie et menace les officiers municipaux », et sur-le-champ procède elle-même au partage du tout en nature : chacun s'en retourne chez soi avec son lot de lièvres et de poulets volés1; devant les fusils de leurs administrés, il faut bien que les magistrats se taisent. — Tantôt, et c'est le cas le plus fréquent, ils sont timi- des, et n'essayent pas même de résister. A Douai2, les
a. tués sont ainsi forcés de céder à la volonté arbitraire d'une a multitude égarée, il n'y a plus de gouvernement, nous sommes « dans la plus affligeante anarchie. — Si vous le croyez plus a convenable, je proposerai au roi la cassation de votre dernier « arrêté. »
1. Archives nationales, F7, 3250. Lettre de M. Duport, ministre de la justice, 24 décembre 1791.
2. Archives nationales, F7, 5218. Procès-verbal des membres
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officiers municipaux, sommés ù trois reprises de pro- clamer la loi martiale, refusent à trois reprises, et finis- sent par avouer qu'ils n'osent déployer le drapeau rouge : « Si l'on prenait ce parti, nous serions tous sa- « crifiés à l'instant. » En effet, ni la troupe ni la sarde nationale ne sont sûres; dans cette tiédeur univerjelle, le champ reste libre aux furieux, et un marchand de blé est pendu. — Tantôt les administrations tâchent de lutter, mais elles finissent par plier sous la violence. « Pendant plus de six heures, écrit un des membres du « district d'Étampes1, nous avons été serrés de baion- « nettes, mis en joue, et le pistolet sur la poitrine; » il a fallu signer le renvoi des troupes qui venaient pro- téger le marche. A présent, « nous sommes tous absents « d'Étampes; il n'y a plus de district, il n'y a plus cb « municipalité » ; presque tous ont donné leur démis- sion, ou ne reviendront que pour la donner. — Tantôt-, et ce cas est le plus rare, les magistrats font leur devoir jusqu'au bout, et ils y périssent. Six mois plus tard,
du département, terminé le 18 mars 1791. — Bûchez et Roux, IX, 210 (Rapport de M. Alquicr).
1. Archives nationale*, Y". 3268. Extrait du registre des déli- bérations du directoire de Scine-et-Oise, avec toutes les pièces de l'insurrection d'Étampes, du 16 septembre 1791. — Lettre de M. Venard, administrateur du district, 20 septembre, a Je ne « remettrai les pieds à Ltampes que lorsque le calme et la o sûreté y seront rétablis, et la première opération que j'y ferai c sera de consigner ma démission sur le registre. Je suis las de t me tuer pour des ingrats. i>
2. Moniteur, n° du 16 unis 1792. — Mortimcr-Ternaux. ///.«- toire de la Terreur (Procédure contre les assassins de Simo- neau), I, 381.
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dans la même ville, le maire Simoneau, ayant refusé de taxer le blé, est assommé à coups de bâtons ferrés, et la bande des meurtriers vient décharger ses fusils sur le cadavre. — Avis aux municipalités qui se mettront en travers du torrent : bientôt, à la moindre opposition, il y va pour elles de la vie. En Touraine1, « à mesure que « les rôles d'imposition se publient », on se soulève contre les municipalités, on les force à livrer les rôles qu'elles ont dressés, on déchire leurs écritures. Bien mieux, « on tue, on assassine les municipaux » ; dans telle grosse commune, hommes et femmes les « excè- « dent de coups de pieds, de poings et de sabots.... Le « maire en est très malade ; le procureur de la corn- et mune en est mort sur les neuf à dix heures du ma- « tin; Véteau, officier municipal, a reçu l'extrême-onc- « tion ce matin » ; les autres sont en fuite, les menaces de mort et d'incendie ne cessent pas contre eux. Aussi n'osent-ils rentrer, et « c'est à qui maintenant ne sera « ni maire ni administrateur ». — Ainsi, tous les atten- tats que les municipalités commettent contre leurs supé- rieurs, on les commet contre elles, et la garde nationale, le peuple attroupé, la faction maîtresse, s'arrogent dans la commune la même souveraineté violente que la com- mune s'arroge dans l'État.
Je ne finirais pas si j'entreprenais d'énumérer les
1. Archives nationales, F7, 5226. Lettre et Mémoire de Chenan- tin, cultivateur, 7 novembre 1792. — Extrait des délibérations du directoire du district de Langeais, 5 novembre 1792 (sédition à la Chapelle-Blanche, près Langeais, 5 octobre 1792).
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émeutes où les magistrats sont contraints de tolérer ou de sanctionner les usurpations populaires, de fermer les églises, de chasser ou emprisonner les prêtres, de sup- primer les octrois, de taxer les grains, de laisser pen- dre, assommer ou égorger les commis, les boulangers, les marchands de blé, les ecclésiastiques, les nobles et les officiers. Aux Archives nationales, quatre-vingt-qua- torze liasses épaisses sont remplies de ces violences et n'en contiennent pas les deux tiers. Il vaut mieux consi- dérer encore une fois un cas particulier, détaillé, véri- fié, qui serve de spécimen, et présente en raccourci l'image de la France pendant une année tranquille. — A Aix, au mois de décembre 1790 ', en face des deux clubs jacobins, un club d'opposants s'était formé, avait rempli les formalités et, comme le club des Monarchiens à Paris, prétendait avoir le droit de s'assembler au même titre que les autres. Mais, ici comme à Paris, les Jacobins ne veulent de droits que pour eux-mêmes, et
1. Archives nationmies, F7, 51'Jj. Rapport des commissaires envoyés par l'Assemblée nationale et le roi, 23 lévrier 1791. [Sur les événements des 12 et li décembre 1790.) — Mercure de France, n° du '29 lévrier 1791. (Lettres d'Aix, et notamment lettre des sept officiers détenus dans les [irisons d'Aix, 50 janvier 1791.) — Le plus ancien club jacobin, formé en février 1790, avait poui titre Club de* vrais amis de la Constitution. — Le second club jacobin, formé en octobre 1790, fut « composé, dés le principe, « d'artisans et de cultivateurs des faubourgs et des environs d. Il avait pour litre : Société des frères antipolitiques, ou frire* vrais, justes et utiles à la patrie. — Le cercle opposant, formé en décembre 1790, s'intitulait, selon les uns, les Amis du roi, de la paix et de la religion; selon les autres, les Amis de la paix] selon d'autres enfin, les Défenseurs de la religion, des personnes et des propriétés.
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refusent d'admettre leurs adversaires au bénéfice de la loi. — D'ailleurs des bruits alarmants se sont répandus. Un particulier venant de Nice dit « avoir ouï dire qu'il « y a, de Turin à Nice, vingt mille hommes soudoyés « par les émigrants, et qu'à Nice on fait une neuvaine à « saint François de Paule pour prier Dieu d'éclairer les « Français ». Certainement une contre-révolution se prépare. Des aristocrates ont dit, « avec un air de triom- « plie, que les gardes nationales et les municipalités « sont un jeu et que tout cela ne tiendra pas ». Un des principaux membres du nouveau club, M. de Guiramand, vieil officier de soixante-dix-huit ans, parle publique- ment contre l'Assemblée nationale, essaye d'enrôler des ouvriers dans son parti, « affecte de porter à son cha- « peau un bouton blanc défendu par des épingles dont « les pointes sont saillantes » ; et l'on raconte qu'il a fait chez plusieurs marchandes de modes une grande commande de cocardes blanches. A la vérité, après per- quisition, on n'en découvrira aucune dans aucune bou- tique, et tous les marchands de rubans, interrogés, ré- pondront qu'ils n'ont aucune connaissance de la chose. Mais cela prouve seulement que le coupable est très dis- simulé, d'autant plus dangereux, et qu'il est urgent de s mver la patrie. — Le 12 décembre, à quatre heures du s:jir, les deux clubs jacobins fraternisent, et passent en grand cortège devant le cercle, a où plusieurs membres, « quelques officiers du régiment de Lyonnais, quelques « particuliers jouaient paisiblement ou regardaient & jouer ». La foule hue, ils se taisent; elle repasse et
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Iiue de nouveau en criant : « A bas les aristocrates ! à « la lanterne! » Deux ou trois officiers, qui étaient sur le seuil de la porte, s'indignent; l'un d'eux, tirant l'épée, menace un jeune homme de le frapper s'il continue. Aussitôt la foule crie : « A la garde! au secours! a l'as- « sassin ! » s'élance contre l'officier qui rentre en appe- lant aux armes. Ses camarades, l'épée à la main, des- cendent pour défendre l'entrée ; M. de Guiramand lâche deux coups de pistolets, reçoit un coup de fusil dans la cuisse. Une grêle de pierres fait voler les fenêtres en éclats, la porte est sur le point d'être enfoncée, plu- sieurs membres du cercle se sauvent par les toits. Une douzaine d'autres, la plupart officiers, se forment en peloton, et percent la foule, l'épée haute, frappant, frappés : cinq sont blessés, mais s'échappent. — Sur quoi la municipalité fait murer à l'instant les fenêtres et les portes du cercle, renvoie de la ville le régiment de Lyonnais, fait décréter sept officiers et M. de Guira- mand de prise de corps, tout cela en quelques heures et sans autre témoignage que celui des vainqueurs.
Mais ces mesures si promptes, si fortes et si partiales, ne suffisent point au club ; il y a d'autres conspirateurs à saisir ; c'est lui qui les désigne et va les prendre. — Trois mois auparavant, M. Pascalis, avocat, haranguant avec plusieurs de ses confrères le parlement dissous, avait déploré l'aveuglement du peuple « exalté par des pré- rogatives dont il ne connaît pas le danger ». Manifes- ement un homme qui a osé parler ainsi est un traître. — 11 en est un autre, M. Morellet de la Roquette, qui a
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refusé d'appartenir au cercle proscrit; mais ses anciens vassaux ont dû l'actionner en justice pour lui faire ac- cepter le rachat de ses droits féodaux, et, six ans aupa- ravant, sa voiture, en passant sur le cours, a écrasé un enfant : lui aussi, il est donc l'ennemi du peuple. Pen- dant que la municipalité délibère, « quelques membres « du club » se réunissent, décident qu'il faut mettre la main sur MM. Pascalis et de la Roquette. Dès onze heu- res du soir, quatre-vingts gardes nationaux de bonne volonté et conduits par le président du club vont à une lieue de là les saisir dans leur lit, et les amènent aux prisons de la ville. — Un si grand zèle ne laisse pas d'être inquiétant, et, si la municipalité tolère les arres- tations, elle voudrait bien empêcher les meurtres. En conséquence, le lendemain 15 décembre, elle mande de Marseille quatre cents Suisses du régiment d'Ernest et quatre cents gardes nationaux; elle leur adjoint la garde nationale d'Aix, et les requiert de garder la pri- son contre toute violence. Mais, avec les gardes na- tionaux de Marseille, sont venus quantité de gens armés, volontaires du désordre ; dans l'après-midi du 15, un premier attroupement essaye de forcer la prison, et, le lendemain matin, de nouveaux pelotons se forment, demandant la tête de M. Pascalis. En avant sont les hommes du club, avec « une foule d'inconnus venus du « dehors qui commandent et qui exécutent ». La popu- lace d'Aix a été travaillée pendant la nuit, et toutes les digues se rompent à la fois. Aux premières clameurs, les gardes nationaux qui sont de service sur le cours
92 LA REVOLUTION
se débandent et se dispersent; aucun signal ne ras- semble les autres; malgré les règlements, la générale n'est point battue. « La majeure partie de la garde « nationale s'éloigne, afin de ne point paraître auto- ci riser par sa présence les attentats qu'elle n'a pas « l'ordre d'empêcher. Les citoyens paisibles sont dans « la consternation » ; chacun fuit ou s'enferme chez soi; les rues sont désertes et silencieuses. — Cepen- dant la porte de la prison est ébranlée par les coups de hache. Le procureur-syndic du département, qui invite le commandant des Suisses à protéger les pri- sonniers, est empoigné, emmené, et court risque de la vie. Trois officiers municipaux, qui arrivent en écharpe, n'osent donner L'ordre que réclame le com- mandant : faire couler le sang, faire tuer tant d'hom- mes; il est clair qu'en ce moment décisif leur respon- sabilité leur fait peur. « Nous n'avons pas d'ordres à « donner. » — Alors, dans cette cour de caserne qui en- toure la prison, un spectacle extraordinaire se déroule. Du côté de la loi sont huit cents hommes armés, les quatre cents Suisses et les quatre cents gardes na- tionaux de Marseille, tous rangés en bataille et le fusil au bras, avec une consigne expresse, répétée la veille et à trois reprises par la municipalité, par le district, par le département, avec les sympathies de tous les habitants honnêtes et de la majeure partie de la garde nationale. Mais la phrase légale et indispensable ne sort point des lèvres qui, en vertu de la Constitution, ont charge de la prononcer, et une petite troupe de force-
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ncis se trouve souveraine. A leur tour, sous les yeux de leurs soldats qui restent immobiles, les trois officiers municipaux sont saisis, et, « la baïonnette sur la poi- « trine, ils signent, comme contraints, l'ordre de livrer « au peuple M. Pascalis ». M. de la Roqv/ette est livré par surcroît. « Ce qui a paru de la garde nationale « d'Àix », c'est-à-dire la minorité jacobine, se forme eu cercle autour de la porte de la prison, et s'érige en conseil de guerre : les voilà tout à la fois « accusateurs, « témoins, juges et bourreaux ». Un capitaine emmène les deux condamnés sur le cours; ils sont pendus. Presque aussitôt le vieux M. de Guiramand, que la garde nationale de son village amenait prisonnier à Aix, est pendu de même. — Aucune information contre les assassins : le nouveau tribunal, effrayé ou prévenu, s'est rangé depuis longtemps dans le parti populaire; en conséquence, c'est contre les opprimés, contre les mem- bres du cercle lapidé, qu'il instrumente. Décrets de prise de corps ou d'ajournement personnel, perquisi- tions, saisies de correspondances, les procédures pieu- vent sur eux. Trois cents témoins sont interrogés. Des officiers arrêtés sont « chargés de chaînes et jetés dans « les cachots ». — Désormais le club règne et « fait « trembler tout le monde1 •> . — « Du 25 au 27 décembre, « plus de deux mille passeports sont délivrés à Aix. » -- « Si les émigrations continuent, écrivent les com- (i missaires, il ne restera plus bientôt à Aix que des
1. Archives nationales, V, 3195 Lettres des commissaires, 11 février, 20 mars, 10 mai 1791.
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« ouvriers sans travail et sans aucune ressource.... Des « rues entières restent inhabitées.... Tant que l'irnpu- « nité paraîtra assurée à de tels forfaits, la crainte éloi- « gnera de cette ville quiconque aura quelques moyens « de subsister ailleurs. » — Plusieurs sont revenus après l'arrivée des commissaires, espérant par eux sûreté et justice. Mais, « si l'information n'est pas « ordonnée, à peine aurons-nous quitté Aix, que trois a cents ou quatre cents familles l'abandonneront.... Et « quel homme sensé oserait garantir que bientôt eba- « que village n'aura pas son pendu?... Des valets de « campagne arrêtent leurs maîtres.... L'espérance de « l'impunité porte les habitants des villages à se per- « mettre toute espèce de dégâts dans les forêts, ce qui « est du plus grand danger dans un pays où les bois « sont très rares. Ils établissent tous les jours les pré- ci tentions les plus absurdes et les plus injustes vis-à- « vis des riches propriétaires, et le fatal cordon est « toujours l'interprète et le signal de leur volonté. » — l'oint de refuge contre ces attentats. « Le département, « les districts, les municipalités n'administrent que « conformément aux pétitions multipliées du club. » — Aux yeux de tous, en un jour solennel, leur défaite éclatante a manifesté leur faiblesse, et, courbés sous leurs nouveaux maîtres, les magistrats ne gardent leur autorité légale qu'à condition de la mettre au service du parti vainqueur.
CHAPITRE II
Souveraineté des passions libres. — I. Les vieilles haines reli- gieuses. — Montauban et Nîmes en 1790. — II. La passion dominante. — Sa forme aiguë, la crainte de la faim. — Les grains ne circulent plus. — Intervention et usurpation des assemblées électorales. — Maximum et code rural en Nivernais.
— Les quatre provinces du Centre en 1790. — Cause perma- nente delà cherté. — L'anxiété et l'insécurité. — Stagnation des grains. — Les départements voisins de Paris en 1791. — Le blé prisonnier, taxé et requis par force. — Grosseur des attrou- pements en 1792. — Les armées villageoises de l'Eure, de la Seine-Inférieure et de l'Aisne. — Recrudescence du désordre après le 10 août. — La dictature de l'instinct lâché. — Ses expé- dients pratiques et politiques. — III. L'égoïsme du contribua- ble. — Issoudun en 1790. — Révolte contre l'impôt. — Les perceptions indirectes en 1789 et 1790. — Abolition de la gabelle, des aides et des octrois. — Les perceptions directes en
1789 et 1790. — Insuffisance et retard des versements. — Les contributions nouvelles en 1791 et 1792. — Retards, partialité et dissimulations dans la confection des rôles. — Insuffisance et lenteur des recouvrements. — Payement en assignats. — Le contribuable se libère à moitié prix. — Dévastation des forêls.
— Partage des biens communaux. — IV. La cupidité du tenan- cier. — La troisième et la quatrième jacquerie. — La Bretagne, le Limousin, le Quercy, le Périgord et les provinces voisines en
1790 et 1791. — L'attaque et l'incendie des châteaux. — Les titres brûlés. — Les redevances refusées. — Les étangs détruits.
— Caractère principal, moteur premier et passion maîtresse de la Révolution.
En cet état de choses, les passions sont libres; il suf- fit qu'il y en ait une énergique et capable de grouper
LA RÉVOUTTION. II. T. IV. — 7
96 LA REVOLUTION
quelques centaines d'hommes, pour faire une faction ou une bande qui se lance à travers les fils dénoués ou fragiles du gouvernement passif ou méconnu. Une grande expérience va se faire sur la société humaine : grâce au relâchement des freins réguliers qui la main- tiennent, on pourra mesurer la force des instincts per- manents qui l'attaquent. Ils sont toujours là, même en temps ordinaire; nous ne les remarquons point, parce qu'ils sont refoulés, mais ils n'en sont pas moins actifs, efficaces, bien mieux, indestructibles. Sitôt qu'ils cessent d'être réprimés, leur malfaisance se déclare connue celle de l'eau qui porte une barque et qui, à la pre- mière fissure, entre pour tout submerger.
I
Et d'abord ce n'est pas avec des fédérations, des em- brassades, des effusions de fraternité, que l'on con- tiendra les passions religieuses. Dans le Midi, où les protestants sont persécutés depuis plus d'un siècle, il y a des haines vieilles de cent ans1. — Vainement les édits odieux qui les opprimaient sont depuis vingt ans tombés en désuétude. Vainement, depuis 1787, tous les droits civils leur ont été restitués. Le passé survit dans les souvenirs qui le transmettent, et deux groupes sont en fa,ce l'un de l'autre, celui des protestants et celui
1. Mot de Jeanbon-Saint-André à Mathieu Dumas, envoyé pour rétablir la paix à Montauban (1790) : « C'est le jour de la ven- u geance, et nous l'attendons depuis cent ans. » [Mémoires de \i ithieu Dumas.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 97
des catholiques, chacun d'eux défiant, hostile, prompt à se mettre en défense, interprétant comme un plan d'attaque tous les préparatifs de son adversaire : en de telles circonstances, les fusils partent tout seuls. — Sur une alarme à Uzès1, on verra tout d'un coup les catho- liques, au nomhre de deux mille, s'emparer de l'évèché et de l'hôtel de ville, les protestants, au nombre de quatre cents, s'assembler hors des murs sur l'Espla- nade, et passer ainsi la nuit l'arme au bras, chaque troupe persuadée que l'autre va la massacrer, et appe- lant au secours l'une les catholiques de Jalès, l'autre les protestants de la Gardonnenque. — Entre deux partis ainsi disposés, il n'y aurait qu'un moyen d'empêcher la guerre civile : ce serait l'ascendant d'un tiers arbitre, étranger, présent, énergique. A cet effet, le comman- dant militaire du Languedoc propose un plan efficace : selon lui2, les boutefeux sont, d'un côté les évoques du bas Languedoc, de l'autre côté MM. Rabaut-Saint- Étienne, le père et les deux fils, tous les trois pasteurs; qu'on les rende responsables « sur leurs têtes » de tout attroupement, insurrection, ou tentative pour débau- cher l'armée; qu'un tribunal de douze juges soit choisi par les municipalités des douze villes; qu'on traduise devant lui les délinquants ; qu'il prononce en dernier ressort et que la sentence soit exécutable à l'instant même. — Mais c'est justement le système inverse qui
1. Dampmartin, I, 187 (témoin oculaire).
2. Archives nationales, F7, 3223, et 3216. Lettres de M. de Bou- zols, maréchal de camp, en résidence à Montpellier, 21, 25 et 28 mai 1790.
08 LA RÉVOLUTION
est de mode. Organisés en milices et confiés à eux- mêmes, les deux partis ne peuvent manquer de tirer l'un sur l'autre, d'autant plus que les nouvelles lois ecclésiastiques viennent, de mois en mois, frapper, comme autant de marteaux, sur la sensibilité catho- lique, et faire jaillir une pluie d'étincelles sur les amorces de tant de fusils chargés.
A Montauban, le 10 mai 1790, jour de l'inventaire et de l'expropriation des communautés religieuses1, les commissaires ne peuvent entrer ; des femmes en délire se sont couchées en travers des portes ; il faudrait leur passer sur le corps, et un grand attroupement se forme aux Cordeliers, où l'on signe une pétition pour le main- tien des couvents. — Témoins de cette effervescence, les protestants prennent peur : quatre-vingts de leurs gardes nationaux marchent sur l'hôtel de ville, et s'em- parent à main armée du poste qui le couvre. La muni- cipalité leur ordonne de se retirer ; ils refusent. — Là- dessus, les catholiques assemblés aux Cordeliers se pré- cipitent en tumulte, lancent des pavés, ébranlent les portes à coups de poutres. Quelqu'un crie que les pro- testants réfugiés dans le corps de garde tirent par la fenêlre. Aussitôt la multitude furieuse envahit l'arsenal, s'arme de tout ce qu'elle y trouve, fusille le corps de garde ; cinq protestants sont tués, vingt-quatre blessés. Un officier municipal et la maréchaussée sauvent les autres, mais on les oblige à venir deux à deux, en che-
1. Mary Lafon, Histoire d'une ville protestante (avec les pièces originales, extraites des archives de Montauban).
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 90
mise, a genoux, faire amende honorable devant la cathé- drale, et, au sortir de là, on les met en prison. — Pen- dant le tumulte, des cris politiques ont été proférés; on a crié : Vive la noblesse ! Vive l'aristocratie ! A bas la nation ! A bas le drapeau tricolore! et Bordeaux, jugeant que Montauban est en révolte contre la France, envoie quinze cents hommes de sa garde nationale pour élargir les détenus. Toulouse veut aider Bordeaux ; la fermen- tation est terrible; quatre mille protestants se sauvent de Montauban ; des cités arme'es vont se combattre comme jadis en Italie. 11 faut qu'un commissaire de l'Assemblée nationale et du roi, Mathieu Dumas, vienne haranguer le peuple de Montauban, obtenir la déli- vrance des prisonniers et rétablir la paix.
Un mois après, à Nîmes1, l'échauffourée, plus san- glante, tourne contre les catholiques. — A la vérité, sur cinquante-quatre mille habitants, les protestants ne sont que douze mille; mais le grand commerce est entre leurs mains : ils tiennent les manufactures; ils font vivre trente mille ouvriers, et, aux élections de 1789, ils ont fourni cinq députés sur huit.
1. Archives nationales, F7, 3216. Procès-verbal de la municipalité de Nîmes, et rapport de l'abbé de Belmont. — Rapport des com- missaires administrateurs, 28 juin 1790. — Pétition des catholi- ques, 20 avril. — Lettres de la municipalité, des commissaires ei de M. de Nausel sur les événements des 2 et 5 mai. — Lettre d( M. Rabaut-Saint-É tienne, 12 mai. — Pétition de la veuve Cas. 50 juillet. — Rapport (imprimé) de M. Alquier, 19 février 179 1 — Mémoire (imprimé) du massacre des catholiques de Nîmes, pai Froment (1790). — Nouvelle adresse de la municipalité de Nîmes, présentée par le maire, M. de Margueritte, député (1790), impri- mée. — Mercure de France, 2"> février 1791.
100 LA RÉVOLUTION
En ce temps-là les sympathies étaient pour eux ; per- sonne n'imaginait alors que l'Église régnante pût courir un risque. A son tour, elle est attaquée, et voilà les deux partis qui s'affrontent. — Les catho- liques signent une pétition1, racolent les maraîchers du fauhourg, gardent la cocarde blanche, et, lors- qu'elle est interdite, la remplacent par un pouf rouge, autre signe de reconnaissance. À leur tète est Froment, homme énergique, qui a de grands projets; mais, sur le sol miné où il marche, l'explosion ne sau- rait être conduite. Elle se fait d'elle-même, au hasard, par le simple choc de deux défiances égales, et, avant le jour final, elle a commencé et recommencé déjà vingt fois par des provocations mutuelles, dénonciations, insultes, libelles, rixes, coups de pierre et coups de fusil. — Le 15 juwi 1700, il s'agit de savoir quel parti (li limera des administrateurs au district et au départe- ment; à propos des élections, le combat s'engage. Au poste de l'évéché où se tient l'assemblée électorale, les dragons protestants et patriotes sont venus « trois fois « plus nombreux qu'à l'ordinaire, mousquetons et pis- « tolcts chargés, la giberne bien garnie », et ils font patrouille dans les alentours. De leur côté, les pouls rouges, royalistes et catholiques, se plaignent detre menacés, « nargués ». Ils font avertir le suisse « de ne « plus laisser entrer aucun dragon à pied ni à cheval,
t. La pétition est signée par 3127 personnes, outre 1500 qui ont apposé leur croix, déclarant ne savoir écrire. — La contre-péti- tion iln club est signée de 1G'2 noms.
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« sous peine de vie », et déclarent que « l'évêché n'est « pas fait pour servir de corps de garde ». — Attroupe- ments, cris sous les fenêtres : des pierres sont jetées; la trompette d'un dragon qui sonnait le rappel est brisée ; deux coups de fusil partent1. Aussitôt les dra- gons font une décharge générale qui blesse beaucoup d'hommes et en tue sept. — A partir de ce moment, pendant toute la soirée et toute la nuit, on tire dans toute la ville, chaque parti croyant que l'autre veut l'exterminer, les protestants persuadés que c'est une Saint-Barthélémy, les catholiques que c'est « uneMiche- lade ». Personne pour se jeter entre eux. Bien loin de donner des ordres, la municipalité en reçoit : on la rudoie, on la bouscule, on la fait marcher comme un domestique. Les patriotes viennent prendre à l'hôtel de ville l'abbé de Belmont, officier municipal, lui comman dent, sous peine de mort, de proclamer la loi martiale, et lui mettent en main le drapeau rouge. « Mardis « donc, calotin, b..., j... f...! Plus haut le drapeau, « plus haut encore, tu es assez grand pour cela. » Et des bourrades, des coups de crosse. Il crache le sang n'importe, il faut qu'il soit en tête, bien visible, en façon de cible, tandis que, prudemment, ses conducteurs restent en arrière. Il avance ainsi, à travers les balles, tenant le drapeau, et se trouve prisonnier des poufs rouges, qui le relâchent en gardant son drapeau. —
1. Ce dernier fait, affirmé dans le rapport de M. Alquier, est nié par la municipalité. Selon elle, les poufs rouges attroupés autour de l'évêché n'avaient pas de fusils.
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Second drapeau rouge tenu par le valet de ville, seconde promenade, .nouveaux coups de fusil, les poufs rouges capturant encore ce drapeau, ainsi qu'un autre officier municipal. — Le reste de la municipalité et un commis- saire du roi se réfugient aux casernes et font sortir la troupe. Cependant Froment et ses trois compagnies, cantonnés dans leurs tours et leurs maisons du rempart, résistent en désespérés. Mais le jour a paru, le tocsin a onné, la générale a battu, les milices patriotes du voi- sinage, les protestants de la montagne, rudes Cévenols, arrivent en foule. Les poufs rouges sont assiégés ; un couvent de capucins, d'où l'on prétend qu'ils ont tiré, est dévasté, cinq capucins sont tués. La tour de Froment est démolie à coups de canon, prise d'assaut; son frère est massacré, jeté en bas des murailles; un couvent de jacobins attenant aux remparts est saccagé. Vers le soir, tous les poufs rouges qui ont combattu sont tués ou en fuite; il n'y a plus de résistance. — Mais la fureur sub- siste, et les quinze mille campagnards qui ont afllué dans la ville jugent qu'ils n'ont pas travaillé suffisamment. En vain on leur représente que les quinze autres com- pagnies de poufs rouges n'ont pas bougé, que les prés tendus agresseurs « ne se sont pas même mis en état « de défense », que, pendant toute la bataille, ils sont restés au logis, qu'ensuite, par surcroît de précaution, la municipalité leur a fait rendre leurs armes. En vain l'assemblée électorale, précédée d'un drapeau blanc, vient sur la place publique exhorter les citoyens à la concorde, « Sous prétexte de fouiller les maisons sus-
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a pectes, on pille, on dévaste ; tout ce qui ne peut être « enlevé est brisé. » A Nîmes seulement, cent vingt mai- sons sont saccagées ; mômes ravages aux environs ; au bout de trois jours, le dégât monte à sept ou huit cent mille livres. Nombre de malheureux sont égorgés chez eux, ouvriers, marchands, vieillards, infirmes ; il y en a qui, « retenus dans leur lit depuis plusieurs années, a sont traînés sur le seuil de leur porte pour y être « fusillés ». D'autres sont pendus sur l'Esplanade, au Cours Neuf, d'autres hachés vivants à coups de faux et de 'sabres, les oreilles, le nez, les pieds, les poignets coupés. Selon l'usage, des légendes horribles provoquent des actions atroces. Un cabaretier, qui a refusé de dis- tribuer les listes anticatholiques, passe pour avoir dans sa cave une mine toute prête de barils de poudre et de mèches soufrées ; on le dépèce à coups de hache et de sabre; on décharge vingt fusils sur son cadavre; on l'ex- pose devant sa maison avec un pain long sur la poitrine, et on le perce encore de baïonnettes en lui disant : « Mange, « b..., mange donc! » — Plus de cent cinquante catho- liques ont été assassinés; beaucoup d'autres, tout san- glants, « sont entassés dans les prisons », et l'on conti- nue les perquisitions contre les proscrits; dès qu'on les aperçoit, on tire sur eux comme sur des loups. Aussi des milliers d'habitants demandent leurs passeports et quittent la ville. — Cependant, de leur côté, les campa- gnards catholiques des environs massacrent six protes- tants, un vieillard de quatre-vingt-deux ans, un jeune homme de quinze ans, un mari et sa femme dans leur
1(1} LA REVOLUTION
métairie. — Pour arrêter les meurtres, il faut l'interven- tion de la garde nationale de Montpellier. Mais, si l'ordre est rétabli, ce n'est qu'au profit du parti vainqueur. Les trois cinquièmes des électeurs se sont enfuis; un tiers des administrateurs du district et du département a été nommé en leur absence, et la majorité des nouveaux directoires est prise dans le club patriote. C'est pourquoi les détenus sont traités d'avance en coupables : « Nul « huissier n'ose leur prêter son ministère, ils ne sont pas « admis à faire la preuve de leurs faits justificatifs, et « personne n'ignore que les juges ne sont pas libres1. » — Ainsi finissent partout les commencements ou les éclats de la discoïde religieuse et politique. Le vainqueur bâillonne la loi quand elle va parler pour ses adversaires, et, sous l'iniquité légale de son administration perma- nente, il écrase ceux qu'il a terrassés par la violence illé- gale de ses coups de main.
II
Des passions comme celle-ci sont l'œuvre de la culture humaine et ne se déchaînent que sur un territoire res- treint. Il est une autre passion qui n'est ni historique ni locale, mais naturelle et universelle, la plus indomptable, la plus impérieuse, la plus redoutable de toutes, je veux
t. Archives nationales, F7, 3216. Lettre de M. de Lespin, major à Mines, au commandant de laProvence, M. de Périgord, '27 juil- let 1790. o Les trames, les conspirations, que l'on avait attri- « buées au parti vaincu et que l'on croyait découvrir dans les « dépositions de quatre cents hommes emprisonnés, s'évanouis- u sent à mesure que la procédure avance. Les véritables COupa- « blés ne se rencontreront que dans les dénonciateurs. »
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dire la crainte de la faim. Car elle ne sait ni attendre, ni raisonner, ni voir au delà d'elle-même. A chaque canton ou commune il faut son pain, son approvisionnement sur et indéfini. Que le voisin se pourvoie comme il pourra; nous d'abord, ensuite les autres. Et, par des arrêtés, par des coups de force, chaque groupe garde chez lui les subsistances qu'il a, ou va prendre chez les autres les subsistances qu'il n'a pas.
A la fin de 1789 l, « le Roussillon refuse des secours au <{ Languedoc ; le haut Languedoc au reste d- la province, « la Bourgogne au Lyonnais ; le Dauphiné se cerne ; une « partie de la Normandie retient les blés achetés pour « secourir Paris ». A Paris, il y a des sentinelles à la porte de tous les boulangers; le 21 octobre, l'un d'eux est lan- terné, et sa tête portée au bout d'une pique. Le 27 octobre, à Vernon, c'est le tour d'un négociant en blé, Planter, qui, l'hiver précédent, a nourri les pauvres de six lieues à la ronde ; en ce moment, ils ne lui pardonnent pas d'en- voyer des farines à Paris; pendu deux fois, il est sauvé, parce que deux fois la corde casse. — Ce n'est que par force et sous escorte que l'on peut faire arriver du grain dans une ville; incessamment les gardes nationales ou le peuple soulevé le saisissent au passage. En Norman- die*, la milice de Caen arrête sur les grands chemins le
1. Bûchez et P.oux, III, 240 [mémoire des ministres, 28 ccto- bre 1789). — Archives nationales, D, XXIX, 5. Délibération du conseil municipal de Vernon (4 novembre 1789).
2. Arcliives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de Tlii.ird, 4 novembre 1789. — Autres faits semblables, 4 septem- bre, 23 octobre, 4 et 19 novembre 1789, 27 janvier et 27 mars 1790.
!06 LA RÉVOLUTION
blé qu'on porte à Harcourt et ailleurs. En Bretagne, Auray et Vannes retiennent les convois de Nantes; Lan- nion, ceux de Brest. Brest ayant voulu négocier, ses com- missaires sont pris au collet; couteau sur la gorge, on les contraint à signer l'abandon pur et simple des grains qu'ils ont payés, et ils sont reconduits hors de Lannion à coups de pierres. Là-dessus, 1 800 hommes sortent de Brest avec quatre canons, et vont reprendre leur bien, fusils chargés. Ce sont les mœurs des grandes famines féodales, et, d'un bout à l'autre de la France, sans compter les émeutes des affamés à l'intérieur des villes, on ne trouve qu'attentats semblables ou revendications pareilles. — « Le peuple armé de Nantua, Saint-Claude et « Septmoncel, dit une dépêche1, a de nouveau coupé les « vivres au pays de Gex; il n'y vient de blé d'aucun « côté; tous les passages sont gardés. Sans le secours « du gouvernement de Genève qui veut bien prêter « 800 coupées de blé à ce pays, il faudrait ou mourir de « faim, ou aller, à main armée, enlever le grain aux « municipalités qui le retiennent. » Narbonne affame Tmilon; sur le canal du Languedoc, la navigation est interceptée; les populations riveraines repoussent deux compagnies de soldats, brûlent un grand bâtiment, veu- lent « détruire le canal lui-même ». — Bateaux arrêtés, voitures pillées, pain taxé de force, coups de pierres cl coups de fusil, combats de la populace contre la garde nationale, des paysans contre les citadins, des acbeteurs
1. Archives nationales, F7, ZTol . IcUvc de Gex, 29 mai 1700. — lînchez et Roux, VII, 198, 3G9 (soi tembre-octobre 1790).
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 107
contre les marchands, des ouvriers et des journaliers contre les fermiers et les propriétaires, à Castelnaudary, à Niort, à Saint-Étienne, dans l'Aisne, dans le Pas-de- Calais, principalement sur la longue ligne qui va de Montbrison à Angers, c'est-à-dire dans presque toute l'étendue de l'immense bassin de la Loire, tel est le spec- tacle que présente l'année 1790. — Et pourtant la récolte n'a point été mauvaise. Mais le blé ne circule plus; chaque petit centre s'est contracté pour accaparer l'ali- ment : de là le jeûne des autres et les convulsions de tout l'organisme, premier effet de l'indépendance plé- nière que la Constitution et les circonstances confèrent à chaque groupe local.
« On nous dit de nous assembler, de voter, de nom- ci mer des gens qui feront nos affaires : faisons-les nous- « mêmes. Assez de bavardages et de simagrées : le pain « à deux sous, et allons chercher le blé où il y en a. » — Ainsi raisonnent les paysans, et, dans le Nivernais, le Bourbonnais, le Berry, la Touraine, les réunions électo- rales sont le boutefeu des insurrections1. A Saint- Sauge, « avant tout travail, l'assemblée primaire oblige « les officiers municipaux, sous peine d'être décollés, à « taxer le blé; » àSaint-Géran,lepain, le blé et la viande; à Châtillon-en-Bazois, toutes les denrées, et toujours à un tiers ou moitié au-dessous du cours, sans parler
1. Archives nationales, H, 1453. Correspondance de M. de Iier- cheny, commandant des quatre provinces du Centre. Lettres du
25 mai, 11, 19, 27 juin 1790. — Archives nationales, D, XXIX, 4. Délibération des administrateurs du district de Bourbon-Lancy,
26 mai.
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d'autres exigences. — Par degrés, ils en viennent à dresser un tarif de toutes les valeurs qu'ils connaissent, et pro- clament un maximum anticipé, par suite un code com- plet d'économie rurale et sociale : dans sa rédaction tu- multueuse et décousue, on y voit leurs volontés et leurs sentiments comme dans un miroir1. C'est le programme villageois : avec des variantes locales, il faut que ses divers articles s'exécutent, tantôt l'un, tantôt l'autre, selon l'occasion, le besoin, le moment, en premier lieu l'article qui concerne les vivres. — Comme à l'ordinaire, le désir a produit la légende : les paysans se croient auto- risés, ici par un décret de l'Assemblée nationale et du roi, là par une commission expresse donnée au comte d'Estrées. Déjà, au marché de Saint- Amand, « un homme « monté sur un tas de blé a crié : Au nom du Roi et de la <i Nation, le blé à moitié au-dessous du cours! » De plus,
1. Archives nationales, H, 1453. Proccs-vcrbal d'une dizaine de paroisses du Nivernais, 4 juin. La livre de pain blanc à 2 sous et de pain bis à 1 sou et demi. Les laboureurs à 50 sous, les fau- cheurs à 10 sous, les charrons à 10 sous, les huissiers à G sens par lieue. Le beurre à 8 sous, la viande à 5 sous, le lard à 8 sous, l'huile à 8 sous la pinte. La toise de maçonnerie à 40 sous, la paire de grands sabots à 3 sous. « Rendre tous les usages et « pacages qui ont été pris par justice. Les chemins seront libres « partout comme auparavant. Toutes les rentes seigneuriales « seront supprimées. Les meuniers ne prendront que le treute- « deuxième du boisseau. Les seigneurs de notre département ren- (i dront tous les bordelapes et biens mal acquis. Le curé de Uièze « n'aura d'autre emploi que de dire sa Blesse à oeuf heures et c les vôpres à deux heures, en été comme en hiver; il mariera < el enterrera gratis, sauf à nous de lui payer sa pension. Les a messes loi seront pavées 6 sous; il ne sortira de sa cure « que pour dire son bréviaire et visiter honnêtement ses parois- « siens ci paroissiennes. Les chapeaux de 3 livres à 50 sous. La « (crosse de rions d'emballage à 3 livres. Les curés ne tiendront
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il est avéré qu'un chevalier de Saint-Louis, ancien offi- cier des grenadiers royaux, marche à la tête de plusieurs paroisses et publie des ordonnances en son nom et au nom du roi, avec amende de huit livres pour quiconque refu- sera de se joindre à lui. — De toutes parts, il se fait un fourmillement de blouses et la résistance est vaine; il y en a trop, la maréchaussée est noyée sous leur flot. Car ces législatures rurales sont la garde nationale elle- même, et quand elles ont voté la taxe ou la réquisition des vivres, elles ont des fusils pour l'imposer.
Bon gré, mal gré, il faut bien que les officiers muni- cipaux prêtent aux insurgés leur ministère. Au Donjon, l'assemblée électorale a saisi le maire de l'endroit, avec menace de le tuer et d'incendier sa maison, s'il ne met pas la coupée de blé à 40 sous : il signe, et tous les maires présents avec lui, « sous peine de vie ». Aussi- tôt, « au son des fifres et des tambours », les paysans
a que des servantes sages de cinquante ans. Les curés n'iront ni « aux foires, ni aux marchés. Tous les curés auront la même a condition que celui de Bièze. Il n'y aura plus de gros mar- « chands de blé. Les commis qui auront fait des prises injustes « rendront l'argent. Les fermiers finiront à la Saint-Martin. M. le « comte, quoique absent, M. de Tontenelle et M. le commandant « signeront sans difficulté. M. le curé de Mingot résiliera par « écrit sa cure; (il) s'est sauvé avec sa servante, il a même man- te que sa messe le premier vendredi de la Fête-Dieu, et il est à « présumer qu'il a couché dans les bois. Les menuisiers seront « taxés au prix des charrons. Les courroies de bœuf à 40 sous, s les jougs à 10 sous. Les maîtres payeront la moitié des tailles. « Les notaires ne prendront que la moitié de ce qu'ils prenaient « autrefois, ainsi que les contrôleurs. La commune proteste se « pourvoir contre ce qu'elle aurait oublié dans le présent article, o soit de fait, soit de droit. » (Signé par une vingtaine de per- sonnes, dont plusieurs maires ou greflicrs de municipalités.)
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se répandent dans les paroisses voisines, se font délivrer le blé à 40 sous, et leur mine est si résolue, que quatre brigades de gendarmerie, envoyées contre eux, ne trou- vent rien de mieux à faire que de se retirer. — Non contents de se garnir les mains, ils se ménagent des réserves. Le blé est prisonnier : dans le Nivernais et le Bourbonnais, les paysans tracent une ligne de démarca- tion que nul sac du pays ne doit franchir; en cas de contravention, la corde et la torche sont là pour le délinquant. — Reste à surveiller l'application du règle- ment : dans le Berri, les paysans viennent par bandes à chaque marché pour maintenir partout leur tarif. En vain on leur représente qu'ils vont rendre les marchés déserts : « ils répondent qu'ils sauront bien faire venir « du grain, qu'ils iront en prendre chez tous les parti- « culiers, et même de l'argent, s'ils en ont besoin ». De l'ait, « un grand nombre de personnes ont leurs grc- « niers et leurs caves pillés » ; on contraint les fer- miers à porter leur récolte dans un grenier commun; on rançonne les riches; « on fait contribuer les sei- « gneurs; on oblige à faire des donations de domaines « entiers; on enlève les bestiaux; on veut ôter la vit> « aux propriétaires »;et, comme les villes défendent leurs magasins et leurs marchés, on les attaque à force ouverte1. Bourbon-Lancy, Bourbon-l'Archambault, Saint-
1. Archives nationales, II, l-i.">3. Même correspondance, 20 niai, 41 et 17 juin, 15 septembre 171)0. — lb., F7, ~^:>7. Lettre des officiels municipaux de Marsigny, ~> mai ; des ofliciers municipaux de Bourbon-Lancy, 5 juin. Extrait des lettres écrites à' M. Amelot, 1" juin.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE ni
Pierre-le-Moutier, Montluçon, Saint-Amand, Château- Gontier, Decize, chaque petite cité est un îlot assailli par la marée montante de l'insurrection campagnarde. La milice y passe la nuit sous les armes ; des détache- ments de la garde nationale des grandes villes, des troupes réglées y viennent tenir garnison. A Bourbon- Lancy, pendant huit jours, le drapeau rouge est en per- manence, et les canons restent sur la place chargés et braqués. Le 24 mai, Saint-Pierre-le-Moutier est attaqué, et, toute la nuit, des deux côtés on se fusille. Le 2 juin, Saint-Amand, menacé par vingt-sept paroisses, n'est sauvé que par ses préparatifs et par sa garnison. Vers le même temps, Bourbon-Lancy est attaqué par douze pa- roisses réunies, Château-Gontier par les sabotiers des forêts voisines; une bande de quatre à cinq cents villa- geois arrête les convois de Saint-Amand et fait capituler leurs escortes ; une autre bande se fortifie dans le châ- teau de la Fin, et y tiraille un jour entier contre la troupe et la garde nationale. — Les grandes villes elles- mêmes ne sont pas en sûreté. Trois à quatre cents cam- pagnards, conduits par leurs officiers municipaux, entrent de force à Tours pour contraindre la municipa- lité à baisser d'un tiers le prix du blé et à diminuer le prix des baux. Deux mille ardoisiers, armés de fusils, de broches et de fourches, pénètrent dans Angers pour obtenir un rabais du pain, tirent sur la garde, sont chargés par la garde nationale et la troupe; nombre d'entre eux restent sur le carreau, deux sont pendus le soir même, et le drapeau rouge demeure exposé huit
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jours. « Sans le régiment de Picardie, disent les dépê- « ches, la ville était pillée et incendiée. » — Par bon- heur, comme la récolte s'annonce bien, les prix bais- sent; comme les assemblées électorales sont closes, la lermentation se ralentit, et, vers la fin de l'année, ainsi qu'une éclaircie dans un orage permanent, on voit poindre une trêve dans la guerre civile de la faim.
Rompue en vingt endroits par des explosions isolées, la trêve n'est pas longue, et, vers le mois de juillet 1791, les troubles que provoque l'incertitude des sub- sistances recommencent pour ne plus cesser. Dans ce désordre universel, considérons seulement un groupe., celui des huit ou dix départements qui entourent et nourrissent Paris. — Là sont de riches pays à blé, la Brie, la Beauce, et, non seulement la récolte de 1700 a été bonne, mais la récolte de 1791 est très ample. On écrit de Laon au ministre1 que, dans le département de l'Aisne, « il y a du blé pour deux années », que « les « granges, ordinairement vides au mois d'avril, ne le « seront pas cette année avant juillet », et que, p ai conséquent, « les subsistances sont assurées ». Mais cela ne suffit point; car la cause du mal n'est pas da us le manque de blé. — Pour que dans une vaste et popu- leuse contrée, où les terrains, les cultures et les métier? diffèrent, chacun puisse manger, il faut que l'aliment arrive à la portée de ceux qui ne le produisent pas. Pour qu'il y arrive sans encombre, de lui-même, par Le
1. Archives nationales, F7, 5185 et SlSti. Lettre du président du tribunal du district de Laon, 8 février 1702.
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seul effet de l'offre et de la demande, il faut une police capable de protéger les propriétés, les transactions et les transports. A mesure que dans un État l'autorité devient plus faible, la sécurité devient moindre; à me- sure que la sécurité devient moindre, la répartition des subsistances devient plus difficile, et la gendarmerie est un rouage indispensable dans la machine qui nous apporte chaque jour notre pain quotidien. — C'est pourquoi, en 1791, le pain quotidien manque à beau- coup d'hommes. Par le seul jeu de la Constitution, aux extrémités et au centre, tous les freins, déjà si lâches, se sont desserrés et se desserrent chaque jour davan- tage. Les municipalités, qui sont les vraies souveraines, répriment plus mollement le peuple, les unes parce qu'il est plus hardi et qu'elles sont plus timides, les autres parce qu'elles sont plus radicales et qu'elles lui donnent toujours raison. La garde nationale s'est lassée, ne vient pas, ou refuse de faire usage de ses armes. Les citoyens actifs sont dégoûtés et restent chez eux. A Étampes1, où ils sont tous convoqués par les commis- saires du département pour aviser aux moyens de réta- blir un ordre quelconque, il ne s'en présente que vingt; les autres disent, pour s'excuser, que, si la populace les savait contraires à ses volontés, « elle brûlerait f< leurs maisons », et ils s'abstiennent. « Ainsi, écri- « vent les commissaires, la chose publique est aban- c donnée à la discrétion des artisans et des ouvriers,
1. Archives nationales, F7, 52C8. Procès-verbal et observations Jes deux commissaires envoyés à Étampes, 22-25 septembre 17W1.
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« dont les vues sont bornées à leur simple existence. » — C'est donc le bas peuple qui règne, et les renseigne- ments d'après lesquels il rend ses décrets sont des rumeurs qu'il adopte ou qu'il fabrique, pour recouvrir Stras une apparence de raison les attentats de sa cupi- dité ou les brutalités de sa faim. A Étampes, « on lui a (i insinué que les blés vendus pour nourrir les dépar- ti tements au-dessous de la Loire sont embarqués à « Paimbœuf. et de là conduits hors du royaume, pour « être vendus à l'étranger ». Aux environs de Rouen, il se figure « qu'on engloutit' les grains » tout exprès dans « les mares, dans les étangs et dans les marnières ». Auprès de Laon,des comités imbéciles et jacobins attri- buent la cherté des subsistances à l'avidité des riches et à la malveillance des aristocrates : selon eux, « des « millionnaires jaloux s'enrichissent aux dépens du « peuple. Ils appréhendent ses forces », et, n'osant se mesurer avec lui « dans un combat honorable », ils ont recours « à la trahison ». Afin de le vaincre plus aisément, ils ont résolu de l'exténuer d'avance par l'excès de la misère et par la longueur du jeûne ; c'est pourquoi ils accaparent tout, « blés, seigles et farines, « savons, sucre et eaux-dc-vie1 ». — De pareils bruits
1. Archives nationales, F", 3265. Le document suivant, entre beaucoup d'autres, montrera les conceptions et les expédients de l'imagination populaire. — Pétition de plusieurs haLitants de la commune de Forges (Seine-Inférieure) : « au bon et incorrup- « lible ministre de l'intérieur ». (10 octobre 1792.) Après trois bonnes recuites successives, la disette dure toujours. Sous l'ancien régime, le blé regorgeait, on en nourrissait les porcs, on engrais- sait les veaux avec du pain. Il est donc certain que le blé est
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suffisent pour lancer dans les voies de fait une foule souffrante, et il est inévitable qu'elle prenne pour con- seillers et conducteurs ceux qui la poussent du côté où déjà elle penche. Il faut toujours des chefs au peuple, et il les prend où il les trouve, tantôt dans son élite, tantôt dans sa canaille. A présent que la noblesse est chassée, que la bourgeoisie se retire, que les gros culti- vateurs sont suspects, que le besoin animal exerce son despotisme intermittent et aveugle, ses ministres appro- priés sont les aventuriers et les bandits. Il n'est pas nécessaire qu'ils soient très nombreux : dans un lieu plein de combustible, quelques boulefeux suffisent pour allumer l'incendie. On en compte « une vingtaine « au plus dans chacune des villes d'Étampes et de « Dourdan,.... hommes n'ayant rien à perdre et tout a « gagner dans les troubles : ce sont eux qui excitent « toujours la fermentation et le désordre, et les autres « citoyens, par leur indifférence, leur en fournissent « les moyens ». Parmi les nouveaux guides de la foule, ceux dont on sait les noms sont presque tous des repris de justice, habitués par leur métier antérieur aux coups de main, aux violences, souvent au meurtre et toujours au mépris de la loi. — A Brunoy1, les chefs de l'émeute
détourné par les accapareurs et les ennemis du nouveau régime. Les Termes sont trop grandes : divisez-les. Il y a trop de pâtu- rages : mettez tout en Lié. Forcez chaque propriétaire ou fermier à déclarer sa récolte; qu'on en proclame le chilfre au prune; en cas de mensonge, que l'homme soit mis à mort ou en prison, et son blé confisqué. Obligez tous les cultivateurs des environs à ne vendre qu'à Forges, etc., etc. 1. Archives nationales, F7, 32b8. Rapport des commissaires
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sont « deux déserteurs du 18e régiment, condamnés, « décrétés, impunis, qui, associés aux plus mauvais « sujets et aux plus déterminés de la paroisse, mar- (i client toujours armés et menaçants ». — A Étampes, les deux principaux assassins du maire sont un bracon- nier condamné plusieurs fois pour braconnage, et un ancien carabinier renvoyé de son régiment avec de mauvaises notes. Autour d'eux sont des artisans « sans « domicile connu », ouvriers nomades, compagnons, apprentis, gens sans aveu, rôdeurs de route, qui, les jours de marché, affluent dans les villes et sont toujours prêts lorsqu'il y a quelque mauvais coup à faire. En effet, maintenant les vagabonds pullulent dans la cam- pagne, et contre eux toute répression a cessé.
a Depuis un an, écrivent plusieurs paroisses voi- a sines de Versailles1, on n'a pas vu de gendarmes, « sauf celui qui apporte les décrets » ; c'est pourquoi, d'Étampes à Versailles, sur les routes et dans la campa- gne, « les meurtres et les brigandages » se multiplient. Des bandes de treize, quinze, vingt et vingt-deux men- diants dépouillent les vignobles, entrent le soir dans les fermes, se font donner de force à souper et à coucher, reviennent ainsi tous les quinze jours, et les fermes ou
envoyés par le département, H mars 1792 (à propos de l'insur- rection du 4 mars). — Mortimer-Ternaux, I, 581.
1. Archives nationales, F7, 5208. Lettres de plusieurs mains, administrateurs de district, cultivateurs de Yélizy, Villacoulilay, la Celle-Saint-Cloud, Montigny, eic, 12 novembre 1791. — Lettre de M. de Narbonnc, 15 janvier 1792; de M. Sureau, jupe do paix du canton d'Étampes, 17 septembre 1791. — Lettre de Bruyères-le- Cbâtel, 28 janvier 1792.
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maisons isolées sont leur proie. Aux environs de Ver- sailles, le 26 septembre 1791, un ecclésiastique a été tué chez lui; le même jour, un bourgeois et sa femme ont été garrottés, puis volés. Le 22 septembre, près de Saint-Remy-1'Honoré, huit bandits ont fait leur main chez un fermier. Le 25 septembre, à Yilliers-le-Sec, treize autres ont dévalisé un autre fermier, puis ajouté en manière de compliment : « Vos maîtres sont bien heu- « reux de ne pas se trouver ici; nous les aurions grillés « au grand feu que voilà ». En moins d'un mois, dans un rayon de trois ou quatre lieues, il y a six attaques semblables, à main armée, à domicile, avec des propos de chauffeurs. « Après des entreprises aussi fortes et « aussi audacieuses, écrivent les gens du pays, il n'est « pas un habitant de la campagne un peu aisé qui « puisse compter sur une heure de sûreté chez lui. « Déjà plusieurs de nos meilleurs cultivateurs aban- « donnent leur exploitation, et d'autres menacent d'en « faire autant, si ces désordres continuent. » — Ce qui est plus grave encore, c'est que, dans ces attaques, la plupart de ces bandits étaient « en uniforme national » . Ainsi la portion la plus indigente, la plus ignorante et la plus exaltée de la garde nationale s'enrôle pour le pillage. Il est si naturel de croire que l'on a droit à ce dont on a besoin, que les possesseurs du blé en sont les accapareurs, que le superflu des riches appartient aux pauvres! C'est ce que disent les paysans qui dévastent la forêt de Bruyères-le-Châtel : « Nous n'avons ni bois, a ni pain, ni travail ; nécessité n'a pas de loi. »
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Impossible d'avoir les vivres à bas prix sous un pareil régime; l'anxiété est trop grande, la propriété est trop précaire, le commerce est trop empêché, l'achat, la vente, le départ, l'arrivée et le payement sont trop incertains. Comment emmagasiner et transporter dans une contrée où ni le gouvernement central, ni l'admi- nistration locale, ni la garde nationale, ni la troupe ne font leur office, et où tonte opération sur les subsis- tances, même la plus légale, même la plus utile, est subordonnée au caprice de vingt drôles qu'une populace suit? Le blé demeure en grange, se cache, attend, et ne se glisse qu'à la dérobée vers les mains assez riches pour payer, outre son prix, le prix de son risque. Ainsi refoulé dans un canal étroit, il monte à un tain que la dépréciation des assignats élève encore, et non seulement la cherté se maintient, mais elle croit. — Là-dessus, pour guérir le mal, l'instinct populaire invente un remède qui l'aggrave : désormais le blé ne voyagera plus; il est séquestré dans le canton où on le récolte. A Laon, « le peuple a juré de mourir plnlùt « que de laisser enlever ses subsistances ». A Étampes, où la municipalité d'Angers envoie un administrateur de son Hôtel-Dieu pour acheter deux cent cinquante sacs de farine, la commission ne peut être exécutée; même, pendant plusieursjours, le délégué n'ose avouer le motif de sa venue; seulement « il se rend incognito « et de nuit chez les différents fariniers de la ville ». Ceux-ci « s'offriraient bien à remplir la fourniture », mais « ils craignent pour leur vie, ils ri osent même pas
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« sortir de chez eux ». — Mêmes violences dans le cercle de départements plus lointains, qui enveloppe ce premier cercle. A Aubigny, dans le Cher, les voitures de grains sont arrêtées, les administrateurs du district menacés, deux têtes sont mises à prix: une partie de la garde nationale est avec les mutins1. A Chaumont, dans la Haute-Marne c'est toute la garde nationale qui se mutine; un convoi de [tins de trois cents sacs est retenu, l'hôtel de ville forcé, l'insurrection dure quatre jours, le directoire du département est en fuite, le peuple s'empare de la poudre et des canons. A Douai, dans le Nord, pour sauver un marchand de grains, on le conduit en prison ; la foule force les portes, les sol- dats refusent de tirer, l'homme est pendu, le directoire du département se réfugie à Lille. A Montreuil-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais, les deux chefs de rémeute, un chaudronnier et un maréchal ferrant, « Béquelin dit « Petit-Gueux », celui-ci sabre en main, répondent aux sommations de la municipalité que « pas un grain ne « sortira, qu'à présent ils sont les maîtres », et que, si les ofiiciers municipaux osent encore faire de pareilles proclamations, « on leur f... la tète à bas ». Nul moyen
1. Archives nationales, F7, 3203. Lettre du directoire du Cher, 2.'» août 1791. — F7, 5240. Lettre du directoire de la Haute- Marne, 6 novembre 1791. — F7, 5248. Procès-verbal des mem- bres du département du Nord, 18 mars 1791. — F7, 3250. Procès- verbal des officiers municipaux de Montreuil-sur-Mer, 16 octo- bre 1791. — F7, 52G5. Lettre du directoire de la Seine-Inférieure, 22 juillet 1791. — D, XXIX, 4. Remontrances des municipalités assemblées à Tostes, 21 juillet 1791. — Pétition des ofiiciers municipaux des districts de Dieppe, Cany et Caudebec, 22 juil- let 1791
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de résister; la garde nationale convoquée ne vient pas; les volontaires requis lèvent la crosse en l'air; la foule attroupée sous les fenêtres crie vivat. Tant pis pour la loi quand elle s'oppose aux passions populaires ; « nous « n'y obéirons pas, disent-ils, on fait des lois comme « on veut ». — Effectivement, dans la Seine-Inférieure, à Tostes, six mille hommes des paroisses environnantes forment un corps délibérant et armé; pour mieux éta- blir leurs droits, ils ont amené sur des charrettes deux canons attachés avec des cordes. Alentour marchent vingt-doux gardes nationales, chacune sous son drapeau; on a forcé les habitants paisibles à venir, « sous peine « de vie » ; les officiers municipaux sont en tête. Ce parlement improvisé édicté sur les grains une loi com- plète, qu'il envoie, pour la forme, à l'acceptation du département et. de l'Assemblée nationale, et l'un des articles porte que défense, sera faite aux laboureurs « de vendre leur blé ailleurs qu'aux marchés ». N'ayant plus d'autre débouché, il faudra bien que le blé vienne aux halles, et, quand les halles seront pleines, il faudra bien qu'il baisse de prix.
Déception profonde : même dans le grenier de la France le blé reste cher, et coûte environ un tiers de plus qu'il ne faudrait pour que le pain, conformément à la volonté du peuple, soit à deux sous la livre. — Là- dessus4, à Gonesse, à Dourdan, à Corbeil, à Mennecy, à Brunoy, à Limours, à Brie-Comle-Robert, surtout à Étampes et Montlhéry, presque chaque semaine, à force
1. Archives nationales, F7, 32G8 et 3209, passim.
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de clameurs et de violences, on contraint les vendeurs à baisser leurs prix d'un tiers et davantage. Impossible aux administrations de maintenir dans leur halle la liberté de l'achat et de la vente. Le peuple a d'avance écarté la troupe de ligne : quelle que soit la tolérance ou la connivence des soldats, il sent vaguement qu'ils ne sont pas là pour laisser éventrer les sacs ou prendre les fermiers à la gorge ; afin de se débarrasser de toute entrave ou surveillance, il emploie la municipalité elle- même, et la force à se désarmer de ses propres mains. — Assiégés dans la maison commune, parfois sous les pistolets et les baïonnettes1, les officiers municipaux expédient au détachement qu'ils attendaient l'ordre de s'en retourner, et supplient le directoire de ne plus leur envoyer de troupes; car, s'il en vient, on leur a déclaré « qu'ils auraient à s'en repentir ». Point de troupes : à Étampes le peuple répète « qu'elles sont demandées « et payées par les marchands de farine » ; à Mont- lhéry, « qu'elles ne servent qu'à armer les citoyens les « uns contre les autres » ; à Limours, « qu'elles feront « renchérir les grains ». Sur cet article, tous les pré- textes semblent bons; la volonté populaire est absolue,
1. Archives nationales, F7, 5268 et 5269, passim. Délibération du directoire de Seine-et-Oise, 20 septembre 1791 (à propos de l'insurrection du 16 septembre à Étampes). — Lettre de Charpen- tier, président du district, 19 septembre. — P.apport des com- missaires du département, 11 mars 1792 (sur l'insurrection de Brunoy du 4 mars). — Rapport des commissaires du département, 4 mars 1792 (sur les insurrections de Montlhéry des 15 et 20 février). — Délibération du directoire de Seine-et-Oise, 16 sep- tembre 1791 (sur l'insurrection de Corbeil). — Lettres des maires de Limours, de Lonjumeau, etc.
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et, cornplaisamment, les autorités vont an-devant dû ses décrets. A Montlhéry, la municipalité, « pour évi- « ter du sang », confine la gendarmerie aux portes de la ville, et c'est par son ordre que l'émeute a libre jeu. • — Mais les administrateurs n'en sont pas quittes pour laisser faire le peuple ; il faut encore qu'ils sanctionnent ses exigences par leurs arrêtés. On va les prendre à l'hôtel de ville; on les transporte sur la place du mar- ché, et là, séance tenante, sous la dictée de la clameur qui fixe les prix, simples greffiers, ils proclament la taxe. Bien mieux, quand, dans un village, une troupe armée se met en route pour tyranniser le marché voi- sin, elle emmène son maire, bon gré mal gré, comme un instrument officiel qui lui appartient1. « Contre la « force, point de résistance, écrit celui de Vert-le-PetiL ; « il nous a fallu partir à l'instant. » — « Ils m'ont « déclaré, écrit celui de Fontenay, que, si je ne leur « obéissais pas, ils allaient me pendre. » — Si quelque officier municipal hasarde une remontrance, on lui dit « qu'il devient aristocrate ». Aristocrate et pendu, l'ar- gument est irrésistible, d'autant plus qu'en fait on l'applique. — A Corbeil, le procureur-syndic qui ré- clamé pour la loi est presque assommé, et trois maisons où on le cherche sont bouleversées. A Montlhéry, \u\
\. Archives nationales, F7, 52G8 et 520'J, passim. — Procès- vi bal de la municipalité de Montlhéry, 28 février 1792. o Nous « ne pouvons vous faire un plus grand détail, sans nous exposer « à des extrémités qui ne pourraient que nous être tres-fàchcii- a ses. » — Lettre du juge de paix du canton, 25 février. « La <t clameur publique m'apprend que, si j'envoie des mandats d'ar- a rêt à ceux qui ont massacré Tlrbault, le peuple se soulèvera. »
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marchand grainetier, que l'on accuse d'avoir mélangé avec de la farine de blé de la farine de fèves (deux fois plus chère), est massacré dans sa maison. A Étampes. le maire qui proclame la loi est tué à coups de trique. Les attroupements ne parlent « que d'incendier et de « détruire », et les laboureurs, violentés, taxés, honnis, menacés de mort et volés, se sauvent en disant qu'ils ne reviendront plus au marché.
Tel est le premier effet de la dictature populaire; comme toutes les forces dépourvues d'intelligence, elle opère à l'inverse de son objet : à la cherté elle ajoute la disette, et vide les marchés au lieu de les remplir. Il y avait parfois quinze ou seize cents sacs de blé sur celui d'Étampes; dans la semaine qui suit cette insurrection, il n'en vient plus que soixante. A Montlhéry, où six mille hommes se sont attroupés, chacun d'eux, partage fait, n'obtient qu'un minot, et les boulangers de la ville n'ont pas de quoi cuire. — Là-dessus, les gardes natio- naux en fureur disent aux fermiers qu'ils iront les visiter dans leurs fermes. En effet, ils y vont1; le tam- bour roule sur les routes, autour de Montlhéry, de Limours et des autres grands marchés. On voit passer des colonnes de deux cents, trois cents, quatre cents hommes sous la conduite de leur commandant et de leur maire qu'ils conduisent. Ils entrent dans chaque ferme, montent dans les greniers, constatant la quan-
1. Archives nationales, F7, 5268 et 5269, passim. Rapports de la gendarmerie, 24 février 1792 et jours suivants. — Lettre du brigadier de Limours, 2 mars ; du régisseur de la ferme de Ples- sis-le-Comte, 23 février.
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tité de grain battu, font signer au propriétaire la pro- messe de l'apporter au marché la semaine suivante. Parfois, comme ils ont appétit, ils se font donner à boire et à manger sur place, et il ne faut pas les mettre en colère : tel fermier et sa femme manquent d être pendus dans leur propre grenier. — Peine inutile : on a beau séquestrer et pourchasser le blé, il se terre ou s'esquive comme un animal effarouché. En vain les insurrections continuent; en vain, dans tous les mar- chés du département1, des attroupements armés sou- mettent les grains à la taxe. De mois en mois, le blé plus rare devient plus cher, et, de 26 francs, monte à 55. C'est que le laboureur violenté « n'apporte plus « que très peu », juste « ce qu'il lui faut sacrifier pour « se soustraire aux menaces; il vend chez lui ou dans « les auberges aux larmiers de Paris ». — Ainsi, en courant après l'abondance, le peuple est tombé plus avant dans la disette; ses brutalités ont empiré sa misère, et c'est lui-même qui s'est affamé. Mais il est bien loin d'attribuer la faute à son insubordination; ce sont ses magistrats qu'il accuse; à ses yeux, « ils sont « de connivence avec les accapareurs ». Sur cette pente il ne peut s'arrêter; sa détresse accroît sa fureur, sa fureur accroît sa détresse, et, par une descente fatale, ses attentats le précipitent dans d'autres atttentats. A partir du mois de février 1792, on ne peut plus les
1. Archives nationales, F7, 32C8 et 32f>9, passim. — Mémoire à l'Assemblée nationale i>ar les citoyens de Rambouillet, 1? sep- lembre 1792.
LÀ CONSTITUTION APPLIQUÉE 125
compter, et les attroupements qui viennent requérir ou taxer les grains sont des armées. Il y en a une de six mille hommes qui vient gouverner le marché de Mont- lhéry1. Il y en a une de sept à huit mille hommes qui envahit le marché de Yerneuil. Il y en a une de dix mille, puis de vingt-cinq mille hommes qui, pendant dix jours, reste organisée près de Laon. — Là, cent cin- quante paroisses ont sonné le tocsin, et l'insurrection s'étend sur douze lieues à la ronde. Cinq bateaux de grains ont été arrêtés, et, malgré les injonctions du district, du département, du ministre, du roi, de l'Assemblée nationale, on refuse de les rendre. En attendant, on en use et on en jouit. « Les officiers mu- et nicipaux des différentes paroisses rassemblées se sont « fait payer de leurs vacations, savoir : 100 sous par « jour pour le maire, 5 livres pour les officiers muni- « cipaux, 2 livres 10 sous pour les gardes, 2 livres pour « les porteurs. Ils ont arrêté que ces sommes seraient « payées en grains, et ils taxent, dit-on, les grains à « 15 livres le sac. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils se « les partagent et qu'il y a déjà quatorze cents sacs de « distribués. » Vainement les commissaires de l'Assem- blée nationale leur font un discours de trois heures; le discours fini, on délibère devant eux s'ils seront pendus,
1. Archives nationales, F7, 52G8 et 5269, pa-ssim. Procès-verbal de la municipalité de Montlliéry, 27 février 1792. — Bûchez et Houx, XIII, 421 (mars 1792), et XIII, 317. — Mercure de France, 25 février 1792. (Lettres de M. Dauchy, président du directoire du département ; de M. de Gouy, envoyé du ministre, etc.) — Moniteur, séance du 15 février 1792.
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ou noyés, ou coupés en morceaux et leurs têtes plantées sur les cinq piques du milieu dans la grille de l'abbaye. Contre la force militaire dont on les menace, ils ont fait leurs dispositions. Neuf cents hommes qui se relayent veillent jour et nuit au centre de ralliement, dans un camp bien choisi, permanent, et des guetteurs, postés dans les clochers de tous les villages circonvoisins, n'ont qu'à faire un signal pour y amener en quelques heures vingt-cinq mille hommes. — Tant que le gou- vernement reste debout, il combat de son mieux; mais, de mois en mois, il s'affaisse, et, après le 10 août, quand il est à terre, c'est l'attroupement, souverain universel et incontesté, qui prend sa place. A partir de ce moment, non seulement la loi qui protège les sub- sistances est sans force contre les perturbateurs de la circulation et de la vente, mais, en fait, l'Assemblée autorise les révoltés, puisque, par décret1, elle éteint les procès commencés contre eux, abolit les sentences rendues, élargit tous ceux qui sont en prison ou aux fers. — Voilà les administrations, les marchands, les propriétaires, les fermiers, abandonnés aux affamés, aux furieux, aux brigands : désormais les subsistances sont à qui veut et peut les prendre. « On vous dira, dit une « pétition2, que nous violons la loi. Nous répondrons à « ces insinuations perfides que le salut du peuple est « la suprême loi. Nous venons pour faire approvisionner
1. Décret du 3 septembre 1792.
2. Arcliivcs nationales, F7, 32G8 et 32G9. Pétition des citoyens rie MoiUfort-l'Amaury, Saint-Léger, Gros-Rouvre, Gelin, Laqueue, Méié, aux citoyens municipaux de Rambouillet.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 127
« les halles et que les prix du blé soient égaux dans « toute la République. Car, n'en doutez pas, ie patrio- « tisme le plus pure (sic) s'éteint lorsqu'on n'a pas de « pain.... Résistance à l'oppression, oui, résistance à « l'oppression, c'est le plus saint des devoirs; est-il « une oppression plus terrible que celle de manquer de « pain? Non, sans doute.... Joignez-vous à nous, et ça « ira, ça ira : nous ne pouvons mieux finir cette péti- « tion que par cet air patriotique. » La supplique a été écrite sur un tambour, au milieu d'un cercle de fusils; avec de tels accompagnements, elle vaut un ordre. — — Ils le savent bien, et parfois, de leur autorité privée, ils se confèrent, non seulement le droit, mais encore le litre. Dans Loir-et-Cher1, une bande de quatre à cinq mille hommes prend le nom de « Pouvoir souverain ». Ils vont de marché en marché, à Saint-Calais, à Mont- doubleau, à Blois, à Vendôme, pour taxer les vivres, et leur troupe fait boule de neige ; car ils menacent « de « brûler les meubles et d'incendier les propriétés de « ceux qui n'auront pas le même courage qu'eux » . — En cet état de décomposition sociale, l'émeute est une gangrène où les parties saines sont infectées par les parties malades ; les attroupements se produisent et se reproduisent partout et sans cesse, gros et petits, pareils à des abcès pullulants, et renaissants, qui finissent par se rejoindre et se froisser douloureuse-
1. Archives nationales, F7, 5250. Lettre d'un administrateur du district de Vendôme, avec délibération de la commune de Vendôme, 24 novembre 1792.
LA RÉVOLUTION, u. T. IV. — 9
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ment les uns les autres. Il y en a des villes contre les campagnes et des campagnes contre les villes. D'une part, « tout laboureur qui porte au marché passe (chez « lui) pour aristocrate1, et devient en horreur à ses « concitoyens » du village. D'autre part, la garde natio- nale des villes se répand dans les campagnes et y fait des razzias pour ne pas mourir de faim2. Il est admis dans les campagnes que chaque municipalité a le droit de s'isoler. Il est admis dans les villes que chaque ville a le droit de se faire approvisionner par les campagnes. Il est admis par les indigents de chaque commune que la commune doit leur fournir le pain gratuitement ou à bon marché. Là-dessus, les pierres pleuvent et les coups de fusil partent : département contre départe- ment, district contre district, canton contre canton, on se dispute l'aliment, et les plus forts le prennent ou le gardent. — Et je n'ai décrit que le Nord, où depuis trois ans la récolte est bonne! Et j'ai omis le Midi, où la circulation est interrompue dans le canal des Deux- Mers, où le procureur-syndic de l'Aude vient délie
1. Archives nationales, F7, 3255. Lettre des administrateurs du département de Seine-Inférieure, 23 octobre 4792. — Lettres du comité spécial de Rouen, 22 et 23 octobre 1792. « Il semble que, « plus on stimule le zèle et le patriotisme des cultivateurs, plus « ils s'opiniàtrent à fuir les balles, qui sont toujours dans un « dénûment absolu. i>
2. Archives nationales, F7, 52G.*>. Lettre de David, cultivateur, 10 octobre 1792. — Lettre des administrateurs du département, 13 octobre 1792, etc. — Lettre (imprimée) du ministre à la Con- vention, 4 novembre. — Proclamation du Conseil exécutif provi- soire, 51 octobre 1792. (Le setier de grain de deux cent quarante livres poids se vend 60 francs dans le Midi, et moitié moins dans le Nord.)
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massacré pour avoir voulu protéger le passage d'un convoi, où la moisson a été médiocre, où, en beaucoup d'endroits, le pain coûte six sous la livre, où, dans presque tous les départements, le setier de blé se vend deux fois plus cher que dans le Nord !
Spectacle étrange et le plus instructif de tous, car on y voit le fond de l'homme. Comme sur un radeau de naufragés sans vivres, il est retombé à l'état de nature; le mince tissu d'habitudes et d'idées raisonnables dans lequel la civilisation l'enveloppait s'est déchiré et flotte en lambeaux autour de lui; les bras nus du sau- vage ont reparu, et il les agite. Pour les employer et pour se conduire, il n'a plus qu'un guide, celui des pre- miers jours, l'instinct alarmé de son estomac souffrant. Désormais ce qui règne en lui et par lui, c'est le besoin animal, avec son cortège de suggestions violentes et bor- nées, tantôt sanguinaires et tantôt grotesques. Imbécile ou effaré, et toujours semblable à un roi nègre, ses seuls expédients politiques sont des procédés de bou- cherie ou des imaginations de carnaval. Deux commis- saires que Roland, ministre de l'intérieur, envoie à Lyon, peuvent voir à quelques jours de distance le car- naval et la boucherie1. — D'une part, sur la route, les paysans arrêtent tout le monde ; dans chaque voyageur le peuple voit un aristocrate qui se sauve, et tant pis pour ceux qui tombent sous sa main! Près d'Autun, quatre prêtres qui, pour obéir à la loi, se rendaient à
1. Archives nationales, F7, 3255. Lettres de Bonnemant, H sep- tembre 1792; de Laussel, 22 septembre 1792.
130 U REVOLUTION
la frontière, ont été mis en prison « pour leur sûreté » ; un quart d'heure après, ils en sont tirés, et, malgré trente-deux cavaliers de la maréchaussée, on les mas- sacre. « Leur voiture brûlait encore lorsque je passai, « et les cadavres étaient étendus non loin de là. Leur « conducteur était encore détenu, et ce fut en vain que « je sollicitai son élargissement. » D'autre part, à Lyon, pendant trois jours, l'autorité vient de tomber aux mains des filles de la rue. « Elles se sont emparées du « club central; elles se sont érigées en commissaires « de police; elles ont signé des affiches en cette qua- « lité; elles ont fait des visites dans les magasins » ; elles ont rédigé un tarif de tous les vivres, depuis le pain et la viande « jusqu'aux pêches fines et aux « pêches communes. Elles ont annoncé que quiconque « oserait s'y opposer serait regardé comme traître à la « patrie, adhérent à la liste civile et poursuivi comme « tel » : tout cela publié, proclamé, appliqué par « des « commissaires de police femelles », elles-mêmes la plus basse fange des derniers bas-fonds. Les bonnes mé- nagères et les travailleuses n'en étaient pas, ni « les « ouvriers d'aucune classe ». Dans cette parodie d'admi- nistration, les seuls acteurs étaient « des coquines, des « souteneurs en petit nombre et quelques femmes de « la lie ». — A cela aboutit la dictature de l'instinct lâché, là-bas, sur la grande route, à un massacre de prêtres, ici, dans la seconde ville de France, au gouver- nement des câlins.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 131
III
La crainte de manquer de pain n'est que la forme aiguë d'une passion plus générale, qui est l'envie de pos- séder et la volonté de ne pas se dessaisir. Aucun instinct populaire n'avait été froissé plus longtemps, plus rude- ment, plus universellement, sous l'ancien régime; et il n'en est aucun qui bouillonne davantage sous la con- trainte, aucun qui, pour être contenu, exige une digue publique plus baute, plus épaisse, et tout entière bâtie de blocs durs. C'est pourquoi, dès le commencement, celui-ci crève ou submerge la mince et basse bordure, les levées de terre friable et croulante entre lesquelles la Constitution prétendait l'enserrer. — Le premier flot noie les créances de l'État, du clergé et de la noblesse. Aux yeux du peuple, elles sont abolies; du moins, il s'en donne quittance. Là-dessus son idée est faite et fixe; pour lui, c'est en cela que consiste la Révolution. Il n'a plus de créanciers, il ne veut plus en avoir, il n'en payera aucun, et d'abord il ne payera plus l'État.
Le 14 juillet 1790, jour de la Fédération, à Issoudun en Berry, la population, solennellement convoquée, venait prêter le beau serment qui devait assurer pour toujours la paix publique, la concorde sociale et le res- pect de la loi1. Probablement, ici comme ailleurs, on
1. Archives nationales. H, 1453. Correspondance de M. de Ber- cheny, 28 juillet, 24 et 26 octobre 1790. — Cette disposition a persisté. Après les journées de juillet 1830, il y eut une grande insurrection à Issoudun contre les droits réunis ; sept à huit mille
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avait préparé une cérémonie touchante : il y avait des jeunes filles en blanc; des magistrats lettrés et sensibles devaient prononcer des harangues philosophiques. Voilà qu'ils découvrent que le peuple rassemblé sur la place s'est muni de bâtons, de faux et de haches, et que la garde nationale ne l'empêchera pas de s'en servir; au contraire, car elle aussi se compose presque tout entière de vignerons et de gens intéressés à la suppression des droits sur le vin, tonneliers, aubergistes, cabaretiers, ouvriers en futailles, charretiers des tonneaux, et autres de la même espèce, rudes gaillards qui entendent le contrat social à leur façon. Tant de décrets, d'arrêtés et de phrases qu'on leur expédie de Paris ou que leur débitent les autorités nouvelles ne valent pas un sou d'impôt maintenu sur chaque bouteille de vin. Plus de droits d'aides : ils ne font le serment civique qu'à cette condition expresse, et, le soir, ils pendent en effigie leurs deux députés, qui, à l'Assemblée nationale, « n'ont « pas soutenu leurs intérêts ». Quelques mois plus tard, de toute la garde nationale convoquée pour protéger les commis, il ne vient à l'appel que le commandant et deux officiers. — S'il se rencontre un contribuable do- cile, on ne lui permet même pas de payer les droits; cela semble une défection, presque une trahison. Trois
vignerons brûleront les archives, les bureaux des droits, et trai- nèrent dans les rues un employé, en disant à chaque réverbère : o II faut le pendre. » Le général, envoyé pour réprimer l'émeute, n'entra que par capitulation; au moment où il arrivait à l'hôtel de ville, un homme du faubourg de Home lui passa sa grosse Berpe au cou en disant : u Plus de commis, ou il n'y a rien de tait. >
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 133
poinçons ayant été déclarés, on les défonce à coups <le pierres, on en boit une partie, on porte le reste à la caserne pour débaucher les soldats; on menace le com- mandant de Pioyal-Roussillon, M. de Sauzay, qui a eu l'auiace de sauver des commis, et, pour ce méfait, il marque d'être pendu lui-même. Requise de s'interposer et Remployer la force, la municipalité répond « que, « pjur si peu de chose, ce n'est pas la peine de compro- « nettre la vie des citoyens », et la troupe de ligne, mandée à l'hôtel de ville, est obligée par les ordres du peaple de n'y aller que la crosse en l'air. Cinq jours après, les vitres du bureau des aides sont défoncées, Jécriteau arraché; la fermentation ne cesse pas, et M. de Sauzay écrit que pour contenir la ville il faudrait un régiment. — A Saint-Amand, l'émeute éclate tout à fait, et n'est comprimée que par la violence. A Saint- Étienne-en-Forez, Berthéas, commis aux aides, et d'ail- leurs accusé faussement d'accaparer les grains1, es défendu inutilement par la garde nationale. Selon la cou- tume, pour lui sauver la vie on l'a mené en prison, et, pour plus de sûreté, la foule a exigé qu'on l'y attachât avec un collier de fer. Mais tout d'un coup, se ravisant, elle enfonce la porte, le traîne dehors et l'assomme. Étendu à terre, il remuait encore la tête et y portait la main, lorsqu'une femme, ramassant une grosse pierre, lui brisa le crâne. — Ce ne sont point là des faits isolés.
1. Archives nationales, F7, 3203. Lettre du directoire du Cher, 9 avril 1790. — Ib., F7, 5255. Lettre du 4 août 1790. Jugement du présidial, 4 novembre 1790. — Lettre de la municipalité de Saint-É tienne, 5 août 1790.
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Aux mois de juillet et d'août 1789, dans presque toutes les villes du royaume, les barrières ont été brûlées, et l'Assemblée nationale a beau ordonner de les rétaolir, maintenir les droits et les octrois, expliquer au peuple les besoins publics, lui rappeler pathétiquement qu'elle l'a déjà soulagé d'ailleurs, le peuple aime bien mieux se soulager lui-même, tout de suite et tout à fait. Plus d'impôts sur les objets de consommation, ni au profit de l'État, ni au profit des villes. « Les perceptions d'en- « trées sur les vins et les bestiaux, écrit la municipalité « de Saint-Etienne, sont presque nulles, et nos fortes « insuffisantes pour les appuyer. » — A Cambrai1, deux émeutes successives ont obligé le bureau des aidei et le magistrat de la ville à diminuer de moitié les droits sur la bière. Mais « le mal, borné d'abord à un coin de « la province, s'est bientôt propagé » ; à présent, écri- vent les grands baillis de Lille, Douai et Orchies, « nous « n'avons presque plus de bureaux qui n'aient essuyé « des avanies et où l'impôt ne soit absolument à la dis- « crétion du peuple ». Ceux-là seuls payent qui le veu- lent bien; aussi « la fraude ne saurait être plus grand, « qu'elle n'est ». — En effet, les contribuables sont in- génieux pour se défendre, et trouvent des arguments ou des arguties pour se soustraire aux droits. A Cambrai ils alléguaient que, puisque maintenant les privilégiés payent comme les autres, le trésor doit être assez riche*.
1. Archives nationales, F7, 5248. Initie de M. Sénac de Meil han, 10 avril 1790. — Lettre des grands baillis, 30 juin 1790.
2. Bûchez et Roui, VI, 403. Rapport de Cliabroud sur l'insur-
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 135
A Noyon, Ham, Chauny et dans les paroisses circonvoi- sines, les bouchers, cabaretiers et aubergistes coalisés qui ont refusé les aides distinguent dans le décret spé- cial par lequel l'Assemblée les assujettit à la loi, et il faut un second décret spécial pour réduire ces nouveaux légistes. A Lyon, le procédé est plus simple : les trente- deux sections ont nommé des commissaires ; ceux-ci se prononcent contre l'octroi et invitent la municipalité à l'abolir. Il faut bien qu'elle y consente, car le peuple est là et furieux. Du reste, en attendant l'autorisation, il l'a prise, il s'est porté aux barrières, il a chassé les commis, et de grandes provisions de denrées, qui, « par « une prédestination singulière », attendaient aux por- tes, entrent en franchise. — Contre cette mauvaise vo- lonté universelle du contribuable, contre ces irruptions ou ces infiltrations de la fraude, le Trésor se défend comme il peut, répare sa digue emportée, bouche ses fissures, et la perception recommence. Mais comment serait-elle régulière et complète dans un Etat où les tri- bunaux n'osent juger les délinquants, où les pouvoirs publics n'osent soutenir les tribunaux1, où la faveur populaire protège, contre les tribunaux et contre les
rection de Lyon des 9 et 10 juillet 1790. — Duvergier, Collection des décrets. Décrets des 4 et 15 août 1790.
1. Archives nationales, F7, 3255. Lettre du ministre, 2 juil- let 1790, au directoire de Rhône-et-Loire. n Le roi est informé « que, dans l'étendue de votre département, et notamment dans « les districts de Saint-Étienne et de Montbrison, la licence est a -portée au comble, que les juges n'osent poursuivre, qu'en plu- t sieurs endroits les officiers municipaux sont à la tête du désor- « dre, que, dans les autres, les gardes nationales n'obéissent pas
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pouvoirs publics, les bandits les mieux avérés et les vagabonds les plus malfaisants? — A Paris, où, après huit mois d'impunité, l'instruction a commencé contre les pillards qui, le 15 août 1789, ont brûlé les barrières, les officiers de l'élection, « considérant que leurs au- o diences sont devenues très tumultueuses, que l'af- « fluence du peuple est inquiétante, que l'on a entendu « des menaces de nature à donner de justes alarmes » , sont contraints de surseoir, en réfèrent à l'Assemblée nationale; et celle-ci, considérant que, « si l'on autorise « les poursuites pour Paris, il faut les autoriser pour « tout le royaume », se décide « à voiler la statue de « la Loi1 ».
Non seulement elle la voile, mais encore elle la défait, la refait et la mutile selon les exigences de la volonté populaire, et, en matière d'impôts indirects, tous ses décrets lui sont extorqués. — Dès l'origine, l'insurrec- tion a été terrible contre la gabelle : dans l'Anjou seul, soixante mille hommes étaient ligués pour la détruire, et il a bien fallu abaisser le prix du sel de seize à six sous5. Mais cela ne suffit pas au peuple; il a tant pâti de ce monopole qu'il ne veut pas en souffrir les restes,
o aux réquisitions. » — Lettre du 5 septembre 1790. « Dans le <i bourg de Thizy, des brigands se sont portés dans divers établis- « sements de filature de coton, les ont détruits en partie, et, « après avoir pillé les marchandises, les ont publiquement ven- n dues à l'encan. »
i. Bûchez et Houx, VI, 3i5. Rapport de M. Muguet, 1er juil- let 1790.
2. Procès-verbaux de l'Assemblée nationale (séance du 24 octo- bre 178!)). — Décret du 27 septembre 1789, applicable le 1" oc- tobre. Autres adoucissements applicables le !•' janvier 1790.
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et il est toujours pour les contrebandiers contre les Commis. — Au mois de janvier 1790, à Béziers, trente- deux employés, qui avaient saisi sur des contrebandiers armés une charge de faux-sel1, sont poursuivis par la foule jusque dans l'hôtel de ville; les consuls refusent de les défendre et se sauvent; la troupe les défend, mais en vain. Cinq sont suppliciés, horriblement mutilés, puis pendus. — Au mois de mars 1790, Necker déclare que, d'après les re/evés du dernier trimestre, le déficit dans le recouvrement de la gabelle monte à plus de quatre millions par mois, c'est-à-dire aux quatre cin- quièmes de la recette ordinaire, et le monopole du tabac n'est pas mieux respecté que celui du sel. — A Tours5, la milice bourgeoise refuse de donner main-forte aux employés, « protège ouvertement la contrebande », « et « le tabac de contrebande se vend publiquement à la « foire, sous les yeux de la municipalité qui n'ose s'y « opposer ». — Par suite3, toutes les recettes indirectes
1. Mercure de France, 27 février 1790 (mémoire du garde des sceaux, 16 janvier). — Observations de M. Necker sur le rapport fait par le Comité des finances, dans la séance du 12 mars 1790.
2. Archives nationales, II, 1453. Correspondance de M. de Ber- cheny, 24 avril, 4 et 6 mai 1790. « Il est bien à craindre que l'im- « pôt du tabac n'ait le même sort que celui du sel. »
5. Mercure de France, 31 juillet 1790 (séance du 10 juillet). M. Lambert, contrôleur général des finances, informe l'Assemblée « des obstacles que des insurrections continuelles, des brigan- a dages, des maximes de liberté anarchique, imposent, d'un bout « delà France à l'autre, à la perception des taxes. D'un côté, on « persuade au peuple qu'en refusant avec fermeté un impôt con- « traire à ses droits il en obtiendra l'abolition. Ailleurs, la contre- « bande se fait à force ouverte; le peuple la protège, et les « gardes nationales refusent de marcher contre la nation. En t d'autres lieux, on excite des haines, des divisions entre les
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baissent à la fois. Du 1er mai 1789 au 1er mai 1790, la ferme générale, au lieu de 150 millions, n'en produit que 127; les aides et droits réunis, au lieu de 50 mil- lions, n'en rendent que 51. Les ruisseaux qui venaient remplir le trésor public sont de plus en plus obstrués par les résistances populaires, et, sous la pression po- pulaire, l'Assemblée finit par les boucher tout à fait. Au mois de mars 17901, elle abolit la gabelle, les traites, les droits sur les cuirs, l'huile, l'amidon et la marque des fers. Aux mois de février et de mars 1791, elle abolit les octrois et droits d'entrée dans toutes les villes et bourgs du royaume, tous les droits d'aides ou réunis aux aides, notamment toutes les taxes qui pèsent sur la fabrication, la vente ou la circulation des boissons. — A la fin le peuple l'a emporté, et, le 1er mai 1791, jour de l'application du décret, la garde nationale de Paris fait le tour des murs en jouant des airs patriotiques. Le canon des Invalides et celui du Pont-Neuf tonnent comme pour une victoire. .Le soir, on illumine; toute la nuit, on boit, et la kermesse est universelle. En effet la bière est à trois sous le pot, le vin à six sous la pinte; c'est une baisse de moitié, et il n'y a pas de conquête plus populaire, puisqu'elle met l'ivresse à la portée de toi.s les gosiers*.
a troupes et les préposés aux barrières : ceux-ci sont massacré?, « les bureaux incendiés, pillés, et les prisons forcées. » — Mémoire à l'Assemblée nationale, par M. Nccker, 21 juillet 1790.
1. Décrets des 21 et 22 mars 1790, applicables le 21 avril sui- vant. — Décrets des 19 février et 2 mars 1791, applicables le 1er mai suivant.
2. E. et J. de Concourt, La société française pendant la Révo-
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Reste à pourvoir aux charges que défrayait l'octroi sup- primé. En 1790, celui de Paris avait produit 55 910 859 livres, dont 25 059 446 pour l'État et 10 851413 pour la ville. Comment la ville va-t-elle maintenant payer son guet, ses réverbères, le balayage de ses rues et l'entre- tien de ses hôpitaux? Comment vont faire les douze cents autres villes et bourgs qui, du même coup, se trouvent dans le même cas? Comment va faire l'Etat qui, par l'abolition de la ferme générale, des entrées et des aides, s'est privé tout d'un coup des deux cinquiè- mes de son revenu? — Au mois de mars 1790, quand l'Assemblée a supprimé la gabelle et autres droits, elle a établi en remplacement une taxe de 50 millions à ré- partir sur l'impôt direct et sur les entrées des villes. Par conséquent, à présent que les entrées sont abolies, cette charge nouvelle tout entière retombe sur l'impôt direct. Est-il rentré, et rentrera-t-il ? — Certainement, à travers tant d'émeutes, l'impôt indirect est difficile à percevoir. Pourtant il révolte moins que l'autre, parce que les prélèvements de l'État y disparaissent dans le prix de la denrée, et que le fisc y cache sa main sous la main du marchand. Hier l'employé a passé dans la bou- tique, présenté son papier timbré : le débitant a payé sans trop de répugnance, sachant que demain il sera remboursé et au delà par le chaland ; la perception in- directe est achevée. S'il y a maintenant difficulté et dé- bat, ce sera entre le débitant et le contribuable qui
lution, 20 i. — Maxime du Camp, Paris, sa vie et ses organes, VI, II.
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vient à la boutique faire ses petites provisions; celui-ci gronde, mais contre la cherté, parce qu'il la sent, et peut-être contre le débitant qui empoche sa pièce blan- che ; il ne s'en prend point à l'employé du fisc qu'il ne voit pas et qui n'est plus là. — Au contraire, dans la perception de l'impôt direct, c'est l'employé visible et présent qui lui enlève cette précieuse pièce blanche. De plus ce voleur autorisé ne lui donne rien en échange : sa perte est sèche; quand il sortait de la boutique, c'était avec une cruche de vin, un pot de sel, ou autres denrées semblables; quand il sort du bureau, il n'a dans la main qu'une quittance, un mauvais morceau de papier griffonné. — Or, à présent, il est maître dans sa commune, électeur, garde national, maire, seul autorisé à employer la force armée et chargé de se taxer lui- même. Venez donc lui demander de déterrer le magot enfoui où il a mis tout son cœur et toute son âme, le pot de terre où ses pièces blanches sont venues s'en- tasser une à une et qu'il a sauvé pendant tant d'années, au prix de tant de misères et de jeûnes, à la barbe du garnisaire, à travers les persécutions du subdélégué, de l'élu, du collecteur et du commis!
Du 1er mai 1789 au Ier mai 1790', les recettes générales, taille, accessoires de la taille, capitation, vingtièmes, au lieu de ICI millions, n'en rapportent que 28; dans les
1. Compte des revenus et dépenses au 1" mai 1789. — Mémoire de M. Necker, 21 juillet 1790. — Mémoires présentés par M. de Montesquiou, 9 septembre 1791 . — Comptes rendus, par le ministre Clnviére, 5 octobre 1792. 1" février 1795. — Rapport de Cambon, février 1793.
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pays d'États, au lieu de 28 millions, le trésor en touche 6. Sur la contribution patriotique qui devait prélever le quart de tous les revenus au delà de 400 livres et 2 1/2 pour 100 de l'argenterie, des bijoux, de tout l'or et de tout l'argent monnayé que chacun avait en réserve, l'État a reçu 9 700 000 livres. Quant aux dons patriotiques, leur total, y compris les boucles d'argent des députés, n'at- teint que 561 587 francs ; et plus on examine les alen- tours de ces chiffres, plus on voit se réduire l'apport du villageois, de l'artisan, de l'ancien taillable. — En effet, depuis le mois d'octobre 1789, les privilégiés sont por- tés au rôle des contributions, et certainement ils forment la classe la plus aisée, la plus sensible aux idées générales, la plus véritablement patriote. Il est donc probable que, sur les 45 millions qui rentrent de l'impôt direct et de la contribution patriotique, ils ont versé la plus grosse part, peut-être les deux tiers, peut-être les trois quarts. En ce cas, pendant la première année de la Révolution, le paysan, l'ancien contribuable, n'aura rien ou presque rien tiré de sa poche. Par exemple, pour la contribution patriotique, l'Assemblée a laissé à la conscience de cbacun le soin de fixer sa cote : au bout de six mois, elle découvre que les consciences sont trop larges, et se trouve obligée de confier ce droit aux municipalités. Par suite1, tel qui se taxait à quarante-huit livres est taxé à cent cinquante; tel autre, cultivateur, qui avait offert six livres, est jugé capable d'en verser cent. Dans un régi- ment, ce sont toujours les mêmes, une petite élite de 1. Doivin-Champeaux, 231.
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braves, qui vont au-devant des balles. Dans un Ltat, ce sont toujours les mêmes, une petite élite de gens probes, qui vont au-devant du percepteur. Il faut une contrainte efficace dans le régiment pour suppléer à la bravoure de ceux qui n'en ont guère, dans l'État pour suppléer à la probité de ceux qui n'en ont pas. — C'est pourquoi, pendant les huit mois qui suivent, du 1er mai 1790 au 1er janvier 1791, la contribution patriotique ne fournit que 11 millions. Deux ans après, le 1er février 1793, sur les quarante mille rùles communaux qui doi- vent la répartir, il y en a sept mille qui ne sont pas encore faits; sur 180 millions qu'elle devrait produire, 73 millions sont encore dus. — Or, dans toutes les bran- ches de la recette, la résistance du contribuable produit un déficit semblable et des retards pareils1. Au mois de juin 1790, un député déclare à la tribune que, « sur « trente-six millions d'impositions qu'on devrait rece- « voir par mois, on n'en reçoit que neuf*. » Au mois de novembre 1791, un rapporteur du budget dit que les recettes, qui devraient monter à quarante ou quarante- huit millions par mois, ne dépassent pas onze millions et demi. Au 1er février 1793, sur les impôts directs de 1789 et 1790, il reste encore dû cent soixante-seize mil- lions. — Visiblement, contre les anciennes taxes, même
1. Mercure de France, 28 mai 1791 (séance du 22 mai). — Dis- Cours de M. d'AUarde : a La Bourgogne n'a encore rien payé de 1790. »
2. Moniteur, séance du l,rjuin 1790. Discours de M. Fréteau. — Mercure de France, 26 novembre 1791. Rapport de Lallon-de» ladébat
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autorisées et prolongées par l'Assemblée constituante, le peuple lutte de toute sa force, et l'on n'obtient de lui que ce qu'on peut lui arracher.
Sera-t-il plus docile aux taxes nouvelles? L'Assemblée l'y exhorte et lui représente que, soulagé comme il l'est et patriote comme il doit l'être, il peut et doit s'acquitter. Il le peut; car, étant dispensé de la dîme, des droits féo- daux, de la gabelle, des octrois et des aides, à présent il est à son aise. Il le doit, car les impôts adoptés sont in- dispensables à l'État, équitables, répartis sur tous à pro- portion des fortunes, encaissés et dépensés sous un con- trôle sévère, sans détournement ni gaspillage, selon des comptes exacts, clairs, périodiques et vérifiés. Sans nul doute, à partir du 1er janvier 1791, date du nouveau régime financier, chaque contribuable s'empressera de payer en bon citoyen, et les deux cent quarante millions du nouvel impôt foncier, les soixante millions du nouvel impôt mobilier, sans compter les autres, droits d'enre- gistrement, de patente et de douane, rentreront d'eux- mêmes, aisément et régulièrement.
Par malheur, avant que le percepteur puisse toucher les deux premières contributions, il faut qu'elles soient réparties, et à travers la complication des écritures, des formalités, des réclamations, parmi les résistances et les ignorances locales, l'opération se prolonge indéfiniment. L'impôt mobilier et foncier de 1791 n'est distribué par l'Assemblée entre les départements qu'au mois de juin 1791. Il n'est distribué par les départements entre les districts qu'aux mois de juillet, août et septembre 1791. Il
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n'est distribué par les districts entreles communes qu'aux mois d'octobre, novembre et décembre 1791. Ainsi, aux derniers mois de 1791, iln'est pas encore distribué par les communes entre les contribuables; d'où il suit que, sur l'exercice de 1791 , pendant toute l'année 1791 , le contri- buable n'a rien payé. — Enfin, en 1792, cbacun commence à recevoir sa cote. Avec quelle partialité et quelles dissi- mulations ces cotes sont faites, il faudrait un volume pour le dire. C'est que d'abord l'emploi de répartiteur est dan- gereux, et que les municipalités, chargées d'appliquer à chacun sa quote-part, ne sont pas à leur aise dans la maison commune. Déjà en 1790 i les officiers municipaux de Montbazon ont été menacés de mort, si, au rôle de la taille, ils osaient taxer l'industrie, et ils se sont sauvés à Tours au milieu de la nuit. A Tours même, trois ou quatre cents insurgés du voisinage, traînant avec eux les officiers municipaux de trois bourgades, sont venus dé- clarer aux autorités de la ville « que, pour toute imposi- « tion, ils ne voulaient payer que quarante-cinq sous par « ménage ». J'ai conté comment en 1792, dans le même
1. Archives nationales, II, 1455. Correspondance de M. de Ber- cheny, 5 juin 1790, etc. — F7, 5226. Lettres de Chenantin, culti- vateur, 7 novembre 1792, et du procureur syndic, 6 novembre. — F7, 5269. Procès-verbal de la municipalité de Clugnac, 5 août 1792. — F7, 5202. Lettre du ministre de la justice Duport, 5 jan- vier 1792. a Le défaut absolu de force publique dans le district a de Montargis y rend absolument impossible toute opération du « gouvernement et toute exécution des lois. L'arriéré des impôts « à recouvrer y est très considérable, et les contraintes dange- a reuses à décerner et impossibles à mettre à exécution, tint « par la crainte des huissiers qui n'osent s'en charger, que par a la violence des contribuables auxquels on n'a aucun frein à t opposer. »
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département, « on tue, on assassine les municipaux » qui ont la hardiesse de publier les rôles de la contribution mobilière. Dans la Creuse, à Clugnac, au moment où le greffier en donne lecture, des femmes se jettent sur lui, lui arrachent le rôle, « le déchirent avec mille impréca- tions » ; le conseil municipal est assailli ; deux cents per- sonnes lui lancent des pierres; un de ses membres est renversé; on lui rase les cheveux, et on le promène avec dérision dans le village. — Quand le petit contribuable se défend ainsi, on est averti de le ménager. Aussi bien, dans ces conseils de villageois, la répartition se fait de compère à compère. On se décharge en chargeant autrui : « on taxe les propriétaires ; on veut leur faire supporter « tout l'impôt ». Surtout on taxe à outrance le noble, l'ancien seigneur, tellement qu'en plusieurs endroits son revenu ne suffit pas à payer sa cote. — D'autre part, on se fait pauvre; on fausse ou l'on esquive les prescriptions de la loi. « Dans la plupart des municipalités, les maisons, « bâtiments, usines1, ne sont évalués qu'en raison de la « valeur de la superficie, estimée comme terre de pre- « mière classe, ce qui réduit leur cote à presque rien. » Et cette fraude n'a pas été pratiquée seulement dans les villages. « On pourrait citer des communes de huit à dix « mille âmes de population, qui se sont si bien concertées « à cet égard, qu'il ne s'y trouve point de maison estimée « au-dessus de cinquante sous. » — Dernier expédient :
i. Rapport au Comité des finances, par Ramel, 19 floréa an «. (La Constituante avait fixé la contribution foncière d'une maison au sixième de sa valeur locative.)
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la commune diffère le plus qu'elle peut la confection de ses rôles. Le 50 janvier 1792, sur 40 911, il n'y en a encore que 2 5G0 définitifs ; au 5 octobre 1792, dans 4 800 municipalités, les matrices ne sont pas faites; et notez qu'il s'agit d'un exercice terminé depuis plus de neuf mois. A la même date, il y a plus de six mille communes qui n'ont pas encore commencé à percevoir la contribu- tion foncière de 1791 , plus de quinze mille communes qui n'ont pas encore commencé à percevoir la contribution mobilière de 1791 ; sur ces deux impositions, le Trésor et les départements n'ont encore loucbé que 152 millions, il en reste dû 222. Au 1er février 1795, sur le même exer- cice, il reste encore dû 161 millions, et, des 50 millions établis en 1790 pour remplacer la gabelle et autres droits supprimés, on en a touché 2. Enfin à cette même date, sur les deux contributions directes de 1792, qui devaient produire 500 millions, on a recouvré moins de 4 millions. — C'est un adage de débiteur qu'il ne faut payer que le plus tard possible. Quel que soit le créancier, État ou particulier, à force de traîner en longueur, on en tirera pied ou aile. L'adage est vrai, et, cette fois encore, le succès en va prouver la justesse. Pendant l'année 1792, le paysan commence à solder une portion de son arriéré, mais c'est en assignats. Or, en janvier, février et mars 1792, les assignats perdent trente-quatre, quarante et quarante- sept pour cent ; en janvier, février et mars 1795, quarante- cinq et cinquante pour cent; en mai, juin et juillet 1795, cinquante-quatre, soixante et soixante-sept pour cent. Ainsi la vieille créance de l'État a fondu entre ses mains;
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ceux qui ont gardé leurs écus gagnent cinquante pour cent et davantage. Bien mieux, plus ils atermoient, plus leur dette diminue, et déjà, à force de délais, ils ont trouvé le moyen de se libérer à moitié prix.
En attendant, ils font main basse sur les biens fonciers mal défendus de ce créancier trop faible. — Il est toujours difficile à des cerveaux bruts de se figurer comme une personne véritable, comme un propriétaire légitime, cet être abstrait, vague, invisible, qu'on nomme l'État, sur- tout quand on leur répète que l'État c'est tout le monde. Ce qui est à tout le monde est à chacun, et. puisque les forêts sont au public, le premier venu a le droit d'en user. Au mois de décembre 1789 l, dans les bois de Boulogne et de Vincennes, des bandes de soixante hommes et da- vantage abattent les arbres. Au mois d'avril 1790, dans la forêt de Saint-Germain, « jour et nuit, les patrouilles « arrêtent des délinquants de tout genre » ; remis aux gardes nationales voisines et aux municipalités, ils sont « relâchés presque aussitôt, même avec les bois coupés « en fraude ». Contre « les insultes et les menaces réi- « térées du bas peuple », nulle répression; un attroupe- ment de femmes excitées par un ancien garde-française vient piller, à la barbe de l'escorte, une voiture de fagots confisquée au profit d'un hospice, et, dans la forêt, des
t. Mercure deFratice, 12 décembre 1789. — Archives nationales F7, 32G8. Mémoire des officiers commandant le détachement de la garde nationale parisienne en station à Conflans-Sainte-Hono- rine (avril 1790). Certificat des officiers municipaux de Poissy, 51 mars.
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bandes de maraudeurs font feu sur les patrouilles. — A Chantilly, trois officiers de chasse1 sont blessés mortel- lement ; pendant dix-huit jours consécutifs, les deux parcs sont dévastés; tout le gibier est tué, transporté à Paris, vendu. — AChambord, le lieutenant de la maréchaussée écrit pour annoncer son impuissance; les bois sont rava- gés et même incendiés ; ce sont les braconniers qui main- tenant sont les seigneurs du lieu; ils ont fait brèche aux murs et dessèchent les étangs pour mettre le poisson à sec. — A Claix, en Dauphiné, un officier de la maîtrise, ayant obtenu contre les habitants la défense de couper du bois dans les îlots affermés, est saisi, supplicié pen- dant cinq heures, puis assommé à coups de pierres. — Vainement l'Assemblée nationale, par trois décrets et règlements, a mis les forêts sous la surveillance et la protection des corps administratifs ; ils ont trop peur de leurs administrés. Entre le pouvoir central qui est débile et lointain et le peuple qui est fort et présent, c'est pour le peuple qu'ils se décident. Des cinq municipalités qui entourent Chantilly, aucune ne veut prêter main-forte à la loi, et le directoire du district, le directoire du dépar- tement, autorisent leur inertie. — Pareillement, près de
1. Mercure de France, 12 et 26 mars 1791. — Archives natio- nales, \\, 1455. Lettre du lieutenant de la maréchaussée de Dlois, 22 avril 1790. — Mercure de France, 24 juillet 1790. Deux des meurtriers disaient à ceux qui voulaient sauver l'officier de la maîtrise : « On pend bien à Paris. Allez, vous êtes des aristo- <i crates. On parlera de nous dans les gazettes de Paris. » (Dépo- sitions des témoins.) — Décrets et proclamations pour la protec- tion des forêts, 5 novembre et 11 décembre 1789. — Autre en octobre 1790. — Autre le 29 janvier 1791.
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Toulouse1, où la superbe forêt de Larramet est dévastée en plein jour et à main armée, où le gaspillage populaire n'a rien laissé du taillis et des futaies que « quelques « arbres épars et des restes de troncs coupés à diverses « hauteurs », les municipalités de Toulouse et de Tour- nefeiiille refusent toute assistance. Bien pis, en d'autres provnces, par exemple en Alsace, « des municipalités « entières, leurs maires en tête, coupent les bois qui sont « à bur bienséance et les emportent2 ». — Si quelque tri- bunal veut appliquer la loi, c'est sans effet, à ses propres risques, au risque de ne pouvoir juger ou d'être contraint de se déjuger. A Paris, la sentence préparée contre les incendiaires de l'octroi n'a pu être rendue. A Montargis, la sentence rendue contre les maraudeurs, qui volaient des charretées de bois dans les forêts nationales, a dû être réformée, et par les juges eux-mêmes. Au moment où le tribunal prononçait la confiscation des charrettes rt des bêtes saisies, des cris de fureur se sont élevés • ontre lui ; il a été insulté par l'assistance; les condamnés ♦>nt déclaré tout haut qu'ils reprendraient de force leurs rharrettes et leurs bêtes. Sur quoi « les juges se retirent « dans la chambre du conseil, et bientôt après, remon- (i tant sur leurs sièges, annulent dans leur jugement tout « ce qui regarde la confiscation ». Pourtant cette justice, si dérisoire et si violentée
1. Archives nationales, F7, 3219. Lettre du bailli de Virieu, 26 janvier 1792.
2. Mercure de France, 3 décembre 1791 (lettre de Sarrelouis, du 15 novembre 1791). — Archives nationales, F7, 3223. Lettre des officiers municipaux de Montargis, 8 janvier 1792.
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qu'elle soit, est encore un reste de barrière. Quand elle tombe avec le gouvernement, tout est en proie ; il n'y a plus de propriétés publiques. — A partir du 10 août 1792, chaque commune ou particulier s'en approprie ce qui lui convient, produit ou sol. Les dépréda.eurs vont jusqu'à dire que, puisque le gouvernement ne les réprime plus, il les autorise1. « Ils ont détruit jusqu'à « des plantations récentes de jeunes arbres. » Te vil- lage près de Fontainebleau s'est partagé et a défiiché un morceau entier de la futaie. A Rambouillet, du 10 août à la fin d'octobre, « la perte est de plus de « 100000 écus », et les agitateurs ruraux demandent avec menaces le partage de la forêt entre les habitants. Partout « les dévastations sont énormes », prolonges pendant des mois entiers, et telles, dit le ministre, que cette source de revenu public est pour longtemps tarie. — Les biens communaux ne sont pas plus respectés que les biens nationaux. Dans chaque commune, les gens hardis et besogneux, la populace rurale les exploite et en jouit, par privilège. Non contente de la jouissance, elle en veut encore la propriété, et, quatre jours après la chute du roi, l'Assemblée législative, perdant pied dans la débâcle universelle, donne aux indigents la faculté de pratiquer la loi agraire *. Désormais il suffira
1. Archives nationales, F7, 7>2G8. Lettre du directeur des domaines nationaux à Rambouillet, 51 orlobre 1792. — Compte rendu du ministre Clavière, 1" février ÎT1.»."».
2. Décrets du 14 août 1792, du 10 juin 17'.iT>. — Archives natio- nales. Missions des Représentants, D, § 1. (Délibération du dis- trict de Troyes, 2 ventôse an m.) — A Theimelieres, le tirage des
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que, dans une commune, le tiers des habitants des deux sexes, servantes, manouvriers, bergers, valets de ferme ou d'écurie, et même pauvres à l'aumône, demande le partage des communaux. Tous les communaux, sauf les édifices publics et les bois, seront partagés en autant de lots égaux qu'il y aura de tètes; les lots seront tirés au sort, et chaque individu prendra possession de son mor- ceau. L'opération s'exécute, car « elle flatte infiniment « les habitants les moins aisés ». Dans le district d'Ar- cis-sur-Aube, sur quatre-vingt-dix communes, il n'y en a qu'une douzaine où plus des deux tiers des votants aient eu le bon sens de se prononcer contre elle. Doré- navant, la commune cesse d'être un propriétaire indé- pendant; elle n'a plus de réserve. En cas de détresse, il faut qu'elle se taxe et touche, si elle peut, les sous ad- ditionnels. Son revenu futur réside à présent dans la poche bien fermée des nouveaux propriétaires. — Cette fois encore, des convoitises privées ont fait prévaloir leurs courtes vues. National ou communal, c'est tou- jours l'intérêt public qui succombe, et il succombe tou- jours sous l'usurpation des minorités indigentes, tantôt par la faiblesse du pouvoir public qui n'ose s'opposer à leurs violences, tantôt par la complicité du pouvoir pu- blic qui leur confère les droits de la majorité.
lots a eu lieu le 10 fructidor an n, et on l'a recommencé en faveur de la servante de Billy, officier municipal très influent, et qui « était l'âme de ses collègues ». — Ib., Précis des opérations du district d'Arcis-sur-Aube, au 50 pluviôse an m. « Les deux « tiers des communes ont de ces sortes de biens. La majeure t partie a voté et effectué le partage, ou s'en occupe actuelle- « ment. >
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IV
Quand la force publique manque pour protéger les propriétés publiques, elle manque aussi pour protéger les propriétés privées ; car les mêmes convoitises et les mêmes besoins s'attaquent aux unes et aux autres. Que l'on doive à l'État ou à un particulier, la tentation de ne pas payer est toujours égale. Dans les deux cas, il suffit de trouver un prétexte pour nier la dette, et, pour trou- ver ce prétexte, la cupidité du tenancier vaut l'égoïsme du contribuable. « Puisque le régime féodal est aboli, il faut que rien n'en subsiste; plus de créances seigneu- riales. Si là-bas, à Paris, l'Assemblée en a maintenu plusieurs, c'est par mégarde ou par corruption; nous apprendrons bientôt qu'elle les a supprimées toutes. En attendant, faisons-nous donner quittance, étalions brû- ler les titres là où ils sont. »
Sur ce raisonnement, la jacquerie recommence; à vrai dire, elle est universelle et permanente. Comme dans un corps où les éléments derniers de la substance vivante sont altérés par un trouble organique, on dé- mêle le mal dans les parties qui semblent saines; là où il n'éclate pas, il est sur le point d'éclater; une anxiété continuelle, un malaise profond, une fièvre sourde, dénotent sa présence. Ici le débiteur ne paye pas, et le créancier n'ose poursuivre. Ailleurs ce sont des érup- tions isolées : à Auxon1, dans un domaine épargné par
1. Mercure de France, 7 janvier 1700. (Chùteau d'Auson, dans
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la grande jacquerie de juillet 1789, les bois sont rava- gés, et les paysans, furieux dêtre dénoncés par les gardes, marchent sur le château occupé par un vieillard et par une enfant. Tout le village est venu, hommes et femmes ; à coups de hache ils défoncent la porte barri- cadée et tirent sur les voisins qui viennent au secours. — En d'autres endroits, dans les districts de Saint- Etienne et de Montbrison, « on enlève impunément les « arbres des propriétaires, on démolit leurs murs do « clôture et de terrasse ; ceux qui se plaignent sont me- « nacés de mort et de voir abattre leurs maisons ». Très de Paris, autour de Montargis, Nemours et Fontai- nebleau, nombre de paroisses refusent d'acquitter les droits de dime et de champart que l'Assemblée vient de consacrer une seconde fois ; on dresse des potences, avec menace d'y accrocher les percepteurs, et, aux envi- rons de Tonnerre, les redevables attroupés tirent sur la maréchaussée qui vient protéger les redevances. — Là- bas, près d'Amiens, la comtesse de la Mire1, dans sa terre de Davencourt, voit arriver chez elle la municipa- lité du village qui l'invite à renoncer à ses droits de champart et de tiers. Elle refuse; on insiste. Elle refuse encore; on l'avertit « qu'il lui arrivera malheur ». En
la Haute-Saône.) — Archives nationales, F7, 3255 (lettre du minis- tre au directoire de Rhône-et-Loire, 2 juillet 1790). — Mercure de France, 17 juillet 1790 (rapport de M. de Broglie, 13 juillet, et décret des 13-18 juillet). — Archives nationales, II, 1453 (correspondance de M. de Bercheny, 21 juillet 1790).
1. Mercure de France, 19 mars 1790. Lettre d'Amiens, 28 fé- vrier. (Mallet du Pan ne publie dans le Mercure que des lettres signées et authentiques.)
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effet, deux officiers municipaux font sonnerie tocsin, et le village accourt avec des armes. Un domestique a le bras cassé par une balle ; pendant trois heures, la com- tesse et ses deux enfants sont chargés d'avanies et de coups; on la force à signer un papier qu'on ne lui per- met pas de lire; en parant un coup de sabre, elle a le bras fendu, du coude au poignet; le château est pillé; elle ne parvient à s'évader que grâce au zèle de quel- ques domestiques. — En même temps, de larges érup- tions s'étalent sur des provinces entières; presque sans interruption l'une succède à l'autre, et la fièvre reprend des portions qu'on croyait guéries, tant qu'enfin ces ulcères confluents se rejoignent et font une seule plaie de toute la surface du corps social.
A la fin de décembre 1789, la fermentation chro- nique devient aiguë en Bretagne. Selon l'ordinaire, les imaginations ont forgé un complot, et, au dire du peuple, si le peuple attaque, c'est pour se défendre. Le bruit a couru1 que M. de Goyon, près de Lamballe, vient de réunir dans son château nombre de gentils- hommes et six cents soldats. Aussitôt le maire cl la garde nationale de Lamballe sont partis en force; ils l'ont trouvé chez lui tout pacifique, sans autre compa- gnie que deux ou trois amis, et sans autres armes que quatre fusils de chasse. — Mais le branle est donné, et, le 15 janvier, la grande Fédération de Pontivy a exalté
1. Archives nationales, KK, 110.r> (correspondance de M. de Thiard; lettres du chevalier de Bévy, 26 décembre 1789, cl autres, jusqu'au .r> avril 1790). — Moniteur, séance du 9 février I7'.'0. — Mercure de France, 0 février et 6 mars 1790 (liste des chàteuui).
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les cervelles. On a bu, chanté, crié, célébré les décrets nouveaux, devant des paysans armés qui n'entendent pas le français, encore bien moins les termes légaux, et qui, au retour, raisonnant entre eux en bas-breton, interprètent la loi d'une étrange manière. « A leur « sens, un décret de l'Assemblée nationale est un dé~ « cret de prise de corps; » or les principaux décrets de l'Assemblée sont contre les nobles; donc ce sont là, contre les nobles, autant de décrets de prise de corps. — Quelques jours après, vers la fin de janvier, pendant tout le mois de février et jusqu'au mois d'avril, l'opéra- tion s'exécute tumultuairement, par des attroupements de villageois et de vagabonds, autour de Nantes, Auray, Redon, Dinan, Ploërmel, Rennes, Guingamp, et d'autres villes encore. Partout, écrit le maire de Nantes1, « les « gens de la campagne croient s'affranchir de leurs « redevances en brûlant les titres ; dans cette persua- « sion, les meilleurs d'entre eux y concourent », ou laissent faire ; et les excès sont énormes, parce que plu- sieurs exercent « des vengeances particulières, et que « tous sont échauffés par le vin ». A Reuvres, « les « paysans et vassaux de la seigneurie, après avoir a brûlé les titres, s'établissent dans le château et me- « nacent de l'incendier, si on ne leur livre d'autres « papiers qu'ils prétendent qu'on leur cache ». Près de Redon, l'abbaye de Saint-Sauveur est réduite en cen-
1. Archives nationales, KK, 1105, (correspondance de M. de Tlnard). — Lettres du maire de Nantes, 16 février 1790, de la municipalité de Redon, 19 lévrier, etc.
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dres. Redon est menace; Ploërmel est presque assiégé. Au bout d'un mois, on compte trente-neuf châteaux attaqués, vingt-cinq où les titres ont été brûlés, dôme où les propriétaires ont dû signer l'abandon de leurs droits. Deux châteaux qui commençaient à flamber 01 £ été sauvés par la garde nationale. Celui du Bois-au Voyer a été incendié tout à fait; plusieurs ont été sac- cagés. Par surcroît, « plus de quinze procureurs fis- « eaux, greffiers, notaires, officiers de justice seigneu- « riale, ont été pillés ou brûlés », et les propriétaires se réfugient dans les villes parce que la campagne est maintenant inhabitable pour eux.
En même temps, sur un autre point, une seconde tumeur s'est ouverte1. Elle a percé dans le bas Limou- sin dès le commencement de janvier; de là l'inflamma- tion purulente a gagné le Quercy, le haut Languedoc, le Périgord, le Rouergue, et, au mois de février, depuis Tulle jusqu'à Montauban, depuis Agen jusqu'à Péri- gueux et Cahors, elle couvre trois départements. — Là aussi, selon la règle, l'attente a créé son objet. A force de souhaiter une loi qui supprime toutes les redevances, on se figure qu'elle est faite ; et l'on répèle que « le roi « et l'Assemblée nationale ont ordonné des députations « pour planter le Mai et pour éclairer les châteaux »
1. Mercure de France, 6 et 27 février 1790 (discours de M. de Foucault, séances des 2 et G février). — Moniteur (mêmes dates) (rapport de Grégoire, 9 février, discours de M. Sallé-de-Chcux et de M. de Noailles, 9 février). — Mémoire des députés de la ville de Tulle, rédigé par l'abbé Morellet (d'après les délibérations et adresses des quatre-vingt-trois bourgs et villes de la province).
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— De plus, et toujours selon l'usage, les bandits, les gens sans aveu sont en tête avec les furieux, et condui- sent l'opération à leur manière. Dès qu'une bande s'est formée, elle arrête sur les chemins, dans les champ?, dans les chaumières isolées, les campagnards tranquilles qu'elle aura soin de mettre en avant, si l'on en vient aux coups. — A la contrainte elle ajoute la terreur. Des potences sont dressées pour quiconque payera les droits casuels ou les redevances annuelles, et des paroisses du Quercy menacent leurs voisins du Périgord de les met- tre à feu et à sang sous huitaine, s'ils ne font pas en Périgord ce qu'elles font en Quercy. — Le tocsin sonne, le tambour bat, et, de commune en commune, « la « cérémonie » s'accomplit. On prend de force au curé les clefs de l'église, on en brûle les bancs et parfois les boiseries marquées aux armes du seigneur. On va chez le seigneur, on arrache ses girouettes et on l'oblige à fournir son plus bel arbre avec plumes et rubans pour l'orner, sans oublier les trois mesures avec lesquelles il prélève ses redevances en grains ou farine. On plante ce mai sur la place du village, on attache au sommet les girouettes, les rubans, les plumes, les trois mesures et cette inscription : « Par ordre du roi et de l'Assem- « blée nationale, quittance finale des rentes. » Cela fait, il est visible que le seigneur, n'ayant plus ni girouettes, ni banc à l'église, ni mesures à prélèvement, n'est plus seigneur et ne pourra plus rien prélever. Partant, accla- mations, kermesse et orgie sur la place. Seigneur, curé, riches, quiconque peut payer est mis à contribu-
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tion; on mange, on boit, « le peuple ne désenivre pas». — En cet état, comme il a des armes, il frappe, et, quand on lui résiste, il incendie. Dans l'Agénois, unchû- teau au marquis de Lameth, un autre à M. d'Aiguillon dans le haut Languedoc celui de M. de Bournazel, dans le Périgord celui de M. de Bar, sont brûlés; M. de Bar est assommé de coups; six autres sont tués dans le Quercy. Nombre de châteaux aux environs de Montau- ban et dans le Limousin sont assiégés à coups de fusil ; plusieurs sont pillés. — Des bandes de douze cents hommes sont en campagne : « on en veut à toutes les « propriétés » ; on répare les torts : « on juge à nou- « veau des procès jugés depuis trente ans, et l'on rend « des sentences qu'on exécute ». — Si quelqu'un manque au nouveau code, il est puni, et au profit des nouveaux souverains : dans l'Agénois, un gentilhomme ayant payé la rente que comportait son fief, le peuple lui prend sa quittance, le met à l'amende d'une somme égale à celle qu'il a versée, et vient sous ses fenêtres manger cet argent, en triomphe et avec dérision.
Contre ces fourmilières soulevées d'usurpateurs bru- taux, plusieurs gardes nationales encore énergiques, Deaucoup de municipalités encore amies de l'ordre, nom- bre de gentilshommes encore résidants usent de leurs armes. Quelques brigands, arrêtés en flagrant délit, sont jugés prévôtalement, et, sur-le-cbamp, exécutés pour l'exemple. Pour tous les gens du pays, le péril social est manifeste et pressant : si de tels attentats restaient im- punis, il n'y aurait plus de propriétés ni de lois en
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l'rance. Aussi bien le parlement de Bordeaux requiert des poursuites; quatre-vingt-trois bourgs et villes signent des adresses et envoient à l'Assemblée natio- nale une députation extraordinaire pour demander que l'on continue les procédures commencées, que l'on pu- nisse les coupables détenus, et surtout que l'on main- tienne les prévôtés. — En réponse, l'Assemblée inflige l'improbation la plus rude au parlement de Bordeaux, et commence la démolition de tout l'ordre judiciaire1 Dès à présent, elle sursoit à l'exécution de tous les juge- ments prévôtaux. Quelques mois plus tard, elle obligera le roi à déclarer que les procédures instruites contre la jacquerie de la Bretagne seront regardées comme non avenues, et que les mutins arrêtés seront mis en liberté. Pour toute répression, elle expédie au peuple français une exhortation sentimentale, douze pages de fadeurs littéraires, qui semblent écrites par Florian pour ses Estelle et ses Némorin 2. — Par une conséquence inévi- table, aux alentours du brasier mal éteint, de nouveaux foyers s'allument. Dans le district de Saintes3, M. Du- paly, conseiller au parlement de Bordeaux, après avoir épuisé les voies de douceur, avait fini par assigner ceux
1. Moniteur, séance du 4 mars 1790. — Duvergier, Décrets du G mars 1790 et des 6-10 août 1790.
2. L'adresse est du 11 février 1790. Cette pièce, d'un comique extraordinaire, suffirait pour faire comprendre toute l'histoire de la Révolution.
3. Archives nationales, F7, 5203. Lettres du commissaire du roi, 50 avril et 9 mai 1790. — Lettre du duc de Maillé, 6 mai. — l'rocès-verbaux des administrateurs du département, 12 novem- bre 1790. — Moniteur, VI, 515.
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de ses tenanciers qui ne voulaient pas lui payer ses rentes; là-dessus, la paroisse de Saint-Thomas de Cos- nac, jointe à cinq ou six autres, s'ébranle et vient assaillir ses deux châteaux de Rois-Roche et de Saint- Georges-des-Agouts ; ils sont saccagés, puis brûlés; son fils s'échappe à travers les coups de fusil. Le notaire et régisseur Martin est visité de même; ses meubles cl son argent sont pillés; « sa fille éprouve les outrages « les plus affreux», et un détachement, poussant jusque chez le marquis de Cumont, l'oblige, sous peine d'être incendié, à donner décharge de toutes les redevances. En tête des incendiaires sont les officiers municipaux de Saint-Thomas, excepté le maire, qui s'est sauvé. — C'est que le régime électoral institué par l'Assem- blée constituante commence à produire ses effets. « Presque partout, écrit le commissaire du roi, on « a éliminé les grands propriétaires, et les emplois « sont occupés par des hommes qui remplissent stric- « tement les conditions d'éligibilité. Il en résulte une « sorte d'acharnement des gens peu riches à vexer ceux « qui ont des héritages considérables. » — Six mois plus tard, dans le même département, à Aujac, Migron, Varaise, les gardes nationales et les autorités villa- geoises décident qu'on ne payera plus ni dîmes, ni agriers, ni champarts, ni aucun des droits conservés. En vain le département casse leur arrêté, envoie des commissaires, des gendarmes, un huissier. Les com- missaires sont chassés, on tire sur l'huissier et sur les gendarmes; le vice-prcsidcnt du district, qui allait faire
LA CONSTITUTION APPLIQUEE ICI
son rapport au département, est saisi en route, et con- traint de donner sa démission. Sept paroisses se sont coalisées avec Aujac, dix avec Migron; Yaraise a sonné le tocsin, les villages sont soulevés à quatre lieues à la ronde, quinze cents hommes armés de fusils, de faux, de cognées et de fourches, apprêtent leurs bras. 11 s'agit de délivrer le principal meneur de Varaise, Plan- che, qui a été arrêté, et de punir Latierce, maire de Va- raise, que l'on soupçonne d'avoir dénoncé Planche. Latierce est roué de coups, on lui « fait subir mille « tourments pendant trente heures » ; puis on se met en marche avec lui sur Saint-Jean-d'Angély, et l'on exige l'élargissement de Planche. La municipalité, qui d'abord a refusé, finit par consentir, à condition qu'on lui rendra Latierce en échange. En conséquence, Planche est mis en liberté, reçu avec des cris de triomphe. Mais Latierce n'est pas rendu; au contraire, on le supplicie une heure durant, puis on le massacre, et le directoire du district, moins soumis que la municipalité, est forcé de fuir. — De tels symptômes ne sont pas douteux, et il y en a de pareils en Bretagne : évidemment, les âmes sont tou- jours insurgées. Au lieu de se vider, l'abcès social se remplit et se gonfle; il va crever une seconde fois aux mêmes places, et, en 1791 comme en 1790, la jacquerie s'étale sur la Bretagne comme sur le Limousin.
C'est que la volonté du paysan est d'une autre nature que la nôtre, bien plus fixe et bien plus tenace. Quand une pensée s'accroche en lui, elle y prend naissance par une croissance obscureet profonde, surlaquelle la parole
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et le raisonnement n'ont pas de prise ; une fois implantée, elle végète à sa guise, non à la nôtre, et nul texte légis- latif, nul arrêté judiciaire, nulle remontrance administra- tive ne peut changer l'espèce de fruit qu'elle produit. Ce fruit, élaboré depuis des siècles, est le sentiment d'une spoliation excessive, et partant le besoin d'une décharge complète. Ayant trop payé à tout le monde, ils ne veulent plus rien payer à personne, et cette idée, vainement comprimée, se redresse toujours à la façon d'un instinct. — Au mois de janvier 1791 \ les bandes se reforment en Bretagne; c'est que les propriétaires d'anciens fiefs ont réclamé l'acquittement de leurs rentes. D'abord les paroisses coalisées refusent de rien payer aux régisseurs; puis les gardes nationales rusli- qucs viennent dans les châteaux contraindre les pro- priétaires. Le plus souvent c'est le commandant de la garde nationale, parfois c'est le procureur de la com- mune qui dicte au seigneur la renonciation ; de plus on lui fait souscrire des billets au profit de la paroisse ou de divers particuliers. Selon eux, c'est restitution et dédommagement : puisque tous les droits féodaux sont abolis, il est tenu de leur rendre ce qu'il a reçu d'eux l'année dernière ; puisqu'ils se sont dérangés, il est tenu de « les salarier pour leur course ». — Deux troupes principales, l'une de quinze cents hommes, opèrent ainsi autour de Dinan et de Saint-Malo ; pour plus
1. Archives nationales, F7, 3225. Lettre du directoire d'Ille-et- Vilaine, 10 janvier 1791, et lettre de Dinan, 29 janvier. — Mer- cure de France, 2 et 16 avril 1791. Lettres de Rennes, 20 niais; de Redon, 12 mars.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 163
de sûreté, dans les châteaux de Saint-Tual, Besso. Beau- manoir, la Rivière, la Bellière, Châteauneuf, Chenay, Chausavoir, Tourdelin et Chalonge, ils brûlent les litres; par surcroit, ils mettaient le feu à Châteauneuf, quand la troupe arriva. — Aux débuts, une vague idée d'ordre social et légal semble encore flotter dans leurs cerveaux : à Saint-Tual, avant de prendre 2000 livres à l'homme d'affaires, ils obligent le maire à leur en donner la per- mission écrite; à Yvignac, leur chef, requis de présenter ses pouvoirs, déclare « qu'il est autorisé par la volonté « -générale de la populace de la nation » l. — Mais, au bout d'un mois, battus par la troupe, furieux des coups qu'ils ont donnés et qu'ils ont reçus, excités par la fai- blesse des municipalités qui relâchent les prisonniers, ils deviennent des bandits de la pire espèce. Dans la nuit du 22 au 25 février, le château de Yillefranche, à trois lieues de Malestroit, est attaqué; trente-deux coquins, le visage masqué, conduits par un chef en uniforme na- tional, enfoncent la porte. Les domestiques sont gar- rottés; le propriétaire, M. de la Bourdonnaye, un vieil- lard, sa femme, âgée de soixante ans, sont meurtris de coups, liés sur leur lit; puis on approche leurs pieds du feu, et on les chauffe. Cependant, argenterie, linge, étoffes, bijoux, deux mille francs en argent, jusqu'aux montres, boucles et bagues, tout est pillé, chargé sur les onze chevaux des écuries, emporté. — Quand il s'agit de la propriété, un genre d'attentat entraîne tous
1. Expressions du procès-verbaL
1C4 LA KÈVOLUTION
les autres, et la cupidité limitée du censitaire s'achève
par la rapacité illimitée du brigand.
Cependant, dans les provinces du Sud-Ouest, les mêmes causes ont produit les mêmes effets, et, vers la fin de l'automne, quand, la récolte faite, les propriétaires ont demandé leurs rentes en argent ou en nature, le pay- san, immuable dans son idée fixe, a de nouveau refusé1. A l'entendre, s'il y a une loi contre lui, elle n'est pas de l'Assemblée nationale ; ce sont les ci-devant seigneurs qui l'ont extorquée ou fabriquée; elle est donc nulle. Que les administrateurs du département et du district la proclament autant de lois qu'ils voudront ; il n'en a cure, et, à l'occasion, il saura bien les en punir. Composées de censitaires comme lui, les gardes nationales de vil- lage sont avec lui, et, au lieu de le réprimer, le soutien- nent. Pour commencer, il replante les Mais en signe d'affranchissement et les potences en signe de menace. — Dans le district de Gourdon, la troupe et la maré- chaussée ayant été envoyées pour les abattre, aussitôt le tocsin sonne; un flot de paysans, quatre à cinq mille hommes, armés de faux et de fusils, arrivent de toutes les paroisses environnantes; les cent soldats, retirés dans une église, capitulent après un siège de vingt- quatre heures, et sont contraints de nommer les pro- priétaires qui ont demandé au district leur interven-
1. Moniteur, séance du 15 décembre IT'.K» (adresse «lu dépar- tement «lu Lot, 7 décembre). — Séance du '20 décembre («lis- cours de 51. de Foucault). — Mercure de France, 18 décem- bre 17'JO (lettre de Belves en Périgord, 7 décembre). — lb., 22 janvier et 2(J janvier 17U1 (lettre de M. de Clarac, 18 janvier).
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tion : ce sont MM. Hébray, de Fontanges, et encore d'autres. Toutes leurs maisons sont détruites de fond en comble, ils se sauvent pour ne pas être pendus; les châ- teaux de Repaire et de Salviat sont brûlés. Au bout de huit jours, le Quercy est en feu, trente châteaux sont délruits. — Le chef d'une garde nationale rustique, Joseph Linard, à la tête de l'armée villageoise, pénètre dans Gourdon, s'installe à l'hôtel de ville, se déclare protecteur du peuple contre le directoire du district, écrit au département, au nom de « ses frères d'armes », et vante son patriotisme. En attendant, il commande en conquérant, ouvre les prisons, promet que, si l'on con- gédie la maréchaussée et la troupe, il va se retirer, lui et ses gens, en bon ordre. — Mais ces sortes d'autorités tumultuaires, instituées par acclamation pour l'attaque, sont impuissantes pour la résistance. A peine Linard s'cst-il retiré, que la sauvagerie se déchaîne. « La tête « des administrateurs est mise à prix; leurs maisons « sont les premières dévastées ; toutes les maisons des « citoyens riches sont mises au pillage; il en est de « même des châteaux et des habitations de campagne « qui annoncent quelque aisance. » — Contre cette jacquerie qui se propage, quinze gentilshommes, réunis à Castel chez M. d'Escayrac1, font appel à tous les bons citoyens pour marcher au secours des proprié- taires attaqués; mais il y a trop peu de propriétaires dans la campagne, et chaque ville n'a pas trop des siens pour se garderelle-même. Après quelques escarmouches, 1. 17 décembre 1790.
1GG LA REVOLUTION
M. d'Escayrac, abandonné par la municipalité de son village, blessé, se retire en Languedoc chez le comte de Chirac, maréchal de camp. Là aussi, le château est en- touré1, bloqué, assiégé par la garde nationale du lieu. M. de Clarac descend, parlemente; on lui tire des conps de fusil. Il remonte et jette de l'argent par la fenêtre ; on ramasse l'argent et l'on tire de nouveau sur lui. Le feu est mis au château; M. d'Escayrac est tué de cinq coups de fusil; M. de Clarac et un autre, réfugiés dans un sou- terrain voûté, presque étouffés, n'en sont retirés que le surlendemain matin par les gardes nationales du voisi- nage; celles-ci les emmènent à Toulouse, où on les retient en prison, et où l'accusateur public informe contre eux. En même temps, le château de Bagat, près de Montcuq, est démoli ; l'abbaye d'Espagnac, près de Figeac, est attaquée à coups de fusil; on force l'abbesse à restituer toutes les rentes qu'elle a perçues et à rembourser quatre mille livres pour les frais d'un procès que le couvent a gagné il y a vingt ans.
Après de pareils succès, il est inévitable que la révolte s'étende, et, au bout de quelques semaines ou de quel- ques mois, elle est permanente dans les trois départe- ments voisins. — Dans la Creuse2, on menace les jugos de mort s'ils ordonnent le payement des cens, et l'on
1. 7 janvier 1791.
2. Archives révolutionnaires du département de la Creuse, par Duval (lettre des administrateurs du département, 51 mars 1791). — Archives nationales, F7, 5209. Délibération du directoire du département, 12 mai 1791. — Procès-verbal de la municipalité de La Souterraine, 25 août 1791
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 167
promet le même sort aux propriétaires qui réclameront leurs rentes. En plusieurs endroits, surtout dans la montagne, les paysans, « considérant qu'ils sont la na- « tion et que les biens du clergé sont nationaux », veu- lent qu'au lieu de les vendre on les leur partage. Cin- quante paroisses, autour de La Souterraine, ont reçu des lettres incendiaires qui les invitent à venir en armes à la ville « pour se faire exhiber par force et au péril de « leur sang tous les titres des rentes foncières ». De huit lieues à la ronde, les paysans s'ébranlent au son du tocsin, précédés de leurs officiers municipaux en écharpe; ils sont plus de quatre mille et traînent avec eux un chariot plein d'armes ; c'est pour reviser et con- stituer à nouveau la propriété du sol. — Dans la Dor- dogne1, des arbitres qui se sont désignés eux-mêmes s'interposent impérieusement entre le propriétaire et le métayer au moment de la récolte, pour empêcher le propriétaire de réclamer et le métayer de fournir la dîme et le rêve : toute convention de cette espèce est interdite; quiconque dérogera au nouveau système, pro- priétaire ou métayer, sera pendu. A cet effet, dans les districts de Bergerac, Excideuil, Ribérac, Mussidan, Montignac et Périgueux, les milices rurales, conduites par les officiers municipaux, vont de commune en com- mune, pour faire signer aux propriétaires leur désistc-
1. Archives nationales, V, 5269. — Arrêté du directoire du district de Ribérac, 5 août 1791, et réquisition du procureur-syn- dic, 4 août. — Lettres du même directoire, 9 et 22 août. — Let- tres du procureur-syndic du département, 24 août et 11 sep- tembre. — Lettre du commissaire du roi, 22 août.
1GS LA RÉVOLUTION
ment, et ces visites « sont toujours accompagnées de « vols, d'outrages et de mauvais traitements, auxquels « on n'échappe que par une soumission absolue ». De plus, ils demandent l'abolition « de toute espèce d'im- « pots et le partage des terres ». — Impossible « aux « propriétaires un peu riches » de rester à la campagne ; de tous côtés, ils se réfugient à Périgueux, et là, formés en corps de troupe, avec la gendarmerie et la garde na- tionale de la ville, ils parcourent les cantons pour réta- blir l'ordre. Mais il n'y a nul moyen de persuader aux paysans que c'est l'ordre qu'on rétablit. Avec cette opi- niâtreté d'imagination que nul obstacle n'arrête et qui, comme une source vive, finit toujours par trouver une issue, le peuple déclare que « les gendarmes et les « gardes nationales » qui sont venus le contraindre « étaient des prêtres et des gentilshommes déguisés ». — D'ailleurs les théories nouvelles sont descendues jusque dans les bas-fonds, et rien de plus facile que d'en tirer l'abolition des dettes ou même la loi agraire. A Ri- bérac, où les paroisses voisines ont fait invasion, l'ora- teur des séditieux, un tailleur de village, tirant de sa poche le catéchisme de la Constitution, argumente avec le procureur-syndic et lui prouve que les insurgés ne font qu'exercer les droits de l'homme. En premier lieu, il est dit dans le livre que « les Français sont égaux et « frères, qu'ils doivent se secourir » les uns les autres; « donc, les maîtres doivent partager, surtout cette année « qui est disetteuse. En second lieu, il est écrit que tous n les biens appartiennent à la nation », et c'est pour
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cela « qu'elle s'est emparée des biens de l'Église; or « la nation se compose de tous les Français » et la con- clusion est claire. Aux yeux du tailleur, puisque les biens des particuliers français appartiennent à tous les Fran- çais, il y a droit, lui tailleur, au moins pour sa quote- part. — On va vite et loin sur cette pente ; car chaque attroupement entend jouir tout de suite et à sa façon. Nul souci des voisins, ni des conséquences, même im- médiates et physiques, et, en vingt endroits, la pro- priété usurpée périt elle-même sous la main des usur- pateurs.
C'est dans le troisième département, celui de la Cor- rèze, qu'on peut le mieux observer cette destruction gratuite1. Non seulement, depuis le commencement de la Révolution, les paysans y ont refusé de payer les rentes ; non seulement ils ont « planté des Mais armés « de crocs de fer pour pendre » le premier qui oserait les réclamer ou les payer; non seulement les violences, qui sont de toute espèce, sont commises « par des corn- et munes entières », et « la garde nationale des petites « communes y participe » ; non seulement les coupa- bles décrétés de prise de corps restent libres, et « on « ne parle que de pendre les huissiers qui feront des « actes », mais encore, avec la propriété des eaux, la
1 Archives nationales, F7, 3204. — Lettres du directoire du département, 2 juin 1791, 8 et 22 septembre. — Du ministre de la justice, 15 mai 1791. — De M. de Lentilliac, 2 septembre. — De M. Melon de Pradou, commissaire du roi, 8 septembre. — Mer- cure de France, 14 ma* 1791 (lettre d'un témoin, M. de Loyac, 25 avril 1791).
170 LA RÉVOLUTION
réserve, la conduite, la distribution des eaux sont bou- leversées, et, dans un pays où les pentes sont raides, on imagine les suites d'une pareille opération. — A trois lieues de Tulle, dans un vallon formant demi-cercle, un étang profond de vingt pieds sur une étendue de trois cents arpents était fermé par une épaisse chaussée du côté d'une gorge très profonde, toute peuplée de mai- sons, de moulins et de cultures. Le 17 avril 1791, une troupe, assemblée au son du tambour, cinq cents hommes armés des tioïs villages voisins se mettent à démolir la digue. Le propriétaire, député suppléant à l'Assemblée nationale, M. de Sedières, n'est averti qu'à onze heures du soir ; il monte à cheval avec ses hôtes et ses domestiques, charge les misérables fous, et, à coups de pistolet, de fusil, les disperse; il était temps : la tranchée qu'ils creusaient avait déjà huit pieds de pro- fondeur; l'eau affleurait presque; une demi-heure plus tard, l'effroyable masse roulante se déversait sur les habitants de la gorge. — Mais, contre l'attaque univer- selle et continue, de tels coups de main, rares et rare- ment heureux, ne sont pas une défense. La troupe de ligne et la gendarmerie, toutes deux en voie de refonte ou de décomposition, sont peu sortis ou trop faibles. Il n'y a que trente hommes de cavalerie dans la Creuse et autant dans la Convze. La garde nationale des villes est surmenée par tant d'expéditions dans la campagne, et l'argent manque pour lui payer ses déplacements. Enfin, l'élection aux mains du peuple amène au pouvoir des hommes disposés à tolérer tous les excès populaires.
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A Tulle, les électeurs du second degré, choisis presque tous parmi les cultivateurs, et de plus catéchisés par le club, ne nomment pour députés et pour accusateur pu- blic que des candidats déclarés contre les rentes et contre les étangs. — Aussi bien, vers le mois de mai, la démolition générale des digues a commencé. A une lieue et demie du chef-lieu, sur un vaste étang, l'opéra- tion dure, sans opposition, une semaine entière; ail- leurs, quand les gardes ou la gendarmerie arrivent, on tire dessus. Vers la fin de septembre, dans tout le dépar- tement, toutes les chaussées sont rompues : à la place des étangs, il reste des marais infects ; les moulins ne tournent plus; l'arrosage manque aux prairies. Mais les démolisseurs emportent des panerées de poissons, et le sol de l'étang rentre dans leurs communaux. — Ce n'est pas encore la haine qui les pousse, c'est l'instinct d'ac- quisition : toutes ces mains violentes, qui se tendent et se raidissent à travers la loi, en veulent à la propriété, et non au propriétaire : elles sont avides bien plutôt qu'hostiles. L'un des seigneurs de la Corrèze, M. de Saint- Victour, est absent depuis cinq ans ; dès le commence- ment de la Révolution, quoique ses rentes féodales fissent la moitié du revenu de sa terre, il a défendu d'employer, pour les percevoir, les moyens de rigueur; par suite, depuis 1789, il n'en a perçu aucune. De plus, ayant beaucoup de blé en réserve, il a prêté pour quatre mille francs de grains à ceux de ses tenanciers qui en manquaient. Enfin, il est libéral, et, dans la ville voi- sine, à Ussel, il passe même pour Jacobin. Malgré tout
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cela, il est traité comme les autres; c'est que les pa- roisses de sa terre sont « clubistes », gouvernées par une compagnie de niveleurs ruraux et pratiques; clans l'une d'elles « les brigands, s'étant constitués en muni- « cipalité », ont choisi leur chef pour procureur-syndic. Partant, le 22 août, quatre-vingts paysans armés ont ou- vert la chaussée de son grand étang, au risque de sub- merger le village voisin, qui est venu la refermer. Dans les deux semaines suivantes, ses cinq autres étangs ont été démolis; quatre à cinq mille francs de poisson ont été volés; le reste pourrit dans les herbes1. Pour mieux assurer l'expropriation, on a voulu brûler ses titres; son château, assailli dans la nuit et à deux reprises, n'a été sauvé que par la garde nationale d'Ussel. A présent ses métayers et domestiques hésitent à cultiver, ils sont venus demander au régisseur s'ils pouvaient faire les semailles. Nul recours auprès des autorités : les admi- nistrateurs, les juges, même lorsqu'il s'agit de leurs propres biens, « n'osent se montrer ouvertement », parce « qu'ils ne se voient pas en sûreté sous le bou- « cher de la loi ». — A travers la loi ancienne ou nou- velle, la volonté populaire poursuit opiniâtrement son œuvre et atteint forcément son objet.
Aussi bien, quels que soient les grands noms, libellé, égalité, fraternité, dont la Révolution se décore, elle est par essence une translation de lapropriété : en cela con-
1. Archives nationales, F7, Ô20i. Lettres de M. de Saint-Victour, 25 septembre, 2 et 10 octobre 1791. — Lettre du régisseur de la terre de Saint-Victour, 18 septembre.
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siste son support intime, sa force permanente, son mo- teur premier, et son sens historique. — Jadis, dans l'antiquité, on avait vu des exécutions pareilles, les dettes abolies ou réduites, les biens des riches confis- qués, les terres publiques partagées; mais l'opération se renfermait dans une cité, et se bornait à un petit ter- ritoire. Pour la première fois, elle s'accomplit en grand et dans un État moderne. — Jusqu'ici, dans ces vastes États, lorsque les couches profondes se soulevaient, c'était toujours contre la domination de l'étranger ou contre l'oppression des consciences. En France, au quin- zième siècle, en Hollande au seizième, en Angleterre au dix-septième, le paysan, l'artisan, le manœuvre avait pris les armes contre l'ennemi ou pour sa foi. Au zèle religieux ou patriotique a succédé le besoin de bien-être, et le nouveau motif est aussi puissant que les autres; car, dans nos sociétés industrielles, démocratiques, utilitaires, c'est lui qui désormais gouverne presque toutes les vies et provoque presque tous les efforts. Refoulée pendant des siècles, la passion s'est redressée en secouant les deux grands poids qui l'accablaient, gouvernement et privilèges. A présent, elle se débande impétueusement de tout son jeu, comme une force brute, à travers toutes les propriétés légales et légitimes, pu- bliques ou privées. Les obstacles qu'elle rencontre ne font que la rendre plus destructive : par delà les pro- priétés, elle s'attaque aux propriétaires, et achève les spoliations par les proscriptions.
CHAPITRE III
Développement de la passion maîtresse. — I. Attitude des nobles
— Modération de leur résistance. — II. Travail de l'imagina- tion populaire à leur endroit. — Monomanie du soupçon. — Les nobles suspects et traités en ennemis. — Situation d'un gentil- homme dans son domaine. — Affaire de M. de Iiussy. — III Visites domiciliaires. — La cinquième jacquerie. — La Bour- gogne et le Lyonnais en 1791. — Affaires de M. de Chaponay et de M. Guillin-Dumontet. — IV. Les nobles obligés de quitter la campagne. — Ils se réfugient dans les villes. — Dangers qu'ils y courent. — Les quatre-vingt-deux gentilshommes de Caen. — V. Persécutions qu'ils subissent dans la vie privée. — VI. Con- duite des officiers. — Leur abnégation. — Dispositions des sol- dats. — Les émeutes militaires. — Propagation et accroisse- ment de l'indiscipline. — Démission des officiers. — VII. L'émi- gration et ses causes. — Premières lois contre les émigrés. — VIII. Attitude des prêlres insermentés. — Comment ils devien- nent suspects. — Arrêtés illégaux des administrations locales.
— Violence ou connivence des gardes nationales. — Attentats de la populace. — I.e Pouvoir exécutif dans le Midi. — I.a sixième jacquerie. — Ses deux causes. — Éruptions isolées dans le Nord, l'Est et l'Ouest. — Eruption générale dans le Centre et le Midi. — IX. Etat des esprits. — Les trois convois de prêtres insermentés sur la Seine. — Psychologie de la Révo- lution.
I
Si la passion populaire aboutit aux meurtres, ce n'est fias que la résistance soit grandi' ni violente. Au con-
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traire, jamais aristocratie n'a souffert sa dépossession avec tant de patience, et n'a moins employé la force pour défendre ses prérogatives ou même ses propriétés. A parler exactement, celle-ci reçoit, les coups sans les rendre, et, quand elle s'arme, c'est presque toujours avec la bourgeoisie et la garde nationale, sur l'invita- tion des magistrats, conformément à la loi, pour sau- vegarder les personnes et les biens. Les nobles tâchent de ne pas être tués, ni volés, rien de plus; pendant près de trois ans, ils ne lèvent aucun drapeau politique. Dans les villes où ils ont l'ascendant et que l'on dénonce comme des révoltées, par exemple Mende et Arles, leur opposition se borne à réprimer l'émeute, à contenir la plèbe et à faire respecter la loi. Ce n'est point contre l'ordre nouveau, c'est contre le désordre brutal qu'ils se liguent. — « A Mende, dit la municipalité1, nous « avons eu la gloire de solder les premiers les contri- « butions de 1790. Nous avons remplacé notre évêque; « nous avons installé son successeur sans aucun trou- « ble et sans le secours d'aucune force étrangère.... « Nous avons dispersé les membres d'une cathédrale « auxquels nous tenions tous par les liens du sang ou a de l'amitié; nous avons renvoyé depuis l'évêque jus- c. qu'aux enfants de chœur. Nous n'avions que trois « maisons de religieux mendiants, elles ont été toutes « les trois supprimées. Nous avons vendu tous les biens
1. Moniteur, XI, 763 (séance du 28 mars 1792). — Archives na- tionales, F7, 3235. — Délibération du directoire du département, 29 novembre 1791 et 27 janvier 1792. — Pétition de la munici- palité de Mende et de quarante-trois autres. 30 novembre 1791.
LA RÉVOLUTION, ii. T IV. — 12
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« nationaux sans aucune exception. » — A la vérité le commandant de leur gendarmerie est un ancien garde du corps, et les officiers supérieurs de leur garde na- tionale sont des gentilshommes ou des croix de Saint- Louis. Mais, visiblement, s'ils se défendent contre les Jacobins, ils ne s'insurgent pas contre l'Assemblée. — Dans Arles qui a dompté sa populace \ qui s'est armée, qui a fermé ses portes et qui passe pour un foyer de conspiration royaliste, les commissaires envoyés par le Roi et par l'Assemblée nationale, gens circonspects et de poids, ne trouvent, après un mois d'examen, que soumission aux décrets et zèle pour la chose publique. « Voilà, disent-ils, les hommes qu'on a calomniés, « parce que, chérissant la Constitution, ils avaient pris « en horreur le fanatisme, les démagogues et l'anar- « chie. Si les citoyens ne s'étaient pas réveillés au « moment du danger, ils auraient été égorgés comme « leurs voisins (d'Avignon). C'est cette insurrection « contre le crime que des brigands ont noircie. » S'ils ont fermé leurs portes, c'est parce que « les gardes « nationaux de Marseille, les mêmes qui s'étaient si mal « conduits dans le Comtat, accouraient, sous prétexte « de maintenir la liberté et de prévenir la contre-révo- « lution, mais en réalité pour piller la ville ». Aux
1. Archives nationales, F7, 5108. Procès-verbal des officiers municipaux d'Arles, 2 septembre 1791. — Lettres des commis- saires du roi et de l'Assemblée nationale, 2i octobre, 14, 17, 21 novembre et 21 décembre 1791. — Par impartialité, les com- missaires vont tour à tour à la messe d'un insermenté et à la messe d'un assermenté. Pour la première, « l'église est remplie »; pour la seconde, « elle est toujours déserte ».
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élections très sages et très calmes qui viennent d'avoir lieu, on n'a crié que Vive la Nation, la Loi et le Roi. « On a parlé de l'attachement des citoyens à la Consti- « tution.... » « L'obéissance aux lois, l'empressement « le plus vif à acquitter les contributions publiques, « voilà ce que nous avons remarqué chez ces préten- « dus contre-révolutionnaires. Tous ceux qui sont sujets « à l'impôt des patentes se rendent en foule à l'hôtel « de ville. » A peine « le bureau des recettes a-t-il été « ouvert, que les honnêtes gens y ont afflué; au con- « traire les soi-disant bons patriotes, républicains ou « anarchistes, n'ont pas brillé dans cette occasion : un « très petit nombre d'entre eux ont fait soumission. Les « autres sont tout étonnés qu'on leur demande de l'ar- « gent : on les avait flattés d'un espoir si différent ! »
Bref, pendant plus de trente mois, sous une pluie continue de menaces, de spoliations et d'outrages, les nobles qui sont demeurés ea France ne commettent et n'entreprennent aucune hostilité contre le gouverne- ment qui les persécute. Aucun d'eux, pas même M. de Bouille, ne tente d'exécuter un véritable plan de guerre civile; à cette date et dans leurs rangs, je ne trouve qu'un homme résolu, prêt à l'action et qui, contre un parti militant, travaille à former un parti militant; il est vraiment politique et conspirateur, il s'entend avec le comte d'Artois, il fait signer des pétitions pour la li- berté du Roi et de l'Église, il organise des compagnies armées, il embauche des paysans, il prépare une Ven- dée du Languedoc et de la Provence ; et c'est un bour-
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geois, Froment de Nîmes1. Mais, au moment de l'action, sur dix-huit compagnies qu'il croyait acquises à sa cause, il ne s'en trouve que trois pour marcher avec lui. Les autres restent au logis, jusqu'à ce que, Froment vaincu, on vienne les égorger à domicile, et les survi- vants qui se sauvent à Jalès y trouvent non une place forte, mais un asile temporaire, où ils ne parviennent jamais à transformer leurs velléités en volontés *. — Eux aussi, comme les autres Français, les nohles ont subi la longue pression de la centralisation monarchi- que. Ils ne font plus un corps, ils ont perdu l'instinct d'association. Ils ne savent plus agir d'eux-mêmes, ils sont des administrés, ils attendent l'impulsion du centre, et, au centre, le roi, leur général héréditaire, captif du peuple, leur commande de se résigner, de ne rien faire. D'ailleurs, comme les autres Français, ils ont été élevés dans la philosophie du dix-huitième siècle : a La liberté est si précieuse, écrivait le duc de Brissac3, « qu'il faut bien l'acheter par quelques peines ; la féo- « dalité détruite n'empêchera pas d'être respecté et
1. Mémoire de M. de Mérilhou pour Froment, passi?n. — Rap- port tLe M. Alquier, 54. — Dampmartin, I, 208.
2 Dampmartin, I, 208. Ils disaient aux paysans catholiques : « Allons, mes enfants, vive le Roi! » — Cris d'enthousiasme. — ■ Ces scéléra-ts de démocrates, il faut en faire un exemple, reta- • blir les droits sacrés du trône et de l'autel. » — a Comme '< vous voudrez, répliquaient les campagnards dans leur patois : « mais il faut garder la Révolution, car là dedans il y a de bonnes i choses. r>> — Us se tiennent en repos, refusent de marcher au
i cours il'Uzès, et rentrent dans leurs montagnes à la première approche de la garde nationale.
3. Dauban, In Dimarjogie à Paris, 598. Lettre de M. de Cris- sac, 23 août 1789.
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« aimé, ce qui est le bon et le certain. » — Pendant longtemps ils persistent dans cette illusion : ils restent optimistes. Ils ne comprennent pas qu'étant eux-mêmes bienveillants pour le peuple, le peuple puisse être mal- veillant pour eux; ils s'obstinent à croire que les trou- bles sont passagers. Aussitôt que la Constitution est proclamée, d'Espagne, de Belgique, d'Allemagne, ils reviennent en foule; pendant quelques jours la poste df Troyes ne peut fournir assez de chevaux aux émigrés qui rentrent1. Ainsi, ils acceptent non seulement l'abo- lition de la féodalité et l'égalité civile, mais encore l'égalité politique et la souveraineté du nombre. — Très probablement des égards, quelques respects extérieurs, des saluts les auraient ralliés de cœur à l'institution démocratique. Ils consentiraient même à être confondus dans la foule, à subir le niveau com- mun, à vivre en simples particuliers. S'ils étaient traités comme le bourgeois ou le paysan leurs voisins, si leurs propriétés et leurs personnes étaient respectées, ils sup- porteraient sans aigreur le nouveau régime. Que les grands seigneurs émigrés, que les gens de l'ancienne cour intriguent à Coblcntz ou à Turin :cela est naturel, puisqu'ils ont tout perdu, autorité, places, pensions, sinécures, plaisirs et le reste. Mais, pour la petite et moyenne noblesse de province, chevaliers de Saint- Louis, officiers subalternes, propriétaires résidants, la perte est petite. La loi a supprimé la moitié de leurs
1. Moniteur, X, 559 [Journal de Troyes et lettre de Perpignan, novembre 1791).
ISO LA RÉVOLUTION
droits seigneuriaux; mais, en vertu de la même lui, leurs terres sont affranchies de la dîme. Ils n'auront pas les places dans l'élection populaire, mais ils ne les avaient pas sous l'arbitraire ministériel. Ministériel ou populaire, peu leur importe que le pouvoir ait changé de main ; ils ne sont pas habitués à ses faveurs, et ils continueront leur vie ordinaire, chasse, promenades, lectures, visites, conversations, pourvu qu'ils trouvent, comme le premier venu, comme l'épicier du coin, comme leur valet de ferme, protection, sûreté, sécurilé, sur la voie publique et dans leur logis1.
II
Par malheur, la passion populaire est une puissance aveugle, et faute de lumières elle se laisse guider par ses visions. Les imaginations travaillent, et travaillent conformément à la structure de la cervelle échauffée qui les enfante. Si l'ancien régime revenait! S'il nous fallait rendre les biens du clergé! Si nous étions obligés de nouveau de payer la gabelle, les aides, la taille, les redevances que grâce à la loi nous ne payons plus, et
1. Mercure de France, n° du 5 septembre 1791. a Qu'on nous « présente la liberté, et toute la France sera à genoux devant elle; « mais les cœurs nobles et fiers résisteront éternellement à l'op- « pression qui se couvre de ce masque sacré. Ils invoqueront la « liberté, mais la liberté sans crimes, la liberté qui se soutient « sans cahots, sans inquisiteurs, sans incendiaires, sans brigands, « sans serments forcés, sans coalitions illégales, sans supplices « populaires; la liberté enfin qui ne laisse impuni aucun oppres- « seur et qui n'écrase pas les citoyens paisibles sous le poids des « chaînes qu'elle a brisées. i>
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les autres impôts ou redevances que nous ne payons plus malgré la loi ! Si tant de nobles dont on a brûlé les châteaux ou qui, le couteau sur la gorge, ont donné quittance de leurs rentes, trouvaient moyen de se ven- ger et de rentrer dans leurs anciens droits ! Certaine- ment, ils y songent, ils s'entendent entre eux, ils com- plotent avec l'étranger; au premier jour, ils vont fondre sur nous; il faut les surveiller, les réprimer et au besoin les détruire. — Dès les premiers jours, ce rai- sonnement instinctif a prévalu, et, à mesure que la licence augmente, il prévaut davantage. Le seigneur est toujours le créancier passé, présent, futur, ou tout au moins possible, c'est-à-dire le pire et le plus odieux ennemi. Toutes ses démarches sont suspectes, et jus- qu'à son oisiveté même; quoi qu'il fasse, c'est pour s'armer. — A une lieue de Romans, en Dauphiné1, M. de Gilliers, établi là avec sa sœur et sa femme, s'amusait à planter des arbres et des fleurs; à quinze pas de sa maison, dans une autre campagne, M. de Montchorel, vieux militaire, M. Osmond, vieil avocat de Paris, avec leurs femmes et leurs enfants, occupaient leurs loisirs à peu près de même. M. de Gilliers ayant fait venir des tuyaux de bois pour conduire l'eau, le bruit se répand que ce sont des canons. Son hôte, M. Servan, reçoit une malle de voyage à l'anglaise; on dit qu'elle est pleine de pistolets. M. Osmond et M. Servan s'étant pro- menés dans la campagne avec du papier à dessiner et
1. Rivarol, Mémoires, 367 (lettre de M. Servan, publiée dans les Actes des Apôtres).
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des crayons, il est avéré qu'ils dressent des plans du pays pour les Espagnols et les Savoyards. Les quatre voitures des deux familles vont à Romans chercher des invités; au lieu de quatre voitures, il y en a dix-neuf, et elles ramènent des aristocrates qui viennent se ca- cher dans les souterrains. M. de Senneville, cordon rouge, fait visite en revenant d'Alger; c'est un cordon hleu, et ce cordon bleu est le comte d'Artois en per- sonne. Conspiration évidente; à cinq heures du matin, dix-huit communes, deux mille hommes en armes arri- vent aux portes des deux maisons; les cris, les menaces de mort durent pendant huit heures; un coup de fusil tiré à quatre pas sur les suspects rate par accident; un paysan qui les vise dit à son voisin : « Donne-moi une « pièce de vingt-quatre sous, et je leur mettrai mes « deux balles dans le corps. » Enfin, M. de Gilliers, qui était absent pour un baptême, revient avec les chas- seurs royaux de Dauphiné, avec la garde nationale de Romans, et, grâce à leur aide, délivre sa famille. — C'est seulement dans les villes, dans quelques villes, et pour très peu de temps, qu'un noble inofîensif et atta- qué trouve encore un peu de secours : les fantômes qu'on s'y forge sont moins grossiers ; des demi-lumières, un reste de bon sens, empêchent l'éclosion des contes trop absurdes. — Mais dans les ténèbres profondes des cervelles rustiques rien n'arrête la monomanie du soupçon. Le rêve y pullule, comme une mauvaise herbe dans un trou sombre ; il s'y enracine, il y végète jus- qu'à devenir croyance, conviction, certitude; il y pro-
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duit ses fruits, qui sont l'hostilité, la haine, les pensées homicides et incendiaires. A force de regarder le châ- teau, le village y voit une Bastille armée qu'il faut prendre, et, au lieu de saluer le seigneur, il ne songe plus qu'à lui tirer un coup de fusil.
Suivons en détail une de ces histoires locales1. Au mois de juillet 1789, pendant la jacquerie du Maçon- nais, la paroisse de Yilliers a réclamé l'aide de son sei- gneur, M. de Bussy, ancien colonel de dragons; il est revenu, il a donné à dîner aux gens du village, il a essayé de les former en garde bourgeoise contre les incendiaires et les brigands: avec les hommes de bonne volonté, il a « fait patrouille tous les soirs pour tran- « quilliser sa paroisse ». Le bruit ayant couru « qu'on « empoisonnait les puits », il a mis des gardes à tous les puits, excepté aux siens, afin de « prouver que c'était « pour sa paroisse qu'il travaillait, et non pour lui ». Bref, il a fait de son mieux pour se concilier les villa- geois et pour les employer au salut commun. — Mais, à titre de seigneur et de militaire, il est suspect, et c'est Perron, syndic de la commune, que maintenant la com- mune écoute. Perron annonce que, le roi « ayant retiré « sa parole jurée », on ne peut plus avoir confiance en lui, ni par conséquent en ses officiers et gentilshommes. M. de Bussy proposant aux gardes nationaux de secourir le château du Thil qui brûle, Perron les en empêche :
t. Archives nationales, F7, 3757. Procès-verbaux, interrogatoires et correspondances relatives à l'affaire de M. de Bussy (octo- bre 1790).
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« C'est la noblesse et le clergé, dit-il, qui allument les « incendies. » M. de Bussy insiste, supplie, offre d'abandonner « son terrier », c'est-à-dire tous ses droits seigneuriaux, si l'on veut marcher avec lui pour arrêter le fléau; on refuse. Il persévère, et, ayant appris que le château de Juillenas est en péril, il réunit, à force d'instances, cent cinquante hommes de sa pa- roisse, marche avec eux, arrive, sauve le château qu'un attroupement voulait incendier. Mais l'effervescence populaire qu'il vient de calmer à Juillenas a gagné sa propre troupe; les brigands ont séduit ses hommes, « ce qui l'oblige à les remmener, et, tout le long de la a route, on fait des motions pour lui tirer dessus ». — Revenu au logis, il est menacé jusque chez lui; une bande vient attaquer son château, puis, le trouvant en défense, demande qu'on la laisse aller à celui de Cour- celles. — Au milieu de toutes ces violences, M. de Bussy, avec une quinzaine d'amis et de serviteurs, par- vient à se préserver, et, à force de patience, d'énergie, de sang-froid, sans tuer ni blesser un seul homme, finit par rétablir la sûreté dans tout le canton. La jacquerie s'apaise, il semble que l'ordre nouveau va s'affermir; il l'ait revenir Mme de Bussy, et quelques mois s'écoulent. ■ — Mais les imaginations populaires sont empoisonnées, et, quoi que fasse un gentilhomme, il n'est plus toléré dans sa terre. A quelques lieues de là, le 29 avril 1790, M. de Bois-d'Aisy, député à l'Assemblée nationale, reve- nait dans sa paroisse uour voter aux élections nouvelles1. 1. Mercure de France, 15 mai 17'JO (lettre du baron de Dois-
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« A peine arrivé », la commune de Bois-d'Aisy lui fait signifier par son maire « qu'elle ne veut pas qu'il « soit éligible ». Il vient à l'assemblée électorale qui s'est réunie dans l'église; là, du haut de la chaire, un officier municipal invective contre les nobles, les prêtres, et déclare qu'ils ne doivent point prendre part aux élec- tions. Tous les yeux se tournent vers M. de Bois-d'Aisy, seul noble de l'assistance ; néanmoins il prête le ser- ment civique, et peu s'en faut que cela ne lui coûte cher; car on murmure autour de lui, et nombre de paysans disent que pour l'en empêcher il aurait fallu le pendre, comme le seigneur de Sainte-Colombe. En effet, la veille même, celui-ci, M. de Yiteaux, vieillard de soixante-quatorze ans, a été chassé de l'assemblée pri- maire, puis arraché de la maison où il s'était réfugié, et meurtri à coups de bâton ; on l'a traîné dans les rues, puis sur la place; on lui a enfoncé du fumier dans la bouche et un bâton dans les oreilles; « il a expiré après « un martyre de trois heures ». Le même jour, dans l'église des Capucins, à Semur, les paroisses rurales as- semblées ont exclu par les mêmes moyens leurs prêtres et leurs gentilshommes : M. de Damas et M. de Sainte- Maure ont été assommés à coups de bâton et de pierres ; le curé de Massigny est mort de six coups de couteau; M. de Virieu s'est sauvé comme il a pu. — Après de tels exemples, il est probable que beaucoup de nobles ne
d'Aisy, 29 avril, lue à l'Assemblée nationale). — Moniteur, IV, 502, séance du 6 mai. Procès-verbal du juge de paix de Viteaux, 28 avril.
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tiendront plus à exercer leur droit de suffrage. M. de Bussy n'y prétend point ; seulement il essaye de consta- ter qu'il est fidèle à la nation et ne médite rien contre la garde nationale ou le peuple. Dès les commencements il a proposé aux volontaires de Màcon de s'affilier à eux, ?ui et sa petite troupe; ils ont refusé; ainsi, de ce côté, la faute n'est pas sienne. Le 14 juillet 1790, jour de la Fédération dans son domaine, il envoie à Villiers tous ses gens, munis de la cocarde tricolore. Lui-même, avec trois amis, il vient à la cérémonie pour prêter le ser- ment, tous les quatre en uniforme, cocarde au chapeau, sans autre arme que leur épée,et une badine à la main. Ils saluent les gardes nationaux assemblés des trois paroisses voisines et se tiennent hors de l'enceinte pour ne pas donner ombrage. Mais ils ont compté sans les préventions et l'animosité des municipalités nouvelles. Perron, l'ancien syndic, est devenu maire; un autre of- ficier municipal est Bailly, cordonnier du village ; leur conseil est un ancien dragon, probablement l'un de ces soldats déserteurs ou licenciés qui sont les brandons de presque toute émeute. Un peloton de douze ou quinze hommes se détache des rangs et marche vers les quatre gentilshommes; ils vont au-devant, le chapeau à la main. Tout d'un coup, le peloton les couche en joue, et Bailly, d'un air furieux, leur demande « ce qu'ils viennent « f.... ici ». M. deBussy répond qu'ayant été informé de la Fédération, il y vient pour prêter serment, comme les autres. Bailly demande pourquoi il y vient armé. M. de Bussy fait observer « qu'ayant servi, l'épée est insépa-
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« rable de l'uniforme », et que c'eût été leur manquer que de venir sans cet insigne; du reste, ils doivent remarquer qu'il n'a point d'autres armes. Bailly, tou- jours furieux et, de plus, exaspéré par ces raisons trop bonnes, se tourne, le fusil à la main, vers le chef du peloton, et lui demande à trois reprises : « Mon com- mandant, faut-il? » — Le commandant n'ose prendre sur lui un meurtre si gratuit, se tait et finit par ordon- ner à M. de Bussy « de f.... le camp » ; — « ce que je « fis », dit M. de Bussy. — Néanmoins, arrivé chez lui, il écrit à la municipalité pour bien marquer le motif de sa venue et pour demander l'explication d'un parei\ traitement. Le maire Perron jette la lettre sans vouloir la lire, et le lendemain, au sortir de la messe, la gard*> nationale vient, en signe de menace, charger ses arme? devant M. de Bussy, tout autour de son jardin. — Quel- ques jours après, à l'instigation de Bailly, deux autres propriétaires du voisinage sont assassinés chez eu... Enfin, dans un voyage à Lyon, M. de Bussy apprend « que l'on rebrûle les châteaux dans le Poitou, et qu'on « va recommencer partout ». — Alarmé par tous ces indices, « il prend décidément son parti pour former « une troupe de volontaires qui, restant dans son ch-- « teau, pourront venir au secours du canton, sur réqui* « sition légale ». 11 estime que quinze hommes braves suffiront. Au mois d'octobre 1790, il en a déjà six avec lui ; des habits verts ont été commandés pour eux ; dos boutons d'uniforme ont été achetés. Sept ou huit domes- tiques pourront faire nombre. En fait d'armes et d»'
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munitions, le château renferme deux barils de poudre qui s'y trouvaient avant 1789, sept mousquetons et cinq sabres de cavalerie que les anciens dragons de M. de Bussy y ont laissés en passant ; ajoutez-y deux fusils de chasse doubles, trois fusils de munition, cinq paires de pistolets, deux mauvais fusils simples, deux vieilles épées, un couteau de chasse : voilà toute la garnison, tout l'arsenal, et ce sont ces préparatifs si justifiés, si bornés, que le préjugé, joint aux commérages, va trans- former en un grand complot.
En effet, dès le premier jour, le village a soupçonné le château ; tous ses hôtes, toutes leurs entrées et sor- ties, tous leurs tenants et aboutissants ont été espion- nés, dénoncés, grossis et défigurés. Si, par la mala- dresse ou l'imprudence de tant de gardes nationaux improvisés, un jour, en plein midi, une balle égarée est arrivée dans une grange, elle vient du château; ce sont les aristocrates qui ont tiré sur les paysans. — Mêmes soupçons dans les villes voisines. La municipalité de Valence, ayant appris que deux jeunes gens font faire des habits « dont la couleur paraît suspecte », mande le tailleur; celui-ci avoue et ajoute « qu'on s'est réservé « de mettre les boutons ». Un tel détail est alarmant. L'enquête s'ouvre et accroît les alarmes : on a vu passer des gens en uniforme inconnu, ils vont au château de Villiers; de là, quand ils seront deux cents, ils iront rejoindre la garnison de Besançon; ils voyageront qua- tre par quatre pour dérouter la surveillance. A Besan- çon, ils trouveront un corps de quarante mille hommes
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commandé par M. d'Autichamp; ce corps se portera à Paris pour enlever le roi et dissoudre l'Assemblée nationale. Sur toute la route, il s'adjoindra par force les gardes nationales. A une certaine distance, chaque homme touchera 1 200 livres; à la fin de l'expédition, il sera nommé garde d'Artois, sinon renvoyé avec une gratification de 12 000 livres. Cependant le prince de Condé, avec quarante mille hommes, viendra par Pont- Saint-Esprit en Languedoc, ralliera les malveillants de Carpentras et du camp de Jalès, occupera Cette et les autres ports. Enfin, de son côté, le comte d'Artois en- trera par Pont-de-Beauvoisin avec trente mille hommes. — Terrible découverte : la municipalité de Valence en donne avis à celles de Lyon, de Besançon, de Châlons, de Màcon et à d'autres encore. Là-dessus, la municipa- lité de Màcon, « considérant que les ennemis de la « Révolution font toujours les efforts les plus grands « pour anéantir la Constitution qui fait le bonheur de « cet empire », persuadée « qu'il est très important de « déjouer leurs projets », envoie deux cents hommes de sa garde nationale au château de Villiers, « avec « autorisation de déployer la force des armes en cas de a résistance ». Pour plus de sûreté, cette troupe ramasse les gardes nationales des trois paroisses voisi- nes. M. de Bussy, averti qu'elles escaladent son jardin, prend un fusil, met en joue, ne tire pas, puis, la réqui- sition étant légale, laisse tout visiter. On trouve chez lui six habits verts, sept douzaines de gros boutons et quinze douzaines de petits : preuve manifeste. Il expli-
190 LA REVOLUTION
que son projet et donne son motif : pur prétexte. Il donne par signe un ordre à son valet de chambre : complicité certaine. M. de Bussy, ses six hôtes, son valet de chambre, sont arrêtés, transportés à Mâcon. Là, pro- cès, dépositions, interrogatoires : la vérité y éclate, même à travers les témoignages les plus malveillants ; il est clair que M. de Bussy n'a jamais songé qu'à se défendre. — Mais le préjugé est un bandeau pour des yeux hostiles; on ne veut pas admettre que, sous la Constitution qui est parfaite, un innocent ait pu courir des dangers; on lui objecte « qu'il n'est pas naturel de « former une compagnie armée pour s'opposer à une « dévastation dont rien ne le menace » ; on est sûr d'avance qu'il est coupable. Sur un décret de l'Assem- blée nationale, le ministre avait ordonné que les accusés sciaient conduits à Paris par la maréchaussée et les hussards; la garde nationale de Mâcon, « dans le plus « grand désordre », déclare que, « M. de Bussy ayant été « arrêté par elle, elle n'entend pas que sa translation ait « lieu par un autre corps.... Sans doute, le projet est « de le faire évader en route » ;mais elle saura garder sa capture. En effet, de sa propre autorité, elle escorte M. de Bussy jusqu'à Paris, dans les prisons de l'Abbaye, où il reste détenu pendant plusieurs mois, tant qu'enfin, après nouvelle enquête et procès, l'absurdité de l'accusation devenant trop palpable, on est obligé de l'élargir. — Telle est la situation de la plupart des gentilshommes dans leur domaine, et M. de Bussy, même acquitté et justifié, fera sajement de ne pas retourner dans le sien.
r A CONSTITUTION APPLIQUÉE 101
III
Aussi bien, il n'y serait qu'un otage. Seul contre mille, seul représentant et survivant d'un régime aboli que tous détestent, c'est au seigneur qu'on s'en prend lorsqu'une secousse politique semble ébranler le régime nouveau. À tout le moins, comme il pourrait être dan- gereux, on le désarme, et, dans ces exécutions popu- laires, la brutalité ou la convoitise selâcbent comme un taureau qui crève une porte et se lance à travers une maison. — Dans ce même département1, quelques mois plus tard, à la nouvelle de l'arrestation du roi à Varen- nes, « tous les prêtres insermentés et les ci-devant sei- « gneurs sont en butte à toutes les horreurs de la per- « sécution ». Des bandes entrent de force chez eux pour saisir leurs armes; Commarin, Grosbois, Montcu- lot, Chaudenay, Créance, Toisy, Chatellenot et d'autres maisons sont ainsi visitées et plusieurs saccagées. Dans la nuit du 26 au 27 juin 1791, au château de Créance,
1. Archives nationales, DXXIX, 4. Lettre de M. Le lîelin-Chatel- lcnot (près d'Arnay-le-Duc) au président de l'Assemblée nationale, 1er juillet 1791. « Dans le royaume de la liberté, nous vivons sous « la tyrannie la plus cruelle et l'anarchie la plus complète, et les a corps administratifs et de police, encore dans leur enfance, ont « l'air de n'agir qu'en tremblant.... Jusqu'à présent, dans tous les « crimes, ils sont plus occupés d'atténuer les faits que de punir « les délits. En conséquence, les coupables n'ont été retenus que a par quelques adresses doucereuses, comme : Chers frères et « amis, vous êtes dans l'erreur, prenez garde, etc. » — Ib., F7, 3220. Lettre du directoire du département de la Marne, 13 juil- let 1791. (Perquisitions par les gardes nationales dans les châteaux
U. RÉVOLUTIO». 11. T- IV- *•>
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« tout est pillé, les glaces sont brisées, les tableaux « lacérés, les portes enloncées ». Le maître du logis, « M. de Comeau-Créancé, chevalier de Saint-Louis, hor- « riblement maltraité, est traîné au bas de l'escalier où « il reste comme mort » ; auparavant, « on l'a forcé a « une contribution considérable et à la restitution de a toutes les amendes qu'il avait perçues, avant la Révo- « lution, comme seigneur du lieu ». — Deux autres propriétaires du voisinage, chevaliers de Saint-Louis, ont été traités de même : « Voilà trois anciens et bra- « ves militaires bien récompensés de leurs services. » — Un quatrième, homme pacifique, s'est sauvé d'avance, laissant les clefs aux serrures et son jardinier dans la maison. Néanmoins les portes et les armoires ont été brisées, le pillage a duré cinq heures et demie, on a menacé de mettre le feu, si le seigneur ne comparais- sait pas; on s'informait « s'il allait à la messe du nou- « veau curé, s'il avait jadis fait payer des amendes, a enfin si quelque habitant avait à se plaindre de lui ». Aucune plainte; au contraire, il est plutôt aimé. — Mais, dans ces sortes de tumultes, cent furieux et cin- quante drôles font la loi aux indifférents et aux timi-
et désarmement des anciens privilégiés.) <i Aucun de nos arrêtés « n'a été respecté. » Par exemple, bris et violences chez M. ue Guinaumont, à Merry; on a même enlevé le fusil, le plomb et la poudre du garde-chasse, « M. de Guinaumont n'a plus aucuu « moyen de se défendre contre un chien enragé ou autre brie « féroce qui viendrait dans ses bois ou dans sa cour. » Le maùfl (I ■ Merry était avec la garde nationale, par force, et leur disant en vain que cela était contre la loi. — Pétition de Mme d'Ambly, femme du député, 28 juin 1791. A défaut des fusils qu'elle avait remis déjà, on lui fait payer loi) francs.
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des. Les malfaiteurs ont déclaré « qu'ils avaient de « bons ordres ; ils ont forcé le maire et le procureur- « syndic d'assister à leur pillage; ils ont eu aussi la « précaution de forcer, par les plus grandes menaces, « quelques honnêtes citoyens à marcher avec eux ». Ceux-ci viennent le lendemain en faire leurs excuses au propriétaire pillé, et les officiers municipaux dressent procès-verbal de la violence qu'on leur a faite. Mais la violence est faite, et, comme elle reste impunie, il est sûr qu'on recommencera.
On a déjà commencé et achevé dans les deux dépar- tements voisins; là, surtout au Sud, rien de plus in- structif que l'entraînement par lequel l'émeute, lancée d'abord au nom de l'intérêt public, dégénère tout de suite sous l'impulsion de l'intérêt privé et aboutit au crime. — Autour de Lyon1, sous le même prétexte, à la même date, des attroupements semblables opèrent des visites pareilles, et, dans toutes ces visites, a on brûle « les terriers, on pille et incendie les maisons. L'auto- « torité municipale, créée pour garantir les propriétés, o n'est, dans beaucoup de mains, qu'un moyen de plus a de les violer. La garde nationale ne paraît armée que « pour protéger le désordre et le pillage ». — Depuis plus de trente ans, M. de Chaponay, père de six enfants dont trois au service, dépensait son vaste revenu dans sa terre de Beaulieu, y occupait nombre de personnes,
1. Archives nationales, DXXIX, 4. Lettres des administrateurs du département de Rhône-et-Loire, 6 juillet 4791. (M. Vitet est un des signataires.) — Mercure de France, 8 octobre 1791.
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hommes, femmes et enfants. Après la grêle de 1761, qui avait presque détruit le village de Moranée, il avait reconstruit trente-trois maisons, fourni à d'autres des bois de charpente, procuré du blé à la commune, obtenu aux habitants, pour plusieurs années, une diminution des tailles. En 1790, il a célébré magnifiquement la fête de la Fédération et donné deux banquets, l'un de cent trente couverts pour les municipalités et les officiers des gardes nationales voisines, l'autre de mille couverts pour les simples gardes. Certainement, si quelque gen- tilhomme peut se croire populaire et en sûreté, c'est celui-ci. — Le 24 juin 1791, les municipalités de Mo- ranée, Lucenay et Chasselay, avec leurs maires et leurs gardes nationales, environ deux mille hommes, arrivent au château, tambours battants et drapeaux déployés. M. de Chaponay va au-devant d'eux et leur demande ce qui lui vaut « le plaisir » de leur visite. Ils répondent qu'ils ne viennent pas pour l'offenser, mais pour exécu- ter les arrêtés du district qui leur a commandé de s'emparer du château et d'y mettre soixante hommes de garde : demain le district et la garde nationale de Ville- franche viendront en faire la visite. — Notez que cet ordre est imaginaire, car M. de Chaponay a beau le réclamer, ils ne peuvent le produire. Très probable- ment, s'ils se sont mis en marche, c'est sur le bruit faux que la garde nationale de Villefranche va venir, et leur dérober un butin sur lequel ils ont compté. — Néan- moins M. de Chaponay se soumet; il prie seulement les officiers municipaux de faire eux-mêmes les perquisi-
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tions et en bon ordre. Sur quoi, le commandant de la garde nationale de Lucenay s'écrie avec emportement « que tous sont égaux, que tous entreront », et, au même instant, tous se précipitent. « M. de Chaponay « faisait ouvrir les appartements; on les refermait « exprès pour que les sapeurs en jetassent les portes a bas à coups de hacbe. » — Tout est pillé, « argen- « terie, assignats, linge en quantité, dentelles et autres « effets, les arbres des avenues mutilés et coupés, les « caves vidées. J"s tonneaux roulés sur la terrasse, tout « le vin répandu, le donjon démoli.... Les officiers « encourageaient ceux qui se ralentissaient ». — Vers neuf heures du soir, M. de Chaponay est averti par ses domestiques que les municipalités ont résolu de lui faire signer l'abandon de ses droits féodaux et de lui couper la tête ensuite. Il se sauve avec sa femme par la seule porte non gardée, erre toute la nuit sous les coups de fusil des pelotons qui le traquent, et n'ar- rive à Lyon que le lendemain. — Cependant les pillards lui font signifier que, s'il n'abandonne pas son ter- rier, ils abattront ses forêts, et mettront le feu partout dans son domaine. En effet, à trois reprises diffé- rentes, le feu est mis au château; dans l'intervalle, la bande en a saccagé un autre à Bayère, et, repassant chez M. de Chaponay, démolit une écluse de 10000 li- vres. — De son côté, l'accusateur public reste muet, quelques instances qu'on lui fasse : sans doute il se dit que, pour un gentilhomme visité, c'est beaucoup d'avoir la vie sauve, et que d'autres, par exemple
196 LA RÉVOLUTION
M. Guillin-Dumontet, n'ont pas été aussi heureux. Celui-ci, jadis capitaine d'un vaisseau de la Compa- gnie des Indes, puis commandant au Sénégal, mainte- nant retiré de la vie active, habitait son château de Po- leymieux, avec sa jeune femme et ses deux enfants en bas âge, ses sœurs, ses nièces et sa belle-sœur : en tout dix femmes de sa famille et de son service, un domes- tique nègre, et lui-même vieillard de plus de soixante ans1; voilà le repaire de conspirateurs militants qu'il faut désarmer au plus vite. — Par malheur, un frère de M. Guillin, accusé de lèse-nation, a été arrêté dix mois auparavant, et cela suffît aux clubs du voisinage. Déjà, au mois de décembre 1790, le château a été fouillé par les paroisses environnantes; elles n'ont rien trouvé, et le département a blâmé, puis interdit ces perquisitions arbitraires. Cette fois elles s'y prendront mieux. — Le 2C> juin 1791. à dix heures du matin, on voit approcher la municipalité de Poleymieux avec deux autres en écharpe et trois cents gardes nationaux, toujours sous le prétexte de rechercher les armes. Mme Guillin se présente, leur rappelle la défense du département, demande l'ordre légal qui les autorise. On refuse. M. Guillin descend à son tour, offre d'ouvrir si on lui présente cet ordre. On n'a pas d'ordre à lui montrer. — Pendant le colloque, un certain Rosier, ancien soldat qui a déserté deux fois et qui maintenant commande
i. Mercure de France, 20 août 1791, article de Mallet du Pan. t Tous les traits du tableau que je viens d'esquisser m'ont été « fournis par Mme Duinontet elle-même. » Je suis a autorisé par
« sa signature à garantir l'exactitude de ce râcit ».
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une garde nationale, saisit M. Guillin au collet : le vieux capitaine se défend, menace l'autre d'un pistolet qui ne part pas, et, se débarrassant des mains qui le serrent, rentre en refermant la porte. — Aussitôt le tocsin sonne aux environs, trente paroisses s'ébranlent, deux mille hommes arrivent. Mme Guillin, suppliante, obtient que des délégués, choisis par la foule, feront la visite du châ.eau. Ces délégués, après avoir parcouru tous les appartements, déclarent qu'ils n'y ont trouvé que des armes ordinaires. Déclaration inutile : la multitude s'est échauffée par l'attente; elle sent sa force et n'entend pas retourner à vide. Une grêle de coups de fusil crible les fenêtres du château. — Par un dernier effort, Mme Guillin, tenant ses deux enfants dans ses bras, sjrt, arrive jusqu'aux officiers municipaux, les somme «e faire leur devoir. Bien loin de là, ils la retiennent afin d'avoir un otage, et la placent de façon qu'elle reçoive les balles, si l'on tire du château. — Cependant les portes sont enfoncées, la maison est pillée de fond en comble, puis incendiée; M. Guillin, qui s'est réfugié dans le donjon, va être atteint par les flammes. A ce moment quelques-uns des assaillants, moins féroces que les autres, l'encouragent à descendre, répondent de sa vie ; à peine s'est-il montré, que les autres se jettent sur lui ; on crie qu'il faut le tuer, qu'il a 56 000 francs de rente viagère sur l'État, que « ce sera autant de ga- « gné pour la Nation » ; « on le hache en pièces vi- « vant » ; on lui coupe la tête, on la porte au bout d'une pique, on dépèce son cadavre, on e.nvoie un morceau du
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corps à chaque paroisse ; plusieurs trempent leurs mains dans son sang et s'en barbouillent le visage. Il semble que le tumulte, les clameurs, l'incendie, le vol et le meurtre aient réveillé en eux, non seulement les ins- tincts cruels du sauvage, mais encore les appétits car- nassiers de la bête : quelques-uns, saisis par la gendar- merie à Chasselay, avaient fait rôtir l'avant-bras du mort, et le dévoraient à table'. — Mme Guillin, sauvée par la compassion de deux habitants, parvient, à tra\ers de grands dangers, à gagner Lyon : elle et ses enfants ont tout perdu, « château, dépendances, récolte de l'an- « née précédente, vins, grains, mobilier, argenterie, « argent comptant, assignats, billets, contrats », et, dix jours plus tard, le département avertit l'Assemblée na- tionale que « les mêmes projets se forment et se combi- « nent encore, que l'on menace (toujours) de brûler les « châteaux et les terriers », que là-dessus nul doute n'est permis ni possible : « Les habitants de la campa- « gne n'attendent qu'une occasion pour renouveler ces « scènes d'horreur*. »
IV
Devant la jacquerie multipliée et renaissante, il n'y a plus qu'à fuir, et les nobles, chassés de la campagne,
1. Mercure de France, 20 août 1791, article de Mallet du Pan. « La procédure instruite à Lyon a constaté ce festin d'anthropo- « pliapes. »
2. La lettre du département finit par celte naïveté ou cette ironie : u II vous reste une conquête i faire, celle de l'obéissance « et do. la soumission du peuple à la loi. >
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cherchent un refuge dans les villes. Mais là aussi une jacquerie les attend. — A mesure que les effets de la Constitution se sont développés, les administrations re- nouvelées sont devenues plus faibles ou plus partiales ; la populace lâchée est devenue plus excitable et plus violente; le club intronisé est devenu plus soupçonneux et plus despotique. C'est lui qui désormais, à travers ou par-dessus les administrations, conduit la populace, et les nobles vont la trouver aussi hostile que leurs paysans. Tous leurs cercles, même libéraux, sont fermés, comme celui de Paris, par l'intervention illégale du peuple at- troupé ou par l'intervention inique des magistrats populaires. Toutes leurs associations, même légales et salutaires, sont brisées par la force brutale ou par l'in- tolérance municipale. On les punit d'avoir songé à se défendre, et on les tue parce qu'ils essayent de se déro- ber au couteau. — Trois ou quatre cents gentilshommes, menacés dans leurs terres, ont cherché, avec leurs fa- milles, un asile à Caen1 ; et ils ont cru l'y trouver, car, par trois arrêtés successifs, la municipalité leur a pro- mis aide et protection. Par malheur, le club est d'un
1. Archives nationales, F7, 3200. Pièces concernant l'affaire du 5 novembre 1791 et les événements précédents ou suivants, entre autres : Lettres du directoire et du procureur-syndic du départe- ment; Pétition et Mémoire pour les détenus; Lettres d'un témoin, M. de Morant. — Moniteur, X, 556. Procès-verbal de la municipa- lité de Caen, et du directoire du département, XI, 164, 200. Rapport de Guadet et pièces du procès. — Archives nationales, ib. — Lettres de M. Cahier, ministre de l'intérieur, 26 janvier 1792, de M. Doulcet de Pontécoulant, président du directoire du dépar- tement, 3 février 1792. — Proclamation du directoire.
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autre avis, et, le 25 août 1791 , il imprime et affiche la liste de leurs noms et de leurs demeures, déclarant que, puisque « leurs opinions suspectes les ont engagés à « quitter la campagne », ils sont « des émigrants dans « l'intérieur » ; d'où il suit qu'il faut « surveiller scru- « puleusement leur conduite », parce « qu'elle peut « être l'effet de quelque trame dangereuse contre la « patrie ». Quinze surtout sont signalés, entre autres « le ci-devant curé de Saint-Loup, grand limier des « aristocrates : toutes personnes très suspectes, ayant « les plus mauvaises intentions ». — Ainsi dénoncés et désignés, on comprend qu'ils ne peuvent plus dormir tranquilles; d'ailleurs, depuis que leurs adresses ont été publiées, ils sont menacés tout haut de visites et de violences à domicile. Quant aux administrations, il n'y a pas à compter sur leur entremise; le département lui- même annonce au ministre qu'il ne peut, conformément à la loi, remettre le château aux troupes de ligne1; ce serait, dit-il, soulever la garde nationale. « Gomment « d'ailleurs, sans force publique, arracher ce poste des « mains qui s'en sont emparées? La chose nous serait « impossible avec les seuls moyens que nous donne la « Constitution. » Ainsi, pour défendre les opprimés, la Constitution est une lettre morte. — C'est pourquoi les gentilshommes réfugiés, ne trouvant de protection qu'en eux-mêmes, entreprennent de se secourir les uns les
1. Archives nationales, F7, 3200. Lettre du 20 srplenibre 1791. — Lettre trouvée sur un des gentilshommes arrêtés : « Une bour « geoisie sans courage, des directeurs dans les caves, une muni c cipalité clubiste nous faisant la guerre la plus illégale. »
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autres. Nulle association mieux justifiée, plus pacifique, plus innocente. Son objet est « de réclamer l'exécution « des lois à chaque instant violées et de protéger les « propriétés et les personnes ». Dans chaque quartier on tâchera de réunir « les honnêtes gens » ; on formera un comité de huit membres, et, dans chaque comité, il y aura toujours « un officier de justice, ou un membre « d'un corps administratif, avec un officier ou sous- « officier de la garde nationale ». Si quelque citoyen est attaqué dans sa personne ou dans ses biens, l'association fera une pétition en sa faveur. Si quelque violence par- ticulière nécessite l'emploi de la force publique, les membres du quartier s'assembleront, sous la conduite de l'officier de justice et de l'officier de la garde natio- nale, pour venir prêter main-forte. « Dans tous les cas « possibles », ils « auront la plus grande attention à « éviter toute insulte particulière ; ils considéreront que « leur réunion n'a pour but que d'assurer la tranquillité « publique et la protection que chaque citoyen doit « attendre de la loi. » — Bref, ce sont des constables volontaires : une municipalité hostile et un tribunal prévenu auront beau tourner et retourner l'enquête : on n'y trouvera pas autre chose. Le seul indice contre un des chefs est une lettre par laquelle il détourne un gen- tilhomme d'aller à Coblentz et lui montre qu'il sera plus utile à Caen. Le principal témoignage contre l'associa- tion est celui d'un bourgeois que l'on a voulu enrôler et à qui l'on a demandé quelles étaient ses opinions ; il a dit qu'il était pour l'exécution des lois, et on lui
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a répondu : « En ce cas, vous êtes des nôtres, vous « êtes bien plus aristocrate que vous ne pensez. » Effectivement, toute leur aristocratie consiste à em- pêcher le brigandage. Nulle prétention n'est plus ré- voltante, puisqu'elle oppose une barrière à l'arbitraire d'un parti qui se croit tout permis. — Le 4 octobre, le régiment d'Aunis a quitté la ville, et les honnêtes gens sont livrés à la milice, « habillée ou non », qui seule est en possession des armes. Ce jour-là, pour la première fois depuis longtemps, M. Bunel, ancien curé de Saint-Jean, avec l'autorisation et l'assistance de son successeur assermenté, a dit la messe : grand con- cours d'orthodoxes; cela inquiète les patriotes. Le len- demain, M. Bunel doit encore dire la messe; par l'or- gane de la municipalité, les patriotes lui défendent d'of- ficier; il se soumet. — Mais, faute d'avertissement, une foule de fidèles sont arrivés, et l'église est pleine. Attrou- pement dangereux; les patriotes et les gardes natio- naux arrivent « pour rétablir l'ordre » qui n'est pas troublé, et ils le troublent. Des propos menaçants sont échangés entre les domestiques des nobles et la garde nationale. Celle-ci dégaine; un jeune homme est sabré, foulé aux pieds ; M. de Saffray, qui vient sans armes à son secours, est sabré lui-même, percé de baïonnettes; deux autres sont blessés. — Cependant, dans une rue voisine, M. Achard de Vagogne, voyant des gens armés maltraiter un homme, approche pour mettre la paix; l'homme est tué d'un coup de fusil ; M. Achard est criblé de coups de baïonnette et de sabre; « il n'y a pas un lil
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« sur lui qui ne soit teint de son sang qui ruisselle jus- « que dans ses souliers ». En cet état, avec M. de Saf- fray, il est conduit au château; d'autres enfoncent la porte de M. du Rozel, vieil officier de soixante-quinze ans, qui en a cinquante-neuf de service, et le poursui- vent jusque par-dessus le mur de son jardin. Un qua- trième peloton saisit M. d'IIéricy, autre officier septua- génaire, qui, comme M. du Rozel, ignorait tout, et par- tait paisiblement pour sa maison de campagne. — La ville est pleine de tumulte, et, par les ordres de la mu- nicipalité, la générale bat.
Pour les constables volontaires, le moment d'agir est venu; environ soixante gentilshommes, avec quelques marchands et artisans, se mettent en marche. Selon les statuts de leur association et avec un scrupule signifi- catif, ils prient un officier de la garde nationale qui pas- sait là de se mettre à leur tête, arrivent sur la place Saint-Sauveur, rencontrent l'officier major envoyé vers eux par la municipalité, et, à sa première injonction, se laissent conduire par lui à l'hôtel de ville. Là, sans qu'ils fassent aucune résistance, ils sont arrêtés, désarmés, fouillés. On saisit sur eux les statuts de leur ligue : évidemment, ils tramaient une contre-révolution. La clameur est terrible contre eux; on est obligé, « pour « leur sûreté », de les conduire au château, et, dans le trajet, plusieurs sont cruellement maltraités par la mul- titude. D'autres, pris chez eux, M. Levaillant, un domes- tique de M. d'Héricy, sont transportés tout sanglants, percés de baïonnettes. Quatre-vingt-deux prisonniers
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sont ainsi entassés, et l'on craint toujours qu'ils ne s'échappent; « on coupe leur pain et leur viande par « morceaux pour voir si rien n'y est enfermé; on inter- « dit l'accès à des chirurgiens que l'on traite aussi d'a- « ristocrates ». En même temps les maisons sont visi- tées de nuit; ordre à tout étranger de venir à l'hôtel de ville pour donner les motifs de sa résidence et déposer ses armes; défense à tout prêtre insermenté de dire la messe. Le département, qui voudrait résister, a la main forcée, et confesse son impuissance. « Le peuple, « écrit-il, connaît sa force, il sait que nous n'en avons « aucune : agité par les mauvais citoyens, il se per- « mettra tout ce qui servira sa passion ou son intérêt; « il influencera nos délibérations, et nous arrachera « celles que, dans une position différente, nous nous « serions bien gardés de prendre. » — Trois jours après, les vainqueurs célèbrent leur triomphe : « avec tam- « hours, musique et flambeaux allumés, le peuple va « détruire à coups de marteau les armes qui étaient sur « les hôtels et qui avaient été ci-devant enduites de « plâtre » ; la défaite des aristocrates est achevée. — Pourtant leur innocence est si manifeste que l'Assemblée législative elle-même n'a pu s'empêcher de la recon- naître. Après onze semaines de détention, ordre est donné de les élargir, sauf deux, un jeune homme de moins de dix-huit ans et un vieillard presque octogénaire, sur lesquels deux, lettres mal entendues laissent encore planer l'ombre d'un soupçon. — Mais il n'est pas sûr que le peuple veuille les rendre. La garde nationale a
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refusé de les élargir en plein jour et de leur faire escorte. La veille même, « des groupes nombreux de « femmes, entremêlés de quelques hommes, parlent de « massacrer tous ces gens-là, au moment où ils mettront « le pied hors du château ». On est obligé de les faire sortir à deux heures du matin, en secret, sous une forte garde, et tout de suite ils quittent la ville, comme, six mois auparavant, ils ont quitté la campagne. — Ni à la campagne, ni à la ville1, ils ne sont couverts par la loi civile ou religieuse, et un gentilhomme, qui n'est pas compromis dans l'affaire, remarque que leur situation est pire que cède des protestants et des vagabonds aux pires années de l'ancien régime : « N'est-ce pas la loi « qui a laissé aux prêtres (insermentés) la liberté de « dire la messe? Pourquoi donc, sans péril de sa vie, « n'ose-t-on entendre leur messe? — N'est-ce pas la loi « qui commande à tous les citoyens de protéger la « tranquillité publique? Pourquoi donc ceux que le cri « Aux armes! a fait sortir armés pour protéger l'ordre « sont-ils assaillis en qualité d'aristocrates? — Pour- « quoi, sans ordres, ni dénonciation, ni apparence de « délit, viole-t-on l'asile des citoyens que les décrets
1. Archives nationales, F7, 5200. Lettre du procureur-syndic de Baveux, 14 mai 1792, et du directoire de Bayeux, 21 mai 1792. — A Bayeux aussi, les réfugiés sont dénoncés et en péril. D'après leurs déclarations vériliées, ils sont à peine cent, a A la vérité, il « se trouve parmi eux plusieurs prêtres insermentés. (Mais) le « reste est formé, pour la plupart, de chefs de famille connus « pour- habiter ordinairement les districts voisins, et qui ont été « forcés de quitter leurs foyers, après avoir été ou craignant de « devenir les victimes de l'intolérance religieuse ou des menaces « des factieux et des brigands. »
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« ont déclaré sacré? — Pourquoi désarmer de préfé- « rence tout ce qu'il y a de notables et de gens aisés? « Les armes ne sont-elles exclusivement faites que pour « ceux qui naguère en étaient privés et qui en abusent? « Pourquoi serait-on égal pour payer, et distingué pour « être vexé et insulté? » — Il a dit le mot juste. Ce qui règne désormais, c'est une aristocratie à rebours, con- traire à la loi, encore plus contraire à la nature. Car, dans l'échelle graduée de la civilisation et de la culture, à présent, par un renversement brusque, les échelons inférieurs se trouvent en haut, et les échelons supérieurs se trouvent en bas. Supprimée par la Constitution, l'iné- galité s'est rétablie au sens contraire. Plus arbitraire- ment, plus brutalement, plus injustement que les vieux barons féodaux, la populace des campagnes et des villes taxe, emprisonne, pille ou tue, et pour serfs ou vilains elle a ses anciens chefs.
Supposons que, pour ne pis donner prise aux soup- çons, ils se résignent à ne plus avoir d'armes, à ne point faire de groupes, à ne point paraître aux élections, à s'enfermer au logis, à se confiner étroitement dans le cercle inoffensif de la vie privée. La même défiance et la même animosité les y poursuivent. — A Cahors1, où la municipalité vient, malgré la loi, d'expulser les Chartreux qui, avec la permission de la loi, optaient
1. Mercure de France, 4 juin 1790 (lettre de Cahors, du 17 mai; arrêté de la municipalité du 10 mai 1790).
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pour la résidence et la vie commune, deux religieux, avant de partir, donnent à M. de Beaumont, leur voisin et ami, quatre poiriers nains et des oignons à fleur de leur jardin. Là-dessus, la municipalité arrête que « le « sieur Louis de Beaumont, ci-devant comte, est cou- « pahle d'avoir dégradé les biens nationaux téméraire- « ment et malicieusement », le condamne à 500 livres d'amende, ordonne « que les quatre poiriers arrachés « dans la ci-devant Chartreuse seront portés demain, « jour de mercredi, devant la porte dudit sieur de «.Beaumont, pour y rester pendant quatre jours consé- a cutifs, et y être gardés à vue, nuit et jour, par deux « fusiliers, aux frais et dépens dudit sieur de Beaumont, « sur lesquels arbres sera placé un écriteau portant « cette inscription : Louis de Beaumont dégradateur a des biens nationaux. Et sera le présent arrêté imprimé « au nombre de mille exemplaires, lu, publié, affiché « aux frais et dépens dudit sieur de Beaumont, pour « être adressé, dans tout le département du Lot, aux « districts et municipalités dont il est composé, ainsi « qu'à toutes les sociétés des Amis de la Constitution « et de la Liberté ». A chaque ligne de cette invective légale, perce l'envie haineuse du plumitif local qui se venge d'avoir jadis salué trop bas. — L'année suivante, M. de Beaumont ayant racheté par-devant notaire une église vendue par le district avec tous les ornements et objets de culte qu'elle renferme, le maire et les officiers municipaux, suivis d'ouvriers, y viennent tout enlever et détruire, confessionnaux, autels et jusqu'au corps "• T. IV. — 14
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canonisé du saint enseveli là depuis cent cinquante ans, si bien qu'après leur départ « l'édifice ressemble à une « vaste grange remplie de démolitions et de décom- « bres1 ». Notez qu'en ce moment M. de Beaumont est commandant militaire du Périgord : par le traite- ment qu'il subit, jugez de celui qu'on réserve aux no- bles ordinaires; je ne leur conseille pas de se présenter aux adjudications2. — Seront-ils au moins libres dans leurs amusements domestiques, et, quand ils vont dans un salon, sont-ils sûrs d'y passer tranquillement leur soirée? — A Paris même, dans un liôtel du faubourg Saint-Honoré, nombre de personnes de la bonne com- pagnie, parmi elles les ambassadeurs de Danemark et de Venise, écoutaient un concert donné par un virtuose étranger; entre une charrette avec cinquante bottes dtj loin qui sont la provision du mois pour les chevaux. Un patriote, qui a vu entrer la charrette, imagine que le
1. Archives nationales, F7, 5223. Lettre du comte Louis de Deaumont, 9 novembre 1791. Sa lettre, fort modérée, liait ainsi : <i Convenez, monsieur, que tout cela est fort désagréable et même a incroyable que les officiers municipaux soient les auteurs de « tous les désordres qui se passent dans cette ville. »
2. Mercure de France, 7 janvier 1792. M. Granchier, de Riom, adresse au directoire de son département une pétition à l'effet d'acheter le cimetière où son père a été enterré quatre années auparavant; c'est pour empêcher la fouille décrétée du cimetière et pour conserver le tombeau de sa famille. Il demande en même temps à acheter l'église Saint-Paul, alin d'y acquitter les messes fondées pour l'âme de son père. — Le directoire répond (.*> dé- cembre 1791) : a Considérant que le* moyens qui ont déterminé <i l'exposant à faire sa déclaration sont le simulacre d'une bon- ci homie dans laquelle le prestige impuissant pour séduire la a saine raison est enveloppé, le directoire arrête qu'il n'y a lieu a à accueillir la demande du sieur Granchier. »
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roi, caché sous les bottes, vient dans l'hôtel pour s'en- tendre avec les aristocrates et comploter sa fuite. Attrou- pement : un commissaire vient avec la garde nationale ; la charrette est gardée à vue par quatre grenadiers. Cependant le commissaire visite tout l'hôtel, y voit des pupitres à musique et les apprêts d'un souper, revient, fait décharger la charrette, déclare au peuple qu'il n'a rien trouvé de suspect. Le peuple ne le croit pas, et réclame une seconde visite. Seconde visite faite par vingt-quatre délégués; de plus on compte les bottes do paille, on en délie plusieurs, le tout en vain. Irritée de sa déception et ayant compté sur un spectacle, la foule exige que tous les invités, hommes et femmes, sortent à pied et ne remontent dans leurs voitures qu'au bout de la rue. « Les voitures vides défilent les premières », puis les invités en costume de soirée, les femmes en grande toilette, « tremblantes de peur, les yeux baissés, « entre deux haies d'hommes, de femmes et d'enfants « qui les regardent sous le nez et les accablent d'in- « jures1 ». — Suspect de conciliabules à domicile et recherché jusque dans son hôtel, le noble a-t-il au moins le droit de fréquenter une salle publique, de manger au restaurant, d'y prendre le frais sur le balcon? — Le vicomte de Mirabeau, qui vient de dîner au Palais-Royal, se met à la fenêtre pour respirer; il est reconnu; bientôt un rassemblement crie : à bas Mira- beau-Tonneau 2 ! « On lui lance de tous côtés des gra-
1. Ferrières, II, 268 (19 avril 1791).
2. Montlosier, II, 307, 309, 312.
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a viers et quelquefois des pierres : une pierre casse <f un carreau de vitre ; lui aussitôt de prendre la pierre, <i de la montrer à la multitude, et, en même temps, de <( la poser tranquillement sur le bord de la fenêtre, en « signe de modération. » Des vociférations éclatent; ses amis le font rentrer et il faut que le maire Bailly vienne en personne pour apaiser les agresseurs. — En effet ceux-ci ont de justes motifs de haine. Le gentil- homme qu'ils lapident est un bon vivant, gros et gras, qui soupe volontiers, amplement, savamment, et là- dessus la populace se l'est figuré comme un monstre, bien pis comme un ogre. A l'endroit de ces nobles dont le plus grand tort est d'être trop policés et trop mon- dains, l'imagination surexcitée reforge des contes de nourrice. Logé rue Richelieu, M. de Montlosier se voyait suivi des yeux lorsqu'il allait à l'Assemblée nationale. Une femme surtout, de trente à trente-deux ans, et ven- dant de la viande à un étal, passage Saint-Guillaume, « le regardait avec une attention particulière. Iles « qu'elle le voyait arriver, elle prenait un large et long « couteau qu'elle aiguisait devant lui, en lui lançant des « regards furieux ». Il interroge sa maîtresse d'hôtel ; deux enfants du quartier ont disparu, enlevés par (]*■> bohémiens, et c'est maintenant un bruit répandu que M. de Montlosier, le vicomte de Mirabeau, d'autres députés du côté droit « se rassemblent pour faire des « orgies dans lesquelles ils mangent de petits enfants ». En cet état de l'opinion, il n'est pas un crime qu'on ne leur impute, pas un outrage mi'on ne leur prodigue.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 211
Traîtres, tyrans, conspirateurs, assassins, tel est à leur endroit le vocabulaire courant des clubs et des gazettes. Aristocrate signifie tout cela, et quiconque ose démen- tir la calomnie est lui-même un aristocrate. — Au Palais-Royal, on répète que M. de Castries, dans son dernier duel, s'est servi d'une épée empoisonnée, et un officier de marine qui proteste contre ce bruit faux, est accusé lui-même, juge sur place, condamné « à être « consigné au corps de garde ou jeté dans le bassin1 ». — Que les nobles se gardent bien de défendre leur hon- neur à la façon ordinaire et de répondre à une insulte par une provocation. A Castelnau près de Cahors2, l'un de ceux qui, l'année précédente, ont marché contre les incendiaires, M. de Bellud, chevalier de Saint-Louis, arrivant sur la place publique avec son frère, garde du corps, est accueilli par des cris : A l'aristocrate! A la lanterne! Son frère est en redingote du matin et en pantoufles : ils ne veulent point se faire d'affaires, ils ne disent mot. Un peloton de garde nationale qui passe répète le cri; ils se taisent encore. Le chant continue; au bout de quelque temps, M. de Bellud prie le com- mandant d'imposer silence à ses hommes. Celui-ci refuse, et M. de Bellud lui demande réparation hors de la ville. A ce mot, les gardes nationaux fondent sur M. de Bellud, la baïonnette en avant. Son frère reçoit un coup de sabre au col; lui, se défendant de l'épée,
1. Moniteur, VI, 556. Lettre de M. d'Aymar, chef d'escadre, 18 novembre 1790.
2. Mercure de France, 28 mai et 16 juin 1791. Lettres de Cahors et de Castelnau, 18 mai.
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blesse légèrement le commandant et un garde. Seuls contre tous, les deux frères battent en retraite jusque dans leur maison, où ils sont bloqués. Vers sept heures du soir, deux ou trois cents gardes nationaux de Cahors arrivent pour renforcer les assiégeants. La maison est prise, le garde du corps, se sauvant à travers champs, se foule le pied, est capturé. M. de Bellud, qui a gagné une autre maison, continue à s'y défendre; on y met le feu, elle brûle avec les deux voisines. Réfugié dans une cave, il tire toujours; on jette, par le soupirail, des bottes de paille enflammées. Presque étouffé, il sort, tue d'un coup de pistolet le premier assaillant, et de l'autre coup se tue lui-même. On lui coupe la tête, ainsi qu'à son domestique; on fait baiser les deux têtes au garde du corps, et, comme il demande un verre d'eau, on lui verse dans la bouche le sang qui dégoutte de la tête coupée de son frère. Puis la troupe victorieuse se met en marche vers Cahors, avec les deux têtes sur des baïonnettes et le garde du corps sur une charrette. Klle s'arrête devant la maison où s'assemble un cercle littéraire suspect au club jacobin ; on fait descendre le blessé, on le pend, on décharge les fusils sur son corps, puis on brise tout dans le cercle, « on jelte les meubles « par les fenêtres, on démolit la maison ». — Toutes les exécutions populaires sont de cette nature, à la fois promptes et complètes, pareilles à celles d'un roi d'Orient qui, de ses propres mains, à l'instant, sans enquête ni jugement, venge sa majesté offensée, et, pour toute offense, ne connaît qu'un châtiment, la mort.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 213
Alulle1, M. de Massey, lieutenant de Royal-Navarre, qui a fiappé un insulteur, est saisi dans la maison où il s'est réfugié, et, malgré les trois corps administratifs, massacré sur-le-champ. A Brest, deux caricatures anti- révolutionnaires ayant été charbonnées sur les murs du café militaire, la foule ameutée s'en prend à tous les ofibiers. L'un d'eux, M. Patry, se dénonce, et, sur le poi.it d'être déchiré, veut se tuer lui-même. On le dé- sarme; mais, quand la municipalité arrive à son secours, elle trouve qu'il « vient d'expirer d'un nombre infini de '« blessures », et voit sa tête promenée au bout d'une pique2. — Mieux vaudrait vivre sous un roi d'Orient; car il n'est point partout, ni toujours furieux et fou comme la populace. Ni dans la vie publique, ni dans la vie privée, ni à la campagne, ni à la ville, ni réunis, ni séparés, les nobles ne sont à l'abri. Comme un nuage noir et menaçant, l'hostilité populaire pèse sur eux, et, d'un bout à l'autre du territoire, l'orage s'abat par une grêle continue de vexations, d'outrages, de diffamations, de spoliations et de violences; çà et là, et presque jour- nellement, des coups de tonnerre meurtriers tombent au hasard sur la tête la plus inoffensive, sur un vieux gentilhomme endormi, sur un chevalier de Saint-Louis
1. Mercure de France, n° du 28 mai 1791. A !a fête de la Fédé- ration, M. de Massey n'avait pas voulu commander à ses cavaliers de mettre leurs chapeaux au bout de leurs sabres, manœuvre difficile. Pour ce fait, on l'avait accusé de lèse-nation, et il avait dû quitter Tulle pendant plusieurs mois. — Archives nationales, F7, 5204. Extrait des minutes du tribunal de Tulle, 10 mai 1791.
2. Archives nationales, F7, 3215. Procès-verbal des officiers municipaux de Brest, 23 juin 1791.
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qui se promène, sur une famille qui prie à l'églse. Mais, dans cette noblesse écrasée par places et meur- trie partout, la foudre trouve un groupe prédestiné qui l'attire et sur lequel incessamment elle frappe : cet le corps des officiers.
VI
Sauf un petit nombre de fats, habitués des salons, favoris de cour et portés aux premiers grades par des intrigues d'antichambre, c'est dans ce groupe, surtout dans les rangs moyens de ce groupe, que l'on trouvait alors le plus de noblesse morale. Nulle part en France il n'y avait tant de mérite éprouvé et solide ; un homim de génie qui les a fréquentés dans sa jeunesse leur a rendu ce témoignage : beaucoup d'entre eux étaient des gens « du caractère le plus aimable et de l'esprit le « plus élevé1 ». — En effet, pour la plupart, le service militaire n'était pas une carrière d'ambition, mais un devoir de naissance. Dans chaque famille noble, il était de règle qu'un fils fût à l'année; peu importait qu'il y avançât. Il payait la dette de son rang ; cela lui suffisait, et, après vingt ou trente ans de service, une croix ce
1. Mémoires de Cuvier (Éloges historiques par Flourens), J, 177. Cuvier, qui était alors au Havre (1788), avait fait des étudts supérieures dans une école administrulive allemande, a M. ce a Surville, dit-il, officier au régiment d'Artois, était l'un desespriis « les plus élevés et des caractères les plus aimables que j'aie a rencontrés. Il y en avait beaucoup de ce genre parmi ses cani; - « rades, et je suis toujours étonné que de pareils hommes aient <i pu végéter dans les rangs obscurs de quelque régiment d'il»» « taillerie. »
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 215
Saint-Louis, parfois une maigre pension, étaient tout ce qu'il avait le droit d'attendre. — Sur neuf à dix mille officiers, le plus grand nombre, sortis de la petite et pauvre noblesse provinciale, gardes du corps, lieute- nants, capitaines, majors, lieutenants-colonels et même colonels, n'ont pas d'autre prétention. Résignés aux passe-droits1, confinés dans leur grade secondaire, ils laissent les très hauts emplois aux héritiers des grandes familles, aux assidus ou aux parvenus de Versailles, et se contentent d'être de bons gardiens de l'ordre public et de braves défenseurs de l'État. A ce régime, quand le cœur n'est pas très bas, il s'élève : on se fait un point d'honneur de servir sans récompense ; on n'a plus en vue que l'intérêt public, d'autant plus qu'en ce moment il est l'objet de toutes les préoccupations et de tous les écrits. Nulle part la philosophie pratique, celle qui consiste dans l'esprit d'abnégation, n'a pénétré plus profondément que dans cette élite méconnue. Sous des dehors polis, brillants et parfois frivoles, ils ont l'âme sérieuse ; leur vieil honneur est devenu du patrio- tisme. Préposés à l'exécution des lois, ayant en main la force pour maintenir la paix par la crainte, ils sentent
1. Dampmartin, I, 133. Au commencement de 1790, a les offi- « ciers simples disaient : Nous devrions faire des réclamations ; « car nos griefs sont au moins aussi nombreux que ceux de nos a cavaliers ». — M. de la Piochejaquelein disait après ses grands succès de Vendée : a J'espère que le roi, une fois rétabli, me don- « nera un régiment. » Il n'aspirait à rien de plus. [Mémoires de Mme de la Rochejaquelein.) — Cf. Un officier royaliste au service de la République, par SI. de Bezancenet, lettres et biographie du général de Dommartin, tué dans l'expédition d'Egypte.
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toute l'importance de leur office, et, pendant deux ans, ils persistent à le remplir avec une modération, une douceur, une patience extraordinaires, non seulement au péril de leur vie, mais à travers des humiliations ('•normes et multipliées, par le sacrifice de leur autorité et de leur amour-propre, par la soumission de leur volonté capable à la dictature incapable des nouveaux maîtres qui leur sont infligés. Il est dur à un officier noble d'obéir aux réquisitions d'une municipalité bour- geoise et improvisée \ de subordonner sa compétence, son courage et sa prudence aux maladresses et aux alarmes de cinq ou six procureurs novices, effarés et timides, de mettre son initiative et son énergie au ser- vice de leur présomption, de leur indécision et de leur faiblesse, même quand leurs ordres ou refus d'ordres sont manifestement absurdes et malfaisants, môme quand ils sont contraires aux instructions antérieures de son général et de son ministre, même quand ils aboutissent au pillage d'un marché, à l'incendie d'un cbâteau, a l'assassinat d'un innocent, même quand ils lui imposent l'obligation d'assister au crime, l'épée au fourreau et les bras croisés*. Il est dur à un officier
1. Correspondances de MM. de Thiard, ae Caraman, de Miran, de Bercheny, etc., citées ci-dessus, passim. — Correspondance de M. de Thiard, 5 mai 1790 : « La ville de Vannes a un style auto- ratif qui commence à me déplaire : elle veut que le roi lui four- nisse des baguettes de tambour; la première bùclie le ferait avec plus de promptitude et de facilité. t>
2. Archives nationales, F7, 5248, 16 mars 1791. A Douai, Nico- lon, marchand de blé, est pendu, parce que la municipalité n'a pas osé proclamer la loi martiale. Le commandant, M. de Lanouc,
LA CONSTITUTION APPLIQUEE 21T
noble de voir se former en face de sa troupe une troupe indépendante, populaire, bourgeoise, rivale et même hostile, en tout cas dix fois plus nombreuse et non moins exigeante que susceptible, d'être tenu envers elle aux complaisances et aux déférences, de lui céder les postes, les arsenaux, les citadelles, de traiter ses chefs en égaux, quelle que soit leur ignorance ou leur indignité, quels qu'ils soient, ici un avocat, là un capucin, ailleurs un brasseur ou un cordonnier, le plus souvent un démagogue, et dans maint bourg ou village un déserteur, un soldat chassé du régiment pour inconduite, peut-être tel de ses propres hommes, mauvais sujet qu'il a renvoyé jadis avec la cartouche jaune, en lui disant d'aller se faire pendre ailleurs. Il est dur à un officier noble d'être diffamé publiquement et journellement à raison de son grade et de son titre, d'être qualifié de traître au club et dans les gazettes, d'être désigné par son nom aux soupçons et aux fureurs populaires, d'être hué dans la rue et au théâtre, de subir la désobéissance de ses soldats, d'être dénoncé, insulté, arrêté, rançonné, chassé, meurtri par eux et par la populace, d'avoir en perspective une mort atroce, ignoble et sans vengeance, celle de M. de Launey mas- sacré à Paris, de M. de Belsimce massacré à Caen, de M. de Bausset massacré à Marseille, de M. de Voisins massacré à Valence, de M. de Rully massacré à Bastia, de M. de Rochetaillée massacré à Saint-Étienne, de
n'avait pas le droit de faire marcher ses grenadiers, et le meurtre s'est accompli sous ses yeux.
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M. de Mauduit massacré à Port-au-Prince1. Tout cela, les officiers nobles le supportent. Pas une seule muni- cipalité, même jacobine, ne trouve un prétexte pour leur imputer un refus d'obéissance. A force de tact et il' égards, ils évitent tout conflit avec les gardes natio- nales. Jamais ils ne provoquent, et, même provoqués, il est rare qu'ils se défendent. Des. conversations impru- dentes, des vivacités de langage, des mots plaisants, voilà leurs plus grandes fautes. Comme de bons chiens de garde au milieu d'un troupeau effarouché qui les foule sous ses sabots ou les perce de ses cornes, ils se laissent percer et fouler sans mordre, et ils resteraient jusqu'au bout attachés à leur poste si l'on ne venait les en chasser.
Rien n'y fait : doublement suspects comme membres d'une classe proscrite et comme chefs de la force armée, c'est contre eux que la méfiance publique allume le plus d'explosions; d'autant plus que l'instru- ment qu'ils manient est singulièrement explosible. Recrutée par des engagements volontaires, « dans un « peuple ardent, turbulent et un peu débauché », l'armée se compose « de ce qu'il y a de plus ardent, de o plus turbulent et de plus débauché dans la nation1 ».
1. Ce dernier, notamment, est mort avec une douceur héroïque. — {Mercure de France, 18 juin 1791. Séance du 9 juin, discours de deux officiers du régiment de Port-au-Prince, l'un témoin oculaire.)
2. Dampmartin, II, 214. La désertion est énorme, même en temps ordinaire, et fournit aux armées étrangères a le quart de leur effectif ». — Vers la fin de 1789, Dubois de Crancé, ancien mousquetaire et l'un des futurs montagnards, disait à l'Assemblée
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Ajoutez-y la balayure des dépôts de mendicité : voilà beaucoup de chenapans sous l'uniforme. Si l'on réflé- chit que la solde est petite, la nourriture mauvaise, la discipline dure, l'avancement nul et la désertion endé- mique, on ne s'étonne plus de la débandade : pour de tels hommes, l'attrait de la licence est trop fort. Dès le commencement, avec du vin, des fdles et de l'argent, on leur a fait tourner casaque, et, de Paris, la conta- gion a gagné la province. En Bretagne1, les grenadiers et chasseurs de l'Ile-de-France « vendent leurs habits, « leurs armes et leurs souliers, exigent le prêt pour le « manger au cabaret » ; cinquante-six soldats de Pen- thièvre « ont voulu massacrer leurs officiers » et l'on prévoit que, livrés à eux-mêmes, bientôt, faute de solde, « ils iront voler et assassiner sur les grands chemins ». Dans l'Eure-et-Loir, des dragons2, sabres et pistolets en main, vont chez des fermiers prendre du pain et de l'argent, et les fantassins de Royal-Comtois, les dragons de Colonel-Général désertent par bandes pour aller à Paris, où l'on s'amuse. Pour eux, avant tout, il s'agit de
nationale que l'ancien système de recrutement peuplait l'armée de « gens sans aveu, sans domicile, qui souvent se faisaient sol- <i dats pour éviter les punitions civiles. » [Moniteur, II, 376, 381, séance du 12 décembre 1789.)
1. Archives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de Thiard, 4 et 7 septembre 1789, 20 novembre 1789, 28 avril et 29 mai 1790. « L'esprit d'insubordination qui commence à se « montrer dans le régiment de Bassigny est une maladie épidé- « mique qui gagne insensiblement toutes les troupes.... Toutes les a troupes sont gangrenées et toutes les municipalités s'opposent « aux ordres qu'elles reçoivent pour les mouvements. »
2. Archives nationales, H, 1433. Correspondance de M. de Ber- cheny, 12 juillet 1790.
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« faire la noce ». En effet, les grandes insurrections militaires des premiers temps, celles de Paris, de Ver- sailles, de Besançon, de Strasbourg, ont commencé ou fini par des kermesses. — Sur ce fond de convoitises grossières, des ambitions légitimes ou naturelles ont germé. Depuis une vingtaine d'années, beaucoup de sol- dats savent lire et se croient capables d'être officiers. D'ailleurs un quart des engagés sont des jeunes gens nés avec quelque aisance, et qu'un coup de tête a jetés dans l'armée. Ils étouffent dans ce couloir étroit, bas, noir, terme, où les privilégiés de naissance leur bou- cbent toute issue, et ils marcheront sur leurs chefs pour avancer. Voilà des mécontents, des raisonneurs, des harangueurs de chambrée, et tout de suite, entre ces politiques de la caserne et les politiques de la rue, l'alliance s'est faite. — Partis du même point, ils vont au même but, par la même voie, et le travail d'imagi- nation qui a noirci le gouvernement dans l'esprit du peuple, noircit les officiers dans l'esprit des soldais.
Le trésor est à sec, il y a des arriérés dans la solde. Les villes obérées ne peuvent livrer leur quote-part de fournitures, et à Orléans, devant la détresse de la-muni- cipalité, les Suisses de Châteauvieux ont dû s'imposer une retenue d'un sou par jour et par homme pour avoir du bois en hiver1. Les grains sont rares, les Farines
1. Mémoire justificatif (par Grégoire) pour deux soldats, Émerj
et Delisle. — Bouille, Mémoires. — Dampmartin, 1, 128, 144. — Archives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de Thiard, 2 et 9 juillet 1790. — Moniteur, séances du 4 juin et du 3 scjh tembre 1790
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gâtées, et le pain de munition, qui était mauvais, est devenu pire. L'administration, vermoulue d'abus anciens, est détraquée par le désordre nouveau, et les soldats pâtissent de sa dissolution comme de ses gaspillages. — Ils se croient volés, ils se plaignent, d'abord avec modération, et l'on fait droit à leurs réclamations fon- dées. Bientôt ils exigent des comptes, et on leur en rend. A Strasbourg, vérification faite devant Kellermann et un commissaire de l'Assemblée nationale, il est prouvé qu'on ne leur a pas fait tort d'un sou; néanmoins on les gratifie de six francs par tête, et ils crient qu'ils sont contents, qu'ils n'ont rien à redemander. Quelques mois après, nouvelles plaintes, nouvelle vérification : un porte-étendard, accusé de malversation et qu'ils vou- laient pendre, est jugé en leur présence; toute sa comptabilité est nette; nul d'entre eux ne peut articuler contre lui un grief prouvé, et, cette fois encore, ils se taisent. D'autres fois, après avoir entendu pendant plu- sieurs heures la lecture des registres, ils bâillent, cessent d'écouter et s'en vont dehors pour boire un coup. — Mais le chiffre de leurs réclamations, tel que l'ont arrêté leurs calculateurs de chambrée, demeure implanté dans leurs cervelles ; il y a pris racine et repousse incessamment, sans qu'aucun compte ni réfu- tation puisse l'extirper. Plus d'écritures ni de discours : c'est de l'argent qu'il leur faut, 11000 livres au régi- ment de Beaune, 51)500 livres à celui de Forez, 44000 à celui de Salm, 200000 à. celui de Châteauvieux, et de même aux autres. — Tant pis pour les officiers si la
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caisse n'y suffit pas; qu'ils se cotisent ou qu'ils em- pruntent sur leur signature, à la municipalité, aux riches de la ville. — Pour plus de garanties en divers endroits, les soldats enlèvent la caisse militaire, montent la garde alentour : elle est à eux, puisqu'ils sont le régiment, et en tout cas elle sera mieux entre leurs mains qu'entre des mains suspectes. — Déjà, le 4 juin 1790, le ministre de la guerre annonce à l'Assem- blée « que le corps militaire menace de tomber dans la « plus complète anarchie ». Son rapport montre « les « prétentions les plus inouïes affichées sans détours, les « ordonnances sans force, les chefs sans autorité, la « caisse militaire et les drapeaux enlevés, les ordres « du roi lui-même bravés hautement, les officiers mé- « prisés, avilis, menacés, chassés, quelques-uns même « captifs au milieu de leur propre troupe, y traînant « une vie précaire au scindes dégoûts et des humilia- « tions, et, pour comble d'horreur, des commandai! I s « égorgés sous les yeux et jusque dans les bras de leurs « propres soldats ».
C'est bien pis après la Fédération de Juillet. Régalés, caressés et endoctrinés aux clubs, leurs délégués, bas officiers et soldats, reviennent jacobins au régiment, et désormais correspondent avec les jacobins de Paris, « recevant leurs instructions et leur rendant compte1 ».
1. Bouille, 127. — Moniteur, séante du 27 mai 1790, et séance du 6 août 1790. — Grands détails, par pièces authentiques, de [[affaire de Nancy, passim. — Rapport de M.Emmery, 16 août 1790, et autres pièces dans Ducliez et Roux, VII, 59-162. — Bezancenet,
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Trois semaines plus tard, le ministre de la guerre vient avertir l'Assemblée nationale que dans l'armée la licence n'a plus de bornes. « A chaque instant, il arrive « des courriers porteurs d'une nouvelle plainte. » Ici, « on demande le compte des masses et l'on propose de « les partager ». Ailleurs, une garnison, tambour bat- tant, sort de la ville, dépose ses officiers, et rentre clans la ville le sabre à la main. Chaque régiment est gouverné par un comité de soldats : « c'est là « que s'est deux fois préparée la détention du lieute- « nant-colonel de Poitou; c'est là que Royal-Champagne « a conçu l'insurrection » par laquelle il a refusé de reconnaître un sous-lieutenant qu'on lui envoyait. « Tous les jours, le cabinet du ministre est rempli de « soldats députés vers lui qui viennent fièrement lui « intimer les volontés de leurs commettants. » Enfin, à Strasbourg, sept régiments, représentés chacun par trois délégués, ont formé un congrès militaire. — Le même mois, éclate la terrible insurrection de Nancy • trois régiments révoltés, la populace avec eux, l'arse- nal pillé, trois heures de combat furieux dans les rues,
35. Lettres de M. de Dommarlin (Metz, 4 août 1790). « La Fédéra- « tion s'était passée tranquillement ici ; seulement, peu de temps « après, des soldats d'un régiment se sont mis en tête de se par- ce tager la masse, et aussitôt ils placent des sentinelles à la porte « de l'officier chargé de la caisse et l'obligent à désacquer. Un o autre régiment a mis depuis tous ses officiers aux arrêts. Un « troisième s'est mutiné et voulait conduire tous ses chevaux sur « le marché pour les vendre.... On entend partout les soldats a dire que, lorsqu'ils manqueront d'argent, ils sauront bien en « trouver. »
Li RÉVOLUTION. H. T. IV. — 15
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les insurgés tirant par les fenêtres des maisons et par les soupiraux des caves, cinq cents morts parmi les vainqueurs, trois mille morts parmi les vaincus. — Le mois suivant et pendant six semaines1, c'est une autre insurrection, moins sanglante, mais plus vaste, plus concertée, plus obstinée, celle de toute l'escadre, vingt mille hommes mutinés à Brest, d'abord contre leur amiral et leurs officiers, puis contre le nouveau code pénal et contre l'Assemblée nationale elle-même qui, après de vaines remontrances, est obligée, non seu- lement de ne pas sévir, mais encore de remanier sa loi*.
A partir de ce moment, dans la flotte et dans l'armée, je ne compte plus les émeutes incessantes. — Avec l'auto-
1. Archives nationales, F7, 5215. Lettres des commissaires du roi, 27 septembre, 1", 4, 8, 11 octobre 1790. « Quels sont les a moyens de quatre commissaires pour convaincre 20 000 hommes « dont le plus grand nombre est séduit par les véritables ennemis « du bien public? Les équipages sont, en grande partie, par « l'effet du remplacement, composés de gens presque étrangers à « la mer, qui ne connaissent point les règles de la subordination, « et qui, dans le commencement de la Révolution, ont eu le plus n de part aux insurrections intérieures. »
2. Mercure de France, 2 octobre 1790. Lettre de l'amiral, M. d'Albert de Rions, 1G septembre. Les soldats du Majestueux ont refusé de faire la manœuvre et les matelots du Patriote refu- sent d'obéir. — a J'ai voulu m'informer auparavant s'ils avaient a à se plaindre de leur capitaine? — Non. — S'ils se plaignaient « de moi? — Non. — S'ils avaient des plaintes à faire contre « leurs officiers? — Non. » — C'est la révolte d'une classe contre une autre classe; ils crient seulement Vive la Nation, les arislo~ oalcs à la lanterne! La multitude a planté une potence devant la maison de M. de Marigny, major-général de la marine; il a donné sa démission. M. d'Albert offre la sienne. — /fc.,18 juin 1791. Lettre de Dunkerque du 5 juin.
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risation du ministre, le soldat va au club, où on lui répète que ses officiers,, étant des aristocrates, sont des traîtres; à Dunkerque, on lui enseigne en plus les moyens de se défaire d'eux. Clameurs, dénonciations, insultes, coups de fusil, ce sont là les procédés naturels, et on les pra- tique; mais il en est un autre, récemment découvert, pour chasser un officier énergique et redouté. On se procure un bretteur patriote qui vient le provoquer. Si l'officier se bat et n'est pas tué, la municipalité le traduit en jus- tice, et ses chefs le font partir avec ses seconds, « pour ne « pas troubler l'harmonie du militaire et du citoyen ». S'il refuse le duel proposé, le mépris de ses soldats l'oblige à quitter le régiment. Ainsi, dans les deux cas, on est débarrassé de lui1. — Point de scrupule à son endroit : présent ou absent, on est sûr qu'un officier noble con- spire avec ses camarades émigrés ; là-dessus une légende s'est bâtie. Jadis, pour prouver que l'on jetait les sacs de farine à la rivière, les soldats alléguaient que ces sacs étaient liés avec des cordons bleus. A présent, pour croire qu'un officier conspire avec Coblentz, il suffit de consta- ter qu'il monte un cheval blanc; tel capitaine, à Stras- bourg, manque d'être écharpé pour ce crime : « le diable « ne leur ôterait pas de la tête qu'il fait le métier d'espion , « et que la petite levrette » qui l'accompagne dans ses promenades « sert pour donner des signaux ». — l)n an après, au moment où l'Assemblée nationale achève
1. Dampmartin, I, 219 et 222. — Mercure de France, 3 septem- bre 1791 (séance du 23 août) ; cf. Moniteur (même date). — L'An cien régime, II, 276-
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son œuvre, M. de Lameth, M. Fréteau, M. Alquier, con- statent devant elle que Lûckner, Rochambeau et les géné- raux les plus populaires « ne répondent plus de rien ». Le régiment d'Auvergne a chassé ses officiers et forme une société particulière qui n'obéit à personne. Le second bataillon de Beaune est sur le point d'incendier Arras. On est presque obligé d'assiéger Phalsbourg, dont la gar- nison s'est mutinée. Ici, « la désobéissance aux ordres du « général est formelle ». Là « ce sont des soldats qu'il faut « prier instamment de rester en sentinelle, qu'on n'ose « pas mettre à la chambre de discipline, qui menacent « de faire feu sur leurs officiers, qui s'écartent de la « route, pillent tout, et couchent en joue le caporal qui « veut les ramener ». A Blois, une partie du régiment « vient d'arriver sans bardes et sans armes, les soldats « ayant tout vendu chemin faisant, pour fournir à leurs « débauches ». Tel d'entre eux, délégué par ses cama- rades, propose aux Jacobins de Paris de « désaristocra- « tiser » l'armée, en cassant tous les nobles. Tel autre, aux applaudissements du club, déclare que, « sur la « manière dont sont faites les palissades de Givet, « il va dénoncer le ministre de la guerre au tribunal du « sixième arrondissement de Paris >
Il est manifeste que, pour les officiers nobles, la place n'est plus tenable. Après vingt-trois mois de patience, beaucoup sont partis par conscience, lorsque l'Assemblée nationale, leur imposant un troisième serment, a effacé de sa formule le nom du roi, leur général-né1. — D'autres
1. Maréchal Marmont, Mémoires, I, 2-4. « J'avais pour la per-
LÀ CONSTITUTION APPLIQUÉE 227 ■
s'en vont à la fin de la Constituante, parce qu'ils sont « en danger d'être pendus ». Un grand nombre donnent leur démission à la fin de 1791 et dans les premiers mois de 1792, à mesure que le nouveau code et le nouveau recrutement de l'armée développent leurs conséquences*. En effet, d'un côté, les soldats et les sous-officiers ayant une part dans l'élection de leurs chefs et un siège dans les tribunaux militaires, « l'ombre de la discipline n'existe a plus; le pur caprice prononce dans les jugements; le « soldat contracte l'habitude de dédaigner ses supérieurs '.< dont il ne craint aucune peine et dont il n'attend « aucune récompense ; les officiers sont paralysés au point « d'être des personnages entièrement superflus » . — D'un autre côté, la majorité des volontaires nationaux se com- pose « d'hommes achetés par les communes » et par les
« sonne du Roi un sentiment difficile à définir... (Celait) un sen- « timent de dévouement avec un caractère presque religieux, un a respect inné, comme dû à un être d'ordre supérieur. Le mot « de Roi avait alors une magie et une puissance que rien n'avait a altéré dans les cœurs droits et purs. Cette ileur de sensation., a existait encore dans la masse de la nation, surtout parmi les « gens bien nés qui, placés à une assez grande distance du pou- « voir, étaient plutôt frappés de son éclat que de ses imperfec- « tions. » — Bezancenet, 27. Lettre de M. de Dommartin, 24 août 1790. « Nous venons de renouveler notre serment; je ne sais « trop ce que cela signifie; moi, militaire, je ne connaissais que « mon Roi ; actuellement j'obéis à deux maîtres qui doivent, nous « dit-on, faire mon bonheur et celui de mes frères, s'ils sont « d'accord. »
1. Dampmartin, I, 179. Voir le détail de sa démission (III, 185), après le 20 juin 1792. — Mercure de France, 14 avril 1792. Lettre des officiers du bataillon des chasseurs royaux de Provence (9 mars). Ils ont été consignés par leurs soldats qui leur ont refusé toute obéissance, et déclarent que c'est à cause de cela qu'ils quittent le service et la France.
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corps administratifs, mauvais sujets du coin des rues, « vagabonds des campagnes qu'on fait marcher par le « sort ou par argent1 », avec eux des exaltés, des fana- tiques, tellement qu'à partir de mars 1792, depuis leur lieu d'engagement jusqu'à la frontière, leur trace est partout marquée par des pillages, des vols, des dévasta- tions et des assassinats. Naturellement, en route et à la frontière, ils dénoncent, chassent, emprisonnent ou mas- sacrent leurs officiers, surtout les nobles. — Et pourtant, en cette extrémité, nombre d'officiers nobles, surtout dans l'artillerie et le génie, s'obstinent à leur poste, les uns par principes libéraux, les autres par respect de la consigne, même après le 10 août, même après le 2 sep- tembre, même après le 21 janvier, comme leurs géné- raux Biron, Custine, Fiers, Broglie, Montesquiou, avec la perspective incessante de la guillotine qui viendra les prendre au sortir du champ de bataille et jusque dans les bureaux de Carnot.
VII
11 faut donc que les officiers et les nobles s'en aillent et qu'ils s'en aillent à l'étranger, non seulement eux, mais leur famille. « Des gentilshommes ayant à peine six cents « livres de rente partent à pied* », et, sur le motif de
1. Rousset, les Volontaires de 1791 à 1794, 100. Lettre de H. de Biron au ministre (août 1792); 225, lettre de Vezu, chef du 5' bataillon de Paris à l'armée du Nord (24 juillet 1793). — A Résidence in France from 1792 to 1793 (septembre 1792, Arras). — Pour les détails de ces violences, voir les notes à la lin du Bixième volume.
2. Mercure de France, 5 mars, 4 Juin, 3 septembre, 22 octo»
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 229
leur départ, on ne peut se méprendre. « Quiconque con- « sidérera impartialement les seules et véritables causes « de l'émigration, dit un honnête homme, les trouvera « dans l'anarchie. Si la liberté individuelle n'était pas « journellement menacée, si, » dans l'ordre civil comme dans l'ordre militaire, « l'on n'avait pas mis en pratique le c dogme insensé, prêché par les factieux, que les crimes « de la multitude sont les jugements du ciel, la France « eût conservé les trois quarts de ses fugitifs. Exposés « depuis deux ans à des dangers ignominieux, à des ou- « trages de tout genre, à des persécutions innombrables, « au fer des assassins, au brandon des incendiaires, aux « plus infâmes délations », aux dénonciations de « leurs « serviteurs corrompus, aux visites domiciliaires » pro- voquées par le premier bruit de la rue, « aux emprison- « nements arbitraires du Comité des recherches », privés de leurs droits civiques, chassés des assemblées pri- maires, « on leur demande compte de leurs murmures, « et on les punit d'une sensibilité qui toucherait en des « animaux souffrants ». — « Aucune résistance ne s'est « présentée; depuis le trône du prince jusqu'au pres-
bre 1791 (Articles de Mallet du Pan). — Ib., 14 avril 1792. Tins de 600 officiers de marine ont donné leur démission, après l'in- surrection de l'escadre de Brest, a Vingt-deux faits d'insurrection a capitale dans les ports sont restés impunis, plusieurs par sen- « tence du jury maritime. » — a II est sans exemple qu'aucune « insurrection, dans les ports ou sur les vaisseaux, qu'aucun at- « tentât contre les officiers de marine ait été puni.... Il ne faut « pas chercher ailleurs la cause de l'abandon du service par les « officiers de marine. D'après leurs lettres, tous offrent leur sang « à la France, mais refusent de commander à qui n'obéit pas. »
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« bytèré du curé, l'ouragan a prosterné les mécontent1» « dans la résignation. » Abandonnés « à la fureur inquiète « des clubs, des délateurs, des administrateurs intimidés, « ils trouvent des bourreaux partout où la prudence et le « salut de l'État leur ont prescrit de ne pas même voir « des ennemis... Quiconque a détesté les énormités di « fanatisme et de la férocité publique, quiconque a ac- « cordé sa pitié aux victimes entassées sous les débris de « tant dedroits légitimes et d'abus odieux, quiconque enfin « a osé élever un doute ou une plainte, a été affîcbé ennemi « de la nation. Après avoir présenté ainsi les mécontents « comme autant de conspirateurs, on a légitimé dans « l'opinion tous les crimes dirigés contre eux. La con- « science publique, formée par les factieux et par cette « bande d'écumeurs politiques qui seraient l'opprobre « d'une nation barbare, n'a plus considéré les attentats « contre les propriétés et les villes que comme une jus- « tice nationale, et, plus d'une fois, l'on a entendu la nou- « velle d'un meurtre ou la sentence qui menaçait de mort « un innocent faire éclater des hurlements d'allégresse. « Il fut donc établi deux droits naturels, deux justices, « deux moralités; par l'une, il est permis de faire contre « son semblable, réputé aristocrate^ tout ce qui serait cri- « minel s'il était patriote.... Avait-on prévu qu'au boni de « deux ans la France, peuplée de lois, de magistrats, de « tribunaux, de gardes citoyennes liées par des serments « solennels à la défense de l'ordre et de la sûreté publique, « serait encore et toujours une arène où des bêles féroces a dévoreraient des hommes désarmés? » — A tous, même
LA CONSTITUTION APPLIQUEE 231
aux vieillards, aux veuves, aux enfants, on fait un crime de se dérober à leurs griffes. Sans distinguer entre ceux qui se sauvent pour ne pas devenir une proie et ceux qui s'arment pour attaquer la frontière, la Constituante et la Législative condamnent tous les absents. La Constituante1 a triplé leurs impositions foncières et mobilières, et pres- crit une retenue triple sur leurs rentes et redevances. La Législative séquestre, confisque, met en vente leurs biens, meubles et immeubles, près de quinze cents millions de valeurs liquides. Qu'ils reviennent se mettre sous les cou- teaux de la populace ; sinon, ils seront des mendiants, eux et toute leur postérité'. — Ace coup, l'indignation déborde, et unbourgeois, un libéral, un étranger, Mallet du Pan, s'écrie2 : « Quoi! vingt mille familles absolument étran- « gères aux projets de Coblentz et à ses rassemblements, « vingt mille familles dispersées sur toute la face de « l'Europe par les fureurs des clubs, par les crimes des a brigands, par le défaut constant de sûreté, par la stu- « pide et lâche inertie des autorités pétrifiées, par le pil- « lage des propriétés, par l'insolence d'une cohorte de « tyrans sans pain et sans habits, par les assassinats et « les incendies, par la basse servilité des ministres silen- « cieux, par tout le cortège des fléaux de la Révolution, « quoi, ces vingt mille familles désolées, des femmes,
1. Duvergier, Décrets du ler-6 août 1791; du 9-H février 1792; du 30 mars-8 avril 1792; du 24-28 juillet 1792; du 28 mars-5 avril 1793. — Compte rendu de Pioland, 6 janvier 1793. Il évalue ces biens à 4800 millions, dont il faudra distraire 1800 millions pour les créanciers des émigrés ; restent 5 milliards. Or, à cette date, les assignats perdent 55 pour 100 de leur chiure nominal.
2. Mercure de France, 18 février 1792.
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a des vieillards, verront leurs héritages devenir la proie « des gaspillages nationaux! Quoi ! Mme Guillin, qui a dû « fuir avec horreur la terre où des monstres ont hrûlé sa <( demeure, égorgé et mangé son mari, et vivent impuné- « ment à côté de son domicile, Mme Guillin verra sa for- « tune confisquée au profit des communautés auxquelles « elle doit ses épouvantables infortunes ! M. de Clarac ira, « sous peine du même châtiment, relever les ruines de « son château où une armée de scélérats n'a pu parvenir à « l'étouffer 1 » — Tant pis pour eux s'ils n'osent rentrer. Us vont être frappés de mort civile, bannis à perpétuité, et, s'ils rompent leur ban, livrés à la guillotine, avec eux d'autres qui, encore plus innocemment, ont quitté le territoire, magistrats, simples riches, bourgeois ou paysans catholiques et notamment une classe entière, le clergé insermenté, depuis l'archevêque-cardinal jus- qu'au simple vicaire de village, tous poursuivis, puis écrasés par la même oppression populaire et par la même oppression législative, chacune des deux persécutions provoquant et aggravant l'autre, tant qu'enfin la popu- lace et la loi, complices l'une de l'autre, ne laissent plus ni un toit, ni un morceau de pain, ni une heure de vie sauve à un gentilhomme ou à un curé.
VIII
C'est que la passion régnante s'en prend à tous les obstacles, même à ceux qu'elle a mis elle-même en Ira- vers de son chemin. Par une usurpation énorme, la mi no-
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rite incrédule, indifférente ou tiède a voulu imposer sa forme ecclésiastique à la majorité catholique, et la situa- lion qu'elle a faite au prêtre orthodoxe est telle qu'à moins de devenir schismatique il ne peut manquer d'apparaître comme un ennemi. — Vainement il a obéi, il s'est laissé prendre ses biens, il a quitté son presbytère, il a remis à son successeur les clefs de son église, il se tient à l'écart, il n'enfreint, ni par omission, ni par commission, aucun article d'aucun décret. Vainement il use de son droit lé- gal en s'abstenant de faire un serment qui répugne à sa conscience. Par cela seul, il semble refuser le serment civique dans lequel est compris le serment ecclésiastique, rejeter la Constitution qu'il accepte tout entière moins un chapitre parasite, conspirer contre le nouvel ordre social et politique que souvent il approuve et auquel presque tou- jours il se soumet1. — Vainement il se confine dans son domaine propre et reconnu, qui est la direction spirituelle. Par cela seul, il résiste aux législateurs nouveaux qui pré-
1. Cf. sur cette attitude générale du clergé, Sauzay, tomes I et II, tout entiers. — Mercure de France, 10 septembre 1791 : a II a n'échappera à aucun homme impartial qu'au milieu de cette a oppression, au milieu de tant d'accusations fanatiques qui s'au- « torisent par le reproche de fanatisme et de révolte, il ne s'est <i pas encore manifesté un seul acte de résistance. Des délateurs, <l des municipalités gouvernées par les clubs ont fait jeter dans « les cachots un grand nombre de non-jureurs. Ils en sont tous « sortis ou ils y gémissent sans jugement, et nul tribunal n'a s trouvé de coupables. » — Happort de M. Cahier, ministre de l'intérieur, 18 février 1792. « Il déclare n'avoir eu connaissance a d'aucun prêtre puni par les tribunaux comme perturbateur du <i repos public, quoique plusieurs aient subi des accusations. » — Moniteur, 6 mai 1792 (Rapport de Français de Nantes) • * Depuis a trente mois, pas un seul n'a été puni. »
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tendent en donner une; car, en qualité d'orthodoxe, il doit croire que leur élu est excommunié, que son minis- tère est illégitime, et, en qualité de pasteur, il doit em- pêcher ses ouailles d'aller hoire à la mauvaise source. — Vainement il leur prêcherait la modération et le respect. Par cela seul que le schisme est fait, ses conséquences se déroulent et les paysans ne seront pas toujours aussi pa- tients que leur curé. Ils le connaissent depuis vingt ans, il les a haptisés et mariés, ils croient que sa messe est la seule honne, ils ne sont pas contents d'être obligés d'aller en chercher une autre à deux ou trois lieues, et de laisser l'église, leur église que jadis ils ont bâtie et où, de prie en fils, ils prient depuis des siècles, aux mains d'un étranger, nouveau venu, hérétique, qui officie devant des bancs presque vides, et que les gendarmes, fusil en main, ont installé. Certainement, quand il passera dans la rue, ils le regarderont de travers; rien d'étonnant si bientôt des femmes et des enfants le huent, si la nuit on jette des pierres dans ses vitres, si, dans les départements très catholiques. Haut et Bas-Rhin, Doubs et Jura, Lozère, Deux-Sèvres et Vendée, Finistère, Morbihan et Côtes-du- Nord, il est accueilli par la désertion universelle, puis expulsé par la malveillance publique, si sa messe est interrompue, si sa personne est menacée1, si la désaffcç-
1. Sur ces brutalités spontanées des paysans catholiques, cf. Archives nationales, F7, 3236 [Lozère, juillet-novembre 1791); délibération du district de Florac, ti juillet 1791, et procès-verbal du commissaire du département sur les troubles d'Espagnac. Le 5 juillet, Richard, curé constitutionnel, requiert la municipalité de procéder à sou installation. « La cérémonie n'a pu être laite, à
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tîon, qui jusqu'ici n'avait atteint que la haute classe, descend jusque dans les couches populaires, si, d'un bout à l'autre de la France, une hostilité sourde gronde contre les institutions nouvelles, depuis que la constitu- tion politique et sociale s'est soudée à la constitution ecclésiastique comme un édifice à sa flèche, et, par cette pointe aiguë, va chercher l'orage jusque dans les nuages
« cause des huées des femmes et des enfants, et des menaces « faites par diverses personnes qui disaient: Il faut le tuer, « il faut l'étrangler; c'est un protestant, il est marié, il a des « enfants; et à cause de l'impossibilité d'entrer dans l'église o dont les portes étaient obstruées par le grand nombre de a femmes qui s'étaient rendues au-devant d'icelles. » — Le 6 juil- let, on l'installe, mais difficilement. « Dans l'intérieur de l'église a une troupe de femmes faisaient les hauts cris et se lamentaient « sur le remplacement de leur curé. Au retour, dans les rues, un « grand nombre de femmes égarées à l'aspect du curé constitu- « tionnel détournaient la figure... et se contentaient de pronon- « cer des mots entrecoupés... sans se permettre d'autres mouve- o ments que de se couvrir la figure avec leurs chapeaux et de se « jeter par terre. » — 15 juillet. Le clerc ne veut plus servir la messe ni sonneries cloches; le curé Richard ayant voulu les sonner lui-même, le peuple le menace de le maltraiter s'il s'y hasarde. — 8 septembre 1791. Lettre du curé de Fau, district de Saint-Chély. « Cette nuit, j'ai été à deux doigts de la mort par « une troupe de bandits qui m'ont exspolié la cure, après avoir o fracassé les portes et les vitres, » — 30 décembre 1791. Un autre curé qui vient prendre possession de sa cure est assailli a coups de pierres par soixante femmes et poursuivi ainsi jusques hors de la paroisse. — 5 août 1791. Pétition de l'évêque consti- tutionnel de Mende et de ses quatre vicaires. « Il ne se passe pas « de jour que nous ne soyons insultés dans nos fonctions; nous a ne pouvons faire un pas sans entendre des huées. Si nous « sortons, nous sommes menacés d'être assassinés lâchement, « d'être assommés à coups de bâton. » — F7, 5253 (Bas-Rhin, lettre du directoire du département, 9 avril 1792) : s Les t 1 0/1 1 "• au moins des catholiques refusent de reconnaître les « prêtres assermentée -
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noircissants du ciel. Tout le mal vient de cette soudure maladroite, gratuite, forcée, et, par conséquent, de ceux qui l'ont faite. — Mais jamais un parti vainqueur n'ad- mettra qu'il ait pu se tromper. Aux yeux de celui-ci, les prêtres insermentés sont les seuls coupables; il s'irrite contre leur conscience factieuse, et, pour écraser la rébellion jusque dans le sanctuaire inaccessible de la pensée intime, il n'est point de violence légale ou bru- tale à laquelle il ne se laisse emporter.
Voilà donc une nouvelle chasse ouverte, et le gibier est immense ; car il comprend non seulement toutes les robes noires ou grises, plus de quarante mille prêtres, plus de trente mille religieuses, plusieurs milliers de moines, mais encore tous les orthodoxes un peu fer- vents, c'est-à-dire toutes les femmes de la classe inté- rieure ou moyenne, et, sans compter la noblesse pro- vinciale, la majorité delà bourgeoisie sérieuse et rangée, la majorité des paysans, la population presque entière de plusieurs provinces à l'Est, à l'Ouest et au Midi. On leur attache un nom, comme tout à l'heure aux nobles: c'est celui de fanatique, équivalent à celui d'aristocrate, car il désigne aussi des ennemis publics qu'il met aussi hors la loi. — Peu importe que la loi soit pour eux; elle est interprétée contre eux, tordue arbitrairement, violée ouvertement par les administrations partiales ou intimi- dées que la Constitution soustrait à l'autorité du pouvoir central et soumet à l'autorité des attroupements popu- laires. Dès les premiers mois de 1791, la battue com- mence, et souvent les municipalités, les districts, les
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 237
départements eux-mêmes sont a la tête des rabatteurs. Six mois plus tard, par son décret du 29 novembre1, l'Assemblée législative sonne l'hallali, et, malgré le veto du roi, de toutes parts les meutes se lancent. Au mois d'avril 1792, quarante-deux départements ont pris contre les prêtres insermentés « des arrêtés qui n'étaient « ni prescrits ni autorisés par la Constitution », et, avant la fin de la Législative, les quarante-trois autres auront suivi leur exemple. — Par cette série d'arrêtés illégaux, sans délit ni jugement, les insermentés sont partout en France expulsés de leur paroisse, internés au chef-lieu du département ou du district, en quelques endroits emprisonnés, assimilés aux émigrés, dépouillés de tous leurs biens, meubles et immeubles*. Il ne manque plus contre eux que le décret général de dépor- tation, qui va venir sitôt que l'Assemblée sera débar- rassée du roi.
Cependant les gardes nationales, qui ont extorqué les arrêtés, se mettent en devoir de les appliquer en les
1. Duvergier, décrets (non sanctionnés) du 29 novembre 1791 et du 27 mai 1792. — Après la chute du trône, décret du 26 août 1792. — Moniteur, XII, 200 (séance du 23 avril 1792), rapport du ministre de l'intérieur.
2. Lallier, le District deMachecoul, 211, 203. — Archives natio- nales, F7, 5254. Réquisitoire du procureur de la commune de Tonneins (21 décembre 1791), pour arrêter ou expulser huit prêtres « au moindre acte d'hostilité intérieure ou extérieure ». — lb., F7, 5204. Arrêté du Conseil général d'administration de la Corrèze (16, 17, 18 juillet 1792), pour mettre en état d'arrestation tous les prêtres insermentés. — Entre ces deux dates, on trouve dans presque tous les départements des arrêtés de diverses sortes et de plus en plus sévères contre les insermentés.
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aggravant, et leur animosité n'a rien d'étrange. Le com- merce est suspendu, l'industrie languit, l'artisan et le boutiquier souffrent, et, pour expliquer le malaise uni- versel, ils ne trouvent que l'insubordination du prêtre. Sans son opiniâtreté, tout irait bien, puisque la Consti- tution est parfaite, et qu'il est seul à ne pas l'accepter. Mais, puisqu'il ne l'accepte pas, il l'attaque. Il est donc le dernier obstacle au bonheur public; c'est le bouc émissaire ; sus à la bête noire, et l'on voit la milice urbaine, tantôt de son autorité privée, tantôt sous l'in- stigation de la municipalité complice, troubler les offices, disperser les congrégations, prendre les prêtres au collet, les pousser par les épaules hors de la ville, avec menace de la corde si jamais ils ont l'audace d'y rentrer. — A Douai1, le fusil à la main, elle force le di- rectoire du département à ordonner la fermeture de tous les oratoires et chapelles des hôpitaux et des cou- vents. — ACaen, fusils chargés et avec un canon, elle se met en marche contre la paroisse de Verson sa voi- sine, force des maisons, ramasse quinze suspects d'or- thodoxie, chanoines, marchands, artisans, manœuvres, femmes, filles, vieillards, infirmes, leur coupe les che- veux, leur donne des coups de crosse, et les ramène à Caen attachés à la queue du canon, le tout parce qu'un prêtre insermenté officie encore à Verson et que, de Caen, beaucoup de personnes pieuses viennent à sa
1. Archives nationales, F7, 3250. Procès-verbal du directoire du département, 18 mars 1791, avec toutes les pièces afférentes. — F7, 3200. Lettre du directoire du Calvados, 13 juin 1792, avec les interrogatoires. Les dégâts sont estimés 15 000 livres.
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messe ; d'où il suit que Yerson est un foyer d'attroupe- ments contre-révolutionnaires. De plus, dans les mai- sons forcées, les meubles ont été brisés, les tonneaux défoncés, le linge, l'argent et la vaisselle volés ; c'est que la populace de Caen s'était adjointe à l'expédition.
— Ici et partout, il n'y a qu'à la laisser faire, et, comme elle travaille sur les biens, sur la liberté, sur la vie, sur la pudeur de personnes dangereuses, la milice na- tionale se garde bien de la déranger. Par suite, les orthodoxes, prêtres et fidèles, hommes et femmes, sont maintenant à sa discrétion, et, grâce à la connivence de la force armée qui refuse d'intervenir, la canaille assou- vit sur la classe proscrite ses instincts ordinaires de cruauté, de pillage, de lubricité et de destruction.
Public ou privé, la consigne est toujours d'empêcher le culte, et les moyens sont dignes des exécuteurs. —
— Ici, un prêtre insermenté ayant eu la hardiesse d'ad- ministrer un malade, la maison où il vient d'entrer est prise d'assaut, et la porte, les fenêtres d'une autre mai- son habitée par un autre prêtre, volent en éclats1. — Là, les logements de deux ouvriers, que l'on accuse
1. Archives nationales, F7, 3234. Arrêté du directoire du Lot, 24 février 1792, sur les troubles de Marmande. — F7, 3239. Pro- cès-verbal de la municipalité de Reims, 5, G, 7 novembre 1791. Les deux ouvriers sont un bourrelier et un cardeur de laine. Le prêtre qui a conféré le baptême est mis en prison comme pertur- bateur du repos public. — F7, 3219. Lettre du commissaire du roi près le tribunal de Castelsarrasin, 5 mars 1792. — F7, 5203. Lettre du directoire du district de la Rochelle, l"juin 1792. « La a force armée, témoin de ces crimes et requise d'arrêter les gens € en flagrant délit, a refusé d'obéir. »
LA RÉVOLUTION. T. IV. — 16
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d'avoir fait baptiser leurs enfants par le prêtre réfrac- taire, sont saccagés et presque démolis. — Ailleurs, un attroupement refuse l'entrée du cimetière au corps d'un vieux curé qui est mort sans avoir juré. Plus loin, une église est assaillie au milieu des vêpres, et tout y est mis en pièces; le lendemain, c'est le tour de l'église voisine, et, pour surcroît, un couvent d'Ursulines est dévasté. — A Lyon, le jour de Pâques 1791, au sortir de la messe de six heures, une troupe, armée de fouets de corde, se précipite sur les femmes1. Déshabillées, meurtries, le corps renversé, la tête dans la fange, elles ne sont laissées que sanglantes, demi-mortes; une jeune fille en meurt tout à fait; et ce genre d'attentats se mul- tiplie tellement, qu'à Paris même des dames qui vont à la messe orthodoxe ne sortent plus qu'avec leur che- mise cousue en guise de caleçon. — Naturellement, pour exploiter la proie offerte, il se forme des sociétés de chasse. Il y en a à Montpellier, Arles, Uzès, Alais, Nîmes, Carpentras et dans la plupart des villes ou bourgs du Gard, du Vaucluse et de l'Hérault, plus ou moins nombreuses selon la population de la cité, les unes de dix à douze, les autres de deux cents à trois cents hommes de bonne volonté et de toute provenance; parmi eux des tape-dur, anciens brigands et repris de justice, ayant encore la marque sur le dos. Quelques- unes font porter ù leurs membres un signe visible de
1. Mémoire par Camille Jordan (Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, XII, 250). La garde refuse de porter secours, ou n'arrive que trop tard, seulement « pour contempler le désordre, jamais .pour le réprimer ». — Montlosier, II, ".no.
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reconnaissance, une médaille; toutes prennent le nom de pouvoir exécutif, déclarent qu'elles agissent de leur propre autorité et qu'il faut « brusquer la loi ». Leur prétexte est la protection des prêtres jureurs, et, pen- dant vingt mois, à partir d'avril 1791, elles opèrent à cet effet, « avec de gros bâtons noueux hérissés de « pointes de fer », sans compter les sabres et les baïonnettes '. Ordinairement leurs expéditions sont noc- turnes. Tout d'un coup les maisons « des citoyens sus- « pectés d'incivisme », des ecclésiastiques insermentés, dés frères des Écoles chrétiennes sont envahies ; tout est brisé ou volé ; ordre au propriétaire de vider le pays dans les vingt-quatre heures; quelquefois, sans doute par un surcroît de précaution, il est assommé surplace. Du reste, la bande travaille aussi de jour et dans les rues, fustige les lemmes, entre, sabre en main, dans les églises, chasse l'insermenté de l'autel, le tout au su et au vu des autorités, paralysées ou complaisantes, par une sorte de gouvernement occulte et complémentaire qui, non seulement comble les lacunes de la loi ecclésias- tique, mais encore fouille dans les bourses des parti- culiers. — A Nîmes, sous la conduite d'un maître à
1. Archives nationales, F7, 3217. Lettres du curé d'Uzès, 29 jan- vier 1792; du curé d'Alais, 5 avril 1792; des administrateurs du Gard, 28 juillet 1792; du procureur-syndic, M. Griolet, 2 juillet 1792; de Castanet, ancien gendarme, 25 août 1792; de M. Griolet, 28 septembre 1792. — Ib., F7, 3223. Pétition par MM. Thuéri et Devès, au nom des opprimés de Montpellier, 17 novembre 1791; lettre des mêmes au ministre, 28 octobre 1791 ; lettre de M. Du- pin, procureur-syndic, 22 août 1791; arrêté du département, 9 août 1791 ; pétition des habitants de Cournonterral, 25 août 1791.
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danser patriote, non contents « de décerner des pro- « sentions, de tuer, d'étriller et de massacrer sou- ci vent- », ces nouveaux champions de l'Église gallicane entreprennent de réchauffer le zèle des contribuables. Une souscription ayant été proposée pour soutenir les familles des volontaires qui partent, le pouvoir exécutif se charge de reviser la liste des offrandes; il taxe arbi- trairement ceux qui n'ont pas donné ou qui, à son avis, ont donné trop peu, tels « pauvres ouvriers, à cin- « quante livres, tels à deux cents, trois cents, neuf « cents, mille livres, sous peine de dévastation et de « mauvais traitements ». Ailleurs, les volontaires de Baux et autres communes près de Tarascon se garnis- sent eux-mêmes les mains, et, « sous prétexte qu'ils « doivent marcher pour la défense de la patrie, ils « lèvent des contributions énormes sur les proprié- « taires », sur l'un quatre mille, sur l'autre cinq mille livres, emportant, à défaut de payement, tous les grains d'une ferme et jusqu'à la réserve de semence, menaçant de tout dévaster et incendier en cas de plainte, si bien que les propriétaires n'osent rien dire, et que le procu- reur-syndic du département voisin, craignant pour lui- même, demande que sa dénonciation soit tenue secrète. — Des bas-fonds des villes, la jacquerie s'est répandue dans les campagnes. Celle-ci est la sixième, et l;i plus \ vaste que l'on ait vue depuis trois ans l.
1. Moniteur, XII, 10, séance du 1" avril 1792. Discours de
'M. Laureau. « Voyez les provinces eu feu, l'insurrection dans
« dix-neuf départements, et la révolte s'annonçant partout.... La
a liberté n'est que celle du brigandaget't!ous u avons ni impôts,
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 2 43
Deux aiguillons poussent le paysan. — D'une part, les bruits d'armes et les annonces multipliées d'une inva- sion prochaine l'ont effarouché. Les clubs et les jour- naux depuis la déclaration de Pilnitz, les orateurs de l'Assemblée législative depuis quatre mois, le tiennent en alarmes par leurs coups de trompette, et il pousse ses bœufs dans le sillon, en criant à l'un : « Hue la « Prusse », à l'autre : « Va donc, Autriche ». Autriche et Prusse, rois et nobles étrangers, joints aux nobles émi- grés, vont entrer de force, rétablir la gabelle, les aides, les droits féodaux, les dîmes, reprendre les biens natio- naux déjà vendus et revendus, avec l'aide des gentils- hommes qui ne sont point partis ou qui sont rentrés, avec la complicité des prêtres insermentés qui décla- rent la vente sacrilège et ne veulent pas absoudre les acquéreurs. — D'autre part, la semaine pascale appro- che, et, depuis un an, la conscience des acquéreurs s'est beaucoup chargée. Au 24 mars 1791, on n'avait encore vendu que pour 180 millions de biens natio- naux; mais, l'Assemblée ayant prorogé l'époque du payement et facilité la revente au détail, la tentation s'est trouvée trop forte pour le paysan ; tous les magots sont sortis du bas de laine ou du pot enfoui. Il a acheté en sept mois pour 1546 millions1, et possède enfin, en
a ni ordre, ni autorités. » — Mercure de France, 7 avril 1792. « Plus de vingt départements participent maintenant aux horreurs « de l'anarchie et d'une insurrection plus ou moins dévastatrice. » 1. Moniteur, XII, 30. Discours de M. Cailhasson. Le total des Mens vendus au 1er novembre 1791 est de 1526 millions ; il n'en reste plus à vendre que pour 609 millions.
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pleine et franche propriété, le lopin de terre convoité par lui depuis tant d'années, quelquefois un gros lot inespéré, un bois, un moulin, une prairie. A présent, il faut qu'il se mette en règle avec l'Église, et, si l'échéance pécuniaire a été reculée, l'échéance catholique arrive à date fixe. De par la tradition immémoriale, il est obligé de faire ses pâques1, sa femme aussi, sa mère pareille- ment, et, si par exception il n'y tient pas, elles y tien- nent. D'ailleurs, il a besoin des sacrements pour son vieux père malade, pour son enfant nouveau-né, pour son autre enfant qui est en âge de faire la première communion. Or, communion, baptême, confession, tous les sacrements, pour être de bonne qualité, doivent être de provenance sûre, comme la farine et les écus; il n'y a déjà que trop de mauvaise monnaie dans le monde et, tous les jours, les prêtres jureurs perdent de leur crédit comme les assignats. Force est donc de recourir à l'in- sermenté, qui seul peut fournir l'absolution valable; et justement il se trouve que, non seulement il la refuse, mais encore qu'il est réputé l'ennemi de tout l'ordre nouveau. — Dans cet embarras, le paysan a recours à son procédé ordinaire, la force des bras ; il prend son curé à la gorge, comme jadis son seigneur, et il extorque la quittance de ses péchés comme jadis celle de ses rede- vances. A tout le moins, il veut contraindre les inser-
1. Archives nationales, F7, 5225. Lettre du directoire d'Ille-et- Vilaine, 24 mars 1792. a C'est un purti pris par les gardes natio- a nales du district d'expulser tous les prêtres non sermentés et « non remplacés, sous prétexte du mal qu'ils ne manqueraient c pas de faire pendant les Pâques, >»
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mentes au serment, fermer leurs églises particulières. — Par occasion, il s'en prend aussi aux partisans des insermentés, aux châteaux, aux maisons opulentes, aux nobles, aux riches, aux propriétaires de toute classe. Par occasion enfin, comme, depuis l'amnistie de septem- bre 1791, les prisons ont lâché leurs habitants, comme la moitié des tribunaux ne sont pas encore installés1, comme depuis trente mois il n'y a plus de police, les simples voleurs, les bandits, les gens sans aveu qui pul- lulent sans répression ni surveillance, se joignent à l'attroupement et remplissent leur sac.
Ici, dans le Pas-de-Calais2, trois cents villageois, tam- bour en tête, enfoncent les portes d'un couvent de Char- treuses, volent tout, comestibles, boissons, linges, meu- bles, effets, pendant que, dans la paroisse voisine, une. autre bande opère de même chez le maire et chez l'an- cien curé, menace de « tout tuer et brûler », et promet de revenir le dimanche suivant. — Là, dans le Bas-Rhin, près de Fort-Louis, vingt maisons d'aristocrates sont pillées. — Ailleurs, dans l'Ille-et-Vilaine, des milices rurales coalisées vont de paroisse en paroisse, et, gros-
1. Moniteur, XI, 420 (séance du 18 février 1792), rapport de M. Cahier, ministre de l'intérieur.
2. Archives nationales, F7, 3250. Déposition des officiers muni- cipaux de Gosnay etd'IIesdigucl (district deBéthune), 18 mai 1702. Six paroisses ont pris part à cette expédition ; la femme du maire a eu la corde au cou et a failli être pendue. — Moniteur, XII, lui, n° du 15 avril 1792. — Archives nationales, F7, 3225. Lettre du directoire d'Ille-et-Vilaine, 24 mars 1792, et procès-verbal des commissaires pour le district de Vitré; lettre du même direc- toire, 21 avril 1792, et rapport des commissaires envoyés à Acigné, 6 avril.
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sissant par leur violence même jusqu'à former des bandes de deux mille hommes, ferment les églises, chas- sent les curés insermentés, enlèvent le battant des clo- ches, boivent et mangent à discrétion aux frais des habitants, et parfois, chez le maire ou le receveur de l'enregistrement, se donnent le plaisir de tout casser. Si quelque officier public leur fait des remontrances, ils crient « A l'aristocrate ! » l'un de ces conseillers malen- contreux reçoit un coup de crosse da-ns le dos, et deux autres sont couchés en joue ; du reste, les chefs de l'ex- pédition ne sont pas en meilleure passe, et, de leur pro- pre aveu, s'ils sont en tête, c'est pour ne pas être eux- mêmes pillés ou pendus. Même spectacle dans la Mayenne, dans l'Orne, dans la Moselle, dans les Landes1. — Mais ce ne sont là que des éruptions isolées et presque béni- gnes; au Sud et au Centre, le fléau se déclare par une énorme plaque de lèpre qui, depuis Avignon jusqu'à Périgueux, depuis Aurillac jusqu'à Toulouse, couvre tout d'un coup et presque sans discontinuité dix départe- ments, Vaucluse, Ardèche, Gard, Cantal, Corrèze, Lot, Dordogne, Gers, Haute-Garonne, Hérault. Les grosses masses rurales se sont ébranlées toutes à la fois, de toutes parts, et pour les mêmes causes, qui sont l'ap- proche de la guerre et l'approche de Pâques. — Dans le Cantal, à l'assemblée de canton tenue à Aurillac pour le
1. Moniteur, XII, 200. Rapport do M. Cahier, 23 avril 1792. Les directoires de ces quatre départements refusent de retirer leurs arrêtés illégaux, alléguant que a leurs gardes nationales armées t poursuivent les prêtres réfractaires i.
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recrutement de l'armée1, le commandant d'une garde nationale villageoise a demandé vengeance « contre ceux « qui ne sont pas patriotes », et le bruit court que de Paris il est venu un ordre pour détruire les châteaux. De plus, les insurgés allèguent que les prêtres, parleur . refus de serment, mènent la nation à la guerre civile ; « on est las de ne pas être en paix à cause d'eux; qu'ils « deviennent de bons citoyens, et que tout le monde « aille à la messe ». Là-dessus, les insurgés entrent dans les maisons, rançonnent les habitants, non seule- ment a les prêtres, les ci-devant nobles », mais encore « ceux qui sont soupçonnés d'être leurs partisans, ceux « qui n'assistent point à la messe du prêtre constitu- « tionnel », et jusqu'à de pauvres gens, artisans, labou- reurs qu'ils taxent à cinq, dix, vingt, quarante francs, et dont ils vident la cave ou la huche. Dix-huit châteaux sont pillés, incendiés ou démolis, entre autres ceux de plusieurs gentilshommes ou dames qui n'ont jamais quitté le pays. L'un d'eux, M. d'Humières, est un vieil officier de quatre-vingts ans ; Mme de Peyronencq ne sauve son fds qu'en le déguisant en paysan; Mme de Beauclerc, qui s'enfuit à travers la montagne, voit son
1. Mercure de France, 7 avril 1702, lettres écrites d'Aurillac. — Archives nationales, F7, 5202. Lettre du directoire du dis- trict d'Aurillac, 27 mars 4792 (avec sept procès-verbaux) ; du directoire du district de Saint-Flour, 19 mars (avec le rapport de ses commissaires) ; de M. Duranthon, ministre de la justice, 22 avril; pétition de M. Lorus, officier municipal d'Aurillac. — Lettre de M. Duranthon, 9 juin 1792. « Je viens d'être informé par « le commissaire du roi près le district de Saint-Flour que, depuis « le départ des troupes, les magistrats n'osent plus exercer leurs « fonctions au milieu des brigands qui les environnent. »
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enfant malade mourir entre ses bras. A Aurillac, des potences sont dressées devant les principales maisons; M. de Niossel, ancien lieutenant criminel, mis en prison pour son salut, est arraché de la prison, et sa tête coupée est jetée sur un fumier; M. Collinet, arrivant de Malte et suspect d'aristocratie, est éventré, haché, et sa tète pro- menée au bout d'une pique. Enfin, lorsque les officiers municipaux, les juges, le commissaire du roi, commen- cent à instruire contre les assassins, ils se trouvent eux- mêmes en si grand danger, qu'ils sont obligés de se dé- mettre ou de se sauver.
Pareillement, dans la Haute-Garonne1, c'est aussi « contre les insermentés et leurs sectateurs » que l'in- surrection a commencé. D'autant plus qu'en diverses paroisses le curé constitutionnel est du club et demande qu'on le débarrasse de ses adversaires ; l'un d'eux, à Saint-Jean-Lorne, « monté sur une charrette, prêchait « le pillage à huit cents personnes attroupées ». Par suite, pour débuter, chaque bande expulse les prêtres réfractaires, et force leurs partisans à venir à la messe de l'assermenté. — Mais un pareil succès, tout abstrait et sec, n'est guère profitable, et des paysans soulevés ne se contentent pas à si bon marché. Quand des paroisses, par douzaines, se mettent en marche et. emploient leur journée au service public, il leur faut un dédommage-
1. Archives nationales, F", 3219. Lettres de M. Niel, adminis- trateur du département de la Haute-Garonne, 27 février 1702 ; de M. Sa in l'ai, 4 mars; du directoire du département, l°r mais; du commissaire du roi près le tribunal de Castelsarrasin, 13 mars.
LA CONSTITUTION APPLIQUEE 2 M
ment, en bois, en blé, en vin, en argent1, et les frais de l'expédition sont à la charge des aristocrates. Sont aris- tocrates, non seulement les fauteurs des insermentés, par exemple telle vieille demoiselle « très fanatique et « qui, depuis quarante ans, emploie tous ses revenus à « des actes de philantropie », « mais encore les person- « nés aisées, paysans ou messieurs » ; car ils veulent faire « mourir de faim » le pauvre monde, « en rete- « nant invendus dans leurs greniers et dans leurs cel- « liers leur grain et leur vin, et en ne faisant faire que « -les travaux indispensables, afin d'ôteraux ouvriers de « la campagne leurs moyens de subsistance ». Ainsi, plus on les pille, plus on rend service au public. Au dire des insurgés, il s'agit « d'atténuer dans les mains « des ennemis de la nation les revenus dont ils jouis- « sent, afin qu'ils ne puissent plus faire passer leurs « revenus à Coblentzet autres lieux hors du royaume ».
1. Exemples de ces convoitises rustiques :
A Lunel, 4000 paysans et gardes nationaux de village veulent entrer pour pendre les aristocrates ; leurs femmes sont avec eux, menant leurs ânes avec o des corbeilles qu'elles espèrent « bien remporter pleines ». (Archives nationales, F7, 3223. Lettre de la municipalité de Lunel, 4 novembre 1791.)
A Uzès, on a grand'peine à se débarrasser des paysans qui sont entrés pour chasser les catholiques royalistes. On a beau « les « l'aire bien boire et bien manger » ; ils s'en vont a de mauvaise « humeur, surtout les femmes, qui conduisaient des mulets et « des Anes pour emporter le butin, et qui n'avaient pas prévu « qu'elles retourneraient les mains vides t>. (Dampmartin, I, 195.)
A propos du siège de Nantes par les Vendéens, une vieille t femme me disait : « Oh oui, j'y étais, au siège ; ma sœur et moi, « nous avions apporté nos sacs. Nous comptions bien qu'on entre- « rait tout au moins jusqu'à la rue de la Casserie. n (Rue des bijoutiers et orfèvres. Michelet, V, 211.)
'250 LA RÉVOLUTION
— En conséquence, des bandes de six cents, huit cents et mille hommes parcourent les districts de Toulouse et de Castelsarrasin : tous les propriétaires, aristocrates et patriotes, sont mis à contribution. Ici, chez la vieille fille « philantrope, mais fanatique, on enfonce tout, on « brise les meubles, on prend quatre-vingt-deux setiers « de blé et seize tonneaux de vin ». Ailleurs, à Roque- ferrière, on brûle les titres féodaux, on pille un châ- teau. Plus loin, à Lasserre, on exige trente mille francs, on emporte tout l'argent comptant. Presque partout les officiers municipaux en écharpe, bon gré, malgré, auto- risent le pillage. De plus, ils « taxent les denrées à un « prix infiniment moindre en assignats que leur cours « en argent », et ils élèvent au double le prix de la journée de travail. — Cependant d'autres bandes dévas- tent les forêts nationales, et les gendarmes, pour ne pas être appelés aristocrates, ne songent qu'à saluer les pillards.
Après cela, il est manifeste qu'il n'y a plus de pro- priété pour personne, sauf pour les indigents et les vo- leurs.— Effectivement, dans la Dordogne', « sous pré- ci texte de chasser les curés qui n'ont pas prêté le ser-
1. Archives nationales, F7, 3209. Lettres du commissaire du roi près le tribunal de Mussidan, 7 mars 1792; du procureur-syndic du district de Saiiat, janvier 1792. — lb., F7,520i. Lettres des admi- nistrateurs du district de Tulle, 15 avril 1792; du directoire du département, 18 avril; pétition de Jacques Labrucet de sa femme, avec procès-verbal du juge de paix, 14 avril, a Toutes ces voies « de fait ont été commises sous les yeux de la municipalité. Elle « n'y a mis aucun obstacle, malgré qu'elle ait été requise à t temps. »
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« ment, des attroupements fréquents pillent et volent « tout ce qui leur tombe sous la main.... Les grains qui « se trouvent dans les maisons à girouettes sont séques- « très ». Les campagnards exploitent, comme bien com- munal, toutes les forêts, tous les biens des émigrés, et cette exploitation est radicale ; par exemple, une bande trouvant une grange neuve dont les matériaux lui parais- sent bons, la démolit pour s'en partager les bois et les tuiles. — Dans la Corrèze, quinze mille paysans armés, qui sont venus à Tulle pour désarmer et chasser les partisans des insermentés, cassent tout dans les maisons suspectes, et l'on a bien de la peine à les renvoyer les mains vides. Aussitôt qu'ils sont revenus chez eux, ils dévastent les châteaux de Saint-Jal, de Seilhac, de Gour- don, de Saint-Basile, de la Rochette, outre une quantité de maisons de campagne appartenant à des roturiers même absents. C'est une curée, et jamais transport de la propriété n'a été plus complet. Ils enlèvent soigneu- sement, dit un procès-verbal, tout ce qui peut être enlevé, meubles, tapisseries, glaces, armoires, tableaux, vins, provisions, jusqu'aux planchers et boiseries, « jusqu'aux plus petits ferrements et objets de « menuiserie », et fracassent le reste, tellement que de la maison « il ne reste que les quatre murs, le « couvert et l'escalier ». — Dans le Lot, où depuis deux ans l'insurrection est permanente, les dégâts sont plus grands encore. Pendant la nuit du 50 au 51 janvier, « toutes les meilleures maisons de Souil- « lac sont enfoncées, saccagées, pillées de fond en
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« comble ' », leurs maîtres obligés de s'enfuir, et il y a tant d'émeutes dans le département, que le directoire n'a pas le temps de rendre compte de celles-ci au mi- nistre. Des districts entiers sont soulevés; comme, « dans chaque commune, tous les habitants sont com- « plices, il ne se trouve pas de témoins pour asseoir « une procédure criminelle, et le délit reste impuni ». Dans le canton de Cabrerets, on exige la restitution des rentes foncières jadis perçues et le remboursement des frais payés depuis vingt ans. La petite ville de Lauzerte est envahie par les milices environnantes, et ses habi- tants désarmés restent à la discrétion du faubourg, qui est jacobin. Pendant trois mois, dans le district de Figeac, « toutes les maisons des ci-devant nobles sont « saccagées et incendiées » ; puis on s'en prend aux pigeonniers « et à toutes les maisons de campagne qui « ont un peu d'apparence ». Des troupes de va-nu-pieds « entrent chez les gens aisés, médecins, avocats, mar- « chands, enfoncent les portes des caves, boivent le « vin », et se démènent en conquérants ivres. En plu- sieurs communes, ces expéditions sont devenues une coutume; on y trouve « un très grand nombre d'imli- « vidus qui ne vivent que de rapines », et le club leur donne l'exemple. Depuis six mois, au chef-lieu, une
1. Archives nationales, F7, 5223. Lettres de M. Brisson, com- missaire des classes de la marine à Souillac, 2 février 1702; du directoire du département, li mars 1792. — Pétition des frères Barrié (avec pièces à l'appui), 11 octobre 1791. — Lettre du pro- cureur-syndic du département, i avril 1702. — Rapport des com- missaires envoyés dans le district de Figeac, 5 janvier 1792. — Lettre d>s administrateurs du département, 27 mai 17U2.
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coterie de la garde nationale, qu'on nomme la Bande noire, expulse les gens qui lui déplaisent, « pille à « son gré dans les maisons, assomme, blesse ou mutile « à coups de sabre ceux qui ont été proscrits dans ses « assemblées »,sans qu'aucun huissier ou avoué ose se charger d'une plainte. Le brigandage, empruntant le masque du patriotisme, et le patriotisme, empruntant les procédés du brigandage, se sont unis contre la pro- priété en même temps que contre l'ancien régime, et, pour se délivrer de tout ce qui peut leur inspirer une crainte, ils se saisissent de tout ce qui peut leur fournir un butin.
Pourtant ce ne sont encore là que les alentours de l'orage; le centre est ailleurs, autour de Nîmes, Avi- gnon, Arles et Marseille, en un pays où, depuis long- temps, le conflit des cités et le conflit des religions ont amassé et enflammé les passions haineuses1. A regarder les trois départements du Gard, des Douches -du -Rhône et du Vaucluse, on se croirait en pleine guerre barbare. En effet, c'est l'invasion
1. Archives nationales, F7, 3217. Procès-verbal des commis- saires du département du Gard, 1er, 2, 3, 6 avril 1792, et lettre du 0 avril. Un propriétaire est taxé à 100000 livres. — 10., F7, 5223. Lettre de M. Dupin, procureur-syndic de l'Hérault, 17 et 20 février 1792. Au château de Pignan, à Mme de Lostanges, a il « n'çst pas resté de tous les meubles une pièce entière. La cause « de ces troubles est dans les passions religieuses. Cinq ou six « prêtres insermentés avaient le château pour retraite j>. — Moni- teur, séance du 16 avril 1792, lettre du directoire du déparlement du Gard. — Dampmartin, II, 85. A Uzès, 50 à 60 hommes mas- qués envahissent à dix heures du soir le château ducal, mettent le feu aux archives, et le château est incendié.
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des jacobins et de la plèbe, par suite la conquête, l'expropriation, l'extermination, dans le Gard un four- millement de gardes nationales qui refont la jacque- rie, toute la lie du Comtat qui remonte à la surface et couvre le Vaucluse de son écume, une armée de six mille Marseillais qui s'abat sur Arles. — Dans les dis- tricts de Nîmes, Sommières, Uzès, Alais, Jalais, Saint- llippolyte, les titres de propriété sont brûlés, les pro- priétaires rançonnés, les officiers municipaux menacés de mort s'ils essayent de s'interposer, vingt châteaux et plus de quarante maisons de campagne dévastés, incen- diés, démolis. — Le même mois, Arles et Avignon1, livrés aux bandes de Marseille et du Comtat, voient approcher les confiscations et les massacres. — Autour du commandant qui a reçu l'ordre d'évacuer Arles*, « les habitants de tous les partis » accourent en sup- pliants, « lui serrent les mains, le conjurent, les larmes « aux yeux, de ne point les abandonner; des femmes « et des enfants s'attachent à ses bottes », tellement qu'il ne sait comment se dégager sans les blesser; lui parti, douze cents familles émigrent. Après l'entrée des Marseillais, on voit dix-huit cents électeurs proscrits, leurs maisons de campagne sur les deux rives du Rhône
1. Archives nationales, F7, 3190. Procès-verbal d'Augier el Fabre, administrateurs des Bouches-du-Rhône, envoyés à Avignon, 11 mai 1792. (La rentrée de Jourdan, de Mainviclle et des assas- sins de la Glacière avait eu lieu le 29 avril.)
2. Dampmartin, II, 63. — Portalis, II est temps de parler (brochure), passim. — Archives nationales, 1 7, 7090. Mémoire des commissaires de l'administration municipale d'Arles, an IV, 22 nivôse.
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pillées « connue au temps des pirates sarrasins », un taxe de 1400 000 livres levée sur tous les gens aisés, absents ou présents, des femmes et des filles demi-nue.' promenées sur des ânes et fouettées publiquement. « Un comité de sabres » dispose des vies, désigne e ' frappe; c'est le règne des mariniers, des/portefaix, de la dernière populace. — ■ A Avignon ' c'est celui des simples briga-.ids, incendiaires et assassins, qui, six mois auparavant, ont fait de la Glacière un charnier. Ils reviennent en triomphe et disent que « cette fois la « Glacière sera pleine ». Déjà avant le premier massacre, cinq cents familles se sont sauvées en France; à présent tout le demeurant de la bourgeoisie honnête, douze cents personnes prennent la fuite, et la terreur est si grande, que les petites villes voisines n'osent recevoir les émigranls. En effet, à partir de ce moment, les deux départements tout entiers, Vaucluse et Bouches-du- Rhùne, sont uneproie : des bandes de deux mille hommes armés, avec femmes, enfants et autres acolytes volon- taires, se transportent de commune en commune pour y vivre à discrétion aux dépens « des fanatiques » ; et ce ne sont pas seulement les gens bien élevés qu'ils dépouil- lent. De simples cultivateurs, taxés à 10 000 livres, reçoivent soixante garnisaires; on tue et mange leur bétail sous leurs yeux, on brise tout cbez eux; ils sont
1. Mercure de France, 19 mai 1792 (séance du 4 mai), pétition de quarante Avignonnais à la barre de l'Assemblée législative. — Archives nationales, F7, 5195. Lettre des commissaires du roi près le tribunal d'Apt, 15 mars 1792; procès-verbal de la munir cipalilé, 21 mars; lettre du directoire d'Apt, 23 ut 28 mars 1792.
LA RÉVOLU 1UN. 11 T. IV. Il
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chassés de leur logis, ils errent en fugitifs dans les ose- raies du Rhône, attendant un moment de répit pour traverser le fleuve et se réfugier dans le département voisin1. — Ainsi, dés le printemps de 4 782, lorsqu'un citoyen est suspect de malveillance ou seulement d'in- différence envers la faction maîtresse, lorsque, par une seule des opinions de son for intérieur, il encourt la possibilité vague d'une méfiance ou d'un soupçon, il subit l'hostilité populaire, la spoliation, l'exil et pis encore, si légale que soit sa conduite, si loyal que soit son cœur, si désarmée et inoffensive que soit sa personne, quel qu'il soit, noble, bourgeois, paysan, vieux prêtre ou vieille femme, et cela quand le péril public n'est encore ni grand, ni présent, ni visible, puisque la France est toujours en paix avec l'Europe et que le gouvernement subiste encore dans son entier.
IX
Que sera-ce donc, à présent que le péril, devenu pal- pable et grave, va croissant tous les jours, que la guerre est engagée, que l'armée de La Fayette recule à la déban- dade, que l'Assemblée déclare la patrie en danger, que le roi est renversé, que La Fayette passe à l'étranger, •pie le sol de la France est envahi, que les forteresses de la frontière se rendent sans résistance, que les Prus-
1. Archives nationales, ib., lettre d'Amiel, président du bureau de conciliation à Avignon, 28 octobre 1792, et autres lettres au ministre Roland. — I'7, 3*21 7. Lettre du juge de paix de Roipie- maure 31 octobre 1792.
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE 257
siens entrent en Champagne, que l'insurrection de la Vendée ajoute les déchirements de la guerre civile aux menaces de la guerre étrangère, et que le cri de tra- hison éclate de toutes parts? — Déjà le 14 mai, à Metz', M. de Ficquelmont, ancien chanoine, ayant causé sur la place Saint-Jacques avec un hussard, a été taxé d'em- hauchage pour les princes, enlevé malgré une triple haie de gardes, assommé, percé, haché, à coups de hâtons, de haïonnettes et de sabres : autour des meurtriers, la multitude forcenée poussait des cris de rage, et, de mois en mois, à mesure que ses craintes augmentent, son imagination s'exalte et son délire s'accroît. — Qu'on en juge par un seul exemple. Le 51 août 1 792 2, huit mille prêtres insermentés, chassés de leurs paroisses, sont à Douen, ville moins intolérante que les autres, et, con- formément au décret qui les bannit, se préparent à sor- tir de France. Deux navires en ont déjà emmené une centaine; cent vingt autres s'embarquent pour Ostende sur un plus grand bâtiment. Ils n'emportent rien avec eux, sauf un peu d'argent, quelques bardes, une, ou tout au plus deux parties de leur bréviaire, parce qu'ils comptent revenir bientôt. Chacun a son passeport en règle, et, juste au moment du départ, la garde nationale a tout visité pour ne laisser fuir aucun suspect. — Il n'importe : arrivés à Quillebœuf, les deux premiers convois sont arrêtés. En effet, le bruit s'est répandu
1. Archives nationales, F7, 3246. Procès-verbal de la municipa- lité de Metz (avec pièces à l'appui), 15 mai 1792.
2. Mémoires de l'abbé Bâton, l'un des prêtres du troisième convoi (évèque nommé de Séez), 233.
258 LA REVOLUTION
que les prêtres vont rejoindre l'ennemi, s'enrôler, et les gens du pays, se jetant dans leurs barques, entou- rent les navires. Il faut que les prêtres descendent, sous une tempête « de hurlements, de blasphèmes, d'injures « et de mauvais traitements »; l'un d'eux, vieillard à cheveux blancs, étant tombé dans la vase, les cris et h s huées redoublent; tant mieux s'il se noie : c'en sera un de moins. Débarqués, on les jette tous en prison, sur la pierre nue, sans paille, sans pain, et l'on écrit à Paris pour savoir ce qu'il faut faire de tant de soutanes. — Cependant le troisième navire, manquant de vivres, a envoyé deux prêtres à Quillebœuf et Pont-Audemer pour faire cuire douze cents livres de pain; signalés par des milices de village, ils sont pourchassés comme des bêles fauves, passent la nuit dans un bois, reviennent à grand'peine et les mains vides. — Signalé lui-même, le navire est assiégé. « Dans toutes les municipalités rive- « raines, le tambour roule sans discontinuer, pour « engager les populations à se tenir sur leurs gardes. « L'apparition d'un corsaire d'Alger ou de Tripoli aurait « causé moins de rumeur sur les côtes de l'Adriatique. « Un marin du bâtiment a publié que les malles des « déportés sont pleines d'armes de toute espèce », et le peuple des campagnes s'imagine à tout instant qu'ils vont fondre sur lui, le sabre et le pistolet au poing. — Pendant plusieurs longues journées, le convoi affamé reste au milieu du fleuve en panne et gardé à vue. Des iarques chargées de volontaires et de paysans tournent alentour, avec des injures et des menaces; dans les
LA CuSSTITUTlUS AJ'I'LHJL'EË «259
prairies voisines, les gardes nationales se forment en bataille. Enfin on se décide : des braves, bien armés, montent dans des chaloupes, approchent avec précau- tion, épient l'endroit et le moment le plus favorable, s'élancent à l'abordage, s'emparent du navire, et sont tout étonnés de n'y trouver ni ennemis ni armes. — Néanmoins les prêtres sont consignés à bord, et leurs députés doivent comparaître devant le maire. Celui-ci, ancien huissier et bon jacobin, étant le plus effrayé, est le plus violent; il refuse de valider les passeports, et, voyant deux prêtres approcher, l'un muni d'une canne à épée, l'autre d'un bâton ferré, il croit à une invasion soudaine. « En voici encore deux, s'écriait-il avec an- « goisse; ils vont tous descendre; messieurs, la ville « est en danger. » — A ce mot, la foule s'alarme, menace les députés; on crie : A la lanterne! et, pour les sauver, des gardes nationaux sont obligés de les conduire en prison dans un cercle de baïonnettes. — Remarquez que ces furieux sont « au fond les meilleures gens du « monde » ; après l'abordage, l'un des plus terribles, barbier de son état, voyant les barbes longues de ces pauvres prêtres, s'est radouci à l'instant, a tiré sa trousse, et, complaisamment, s'est mis à raser pendant plusieurs heures. En temps ordinaire, les ecclésias- tiques ne recevraient que des saluts; trois ans aupara- vant, ils étaient « respectés comme des pères et des « guides ». Mais, en ce moment, le campagnard, l'homme du peuple, est hors de son assiette. Par force et contre nature, on a fait de lui un théologien, un poli-
260 LA RÉVOLUTION
tique, un capitaine de gendarnierie, un souverain local et indépendant : la tête lui tourne dans un pareil office. — Parmi ces gens qui semblent avoir perdu la raison, il n'en est qu'un, officier de la garde nationale, qui conserve son sang-froid; du reste, personnage très poli, d'excellente tenue, causeur agréable, qui vient le soir rassurer les détenus et prendre avec eux du tbé dans leur prison; en effet, il a l'habitude des tragédies, et, grâce à son métier, ses nerfs sont devenus calmes : c'est le bourreau. Les autres, « qu'on prendrait pour des a tigres », sont des moutons affolés; mais ils n'en sont pas moins dangereux; car, emportés par le vertige, ils foncent de toute leur masse sur tout ce qui leur porte ombrage. — Sur la route de Paris à Lyon1, les commis- saires de Roland sont témoins de cet effarement terrible. « Le peuple se demande sans cesse ce que font nos « généraux et nos armées; il a souvent le mot de ven- « geance à la bouche. Oui, dit-il, nous partirons, mais a (auparavant) nous purgerons l'intérieur. » — Quelque chose d'effroyable se prépare : la septième jacquerie va venir, celle-ci universelle et définitive, d'abordbrutale, puis légale et systématique, entreprise et exécutée en vertu de principes abstraits par des meneurs dignes de leurs manoeuvres. Il n'y eut jamais rien d'égal en his- toire; pour la première fois, on va voir des brutes deve- nues folles travailler en grand et longtemps sous la conduite de sots devenus fous.
1. Archives nationales, F7, 5225. Lettre du citoyen Bonnemant, commissaire, au ministre lloland.ll septembre 1792.
LA CONSTITUTION APPLIQUEE CGI
Il est une maladie étrange qui se rencontre ordinai- rement dans les quartiers pauvres. Un ouvrier, surmené de travail, misérable, mal nourri, s'est mis à boire; tous les jours il boit davantage et des liqueurs plus fortes. Au bout de quelques années, son appareil ner- veux, déjà appauvri par le jeûne, est surexcité et se détraque. Une beure arrive où le cerveau, frappé d'un coup soudain, cesse de mener la machine : il a beau commander, il n'est plus obéi ; chaque membre, chaque articulation, chaque muscle, agissant à par', et pour soi, sursaute convulsivement par des secousses discordantes. Cependant l'homme est gai; il se croit millionnaire, roi. aimé et admiré de tous; il ne sent pas le mal qu'il se fait, il ne comprend pas les cons.iils qu'on lui donne, il refuse les remèdes qu on lui offre, il chante et crie pendant des journées entières, et surtout il boit plus que jamais. — À la fin, son visage s'assombrit, et ses yeux s'injectent. Les radieuses visions ont fait place aux fantômes monstrueux et noirs : il ne voit plus au- tour de lui que des figures menaçantes, des traîtres qui s'embusquent pour tomber sur lui à l'improviste, des meurtriers qui lèvent le bras pour l'égorger, des bour- rvauxqui lui préparent des supplices, et il lui semble qu'il marche dans une mare de sang. Alors il se préci- pite, et, pour ne pas être tué, il tue. Nul n'est plus redoutable; car son délire le soutient, sa force est pro- digieuse, ses mouvementssont imprévus, et il supporte, sans y faire attention, des misères et des blessures sous lesquelles succomberait un homme sain. — De même
262 LA RÉVOLUTION
la France, épuisée de jeûnes sous la monarchie, enivrée par la mauvaise eau-de-vie du Contrat social et de vingt autres boissons frelatées ou brillantes, puis subitement frappée de paralysie à la tête : aussitôt elle a trébuché de tous ses membres par le jeu incohérent et par les tiraillements contradictoires de tous ses organes désac- cordés. A présent elle a traversé la période de délire joyeux et va entrer dans la période de délire sombre; la voilà capable de tout oser, souffrir et faire, exploits inouïs et barbaries abominables, sitôt que ses guides, aussi égarés qu'elle-même, auront désigné un ennemi ou un obstacle à sa fureur.
TABLE DES MATIERES
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE DEUXIEME
L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET SON ŒUVRE
(Suite)
Chapitre 111 3
Les consl mêlions. — La Constitution delT'Jl. — 1. Lus pouvoirs du cenire. — Principe de l'Assemblée sur la séparation des pouvoirs. — Rupture de tout lien entre la législature et le roi.
— Principe de l'Assemblée sur la subordination du pouvoir exécutif. — Comment elle l'annule. — Certitude d'un conflit.
— Déchéance» inévitable du roi, p. 4. — II. Los pouvoirs administratifs. — Principe de l'Assemblée sur la hiérarchie. — Annulation des supérieurs. — Les pouvoirs sont collectifs. — Introduction de l'élection et de l'influence des subordonnés dans tous les services. — Désorganisation certaine. — Le pou- voir aux mains des corps municipaux, p. 12. — III. Les corps municipaux. — Enormité de leur tàcbc. — Leur incapacité.
— Faiblesse de leur autorité. — Insuffisance de leur instru- ment. — Pôle de la garde nationale, p. 19. — IV. L'électeur garde national. — Grandeur de ses pouvoirs. — Grandeur de sa tâcbe. — Quantité de travail imposée aux citoyens acLifs.
— Ils s'y dérobent, p. 27. — V. La minorité agissante. — Ses éléments. — Les clubs. — Leur ascendant. — Comment ils interprètent la Déclaration des Droits de l'homme. — Leurs usurpations et leurs attentats, p. 55. — VI. Résumé sur l'œuvre de l'Assemblée constituante, p. 44.
2g4 table des matières
LIVRE TROISIÈME
LA CONSTITUTION APPLIQUÉE
"hapitre I 40
!. Les fédéra lions. — Application populaire de la théorie philo- sophique. — Célébration idyllique du contrat social. — Diffé- rence de la volonté superficielle et de la volonté profonde. — Permanence du désordre, p. 49. — II. Indépendance des municipalités. — Causes de leur initiative. — Le sentiment du danger. — Issy-1'Évêque en 1789. — L'exaltation de l'orgueil.
— La Bretagne en 1790. — Usurpation des municipalités. — Prise des citadelles. — Violences contre les commandants. Arrestation des convois. — Impuissance des directoires. — Impuissance des ministres. — Marseille en 1790, p. 62. — III. Indépendance des groupes. — Causes de leur initiative.
— Le peuple délibérant. — Impuissance des municipalités.
— Violences qu'elles subissent. — Aix on 1790. — Le gou- vernement partout désobéi et perverti, p. 81.
Chapitre II 9.")
Souveraineté des passions libres. — I. Les vieilles haines reli- gieuses. — Moutauban et Nimes en 1790, p. 90. — II. La passion dominante. — Sa forme aiguë, la crainte de la faim. Les grains ne circulent plus. — Intervention et usurpations des assemblées électorales. — Maximum et code rural en Niver- nais. — Les quatre provinces du Centre en 1790. — Cause permanente de la cherté. — L'anxiété et l'insécurité. — Stag- nation des grains. — Les départements voisins de Paris en 1791. — Le blé prisonnier, taxé et requis par force. — Gros- seur des attroupements en 1792. — Les armées villageoises de l'Eure, de la Seine-Inférieure et de l'Aisne. — Recrudes- cence du désordre après le 10 août. — La dictature de l'ins- tinct lâché. — Ses expédients pratiques et politiques, p. 104.
— III. L'égoïsme du contribuable. — Issoudun en 1790. — Révolte contre l'impôt. — Les perceptions indirectes en 1789 et 1790. — Abolition de la gabelle, des aides et des octrois.
— Les perceptions directes en 1789 et 1790. — Insuffisance et reiard des versements. — Les contributions nouvelles en 1791 et 1792. — Retards, partialité et dissimulations dans la con- fection des rôles. — Insuffisance et lenteur des recouvrements.
TABLE DES MATIÊI'.ES 2G5
— Payement en assignats. — Le contribuable se libère à moitié prix. — Dévastation des forêts. — Partage des biens communaux, p. 131. — IV. La cupidité du tenancier. — La troisième et la quatrième jacquerie. — La Bretagne, le Limousin, le Quercy, le Périgord et les provinces voisines en 1790 et 1791. — L'attaque et l'incendie des châteaux. — Les titres brûlés. — Les redevances refusées. — Les étangs détruits. — Caractère principal, moteur premier et passion maîtresse de la Révolution, p. 152.
Chapitre 111 174
Développement de la passion maîtresse. — I. Attitude des nobles. — Modération de leur résistance, p. 174. — II. Travail de l'imagination populaire à leur endroit. — Mono- manie du soupçon. — Les nobles suspects et traités en ennemis. — Situation d'un gentilhomme dans son domaine.
' — Affaire de M. de Bussy, p. 180. — III. Visites domiciliaires.
— La cinquième jacquerie. — La Bourgogne et le Lyonnais en 1791. — Affaires de M. de Chaponay et de M. Guillin-Dumon- tet, p. 191 — IV. Les nobles obligés de quitter la campagne. Us se réfugient dans les villes. — Dangers qu'ils y courent.
— Les quatre-vingt-deux gentilshommes de Caen, p. 198. — V. Persécutions qu'ils subissent dans la vie privée, p. 200. — VI Conduite des officiers. — Leur abnégation. — Dispositions des soldats. — Les émeutes militaires. — Propagation et accroissement de l'indiscipline. — Démission des officiers, p. 214. — VII. L'émigration et ses causes. — Premières lois contre les émigrés, p. 228. — VIII. Altitude des prêtres inser- mentés. — Comment ils deviennent suspects. — Arrêtés illégaux dfs administrations locales. — Violence ou connivence des gardes nationales. — Attentats de la populace. — Le Pouvoir exécutif dans le Midi. — La sixième jacquerie. — Ses deux causes. — Éruptions isolées dans le Nord, l'Est et l'Ouest. — Éruption générale dans le Centre et le Midi, p. 252.
— IX. Étal des esprits. — Les trois convois de prêtres inser- mentés sur la Seine. — Psychologie de la Révolution, p. 2.*>(i.
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